Mercure de France

1905

Articles du Mercure de France, année 1905

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Alexandra Ivanovitch (OCR, Stylage sémantique), Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LIII, numéro 181, 1er janvier 1905 §

Échos.
Une revue internationale de poésie §

Tome LIII, numéro 181, 1er janvier 1905, p. 160-168 [167-168].

Une revue internationale de poésie paraîtra dans les premiers jours de janvier, à Milan sous le titre : Poesia ; elle publiera tous les mois des vers inédits des meilleurs poètes français, italiens, espagnols, anglais allemands, russes, etc. On annonce qu’au sommaire du premier numéro figureront les noms de Léon Dierx, Catulle Mendès, Gabriele d’Annunzio, Giovanni Pascoli, Paul Adam, Gustave Kahn, Paul Fort, Stuart Merrill, Édouard Schuré, Albert Mockel, Camille Mauclair, Clovis Hugues, Rudyard Kipling, Alma Tadema, Hélène Vacaresco, Fred. Bowles. Tous les poèmes publiés par Poesia doivent être dits et analysés par M. F. T. Marinetti, qui partage la direction de la revue avec M. Sem Benelli, au cours de la série de Conférences sur la Poésie Contemporaine qu’il fait chaque année dans les principaux théâtres et les grands cercles littéraires de l’Italie. — Rédaction : 2, Via Senato, Milan.

Tome LIII, numéro 183, 1er février 1905 §

Lettres italiennes §

Tome LIII, numéro 183, 1er février 1905, p. 470-474.

Hommage à Carducci. — Carducci : Prose, Bologne, Zanichelli §

Giosuè Carducci a quitté l’enseignement universitaire. Cette retraite fut marquée par trois événements. Tout d’abord, dans certains journaux et dans certaines revues, l’opinion publique italienne s’est révoltée contre l’Académie de Stockholm, qui n’a pas offert le fameux prix Nobel au grand poète national italien, dont le nom cette année n’avait d’ailleurs pas même été proposé. L’éditeur Zanichelli vient de publier en volume les Proses, de Carducci. Ce recueil, d’un intérêt national exceptionnel, émeut les esprits indolents et montre à l’Italie le poète et le professeur dans ses attitudes de véhémence républicaine, de généreuses colères, de haine contre toutes les veuleries de ses compatriotes, tel qu’il s’est affirmé dans ses discours, ses conférences, ses polémiques pendant les longues années de la vie italienne conduite par des soldats garibaldiens devenus ministres et chefs d’état. Le troisième événement qui a rappelé aux plus indifférents le rôle de Carducci dans l’histoire contemporaine de l’âme italienne a été celui du vote parlementaire qui, en signe de reconnaissance nationale, attribue une rente viagère au Poète.

Le roi a voulu rendre à Carducci l’hommage pécuniaire que son grand-père le roi Victor-Emmanuel II avait rendu à Manzoni. Mais nous sommes loin des millions que le Président Bonaparte offrait à Lamartine et que Lamartine, cohérent avec sa fierté, refusa dignement. Carducci lui aussi refusa avec fierté, il y a quelques années, l’offre d’une souscription nationale pour la publication de toutes ses œuvres. Il répondit : « Je n’accepte aucune aumône, même si elle me vient de la Patrie ! » Et aujourd’hui, contraint par la maladie et par l’âge à s’éloigner de son poste de combat à l’Université de Bologne, il accepte l’offre misérable des politiciens, qui l’égalent ainsi à Manzoni, dont il a toujours montré le rôle de corrupteur esthétique !

Avec lui la plus grande figure surgie du Risorgimento dans tout l’éclat du génie et de l’idéal disparaît des horizons de l’enseignement national.

Bovio, à Naples, affirma à plusieurs générations d’Italiens sa foi de républicain-poète et de philosophe. Carducci, à Bologne, orientait l’esprit de ses quelques milliers d’élèves vers tous les cultes qui enflammaient sa foi de poète républicain. Bovio et Carducci étaient tous deux épris de l’esprit originel de la race gréco-latine. Sans se mêler à la foule guerrière, ils regardèrent tous deux éclater et s’apaiser la révolution qui faisait « libre » leur patrie. Ils purent ainsi discipliner leur amour patriotique, lui donner une tournure d’école, l’enfermer dans une théorie, le rendre apte à être enseigné aux générations nouvelles. Ils furent ainsi deux maîtres vénérés de l’énergie nationale, deux paradigmes parfaits de la nouvelle conscience nationale : géniale, cultivée, enthousiaste et pure. Bovio est mort il y a deux ans. Carducci s’éloigne dans le silence que sa longue journée de labeur remplit de noblesse. Et l’opinion publique italienne le couronne poète national, et le salue avec un enthousiasme un peu trop populaire, mais qui ne manque pas de beauté. Car en ce moment les forces littéraires de l’Italie, troublées pendant un certain temps par la tyrannique souveraineté de d’Annunzio, semblent se concentrer en elles-mêmes ; elles saluent en Carducci le grand résumeur de la pensée littéraire de ces trente dernières années. Elles révèlent ainsi encore une fois ce besoin impérieux qui de temps en temps pousse les peuples, dont la vie collective devient de plus en plus complexe et demande partout des disciplines toujours plus sévères à donner un nom à leur nécessité d’adoration, un centre à leurs enthousiasmes, une image héroïque en laquelle tous les esprits dispersés peuvent se retrouver et se reconnaître.

Giovanni Pascoli : Poemi Conviviali, Bologne, Zanichelli §

Un autre grand Poète, peu connu à l’étranger comme Carducci, et comme M. d’Annunzio même en tant que poète, est M. Giovanni Pascoli.

Une tragique douleur de famille, une terrible vision de sang et de mort, fit poète Giovanni Pascoli. Sa douleur s’épanouit dans des visions de la nature simple des champs, où sous le calme apparent des phénomènes toujours identiques, il entendit comme en un bruit d’eaux lointaines sangloter le fleuve invisible de la mort. C’est le leitmotiv des œuvres de cet écrivain qui se révéla, à trente-six ans, poète et grand poète. Depuis lors la poésie de M. Pascoli s’est développée dans le sens d’une vie active, profonde de pensées et de nostalgie, et de plus en plus entraînée vers le gouffre de Psyché, vers la recherche à jamais inassouvie des voix éternelles de l’âme. Cette poésie nous apparaît aujourd’hui comme atteignant son plus haut degré de maturité. Les Poemi conviviali nous montrent le poète vibrant de toute sa douleur, arrivé au sommet calme de la pensée philosophique et d’une philosophie éprise d’un rêve de fraternité humaine de paix, d’amour presque panthéiste. Devenu philosophe, M. Pascoli s’est orienté naturellement vers le symbole, vers la formule précise capable de concentrer et de représenter toutes ses émotions, de discipliner, par la mathématique infaillible de l’art, ses sentiments débordants. Il s’est donc tourné vers les origines lointaines de sa culture gréco-latine. Il s’est plongé dans le rêve hellénique, qui est l’expression la plus complète du symbole humain éternisé par l’art. Il s’était arrêté pendant quelques années devant le mystère dantesque. Ses livres sur la Divine Comédie firent un grand bruit dès leur apparition. Mais les données de son âme l’entraînèrent ailleurs. Le moyen-âge catholique demeurait fermé à son âme hellénique. Et maintenant, dans les Poèmes conviviales, au-delà de sa vague sentimentalité humanitaire toute moderne, il enveloppe son art dans le grand symbole hellénique. Le Poète Adolfo de Bosis le suit de près dans cette tendance, et d’Annunzio y est arrivé sans aucune philosophie, par de simples affinités esthétiques et extérieures.

Dans les Poemi, la Cetra d’Achille, où Achille meurt devant le sommeil des guerriers, et s’éloigne calme et silencieux vers les portes d’Hadès, il y a la plus pure vision du Héros grec ; et non seulement du Péliade Achille, mais de toute l’âme héroïque des Grecs. Dans le Dernier Voyage d’Odysseus, la fatalité qui attire Ulysse vers la mer et toujours vers la mer a une signification moderne et éternelle d’anxiété qui éclate dans certains vers et qui nous trouble dans le huis-clos de nous-mêmes. Ulysse demande aux sirènes retrouvées après des siècles innombrables :

C’est moi, c’est moi qui reviens pour savoir !
Car j’ai vu beaucoup de choses, comme vous voyez.
Moi-même oui ; mais tout ce que j’ai regardé dans le monde
Me regarde, me demande : Qui suis-je ?

Et dans les poèmes qui suivent Exiodes, le Poète des ilotes, dévoile la face angoissée de son calme :

Il y a tout au monde, mais le tout est caché.
Chercher d’abord et ensuite gratter, il faut.

La tragique hérédité de l’hétaïre qui retrouve après sa mort les âmes difformes de ses enfants non nés qui la fuient avec terreur, la mère qui vient sur la terre avec son enfant, « l’une à souffrir et l’autre à faire souffrir » ; la peine d’Alexandros devant la lune intangible ; tous ces éléments immortels de la légende et de la poésie de nos désirs universels et du mystère de la vie, trouvent en ces Poèmes la plus haute expression que leur ait donnée la poésie contemporaine. Ici l’amour ne montre pas sa face tour à tour peinée et rayonnante de joie. Ici, comme dans tout l’Art de Pascoli, c’est la Mort qui domine, avec toutes ses hypostases de recherche, de curiosités, de révoltes étouffées, de toute cette impitoyable stérilité qui se manifeste dans la fécondité même de la nature toujours égale à elle-même dans ses révélations comme dans ses mystères.

La langue en est parfaite. M. Pascoli, comme M. de Bosis et M. d’Annunzio, s’efforce de donner à la langue italienne la souplesse infinie de la langue grecque, en créant des adjectifs avec une couple de substantifs, en apportant à la poésie italienne toute la richesse des allitérations et des assonances qui semblaient même contraires à son génie.

Giovanni Vannicola : Sonata patetica, Milano, Libr. Ed. Naz. §

Si en Italie Milan et Turin sont aujourd’hui les centres de la vie théâtrale et des grands éditeurs, Florence présente aussi au grand public le spectacle des forces les plus jeunes et les plus vivantes, qui, séparées par leurs tendances et par leurs manifestations, semblent toutefois former un beau groupe de volontés. Les esprits ne sont pas d’avant-garde pour nous, mais leur activité est telle qu’ils nous apparaissent presque nouveaux. M. Giovanni Vannicola dans son beau livre Sonata Patetica nous révèle ses plus belles et ses plus vives qualités d’esthète-musicien. Il écrit sur Beethoven des pages remarquables de synthèse et de lyrisme.

Le Leonardo §

Dans le Leonardo, le seul périodique de philosophie digne d’être lu en Italie, de jeunes philosophes poursuivent une lutte raisonnée et ailée contre la tyrannie positiviste. Le dernier numéro de cette publication, accueillie avec tant de faveur à l’étranger, publie une réponse de M. G. Papini à un positiviste des plus connus d’Outre-Mont, M. E. Régalia. M. Papini fait l’exposé des doctrines idéalistes et de la méthode positive de son groupe, et quoique la révolte individualiste contre une philosophie mourante ne nous présente pas des caractères philosophiques nouveaux, ni un système nouveau de la pensée, elle nous intéresse comme une force de vie, un peu trop exubérante mais pleine de promesses.

Il Campo §

À Turin, dans le but de réunir les jeunes forces littéraires que l’égoïsme des « arrivés » écrase un peu partout, un nouveau journal de littérature et d’art s’est fondé. Son titre est un titre de guerre. Il Campo (le Camp) et il paraît chez un des plus grands éditeurs de l’Italie, la maison Renzo Streglio de Turin. Le directeur, M. Mario Vaccarino, a réussi à faire déjà de son journal l’organe le plus avancé de la culture littéraire italienne.

Memento §

Memento. — Giovanni Marchesini : Le Finzioni dell’ Anima, G. Laterza, Bari. P. L. Occhini : Italia e Austria, Gati, Sienne. — Doct. R. Chiarini : Il Petrarca di secolo in secolo, Sinatti, Arezzo. — Sergio Sergio : Dramma Epistolare, Priore, Naples. — Doct. M. Nuzzo : La Lingua italiana nella Campania, Fruscione, Salerno. — Giacomo Leopardi : Choix d’œuvres en prose (Dialogues et Pensées), trad. par Mario Turiello, Perrin.

Échos.
La Ruine du Musée de Naples §

Tome LIII, numéro 183, 1er février 1905, p. 485-488 [485-486].

M. Émile Bernard, actuellement en Italie, nous adresse la lettre suivante :

Je viens apporter au Mercure, sur la requête d’un groupe d’artistes1 et comme contribution à ce que je disais dans ma note sur la destruction des chefs-d’œuvre par les conservateurs, les faits suivants dont Naples est le théâtre. Depuis deux ans environ, le musée de cette ville, sous l’administration de M. Ettore Païs, professeur2 d’histoire ancienne à l’université — retenez le nom de cet assassin de tableaux et de statues — est dans un état de ruine désespérant. Les tableaux, par les bons soins de son adjoint Adolfo Venturi, ont passé par toutes les phases nécessaires à leur anéantissement : mis dans des salles humides, sans lumière et sans ventilation, ils ont été successivement lavés, vernis avec des poix et des bitumes, coupés pour entrer dans des cadres prétendus de leur époque ; car il paraît que M. Adolfo Venturi voulait surtout se faire remarquer par cette réforme avantageuse ; toute son attention se portait donc sur les cadres au détriment des tableaux, et il faisait retailler ceux-ci (les tableaux ou les cadres) afin de parvenir à son but : c’est ainsi que l’on trouve des têtes coupées au ras du front dans quelques œuvres du musée et, ce qui est pire, des portraits.

Une femme du Parmesan et un saint Michel de l’école flamande deviennent très remarquables par cette particularité. Ajoutez à cela que, à force d’être remuées, les tables-plinthes sont fendues aux jointures de leurs planches, remplies de coups, et que les toiles sont détendues et gonflées comme si le vent soufflait à leur envers. Des œuvres de tout premier ordre, de Raphaël, Titien, Ribéra ont été traitées de la sorte ; et cette négligence indique suffisamment que celui qui la pratiquait était un incompétent dans la matière de l’art. Une indignation profonde s’est produite parmi les étrangers qui ont vu l’état de cette belle collection et dans tous les milieux intelligents d’Italie : mais on ne pourra point réparer un mal irréparable. Actuellement, après un très long temps de fermeture, la Pinacothèque vient de rouvrir une vingtaine de salles ; elles sont aussi mal éclairées que possible, humides, froides et arrangées de déplorable manière ; on y peut constater tous les dégâts produits par l’ignorance de M. Adolfo Venturi, ils s’y étalent sur un fond de soie verte qui coûte soixante mille francs.

La manie du professeur Ettore Païs consistait à aller au rebours de tout ce qu’il avait trouvé établi lors de son avènement au pouvoir. Chargé de Pompéi, il s’est empressé de mettre l’entrée où se trouvait la sortie, et la sortie où se trouvait l’entrée. Au musée de Naples, il s’est occupé de la sculpture antique, comme l’y autorisait sans nul doute son titre de professeur d’histoire ancienne ; il a tout reclassé à neuf, et pour ce il a fait déplacer des groupes fort lourds qui ont subi des cassures et des fentes ; ainsi ce que le temps avait respecté, il la détruit. Une admirable Minerve que les ruines de Pompéi ou d’Herculanum nous avaient livrée intacte a été brisée, privée d’une partie de ses rythmiques draperies ; d’autres ont subi diverses avaries, doigts, mains cassés, etc…

Cet admirable classement archéologique, outre l’estimation de la ruine qu’il a coûtée, s’est élevé à cent mille francs, qui auraient pu être employés à une meilleure fin. Actuellement le musée est sans directeur, livré à l’à-vau l’eau de l’administration et à l’indifférence du public, bien plus occupé des beaux boulevards modernes qu’on perce en renversant la vieille Naples si étrange et si pittoresque : les éminents personnages dont j’ai parlé ont démissionné, ayant achevé leur œuvre.

Tout ceci démontre encore une fois le danger des pouvoirs absolus donnés aux conservateurs ; et notez que ceci se passe en Italie, un pays où il existe encore une convention de respect pour les chefs-d’œuvre. Les jours ne sont peut-être pas lointains où, en France, les anti-chrétiens devenant conservateurs, nous aurons la persécution religieuse des musées, alors la plupart des sujets saints des musées seront mis dans les caves. Nicolas Poussin n’était guère rassurant en ce qui concerne le goût des Français pour l’art, et surtout leur goût de la conservation Voici ses propres paroles : « La négligence et le trop peu d’amour que ceux de notre nation ont pour les belles choses sont si grands qu’à peine sont-elles faites on n’en tient plus compte, mais, au contraire, on prend souvent plaisir à les détruire ».

C’est pourquoi il est vraiment urgent que les peintres songent à élire eux-mêmes des commissions d’art, chargées par eux du contrôle de la conservation des œuvres des maîtres, qui forment leur patrimoine, et aussi décidant de l’administration des œuvres de l’art moderne en général.

Je pourrais citer beaucoup de faits analogues à ceux de Naples, dont j’ai été le témoin dans tous les musées. Mais je me contente de celui-ci, il est notoire3.

L’intérêt de la nation est lié à celui de l’art, les chefs-d’œuvre sont pour elle un trésor de science et d’argent…

Sans doute l’automobilisme et la politique anti-cléricale séduiront plus le public français actuel que tout ce à quoi je le convie ici ; mais les artistes seraient-ils assez déchus pour y rester sourds ?

E. BERNARD.

Échos.
Suzanne Després dans la Gioconda §

Tome LIII, numéro 183, 1er février 1905, p. 485-488 [488].

À l’occasion des représentations de Suzanne Després dans la Gioconda, de Gabriel d’Annunzio, les imprimeurs d’art Perrette et Cie (91 et 93, rue Lepic, Paris) mettent en souscription une eau-forte de Ricardo Canals : Suzanne Després dans la Gioconda. Le tirage comprendra vingt épreuves sur Japon, premier état numérotées et signées à la main, à 20 fr. l’épreuve, — quelques épreuves tirées sur Hollande après aciérage de la planche, à 5 fr., — et sera limité aux souscripteurs.

Tome LIII, numéro 184, 15 février 1905 §

La Tragédie catholique de Gabriel d’Annunzio §

Tome LIII, numéro 184, 15 février 1905, p. 489-506.

I §

En tête de sa tragédie la Fille de Jorio, qu’il appelle « Tragédie Pastorale », M. Gabriel d’Annunzio a écrit ces mots :

À la Terre des Abruzzes — à ma mère, à mes sœurs — à mon frère exilé — à mon père enseveli — à tous mes morts — à tous mes gens d’entre la montagne et la mer — ce chant du sang antique — je consacre.

Cette tragédie nous apparaît donc écrite avec la volonté de réaliser en un symbole rythmé, en une action faite de poésie, la vie du peuple des Abruzzes, présentée dans quelques paradigmes tragiques qui la rendent reconnaissable dans le temps et dans l’espace. Le Poète nous avertit que le temps y est indéfini, car il précise l’action ainsi : « Elle se passe en la terre des Abruzzes, il y a longtemps. » Mais tous les chœurs de la tragédie composés de paysans des Abruzzes se meuvent dans un grand rythme chrétien, ondoient sur les vagues farouches de leur âme catholique et superstitieuse, semblent épanouir leurs craintes et leurs vengeances dans le murmure sombre de la prière latine qui couvre tout le drame. La tragédie de M. d’Annunzio est donc véritablement une tragédie catholique ; les autres personnages, les véritables personnages du drame, les protagonistes de l’action tragique, n’appartiennent à aucune religion ni à aucun temps : ils ne sont que les centres mouvants et inconscients de l’action populaire, les prétextes choisis par le poète pour nouer des vies dans l’amour et les dénouer dans la mort.

Le catholicisme de la Figlia di Jorio est fait cependant d’une étrange matière d’âme, et présente certains caractères dramatiques facilement reconnaissables dans tous les mouvements des foules, dans tous les épanouissements de l’âme collective, qui entraînent une action de vie vers le couronnement mortel d’une vengeance, et précisent dans quelques faits de violence et de mort la loi naturelle du crime et du châtiment. Dans les chœurs d’Eschyle, cette Loi se manifestait par un roulement sombre et fatal qui faisait pressentir la catastrophe tyrannique, et qui augmentait en s’avançant vers le dénouement désespéré ; son terrible crescendo, musicalement noté dans les vers nerveux et saccadés d’Eschyle, peut éternellement émouvoir le cœur des hommes. Chez d’Annunzio, la Loi se précise, tyrannique, mais les chœurs qui ondoient sur son rythme, comme sur la crête des houles d’un feu implacable, semblent de temps à autre se recourber sur eux-mêmes, fléchir sous le poids d’une fatalité qu’ils ignorent, s’éloigner de l’action dont ils semblent être pourtant la partie enveloppante et déterminante. Un désaccord les détache souvent du centre tragique, les pousse loin du petit groupe des antagonistes, qui sont la justification du drame. Et tandis que les chœurs obéissent à leur fatalité sans la connaître, les protagonistes forment comme un petit monde à part, un drame à côté de la tragédie. Nous avons ainsi dans la Figlia di Jorio deux actions bien séparées et caractérisées : le drame pastoral des dramatis personæ et la tragédie catholique des chœurs.

Je m’occuperai d’abord de l’affabulation de la première, pour comprendre et expliquer brièvement l’autre.

II §

L’action se passe dans les Abruzzes, dans cette Italie du Midi, à demi-byzantine, à demi-latine, aux passions gigantesques, aux amours éperdues de la terre, de la vie et du rêve. Dans la maison de Lazaro di Royo quelqu’un chante l’hymne au printemps ; les trois vierges sœurs préparent la fête nuptiale de leur frère, et, sur le refrain léger d’un chant du matin, rythment les louanges de l’épouse, de la nouvelle sœur.

Ce chœur gazouillant est résumé par la voix d’Ornella, la sœur cadette, véritable coryphée de la maison tragique, qui semble le soulever vers la joie. C’est la Saint-Jean, le jour où, selon les Phéniciens, le soleil au paroxysme de son amour embrasse la Terre.

Ces âmes vierges ne sont pas inquiètes. Ornella reprend le thème de ses sœurs et le précise dans une strophe. D’un nœud de jeunesse en fleur rayonne une blanche lumière.

Et la mère vient et sourit au bonheur charmant de ses filles. Aligi, le frère, arrive. Alors la chambre des préparatifs devient sombre. Une volonté funèbre semble cerner d’une auréole sinistre le jeune homme qui ne voit pas le soleil, qui n’entend pas le chant ensoleillé, et qui laisse tomber de sa bouche douloureuse les quelques paroles de la prophétie :

Je me couchai et de Christ je rêvai,
Christ me dit : « N’aie pas peur. »
Saint-Jean me dit : « Sois sûr.
» Sans chandelles tu ne mourras pas. »
Et vous m’avez marqué mon sort,
mère ; l’épouse vous l’avez choisie
pour votre enfant dans votre maison.
Mère, vous l’avez accompagnée
pour qu’elle dorme avec moi sur l’oreiller,
pour qu’elle mange avec moi dans l’assiette.
Je menais paître le troupeau à la montagne,
à la montagne je dois m’en retourner.

Aligi apparaît déjà tel que le poète a voulu le montrer, tel que, dans l’aspiration du poète, il devrait être jusqu’à la fin. Dans sa maison pleine de printemps, il se révèle en visionnaire, et sa vision est obscure et toute faite de craintes vagues, noyées dans un mysticisme de rêve, d’où se détache, comme une nécessité évidente, comme une affirmation énergique, l’aspiration à la montagne du dernier vers : à la montagne je dois m’en retourner. Il y a là le motif de la fatalité, l’avertissement que c’est sur la montagne que le drame doit se dénouer, et que de la montagne il doit se précipiter sur toutes les vies étonnées, en les engloutissant dans ses flots mortels.

Les femmes de la famille arrivent, avec leurs cadeaux de noces. Chacune porte sur la tête une corbeille remplie de blé, or et soleil ; au milieu du blé, symbole de l’abondance, est un pain, et au milieu du pain, une fleur. Les femmes arrivent, et, triomphantes et sereines, les épouses Aligi et Vienda, sont là pour les recevoir avec les vœux et les offrandes. Vienda dans son tablier le pain augural que la mère de son fiancé lui a offert. Mais lorsqu’elle se lève d’un bond, à la vue de sa mère qui arrive avec les visiteuses, le pain tombe par terre, et cela est encore en Italie un signe de détresse prochaine, tout comme l’huile ou le sel renversés. Ornella ramasse le pain et fait la prière pour éloigner le malheur. Ornella enlève la ceinture qui, selon l’usage dans les noces, barrait le chemin aux visiteuses, pour qu’elles disent le but de leur visite et payent l’obole des noces aux gens de la maison. Et les femmes disent les paroles sacrées de paix et les souhaits de l’abondance.

Alors, par la porte ouverte sur le soleil, entre le souffle de l’Infini, la volonté de la mort, la raison du drame. Une étrangère voilée arrive en courant, essoufflée, tremblante, demandant hospitalité et secours.

Gens de Dieu ! Sauvez-moi !
La porte ! fermez la porte !
Mettez les barres ! Ils sont plusieurs,
ils ont tous la faux. Ils sont fous,
ils sont fous de soleil et de vin,
de mauvaise envie et d’infamie…
Ils veulent me prendre, moi,
créature de Christ, moi,
malheureuse qui ne fis pas de mal……

Ornella se précipite vers la porte, la ferme avec les barres, tandis que toute l’assistance reste immobile et effrayée par les choses imprévues qui jettent sur tous les cœurs l’ombre de la peur, comme les nuages poussés par le vent jettent sur la terre l’ombre de l’orage. Aligi aussi est immobile et effrayé, appuyé sur son bâton où, de son couteau, il avait sculpté l’image de ses trois sœurs, le clocher de Saint-Blaise, le fleuve, sa maison…

Mais le grand souffle de la mort, qui a poussé vers la maison tragique la femme poursuivie, hurle contre la porte fermée. Les moissonneurs, ivres de vin et de soleil, fous de mauvaise envie et d’infamie, s’abattent furieux contre le mystère de la porte close. Ils veulent la belle proie. Le soleil et le vin, les deux feux immenses des terres méridionales, embrasent la volonté de la chair exaspérée. Les moissonneurs bestiaux demandent la victime désignée.

Et Ornella répond :

Je ne puis pas ouvrir. Ma mère
m’a renfermée, et avec les parentes
elle est sortie…

Dans la maison, autour de l’étrangère voilée, le chœur des femmes crie contre le malheur apporté par l’inconnue. À Candia, la mère, à Aligi, le jeune homme irrésolu et rêveur, les femmes demandent de la chasser, de libérer la maison en fête de ce cauchemar terrifiant, de jeter dehors la femme étrangère comme un morceau de viande au milieu d’un troupeau de loups affamés. Mais lorsque Aligi, poussé par les injonctions peureuses et farouches des femmes, arrête son rêve sur la brebis galeuse, fait un geste vers elle pour la chasser, Ornella s’interpose. Elle apporte un cratère de vin à la pauvre femme tremblante. Ornella meut sa sérénité hospitalière et inconsciente entre les trois angles du triangle pathétique : entre le chœur extérieur qui demande, le chœur intérieur qui offre, et la victime immobile qui invoque la sainteté du foyer contre l’opprobre des contacts impurs et atroces sous le soleil flamboyant, sur le champ à peine moissonné… Alors le chœur des femmes devient de plus en plus farouche. Toutes les craintes étouffent les âmes simples et égoïstes des campagnardes, toutes les superstitions de leur race semblent parler dans leurs cœurs angoissés, et semblent, comme dans un gouffre, se confondre dans les cris des moissonneurs qui réclament à la porte et dans la voix pitoyable de la suppliante assise au foyer. La maison en tremble toute. Candia, la mère, Aligi, le jeune rêveur, la Suppliante et Ornella sont, au centre du drame, entre les deux chœurs.

Tout d’un coup, un moissonneur grimpe sur une fenêtre, et montre sa face bestiale entre les barres de fer. « La femelle y est ! » crie-t-il à ses compagnons. Il voit les femmes et le jeune pâtre. Tous les moissonneurs somment les assiégés de jeter dehors la suppliante. Et c’est alors que le chœur intérieur reconnaît la femme. C’est la fille de Jorio, la fille d’un sorcier, sorcière elle-même, coupable de mille fautes mystérieuses, femme dont les compagnies de moissonneurs se disputent les faveurs, tour à tour, dans les champs, sur les bords des fossés… Les femmes réclament le sacrifice de la femme perdue qui les met en danger, et implorent leurs saints et leurs madones. Toute leur haine contre l’intruse se résout dans une volonté de mort, égrainée par leurs bouches implacables, dans un chapelet d’imprécations et de jugements, au nom des saints et du Christ. C’est le chœur chrétien des Euménides.

Aligi se laisse entraîner par la fureur des chœurs auxquels sa mère ajoute une voix terrible. Il détache de l’inconnue enchanteresse ses yeux remplis de rêve. Cette femme est le feu central des grandes flammes de haine. Il s’élance vers elle son bâton historié levé pour la frapper. Mais l’étrangère se réfugie derrière l’intangible muraille des trois sœurs qui éclatent en sanglots. Alors le prodige s’opère. Le mystère d’amour s’accomplit dans un miracle. Un breuvage impalpable comme une flamme lance la vie du jeune homme vers la vie de l’accusée. Aligi laisse tomber son bâton en pleurant :

Pardon, mon Dieu ! Pardonnez-moi !
J’ai vu l’Ange muet, qui pleurait,
qui pleurait comme vous, mes sœurs,
qui larmoyait et me regardait fixement.
Je le verrai jusqu’à l’heure du trépas
Et encore je le verrai dans l’autre vie…

Les moissonneurs ont tiré à la courte paille leur tour d’amour et reviennent plus furieux réclamer la femme. Ils veulent abattre la porte. Devant le danger, Aligi prend la croix de cire, la croix bénite du foyer, la croix du seuil infranchissable. Il l’embrasse. Les femmes tombent à genoux, en se signant et en murmurant es litanies. Il dépose la croix sur le seuil et ouvre la porte aux hommes ivres de vin, de soleil, de mauvaise envie et d’infamie… Et la houle formidable s’arrête, immobilisée devant le signe suprême et intangible. Les moissonneurs, la tête courbée, allongent la main pour toucher la croix, la portent à leurs lèvres et s’éloignent en silence… La croix a vaincu. Cependant ils ont révélé que Mila de Codra, la fille de Jorio, a été la cause d’une dispute entre Lazaro de Royo, le père d’Aligi et des trois sœurs, et un paysan, et, dans cette dispute, Lazaro a été blessé.

Mila apparaît ainsi comme la manifestation d’un terrible destin. Son image dévoilée rayonne la mort dans la maison dont elle a franchi le seuil, poursuivie par la haine ivre des mâles, et accueillie par la haine des femmes, par la pitié d’Ornella, par l’amour sombre d’Aligi. Cet amour, né dans un éclair, devant la vision de l’ange muet, jettera une grande ombre sur le drame qui suit, sur la maison des noces troublées, et allumera le bûcher de la fin.

Des paysans amènent à la maison tragique Lazaro blessé.

Mes filles, mes filles, c’était vrai, c’était vrai !
Pleurons, mes filles. Le deuil est sur nous.

Ainsi crie Candia della Leonessa, qui, dans le trouble de son fils avant l’entrée de l’étrangère et dans sa longue attitude de rêve devant celle-ci, pressent le drame.

Or, il arrive que, le lendemain même des noces, Aligi s’en va. Il part sans avoir touché sa femme, la vierge qui sera vierge et veuve. Aligi est sur la montagne, car il est pâtre, car toutes les affinités de sa vie et toutes les possibilités de sa mort l’attirent vers la montagne. Là, il garde ses troupeaux et avec son couteau et sa hache il taille dans un tronc d’arbre la figuration de son rêve. Tout le trouble de son âme de somnambule, au haut de la montagne, se dissipe comme le brouillard. Mila de Codra, l’étrangère, est avec lui, car il l’aime et elle l’aime. C’est pour elle qu’il est parti de sa maison, le lendemain de ses noces, s’éloignant comme celui qui entendrait l’écho d’un appel dans le lointain et s’en irait dans la nuit, en marchant sur des lambeaux de son âme, sans se retourner vers ceux qui pleurent derrière la fatalité de sa marche. Aligi est un être malade, faible, visionnaire. Il est loin de la vie, perdu dans ses rêves sans fin.

Il est dans ces limites vagues de l’âme où toute sensation devient sentiment, où les contours précis et solides des choses extérieures se transforment en nous, se noient dans un brouillard d’idées, deviennent image et silence. Dans ces limites, qui sont le domaine de l’ivresse, se trouvent les possibilités de la criminalité ou de l’art, le criminel ou le génial. Aligi en est là. Et devant sa vie réalisée dans l’épanouissement de ses instincts, sur la montagne, devant la créature identique, l’étincelle artistique éclate. Il oublie ses soucis de pâtre et avec sa hache, dans le tronc qui vibre de la vie de ses mains où son cœur palpite, il découvre les lignes ailées et la figure de l’Ange muet.

Mila, Mila, le miracle nous absolve !
Que l’Ange muet nous protège encore,
car pour lui je ne me sers pas de mes fers
mais je me sers de mon âme dans ma main.

Pourtant Mila est triste. Cette créature de débauche, qui connaît toutes les hideurs des violents qui l’ont eue, se sent indigne de son amour, et de l’amour vierge du pâtre-artiste. Mila est saisie par les serpents du remords qui se nouent autour de son cœur et l’entraînent vers toutes les bontés et vers la renonciation. Elle pousse Aligi à envoyer un salut à sa mère, à ses sœurs abandonnées. Elle leur dit qu’elle s’en ira, qu’elle doit disparaître. Mila est une créature de la nature sauvage. Elle est sorcière. Elle est une force primitive de la terre. Elle est une expression divinement bestiale du sexe et de l’âme. Aligi veut aller à Rome, porter son ange de bois comme le fardeau et la signification de toute sa raison d’être, le déposer au pied du Saint Père. Un chœur de pèlerins s’élève dans le lointain comme un brouillard mystique. Le couple en est tout enveloppé. Toute l’atmosphère est remplie de ce chœur. Mila dit des paroles de bonté. « Tu viendras avec moi », lui dit Aligi.

Le chemin est très long. Mais toi aussi
je te mettrai sur la mule. Et nous irons
avec l’espérance, vers Rome grande.

Et Mila dit :

Il faut que j’aille du côté opposé
avec mes pieds lestes et sans l’espérance.

Et elle dit encore à Aligi, qui est furieux d’entendre ces mots de renonciation :

Ne sois pas en colère, Aligi. Et si tu es en colère
toi aussi contre moi, comment vivrai-je
jusqu’au soir ? Sous tes talons,
mon cœur je ne le ramasserai pas.

Aligi interroge le saint de la montagne, qui dort à côté de la grotte, du pâtre. Il lui raconte la scène de l’étrangère poursuivie et son geste pour la chasser et la jeter à la fureur des moissonneurs envieux, et la vision de l’ange muet qui pleurait derrière la femme et lui fit plier les genoux. Il touche le sommet de son esprit visionnaire, lorsqu’il raconte son départ de la maison et dit :

       Je vins à la clairière,
Je recommençais à faire paître et à souffrir.
Et il me semblait que mon sommeil durait
et que mon troupeau broutait ma vie.

Ainsi l’amour a uni les deux êtres que le destin avait jetés l’un contre l’autre. Et, lorsqu’ils s’embrassent pour la première fois, eux qui ensemble ont couché dans la grotte et sont restés purs, la femme croit qu’elle renaît.

Elle se sent impure, mais elle croit que tout en elle s’élance dans une renaissance, devient lumière et joie, devient la beauté qu’elle, la femme de tous, ne connaît pas. Elle dit à la Madone :

Toutes les veines de cet autre sang
viennent de loin, de loin,
du fond de la terre où repose
celle qui m’allaita (faites qu’elle aussi
me voie !) de la plus lointaine
innocence. Ô Marie, vous le voyez.
Ce ne furent pas les lèvres (vous êtes
témoin) ce ne furent pas les lèvres.

Aligi s’en va vers son troupeau. Mila veut mettre de l’huile dans la lampe et elle ne trouve pas d’huile et se désespère, car Aligi lui a recommandé de ne pas laisser éteindre la lampe.

Elle pense :

Avant de me voir il verra
Que la lampe est éteinte…

Mais une femme arrive, et lui donne de l’huile, mais trop tard et l’huile tombe par terre, présage de malheur ! Or, la nouvelle arrivée est Ornella. Elle vient en suppliante vers la fille de Jorio, pour qu’elle dégage Aligi de son charme fatal, car à la maison la douleur règne comme dans un deuil quotidiennement nouveau. Ornella dit que Lazaro, son père, blessé par amour de Mila, est parti pour venir la retrouver sur la montagne ; Ornella demande comme une grâce que son frère soit rendu à sa mère, à son épouse désolée. Mila lui dit ;

Ta douce voix tremble.
Dans la plaie le couteau qui tremble
fait plus mal, ah, combien plus mal !

et répond à ses supplications :

La fille de Jorio connaît ses chemins ;
et son âme s’était déjà acheminée
avant que tu viennes l’appeler, ô innocente.

Cependant elle ne peut pas partir. Quand Ornella disparaît, le grand événement du drame va s’accomplir. Lazaro arrive, aveuglé d’envie bestiale, pour saisir la femelle convoitée. Mila le repousse comme une chose immonde. Mais la force du mâle exaspéré la saisit. Il la tient sous son joug brutal, lorsque son fils arrive, voit son père, voit celle qu’il aime, et sent toute l’horreur des choses fatales qui doivent être accomplies.

ALIGI

Père, que voulez-vous faire ?

LAZARO

Ce que je veux faire ! Tu ne peux
pas m’adresser une question.
Mais je te dirai que je veux prendre
la brebis dans une corde
pour l’entraîner où plus me plaît.
Ensuite je jugerai le pâtre.

ALIGI

Père, vous ne ferez pas cela.

Lazaro entre en fureur. Il fait saisir son fils par deux paysans, le fait ligoter et traîner au loin. Mais Ornella le dégage. Et lorsqu’il revient vers la colère de son père et vers les supplications de celle qu’il aime, il voit son père rué sur la femme, qui, à bout de forces, se tient au fond de la grotte, accrochée au tronc où l’Ange muet inachevé garde dans son flanc la hache figée par le dernier coup du pâtre-artiste. Il se précipite sur l’instrument de son art et frappe son père, le tue. Ornella revient ; elle voit son père mort, et crie en voyant le parricide :

Ah ! Et moi je l’ai délié ! et moi je l’ai délié !

Le chœur des pèlerins s’est perdu dans le lointain. Le fait tragique est accompli. Maintenant ce sont les chœurs de la mort. Aligi est jugé par le peuple. Il sera mutilé et enfermé dans un sac avec un chien mâtin et jeté dans le fleuve. Telle est la sentence du peuple contre le parricide.

Ornella, Ornella seule, voit arriver le cortège du supplice qui conduit le condamné vers sa mère pour recevoir d’elle le dernier réconfort avant d’être sacrifié. Mais la mère est assoupie comme dans un profond sommeil. Elle ne voit rien, elle n’entend rien, elle est comme en rêve, et répète les paroles prophétiques que son fils lui disait la veille des noces, et poursuit des images lointaines, tandis que le cortège approche et que les pleureuses chantent leurs chœurs de mort autour du cadavre de Lazaro. Personne n’ose l’approcher pour la réveiller, pour la préparer à recevoir son fils qui vient pour ne jamais plus revenir… Ornella seule s’offre à lui parler, et lui parle. Aligi arrive avec tout le cortège du supplice. Ornella a préparé le breuvage que la mère a le droit de faire boire au condamné, pour lui donner une ivresse qui calme les angoisses atroces de sa mort. Candia prend la tête de son fils, la presse d’une main sur sa poitrine et de l’autre le fait boire ; déjà, dans son état de rêve, elle disait les paroles de la Passion de Marie, les paroles qui sont dans les laudes et dans les chansons de la Vierge qui pleure son divin enfant. Maintenant elle accomplit le geste de pitié que le Christ ne connut point. Le chœur des femmes chrétiennes était féroce contre la fille de Jorio que personne n’avait plus retrouvée. Une femme avait dit :

Que les corbeaux la trouvent encore vivante,
et lui percent les yeux ; que les loups
la trouvent vivante et la déchirent !

Mais toutes les haines se taisent devant l’immense pitié de ce couple de la mère et du fils, devant le cadavre de Lazaro, tandis que la férocité justicière du peuple attend en frémissant d’impatience. Aligi dit à ses sœurs :

Et vous, créatures, jamais plus
je ne pourrai vous appeler mes sœurs,
jamais plus je ne pourrai vous nommer
avec les noms de votre baptême,
qui étaient des feuilles de menthe
dans ma bouche.

Il n’implore pas. de pitié ! Il demande le sacrifice. Il se sent digne de la lutte atroce et de plus de souffrances, que celles qui l’attendent. Il invoque la haine de son père et sa vengeance même après la mort. — Et voilà que la fille de Jorio arrive et demande à être entendue. Elle révèle que Aligi est innocent, que c’est elle qui a tué Lazaro, que c’est elle la victime de la justice du peuple. Le chœur chrétien des Érynnies la repousse et l’accable. Aligi veut la convaincre de mensonges. Mais Mila est forte et sait vouloir mourir, et sait invoquer le droit du sacrifice. Elle dit qu’elle est sorcière, qu’elle a charmé le jeune pâtre, qu’elle lui a fait croire avoir tué son père, tandis qu’elle, elle seule, a su attirer Lazaro sur la montagne et a su le frapper de mort, devant l’Ange muet. L’Ange muet est là couvert d’un drap noir, porté par le peuple. Mila achève sa confession. Par haine contre Lazaro, elle s’est traînée dans la maison nuptiale. Elle a noué le nœud de sa vengeance. Elle a tout fait. Et, lorsqu’elle a frappé Lazaro, elle a crié à Aligi. « Tu l’as tué ! »

Parricide le fit mon cri
dans son âme qui était esclave.

Alors le chœur crie : « aux flammes ! aux flammes, la sorcière ! » et chante les louanges de Dieu, car l’assassin est un étranger et son crime ne souille pas le pays. Aligi, déjà, enivré par le breuvage, s’éloigne de celle qu’il aimait et la maudit. Mila, Mila — dit Ornella — pour consoler la femme promise au sacrifice.

Mila, Mila, c’est l’ivresse du vin
mixturé, du breuvage
que la mère lui donna pour le consoler…

Mais Aligi maudit avec toutes ses forces. Alors Mila crie désespérément :

Aligi, Aligi, toi, non,
tu ne peux pas, tu ne dois pas !

et, légère, sur la litanie sacrée et sur la haine de la foule qui la conduit au bûcher, tandis qu’Aligi endormi par le breuvage est rendu à sa mère, elle crie :

La flamme est belle ! la flamme est belle !

