Mercure de France

1909

Articles du Mercure de France, année 1909

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Berger (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome LXXVII, numéro 277, 1er janvier 1909 §

Les Théâtres.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 277, 1er janvier 1909, p. 151-156 [155].

[…] Renaissance-Tragique : Le Tasse, drame en 5 actes, de M. Paul Souchon (5 décembre). […]

Art ancien §

Tome LXXVII, numéro 277, 1er janvier 1909, p. 163-166 [166].

Anonyme : Michel-Ange, 7 fr. 50 (Hachette) §

La collection des Classiques de l’Art, publiée en France par la maison Hachette et qui a débuté l’an dernier par le recueil des œuvres d’Albert Durer, vient de s’enrichir d’un nouveau volume consacré à Michel-Ange. Il n’entre pas dans mon dessein d’apprécier à nouveau ici en quelques lignes cet exceptionnel artiste ; mais il est certes utile de signaler que le récent volume paru contient la reproduction de toutes ses œuvres et de celles qui lui sont attribuées : c’est un recueil des plus précieux pour les curieux et les amateurs, aussi bien que pour les érudits. Une préface sobre et précise donne par surcroît tous les renseignements utiles sur l’homme et sa carrière.

Abel Letalle : Les Fresques de Florence, 5 fr. (A. Messein) §

Quant au livre de M. Abel Letalle sur les Fresques de Florence, c’est une œuvre de poète ému par la beauté des œuvres bien plus qu’une sèche critique ; le littérateur s’est amusé à décrire en détail bon nombre des peintures qu’il a pu admirer et il nous fait visiter avec lui les églises Santa Croce, San Martino, etc., ainsi que les musées de Florence.

Lettres italiennes §

Tome LXXVII, numéro 277, 1er janvier 1909, p. 171-175.

Giovanni Pascoli : Le Canzoni di Re Enzio, Zanichelli, Bologne §

M. Giovanni Pascoli vient de donner à l’Italie les premiers chants d’une Épopée nationale. Ce sont, dit-il, des « tentatives et essais épiques ». Ce sont, dis-je, des chants d’un grand poème épique où l’âme italienne se retrouvera peut-être, des chants du poème de sa race que l’Italie attend encore. La conception de l’épopée de M. Pascoli est d’une tendresse et d’une évocation sentimentale très neuves. Il ne chante pas seulement la haine antique, la haine puissante et féconde du Moyen-Âge, c’est-à-dire de ce temps de mœurs militaires, qui nous a façonné une âme occidentale parfaitement caractérisée encore aujourd’hui. Il évoque toute une époque avec tendresse, avec cette tendresse de l’enfant qui sourit à un rêve composé de toutes les légendes éparses dans le rayonnement de son foyer. Semblable à un enfant fasciné par le vieillard qui lui dépose au fond du cœur les signes de la tradition, M. Pascoli regarde le passé avec une âme nouvelle, oubliant sa culture pour n’écouter que le bourdonnement séculaire du sang de sa race. Et son esprit est émerveillé et ému, et tant souvenir y devient sentiment.

Il y a deux manières de « sentir » l’épopée. Et il ne s’agit pas des deux manières scolastiques, qui consistent à séparer l’épopée nationale, sorte de génération spontanée au milieu d’une multitude, de l’épopée littéraire, sentie et exprimée par un homme seul, un poète. Il y a donc la manière pathétique, qui se résout dans une exaltation monotone des signes extérieurs, derniers, des totaux triomphants d’un fait historique. Et il y a la manière toute intérieure, une sorte de manière vraiment et profondément tragique, qui évoque des états d’âme anciens, plus que des conclusions historiques. L’une se borne continuellement à chanter la « gloire » d’une collectivité en face d’une autre, et le pathétique de ce contraste est d’une écrasante banalité. L’autre chante l’amour et chante la haine, en eux-mêmes, dans leur rayonnante fécondité, source de grand lyrisme. Tandis que Carducci, tout gonflé par le « pathos historique » de Hugo, fut et demeure lourdement pathétique, M. Pascoli recherche d’autres rythmes pour de plus subtiles évocations, et chante l’âme ancienne, concentrant son inspiration dans le grand point d’orgue de la vie médiévale italienne : la fin d’un Empire.

Puisque j’ai nommé Carducci, j’insiste sur la comparaison. Carducci fut presque toujours plus historien que poète. N’est-ce pas de lui ce vers que tout poète doit réprouver énergiquement pour la profession de foi, vraiment « professorale » et fort peu « poétique », qu’il annonce :

Qui cherche les papillons sous l’arc de Titus ?

Tout poète peut chercher les « papillons » dans les pierres animées par la palpitation énorme de l’histoire ; Carducci, historien, professeur d’université, n’y cherchait, lui, qu’une gloire, une date et un nom, un total de signification immédiate et pratique. Le mal que Carducci a fait, ou fait, aux jeunes générations de la péninsule est grave. Il alourdit sur les jeunes poitrines tout le poids de l’histoire et de l’histoire adaptée à un parti pris d’exaltation, toute gonflée par un implacable pathos, dont la culture italienne, restreinte aux faits et gestes de la péninsule, interprétés de façon à satisfaire les plus aigus chauvinismes, esthétiquement se ressent et souffre. Et comme Carducci se révéla aussi, sans nul doute, et à plusieurs reprises, grand poète, son influence n’en est que plus redoutable.

La gloire italienne est en effet apprise dans les écoles, avec les dogmes inflexibles qui affirment l’éternité de Rome comme capitale du monde, la supériorité à nulle autre comparable de l’art italien, voire même de l’architecture gothique florentine ou de la musique moderne… M. Gabriel d’Annunzio subit aussi, et à son tour imposa, l’exaltation de l’Urbs, du Mare Nostrum, etc. Mais le pathos de M. d’Annunzio étant surtout et particulièrement « esthétique », le rayonnement de son art fut certes plus beau et plus fécond, en un mot plus lyrique que celui de son maître.

Cependant, l’œuvre de Carducci a une signification historique qu’il ne faut point méconnaître. En renouvelant la langue, en cherchant d’autres rythmes, des rythmes latins, à la poésie, reprenant en cela des tentatives qui ont leur origine au xve siècle, avec Léon Battista Alberti, en redonnant au poète le goût du classicisme originaire, Carducci servait à affermir le sentiment national nouveau-né de l’Italie réorganisée politiquement. Mais il dépassa la mesure. M. d’Annunzio d’abord, et M. Pascoli aujourd’hui, plus profondément ou plus exclusivement poètes que leur prédécesseur, ont reconduit la poésie dans ses domaines. Et après avoir tenté la transposition lyrique des gestes révolutionnaires italiens du xixe siècle, ainsi que Carducci lui-même et un autre poète de talent, M. Marradi, l’ont fait, M. d’Annunzio a écrit un grand et beau poème, Laus Vitae, où il chante en poète, très subtilement, très profondément, les louanges de sa terre, de sa mer, de ses héros. M. Pascoli commence à chanter devant le peuple et devant le monde un autre aspect de la vie intérieure de son pays, un aspect qui n’est pas historique, mais symbolique, quoique le symbole soit choisi dans l’histoire. Et il ne chante pas la gloire ancienne, mais l’âme ancienne. Et son poème, si exubérant de beauté et aussi de graves défauts lyriques, fera lentement un grand bien aux poètes italiens jusqu’ici détournés de la poésie par l’exaltation de l’histoire, mais ce bien ne s’insinuera que fort lentement dans les esprits, aussi lentement que celui de la Laus Vitae, poème qu’on ne lit pas, mais qu’on lira, qu’on ne comprendrait pas, mais qu’on comprendra.

