Mercure de France

1903

Articles du Mercure de France, année 1903

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Alexandra Ivanovitch (OCR, Stylage sémantique), Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome XLV, numéro 157, janvier 1903 §

Les Revues.
Revue universelle : M. Péladan écrit sur le Vinci et les sciences occultes §

Tome XLV, numéro 157, janvier 1903, p. 209‑216 [212‑215].

Étudier Léonard de Vinci à propos des Sciences occultes, cela devait séduire le curieux esprit de M. Péladan (la Revue Universelle, 1er décembre). Le singulier de cette étude est qu’elle montre l’universelle intelligence de Léonard très près d’avoir subi la séduction de ces « sciences » qu’elle discutait passionnément, réfutait et raillait parfois, — tandis que M. Péladan parle « du caractère déraisonnable que, de tout temps, la science occulte a revêtu, pour sa plus grande déconsidération ».

Il écrit de plus :

« N’ai-je pas entendu de la bouche d’un occultiste contemporain ce propos extraordinaire, lors des massacres d’Arménie : “Ces calamités étaient destinées à la France, mais nous avons retouché les clichés astraux, et les massacres ont eu lieu en Arménie !!” »

On sent bien que M. Péladan tient surtout contre les mauvais occultistes et qu’il existe pour lui une science occulte pure, une vérité en soi, que le Vinci eût révérée, s’il avait entendu autre chose que « des rêveries, légitimement méprisées », — de la part de ceux qui prétendaient la lui révéler.

« Pour découvrir ce qu’un esprit aussi complexe pensait, il faut réunir ses divers aveux. On a déjà souvent dénaturé, par l’interprétation, bien des passages de ce maître. Par exemple, on a vu une négation religieuse dans cette prophétie : “Dans toutes les parties de l’Europe, il se fera une grande lamentation pour la mort d’un seul homme mort en Orient.” Et encore : “Beaucoup vendront en public et en paix des choses de grand prix, sans l’aveu du patron de ces choses.” Et aussi : “D’irréelles monnaies feront triompher leur détenteur.”

 » De ces boutades que doit-on inférer ? J’ai lu dans le carnet d’un pieux écrivain, mort en bienheureux, cette phrase :

 » “Une seule injustice commise à Jérusalem a compromis à jamais l’idée de justice.” Quant à dauber sur les simoniaques et les fautes du clergé, cela ne prouve rien contre la foi d’un artiste, sinon les cathédrales seraient l’œuvre d’une légion d’athées ? Au jugement dernier de l’Orcagna, il y a beaucoup de moines, de cardinaux parmi les réprouvés.

 » À Windsor se trouve un dessin si énigmatique qu’il n’a pas été commenté, je crois. À gauche, un aigle se dresse sur la boule du monde près du rivage ; une gloire de rayons l’entoure et une couronne à fleurs de lis plane sur la tête. À droite, une barque à voile dont le mât est un arbre touffu. Assis au gouvernail, un porc ou un ours dirige avec sa patte. L’aigle représente l’ancien parti gibelin, et la barque gouvernée par un animal, la barque de Pierre ou l’Église. J’y vois de l’irrévérence et non de l’incrédulité.

 » Certes, il a la note réaliste, quand il (Vinci) dit : “L’homme, comme l’animal, est un canal pour la nourriture, un lieu de sépulture pour les animaux, une auberge de mort, une gaine de corruption et il ne conserve sa vie que par la mort d’autres créatures”, mais il proclame “que l’Âme est indépendante de la matière et que notre corps est le sujet du ciel, comme le ciel est le sujet de l’esprit”. Pour lui, les sens sont terrestres, mais la raison s’élève au-dessus d’eux quand elle opère. La vertu est le vrai bien de l’homme. “Comme une journée bien remplie nous prépare un paisible sommeil, une vie bien employée donne une douce mort.” Il ne supporte pas que des hypocrites blâment ceux qui dessinent et étudient les dimanches et les fêtes, et il s’écrie avec une éloquence : “Mais ils ne disent pas, ces censeurs, quel est le moyen de connaître l’opérateur de tant de choses admirables et comment aimer dignement un inventeur. Le grand amour naît de la grande connaissance de ce qu’on aime. Et ce que tu ne connais pas ou que tu connais mal, tu ne pourras l’aimer, et si tu l’aimes pour le bien que tu attends de lui et non pour sa suprême vertu, tu fais comme le chien qui remue la queue et fait fête, allant vers celui qui peut lui donner un os.” Ailleurs, il dit : “Je te bénis, Seigneur, d’abord pour l’amour que raisonnablement je dois te porter, ensuite parce que tu sais abréger ou prolonger la vie des hommes.”

M. Péladan conclut en ces termes ;

« Richter, qui a publié de nombreux extraits des manuscrits de Léonard, prétend que le maître est allé en Égypte et y a travaillé pour le sultan. Il aurait pris des Orientaux cette écriture allant de droite à gauche dont la lecture exige un miroir. Ce sont des imaginations gratuites : l’inventeur mettait par cette façon cryptographique ses innombrables inventions à l’abri de l’indiscrétion. L’académie qu’il fonda à Milan et dont nous reproduisons la marque ne cachait rien d’hermétique. Ce grand artiste fut un piètre chimiste : les contemporains sont unanimes à raconter que ses plus belles œuvres ont été gâtées par sa manie d’inventer des procédés nouveaux en technique. L’apôtre de l’expérience, au lieu d’employer les modes d’exécution séculaires et éprouvés, s’obstinait à créer des drogues qui compromettaient ses chefs-d’œuvre.

 » Quelle que soit l’admiration qu’excite le caractère d’universalité, Léonard jurait été le plus grand maître des beaux-arts, en concentrant sur eux son activité. Nul homme ne s’est pareillement dispersé, et c’est toujours un grand désastre, quand un créateur d’art perd ses soins dans les sciences.

 » La faculté de créer est suprême. Toutes les découvertes ébauchées par le Vinci ont été accomplies, augmentées ; mais il n’a pas été fait un visage qui puisse soutenir le voisinage avec ses têtes rayonnantes d’âme et d’infini. On peut comparer la science à une pyramide : chaque pierre disparaît sous la nouvelle et toujours la dernière frappe l’esprit. L’œuvre d’art revêt un caractère d’absolu. Un chef-d’œuvre ne cesse jamais sa beauté parce qu’il contient l’expression entière d’une âme immortelle.

 » En donnant les dessins et les opinions du grand homme sur les sciences occultes, je conclus que le titre de mage ne lui convient que par ses œuvres d’art et non par la méthode de son esprit. Si un seul instant ce prodigieux observateur du réel s’était laissé distraire par l’illuminisme, il en serait résulté un grand désordre. Le Vinci visionnaire et expérimentateur à la fois ne se conçoit pas. L’étendue de ses connaissances donne le vertige : il a touché à toute chose, avec une avidité incroyable de l’omniscience ; en cela il s’est satisfait. L’humanité ne lui doit de la reconnaissance que parce qu’il a dessiné et peint. Aux arts du dessin, il est vraiment le mage, celui qui enferme le mystère de l’âme sous une paupière et le fait étinceler au coin d’une lèvre. Personne n’a poussé aussi loin l’expression spirituelle, et si quelques-uns se dépitent de ne plus voir en lui l’occultiste traditionnel, qu’ils aillent au Louvre affronter le regard du Saint Jean à mi-corps, son chef-d’œuvre. Dans ces yeux de paradis, la vraie magie de l’intelligence brille d’un tel éclat que les autres regards semblent purement animiques. Il a nié la nécromancie et méprisé la hâblerie des spirites du xve siècle, mais il a su mettre sa propre intelligence dans ses figures et y incarner sa pensée infiniment subtile pour l’admiration et l’éblouissement des siècles.

 » Le rationalisme revendique Léonard à juste titre comme l’ancêtre de la méthode expérimentale parmi les modernes ; et le mysticisme trouve, dans son œuvre, sa plus haute expression. Nul ne fut si savant et si vigoureux observateur ; nul aussi n’a fait pareillement rayonner sur un visage l’immortalité de l’âme. »

Lettres italiennes §

Tome XLV, numéro 157, janvier 1903, p. 267‑271.

Angelo Brofferio : I Miei Tempi §

Tandis qu’on annonce pour les premiers mois de 1903 une belle moisson de romans et de nouvelles, de drames et de comédies, il faut donner un coup d’œil aux dernières publications. L’Italie possède des chefs-d’œuvre dont la majorité des Italiens ignore l’existence ; telles les Confessioni d’un ottuagenario d’Ippolito Nievo, un auteur mort tragiquement avant d’atteindre sa trentième année ; tels ces Miei Ricordi par Angelo Brofferio, que les éditeurs Streglio et Cie de Turin viennent de faire paraître pour le centenaire de la naissance de cet homme éminent.

Angelo Brofferio, né le 6 décembre 1802 à Castelnuovo-Calcea (Piémont), n’était pas seulement un politicien et un avocat de premier ordre, mais notre littérature lui doit des poèmes, des comédies, des études admirables ; et ces Mémoires pleins de verve et de clairvoyance jettent une lumière nouvelle sur l’époque où les chansons populaires aidaient l’œuvre patriotique des Balbo, des d’Azeglio, des Durando, etc., l’époque, enfin, où l’Italie était en proie à Metternich d’un côté et à Gregorio XVI de l’autre.

D’un style sobre et vif, Angelo Brofferio peint les temps où se développèrent son enfance et sa jeunesse, et de temps à autre sa manière facile et débonnaire s’efface devant la vision d’une patrie, au souvenir de ce que l’Italie attend ; l’auteur appartient à cette pleïade d’écrivains, que nous n’avons pas eu le bonheur de connaître personnellement, qui, selon l’expression de F.-D. Guerrazzi, écrivaient un livre, ne pouvant pas livrer une bataille : et ses mémoires reflètent ce caractère d’une loyale et rude simplicité qui forme un contraste si frappant avec nos écrivains d’aujourd’hui. Alors on n’avait des pensées et des passions que pour le Risorgimento, et pour cet unique idéal on écrivait, on complotait, on mourait sur le champ de bataille ou au fond d’une geôle. Aujourd’hui que nous n’avons aucune nécessité d’être héroïques, nous ne sommes plus des héros ; nous vivons une vie apparemment plus paisible, quoiqu’on ait soigneusement remplacé l’idéal ancien par des fantômes modernes et des sensibleries souvent ridicules.

M. A. Antoniolli : Amor di sogno §

On n’aurait jamais pensé à écrire en 1850 un roman tel que Amor di sogno, Ie dernier succès de librairie de la saison. Son auteur, M. A. Antoniolli, était presque inconnu jusqu’à hier ; il écrivait çà et là quelques articles critiques, comme tout le monde, et des nouvelles honnêtement insignifiantes. Son roman a été donc une révélation, que le public a su apprécier. Amor di sogno expose le cas psychologique d’une jeune fille, Edoarda, qui, fiancée à un artiste étranger, Henri Kronberg, et follement éprise de lui, le voit partir pour la Norvège. Dans la solitude qui l’entoure tout de suite, Edoarda se voue au culte de cet amour et de cet homme qui est loin, loin, et elle l’attend, car il a promis de revenir dans un an. Près d’elle, un jeune homme, voisin de campagne, aime la jeune fille depuis longtemps : Massimo est bien autre que Henri Kronberg : il ne vit pas dans les nuages, il sent l’amour à l’italienne, un amour tout plein de passion, de transport, de dévouement, qui peut être aussi ennuyeux que celui des gens du Nord, mais qui vaut en tout cas la peine d’être goûté, en principe, du moins. Mais Edoarda, peu à peu, sans en avoir conscience, finit par se créer un monde fantomatique, où la figure idéale d’Henri Kronberg domine : c’est son amour rêveur, son Amour de songe qui la possède toute. En vain, sa tante un jour lui annonce que l’artiste s’est marié, là-bas, dans son pays : Edoarda l’attend ; il reviendra, il l’a promis, il reviendra un jour, sans doute. Et elle n’a pas un regard pour Massimo, nulle pitié pour son amour : elle poursuit un idéal nébuleux qui lui semble mille fois plus enivrant que la passion mâle et saine de son jeune voisin. Mais un jour Henri Kronberg revient en effet ; veuf, seul, repenti : et le choc immédiat entre cet homme réel, cet amour humain, et le fantôme et l’idylle cérébrale qu’Edoarda avait envisagés dans sa solitude, se produit irrémédiablement : celui qui est devant elle n’a rien de commun avec son rêve ; elle a aimé un homme qui n’existait pas, et aujourd’hui elle le repousse avec horreur, puisqu’il résume toute une désillusion, un passé de folies intellectuelles. Très probablement, dans ces trois ans de sommeil psychologique, le dévouement muet et tendre de Massimo n’a pas été sans effet : en sortant de son rêve maladif, en rentrant dans la réalité de l’amour, la jeune fille s’aperçoit bientôt que Massimo occupe dans sa vie une place énorme ; et lorsque, sans aucun espoir désormais, Massimo lui annonce qu’il va partir, Edoarda a un élan de passion : « Ne me demandez rien ! dit-elle. Je ne sais, je ne sais… Je comprends que je mourrais loin de vous !… » Massimo l’embrasse, et dans les bras du jeune homme, Edoarda goûte toute l’ivresse d’un réveil, « Enfin ! Enfin !… C’est le réveil, — dit-elle. — Ne parlez plus : je suis toute à vous !… » C’en est fait de l’amour du rêve : l’amour réel, tendresse et sensualité, dévouement et possession, chante son triomphe, dans ce jour tout ensoleillé d’un doux automne italien…

Tel est le roman de M. Antoniolli, puisqu’il serait impossible de rendre compte des détails : sur ce canevas délicat et léger il a construit un fort et beau roman, qui place l’auteur parmi les jeunes les plus en vue. Le moment, d’ailleurs, était favorable à ce mélange de vérité et de rêve, parce que les maîtres des deux écoles commençaient à ennuyer le monde avec l’absolu de leur recette : ou toute la vérité jusqu’au dégoût, ou tout l’idéalisme jusqu’à faire dormir debout. M. Antoniolli, en s’éloignant et des uns et des autres, révèle dès à présent une personnalité ; il est trop juste de lui faire une place à part et d’en attendre des œuvres originales et significatives.

Lucio d’Ambra : L’oasis §

Bien divers est le cas de M. Lucio d’Ambra. Est-ce que ce nouveau roman, l’Oasis, marque un progrès dans la carrière de cet auteur ? J’en doute fort : je retrouve dans son dernier livre les mérites et les défauts de son premier roman, Il Miraggio. M. Lucio d’Ambra est un écrivain probe, soigneux, sans hardiesse, dépourvu de cette largeur de vues et d’expression qui décèle tout un avenir ; il se plaît toujours au même sujet familial, qu’il traite d’une main délicate, mais faible. Je crois qu’il n’osera jamais, en aucun sens ; poli et tendre, M. Lucio d’Ambra peut plaire, mais son œuvre est si discrète qu’on la suit sans soubresauts, qu’on l’oublie sans effort et sans regret. Il est dominé par la littérature française qu’il connaît d’une manière étonnante : on n’a lu de lui que très peu d’articles qui ne parlent pas d’écrivains et de romans parisiens, car il est chez nous, parmi les jeunes, l’admirateur le plus têtu de tout ce qu’on imprime à Paris. Je crois que M. Félicien Champsaur a dédié à M. Lucio d’Ambra divers chapitres d’un roman ; il a été quelque chose dans le Comité italo-français pour la commémoration de Victor Hugo, mais on chercherait en vain son nom dans les Comités qui se proposent d’honorer les illustres écrivains italiens. Son corps est à Rome, tandis que son cerveau vit à Paris, et il voit tout, les hommes, les passions et la société, selon le dernier mot de la vie parisienne. Cela veut dire qu’il se rend impossible une originalité quelconque : M. Paul Bourget le hante ; dans un suprême effort il pourrait arriver à imiter M. Octave Mirbeau, s’il en avait l’âme dédaigneuse et violente. C’est dommage : je le considère comme un talent qui réclame un contre-poison des plus efficaces, ou il finira par faire parler français ses personnages romains.

Dans Miraggio, M. Lucio d’Ambra racontait l’adultère du mari ; un mari qui s’emballe pour une actrice et qui revient plus tard, désillusionné du mirage fallacieux, à son foyer : voici que, dans L’Oasis, l’auteur nous donne un pendant, avec l’adultère de la femme, Camille, qui abandonne sa maison, son mari et un petit enfant, pour suivre le meilleur ami de ce pauvre Maurice Clarena, lequel, dans le ravage de tous ses espoirs, dans le désert sentimental où la trahison de sa femme le jette brusquement, trouve son oasis, l’amour pour son enfant. La vie et la mort de cet enfant sont presque tout le roman de M. Lucio d’Ambra ; il aurait pu donner un chef-d’œuvre sur ce sujet si bon et si âpre à traiter, et à vrai dire les pages où le petit Plon-Plon se présente sont dignes d’admiration. Mais le marmot vient à mourir, tandis que son père, dans la solitude d’Albano, trouve et aime une Claire Bregh ; et alors, puisqu’il n’y a plus rien à faire, la femme de Maurice Clarena revient. L’homme, fou de douleur pour la perte de son enfant, avec l’âme et le cerveau vides, n’a plus l’énergie de repousser l’adultère. Il est seul ; il a peur du monde, de l’avenir ; il reprendra sa femme, il traversera avec elle la vie lourde et inutile, parce qu’il faut bien vivre d’une manière quelconque, avec quelqu’un.

Le roman de M. Lucio d’Ambra est dédié à M. Hugues le Roux, et ses personnages lisent les livres de MM. Margueritte, admirent Verlaine et ils sont parfaitement stylés pour vivre au faubourg Saint-Germain.

Nouvelles §

Je dois signaler encore un bon recueil de nouvelles, Falce, de M. Calandra, auteur aristocratique, dont je me rappelle un roman vraiment remarquable, La Bufera (l’orage) ; et un autre, Fumo e Fiamma, par Domenico Tumiati, que j’admire comme poète et auteur de ces Mélologues exquis dont la marche a été triomphale à travers toute l’Italie.

Sem Benelli : Ferdinand Lassalle, pièce en 4 actes §

J’écris pour la première fois dans ces chroniques le nom de Sem Benelli ; il y reviendra souvent à l’avenir, j’espère, car je m’attends à de belles et fortes choses de lui : il est résolu dans sa vie, sincère dans son œuvre, indépendant et presque farouche. Un drame de lui en 4 actes, Ferdinand Lassalle, vient de signaler au public cet esprit si riche d’observation et si aigu : le succès que la pièce a remporté à Florence, où le public et le moment (on était en pleine grève ouvrière) donnaient à la représentation tout le caractère d’une vraie bataille, peut dédommager l’auteur des longues recherches historiques, fatigantes et minutieuses, que l’étude du temps lui imposait. La pièce de M. Sem Benelli, malgré le nom de son protagoniste, ne vise point à la question sociale ; il aurait été trop aisé d’émouvoir le public avec des tirades fanatiques et des déclamations larmoyantes. Au contraire, l’auteur a choisi, de la vie du chef socialiste, les épisodes passionnels, et précisément cet amour mystérieux avec mademoiselle Donniges, qui coûta la vie à Ferdinand Lassalle. On retrouve dans la pièce ces personnages, Mlle Hélène Donniges, son fiancé Janko Rakovitz qui tua Lassalle en duel, Mme de Hatzfeld, et la tragédie se développe puissamment jusqu’à la mort du protagoniste, soigné dans ses derniers moments par les deux femmes, la comtesse de Hatzfeld et Mlle Donniges, qui lui ont été non moins lourdes que fatales. Je ne dirai pas que le drame de M. Benelli soit incontestablement un chef-d’œuvre ; lui le premier il s’en offenserait ; mais sans doute avec cette pièce il vient de révéler un tempérament complet d’artiste, et malgré quelques lacunes il laisse entrevoir des facultés précieuses de psychologue. La pièce est bien taillée, les personnages peints d’une main heureuse et sans hésitations ; cela permet donc d’affirmer que M. Benelli est sur la voie juste et qu’il peut y marcher longtemps, de plus en plus sûr et libre.

Commémorations §

Les Commémorations littéraires d’Émile Zola ont été nombreuses : je dirais en franc italien, si le respect ne me retenait, qu’elles ont fini par rompere le scatole, par ennuyer le monde. M. Bovio à Rome, M. Giacosa à Milan, M. Fradeletto à Turin et beaucoup d’autres messieurs moins illustres en bon nombre d’autres villes ont parlé copieusement de la vie et de l’œuvre de Zola, pour se trouver tous d’accord en général et tous en désaccord en particulier. Je ne sais pas ce qu’ils ont dit, pour rester d’accord, à mon tour, avec tous ces historiens de la vie d’hier ; mais je trouve un plaisir infini dans la certitude que personne ne pensera jamais à commémorer celui qui écrit ces lignes.

Tome XLV, numéro 158, février 1903 §

Musique.
Théâtre national de l’Opéra : Paillasses, drame lyrique de M. Leoncavallo §

Tome XLV, numéro 158, février 1903, p. 540‑549 [540‑544].