Seule Ornella lui envoie une voix de sympathie :

Mila, Mila, sœur en Jésus,
J’embrasse tes pieds qui s’en vont !
Le Paradis est pour toi !

III §

Tous les éléments du drame pastoral, mêlés par la volonté du Poète, deviennent la flamme d’un bûcher inutile.

Par cette fin, les défauts de construction du drame nous semblent s’accentuer. Le chœur des trois sœurs qui parent la maison nuptiale, ce chœur de la protase, de l’introduction, n’est qu’un chœur d’ouverture, construit selon les vieilles formules. Le triste présage, qui jette son ombre sur le cœur des assistants, lorsque le pain de la mariée tombe à terre, nous appelle l’amulette que, dans la Gioconda, Lucio Settala laisse choir, jetant la frayeur dans l’âme endolorie de Sylvia. Ainsi tous les emprunts faits à la tragédie grecque : les chœurs du premier et du dernier acte, la scène entre Créon et Hémon, d’Antigone, se déroulant ici entre Lazaro et Aligi, quelques accents sophocléens de Mila, etc., prennent l’aspect de fautes graves, car une idée, ou la nécessité d’une idée dominante, ne les justifie pas.

Le chœur chrétien du deuxième acte, que le Poète met de près ou de loin comme un commentaire musical à l’aspiration d’Aligi vers Rome, c’est-à-dire au centre catholique du drame, ne suffit pas à déterminer la fatalité catholique des personnages. Ce chœur, qui n’est pas grec, forme avec les extrêmes moyens musicaux de la parole une atmosphère mystique. Mais en réalité le drame des protagonistes n’est pas chrétien ; car celle qu’on appelle Mila de Codra n’accomplit devant nous aucune sorcellerie. Cette créature ne meurt pas parce qu’elle est sorcière : elle se sacrifie parce qu’elle ne veut plus vivre. Elle nous apparaît étrange, stylisée, et nous ne voyons, en définitive, qu’une femme publique anxieuse d’une régénération dont elle désespère s’en trouvant indigne à jamais. Elle présente ainsi une analogie par trop frappante avec Kundry instrument du mal, comme avec Kundry trouvant sa rédemption dans son amour et ne demandant qu’à « servir ». Aligi aussi présente de grandes analogies avec le visionnaire Parsifal, de même que Candia n’est pas sans rappeler Herzeleide. Mais ni le très beau commencement idyllique du deuxième acte, quand le pâtre visionnaire, par la force des choses épanouies, devient le pâtre-artiste ; ni la scène d’amour qui suit avec cette superbe puissance verbale et plastique qui est le caractère le plus précis de la poésie de M. d’Annunzio, ne nous montrent la sorcellerie de Mila.

Le drame donc n’est nullement chrétien. Et, comme drame, il est faux, mal conçu, mal réalisé. Dans le troisième acte, le pathétique troublant et intérieur d’Ornella, celle qui a été vraiment la force conductrice du drame, presque l’incarnation présente du destin familial, est hors la volonté du Poète. Le Poète élève tout un échafaudage de châtiments, fait défiler la procession du peuple bourreau, accentue le dramatique « extérieur » avec la folie et le breuvage de la mère ; et la lutte « intérieure » d’Ornella, entre son sentiment patriarcal blessé et sa tendresse pour Mila et pour son frère, demeure étrangère au drame, renfermée, comme un élément inutile, dans une attitude statuaire. Cependant, c’est Ornella qui a conduit, qui a rythmé toutes les volontés, qui est restée toujours debout sur l’affaissement des esprits, ou devant les violences des chœurs.

L’artiste a le devoir sacré d’expliquer d’une façon déterministe, je dirais presque métaphysique, la raison de ses personnages. On ne doit pas, par exemple, faire intervenir un personnage (Lazaro) comme une avalanche, uniquement pour précipiter le drame. Il vaudrait mieux écraser le drame sous l’avalanche d’une conclusion rapide et inattendue. Les superstitions du pain tombé par terre, de l’huile versée, d’un symbolisme par trop facile, ne suffisent pas à créer l’atmosphère accablante où notre âme effrayée doit entendre la voix des fatalités et pressentir les catastrophes.

Et, comme la vague sorcellerie de Mila, la psychologie incomplète d’Ornella, l’intervention forcée de Lazaro, l’Ange (muet aussi, véritable thème conducteur du drame, se développant avec ces âmes dramatiques jusqu’à se matérialiser dans le bois, restant inachevé et maculé du sang du parricide) n’est qu’un symbole, poétiquement beau, mais dramatiquement imparfait. Toutefois, ce drame eût été vraiment catholique, si Aligi n’avait été condamné comme parricide, et Mila brûlée comme sorcière.

Dès le début, tous deux se révèlent dans une complexité qui choque avec la simplicité forcée du langage. Le Poète se sert d’une langue particulière, d’un italien méridional ; les personnages sont donc placés dans un milieu trop précis pour qu’il leur prête le langage vague, mystérieux et profond de certaines créatures de Maeterlinck. Et pourtant, quoique dans un milieu précis, tous ces personnages restent imprécis dans l’humanité. On attend en vain, par exemple, qu’Ornella explique enfin la raison de son être, dévoile son symbole pathétique, son énigme animique. À la fin, elle semble presque inconsciente et féroce. Il semble que, pour elle aussi, Mila soit l’ennemie, Mila doive mourir. Et lorsque Mila se sacrifie pour sauver Aligi, elle ne sait que lui souhaiter le Paradis.

Mila est plus consciente. Elle se sent indigne et sait être humble. Elle est encore une incarnation de la « femme fatale » chère à d’Annunzio. Mais, dans la Gioconda, le charme de l’étrangère attire un homme hors du cercle domestique, hors de l’âme du foyer ; cependant Sylvia Settala lutte pour retenir Lucio ; mais, ici, Vienda ne lutte pas, n’existe pas, n’est pas une force contraire et active contre la force qui entraîne l’homme vers la vie ou vers la mort. Elle n’a pas, comme Sylvia, l’aspect d’un contre-instinct qui se heurte à l’instinct fatalement triomphant de ses victimes nécessaires. Elle n’est qu’un prétexte aux chœurs des parentes, à l’étalage de la haine lâche des paysannes, qui expriment leur farouche égoïsme au nom du Christ. Par le sacrifice volontaire de Mila, c’est ici la « femme fatale » qui est vaincue. Vienda, la chaste et inexistante épouse, triomphe sans un mot et sans un geste. Mais, finalement, nous nous demandons : pourquoi Lazaro aime Mila ? Et cette « tragédie », qui reprend le thème tragique du Fatum, ne nous semble-t-elle pas reposer que sur le Hasard ! Il y a sans doute un symbole dans l’instinct qui pousse Aligi vers Mila, l’Androgyne, c’est-à-dire vers l’épanouissement de ses instincts, qui feront du visionnaire un artiste, pour qu’il sculpte l’Ange muet, mais, hélas ! tout finit dans un gouffre de stérilité. Dans la Gioconda, au moins, les significations du drame se précisaient, lorsque, malgré le dévouement, malgré le sacrifice de Sylvia, malgré tout, Lucio retournait vers son art et vers la vie.

IV §

Cette imprécision poétique et philosophique affaiblit le drame.

M. D’Annunzio a abordé le théâtre dans la maturité de son talent. Il y a des poètes, comme Ibsen et Wagner, qui naissent dramaturges. D’autres n’arrivent qu’après un long apprentissage littéraire à réaliser la synthèse de la vie présente et de la subtilisation artistique, qu’est le théâtre. M. D’Annunzio est de ces derniers. En tant que dramaturge, il est parti du rêve esthétique et cruel des Songes, a tenté la tragédie nationale avec la Francesca da Rimini, pour aboutir à cette tragédie régionale. Il est donc parti de l’indéfini pour arriver à la plus violente précision d’une œuvre d’art, enfermée dans les limites d’une région. En Italie les différentes régions sont des mondes différents. L’unité politique italienne s’efforce d’en étouffer toutes les aspirations, par le dogme laid de l’intérêt commun. Mais en ce moment la littérature régionale italienne se développe puissamment. M. D’Annunzio lui apporte ses tentatives, telles que cette Fille de Jorio et la Nef, à peine achevée, qui présente l’âme de Venise avant Venise. En réalité pourtant M. d’Annunzio, de par toute son œuvre, fait partie de tout le mouvement contemporain qui est à la recherche d’un style. Il rajeunit des styles antiques. Son style est une synthèse des païens et des chrétiens, des beaux siècles de l’Hellade et de Florence ; c’est un point d’arrêt, ce n’est pas une promesse d’avenir. Le style, c’est-à-dire la simplicité synthétique des personnages qui se meuvent dans leur plus simple élément et sont reconnaissables dans le temps et dans l’espace, n’est pas une qualité de notre temps. — Dans le Dante, il y a Botticelli qui l’a suivi, dans d’Annunzio il y a la Renaissance, c’est-à-dire un temps qui l’a précédé.

En outre, la Renaissance est analyse et décoration. Partant, chez d’Annunzio, les personnages sont parfois unis dans un cercle dramatique, mais leur « dramaticité » ne se dégage pas d’eux-mêmes, elle est, au contraire, imposée par la volonté du Poète trop souvent sensible. Dans la Fille de Jorio les personnes du drame agissent sans le vouloir, ils laissent entrevoir la puissance du Poète qui les entraîne. Mais pourtant de toute l’œuvre de M. d’Annunzio se dégage une terrible philosophie, ou, mieux, une terrible vision philosophique, qui surprend nos sens : la vision de la femme. D’Annunzio comme Rodin fait reposer tout son système esthétique sur l’éternel féminin. Seulement, chez Rodin le féminin aboutit au couple triomphant. Chez M. d’Annunzio nous ne retrouvons pas la dernière exaltation du chœur mystique qui résume l’immense tragédie de Faust dans le cri bienheureux : « l’éternel féminin nous élève ! » Chez d’Annunzio cela est angoisse, est tourment, et fatalité implacable de la mort. Par la constance de cette vision, grand thème conducteur de toute son œuvre, d’Annunzio franchit les limites de son temps, devient à la fois anachroniste et parachroniste, et, comme poète, il aura sa place non dans un pays mais dans l’humanité. Par cela il nous apparaît grand au milieu de toutes les inégalités et de toutes les faiblesses de son drame pastoral.

Un élément nouveau qu’il ajoute à la représentation scénique est celui qui fait de la Fille de Jorio, cette œuvre imparfaite, une des plus hardies tentatives du génie contemporain. D’Annunzio a presque réalisé la tragédie catholique.

Je crois devoir donner une brève définition de ce qu’est pour moi la « tragédie ».

Beaucoup d’auteurs et de critiques, et d’Annunzio même, me semblent employer ce mot à tort. En art le seul terme de jugement appréciable est l’émotion. L’émotion est produite par la surprise, et la Beauté n’est que surprise, miracle, comme le Génie. On peut classer les émotions en trois catégories :

— Les émotions pathétiques — c’est-à-dire celles qui nous saisissent devant des phénomènes produits par le Hasard, en dehors de la volonté des agonis tes, tel le « fait divers » de la rue.

— Les émotions dramatiques — produites par l’enchevêtrement, l’accouplement, le choc des Volontés en antagonisme.

— Les émotions tragiques — produites par l’équilibre entre les aspirations des individus et le milieu ambiant, la lutte entre la volonté des hommes et la volonté collective, l’impératif catégorique de la Totalité, le Fatum, le Destin d’une race ou d’un monde.

Entre le « fait divers » de la rue, le drame domestique et la tragédie, il y a la même différence qu’entre le journal, le livre et l’histoire. Pour qu’une œuvre soit digne d’être appelée « tragédie », il faut donc qu’elle réponde à ces conditions de généralisation, telles qu’on les trouve chez Eschyle. Dans Hamlet, dans Faust, dans Brand d’Ibsen, le chœur visible ou invisible menait l’action vers la catastrophe selon la strophe ; il est le véritable deus ex machina qui ne se montre pas aux moments difficiles, mais qui prolonge l’action en deçà et au-delà d’elle-même, qui résume et domine toutes les volontés, toutes les initiatives de ceux qui agissent.

Pour la première fois d’Annunzio a écrit une tragédie véritable ; il est le Poète qui a écrit une « tragédie catholique », dans le sens métaphysique du mot. Je ne dois pas ajouter que je fais abstraction du drame pastoral de la Fille de Jorio. J’ai analysé le drame dans tous ses défauts. Mais il faut isoler la tragédie qui enveloppe les chœurs des trois actes : elle est parfaite. Le fatalisme d’Eschyle devient le mysticisme catholique de ces chœurs, force déterminante de toute la tragédie. Lorsque le dessin du drame s’affaiblit, les invocations et les cris mystiques viennent soutenir comme des harmoniques la lassitude du drame, les faiblesses de la logique du drame. La vision de l’Ange muet qui arrête la fureur d’Aligi contre Mila bien qu’en contradiction avec le chœur féroce des Érynnies chrétiennes, en fait partie comme la douce et pathétique chanson de Candia, au troisième acte, en entendant son fils condamné fait partie du chœur justicier et implacable au nom du Christ. Autour de l’affabulation qui nous intéresse peu, il y a donc toute une atmosphère de mysticisme et de beauté mystique toute une puissance nouvelle d’évocation : une véritable atmosphère musicale, réalisée avec les suprêmes efforts de la parole pour devenir musique.

Une tragédie catholique ne peut aujourd’hui qu’être archaïque et impuissante à résumer toute notre âme, avec toutes nos aspirations, nos enthousiasmes et nos affaissements. Mais d’Annunzio, après Parsifal, a pu donner au catholicisme une tragédie où véritablement il a pris tout le sens et toute la musicalité du chœur métaphysique d’Eschyle. Après avoir écrit des drames qui devaient souligner la victoire de l’homme sur le destin, Gabriele d’Annunzio, avec la Fille de Jorio, nous montre le Destin lui-même, sons le nom que dix-huit siècles de christianisme lui ont donné dans l’imagination ardente et craintive des peuples de l’Italie méridionale.

On peut m’objecter qu’Eschyle croyait à son fatalisme et que d’Annunzio ne croit pas à son mysticisme ; de cela, en effet, naît la grande désharmonie apportée à la Fille de Jorio par la banalité du drame qui, malgré l’amour et le désespoir de Mila, semble un prétexte au développement tragique des chœurs.

Mais la tragédie catholique, réalisée par ceux-ci, est un paradigme parfait qui redonne à la tragédie sa véritable signification collective et généralisatrice. Gabriel d’Annunzio épris du mysticisme païen de la chair de par son tempérament, et du mysticisme judéo-païen catholique de l’esprit, de par sa race, a écrit une œuvre, où le drame est fait d’ombres, mais où la tragédie est une superbe voix collective de crainte, de haine et de mort.

Les Théâtres.
Œuvre : La Gioconda, tragédie en quatre actes, de Gabriele d’Annunzio, traduction de M. Georges Hérelle (21 janvier) §

Tome LIII, numéro 184, 15 février 1905, p. 621-623 [622-623].

On garde de la Gioconda une assez étrange impression. Les personnages que Gabriele d’Annunzio s’est plu à décrire dans sa tragédie ne sont pas des individus quelconques ; ils croient ne pas vivre dans un milieu banal, car ils sont artistes : Lucio Settala fait de la sculpture ; ils se disent raffinés, et en effet ils cherchent à leurs actes des causes singulières. Ils analysent, avec une satisfaction qu’ils ne songent guère à déguiser, leurs joies et aussi leurs douleurs ; ils parlent longuement d’eux-mêmes. Et l’on pense que de pareils héros, quand ils se décideront, enfin, à agir, s’illustreront par les dévouements les plus sublimes ou se déshonoreront par les crimes les plus curieux. Des personnages qui, même aux heures de violence, ne se reconnaissent que des sentiments très subtils, ne peuvent évidemment consentir à des actions vulgaires.

Il n’en est rien. Les actes de Louis Settala, de sa femme Silvia, de sa maîtresse Gioconda Danti ne sortent point de l’ordinaire. Toute femme dédaignée pour une autre agira — au théâtre, du moins — comme agit Silvia. Le stratagème que trouve Silvia pour éloigner Gioconda de Lucio est même d’une assez pauvre invention. Lucio a beau parer des plus rares couleurs son infidélité, il agit comme tous les infidèles. Il semble que les acteurs de la Gioconda cherchent à des actions bien simples des raisons bien bizarres, bien lointaines et, peut-être, bien fausses. Et l’on ne peut pas dire que Gabriele d’Annunzio ait eu, en écrivant la Gioconda, la moindre intention ironique ; par le ton qu’il prête à leurs discours, on sent qu’il prend au sérieux ses personnages. Il les croit tous très malheureux, il s’imagine que leurs douleurs sont des douleurs inconnues, des douleurs surhumaines, et le jeu nouveau de leurs passions doit, selon lui, éveiller chez les spectateurs les plus fortes émotions, les plus troublantes angoisses. Certes, la colère jalouse de Silvia donne matière à des scènes assez dramatiques, mais qui, il faut l’avouer, ne sont pas très neuves et auxquelles n’ajoutent rien les longues dissertations qui les ont précédées.

Ces dissertations sont d’un beau style ; elles sont éloquentes, quelque peu emphatiques parfois. Les héros de Gabriele d’Annunzio détestent la simplicité ; ils sont verbeux ; aussi, malgré la noblesse continue de leur langage, fatiguent-ils, à la longue, les spectateurs. On en arrive même à ne plus goûter, comme ils mériteraient de l’être, certains morceaux de la tragédie, qui sont d’un vrai poète.

C’est surtout, en effet, comme suite de poèmes que vaut la Gioconda. Les musiciens italiens se plurent, pendant longtemps, à écrire des opéras où, aux airs brillants, succédaient les duos ardus et les cavatines caressantes, et ils ne se souciaient guère du lien dramatique qui unissait entre eux les divers morceaux. Il semble que d’Annunzio ait gardé — dans la Gioconda, du moins — un peu de l’esthétique de Rossini. Il ne résiste pas à la joie d’écrire un brillant morceau, et la manière de la Gioconda n’est pas sans rappeler la manière de Semiramide. Le poème sur les marbres de Carrare et le poème sur la lumière de l’Égypte sont d’un lyrisme éclatant, et la chanson de la Sirenetta est d’une gracieuse mélancolie.

Mmes Suzanne Després et Carmen Deraisy et M. Henry Burguet ont interprété avec beaucoup d’intelligence les principaux rôles de la tragédie.

Tome LIV, numéro 185, 1er mars 1905 §

Les Théâtres.
Œuvre : La Fille de Jorio, tragédie pastorale en trois actes, de Gabriele d’Annunzio, traduction de M. Georges Hérelle (8 février) §

Tome LIV, numéro 185, 1er mars 1905, p. 129-133 [132-133].

Il semble qu’en écrivant la Fille de Jorio Gabriele d’Annunzio ait voulu renouveler quelque peu sa manière dramatique. Ce n’est plus chez des raffinés qu’il nous conduit ; ses héros maintenant sont des paysans, et des paysans féroces, d’une sauvagerie singulière. Nous voici dans les Abruzzes, parmi des moissonneurs et des bergers, dont les rudes passions s’exaspèrent jusqu’à une brutalité presque animale. Il y a, dans la Fille de Jorio, une suite de scènes violentes qui, parfois, ne sont pas sans vigueur. À vrai dire, elles étonnent le spectateur plus qu’elles ne l’émeuvent. On dirait que Gabriele d’Annunzio a pris plaisir, cette fois, à accumuler les horreurs, et, pour faire une œuvre simple, à présenter, dans une action rudimentaire, des personnages durs et frustes. Et ne serait-ce pas, après tout, par un excès de raffinement, avec une étrange volupté, que Gabriele d’Annunzio a écrit la Fille de Jorio ?

On serait tenté de le croire à étudier certains moments de la tragédie. La Fille de Jorio ne diffère qu’en apparence des autres pièces de d’Annunzio ; au moindre prétexte, d’Annunzio prête à ses héros des paroles mystérieuses, et qui, souvent, restent obscures. Le berger Aligi ne parle pas toujours avec simplicité, et, à maints de ses actes, il cherche de curieuses raisons. Lui aussi, d’ailleurs, est artiste : à ses moments perdus, il sculpte des branches et des troncs d’arbres, et les figures qu’il imagine sont, pour lui, les signes de pensées profondes ; pour grossières qu’elles soient, elles n’en sont pas moins symboliques ; le berger Aligi, quand il le veut, est d’une extrême subtilité.

Et il en va de même des autres personnages. Seul, peut-être, Lazaro di Roio est sauvage avec naturel ; il est naïvement féroce ; sa cruauté primitive n’est pas un déguisement. Pour lui, le pouvoir paternel est absolu ; Aligi, son fils, doit lui obéir en aveugle ; Lazaro parle, il faut qu’Aligi se taise ; Lazaro frappe, il faut qu’Aligi supporte les coups ; la moindre plainte d’Aligi serait criminelle. Si, d’ailleurs, ce père vigoureux s’est pris de haine pour son fils, c’est qu’il brûle de posséder Mila di Codra ; et Mila di Codra est aimée d’Aligi, et l’aime.

La Fille de Jorio est, semble-t-il, la plus dramatique des pièces de Gabriele d’Annunzio. On y constate une entente réelle des effets scéniques : pendant tout le premier acte, ils succèdent les uns aux autres avec une éblouissante rapidité. Le subterfuge qu’imagine Aligi pour que Mila di Codra échappe au désir des moissonneurs qui la poursuivent, et sa famille à leur fureur, suffirait à la gloire d’un fabricant de mélodrames. D’Annunzio sait éteindre une lampe avec beaucoup d’adresse. Les dernières scènes du second acte sont d’une force réelle. Le dénouement de la tragédie est d’une puissante ingéniosité. Et, çà et là, au cours des trois actes, il y a des détails pittoresques, qui amusent, qui charment, ou qui terrifient le spectateur.

Mais d’Annunzio n’a pas pu renoncer au goût qu’il a pour les morceaux de bravoure. Dans la Fille de Jorio, abondent les couplets brillants, — trop brillants : d’Annunzio, ici, ne s’est-il pas trop abandonné au plaisir de prouver, une fois de plus, qu’il est un virtuose, un grand virtuose ?

Je ne serais pas étonné qu’un jour la Fille de Jorio séduisît un de ces musiciens que les Italiens mettent tant de fierté à applaudir, maintenant. Et peut-être, débarrassée de discours inutiles, ornée de musique par Puccini ou Mascagni, la verrons-nous triompher, comme triomphent la Tosca et Cavalleria rusticana.

M. Lugné-Poe a fait les plus louables efforts pour monter la Fille de Jorio. Mme Suzanne Després a été fort belle dans le personnage de Mila di Codra ; M. Saillard a joué Aligi avec beaucoup de justesse.

Tome LIV, numéro 186, 15 mars 1905 §

Les Tentations. Nouvelle sarde [I] §

Tome LIV, numéro 186, 15 mars 1905, p. 233-249.

Félix Nurroi avait une grande crainte de Dieu. Sa bergerie était près du fleuve Tirso, dans les tancas4 de son maître, un jeune cavalier du Marghine5. Félix était un homme dans les cinquante ans, petit, glabre et chauve. Comme il avait les yeux malades, il portait une paire de lunettes noires protégées par un réseau de fils de fer ; il était presque toujours vêtu d’une capote bleue de soldat, serrée à la taille par une corde. Il avait l’air d’un moine. C’était un de ces hommes que la crainte de Dieu empêche de faire fortune. Il travaillait comme un chien et donnait scrupuleusement la moitié de son gain, même un peu plus, au maître. D’ailleurs, le sort ne lui était guère favorable : ainsi, quand ils faisaient le partage des taureaux, le maître trouvait à vendre les siens avantageusement, et Félix devait les donner pour rien ; et il en était de même pour le laitage, pour les vaches, pour tout. Mais il ne se plaignait jamais. Dans sa première jeunesse, il avait ardemment désiré se faire prêtre, mais il était si pauvre, si simple ! Puis il s’était marié, selon la loi de Dieu, pour avoir des enfants et en consacrer au moins un au Seigneur. Et précisément Antine, son aîné, allait être prêtre. L’autre, âgé de douze ans, sourd-muet, aidait son père à la bergerie. La femme était morte.

Un soir d’août, on attendait l’arrivée d’Antine, qui venait du séminaire de Nuoro passer ses vacances à la bergerie. Zio6, Félix et Minnai, le sourd-muet, guettaient sa venue, appuyés au mur de la tanca, qui dominait la route. Le soleil était couché. L’étrange et vaste paysage s’endormait dans une paix. Les tancas, jaunes de foin et de chaumes, s’étendaient à perte de vue jusqu’à l’horizon rose, semées de maquis et de roches. À l’ouest, coulait le fleuve, assez profond, assez large, rougi par le couchant. Ses rives blanches, sablonneuses, étaient couvertes de menthes à fleurs violettes ; de vrais petits bois de sureaux et d’oléandres, avec leurs ombelles jaunes et leurs énormes bouquets roses, s’étendaient jusqu’aux cabanes et aux parcs de la bergerie. À l’est, derrière un grand mur d’enceinte, noir et croulant, entre une vigne détruite et un clos d’oliviers qu’on ne cultivait plus, s’élevait une vieille maison de briques, flanquée d’une tour en ruines. Dans cette maison, vivait toute l’année un domestique du jeune cavalier du Marghine ; sous prétexte de surveiller la propriété et les tancas, où paissaient aussi un grand nombre de chevaux et de poulains, il ne faisait rien et volait sans scrupule. Comme tous les ans, Antine, par faveur spéciale du jeune maître, dont il avait été dès l’enfance le grand ami et avec qui il avait échangé maint horion, devait habiter une mauvaise chambre dans la maison.

Les vaches fauves et rouges, blanches tachetées de noir, les chevaux noirs et bais, dont le poil luisait sur les croupes puissantes, paissaient tranquillement dans les chaumes ; un poulain blanc hennissait en s’abreuvant dans le fleuve et en se frottant les flancs contre un oléandre. Un souffle frais, chargé du parfum amer des lauriers, montait du Tirso et se mêlait à l’atmosphère chaude, à l’âpre senteur du foin. Dans l’éloignement, à l’horizon, Monte Urticu se dressait, bleu sur le ciel rose.

Le petit Minnai, aux grands yeux bleus limpides et souriants, vêtu de toile noire, appuyait ses mains immobiles sur les pierres chaudes du mur, et regardait fixement sur la route brûlée et déserte.

L’arrivée de son frère était pour lui, chaque année, un événement très important. Il aperçut un homme à cheval. Zio Félix aussi l’aperçut, et, croyant que c’était Antine, il fut tout joyeux. Mais ses yeux faibles le trompaient, tandis que Minnai distinguait nettement le cheval noir aux pattes blanches et le paysan qui le montait.

— Est-ce ton frère, là-bas ? — dit Zio Félix tourné vers l’enfant. Minnai observa attentivement le mouvement des lèvres, répondit « non » par signe et sourit malicieusement, tout content d’avoir vu ce que son père ne distinguait pas.

Le paysan s’approcha et s’arrêta près du mur. Comme les Nurroi, il était d’Ottana, misérable petit village déchu, dont une poésie populaire dit :

De quatre-vingt-deux messes que tu avais,
Tu n’en as plus qu’une, et encore…

— Parions que je sais qui vous attendez, dit-il en souriant.

— Parions… répondit Zio Félix en souriant aussi.

— Une prise de tabac ?… Il sera là bientôt, n’en doutez pas. Je l’ai vu.

— Est-il gras ? est-il rouge ?

— On dirait déjà un archiprêtre. Traitez-le bien, le diable vous écorche ! Tirez vos sous, achetez de bonnes choses, pour bien traiter votre fils. Donnez-lui à manger des œufs et du lard, qu’une balle vous traverse la calebasse !

Zio Félix souriait toujours ; il tira sa tabatière de corne que fermait un bouchon de sureau sculpté, et la tendit par-dessus le mur.

Le paysan se pencha, mit un doigt dans la tabatière, puis s’éloigna tout content, comme si la joie des Nurroi était sienne.

Minnai avait observé attentivement son père et le paysan tour à tour, pendant leur courte conversation ; quand il parvenait à comprendre quelques mots, les yeux brillaient. Ainsi, il avait saisi les mots « œufs et lard », et, à la pensée des festins somptueux qu’ils allaient avoir pendant le séjour d’Antine, il avait fait un petit saut de joie.

Il fut le premier à découvrir la voiture du courrier, qui passait tous les soirs à cette heure ; mais il attendit que son père à son tour aperçût confusément quelque chose, pour se tourner vers lui en le regardant fixement.

— C’est lui ? demanda Zio Félix.

Il fit signe que oui.

Alors le brave homme et l’enfant s’abandonnèrent à leur joie : ils sourirent, se penchèrent sur le mur, sifflèrent, commencèrent à faire des signes de la tête et des mains.

De la voiture, rien. Arrivée près du mur, elle ralentit sa course, s’arrêta. Antine descendit en se baissant, sauta, repoussa la portière et prit une valise que lui tendait le voiturier. Il était habillé en séminariste, avec les boutons rouges ; très grand, le cou et le visage rouges, un long nez aquilin, une physionomie qui frappait. Le vêtement disgracieux, — il n’avait que la soutane, — lui dessinait les épaules et la poitrine un peu creusée.

— Bon voyage, bonne arrivée ! — lui criait son père. Mais comme deux autres voyageurs se penchaient hors de la voiture pour regarder, Antine rougit, devint pourpre. On aurait dit qu’il avait honte de cet homme à lunettes noires, en capote bleue, et de cet enfant qui le dévorait de ses grands yeux clairs et riants.

Lorsque la voiture fut loin et qu’il eut franchi la brèche ouverte pour lui dans le mur, alors seulement il se laissa embrasser par son père. L’enfant restait à l’écart : il ne s’avança que pour débarrasser son frère de la valise.

— Oh ! Minnai, te voilà, — dit Antine distraitement. Il parlait du nez, avec un accent désagréable, mais Minnai ne l’entendait pas, et pour lui ce grand frère aux boutons rouges était le plus beau jeune homme du monde. Il espérait être embrassé, mais il dut se contenter d’effleurer la main blanche et noble d’Antine et de toucher l’un des boutons rouges. Puis il se sauva en courant, avec la valise sur la tête, au grand effroi des vaches qui mugirent.

Zio Félix ne se lassa pas de contempler son aîné pendant tout le temps qu’ils mirent à traverser la tanca. Le brave homme parlait en souriant, et donnait une grande importance à ses paroles les plus futiles : tout au fond, il était un peu intimidé par la haute taille, par le regard indifférent du séminariste. Ils arrivèrent à la bergerie, déserte à cette heure. Le souffle frais du fleuve, la senteur amère des oléandres enveloppaient les parcs et les cabanes, dissipant l’odeur forte des troupeaux. Zio Félix avait préparé une petite collation de laitage et de gâteaux au miel qu’on lui avait envoyés du pays pour la fête de l’Assomption.

Antine enleva sa soutane, la visita attentivement pour voir si elle n’avait pas quelque tache, puis la plia avec grand soin, et la déposa sur une serviette. Il mangea avec avidité et but à longs traits dans la gourde gravée que son père lui tendait. Le repas et le vin le mirent de bonne humeur. Après tout, c’était un bon garçon, un peu désagréable par moments, mais rangé, intelligent, ambitieux et par suite travailleur.

Bientôt arrivèrent le vacher, un jeune homme pâle, bouffi, et le gardien des chevaux, un homme aux jambes arquées ; ils fêtèrent Antine comme un frère ; excité par leur présence, il commença à raconter des anecdotes, des épisodes plaisants de sa vie au séminaire.

— Monseigneur m’aime beaucoup, Monseigneur m’a dit ceci, Monseigneur m’a dit cela.

Zio Félix écoutait bouche bée, tout fier que son fils parlât avec Monseigneur.

— Et… — demanda soudain le vacher, non sans malice, — aucune distraction, n’est-ce pas, dans ce diable d’endroit ?

Zio Félix le reprit sévèrement :

— Mesure tes paroles, Tanu ; premièrement, le séminaire n’est pas un diable d’endroit, et puis il y a certaines choses que tu peux te dispenser de demander.

— Allez au diable, vous ! répondit le vacher.

Antine, qui avait parfaitement compris de quelles distractions l’autre voulait parler, rougit un peu dans l’ombre, mais répondit ingénument :

— Eh, cet hiver nous avons donné plusieurs représentations.

— Comment ?

— Attends, tu ne comprends pas. Tiens, supposons par exemple une histoire quelconque : deux ou trois séminaristes s’habillent en messieurs, moi et un autre en dames, un autre en domestique et nous faisons comme si nous étions tel ou tel, et nous représentons l’histoire. Tout comme au théâtre.

Tanu ne comprit guère, mais ricana à l’idée des séminaristes habillés en femmes.

— Pourquoi ris-tu ? — cria Antine en colère. — Tu ne comprends rien. Des dames venaient nous voir jouer, il y avait aussi tous les chanoines, et tout le monde nous applaudissait.

— Vous étiez habillés en femmes !

— Eh bien ! dit Zio Félix, — et puis après ? Si les supérieurs le permettaient, c’est qu’il n’y avait aucun mal.

— Mais, observa le gardien des chevaux, — vous autres, prêtres, vous êtes toujours habillés en femmes.

Il parlait sans ombre de malice, car il était un peu simple ; mais Antine s’offusqua, et se leva vivement en haussant les épaules avec dédain.

— Vous êtes tous stupides. Avec vous il n’y a moyen de rien dire, allons !

Zio Félix trouva que c’était une marque d’orgueil de la part de son fils, mais il n’osa pas lui en faire le reproche.

Pendant ce temps, la nuit était descendue : on entendait le bruissement des oléandres, dont la senteur devenait très pénétrante, et le fracas monotone d’une chute d’eau, au loin, sur le fleuve. Les étoiles scintillaient sur un ciel un peu cendré. Minnai, étendu sur un tas de feuilles d’oléandre, se leva en voyant son frère se lever, et quand il s’agit d’aller à la maison de briques, il chargea sur ses épaules la valise et la soutane, et se mit allègrement en route, enfonçant ses pieds nus dans les chaumes.

Antine et Zio Félix suivaient. De chaque tige de foin sortait le trille d’un grillon et la lueur bleuâtre d’une luciole.

— Mon fils, — disait le berger, — je te recommande une chose. Dans la maison du maître, il y a toujours Piriccu, le domestique ; ce n’est pas pour en dire du mal, mais, en vieillissant, il devient de plus en plus mauvais. Dieu l’ait en sa garde ! Mais toi, ne fais pas attention à ses discours.

— Que pourrait-il me dire ? — demanda Antine avec mépris, les yeux perdus dans la nuit. — Il ne pourra rien me dire, et, s’il me parle, je le laisserai chanter. Je le connais bien, cet homme-là ! Quand j’étais enfant, il m’envoyait chercher des baies d’ellébore pour ses sorcelleries.

— Dieu nous protège ! Le laisser dire, non, ce serait un acte d’orgueil, parce qu’après tout, mon enfant, tu dois te rappeler que tu es le fils d’un berger ; réponds-lui, oui, mais ne fais pas ce qu’il te dira. Ne va pas chercher des baies d’ellébore, mon fils.

— Comme vous êtes naïf ! — s’écria Antine, et son rire nasal, mais encore frais, éclata parmi les trilles des grillons.

Ils arrivèrent à la maison : la porte de la cuisine était illuminée, et l’on entendait le bruit d’un pilon sur la pierre, un bruit sec, continu. C’était Zio Pera qui écorçait des amandes, en les écrasant une à une avec une pierre. Les coques couleur de cendre s’ouvraient, et les amandes brunes, un peu humides, sautaient. Il y en avait déjà un joli tas.

Quand il entendit entrer le séminariste, Zio Pera se leva en secouant ses vêtements. C’était un homme grand, maigre, avec de longs cheveux gris, et un œil unique, bleu. Mais on disait que cet œil restait ouvert, même quand Zio Pera dormait. Antine se rappelait que, souvent, quand il était tout petit, il avait épié le sommeil de Pera pour voir si, réellement, il dormait l’œil ouvert. Et plus d’une fois le domestique, se sentant épié, s’était levé d’un bond, avec de grands cris, des hurlements terribles, pour épouvanter le gamin qui prenait ses jambes à son cou.

Tu es devenu long comme un peuplier, le diable t’emporte ! — dit-il en guise de salut, et cette formule attrista Zio Félix, qui n’aimait pas ce genre d’imprécation contre ses enfants. — Espérons que maintenant tu ne viendras plus te pencher sur moi, quand je dors, pour voir si j’ai l’œil ouvert.

— Allez, allez ! — répondit Antine en souriant.

Ils montèrent par l’escalier branlant. Pera portait une petite lampe sarde, en fer noir, à quatre becs, avec un crochet au milieu ; la mèche nageait dans un peu d’huile d’olive. La pauvre chambre d’Antine n’avait pas changé : un lit de bois, un prie-Dieu, une table, une chaise ; des assiettes et des marmites dans un placard, une image de saint Elia, le plancher de lattes mal jointes, et beaucoup de poussière. Resté seul avec Antine qui ouvrait sa valise et disposait lentement quelques objets sur le lit, Zio Pera commença tout de suite ses discours de mécréant :

— L’as-tu déjà, le bréviaire ? Est-ce ce livre-là ou celui-ci ? L’année dernière, tu disais qu’on te le donnerait cette année.

— Je ne me rappelle pas avoir dit cela.

— Si, tu l’as dit, ou alors je suis un menteur, moi, ou bien je radote ?

— Mais non.

— Enfin, des livres saints, tu en as.

— Tous les livres que nous lisons sont saints, répondit l’autre avec une feinte onction.

— Pas toujours. Le Signoriccu (le jeune maître) m’a dit une fois que, dans les séminaires, on lisait plus de mauvais livres que de bons.

— Allons, ne me rompez pas la tête ! dit Antine, qui commençait à se fâcher.

Mais bientôt, Zio Pera, qui dévorait de son œil vif les livres du séminariste, revint à la charge. Il est malin, Zio Félix, qu’une balle lui traverse le foie !

Il sait bien pourquoi il te fait prêtre. Quand tu seras prêtre quand tu auras les livres saints, qui donc vous touchera ? Tu commanderas aux livres, et tu auras le plaisir d’excommunier qui tu voudras, et de faire du mal à tes ennemis.

L’autre se taisait.

— L’homme toccato a libro, c’est-à-dire maudit au moyen des livres saints, qu’est-ce ensuite ? une corne, rien. Dis-moi, mon petit veau, sais-tu au moins la formule par laquelle on défend qu’un chrétien puisse jamais boire à sa soif et manger à sa faim ? En as-tu entendu parler ? Si tu le sais, tu feras fortune, même avant d’avoir reçu les ordres. Tiens, il y a un bandit à qui j’ai parlé de toi pour cela. Il suffit d’avoir le bréviaire et la soutane.

— Mais vous êtes insupportable, Zio Pera ! — cria Antine en se retournant, furieux. — Est-ce que vous devenez fou ?

— Fou ! fou ! Tu es malin, mon petit poulain, malin comme ton père, qu’une balle vous perce l’âme !… On te donnerait cent écus…

— Faites-moi le plaisir de décamper, Zio Pera. Allons, allons, en route !

Le domestique comprit qu’il ne devait pas insister ce soir-là, et il s’en alla, nullement offensé d’être mis à la porte.

— Ouf ! — souffla Antine, une fois seul. — Quel tas de crétins !

Et il se remit à la fenêtre, un peu dégoûté de tout et de tous. Combien était préférable la vie du séminaire, un peu trop méthodique, mais propre et jolie. Et dire qu’il y avait tant rêvé à cette existence libre de la tanca, de la bergerie paternelle, coupée seulement par les promenades qu’il comptait faire au village.

Il resta longtemps à la fenêtre ; peu à peu, il distinguait mieux les choses dans l’obscurité : là-bas, le fleuve ; les oléandres se profilaient comme une nuée basse sur la pureté du ciel cendré ; la tanca semblait s’étendre à l’infini, au-delà de l’horizon, toute parfumée par la senteur chaude des foins, des chaumes et des maquis ; les oliviers et les vieux amandiers du verger enveloppaient silencieusement la maison ; de sa fenêtre, Antine dominait la masse compacte de leur feuillage sur lequel les étoiles jetaient des lueurs fugitives et changeantes.

Il se sentait triste, triste ; il souffrait un peu de la tête. Il pensait à Nuoro, à ses camarades, aux belles promenades, aux discussions théologiques, comme ils disaient, aux disputes littéraires, aux conversations de toute nature. Ici, il n’y avait personne avec qui échanger deux paroles. Son père ? son frère ? les autres ? Ils lui étaient tous indifférents au même titre. Il voyait les choses tout autrement que l’année dernière. La capote et les lunettes de son père, les yeux bleus de Minnai, emplis d’une curiosité bête, lui inspiraient le même dégoût que les joues épaisses de Tanu, que les jambes torses du gardien des chevaux, que l’œil méchant de Zio Pera. Il n’aimait personne, voilà tout ! Et il sentait un grand vide en lui-même : il se sentait déclassé, triste, humilié ; il se sentait homme. La grande solitude mystérieuse de la tanca dans la nuit faisait divaguer son esprit : l’odeur des oléandres et des chaumes lui donnait un désir secret de choses impossibles.

Il se mit au lit et s’endormit tout de suite, mais, jusque dans son premier sommeil, il éprouva une sensation d’étouffement. Il rêvait que Zio Pera lui volait ses livres, et que lui se mettait en colère et s’époumonait à crier, tandis que Minnai, qui ne comprenait rien, riait de ses yeux bleus étincelants.

Habitué à s’éveiller de très bonne heure, il fut debout à l’aube. Il se remit à la fenêtre, sifflant et chantant. Les mauvaises impressions de la nuit s’étaient envolées ; la joie infinie de la liberté emplissait son cœur. Il descendit dans la tanca, après avoir mis ses livres en sûreté dans sa valise, et il se mit à se promener, à courir, à faire des exercices de gymnastique, en déclamant des vers classiques en italien, qui détonaient étrangement dans la sauvagerie de ce paysage sarde. Aux premiers rayons du soleil, les chaumes parurent se changer en grand tapis d’or, où les chardons secs brodaient des fleurs violettes ; le fleuve étincela, aussi bleu que le ciel, roulant les pétales roses et violets des oléandres et des menthes qui secouaient leurs fleurs et leurs feuilles sur les eaux tranquilles.

Les poulains s’ébattaient, hennissant, frémissant, la croupe luisant au soleil ; et leurs yeux reflétaient la splendeur jaune de la tanca.