M. Pascoli a créé deux symboles : un homme et une ville, le roi Enzo, le malheureux fils du Roi-Poète, et Bologne, « mère des études ». Autour de ces deux symboles, se déroulent les Canzoni di Re Enzo. Contrairement à toutes les épopées, dont les événements semblent encercler un homme, le héros, et en l’encerclant le soulèvent au sommet d’une pyramide d’âmes, dont les côtés prennent tons les attributs de la haine et de l’amour, M. Pascoli met son héros loin des événements, au centre des évocations, au centre d’un rêve de langueurs et de mort. Le roi prisonnier des Bolonais, le roi vaincu, est le dernier roi de la dynastie de Souabe, qui féconda l’Italie merveilleusement, avec la semence de l’incomparable « Bête Blonde », le Mâle du Nord. À la cour tudesque de Sicile jaillirent, en effet, les premiers rythmes de la poésie italienne, et là fut façonnée la première élégance de l’âme chevaleresque de toute la péninsule. Le roi Enzo représente l’Empire vaincu — l’Empire qui fut ensuite le rêve désespéré de Dante. Il représente aussi le dernier mâle subjugué par l’insatiable femelle — la louve dantesque, l’église, Rome. Et tandis que son frère Manfred, celui qui fut, dit Dante, « blond et beau et de gentil aspect », tombait à Bénévent, trahi, sous les coups des troupes angevines, le roi Enzo regarde de sa prison la ville de Bologne, dont les tours solennelles et tristes s’élèvent en escorte vigilante et inexorable. Et le roi Enzo entend le bruit terrible du « Carroccio », qui lui rappelle l’âpre lutte dont il saigne, corps et esprit prisonniers. Le poète évoque d’abord les bœufs, qui conduisirent le grand char hérissé de pointes mortelles, et furent sacrés nouvellement, par les guerres, ainsi qu’ils l’avaient été par le culte de tout l’Orient avant même d’être divinisés devant le Nil. Puis le poète fait défiler devant l’esprit du prisonnier les images de l’Empire dompté, les images du souvenir glorieux et des pressentiments douloureux, et l’image de l’Empereur, son père, et du Pape vainqueur, et de Rome triomphante tandis que

les bœufs courbent la tête aux cris
du bouvier, et tirent, et le Carroccio
va : le mât sublime est secoué, secoué,
et le drapeau se dénoue dans le ciel.
Toutes les cloches sonnent dans le ciel,
sur le Carroccio. C’est la ville qui part :
elle part en levant un chant lent, aérien,
         avec toutes ses tours.

C’est dans la première chanson, la Canzone del Carroccio. Dans la Canzone dell’Olifante, l’ordonnance du poème change, la poésie devient plus subtile, l’évocation atteint un degré de puissance que M. Pascoli n’avait peut-être pas rêvé. Car ici c’est vraiment l’exaltation la plus profonde de la race méditerranéenne, qu’on ait conçue jusqu’à nous. Le poète, qui a choisi un moment caractéristique de la vie de son pays, une conclusion qui est un commencement : la fin de la lutte entre l’Empire et la Papauté, reprend la première épopée de la lutte chrétienne et en fond ensemble les esprits et les formes. Le roi Enzo prisonnier entend sur la place un jongleur qui chante la chanson de Roland ! Le premier chant du poème chrétien, où l’Empereur à la barbe fleurie menait la première grande lutte de la nouvelle Foi, se complique ici d’un élément historique dont le symbole est grand : la lutte de domination, la guerre inexorable du vicaire de Dieu pour la domination de la terre.

Et les laisses de Roland, composées plutôt en strophes, mais à l’instar des anciennes, non rimées et assonancées, se complètent et se transforment dans le cœur triste du roi, et s’adaptent étrangement aux événements qu’il a vécus ou qu’il pressent, choisissant l’admirable lyrisme de la « matière de France », du cycle carlovingien, plutôt que celui de « Bretaigne ou de Rome la Grant », le poète a-t-il voulu montrer l’unité absolue de la race qui étend la puissance de la Méditerranée à la Manche et à l’Océan ? Il est certain que peu de poèmes, et non seulement modernes, sont plus émouvants que celui-ci, où deux aspects symboliques et synthétiques de l’âme occidentale sont mis en présence, et sont intimement fondus, et presque confondus, dans des rythmes nostalgiques et évocateurs. Roland, le neveu et Enzo, le fils évoquent dans leur malheur, dont le lyrisme de la race s’émeut, la même vision, celle vers laquelle tend toute notre volonté de conquête : l’Empereur. Et Charlemagne sourit à la mélancolie du fils de Frédéric. Et le poète nouveau chante aussi pour deux peuples l’éternité de leur identité lyrique.

Qu’importe si le souffle manque souvent à ce poète ? Si l’ordonnance de la Canzone del Carroccio faiblit à chaque instant ? S’il n’a pas su choisir tous les sujets de ses évocations, pour qu’ils fussent tous naïvement synthétiques, et que d’autres qui l’étaient et étaient supérieurement représentatifs, il les ait laissés dans l’ombre ? Son œuvre est belle et neuve, sa langue est précise et sa « musique » est émouvante. Le poète des jardins et des joies domestiques et paysannes, qu’une poétesse française encore récemment à la mode semble avoir imité, sait être épique sans cris, et chanter amours et haines des temps lointains, sans gonfler les joues à la manière scolastique. Et il émeut, car il invente des harmoniques pour la poésie épique nouvelle.