Je m’avoue assez ignorant des productions de la jeune école italienne intitulée vériste. J’ai trouvé jadis un attrait réel, encore qu’intermittent, à la lecture de Falstaff et d’Otello du vieux Verdi, et, il y a bien une vingtaine d’années, le Mefistofele de Boïto avait su séduire mon intransigeance wagnérienne. J’ai conservé de tout cela un souvenir dont je n’ose plus contrôler l’intérêt. Depuis, j’ai suivi de loin les efforts de feu Ponchielli et parcouru sans joie les oratorios honorables de M. l’abbé Perosi ; mais je n’ai jamais pu lire à la file plus de trois pages de M. Mascagni ; de M. Puccini, plus de six ; et sans me sentir le courage de prolonger ou de réitérer trop souvent l’expérience. Enfin, je le confesse à ma honte, avant d’entendre à Royan, l’été passé, les Paillasses que vient de nous offrir l’Opéra, le nom même de M. Leoncavallo ne m’était parvenu que par la réclame tambourinée d’une collaboration impériale. Je dois dire, pour mon excuse, qu’en ouvrant la plupart des partitions véristes, on est un peu dérouté par l’intrépide candeur de ce qu’on y rencontre dès l’abord. On comprend tout de suite que ces musiciens-là ne cherchent pas midi à quatorze heures. C’est le confortable sans-façon d’heureuses natures, exubérantes à souhait, satisfaites de peu et naïvement contentes de soi-même. Comme on ne risque pas une méningite à persévérer un tantinet, on tourne la page, et ça recommence ou continue jusqu’au moment où on se demande si une naïveté de cette envergure ne serait pas plutôt de la fumisterie, et s’il ne s’agit pas, tout simplement, d’une mystification musicale. Que nos excellents voisins me le pardonnent, mais j’ai grand peine à croire à la sincérité des compositeurs véristes italiens. Je ne puis imaginer qu’ils prennent au sérieux leur système et surtout son application ; qu’ils aient supposé un instant faire œuvre d’art en écrivant cette musique à la fin du xixe siècle et après ses conquêtes, dans la patrie de Palestrina, de Monteverdi, des Gabrielli, de Frescobaldi et de tant d’illustres acteurs de l’histoire musicale. Si le contraire était vrai, si l’on devait reconnaître ici un « art » soi-disant « latin », il nous faudrait désavouer au plus vite un aussi compromettant cousinage, en rougissant d’une filiation à qui on serait en droit de préférer toute autre, fût-ce l’iroquoise ou même l’anglo-saxonne. J’aime mieux penser que la phalange « vériste »se paie gentiment notre figure, — et cela, avec notre argent.

M. Leoncavallo apparaît, certes, le pince-sans-rire le plus étourdissant de la troupe. Les interviews nous l’ont montré accueillant, avec l’aisance qui convient, un succès que la claque et la direction de notre Opéra ont réussi à faire bruyant sans espérer le rendre durable. Imperturbable et bénévole, il disserte d’une faconde napolitaine, où M. de Reszké, le Kaiser et M. Pedro Gailhard se mêlent à l’esthétique vériste et au système wagnérien comme au savoureux macaroni national, le jus de tomate et le parmesan. C’est tout à fait délicieux. On jurerait presque qu’il croit que c’est arrivé. Et, au fond, qui sait ? La blague est un jeu quelquefois traître. Le plus malin peut fort bien s’y mystifier soi-même avant les autres. Cela s’est vu ailleurs qu’à Tarascon. Il paraît que la muse de M. Leoncavallo déploya ses premiers essors au café-concert. Il doit y avoir bien longtemps. Aujourd’hui, dans certains de nos music-halls, on fait beaucoup mieux que Paillasses. C’est tout au plus si les successeurs de Rigo y pourraient glaner quelque « Valse lente » ou « bleue » propice aux digestions tout-parisiennes. Wagner introduisit la symphonie dans l’opéra ; les véristes y semblent vouloir installer le laender. Leurs amoureux soupirent, désespèrent et s’étreignent en cadence. Le stoïque Peau-Rouge riait en mourant, ils expirent sur ou après un air de valse. Cette propension chorégraphique n’est pas sans inconvénient chez des gens peu disposés à affronter la céphalalgie pour inventer des thèmes inédits. Si, dans le chœur initial de sa Cavalleria, M. Mascagni ne fit guère que paraphraser une danse chantée du Faust de Lassen (Der Schaefer putzte sich zum Tanz), M. Leoncavallo intercale tout bonnement, dans son « chœur des cloches », un motif d’Espana — non pas de Chabrier, grands Dieux ! — de M. Waldteufel. Il est vrai que c’est une mélodie populaire, et M Leoncavallo, additionnant Louis XIV et Bonaparte, peut prétendre l’avoir directement transportée d’Ibérie jusqu’en Calabre, en dépit des Pyrénées et des Alpes, pour la plus grande gloire du « vérisme ».

Peu de pièces, autant que Paillasses, ont abusé de la complaisance des reporters. Je ne sais plus où j’ai lu que c’est dans une réunion ultra-select, d’aristocratie ducale ou princière, sinon sérénissime, que M. de Reszké conçut le projet de choisir l’élucubration de M. Leoncavallo pour utiliser les derniers débris de ce qui fut sa voix. Il s’en ouvrit aussitôt à son directeur qui faillit le serrer dans ses bras. S‘il faut ajouter foi, en effet, aux racontars des échotistes favorisés de ses confidences, M. Gailhard était alors cruellement embarrassé. « Le meilleur des ressources wagnériennes est actuellement exploité ; le répertoire du maître à peu près épuisé ; et il n’y a plus de musiciens français ! Que faire ? » interrogeait l’infortuné devant la pyramide grandissante des fours amoncelés. Et M. de Reszké lui répondit : « Italie ! Italie ! » — comme dans les Troyens. Il serait parfaitement oiseux et, même, impertinent à l’égard de l’art musical, de s’occuper trop longtemps de la… « musique » de M. Leoncavallo. On entend assez, d’autre part, combien le larynx demi-séculaire de M. de Reszké exige d’indispensables ménagements. Pourtant si, par souci de son pensionnaire et pour renouveler son affiche, le Directeur de notre plus dispendieux théâtre national désirait inaugurer une saison d’opérette dramatico-burlesque, il n’avait pas besoin de passer les monts. M. P. B. Gheusi lui eût bientôt confectionné le livret rêvé et, des compositeurs français, il en reste assurément quelques-uns pour lui fournir des partitions plus musicales que celle de Paillasses, et non moins clémentes à l’aphonie des ténors usagés. MM. Planquette et Varney sont bel et bien vivants, je pense, et M. Lecocq lui-même est peut-être encore de ce monde. Enfin il y a M. Ganne, dont la Marche lorraine sut fasciner jusqu’à l’auteur de Cavalleria rusticana. Mais il faut se garder de suspecter à la légère le patriotisme du bon Français de Toulouse qu’est M. Gailhard. Je vous le confie dans le tuyau de l’oreille, il doit y avoir là-dessous quelque combinaison de diplomatie internationale, inaccessible, par sa profondeur, aux humbles contribuables admis seulement à payer leur quote-part des 900 000 francs de la subvention. Ce ténor polonais, retour d’Amérique, décidant chez des princesses de chanter à Paris l’ours d’un croque-notes italien, copain d’un empereur allemand, tout cela n’est pas clair. Le compliment inaccoutumé de M. Loubet au maestro expliquerait seul le dévouement de M. de Reszké, que l’on dit millionnaire, et son obstination méritoire à sacrifier, sur l’autel de la paix européenne, le résidu suprême de ses cordes vocales, au lieu de vivre tranquillement de ses rentes dans un de ses châteaux. Il n’en demeure pas moins évident, qu’en octroyant à un descendant des Romains une hospitalité déjà multitoulousaine, notre Opéra a doublement conquis, dans la république musicale, le titre et la fonction de Capitole, et, selon toute apparence, on peut presque assurer que celui-ci sera bien gardé.

Le « drame lyrique » de M Leoncavallo a été monté avec une sollicitude extrême à l’endroit de la susceptibilité des spectateurs. Au lieu d’une Calabre pouilleuse, de maigres oliviers tordus sur un sol brûlé, le décor offrait à la vue la fraîcheur d’une vallée vosgienne, aux verts lointains estompés de brume. Dans un coin : le Guignol des Champs-Élysées, convenablement adapté aux dimensions du local, il n’est pas jusqu’à la mise en scène, où l’on ne dût constater une ambition visible à se rapprocher de la nature et atteindre peut-être à la « véristicité ». Les choristes de l’Opéra en ont une trop vieille habitude pour abandonner tout d’un coup les formations bien alignées de l’« école de compagnie ». Mais, cette fois, ils rompent les rangs de temps en temps et s’élancent, çà et là, en échelons de tirailleurs, comme dans le « service en campagne » ; ils gesticulent même audacieusement. Enfin une bande de gosses organise une opiniâtre partie de saute-mouton au nez peu rassuré du souffleur et, puisque nous sommes au village, c’est avec une main dans sa poche et l’autre dans son gousset pendant vingt minutes, que Sylvio assiste à la comédie qui doit si mal finir. Sans doute, il y a mieux, mais c’est moins cher. Et puis, il faut savoir se contenter de peu, à l’Académie Nationale de Musique, pour tout ce qui se rapporte à la mise en scène. C’est un petit commencement ; il ne faut pas décourager la bonne volonté. Celle des interprètes mériterait un meilleur emploi. M. Delmas a poussé l’abnégation jusqu’à se rendre méconnaissable dans le rôle du hideux et méchant Tonio. Il en tire tout le parti humainement possible. Si l’on doutait encore de l’intervention occulte de la politique au sujet de Paillasses, la conduite de M. de Reszké suffirait à convaincre le plus incrédule. Chargé d’incarner le personnage sympathique du drame, le noble ténor a cru devoir adopter, en se grimant, le masque de défunt M. le Président Mac-Kinley, et il joua Canio d’une manière, en quelque sorte, internationale : mi-Yankee, mi-teutonne et, si j’ose cet accroc à l’arithmétique, mi-napolitaine, puisque c’est au pied du Vésuve, je crois bien, que les légendes s’accordent à placer la ville où naquit Polichinelle. Une grippe favorable, en retardant pour moi le soir capitolin, me valut le gracieux spectacle de Mlle Hatto (Nedda), charmant à la fois Parisiens et Calabrais sous le blanc travesti d’une soubrette pseudo-Louis XV.

Tome XLV, numéro 159, mars 1903 §

Littérature.
Lucie Félix Faure, Les Femmes dans l’œuvre de Dante (Perrin) §

Tome XLV, numéro 159, mars 1903, p.  743‑750 [744].

— Voici un livre d’érudition à la fois et de charme, Les Femmes dans l’œuvre de Dante. Elles y sont bien plus nombreuses qu’on ne le croit. Dante n’aima pas que Béatrice. Je ne parle pas des femmes en lesquelles il voulut personnifier, comme en Mathilde, quelque vertu, ou des héroïnes du devoir ou de la passion, Marcia, Francesca ; mais de celles qui vécurent de son temps et qui émurent son cœur : Monna Vanna, la Pietosa, Nella, donna Pietra, Gentucca, — et cette Casentine pour laquelle il fit une délicieuse canzone. L’auteur n’en oublie aucune. Étude excellente, mais où les citations de Dante ne sont peut-être pas assez nombreuses : de plus, il aurait fallu citer d’abord en italien.

Lettres anglaises §

Tome XLV, numéro 159, mars 1903, p. 829‑838 [834‑835].

Maurice Hewlett : Little Novels of Italy, cr. 8°, viii-364 p., 6 s., Macmillan §

Voici maintenant le livre d’un païen de la Renaissance : Little Novels of Italy, le livre, et Maurice Hewlett, le païen. C’est une réimpression dont seront heureux tous ceux qui admirent le beau talent de l’auteur de Richard yea and nay. Ces petits romans d’Italie sont, en réalité, cinq nouvelles assez longues dont les sujets sont empruntés à ce quinzième siècle qui fut en Italie si brillant. Ceux qui, dans l’Européen, lurent la Madonne du Pêcher auront une idée du style et du ton avec lequel Mr. Maurice Hewlett narre ces ravissantes histoires. Rien n’est plus frais et charmant que les amours d’Angioletto et de Bellaroba dans le Jugement de Borso ; quelle idylle est plus gracieuse que celle d’Ippolita et de Pilade ; quelle destinée est plus émouvante et trafique que celle de la Duchesse de Nona, et jamais poète fut-il plus atrocement maltraité que Messer Gino ? On peut faire à Mr. Maurice Hewlett quelques reproches ; surtout à propos de son style. Il est indéniable qu’il est parfois maniéré et recherché à l’excès, il a certains archaïsmes et tournures anciennes qui ne sont pus pour déplaire aux érudits, mais dont l’ordinaire lecteur pourrait s’impatienter ; à cela, on répond que Mr. Hewlett écrit certainement pour être là, mais il n’écrit pas pour le lecteur…

Katharine Hooker : Wayfarers in Italy, cr. 8°, viii-309 p., 12 s. 6 d. §

Les petits romans de Mr. Hewlett font revivre une des plus belles époques de l’Italie ; pour connaître à présent l’Italie actuelle, il faut suivre Katharine Hooker. Ceux qui jamais n’y sont allés, ceux qui errèrent de ville en ville, de Gênes à Venise et de Milan à Naples, trouveront un égal plaisir à lire Wayfarers in Italy. C’est une relation de promenades, plutôt que de voyages, en Lombardie, en Toscane, dans les Marches, les Abruzzes, la Campagne Romaine, l’Ombrie, et de l’autre côté des Apennins, les rivages de l’Adriatique, Rimini, Ravenne, Sienne, jusqu’à Venise : trois cents pages des plus intéressantes, parce qu’elles sont simples, sans pédanterie, sans érudition de Baedeker, sans incidents particuliers, sans jugements téméraires, sans tous ces défauts qui rendent ordinairement insupportables les récits de voyage. L’Italie, Rome, Florence, Venise, et toutes ces petites villes qui vécurent au moyen âge et pendant la Renaissance d’une vie si intense, si ardente ! Elles ont gardé presque toutes leur physionomie de jadis, les palais, les murailles, les monuments de tous genres qui furent les témoins de tant d’événements. De fort belles et nombreuses illustrations vous les offrent à nouveau sous un de leurs aspects le plus pittoresque et le plus caractéristique. Les souvenirs vous assaillent devant ces beautés et un désir impatient vous saisit de retourner là-bas… la nostalgie du soleil et la lassitude de nos trop modernes capitales.

Échos.
La Poésie française en Italie §

Tome XLV, numéro 159, mars 1903, p. 855-857 [857].

Dans ses trois dernières conférences-lectures de poésie française contemporaine, M. F. T. Marinetti a lu et analysé des poèmes de Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, José Maria de Hérédia, Gustave Kahn, Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck, Laurent Tailhade, Paul Fort, Stuart Merrill, Pierre Quillard et Remy de Gourmont.

La prochaine conférence-lecture de M. F. T. Marinetti sera consacrée aux œuvres de Jean Moréas, Francis Vielé-Griffin et Émile Verhaeren.

Ces séances de poésie française contemporaine sont de plus en plus goûtées par un public d’élite, et il faut louer M. Marinetti d’en avoir eu l’idée.

Tome XLVI, numéro 162, juin 1903 §

Épilogues.
Persécutions : Galilée §

Tome XLVI, numéro 162, juin 1903, p. 753‑758 [753‑756].

Toute foi implique persécution ; là où il y a persécution, il y a croyance religieuse, il y a foi. On a vu un rudiment de la religion dans l’amour dévot et dévoué (ce sont mêmes mots) du chien pour son maître. Ce n’est pas déraisonnable. Le dévouement des hommes à une idée ou à un homme, à une vérité ou à un sentiment, c’est toujours religion. Les naïfs veulent s’affranchir et pensent avoir réussi, quand ils ont changé de collier. À quoi bon ? Il faut croire, puisqu’il faut vivre, et il faut persécuter ses ennemis, puisqu’il faut vaincre. Il y a la tolérance. Elle n’est praticable que pour des esprits d’un scepticisme féroce à force d’être méprisant, ou d’une bêtise invulnérable à force d’être épaisse. C’est tout de même un signe de supériorité qu’on ne voie pas en France bayer sur la même place les portes de cinq ou six temples rivaux : cela donnerait, selon les jours, des rixes, des huées ou des batailles ; cela donnerait surtout des batailles ainsi que l’histoire nous l’apprend avec surabondance. Quand un peuple n’est pas assez bête pour supporter l’exercice simultané de deux ou trois religions, l’État intervient, les supprime toutes moins une seule, ou bien édicté une loi de mépris, une loi de tolérance. Alors on peut traverser la place publique sans craindre les ricanements du délire religieux, ses injures ou ses coups. La tolérance est très estimée. C’est une grande vertu, disent ceux qui voudraient être tolérés. Traitez-nous avec pitié, avec mépris, c’est-à-dire avec tolérance, nous n’en demandons pas davantage. Donnez-nous la vie, rien que la vie, la vie toute nue et toute froide, monsieur le bourreau. La force qui tolère est sotte ; la faiblesse qui se veut tolérée est lâche. Il faut mourir noblement et savoir souffrir sans se plaindre l’injure dont on aurait accablé ses ennemis, si on avait été plus fort.

Bonne ou mauvaise, utile ou néfaste, la tolérance a toujours une fin, c’est quand le parti toléré a refait ses muscles et reposé ses nerfs. Il se réveille, attaque ses anciens vainqueurs. Ainsi il se forme une véritable loi de persécution alternative. Parfois, elle est simultanée : cela s’appelle guerre civile ou guerre religieuse, extrêmes déploiements de la folie humaine.

Le christianisme, cette religion d’amour, renferme une grande force persécutive. Il est persécuteur au point de se dédoubler pour permettre, hydre, à ses tronçons de tse mordre les uns les autres, dans leur rage de vérité. Les Romains, ignorant la vérité, ignoraient le plaisir de molester ceux qui ne la possèdent pas. Ils ne devinrent persécuteurs qu’au contact des religions asiatiques et sous la pression d’une insolence qui mettait l’empire en péril. Devenu la force à son tour, le christianisme persécuta longuement et savamment ses ennemis ; vaincu après des siècles de domination, il a légué sa manie à une force nouvelle, née, comme lui, de l’évangile, la Révolution. Les procédés chrétiens et les procédés révolutionnaires sont identiques, et cela se comprend, puisque les deux sectes ont les mêmes principes et qu’elles se croient pareillement en possession de ce talisman chimérique, la vérité. Dès que les chrétiens ou les révolutionnaires sont au pouvoir, ils allument des bûchers, dressent des échafauds. Qu’elle opère en Angleterre, ou en France, qu’elle soit franchement ou hypocritement chrétienne, la Révolution procède aux sacrifices qui font partie de son culte. En Angleterre elle brûle la maison et les manuscrits de Harvey ; en France, elle abat la tête de Lavoisier. Sa seule excuse est que l’Église lui avait légué d’illustres exemples, et d’abord celui de Galilée.

Mais les hommes grossiers qui imitaient l’Église la dépassèrent de beaucoup en cruauté et en obscurantisme inconscient. Ils brûlèrent et tuèrent sans savoir, au hasard, incapables d’ailleurs de soupçonner ce qu’il y avait dans les papiers de Harvey, dans la tête de Lavoisier. L’Église ici est fort supérieure ; elle savait ce qu’elle faisait. Elle se montra d’ailleurs bien plutôt rusée que cruelle ; elle fut même courtoise. On n’a jamais persécuté avec une telle politesse. Galilée n’a pas souffert en proportion de la gloire que lui a valu sa captivité. Son grand titre en effet à l’admiration des sots, c’est d’avoir été victime de l’Inquisition, comme s’il était jamais glorieux d’être victime, c’est-à-dire vaincu ! Galilée ne se jugeait pas victime ; il aurait eu honte d’être victime. Son attitude vraie est fort différente : loin de se plaindre, il loua les procédés de l’Inquisition à son égard, fâché de ses travaux interrompus, satisfait qu’on le traitât dignement, qu’on lui assignât pour résidence durant le procès, non une prison, mais un palais, et que les discussions fussent décentes. Il se vante peut-être d’avoir moins souffert qu’il n’a souffert : admirable orgueil ! Suspect à l’université impériale, Taine avait été exilé à Briançon, humilié dans son intelligence, frappé dans ses intérêts : quelle belle occasion de se plaindre plus tard ! Nullement : « Taine, dit M. Sorel, n’avait pas de goût à parler de ces temps douloureux. » Signe de grandeur. Comparer cette attitude à celle des humbles politiciens victimes du Deux-Décembre.

Ce serait déjà énorme que Galilée eût risqué le martyre ; il est défendu de supposer qu’il ait réclamé la pitié de ses contemporains ou de la postérité. Non, il avait même pris ses précautions pour ne pas être martyr ; et on ne l’accusa point, on lui demanda des explications. Il répondit sans faiblesse et sans vanterie. Dut-il se rétracter ? On n’en sait rien. C’est peu probable, car ses affirmations avaient été indirectes et de pure hypothèse. On sait qu’il ne proféra point la phrase de mélodrame : E pur si muove. Il dédaigne d’insister. On n’avait pas, en ces temps-là, le prosélytisme de la science ; et bien au contraire, la tendance était de cacher au vulgaire les secrets de la nature. Que le peuple sache ou ignore les véritables mouvements des astres, cela n’a aucune importance, une vérité ou une erreur étant également inertes aux mains du peuple. « Après, vous m’apprendrez l’Almanach pour savoir quand il y a de la Lune, et quand il n’y en a point. » M. Jourdain est fort raisonnable.

Galilée était un véritable savant. Il n’a donc affirmé qu’avec doute et avec dédain. Les dialogues contiennent le pour et le contre. Il croyait au système de Copernic et ses calculs en avaient augmenté la vraisemblance. Obligé de dissimuler, il le fit en souriant, cédant noblement à la bêtise, cette force, donnant une preuve mémorable du désintéressement des fiers esprits. Se désintéresser de la vérité, n’est-ce pas le suprême effort ? La grandeur de Galilée est là, et non dans son état légendaire de victime, et non dans un mouvement de colère, dans un mot de femme qui veut toujours avoir raison.

Voilà une belle histoire de persécution, et qui ferait penser que la civilisation n’a peut-être pas beaucoup gagné quand on substitua la justice du peuple à la justice de l’Église. Enfin, cela fait toujours plaisir de changer de tyrannie : il ne faut pas espérer davantage.

Notices bibliographiques §

Tome XLV, numéro 162, juin 1903, p. 774‑779.

Vittorio Pica, Attraverso gli Albi e le Carterelle, 3 fasc. in-4° §

M. Vittorio Pica, depuis quelques années, s’est donné tout entier à l’art. On a parlé ici de ses études sur l’Arte mondiale à l’Exposition de Venise. Il a continué ses recherches en deux séries. Dans la première, Attraverso gli Albi e le Cartelle (parmi les Albums et les Cartons), il passe en revue les dessins, gravures, lithographies des artistes les meilleurs et les plus singuliers de ce temps. D’abondantes illustrations rendent ces beaux fascicules des plus agréables à feuilleter. Voici Odilon Redon et quelques-unes de ses plus belles œuvres, le satanique Rops, le fougueux de Groux, le fantastique Goya, Daumier, Gavarni, Forain, et les maîtres anciens, Callot, Raffet.