Antine sentait en lui quelque chose de semblable à la joie superbe des poulains. Ses yeux aussi brillaient, mais ils restaient indifférents. Zio Félix et Minnai étaient occupés à traire les vaches, et ils attendaient le séminariste, envahis d’une joie profonde. Zio Félix surtout se sentait heureux : il souriait sans savoir pourquoi, il pensait au jour où Antine dirait sa première messe, et il lui semblait être l’homme le plus content du monde. Il parlait avec les vaches, avec Minnai, avec les jeunes taureaux encore enfermés dans l’étable, avec le lait, qui jaillissait peu abondant des mamelles épuisées des vaches pleines, avec le vase de cuivre, enfin avec tout ce qui lui passait sous la main. Et rien ne lui répondait, — pas même le petit Minnai, qui, lui, pourtant, réussissait à le comprendre au mouvement de ses lèvres, — mais il entendait une voix intérieure répondre à toutes ses paroles, et cette voix intérieure chantait et priait à la fois, rendant grâce au Seigneur. Puis, il entendit la voix d’Antine qui montait du fleuve. Lui aussi chantait, et sa voix, pour Zio Félix, semblait emplir de vie et de joie toute la tanca, animant le silence lumineux du paysage fluvial, dans cette pure matinée d’août.

Antine vint à la bergerie, but du lait, joua avec Minnai, enfin se montra bien plus gai que la veille.

Zio Félix le regardait, enchanté. Alors commença une vie heureuse pour les Nurroi et pour tous ceux qui les approchaient. Antine jouait souvent à l’escrime, — sans armes ! — avec le petit Minnai : l’enfant était plus habile, plus svelte, et, chose incroyable, réussissait souvent à vaincre son grand frère. Alors Antine sentait un frisson de colère, une lueur mauvaise s’allumait dans ses yeux indifférents, et le plaisir du jeu lui devenait cruel. Un jour, il prétendit que Minnai l’avait pris en traître et il le roua de coups, en lui criant des injures. L’enfant n’y comprit rien ; mais il sentait les coups, et il se mit à pleurer, ses yeux purs assombris d’un gros chagrin.

— Et cela parce que je me suis abaissé, dit Antine, et il rougit, mais sans que l’on sût s’il regrettait de s’être abaissé à jouer avec son frère ou de l’avoir battu injustement.

Zio Félix continuait à être heureux : quand il était seul, il tâtait religieusement un sachet de reliques qui pendait sur sa poitrine nue, et il priait Sant’Esias et Santa Varvara7 pour le bonheur de son fils.

La nuit, Antine s’attardait à la bergerie, racontant les merveilles de la ville et la vie du séminaire à Tanu et au gardien des chevaux.

À l’entendre, il était lié intimement avec les notables de Nuoro. Et avec Monseigneur, inutile d’en parler.

— Monseigneur m’a dit ceci, Monseigneur m’a dit cela.

Le gardien des chevaux écoutait, bouche bée. Tanu au contraire voulait faire le sceptique, détournait adroitement, avec malice, le sens des phrases les plus innocentes d’Antine qu’il mettait souvent en colère ; mais au fond il était émerveillé et curieux. L’histoire des représentations l’intéressait tout spécialement : il n’arrivait pas à comprendre comment une personne pouvait feindre d’être une autre personne. Et il ne se doutait pas, le vieux malin, qu’il aurait été tout à fait apte à ce jeu.

Mais au bout de dix ou douze jours, Antine commença à s’ennuyer, à se dépiter, à éprouver de nouveau cette sensation pénible de vide et de tristesse qui l’avait accablé le soir de son arrivée. Il dormait longtemps, s’attardant le matin au lit, et le lourd sommeil de ces nuits chaudes l’énervait. Il n’avait pas encore ouvert un livre : inutile d’ajouter que, depuis son départ du séminaire, il ne priait plus, oubliant même de faire le signe de la croix.

Quand il était dans la maison de briques, le vieux Zio Pera ne lui laissait pas un instant de repos, le harcelant de toutes les manières pour qu’il l’aidât dans ses sorcelleries.

— Dis-moi, ma petite fleur, alors je la fais venir, cette personne ?

— Quelle personne ?

— Ce bandit.

— Et pourquoi faire ?

— Pour la chose que tu sais, mon agneau.

— Quelle chose ?

— Ce sort.

— Oh ! allez à l’enfer, Zio Pera ! Ne me tourmentez pas, que le diable vous tourmente, vous !

— Ah ! ah ! tu blasphèmes ! mauvais prêtre ! Si ton père t’entendait, mon petit rossignol ! Un vieux malin, ton père ! Il a un fils qui blasphème et il veut le faire prêtre, qu’une balle lui traverse le foie ! Eh bien ! cette chose, la faisons-nous, oui ou non ?

Oh ! maudit Zio Pera, vous voulez que je ne remette plus les pieds dans votre baraque en ruines ! J’en ai plein le dos. Laissez-moi tranquille.

Zio Pera le laissait tranquille quelque temps, puis revenait à la charge.

— Donne-moi au moins la soutane, mon petit veau. Nous ne te l’abîmerons pas. Et un livre. La soutane a des boutons rouges comme des baies de prunellier, mais je crois que ça ne fait rien. Combien veux-tu ?

— Je ne veux rien. Si vous continuez à m’ennuyer, j’écris au maître. Et je lui écris que, sans parler du reste, vous ne lui laissez de ses amandes que les coques.

— Tu mens, mauvais prêtre. Tu blasphèmes, tu mens, enfin tu as tous les vices. Il sait bien pourquoi il veut te faire prêtre, ton père !

— Oh ! allez tous au diable ! — cria Antine, en s’enfuyant, les mains sur les oreilles.

Son père, lui aussi, n’était pas exempt de superstitions, et cela énervait terriblement le séminariste.

Ainsi, peu après son arrivée, il fut témoin de cette scène.

Plusieurs vaches du troupeau étaient dévorées de vermine. Au lieu de les soigner raisonnablement, Zio Félix attendait que la lune fût dehors (c’est-à-dire fût visible) pour prononcer les berbos, paroles magiques qui avaient le pouvoir de faire tomber les vers des plaies infestées.

Tous les paysans sardes croient à la puissance des berbos, qui sont de plusieurs espèces, de plusieurs rites et de plusieurs usages. Il y en a pour guérir les troupeaux, pour lier, c’est-à-dire pour empêcher les aigles et les renards d’enlever le petit bétail, pour défendre aux chiens d’aboyer et aux fusils de partir, pour détruire les chenilles et autres animaux nuisibles, enfin pour cent autres effets étranges.

Zio Félix avait une confiance illimitée dans les berbos : il en connaissait un nombre infini, et il avait la réputation de réussir toujours très bien ; aussi l’appelait-on souvent dans les bergeries voisines pour les prononcer.

À peine la lune nouvelle apparut-elle comme une petite barque d’or voguant sur les vapeurs roses du couchant, au-dessus du Mont Urticu, qu’il songea à réciter les berbos pour les vaches malades.

Il les rassembla le surlendemain, le soir, au bord du fleuve. Antine assistait à la scène.

La nuit était à peine tombée : la lune nouvelle descendait derrière les oléandres, l’eau du fleuve avait de longues stries d’argent pâle, et le ciel était aussi pur que l’eau. Quelle paix, quelle profonde douceur ! Les vaches, presque toutes rouges, sombres du côté que la lune n’éclairait pas, léchaient leurs plaies et se battaient nerveusement les cuisses de leur queue. Zio Félix enleva son bonnet, se déchaussa, fit trois fois le signe de la croix. Il tenait de la main droite, entre le pouce et l’index, une petite faux, ou plutôt un couteau en forme de serpe. Sur la poitrine, par-dessus la capote, pendait le sachet de reliques suspendu à son cou par un cordon graisseux. Il avait l’air inspiré : quand il levait la tête vers la lune, ses lunettes brillaient comme deux yeux énormes de jais.

Appuyé contre un oléandre, Antine regardait : autrefois, ces cérémonies l’intéressaient ; aujourd’hui, il en éprouvait une sorte de dégoût méprisant et ironique.

Zio Félix murmurait les berbos, les mystérieuses paroles ; il avait les bras tendus et le visage levé. Invoquait-il la puissance de la lune, des astres, des ténèbres, l’esprit des eaux, les déités de l’air ? Certainement il invoquait quelque chose, mais Antine n’arrivait pas à comprendre les formules secrètes. Tout à coup, Zio Félix fit trois pas en arrière, tendit les bras en arrière, se pencha en arrière. Avec sa serpe il coupa trois tiges de jonc, ramena les bras en avant, se releva et marcha vers le fleuve, murmurant toujours les étranges paroles. Il noua plusieurs fois le jonc et le lança sur l’eau qui l’entraîna dans sa course silencieuse ; puis il se signa avec la faucille, se baissa vers l’eau, se lava les mains et les pieds, et fit rentrer sous sa chemise grossière le sachet de reliques. La cérémonie était terminée : quand le jonc pourrirait dans l’eau, les vaches guériraient.

Mais les vaches ne guérirent pas, et Zio Félix prétendit que la cérémonie n’avait pas réussi parce qu’Antine y avait assisté sans y croire. Et Antine continua à s’ennuyer, à s’assombrir.

Il se levait quand le soleil était déjà haut, et passait presque toute la journée auprès du fleuve, parmi les souffles frais de la brise qui effeuillait les oléandres. Ailleurs, dans la tanca, la chaleur était intense : des flammes ardentes montaient des chaumes d’or ; les vaches et les poulains accablés par la chaleur énervante dormaient à l’ombre courte des maquis et des murs. Seulement au coucher du soleil le souffle frais du fleuve montait et se répandait dans la tanca ; et la nuit, quand la lune donnait sur les chaumes et que les grillons chantaient, la douceur était infinie, infinie… La ligne argentée de la tanca s’évaporait à l’horizon dans un lac de rêve, et ce fond vaporeux absorbait les regards et l’imagination d’Antine comme par une attraction magnétique.

Qu’y avait-il au loin là-bas, derrière les clartés de l’horizon ? Pendant que Zio Félix priait, assis sur une pierre, rendant grâce à Santa Varvara et à Sant’Elias pour son bonheur, pour le bonheur de son fils, le fils se sentait profondément triste et malheureux, parce que l’horizon lunaire lui donnait un désir violent de vie, une nostalgie passionnée de choses jamais vues, de choses ignorées, de choses impossibles.

Il était dans cet état d’âme quand, vers la mi-septembre, après une ennuyeuse visite au petit village misérable, il alla à une fête champêtre. Là il rencontra le propriétaire des tancas, des vaches et des poulains, le jeune cavalier, don Elia. Il était encore en tutelle, ce qui ne l’empêchait pas de s’amuser de toutes les manières : à la fête champêtre, il faisait mille folies, dansait la danse sarde, dépensait à tort et à travers, prenait part aux courses avec son cheval blanc comme le lait, faisait la cour aux belles filles, et s’enivrait. Don Elia était beau et séduisant ; il avait vingt ans, mais il en paraissait seize, le teint blanc, pâle, avec des cheveux et des yeux très noirs. Mais il avait les dents horriblement gâtées, ce qui, quand il riait, l’enlaidissait un peu. Il était habillé de blanc, portait un petit chapeau de paille qui avait l’air d’un chapeau de femme, garni de tulle rose, attaché à la boutonnière du gilet par un long cordonnet de soie multicolore.

Lorsqu’il vit Antine, il l’étreignit et l’embrassa avec enthousiasme. Le séminariste remarqua que la bouche du jeune homme, dont les lèvres étaient luisantes comme celles d’un enfant, exhalaient une odeur empestée d’eau-de-vie, et il éprouva tout d’abord une impression de dégoût ; mais peu à peu l’affabilité et la courtoisie excessives de don Elia le subjuguèrent.

— Te souviens-tu, Antine, des coups de poing que je t’ai donnés un jour ? À présent, tu es plus grand et plus fort que moi. Seras-tu soldat ?

— Non : à ce moment-là je serai déjà dans les ordres.

— Ah ! oui, tu te fais prêtre. Imbécile !

Il dit cela sur un ton de raillerie si plaisante, si compatissante, qu’Antine se sentit rougir, dans un de ses habituels accès de honte qui lui empourpraient la face. Il crut que c’était de la colère ; mais, au fond, c’était un peu d’humiliation qui le faisait rougir.

Cependant Elia l’entraînait de café en café et l’excitait à boire des petits verres de mescolanza (eau-de-vie) brillante et ardente comme du diamant liquide.

Au commencement, Antine refusait, faisait la moue, éloignait le verre du geste ; il buvait pour faire plaisir au maître, par déférence, par suggestion, enfin par goût.

Une joie fébrile commença à faire battre son cœur ; les choses dansaient autour de lui une ronde lente et délicieuse. À la tombée de la nuit, Elia et lui étaient ivres comme deux paysans.

— Il faut que je rentre à la bergerie, — dit Antine en bégayant, — et il chercha son cheval.

Elia rit d’un air maussade, les yeux mouillés, et répondit :

— Tu ne vois pas que tu es ivre ? Tu es ivre comme… je ne veux pas te dire comme quoi. Où veux-tu aller ?

— À la bergerie. Mon père attend.

— Qui est ton père ? Un de mes bergers. Reste donc avec ton maître ; ton père ne te dira rien, sinon je le chasse.

— Du reste, tu es ivre toi aussi ! — cria Antine en s’échauffant.

— Bien sûr, je suis ivre ! Qu’est-ce que tu prétends ? Ne suis-je pas le maître ?

— Je ne dis pas cela…

— Et alors qu’est-ce que tu dis, espèce de curé baveux, gros ivrogne ? Suis-je, oui ou non, le maître ? Oui suis-je, réponds ?

— Oui, tu es le maître, dit l’autre timidement. Il avait peur que don Elia ne chassât Zio Félix.

— Eh bien, si je suis le maître, reste avec moi, ici. Nous partirons demain matin ensemble. Ton père n’osera même pas froncer le sourcil.

— Tu viendras avec moi ?

— Oui, j’irai avec toi. J’irai parce que je dois y aller, parce que je sais que vous tous, là-bas, vous me volez. Il est grand temps que je surveille mes intérêts.

— Tu viendras avec moi ? — répétait Antine, attendri. — Pourquoi viendras-tu ?

— Est-ce que je ne viens pas de te le dire ? Es-tu sourd ? J’irai parce que cela me plaît, non pour te faire plaisir à toi. Je suis un cavalier, et toi qui es-tu ? Un homme qui se fait prêtre !

Bien qu’ivre, Antine rougit encore, ressentant de nouveau l’étrange impression qu’il avait éprouvée dans la matinée.

L’autre continua :

— Nous sommes tout de même vraiment ivres tous les deux. Que t’en semble ? Sommes-nous ivres, oui ou non ? Moi je crois que oui.

— Moi aussi.

— Allons-nous coucher, alors.

Ils passèrent la nuit en plein air, sous un arbre, un grand chêne, et à coup sûr ils ne voyaient pas les étoiles luire à travers les branches. Après un lourd et long sommeil, Antine s’éveilla le premier : la tête lui pesait, ses lèvres sèches, collées l’une à l’autre, étaient amères comme le suc de l’euphorbe.

— Ah ! — dit-il en ouvrant les lèvres avec effort, je me suis enivré. Que dirait mon père, s’il savait ?

Et il eut honte ; non pour son père, mais pour lui-même. Il se rappela tout à coup les insinuations malignes de Zio Pera.

— Tu seras un joli prêtre ! Tu blasphèmes, tu jures, tu…

— Tu t’enivres ! — ajouta-t-il mentalement, avec colère.

Il lui sembla qu’en effet il serait un mauvais prêtre, et il en souffrit.

Don Elia tint parole. Il accompagna Antine à la bergerie. Pendant le voyage, caracolant sur son magnifique cheval blanc qui, par moment, se cabrait avec fierté, épouvantant le bidet d’Antine, Elia redevenait un jeune homme élégant et d’allures aisées. Son costume blanc était bien sali ; son visage était plus pâle qu’à l’ordinaire, et sa voix rauque ; mais il avait l’air contrit de sa débauche :

— Nous nous sommes enivrés, — disait-il de temps en temps… — Moi je ne t’ai pas jugé plus mal pour cela, parce que c’est moi qui suis responsable, mais toi, qu’as-tu pensé de moi ?

— Rien, je n’en avais pas le droit…

— Ni la faculté.

Ils rirent, se rappelant toutes les impertinences qu’ils s’étaient dites la veille. Il y en avait une, pourtant, qu’Elia ne semblait pas regretter : sa raillerie méprisante sur la carrière d’Antine. Et toutes les fois qu’ils revenaient sur cette question, le séminariste éprouvait la même impression de gêne humiliante qu’il avait tout de suite ressentie.

Zio Pera était déjà prévenu de l’arrivée du maître ; un bandit de ses amis qui se trouvait lui aussi à la fête, avait précédé les deux jeunes gens.

Zio Pera avait pris ses dispositions en conséquence ; il n’en accueillit pas moins le jeune cavalier avec une surprise bien jouée.

— Comment va ton tuteur ? — lui demanda-t-il malicieusement, en dessellant le cheval.

— Le diable l’emporte ! — répondit Elia, en posant le pied droit sur une pierre pour enlever l’éperon. Zio Pera se baissa avec empressement et, tout en délaçant l’éperon, il demanda tout bas :

— Tu viens chercher des sous ?

— Apparemment.

— Je crois que cette fois Félix Nurroi n’en a pas, mais son fils pourra peut-être t’en donner.

— Quel fils ? Antine ?

— Antine.

— Et comment cela ? dit l’autre, étonné.

— Tais-toi, — dit Pera en suspendant l’éperon à un clou. — Laisse-moi faire. Nous en reparlerons.

(À suivre.)

Tome LIV, numéro 187, 1er avril 1905 §

Les Tentations. Nouvelle sarde (Suite) [II]8 §

Tome LIV, numéro 187, 1er avril 1905, p. 380-403.

En apprenant l’arrivée du patron, Zio Félix se renfrogna. Sans doute, — Dieu nous sauve ! — le Seigneur commande d’aimer tout le monde ; mais Zio Félix n’aimait pas et ne pouvait pas aimer le patron, ce jeune homme vicieux, déjà couvert de dettes jusque par-dessus la tête, qui de temps en temps osait lui demander de l’argent, à lui, à un malheureux berger, travaillant toute l’année comme un esclave pour que son fils pût continuer ses études ecclésiastiques !

— C’est pour cela que tu t’es mis en retard ? — demanda-t-il à Antine, qui descendit le premier à la bergerie. — Fais bien attention, mon fils, tu es un fils de berger, et le patron est un monsieur. Sa compagnie ne te convient guère.

— Pourquoi ? Plutôt que de le remercier !… — dit Antine d’un ton fâché.

— Bon. Remercie-le tant que tu voudras, mais fais attention. On ne doit pas médire de son prochain, mais il faut que tu saches que don Elia n’est pas une compagnie qui te convienne. Il est riche et ne veut pas travailler. Il emprunte aux usuriers et s’en va dans les villes prendre du plaisir, et il néglige ses propriétés. Et puis il ne croit pas en Dieu.

— Que voulez-vous ? Les messieurs sont tous comme cela ; ils ne croient à rien. Mais Elia est si jeune ! Il deviendra sérieux.

— Il restera longtemps ici ?

— Je ne sais pas ; je crois que non.

— Chère sainte Varvara, faites qu’il s’en aille demain ! — pria Zio Félix en lui-même.

Mais le jeune maître ne s’en alla pas, ni le lendemain ni le surlendemain. Il y avait trois jours qu’il était là, quand arriva à bride abattue un domestique de son tuteur : il venait voir si don Elia se trouvait à la tanca, car le jeune homme, à son habitude, était parti sans dire où il allait, ni pourquoi ; le messager apportait en outre une besace de victuailles, mais don Elia les refusa insolemment.

— Dis à ton maître qu’il peut jeter aux chiens son pain et son jambon. Moi je n’en ai pas besoin. Va-t’en, tout de suite ! Va-t’en au diable, et lui aussi. Si je te trouve encore sur mes talons je te fais sortir les boyaux par la bouche.

L’autre s’en alla tout penaud ; mais Zio Pera le devança par un chemin de traverse et lui fit décharger la besace dans un coin désert de la tanca.

Don Elia continua à mener joyeuse vie, passant les journées avec Minnai et Antine, se baignant dans le fleuve, chantant et jouant. Antine et lui mangeaient et dormaient ensemble : ils montaient les chevaux domestiqués, nageaient, jouaient aux cartes et à la morra sans parler comme deux portefaix. Le visage blanc et les vêtements blancs d’Elia prenaient une teinte poudreuse très prononcée ; le ruban rose de son chapeau de paille était déchiqueté comme s’il l’avait traîné dans toute la haie de la tanca, et le cordon pendait au cou de Minnai, portant une petite médaille de saint Elia et un centime troué.

Une ombre passait derrière les lunettes de Zio Félix. Ah ! si ce n’avait pas été par crainte de Dieu, le brave homme aurait maudit le patron, pour la vie désordonnée qu’il faisait mener à Antine. Toutes les remontrances restaient vaines. D’ailleurs, don Elia était si gai, si affable, si amusant, il semblait se distraire avec tant d’innocence qu’on aurait dit un bon garçon, sans plus de malice que le petit Minnai ; il attirait l’affection, ou du moins l’indulgence. Quelquefois Zio Félix se disait :

— Allons, je suis un sot, un vieux pécheur. Quel mal y a-t-il à ce qu’ils soient jeunes et s’amusent ? Antine a tant travaillé toute l’année ! Il est juste qu’il se divertisse un petit peu. Il a raison : nous devrions remercier don Elia de sa bonté.

Le vacher et le gardien des chevaux, d’autre part, étaient enthousiastes de leur jeune maître : ils ne parlaient que de lui, de ses richesses, de ses exploits. Quelquefois ils en venaient même à se disputer pour un détail de la personne d’Elia, ou pour la valeur approximative de la tanca, des poulains et des vaches, ou pour la somme de ses dettes.

Antine était mis de côté, oublié, — effacé par la présence bruyante du jeune seigneur. Mais il n’en ressentait pas de jalousie : Elia l’avait complètement fasciné. Depuis que cette visite animait la sauvage solitude de la tanca, Antine ne s’était plus ennuyé ou assombri comme aux premiers jours. Il n’y avait plus de vide dans son cœur : il aimait enfin quelqu’un qui entrait dans son âme non plus avec la froide bienveillance de ses supérieurs, ni avec l’ignorante et simple tendresse de ses humbles parents, mais avec un charme ardent et presque morbide. C’était Elia. Antine éprouvait pour lui de l’affection, de l’amitié, de l’admiration, de la soumission. S’il avait rencontré une femme, il ne l’aurait pas aimée avec une passion pareille à celle-ci, où se déployaient toutes ses puissances d’émotion, restées cachées dans son adolescence pure. Elia n’entretenait point cette affection, et ne la comprenait même pas. Il n’avait pas autant de sérieux et d’intelligence que le fils du berger ; c’était simplement un inconscient, un égoïste sympathique, et il se servait d’Antine pour se distraire dans l’ennui de cette vaste solitude ; s’il s’y attardait, ce n’était pas qu’il fût retenu par le paysage ou par le soin de sa propriété, — il n’avait aucun sentiment de la nature, et aucun souci de ses affaires, — c’était dans une intention toute spéciale.

Un soir les deux amis se tenaient dans la chambrette d’Antine. Ils n’avaient pas de lumière, et Elia s’était témérairement assis sur la fenêtre, les jambes pendant à l’extérieur. Il chantait :

« Ô toi qui es là sur les fleurs de la colline toscane, avec ton père à ton côté… »

Sa voix, un peu fatiguée, usée, creuse, se perdait dans l’air sombre de la nuit. Elle avait des intonations distraites : sans doute Elia pensait à autre chose qu’à sa chanson. Antine était derrière lui, debout, et le retenait par les bras, craignant de le voir tomber. La nuit était fraîche, comme mouillée : de longs nuages minces sillonnaient le ciel. Et dans ce calme profond les odeurs qui montaient devenaient intenses, et les bruits de la nuit, — le fracas de la cascade lointaine, quelques aboiements de chien, une note monotone de coucou, le trille des grillons, — parlaient avec des vibrations mystérieuses. Antine plongeait son regard dans l’horizon incertain ; sur l’ombre couleur de cendre les étoiles brillaient d’un éclat aigu, avec des scintillements verdâtres et rougeâtres. À la différence d’Elia, Antine sentait toute l’angoissante magie nocturne, mais il ne s’en attristait plus ; il s’imaginait que son compagnon partageait ses sentiments, ses impressions, et dès lors il n’y avait plus ni tristesse ni solitude ; par moments même il croyait éprouver encore la joie fébrile que lui avait donnée l’ivresse de l’eau-de-vie, mais c’était une joie inquiète, qui s’agitait, qui désirait, qui voulait quelque chose d’inconnu. Ce soir-là, l’âme du séminariste était comme une fleur ouverte vers le ciel, et qui attend la rosée. Elia cessa de chanter quand il eut trouvé les mots qu’il cherchait.

— Dis un peu, Antine, après-demain je m’en vais, n’est-ce pas ? Mais tu ne sais pas encore pour quelle raison je suis venu ici.

— Pour voir ta propriété.

— Bah ! pas grand’chose à voir ! — dit l’autre avec mépris. — Ton père est honnête jusqu’à la bêtise ; les chevaux et les poulains, on ne peut pas les escamoter ; il n’y a que ce vieux sorcier de Pera qui garde les amandes, et ne m’en laisse que les coques ; mais qu’est-ce que c’est, deux ou trois amandes ? Je m’en fiche profondément. Tu ne sais toujours pas pourquoi je suis venu. Devine un peu.

. — Pour t’amuser.

— Allons donc ! Devine, devine.

— Mais… je ne saurais…

— Eh bien ! je vais te dire, moi. Je suis venu chercher de l’argent.

— De l’argent ? Ici ? — demanda l’autre en riant.

— Oui, de l’argent ; ne ris pas, mon cher. On en trouverait ici plus qu’ailleurs ; mais ton père, cette fois-ci, n’a pas voulu me rendre service.

— Cette fois-ci ?

— Oui, mon cher, cette fois-ci. Parce que, dans d’autres occasions, il m’a rendu service. C’est vrai que j’ai oublié de lui payer mes dettes, mais ce n’est certes point par mauvaise volonté. Je ne serai pas toujours un propriétaire pour rire, et alors je saurai ce que j’ai à faire. Ton père m’a prêté sans intérêt, sans billets, à échéance de deux ou trois ans, comme les usuriers, mais c’est lui qui de tous est le plus en sûreté. Sais-tu combien je lui dois ? Devine.

— Cent lire9 ? — dit Antine, timidement, avec la crainte d’exagérer.

— Mais non, voyons ! Plus que ça.

— Deux cents ! — dit l’autre stupéfait.

— Plus encore.

— Trois cents.

— Encore, encore !… — cria don Elia, en regardant au loin.

Antine rougit dans l’ombre ; un moment, il crut que son père était créancier de son maître pour des sommes énormes, et il en sentit un trouble étrange.

— Cinq cents, — dit-il, et cette fois il s’étonna de s’entendre répondre :

— Non, non, moins que ça.

— Quatre cents.

— Moins encore. Tu vas par nombres ronds ! Trois cent soixante-douze.

Antine ne répondit pas, et don Elia, lui aussi, parut embarrassé ! Après un long silence seulement il se remit à parler, les mains posées sur l’appui de la fenêtre et la tête tournée vers l’intérieur de la chambre. Sa voix vibrait, un peu émue, dans le silence toujours plus profond de la nuit.

— Je sais à quoi tu penses, Antine. Tu penses : « À quoi peut bien lui servir tout cet argent ? » C’est à cela que tu penses, n’est-ce pas ?

— Non, non…

— Ne me dis pas non. Ne sois pas hypocrite avant l’heure. Que veux-tu ? Tu ne peux pas savoir, toi, comme on sent le besoin d’argent quand on n’en a pas. Un homme indépendant, d’une certaine condition, a toujours de grosses dépenses. Tu me diras : mais comment dépenses-tu ? Je n’en sais rien moi-même, mais j’ai toujours besoin d’argent. C’est une si belle chose, dépenser ! On dit que je fais des dettes à cause de mes séjours en ville. Ce n’est pas vrai. Tiens, à Cagliari j’ai vécu un mois avec cinquante-cinq lire. Et à Naples, encore moins. Avec quarante-cinq lire un étudiant à Naples vit en monsieur. Là, personne ne te connaît, tu vas, tu dépenses ce que tu veux, tu vis modestement, et bonsoir. Moi, au contraire, c’est quand je suis au pays que je dépense : beaucoup de gens disent que j’agis de la sorte pour faire enrager mon tuteur. Ce n’est pas vrai, n’en crois rien, mon cher. Je dépense parce qu’en vérité il est nécessaire de dépenser ; fais le tour de toute la Sardaigne, tu trouveras que tous les propriétaires sardes dépensent le double et le triple de leurs revenus. Et après, diras-tu ? Que puis-je te dire ? J’espère me repêcher ; en vendant seulement les poulains je paierai mes dettes, puis je ferai un riche mariage, et puis, la jeunesse passée, on ne dépense plus, on travaille, on songe à ses enfants. Mais la jeunesse, il faut en jouir : à quoi sert la vie, sans cela ? Après tout, il faut être idiot pour ne pas en profiter. Tiens, dans cinquante, dans cent ans cette tanca appartiendra à d’autres : de nous, on ne trouvera même pas les os. Il peut même très bien arriver que cela soit dans un an. Amusons-nous donc, prenons du plaisir. Moi, je suis fait comme cela ; je suis un caractère gai, pas mauvais au fond, tu le sais, bon comme le pain, et je ne hais personne, pas même mon oncle, quoi qu’on en dise. Après tout, il fait son devoir : en y réfléchissant bien, je lui donne raison. Mais que veux-tu ? J’ai besoin d’argent : sans argent je ne peux pas vivre. Un homme sans argent, qu’est-ce que c’est ? C’est comme quelqu’un qui aurait des souliers crevés : quand ce serait le plus galant homme du monde, tous le méprisent. Sais-tu combien j’ai dépensé à cette stupide fête de saint Elia ? Deux cents lire. On dit que j’ai des vices ; mais là, à cette stupide fête, quels vices pourrait-on avoir ? Et pourtant j’ai dépensé ce que je te dis. Que veux-tu ? Quand on n’a pas d’argent on fait n’importe quoi pour s’en procurer ; puis, quand on en a, on le dépense : c’est une chose qui semble toute naturelle, toute simple, surtout si l’on est en compagnie. Le jour où je n’aurai pas d’argent, je suis sûr que j’irai me jeter dans le Tirso. Et ce jour-là pourrait bien être après-demain, si demain je ne réussis pas à me procurer cinq cents lire dont j’ai absolument besoin. Toi, tu peux me les procurer.

— Moi ? — dit Antine, étourdi de tout ce qu’il avait entendu ; et cependant ce discours, ainsi prononcé par Elia, lui paraissait naturel et vrai. Ah ! oui, ce devrait être cela, la vie, et non pas son existence sotte et mesquine. Ah ! oui, ceux-là étaient des hommes ! Et lui, lui, qu’est-ce qu’il pouvait être ? Un homme sans argent, oui, un pauvre diable, un homme aux souliers crevés. Ah ! oui, c’était cela, la vie, c’était cela, le mystère entrevu dans les brouillards de l’horizon solitaire !

— Oui, toi, toi, ne fais pas l’imbécile ! — lança l’autre avec audace, s’apercevant de son avantage.

— De qui ? de mon père ?

— Comment, ton père ! Il ne s’est pas laissé toucher par moi : juge un peu s’il va t’écouter ! Et puis, à dire vrai, je crois qu’il n’en a pas…

Antine eut un léger sourire : il croyait, au contraire, qu’en ce moment son père possédait de grosses sommes.

— Mais de qui, alors ?

— Écoute, il faut que je m’explique. Je me suis aussi adressé à Pera. Ces vieilles bêtes-là, vois-tu, peuvent quelquefois vous tirer d’affaire mieux que des bourgeois riches et malins. Pour ma part, je crois qu’en Sardaigne c’est vraiment à la campagne qu’on trouve de l’argent. Mais laissons cela. Pera m’a dit qu’il connaît une personne, un bandit, qui certainement me rendra service, si tu le veux bien…

— Assez ! J’ai compris ! — cria Antine, irrité contre Zio Pera.

— Non, je ne le ferai jamais !

— Ne crie pas, mon cher. Pourquoi ne le feras-tu jamais ? Explique-moi.

— Je ne le ferai pas… parce que je ne le ferai pas !

— Ce n’est pas une raison, cela.

— Si ; c’est une raison, c’est une raison, je te dis que c’est une raison. Je ne le ferai jamais, quand les yeux devraient me sortir de la tête.

— Et tu crois qu’ils ne sortent pas ? — dit l’autre en se moquant. — Comment les as-tu donc ? (Il se tourna vers Antine pour le regarder, et ils se regardèrent, s’aperçurent vaguement dans l’obscurité grise.) Tu vois bien que tu ne raisonnes pas. Tu es un imbécile.

— Et toi un sacrilège.

— Sacrilège ! Comment ? Il y a sacrilège quand on emploie des objets sacrés pour une fin profane. Mais nous, ici, nous pouvons nous servir d’un livre quelconque, — et d’ailleurs je crois que des livres sacrés, tu n’en as pas ; — et ta soutane, on l’a bénie, peut-être ? Pas le moins du monde : donc, aucun sacrilège. Tant pis pour les imbéciles et les ignorants. Et ce seraient nous, les imbéciles, dans le cas présent, si…

— Non ! non ! non ! je ne veux pas, je ne veux pas ! — gémissait Antine en frappant du pied le sol, comme un enfant.

— Bien, — dit Elia avec une froideur méprisante, les mains appuyées aux deux montants de la fenêtre. — Ne rage pas comme cela. Puisque tu ne veux pas, ça ne se fera pas. Il est tout à fait inutile de causer avec toi, et moins utile encore de raisonner. Comment pourrait-on causer, — ajouta-t-il comme pour lui-même, — avec quelqu’un, avec un garçon qui se fait prêtre sans vocation ?

Antine sentit se dissiper sa colère, et une sensation d’angoisse et de froid le saisit. Ces paroles, dites sur ce ton, par ces lèvres, le foudroyaient. Ses mains se glacèrent, il eut un brouillard épais devant les yeux. Il sentit qu’Elia disait la vérité, et il eut une grande envie de pleurer. Elia comprit qu’il lui avait fait mal ; d’un bond, il quitta la fenêtre, et fut debout à côté de son ami ; ils se tenaient droits devant ce fond mystérieux de nuit odorante et tranquille.

— Pardonne-moi, — dit Elia d’une voix changée, — je t’ai offensé. Mais tu ne m’aimes pas…

De grosses larmes tombèrent des yeux d’Antine ; ses lèvres tremblaient, il les mordit pour ne pas éclater en sanglots. Non, il n’était pas offensé : il était terrassé, vaincu.

— Non, non, je… je t’aime. C’est toi qui as à me pardonner… Je ferai ce que tu veux… demain, tout de suite, quand tu voudras.

Le lendemain, à midi, ils firent la chose. Le bandit arriva. C’était un bandit déjà renommé, redouté, qui passait pour terrible ; et cependant c’était un jeune homme de vingt-deux ans, joli garçon, à la physionomie sympathique. Il avait les cheveux noirs, brillants, relevés sur un front haut et pâle, les yeux châtain très clair, le regard doux, la bouche bien dessinée : il était grand, svelte, rose, propre : on aurait dit une belle fille en travesti.

Elia et Antine le regardèrent avec une curiosité avide, et lui posèrent beaucoup de questions délicates : mais lui, tout superstitieux qu’il fût, n’était point naïf, et il répondit en se moquant d’eux. Il ne s’apercevait pas que la vraie dupe était lui-même.

— Comment peux-tu croire aux sorts ? — lui dit Antine. Je suis convaincu que ton fusil pourrait, mieux que tout le reste, te délivrer de ton ennemi.

— Mais justement mon fusil est lié par un sort à mon ennemi. Combien de fois j’ai essayé de lui tirer dans les reins ! Et le coup n’a jamais voulu partir.

— Mais alors ne pourrais-tu te le faire délier ?

— Tu pourrais me le délier, toi ?

— Je ne suis pas un sorcier, moi ! — cria Antine en colère.

— Pourquoi ne le déliez-vous pas, vous, Zio Pera ?

— Nous avons essayé, — répondit le vieux avec un calme parfait, en fixant sur le fusil en question le regard de son œil bleu. — Ça n’a pas réussi.

— Assez, dit le bandit. — Dépêchez-vous, je suis pressé.

Antine sembla vouloir s’enlever ses derniers scrupules, en disant :

— Fais bien attention que je ne suis pas sûr de réussir. Je n’ai pas encore les ordres.

— Peu importe : nous sommes sûrs de notre affaire, nous ; dépêche-toi, mon petit agneau, parce que ce garçon est pressé, dit Zio Pera.

Antine revêtit la soutane, se mit sur la tête sa barrette de séminariste : il sentait une tristesse morne, un profond dégoût de lui-même, et sans la présence d’Elia il se serait à tout prix refusé à jouer cette comédie sacrilège. Zio Pera ferma la fenêtre. Au dehors, c’était l’accablement de midi : certaines parties de la tanca, au loin, semblaient des étangs d’or fondu. Avec l’odeur ardente des oléandres montait un gazouillement d’oiseau de marais. Antine possédait un Livre de la Semaine sainte relié en cuir noir, à tranche rouge. Il le tira de sa valise, pendant que Zio Pera frottait une allumette sur sa cuisse pour allumer un cierge dressé sur la table ; et Antine, se tournant vers Elia et vers le domestique, cria d’une voix impatiente.

— Sortez donc !

Elia et Zio Pera sortirent. Le bandit se découvrit : à la lueur tranquille du cierge sa jolie tête prit une grâce féminine. Antine ouvrit le Livre au hasard et lut :

« Je suis pauvre et dans les tourments depuis ma première enfance : et quand j’eus grandi je vécus humilié et abaissé… »

Le front du bandit se plissa, et d’une main il se frappa la poitrine. Ah ! de telles paroles répondaient pleinement à ses pensées !

Antine feignit de continuer à lire, tout en prononçant ces versets arrangés à l’avance avec Elia.

« Mes ennemis m’ont persécuté et m’ont vaincu : et moi j’étais innocent. Seigneur, punis l’arrogance de mes ennemis. »

— Seigneur, punis l’arrogance de mes ennemis, — répéta le bandit à voix basse. Lui était de bonne foi, et croyait accomplir œuvre de justice en faisant frapper par livre son ennemi ; aussi s’enthousiasmait-il, et à mesure qu’Antine lisait, ou feignait de prier en silence, ou levait les yeux au ciel, le bandit priait de son côté, levait les yeux et se battait du poing la poitrine.

« Mes ennemis ont couru sur moi comme sur un chien enragé et m’ont chassé à travers les campagnes désertes. Maintenant une pierre est mon oreiller, mon lit est la terre dure. Jusqu’à quand durera cette iniquité ?

« Ils ont tendu contre moi leur arc, et m’ont lancé leurs flèches empoisonnées : leur langue m’appelait assassin, et disait que j’avais dépouillé le pèlerin et le voyageur.

« Et cela, seulement parce que je ne me suis pas abandonné dans leurs mains, et n’ai pas secondé leurs crimes. Seigneur, punis l’arrogance de mes ennemis.

« Et le Seigneur entendit mes cris, et les cornes de mes ennemis se brisèrent comme les cornes d’un bélier rongé par les vers. »

À cet endroit Antine ferma le Livre et feignit de prier, les yeux au ciel : puis il posa le volume sur la table et frappa dessus, fortement, les mains en croix.

Le bandit eut un frisson.

Antine rouvrit le Livre, il feignait toujours de lire, et n’oubliait pas de tourner les pages.

« Seigneur, écoute la parole de ton serviteur : punis mes ennemis selon ta justice. »

— Mets-toi à genoux, — dit-il au bandit.

Le bandit s’agenouilla, mais un scrupule lui vint, et il murmura :

— J’ai beaucoup d’ennemis, mais c’est contre un seul que je veux… tu me comprends…

— Bien ; je comprends, mais fais ce que je te dis.

« Prends mon ennemi selon ta justice, que sa maison soit pleine de tous les biens que tu donnes, et qu’il ne puisse jamais s’en rassasier.

« Que même les pierres ne puissent jamais le rassasier. »

De nouveau, il ferma le Livre : de nouveau, il leva les yeux au ciel, pria mentalement et frappa du poing le livre fermé.

Du cierge montait une longue flamme fumeuse ; le bandit éprouvait une forte émotion.

Antine reprit sa lecture simulée :

« Seigneur, écoute ton serviteur…

« Que l’eau bouillonne à flots continus autour de la maison de mon ennemi, et qu’il ne puisse jamais se désaltérer.

« Que même les eaux salées de la mer ne puissent jamais désaltérer mon ennemi. »

Pour la troisième fois il ferma et frappa le Livre. Puis il le rouvrit, lut encore au hasard cinq ou six versets, et, prenant le cierge dans sa main, dessina une grande croix sur la tête du bandit. Il lui dit ensuite de se relever. L’ennemi était ensorcelé pour les fêtes prochaines.

Le bandit se releva, un peu surpris : il croyait qu’en touchant le livre on évoquait aussi les puissances infernales. Du moins c’est ce qu’avait affirmé Zio Pera.

Au fond il était plutôt content de s’en être tiré à si bon compte ; et après avoir sorti de sa poche cinq feuilles de papier roux, en échange desquelles Elia lui laissa une espèce de billet, il s’en alla joyeux, convaincu d’avoir assisté à une cérémonie mémorable, qui sous peu ferait mourir son ennemi, consumé par la faim et la soif.

Elia se proposait de partir le lendemain ; mais il s’aperçut qu’après la cérémonie sacrilège Antine était tombé dans une profonde tristesse, et il resta quelques jours encore pour le distraire.

— Diable ! qu’est-ce que tu as ? — lui disait-il en le regardant dans les yeux. — Tu regrettes de m’avoir rendu service ?

— Non. Ce n’est pas cela…

— Qu’est-ce que c’est donc ?

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela — répétait Antine, mais il ne disait rien de plus.

— Viens avec moi pour quelques jours.

— Essaie d’arracher la permission à mon père.

Elia essaya, mais Zio Félix refusa ; et Antine resta seul dans la tanca, dans la solitude sans bornes de son cœur bouleversé.

L’air, peu à peu, devenait plus frais. Une nuit, il plut, et le fleuve grossit, trouble, livide. Mais quand le soleil reparut un charme indicible s’étendit sur la tanca. Le ciel se montra très haut, bleu tendre, couleur de perle ; le fleuve prit une transparence glauque de voile ou de cristal ; et l’on sentit passer un souffle ineffable de lointaines odeurs, de choses lointaines, qui annonçait les douceurs d’automne. L’oléandre avait secoué tous ses pétales sur les eaux claires, et se dressait avec ses feuilles pointues lavées par la pluie, étincelantes au soleil ; mais la menthe fleurissait encore et mettait son irritante saveur dans la brise. Les vaches et les juments, lourdes et lentes, allaient le long des rives, les yeux tournés au-delà du fleuve, vers les vapeurs de l’horizon. Pendant ces jours-là, et dans les nuits magiques de la pleine lune d’octobre, Antine se trouva plongé plus que jamais dans une mer de tristesse. Il se jeta dans le travail, cherchant la solitude, se cachant dans les bosquets d’oléandres, parmi la pénétrante odeur des menthes : mais l’enchantement même de la solitude, cette sérénité du décor, du paysage et du fleuve, la chanson flûtée des oiseaux de marais, tout accroissait l’inquiétude de son cœur. Il écrivait de longues lettres à Elia, pour lui exposer l’indécision de son âme, puis les déchirait en tous petits morceaux qu’il lançait dans le fleuve. Et l’eau tranquille les emportait, au loin, vers ce fond bleu devant lequel se consumait l’âme d’Antine, — comme des pétales de roses blanches effeuillées. Cependant le temps passait ; Antine désirait ardemment rentrer à Nuoro ; des projets confus fermentaient dans son cœur.