Memento §

Giordano Bruno nella storia della cultura, Sandron, Palerme. — Aldo De Rinaldis : La coscienza dell’Arte, Perrella, Naples. — G. Martegiani : Il romanticismo italiano non esiste, Seebar, Florence. — Felice Tocco : Studi Francescani, Perrella, Naples. — A. Farinelli : Dante e la Francia, Hoepli, Milan. — Annibale Tenneroni : Inizii di antiche poesie italiane religiose e morali, Olschski, Florence. — Questioni filosofiche : per la Società Filosofica italiana, Formiggini, Bologne. — Federico Enriques : Problemi della Scienza, Zanichelli, Bologne. — Giovanni Amadori-Virgili : La Questione rumeliota e la politica italiana, Garofalo-Bitonto. — Grazia Deledda : Il Nonno, Nuova Antologia, Rome. — Grazia Deledda : Le Fantôme du Passé, G. Hérelle tr., Calmann-Lévy. — V. Aganoor-Pompilj : Nuove Liriche, Nuova Antologia, Rome. — Salvatore Farina : Il, signor Io, S. T. E. N., Turin. — Cesare Castelli : Venezia, Voghera, Rome. — Bruno Cicognani, La Crittogama, Lumachi, Florence. — Luigi Siciliani : Arida Nutrix, Modes, Rome. — Clarice Tartufani : Fungaia, Voghera, Rome. — Massimo Bontempelli : Odi Adriatiche, Nuova Antologia, Rome. — Carola Prosperi, La Profezia, Lattes, Turin.

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909 §

Crise d’Orient [extraits] §

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909, p. 193-207 [193-194, 204-207].

La crise d’Orient est un des maux chroniques de l’Europe, qui en compte beaucoup. À part l’Espagne et le Portugal, que la pauvreté même de leur vie politique et industrielle préserve, depuis des années, de tout conflit, ou mieux de tout heurt, à part les États neutres, Belgique et Suisse, ou la petite Hollande que guettent d’ailleurs de formidables convoitises, il n’est guère de contrée européenne qui ne se trouve jetée dans une perpétuelle menace de conflagration. Notre continent n’a rien d’un paradis terrestre. L’Allemagne se dresse contre la France ; la Russie contre l’Autriche ; l’Angleterre contre l’Allemagne ; l’Autriche contre l’Italie. Serbes et Bulgares sont encore loin de fraterniser. De multiples oppositions d’intérêts, plutôt que de races, partagent les quelques centaines de millions d’hommes qui vivent du détroit de Gibraltar à l’Oural et au Bosphore. L’Europe recèle cent fois plus d’antagonismes de toutes sortes que l’Asie, l’Afrique et l’Amérique réunies… mais elle est aussi le « berceau » de la civilisation qui domine le monde. Il y avait jadis deux nations qui subsistaient à peu près en paix : la Suédoise et la Norvégienne ; un beau jour, elles rompirent le pacte, et depuis ce moment s’épient d’un œil soupçonneux. Il n’y a pas une chance de guerre, il y en a dix, vingt, peut-être davantage pour les Européens, et c’est sans doute parce que les risques sont si grands, et parce que les combinaisons diplomatiques en présence finissent par s’enchevêtrer, par s’entrecroiser dans un formidable chaos, que le canon tonne assez rarement.

Mais la plupart des oppositions continentales, qu’on observe aujourd’hui, et qui font la substance même — si l’on peut dire — de la politique courante, sont d’origine peu lointaine : avant la guerre de 1870-71, la France et l’Allemagne ne se considéraient point comme des ennemies nées. L’Allemagne et l’Angleterre ne se mesurent du regard que depuis une dizaine d’années. Il fut un temps où l’irrédentisme italien sommeillait beaucoup plus que maintenant, et où la Consulta de Rome se méfiait un peu moins du cabinet de Vienne. Il fut un temps aussi (et notre génération l’a vécu), où la Russie et l’Autriche s’entendaient à merveille, bien que l’une figurât dans la Duplice et l’autre dans la Triple-Alliance. Ni l’antagonisme franco-allemand, ni l’hostilité anglo-allemande, ni la tension austro-russe ne sont des phénomènes permanents. À l’inverse, comme on l’a fort justement affirmé, il y a une question ou une crise d’Orient, depuis l’année où les Turcs ont mis le pied dans la Turquie actuelle. Cette crise s’assoupit, se tait pendant un laps de temps plus ou moins bref, se réveille avec bruit, s’endort à nouveau, pour jeter bientôt le trouble dans l’univers ; elle a ses moments inquiétants, comme les poussées volcaniques ; c’est un de ces moments qui se prolonge depuis quelques mois.

[…]

Deux grandes puissances encore nourrissent désormais des griefs nouveaux contre l’Autriche-Hongrie : la Russie et l’Italie.

Certes, à entendre M. Isvolski, le ministre des Affaires étrangères de Pétersbourg, la politique gouvernementale russe se contenterait de demander, pour les Slaves du Sud, quelques compensations. L’annexion de la Bosnie ne saurait sérieusement choquer un État qui dépeça jadis la Pologne ; il ne peut réclamer avec vigueur, pour les Serbes des provinces conquises, l’autonomie qu’il refuse lui-même aux Polonais. Mais si M. Isvolski, malgré sa grande jalousie pour M. d’Æhrenthal, a des raisons de se montrer conciliant, s’il ne peut oublier qu’il fut le confident de son collègue autrichien, et que celui-ci, bien avant le 5 octobre, lui notifia ses intentions, il se sait chancelant, menacé depuis des mois. Un formidable courant panslaviste est déchaîné en Russie. Une sorte d’enthousiasme mystique s’y propage en faveur des Serbes et des Monténégrins, et cet enthousiasme mystique n’est plus soufflé par la droite, par le clergé, pour le service de l’Empire et la gloire du Tsarisme, il est l’expression actuelle du révolutionnarisme qui gronde toujours en cherchant sa voie. La jeune Russie n’oublie pas que pendant toute la crise, de 1906 à 1907, le Tsarisme n’a pas eu de meilleur auxiliaire que la maison de Habsbourg. Les événements qui viennent de se produire lui permettent de manifester toute son antipathie pour cette Autriche rétrograde : et c’est le sentiment public qui a creusé le fossé entre Pétersbourg et Vienne. Ainsi se resserre le cercle des hostilités autour du gouvernement de François-Joseph, ou mieux du gouvernement de l’archiduc François-Ferdinand, devenu, dit-on, le grand inspirateur de la diplomatie de M. d’Æhrenthal.

Mais au Midi, l’hostilité italienne répond à l’hostilité russe, et les sentiments qu’on nourrit à Rome sont si conformes à ceux qu’on entretient à Pétersbourg qu’un accord verbal a été passé entre les deux pays. Il allait être consacré par écrit, lorsque l’ambassadeur Mouravief expira.