Les pages où il commente Redon sont d’une critique très aiguë :

« Une des œuvres les plus étranges et les plus originales qui aient vu le jour dans ces vingt dernières années, c’est l’Album dédié au poète américain Edgar Allan Poë, ce conteur de génie, par le français Odilon Redon, l’artiste le plus bizarrement macabre que je connaisse, ce vigoureux dessinateur qui, en une série d’abstruses et suggestives lithographies, a su fixer les plus terrifiantes hallucinations d’un cerveau exalté par la fièvre ou l’opium. Pour donner une idée de l’originalité singulière de Redon, il suffira de décrire deux des compositions de cet Album.

« La première nous montre un ciel immense, enveloppant un paysage mystérieux et sombre, où miroite un étang planté de roseaux. Au-dessus, au milieu de ce ciel gris, s’élève, bizarre et insolite ballon, un œil immense désorbité, qui monte désespérément, portant, suspendu en guise de nacelle, un minuscule crâne atrophié. Cet œil, qui regarde l’infini, est-il un symbole ? se demande Jules Destrée, dans son intéressante étude des œuvres lithographiques de Redon. Le dessinateur a-t-il voulu montrer le néant angoissant des choses sur notre terre si tristement ténébreuse et monotone, l’aspiration perpétuelle et pourtant vaine de l’homme à expliquer le suprême problème des philosophies, et à scruter l’infini, l’atrophie, la dégénérescence, l’agonie de la pensée en de telles recherches sans espoir ? Peut-être. Mais pourquoi vouloir à tout prix une explication précise ? N’est-ce pas précisément le caractère des œuvres véritablement et hautement suggestives, de se prêter aux interprétations les plus variées, n’est-ce pas en cela que réside leur attirance singulière ?

« L’autre lithographie, qui nous donne une indicible impression de mystérieuse terreur, représente une énorme cloche qui sonne sans interruption en une atmosphère enténébrée qu’elle raye fantastiquement de stries lumineuses. Cette cloche est suspendue à une grosse poutre qui s’appuie on ne sait où ; deux épouvantables mains de squelette tirent violemment la corde et mettent en mouvement le bronze sacré. Du funèbre sonneur n’apparaissent que les épaules et les vertèbres, surmontées d’une tête parcheminée, rigidement immobile et sans bouche, éclairée seulement de deux yeux luisants et terribles. Qu’annonce cette effrayante cloche ? La fin peut-être de ce monde vieilli, chargé de péchés, pourri de vices, et d’une inguérissable corruption ?

« Non moins horriblement macabres, ces sept lithographies qu’Odilon Redon composa, il y a quelques années, et qui sont une si sincère interprétation du juré, cette étrange monographie du hardi penseur et écrivain d’avant-garde, que se montre toujours, en art ou en littérature, en philosophie ou en sociologie, l’illustre sénateur belge, Edmond Picard. La première, qui sert de frontispice au volume, nous donne l’impression fantasmagorique d’un crâne lancé inopinément dans l’obscurité. Elle interprète parfaitement la phrase qui la lui a suggérée : “La muraille de sa chambre s’entr’ouvrait et de la fente était projetée une tête de mort1.” La seconde, où le grotesque se mêle au terrible, nous présente un minuscule squelette, au crâne glabre et chauve de gnome, aux oreilles ramifiées, se tenant en équilibre sur une branche d’arbre, en une attitude ridiculement coquette. Dans la troisième, nous apercevons le protagoniste angoissé de la monographie, le juré poussé au suicide par le remords d’avoir condamné un innocent, et qui s’abîme dans une mare fangeuse, les yeux fixés, en une expression d’indicible épouvante, sur la tête osseuse et ricanante du spectre vengeur.

« Afin de faire mieux connaître le singulier artiste français, il ne sera peut-être pas inutile de décrire quelques-unes de ses créations les plus récentes :

« Voici son “Serpent auréolé”. Dans un sanctuaire ténébreux, éclairé de profil par l’inquiétante lumière d’une lampe suspendue à une chaîne de fer, on entrevoit, debout sur un piédestal en bois, une femme nue, autour de laquelle s’enroulent les monstrueux replis d’un énorme serpent, dont la tête triangulaire, pend en bas, tandis que sa queue s’arrondit en auréole autour de la tête larmoyante de l’idole féminine.

« Voici “Pégase captif”, peut-être une des plus belles estampes de Redon, comme composition et merveilleuse opposition des tons noirs et blancs. Un homme minuscule traîne derrière lui, d’une main vigoureuse, le colossal cheval ailé qui hennit en vain et cherche à se détacher. Voici encore le frontispice pour les “Fleurs du mal” de Baudelaire : d’une corbeille en fer ciselé, d’une étrange mais artistique facture, s’élève une touffe de fleurs bizarres et de feuilles épineuses, qui semblent prendre racines dans le cerveau d’une cadavérique petite femme aux paupières douloureusement baissées. “La Fleur du marécage” : en un des paysages bourbeux et désolés, tant aimés de notre artiste, se dresse une mince tiare couronnée d’une fleur ronde, qui n’est autre qu’une pâle figure humaine, aux yeux pensifs, et d’une expression immensément triste.

« Outre ces quatre lithographies, il en est une série d’autres, aux titres mystérieux et terrifiants : “Araignée en pleurs”, “le Masque de la mort rouge”, “Embryons et polypes”, “Désespérance”, “Étrange jongleur”, “l’Idole astrale”, “Dans les boues primordiales”, “le Crâne béni” et d’autres semblables, pour lesquelles Redon a recouru aussi bien aux fantomatiques larves de la Magie qu’aux formes inconnues des infusoires et des bacilles, révélées aux savants par le microscope. Il n’a pas non plus négligé de cueillir sur les misérables faces humaines les rides les plus profondes de la douleur et de la maladie pour les reporter sur des tristes visages de femmes ou d’enfants, précocement flétris, qu’il évoque énigmatiques et tremblants, en ses estampes, parmi les ténèbres inquiétantes et les chaotiques agitations des êtres en formation.

« L’œuvre d’Odilon Redon, d’un symbolisme qui, pour exprimer la profonde misère de l’homme et son avide aspiration vers l’idéal, a recours aux déformations imprévues mais logiques du vrai, à d’incroyables créations de monstres, effleure parfois le grotesque et risque de devenir puéril, apparaît, dans sa complexité, en dehors de toute tradition et formule d’art. À cause même de cela, il ne semblera pas extraordinaire d’affirmer que non seulement son œuvre ne saurait être goûtée au premier contact, mais qu’elle est fatalement destinée à ne recueillir les suffrages que d’un petit nombre seulement de ces esprits raffinés, qui trouvent un plaisir singulier à se faire les collaborateurs de l’artiste, à le découvrir et à ajouter à ses conceptions subtiles, sibyllines, et si originales. Ainsi l’a voulu l’auteur lui-même, puisque, dans ses aspirations aristocratiques, il s’est toujours efforcé de donner à tous ses albums un caractère exceptionnel de rareté, en ne les faisant pas tirer à plus de cinquante exemplaires, ordonnant qu’après un tirage aussi restreint les dessins fussent aussitôt effacés des pierres ».

L’Arte decorativa all’ Esposizione di Torino, 4 fasc. in-4°, Bergame, Istituto italiano d’arte grafiche §

Dans sa seconde série de fascicules, M. Pica examine — toujours avec le même luxe d’images, — l’Arte Decorativa all’Exposizione di Torino, — l’Art décoratif à l’Exposition de Turin. Analyser un tel recueil de documents et jugements sur les œuvres et les artistes les plus divers est impossible. On préfère donner les conclusions mêmes de M. Pica sur les tendances actuelles de l’art décoratif qu’il a résumées en un synthétique épilogue.

« On a beaucoup parlé et beaucoup écrit en Italie, dit M. Pica, sur l’art décoratif d’aujourd’hui, mais, au milieu des sarcasmes des fervents de la tradition et des enthousiasmes des fanatiques du nouveau, le public demeure perplexe. »

Cependant, s’il est difficile d’affirmer qu’il existe un style nouveau d’architecture, il est indéniable qu’il s’est produit un mouvement, large, prospère, varié de rénovation décorative. Et ce qui le prouve, ajoute M. Pica, c’est le nombre toujours grandissant des ralliés, qui, devinant la prochaine victoire, la glorifient. Et l’auteur est tellement convaincu de la vitalité de cette rénovation de l’art décoratif actuel qu’il croit que la meilleure propagande en sa faveur est de la faire connaître au public. Et c’est ce qu’il a fait dans ce volume, où il étudie les représentants les plus originaux et leurs œuvres les plus intéressantes et les plus caractéristiques dans chaque nation.

Selon M. Pica, la question de savoir si « oui ou non, il existe un style véritablement moderne, d’un caractère bien distinct et ayant un substratum commun dans les diverses productions et les divers pays », est encore prématurée. Ce n’est pas, en effet, dans l’agitation même de ce mouvement d’évolution que l’on peut le juger ; il y faut une certaine perspective. Contentons-nous donc d’en étudier les tendances diverses et encore incertaines. Ou remarque principalement deux directions ou tendances contradictoires : les naturalistes, qui imitent directement la nature, et les anti-naturalistes, qui préfèrent s’en tenir aux combinaisons abstraites de lignes imaginées par leur cerveau.

Il y a encore les aristocrates, pour lesquels l’art, d’après Grasset, n’est que la richesse de la forme ; et les démocrates, qui proposent de rattacher les tendances décoratives actuelles au mouvement social, préoccupés d’unir la beauté à la simplicité pour obtenir le bon marché, ce qui est vraiment une bien inférieure conception.

Voici aussi les Cosmopolites et les Nationalistes, les uns rêvant un patrimoine commun d’art, une fusion de tous les styles et de toutes les sources d’inspiration ; les autres, qui croient que chaque peuple a ses nourritures esthétiques spéciales, désirent conserver leur physionomie et le génie de leur race, tout en s’essayant à de nouvelles réalisations artistiques.

Les traditionnalistes, qui sont les modérateurs, les réducteurs nécessaires de toutes ces audaces, et qui maintiennent les caractères essentiels et caractéristiques de l’esprit ethnique. « Il serait absurde et dangereux, dit M. Pica, de trancher tout lien avec ces artistes, dans des pays qui ont, comme la France et l’Italie, un passé glorieux : leur œuvre modératrice peut être très profitable, pourvu qu’elle ne se change pas en réaction. »

Mais toutes les sympathies de M. Pica vont vers les anti-traditionnalistes, qui, « libérés des timides réticences et des préjugés conventionnels, sauront rendre l’art nouveau toujours plus vivant et plus original ». Qu’ils sachent seulement ne pas perdre leur temps et leur talent à rénover ce qui ne saurait être rénové, la règle essentielle des arts appliqués es la perpétuelle subordination de l’ornementation à l’utilité pratique.

M. Pica termine par quelques conseils très judicieux, mettant les artistes en garde contre les enthousiasmes irréfléchis : « Qu’ils se servent, dit-il, quand ils le croiront convenable, des antiques modèles nationaux et des modernes modèles étrangers, mais ne négligent pas l’étude attentive et consciencieuse de la nature, s’efforçant de développer leur propre individualité, parce que, ainsi que le disait, il y a plus de 70 ans, le maître japonais O’Kusai : “Il ne faut pas s’assujettir servilement aux règles indiquées, mais chacun doit faire ce que lui dicte son imagination.” »

Telles sont, sur cette question si importante, l’évolution artistique, les opinions d’un maître de la critique d‘art.

Tome XLVII, numéro 163, juillet 1903 §

Les Journaux §

Tome XLVII, numéro 163, juillet 1903, p. 215‑222 [217‑219].

Dante au théâtre (Le Temps, 19 mai) §

Le même journal a recueilli, à propos du Dante de M. Sardou, de bien intéressantes observations de M. Gebhardt :

— « C’est une remarque que j’ai souvent faite que les écrivains de l’autre côté des Alpes et même les simples lettrés gardent quelque méfiance contre la France. Ce sentiment de réserve, qui tient en haleine la susceptibilité la plus vive à notre égard, est le fond de la nation italienne. Nous nous connaissons depuis trop longtemps, nous avons été trop souvent en contact pour ne pas savoir notre fort et notre faible. Nous sommes des frères qui, sans être ennemis, subissent, à leur insu, l’influence des mauvais souvenirs communs. Ainsi, les vieilles querelles laissent malheureusement des traces. Dans une de mes récentes leçons en Sorbonne, je rappelai à propos de Machiavel et de son jugement plutôt dur — quoique juste au fond — sur les Français (dans les Rittrati di Francia), la rencontre du Dante avec Hugues Capet, au XXe chant du Purgatoire. Le poète florentin met dans la bouche du roi de France ces paroles terribles :

Io fui radice della mala planta,
Che la terra cristiana tutta aduggia,
Si che buon frutto rado se ne schianta
Di me son nati i Filippi et i Luigi.

 » C’est moi qui fus la racine de la plante mauvaise qui couvre de son ombre toute la terre chrétienne, de sorte qu’elle ne porte que rarement un bon fruit… De moi sont nés les Philippe et les Louis. »

 » Dante prête à Hugues Capet ses pensées, et ses pensées ne me paraissent guère bienveillantes. Il est inutile de citer Alfieri ; il ne nous aimait pas beaucoup et il l’a dit avec sa violence habituelle. L’Italien est fidèle à ses traditions : il froncera le sourcil si une main française touche à une de ses gloires. Et quand il s’agit du Dante, il criera volontiers au scandale.

 » Tout bien pesé, j’estime que le poète de la Divine Comédie ne fournit à un auteur dramatique que des éléments insuffisants. Je ne vois pas les scènes à faire. La partie anecdotique sur le Dante est infernale et petite.

 » La critique qui passe par des phases aussi inexplicables que le phénomène des marées est disposée tantôt à tout accepter sur un auteur, tantôt à tout repousser. Aujourd’hui nous voici à la deuxième phase : on rejette presque tout l’ensemble des faits qui se rattachent à la vie du Dante. On ne savait déjà pas grand’chose, maintenant on ne sait plus rien. Le voyage à Paris est révoqué en doute. Gaston Paris n’y croyait pas.

 » Ainsi la figure du Dante s’éloigne vers les régions mystérieuses des légendes. Elle devient hiératique. Elle ne conserve que les traits qui lui donnent une expression religieuse. Le Dante est doublement sacré par ses malheurs et son amour. On ne voit en lui que le proscrit torturé par sa passion pour Florence et le poète de Béatrice. Placé si haut par l’admiration de ses fidèles, il ne saurait, sans risquer de perdre son caractère, être ramené aux proportions humaines. La Divine Comédie, voilà tout Dante. C’est un évangile que l’on doit commenter et vénérer. Il ne faut pas y chercher des sujets de drame.

 » Le Dante reste le plus grand Italien du moyen âge. Il personnifie cette époque, qui fut une des plus glorieuses de l’Italie…

« Le Pape et l’Empereur, les “deux luminaires”, se complétaient l’un par l’autre. Le Dante a soutenu qu’ils étaient égaux en puissance : l’un s’appuyait sur son épée, l’autre sur son bâton pastoral. Mais le Dante comptait plus sur l’une que sur l’autre pour ramener en Italie la tranquillité et la prospérité. Sa lettre, après l’élection d’Henri VII, s’explique ainsi da se et n’a rien d’infamant pour la mémoire du poète. D’ailleurs, l’homme qui a jeté le cri douloureux :

Ahi serva Italia, di dolore ostello,
Nave sanza nocchiero in gran tempesta… 2

a été un patriote enflammé. »

Le latin, langue universelle (Vox Urbis, Kal Maüs) §

On lit dans Vox Urbis, journal latin publié à Rome :

« Latinorum conventus Romæ die XVI Aprilis an MDCCCIII primum congregatus vehementer exoptat et poscit :

I) ut sermo latinus inter gentes universas communis habeatur et adhibeatur ad humanitatis commercium fovendum, augendum, tenendum ;

II) ut collegia cœtusque doctorum acta sua, compendio saltem, latine patefaciant ;

III) ut universi discipuli sermonem latinum ad colloquia advenarum, peregrinorumque conversationem, interrogantium, vel sciscitantium, in ludis etiam primariis discant ;

IV) ut ad hoc propositum facilius assequendum libelli de rebus quotidiani usus a peritis pura latinilate lucidi tersique scribantur. »

Lettres italiennes §

Tome XLVII, numéro 163, p. 262-266.

Théâtre : Il Gigante e i Pigmei, par E. A. Butti §

M. E. A. Butti a eu une idée hardie et géniale ; dans sa pièce en trois actes, Il Gigante e i Pigmei (Le Géant et les Pygmées) il a développé un drame passionnel dans un milieu littéraire. Ses personnages sont des hommes de lettres italiens bien connus ; trop connus, même, car le public et la critique ont immédiatement donné un nom à chacun, depuis Giosuè Carducci jusqu’à… Luciano Zuccoli, et, en oubliant soudainement l’œuvre d’art, des polémiques ont éclaté. Un auteur a-t-il le droit de porter sur la scène des hommes en vue ? Un acteur peut-il se déguiser parfaitement jusqu’à ressembler à Monsieur Tel ou Tel Autre ? Pour ma part, je trouve la question excessivement oiseuse : le public a toujours le droit de siffler une pièce et on peut bien concéder à l’auteur le droit d’imaginer un Luciano Zuccoli quelconque et de le présenter sous la lumière qui lui plaît. D’ailleurs. M. E. A. Butti peut se vanter en ce genre de tentatives d’un prédécesseur de quelque valeur : Aristophane ! Cependant, quoi qu’on puisse en penser, la pièce de M. E. A. Butti causa un vrai scandale : les choses les plus sottes ont été écrites à ce propos par les critiques les plus compétents, et on a conclu que si on peut permettre à un auteur en voie exceptionnelle de présenter au public les Pygmées, il est absolument immoral de lui mettre sous le nez un Géant. Je ne sais pas pourquoi cette manière de résoudre le problème m’a fait rire jusqu’aux larmes, en prévoyant qu’en ma qualité de pygmée je pourrais être exposé dans toutes les foires, en attendant de devenir un géant, ce qui, pour aujourd’hui, est loin de mes intentions. Toujours est-il que, sous le coup de ces discussions, la pièce en question n’eut pas de juges éclairés, et je pense que l’auteur a bien fait de publier son drame à la Librairie Nationale à Milan. On peut résumer en quelques mots le sujet de la pièce : Ascoli, le géant, le poète national, a épousé Olga Mirondi, une dame qui laisse quelque peu à désirer du côté des mœurs, quoiqu’elle sache écrire des vers admirés sinon admirables. Le poète vit avec sa femme Olga et une jeune fille, née d’un mariage antécédent, et il ignore profondément ce que tous les littérateurs habitués de sa maison savent par expérience. Une nuit qu’il revient à l’improviste chez lui, il trouve dans sa maison un de ces jeunes hommes de lettres ; il le questionne, et l’écrivain lui répond qu’il se trouve là pour un rendez-vous non avec la femme du grand poète, mais avec sa fille. Ascoli lui impose de l’épouser au plus tôt. Le lendemain, la jeune fille, à qui le père reproche sa conduite scandaleuse, comprend tout à coup que cet intrus de la nuit se trouvait dans la maison pour un rendez-vous avec sa belle-mère, mais elle n’ose pas se défendre en accusant Olga, elle n’ose pas porter ce coup à son père adoré : elle baisse la tête, elle se résigne, elle épousera le littérateur qui était, qui est encore l’amant d’Olga ; et le mariage a lieu réellement, le sacrifice s’accomplit au quatrième acte, tandis qu’Olga triomphe et sourit au bon génie de l’adultère… Il n’y a pas besoin d’insister pour faire comprendre que cette pièce, personnages à part, est suffisamment scabreuse et discutable en soi-même ; je prévois si bien les objections des lecteurs que je ne m’arrête pas à les exposer pour mon compte. Mais la pièce est admirablement fraîche et amusante, les détails sont souvent délicieux, les personnages envisagés avec un humour caractéristique.

Il ne s’agit pas d’un grand tableau, mais d’une miniature, ou mieux encore d’une aquarelle et je crois que M. Butti, en lui donnant celle valeur, pourra la classer honorablement dans la collection de ses œuvres.

[Théâtre :] la Vedova, par R. Simoni ; Maternità, par R. Bracco ; Ondina, par M. Praga ; I giorni più lieti, par G. Antona-Traversi §

Tandis qu’on se perdait en potins ridicules à propos de cette comédie, M. Renato Simoni, un jeune journaliste presque inconnu hier, triomphait avec sa Vedova (La veuve) et M. Roberto Bracco s’imposait encore une fois avec sa Maternità ; d’un autre côté, M. Marco Praga, nom cher au public italien, rentré au théâtre après plusieurs années de silence, trouvait quelques difficultés à ressaisir le succès avec son Ondina, accusée sinon convaincue de prolixité et de bavardage ; et G. Antona-Traversi en faisant jouer I giorni più lieti (Les Meilleurs jours) goûtait un nouveau triomphe. Cette pièce est une satire souple, souriante, aiguë des tracas qui précèdent un mariage dans la haute société ; un tour de force d’esprit et de nuances, car le sujet est bien peu de chose.

Sfinge : Dopo la vittoria §

Parmi les romans qui ont vu le jour ces derniers mois, je dois signaler Dopo la vittoria (Après la victoire), par Sfinge. Cette jeune dame de l’aristocratie qui cache son nom sous un pseudonyme désormais transparent n’a pas eu toute l’audace que ses admirateurs lui supposaient. On peut avoir le courage de braver les préjugés de son monde, et en effet Sfinge n’a pas été arrêtée dans sa carrière par les considérations « talon-rouge » de son entourage habituel. Mais voici qu’au moment de rompre avec les conventions littéraires, elle n’y arrive qu’à moitié. Le roman que Sfinge vient de publier chez Treves de Milan est faux dans ses conclusions. Une comtesse de Geraci, follement éprise d’un prince Partanna, veut purifier la passion de ce dernier ; elle se refuse à lui, quoiqu’elle meure d’envie, et lui signale une œuvre de bonté à accomplir, la régénération morale et économique de ses paysans. Le prince Partanna, tout en lui obéissant, trouve le moyen de se laisser séduire par une fraîche et douce marquise Cybo ; puis, revenu et de son aventure, et de son œuvre de bonté, il obtient de cette comtesse céleste un baiser sur le front. Je peux galamment croire Sfinge sur parole, mais si j’osais mettre la galanterie de côté, je voudrais lui dire que cela n’arrive jamais dans le monde : l’homme qui se contente d’un seul baiser est indigne de descendre d’une longue série de guerriers et de conquérants. D’ailleurs, si jamais cela s’est passé réellement dans un coin quelconque, cela ne valait pas la peine de nous le raconter en gaspillant un trésor de talent, d’esprit et de goût. Sfinge nous doit une revanche sous peu.