Dans les derniers jours qu’il vécut à la tanca, il éprouva pourtant une certaine émotion ; il lui semblait qu’un temps viendrait où il regretterait la sérénité de ces jours passés dans la pureté enchanteresse de la tanca et du fleuve, à côté de son humble famille qui l’aimait simplement. Lui n’avait su goûter ni ce calme ni cette tendresse : cette tendresse, il n’avait pas même su la comprendre ; mais, dans les derniers jours, il s’aperçut de son ingratitude, et s’en affligea. Il sentait déjà comme un regret étrange de choses perdues. Il se rapprocha des bonnes gens de la bergerie, joua avec Minnai, causa avec son père : mais pas une minute il n’eut l’idée de lui confier l’état douloureux de son cœur.

La veille de son départ, au matin, Zio Pera lui dit :

— J’ai à te parler entre trois yeux.

C’était une de ses plaisanteries favorites ; il la jugeait très bonne.

— Parlez, Zio Pera.

— Tu sais, mon petit renard, elle a réussi, la chose. Comme Antonio Francesco est content !

— Quelle chose, Zio Pera ? Qui est cet Antonio Francesco ?

— Le bandit, parbleu !

— La chose a réussi ! s’écria Antine abasourdi. — Mais comment a-t-elle réussi ? Quand ?

— Il paraît qu’elle a réussi tout de suite, mais, dès qu’ils se sont aperçus du sort, ils ont voulu cacher la nouvelle. Il paraît qu’ils ont cherché tous les remèdes pour conjurer le sort, et ils n’ont pas réussi. Et maintenant, ils sont bien obligés d’avouer ce qui se passe. Les pierres, mon agneau, les pierres ne suffisent pas à le rassasier. Antonio Francesco a dit que quand tu aurais les ordres il t’en donnerait, du bel argent !

Antine commençait à s’irriter, mais il se contint et dit :

— Ne me faites pas enrager, Zio Pera. Laissez-moi partir tranquille.

— Comment, mon petit renard, tu ne crois pas que la chose ait réussi ? C’est vrai pourtant, comme il est vrai que j’ai un œil et que l’autre me manque ! Écoute plutôt. Voici que je voulais te dire entre trois yeux…

Il se tut, se gratta le nez, ne trouva pas ses mots. Il fallait que la proposition fût énorme, pour qu’il fût embarrassé.

— Qu’est-ce qu’il y a ? — cria Antine.

— Eh bien ! écoute, mon petit agneau, ne te mets pas en colère, la chose est vraie, si vraie que… écoute, une personne est venue me trouver, et m’a dit : c’est ici que la magie a été faite ? — Comment, ai-je crié, — qu’est-ce que tu dis, chien galeux ? Il n’y a ici qu’un pauvre innocent. — Et pourtant, — a dit cette personne, — c’est ici qu’elle doit avoir été faite, et l’homme touché par le livre est prêt à donner deux cents écus si celui qui a jeté le sort le retire. Maintenant, mon agneau, fais comme tu voudras…

— Ah ! Zio Pera, vous voulez me perdre, — hurla Antine, rouge de fureur. — Sortez-moi d’ici, allez-vous-en au diable, autrement je ne réponds pas de moi.

— Voyons, mon petit, il est inutile de t’emporter. Au lieu de te réjouir ! Antonio Francesco, de son côté, est prêt à te donner davantage, si tu ne retires pas le sort, petite fouine.

— Allez-vous-en donc ! — cria l’autre, les yeux verts de colère, en empoignant au hasard un livre.

Zio Pera s’en alla ; et il pensait :

— Ce garçon n’a pas la tête solide. Vous verrez que, prêtre, il ne le sera jamais, non, non, non. Je le sais, moi : c’est un sot. Son père est malin, qu’une balle lui perce le jarret ! — Malin comme un vieux renard, mais ce qu’il rêve ne réussira pas.

Pendant son voyage, et au pays, Antine chercha prudemment à savoir si l’ennemi d’Antonio Francesco était malade. Il semblait bien que oui ; du moins tous l’affirmaient. Antine en resta surpris, chagriné ; et beaucoup plus tard seulement il apprit que l’ennemi, informé qu’Antonio Francesco l’avait fait toucher par le livre, avait feint d’être malade pour échapper aux autres vengeances du bandit.

*

Le printemps venait. La tanca était toute couverte d’une verdure tendre ; les eaux du fleuve prenaient une douce transparence bleue. Le sureau commençait à répandre l’odeur délicate de ses fleurs de cire. Les petits veaux au museau rose, aux oreilles percées, sautaient dans l’herbe.

Ce fut dans cette saison douce, pendant que se multipliaient les travaux de la bergerie, que Zio Félix reçut de mauvaises nouvelles d’Antine. Il y avait déjà longtemps qu’Antine n’écrivait plus : seulement, lors de la semaine sainte, il avait envoyé des rameaux bénits, avec lesquels Zio Félix, Minnai et les autres travailleurs de la tanca s’étaient tressé des croix, pour les coudre dans la doublure de leurs habits, des anneaux et des amulettes.

Un frère de Zio Félix lui apporta une lettre, adressée par le recteur du Séminaire au curé d’Ottana. Zio Félix se sentit frissonner : il s’attendait à quelque grand malheur.

Son frère lui lut la lettre, avec lenteur, en épelant :

« … J’en viens maintenant à votre protégé Costantino Nurroi, et je suis très chagriné de vous communiquer sur son compte des nouvelles peu satisfaisantes. Tandis que, les années passées, il nous donnait les plus belles espérances, au point que Monseigneur l’Évêque, comme j’eus déjà l’honneur de vous l’écrire, avait l’intention de lui accorder bientôt une bourse entière… »

— Monseigneur a l’intention de lui accorder la pension gratuite… C’est cela qu’il veut dire ? demanda Zio Félix, qui écoutait en retenant son haleine.

— C’est cela ; mais attends, attends. Il y a bien autre chose, répondit l’autre gravement. Et il reprit la lecture.

« … une bourse entière, cette année nous désespérons absolument de lui. À diverses reprises, parmi ses compagnons il a exprimé l’intention de ne pas continuer ses études ecclésiastiques ; on lui a confisqué plusieurs fois des livres profanes, et, en dernier lieu, une lettre signée “Elia”, dans laquelle il est dit qu’un certain Antonio Francesco est prêt à verser la somme demandée. “Avec cet argent, dit la lettre saisie, — tu peux facilement te délivrer de cette chaîne odieuse et entreprendre à ton gré les études qui te permettront de réaliser ton idéal.” La lettre annonce en outre l’arrivée prochaine à Nuoro de ce M. Elia. J’ai donc cru, monsieur le curé, qu’il importait d’en informer Votre Révérence. Veuillez prendre avec les parents de Costantino Nurroi les mesures nécessaires, etc., etc. »

— As-tu bien compris, Félix, mon frère ? — demanda le paysan, les yeux fixés sur le visage pâli du pauvre homme.

— Relis bien, explique-moi bien tous les mots, je t’en prie, dit Zio Félix. Il avait parfaitement compris, mais ne voulait pas encore en croire ses oreilles.

L’autre relut posément, traduisit même en patois certaines phrases ; Zio Félix enlevait et remettait ses lunettes, devenait toujours plus pâle, et ses lèvres étaient de cendre. Il sentait la vie s’en aller de lui ; il ne se faisait pas d’illusion : Antine était perdu.

— Je vais tout de suite à Nuoro, — dit-il, — toi, reste ici, mon frère ; je t’en prie, pour l’amour de Dieu.

Il sella son cheval, partit sur-le-champ ; il espérait ramener Antine à de plus sages desseins, mais au fond la persuasion restait en lui que tout était perdu. En effet, au bout d’une heure son frère le vit rentrer à toute bride, plus mort que vif. En route on lui avait remis une lettre d’Antine. Il ne pouvait la lire, mais il sentait que sous cette enveloppe était quelque affreuse catastrophe. Il ne se trompait pas.

Antine s’était enfui du séminaire et de Nuoro. En quelques lignes, tracées fébrilement, il disait ceci :

« Cher père, quand vous recevrez cette lettre je serai loin de vous et de Nuoro. Pardonnez-moi le grand chagrin que je vous cause : il vous épargnera d’autres chagrins plus graves que je pourrais vous donner à l’avenir, si je continuais dans cette voie à laquelle je ne suis pas appelé. Ma décision était prise depuis longtemps : si je n’ai pas osé m’en ouvrir, c’est que, arrêté comme vous êtes dans votre idée, vous ne m’auriez pas compris. Ne croyez pas que j’aille courir le monde. Je vais étudier, devenir un homme, et j’espère un jour vous récompenser de tout ce que vous avez fait pour moi, et vous consoler aussi de votre peine présente. Don Elia, qui m’aime comme un frère, et qui — vous le savez peut-être, — a été le premier à m’ouvrir les yeux, a promis de m’aider dans mes études.

« Adieu, adieu, cher père ; je vous écrirai plus longuement dès que je serai installé dans une nouvelle résidence. Je sais que la loi me soumet encore à vous. Faites donc ce qui vous semble bon ; je crois que vous ne me contrarierez pas : mais quand même vous le voudriez, je dois vous dire que rien ne pourra me contraindre à choisir une carrière pour laquelle je n’ai pas de vocation. Pardonnez-moi donc, cher père, saluez Minnai pour moi, et croyez toujours à l’affection et au respect de votre malheureux

« Costantino. »

 

Zio Félix comprit qu’il n’y avait plus rien à faire ; le coup était foudroyant. Malgré toute sa crainte de Dieu, il s’abandonna à un accès de désespoir. Il se jeta par terre, s’arracha les cheveux et les vêtements, cria, gémit. Et tout d’un coup monta dans son cœur une haine féroce contre Elia, cause de tout ce malheur.

— Pourquoi cries-tu, mon frère ? Imbécile, pourquoi t’arraches-tu les cheveux ? — lui disait son frère, cherchant à le relever. — Il ne s’agit pas de crier, il ne s’agit pas de pleurer comme une femme. Lève-toi donc ! À ta place, je le poursuivrais, je le ferais arrêter, je l’enchaînerais comme un chien.

— On n’enchaîne pas l’âme ! — répondit en pleurant le pauvre homme. Et peu à peu il reprit tout son bon sens, sa simple sagesse. Il se calma, et puisqu’il ne pouvait soumettre l’âme de son fils, il renonça du même coup à tous ses droits sur lui. Même, il se repentit de son accès de désespoir : il lui sembla qu’il avait fait acte de rébellion contre les insondables desseins du Seigneur, — mais dans son âme il garda une douleur sans mesure, et sa haine féroce contre Elia.

— Moi, je le tuerais, je lui ferais sortir les boyaux par la bouche, — disait son frère, — je lui percerais les reins de mon couteau, à ce petit baudet, à cette bête sans cornes !

Zio Félix se taisait ; mais au fond de son cœur une voix lui criait en écho :

— Je le tuerais, je lui ferais sortir les boyaux par la bouche…

Une vie terrible commença pour lui. Il sentait que si Elia revenait à la tanca, il l’assassinerait, mais la crainte de Dieu, qui régnait encore dans son âme bouleversée, le faisait pleurer sur sa haine et sur ses instincts de vengeance. Cependant la vengeance était l’unique chose qui le retenait encore à la vie : tout le reste n’existait plus. La vue de Minnai, avec ses grands yeux inconscients qui riaient, augmentait son tourment. Il posait ses mains sur la tête de l’enfant et disait :

— Que veux-tu qu’on fasse de toi ? Tu ne peux pas remédier au mal. Tu es comme le pouliot qui fleurit et se dessèche sans servir à rien. Que veux-tu qu’on fasse de loi ?

Le temps passa. Antine écrivit, mais Zio Félix déchira la lettre avec une colère froide. Puis, à son habitude, il regretta sa violence. Qui sait ? pensait-il, — peut-être s’est-il repenti : et puis le Seigneur commande le pardon.

Ah, le pardon ! Mais lui ne pouvait pardonner, et même, avec le temps, sa haine s’étendait comme une tache d’huile. Il haïssait le patron et ses propriétés, la tanca et les serviteurs. Zio Pera, en particulier, éveillait en lui une colère muette et farouche. Toutes les fois qu’il descendait à la bergerie — le vieux voleur ! — il regardait autour de lui d’un air moqueur, de son œil fixe et malin. Et il disait :

— Je te l’avais dit, moi, vieux renard, que ton fils se ferait prêtre quand le milan tisserait de la toile ! Que le diable te chevauche, ta ruse n’a pas réussi !

Quelle ruse ? Qu’est-ce qu’il disait, le borgne, la mauvaise langue ? Zio Félix se sentait comme assailli par un chien enragé qui le mordait à la gorge ; ses membres tremblaient de colère, mais il avait assez de force pour se dominer ; il ne disait rien et s’éloignait en sanglotant sans pleurer. Antine écrivit encore. Zio Félix, qui attendait cette lettre avec une folle espérance au cœur, se la fit lire ; mais Antine disait qu’il était content de sa nouvelle existence ; il étudiait, et, de nouveau, demandait pardon.

Cette lettre à son tour fut déchirée, puis une autre, puis une autre encore. Alors Antine n’écrivit plus.

Zio Félix sentit que son fils était perdu sans retour pour lui, et se trouva plus malheureux que jamais.

Il fit un pèlerinage, nu pieds et nu tête, jusqu’à la chapelle de saint Costantino, posée sur les monts où le soir le soleil disparaissait comme un énorme diamant.

— Saint Costantino, rendez-moi la paix. Je suis un grand pécheur : priez pour moi, auprès du trône du Seigneur. Arrachez-moi du cœur cette épine ; je viendrai tous les ans, nu pieds et nu tête, et je balaierai le sol avec ma langue.

Il monta trois fois à l’autel en se traînant sur les genoux ; le petit saint Costantino, brun, les lèvres grosses, regardait d’en haut, mais n’entendait pas la prière de Zio Félix.

Zio Félix rentra à la bergerie comme il en était parti, avec la haine et le désir de la vengeance au cœur. Il n’avait qu’à penser à Elia, et à l’argent qu’Elia lui devait, pour se sentir trembler et ne plus voir clair.

Jamais, dans toute sa vie, il n’avait éprouvé pareille chose. C’était un feu intérieur qui le consumait. On eût dit que le foyer des passions, éteint jusqu’alors dans cette âme qui craignait Dieu, allait dévorer tout en une fois, concentrant sa force dans la seule haine.

Zio Félix croyait que le démon, toujours vaincu par lui, le dominait maintenant en vainqueur, déployant toute son iniquité. Et il se désespérait de voir anéanties toutes ses bonnes actions antérieures, mais il n’abandonnait pas la lutte.

Il attendait l’arrivée d’Elia avec l’anxiété sanguinaire d’un chasseur à l’affût ; et cependant il remplissait toujours ses obligations de serviteur fidèle. Les autres volaient comme des chats affamés : lui criait, s’attirait leur malveillance en défendant les intérêts du patron, et surveillait même Zio Pera.

— Peuh ! lui disait Zio Pera, en crachant vers lui, — pour ce que les patrons t’ont fait, renard galeux !

— Ça ne te regarde pas, ce que les patrons m’ont fait ! Toi fais ton devoir !

— Je le fais, bien sûr, et je fais même plus que mon devoir ! C’est toi, mon agneau, qui n’as jamais su faire le tien, que l’aigle te crève un œil !

— Pour le moment, c’est à toi qu’il en manque un.

— Mieux vaut un bon œil que quatre mauvais. — Il faisait allusion aux lunettes de Zio Félix ; et celui-ci s’en allait pour ne pas prolonger le dialogue.

Le temps passait ; d’Antine, rien. Mais un jour Tanu fut obligé d’aller à Cagliari en témoignage ; il vit Antine et lui parla. Il rapporta à la bergerie de mauvaises nouvelles.

— Il n’a pas d’argent : le patron ne lui en envoie plus. Il paraît qu’il n’en a pas même pour lui, parce que personne ne veut lui en prêter. Antine vit tout juste : il a plus de faim que d’appétit, peut-être. Il dit qu’il se fera soldat. Il a perdu ses couleurs, vous savez, Zio Félix ; et pourtant Cagliari est la plus belle ville du monde… Ah, si vous voyiez !

— Qu’est-ce que la ville a à faire avec les couleurs ? — dit son compagnon. — Quand on a faim, il ne suffit pas de voir une belle ville pour ne plus être pâle.

— Et pourtant, voyez, Cagliari, c’est si beau que je ne sentais pas la faim. La mer…

— La mer ! Laisse-nous donc tranquilles ! Je dis, moi, que tu avais mangé. Et quand on a faim, on aurait beau voir le Ciel, je dis, moi, qu’on sent la faim. Qu’est-ce que vous en pensez, Zio Félix ?…

— Tu es jaloux, parce que tu ne verras jamais de ville ! — dit Tanu.

Zio Félix écoutait triste et silencieux ; au fond de son cœur, cependant, renaissait une douce espérance.

Pendant tout l’hiver, — car c’était l’hiver maintenant, — tandis que Tanu racontait les merveilles de la ville, le vieillard caressait sa chère espérance. Toutes les fois qu’il voyait un homme arriver du pays, il le regardait avidement, — peut-être portait-il quelque lettre ! — et il sentait battre son cœur.

Mais, au printemps, la lettre n’était pas encore venue. Vers la fin de mai seulement, un peu plus d’un an après sa fuite, Antine écrivit, annonçant qu’il se faisait soldat.

« J’ai pris un engagement de cinq ans, disait-il, et de la sorte je deviendrai sergent ou fourrier, et puis, si je ne veux pas continuer ma carrière, j’aurai une place du gouvernement. C’est un avenir modeste,… et ce n’est pas cela que je rêvais, mais de toute manière je suis content que mon destin soit décidé.

« Adieu, cher père, vous ne voulez pas me pardonner, mais j’ai déjà payé la peine que je vous ai faite, et je ne me lasse pas de demander votre pardon. »

Désormais, tout était perdu, sans aucun espoir. Zio Félix ne dit rien, mais releva ses lunettes sur son front, et resta debout à regarder la lettre, avec ses petits yeux rouges qui semblaient de verre.

Et le temps passait, passait. Antine écrivait quelquefois ; ses lettres étaient de plus en plus tristes, presque désespérées. Il sentait la nostalgie de son pays et de sa douce vie passée : voici qu’était venu le temps qu’il avait pressenti dans ses derniers jours de repos à la tanca. Mais jamais il ne parlait de se repentir, de revenir sur ses pas ; au contraire, il désirait vivement que son engagement fût terminé pour en contracter un autre, et il voulait aller à la guerre, pour avoir de l’avancement ou mourir… Cependant son caractère s’était développé sous l’action de la douleur ; et du moins il laissait voir qu’il serait un honnête homme.

Zio Basilio, le frère de Zio Félix, lui apportait et lui lisait ces lettres, et toutes les fois se lançait dans des commentaires cruels.

— Tu le vois, mon frère, le châtiment de Dieu ? Elle pleure maintenant, la petite bête cornue, elle se repent maintenant ! C’est bien fait, c’est bien fait ! Que Dieu le châtie toujours plus fort, le fuyard, le lâche, le déshonneur de la famille ! Que toutes les balles du Roi lui percent le cœur.

— Il aurait commencé maintenant à recevoir les ordres, disait avec amertume Zio Félix, — bientôt il aurait été prêtre, et puis curé et puis… Il aurait reçu en cadeau des cruches de vin enguirlandées de roses, et du blé, et du miel, et des poulardes blanches avec des rubans écarlates. L’imbécile, l’imbécile qui a méprisé son bonheur !

— Dieu te venge, mon frère, — hurlait Zio Basilio avec des trépignements féroces, — mais ceci n’est rien en comparaison des autres vengeances que te donnera le Seigneur ! — Il faisait allusion à don Elia, dont les affaires, disait-on, allaient de mal en pis. Les yeux de Zio Félix brillaient comme du verre et une voix criait en lui :

— Et si le Seigneur ne me venge pas, je saurai bien me venger moi-même.

Zio Basilio rentrait au pays et tous les mois, en cachette, il envoyait deux lire à son neveu.

Au mois d’août, environ trois ans après sa dernière visite, don Elia revint dans ses tancas. Il était majeur, libre, ruiné. Les chevaux et les poulains avaient disparu, les vaches étaient sous séquestre : dans un mois, les terres elles-mêmes devaient être mises à l’encan. Lui était toujours joli garçon, avec un blanc visage d’adolescent : seulement ses yeux étaient un peu creusés. Et son costume, de futaine foncée, était un peu démodé. Zio Pera l’avertit tout de suite des projets féroces que Félix Nurroi avait formés contre lui.

— Méfie-toi, — lui dit-il, — méfie-toi, mon petit cavalier. Si tu ne te méfies pas, il t’écrasera comme un lézard. Une nuit écoute, je suis descendu là-bas ; lui était sous un oléandre et parlait tout seul. Il disait : je le tuerai, je l’assommerai, faites-le-moi venir ici, saint Elia ! — Tu vois bien, ma petite fleur, même en dormant il te hait. Il est féroce, tu sais, — il a dans sa poche un couteau long comme ça. Méfie-toi, mon petit lis, crois-en Zio Pera.

Elia le laissa dire. Un sourire vague, triste, errait sur ses lèvres encore fraîches, mais pâlies. Les coudes appuyés sur le rebord usé de cette fenêtre devant laquelle, dans une nuit lointaine, il avait vu pleurer le pauvre Costantino, il regardait vers le fleuve, les yeux fascinés par la clarté de l’eau qui reflétait le ciel gris-perle. À quoi pensait-il ? Quelles visions traversaient ces yeux puis qui n’avaient jamais pleuré, quelles pensées couraient derrière ce front pur que la douleur n’avait jamais assombri ?

Zio Pera fixait sur lui son œil métallique et continuait à lui parler ; mais il ne recevait pas de réponse, il dut s’en aller en secouant la tête et en pliant le dos. Et il pensait :

— Il est muet comme un escargot. Mauvais signe. Ce garçon-là regarde le fleuve, ce garçon-là se tuera, ou que Dieu me rende mon autre œil !

Zio Pera était un redoutable devin. Elia pensait justement à la mort, et un soir il descendit vers le fleuve.

Zio Félix le vit par l’ouverture de sa cabane, et un frisson lui courut dans les reins. Depuis quatre jours qu’Elia était arrivé, il ne l’avait pas encore vu ; mais il avait senti sa présence, et depuis quatre jours il ne buvait pas, ne mangeait pas, ne parlait pas, ne dormait pas. Le jour, il attendait avec angoisse le moment où Elia paraîtrait, et il n’osait pas quitter les alentours de la bergerie ; la nuit il montait jusqu’au mur, de plus en plus dégradé, qui fermait le verger, et il tournait autour de la maison comme un sanglier affamé ; quelque chose de terrible, — le démon, pensait-il, — le poussait et le tourmentait. Il sentait que si Zio Pera n’avait pas été dans la maison, il y aurait pénétré pour y commettre un crime.

Toutes les tortures de l’enfer le déchiraient. Car, au fond de son âme, il désirait vaincre sa passion, et ne pas tuer, et ne pas se damner. Mais il ne pouvait surmonter la puissance infernale qui le dominait ; il sentait que quand viendrait le moment fatal il égorgerait Elia comme un agneau. En le voyant traverser la tanca, il s’élança hors de la cabane. Après le premier frémissement, il sentit un calme étrange, un sang-froid pires que toutes les colères. Il pensa :

— Il va vers le fleuve, il va se baigner. Le misérable veut se divertir encore : je t’en donnerai, moi, du divertissement, j’attendrai que tu te déshabilles, que tu sois nu comme au jour de ta naissance. Je t’enfoncerai le couteau dans les côtes et je te jetterai au fleuve.

Et il se mit en marche prudemment, suivant Elia à bonne distance ; — avec la main, dans sa poche, il tâtait le couteau affilé depuis si longtemps. Tout combat avait cessé ; il ne sentait pas le sachet de reliques qu’il portait sur la poitrine, comme il ne se rappelait pas qu’il avait vécu plus de cinquante ans en prières pour sauver son âme. Le démon l’entraînait.

Elia se dirigeait droit au fleuve, sans s’arrêter ni se retourner. L’eau le voulait, l’appelait, étincelante, entre les oléandres fleuris, comme un collier de brillants énorme et sinueux comme un grand œil limpide, plein d’un charme fatal. Là-bas dans cette splendeur blanche, dans la tranquillité des rives de pierre et de marbre, fleuries de menthes, parmi les oléandres élancés dans l’air pur, qui offraient aux hauteurs sereines du ciel les bouquets de leurs roses amères, là-bas était la paix, l’oubli, le rêve longuement poursuivi. Les oiseaux de marais, cachés dans la profondeur des buissons humides, répétaient le murmure de l’eau, le susurrement des joncs remués par la brise. C’était la voix perlée d’une sirène qui appelait ; enchanteresse, qui endormait toute douleur, tout souvenir, tout remords, dans un rêve profond et clair comme les eaux du fleuve.

Elia arriva au milieu des oléandres, mais Zio Félix le vit, au lieu de se déshabiller, s’arrêter un moment, puis changer de direction et longer le fleuve.

— Est-ce qu’il ne va pas se baigner ? — pensa-t-il, déçu. Tout à l’heure l’eau sera froide.

Le soleil était couché ; la splendeur du ciel rouge orangé se reflétait sur la rive occidentale du fleuve. Elia apparaissait et disparaissait entre les oléandres ; à un certain point, où l’eau était plus profonde, il s’arrêta. Zio Félix, à un peu plus de dix mètres, était caché dans un fourré de menthes et de sureaux : à travers ses lunettes, où l’or rouge du ciel mettait un reflet brillant, il voyait la svelte figure d’Elia debout sur la rive blanche, dépouillée de végétation à cet endroit ; il attendait le moment où il le verrait enlever son chapeau, puis délacer ses bottes et quitter ses habits.

Elia, en effet, enleva son chapeau et le laissa tomber par terre. Alors le cœur de Zio Félix recommença à battre irrégulièrement, convulsivement. En un instant, il pensa à mille choses, il revécut ces deux longues années de haine et d’angoisse. Et il se cria à lui-même :

— Faut-il le tuer ? Est-ce que mon couteau frappera bien ? Saint Elia, aidez-moi !

Mais vite il eut horreur de son invocation ; puis, avant même que cette horreur s’évanouît, il éprouva un étonnement intense et un intense sentiment de joie mauvaise.

Elia s’était avancé et s’était jeté tout habillé dans l’eau. Un tourbillon lumineux s’était ouvert au-dessus de son corps, puis s’était refermé, transformé en un cercle, en une infinité d’ondulations qui s’effaçaient par degrés à la surface agitée du fleuve.

— Le Seigneur m’a vengé ! — se dit Zio Félix, encore plein de surprise. Mais subitement, comme si le nom du Seigneur réveillait au fond de son âme mille échos endormis, il sentit sa joie mauvaise se changer en remords, son étonnement en pitié ! Toutes ses pensées se mêlèrent, le fleuve, le ciel, la terre, toutes choses lui parurent encore plus voilées et sombres qu’elles ne lui semblaient d’ordinaire à travers ses lunettes noires. Et dans ce bouleversement imprévu de pensées et de sensations, il vit clairement les yeux bleus et souriants de son innocent Minnai. Était-ce une réalité ou une vision ? Il ne le sut pas ; mais à peine les eût-il vus qu’il sentit grandir en lui non seulement cette impression mystérieuse de remords et de pitié, mais une forte crainte d’avoir laissé passer trop de temps sans agir. Et vite il enleva ses lunettes, ses chaussures, sa capote, tous ses vêtements ; et ne gardant que le sachet de reliques qui pendait sur sa poitrine nue, il se mit à courir sur les pierres polies de la rive, se jeta à l’eau, au point précis où son ennemi avait disparu, et il tremblait de peur, de ne pas arriver à temps pour le sauver.

Art ancien §

Tome LIV, numéro 187, 1er avril 1905, p. 440-444.

L’école vénitienne au Louvre §

Le Louvre si abondamment pourvu de peintures de la décadence italienne est pourtant pauvre en premiers Vénitiens, ces premiers Vénitiens que goûta et fit si bien goûter le lettré artiste qu’est M. Paul Flat. Une figure de Vierge, délicieuse il est vrai, de Lorenzo Veneziano représente insuffisamment l’époque naïve et charmante où les gens de Venise et ceux de Cologne ou de Nuremberg commençaient à se mêler et à s’influencer réciproquement, ainsi qu’ils continuèrent à le faire pendant tout le quattrocento jusqu’à la visite de Dürer à Bellini. Même pour ces Bellini notre musée a longtemps joué de malheur. À part la belle série de dessins de Jacopo, le père, rien à la vérité ne trahissait la main de ces peintres vénitiens. La Réception d’un ambassadeur au Caire, mise autrefois sous le nom de Gentile, représente un événement postérieur à la mort de celui-ci : force était de se résigner à lui enlever cette œuvre, assez voisine de la Prédication de Vittore Carpaccio et où M. Bernhard Berenson croit reconnaître le faire de Catena. Les attributions faites à Giovanni n’étaient pas plus sûres. La Madone, œuvre d’école pourvue d’une signature ajoutée, est sans doute de Rondinelli. Elle n’a rien de la beauté ferme et de la certitude de modelé d’un visage peint par Giovanni. Les Portraits de deux jeunes hommes qui passèrent fréquemment pour ceux des deux frères, Gentile et Giovanni, malgré leur célébrité et l’admiration de ceux qui ne regardent que le nom inscrit sur le cadre, sont aussi faibles de dessin que la madone. La mollesse de la facture, la timidité du coup de pinceau, le manque de force dans l’établissement des plans, l’insuffisance de modelé, ne laissent à une telle peinture qu’un charme facile, dans lequel Paul Mantz voulait voir, hélas ! l’aboutissement triomphal de la manière de Giovanni. Que la terre où il dort lui soit légère. C’est un aboutissement en effet que marquent les portraits de jeunes hommes : celui auquel arrive un disciple adroit, non dénué de savoir, mais sans la mâle volonté d’un Bellini et sans rien de sa puissante personnalité. Ce disciple c’est très probablement Cariani. La qualité assez ordinaire de sa peinture se sent d’autant mieux que le voisinage de l’admirable et énergique condottiere d’Antonello de Messine lui fait grand tort. Que l’œil le moins averti compare : il verra la force de l’un et la faiblesse de l’autre ; il distinguera sans difficulté où est l’élève et où est le maître.

Le don de M. de Vandeuil §

Il a fallu le don de M. de Vandeuil pour que Bellini entrât enfin réellement au Louvre. Le portrait d’homme qui est mis au catalogue tous le nom de Giovanni est une œuvre solide, de dessin décisif et volontaire, moins aigu peut-être que l’Antonello, mais cependant de grand caractère. Un autre portrait attribué précisément à ce Vincenzo Catena que certains estiment être l’auteur de la Réception d’un ambassadeur au Caire, complétait ce don précieux. C’est un visage de jeune homme aux traits violemment accusés, à la mâchoire proéminente, qui n’est peut-être pas sans se ressentir de l’influence allemande. Cette influence devait toucher aussi Bartolommeo Veneto, une des plus curieuses et des plus mystérieuses figures des peintres vénitiens, avec ce Jacopo dei Barbari sur lequel M. Charles Ephrussi a écrit une excellente étude. M. Berenson donne à Bartolommeo Veneto un charmant portrait de jeune femme (n° 1673) en robe rouge, d’un faire un peu sec et du reste très différent de l’exécution du portrait d’homme du musée de Douai que le même auteur attribue également au peintre vénitien. Mais si l’attribution du musée de Douai est quelque peu hasardée, celle du Louvre paraît juste. L’artiste a signé l’un de ses tableaux aujourd’hui à Bergame : Bartolommeo mezzo veneziano mezzo cremonese. Beaucoup de ses pointures ont été mises sous le nom du Milanais Andrea Solario : quelques critiques vont même jusqu’à retirer à ce dernier, au profit du Vénitien, le portrait de Georges d’Amboise. À la fin de sa vie Bartolommeo rechercha la finesse allemande et peignit les cheveux avec une minutie extrême. Il y avait là une sorte de réaction contre la facilité des contemporains qui suivaient le sillage de Giorgione. Comme Bartolommeo Veneto, Marco Basaïti, Andrea Previtali, Crivelli et Jacopo dei Barbari furent les instigateurs de ce mouvement trop éphémère.

Le livre de M. Ugo Monneret de Villars sur Giorgione §

Mais la nouveauté de la vision de Giorgione avait à jamais donné à l’art vénitien une autre direction : Giorgione devait être le premier des peintres modernes et le premier romantique. « Son art, dit excellemment M. Ugo Monneret de Villars dans le beau livre qu’il vient de publier sur le peintre10, après MM. Angelo Conti et H. Cook, son art a avec celui des maîtres qui le précèdent un lien faible, subtil comme celui qui relie au Verrocchio son divin élève Léonard. Dans son œuvre sont enfermés les germes qui floriront ensuite avec les noms du Titien, de Véronèse, du Tintoret : mais lui, dans la série ininterrompue des maîtres vénitiens, demeure seul, dans l’intense solitude de celui qui a voulu se créer un monde modelé selon son rêve… Au vérisme des anciens maîtres il substitue son idéalisme passionné, et il se comporte à l’égard de la réalité du songe comme Bellini ou Carpaccio se comportaient à l’égard de la réalité de la vie. » L’ouvrage de M. Monneret de Villars semble d’ailleurs à peu près définitif : il possède les qualités des deux précédentes monographies, et allie à la compétence et au savoir de M. H. Cook l’enthousiasme et la compréhension de M. Angelo Conti.

MM. Wickhoff et Gronau ont retiré au Giorgione le fameux Concert champêtre du Louvre pour l’attribuer à Domenico Campagnola. Toutes leurs bonnes raisons ne peuvent cependant m’empêcher de pencher en faveur de Giorgione, avec Morelli, avec M. Berenson et avec M. Ugo Monneret de Villars.

Je tiens pour juste, écrit celui-ci, l’attribution de Morelli, d’abord parce que je crois des peintres secondaires incapables, non pas d’exécuter, mais simplement de concevoir une telle œuvre. De plus, au point de vue technique, les draperies, les plis des vêtements, rappellent de trop près ceux de la Vénus de Dresde, de la Judith, de la Madone de Castelfranco ; le tronc d’arbre derrière la femme debout est trop semblable à celui du tableau de Madrid, les arbustes lointains rappellent trop ceux épars dans le paysage où se trouvent Dafné et Apollon ; les types des femmes, le dessin des oreilles et des mains me font pleinement accepter l’attribution de Morelli. Et de toute façon quel tableau est plus giorgionesque que celui-là ?

On ne saurait mieux dire. Un bon document nous eût tirés d’embarras définitivement, mais les documents relatifs à Giorgione sont rares. Je note seulement que le sujet est très neuf dans l’histoire de l’art et que Ridolfi cite une peinture aujourd’hui perdue de Giorgione où l’on voyait « une femme nue et avec elle un berger qui jouait de la flûte tandis qu’elle le regardait en souriant ». À peine pouvons-nous fixer approximativement la mort du peintre par une lettre d’Isabelle d’Este écrivant peu après à Taddeo Albano pour lui demander d’acquérir la peinture d’un effet de nuit. Mais le marchand ne put s’acquitter de la commission.

Il est vrai, disait-il dans sa réponse, que le Zorzo en a fait une pour maître Taddeo Contarino, mais j’ai entendu dire qu’elle n’était pas aussi parfaite que celle que vous voudriez. Une autre peinture de nuit a encore été faite par le Zorzo pour un certain Vittorio Becharo, qui est je crois de meilleur dessin et mieux finie que celle de Contarini. Mais ce Becharo ne se trouve pas maintenant dans le pays, et d’après ce qu’on m’a assuré, ni l’une ni l’autre de ces peintures ne sont à vendre pour aucun prix, parce que les possesseurs les ont fait faire afin de goûter personnellement le plaisir de les voir.

Taddeo Contarino avait d’ailleurs d’autres œuvres de Giorgione et l’anonyme de Morelli cite celles qu’il avait vues chez lui : la toile à l’huile des trois philosophes dans un paysage, deux debout et un assis, avec un rocher rendu admirablement, commencée par Giorgio de Castelfranco et finie par Sébastiano Veneziano ; la grande toile à l’huile de l’Enfer avec Énée et Anchise ; la toile du paysage avec la naissance de Pâris et les deux bergers, qui fut parmi ses premiers travaux. Je ne sais ce qu’est devenue la seconde de ces peintures et l’on n’a conservé de la dernière qu’une gravure, mais l’autre fait aujourd’hui partie du musée de Vienne.

Giorgione ouvre tout à fait à Venise l’ère de la Renaissance. Je ne saurais m’attarder ici, dans les limites d’une chronique, ni à Lorenzo Lotto, le peintre de prédilection de M. Berenson, ni au Titien, à Véronèse ou au Tintoret. Titien et Véronèse sont du reste parfaitement représentés au Louvre. Seul Tintoret nous manque presque complètement, encore que son nom figure plusieurs fois au catalogue. Il faut souhaiter que l’occasion se présente un jour d’acquérir quelque belle œuvre de ce merveilleux peintre, quelque vigoureux visage d’homme comme celui du musée civique de Milan, qui soit digne vraiment d’un des plus grands, sinon du plus grand parmi les peintres vénitiens.

Memento §

M. Orazio Roggiero, le distingué numismate qui avait déjà publié une savante monographie sur la Monnaie des marquis de Saluces vient de la compléter par un court travail sur une Monnaie du cardinal Amédée de Salaces extrait de l’Archivio storico dei Antico marchesato di Saluzzo. Cet Amédée de Saluces était le frère du marquis Thomas III, de culture littéraire et artistique toute française. Amédée, après avoir été archidiacre à Lyon, à Reims et à Bayeux fut appelé par le Pape Clément VII, dont il était cousin, à l’évêché de Valence. M. Orazio Roggiero, nous donne une biographie très complète de ce prélat, français d’esprit comme son frère. Du reste, les marquis de Saluces n’étaient pas seuls en Italie à la fin du moyen âge à se considérer comme des nôtres ; les revendications de la maison d’Orléans sur les pays d’Asti avaient encore favorisé ce mouvement, et à la fin du xve siècle, un prélat tel que le prieur d’Aoste, Georges de Challant, lui aussi précédemment chanoine à Lyon, faisait décorer son manoir d’Issogne à la française. Les documents concernant ce Georges de Challant sont également mis au jour peu à peu, et ce que M. Orazio Roggiero fait pour Saluces, des érudits comme M. l’abbé F. G. Frutaz le font pour Aoste : après avoir publié dans les Atti della societa di Archeologia e belle arti di Torino les inventaires du château de Verrès et de son mobilier, il se propose de publier ceux d’Issogne. Ce sera là un document précieux qui nous renseignera de manière précise sur la vie familiale des seigneurs de Challant, les maîtres de cette jolie vallée d’Aoste où notre langue n’a pas encore complètement cessé de se parler.

Lettres italiennes §

Tome LIV, numéro 187, 1er avril 1905, p. 448-452.

Mort de Auguste Conti §

Auguste Conti, philosophe-pédagogue de l’Institut des Études supérieures à Florence, vient de mourir. Il disparaît à 84 ans, après avoir enseigné les dogmes de sa pensée sans originalité à de nombreuses générations d’élèves.

Auguste Conti appartenait à cette catégorie de penseurs du« Risorgimento », de professeurs patriotes, dont la lourdeur d’esprit contraste effroyablement avec l’élégante hardiesse des nouvelles générations italiennes. Chaque jour décime cette catégorie d’hommes d’un autre temps. Dans les discours d’occasion prononcés à leurs funérailles, le souvenir des batailles pour l’indépendance est mêlé aux titres de leurs ouvrages. Mais, en réalité, ce souvenir se voile de plus en plus dans le cœur des jeunes, poussés par les nouveaux impératifs catégoriques de l’âme et de la culture nationales. Non que le sentiment patriotique italien soit en décadence. Loin de là : jamais comme en ce moment l’Italie, affaiblie et attristée par son unité politique sans cohésion réelle, n’a été plus désireuse de retrouver dans les aspirations profondes de son intellectualité un véritable lien national, jamais elle n’a plus senti l’urgence d’une forte unité des esprits devant les orientations générales du monde. Mais les engouements patriotiques de surface, dont les jeunes ont hérité d’une génération de batailleurs sans génie, ne peuvent plus satisfaire cette formidable volonté, cette vie pensive et glorieuse, dont Carducci, le seul homme représentatif de la troisième Italie, a jeté la semence dans tous les cœurs. Pour ces raisons, la mort d’Auguste Conti, patriote et philosophe catholique, laissant vacante une chaire du plus important Institut d’Études supérieures de l’Italie, est un bienfait.

Cette affirmation, si cruelle qu’elle puisse paraître, trouve l’atténuation de sa cruauté dans la fatalité même de la vie. J’ai voulu la signaler ici, car je considère comme un tort fait à toute une nation le maintien au pouvoir didactique d’hommes vénérables à tous points de vue : de l’âge, du labeur et du rôle glorieux joué dans les journées rouges du Pays ; mais impuissants ou insuffisants à l’heure actuelle, pour bien cultiver les disciples que l’État leur confie et qui sont pourtant destinés à devenir des guides de l’éducation intellectuelle. Ces considérations d’ordre général faites, nous jugeons l’œuvre d’Auguste Conti sérieuse et intéressante. Sa ferveur catholique atteignait chez lui un degré de noblesse et de poésie tout à fait exceptionnel. Il avait le culte suranné de « la famille, de la patrie et de Dieu ». Il avait par conséquent ce qu’on appelle « le culte du vrai, du bon et du beau ». Tout cela était en lui très profond, digne de vénération par sa solennité, digne d’admiration par sa sincérité. Il poursuivait un idéal philosophique qui s’approchait de Platon et des Pères de l’Église, et il débuta par un livre dont le titre est tout un programme de philosophie scolastique et ecclésiastique : Il Vero nell’ Ordine (le Vrai dans l’Ordre). Cependant sa philosophie, surtout celle que son éloquence aristocratique et riche répandait à l’école, eut certaines douceurs de tolérance qui montraient combien son âme antique sentait la puissance des grandes nécessités philosophiques qui ont bouleversé les esprits, depuis Kant jusqu’à nous.