L’annexion de la Bosnie froissa la nation russe (beaucoup plus, je le répète, que les dirigeants russes) dans sa traditionnelle affection pour les Slaves du Sud. Elle lui sembla une atteinte, sinon à ses espérances lointaines, du moins à cette fraternité un peu vague, qui fait explosion et qui s’épanche en toutes les grandes circonstances. L’annexion de la Bosnie froissa la nation italienne dans ses espoirs immédiats, dans son légitime sentiment de l’expansion commerciale nécessaire. Voisine de l’Albanie et du Monténégro, dont le golfe adriatique la rapproche (plutôt qu’il ne crée une séparation), elle avait fait le rêve de créer, dans les Balkans, un grand marché pour ses produits. Ses échanges s’accroissent sans relâche, 3 850 millions en 1905 contre 3 100 millions en 1901, mais son industrie chemine plus vite encore, et, pour elle comme pour l’Autriche, se pose le problème angoissant des débouchés. Déjà lorsque M. d’Æhrenthal lança l’idée du chemin de fer du Sandjak, qui assurait la pénétration austro-hongroise vers Salonique, elle épousa avec joie la cause de la transversale Danube-Adriatique, proposée par M. Tcharykof, l’adjoint, l’adversaire et peut-être le successeur de M. Isvolski. La mainmise austro-hongroise sur la Bosnie-Herzégovine est un coup terrible à ses ambitions ; et voilà pourquoi, comme la Russie, elle insistera en faveur des compensations serbes et monténégrines ; voilà pourquoi elle ne peut plus se contenter du statu quo établi par le coup de force du 5 octobre, et comment ses vieilles inimitiés pour les Austro-Hongrois se sont réveillées avec fracas. La question balkanique prime désormais celle du Trentin et de Trieste. L’alliance italo-slave, préparée de longue date, apparaît comme la conséquence la plus significative des événements récents ; et à ceux qui répètent : l’annexion de la Bosnie n’aurait point dû soulever tant d’émoi, puisque les troupes de François-Joseph occupèrent ces provinces durant trente années, nous riposterons : pourquoi alors François-Joseph, dans sa vieillesse avancée, a-t-il voulu modifier la condition politique des Bosniaques et des Herzégoviniens ? C’est moins l’acte en lui-même qui a engendré les protestations et les colères, que la méthode diplomatique dont il est la caractéristique saisissante et précise.

La politique austro-hongroise a compromis la paix et, d’autre part, elle consolide la paix. Curieuse contradiction ! et pourtant le second terme n’est pas moins exact que le premier. L’histoire est à deux faces. Extraordinaires parfois sont les contrecoups d’événements simples d’apparence. La crise d’Orient arme les puissances les unes contre les autres, et en même temps elle annule ou atténue un élément de perturbation mondiale : le militarisme allemand.

Toute la conception de la politique germanique reposait sur la double notion d’une Autriche-Hongrie forte et libre de ses mouvements, et d’une Italie neutralisée par son adhésion à la Triplice. Or, cette conception a croulé en totalité.

Aussi longtemps que la chancellerie berlinoise avait lié la Porte à sa propre cause, et exercé une véritable tutelle sur la diplomatie ottomane ; aussi longtemps qu’elle avait réussi à maintenir des rapports cordiaux entre Vienne et Pétersbourg (le pacte de Muerzteg avait admirablement servi ses plans), — elle avait été sûre que l’Autriche-Hongrie aurait pu, en cas de guerre européenne, la seconder avec efficacité. Mais l’Empire des Habsbourg aujourd’hui sollicite beaucoup plus l’aide de l’Allemagne qu’il ne lui offre son propre concours. La Russie, la Turquie, les États Slaves des Balkans, que la force des choses réunit contre la politique du baron d’Æhrenthal, immobiliseraient les forces austro-hongroises, et, bien mieux, les écraseraient avec facilité, si quelques centaines de milliers d’Allemands n’accouraient à la frontière galicienne, croate et bosniaque.

La neutralité italienne, à l’endroit du cabinet de Vienne, se change en antipathie, que dis-je, en hostilité. Le discours que M. Fortis a prononcé, en décembre, à la Chambre de Rome, et que le président du conseil, M. Giolitti, a si fort applaudi, a eu un immense retentissement dans la péninsule. En l’hypothèse d’un conflit européen, l’Italie ne prendrait point parti pour l’Autriche.

Et ainsi la politique bismarckienne s’est définitivement effondrée. Le chancelier de fer voulait engager l’Autriche en Orient pour créer une friction permanente entre elle et la Russie, mais il écartait l’idée d’un antagonisme violent entre l’État tsarien et celui des Habsbourg ; il cherchait l’équilibre, non la rupture. Et de même il avait lié l’Autriche et l’Italie en un faisceau si étroit que ni l’une ni l’autre ne gardât la liberté de ses mouvements. Derrière elles, l’Allemagne était toute puissante. Aujourd’hui, les deux alliés de l’Allemagne se mesurent du regard, et multiplient leurs préparatifs à leur frontière commune : la première d’entre elles, — en date et en importance, — est encerclée d’ennemis menaçants, et la seconde a passé trois accords écrits ou verbaux avec les trois adversaires de l’Empire Germanique. La crise d’Orient a, pour la première fois, affirmé l’isolement du cabinet de Berlin ; et cet isolement, ce cabinet ne le doit ni à la France, ni à l’Angleterre, ni à la Russie, mais à l’Autriche, qui, en réveillant brutalement le péril balkanique, s’est elle-même désarmée et a, par surcroît, disloqué la triple alliance. Les événements d’octobre ont failli provoquer la conflagration, et, par ailleurs, ils ont affaibli un facteur de conflit. Les risques de guerre qu’ils comportent sont-ils inférieurs aux chances de pacification qu’ils éveillent ? Je pose la question : seuls l’avenir immédiat, les faits qui surgiront au printemps prochain y pourront clairement répondre.

Épilogues. 
Dialogues des Amateurs. LXXVII. — Messine [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909, p. 299-301.

M. DESMAISONS. — Évidemment, c’est affreux. Seulement l’horreur prolongée finit par inspirer du dégoût, et les journaux s’y prennent de sorte qu’en moins de huit jours nous en sommes à ce point. À force de lamentations sottes, ils ont rapetissé le cataclysme et en ont fait, non pas même un grand, mais un large fait divers, où barbote une armée de reporters ahuris.

M. DELARUE. — Vous êtes dur.

M. DESM. — Ces gens gâtent par leur verbiage télégraphique une belle tragédie. Vous souvenez-vous du récit de la mort du vieux Pline par son neveu ?

M. DEL. — Oui. C’est beau. Le récit ennoblit encore la catastrophe. C’est une impression de fin du monde. Il n’y a de pareil dans toutes les littératures qu’un morceau de M. Rosny, intitulé « Tornadres » et qui vous fait vraiment descendre le ciel sur les épaules.

M. DESM. — La fin de Messine contée par Rosny… Quand donc les hommes comprendront-ils que les choses n’existent, que les événements ne furent que dans l’impression que nous en éprouvons ? Or, si, après le premier choc, les malheurs de Messine et de Reggio ne nous ont plus troublés que confusément, à qui la faute si ce n’est aux journaux qui ont délayé un cataclysme en mille petites anecdotes d’une signification médiocre ? Ils rendirent l’horreur saugrenue, et burlesque le désespoir. Voici des chiens affamés que l’on « assomme à coups de fusil », et des bandits sans cœur qui « achèvent les cadavres ». Il y a des malheurs si grands que les hommes n’arrivent pas à les comprendre, pas même à les sentir. Pour en éprouver quelque émotion, ils sont obligés de les prendre par les petits côtés.