G. D’Annunzio : Le Laudi §

À la même maison Treves ont paru Le Laudi de Gabriele d’Annunzio. C’est un livre magnifique, imprimé en caractères rouges et noirs, rehaussés par des dessins symboliques harmonieux et riches de Giuseppe Cellini. Le poème se compose de 8400 vers divisés en vingt et un chants, dont chaque strophe se compose à son tour de vingt et un vers. Mes lecteurs français peuvent se passer d’une analyse du poème : il a une allure puissante, superbe et originale. Sa publication a scandalisé le parti clérical, car d’Annunzio affirme encore une fois vigoureusement son caractère ultra païen. Ce qui a choqué, entre autres choses les croyants est notamment ce passage, que je traduis à la lettre : « La croix du Galiléen aux cheveux roux sera un jour jetée aux sombres souterrains du Capitole et son règne dans le monde finira. Et cette Mère vierge habillée de douleur, au cœur percé par les épées, s’évanouira devant la Déesse qui reviendra de la mer dont elle est née, pure comme la fleur du sel, portée par les zéphirs riches de pollen et d’harmonie là-bas où débarqua un jour son ancien fils avec le destin de Rome… » Ce vœu, de voir la Madone enfoncée par Vénus, n’était pas fait pour réjouir le monde catholique, et en effet une tempête se déchaîna autour du poème et de son auteur. Après le scandale Butti, nous avons eu le scandale d’Annunzio, car les hommes n’ont pas encore appris que le seul moyen de tuer un écrivain ou une idée c’est le silence. De cette manière, le poète, qui ne comptait pas sur les ressources d’une réclame d’indignation, n’a fait qu’y gagner et il peut dresser dès à présent un petit autel à Vénus, pour nous donner le bon exemple.

G. Pascoli : Canti di Castelvecchio §

M. Pascoli, après un long silence pendant lequel il s’était adonné complètement aux études philologiques et philosophiques, revient à la poésie. Son recueil Canti di Castelvecchio rassemble une série de poèmes inspirés par la campagne et par la vie des humbles qui peuplent les villages de la Toscane, où il oublie qu’il est né en Romagne. Ces nouvelles poésies sont presque toutes le pendant de ces autres qui ont paru il y a plusieurs années dans Myricæ, un livre très original qui donna rapidement à M. Pascoli une magnifique renommée de poète, et qui le fit préférer par bon nombre de lecteurs à M. d’Annunzio même. Mais désormais M. Pascoli, plus fort et plus libre, peut semer dans ses vers ces audaces de pensée et de forme vers lesquelles son talent d’artiste exquis est irrésistiblement attiré. Les pauvres gens qui font son entourage ont un vocabulaire spécial, et on peut, en lisant les vers de M. Pascoli, imaginer le poète depuis le matin jusqu’au soir se promenant de chaumière en chaumière, en quête de mots vifs et descriptifs. Il sait exploiter cette vie naïve, il goûte les rythmes populaires, il étudie les refrains, il imite le gazouillage des oiseaux, et souvent, d’un coup, par les choses et les sentiments simples de la terre, il arrive à des méditations et à des comparaisons profondes. Ses souvenirs personnels et les malheurs d’une jeunesse bien triste le poussèrent à fuir le bruit des grandes villes modernes Il était encore enfant lorsque son père fut assassiné ; il connut la misère et la faim ; mais, loin de haïr les hommes, ceux mêmes qui lui ont fait tant de mal, le poète décèle pour tous une indulgence mélancolique, une douce tristesse pour l’incertitude de la destinée humaine. De temps à autre, soudainement, il plane sur ce petit monde qu’il connaît si bien et où est son royaume ; dans ce recueil dont je parle, un poème (le Bûcher) est absolument admirable et il restera dans l’histoire de notre poésie. Cette vision profonde de l’univers, de ses avatars, de la vie et de la mort, est digne de Shelley.

Tome XLVII, numéro 164, août 1903 §

Littérature dramatique.
Gabriele d’Annunzio : Les Victoires mutilées, 3 tragédies (la Gioconda, la Ville morte, la Gloire), trad. par G. Hérelle : Calmann-Lévy, 3 fr. 50 §

Tome XLVII, numéro 164, août 1903, p. 468-474 [471].

Et du Sud aussi répond à ces grandes voix qui, du Septentrion, de l’Est et du Couchant, se croisent sur une tombe, un « latin épris de lumière » (selon le cliché inévitable) : d’Annunzio.

L’exigence d’Elisabeth devant Dorel, — l’impure Comnène l’exprime avec plus d’emportement devant le tribun Ruggero Flamma : elle s’est donnée à lui sur le cadavre de son amant ; et, vivante effigie de la Gloire qu’il a conquise là ou plutôt qui l’a conquis, elle l’entraîne toujours plus haut, par un escalier de crimes, puisqu’il en faut. Selon le vœu par lui-même formé, elle le tuera avant qu’il ne se soit laissé abattre. Et, complice passée du coup justicière aux yeux de la foule éternellement éblouie, elle restera, comme il sied, inébranlée, au pinacle !

Ce cri enivré, et qui angoisse, de Flamma le tribun, du penseur Dorel en son cabinet de travail, de l’Acteur déchu parmi les clients de l’abri, de Solness, — de Nietzsche, — vous l’avez entendu monter des deux autres pièces insérées au volume des Victoires mutilées — lorsqu’on vous les analysait ici : la Ville morte, au premier acte énorme, funèbre et vraiment digne des Atrides, — la Gioconda, inspiratrice de beauté, mais que dépassera pourtant l’épouse tendre, Silvia, à sauver, au prix de ses frêles mains, la statue jadis inspirée par la courtisane et maintenant précipitée…

Tome XLVII, numéro 165, septembre 1903 §

Les Romans.
Luigi Capuana : Le Marquis de Roccaverdina, Fontemoing, 3,50 §

Tome XLVII, numéro 165, septembre 1903, p. 735‑743 [742].

Le Marquis de Roccaverdina, par Luigi Capuana.

Tome XLVIII, numéro 166, octobre 1903 §

Casanova à Dux. Un chapitre d’histoire inédit §

Tome XLVIII, numéro 166, octobre 1903, p. 66-88.

[I] §

Les Mémoires de Casanova, bien qu’ils jouissent de la popularité d’une mauvaise réputation, n’ont jamais obtenu, de ceux qui étudient sérieusement la littérature et l’histoire, la justice qui leur est due. Et cependant ces Mémoires sont peut-être le document le plus précieux que nous possédions sur le xviiie siècle ; ils sont l’histoire d’une vie unique, d’une personnalité unique, une des plus grandes autobiographies qui existent. En tant que relation d’aventures, ils sont plus intéressants que Gil Blas ou Monte Cristo, qu’aucun des récits de voyages imaginaires, d’exploits ou de mascarades d’événements qui furent écrits à leur imitation. Ils racontent l’histoire d’un homme qui aima la vie passionnément et pour elle-même ; pour qui la femme fut, à vrai dire, la chose la plus importante au monde, mais à qui rien de ce monde n’était indifférent. Le buste qui donne de lui l’idée la plus vivante nous montre un visage plein d’animation et d’intelligence, d’ardente énergie et de calme ressource, le visage à la fois d’un penseur et d’un lutteur. Aventurier, fort instruit, sans doute cabbaliste, agitateur politique affairé, joueur, « né pour le beau sexe », comme il le dit lui-même, et né aussi pour être vagabond, cet homme, dont on ne se souvient maintenant que parce qu’il a écrit le récit de sa propre vie, était de cette rare espèce d’autobiographe qui ne vécut pas pour écrire, mais qui écrivit parce qu’il avait vécu et quand il ne put plus vivre.

Ses Mémoires transportent le lecteur à travers l’Europe, donnant, sur maintes affaires et maintes gens intéressants, pendant deux tiers du xviiie siècle, des aperçus à côté qui ont d’autant plus de valeur qu’ils sont presque accidentels. Giacomo Casanova, d’origine espagnole et italienne, naquit à Venise le 2 avril 1725 ; il mourut au château de Dux, en Bohême, le 4 juin 1798. Durant les soixante-treize années de sa vie il voyagea, comme nous l’apprennent ses Mémoires, en Italie, en France, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Russie, en Pologne, on Espagne, en Hollande, en Turquie ; il rencontra Voltaire à Ferney, Rousseau à Montmorency, Fontenelle, d’Alembert et Crébillon à Paris, Georges III à Londres, Louis XV à Fontainebleau, la grande Catherine à Saint-Pétersbourg, Benoît XII à Rome, Joseph II à Vienne, Frédéric le Grand à Sans-Souci. — Emprisonné par les Inquisiteurs d’État dans les Piombi de Venise, il opère en 1700 la plus fameuse évasion de l’histoire. Ses Mémoires, tels que nous les avons, s’interrompent brusquement au moment où il espère obtenir un sauf-conduit et la permission de retourner à Venise après vingt ans de vagabondages. Il revint dans sa ville natale, ainsi qu’on le sait d’après des documents renfermés dans les archives vénitiennes ; il y revint comme agent secret des Inquisiteurs au service desquels il resta de 1774 à 1782. À la fin de 1782, il quitta Venise, et, l’année suivante, nous le trouvons à Paris où, en 1784, il fit, chez l’ambassadeur vénitien, la connaissance du comte Waldstein qui lui offrit de devenir son bibliothécaire à Dux. Il accepta, et passa les quatorze dernières années de sa vie à Dux, où il rédigea ses Mémoires.

Casanova mourut en 1798, mais on n’entendit aucunement parler des Mémoires (dans lesquels le prince de Ligne, à qui Casanova les avait lus, trouva du dramatique, de la rapidité, du comique, de la philosophie, des choses neuves, sublimes, inimitables même) avant 1820, lorsqu’un certain Carlo Angiolini apporta chez l’éditeur Brockhaus, de Leipzig, un manuscrit intitulé : Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797, tout entier de la main de Casanova. Ce manuscrit, que j’ai examiné à Leipzig, est écrit sur un papier jaunâtre et assez grossier, du format ministre ; l’écriture recouvre le recto et le verso des pages qui sont réunies par mains ; ici et là, la pagination indique que quelques feuillets ont été omis ; ils sont remplacés par des feuillets de papier plus mince et plus blanc, couverts de la belle écriture de Casanova qu’on ne saurait confondre. Le manuscrit est lié en douze paquets, correspondant aux douze volumes de l’édition originale, avec une seule lacune : les quatrième et cinquième chapitres du douzième volume manquent, comme l’indique l’éditeur de l’édition originale, qui ajoute : « Il n’est guère probable que ces deux chapitres aient été retranchés du manuscrit de Casanova par une main étrangère ; tout nous incline à croire que l’auteur lui-même les supprima, dans l’intention sans doute de les récrire, mais sans avoir trouvé le temps de le faire. » Le manuscrit se termine brusquement avec l’année 1774 et non pas avec l’année 1797, comme le titre nous amènerait à le supposer.

Ce manuscrit, dans son état original, n’a jamais été imprimé. Herr Brockhaus, après avoir acquis le manuscrit, le fit traduire en allemand par Wilhelm Schütz, mais avec de nombreuses omissions et modifications et il publia, volume par volume, cette traduction de 1822 à 1828 sous le titre de : Aus den memoiren des Venetianers Jacob Casanova de Seingalt. Pendant que l’édition allemande était en cours de publication, Herr Brockhaus employa un certain Jean Laforgue, professeur de français à Dresde, à revoir le manuscrit original. Ce Jean Laforgue, selon ses idées du style élégant, corrigea le français vigoureux, bien qu’incorrect et mêlé d’italianismes, de Casanova ; il supprima des passages qui, au point de vue moral ou politique, lui semblèrent trop libres, il changea les noms de certaines personnes ou remplaça ces noms par des initiales. Ce texte, ainsi révisé, fut aussi publié en douze volumes : les deux premiers, en 1826, les troisième et quatrième, en 1828, les quatre suivants en 1832 et les quatre derniers en 1838. La couverture des quatre premiers porte la marque de Brockhaus de Leipzig et de Ponthieu et Cie de Paris ; les quatre suivants, la marque Heidelhoff et Campé à Paris, et les derniers rien autre que : Bruxelles. Ces douze volumes sont uniformes et furent en réalité tous imprimés pour la maison Brockhaus. Cette édition, bien qu’elle soit loin de représenter le texte exact, est la seule qui fasse autorité et les références que j’indique au cours de cet article se rapportent à elle.

En feuilletant le manuscrit, à Leipzig, j’ai lu quelques-uns des passages supprimés et j’ai regretté leur suppression ; mais Herr Brockhaus, le représentant actuel de la firme, m’a assuré que leur nombre n’était pas considérable. Néanmoins, le dommage causé, par les continuelles modifications de Jean Laforgue, à la vivacité du récit tout entier est incalculable. J’ai pu comparer maints passages et j’ai rarement trouvé trois phrases consécutives qui n’aient pas été touchées. Herr Brockhaus (dont je ne saurais suffisamment reconnaître la courtoisie) eut l’amabilité de faire copier à mon intention tout un passage qu’ensuite je collationnai et contrôlai mot à mot. Dans ce passage, Casanova dit, par exemple : Elle venait presque tous les jours lui faire une belle visite ; le texte imprimé dit : Cependant, chaque jour, Thérèse venait lui faire une visite. Casanova parle de quelqu’un qui avait, comme de raison, formé le projet d’allier Dieu avec le diable ; et, dans le texte, on lit : qui, comme de raison, avait saintement formé le projet d’allier les intérêts du ciel aux œuvres de ce monde. Casanova nous déclare que Thérèse n’aurait pas commis un péché mortel pour devenir reine du monde ; pour une couronne, rectifie l’infatigable Laforgue. Il ne savait que lui dire devient : dans cet état de perplexité, et ainsi de suite. Il faut donc admettre que les Mémoires tels que nous les avons ne sont qu’une sorte de pâle calque des vives couleurs de l’original.

Quand les Mémoires de Casanova parurent, des doutes furent émis sur leur authenticité ; d’abord en 1827, par Ugo Foscolo dans la Westminster Review ; puis par Quérard, qui passait pour une autorité en matière d’écrits anonymes ou pseudonymes ; finalement, par Paul Lacroix, le bibliophile Jacob, qui insinua, ou plutôt exprima sa certitude que le véritable auteur des Mémoires était Stendhal, dont il se figurait à chaque page reconnaître « l’esprit, le caractère, les idées et le style ». Cette théorie, aussi absurde et aussi peu établie que celle qui attribue à Bacon le théâtre de Shakespeare, a été négligemment acceptée, ou eu tous cas admise comme possible, par maints excellents érudits qui n’ont jamais pris la peine d’examiner eux-mêmes la question. Elle fut d’ailleurs réduite à néant par une série d’articles d’Armand Baschet intitulés Preuves curieuses de l’authenticité des Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, et publiés en janvier, février, avril et mai 1881 dans le Livre que dirigeait alors M. Octave Uzanne. Ces preuves furent corroborées par deux articles d’Alessandro d’Ancona sur Un Avventuriere del Secolo XVIII, qui parurent dans la Nuova Antologia du 1er février et du 1er août 1882. Baschet n’avait jamais vu le manuscrit des Mémoires, mais il tenait de MM. Brockhaus tous les faits qu’il avançait et il avait personnellement examiné, dans les archives vénitiennes, les nombreux documents concernant Casanova. Un examen similaire fut fait vers la même époque par l’abbé Fulin, et moi-même, en 1894, ignorant alors que la découverte était déjà faite, je la refis à mon profit. L’arrestation de Casanova, son emprisonnement dans les Piombi, la date exacte de son évasion, le nom du moine qui l’accompagna, tout cela est prouvé par des documents contenus dans les riferte de l’Inquisition d’État ; il y a là les comptes pour les réparations du plafond et des murs de la cellule d’où il s’échappa ; les rapports des espions sur la dénonciation desquels il fut arrêté pour sa dangereuse liberté de parole eu matière de religion et de moralité. Les mêmes archives possèdent quarante-huit lettres adressées, de 1763 à 1782, par Casanova aux Inquisiteurs d’État, et classées dans les Riferte dei Confidenti, ou rapports des agents secrets ; la première sollicitant la permission de rentrer à Venise, les autres donnant des renseignements sur les immoralités de la ville, après qu’il y fut revenu — tout cela de la même écriture que les Mémoires. F. W. Barthold, dans Die Geschichtlichen Persönlichkeiten in J. Casanova’s Memoiren, 2 vols., 1846, avait déjà examiné une centaine des allusions que fait Casanova à des personnages bien connus, démontrant la parfaite exactitude de toutes sauf six ou sept, et, parmi celles-ci, il n’en attribuait qu’une seule à la charge de l’auteur. Baschet et d’Ancona continuèrent ce qu’avait commencé Barthold ; d’autres investigateurs, en France, en Italie, en Allemagne, les suivirent, et deux choses sont maintenant certaines, d’abord, que Casanova écrivit lui-même les Mémoires publiés sous son nom bien que non pas textuellement sous la forme précise que nous en avons ; et secondement, que, puisque leur véracité devient de plus en plus évidente à mesure qu’on les confronte avec des témoins de plus en plus indépendants, il n’est que juste de supposer qu’ils sont également véridiques lorsque les faits sont tels qu’ils ne pouvaient être connus que de Casanova lui-même.

II §

Pendant plus de soixante ans, on sut que Casanova vécut les quatorze dernières années de sa vie à Dux, qu’il y écrivit ses Mémoires et qu’il y mourut. Pendant tout ce temps, on discuta l’authenticité et la véracité des Mémoires, on fit de divers côtés des enquêtes sur Casanova, et personne ne prit jamais la peine, ou n’obtint la permission de faire de minutieuses recherches dans le seul endroit où, précisément, selon toute apparence, on devait trouver quelque chose. L’existence de manuscrits à Dux n’était connue que de quelques personnes et même la plupart d’entre elles ne la connaissaient que par ouï-dire ; c’est ainsi que me fut réservée la singulière bonne fortune d’être le premier à découvrir, lors d’un séjour chez le comte Waldstein, en septembre 1899, les très intéressantes choses contenues dans ces manuscrits. M. Octave Uzanne, bien qu’il n’eût pas lui-même visité Dux, s’était procuré des copies de fragments de ces manuscrits, qui furent publiés par lui dans le Livre en 1887 et 1889. Mais quand disparut le Livre, en 1889, le Casanova inédit prit fin, et n’a jamais, autant que je puis le savoir, été continué ailleurs. Hors la publication de ces fragments, rien n’a été tiré des manuscrits de Dux, et aucune description n’en a été donnée par aucun de ceux à qui il fut permis de les examiner.

Dès le moment où j’eus découvert l’existence des documents des archives vénitiennes, c’est-à-dire pendant cinq ans, je désirai vivement aller à Dux ; et c’est pendant l’été d’il y a quatre ans, alors que je me trouvais chez le comte Lützow, à Zampach, en Bohème, qu’on m’en facilita obligeamment le moyen. Le comte Waldstein, le chef actuel de la famille, mit avec une extrême courtoisie tous ses manuscrits à ma disposition et m’invita à venir faire un séjour auprès de lui. Malheureusement, le matin même du jour où j’arrivai à Dux, il dut s’absenter. Il avait tout fait préparer pour moi et je fus reçu par un de ses amis, le Dr Kittel, dont je tiens aussi à reconnaître la courtoisie. Après une rapide visite du château, nous partîmes en voiture pour Oberleutensdorf, un schloss plus petit, près de Komotau, où résidait alors la famille Waldstein. L’air était vif et réconfortant, les deux chevaux russes filaient comme le vent, et nous roulions à toute allure dans des ténèbres inquiétantes, à travers une étrange contrée, noircie par les mines de charbon, à travers de sombres bois de pins où de farouches populations habitent dans des petites agglomérations minières. Parfois, nous croisions, sur la route, des hommes et des femmes revêtus de leurs habits du dimanche ; puis, un long espace de silence, et nous étions en pays découvert, galopant entre les champs immenses, enfermés dans un cercle de collines brumeuses que j’aperçus plus distinctement le lendemain matin.

Le retour à Dux fut une entrée triomphale. Nous traversâmes à toute bride la grande place pleine de gens venus pour le marché du lundi ; des ustensiles, des poteries, des légumes en tas par terre, sur les pavés inégaux, jusqu’à la grand’porte du château, laissaient libre à peine le passage de la voiture. J’eus la sensation d’arriver dans un énorme édifice : tous les châteaux de Bohême sont grands, mais celui-là ressemblait à un palais royal. Situé au milieu de la ville, à la mode bohémienne, il s’ouvre derrière sur de vastes jardins donnant l’illusion de la campagne. Je passai de chambre en chambre, de corridor en corridor : partout il y avait des tableaux, partout des portraits de Wallenstein ou des toiles représentant des batailles dans lesquelles il avait mené ses troupes. La bibliothèque, qui fut formée, ou du moins arrangée par Casanova, et qui est demeurée telle qu’il la laissa, contient environ 25 000 volumes, dont quelques-uns ont une valeur considérable ; l’un des plus fameux ouvrages de la littérature tchèque, l’« histoire de l’Église » de Skala, existe manuscrit à Dux et c’est d’après ce manuscrit que furent imprimés les deux volumes publiés. La bibliothèque fait partie du musée qui occupe le rez-de-chaussée d’une aile du château. Dans la première salle sont disposées décorativement des armes de toute sorte, couvrant d’étranges dessins les murs et le plafond. La seconde salle renferme une collection de poteries recueillies par le Waldstein de Casanova, lors des voyages qu’il fit en Orient. De curieux jouets mécaniques, des ivoires sculptés emplissent la troisième salle. Finalement on arrive à la Bibliothèque qui occupe les deux salles du fond. Les rayons en sont peints en blanc et s’élèvent jusqu’aux voûtes basses du plafond qui est blanchi à la chaux. Dans le coin d’une des fenêtres est pendu un beau portrait gravé de Casanova.