Auguste Conti était aussi le Président, « Arciconsolo », de cette « Academia della Crusca » qui, depuis trois siècles, est instituée à Florence pour fixer le dictionnaire-modèle de la langue italienne pure, et qui est bien loin d’avoir achevé son travail séculaire. La pureté de sa prose alerte et fine et l’élégance de sa parole persuasive faisaient d’Auguste Conti le président idéal de l’illustre assemblée.

Giovanni Pascoli : Canti di Castelvecchio. Zanichelli, Bologne §

Une nouvelle édition des Canti di Castelvecchio de Giovanni Pascoli, nous fait oublier la mort des philosophes, et « l’angoisse philosophique » qui rend les jeunes peut-être injustes lorsqu’ils saluent au passage un vieux travailleur de la pensée, qui s’en va.

La poésie de Pascoli, douloureuse dans sa vision, hardie et riche dans ses expressions, nous rappelle l’éternité de l’art et la fugacité de toute philosophie, la clarté du fantôme de l’art et le brouillard de la spéculation intellectuelle : elle est une sorte d’exemple de la supériorité de l’action sur la parole.

La Mort domine comme toujours la poésie de Pascoli ; elle en rythme toute la pensée. « La vie — dit le poète dans sa préface — sans la pensée de la mort, c’est-à-dire sans religion, sans ce qui nous différencie des bêtes, est un délire intermittent ou continu, ou stupide ou tragique. » Toute son œuvre est une petite pyramide construite avec grâce, qui pose le carré de sa base sur des sépulcres (les tombes de son père assassiné, de sa mère et de ses frères morts jeunes) et dresse son sommet vers un ciel ensoleillé, où cependant de vagues fantômes poussent des cris perçants. Mais ce qui forme l’originalité de ce grand poète n’est pas uniquement la fusion extrêmement harmonieuse de sa vision mortelle peuplée d’images ensoleillées ; c’est la beauté hardie du style, l’élégance toute nouvelle de sa langue, et, surtout, l’heureuse recherche d’allitérations et d’onomatopées dont lui seul a su vraiment enrichir la poésie italienne contemporaine. Une sensualité sexuelle, mais répandue, profonde, donne une vie rare à chaque mot. Et dans certains poèmes, comme dans celui du « Petit Oiseau du Froid », l’évocation réalisée par le rythme sautillant et par le jeu des syllabes est linguistiquement insurpassable. Mieux qu’ailleurs, dans ces Canti di Castelvecchio, Pascoli révèle sous une forme humble et simple un grand sentiment du foyer, un sens religieux et patriarcal du toit familial, une compréhension entière et tendre des choses simples, des gens simples, de la terra patrum. Il connaît et il veut le culte campagnard des outils du labeur et des habitudes superstitieuses et traditionnelles qui forment pour le paysan italien le fond même de son mysticisme, en dehors de toute religion. Parfois, comme dans le poème Il Ciocco (La Bûche), après avoir décrit la douceur du foyer, douceur étrangement voilée de mystère par un incendie lointain qui brûle sur une colline, il atteint les hauteurs d’une véritable inspiration cosmique et dit au soleil :

Ô Soleil, tu n’es pas éternel — ni seul ! —

et aux nébuleuses du ciel :

Ô Nébuleuses obscures, à vous qui êtes
les greniers du ciel et dont chaque grain est un monde.

Après avoir chanté la Nuit d’une façon presque métaphysique, il sait revenir à lui-même, et réduire la vision du monde à celle de la terre de la famille, de l’homme qui raccompagne.

Et le poème lumineux se clôt comme il avait commencé, sur des mots simples, sur des choses simples, dans l’évocation calme et douce des gens simples dont il aime à fouiller le sentiment éternel.

Pascoli décrit parfois avec une grâce suggestive certaines superstitions charmantes de ses Romagnes. Il nous montre la vieille tradition indéracinable qui recommande à la bonne ménagère d’ôter la nappe du souper lorsque les gens de la maison se couchent, afin que les morts ne viennent pas dans la nuit noire s’asseoir autour de la table et s’y reposer jusqu’au matin,

cherchant des faits lointains,
la tête entre les deux mains.

À la fin de son recueil, le Poète évoque la vision de la mort de son père. Il écrit un poème où l’Ombre de celui-ci voit apparaître l’Ombre de son assassin mort, et lui parle de son fils : de celui qui, orphelin affamé, est devenu peut-être grand et immortel. Ce poème en terza rima, qui clôt le livre, est d’une sombre et terrible puissance.

Pascoli, poète, est malheureusement doublé d’un homme bon, serviable, qui, par un excès de reconnaissance envers tout le monde, nous semble parfois fort ennuyeux. Aussi, dans les notes qui suivent les Poèmes, s’attarde-t-il à remercier une foule d’honorables personnages qui ont eu surtout l’honneur de lui inspirer quelques-uns de ses chants. Il est trop affectueux et amical. Il remercie les décorateurs de son livre, son éditeur, ses protes. C’est fatigant. Mais il donne au public italien la bonne et douce surprise de lire à la fin des Canti di Castelvecchio quelques poèmes d’une poétesse inconnue : sa sœur adorée Maria. Ces poèmes vraiment exquis, d’un sentiment, d’une tendresse précise et noble, témoignent d’un excellent tempérament de poète. Cela est d’autant plus appréciable qu’on connaît le dévouement de Mme Pascoli ; l’on aimait l’harmonie pure et rare de ce frère et de cette sœur, par un sort des plus pathétiques abandonnés seuls à la fatalité de leur force, et l’on ne savait pas que la sœur dévouée était une compagne de création. La Nature semble parfois se révolter à ses profondes désharmonies, et réparer d’elle-même ce que les hommes considèrent comme ses fautes. Et c’est justice.

Giovanni Cena : Homo. Nuova Antologia, Rome §

Une production des plus copieuses, en prose et en vers, nous montre la grande activité des jeunes écrivains italiens, surtout en ces derniers temps. Mais, cette fois-ci, je ne veux m’occuper que de poètes, et je choisis, après Pascoli, celui qui me semble résumer à lui seul une grande tendance contemporaine qui le fait paraître original et fort.

M. Giovanni Cena, un jeune, a publié dernièrement dans la Nuova Antologia quelques sonnets de son nouveau volume Homo. Son ambition, a dit un de ses critiques, est de mettre en musique les conceptions religieuses et sociales les plus nouvelles, les idées scientifiques les plus récentes sur l’univers. Dans ce premier recueil, le prosateur énergique du roman Gli Ammonitori (les Avertisseurs) regarde quelques grands problèmes de la vie et les exprime dans des sonnets aux rythmes pleins de noblesse sereine. Dans ces vers, comme dans sa prose, la matière d’art de M. Giovanni Cena donne l’image d’une glaise dans laquelle des doigts nerveux et puissants mouleraient des têtes de héros. Le sonnet des Formes est d’une grande beauté :

La terre fumait : elle levait contre les soleils couchants des profils frissonnants et, dans des efforts continus, elle chassait des formes chaotiques : des êtres incertains et lents.

Avec peine ils se dégageaient des restes de la fange lourde. Puis, des forêts et des troupeaux surgirent ; il y eut des frétillements dans les eaux et dans les vents, et ce fut l’harmonie des libres individus.

La dernière forme exprimée par la Terre continua l’œuvre. Des flancs maternels, elle tira des architectures pensives.

Maintenant elle trame des faisceaux de nerfs et tisse des rayons. Et l’homme s’étonne des créatures qui fleurissent de lui dans les mais éternels.

Tout ce bref recueil, et peut-être tout le volume Homo, semble dominé par une volonté d’ordre, créatrice de belles harmonies, qui se dégage d’un esprit complexe de penseur et de poète.

Memento §

Antonio Cippico : Al Vento Maestrale. Canzone a ballo di Federico Nietzsche. Nuova Antologia. Rome. — Luiza Anzoletti : Vita. Nuove Liriche. N. Zanichelli. Bologne. — Vito Forleo : I Giorni di Diogene Satarnino. Frat. Martucci, Tarante. — Sfinge : Lettere intime. Libr. Ed. Naz. Milan. — Diana Toledo : Dall’ Ombra. Fr. Napoli, Caltagirone. — Albert Lumbroso : Le Duc d’Otrante. Forzani. Rome. — Albert Lumbroso : Il Processo dell’ammiraglio Persano. Frat. Bocca. Rome. — Albert Lumbroso : L’Agonia di un Regno (G. Murat. 1815.) Bocca. Rome. — Ludovic Arioste : Roland furieux. Trad. Hector Lacoche. 2 vol. Boyveau et Chevillet. Paris. — Vittoria Aganoor-Pompili : Esaù-Castel di Zocco. Nuova Antologia. Rome. — Vittoria Aganoor-Pompili : Isaia. Nuova Antologia. Rome. — Emporium. (Mars). Santiago Rusinol, Pompeo Molmenti, Engelbert Humperdinck, etc. Ist. Italiano di Arti Grafiche, Bergame.

Échos.
Une nouvelle tragédie de Gabriel d’Annunzio §

Tome LIV, numéro 187, 1er avril 1905, p. 476-479 [478].

Une nouvelle tragédie de Gabriel d’Annunzio est à l’étude à Milan : La Fiaccola sotto il moggio (Le Flambeau sous le boisseau). Les répétitions, dirigées par l’auteur, sont quasi secrètes. Nul étranger à la scène n’y peut assister. Cette tragédie au titre évangélique forme la seconde partie d’une trilogie qui commence par La Fille de Jorio. La troisième pièce aura pour titre Il Dio scacciato (Le Dieu chassé) ; elle se déroulera aussi dans les Abruzzes.

Tome LIV, numéro 188, 15 avril 1905 §

Archéologie, voyages §

Tome LIV, numéro 188, 15 avril 1905, p. 589-593 [592-593].

P. Jousset : l’Italie illustrée, Librairie Larousse, 22 fr. §

L’Italie illustrée, de M. P. Jousset, est également un très beau volume de bibliothèque, avec huit cents illustrations d’après des photographies, des cartes en noir et en couleur et des plans de villes. De vieux clichés, qu’on aimait quelque fois à reprendre, seraient même assez en situation pour dire que le voyageur retrouvera directement ses impressions de passage dans le nombre et la beauté des monuments, des œuvres d’art, des paysages, des costumes que lui soumet cet album, et que de moins fortunés, ne connaissant l’Italie que de nom et de la lire dans les livres, en auront au moins un aperçu par des reproductions d’une exactitude scrupuleuse. On peut regretter que la nécessité de ne pas trop étendre une publication déjà très chargée ait fait négliger certaines parties comme l’Italie centrale, et des villes intéressantes comme Sienne, Assise, Viterbe ; sacrifier presque complètement encore des cités comme Ravenne, Cortone ou Pérouse. Mais il faut donner au public, dans des ouvrages de ce genre, ce qu’il s’attend à y rencontrer, et il a de quoi se satisfaire avec les beaux ensembles de Naples et de Palerme, et surtout de Venise, de Florence et de Rome. — Le texte présente un tableau d’ensemble de l’Italie de nos jours, — sans d’ailleurs insister sur les merveilles de l’industrie et les transformations modernes — et les descriptions sont coupées de chapitres spéciaux, par exemple sur les Étrusques, Pompéi, Syracuse, ou sur le Vésuve, l’Etna, sur la république de Saint-Marin ou l’État de Savoie, le Gouvernement, l’armée italienne, etc… Des études beaucoup plus complètes, abondantes d’indications et de faits, se rapportent aux trois grands centres de la péninsule : Venise, Florence et Rome, et valent hautement d’être lues. — M. P. Jousset, en somme, a essayé pour la première fois de donner un travail général et complet sur l’Italie, l’histoire, l’art, le passé et le présent, le pays et le peuple en notant au passage toutes les manifestations actuelles de son activité. Il ne fera oublier aucun de ses prédécesseurs, car en voulant parler de tout on est obligé de tout résumer. Mais il apporte des renseignements faciles à ceux qui se contentent, le plus souvent, sur une question, d’un article de dictionnaire, et son essai est loin d’être un échec. — Pour la facilité des recherches, il sera d’ailleurs indispensable d’ajouter un index aux prochaines éditions.

H. Thédénat et F. Hoffbauer : le Forum Romain et la Voie Sacrée, Plon, 20 fr. §

Chez Plon, nous avons vu paraître en même temps le Forum Romain et la Voie Sacrée, dessins et restitutions de M. F. Hoffbauer et texte de M. l’abbé Thédenat, ouvrage de grand luxe et d’un format terrible. — À ceux qui ont suivi les précédentes publications de M. l’abbé Thédenat sur les fouilles et découvertes du Forum nous ne pensons pas qu’il apporte une documentation nouvelle et, du reste, il nous avertit lui-même, en toute probité, qu’il a fait à ses travaux antérieurs de nombreux emprunts et après tout se répète, « l’histoire étant toujours la même ». Il suit âge par âge les transformations du Forum, et tous les grands souvenirs de l’histoire romaine reviennent peupler cette solitude et ces décombres de la ville éternelle. Son commentaire ainsi était indiqué pour accompagner et mettre en valeur les restitutions de M. Hoffbauer qui sont l’illustration vivante de la vie ancienne et fournissent de pittoresques décors tels que le temple de Vesta, la fontaine de Juturne, les Rostres, le portique des Dii Censentes, la Basilique de Constantin, la Via Nova, le Clivus Sacer. De grandes planches en couleur figurent enfin l’aspect général du Forum au ive siècle, puis son état de désolation au xvie, lorsqu’il n’y subsiste plus que des fragments de colonnades, quelques ruines à demi enfouies, l’arc de Septime-Sévère crénelé, transformé en forteresse et surmonté, à l’angle, d’une tour de garde ; le Campo Vaccino du xviie siècle, dominé par la masse lourde et les tours guerrières du Capitole. D’autres planches répètent l’état actuel et des plans superposés permettent au lecteur de reconnaître la disposition définitivement établie des édifices. — M. Hoffbauer, dont le Paris à travers les âges fut naguère si justement apprécié, se propose de ressusciter Rome de la même manière. Le Forum Romain n’est qu’un volume de début et d’autres sur les Forums impériaux, le Palatin, suivront très prochainement.

Les Revues.
Du Symbolisme et de plusieurs revues nouvelles : Poesia §

Tome LIV, numéro 188, 15 avril 1905, p. 594-600 [597]

M. F. T. Marinetti, qui a beaucoup contribué, par des conférences et des récitations de poèmes, à répandre en Italie la littérature symboliste, vient de créer une revue universelle : Poesia.

L’intention du fondateur est excellente et les deux premiers fascicules de Poesia (février et mars) la réalisent parfaitement.

Le n° 1, dédié à Giosuè Carducci, débute par un fragment de la Nave de d’Annunzio, que suivent des vers de MM. Paul Adam, Sem Benelli, A. Colautti, Gustave Kahn, E. Schuré, Marinetti, C. Mauclair, Catulle Mendès, E. Moschino ; un poème en prose de M. de Régnier et un fragment de prose poétique de Mme Rachilde ; et aussi des vers de Fred. Bowles et de Laurence Alma Tadema.

Le fascicule de Mars ouvre sur un poème de F. Mistral et il contient une ballade de M. Paul Fort, un extrait inédit de la Chanson de Jehanne d’Arc de M. Clovis Hugues, quatre romances de M. Stuart Merrill, des poèmes d’auteurs italiens et anglais, — et, aussi, un portrait de Mme la Comtesse de Noailles.

Échos §

Tome LIV, numéro 188, 15 avril 1905, p. 635-640 [638].

Les Monuments italiens en danger §

La commission ministérielle italienne, présidée par l’architecte Camille Boïto, frère du grand musicien, a décidé de demander à son gouvernement la démolition immédiate du clocher historique de San Siro, à Gênes, pour éviter un désastre imminent, rappelant celui qui frappa le clocher de Saint-Marc, à Venise.

L’Archithéâtre de M. D’Annunzio §

Il paraît que l’« Arciteatro » que Gabriel d’Annunzio pensait élever à Albano, aux portes de Rome, sera construit à Castel Gandolfo, toujours sur les collines du Latinum. Selon le Popolo Romano, les travaux seraient commencés. À l’extérieur, il y aura un mur en forme d’hémicycle, d’où partira le vestibule semblable à celui de l’antique théâtre de Marcel. Seules les arcades seront différentes, plus élancées, avec les colonnes de style corinthien. La scène sera entièrement construite en pierre, comme celle du théâtre grec de Taormine, en Sicile. Pour assurer une bonne acoustique, on apportera aux dispositions de ce théâtre les mêmes soins qu’au théâtre olympien de Vicenza.

Tome LV, numéro 189, 1er mai 1905 §

Le Théâtre poétique §

Tome LV, numéro 189, 1er mai 1905, p. 71-79.

Les gestes de la jeunesse d’aujourd’hui sont, semble-t-il, plus volontaires et moins somptueusement inutiles que ceux auxquels nous accoutuma la jeunesse d’hier. Serait-ce un réveil de notre race qui, adaptant enfin ses énergies aux mille formes de l’activité moderne et libérée de toutes les autorités, aspirerait, conquérante, à d’autres gloires ? Peut-être les temps chers du paganisme vont-ils revenir où la force physique, où l’épanouissement de la Nature en nous étaient le but de la civilisation ; en tous cas, les poètes, à qui il appartient d’exprimer les hautes tendances de leur temps et qui en sont l’écho sonore des passions et des pensées, les poètes magnifient la vie, après avoir scellé sa réconciliation avec le rêve, ils ont compris que c’était l’instinct du poète d’ouvrir les fenêtres sur la nature et de se rapprocher des hommes. Ainsi, les porteurs du flambeau antique se transmettaient le feu sacré, sans regarder derrière eux, les yeux ardemment fixés vers le Futur :

Ô Parménon, disait Ménandre, j’appelle un homme heureux et le plus heureux de tous, celui qui s’en retourne de bonne heure-là d’où il est venu, après avoir contemplé, sans chagrin, les splendeurs augustes de la Nature, le soleil qui se répand partout, les astres, l’eau, les nuages, le feu… Qu’il vive un siècle ou quelques courtes années, ce spectacle sera toujours le même. Jamais il n’en verra de plus magnifique.

Or, la jeune poésie française semble animée de cette inspiration sereine et vaste. Tous les poètes nouveaux, de Mme de Noailles à M. Fernand Gregh et de M. Paul Souchon à M. Saint-Georges de Bouhélier, — je cite pêle-mêle ces noms dans le but de montrer l’incohérente multiplicité et les apparentes contradictions de ces efforts pourtant parallèles — tous rêvent d’une poésie plus largement objective et vivante. Ils nous révèlent les beautés mouvantes de l’Univers et négligent de nous donner de leur art — et en prose… — d’étroites et éphémères formules. Après tant de neurasthénies intellectuelles et morales, qu’ils soient les bienvenus ces lyriques assagis, néo-romantiques, si vous le voulez, mais romantiques à la façon d’Hugo, pleins de santé et qui nous restituent la forme populaire du classicisme latin.

Ce souci d’amour plutôt que de littérature, cette compréhension des liens invisibles et puissants qui relient l’homme aux autres hommes et aux mille choses familières ou infinies du monde, cet amour des nobles réalités ne pouvaient manquer d’être les facteurs d’une renaissance éclatante du théâtre poétique. Car le théâtre qu’est-ce autre chose qu’une représentation conventionnelle de la vie et s’il était de quelque utilité de définir le théâtre poétique, comment mieux s’y prendrait-on qu’en l’appelant « la Poésie de la Vie en action ». Il était logique que le poète des Laudes del cielo, del Mare, della terra e degli eroï, Gabriele d’Annunzio, transportât sa volonté d’art sur la scène et il est logique que les jeunes poètes qui se soucient peu de ressusciter les froides plasticités du parnassisme ou les grâces abstraites du symbolisme aient fait du théâtre leur champ de bataille.

Puisque le public est rebelle à lire les vers, il faut bien que les poètes les lui fassent entendre. Ce n’est pas dans un but intéressé, mais dans un but sacré. Les poètes sont des inconscients apôtres. S’il ne leur est pas donné de remplir leur mission rayonnante, d’ensemencer les âmes, ils souffrent — beaucoup moins dans leur amour-propre que dans leur instinct inaccompli, dans leur destination manquée. Un poète qu’on ne lit pas, un poète sans public, c’est l’amoureux d’une amante qui n’existe qu’en songe, c’est un homme sans descendance. Les poètes ont donc escaladé la scène et demandé le secours du comédien diseur de vers, ce poète en action.

Quoi qu’on en dise, jamais temps ne fut « plus fertile en miracles ». Si les glorieux ancêtres du théâtre poétique, Corneille, Racine, Molière, Victor Hugo, Vigny, Musset, Banville, Leconte de Lisle, revivaient, ils s’étonneraient qu’en présence d’une telle floraison de poésie dramatique l’on désespérât de l’avenir de cet art. Ils sont nombreux tous les zélateurs de la rime et du vert-laurier ! Ils ne désespèrent pas de conquérir la gloire et même la fortune. Ils savent que le théâtre en vers est par excellence le théâtre du peuple, le génie poétique et le peuple ayant la même ingénuité, le même idéal. Quelle forme est, de fait, plus propre à transporter la foule que le vers, cette forme ailée qui rachète tous les prosaïsmes et force l’attention par son rythme cadencé ? Le vers dramatique soupire l’élégie, souffle le lyrisme ou clame l’épopée ; c’est aussi la flèche qui se plante dans toutes les mémoires, et c’est la phrase musicale qui chante sur toutes les lèvres. Le théâtre en vers est le théâtre des grands succès. Sans parler des drames d’Hugo, est-il nécessaire de rappeler les triomphes du Chemineau, de Cyrano de Bergerac, de l’Aiglon. Hier encore, dans ce Scarron protéiforme où le sublime épouse la farce, où le rire est de la douleur, M. Catulle Mendès a victorieusement relevé, avec quelle virtuosité vous le savez, le défi des contempteurs du théâtre en vers et flétri la parodie qui, à tout prendre, est un hommage que la laideur rend à la beauté…

Le vers dramatique est dans la tradition française et malgré les tentatives destructrices des uns et des autres, c’est lui qui éternellement remportera la palme. Pourquoi donc ne l’a-t-il point toujours remportée ? M. Paul Souchon a donné les véritables causes du désaccord survenu entre les poètes et le public :

Une cause… par laquelle j’excuserais presque le dédain et l’incompréhension des directeurs pour le véritable théâtre, c’est la situation faite à la poésie auprès du public par les poètes eux-mêmes. Il est évident que, devant les productions qu’on lui a présentées pendant ces dernières années, le public ne pouvait que se détourner. Dans cette période fâcheuse pour la littérature française, on a perdu le sens de la beauté en perdant le vers, on a mêlé des arts voisins, comme la musique et la poésie, qui n’eussent jamais dû se confondre, on a accumulé les erreurs et les ombres. On a vu des prosateurs avérés s’intituler poètes puisqu’il leur était permis de disposer ce qu’ils écrivaient en lignes inégales…

Mais, les poètes de ce temps sont gens heureux ; ils ont un palais, un théâtre, les Bouffes-Parisiens. Directeur hardi et compréhensif, acteur pittoresque, M. Bour est le Napoléon de cette grande armée. Il lit les manuscrits, dirige les répétitions, administre la maison, joue et bat du tambour quand sa caisse, — la caisse des poètes — est vide. Il a l’âme du troubadour et il joue au naturel Don Quichotte. Ses lieutenants sont des poètes de marque : M. Maurice Magre, l’auteur de l’Or, seconde M. Bour, M. Louis Payen, poète lyrique, organise des récitations poétiques hebdomadaires, et M. J. Valmy-Baysse, l’auteur d’Imperia, des représentations bi-mensuelles d’œuvres nouvelles. Les poètes sont, en effet, légion, et l’on ne peut jouer les œuvres de tous. En dehors de ce chef-d’œuvre de joliesse, l’Embarquement pour Cythère, de feu Émile Veyrin, les Bouffes-Parisiens ont monté des comédies de MM. Jacques Richepin, Albert du Bois, Louis Payen, Allou. M. Valmy-Baysse a pensé qu’il serait justice d’ouvrir les portes du théâtre à d’autres, sinon à de plus dignes écrivains. Il a même intéressé à ses efforts M. Émile André, directeur du Théâtre-Trianon, et là aussi — vous voyez qu’il se multiplie — ont été grâce à lui inaugurés des samedis mensuels de poésie et d’art. M. Valmy-Baysse est courageux, il a foi en son art, il jouit de la confiance et de l’estime de ses confrères. Son idée vaincra, prions-en les dieux. Le spectacle inaugural qu’il a choisi lui vaudra, tout au moins, des éloges : C’est une tragédie de Paul Souchon, Phyllis.

Paul Souchon n’est pas le poète d’une école ou d’une secte. Son œuvre n’est pas le produit de l’éducation ; c’est la résultante harmonieuse de l’hérédité. On pourrait dire de lui, ainsi que Lamartine disait de Mistral, qu’il est né, comme Deucalion, d’un caillou de la Crau… C’est un Provençal de pure race, noble, familier, naïf, évoquant une lignée d’ancêtres au profil jupitérien.

Les yeux fermés il voit dans son sang le soleil.

Aussi son idéalisme a-t-il horreur du mystère et de l’ombre. Les lignes de ses pensées sont nettes et lumineuses. Vous ne trouverez point chez lui de ces frénétiques enthousiasmes ou de cette combativité gasconne par quoi se manifeste souvent le méridional. Paul Souchon a, dans son cœur, quelque chose de la gravité souriante et tempérée des paysages rhodaniens. Son cœur est pénétré de douceur hellène. Et il est silencieux comme les hommes qui ont longtemps regardé la mer…

Enfin ce qui séduit, par-dessus tout, chez l’homme et dans l’œuvre, c’est cette modestie quasi timide et, pourtant, on ne sait pourquoi, souveraine, ce volontaire effacement qui apparente le laboureur provençal au gentilhomme. Joignez à cette culture de race et à ces rares vertus individuelles un optimisme tranquille et simple et vous aurez, du même coup, défini le caractère de ce poète et la beauté de son œuvre.

Il est, sous le soleil méditerranéen, des petites villes champêtres et ombragées, dont le nostalgique voyageur, quand, au crépuscule, il les quitte, ne garde qu’un regret de joie bucolique. Sur les places intimement étroites de ces cités, des fontaines coulent librement et le rythme toujours pareil de ces cascatelles berce la mémoire. Mais, tandis qu’il s’en va, le voyageur les oublie une à une, et une seule, préférée, continue à le poursuivre de son bruit frais. Eh bien, la vie de Paul Souchon, cette vie entre toutes exemplaire et féconde, comme l’eau de la fontaine a coulé, et sa poésie, jaillie de la terre comme l’eau de la fontaine, enchante le souvenir.

Nous avons lu de Paul Souchon les Élévations poétiques, les Élégies parisiennes, la Beauté de Paris ; nous lirons le Soleil natal. Un amour serein de la vie et des félicités de l’heure y apparaît. Une mâle et tendre sensibilité anime ces poèmes de forme régulière, au style sobre, soumis à la discipline d’un art très sûr et, malgré tout, baignés de lumière. Païen subtil, humaniste sans le savoir et dont le latinisme conserve je ne sais quelle couleur d’italianisme francisé par la Renaissance, provençal surtout, Paul Souchon a fait ce miracle de peupler de rossignols de Colonne les ombrages du Parc Monceau et du Luxembourg. Après avoir célébré la Vénus d’Arles, le symbole de la race, tournant le dos à Notre-Dame de Paris, le poète s’écriait en montrant les champs et les forêts :

C’est là que dans la paix, frères, nous bâtirons
le temple de la vie …

Puis répudiant le pessimisme chrétien, P. Souchon, chantre des choses mortelles et de l’humaine beauté, adressait une ardente invocation au dieu Pan :

Car seul des anciens dieux, seul de l’antique Olympe,
Homme et bête, ô grand Pan, tu ne saurais mourir.
Je vois ton corps velu qui s’agite et qui grimpe
Sur les monts azurés des temps qui vont venir…

Un poète lyrique de cette sorte, c’est-à-dire épris des réalités, maître d’une science aussi étendue du vers, un poète qui ne sacrifie point à la manie romantique du développement et dont la nature de l’inspiration est plus impersonnelle que subjective, puisqu’il ne ramène point la perception de tout l’univers à son état d’âme, peut-être d’un grand secours à la poésie dramatique. Son imagination claire et qui ne s’embarrasse point de rêves fumeux, sa tendance à tout simplifier, son aversion pour le mystère et l’équivoque, son goût très classique de la raison et de la logique sont les qualités primordiales de l’homme de théâtre. Et il était curieux de voir comment Souchon, poète, les utiliserait.

Phyllis rappelle Phèdre, et Démophon le Titus de Bérénice. Je crois bien que si Racine avait traité le sujet de la tragédie de Paul Souchon, étant français et du xviie siècle, il eût, avec une certaine crainte, dédaigné l’aspect sous lequel serait apparue à un mystique ou à un septentrional une aussi mélancolique fable d’envoûtement d’amour. Les malheureux destins de la volupté l’eussent beaucoup moins préoccupé que le souci de nourrir sa pièce d’humaine psychologie, de la rendre émouvante et d’habiller de poésie les passions de ses héros. Paul Souchon a eu le même souci. Par là, Phyllis appartient au cycle d’Euripide et se rapproche de la conception française de la tragédie. Cette conception, qui correspond à un état supérieur de civilisation, Racine l’a exprimée non par des formules, mais par des œuvres. Souchon de même, et la noble simplicité de sa Phyllis rappelle la rectitude des lignes du Parthénon :

Il y en a qui pensent, dit Racine, que cette simplicité est une marque de pure invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute invention consiste à faire quelque chose de rien et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuse des poètes qui ne sentaient pas dans leur génie ni assez d’abondance, ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression…

(Préface de Bérénice.)

Ces lignes de Racine pourraient servir de manifeste contre ceux qui, mêlant la forme et la destination de la tragédie et du drame, fondent l’intérêt de la tragédie sur l’action habilement théâtrale dont ils la dotent. Action simple, violence des passions, beauté des sentiments, élégance de l’expression : il y a là formulé un idéal du genre. L’esprit français se fait jour en ce formulaire. Et la pièce de Paul Souchon y trouve une naturelle défense.

Mais l’écueil redoutable qui attend l’auteur tragique lorsqu’il s’agit de réaliser cet idéal, c’est de répéter des procédés inamovibles et de s’éloigner de la réalité humaine. La tragédie dès lors cesse d’être la vraie interprète de la vie, elle est le classique poncif qu’ont à jamais discrédité Lagrange-Chancel ou Ponsard. L’action simple semble pauvre, la violence des passions est dosée suivant de fades règles de politesse ou, déréglée, choque par son outrance, la beauté des sentiments est d’une monotone convention, l’expression élégante ne paraît être le fruit que d’un vain exercice littéraire.

Les genres qui n’évoluent point sont des genres morts. L’auteur tragique qui, au xxe siècle, se condamne à ne point regarder les hommes et les passions de son temps et prend pour modèle, non la nature, mais les modèles de ses prédécesseurs, a toute la valeur d’un collectionneur de choses mortes, il œuvre pour le musée non pour le théâtre. Afin que la tragédie se perpétue, il est nécessaire qu’une force neuve la recrée. Cette force nous la trouverons en nous-mêmes. La sensibilité moderne, frémissante et exaltée jusqu’en ses incohérences, use du lyrisme ainsi que d’un moyen familier d’expression. Les grands poètes romantiques ont eu, « comme les grandes montagnes, beaucoup d’échos ». Et les poètes tragiques d’aujourd’hui tels que Joachim Gasquet et Paul Souchon, qui en ont laissé retentir et se prolonger en leur cœur les puissantes harmonies, ont, avec divination, découvert que l’élément nouveau dont la tragédie devait s’enrichir et par quoi elle serait renouvelée était la poésie. Ainsi voyez à quoi le romantisme, en ses dernières répercussions, a servi. Le romantisme qui fut, avant qu’une refonte des genres littéraires, le triomphe de l’émotivité lyrique et l’expansion de l’individualisme contemporain, le romantisme a régénéré le classicisme. Cela est la preuve qu’en littérature il n’y a pas d’écoles, mais seulement des courants d’idées et de sentiments, éternels puisqu’ils représentent les mouvements de l’âme, et qui, à travers les siècles et malgré les paroles des théoriciens les disant ennemis, s’épousent chaque fois qu’ils se rencontrent.

Dans la préface éloquente qu’il a placée en tête de sa tragédie, Paul Souchon déclare :

Il est évident qu’actuellement la tragédie classique et le drame romantique ne correspondent pas à notre sensibilité… Le drame en vers moderne sera donc éloigné de ces deux types éteints qu’il devra pourtant continuer. Il me semble que, dans ces conditions, le drame en vers que nous souhaitons, tout en reproduisant dans ses grandes lignes et sans prendre souci d’Aristote, la forme et la solide construction classique, et en même temps, la liberté de sujet et la belle allure romantique, devra tenir compte avant tout de la poésie, qui est sa mère et qui est répandue comme un éclat sur les êtres, les idées… les choses… la poésie de l’homme dans la nature… la poésie de l’homme dans la société… la poésie de l’homme dans sa propre pensée… Ainsi l’atmosphère du drame nouveau sera la poésie…

Notre sensibilité, aiguisée par le temps admirable où nous vivons, ne saurait se contenter longtemps encore de la seule expression musicale. Elle demande plus de clarté, plus de précision et elle est prête à s’incarner dans le drame poétique…

Cette affirmation d’un idéal nouveau se rapporterait, dans la pensée de l’écrivain, à Phyllis autant qu’à d’autres œuvres, quelque peu différentes, sinon plus hautes, et par lesquelles s’imposera, dans toute sa puissance et sa grâce supérieures, l’admirable poète dramatique qu’est Paul Souchon.

Il veut continuer la tradition, mais sans faire un pas en arrière. Son œuvre est une paraphrase du vers d’André Chénier :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Et même voyez, ce n’est déjà plus chez Phyllis la langue de Racine, pleine de pensée intense et concise, rasant la prose suivant le mot de Sainte-Beuve, c’est une langue d’images et quoique hors de toute convention, une langue lyrique, passionnée, vivante.

M. Joachim Gasquet, qui avant d’être le haut poète de Dionysos, fut l’auteur inspiré des Chants séculaires, a donné une heureuse formule de cette union du classicisme avec le romantisme. « Il faut, a-t-il écrit, unir au réalisme le lyrisme purificateur. » Ainsi sera rénovée la tragédie en vers.

Donc, je suis fondé à croire que de beaux et glorieux jours sont encore réservés au Théâtre d’Art, et cela grâce aux poètes qui viennent lui offrir l’appui de leurs vivifiantes énergies, grâce au mouvement que l’initiative de M. Bour a déterminé parmi la jeunesse et dont M. Valmy-Baysse, s’il persévère, nous fera assister aux résultats.

Dans ce Théâtre d’Art, aux multiples faces, le théâtre poétique prendra une grande place : je parle du théâtre en vers, tragique, héroï-comique ou fantaisiste.

Et n’est-ce pas du théâtre poétique aussi que la tragédie à esprit métaphysique dont M. Péladan s’est fait le puissant rénovateur et dont M. Gabriel Boissy nous a ici même exprimé si fortement le sens profond et magnifique, ou que la tragédie de formes modernes, encore incomplètement réalisée, mais dont M. Paul Hervieu en France et Gabriele d’Annunzio en Italie ont magistralement affirmé le principe ; n’est-ce pas du théâtre d’art enfin que la comédie littéraire à laquelle MM. de Porto-Riche, Henry Bataille et Edmond Sée consacrent leur talent ?

Pour l’instant ce sont les poètes qui mènent l’assaut. Cette troupe désordonnée et vaillante s’est mise, pour la lutte, à la tête des troupes compactes qui marchent — les jeunes poussant les vieux — contre les accapareurs de la scène, faiseurs de théâtre, mercanti, oiseaux de proie, de haut ou de nocturne vol. Or, quels que soient les moulins qu’il faille abattre et quelle que puisse être l’issue de l’aventure, il faut toujours être du parti dont sont les poètes.

Les Théâtres.
Représentations italiennes de Mme Eleonora Duse §

Le public d’ici accueillit Mme Eleonora Duse avec une faveur constante ; qu’elle jouât la Signora delle camelie, la Locandiera, Hedda Gabler, Casa paterna ou encore Odette, elle a été acclamée par tous les spectateurs. Et les spectateurs avaient raison. Sans aucun effort, avec une aisance parfaite, Mme Eleonora Duse vit les personnages les plus divers. Il ne semble pas qu’elle soit en scène ; on la dirait chez elle ou chez des amis qu’elle visite ; elle donne l’apparence du vrai aux pièces les plus étranges, aux rôles les plus faux.

Mme Eleonora Duse ne méprise aucun des moyens qui peuvent prendre un public. Ses gestes sont aussi expressifs que les intonations de sa voix. Elle ne dit pas seulement ses rôles, elle les mime avec une justesse, avec une exactitude merveilleuses. Nulle ne sait comme elle se servir de ses mains, de ses yeux.

Outre qu’elles ont permis d’acclamer une très grande actrice, les représentations italiennes qui viennent d’avoir lieu ici ont été très instructives. Il semble que les Italiens se préoccupent beaucoup moins que les Français d’être des diseurs. Leur jeu est plus alerte que le nôtre, plus mouvementé, plus familier. Aussi, dès qu’ils n’ont pas de talent, deviennent-ils insupportables ; mais, quand ils jouent bien, ils donnent aux pièces une vie singulière.

Tome LV, numéro 191, 1er juin 1905 §

Histoire.
Charles Auriol : La France, l’Angleterre et Naples, de 1803 à 1806, Plon §

Il est mal aisé de trouver un ouvrage historique plus étayé, plus manifestement documenté. On pourrait même le considérer comme une suite de documents, reliés et éclairés par un commentaire perpétuel qui rétablit l’enchaînement des faits et indique les conclusions à en déduire. M. Auriol est arrivé, en recherchant si Napoléon se laissa conduire uniquement par le parti pris de créer autour de son empire des royaumes dévolus à ses proches, à reconnaître que la rupture survenue en 1806 entre la France et les Bourbons, à qui elle avait reconnu en 1801 le trône de Naples, ne fut qu’un épisode de la lutte tantôt sourde, tantôt déclarée, entre la Grande-Bretagne et la France. C’est l’influence toujours croissante de la diplomatie anglaise à la cour de Naples qui, avant et depuis la rupture du traité d’Amiens, rendit la crise inévitable. M. Auriol a réuni et cite des lettres nombreuses de Napoléon, de la reine Marie-Caroline, d’Alquier, de Gouvion-Saint-Cyr, de Talleyrand, d’Elliot, de lord Whitworth, de Nelson, de Gallo, et de l’ambassadeur russe à la cour de Naples, Tatischeff, dont les intrigues amenèrent, à la veille d’Austerlitz, la rupture définitive en faisant annuler le traité de neutralité passé le 22 septembre entre Naples et la France. À l’appui de l’Angleterre, la dynastie bourbonienne ajoutait l’alliance avec la Russie : suivant une règle que l’histoire des deux derniers siècles montre invariable, cette alliance lui fut fatale. Ces deux gros volumes se lisent avec l’intérêt qui s’attache à l’étude précise et très détaillée d’une période historique déterminée et formant drame avec péripéties et dénouement. Certaines figures s’y montrent sous un aspect un peu différent que celui où les montre la tradition. La reine Marie-Caroline, notamment, y apparaît plutôt supérieure à sa réputation.

Musique.
Théâtre Sarah-Bernhardt : Siberia, drame lyrique en trois actes de MM. Illica et Umberto Giordano §

Tome LV, numéro 191, 1er juin 1905, p. 447-452 [449-450].

Parmi l’imbroglio d’ententes cordiales où se débat notre candeur naïve, nulle, à coup sûr, ne s’atteste aussi musicalement féconde en enseignements imprévus que la réconciliation opérée avec notre sœur latine. Le Mercure ne fut point invité, en mon humble personne, à l’Heptaméron sonore élaboré par l’ingénieux éditeur de la Cabrera, aux fins probables d’écouler dans nos murs les rossignols de son magasin et de remplir sa caisse en semblant la vider. Un ami plus favorisé m’ouvrit, pour un soir, les portes du Sésame, autrement dit du théâtre Sarah-Bernhardt en disponibilité providentielle, grâce au départ de son illustre locataire et directrice en tournée. J’y éprouvai, avec Siberia, la pertinente encore qu’inopinée salade russe des sensations les plus disparates, hétérogènes ou hétéroclites, accumulées jamais sur la réceptivité d’un spectateur aux abois ; confiant d’abord et trop tôt rassuré, pour mes méninges, à l’égard de l’effort musical exigé ; troublé bientôt par le geste intrépide et fier d’un chef d’orchestre insoucieux visiblement de se casser un bras ou de crever quelque œil autour de soi ; égayé discrètement, impromptu, par les facéties du Glockenspiel ou bercé du soupir fignolé d’un premier violon solo ; puis, sans répit, tremblant d’effroi secret aux circuits félins d’un ténor bondissant ; ému jusques aux moelles des embrassements convulsés d’une amante ; sursautant au tonnerre subit des tam-tam, grosse caisse et cuivres déchirant le point d’orgue du traître ; et secoué chaque fois, tout d’un coup, d’accès incongrus autant qu’irrésistibles, au spectacle désopilant de ces gens éplorés abandonnant presto leur mine tragique ou sublime pour répondre aux bravos déchaînés, avec un sourire étalant les dents blanches ou bien la bouche en cœur et la main sur celui-ci, en exécutant vers la rampe d’expansives, nobles ou modestes, et toujours aimables révérences. Tant d’émoi panaché vous ahurit un homme, quand on n’en a pas l’habitude et qu’on n’est pas tout droit d’un Midi milanaisant. Siberia témoignait, pourtant, que tout n’est pas sans mérite, dans ces représentations improvisées par des chanteurs en voyage, et notre Opéra casanier y trouverait mainte leçon profitable. On remarquait un soin particulier de mise en scène mouvementée, la mimique intelligente et libre des figurants, et, des emplois secondaires à certains premiers rôles, un jeu, à la vérité, peut-être un peu italien pour nous mais volontiers naturel, une déclamation pleine de justesse et parfois saisissante qui fit très sincèrement applaudir, ici, M. Titta Ruffo comme aussi bien Mme Gemma Bellincioni dans la Cabrera d’à côté ; enfin, et surtout, on constatait la qualité, l’ensemble et la souplesse nuancée des voix de choristes subalternes que nous ne pouvons guère qu’envier sans espoir, si leur aisance, toutefois, peut vraiment se risquer sans dommage à des tâches moins puériles que celle à quoi Siberia les convie. L’aventure, on le voit, semble diversement précieuse en ses révélations. La plus piquante fut peut-être, entre toutes, d’apprendre, à n’en pouvoir douter, de l’impresario munificent, qu’il existe tout près de nous une contrée bénévole où, non seulement il est loisible à tout quelconque croque-notes de perpétrer impunément des Siberia convaincues, mais où, par surcroît désarmant, au vingtième siècle de notre ère, on rencontre des éditeurs pour acheter et publier la chose, des théâtres pour la jouer et des dilettanti pour l’entendre, l’acclamer et s’en payer la partition. Je crains fort, sur ce dernier point, malgré la splendeur des avances, que les amateurs clairsemés soient et restent, chez nous, trop faciles à compter, sinon rétifs obstinément, — même en la saison des poires.