M. DEL. — Vous croyez donc que Paris ait été indifférent ?

M. DESM. — Presque. Il était bien trop occupé à se battre avec la boue.

[…]

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909, p. 325-331 [331].

[…]

Poesia (novembre) publie des vers de M. Frederico de Maria et un article de M. G. P. Lucini sur l’œuvre de M. Louis Le Cardonnel ; — ensuite, des poèmes, de la prose, à profusion, choisis avec un bienveillant éclectisme qui assemble, par exemple, M. Auguste Dorchain et M. John-Antoine Nau.

Art moderne.
Les Divisionnistes italiens (Salon pro-Musée Segantini) (Galerie d’Art Italien, 14, rue Richelieu) §

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909, p. 338-341 [339-340].

Les Divisionnistes italiens dépensent dans une entreprise chimérique beaucoup de talent. Comme l’indique assez, ou trop, l’étiquette qui les assemble, leur esthétique est celle de la division du ton. Ils s’inscrivent donc, historiquement, à la suite de Seurat ; mais c’est, nationalement, autour de Segantini qu’ils se groupent. — Segantini fut un artiste très intéressant, malgré le procédé auquel il s’était condamné. L’ardent amour de la nature et le besoin de la voir personnellement, de la posséder directement, ont sauvé ce peintre émouvant, toutes les fois du moins qu’il n’a pas cédé à la tentation de s’exprimer en un langage puérilement symbolique. — Previati, à peine inégal à Segantini, est un peintre religieux, d’un accent ardent, singulier, qu’on n’oubliera pas. Il échappe, lui aussi, aux dangers du système, par la passion. — La plupart de leurs imitateurs, ou disciples, autant qu’on en puisse juger d’après ce qu’ils nous montrent rue de Richelieu (exposition organisée en l’honneur et au bénéfice du musée Segantini, créé à Saint-Moritz, Engadine), sont les victimes de leur fidélité à l’enseignement de Seurat et Segantini, de Signac et Previati. Les préoccupations techniques priment, surtout chez les jeunes, le sens de la nature et la recherche de soi. À l’instant je lis dans une toute récente préface de catalogue cette phrase, citée de Fromentin : « Prétendre se distinguer par l’habit, quand on ne se distingue en rien par la personne, est une pauvre et vaine façon de prouver qu’on est quelqu’un. » Plus d’un, parmi ces jeunes Italiens, se distinguerait « par la personne » s’il ne nous dérobait son originalité sous l’uniforme d’une fausse méthode. Aussi n’est-il pas surprenant que ce saut en arrière de l’impressionnisme par-dessus les Alpes lui ait conquis la faveur du public. Sous le pinceau des imitateurs de Seurat, celui-ci, que je ne m’exagère pas, du reste, apparaît comme le révélateur de la beauté suprême et absolue. — La sculpture échappe, naturellement, aux critiques qu’on vient de lire. Des habiles, bien Italiens : Bugatti, Andreotti. Et l’un des plus grands artistes vivants : Medardo Rosso.

Musées et collections.
Au Musée du Louvre : une tête grecque attique §

Tome LXXVII, numéro 278, 16 janvier 1909, p. 341-349 [342-343].

Mais le plus précieux enrichissement de notre musée depuis deux mois est dû à l’acquisition qu’il vient de faire d’une admirable tête de femme en marbre de l’art attique, vers 460 avant J.-C., c’est-à-dire appartenant à la période où l’art grec approche de son apogée. Cette tête, bien connue des archéologues (Furtwængler l’a signalée comme un des originaux antiques « de premier ordre » conservés dans les collections particulières), se trouvait jadis, dit-on, au palais Borghèse et fit partie de la vente des objets qui ne furent pas transférés à la Villa. Elle était devenue, en 1892, et était restée, jusqu’à maintenant, la propriété du célèbre amateur et critique anglais Humphry Ward. Sauf le nez, un petit morceau du menton et le cou, refaits en plâtre, et un éclat dans la chevelure au-dessus du diadème, l’état de conservation de cette tête, d’une belle patine dorée, est excellent. Le grand intérêt de cette œuvre consiste en ce qu’elle appartient à cette époque qui précède immédiatement la venue de Phidias, où la raideur archaïque s’effaco devant l’unique souci de la beauté de la forme ; l’expression respire à la fois la fraîcheur de la jeunesse et une sérénité apaisée. Cette tête s’apparente strictement, par le style de l’ensemble et par certains détails (telle l’extrémité de l’oreille pointant sous le bandeau de cheveux qui la recouvre), avec les figures du célèbre Trône Ludovisi, du Musée national des Thermes à Rome, où plusieurs archéologues ont voulu voir l’œuvre du sculpteur Calamis, à cause du mélange harmonieux de grâce et de sévérité que les auteurs anciens louaient chez ce sculpteur. À ce croupe calamidien appartiennent aussi une Aspasie du Musée de Berlin, un Conducteur de char du Musée romain du Capitole, et l’original de l’Apollon dit « Choiseul-Gouffier », que possède notre Louvre et en pendant duquel, à bon droit, on a placé la Tête Ward1.

Tome LXXVII, numéro 279, 1er février 1909 §

Devant Messine (fragment d’un journal2) §

Tome LXXVII, numéro 279, 1er février 1909, p. 452-462.

25 juillet 1896. — Dès le matin, lever du soleil sur Messine : une ville entourée d’un seul palais (côté port) dans le style royal de Louis XIV ; palais rapiécé, noir par places, reblanchi en d’autres, écroulé parfois, complet souvent ; cela à un tel degré qu’au premier coup d’œil on croirait à une abondance de maisons diverses. Derrière cette longue ligne de grandeur, décadence et misère de l’aristocratie, apparaissent des clochers frêles, quelques dômes, dont un très grand (sans doute celui de la cathédrale), un large cloître avec deux tours carrées percées de charmantes fenêtres à la Giotto ; et, derrière cela, des forts sur des collines, et de hauts monts montrant leurs flancs couverts d’arbres, de bruyères, d’abondantes et vives végétations. La cime de ces monts est échancrée de pins, d’arbustes en petites files, se relâchant par endroits, apparaissant plus serrées par d’autres.

Un côté de la ville — vu du vaisseau que je monte — semble modernisé ; ce ne sont que docks, hangars, magasins ; mais on peut s’en détourner sans rien perdre de l’ensemble, qui reste, ainsi, beau, avec ses murs de pierre usée et dorée, ses façades vénérables et imposantes.