Après que j’eus visité tout le château, si longtemps la demeure de Casanova, je fus mené dans le bureau du comte Waldstein, où l’on me laissa avec les manuscrits. Je trouvai six casiers de cartons, de dimensions suffisantes pour contenir des papiers de grand format et sur le dos desquels se lisait : « Graff Waldstein-Würtenberg’sches Real Fideicommiss, Dux-Oberleutensdorf : Handschriftlicher Nachlass Casanova. » Ces casiers étaient placés debout, comme des livres, et ils s’ouvraient sur le côté. En les ouvrant l’un après l’autre, je vis des séries successives de manuscrits rassemblés confusément malgré un ordre apparent et une description fort généralisée du contenu. La plupart des manuscrits étaient de l’écriture de Casanova que je pus voir devenir, à mesure que les années passaient, de plus en plus tremblée. La majeure partie est en français, le reste, en italien. Le commencement d’un catalogue de la bibliothèque, bien qu’on dise qu’il soit de lui, n’est pas de sa main ; peut-être fut-il écrit sous sa dictée. Il y avait aussi quelques copies de poèmes italiens et latins non tracés de sa main ; puis plusieurs gros paquets de lettres à lui adressées et embrassant une période de plus de trente ans. Presque tout le reste était de l’écriture de Casanova.

Je pris d’abord les plus petits manuscrits, parmi lesquels je trouvai, pêle-mêle, des notes de blanchissage, d’hôtels, des factures, des listes de lettres envoyées, des brouillons de lettres pleins de rature, des notes sur des livres, sur la théologie, les mathématiques, des calculs, des vers français et italiens, avec variantes, une longue liste de noms classiques qui sont ou non francisés, avec les raisons pour ou contre, « ce que je dois porter à Dresde », des titres sans rien qui suive, tels que : « réflexions sur la respiration, sur la vraie cause de la jeunesse, — les corbeaux », une nouvelle méthode de gagner à la loterie de Rome, des recettes parmi lesquelles une longue liste imprimée de parfums vendus à Spa ; une coupure de journal, datée de Prague, 25 octobre 1790, et relative à la trente-septième ascension en ballon de Blanchard ; des remerciements à quelque « noble donateur » pour le cadeau d’une chienne appelée Finette, et un passeport pour M. de Casanova, Venetian, allant d’ici en Hollande, 13 octobre 1708 (ce passeport bon pour quinze jours) avec un ordre pour l’usage gratis de chevaux de poste de Paris à Bordeaux et Bayonne3.

Occasionnellement, on jette un coup d’œil sur sa vie journalière à Dux, comme dans cette note, griffonnée sur un fragment de papier : « Je vous supplie de dire à ma servante que c’est des biscuits que je veux manger trempés dans du vin pour me fortifier l’estomac. Je crois qu’on en trouve de tous faits chez Roman. » D’ordinaire, ces notes, bien que suggérées souvent par des nécessités purement personnelles, se terminent par des considérations plus générales ; ou bien commencent par des considérations générales et prennent fin avec la mention d’un fait particulier. Ainsi, par exemple, débute un fragment de trois pages : « Un compliment qui n’est pas fait que pour dorer la pilule est une véritable impertinence, et monsieur Bailli n’est qu’un charlatan, auquel le monarque aurait dû cracher au visage, mais le pauvre monarque tremblait de peur. » Un manuscrit intitulé : « Essai d’Égoïsme » daté : « Dux, ce 27 juin 1769 », contient au milieu de réflexions diverses l’offre de louer son appartement contre une somme d’argent suffisant à « tranquilliser pour six mois deux juifs créanciers qui sont à Prague ». Un autre manuscrit est intitulé « Orgueil et sottise » et commence avec une longue série d’antithèses, telles que : « Tous les sots ne sont pas orgueilleux et tous les orgueilleux sont sots. Plusieurs sots sont heureux, tous les orgueilleux sont malheureux. » Sur le même feuillet suit cet exemple : « S’il est possible de composer un dystique latin de la plus grande beauté sans savoir ni la langue latine ni la prosodie. Il faut examiner la possibilité, et l’impossibilité, et après voir quel est l’homme qui se dit auteur du dystique, car au monde il y a des hommes étonnants. Mon frère enfin doit avoir composé le dystique puisqu’il le dit et puisqu’il m’a fait la confiance tête à tête. J’ai eu il est vrai de la difficulté à le croire, mais comment faire ? Ou il faut le croire ou le supposer capable de dire un mensonge qui ne peut être dit que par un sot, et cela est impossible, car toute l’Europe sait que mon frère n’est pas un sot. »

Ici comme si souvent dans ses manuscrits, nous voyons pour ainsi dire Casanova penser sur le papier.

Pour rédiger cette espèce de journal intermittent, il se sert de fragments quelconques de papier, parfois, la page blanche d’une lettre au revers de laquelle se lit encore l’adresse ; et c’est un trait caractéristique de l’homme à l’esprit infiniment curieux qu’était en réalité cet aventurier, qu’il y ait si peu de détails purement personnels dans ces notes occasionnelles. Fréquemment, elles sont entièrement abstraites ; d’autres fois, des jeux d’esprit métaphysiques, comme la liste de quatorze « différentes gageures », qui commence ainsi :

« Je parie qu’il n’est pas vrai qu’un homme qui pèse cent livres pèsera davantage si vous le tuez.

« Je parie que si une différence doit y être, il pèsera moins.

« Je parie que la poudre de diamant n’a pas la force de tuer un homme. »

À côté de ces excursions fantaisistes dans le domaine de la science, il est des choses plus sérieuses comme la note sur l’algèbre :

« Avant l’année 1494, l’algèbre existait, mais elle n’était parvenue qu’à la solution des problèmes du second degré inclusivé. Les anciens n’avaient pas pu la pousser plus loin. »

Sur un autre bout de papier Casanova déclare :

« Je n’aime pas non plus les villes régulières, Turin, Nancy, Lille, Windsor. J’aime Venise, Rome, Florence, Milan, Constantinople, Gênes. »

Puis, il redevient abstrait et scrutateur, et il rédige deux pages, pleines d’un savoir curieux et insolite, sur le nom du Paradis :

« Le nom de Paradis est un nom génésique qui indique lieu voluptueux : ce terme est persan. Ce lieu voluptueux fut fait par Dieu avant que de créer l’homme. »

On se rappelle que Casanova se querella avec Voltaire, parce que celui-ci lui avait dit franchement que sa traduction de l’Écossaise n’était pas bonne. Il est piquant de lire ces lignes justement indignées.

« Voltaire, le hardi Voltaire, dont la plume n’a pas de frein, Voltaire qui dévora la Bible, et ridiculise nos dogmes, doute, et après avoir fait des prosélytes d’impiété, n’a pas bonté, étant réduit à l’extrémité de la vie, de demander les sacrements, et de mettre sur son corps plus de reliques que Louis onze n’en avait à Amboise. »

Voici une opinion qui se rapproche du ton des Mémoires :

« Une folle jolie, sage, et vertueuse tant qu’il vous plaira, ne doit point trouver mauvais qu’un homme séduit par ses charmes se mettre à l’entreprise d’en faire la conquête. Si cet homme ne peut lui convenir par aucun rapport, quand même sa passion serait criminelle elle ne doit jamais s’en offenser, ni le maltraiter, elle doit être douce, le plaindre, si elle ne l’aime pas, et lui suffise de se tenir invinciblement attachée à son propre devoir. »

À l’occasion, il touche aux sujets esthétiques, comme dans le fragment suivant qui commence par cette définition libérale de la beauté :

« L’harmonie fait le beau, dit M. de S. P.4, mais la définition est trop courte, s’il croit avoir tout dit. Voici la mienne. Souvenons-nous que le sujet est métaphysique. Un objet véritablement beau doit paraître beau à tous ceux dont les yeux tomberont dessus. Voilà tout : on ne peut pas en dire davantage. »

Parfois, nous avons une anecdote et son commentaire, destinés sans doute à servir à la rédaction de cette dernière partie des Mémoires qui n’a jamais été écrite ou qui a été perdue. Voici une feuille volante, datée « ce 2e septembre 1791 », et intitulée « Souvenir ».

« Le prince de Rosenberg me dit en descendant l’escalier que Mme de Rosenberg étoit morte, et me demande si le comte de Waldstein avoit dans la bibliothèque l’illustration de la villa d’Altichiero, que l’Empereur avoit demandé en vain au bibliothécaire de la ville de Prague et lorsque je lui ai répondu qu’oui il fit un rire équivoque. Un moment après, il me demande s’il pouvoit le dire à l’Empereur. — Pourquoi pas, monseigneur ? Ce n’est pas un secret. Est-ce que S. M. viendra à Dux ? — S’il va à Oberlaitensdorf (sic) il verra Dux aussi, et il pourra vous la demander, car il y a un monument qui le regarde lorsqu’il étoit grand-duc. — Dans ce cas, S. M. pourra voir mes remarques critiques sur les planches égyptiennes.

« L’Empereur me demande ce matin VI 7bre comment je m’occupais à Dux et je lui ai répondu que je faisois une anthologie italienne. — Vous avez donc tous les Italiens ? — Tous, sire. — Voilà à quoi un mensonge attire. Si je ne lui avois pas menti en lui disant que je faisois une anthologie, je ne me serois pas trouvé dans la nécessité de lui mentir de nouveau en lui disant que nous avons tous les poètes italiens. Si l’Empereur vient à Dux, je me tue. »

« On dit que ce Dux est un endroit délicieux », écrit Casanova dans une de ses notes plus personnelles, « et je vois qu’il peut l’être pour plusieurs ; mais pas pour moi, car ce qui fait mes délices dans ma vieillesse est indépendant du lieu que j’habite. Quand je ne dors pas, je rêve, et quand je suis las de rêver, je broie du noir sur du papier, puis je lis, et le plus souvent je rejette tout ce que ma plume a vomi. »

Dans une liasse, j’ai trouvé une histoire inachevée sur Roland, et une aventure avec des femmes dans une cave ; puis une « Méditation à mon lever du 19 mai 1789 », suivie d’une « Courte réflexion d’un philosophe qui se trouve dans le cas de penser à se procurer la mort. À Dux, sortant du lit, 13 Xbre 1793, jour dédié à sainte Lucie, mémorable dans ma trop longue vie ».

Un énorme paquet, contenant des cryptogrammes, est intitulé : « Loterie grammaticale », et il y a aussi le litre d’un traité sur la « Duplication de l’Hexaèdre démontrée géométriquement à toutes les Universités et à toutes les Académies de l’Europe5 ».

On trouve encore des vers en quantité innombrable, français et italiens, à tous les états et atteignant parfois le degré d’achèvement de ceux-ci, qui apparaissent dans une demi-douzaine de brouillons :

Sans mystère point de plaisirs,
Sans silence point de mystère.
Charme divin de mes loisirs,
Solitude ! que tu m’es chère !

Puis c’est une quantité de manuscrits d’une certaine longueur et plus ou moins terminés : voici les manuscrits d’une traduction de l’Iliade, in ottava rima, publiée à Venise (1770-78) ; de l’Histoire de Venise ; de l’Icosameron, curieux livre publié en 1787, prétendant être « traduit de l’Anglais » mais, en réalité, ouvrage original de Casanova ; Philocalies sur les Sottises des Mortels, long manuscrit encore inédit ; le plan et le début de Le Polemarque ou la calomnie démasquée par la Présence d’esprit. Tragicomédie en trois actes, composée à Dux dans le mois de Juin de l’Année 1791, qui reparaît sous une autre forme dans le Polemoscope ; la Lorgnette menteuse ou la Calomnie démasquée, jouée devant la princesse de Ligne à son château de Tepliltz, en 1791. Voici un traité en italien : Delle Passioni ; de longs dialogues tels que : le Philosophe et le Théologien, et Rêve : Dieu-Moi ; il y a le Songe d’un Quart d’Heure divisé par minutes ; une très longue critique de Bernardin de Saint-Pierre ; la Confutation d’une Censure indiscrète qu’on lit dans la Gazette de Iéna. 19 juin 1789 ; un autre volumineux manuscrit, malheureusement imparfait, d’abord appelé l’Insulte, puis Placet au Public, et daté « Dux, ce 2e mars 1790 », se référant à la même critique de l’Icosameron et de la Fuite des Prisons. Ce dernier ouvrage, l’Histoire de ma fuite des Prisons de la République de Venise, qu’on appelle les Plombs, qui est la première esquisse de la plus fameuse partie des Mémoires, fut publié à Leipzig, en 1788 ; l’ayant lu à la Bibliothèque Saint-Marc, à Venise, je ne suis pas surpris d’apprendre, d’après ce document, que Casanova avait « laissé le soin de l’édition de ce petit livre à un jeune Suisse, qui eut le talent d’y mettre 100 fautes d’orthographie ».

III §

Nous en arrivons maintenant aux documents qui se rapportent directement aux Mémoires ; parmi les papiers se trouvent plusieurs tentatives de préface, dans lesquelles on voit la préface actuelle prendre graduellement forme. L’un de ces brouillons est intitulé : Casanova au Lecteur, un autre, Histoire de mon Existence, et un troisième Préface. Il y a aussi un bref et caractéristique Précis de ma vie, daté du 17 novembre 1797. Certaines de ces pages ont été imprimées dans Le Livre, en 1887. Mais de beaucoup le manuscrit le plus important que j’ai découvert et qu’apparemment je suis le premier à révéler, est un Extrait des Chapitres 4 et 5. Il est écrit sur du papier semblable à celui sur lequel les Mémoires sont écrits ; les pages sont numérotées 104-148 ; et malgré le titre d’Extrait, il paraît contenir, en tous cas, la plus grande partie des chapitres manquants auxquels j’ai déjà fait allusion, les chapitres IV et V du dernier volume des Mémoires. Dans ce manuscrit, nous retrouvons Armelline et Scolastica dont l’histoire est interrompue par la fin brusque du chapitre III ; nous retrouvons Mariuccia du volume VII, chap. 9, qui épousa un coiffeur ; et nous retrouvons aussi Jaconine, que Casanova reconnaît comme sa fille « beaucoup plus belle que Sophia que j’avais eue de Thérèse Pompeati que j’avais laissée à Londres6 ».

Voici un extrait des pages 107 et 108 :

« Nous y allons en pointe des pieds. Je vois deux lits ; dans un dormaient ses deux filles cadettes, dans l’autre je vois Guillelmin, et ma fille toutes les deux endormies sur leurs dos, toutes les deux jolies, et animées par des roses qui souvent ne brillent sur les joues d’une fille ou d’un garçon que quand il dort. La couverture laissait voir les poitrines des deux tendrons. Celle de ma fille était démeublée ; mais l’autre ressemblait aux bosses qu’on voit sur la tête d’un veau, qui est à la veille de pousser des cornes. On ne voyait ni leurs mains ni leurs avant-bras. Quelle vision ! Quel prestige ! Mariuccia rit de mon admiration ; mais elle veut l’augmenter. Elle prend sur elle de soulever lentement la couverture, et elle étale à la convoitise de mon âme dans deux charmans simulacres un tableau que pour être nouveau il suffisait que je ne puisse pas m’y attendre. Je vois les deux innocentes qui ayant un bras étendu chacun sur leur propre ventre tenaient la main un peu courbée sur les marques de leur puberté, qui commençait à pousser. Leur doigt du milieu se tenait immobile sur une petite partie de chair ronde, et presque imperceptible. Ce fut le seul moment de ma vie dans lequel j’ai connu avec évidence la véritable trempe de mon âme ; et j’en fus satisfait. J’ai ressenti une horreur délicieuse. Ce sentiment nouveau me força à recouvrir moi-même les deux nudités ; mes mains tremblaient. Quelle trahison ! L’espèce en était aussi neuve que cruelle. Mariuccia n’avait pas un esprit fait pour en comprendre la grandeur. Elle avait trahi de bonne foi le plus grand secret de deux âmes innocentes dans le moment de leur plus grande sécurité. Elles auraient pu mourir de douleur, si elles se fussent réveillées dans le moment que je considérais leur belle attitude. Une seule ignorance invincible aurait pu les garantir de la mort ; et je ne pouvais pas la leur supposer. »

Peu de passages des Mémoires sont plus intimement caractéristiques de Casanova que celui-ci, reproduit exactement tel qu’il l’écrivit.

Il est curieux que ce très important manuscrit, qui comble une lacune dans les Mémoires, n’ait jamais été découvert par quelqu’une des personnes qui ont eu l’occasion de feuilleter les manuscrits de Dux. Cela s’expliquerait par le fait que le casier dans lequel je trouvai le document contient divers papiers qui n’ont aucun rapport avec Casanova. Ceux qui ouvrirent ce casier ne poussèrent probablement pas plus loin leurs investigations. J’ai fait part de ma découverte à Herr Brockhaus et j’espère voir les chapitres IV et V à leur place quand l’édition tant désirée du texte intégral sera publiée.

Un autre manuscrit que j’ai trouvé raconte de façon fort piquante toute l’histoire de l’onguent de l’abbé de Brosses ; la guérison des boutons de la princesse de Conti ; et la naissance du duc de Montpensier qui est relatée très brièvement et avec beaucoup moins de malice, dans les Mémoires (vol. III, p. 327). Les lecteurs des Mémoires se rappellent le duel de Casanova avec le comte Branicki à Varsovie en 1766 (vol. X, pp. 271-320), affaire qui eut un certain retentissement à l’époque et dont on trouve un récit dans, une lettre adressée par l’abbé Taruffi au dramaturge Francesco Albergati, lettre datée de Varsovie, 19 mars 1766, et citée par Ernesto Masi, dans sa Vie d’Albergati, Bologne, 1878. Un manuscrit de la main de Casanova, à Dux, donne une version de ce duel, à la troisième personne, il est intitulé : Description de l’Affaire arrivée à Varsovie le 5 mars 1766. Dans la Nuova Antologia (vol. 67, p. 412) d’Ancona, à propos du récit de l’abbé Taruffi, il relève ce qu’il considère comme une légère dissemblance : Taruffi appelle la danseuse, cause du duel, La Casacci, tandis que Casanova la nomme La Catai. Dans le présent manuscrit, Casanova parle de La Casacci ; La Catai est évidemment une des altérations arbitraires de M. Laforgue.

En tournant les feuillets d’un petit manuscrit, mon regard fut attiré par ce nom : Charpillon, qui, comme s’en souviennent les lecteurs des Mémoires, est le nom de la harpie par qui Casanova souffrit tant à Londres, en 1763-64. Le passage débute ainsi :

« Je suis arrivé à Londres il y a six mois, et je les ai vues chez elles, et la jeune fille m’agaça avec ses charmes plusieurs fois vendus, et suspendit ma juste colère et mes prétensions pour vouloir être paié. A la fin, voiant qu’il n’y avait que des fripons au jeu qui faisait perdre l’argent à tou ceux qui y allaient et des manèges d’infamies fondés sur ma commerce d’amour illicite, revenu en moi-même, je les ai quittés. »

Ce manuscrit ajoute des détails à l’histoire racontée dans les neuvième et dixième volumes des Mémoires et fait allusion à la rencontre avec les Charpillon, quatre ans et demi auparavant, décrite dans le volume V, pages 482-85. Toute la narration est faite sur un ton d’indignation. Ailleurs, je trouvai une lettre écrite par Casanova, mais non signée, se rapportant à une communication anonyme qu’il avait reçue au sujet des Charpillon et se terminant par ces mots : « Mon écriture est connue. »

Ce n’est qu’à la fin que je mis la main sur de gros paquets de lettres adressées à Casanova et si soigneusement conservées que de petits fragments de papier sur lesquels furent tracés des post-scriptum sont encore à leur place. On voit encore les sceaux au dos d’une grande partie de ces lettres, sur du papier qui a légèrement jauni avec l’âge, laissant cependant l’encre presque toujours fraîche. Elles viennent de Venise, Paris, Rome, Prague, Bayreuth, La Haye, Gênes, Fiume, Trieste, etc., et leurs adresses portent autant d’endroits divers, souvent « poste restante ». Beaucoup sont des lettres de femme ; certaines, d’une superbe écriture et sur du papier épais, d’autres, sur de quelconques bouts de papier, péniblement tracées et mal orthographiées. Une comtesse écrit sur un ton pitoyable, implorant du secours ; une autre proteste de son amour en dépit des « nombreux chagrins » qu’il lui a causés ; celle-ci demande « de quelle façon ils vivront ensemble » ; celle-là se lamente de ce que la rumeur a couru qu’elle vit secrètement avec lui, ce qui peut nuire à sa réputation à lui. Les unes sont en français, mais la plupart en italien. Mon cher Giacometto, écrit l’une, Carissimo e amatissimo écrit une autre. Ces lettres de femmes sont en grand désordre et elles auraient besoin d’un soigneux classement avant qu’il fût possible de se rendre compte de leur importance. C’est ainsi que je trouvai des lettres de la même écriture, séparées par d’autres d’une écriture distincte ; beaucoup ne sont pas signées ou seulement d’une initiale ; beaucoup aussi ne sont pas datées ou seulement du jour de la semaine ou du mois. Il en est un grand nombre datant de 1779 à 1786, signées « Francesca Buschini », nom que je ne puis identifier ; elles sont écrites en italien et l’une d’elles commence ainsi : Unico Mio vero Amico. D’autres sont signées « Virginia B. » et l’une d’entres elles et datée de « Forli, 15 oct. 1773 ». Il y a aussi une « Theresa B. » qui écrit de Gênes. J’éprouvai quelque difficulté à identifier toute une série de lettres en français, lettres très affectueuses et très intimes, habituellement sans signature, et parfois signées « B. » La correspondante se désigne par : Votre petite amie, ou elle termine par cette phrase, demi sourire, demi reproche : « Bonsoir et dormez mieux que moi. » Dans une lettre envoyée de Paris en 1759, elle écrit : « Ne me croyez jamais que lorsque je vous dis que je vous aime et que je vous aimerai toujours. » Dans une autre, d’orthographe défectueuse comme ses lettres le sont souvent, elle dit : « Soyez seur que meauvais discours, vapors, calomnie, rien ne pourra changer mon cœur qui est tout à vous et qui ne veut point changer de maître. » Or, il me semble que ces lettres doivent être de Manon Baletti et que c’est à elle qu’il est fait allusion dans le VIe volume des Mémoires. Nous y lisons (page 60) comment, le jour de Noël 1759, Casanova reçut, de Paris, une lettre dans laquelle Manon lui annonçait son mariage avec « M. Blondel, architecte du roi et membre de son académie ». Elle retourne à Casanova les lettres qu’il lui écrivit et le prie de lui rendre celles qu’elle lui adressa, ou de les brûler. Au lieu de se conformer à ce désir, il permet à Esther de les lire, se proposant de les brûler après cela. Esther le supplie de lui permettre de garder ces missives, promettant qu’elle « les conservera religieusement toute sa vie ». « Ces lettres étaient au nombre de plus de deux cents et les plus courtes avaient quatre pages », dit-il. Il n’en existe certainement pas deux cents à Dux, mais il me semble grandement probable que Casanova fit un choix dans les lettres de Manon et que c’est cela que j’ai trouvé.