Lettres italiennes §

Tome LV, numéro 191, 1er juin 1905, p. 459-463.

La dernière tragédie de Gabriele d’Annunzio : Le Flambeau sous le Boisseau. Milan §

Sans un jour de répit, s’acharnant à une production qui devient fabuleuse, Gabriele d’Annunzio accroît son œuvre. Avec sa nouvelle tragédie : Le Flambeau sous le boisseau (La Fiaccola sotto il maggio) il vient de connaître un insuccès théâtral en même temps qu’un grand succès de librairie. L’insuccès théâtral est dû à l’état d’esprit du public non encore friand de profondeurs psychologiques et d’atmosphères musicales sur la scène ; le succès de librairie est dû aux qualités très sûres et très poétiques du drame.

Le Flambeau sous le boisseau fait partie d’une tétralogie des Abruzzes. Le poète y montre certaines superstitions et certaines douleurs, capables par leur force typique de représenter la quintessence de ce peuple peu catholique, très païen, fort, travailleur, plein d’imagination, de passion et de poésie, au milieu duquel Gabriele d’Annunzio lui-même est né. La Tétralogie, dont fait partie la Fille de Jorio, finit sur une tragédie qui aura pour titre : le Dieu chassé, où le Poète, paraît-il, rendra un hommage à ce qu’on appelle « les victoires de la Science », en montrant les superstitions les plus anciennes d’un peuple, bouleversées et détruites par la brutalité des « certitudes » modernes.

Contrairement à la Fille de Jorio, qui dans des violences populaires et dans l’extase et l’étrange amour d’Aligi, le Pâtre visionnaire et artiste, représentait un état d’âme collectif, Flambeau sous le boisseau ne fait qu’envelopper dans une atmosphère ardente une noble famille des Abruzzes, qu’une femme seule domine par les obscures fascinations d’un grand crime. Cette femme, Angizia di Fura, est la plus parfaite incarnation de l’éternel féminin tel que l’a compris d’Annunzio : elle est la chair, l’Ennemie, la Souveraine Maîtresse de tout un milieu, qu’elle charme et détruit par les accords et par les dissonances de la symphonie de ses sens. Dans la vieille maison des Sandro, à Anversa, Angizia di Fura, entrée en servante triomphe en criminelle et maintenant domine en prêtresse de sa chair et de ses charmes pervers. Elle a tué la femme de la maison, Monica di Sangro, et, poussée par la fatalité de sa haine inconsciente et de ses appétits conscients, elle veut tout dominer. Elle réunit toutes les vies qui l’entourent dans un nœud qu’elle tient dans sa main connue les Érynnies tenaient les serpents qu’elles agitaient pour les vengeances du Destin. Angizia di Fura domine réellement sur tous les hommes de la maison par sa luxure et par ses artifices occultes. Mais devant elle, dès la première heure, se dresse, et reste debout même en mourant, la fille de Tibaldo et de celle qui fut assassinée : Gigliola. Cette jeune fille, par sa vision vague des choses qui ne sont plus et des choses qui seront, et par le rythme profond de ses paroles, semble la sœur animique d’Aligi de la Fille de Jorio. Gigliola, dès le premier acte, soulève le poids énorme de son destin :

Moi aussi, moi aussi, quelque part,
J’ai un flambeau rouge
Caché sous le boisseau…

C’est l’idée de la vengeance de sa mère, qu’elle sait assassinée par celle qui est aujourd’hui à sa place dans le cœur et dans la couche de son père. Elle parle du flambeau caché sous le boisseau et elle ajoute :

Celui-là je le tiendrai dans la main, pour éclairer
                 Le travail nocturne
                 Autour de la ruine.
                 Et si la maison croule
                 Je suis certaine qu’une sépulture
                 Restera ferme et intacte.
                 Je le promets.

Elle pense au tombeau de sa mère ; elle pense à la vengeance à accomplir, à la mort nécessaire de Angizia di Fura. Dans toute la tragédie, Gigliola personnifie l’inflexible volonté de la vengeance, elle est comme un flambeau, droit et immobile, au milieu des flammes de luxure, de vice et d’envie, qui rongent le cœur de ces hommes.

Par les rythmes vastes et sombres qui revêtent tous les mots et tous les gestes de ces personnes dramatiques, par la poésie subtile des expressions, par l’atmosphère ardente et vraiment musicale qui enveloppe toute la tragédie, et surtout le premier acte, par la force originale de certaines situations et par le choc violent, brutal, fatalement logique des passions, le Flambeau sous le boisseau est la plus belle des tragédies de Gabriele d’Annunzio. Elle demande à être expliquée longuement dans les différents aspects de ses significations, ce que je ferai ailleurs.

Le rôle de Tibaldo a été tenu par un grand acteur, Mario Fumagalli, et celui de Simonetto, le jeune homme des Sandro que la femelle dominatrice veut tuer, par Gabriele d’Annunzio fils, un jeune homme de vingt ans, qui paraît admirablement doué pour la scène tragique et qui adore l’œuvre de son père. Mario Fumagalli est un très grand auteur qui vient de loin ; il a chanté un peu partout à l’étranger, il est devenu ensuite acteur dramatique allemand, et maintenant, de retour en Italie, dans les rôles des pièces de d’Annunzio, comme dans les rôles tragiques de Shakespeare et des Grecs, il s’est affirmé comme un puissant acteur doublé d’un psychologue et d’un profond érudit idéaliste. Malgré son jeu et l’acharnement de sa volonté, le Flambeau sous le boisseau n’a pas entièrement triomphé de la mauvaise culture du public moyen.

La tragédie de d’Annunzio est écrite en vers, en vers d’un rythme libre et parfait.

Sem Benelli : Un Figlio dei tempi. Turin-Rome. Roux et Viarengo §

La floraison des nouveaux poètes italiens est grande. On peut espérer de bons fruits, de riches moissons. L’Italie en ce moment a certains éclats printaniers, qui sont une bonne promesse.

Les poètes d’outre-Mont ne sont pas étrangers aux problèmes qui partout intéressent les esprits au renouveau général des valeurs et des formes, en esthétique et en morale. En poésie, quant à la forme, ce besoin du nouveau s’est affirmé depuis longtemps avec le mouvement symboliste et vers-libriste. Maintenant c’est l’esprit même de la poésie qu’il faut enrichir de toute la sagesse contemporaine et de toute notre modernité pensive. On préconise la poésie dite scientifique, c’est-à-dire une poésie philosophique faite d’idées et de pensées plus que d’impressions. En Italie, M. Giovanni Cena, l’auteur profond de Homo, dont j’ai parlé dans ma dernière chronique, et M. Sem Benelli, qui vient de publier un poème : Un fils des temps (Un figlio dei tempi), en sont les meilleurs interprètes.

M. Sem Benelli a débuté en traduisant l’Œdipe-Roi de Sophocle. Sa traduction est remarquable et fut remarquée. Ce baptême tragique révéla immédiatement le caractère original d’un jeune poète de vingt ans qui, ayant détruit plusieurs chants de sa lyre, se présentait au public par un hommage très sincèrement rendu au grand tragique grec. Ensuite il écrivit un drame historique, Lassalle, et un drame de paysans : la Terre. Le succès fut ondoyant, mais le tempérament du poète s’affirma dans toute sa bonne rudesse, dans son besoin de connaître le sens caché des choses et des actes, la philosophie des événements et des hommes, pour les représenter en œuvres d’art. Ce tempérament de penseur est celui que nous retrouvons dans ce poème : Un fils des temps, où la vie d’un homme, depuis son enfance, se détache de l’ombre commune de tous les êtres, monte de l’inconscience vers une parfaite conscience, qui s’exhale dans la leur comme le parfum de l’encens s’exhale dans le feu. Le poème est le cycle d’une vie, vie devenue parfaite, dès que l’homme sait suivre son âme dans ses angoisses, sait s’envelopper dans leurs flammes comme dans un voile qui en le purifiant augmente sa force et la conscience de sa force.

Alfredo Catapano : Interludio, Naples. Melfi et Joele §

M. Alfredo Catapano dans ses sonnets : Interludio, plus qu’au renouveau de l’esprit, s’attache à celui de la matière poétique. Le vers italien type est le vers de onze syllabes, le vers du Dante. Le paradigme du rythme italien est là. Les chansons populaires de Naples ou de Sicile, comme les rispetti des campagnes toscanes, sont de préférence en vers de onze syllabes.

Musicalement, les onze syllabes italiennes, comme les douze de l’alexandrin français, répondent d’une façon générale au rythme traditionnel de la race. Mais tout peut se renouveler. En Italie, Gabriele d’Annunzio, lui seul d’ailleurs, a su faire de beaux vers libres Aujourd’hui, M. Alfredo Catapano enrichit la prosodie de sa langue avec ses sonnets en hexamètres. Et il le fait en maître. Giosuè Carducci a fixé certaines règles d’accentuation pour donner à l’hexamètre italien le mouvement de l’hexamètre latin. M. Catapano crée sur ces bases une métrique rimée pleine de charme. Et la mélancolie de ses sonnets, la douceur des images, la précision délicieuse et triste des évocations, acquièrent dans le nouveau rythme une valeur émotive tout à fait inattendue. Dans le dernier sonnet : Apparence, en parlant de lui-même et de sa propre souffrance le poète exprime un vers d’une grâce très rare :

Queste palpebre aperte son quelle d’un occhio che dorme.

(Ces paupières ouvertes sont celles d’un œil qui dort.) Et dans l’idée de ce vers est toute la douleur du recueil, et dans son rythme en est toute la beauté.

Riccardo Forster : La Fiorita, Naples. Soc. Ed. Meridionale §

M. Riccardo Forster évoque au contraire une large et sereine vision de la vie dans ses sonnets d’une forme classique très pure. La Fiorita résume les sensations et les sentiments d’un noble poète épris de tous les spectacles de la nature. Le sonnet : Ave, dont l’épigraphe est un beau vers de Machiavel, révèle l’âme du chantre délicat et fort qui dit :

L’art m’ouvre seul l’univers
Des Exultances avec une clé cachée,
— Faire plus suave mon triste temps —
Elle m’apprend, ainsi que le veut un doux vers.

Giuseppe Vannicola : De profundis Clamavi ad te, Florence, Revue du Nord §

De Profundis clamavi ad te, un livre de belle exaltation musicale et philosophique de M. Giuseppe Vannicola, nous transporte dans d’autres domaines, sur des sommets, où l’évocateur nous montre d’un geste passionné les grandes ombres des maîtres : Beethoven, gagner, Chopin, Schumann. Le livre est une chaude prière théiste, et le poète musicien, qui a compris la beauté éternelle des grandes œuvres, finit sur un hymne à Rome, que d’ailleurs il se plaît étrangement à considérer comme le centre perpétuel du monde, sans penser que la mort tue les villes et les races, comme elle tue tout individu. De Profundis clamavi ad te est un très beau poème en prose, c’est le cri de détresse et d’espérance d’un homme qui aspire à se noyer dans les grandes harmonies de l’univers que la musique a su révéler à son âme attentive.

F. Nietzsche : La Gaya Scienza, Trad. Antonio Cippico. Turin. Fr. Bocca §

Si M. Giuseppe Vannicola évoque en images l’œuvre des grands musiciens, M. Antonio Cippico révèle à l’Italie l’œuvre poétique de Nietzsche. Depuis quelque temps, dans les meilleures revues et dans les journaux de la Péninsule, M. Cippico traduit Nietzsche et en fait une exégèse profonde. Il y est aidé par sa connaissance de la langue allemande et par la précieuse beauté de son style italien. La traduction toute récente de la Gaya Scienza est vraiment une œuvre de talent, qui fait honneur au jeune philosophe-poète qu’est M. Antonio Cippico.

Tome LV, numéro 192, 15 juin 1905 §

Les Revues.
Poesia : des vers de Mlle L. Kahn §

Tome LV, numéro 192, 15 juin 1905, p. 597-601 [601].

Poesia (avril). — Ce troisième fascicule continue heureusement à faire voisiner les poètes italiens et français. On y voit de purs sonnets de M. Catulle Mendès, un poème de M. Marinetti, le Sarcophage de M. F. Vielé-Griffin, une Élégie d’Automne de M. Saint-Georges de Bouhélier, des poèmes de MM. G. Pascoli, F. Chiesa, A. Colautti, E. Moschino, G. P. Lucini…

Mlle Lucienne Kahn y révèle un talent jeune et déjà sûr, dans Mélancolie, une poésie où se rencontrent des qualités d’harmonie et de couleur vraiment originales, — témoin ces trois strophes :

Dans la cadence au rythme lent,
s’agitent feuilles en émoi
bercées doucement par le vent ;
et ce frisselis mélodique
évoque en mon cœur nostalgique
un rêve ébauché autrefois.
Un grand frisson énamouré
court dans le verger et l’enserre,
les fleurs ont un air de mystère,
elles semblent murmurer
un secret à l’air irisé.
Ô verger de Mélancolie,
verger des visions astrales,
bercez ma pauvre âme attendrie
et mon cœur, cherchant l’oubli
dans votre splendeur floréale !

Tome LVI, numéro 195, 1er août 1905 §

Lettres italiennes §

Hommage à Mazzini §

L’Italie officielle et… l’autre viennent de célébrer, sans grandes pompes, mais avec quelques apparences de sincérité, le premier centenaire de la naissance de Giuseppe Mazzini. Le souvenir du grand agitateur génois a rempli des colonnes de journaux et des pages de revues. Le maître de l’insurrection italienne, celui qui fut le plus fier et le plus complet type d’apôtre des temps modernes, tour à tour exalté et méconnu, et mal connu presque toujours, vient d’imposer sa silhouette austère devant les cœurs d’outre-monts. L’Italie jeune en a frémi.

Il est des hommes qui, dans certaines périodes de l’histoire esthétique ou de l’histoire morale de l’humanité, concentrent en eux toutes les forces et toutes les aspirations de la période qui aboutit à eux, comme les fleuves aboutissent à la mer, et, la résumant, réunissent des phalanges d’esprits, disciplinent une multitude, et deviennent messies ou apôtres. Leurs rôles sont immédiatement historiques. Chacun de leurs gestes est un signe de l’avenir ou un râle du passé. Tout de suite après leur mort, et même avant, la légende les enveloppe en des voiles mystiques, et devant l’âme des multitudes esthétiques ou morales qu’ils ont dominées, ils deviennent intangibles et sacrés. Le xixe siècle a vu trois hommes disparaître ainsi, transfigurés par la légende qui les sanctifie : Napoléon, Beethoven et Mazzini.

Le temple des deux premiers est grand comme toute la terre. Le troisième a son culte, non moins profond et non moins dévoué, dans l’élite rêveuse de l’Italie.

Le rôle de Mazzini fut très simple et fut immense. Il synthétisa toute la pensée révolutionnaire qui s’acharna à réaliser l’absurde de l’unification des différents États italiens. Il fut l’agitateur et l’apôtre ce qu’on appelle l’indépendance italienne. Il foula aux pieds toutes les sociétés secrètes, toutes les ramifications des carbonaris et des francs-maçons, qui gaspillaient vaguement leur formidable volons révolutionnaire, et imposa, avec la Giovane Italia, à l’Italie entière c’est-à-dire à une nation qui politiquement n’existait pas, son grand rêve d’unité dans l’action.

Mazzini fut le créateur et le ministre de cette société. Tous les patriotes italiens, ceux qui moururent sur les champs de bataille ceux qui y trouvèrent la victoire, puisèrent leur force dans la Giovane Italia. Garibaldi y connut la mission de sa vie, et, par la voix prophétique de Mazzini, comprit qu’il était le condottiere désigné des phalanges à chemise rouge qui devaient réaliser l’unité de l’Italie Mazzini avait en lui du Fourier et du Napoléon. Il était un poète humanitaire et un merveilleux organisateur de batailles. Il vécut un peu partout, car celui qui fut l’âme unique de la révolution qui aboutit à la réalisation d’une « Patrie italienne » ne connut presque pas la joie d’avoir une patrie, et vécut perpétuellement en exil — même, et surtout, lorsqu’il se trouvait en Italie, où sa présence était dangereuse pour lui-même. Mais de France, d’Angleterre, de partout, il regardait au-delà des Alpes, il devinait l’acte nécessaire à accomplir, il poussait à l’action et à la cohésion dans l’action. Mazzini fit ainsi l’unité italienne.

Dans l’histoire de l’âme de sa race, il représente, après Dante, le génie du grandiose. Il fut poète, critique, philosophe, grand orateur et grand écrivain. Son esprit indomptable et infatigable unit toutes les plus belles qualités de la renaissance. Lorsque l’Italie, qui, par la voie de ses écrivains, a fêté partout le centenaire de sa naissance, sera redevenue vraiment digne de ses saints, elle devra, sur les Alpes, lui élever une statue très haute, qui fera pendant à celle de Dante dans le Tyrol.

En Italie, quelques groupes de républicains suivent encore les doctrines du Maître. Ils considèrent Mazzini comme un saint dont nul ne doit parler sans craindre de le profaner.

Il fut républicain dans le profond de lui-même. Il se traça un programme de vie et il eut un idéal ; selon les lois inflexibles de son programme il poussa les hommes de sa race. Il fut trahi et méconnu, mais il mourut sans avoir un seul instant fléchi devant la règle de pensée et d’action qu’il s’était imposée et qu’il avait imposée.

Il fut théiste et démagogue. Il conçut la célèbre formule : Dieu et le Peuple. Il en créa de nombreuses, et très heureuses, qui, pour plusieurs groupements d’hommes, devinrent et restent immuables comme des dogmes. Il se révolta contre toutes les platitudes, et eut en horreur les théories de résignation et de mortification de l’esprit humain telles que la littérature des premiers romantiques et Manzoni la prêchaient. Mais il ne fut pas un individualiste dans le sens que Stirner et Nietzsche ont préconisé ensuite, car il crut à la mission volontairement sociale du penseur et de l’artiste, et il traita d’égoïste et de méprisable toute manifestation intellectuelle ne tendant pas au bonheur des foules. Il ne fut pas non plus communiste. Son système philosophique se basait simplement sur l’harmonie des aspirations et des possibilités. Il conçut l’homme supérieur comme une force rayonnante et non comme un centre d’attraction.

Sa fierté superbe qui, dans l’histoire italienne, n’a d’égale que celle Dante, ne connut point de déboires. Comme pour Manfred, de Byron, son orgueil et sa foi l’empêchaient de voir qu’autour de lui les choses et les hommes manquaient misérablement. Et si sa plus grande faute est de ne pas avoir compris le rêve fédéraliste que Gioberti présentait gauchement à l’Italie anxieuse, et d’avoir trop voulu une Italie politiquement unie, il ne reste pas moins l’Annonciateur et le Messie de l’Italie renouvelée. Son œuvre énorme est peu connue, mais en lui les Italiens pourront toujours puiser de belles forces pour de belles victoires.

Après lui, un roi et un statisticien piémontais ont apporté à l’Italie la gloire sans génie d’une maison régnante. Mazzini mourut républicain comme il vécut. Pour cela, il fut dédaigné. Il était Génois, de la race de ceux qui conquirent les mers, et qui encore ne s’arrêtent point.

L’Italie officielle et littéraire vient de célébrer officiellement et littérairement le centenaire de ce demi-dieu.

Un mort : le poète Giovanni Camerana §

Il Campo, de Turin, a consacré un de ses derniers numéros à la mémoire de Giovanni Camerana, Turinois, un poète de la seconde et pâle école romantique italienne.

Après 1860, l’Italie, qui luttait encore pour son indépendance, eut aussi une école romantique qui s’efforçait d’unir des impressions réalistes à des sentimentalités vagues, tantôt sceptiques et légères, tantôt mystiques ou scientifiques. Arrigo Boito, le musicien de Méphistophélès, est le poète le plus remarquable de cette école. Giovanni Camerana, qui vient de mourir, en est à coup sûr un des moins consistants.

L’œuvre de Camerana est presque inédite. Le poète s’est toujours refusé à la laisser imprimer. Le numéro du Campo, rempli en grande partie par cette œuvre, est donc d’une importance particulière, car il nous présente un poète d’autrefois qui nous était inconnu. Et l’impression que nous laissent ces poèmes publiés est vraiment celle de l’effort d’un poète d’autrefois. Il est préférable assez souvent que l’œuvre d’un inconnu, lorsqu’elle est rendue définitive par la mort de l’auteur, ne soit présentée que dans son ensemble et d’un coup. On évite ainsi cette mauvaise impression que donnent des recueils fragmentaires, lorsque les fragments n’ont pas en eux la puissance de représenter toute une œuvre. Giovanni Camerana nous apparaît aujourd’hui incapable de nous émouvoir profondément, ainsi que tous ceux de son école d’ailleurs, depuis Boito jusqu’à Iginio Ugo Tarchetti, et nous ne pouvons pas reconnaître en lui un grand poète.

Cependant il y a quatre sonnets, dans ceux que publie Il Campo, qui sont d’une force et d’une spontanéité si sûre et si vigoureuse qu’ils nous donnent le désir de connaître plus entièrement, pour la mieux apprécier, l’œuvre de cet étrange poète. Le sonnet Vox Magna est d’un rare intérêt. Il finit ainsi :

Le concert éclate — ce sont les amours fous,
Les amours égorgés dans le sang, les terreurs
De l’adultère, — tout ce qui pleure
Sur les sépulcres du péché ; — et, entre temps,
Quelque Beethoven, effrayant commande
Le chant, et développe la phalange orchestrale.

Souvent ces vers suscitent dans le lecteur des visions plastiques et colorées, rouges et noires, qui font frissonner. Le poète apparaît très souvent comme un peintre excellent, qui saisit l’état d’âme des paysages et exprime le sien avec une netteté impressionnante, mais il faut que nous attendions un livre, tout un recueil définitif des travaux de Giovanni Camerana, pour pouvoir le connaître et savoir si l’appellatif de grand poète que ses admirateurs lui décernent est vraiment justifié.

M. Antonio Beltramelli : I Primogeniti, Fr. Treves, Milan §

Un poète romantique nous entraîne loin, dans la vision rétrospective de l’âme poétique italienne. Carducci a renouvelé toute l’esthétique de la poésie, en donnant à l’Italie ses rythmes de force et de pensée renaissante. Après lui, tout l’effort poétique du xixe siècle italien semble reculer indéfiniment dans le passé. Carducci et Mazzini sont vraiment les deux pôles de l’éclipse vivante de la troisième Italie.

Parmi les jeunes, quelques conteurs et quelques poètes apparaissent soucieux des nouvelles complications esthétiques de la poésie, de plus en plus faite de philosophie et de certitude ; d’autres chantent comme de tout temps leur vie amoureuse, mais ce ne sont pas les meilleurs ; d’autres nous présentent, avec une rare énergie, les tableaux psychiques de leur race : ils semblent remplir un rôle historique.

I Primogeniti de M. Antonio Beltramelli, un recueil de contes de la Romagne, placent leur auteur dans cette dernière catégorie. M. Antonio Beltramelli, que le public français connaît déjà, écrit ses nouvelles, en montrant les plus belles, les plus pures énergies de ses divines Romaines, dans des affabulations simples en même temps que solennelles. Tous les actes de ses protagonistes semblent des actes religieux. Chacun suit la fatalité de son tempérament et de son milieu. Le cadre est toujours le même pays sauvage et puisant. L’âme des personnages est toujours la même. Mais les manifestations de leurs esprits, leurs chocs amoureux et héroïques sont innombrables. De l’œuvre de M. Antonio Beltramelli je parlerai d’ailleurs un jour plus longuement. Parmi les jeunes écrivains italiens, il est aujourd’hui celui qui est le plus puissant évocateur de la beauté et de la force de sa terre.

Memento §

Memento. — Giovanni Cena : Leonardo Bistolfi. « Nuova Antologia ». Roma. — Annibale Pastore : Sopra la teoria della Scienza. Fr. Bocca. Turin. — L. Pignatelli, Saggio sul sentimento della natura. Remo Sandron. Milan. — Classici Neo-latini. Feuille bi-mensuelle. — G. A. Cesareo : Le Consolatrici, poèmes. Remo Sandron. Milan. — Luigi Orsini : I Canti delle Stagioni. Poèmes. Libr. Ed. Lombarda. Milan. — A. Silvio Novaro : La Casa del Signore. Poèmes. — Ottone Schanzer : Astrea, Vision mystique, en un acte, en vers. — Fr. Pastonchi : Sul limite dell’Ombra. Poèmes. Renzo Streglio. Turin. — Alfredo Galletti : L’Opera di Vittor Hugo nella Letteratura Italiana. Giornale Storico della Letteratura Italiana.

Tome LVI, numéro 196, 15 août 1905 §

Histoire.
G. Ferrero : Grandeur et Décadence de Rome, tome I : La Conquête ; tome II : Jules César ; Plon-Nourrit §

Tome LVI, numéro 196, 15 août 1905, p. 590-599 [590-594].

Nous avons dû attendre jusqu’à ce jour pour parler du grand ouvrage dont l’éminent historien italien, M. Guglielmo Ferrero, vient de publier, dans notre langue, le deuxième volume. Paru vers la fin de l’année dernière, le premier volume avait un caractère fragmentaire qui rendait malaisée la critique. Et en effet, de ces deux premiers volumes d’une œuvre qui s’annonce considérable, si le premier nous donne les idées de l’auteur sur l’histoire romaine, le second contient la mise en pratique de ces idées, et c’est dans cette partie démonstrative que le public savant voudra probablement apprécier leur portée. Nous ne nous engagerons pas ici dans cette discussion de doctrine, dont il nous suffit de déterminer l’objet (tome II, Jules César). M. Ferrero, d’ailleurs, ne s’est pas dépensé en considérations sur l’état général de la science touchant l’histoire romaine, chose qu’il eût au moins pu faire, comme Duruy pour son Histoire, en tant que le rapport de ses idées avec cet état général avait besoin d’être marqué par lui-même. Son avertissement est donc insuffisant. Mais hâtons-nous d’ajouter qu’à défaut d’une vraie préface les cinq premiers chapitres du tome I peuvent, aux restrictions près indiquées ci-dessus, tenir lieu d’introduction. On pourra s’y renseigner, en y ajoutant le dernier chapitre du même tome et tout le tome II, sur la méthode de l’auteur.

Après avoir assez heureusement montré comment le petit noyau social du début était une communauté aristocratique-agricole où tout un système d’observances, de surveillances, etc., entretenait une rigidité quasi-monacale et le ressort de l’action, l’auteur, à propos de l’expansion militaire et mercantile de Rome dans la Méditerranée au lendemain de la seconde guerre punique, indique nettement le point de vue économique et sociologique d’où il suivra constamment le développement gigantesque qui aboutit à l’Empire. Il se réclame en ceci de Polybe qu’il déclare « le plus profond historien de l’antiquité ». Il s’empare, par exemple, des mémorables indications données par l’ami de Scipion l’Africain sur le capitalisme qui se développa dans la première moitié du second siècle avant J.-C., à la suite des premiers grands succès de Rome. Il pousse hardiment dans la voie suggérée par ce célèbre passage « qui est un des documents les plus importants sur l’histoire de l’impérialisme romain ».

Les premières guerres d’Orient « accrurent rapidement la richesse de l’Italie et accélérèrent le renouvellement des mœurs, des classes et des fortunes ». Ceci est archi-connu. Mais M. Ferrero spécifie (et il ne cesse désormais de nous renseigner, sous ce rapport, en spécialiste) :

« Les adjudications des travaux publics et des fournitures militaires furent plus fréquentes, et beaucoup de gens de la classe moyenne qui avaient rapporté un petit capital des guerres d’Orient et d’Occident en sollicitèrent et en obtinrent facilement… La connaissance et le maniement de ces affaires se répandirent bientôt, et les entrepreneurs devinrent vite plus nombreux à Rome et dans les villes d’Italie, jusqu’à former une classe de capitalistes moyens qui vivaient à l’aise sur les fournitures publiques, et dont les plus audacieux et les plus heureux firent de grandes fortunes. »

Cette préoccupation du développement mercantile de Rome parallèle à son développement militaire revient perpétuellement. L’historien explique par-là les vicissitudes des institutions politiques de Rome, les rapports que les faits sociaux, — y compris celui, si capital, de l’esclavage, — y soutiennent entre eux, les luttes des classes, les guerres civiles, les guerres étrangères. Il y, cherche, en un mot, le secret de l’énorme développement démocratique qui, de crise en crise, aboutit à l’Empire. Développement militaire, développement mercantile, développement démocratique, voilà l’espèce de syllogisme historico-sociologique dont les termes reviennent sans cesse, agissent et réagissent en combinaisons toujours plus nombreuses, et s’identifient de plus en plus les uns avec les autres à mesure que nous approchons de l’Empire. (L’Empire fait, l’un d’eux, le terme militaire, se détachera, et il faut attendre là-dessus M. Ferrero aux prochains volumes) :

« Il fallait pour fonder une bourgeoisie mercantile (M. Ferrero en analyse minutieusement la composition) un vaste empire et une suprématie militaire11. Il y avait à Rome une multitude d’esclaves et d’affranchis orientaux, gaulois, germains, espagnols, scythes, qui travaillaient pour les bourgeois riches et aisés. »

Étant données les conditions générales du monde antique, l’absence par exemple, du principe « libéral » de l’offre et de la demande, « ces esclaves avaient dû être amenés de force en Italie ». De force. Par la guerre. C’est là toute la dissemblance, — et les remarques brillantes de l’historien-sociologue sur la gradation insensible qui, de nos jours, dans notre civilisation plus dense et plus nuancée, va, par une différenciation indéfinie de fortunes, de besoins, de moyens, de possibilités, de la richesse à la misère, rendant ainsi la première moins inaccessible et la dernière moins définitive, ces remarques n’arrivent pas à nous persuader que cette dissemblance fût si radicale, — c’est là toute la dissemblance, plus apparente que réelle, entre la démocratie du ier siècle et la démocratie du xxe siècle.

 

Développement militaire, développement mercantile, développement démocratique sous l’action dernière de la force brutale. Examinant ce qu’était devenu le Sénat romain parmi cet énorme développement social, l’historien nous présente le tableau d’« un club de nobles, de dilettanti de la politique, d’hommes d’affaires, d’avocats ambitieux, de lettrés, de politiciens, qui se détestaient, à qui mieux mieux, et qui différaient les uns des autres par leur origine, leur classe, leurs traditions, leurs idées, leur profession ; chacun défendant les intérêts de sa classe, de son parti, de sa clientèle ». Ainsi mis au service de toutes les forces sociales, de toutes les ambitions, de toutes les avidités, ainsi transformé, « ce grand corps aristocratique n’avait plus de force, il ne gouvernait plus ».

 

Et c’est alors que surgirent les Individus, les « pauci » dont parle César, et au premier rang : Marius, Sylla et surtout — Lucullus… Lucullus : c’est très curieux ce que M. Ferrero est arrivé à en faire : « l’homme le plus étrange de l’histoire romaine », dit-il ; le « deus ex-machinâ de l’histoire romaine », pourrions-nous presque ajouter d’après lui. Si les conclusions de l’auteur passent dans la Science, c’est tout juste si l’on ne dira pas Lucullus comme l’on dit César. On ne le dira pas, uniquement parce que Lucullus fut avant tout un aristocrate. C’est très curieux. M. Ferrero, d’ailleurs, n’a pas eu tort de reprendre et de développer à propos du rôle de Lucullus des traits déjà visibles dans la conduite des généraux romains dès la guerre contre Antiochus le Grand, et même avant : initiative indépendante, politique personnelle à l’égard des rois vaincus, importance croissante du côté financier des conquêtes (pillage des temples, des trésors, confiscation des biens immobiliers et fonciers, etc.). Mais que ces caractéristiques soient à noter tout d’abord chez Lucullus, nous ne le pensons point. On ne peut guère parler de Scipion l’Africain, de son fameux « Allons rendre grâce aux Dieux », bien que ce fût là déjà la belle manière de se mettre au-dessus des lois, de méconnaître surtout la puissance tribunitienne, — cette terrible toile d’araignée où restèrent tant d’essors. Mais Sylla (les temps, il est vrai, étaient révolutionnaires), marchant sur Rome en général qui veut garder son commandement par la force, ne laissa-t-il pas, avant Lucullus, un terrible exemple ? La situation intolérable que lui firent ses ennemis de Rome dans les premiers temps de la guerre contre Mithridate ne le contraignit-elle point, pour son propre salut, à une audace, à une liberté d’allures, à une exploitation effrénée des pays traversés, qu’on ne surpassa guère ? Il y a, cependant, certainement du vrai dans ce que le nouvel historien de Lucullus dit de son favori. Lucullus, cet aristocrate de vieille roche, ne fut pas un homme de révolution, et les procédés de sa conquête du Pont n’en sont que plus typiques : on y retrouve les caractéristiques de la guerre à la Sylla, mais ces caractéristiques sont en quelque sorte régulières, maintenant, renouvelables à volonté, et non plus l’effet d’une crise. Elles n’en sont que plus notables. M. Ferrero en arrive à cette conclusion que « Lucullus pourrait être défini le Napoléon du dernier siècle de la République ». Le créateur de la guerre et de la politique personnelles, directes, césariennes, substituées à l’action lente et plus ou moins timide des corps politiques et des généraux commissionnés, c’est lui. Pompée et César ne seront que « les deux grands élèves de Lucullus qui viendront récolter dans le champ semé par lui ».

Pompée se substitua facilement à Lucullus ; César se substitua péniblement à Pompée. C’est que si l’un et l’autre étaient aristocrates de naissance et même de principes, le dernier s’était dévoyé sans retour dans la démagogie. Le fait que cette substitution n’ait pu se produire qu’au prix d’une guerre civile, où les principes réactionnaires et aristocratiques représentés par Pompée furent définitivement vaincus, spécifie avec un suprême relief les dernières caractéristiques et les tendances finales que prit, dans son effort définitif et dans son triomphe, l’esprit impérialiste. Tout ce qui était militaire, mercantile et démocratique fut favorisé, jusqu’à devenir le tout du fait romain.

Ce fait, d’ailleurs, devenu universel, n’en fut qu’un plus puissant véhicule de la culture gréco-romaine.

Quant à César et à sa guerre des Gaules, ils furent, par rapports ce cours des choses, l’un « l’homme fatal », l’autre l’événement fatidique. Pour mieux marquer ce rapport connu, M. Ferrero a usé d’une méthode nouvelle. Il a étudié ce grand événement en se plaçant, pour ainsi dire, au centre de Rome et de ses intérêts politiques et financiers, en cherchant à découvrir les relations existantes entre « les opérations militaires accomplies par César et les événements intérieurs de la politique romaine ». Si jamais guerre fut « la force qui, à un certain moment, précipite vers leur solution les crises sociales », ce fut la guerre des Gaules. C’est pourquoi les résultats de cette guerre furent si prodigieux pour Rome, et, de là, pour la civilisation européenne tout entière.

Telles sont les grandes lignes, ou du moins quelques-unes d’entre elles, qui se découvrent dans les deux premiers tomes de l’ouvrage de M. Guglielmo Ferrero. Nous devons nous contenter de les avoir reproduites. Ce qui surtout est à retenir, c’est la méthode très nettement sociologique de l’auteur. On doit louer, pour le surplus, dans l’exposé des faits et des détails, une narration vive et claire, non sans charme. Les érudits apprécieront une étude soigneuse des sources et une bonne utilisation des études les plus récentes. Il y a un effort visible pour ne pas subir l’influence de Mommsen. L’auteur, enfin, a peut-être trop employé notre terminologie actuelle : « Conservateurs », « Opposition », « Salons », « Gens du monde », « Monde officiel », etc. Cela rappelle la manière un peu trop spirituelle de M. Gaston Boissier, que l’auteur paraît admirer beaucoup, ce en quoi, du reste, il n’a pas tout à fait tort.

Archéologie, voyages.
Pierre de Bouchaud : Naples, Lemerre, 3 fr. §

Tome LVI, numéro 196, 15 août 1905, p. 599-603 [600-601].

M. Pierre de Bouchaud a publié chez Lemerre un petit volume sur Naples, son site, son histoire, sa sculpture, qui est une laborieuse contribution à l’étude critique de l’art en Italie, mais peut-être a le tort de se présenter sous l’aspect ingrat d’un précis, d’un abrégé, d’une sorte de recueil d’indications plutôt que de constituer un ouvrage suivi, dont le sujet, en somme curieux, s’indiquait nettement toutefois pour intéresser le public. Une première partie du livre est occupée ainsi par un résumé historique, subdivisé par périodes et règnes et qui concerne non point tant la ville elle-même du reste que la succession de ses souverains. M. de Bouchaud a placé ensuite une série de notes sur les œuvres qui subsistent, les artistes dont les noms sont connus ou mentionnés et qu’il est possible de comprendre dans une histoire de l’art à Naples. Ici, la matière était neuve et l’on y sent quelques tâtonnements fort excusables. M. de Bouchaud s’est limité enfin à l’étude de la sculpture avec assez de raison, car si Naples possède environ trois cents églises, les plus remarquables ont toutes été remaniées aux xviie et xviiie siècles et, à part ses châteaux de défense et ses portes, l’art architectural n’y a pour ainsi dire rien laissé ; son véritable trésor est dans le grand nombre des tombeaux, mausolées, statues dont l’importance historique, comme ceux de la maison d’Anjou, est souvent de premier ordre, et Venise seule, dit Burckhardt, peut montrer un pareil musée. — Mais il n’y a, je pense, dans le volume actuel, qu’un premier travail. Il serait heureux que M. de Bouchaud, avec quelques corrections de détail, reprenne et complète ses recherches. Il pourrait donner sur le sujet un ouvrage plus important, — où l’illustration d’ailleurs me paraîtrait indispensable — et qui rendrait, surtout, pour l’étude de la longue période qui s’étend des débuts du Moyen-Âge à la fin de la Renaissance — de très appréciables services.

Les Journaux.
Une leçon de philologie (Le Journal, 25 juillet) §

Tome LVI, numéro 196, 15 août 1905, p. 603-607 [607].

M. Lombroso a donné au Journal un article sur les criminels. Il en profite pour faire un peu de philologie, — comme tout le monde. Naguère, M. Claretie déclarait cavalièrement : Bluff vient de bluster. M. Lombroso affirme avec une égale désinvolture : « Crimen dérive du sanscrit Karma, qui signifie action, comme culpâ vient du sanscrit Kâlpa, exécuter. » Plus loin, il aborde hardiment la philologie française : « Coquin dérive de coquus, cuisinier ». Ensuite, il passe à l’argot : « Le terme de mariole, synonyme de malandrin, vient du cri, Viva Maria. »

Tome LVII, numéro 198, 15 septembre 1905 §

Les sources littéraires des « Méditations » §

Tome LVII, numéro 198, 15 septembre 1905, p. 161-181.

I §

Quand parurent les Méditations, Charles Loyson, qui fut un des premiers à en goûter la saveur originale, demanda dans le Lycée français pourquoi Lamartine avait choisi ce titre, qui lui semblait entaché d’une certaine affectation de singularité.

À quoi bon, disait-il, avertir ses lecteurs qu’on a médité ! Est-ce donc là quelque chose de particulier, et faut-il déclarer expressément qu’on a rempli le premier devoir de quiconque se fait écrivain ? Discours, épîtres, odes, stances, élégies, tels sont les titres tout ordinaires que nos maîtres mettaient en tête de leurs ouvrages ; les vers étaient chargés de dire le reste.

Évidemment Lamartine aurait très bien pu se conformer à l’usage et baptiser son premier recueil de vers : Odes, Élégies, Épîtres, puisque c’étaient les trois notes qu’il y faisait entendre. Mais comme les poésies qui le composaient étaient d’un genre nouveau, il était tout aussi naturel qu’il le publiât sous un titre moins général et surtout plus caractéristique. La chose n’était pas, d’ailleurs, sans précédent dans l’histoire de la littérature française. Au xvie siècle, par exemple, les poètes de la Pléiade, leurs précurseurs et leurs disciples, avaient coutume de donner à leurs volumes de vers le nom de la maîtresse réelle ou imaginaire qui les avait inspirés.

C’est ainsi qu’ils les intitulaient : Délie, l’Olive, l’Amalthée, les Amours de Cassandre, de Marie, de Francine, etc. Quelquefois aussi ils prenaient des titres qui donnaient davantage à penser, comme les Erreurs amoureuses, les Antiquités, les Jeux rustiques, les Regrets, les Soupirs, les Mimes, — suivant en cela l’exemple de Pétrarque qui avait fait les Triomphes de l’amour et de la mort, et de certains poètes latins du siècle d’Auguste, d’Ovide, entre autres, dont tout le monde connaît les Amours et les Tristes.

Lamartine, en choisissant le titre de Méditations poétiques ne faisait donc que reprendre une ancienne tradition. Cependant je ne crois pas que ce soient les latins ni les poètes de la Pléiade qui lui en aient suggéré l’idée. Ce seraient plus les poètes anglais qu’il possédait à fond pour les avoir étudiés d’abord dans les traductions de Letourneur et puis dans le texte original.

On lisait beaucoup en France les écrivains d’Outre-Manche depuis la seconde moitié du xviiie siècle, c’est-à-dire depuis que Suard avait fondé le Journal étranger avec l’abbé Arnaud, l’abbé Prévost et l’avocat Gerbier. Edward Young surtout avait des lecteurs passionnés dans la société bourgeoise et lettrée. Le comte Claude Thiard de Bissy, membre de l’Académie française et descendant de Pontus de Thiard, avait fait paraître, dès 1762, une version en prose de la première de ses Nuits, et Letourneur avait achevé de la mettre à la mode par ses adaptations plus ou moins fidèles. Fontanes qui, sur la fin du règne de Louis XVI, était allé chercher des abonnés à Londres12 pour une revue qu’il rêvait de publier à Paris avec Joubert, Fontanes connaissait Young aussi bien qu’Ossian dont il rapporta en France divers airs notés, que Pope, dont il traduisit l’Essai sur l’Homme, et que Dryden et Gray, dont il imita le Barde et Timothée. Les Nuits de Young jouissaient chez nous d’une telle popularité, pendant la période révolutionnaire, que Robespierre les portait généralement sur lui, C’était sa façon de se familiariser avec la mort… des autres. On dit enfin que Camille Desmoulins les méditait quelques heures avant de monter dans la fatale charrette, et que Westermann l’en plaisanta en s’écriant : « Tu veux donc mourir deux fois ! ». Ce qu’il y a de sûr c’est qu’une des plus nobles victimes de Robespierre — était-ce un pressentiment ? — protesta publiquement contre l’influence des Nuits de Young, dans un travail sur la perfection des arts. Oui, tout en admettant que ce poète anglais avait souvent parlé le vrai langage de la passion, André Chénier se plaignait de ce que, chez lui, la douleur était un désespoir frénétique, et ses images sans modèle dans la nature. Par contre, le doux Ballanche estimait, en 1801, en nous montrant les misères humaines Ed. Young nous faisait soupirer après l’immortalité13.