Auprès du port, non loin d’une laide baraque, attire la statue d’un homme nu, qui semble surgir de la mer, tant sa blancheur éclate ; elle est faite de ce beau marbre transparent que le temps polit si aisément et que l’on trouve seulement sous cet heureux climat.

Je me suis un instant arrêté à contempler cette ville déchue qui fut une des gloires navales du Passé. C’était l’Europe revenue, mais revenue avec son histoire et son charme. Louange à Dieu que ce soit Messine la première parmi les villes que je dois revoir en cette froide contrée qui, hélas ! détruit tous les jours, sous un souffle de mercantilisme et d’utilité, ce qui peut enchanter l’esprit, charmer l’imagination et éveiller le souvenir !

La nuit, comme le vaisseau ralentissait sa marche, je m’étais levé et j’avais regardé la lune sur la mer, je cherchais Messine, et je ne découvrais au loin qu’une tour et une ombre rouge mêlée au ciel. Comme une hostie sous le voile qui recouvre l’ostensoir, la lune, dans la hauteur, était drapée d’un grand nuage ; la mer, sous elle, se tordait en mille contorsions ; et je me plaisais à croire qu’elle était cet Enfer peint par le Dante, bondé de damnés. Je la comparais aussi, la voyant près du bateau, à peine remuée et veinée d’écume, à une grande dalle de marbre bleu. Plus loin, au large, je croyais assister à la résurrection des morts, tant les flots s’agitaient sous le blanc suaire de la clarté, comme l’eussent fait des êtres sortant de leurs sépulcres aux accents impérieux de la trompette du Jugement-Final.

La lumière de la Lune avait un éclat tellement surnaturel, en cette nuit, que seule cette scène y semblait possible. Un poète eût pu tirer de cette évocation une description magnifique.

§

Le Soleil s’est peu à peu levé, et Messine nous est apparue comme un décor qui se peint et s’achève. Tout à coup, elle a resplendi, et la pleine lumière y a posé les dernières touches. Les façades ont perdu leur taciturnité, les montagnes leur indécision, les plus lointaines maisons ont voulu se montrer au voyageur, et leurs claires murailles ont crié à la clarté : « Nous voilà ! » L’eau est devenue d’un bleu intense, des barques multicolores l’ont allumée de leurs vibrations, des voiles se sont enflées, et nous avons vu venir vers nous les productions de cette île majestueuse qui désormais, comme un tableau, sera sous nos yeux jusqu’à ce soir.

Ô palais patriciens, ô clochers, couvents et cloîtres ! ô sommets, ô temps passés pour qui la majesté et la gloire étaient un culte, soyez ma contemplation d’aujourd’hui devant les flots de cette belle mer d’azur !

§

Visite médicale à bord. Deux ou trois piteux hommes de science, laids comme leur science elle-même, en casquette, en redingote, en boutons dorés, binocles et lunettes. On nous a alignés, et les trois cent cinquante soldats qui reviennent d’Abyssinie, déchirés, mutilés ; malades, ont défilé devant eux. Puis a commencé la scène la plus stupide que je sache :

Deux pauvres diables de passagers, qui n’avaient que leurs effets, ont voulu débarquer. On les a retournés en tous sens, sentis, tâtés, oscultés, puis on a jeté leurs paquets dans une cuve, les a dépouillés du peu qu’ils avaient ; et tout cela avec le superbe mépris du maître pour l’esclave, de l’autoritaire pour l’inférieur.

Enfin, après cette scène d’inquisition médicale, on les a laissés aller avec leur bagage ruisselant.

Pendant ce temps le vapeur s’était entouré d’une superbe éclosion de fruits, de citrons, de pains frais et dorés, de toutes sortes de choses délicieuses que les Messiniens venaient nous offrir ; mais le médecin sanitaire était debout sur la passerelle et les empêchait d’aborder.

Alors, nous qui, depuis quatre jours, sommes privés des bonnes productions de la belle Terre, qui sommes sans boire une eau propre, sans manger un pain frais, nous avons vu partir ces barques savoureuses, nous avons vu s’éloigner tout ce paradis flottant de la gourmandise.

En vain les pauvres bateliers, à genoux dans leurs canots, ont supplié à mains jointes, au nom de Marie, l’inflexible médecin. Il les a repoussés comme des bêtes malsaines, leur refusant le salaire espéré, et à nous la bienvenue de la terre nouvelle.

C’est peut-être au retour du sol natal que nous devons les romances que nous joue et chante maintenant, dans la cale du vapeur, un Napolitain. C’est peut-être à cette belle journée qui m’a déjà ravi, c’est peut-être à la vue glorieuse de ce port heureux ? Il traduit maintenant par sa musique la joie générale de ceux qui l’écoutent et qui, comme moi, sont émus.

Après ces trois années dans une ville orientale, qui n’est plus qu’un palais en ruines, où la poésie du peuple, qui fut si ardente, va s’éteignant, il m’est cher de retrouver tous les chefs-d’œuvre du goût, toutes les merveilles d’un art spirituel : l’Architecture, la Peinture, la Musique, la Poésie. Ah ! tout cela qui veut se survivre ! Je revis les émotions oubliées, j’en perds de nouvellement acquises sur la terre sereine dont nous sommes si loin, déjà.

§

Pour produire la Beauté, il faut la force, le pouvoir, l’autorité. Si la puissance est trop étendue, doit trop embrasser, elle se perd comme une goutte de miel dans un verre d’eau ; si elle sait s’assigner une limite égale à ce qu’elle peut, elle réalise énormément ; au lieu d’aller en surface, elle va en profondeur.

Ainsi, pensais-je à la vue de cet immense palais qui se présente à la mer comme un décor des temps éteints.

L’Italie, qui est la patrie des arts et qui a construit des ensembles grandioses, doit tout ce qu’elle a fait à ses républiques nobles, à ses patriciens, à son pouvoir particulier. Il y avait alors aristocratie et liberté, il y avait alors entente commune et indépendance individuelle, avec cette différence que c’étaient les individualités supérieures qui triomphaient, alors que, dans nos républiques démocratiques, la distance qui sépare l’homme d’esprit de la brute est méconnue.

Ce palais m’en offre un exemple. Vieilli, déchu, tombé, il présente encore une idée grandiose de la conception antique, du gouvernement ancestral, où le goût était le fondement des œuvres comme le juste et le bien devaient en être la raison.

La république démocratique étant passée là, ce beau palais a été morcelé, qui en a pris une part, qui une autre ; celui-ci a conservé le tout intact, celui-là a supprimé les colonnes, celui-là, trouvant le faîte trop haut, l’a renversé ; bref, en peu de temps, ce qui n’était qu’ordre et harmonie est devenu ruine et chaos.