Mais, quoi qu’il en soit, je fus assez heureux pour découvrir le paquet de lettres que je cherchais anxieusement : les lettres d’Henriette, dont la perte a été déplorée par tous ceux qui se sont occupés de Casanova. Henriette, on se le rappelle, apparaît pour, la première fois à Cesena, en l’année 1748. Après leur rencontre à Genève, elle reparaît avec un romanesque à propos, vingt-deux ans plus tard, à Aix en Provence ; et elle écrit à Casanova proposant « un commerce épistolaire », lui demandant ce qu’il a fait depuis son évasion et promettant de faire de son mieux pour lui raconter tout ce qu’elle a vu et tout ce qui lui est arrivé pendant ce long intervalle. Après avoir cité cette lettre, Casanova ajoute qu’il lui a répondu, acceptant cet échange de correspondance et lui racontant brièvement ses vicissitudes ; qu’elle lui relata à son tour, en une quarantaine de lettres, toute l’histoire de sa vie. « Si elle meurt avant moi, j’ajouterai ces lettres aux présents Mémoires, mais aujourd’hui elle vit encore, et toujours heureuse, bien que vieille maintenant. » On n’a jamais su ce qu’il advint de ces lettres et pourquoi elles ne furent pas ajoutées aux Mémoires. J’en ai retrouvé un grand nombre, quelques-unes signées de son nom de femme, tout au long : « Henriette de Schnetzmann, » et je suis porté à croire qu’elle survécut à Casanova, car une des lettres est datée de Bayreuth, 1798, année de la mort de Casanova. Elles sont particulièrement charmantes, ces missives, avec un mélange de malice et de distinction, et je citerai le début et la fin de la dernière lettre que je parvins à trouver. Elle commence : « Non, il est impossible de bouder avec vous », et se termine : « Si je deviens vicieuse, c’est vous, mon mentor, qui me rendez ainsi et je jette mes péchés sur vous. Encore, si j’étais damnée, je serai votre très dévouée amie Henriette de Schnetzmann. » Casanova avait vingt-trois ans quand il rencontra Henriette ; et, alors qu’il en a soixante-treize, elle lui écrit, vieille aussi, comme si les cinquante années qui se sont écoulées étaient effacées de sa mémoire fidèle. Combien d’amants plus discrets et moins volages ont eu, malgré les changements, une constance pareille à celle dont témoigne cette correspondance ? Et ne suggère-t-elle pas un aspect de Casanova qui n’est pas tout à fait celui du monde ? Selon moi, elle révèle l’homme réel, qui, peut-être, entre tous, comprit le mieux ce que Shelley voulut dire quand il parle de « l’amour véritable qui diffère en ceci de l’or ou de l’argile que, divisé, il n’est pas séparé ».

Mais bien que naturellement les lettres de femmes m’aient surtout intéressé, elles ne formaient qu’une certaine proportion de la masse de correspondance que je feuilletai. Il y avait des lettres de Carlo Angiolini, celui qui plus tard apporta le manuscrit à Brockhaus ; de Balbi, le moine qui s’évada des Piombi avec Casanova ; du marquis Albergati, auteur, acteur et excentrique, dont il est question dans les Mémoires, du marquis Mosca, « homme de lettres distingué que j’étais anxieux de voir », nous dit Casanova dans le même volume où il décrit sa visite aux Mosca, à Pesaro ; de Zulian, le frère de la duchesse de Fiano ; de Richard Lorrain, « bel homme, ayant de l’esprit, le ton et le goût de la bonne société », qui vint s’installer à Gorizia en 1773, pendant que Casanova s’y trouvait ; du procurateur Morosini, dont il parle dans ses Mémoires comme de son « protecteur » et l’un de ceux par qui il obtint la permission de retourner à Venise. Son autre « protecteur », l’avocador Zaguri, avait, dit Casanova, « depuis l’affaire du marquis Albergati, entretenu une correspondance très intéressante avec moi » ; et, de fait, je découvris un paquet ne contenant pas moins de cent trente-huit lettres de lui, pendant une période qui va de 1784 à 1798. Une autre liasse contient cent soixante-douze lettres du comte de Lamberg. À propos de sa visite chez ce dernier, à Augsbourg, en 1761, Casanova écrit dans ses Mémoires :

« Je passais très agréablement mes soirées chez le comte de Max de Lamberg qui résidait à la cour du Prince-Évêque avec le titre de grand-maréchal. Ce qui m’attachait particulièrement au comte Lamberg, c’était son talent littéraire. Érudit de premier ordre, instruit au suprême degré, il avait publié plusieurs ouvrages fort estimés. J’eus avec lui un échange de lettres qui ne prit fin qu’à sa mort, il y a quatre ans, en 1792. »

Casanova dit qu’à sa seconde visite à Augsbourg, au début de 1767, il « soupa avec le comte Lamberg deux ou trois fois par semaine », pendant les quatre mois qu’il y séjourna. C’est de cette année-là que part la correspondance que je trouvai ; elle se termine en effet l’année de la mort du comte, en 1792. Dans son Mémorial d’un Mondain, Lamberg parle de Casanova comme d’« un homme connu en littérature, un homme de profond savoir ».

Dans la première édition, qui est de 1774, il se lamente de ce qu’« un homme tel que M. de S. Galt » ne soit pas encore rentré en grâce auprès du gouvernement vénitien, et dans la seconde édition, de 1770, il se réjouit du retour de Casanova à Venise. Puis, il y a des lettres de Da Ponte, le même qui, dans ses Memorie scritte da esso (1829), relate l’histoire des curieuses relations de Casanova avec Mme d’Urfé, des lettres de Pittoni, de Bono, et d’autres mentionnés en diverses parties des Mémoires et d’une douzaine d’autres qui n’y sont pas mentionnés. Les seules lettres de cette collection qui aient été publiées sont celles du prince de Ligne et du comte Kœnig.

IV §

Casanova nous dit, dans ses Mémoires, que, pendant les dernières années de son séjour à Dux, il n’avait réussi à empêcher la mélancolie noire de dévorer sa pauvre existence ou de lui faire perdre l’esprit, qu’en écrivant dix ou douze heures par jour. Les manuscrits de Dux, si abondants, nous montrent avec quelle persistance il était à l’œuvre sur une variété extraordinaire de sujets, outre les mémoires et les divers livres qu’il publia au cours de ces années-là. Nous le voyons jetant sur le papier tout ce qui lui vient à l’esprit, pour son amusement et certainement sans la moindre pensée de publication ; engageant de savantes controverses ; écrivant des traités sur d’obscurs problèmes mathématiques ; composant des comédies pour être jouées devant les voisins du comte Waldstein ; écrivant des vers en deux langues, avec, à vrai dire, plus de patience que de succès ; composant des dialogues philosophiques où Dieu et lui-même étaient les interlocuteurs, et tenant à jour une correspondance étendue, à la fois avec des hommes distingués et des femmes délicieuses. Son activité cérébrale jusqu’à l’âge de soixante-treize ans est aussi prodigieuse que l’activité qu’il dépensa à vivre une vie multiforme et inénarrable. Comme dans la vie tout ce qui vivait l’intéressa, de même, dans sa retraite, chaque idée l’attire séparément, et il leur fait accueil avec la même impartialité dont il fit preuve eu accueillant ses aventures. La passion s’est intellectualisée et n’en reste pas moins passionnée. Il veut tout faire et rivaliser avec tous ; et ce n’est qu’après avoir passé sept ans à accumuler des connaissances mêlées et à exercer en maintes directions ses facultés qu’il se retourne pour jeter un regard sur sa vie passée et la revivre dans sa mémoire tout en narrant ce qui l’a le plus intéressé. « J’écris dans l’espoir que mon histoire ne verra jamais le grand jour de la publication », dit-il, ne le pensant guère, nous pouvons en être sûrs, même pendant le moment d’hésitation qui naturellement peut lui venir. Mais si jamais un livre fut écrit pour le plaisir de l’écrire, ce fut celui-là ; et une autobiographie écrite pour soi-même ne peut vraisemblablement qu’être sincère.

« La vérité est le seul Dieu que j’ai jamais adoré », dit-il ; et nous savons maintenant combien véridique était cette affirmation. Dans cet article je n’ai fait que résumer les plus importantes confirmations de son exactitude quant aux faits et aux dates ; le nombre pourrait en être indéfiniment accru. Dans les manuscrits nous en trouvons d’innombrables et la principale valeur de leur témoignage c’est qu’ils ne nous disent rien que nous n’ayons déjà pu connaître, si nous avions simplement cru Casanova sur parole. Mais, il n’est pas toujours facile de croire les gens sur parole, quand ils écrivent sur eux-mêmes, et le monde a fort répugné à prendre Casanova tel qu’il se représente. Un a particulièrement refusé de croire qu’il disait la vérité, quand il nous raconte ses aventures avec les femmes. Mais les lettres contenues dans ses manuscrits nous montrent les femmes de Casanova lui écrivant avec toute la ferveur et la fidélité qu’il leur attribue, et elles nous le montrent sous la figure d’un amant tout aussi fervent et fidèle. Dans chaque fait, dans chaque détail, comme dans l’impression intime qu’ils laissent, ces manuscrits font comparaître devant nous un Casanova absolument semblable à celui des Mémoires. En retrouvant Casanova chez lui, ce fut comme si je retrouvais un vieil ami, qui m’était déjà parfaitement connu, avant d’entreprendre mon pèlerinage à Dux.

Tome XLVIII, numéro 167, novembre 1903 §

Musique.
Opéra-Comique : La Tosca, de MM. Sardou et Puccini §

Tome XLVIII, numéro 167, novembre 1903, p. 529-538 [536‑538].

Nos bons voisins d’Italie nous ont envoyé leur jeune reine. C’est très gentil de leur part, d’autant qu’elle est monténégrine et jolie. Qu’ils y aient ajouté leur petit roi et son grand plumet, je n’ai rien à en dire ici ; mais ils devraient bien garder leur musique. Ce n’est pas que M. Puccini ne se distingue avantageusement de ses confrères « véristes ». Il possède une routine de métier, une « élégante » habileté d’écriture et d’orchestration dont MM. Mascagni et Leoncavallo se manifestent candidement dépourvus. Mais on paraît être bigrement en retard au-delà des Alpes. M. Puccini nous arrive avec un bagage un peu défraîchi. « C’est notre Massenet, à nous !… », déclarait à son propos un impresario romain récemment interviewé. Et voici que cet homme intrépide nous rapporte la Tosca MM. Sardou et Massenet à la fois : ce serait la résurrection des morts. Malheureusement, il y a belle lurette que Michel-Ange est enterré, qui s’essaya assez glorieusement au sujet, et il faut venir de bien loin pour ignorer que le jugement dernier et définitif est rendu à l’égard de telles ombres illustres mais obstinées. Nous dûmes donc resubir la Tosca, retraduite de l’adaptation transalpine en un français original où le poète Paul Ferrier affirme une confiance plutôt désarmante aux vertus intrinsèques de la rime :

         Ah ! je respire !
         Fut-il terreur pire ?
Je voyais partout la face d’un sbire !

et une rare, encore qu’opiniâtre témérité d’enjambement :

         C’était pour
Moi la trame d’un doux roman d’amour !
……………………………………………
                                    Guette
La Tosca, dis-lui en cachette……
         Fais mieux ! Porte-lui cette
         Lettre !……

Mais, outre M. Massenet, M. Puccini connaît aussi Gounod et Meyerbeer. Il doit même avoir entendu une ou deux fois le premier acte des Maîtres Chanteurs. Au vieux mélo dont nous avions joyeusement oublié les ficelles il incorpora la salade de souvenirs adroitement travestis, et la confiture de ses inspirations… personnelles, si j’ose dire. Il en résulte un singulier méli-mélo auquel on ne saurait toutefois refuser une certaine homogénéité, due sans doute à l’inconsciente et adéquate connivence des tendances associées. À quelque point de vue que ce soit, je m’avoue incapable de découvrir un rapport perceptible entre la Tosca et ce qu’on peut se permettre d’appeler un art dramatique ou musical. Avec ses gros effets de torture, de poignard et de fusillade, entrecoupés de romances roucoulées, c’est grossièrement puéril, prétentieux ou fade, — et ça tient de la place. Le plus mauvais des nombreux ouvrages que nous annonce M. Carré vaut probablement autant, sinon mieux, que la Tosca. Était-il bien urgent d’aller chercher ailleurs une œuvre au moins médiocre, et de lui sacrifier quelques soirées, alors que tant de nos jeunes ou vieux compositeurs attendent, et que le retour de M. Jean Perrier nous promet la reprise impatiemment désirée de Pelléas ?

L’interprétation fut, en somme, excellente. Si M. Beyle joue mal, il chante bien. Que M. Dufranne chante ou joue, son talent le démontre digne d’un emploi meilleur que le rôle du pantin-policier Scarpia. Mlle Friché, que nous céda Bruxelles, est pavée de bonnes intentions. Cette jeune et agréable personne jouit d’une mimique exubérante et de regards démesurés où la prunelle implore et poursuit vainement l’abri d’inaccessibles paupières. La voix est puissante et belle. Le temps et l’étude ne peuvent manquer d’être favorables à une bonne volonté aussi sincère, aussi impétueuse, secondée par d’évidents dons naturels. La direction de M. Messager, la mise en scène de M. Carré, les décors de Jusseaume sont ce qu’ils sont d’ordinaire et, dans l’espèce, parmi les plus précieux atouts de la Tosca. Oserai-je pourtant une menue réserve ? Il y a au dernier tableau, indécis d’abord dans le clair-obscur auroral, un gros bêta de nuage énorme qui ressemble vaguement au dragon de l’Apocalypse et qui, jusqu’à la fin de l’acte, pendant que le drapeau du Château Saint-Ange clapote au vent du matin, reste immobile, implacable et figé dans sa lourde masse, se colore et s’éclaire peu à peu, pour se détacher enfin, brutal et toujours pétrifié, sur un ciel d’un bleu cru, opaque, terne et criard, exaspérant et invraisemblable. Ce n’est, certes, pas un ciel d’Italie, mais c’est peut-être un ciel d’opéra « vériste ». — Serait-ce un symbole ?

Échos.
Casanova §

Tome XLVIII, numéro 167, novembre 1903, p. 572-576 [573-575].

L’article de M. Arthur Symons, sur les papiers inédits de Casanova, publié dans le dernier numéro du Mercure, a provoqué de divers côtés des observations que nous sommes heureux d’enregistrer parce que, outre qu’elles sont justifiées, elles furent courtes et bienveillantes. Mais nous avons été surpris de trouver dans une revue une sorte de notice maladroite fort mal rédigée, sur un ton de persiflage balourd et grossier, ordinairement réservé aux journalistes les plus vulgaires.

M. Symons a été à Dux ; il a longuement examiné les manuscrits laissés par Casanova, et, dans son article, il en énumère quelques-uns, « mais de beaucoup le manuscrit le plus important que j’ai découvert et qu’apparemment je suis le premier à révéler est un Extrait des chapitres 4 et 5 », dit-il, et jusqu’ici nul n’a prouvé avoir connu cet extrait avant M. Symons, ni avoir publié les curieux fragments qu’il en donne.

Les « Casanovistes » sont nombreux, et depuis une quinzaine d’années on s’est beaucoup occupé de Casanova.

M. Alessandro d’Ancona et M. Octave Uzanne possèdent la copie de tous les papiers qui sont à Dux ; le premier, de tout ce qui est écrit en italien ; le second, de tout ce qui est écrit en français. M. d’Ancona doit publier l’ensemble de ces papiers, et M. Uzanne, qui se propose toujours de tirer parti de la correspondance de Casanova, continuera quelque jour la publication commencée jadis dans Le Livre, où fut reproduite la photographie d’un buste de Casanova, par lui-même. Ce buste, qui représente Casanova jeune, fut découvert par hasard au musée du Belvédère, à Vienne, par M. Octave Uzanne.

Dès 1886, M. Gustave Kahn, qui, lui aussi, était allé à Dux, publia dans La Vogue quelques-uns des manuscrits examinés en 1899 par M. Arthur Symons. Dans le tome Ier de La Vogue, pages 100 et suiv., parut le Précis de ma vie, publié complètement pour la première fois. Tome Ier, p. 144 : Aux beaux cheveux de Thérèse ; tome II, p. 144 : Passe-temps de Jacques Casanova de Seingalt pour le Carnaval de l’an 1792 ; tome II, p. 164 : L’Icosameron ; page 168 : Essai d’égoïsme ; tome III : Le Polémoscope, pp. 29-36 ; 124-130 ; 247-252 ; 282-288 ; 318-323 ; Lettre d’Empolème, pp. 267-281 ; 299-317. Plus, une étude sur Casanova dans la Revue Indépendante.

À ce propos, M. Arthur Symons nous écrit de Venise :

« I never saw more than a casual number of La Vogue, and I did not know that M. Gustave Kahn had published some of MSS. of Casanova. I am delighted to hear it, and shall try to get the numbers containing them. At the same time, I do not gather from. M. Beaunier’s note (Le Figaro, 3 octobre) that M. Kahn published or described any of the extracts from letters addressed to Casanova or the other personal memoranda, by which, so far as I know, I have been the first to authenticate various disputed points in connection with the Manoirs. »

D’autre part, M. Henri Albert nous signale un ouvrage de Victor Ottmann : Jakob Casanova von Seingalt, sein Leben und seine Werke ; Stuttgart, 1900. Privatdruck der Gesellschaft der Bibliophilen. C’est une bibliographie fort bien faite des ouvrages de Casanova et de ce qui a été publié sur lui. La bibliographie complète comporte 78 numéros, mais celle du manuscrit n’est pas complète et ne donne que six numéros. M. Henri Albert a rendu compte de ce volume dans le Mercure de France de mai 1901.

En Angleterre, M. Havelock Ellis a donné dans Affirmations (1897) une admirable étude sur Casanova, et récemment, les éditeurs Chapman and Hall publiaient deux volumes de passages choisis des Mémoires, traduits excellemment par une dame qui a préféré garder l’anonyme.

Enfin, M. Pierre Dufay nous a communiqué une brochure de 140 pages dont il a surveillé la réimpression, entreprise par le Dr Guède. La brochure est dédiée à M. Charles Henry, directeur du Laboratoire de Physiologie expérimentale à la Sorbonne, et elle porte comme titre : A Léonard Snetlage, docteur en droit de l’Université de Gœttingue, Jacques Casanova, docteur eu droit de l’Université de Padoue (1797). On la trouve à Paris à la librairie Thomas, 6, place de la Sorbonne.

Voici la préface du Dr Guède :

« En 1899, la lecture d’articles sur un des personnages des Mémoires de Casanova, que je travaillais depuis nombre d’années, me fit me présenter chez leur signataire, M. Charles Henry, de qui j’étais absolument inconnu. — Après m’avoir mis en mains, comme casanoviste, ses notes nombreuses et inédites sur le personnage, M. Ch. Henry, que des préoccupations scientifiques entraînaient, alors, dans une autre voie que celle que je suivais, me fit don d’un manuscrit précieux, relié et portant sur son dos :

LEONARD SNETLAGE, J. CASANOVA.

« C’était la copie exacte, page pour page et ligne pour ligne avec tous les signes accessoires dessinés dans la publication, d’un curieux ouvrage de l’aventurier, que M. Charles Henry avait fait copier à la Bibliothèque de Dresde, et dont il n’existe que cet unique exemplaire.

« J’ai cru devoir ne pas laisser tomber dans l’oubli cette étrange production de l’aventurier, et M. Charles Henry ayant présenté Giacomo sous une forme inattendue : Casanova mathématicien, révéler aux casanovistes nos frères, la singulière et si riche organisation cérébrale de cet Italien qui se montre, dans les pages qui vont suivre, linguiste et grammairien français. »

L’original de la copie de l’exemplaire de Dresde appartient actuellement à M. Pierre Dufay, bibliothécaire de la ville de Blois.

Quand les Casanovistes pourront-ils lire le texte exact des Mémoires ? Tant de bonnes volontés pourraient s’unir pour publier enfin les Mémoires conformes au manuscrit que détient Herr Brockhaus, de Leipzig.

Tome XLVIII, numéro 168, décembre 1903 §

Les œuvres religieuses et philosophiques de Giovanni Segantini §

Tome XLVIII, numéro 168, décembre 1903, p. 625‑645.
À Monsieur Henry Mazel.

À onze heures vingt minutes de la nuit, le jeudi 28 septembre 1899, dans un chalet isolé des Alpes de l’Engadine, à 2700 mètres d’altitude, vainement entouré des siens et de deux médecins accourus à la première nouvelle du danger, s’éteignit, après une courte et brusque maladie, l’un des artistes les plus originaux et les plus grands de notre époque, l’un des rares qui ne se bornèrent point à croire que tout l’art consistât à exercer à la perfection un métier. Et cependant Segantini, avant que de s’adonner à la spéculation, pouvait prétendre avoir assez fait : n’était-il pas le premier peintre, et le seul jusqu’ici, qui eut donné une image vraiment complète de la grandeur, de la poésie écrasantes de l’Alpe et de la beauté morale aussi bien que physique de la dure vie de tout ce qui vit là-haut, l’homme et l’arbuste, les troupeaux et l’edelweis ? Cela n’avait pas suffi et un élan irrésistible l’avait poussé à l’effraction du château des idées. À l’heure même où le poète inspiré des Anges de la vie et des Mauvaises mères s’en allait, sans s’en douter, enlevé par une péritonite foudroyante, n’avait-il pas avec lui, sur ce sommet du Schafberg où il mourait, la composition centrale de son imposant Triptyque de la Nature ? Il n’était monté une dernière fois si haut que pour contrôler avec la plus scrupuleuse exactitude un effet qu’il avait vu cent fois ; tant il lui importait de demeurer strictement formel dans l’expression des réalités dont il revêtait ses concepts, et plus que jamais dans le résumé définitif qu’il avait cherché de cette nature où il vivait, soit cette œuvre grandiose qui ne devait figurer à l’Exposition universelle, hélas ! qu’inachevée.