Est-ce pour cette raison que Lamartine lui avait voué une sorte de culte ? Peut-être. En tout cas il est hors de doute qu’il traduisait dès 1808, en même temps que Pope, Dryden, Addison, Gray et Shakespeare14. Or, comme les Nuits de Young, qui sont des méditations sur la mort, étaient généralement suivies dans les éditions de Letourneur des Méditations et Contemplations d’Hervey, je pense que c’est à ce dernier poète anglais qu’il emprunta le titre de son premier recueil, comme je pense que c’est à Ossian qu’il emprunta le nom d’Elvire. On se souvient qu’Ossian avait épousé une fille de Branno nommée Evirallin. Or, au mois de janvier 1808, Lamartine écrivait à son ami de Virieu : « J’ai lu Ossian ces jours-ci, et, ne sachant que faire, j’avais commencé à en mettre en vers un épisode qui m’avait touché. C’est celui d’un vieillard qui pleure son chien mort. Je veux que mon premier chien s’appelle Gorban comme le sien ; ça ressemble à Gorgo. » Si Gorban ressemblait à Gorgo aux yeux de Lamartine, on m’accordera bien, j’espère, que la distance n’est pas plus grande d’Evirallin à Elvire15.

Cependant Lamartine paraît avoir hésité à prendre le titre de Méditations16. Je relève, en effet, dans une lettre qu’il adressait, en janvier 1809, à la marquise de Raigecourt le passage suivant : « Voici quelques vers… c’est la fin d’une Contemplation poétique sur la foi. » Contemplations ! Méditation Le premier de ces titres est plutôt objectif et le second plus subjectif. C’est probablement après mûre réflexion que Lamartine choisit ce dernier et laissa l’autre… à Victor Hugo qui le prit, en 1856, sans se douter qu’il avait autrefois tenté Lamartine, et qui ne l’aurait certainement pas pris si les Méditations ne lui en avaient donné l’idée — son bon ou son mauvais génie ayant voulu qu’il imitât toujours quelqu’un dans le présent comme dans le passé.

II §

Je ne m’explique donc pas qu’un critique de la valeur de Charles Loyson se soit offusqué du titre des Méditations que justifiaient si bien leur nature et leur caractère. Mais je suis plus surpris encore que, tout en leur rendant justice, il n’ait pas noté, même d’une touche discrète, les ressemblances qu’il y avait entre les poésies de Lamartine et les siennes, car il est impossible qu’il ne s’en soit pas aperçu.

Tous ceux qui savent lire en auraient été frappés. Non seulement on retrouve dans les Méditations les mêmes modes poétiques que dans les deux recueils de vers de Charles Loyson : odes, élégies, épîtres, mais quelques-unes de leurs élégies à tous les deux ont été probablement inspirées par les mêmes lectures étrangères. Charles Loyson, qui avait le même âge que Lamartine et avait reçu au collège et dans sa famille une éducation aussi forte et aussi chrétienne, s’était nourri comme lui la moelle des poètes anglais et du plus lyrique de tous, d’Ossian, qu’il avait célébré l’année même où il mourut (1820) dans une ode remarquable17. Or, comme ses deux recueils de poésies avaient paru en 1817 et en 1819, qu’ils avaient fait un certain bruit, et qu’il était lié avec les meilleurs poètes du temps, à commencer par Casimir Delavigne, il est permis de supposer que Lamartine, qui passait alors chaque printemps à paris, avait lu l’Air natal, le Lit de mort, le Bannissement, le Retour à la vie, les épîtres à Ducis, Royer-Collard et Maine de Biran, qui sont les perles de l’écrin poétique de Charles Loyson, quand il composa l’Automne, le Chrétien mourant, la Prière, l’Ode à Byron, qui sont, parmi les perles du sien. Lamartine écrivait, le 13 avril 1819, à Aymon de Virieu :

Je reçois force cadeaux de livres que les auteurs, mes confrères, me font. Je suis vraiment ici dans un assez joli moment pour l’amour-propre.

Ces quelques lignes en disent assez sur ses relations littéraires et sur ses lectures. Nous savons d’ailleurs qu’il entretenait alors des relations d’amitié avec M. Joseph Rocher, lequel courtisait lui aussi les Muses et le mit un peu plus tard en rapports avec Victor Hugo. Est-ce à dire que Lamartine ait imité Charles Loyson ? Pas du tout18. D’abord il n’imita, à proprement parler, personne à partir du jour où l’amour et la douleur firent jaillir en lui la source des Méditations. Jusque-là il avait fait des vers plus ou moins légers, dans le goût des petits poètes du xviiie siècle, et son idéal, le modèle qu’il s’efforçait d’égaler, n’était autre que l’auteur de la Guerre des Dieux19. Moins de trois ans avant de composer le Lac il avait rimé une élégie sur la mort de Parny qu’il avait lue à l’académie de Mâcon : preuve manifeste et sans réplique du coup de foudre qu’il reçut, au mois de septembre 1817, en apprenant que Mme Charles mourante ne pourrait pas le rejoindre à Aix.

Mais de ce qu’il se dégagea subitement de l’imitation directe et des influences diverses qu’il avait subies pendant qu’il se cherchait, il ne s’ensuit pas que, dans les Méditations, l’œil exercé du critique perde tout à fait la trace de ses premières lectures. S’il ne lisait plus depuis quelque temps, s’il avait cessé de traduire à sa façon, en vers ou en prose, Ossian et Young, le Tasse et Pétrarque, ses poètes favoris, son verbe et sa pensée, comme la brise en passant sur un verger en fleurs, ne s’étaient pas moins imprégnés à jamais de leur esprit, de leur accent, de leur tristesse, sans qu’on pût démêler nettement dans sa poésie ce qui était au Tasse, à Pétrarque ou à Young. Quel est le gourmet assez fin pour dénombrer dans un rayon de miel les fleurs multiples dont l’abeille a pris le suc et l’arôme ? Eh bien, c’est à peine si l’on pourrait relever dans les premières Méditations deux ou trois strophes imitées du poète des Nuits20. Quant à Pétrarque dont il s’inspira plus que d’aucun autre, à partir du jour où la mort de Julie changea son amour en une sorte de religion, il lui emprunta surtout des images, encore — ces emprunts ayant été faits de souvenir — les images étaient-elles plus ou moins déformées en entrant dans son œuvre. C’est probablement ce qui a trompé Sainte-Beuve. L’illustre critique, parlant de Lamartine longtemps après les Méditations, disait :

« Il ne goûte, il ne vénère que depuis assez peu d’années Pétrarque, le grand élégiaque chrétien et son plus illustre ancêtre21. »

La vérité, c’est que Lamartine lisait Pétrarque et le traduisit dix ans avant de publier les Méditations. Au mois de septembre 1810, il lui empruntait deux vers pour en faire l’épigraphe d’une lettre sur la Nouvelle Héloïse, et le 28 mars 1813, il écrivait à Aymon de Virieu :

Je lis des sonnets de Pétrarque, que je n’entendais guère en Italie et que je trouvais mauvais. Je les entends maintenant comme du français, je ne sais pourquoi, et j’y trouve des choses ravissantes. Il y a un temps pour tout, et telle ou telle disposition de l’âme ou de l’esprit nous donne de la répugnance ou du goût pour un homme ou pour un livre. Nous sommes vraiment de singuliers instruments, montés aujourd’hui sur un ton, demain sur un autre ; et moi surtout qui change d’idées et de goût selon le vent qu’il fait et le plus ou moins d’élasticité de l’air22.

Or, veut-on savoir comment Lamartine traduisait alors les sonnets du poète italien ? Le petit Pétrarque de poche qu’il portait toujours sur lui va nous édifier pleinement à ce sujet23. Lamartine a, en effet, écrit au crayon sur les pages blanches qui terminent le tome II de cette édition bijou un certain nombre de vers, en partie inédits, dont cette charmante pièce que j’ai relevée à la loupe, l’écriture en étant par endroits effacée ou illisible :

Vallon rempli de mes accords,
Ruisseau dont mes pleurs troublaient l’onde,
Prés verdoyants, forêt profonde,
Oiseaux qui chantiez sur ses bords !
Sentiers qu’embaumait son haleine,
Sentiers où sa trace autrefois
Me guidait sous l’ombre des bois,
Où l’habitude me ramène !
Ce temps n’est plus ! mon œil glacé,
Vous cherchant à travers ses larmes,
Sur vos bords jadis pleins de charmes
Ne retrouve plus le passé.
La colline est pourtant plus belle24,
L’air est plus riant que jamais ;
Ah ! je le vois, ce que j’aimais,
Ce n’était pas vous, c’était elle !

C’est déjà le thème de l’Isolement et je ne serais pas étonné que ces quatre strophes en aient été la première version. Lamartine a dit dans le commentaire de cette pièce : « J’avais emporté ce jour-là sur la montagne un volume de Pétrarque dont je lisais de temps en temps quelques sonnets. » Eh bien, le sonnet CCLX de l’édition anglaise en 2 volumes, sur laquelle j’ai relevé les vers qu’on vient de lire, est ainsi conçu :

Valle che dé lamenti miei sé piena,
Fiume che spesso del mio pianger cresci,
Fere silvestre, vaghi angelli e pasci
Che l’una e l’altra verde riva affrena,
Aria de’ miei sospir calda e serena,
Dolce sentier che si amoro riesci,
Colle che mi piacesti, or mi rincresci,
Ov’ ancor per usanza Amor mi mena ;
Ben riconosco in voi l’usati forme,
Non, lasso ! in me ; che da si lieta vita
Son fatto albergo d’infinita doglia,
Quinci vedrà ’l mio bene ; e per quest’ orme
Torno a veder ond’ al ciel meda è gita,
Losciando in terra la ma bella spoglia.

Traduction littérale :

Vallée qui de mes lamentations es pleine,
Fleuve qui souvent de mes larmes t’accrois,
Bêtes des bois, oiseaux vagabonds, et vous poissons
Que l’une et l’autre verte rive retiennent.
Air échauffé et rafraîchi par ma respiration,
Doux sentier dont si amèrement je me souviens,
Colline qui me plaisais et m’ennuies à présent,
Et où, par habitude, Amour me mène encore.
Je reconnais bien en vous les formes usitées,
Non, hélas ! en moi, qui loin d’une vie si heureuse
Suis devenu la proie d’une douleur infinie !
D’ici je voyais mon bien ; et sur sa trace
Je reviens voir l’endroit d’où elle est allée
Laissant à la terre sa belle dépouille.

Évidemment les strophes de Lamartine sont une adaptation de ce sonnet de Pétrarque25, mais combien large et dégagée du texte italien ! C’est ainsi que J. du Bellay traduisait les sonnets qu’il transportait ensuite dans l’Olive, et tout à l’heure, en transcrivant les vers de Lamartine, je songeais malgré moi au sonnet de l’Idée, que Joachim adapta de celui de Daniello26. Encore du Bellay a-t-il gardé religieusement le cadre et la symétrie du poème original, tandis que Lamartine qui, pour ses compositions, avait besoin d’air et d’espace, brisa l’un et s’affranchit de l’autre dès la première version du thème qu’il devait développer plus tard, au gré de son génie, dans les admirables stances qui ouvrent le recueil des premières Méditations.

Sainte-Beuve était donc mal renseigné quand il prétendait que Lamartine n’avait goûté et vénéré Pétrarque que tardivement. Il ne l’était pas mieux quand il disait :

« Si les poésies fugitives de Ducis sont tombées aux mains de Lamartine, elles l’ont plus ému dans leur douce cordialité et animé à produire que ne l’eussent fait les poésies d’André (Chénier) quand elles auraient paru dix ans plus tôt27. »

En effet, Lamartine écrivait, le 15 août 1814 : « Je lis Ducis et je trouve cela bien médiocre28. »

Cela me rappelle le joli mot d’Alfred de Vigny sur Sainte-Beuve qui se flattait de l’avoir pénétré : « Il ne faut disséquer que les morts. Cette manière de chercher à ouvrir le cerveau d’un vivant est fausse et mauvaise. Dieu seul et le poète savent comment naît et se forme la pensée. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l’amande. Quand ils veulent le faire, ils la retaillent et la gâtent29. »

Voilà pour les premières Méditations. Quant aux secondes, qui parurent trois ans plus tard, lorsque Lamartine était en Italie, je n’en vois qu’une qui soit incontestablement inspirée de l’italien, c’est l’Ode à Bonaparte, paraphrase éloquente et sublime du Cinq-Mai, de Manzoni.

Quelque temps après la publication du Cinq-Mai, Lamartine écrivait à Aymon de Virieu (5 février 1827) :

Je lis Manzoni, mais non son ode. Envoie-la-moi avec un bon Dante et quelque bon Virgile ou Horace latin, s’il en est par là du bon.

Et le 26 du même mois :

J’ai été bien plus content que je ne m’y attendais de l’ode de Manzoni ; je faisais peu de cas de sa tragédie30, son ode est parfaite. Il n’y manque rien de tout ce qui est pensée, style et sentiment ; il n’y manque qu’une plume plus riche et plus éclatante en poésie. Car, remarque une chose, c’est qu’elle est tout aussi belle en prose et peut-être plus. Mais, n’importe, je voudrais l’avoir faite. J’y avais souvent pensé, et puis le temps présent m’en a empêché31.

Il brodait donc encore ici — mais sa mémoire était si oublieuse ! — lorsqu’il racontait dans le commentaire de cette Méditation qu’« elle fut écrite à Saint-Point, dans la petite tour du nord, au printemps de l’année 1821, peu de mois après (!) qu’on eut appris en France la mort de Bonaparte à Sainte-Hélène ».

La vérité certaine, indubitable — à moins que la date mise en bas du manuscrit ne soit fausse elle aussi — c’est que l’Ode à Bonaparte, qui d’abord devait s’appeler le Tombeau d’un guerrier, ne fut écrite ou achevée à Saint-Point que le 24 juin 1823. Et c’est heureux pour Lamartine qu’elle ne l’ait pas été plus tôt, car, s’il l’avait composée sous l’impression fraîche et immédiate de celle de Manzoni, il lui aurait sans doute emprunté davantage.

Stendhal, comparant le Cinq-Mai aux poésies que cette ode avait inspirées en France, s’exprimait ainsi :

Il (Manzoni) a fait une ode à Napoléon qui lui assure l’immortalité. Depuis bien des années, rien d’aussi beau n’a été écrit dans ce genre. Les pièces de vers que lord Byron, M. de Lamartine et M. Casimir Delavigne ont publiées sur le même sujet nous paraissent bien inférieures à l’ode de Manzoni. Tout est grave et l’on peut dire céleste, dans l’ode de M. Manzoni. Pour trouver quelque chose de comparable, il faudrait chercher dans les oraisons funèbres de Bossuet, et, Bossuet serait probablement vaincu. Après avoir rêvé longtemps pour trouver quelque chose à blâmer dans ce chef-d’œuvre de la moderne poésie italienne, je ne vois à reprendre qu’un peu d’obscurité dans deux ou trois passages, et une ou deux tournures de phrases trop directement empruntées du latin32.

Je suis fâché de contredire un aussi bon juge que Stendhal, mais si je partage son admiration pour l’ode de Manzoni, je suis loin de la préférer à celle de Lamartine, qui me semble un chef-d’œuvre unique en son genre. Je trouve même qu’avec ses nobles proportions, ses élans, son mouvement lyrique et le souffle extraordinaire qui y circule d’un bout à l’autre, l’Ode à Bonaparte dépasse le Cinq-Mai en grandeur et en éclat ; et, puisque Stendhal a prononcé le nom de Bossuet, j’estime que l’aigle de Meaux n’est jamais monté plus haut que Lamartine en ces vers :

Ici gît… point de nom : demandez à la terre !
Son cercueil est fermé, Dieu l’a jugé, silence !

et dans la belle évocation qui se termine par la strophe fameuse :

La gloire efface tout, tout excepté le crime,
Et son doigt me montrait le corps d’une victime :
Un jeune homme, un héros d’un sang pur inondé,
Le flot qui l’apportait passait, passait sans cesse,
Et toujours en passant la vague vengeresse
               Lui jetait le nom de Condé.

Ce sont là des accents d’oraison funèbre, et qu’est-ce au fond que l’Ode à Bonaparte, sinon une oraison funèbre en vers ?

III §

À présent, voyons ce que Lamartine a pris à Manzoni. Je n’aime pas beaucoup les rapprochements dont on abuse dans le monde universitaire, mais celui-ci s’impose :

Manzoni (strophe I).

Il n’est plus ! et, comme après le dernier soupir exhalé, sa dépouille est restée immobile et sans souvenir, veuve d’une si grande âme, ainsi, frappée de stupeur, la terre à cette nouvelle s’arrête.

Muette, elle pense à la suprême heure de l’homme du destin, et ne sait quand un pied mortel viendra sur sa poussière sanglante imprimer la même trace.

Lamartine (strophe III).

Jamais d’aucun mortel le pied qu’un souffle efface
N’imprima sur la terre une aussi forte trace
                Et ce pied s’est arrêté là !

Manzoni (strophe II).

Pendant qu’il rayonnait sur le trône, mon génie le vit et se tut ; et lorsque, éternel jouet du sort, il tomba, se releva, pour tomber encore une dernière fois, jamais, à la voix de mille autres, ma muse ne mêla sa voix.

Vierge des louanges serviles et des lâches injures, elle s’éveille aujourd’hui, comme au dernier reflet que jette en disparaissant tout à coup ce grand astre, et elle apporte à son urne un chant qui peut-être ne mourra pas.

Lamartine (strophe XXVI).

Et que ton nom jouet d’un éternel orage.

(strophe V).

Ne crains pas cependant, ombre encore inquiète,
Que je vienne outrager ta majesté muette,
Non, la lyre au tombeau n’a jamais insulté.

Manzoni (strophe V).

Il se nomma : deux siècles, l’un contre l’autre armés, se tournèrent vers lui, soumis et comme attendant leur sort ; il leur imposa silence et s’assit en arbitre au milieu d’eux.

Lamartine (strophe VII).

Ce siècle dont l’écume entraînait dans sa course
Les mœurs, les rois, les dieux… refoulé vers sa source,
                Recula d’un pas devant toi.

(strophe IX).

Ainsi dans les accès d’un impuissant délire,
Quand un siècle vieilli de ses mains se déchire
En jetant dans ses fers un cri de liberté,
Un héros tout à coup de la poudre se lève,
Le frappe avec un sceptre… il s’éveille, et le rêve
Tombe devant la vérité.

Manzoni (strophe VII).

Ah ! que de fois, à la chute silencieuse d’un jour inoccupé, attachant à, terre ses yeux foudroyants, les bras croisés sur la poitrine, il s’arrêta, assailli par le souvenir des jours qui n’étaient plus !

Il revoyait et les tentes mobiles, et les vallées pleines de la bataille, et l’éclair des armes des fantassins, et le flot des cavaliers, et les ordres vifs et pressés, et l’obéissance rapide.

Lamartine (strophe XIX).

Oh ! qui m’aurait donné d’y sonder ta pensée,
Lorsque le souvenir de ta grandeur passée
Venait, comme un remords, t’assaillir loin du bruit,
Et que, les bras croisés sur ta large poitrine,
Sur ton front chauve et nu que la pensée incline,
                L’horreur passait comme la nuit !

( Suit l’admirable vision qui remplit les strophes  XX, XXI, XXII et XXIII.)

Manzoni (strophe IX).

Belle, immortelle, bienfaisante, foi, accoutumée aux triomphes, inscris encore celui-ci ; réjouis-toi, jamais grandeur plus superbe n’humilia son orgueil devant l’opprobre du Golgotha.

Maintenant de ces cendres fatiguées détourne toute parole amère ; le Dieu lui précipite et relève, qui afflige et console, sur sa couche déserte, ce Dieu est descendu près de lui.

Lamartine (strophes XXVIII, XXIX et XXX).

On dit qu’aux derniers jours de sa longue agonie
Devant l’éternité seul avec son génie,
Son regard vers le ciel parut se soulever,
Le signe rédempteur toucha son front farouche
Et même on entendit commencer sur sa bouche
                Un nom qu’il n’osait achever.
Achève ! c’est le Dieu qui règne et qui couronne
C’est le Dieu qui punit ; c’est le Dieu qui pardonne ;
Pour les héros et nous il a des poids divers,
Parle-lui sans effroi : lui seul peut te comprendre,
L’esclave et le tyran ont tous un compte à rendre,
                L’un du sceptre, l’autre des fers.
Son cercueil est fermé : Dieu l’a jugé. Silence !
Son crime et ses exploits pèsent dans la balance :
Que des faibles mortels les mains n’y touchent plus !
…………………………………………………………

Telle était la façon d’imiter ou de s’inspirer de Lamartine. On voit qu’elle n’a rien de commun avec celle des traducteurs ou des adaptateurs vulgaires. Ce qui frappe le poète ici comme partout, ce sont les images qui font naître l’idée. Quand il en trouve une à son goût, il la note, il s’en empare, il l’enchâsse dans un texte qui lui est propre, et c’est à peine si, dans le flot de paroles harmonieuses où elle roule, celui à qui il l’a empruntée pourrait la reconnaître.

L’Ode à Bonaparte est une des rares Méditations dont la source soit italienne, si l’on peut appliquer ce gros mot de source à un aussi mince filet d’eau. On a supposé que le Crucifix pourrait bien avoir été, lui aussi, inspiré par un poète italien, mais on n’a appuyé cette hypothèse d’aucune preuve digne d’être retenue33. Rien ne prouve, en effet, que le canevas en prose de cette Méditation soit une traduction ou une adaptation d’un poète italien, et nous verrons plus loin que Lamartine, tout improvisateur qu’il était, fit, dans deux ou trois circonstances, des esquisses en prose très courtes, mais dont les grandes lignes étaient très arrêtées. Quant au titre Il Crucifisso, qu’il donna, on ne sait pourquoi, au canevas du Crucifix, il ne prouve rien non plus, Lamartine, à dater de son voyage en Italie, ayant pris l’habitude de mêler à sa prose des expressions italiennes.

Enfin s’il ne fit pas entrer cette élégie dans le recueil des premières Méditations, on aurait tort d’en conclure qu’il ne la composa que beaucoup plus tard, attendu que le recueil des secondes Méditations contient quelques pièces qui sont du même temps que les premières, notamment Sapho et la pièce À Elvire.

Je sais bien que telle stance du Crucifix34 contredit sur un point essentiel le commentaire même du poète, mais il ne faut pas ajouter trop de foi à ses récits qui sont presque toujours romancés. Qu’il ait repris et parachevé le Crucifix, en Italie ou en France, quelques années après la mort de Mme Charles, la chose est parfaitement admissible, et ce ne serait pas la première pièce qu’il aurait retouchée, remaniée, refondue, longtemps après l’avoir faite35. Mais une tradition dont il convient de tenir compte, parce qu’elle est conforme à la vraisemblance, une tradition qu’on a gardée parmi les siens, veut qu’il ait composé cette Méditation quelques jours seulement après la mort de Julie, sous le coup du grand chagrin que lui causa cette perte et en recevant des mains de M. de Parseval le crucifix qu’elle avait baisé agonisante. Jusqu’à preuve du contraire, je tiens cette tradition pour vraie et je laisse à d’autres le soin de pénétrer les raisons pour lesquelles Lamartine ne publia le Crucifix qu’en 182336.

IV §

En somme, la part de l’exotisme est assez faible dans les Méditations, si on la mesure aux emprunts directs de Lamartine37. Je dirai même qu’elle ne répond pas du tout à l’idée qu’on s’en fait enlisant sa Correspondance. Ainsi, lord Byron, et Shakespeare, malgré tout le prestige dont ils jouissaient alors en France, n’exercèrent sur lui qu’une action à peu près nulle. En 1818, pendant qu’il travaillait à sa tragédie de Saül, il s’efforçait bien de faire du Shakespeare, mais il ne le comprenait que mélangé de Racine38. Aussi il arriva ce qui devait arriver avec un tempérament élégiaque comme le sien, Racine finit par l’emporter.

Quand il composa son ode fameuse sur l’Homme (septembre 1819), Lamartine ne connaissait pas encore lord Byron — car ce n’était pas le connaître que d’avoir simplement lu Manfred. Il ne commença vraiment à l’étudier que vers 1823 lorsqu’il songea à écrire la Mort de Socrate. Encore ne l’étudia-t-il qu’au point de vue de la forme, et tout ce qu’il lui prit fut la division de son poème par couplets39.

Que s’il paraît avoir emprunté si peu aux étrangers dont il s’était nourri, cela tient à ce fait qu’il s’assimilait merveilleusement le sang et l’âme de ses lectures et qu’il avait reçu une éducation classique des plus solides. Classique il était né, classique il demeura par l’entente de la composition autant que par le style, quoique le sentiment de la nature et l’expression du « Moi », qui sont les principaux caractères du romantisme, soient aussi accusés chez lui que chez aucun autre. Il écrivait un jour à propos de Stendhal :

Il a oublié que l’imitation de la nature n’était pas le seul but des arts, mais que le beau était, avant tout, le principe et la fin de toutes les créations de l’esprit. S’il s’était souvenu de cette vérité fondamentale, il n’aurait point dit que Pigault-Lebrun était romantique (dans l’acception favorable du mot), mais qu’il était populaire, ce qui est tout autre chose. Il n’aurait pas dit qu’il fallait renoncer aux vers dans la poésie moderne ; car le vers ou le rythme étant le beau idéal dans l’expression ou dans la forme de l’expression, ce serait redescendre que de l’abandonner, il faut le perfectionner, l’assouplir, mais non le détruire. L’oreille est une partie de l’homme, et l’harmonie une des lois secrètes de l’esprit, on ne peut les négliger sans erreur… je voudrais encore que M. Beyle expliquât aux gens durs d’oreille que le siècle ne prétend pas être romantique dans l’expression, c’est-à-dire écrire autrement que ceux qui ont bien écrit avant nous, mais seulement dans les idées que le temps apporte ou modifie ; il devrait faire une concession : classique pour l’expression, romantique dans la pensée, à mon avis c’est ce qu’il faut être40.

Retenons la fin de cette lettre, tout le secret de l’art de Lamartine est là. M. Ernest Renan, qui l’avait lu beaucoup, aimait à répéter que l’Université aurait été incapable de faire un Lamartine41. Je crois qu’il se regardait lui-même quand il s’exprimait de la sorte. Et, en effet, il y a des natures d’élite qui ne pourraient se développer et s’épanouir dans l’atmosphère lourde et malsaine des casernes universitaires42. « Il faut sortir de nos rhétoriques pour voir le vrai en poésie », disait un jour Lamartine à Aymon de Virieu43. Quoiqu’il eût passé sous la férule d’hommes qui mettent au-dessus de tous les principes et la règle, il nous donne l’impression très vive d’un esprit qui a été formé en liberté44. D’abord il comprend tout, même les choses qui échappent d’ordinaire à l’entendement des poètes. Il n’a aucun préjugé de caste ou de secte, aucune morgue, aucune de ces haines étroites et basses, filles de la peur, de la jalousie, de la rancune, qui, à de certains moments, arment les citoyens d’une même nation, d’une même commune, les uns contre les autres. À l’exemple de son divin maître, il semble n’être venu au monde que pour prêcher la paix et l’amour aux hommes. Son verbe, un des plus nobles, des plus purs, des plus harmonieux qui soient tombés d’une bouche humaine, éclaire, embrase, embellit tout, comme le soleil qui luit dans les cieux, et soulève les âmes les moins sensibles, il a beau avoir été élevé par les Jésuites, il estime, il admire tout autant que qui que ce soit leur plus redoutable adversaire. Jeune, il se délectait avec la Henriade, Mérope et les poésies badines de Voltaire ; vieux, c’était avec sa correspondance. Si la Bible qui fut sa première lecture lui avait fait une imagination orientale45 ; si Bossuet lui avait donné le sens du mouvement, de la période, de la pompe oratoire, Fénelon et Racine, celui de la douceur et de l’eurythmie, Voltaire lui avait donné le sentiment et le goût de la clarté. Il est clair en vers comme en prose, et reste clair jusque dans ses démonstrations métaphysiques. Sous ce rapport il est bien le fils du dix-huitième siècle46.

Avait-il lu les poètes du seizième ? J’en doute, quoiqu’il fasse songer plus d’une fois à Joachim du Bellay, qui fut à l’aurore de la Renaissance ce qu’il a été lui-même au début de la Restauration, l’annonciateur de la poésie nouvelle. On a rapproché certains vers des Méditations de ceux de l’Olive47. Le rapprochement s’imposait, en effet, mais il ne signifie qu’une chose à mes yeux, c’est que Joachim et Lamartine s’étaient tous deux nourris de Pétrarque et des poètes italiens de son école et qu’ils avaient à peu près le même tempérament, la même nature. Voyez plutôt : « J’étais, dit Lamartine, et je suis resté toute ma vie un amateur de poésie plus qu’un poète de métier48. »

En disant cela, il ne ment pas, il ne cherche pas à nous en faire accroire. Il ne fut, en réalité, qu’un improvisateur ou, pour employer une de ses images préférées, qu’une harpe éolienne qui frémissait aux moindres brises. Si nous ouvrons sa correspondance, nous voyons qu’il rimait uniquement pour se distraire, pour passer le temps — ce qui est le fait d’un amateur. Ses Méditations, qui devaient lui ouvrir la carrière diplomatique, n’étaient pas imprimées, qu’il regrettait de les avoir livrées à la publicité, bien qu’elles l’eussent déjà couvert de gloire ! Comme il prétendait avoir l’étoffe d’un homme d’action, — et la suite montra qu’il se connaissait assez bien de ce côté — il craignait que ses poésies ne lui fissent tort aux yeux de ceux qui distribuaient les places49 : les écrivains, les poètes surtout, ont si mauvaise réputation dans le monde de la bureaucratie ! Vingt fois, après ses premiers triomphes, il voulut renoncer à la poésie, il lui dit adieu en vers admirables. Il y revenait toujours, naturellement et malgré lui, d’abord parce qu’il était né poète et qu’il est aussi difficile au poète de naissance qu’au rossignol de ne pas chanter ; ensuite parce que ses recueils de poésies lui étaient payés à peu près ce qu’il voulait et que l’argent fut le bourreau de toute sa vie.

Remontez maintenant jusqu’au seizième siècle et feuilletez le livre aussi court que glorieux de la vie de Joachim du Bellay. Vous le verrez, lui aussi, protester dès 1549, année de ses débuts, dans une préface célèbre, que c’est uniquement pour être agréable à la princesse Marguerite, sa Muse et sa bienfaitrice, qu’il continue à faire des vers. Non qu’il ait à se plaindre de la Renommée : c’est sur ses ailes toutes grandes ouvertes que sont parties la Défense et l’Olive ; mais il lui déplaît d’être confondu parmi la foule des rimeurs de profession ; il tient lui aussi à ce qu’on sache bien qu’il n’est qu’un amateur, et pour que personne ne puisse en douter il sème comme à plaisir les négligences dans ses pages les mieux venues. Lamartine se corrigeait encore dans les commencements, comme en témoignent ses innombrables retouches des Méditations ; Joachim, jamais. Vous pouvez faire la chasse aux variantes dans ses éditions successives, vous n’en trouverez point. C’est à peine s’il a quelque souci de son orthographe, qu’il abandonne, avec une désinvolture de gentilhomme, à la fantaisie de ses imprimeurs50.

Quand il partit pour l’Italie, derrière le cardinal du Bellay, son cousin, n’allez pas croire que c’était le pays qui l’attirait. Certes il était heureux de franchir les Alpes et de voir la Ville qui, sous les Papes comme sous les Césars, était demeurée le premier théâtre du monde, mais il l’était surtout à la pensée qu’il allait trouver, au service du cardinal, l’emploi de ses facultés actives, car lui aussi se croyait l’étoffe d’un homme d’action. Le rôle d’intendant qu’on lui destinait lui causa de cruelles déceptions, mais il ne perdit pas son temps à Rome, et le ciel d’Italie eut sur son imagination la même influence que sur celle de Lamartine. Il acheva de les mûrir tous les deux, et l’on peut dire en toute vérité que nous lui devons, avec les Regrets et les Méditations, les deux plus belles fleurs qui aient illustré, au seizième et au dix-neuvième siècle, le jardin poétique de la France.

Les Journaux.
Zola et M. Lumbroso (Il Giorno, de Naples, et l’Éclair, 27 août) §

Tome LVII, numéro 198, 15 septembre 1905, p. 287-291 [289-290].

L’Éclair a ainsi résumé un article du Giorno, de Naples :

Le journal Il Giorno, que dirige Mme Mathilde Serao, publie un article de M. Alberto Lumbroso, l’écrivain bien connu, à propos de la récente Histoire de l’affaire Dreyfus, publiée par M. Joseph Reinach.

M. Lumbroso écrit :

« Vers la fin de l’année 1903, j’étais un soir dans le salon de Mme la comtesse Gaëtani Lovatelli, à Rome. Quelques années avant, lorsqu’il était venu, très fêté, à Rome, Émile Zola fréquentait lui aussi ce salon.

« La veuve Alexandrine Zola, qui vient chaque année passer une partie de l’hiver à Rome, continuait ses visites le jeudi et le dimanche soir au palais Lovatelli : nous parlâmes longtemps, avec la femme du grand écrivain, de l’auteur de l’Assommoir ; et comme je m’occupais à ce moment de recueillir la matière pour mon livre sur Maupassant, nous causâmes de l’amitié que le “très fécond” auteur de Fécondité eut pour l’auteur de Bel Ami. Nous parlâmes du grand mort, de ses dernières années, du procès de Versailles, de sa fuite en Angleterre. Ce fut alors qu’avec beaucoup de naïveté et de sincérité, Mme Alexandrine Zola me dit :

« “Vous pouvez vous rendre compte du dommage qui résulta pour mon mari de la fin de sa campagne en faveur de Dreyfus : Il perdait un gain de cinquante mille francs par an, car sa campagne du Figaro lui était ainsi payée !”

M. Lumbroso ajoute : « C’est depuis lors que j’ai compris bien des dessous du grand drame, bien des petites scènes de la grande comédie.

« Cette année, en causant, à Paris, avec M. Ernest-Charles, un dreyfusard très convaincu, j’ai eu occasion de lui déclarer tout mon étonnement pour avoir entendu de la veuve même de Zola l’aveu candide que l’auteur de Nana avait reçu un revenu répondant à un capital d’un million et demi pour défendre la cause de la justice, une cause que, ce me semble, on devrait défendre à meilleur marché… M. Ernest-Charles s’embarrassa, rougit, et il finit par déclarer qu’il lui paraissait très naturel qu’un écrivain célèbre comme Zola eût été bien payé pour des articles qui faisaient vendre beaucoup de numéros du journal. »

Et M. Lumbroso conclut :

« Je serai peut-être naïf, mais je trouve plus naturelles la rougeur et la confusion de M. Ernest-Charles que le chiffre de cinquante mille francs par an… Et je trouve quelque effronterie à la phrase qu’Émile Zola répétait souvent à M. Reinach : “L’affaire Dreyfus m’a rendu meilleur…” »

Interrogé à ce propos, M. Ernest-Charles a répondu qu’il n’avait pas rougi.

Tome LVII, numéro 199, 1er octobre 1905 §

Science sociale.
Enrico Ferri : La Sociologie criminelle, Alcan §

Tome LVII, numéro 199, 1er octobre 1905, p. 425-429 [428-429].

La réédition de la Sociologie criminelle de M. Ferri nous ramène à plus de vingt ans en arrière. C’était le moment où, sous l’impulsion de Lombroso et de ses élèves, la philosophie et la science du droit pénal semblaient se renouveler de fond en comble. Or il est bon après un quart de siècle de voir ce que ce mouvement a donné. L’idée du criminel-né sous la forme absolue dont l’avait habillée l’Uomo delinquente n’a plus guère de défenseurs ; on ne conteste pas qu’il soit prudent de se méfier des physionomies bestiales et repoussantes, mais personne n’oserait envoyer leurs porteurs même au manicomio sans autre forme de procès, et comme les criminels ayant la figure de l’emploi sont l’infime minorité, le problème de la nature délictueuse reste entier. Au fond d’ailleurs, M. Ferri est beaucoup plus près — et en ceci il est d’accord avec ses théories socialistes — de ceux qui, comme Tarde, expliquent le délit par la vie sociale que de ceux qui, comme Lombroso, en font une anomalie biologique. Sur un autre point on a fort bataillé ; les trois sociologues que je viens de citer conviennent qu’il faut radicalement abandonner l’idée de libre arbitre quand on parle de délits et de délinquants. Je le veux bien, et reconnais que cela coupe court à des recherches insolubles, mais je me demande où est le gain pratique. Toutes les améliorations criminologiques dont notre temps est si fier et que M. Ferri et ses amis rapportent, non sans quelque raison, au mouvement d’idées qu’ils ont provoqué, reposent sur ce postulat démodé ; échelle et variété des punitions, loi de sursis, colonies agricoles, libérations conditionnelles, procédés de reclassement, tout cela fonctionne comme si le libre arbitre était une réalité ; si le délinquant n’était pas susceptible de s’amender, est-ce qu’on penserait à tous ces ingénieux et délicats systèmes ? Quant à l’inconvénient que peut avoir cette conception de la philosophie classique chez les juges, j’avoue ne pas le saisir ; j’ai siégé dans un jury, et je n’ai pas remarqué pendant toute la session que l’hypothèse du libre arbitre ait gêné ou déformé l’opinion des jurés ; si cette préoccupation devenait dominante, elle aurait d’ailleurs pour effet de pousser à l’indulgence, car le juge ne serait jamais sûr que la liberté morale du prévenu ait été entière, et ce résultat n’est pas pour me déplaire ; l’énervement de la répression que redoutent les élèves de Lombroso me semble beaucoup moins redoutable que son contraire, et quand un pays se moralise c’est rarement par suite d’une recrudescence de condamnations. Il est encore un point sur lequel les nouveaux criminalistes sont d’accord — M. Tarde et M. Ferri par exemple — et qui me semble toutefois faire doute, la banqueroute du jury, justement. Que le jury soit un médiocre organe de la justice, qu’il tourne à tous les vents, qu’il se montre trop souvent d’une indulgence fâcheuse et parfois par lâcheté plus que par générosité, et qu’à côté de cela il ait ses heures implacables, soit, mais, c’est là faire le procès de la nature humaine, et les juges de profession sont des hommes comme les jurés d’élection. La cruauté de ceux-ci est bien plus rare que celle de ceux-là, et leur indulgence n’est pas toujours sans raison. Un innocent a plus de chance de se tirer des griffes d’un jury que de celles d’un tribunal. Tout le reste est d’importance moindre. D’autant qu’il suffirait, pour améliorer le jury, d’améliorer son recrutement, c’est-à-dire d’avoir des jurés d’une instruction générale plus haute, et d’une indépendance politique plus sûre. Ceci fait, je ne vois pas pourquoi on n’étendrait pas le système au tribunal correctionnel, et même au tribunal civil, en adjoignant à chaque juge-président deux citoyens statuant sur le fait. Par contre, on ne voit pas très bien ce que le jury vient faire en matière d’expropriation où ses indulgences sont parfois scandaleuses ; une règle fixe qui attribuerait à l’immeuble qu’on veut exproprier le trois-centuple, par exemple, de son impôt préviendrait des abus qui, dans tels pays comme la Corse, sont vraiment intolérables. Le grand argument en faveur du jury — qu’il est la meilleure école de responsabilité morale, de décision, d’énergie — est très fondé en matière pénale ou contentieuse, mais pas du tout en matière de fixation d’indemnités.

Lettres italiennes §

Tome LVII, numéro 199, 1er octobre 1905, p. 449-453.

Romualdo Giani : Mélodrame et drame Musical. Il Campo. Turin §

L’étude que M. Romualdo Giani consacre à l’interprétation des mots : Mélodrame et drame Musical est détaillée, minutieuse, documentée à souhait ; elle est même trop précise de détails techniques sur l’origine et l’évolution de l’action dramatique chantée. Les pédants de toutes les pédagogies académiques y trouvent ce qui devrait leur suffire, pour ne plus perpétuer dans les Conservatoires de Musique et dans les livres une confusion qui tarit toute fécondité. Mais c’est surtout aux quelques esthètes vraiment dignes de ce nom, qui dans les cénacles d’outre-monts s’efforcent d’affirmer l’évolution belle et complexe de la musique, que M. Romualdo Giani procure par son étude une grande joie.

La question, qui peut se résumer dans le dilemme : « Mélodrame ou drame musical », est des plus utiles pour l’Italie. La péninsule qui eut la gloire de faire chanter à ses chantres aux subtiles voix la messe au pape Marcel de Palestrina, et de retrouver dans une réunion de gentilshommes florentins la volonté de faire sortir du temple la musique et d’habiller de sons des actions et des passions humaines, d’inventer, en un mot, la forme moderne de la Tragédie chantée, persiste à s’octroyer les droits absolus de marraine du drame mis en musique. Le souvenir religieusement gardé de la souveraineté exercée dans le domaine de ce drame pendant un long laps de temps alimente les ambitions. Les compositeurs se suivent, et leurs ambitions restent toujours identiques. La musique allemande est musique barbare : elle ne parle pas au cœur ; la musique française (Gounod, Massenet et autres semblables) est intéressante, mais son acte de naissance mélodique, voire italien, ne porte pas atteinte à l’ambition traditionnelle des Italiens, ne bouleverse pas leur conception de la scène lyrique, et, demeurant foncièrement mélodique, charme leur sentiment et parle au cœur. Elle est donc acceptée et imitée. Et l’absurde de l’opéra traditionnel et factice, la gaucherie insupportable du mélodrame conçu selon toutes les formules que le génie du nord a détruites à jamais, domine les volontés de musiciens nouveaux, les forçant depuis plus d’un siècle à se suivre invariablement identiques.

L’influence d’une telle tradition de l’éducation et du goût en musique s’est par trop révélée à l’univers entier convié ce printemps dernier au théâtre Sarah-Bernhardt pour y reconnaître les nouvelles attitudes du génie musical italien. J’ai montré alors combien la tradition meurtrit le génie51. Je n’insiste point.

M. Romualdo Giani, comme plusieurs autres artistes d’Italie qui suivent librement les manifestations de l’art par-delà le patriotisme et la routine, semble reconnaître que les raisons multiples de l’infériorité contemporaine de l’Italie en matière de musique peuvent et doivent se résumer dans le dilemme : « Mélodrame ou drame musical ». Après les travaux, longs, patients, courageux et éclairés de M. Luigi Torchi, le grand théoricien du drame wagnérien, l’étude de M. Romualdo Giani est comme un cri, un cri suprême de révolte contre lu fouie des maîtres qui entretiennent le mauvais goût du public, en immobilisant son admiration dans l’unique vision de l’opéra. Ceux-ci ne veulent pas encore comprendre qu’après Claudio Monteverdi, l’initiateur, le Drame chanté s’est égaré jusqu’à Gluck, qui s’efforça noblement de le ramener vers la Beauté, et qu’avec Wagner le drame musical a reconnu la sainteté de sa source hellénique ; il est redevenu tragédie représentée selon les lois éternelles de l’accord, entre la plastique et l’image, entre la couleur et le son, et ne peut que suivre son élan, en se compliquant (comme il le fait dans Claude Debussy) de vie humaine intérieure et profonde.