Les salons se sont transformés en boutiques, en cafés, en hôtels ; des annonces ont été placardées, des enseignes écrites sur les pierres dorées ; de vagues voyageurs ont remplacé les navigateurs hardis d’autrefois ; le port est devenu une gare, une station cosmopolite. Plus de riches galères, plus de royales nefs apportant les dépouilles de l’Orient, couvrant la côte de la mer de tissus féeriques, de broderies, d’orfèvreries, et faisant jaillir à l’horizon, de leurs richesses latentes, les beautés qui recouvrirent, depuis, le sol natal.

Temps vraiment grandioses, et trop tôt évanouis sous la grossièreté barbare, où l’art et l’amour divin avaient pris toute la place dans le cœur des hommes.

Aujourd’hui ces splendides leçons, ces exemples mémorables sont insultés, raillés, détruits par le premier occupant venu, qui, sourd à leur langage, aveugle à leur beauté, les soumet à la vileté du commerce ou à l’utilitarisme industriel…

Mais si nous avons à nous plaindre de la laideur envahissante, remercions cependant Dieu de nous avoir permis de rencontrer encore quelques traces de beauté, ces traces sont consolantes, elles sont réconfortantes : car elles font réfléchir, montrent la voie, et enflamment pour le bon combat. Puissent nos fils les trouver encore !

§

Midi. — Toujours en face de Messine dont la vue de plus en plus me charme. Je remarque qu’ici tout est plus coloré qu’en Égypte. Je l’attribue à la mer, dont la force bleue relève le ton de tout. Elle est d’un azur réellement intense, et sert de fond à ces canots pleins de paysans et de marchands dont les costumes n’ont en eux-mêmes rien que de fort banal, mais qui deviennent sur ce fond marin d’une saturation extraordinaire.

Je ne m’étonne pas que les coloristes aient été, en général, des habitants de villes près de l’eau, voire sur l’eau : Titien, Tintoret, Véronèse, etc.

Quand je considère sur le port, lointain, de Messine la ligne sombre des voitures et des passants, qui roule au bas de ce long palais comme un grand serpent noir ; quand je vois ce palais qui les domine et qui fait un si beau cadre à ce port et à ces monts élevés, je me dis : l’homme, si peu qu’il semble par lui-même, est vraiment un être dont la présence prouve la grandeur de Dieu. Cet homme, si petit, si effacé du point d’où je le regarde, est cependant l’auteur de ces architectures grandioses auprès desquelles il rampe et disparaît. Et ces architectures, ne sont-elles pas lui bien plus que lui-même, puisqu’elles sont plus durables que sa propre vie, puisqu’elles sont une image de son esprit, de son génie, de tout ce qu’en général il néglige : ce par quoi il est seulement, pourtant !

Aux pieds de ces grands monts, déployant toutes les richesses et les variétés de la nature livrée à elle, ces architectures nobles et calmes font un heureux appel à la beauté supérieure : elles offrent, au seuil de cette mer qu’elles honorent, l’hommage de l’être à ses destinées inconnues, son besoin d’ordre, de paix et de joie, sa soif de splendeur, sa faim de repos dans la gloire.

§

Esthétiquement, c’est principalement en ces contrées montagneuses qu’un art de cette sorte fait valoir toute sa beauté : en une plaine nue et plate il paraîtrait froid et monotone, n’engendrerait que l’ennui.

Il faut qu’un monument complète en quelque sorte le lieu où on le place, comme la parure enjolive une belle femme, comme un costume traditionnel s’adapte à un peuple.

Il est certain qu’en elles-mêmes ces surfaces, percées de fenêtres symétriques et divisées par des colonnes, n’ont rien d’extraordinaire et deviendraient facilement banales en un autre site ; mais ici elles sont d’un effet parfait et que l’on ne peut oublier. Elles ajoutent à la sauvagerie du paysage quelque chose de calme, d’ordonné, de pensif, de majestueux, et à la richesse de cette mer si belle répondent merveilleusement leur façade de pierre dorée et leur air grave et patricien.

La ligne, raide partout ailleurs, de leur fronton, disparaît dans des groupes d’édifices placés derrière et étagés sur les pentes de la montagne. Tout ce qui est pierre semble s’unir à la pierre et tout ce qui est construction à ce qui est construit. La ville ne paraît plus être qu’une seule masse, doucement nuancée, ayant pour entrée ces portes royales, ayant pour front ces colonnes, ces pilastres, ces fenêtres ornées de festons.

Plus haut, elle est dominée par les multiples accidents des collines, les unes plus basses et plus rapprochées, les autres plus lointaines, plus élevées et plus effacées.

Ainsi ce palais, dont la régularité eût pu devenir morose, est mouvementé, orné par cette nature sauvage et variée ; il est échancré par la silhouette blanche de la cité qu’il enserre ; flèches, tours, clochers, dômes le dominent ainsi que des fleurs gracieuses jaillissant d’une corbeille.

§

Tout à l’heure, près du vapeur, il y avait une barque, et dedans des chanteurs. Le plus jeune pouvait avoir dix ans, il avait une voix criarde de fillette et faisait solo, tandis qu’un autre, de quinze ans au plus, sur une harpe, l’accompagnait. Tous les soldats, accourus au bastingage, écoutaient avec respect le chant sicilien de cet enfant ; ils y trouvaient déjà, sans doute, l’air natal.

Voilà un spectacle qui ne se voit qu’ici ; car quelles gens pourraient vivre chez nous du seul amour du chant ? Cependant ces chanteurs avaient leur barque et s’étaient dérangés d’assez loin. Il fallait donc qu’ils fussent assurés d’une recette.

§

À propos de la couleur du pays, il m’est venu plusieurs réflexions :

J’ai pensé qu’il serait d’abord fort dangereux de s’y abandonner absolument ; car elle mènerait à une imitation plus ou moins sotte de la nature sans choix. En second lieu, parce qu’elle pourrait obstruer la recherche du style et gêner la pensée, que l’on peut occuper plus hautement.

J’y ai vu beaucoup de causes de la décadence moderne.

Il est assez curieux de remarquer, en effet, que toute chute se produit dans les arts par suite d’un amour exagéré de certaines de leurs parties prises séparément, et spécialement de la couleur.

Les grands coloristes ont fermé la grande ère du grand art.

La part qui lui reviendrait serait donc l’application de ce qu’elle offre de propice à l’expression à des œuvres de réflexion.

Facilement, devant ce charme de la couleur, on se trouverait entraîné à copier sans idée, sans conception ; et quelque belle chose que l’on pût faire, on courrait le danger de s’inférioriser jusqu’à la passivité.

La couleur de l’Égypte était plus étrange et plus intime que celle que je découvre en Italie, plus grave et plus forte. Elle était moins opposée, moins contrastée, plus soutenue. Celle de ce pays est un opéra brillant, un chant passionné, où toutes les ressources du vif sont dépensées ; c’est la profusion, l’abondance, la dispersion et, comme le caractère de ce peuple, c’est une expansion, mais rien de plus.