Né dans une condition infime, le 15 janvier 1858, à Arco dans le Trentin, le plus grand peintre de l’Italie moderne, le seul qui se puisse opposer à ces esprits ornés dès leur bas-âge : les Puvis de Chavannes, les Gustave Moreau, les Arnold Bœcklin, eut une enfance extrêmement agitée. On dirait un roman de Dickens. Elle a été trop souvent racontée pour que nous nous y attardions et toutes les revues d’art ont cité plus ou moins du fragment autobiographique où le maître avait narré, avec un humour souriant et attendri, eu même temps qu’une verve un peu italienne, sa fuite de Milan lorsque son père l’y eut abandonné et son séjour chez de braves paysans lombards qui firent de lui un petit porcher. On sait moins son purgatoire dans une sorte de maison de correction de Milan où il retapa les vieux souliers, ses débuts chez un barbouilleur de fausses fenêtres et ses déboires, mêlés de succès, à Brera ; à peine davantage sa disparition dans les campagnes de la Brianza, la fondation de sa famille et de sa renommée. Le fil interrompu se retrouve lorsqu’il s’agit de retracer sa graduelle ascension de la montagne, son séjour à Savognino dans les Grisons, puis alternativement à Maloja dans l’Engadine et à Soglio du val Bregaglia, enfin sa mort inattendue au faîte de l’Alpe et de la célébrité.

Nous ne voudrions étudier ici que la période et les œuvres les plus significatives de son existence ; les œuvres où sa personnalité s’affirme avec le plus d’éclat et le plus complètement, à une période où, définitivement maître de sa manière — une manière, rappelons-le après M. de la Sizeranne, toute nouvelle, à lui toute spéciale, nullement impressionniste, mais alliant tout l’acquis des recherches impressionnistes à une fermeté du dessin, une netteté des contours et une conscience du détail dignes des vieux Maîtres —  il peut enfin développer sa pensée totale dans des formes de son invention, auxquelles les particuliers éclairages des étés et des hivers alpestres prêteront une atmosphère nouvelle, dont seuls quelques rares peintres suisses, Auguste-Henry Berthoud notoirement, eurent, avant Segantini, une à peine juste aperception, du reste non sans mérite, eu égard surtout au milieu. Mais pour bien se rendre compte de la carrière parcourue si vite par cet artiste généreux et si tôt enlevé, il faut pourtant, ne fût-ce qu’une minute, avoir pris contact avec quelque feuillet du début, et pourtant une minute aussi s’arrêter aux grandes pages où l’artiste, en puissance plénière, maîtrise les jeux et contre-jeux compliqués de son imposante technique. Seulement ainsi nous aurons la mesure des bien autres progrès encore que lui fit accomplir le penseur ; seulement ainsi sera rendu sensible l’admirable crescendo, sans nulle solution de continuité, qui régit l’œuvre et la pensée de Segantini.

§

Le point de départ d’abord. Qui ne le connaîtrait pas estimerait peut-être à sa juste valeur le point d’arrivée, mais non à son juste mérite. À vrai dire, on ne pouvait imaginer, à l’heure de ses débuts, quel artiste de génie devait prendre son essor vers la montagne : les virtualités d’un remueur d’idées et d’un créateur de formes n’y sont nullement.

Il s’agit, dans les tableautins de cette époque, — en général très lâches d’exécution, très sommairement ébauchés, — d’anecdotes pastorales, mais où le côté anecdotique est sauvé par le sentiment, éprouvé et exprimé sans mesquinerie et d’ailleurs poétisé par l’état de rêverie dans lequel Segantini se complaisait à Pusiano. Voici une petite sanguine, grande comme la main ; une jeune paysanne, en sabots, assise à terre, est occupée à tondre un mouton ; l’intérêt jaillit du contraste entre la veulerie de la masse inerte, la passivité de la bête qui se laisse manier, et l’intelligence active des mains fouillant et taillant la grasse toison. Le groupe est d’une forte plasticité que l’on remarquera souvent chez Segantini ; il s’inscrirait avec énergie et agrément dans un médaillon décoratif en vigoureux relief à la Della Robbia, L’artiste qui a su voir cela, certes, est déjà à la hauteur de Millet, à qui plus tard (1885) des esprits superficiels le compareront ; erreur explicable seulement par ce désir de découvrir de subtiles analogies qui, souvent, distrait même les plus érudits des grandes lignes essentielles. M. William Ritter a fait justice de cette comparaison fallacieuse, et établit que Segantini avait réalisé toutes ses œuvres pastorales de la Brianza (1880-84) sans avoir jamais eu connaissance d’aucune œuvre de Millet et sans qu’aucun critique se fût avisé de prononcer à leur sujet le nom de Millet (voir, entre autres, les comptes-rendus de l’Exposition de 1889), que ces œuvres-là n’ont aucune similitude avec celles de Millet et qu’au moment où, monté dans l’Alpe, Segantini arrive à son dessin filamenteux, c’est uniment pour traduire la nouvelle facture de ses tableaux, dont ses dessins furent des ressouvenirs, des variantes, et jamais des études préparatoires.

Plus loin, une de ces aquarelles très italiennes de virtuosité et de ragoût, où le hasard semble toujours prêt à déjouer l’artiste : un motif auquel nous a accoutumés un autre peintre pastoral, primesautier celui-ci comme jamais ne l’a été Segantini, le maître roumain, M. N. I. Grigoresco. Une fille des champs, affalée tout du long dans l’herbe, dans le plantureux foin lombard, arque de ses bras étendus une gaule glissée derrière ses épaules. Une volonté de coquetterie sourd du visage trop gracieux, agace dans les chevilles trop fines, dans les pieds croisés, que l’on prêterait volontiers à une bergère de Florian ou de Watteau. Le coloris est plutôt sombre, presque sale, à peine éveillé par un peu de rouge au corsage Point de ciel. La fillette, en somme, donne à peiner que le débutant a voulu plaire ; sans doute même a-t-il visé la vente. Mais il est plus grave de constater qu’il se croit sûr de lui ; il est beaucoup moins attentif et appliqué devant la nature que le maître aux yeux humbles et à la pensée concentrée des périodes suivantes ; celui-ci ne risquera plus un trait de pinceau que l’esprit tendu sur le modèle. Toutefois ce sérieux inné, cette gravité dont Mme Segantini a écrit qu’il ne se départissait jamais, l’ont empêché de réussir le dessus de bonbonnière, si facile dès que l’on aborde ces thèmes où la sensiblerie et la romance guettent sournoisement l’artiste. Il ne faut par exemple rien moins à un Grigoresco que ses souveraines qualités de plein air, de distinction naturelle, de pureté, de naïveté savante, pour être amené, lorsqu’il évoque les silhouettes idylliques de ses pastoures des Carpathes, à réaliser une synthèse de poète, une œuvre de haute envergure, toute imbue de la poésie du sol natal, quelque chose enfin qui fasse penser à une sorte de Virgile roumain.

Remarquons ensuite une tentative de sujet historique, une page sombre, d’une horreur et d’une grandiloquence proches, tout à la fois, de certaines pièces de la Légende des siècles et de certaines imaginations de Barbey d’Aurevilly. Le cadavre d’un héros gît nu sur un catafalque, de face, en un raccourci pire que mantégnien, dont rien n’atténue l’implacable justesse et n’excuse le tour de force, voulu pour lui-même, que l’artiste (il venait de travailler pour quelque argent, dans l’amphithéâtre d’un hôpital de Milan, aux dessins d’une publication médicale) a entrepris avec cette passion éperdue de résoudre les plus ardus problèmes d’une perspective, alors neuve des Paolo Uccello et des Andrea del Castagno. Encore une fois, c’est d’un dessin impeccable, mais ce n’est pas beau. À droite quelques cierges ; au fond pend une draperie bleu armoriée ; au rebord de la couche funéraire tendue de rouge, derrière la chevelure rousse de ce mort à l’ossature noueuse et obtuse qui raconte le tyranneau féodal, l’homme de proie, un visage de femme, douloureux et songeur, mais de femme endurcie pour n’avoir jamais été heureuse et n’avoir jamais vécu que de l’orgueil de sa maison, sur deux mains rêches s’appuie. Tout est là d’une dureté, d’une roideur, d’une sévérité bien moyen-âge italien ; c’est tragique sans attendrissement, dénué au possible de toute pitié segantinienne, c’est surtout d’un orgueil inaccessible auquel ajoute, — et même est-ce là sa seule excuse, — l’orgueil du tour de force accompli. Souvent Segantini sera plus ambitieux, mais orgueilleux il ne l’a été que là. Cette pièce est unique dans son œuvre. Cependant il paraît, — on l’a su après la catastrophe du Schafberg, — que, dans l’arrière-fond de sa pensée, le maître préparait un cycle historique dont, s’il s’était réalisé, la filiation eût pu se poursuivre depuis cette chambre ardente, germe avorté désormais, qui laisse l’imagination béante comme devant ces lamentables préparations anatomiques qui auraient pu devenir un Shakespeare ou un Wagner.

Ailleurs, une énorme feuille de papier, déchirée à tort et à travers, étude taxée d’abord de barbouillage et aujourd’hui seulement recueillie comme chose très précieuse, vendue bien plus que son pesant d’or, montre un magnifique dessin de vache, aux crayons rose, roux et blanc, sur fond d’or balafré par les vastes taches gouachées des dunes de neiges, invétérées à l’ombre sur un sol de dégel. Ce n’est qu’une vache, mais toute dessinée au trait et avec combien d’amour… Les voici à l’œuvre les mains et les yeux humbles dont parle d’Annunzio à propos de Segantini. Le grand artiste qui a tracé ces linéaments fidèles et réfléchis s’est fait petit devant le modèle, il en a tiré ce à quoi jamais un orgueilleux n’aurait atteint, — nous en voyons les preuves à toutes les expositions, partout. Il y a dans ce mufle rose, non seulement la couleur et le grain de la carnation, mais comme la chaleur et la vie de l’haleine ; il y a dans ces yeux la résignation, et pourtant l’appel à la caresse, d’une âme captive. Que nous voilà loin de l’éléphant de Rembrandt à l’Albertina de Vienne, ou du rhinocéros copié en bête curieuse par Albert Dürer ; que nous voilà même loin de la vache de Potter si admirée de Fromentin. Cette vache-ci a été aimée par Segantini le temps qu’en a duré le dessin ; il a été hanté par la pensée, que ses écrits ont si souvent exprimée dans la suite, de tout ce que les pauvres animaux domestiques endurent pour nous, qui nous appelons les rois de la création et n’en sommes que les bourreaux, et de notre éternelle ingratitude à leur égard. Et son émotion est sensible partout dans cet admirable dessin mutilé, sans doute par des mains d’enfants… les mêmes mains qui, aujourd’hui grandes, l’ont restauré… posthume !

§

L’été de 1899 fut le dernier du pauvre Segantini.

Et une dernière fois il assiste à la fenaison, cette fête de l’année sur l’Alpe. Il en a laissé plusieurs dessins ; mais voici que, reprenant une ébauche abandonnée depuis longtemps, il donne de ce sujet sa formule définitive. Fait neuf dans l’histoire de la peinture alpestre, nous avons beau nous trouver dans l’Alpe, la ligne d’horizon est très bas et les montagnes n’ont droit qu’à un petit espace. Ce que Segantini a voulu créer ici, c’est encore une fois un poème de tournoyante lumière et de chaleur, fixer les derniers feux au zénith du soleil disparu derrière une terre déjà drapée d’un peu de nuit, effet fugitif, difficile et rare entre tous. Le ciel entier pourrait presque passer pour le sujet du tableau, tant il en occupe la majeure partie, et tout autre peintre de scènes paysannes, M. Jules Breton, par exemple, se serait gardé comme du feu d’une telle mise en place. Mais nous savons déjà, par d’autres œuvres, que le feu des soleils couchants est une gloire d’entre toutes celles de Segantini ; si l’on supprime, selon la convenance normale, tout le génie et le feu nouveaux dont resplendit ce tableau ; si l’on enlève le grand nuage violâtre et celui en tournesol de clarté chair, immédiatement les personnages se haussent et ne sont plus réduits à l’humilité de condition, leur lot dans l’Alpe ; la terre, en s’élevant sur la toile, s’abaisse dans la réalité représentée : ce n’est plus le haut plateau, c’est la vaste plaine basse ; ce n’est plus la distance de la terre au zénith comme diminuée, le ciel comme rapproché, senti plus spacieux autour de soi, et surtout ce n’est plus le Segantini constamment « découvreur ».

Ici apparaît merveilleusement évident son appoint personnel au domaine de l’art : la compréhension la plus serrée, momentanément définitive, de l’Alpe qu’il abaisse à l’horizon pour mieux donner le sentiment de l’altitude d’une part ; et, de l’autre, une vision du ciel neuve après tant de maîtres dont les ciels sont célèbres ; puis la facture ; enfin, une composition inattendue et des types de femmes et de bestiaux qui stylisent en beauté les plus humbles acteurs de la plus rude vie… Tout y est ennobli par cette facture même ; et le certain goût du bizarre qui y règne annonce un esprit qui voit la nature avec d’autres yeux que les simples yeux de la chair. C’est peint, comme toujours, sur toile préalablement dorée, et tout le grenu d’or des fonds se discerne et retient un peu de lumière dans l’annonce ardoisée de la nuit sur les pics, dans les trous de neige, sur les arêtes de la montagne, dans l’interstice des bribes de foin et des brins d’herbe, en sorte que tout est à la fois clair et foncé, ferme et léger, bien dans l’air et la pénombre, consistant et vibrant. Jamais la nature n’a été plus victorieusement forcée dans le mystère d’une de ses heures les plus délicates.

Appellerons-nous étude le tableautin qui ne représente qu’une chèvre tétée par son biquet, sur un fond de sol, sans ciel ? Non, c’est un portrait, au même titre que le meilleur de Segantini, celui si caractéristique, dit « de la dame de Berlin ». Portrait de bêtes, il est vrai, mais portrait quand même. Cette chèvre et ce chevreau, entre toutes chèvres et tous chevreaux, sont aussi inoubliables qu’entre tous les autres portraits de Lenbach, par exemple, Dœllinger ou Gladstone. Du poète, cette petite toile donnerait peut-être ce que l’humble rameau peut suggérer de l’arbre ; mais dût-elle seule survivre, elle suffirait à justifier l’admiration que nous inspire le métier de Segantini ; le peintre subsisterait. Il y aurait là en tous cas de quoi établir la réputation de mieux qu’un Potter ; il est vrai que c’est peu pour un Segantini. La patience la plus amoureuse vient au secours de l’impressionnisme là où chez les autres cet impressionnisme s’arrête, épuisé par le triple effort de sa fraîcheur, de sa lumière et de sa couleur. Ici tout cela se trouve aussi, mais est-ce que cela compte pour un tel artiste ? Il va sans dire que cela y doit être ! Mais avec bien d’autres choses encore ; et le vrai miracle c’est justement ce qui y est en plus, ces vertus de précision, d’exactitude, de labeur probe, enfin toutes les énergies honnêtes des maîtres d’autrefois. S’il y a, comme dans tous les tableaux de cette dernière période, le continuel poudroiement d’or entre chaque grain de couleur sèche et poncée, il y a aussi, entre les jeunes touffes d’herbe et les vieux hérissons d’éteule, de menus trous noirs, de fines fissures d’ombre qui pénètrent la masse végétale jusqu’au sol, en disent l’épaisseur et en assurent le relief puissant. Parmi les impressionnistes, pas un, jamais, ne s’est avisé de simplement dessiner avec soin les mille riens qui constituent un sol. Même observation quant au pelage des deux bêtes, traité presque poil à poil, avec quelle largeur pourtant ! Puis voyez l’œil de la chèvre, dont on compterait presque les cils : est-il assez vivant, et sa profondeur assez vivement exprimée ? « Mère pleine d’amour », dit le titre et il signifie que pourtant Segantini n’a pas vu là l’occasion d’un simple portrait de petit bétail. Aussi, revenez à l’expression de cette bête retournant un peu son museau vers la croupe de son petit… Qui a su démêler une telle expression d’amour maternel dans le velu de cette blanche face animale n’a encore accompli qu’un bien petit miracle lorsqu’il acquérait tant de merveilleuses qualités de facture ; et qui possédera ce morceau, décidément, ne possédera pas qu’une œuvre de peintre, mais bien aussi de poète.

Un admirable morceau de peinture encore, cette tête de paysanne buvant au creux de sa main le jet brisé d’une fontaine de montagne. C’est aussi puissant, frais et rose que la tête de femme alitée intitulé Pétale de rose.

Comme dans ce fameux pétale de rose, une fermeté et une simplicité magistrales évoquent le souvenir de Velazquez. Mais elles sont bien loin les petites infantes aux atours moins fanés que leur race… Tout ici déborde de santé et a la fraîcheur et la vie chantante des torrents de montagne. De nouveau cette forte luronne s’enlève sur un fond de pâturage et de sol, sans le moindre ciel. Il faudrait insister derechef sur le moindre fétu de paille, la moindre butte de terre ou de gazon de ce sol ; en outre ici nous devrions nous attarder à l’analyse de qualités plastiques et à un don de mise en scène, de coupe du motif, qui ravissent les statuaires. Mais les œuvres d’idéalité nous appellent. Ce morceau de maîtrise parfaite où, en plein labeur interrompu sous l’accablant soleil de midi, une soif presque animale s’étanche, ceci particulièrement ne rentre dans noire sujet que pour y remplir son rôle de jalon ; mais nul mieux que lui ne montre le peintre qui ne saurait rien apprendre de plus, le peintre dont la peinture doit sans conteste s’assimiler à celles des plus grands, l’artiste hors pair enfin et impossible, semblait-il, à imaginer avant l’apparition de Segantini : un Velasquez qui serait en même temps un Claude Monet.

§

L’installation à Maloja (1894) marqua dans l’œuvre de Segantini l’heure de la prédominance absolue des préoccupations de la pensée sur celles de la pure et simple représentation des réalités contingentes ; c’est l’apogée de son génie de peintre et de son génie de penseur.

Il n’en est pas moins évident que pour bien comprendre l’enchaînement de ses œuvres selon les idées, c’est de plus haut qu’il faille reprendre.

Parmi les plus belles œuvres selon la vie que le maître avait produites pendant l’heureuse période de sa jeunesse, au bord des lacs de la Brianza, la dernière inaugure aussi la période de Savognino ; c’est à peine installé là-haut qu’il en donne une réplique où, pour la première fois, il emploie sa technique nouvelle, des vernis et siccatifs ayant poussé au noir les versions précédentes, dont l’originale peinte à Pusiano. Il s’agit de l’Ave Maria a trasbordo, une œuvre symbolique au premier chef.

On connaît le tableau. M. de la Sizeranne l’a décrit à la Revue des Deux-Mondes. Dans tout le rayonnement d’un soleil couchant reflété par le lac, une barque presque débordante de moutons passe, au moment où tinte l’Angelus au clocher, là-bas. Alors le passeur s’incline sur ses rames et la pastoure sur son enfant. C’est tout, et c’est d’une grandeur admirable ; presque tout l’espace appartient au soleil et à son embrasement dans le ciel et dans son reflet. La barque flotte dans l’immensité. Voilà qui est d’un peintre ; mais voici qui est, en plus, d’un penseur : ce qui évoque ici la salutation angélique, ce n’est pas qu’il faille deviner, comme l’a dit M. de la Sizeranne : « Qu’à la fine fleur du clocher qui monte là-bas fleurit la fleur de l’Angelus », mais c’est qu’au son de l’Angelus la mère, s’inclinant sur son enfant pour la prière et lui murmurant à l’oreille les paroles de l’Ave Maria, apparaît elle-même une Madone et montre en quelque sorte ce qu’évoque le clocher avant même qu’on y ait pris garde, à ce clocher. L’Angelus de Millet montre simultanément : deux paysans en prière et le clocher, cause de cette prière ; L’Ave Maria de Segantini montre d’abord qui l’on prie, ensuite que l’on prie, et pourtant cela aussi, simultanément, plus même que simultanément si possible, puisque c’est par le même groupe. En effet, le clocher n’a qu’une importance secondaire ; dans un petit dessin postérieur, reproduit à la Gazette des Beaux-Arts (article de M. W. Ritter, 1er avril 1898), le clocher et le ciel ont disparu, l’horizon est muré par les montagnes : et l’évocation de la Madone existe encore, du seul fait de cette femme priant, inclinée sur la tête de son enfant et devenue Madone elle-même.