M. Romualdo Giani montre précisément quelle fut la nature du mélodrame à ses origines mêmes, dans les brouillards de ce xvie siècle néo-classique qui assista à la naissance du Rationalisme qu’aujourd’hui nous détruisons enfin par l’orgueil de nos rêves métaphysiques nouveaux. M. Romualdo Giani, avec une netteté d’érudition très remarquable, expose la quantité d’imitation étroite des Grecs et en même temps d’innovation hardie et géniale, qui détermina la qualité de la forme nouvelle d’art devenue le mélodrame. À propos du mélodrame, M. Romualdo Giani dit :

L’harmonie qui compose le mélodrame est une harmonie d’artifice ; à ses débuts ; il y a la norme et non l’inspiration. La recherche érudite passe devant l’art. Et ce n’est pas la poésie, mais la littérature qui la moule, en lui apportant, par une expérience ambitieuse, une forme usée — la fable pastorale, qui n’a aucune relation avec les modes de la musique nouvelle.

Claudio Monteverdi, avec la violence particulière aux génies, repoussa dédaigneusement quelques libretti que messieurs les poétes, les véritables proxénètes de la musique prostituée, envoyaient habituellement aux musiciens asservis. Gluck eut des révoltes semblables, bien qu’il semblât plus indifférent au livret et plus attaché au renouveau de la matière musicale elle-même. Monteverdi et Gluck virent avec précision le gouffre où le mélodrame entraînait impitoyablement les musiciens. Enfin, Wagner, droit sur le quadrige impétueux de sa Tétralogie, renouvela livrets et musiques dramatiques, formes et substances, et créa la forme du Drame musical. Le mélodrame fut définitivement relégué parmi les formes embryonnaires auxquelles les hommes s’essayent avant d’arriver à quelque formule satisfaisante, qui à son tour, d’ailleurs, doit continuer à évoluer.

La culture musicale italienne est presque toute faite d’opéra. La conception musico-dramatique n’a pas suivi les grandes transformations des autres pays. On continue toujours à parler indifféremment de mélodrame et de drame musical, sans s’apercevoir de l’abîme qui sépare ces deux formes. Cet abîme ne peut être comblé que par une matière de création renouvelée selon les lois de l’esthétique, qui change suivant les temps et les complications de la culture. Mélodrame est aujourd’hui aussi insupportable qu’anachronique, dans sa parfaite inconscience de notre âme dramatique nouvelle.

M. Romualdo Giani, en érudit consommé, le dit aux Italiens. Son étude servira peut-être à éclairer quelques esprits et à réjouir ceux, inquiets, des jeunes musiciens. L’Italie pourra espérer ainsi un renouveau de la musique théâtrale digne de son passé éblouissant.

Giuseppe Antonio Borgese : Histoire de la Critique romantique en Italie. Éditions de La Critica. Naples §

Dans les Études de littérature, d’histoire et de philosophie (Studi di Letteratura, Storia e Filosofia) que M. Benedetto Croce consacre à la modernisation de la critique italienne, M. Giuseppe Antonio Borgese publie son intéressant volume sur la Storia della Critica romantica in Italia (Histoire de la critique romantique en Italie).

M. G. A. Borgese reprend les deux vieux concepts de critique classique et critique romantique, il en examine les origines et leurs métamorphoses italiennes, en déclare l’essentia quinta avec un esprit sûr et parfaitement moderne. Son ouvrage est à la fois historique et esthétique, et Histoire et Esthétique y sont étudiées avec une sûreté qui n’est pas exempte de quelque profondeur philosophique remarquable.

Dans le fatras d’hellénisme que la Renaissance jeta en grand désordre devant le génie méditerranéen altéré de connaissances et d’innovations, la critique des Alexandrins se trouvait mêlée aux créations tragiques, aux conceptions esthétiques des siècles d’or de l’Hellade, ainsi qu’à tous les organismes orgueilleux ou difformes qui enfiévrèrent de leur propre déchéance la vie grecque, que le rationalisme d’un côté et le plus confus des mysticismes de l’autre poussaient à cette forme toute particulière d’intellectualisme et de réflexion que fut la critique alexandrine. La Renaissance accepta tout dans son immense creuset, et s’acharna à ces mélanges où traditions et innovations se confondaient, préparant ainsi presque toute notre intellectualité moderne.

L’Italie renouvela pour son compte la tradition critique classique. Lorsque le romantisme prit sa cape et son épée pour bouleverser les Académies, la critique italienne suivit le mouvement général des esprits et voulut devenir romantique. M. G. A. Borgese montre cette tendance sous un jour nouveau : il montre comment elle ne devint jamais romantique, quoique le génie de Léopardi, en visant à un certain point de vue la tradition classique, semblât l’y préparer.

Foscolo, le grand et fier poète, qui au commencement du xixe siècle reprit le flambeau de l’orgueil national qu’Alfieri avait secoué devant son pays en réveil, contribua beaucoup au renouveau de la critique. Il sut le premier regarder l’œuvre de Dante en historien et en esthète, plus profondément que la critique savante ne l’avait fait jusqu’alors.

M. G. A. Borgese démontre que la critique romantique italienne fut en général romantique de tendance plus que de réalisation, et dit de Foscolo :

Par la tentative de renfermer le fil de l’histoire littéraire dans la trame de l’histoire du progrès civil, il était à l’avant-garde. Il ouvrit le chemin à toute notre critique du xixe siècle, qui ne s’en éloigna plus.

M. G. A. Borgese observe aussi les qualités de critique plus que remarquables de ce génie fécond d’intuitions que fut Mazzini. Et il arrive naturellement à celui qui, dans la fougue pleine d’envergure d’un style tout fait de poésie et de précision, résuma presque, de nos jours, toutes les tendances de la critique littéraire et réalisa presque une histoire des civilisations vue à travers la littérature. Cet homme fut Francesco de Sanctis ; son nom, dit M. G. A. Borgese, peut suffire à la gloire de la critique romantique.

Dans son livre d’un intérêt tout particulier, M. G. A. Borgese se montre philosophiquement animé de la plus pure volonté déterministe dans l’étude de l’œuvre littéraire, et, je crois que, pour que l’œuvre d’art soit vitale et viable, il faut pouvoir la laisser dans son temps comme un aboutissement du passé et un signe d’avenir.

Et c’est précisément en poussant le déterminisme à ses plus lointaines conséquences, dans l’observation des grandes réalisations de l’art comme dans celle des grandes manifestations de l’histoire, que notre génération arrivera à rechercher les « causes » d’une expression humaine, non seulement dans celles du passé pour deviner celles de l’avenir, mais dans l’âme même obscure et profonde des races. L’âme des races ne se révèle pas toujours dans l’histoire. Très souvent même l’histoire la rend méconnaissable. La critique nouvelle suivra le procès d’intériorisation qui complique toujours plus la psychologie universelle que les arts représentent en aspects et en actions symboliques. Elle sera métaphysique, après avoir été, dans les siècles, anecdotique d’abord, puis historique.

La littérature à l’usage des enfants en Italie : une traduction de Little Men. R. Carabba, Ed. Lanciano §

De la critique des critiques à la littérature pour enfants, le chemin est court et étrange… M. et Mme Ciro et Michelina Trabalza publient la traduction de Little Men de Louise Alcott. Ce livre a pris le titre italien Piccoli Uomini (Petits Hommes), et par-ci par-là s’est étrangement habillé d’italianisme, ce qui lui donne un aspect souvent bien grotesque. La littérature pour les enfants n’a pas eu en Italie de trop excellents écrivains. Cette littérature est presque toujours insupportablement ennuyeuse, car elle n’a plus la puissance de rêve des doutes légendaires, et s’égare dans un pédantisme d’école qui continue sur l’enfant l’œuvre abrutissante du maître. On n’a pas encore compris que l’éducation de l’enfance doit être faite par les voies du rêve et de l’art, par les visites aux musées et par les grandes auditions musicales. L’enfant est l’être libre qu’il faut développer, en rythmant ses instincts harmonieusement avec son milieu et ses caractères propres ; et non pas en jetant sur son dos le lourd fardeau de la morale ou en l’affaiblissant par les plus grossiers et les plus larmoyants sentimentalismes.

Le livre de Mme Alcott a fait depuis trente ans beaucoup de bien aux boys anglais, peut-être. Mais en Italie la littérature pour enfants ne manque pas de pitoyables spécimens moralisateurs et en fait de sentimentalismes de toutes sortes, le célèbre et intéressant livre : Cœur, de M. Edmond de Amicis, suffit largement aux bambins de la péninsule… L’éducation des Anglo-Saxons est orientée par le ministère du Commerce ; celle des Méditerranéens, Gaulois et Latins, doit l’être par le ministère des Arts. Une formidable distance sépare ces deux ministères…

Memento §

Memento. — Emilio del Cerro : Vittorio Alfieri e la contessa d’Albany. Storia di una grande passione, Roux et Viarengo, Rome-Turin. — Camillo Solimena ; L’Inutile risveglio, Ganguzza-Lojosa, Palerme-Rome. — Giuseppe de’ Paoli : Solitaria Fonte, Poème, La Nave, Gênes. — G. Salvemini : Il pensiero religioso politico sociale di G. Mazzini, Trimarchi, Messina. — Giuseppe Tarozzi : Teologia dantesca, R. Giusti, Livourne. — Giuseppe Fanciulli : L’Individuo nei suoi rapporti sociali, Fr. Bocca. Turin. — Revues représentatives : Il Campo, Turin ; Rivista Ligure, Gênes ; Poesia, Milan ; Luce e Ombra, Milan ; Hermes, Florence.

Tome LVII, numéro 200, 15 octobre 1905 §

Histoire.
M. Guglielmo Ferrero et Lucullus §

Tome LVII, numéro 200, 15 octobre 1905, p. 589-595 [589-590].

Nos lecteurs se souviennent sans doute de la critique que nous avait suggérée l’interprétation du rôle de Lucullus52 par l’éminent historien italien dans son Histoire Romaine. On lira avec intérêt la réponse suivante de M. Ferrero à nos objections. Elle fixe un des points les plus curieux et les plus importants de la thèse historique de l’auteur touchant le développement de Rome et les artisans de ce développement.

« Je me permets de faire une petite réponse à une de vos objections. Vous dites que Sylla avait déjà précédé Lucullus dans la voie de l’initiative personnelle. Vous avez raison. Mais il n’a pas appliqué cette initiative personnelle à une politique d’expansion, mais à la politique intérieure. Sylla a été un anti-impérialiste. Il a continué, en ceci, la vieille tradition de la politique aristocratique, qui, depuis Scipion l’Africain, fut contraire à l’expansion. Quieta non movere était son mot. Du reste, Sylla s’est trouvé dans une situation intérieure si affreuse qu’il ne pouvait point penser à de grandes entreprises extérieures.

« L’importance historique de Lucullus consiste, d’après moi, en ceci que, le premier, il brise avec cette vieille tradition du parti aristocratique et commence une politique d’expansion ouvertement agressive. Jusqu’alors la politique romaine avait attendu passivement les occasions d’élargir l’empire, et parfois même elle les avait laissé échapper : depuis Lucullus, elle les a cherchées. Et c’est Lucullus qui a donné, le premier, ce grand élan à la politique de Rome. »

Tome LVIII, numéro 202, 15 novembre 1905 §

Questions morales et religieuses.
Monsign. Antonio Briganti : La Chiesa e la Societa moderna, Perugia, tip. V. Santucci §

Tome LVIII, numéro 202, 15 novembre 1905, p. 267-271 [267-269].

Si l’on en croit certaines déclarations parfois éloquentes ou plus d’une dissertation en apparence érudite, il y aurait un antagonisme irréductible entre l’Église et ce qu’on est convenu d’appeler la Société moderne. La première serait, à ce qu’on prétend, bien vieille pour entretenir des rapports amis avec la seconde, et celle-ci ne pourrait que perdre à suivre la direction d’une aïeule toujours grondeuse, opposée à cause de son grand âge aux innovations les plus légitimes, et en quelque sorte frappée d’une incurable paralysie. Ce qui est mort est bien mort : il faut aller vers l’Avenir. Quel avenir donc ? Un Avenir de science et de liberté croissante, un Avenir où l’homme sera plus homme que jamais et, s’inquiétant seulement d’embellir sa demeure terrestre, ne caressera plus les chimères d’un au-delà déclaré inconnaissable. Ces idées, que je résume, sont dans l’air ; elles forment toute la philosophie d’une multitude d’esprits qui se croient ou que l’on dit éclairés ; elles viennent même parfois hanter comme une tentation pénible les croyants eux-mêmes. Ils se demandent, à certaines heures de découragement, si, par hasard, le rôle social de l’Église ne serait pas terminé; il leur semble qu’elle va s’effaçant tous les jours davantage à l’horizon du monde civilisé, et ils conçoivent je ne sais quelle humiliation à se sentir isolés au milieu d’un siècle où l’on pourrait presque dire que la religion ne compte plus. Il faut bien le reconnaître, le Catholicisme traverse, particulièrement chez les nations latines, qui lui doivent pourtant leur gloire, une crise grave mais l’expérience du passé doit enseigner à ses ennemis à afficher avec moins d’impudeur la grossière joie de ce qu’ils considèrent comme leur. triomphe. Les succès momentanés de l’erreur en effet ne font que préparer à la Vérité des résurrections plus magnifiques. Dans un livre écrit autant pour la France que pour l’Italie, et qu’il intitule La Chiesa e la Societa moderna, un savant évêque, écrivain brillant et chaleureux, développe à ce sujet des considérations dont il ne m’est permis de donner ici que la substance. Est-ce que par hasard, dit Mgr. Antonio Briganti, les temps modernes, plus que ceux qu’ils ont précédés, pourraient se passer des vérités dont l’Église est dépositaire ? C’est soutenir un non-sens que de le prétendre, car l’homme, au fond, n’a pas changé et il est appelé, aujourd’hui comme autrefois, à vivre de la vie surnaturelle. Certes la civilisation présente est pleine d’éclat : loin de la condamner dans ce qu’elle a de légitime, l’Église applaudit à des résultats qui doivent être mis au nombre des fruits du Christianisme. Toutefois, elle a le devoir de rappeler sans cesse que le progrès matériel est un moyen, mais non un but, et que si, comme il arrive trop souvent, le progrès moral et spirituel ne marche pas de pair avec lui, l’humanité se trouve bien vite engagée dans des voies mauvaises, qui la mènent infailliblement à sa décadence. On en peut dire autant de la science, utile et féconde quand elle reste dans sa sphère, mais funeste quand elle en sort pour opposer aux affirmations souveraines de la Foi des spéculations athées ou matérialistes. La doctrine contre laquelle, en somme, l’enseignement de l’Église s’élèvera toujours, c’est l’Humanisme, c’est-à-dire, en prenant le mot dans son sens philosophique et non dans son sens littéraire, la doctrine qui prétend que l’homme, né bon, se suffit à lui-même et peut, dans les limites de sa nature, accomplir sa destinée. Mais qui ne voit que la simple observation suffit à réfuter une telle doctrine ?

L’homme est imparfait et il a besoin de lutter sans cesse pour se rapprocher de la perfection ; l’homme aspire à la possession de l’Absolu et, dans la mesure même où il est homme, il ne peut se contenter du fini. La civilisation la plus brillante, les découvertes de la science la plus avancée ne feront jamais qu’étourdir un moment, sans l’assouvir, l’âme humaine, que préoccupe avant tout le problème de sa destinée. Or, sauf la solution que l’Église lui donne, ou bien ce problème capital demeure irrésolu, ou bien il ne trouve dans les systèmes philosophiques et les fausses religions que des solutions incomplètes et contradictoires. Il n’est donc pas vrai que l’Église ait terminé son rôle ici-bas et doive être désormais reléguée dans le passé, au nombre des institutions qui ont fait leur temps. Elle a toujours le secret des paroles qui conduisent à la vie éternelle et de celles qui assurent la félicité de la vie présente. Elle encourage la vraie liberté née de l’Évangile, mais elle anathématise cette liberté fausse qui, fille des sophismes du xviiie siècle et de la Révolution, ne peut conduire les peuples qu’à l’anarchie. S’il y a donc opposition et conflit, ce n’est pas entre elle et la société moderne, c’est entre elle et les erreurs qui, jetant le trouble dans cette société, la menacent, à bref délai, d’une complète dissolution.

Il faut l’espérer pourtant, les choses n’en arriveront pas à ce point où elles deviennent irréparables. La Société moderne s’apercevra enfin qu’il faut compter avec le Christ et l’Église. Pour cette dernière, nous sommes certain qu’elle a les promesses, et quant à la France, comme l’écrivait récemment un éloquent religieux : « Le Catholicisme est sa chair vive, son ossature, ses nerfs, son sang, son cœur. Même ceux qui ne s’en doutaient guère le verront clairement et bientôt. »

Pour ce qui est de l’Italie, Mgr Briganti, à la fin de son livre, exprime l’espérance qu’une entière liberté y sera rendue au Pontife. Il s’attarde à cette belle vision de la Ville-éternelle restituée au Pape et de Florence, la Cité des Arts et de la Beauté, devenue tout naturellement la capitale où siégerait, ralliant ainsi à elle les sympathies catholiques, la maison de Savoie. Il ne paraît pas, humainement parlant, qu’une telle solution soit prochaine. Il nous plaît toutefois d’en accepter l’augure et il nous semble que si quelqu’un est capable par sa bonté, par sa popularité, par l’amour qu’il suscite, de la faire aboutir un jour, c’est bien l’humble, évangélique et doux Pie X.

Tome LVIII, numéro 203, 1er décembre 1905 §

Littérature dramatique.
F. T. Marinetti : Le roi Bombance, trag. satirique en 4 actes, en prose ; Soc. du Mercure de France, 3,50 §

Tome LVIII, numéro 203, 1er décembre 1905, p. 421-424 [421-423].

Sur les terrasses du château de Bombance, les sentinelles qui veillent dans la nuit se renvoient les unes aux autres le cri : « Sauce Tartare tar…tare », qui va se perdant peu à peu dans le lointain…

Veillez bien derrière les créneaux, ô Sentinelles, en vous promenant la fourchette sur l’épaule ! Car, roulés dans leurs manteaux, au bas des murailles, dorment d’un sommeil agité les Affamés du royaume des Bourdes.

Ni les incantations poétiques de l’Idiot lauréat, ni les homélies du père Bedaine, prélat concordataire53, ni les commentaires ingénieux dont le ministre Béchamel et autres marmitons du Bonheur Universel (toujours futur, bien entendu) accommodent l’enivrante lecture des Menus officiels ne suffisent plus à calmer l’appétit des Bourdes, surexcité par les apéritifs discours — seule nourriture qui leur soit donnée — du révolutionnaire Estomacreux. Il vit de ce Progrès : la dilatation d’estomac. Elle devient telle qu’elle amène des scènes d’anthropophagie. (On sait d’ailleurs que ce vice n’est nullement primitif ; et rien ne prouve en somme que nous n’y reviendrons point.)

Le « palais » une fois emporté d’assaut, le roi Bombance avec ses fidèles une fois dévorés dans une monstrueuse orgie par les révoltés — ou plutôt, comme de règle, par leurs chefs — ceux-ci, gonflés à éclater, entendent, avec effarement, monter du fond d’eux-mêmes les voix de leurs victimes. Dès lors, contenants et contenus s’identifient. Jusqu’au très prosaïque journaliste Canard, en qui le crâne de l’Idiot bouche l’orifice anal, de sorte qu’il lui remonte aux lèvres des métaphores et même des vers, à la stupeur du public ! Ce dernier, bien entendu, n’a pas senti, un instant, diminuer sa faim. Loin de là, son hébétante dilatation d’estomac ne fit que croître au spectacle de l’orgie révolutionnaire ; mais quoi ! n’est-ce pas ici, encore une fois, le saint progrès ?… Une nausée générale d’Estomacreux et du gouvernement provisoire rejette debout, devant leur épuisement, Bombance et ses ministres, couronnés des râteliers emportés au passage, et restaurés, fortifiés de ce qu’ils ont dévoré dans leurs récentes demeures.

— En vérité, prêche le P. Bedaine, l’Estomac humain n’a jamais cru que sa faim présente fût normale. Il a toujours cherché en arrière ou en avant un festin paradisiaque…

— Âge d’or des Anciens, que nos Socialistes affirment voir, sans lunettes, dans l’avenir, et traduction grossière de l’Appétit supra-terrestre par quoi nous appelle, mais individuellement, donc utilement, l’Au-Delà. Ici-bas il ne produit qu’excréments et vomissements ; ainsi le proclame, au dernier acte, Sainte Pourriture, reine de la Terre : —

C’est moi qui accouple les fleurs obscènes, plus chaudes et désirantes que des vulves ! Et je me manifeste dans l’éclosion d’une rose, dans la décomposition d’un cadavre, dans le sourire d’un enfant et dans le hurlement d’une tigresse en rut !… Quand je parais, le rythme de la vie s’accélère frénétiquement, et la Destruction hâte ses ravages !… Ne dites pas : « Nous mourrons demain… Je vis !… J’étais mort ! » Mais dites plutôt : « Je suis une parcelle du cadavre éternel et vivant de la nature ! »

On a écrit, récemment encore, trop d’absurdes commentaires sur Rabelais. J’ai pensé qu’il fallait saisir la présente occasion d’analyser sur le vif la part d’« ésotérisme » contenue en un poème de même famille que le sien :

— « L’œuvre a été conçue, me répond de Milan M. Marinetti, par un jour d’été torride, dans une vaste salle populaire toute empestée de sottise brutale et alcoolisée par la plus rouge des éloquences, durant un de ces duels oratoires que Turati (qui ressemble à mon « réformiste » Béchamel, cuisinier du Bonheur Universel) et Labriola, qui ressemble, avec infiniment plus de talent et de savoir, à mon révolutionnaire Estomacreux, donnaient en spectacle à trois mille ouvriers. » — « Au début de la tragédie, m’explique une seconde lettre, c’est des funérailles de Crispi qu’il s’agit quand la foule parle du tout puissant cordon-bleu RipailleSyphon, cuisinier du Bonheur Universel, ressemble beaucoup à Ferri. »

L’imagination emportée du poète a construit le reste, — l’imagination, c’est-à-dire cette généralisation qui ne doit épargner aucun parti (avec les Papimanes trop zélés, Rabelais bafoue les grotesques Papefigues) et faire ainsi plus vrai que l’histoire, selon le mot immortel d’Aristote.

Tome LVII, numéro 204, 15 décembre 1905 §

Histoire.
M. A. Billot : La France et l’Italie. Histoire des années troubles 1881-1899, Plon §

Tome LVII, numéro 204, 15 décembre 1905, p. 586-590 [586-588].

La France et l’Italie, histoire des années troubles (1881-1899), par M. A. Billot. — Sur les dix-huit années qu’embrasse cet ouvrage, et que l’auteur qualifie de troubles, les neuf dernières ont été vécues par lui à Rome où il représentait la France. M. Billot avait été envoyé à Rome, comme ambassadeur auprès du Quirinal, en avril 1890. À ce moment les relations commerciales entre la France et l’Italie étaient aussi mauvaises que possible, par suite de la guerre de tarifs où s’entêtaient les deux États et les relations politiques si incertaines qu’on avait pu, à diverses reprises, craindre de voir la guerre surgir à propos d’incidents auxquels un parti pris de mauvaise volonté prêtait seul de l’importance.

La crise avait atteint, en 1888, son point le plus aigu. En 1890, quelques symptômes de détente se manifestaient, mais la bonne volonté de notre ambassadeur, comme les bonnes volontés italiennes devaient pendant longtemps encore se heurter aux circonstances ou à certaines obstinations, et ce n’est qu’en 1896 que furent commencées des négociations qui, trois ans plus tard, aboutirent à une entente avantageuse pour les deux nations.

L’histoire de ce malentendu ruineux n’est pas sans utilité pour apprendre aux peuples ce que peuvent leur coûter leurs gouvernements surtout quand l’action malfaisante des gouvernants et des diplomates est facilitée par un emportement irraisonné de l’opinion. Pendant toute cette période, les Français et les Italiens crurent avoir des griefs réciproques, et nourrirent une animosité mutuelle qui les poussa à supporter des pertes cruelles, dans l’espoir d’en infliger de pires au voisin. Les Italiens souffrirent plus encore que les Français de cette situation économique : certains de leurs hommes d’État ne s’en montrèrent que plus acharnés, et il est permis de croire que plus d’une fois ils ont pensé à l’expédient criminel d’une guerre.

La dénonciation des traités de navigation et des traités de commerce fut la conséquence de l’entrée de l’Italie dans la triple alliance, et du triomphe en France des idées protectionnistes. La présence au pouvoir de M. Crispi coïncida toujours avec les phases les plus aiguës du différend.

Les Français qui accusaient les Italiens d’ingratitude ne se rendaient pas compte que la politique de Napoléon III à l’égard de l’Italie et du Saint-Siège avait été aussi exaspérante pour les Italiens que son intervention de 1859 leur avait été utile. De plus, ils ne pouvaient se rendre compte, sachant combien l’immense majorité des Français depuis 1870 était opposée à toute intervention en faveur du rétablissement du pouvoir temporel, ils ne pouvaient se rendre compte des craintes que les Italiens avaient conçues à cet égard. Ceux-ci avaient été mis aux champs par les tapageuses manifestations des évêques français au moment de l’ordre moral, et le 16 mai avait redoublé leurs craintes. Craintes dont l’objet était bien illusoire, mais qui n’en étaient pas moins réelles et plus vives qu’aucun Français ne pouvait l’imaginer. Les Français d’il y a vingt ans ne se souciaient guère, quand ils raisonnaient sur la conduite ou les sentiments des autres peuples, de considérations positives, ni d’une méthode bien précise : ils ne voulurent point envisager quel mécompte avait pu être pour l’Italie l’occupation de la Tunisie. Ils n’imaginaient point que les Italiens pussent légitimement avoir à l’égard de la France, depuis Solférino et à tout jamais, en dépit de toute circonstance, d’autre politique que la politique d’action de grâces.

Par contre les Italiens prêtaient à la majorité des Français les sentiments de quelques catholiques militants : ils ne voulaient pas voir le vaste mouvement d’opinion qui rendait la masse de la nation de plus en plus indifférente à la cause pontificale. Ils supposaient à la France des velléités d’agression qui n’entrèrent jamais dans le cerveau d’aucun, et ces imaginations hantaient même l’esprit des gouvernants : il paraît bien que Crispi ait été sincère quand il affecta de redouter en 1888 une agression de la flotte française, en pleine paix, contre la Spezia, et quand, plus tard, il se persuadait que la France avait massé 100 000 hommes sur la frontière des Alpes. Avec un tel état d’esprit, il n’était pas difficile de profiter du grand malaise économique pour tourner contre la France l’irritation d’un peuple affamé. Tout incident était gros de conséquences inquiétantes. M. Crispi ne s’appliqua pas à éviter ces incidents.

Pendant cette période, l’opinion italienne vit l’influence de la France dans toutes les difficultés qui pouvaient survenir à l’Italie.

L’ouvrage de M. Billot, qui est une véritable histoire diplomatique et politique de l’Italie pendant ces années, détaille en particulier l’aventure africaine. L’auteur paraît s’être servi des mémoires du général Baratieri et l’impression qui résulte de son récit est que ce général fut plus malheureux que coupable. Actif, clairvoyant, il ne cessa de dénoncer au Gouvernement les dangers de sa situation. Le seul tort qu’on puisse lui reprocher est d’avoir consenti à se rembarquer, après avoir exposé au Gouvernement l’impossibilité de faire face, avec les ressources dont il disposait, aux menaces de l’ennemi. Il partit sans avoir obtenu de Crispi et du ministre de la guerre aucune promesse formelle. Ce fut une faute qu’il reconnut et qu’il expia durement. Mais elle n’innocente ni le ministre qui le poussait l’épée dans les reins, ni la majorité qui avait donné carte blanche à ce ministre.

Baratieri avait joué : malheureusement il ne jouait pas que sa situation personnelle, il jouait le sang de son pays. Un an auparavant, un général français avait joué de même, en acceptant de diriger l’expédition de Madagascar dans des conditions que lui, vétéran des guerres coloniales, devait savoir funestes. Il gagna contre toute vraisemblance, mais sa victoire coûta plus de vies à la France que le désastre d’Adoua n’en coûta à l’Italie. Seulement, comme il avait réussi, on ne lui en demanda pas compte. L’exemple de Duchesne dut enhardir Baratieri.

Ce désastre eut pour l’Italie des conséquences heureuses. Il mit fin à la politique de conquêtes coloniales, et le changement de ministère qui en fut la conséquence rendit possible une amélioration des rapports avec la France. Ce fut d’abord l’accord italo-tunisien, puis le rétablissement des relations maritimes, enfin un accord commercial. Les deux nations arrivaient à se réconcilier après avoir subi de leur différend de longs et coûteux dommages, comme deux enfants qui, après s’être boudé longtemps, et s’être longuement ennuyés chacun dans un coin, s’aperçoivent que leur désaccord était sans motif et leur rancune sans raison.

Lettres italiennes §

Tome LVIII, numéro 204, 15 décembre 1905, p. 616-620.

A. Fogazzaro : Il Santo. Baldini, Castoldi, Milan §

Dans tout pays et dans toute carrière des êtres pullulent qui, arrivés par des voies diverses à une place prépondérante, voire à la gloire, dominent les esprits pendant un certain laps de temps, tyrannisent les nouveaux arrivés, font les lois et établissent des principes, font ce qu’on appelle vulgairement le beau et le mauvais temps et sont appelés : Maîtres. Il y en a pour qui la gloire, cette « monnaie vulgaire avec laquelle tout le monde paye », comme disait Nietzsche, est une récompense adéquate à la force originale et féconde d’une idée ou d’une œuvre. Il y en a, surtout dans la carrière des arts dits libéraux, qui ne justifient point leur renommée et les droits par trop nombreux que celle-ci accorde. Il est des écrivains qui, seulement pour avoir écrit dans leur vie quelques pages remarquables, sont reconnus Maîtres, et dominent. La production suivante ne justifie point leur domination. Parfois, elle semble même au-dessous de toute dignité d’artiste. Tel est le cas, en Italie, de M. Antonio Fogazzaro et de Mme Mathilde Serao, et d’autres…

M. Antonio Fogazzaro vient de lancer, ou de faire lancer, un roman : Il Santo (le Saint), qui aura, je crois, très prochainement l’heur de paraître dans le solennel péristyle de la Revue des Deux Mondes. Ce roman était très attendu en Italie. Depuis plus d’un an le Maître illustre l’avait promis au public, par la voix des complaisantes interviews dites indiscrètes. Le jeune parti catholique italien, qui compte parmi ses plus fiers capitaines M. le Sénateur Fogazzaro, attendait en frémissant ce nouveau défi de guerre lancé aux penseurs par le grand romancier, dont la préoccupation catholique hante les rêves et déforme l’art. Le roman vient de paraître, et l’événement a été salué par toutes les trompettes de la presse italienne. Mais la déception a été grande. Ceux qui se préparaient à le discuter ont renoncé à toute entreprise idéologique. Les critiques les mieux disposés ont dû relever l’absurde puérilité de la construction du livre et la langue malheureuse d’un grand écrivain qui n’a pas encore appris à écrire l’italien. Et l’insuccès éclatant a fait doubler et tripler la vente ordinaire des romans de M. Fogazzaro.

L’Église renie le nouveau livre. La Congrégation de l’Index l’examine pour l’excommunier. Les jeunes catholiques l’acceptent sans enthousiasme, mais avec une très grande bienveillance. La critique intelligente et en dehors de tout parti, tout comme l’Église, le renie.

Il Santo est une banale parodie de la vie de saint François d’Assise. Et cette profanation moderne de ce divin, qui résume sans nul contredit la plus pure et la plus orgueilleuse spiritualité du Moyen-Âge, de ce merveilleux enfant du Seigneur que Dante salua en le nommant : Soleil, a été accomplie par un des plus fervents néo-catholiques de nos jours. Saint François d’Assise vint soutenir l’Église chancelante, et en s’adressant au nom du Christ et de la primitive bonté de la religion aux Pontifes, il submergea leurs haines et leurs ambitions sous l’ondée lumineuse et grave de son orgueilleuse humilité, et avec sa grande âme de poète versa dans les veines de l’Église toute la bienheureuse énergie des humbles qui demeuraient profondément attachés à la parole messianique et tremblaient d’épouvante devant l’œuvre de destruction méthodique de leurs chefs religieux. La douce harmonie de vie de ce lointain dominateur est transposée dans les tonalités populaires d’une créature contemporaine, et dans le roman de M. Fogazzaro, saint François d’Assise s’appelle (horreur !) Pietro Maironi. Cet homme pense que l’Église doit être sauvée par la puissance de la vie simple, chaste, purifiée de toute laideur mondaine, rendue à sa primitive idéalité de pensée et de sentiments. M. Fogazzaro surgit du parti néo-catholique italien, qui, sous le nom de démocratie chrétienne, s’efforce d’imposer à l’Église un certain nombre de dogmes modernisés, temporels aussi bien que spirituels pour en assurer de plus en plus l’éternité. L’encyclique : Rerum Novarum, de Léon XIII, enflamma l’espérance, des nouveaux religieux, mais les portes de bronze du Vatican ne leur sont pas encore grandes ouvertes. Ils représentent la tendance romantique du catholicisme moderne contre la volonté classique de l’Église, c’est-à-dire « la tendance à maintenir l’unité de la tradition par l’imitation », selon la claire définition que M. Anatole France donne de cette volonté. Pietro Maironi, le saint, est une expression individualisée de ce romantisme. Comme saint François, après s’être purifié dans un couvent, il canalise ses forces dans deux voies suprêmes : la volonté de prédication et l’aspiration vers Rome. M. Fogazzaro met aux débuts son héros dans ce magnifique nid d’aigle qui est le couvent de Subiaco, non loin de Rome. Là je me rappelle avoir vu la stalle où saint François s’assit, à côté de celle où trois siècles après s’assit Charles V ; là existe la fresque d’une incomparable et émouvante naïveté, la seule peut-être faite d’après nature, qui représente saint François en umile fraticello (humble petit frère), avant de recevoir les stigmates. Pietro Maironi, le saint, attend là sa préparation bienheureuse. Et comme un écrivain moderne ne saurait point concevoir le roman d’une âme sans la lutte des sexes, M. Fogazzaro envoie à Subiaco l’ancienne maîtresse du saint, Jeanne, qui en repart désormais désespérée. Pietro Maironi commence son œuvre d’apôtre. L’Église le hait à cause de son indépendance rationaliste ; le gouvernement le hait et le poursuit à cause de son apostolat. Et le saint meurt. Avant de mourir, il appelle son ancienne maîtresse qui représente évidemment l’Ennemie, et lui offre le crucifix à baiser. C’est son dernier acte, ni stérile ni fécond, et tout à fait « vieux style » comme les autres qu’il a accomplis.

Tout est vieux et faible dans ce roman. La construction y est conventionnelle. L’abus que son auteur fait de l’élément comique à côté du tragique y est une cause de désordre, très souvent laid. La langue est impure. Mais, surtout, le livre entier a le tort de faire un grand mal à la cause même que l’auteur veut défendre, carie caractère de ce Pietro Maironi, mal défini, exalté, désordonné, est par cela même antipathique. Et il jette un discrédit sensible sur les esprits des quelques très purs qui partout défendent avec amour la sainteté du catholicisme, et sans encore vouloir reconnaître pour une religion la loi de mort, ou tout au moins de profonde métamorphose qui est inéluctable pour tout organisme organisé, individuel et collectif, s’efforcent de rendre au catholicisme une haute et belle signification d’universalité.

Le catholique, classique ou romantique, par le simple fait de demeurer catholique, fait preuve d’une mentalité assez particulière, au milieu de tous les courants impétueux de la pensée contemporaine qui cherche son expression et son nom. Ses œuvres de pensée peuvent être très belles et utile, s’il les réalise en grand artiste, comme le font Péladan et Huysmans. Mais tel n’est pas le cas de M. Fogazzaro.

Luigi Orsini : I Canti delle Stagioni, Libr. Ed. Lombarda, Milano §

Tandis que l’âge a dompté la fureur toujours vibrante et chantante du vieux Carducci, tandis que M. Pascoli fait entendre de temps en temps des voix un peu trop plaintives de sa lyre cependant si originale, tandis que M. d’Annunzio fatigue la curiosité de sou public avec une surproduction quelque peu hâtive et excessive, les jeunes poètes ne révèlent pas encore celui qui héritera de la force de ceux qui s’en vont. Ils produisent livres sur livres ; ils apportent avec une généreuse sincérité mille accents de leurs âmes, ils se révèlent, se rangent dans le nombre exubérant des talents, attendant leur quart d’heure de gloire, se mêlent dans une foule compacte, et aucun d’entre eux ne nous paraît aujourd’hui montrer une face plus lumineuse, une âme plus neuve, une force plus fervente, une promesse de puissance de rêve et d’expression, qui soit par cela même une promesse de renouveau pour la poésie nationale. L’isolement, la dispersion, ces belles qualités de notre temps de préparation, régissent aussi les esprits littéraires d’Italie. Il n’y a point d’écoles, presque point de groupes. Cependant de beaux talents paraissent assez forts pour nous retenir, nous charmer, et nous laisser quelque profonde impression de leur sentiment. Comme pour la jeune poésie française, une des plus belles caractéristiques de ces poètes, c’est un grand amour de la nature, et quelque joyeux optimisme de la vie. Cet amour de la nature, chez quelques-uns, est un véritable amour du sol, et c’est ainsi que les régions de l’Italie semblent devoir être nouvellement glorifiées par la poésie de la génération de poètes qui monte. En elle, je distingue un sensitif et un géorgique d’une force subtile et personnelle, qui vient de publier un beau livre : I Canti delle Stagioni (Les Chants des Saisons). Ce poète, M. Luigi Orsini, est romagnol. Il a un véritable et pieux culte de sa terre, de son histoire et de ses beautés. Il compose une série d’Élégies des Romagnes, où son amour est exprimé dans un langage hiératique. Et je me rappelle sa voix émue et sa figure transfigurée, lorsque, en allant ensemble en pèlerinage à Ravenne le tombeau d’un empire, il me montra d’un geste inoubliable dans la campagne, au bord du fleuve, le cercle de sept cyprès qui entourent une petite colonne, et me dit : Ici tomba Gaston de Foix. Il me révéla par son geste toute la sincérité de sa poésie, dans ces évocations de l’histoire connue, dans celles de la nature vue ou rêvée. C’est cette sincérité exubérante que je retrouve dans les Chants des Saisons, livre d’une émotion et d’une expression précises et fortes. Son panthéisme délicat et joyeux est résumé dans une strophe, où la nature parle :

Ce n’est pas vous, ô mortels, qui connaissez la joie infinie
de ce qui passe pour suavement faire retour,
ni la joie d’ajouter la vie à la vie,
de réveiller, après un crépuscule, le jour !

Romolo Quaglino : Filottete, Remo Sandron Ed., Milan §

M. Romolo Quaglino est un poète qui voit largement la vie dans la perspective hellénique comprise d’une façon toute moderne. Sa production est vaste. Il compose des fresques d’une décoration élégante et savante. Son livre, Filottete, contient des variations poétiques sur le terrible Philoctète de Sophocle. La compréhension de l’âme grecque est belle et la langue y est harmonieuse et riche.

Jolanda : Le Indimenticabili, Libr. Ed. Lombarda, Milan §

Le dernier roman de Jolanda, la fine et féconde romancière, semble résumer tous les charmes de délicatesse de cet écrivain. Le Indimenticabili (Les Inoubliables) est un roman d’un sentiment fin et triste ; c’est l’histoire des créatures qui furent aimées et abandonnées, et ne purent pas être oubliées. Sa lecture nous émeut comme celle du poème exquis d’une âme tendre et douloureuse.

Stendhal : Roma, Roux et Viarengo Ed., Turin. — L’Arioste : Roland Furieux, Hector Lacoche, trad Roux et Viarengo, et Boyveau et Chevillet, Paris. — Frédéric Mistral : Mirella, Mario Chini tr., Fr. Treves, Milan. — P.-B. Shelley : Poèmes, Roberto Ascoli tr., Fr. Treves., Milan §

Les éditeurs Roux et Viarengo, de Turin, viennent de faire paraître la première traduction intégrale italienne de Rome de Stendhal. La belle œuvre du grand esthéticien des villes est illustrée par des reproductions de photographies des lieux et par de vieilles estampes. Elle est d’un très grand et très réel intérêt pour les esthètes néo-romains. A Paris, a paru la traduction du Roland furieux, par M. Hector Lacoche. En plus de la connaissance parfaite, rare, de la langue de l’Arioste, et la plus adéquate compréhension du Poète héroïque, M. Hector Lacoche y révèle des qualités personnelles de poète, d’excellent poète. Je signale aussi les traductions italiennes très heureuses de Mireille, le chef-d’œuvre mistralien, faite par M. Mario Chini, et des Poèmes de P.-B. Shelley, faite par M. Robert Ascoli.

Memento §

Giorgio Ofredi : L’Anima delle Carni, roman, Remo Sandron, éd., Milan. — Romolo Quaglino : Cibela Madre, poèmes, Remo Sandron éd., Milan. — Romolo Quaglino : I Modi, Anime e Simboli, Remo Sandron, éd., Milan. — Francesco Rocchi : Pace d’Olivi, poèmes, Giovanni Fraioli, éd., Arpino. — Lao-Tse : Il Libro del la via, G. Evans, trad., Fr. Bocca, éd., Turin. — Fr. Nietzsche : Così parlò Zarathustra, Romualdo Gianiatr., Fr. Bocca, éd., Turin. — P. Viazzi : Psicologia dei Sessi, Fr. Bocca, éd., Turin. — Alberto Strafico : La psicologia collettiva, Remo Sandron, éd., Milan. — Olindo Malagodi : Calabria desolata, Roux et Viarengo, éd., Turin. — De l’Istituto Italiano di Arti Grafiche (Bergame) : l’étude très attendue et très complète de M. Vittorio Pica sur l’Exposition d’Art Mondial à Venise.

Échos.
Une nouvelle revue italienne §

Tome LVIII, numéro 204, 15 décembre 1905, p. 645-650 [649].

Une nouvelle revue italienne, le Rinascimento, paraît à Milan (Libreria editrice Lombarda, de MM. Mohr et Antongini). Elle a pour directeur M. Ettore Moschino. Elle publie dans tous ses numéros un article de Gabriel d’Annunzio et un article de Mathilde Serao. Parmi les collaborateurs, Mme Grazia Deledda, MM. Pascoli, Colantti, et les meilleurs écrivains de langue italienne. Chaque fascicule du Rinascimento contient une Correspondance parisienne de M. Gustave Kahn.