« Ce jour-là, nous ne lûmes pas davantage. » Le Segantini de l’Ave Maria se refuse pour l’heure à pénétrer dans le monde entrevu. D’autres travaux immédiats. Alla Stanga de la Galerie de Rome, le Labour de la Pinacothèque de Munich, l’achèvement de la conquête de sa technique l’en détournent. Pas pour longtemps. Une grande préoccupation domine peu à peu toutes ses pensées. Il sait qu’il a coûté la vie à sa mère, qu’elle ne s’est jamais remise de lui avoir donné le jour, et partout autour de lui il surprend la vie naissant de la mort. N’est-ce pas la maternité qui est en quelque sorte le principe d’une œuvre comme l’Ave Maria ? Bientôt le thème de la Madone, de la Mère, de la Vie va rejaillir sous une autre forme. Le simple monde extérieur de l’Alpe à cette altitude est si frappant, si frappante aussi la nouveauté des choses qui entourent l’artiste, de l’hiver dans les neiges, qu’il les peint d’abord par pur enthousiasme pour la beauté de leur apparence. Mais en même temps qu’il travaille si longuement, si patiemment aux mêmes endroits, voici qu’il épie les menus mystères de la vie qui renaît, et qu’il a tout le loisir d’y réfléchir. Le printemps est-il là ? Dans une course où il gravit un sommet il voit de bas en haut, détachée sur le ciel bleu, une fleur, une fleur si harmonieuse, si ornementale qu’il en veut faire un tableau ; la voilà qui s’agrandit à ses yeux ; sur cette tige, c’est toute une efflorescence de sa pensée qui s’épanouit : la tige sera un tronc, les feuilles deviendront des branchages, le calice une femme, — vase d’élection, rose mystique, dit l’Église dans les Litanies de la Vierge, — et au fond de la fleur, dans le giron de la femme, le pollen aura fructifié en un adorable enfant tenant une pomme qui ne sera plus celle du Péché originel. Fleur de l’Alpe, dit un titre : il dit le décor extérieur ; l’Enfant divin, dit un autre, et il offre à l’adoration des Chrétiens la seule Madone alpestre qui se puisse réellement évoquer dans les vallons de ce labyrinthe montagneux qui va de N.-D. des Ermites à N.-D. de Maria-Zell : Fruit d’amour affirme un troisième titre, caractéristique d’une nouvelle étape de la pensée de Segantini et mêlant l’idée de l’amour divin, manifesté en le mystère de l’Incarnation, à celle qui est devenue l’axe de sa philosophie et le centre de sa morale à lui, l’orphelin d’autrefois, aujourd’hui le célébrant passionné de toutes les gloires de la maternité et, du même coup, le tortionnaire des mères dénaturées qu’il assimilera, dans le châtiment, à celles qui empêchent l’œuvre de la maternité, aux luxurieuses. Et alors apparaît un quatrième titre, nœud gordien de l’enchevêtrement de pensées auxquelles s’adonne Segantini : l’Ange de la vie.

Extérieurement, ces représentations sont comme arc-boutées par des œuvres réalistes. L’arbre qui deviendra la tige de la fleur alpestre, le support de la mère, n’est-d pas en germe dans l’arbrisseau tordu de l’Alpe en mai, penché protecteur sur le groupe du chevreau tétant sa mère ? Le voici, dans le Midi sur l’Alpe, assez fort pour qu’une pastoure s’y appuie. Et la surprise sur le fait, quelque jour, d’une bergère ainsi adossée contre l’un de ces souffreteux petits arbres estropiés de la montagne, n’a-t-elle pas été le trait de lumière ?

En honnête homme, puissant de corps et d’esprit, et en homme qui vit en pleine nature, témoin journalier des leçons que donnent souvent les animaux, Segantini ne conçoit pas l’idée de l’amour séparable de l’idée de famille, et les préludes idylliques du poème humain l’intéressent moins que la poignante épopée de la lutte pour la vie qui en est la suite, moins que le drame final dont le douloureux et inoubliable Retour au pays natal et La Foi réconfort de la Douleur parlent si éloquemment. Dans l’Ange de la vie, la mère réchauffant le petit rejeton toujours prêt à retourner là d’où il vient, était l’héroïne du tableau. Dans il frutto d’amore, l’été de l’Alpe a succédé au printemps. Dès lors l’enfant de l’amour, l’enfant divin, le Christ qui s’incarne par amour ou l’amour qui s’incarne en un Enfant Jésus — toutes les interprétations sont la bonne — devient le héros de la composition ; dès lors le bonheur radieux de la mère contemplatrice, et l’arbre couvert de feuilles, et sur l’alpage des agnelets qui tètent leurs mères, — rappel du motif principal dans certaines variantes, — sont autant de concordances appropriées qui se complètent et s’enchaînent les unes les autres.

Nous n’essayerons pas d’établir les variantes : nous avons vu tant de fois depuis Paris 1889 paraître ce motif dans les œuvres exposées par Segantini un peu partout, nous l’avons vu tant de fois reproduit et il a tellement séduit non seulement tous ceux qui, dans un public, se sentent des entrailles de père ou de mère, mais tous les affamés qui recherchent la trace, dans l’art contemporain, de sentiments religieux, que nous sommes tentés de croire qu’il s’est agi à peu près chaque fois de répétitions.

§

Un vrai cycle des mères — les chèvres, les brebis, les vaches comme les pastoures — naît à Pusiano dès les débuts de Segantini et arrive à la plénitude de sa formation à Savognino. Nous n’avons pas à nous en occuper ici. Les idées parallèles sur l’amour, la génération, la luxure, le châtiment des mauvaises mères et de celles qui échappent à la maternité, atteignent à leur épanouissement formel dans l’œuvre réalisé à Maloja.

Si Segantini a parlé du Nirvânah au sujet de ses tableaux des Luxurieuses et des Mauvaises mères, dans une lettre du 2 mai 1891 : « Les luxurieuses que je châtie dans un Nirvânah de neiges et de glaces », il faut l’imputer à un poème bouddhique dont on lui procura la traduction italienne de M. Illica, alors que ses compositions étaient déjà connues, et il n’est nullement besoin d’avoir pénétré les arcanes du bouddhisme, de connaître la philosophie du Nirvânah, pour goûter ces allégories et les comprendre sans explication. Que si, d’autre part, on tient, — et nous sommes les premiers à comprendre qu’on y tienne, — à savoir explicitement la pensée de l’artiste, nous n’admettons pas qu’on nous la présente comme difficile et pas davantage qu’on taxe cette peinture de littéraire : ce sont, balancées à l’air glacial d’un purgatoire dantesque, que suggérait à Segantini le décor même de sa vie, les luxurieuses et les infanticides, toutes celles qui ont péché contre la maternité, condamnées à l’allaitement de petits êtres appendus comme des fruits aux arbres morts de l’hiver, jusqu’à une expiation ou une résurrection que le tableau n’indique pas, mais qui sera peut-être le printemps, à la fonte de toutes ces neiges. C’est l’éternel mythe de la nature, tour à tour mère et marâtre, donnant la vie et la mort, et captive de son crime de mort jusqu’à ce qu’elle l’ait expié par une nouvelle vie.

Mais la peinture doit se passer d’explication, dira-t-on. On l’a dit très souvent ; il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a pas une peinture au monde qui n’ait eu son explication, à commencer par toutes les allégories, depuis la Calomnie d’Apelles. Et si les deux porteurs d’une coquille dont pend à mi-corps un homme tenant un serpent de Giovanni Bellini à l’Académie de Venise, et la Mélancolie de Durer et la Primavera de Botticelli ne sont pas obscures, nous prétendons que le cycle des Mauvaises mères est limpide comme de l’eau de roche. Entrez à l’Académie de Florence, dans cette salle de la Galerie antique et moderne qui se pourrait appeler désormais la Salle des Snobs, et où vous trouverez les lourds fauteuils de velours rouge sans cesse occupés par l’extase de quelques anguleuses Anglaises. Admettons que vous ignorez même le titre de la trop célèbre allégorie toscane ; que comprenez-vous ? Faut-il commencer à regarder à gauche, au centre, ou à droite ? Ici une sorte de cadavre verdâtre s’enlève, soufflant de l’air ; puis une femme, presque étreinte par lui, expectore des fleurs ; puis une autre grande femme sourit, la robe parée des mêmes fleurs ; ensuite trois grâces aux tuniques diaphanes ; puis une sorte de Pâris-Mercure, distrait, semble abattre des fruits avec une alumelle. Prétendez-vous que ce soit plus intelligible que les visions de Segantini ?

Voici tout d’abord le tableau nocturne, lunaire ; les Alpes géantes et noires bornent les champs de neiges ; les formes pâmées et pénitentes, leurs ombres sinistres rabattues sur la neige, passent dans leurs longs voiles et dans leurs chevelures dénouées, comme flottantes dans leur remords. C’est la version de Liverpool, de la galerie Valker, titrée : le Châtiment des luxurieuses. Leur mouvement est tel qu’il répercute les attitudes de leur passé pécheur, et leur groupement contradictoire indique à la fois l’attirance et la répulsion qu’exerce sur les pauvres ombres le souffreteux petit arbre, tordu à l’image des dolentes apparitions qu’amène la bise sifflante, l’arbre de vie — sur lequel séjournait autrefois l’Ange de la vie, — le nœud de serpents noirs de ses ombres rabattues aussi sur le sol. Impossible de rêver nuit d’hiver plus fantastique et plus froide… Vint ensuite une traduction rosâtre et bleuâtre, à la crue lumière matinale, où l’artiste ne reculait plus devant l’étalage au plein jour des plus expressives hardiesses réalistes destinées à clairement expliquer sa pensée. C’est la Mauvaise mère. Et l’on vit plus nettement dans les rameaux de l’arbre éploré, l’enfant appendu, devenu comme la petite tête suceuse et gourde de l’arbre lui-même, désireux de sève ; et la mère captive de son remords, de son expiation, se tord au vent tiède du dégel qui fait onduler derrière elle sa chevelure d’or et d’argent. Et tout au loin, vers la pente et l’abîme, ce sont d’autres arbres et d’autres enfants, mais dont la tête surgit de la neige et qui donnent plus carrément encore l’idée du crime, taudis qui ; pour retenir la mère flottante au vent, l’arbre, entre elle et l’enfant, se convulse et tend déjà à cette apparence sinistrement anatomique d’un cordon ombilical qu’il prendra dans la version lunaire.

On peut considérer cette œuvre comme la synthèse totale des hivers alpestres de Segantini. Et ce nouvel Ange de la vie, endeuillé de tous les voiles noirs des remords et offrant ses seins avec tant d’amour et un tel désir d’expiation, la plus superbe créature que Segantini ait dessinée et peinte, pourrait être présenté désormais comme le type parfaite la femme chez le maître. Il existe une version nocturne de ce même tableau, combiné avec certains éléments de celui des luxurieuses : les mauvaises mères y avancent par groupe de trois vers chaque arbre. L’héroïne principale offre la magnifique gorge de son puissant corps, si bien fait pour la maternité, à la caresse lunaire, et l’arbre semble ployer, élastique, sous le poids de ces grandes créatures noires qui l’assiègent et pendent à ses branches comme d’étranges et ténébreux fruits d’ivoire et de crêpe.

§

Mais toujours obéissant à cette force impulsive qui ne lui laisse pas de répit avant qu’il ait épuisé tout ce qu’une idée peut fournir à son art et qui le contraint à la poursuivre dans ses directions diverses, dans ses concordances spirituelles et matérielles, chrétiennes et hindoues, Segantini éprouve maintenant le besoin de nous montrer la mère douloureuse à qui le fruit de ses entrailles est arraché sans qu’elle en comprenne le motif ni puisse en tirer consolation ailleurs que du ciel ; le voilà qui nous donne La Foi réconfort de la Douleur. La sainte Face du Christ sur le voile de sainte Véronique, au milieu d’une croix, semble présider à la paix neigeuse du cimetière abandonné, sauf par le couple éploré. Tous ceux qui avaient suivi le cortège s’en vont là-bas à travers les frimas, tout noirs, un à un, comme autant d’illusions perdues, tandis que rodent les corbeaux sur la neige ; et dans le ciel, qui s’entr’ouvre au faîte du tableau comme au tympan des portes de cathédrales pour dominer les jugements derniers, deux anges recueillent pieusement le petit cadavre, dénué de tous les langes terrestres… Nous n’avons pas besoin de rappeler quel triomphe a été pour Segantini l’exposition de cette œuvre en 1896 à Munich. Faut-il insister toujours sur ce fait que plus sa conception agite de pensées graves et exige d’attention et de réflexion, plus l’exécution est limpide, soignée, sévère envers elle-même et capable d’irrésistiblement ramener à l’artiste les simples réalistes qui ne pardonneraient pas à un peintre voulant exprimer des pensées de ne pas, avant tout, savoir bien peindre… ce qui n’est pas tout à fait dénué de raison. Attardons-nous à la beauté des anges, les premiers de Segantini, à la lourdeur moelleuse de leurs immenses ailes… L’artiste, plus sage et vraisemblable que tant d’autres, a compris que, pour enlever des êtres de cette proportion, il fallait des ailes en conséquence et non point de ces ailerons étriqués, empruntés à des volatiles de basse-cour, auxquels nous ont accoutumés tant de ridicules tableaux de sainteté. Reconnaissez aussi dans ses décents atours de mère en deuil, gantée de noir, la bonne servante, la fidèle Baba, des tableaux réalistes de jadis. Tout à l’heure nous verrons son type s’idéaliser encore et devenir celui d’un de ces anges qui, pour le moment, là-haut lui enlèvent son fils. Et nous, assistant à cette transfiguration d’un type prolétaire que nous avons vu occupé aux plus rudes étaux plus humbles besognes, nous comprendrons de moins en moins le reproche fait à Segantini d’avoir emprunté ses anges à Sir Edward Burne-Jones. Ni le type, ni les ailes, ni le mouvement, ni les proportions, ni surtout la couleur, alors quoi ?

L’amour ! L’amour et le printemps ! Les rhododendrons en fleurs !

Toute cette série d’œuvres de douleur épuisée, Segantini veut se rajeunir en une qui soit un resplendissement de jeunesse, de lumière et d’ivresse printanières, un coup de théâtre de clarté, d’amour et d’enchantement.

L’Amour à la fontaine de vie n’est pas une réédition du thème qui a préoccupé tant d’artistes depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui où, alors même que Segantini méditait son tableau, des peintres tels que MM. Hans Sandreuter à Bâle et Veith à Vienne reprenaient la donnée commune. Il ne s’agit, chez le maître alpestre, aucunement de la Fontaine de Jouvence. C’est un hymne éclatant et clair, comme un chant d’alouette dans un ciel d’été, à la gloire de la jeunesse et de l’amour, une œuvre blanche et immaculée comme Seraphitus-Seraphita, une œuvre comme l’Alpe seule pouvait en inspirer. Lui et elle, vêtus de triomphales tuniques de lin blanc qui laissent transparaître la beauté et la force de leurs jeunes corps, semblables à des archanges qui entreraient dans le royaume des cieux, à travers une lande toute fleurie de rhododendrons et toute encerclée de resplendissantes montagnes qui semblent en pierreries, ils s’avancent vers une abondante source d’eau vive, la fontaine gardée par l’ange grave et mystérieux, tout blanc sous l’accolade de ses ailes immenses, la plus magnifique paire d’ailes qu’ait jamais rêvée artiste épris de blancheur et de réalité.

Ses chefs-d’œuvre, pendant toute cette période, tombent à coups si drus dans les Expositions et les Musées que toute l’Europe centrale laisse à la fois échapper le cri de : Segantini ! On n’entend plus que son nom d’Amsterdam à Vienne, de Milan à Berlin et de Bruxelles à Munich. C’est à Dresde que fut révélé ce transcendant Amour à la fontaine de joie, d’abord exposé lors de la fête de l’Art et des Fleurs en 1898 à Florence, où il passa presque inaperçu… Il fut acquis depuis à Pétersbourg.

Pour son couple élyséen, le maître entrevoyait un danger. Leur beauté était trop grande pour que, par la volupté, ils ne fussent tentés de dériver vers le chenal au courant irrésistible de la luxure. Il fallait les prévenir, leur montrer la Source du mal et leur apprendre où se fait la bifurcation du bonheur et du péché. Cet étrange carrefour, Segantini le situe, comme tout le reste, dans son Alpe éternelle, éternellement belle et nouvelle, dont dix labeurs comme le sien n’eussent pas, à son gré, suffi à épuiser tous les aspects. Et ce point exact où le péché s’embranche, il le découvre dans le moment où la femme prend pour elle-même conscience de sa beauté. Dès qu’elle ne se mire plus dans les yeux de l’aimé, dès qu’elle veut pour soi seule être belle, c’est la vanité qui est là… « Si tu te regardes trop dans le miroir, disent aux enfants les vieilles bonnes de chez nous, tu verras le diable. » Segantini n’a pas été chercher plus loin.

§

Au pied de verdoyants dévers, aux confins de grandes forêts de sapins, dont à mi-côte la lisière remplace le ciel que l’artiste ici refuse même matériellement à sa pécheresse, un de ces bassins minuscules et limpides que les Slovaques, dans les Carpathes, appellent « œil-de-mer », est le théâtre de l’amoureuse contemplation d’elle-même à laquelle se livre une svelte, gracieuse et narcisséenne jeune femme. Elle éploie sa chevelure rousse au-dessus du miroir naturel et, sur le rythme en quelque sorte de cette toison d’or ou même en son reflet, apparaît de la vasque, se tortillant, un monstre bien extraordinaire. Il ne s’agit pas encore d’une «  imposante machine de mort » comme l’Hydre de Moreau, mais seulement d’un petit dragon pour dômes, d’un épagneul ou d’un carlin d’entre les guivres. Rugueux, multicolore, exactement approprié à cette nature de rochers affouillés et d’arbustes gélifs, il se contorsionne et se convulsionne, vibrionnaire, ivre du plaisir d’être né et d’avoir désormais à empoisonner le monde. Renversé sur le clos à l’endroit de l’image de la jeune femme, il en imite bestialement les grâces ; il se fait mignon, spirituel, coquet à sa façon ; il veut plaire…, la salamandre de la coquetterie est encore très gentille, elle a pour elle l’avenir… Si jamais une histoire du dragon en art, depuis ceux de Piero di Cosimo jusqu’à ceux de Gustave Moreau et de Bœcklin, tente un curieux, celui de Segantini qui, parmi ceux des peintres, paraîtra au premier abord l’un des plus étranges, à plus ample réflexion et les convenances du milieu mieux étudiées, se démontrera bientôt l’un des plus normalement organisés et d’une création assez spirituelle pour doser également la sorte de teneur qu’il peut inspirer et les ingénieuses significations que son rôle est avant tout de comporter. Ce n’est ici que la source du mal. Le monstre enfantin doit exciter plus de curiosité que d’effroi ; il lui est permis d’avoir sa séduction et il faut, la première surprise passée, qu’il paraisse assez amusant pour qu’une femme puisse se complaire à ses yeux, à la vivacité de ses électriques ondulations, à la phosphorescence de ses yeux dardés vers elle à fleur d’eau, à sa tête en grelot, à son rire de crapaud, à sa poitrine et à ses courtes pattes mimant une possibilité d’étreinte, aux irisations de son échine squameuse dans la limpidité de la source glacée, aux circonvolutions de sa queue évocatrice des fascinations du vieux serpent de la Genèse. — Le problème de faire sentir sans aucun ciel, sans aucune atténuation de la couleur, presque en l’absence de toute perspective aérienne la profondeur d’une poche de pâturage, l’éloignement de la lisière des forêts, est ici résolu avec le même prestige que dans les Vaches attelées, demeurées presque inaperçues du public à Paris en 1889 tout en obtenant des jurés la médaille d’or. Mais nous extasierons-nous sur le détail précieux du sol, à la fois réaliste et décoratif, sur la croûte de roc au-dessus de l’œil de mer où baigne la « salamandre d’enfer » ou sur le délicieux buisson de rhododendrons de l’angle à gauche, alors que nous avons passé, presque sans nous y arrêter, sur le sol de la Fontaine de vie qui, tout entier, est une merveille ?

Et maintenant, ce qui n’était qu’une première phase de l’œuvre de Segantini selon ce qu’il rêvait encore édifier, est close. Arrivé là, il veut en un ensemble établir le bilan de son existence et tout résumer en une grande synthèse. Puis il se lancera dans les nouvelles compositions auprès desquelles tout son travail jusqu’ici ne paraîtra, dit-il, — lui qui ne fit jamais d’études, — que des études préparatoires. On sait le reste : il s’attelle au triptyque de la Nature, de la Vie et de la Mort… Et la mort l’y attend et le happe… Peut-être un jour donnerons-nous, en même temps qu’une lueur sur ses projets d’avenir, l’analyse et les dessous de cette entreprise gigantesque. Qu’il nous suffise pour aujourd’hui d’avoir étudié le majestueux cycle de tableaux qui avait précédé et d’avoir fait passer sous les yeux du lecteur ce qui demeurera la plus grande gloire de Segantini.

Les Théâtres.
Théâtre Victor-Hugo : les Masques, drame en un acte, de Roberto Bracco, traduction de M. Lécuyer (6 novembre) §

Tome XLVIII, numéro 168, décembre 1903, p. 799-809 [807].

Roberto Bracco a écrit de meilleures pièces que les Masques. Ce petit drame, pourtant, ne laisse pas que d’être assez habilement conduit, et il est joué avec émotion par MM. Bauer et Bourny.

Art moderne.
Exposition Zandomeneghi. — Galeries Durand-Ruel §

Tome XLVIII, numéro 168, décembre 1903, p. 817-822 [820].

M. Zandomeneghi doit plaire infiniment aux personnes que déconcertent et inquiètent les grandes audaces intransigeantes et qui, tout de même, voudraient bien « être dans le mouvement ». Son art, gracieux sans distinction, éveillé, averti sans initiative, qui a tout vu et qui se souvient de tout, traduit en langue généralement compréhensible les façons de dire de plusieurs maîtres dont l’originalité ne fit pas la fortune.

Bleu et rose, tout est bleu ou rose, tout est rose et bleu chez M. Zandomeneghi, les femmes, les fleurs, les oranges et les pommes. Tout est doux, lisse et rond. Ce n’est pas le parti pris qui manque, ici. Mais ce parti, l’auteur, avant de le prendre, consulta trop de personnes, entre celles, du reste, je dois le dire, qu’il convient le mieux d’écouter.

On comprend que, tel, il obtienne la faveur publique, recueillant le résultat d’autres efforts.

Le sien, le sien propre, pourtant, il faut le démêler, sous tant d’impressions diverses, et je le trouve dans l’harmonie de sa composition. Il y a beaucoup d’adresse, il y a aussi de la nature. Le tableau Au théâtre est, en ce sens, tout à fait remarquable. Ne vous arrêtez pas à ce que garde de rebutant la vulgarité des types et de l’exécution. Elle n’est point intéressante en soi, celle vulgarité, parce qu’elle n’est point furieuse, ironique non plus, vengeresse nullement. Le peintre n’en fut pas blessé, et sa main laborieuse s’agita patrialement dans l’atmosphère que respiraient ces quatre femmes fausses d’élégance, aux roturières ligues. Mais voyez comme leurs attitudes se composent mélodiquement, quel fond grave donne aux trois jeunes femmes en pleine lumière — roses et bleues — la dame en noir, mûre, un peu en retrait et qui supporte, de ses tons éteints et solides, les chantantes colorations entre elle et nous intervenues.