L’observation que je viens de faire quant au caractère de la couleur, du pays et des hommes, m’est encore confirmée par la cuisine italienne. En cette cuisine, tout est pour la fleur du goût. Ainsi, telle soupe composée de légumes variés, de pâtes et de condiments, offre d’abord une surprise agréable ; mais cette première impression passée, l’huile lourde, tout l’incongru du mélange est éprouvé ; et il ne reste que malaise et dégoût :

Les femmes italiennes, sans doute, ont les mêmes inconvénients ; séduisantes de prime abord par mille recherches et afféteries de parure, n’offrent-elles pas en peu de temps à l’esprit le fatigant spectacle du factice et de l’artificiel ?

§

Dans le train, du Kaire à Port-Saïd, en longeant l’isthme de Suez, en regardant la nature cultivée et la nature inculte (désert et lacs d’eau), je pensais à ces trois caractères de l’Architecture : largeur, hauteur, profondeur.

Les plaines cultivées, entourées de bosquets d’arbres, illustrées de palmiers, enrichies de bois, s’étageant, se superposant, se perdant à l’infini, et établissant comme des jalons démonstratifs de la distance, me rappelaient l’architecture gothique, laquelle semble avoir appliqué son vouloir à la hauteur et à la profondeur.

Au contraire, le désert me rappelait les architectures païennes, aux horizontales prolongées, aux surfaces nues et rarement ornées, aux évolutions lentes.

Aujourd’hui, devant Messine, cette observation me revient, et je la trouve réalisée ; car cette longue chaîne de palais ne présente en vérité que l’image d’une enceinte agréablement décorée de fenêtres et de pilastres, de portes et d’architraves ; alors que les églises, d’un style plutôt gothique, qu’elle enserre s’élancent au-dessus d’elle et donnent la sensation de la hauteur. Leurs flèches, s’aiguisant en aiguilles et présentant plusieurs profils, y ajoutent la sensation de la profondeur, ainsi que leurs portails creux et ouvragés.

De ce principe, il me semble que l’on puisse déduire trois caractères affectés par l’architecture et recherchés dans les autres arts à l’époque de la Renaissance.

À cette période, en effet, l’architecture se fait remarquer par la division des surfaces. La sculpture par l’élancement vers la hauteur, soit dans la proportion, soit dans le style, et la peinture par la profondeur, soit dans la perspective linéaire, soit dans l’application de la couleur.

§

Cinq heures du soir. — Nous quittons Messine.

Le pont est plein de passagers, et nous sommes envahis.

Ce sont, pour la plupart, des gens du peuple, des travailleurs, qui vont à Gênes chercher la correspondance pour la République Argentine.

J’ai devant moi une fillette charmante : coiffure à la grecque, jupe longue, tablier blanc à ruchés, châle de couleur vive ; elle tient à la main un petit éventail, cet éventail japonais de deux sous, que l’on trouve à cette heure aux doigts des femmes du monde entier. Avec ce bibelot elle a des airs très sérieux et très charmants de petite infante. À côté de moi toute une famille : la mère, trois enfants, le père ; ce dernier d’allure brutale et sanguine.

Dans le costume de l’homme, rien que de l’ouvrier, et une assez laide casquette ; dans celui de la femme, rien que de la campagnarde ; et pourtant on sent autre chose : moins de fond vulgaire que chez nous, dans cette classe.

Pendant que tout le monde s’est installé, les enfants ont hurlé, fait grand tapage ; puis, le père les ayant giflés largement, chacun à leur tour, ils se sont endormis et les voici dans un profond sommeil. Notre homme alors a tiré sa guitare, et, assis auprès de sa femme, qui allaitait le plus petit, il s’est mis à chanter. On sentait qu’il chantait pour lui, et que nos visages nouveaux ne l’intimidaient pas ; on sentait, à la manière dont allait sa voix, qu’il était entraîné par un plaisir secret ; et il a chanté très bien, et une très belle romance.

Pendant qu’il était ainsi plongé dans les délices de l’art instinctif, sa femme le voulait interrompre de paroles et de gestes, le rappeler sans doute à des réalités immédiates ; mais il était si bien à son bonheur de faire des accords et de fuser sa voix qu’il lui répondait de la tête, sans s’arrêter ni se perdre.

Ce n’est que lorsque le bateau a sifflé le départ qu’il s’est levé et a déposé son instrument, pour voir une dernière fois Messine.

Parmi les visages des femmes siciliennes, je retrouve un lointain air arabe et espagnol. Il y en a une toute brune au teint vraiment beau d’orange ; mais les traits sont plus épais, les articulations, les attaches plus vulgaires ; la grâce naturelle semble éteinte.

On voit que la culture féminine est moins grande en ce pays qu’en Orient ; la femme n’est pas un objet de luxe, mais d’utilité, elle est domestiquée. Je veux dire par là qu’elle est plus pliée aux besoins d’une utilité laide et contre nature.

À l’avant du navire, j’ai vu tout à l’heure un prisonnier. On l’avait couché, garrotté, dans l’étable où se mettent les bœufs dont on pourvoit la cuisine aux occasions de grands voyages.

Deux gendarmes italiens étaient auprès de lui, et un soldat montait la garde devant sa porte.

Le costume de ce prisonnier est assez bizarre : il est vêtu d’un sac qui lui tient les bras, d’un chapeau blanc rayé de noir et dont les bords sont étroits, d’un pantalon de toile claire ; il est chaussé de souliers noirs ouverts découvrant des chaussettes blanches.

Son visage a quelque chose d’égaré, de fou ; il ressemble un peu au Charles Baudelaire qui est gravé en tête des Fleurs du Mal. Il tient sa tête très relevée et regarde tout le monde avec un mépris qui n’est pas exempt d’inquiétude. L’air qu’il affecte est de quelque fierté.

Les coins de sa bouche sont retroussés par des tics nerveux.

Qu’a fait cet homme ? Je l’ignore, et personne n’a pu me le dire. Il m’a frappé de crainte et de pitié. J’ai senti une chose irrémédiable et terrible.

§

26 juillet. — De loin nous avons assisté au lever du soleil sur Naples. On vante beaucoup cette vue et ce spectacle. Cependant, pour un voyageur venant d’Orient, l’aspect des villes européennes, composées d’une foule de petites boîtes carrées, se superposant, manque d’attraits. On a comparé Naples vu de la mer à Constantinople.

Ayant admiré cette dernière, je me crois en droit d’affirmer que rien ne me semble plus faux. Comment, en effet, oser dire qu’une ville surmontée de coupoles blanches, de minarets, de tours, enveloppée généralement de vapeurs couvrant ses constructions basses, et semblable, à distance, avec ses flèches claires et fines, à quelque autel sacré dominé par ses cierges, comment comparer cette évocation mystique à Naples, qui semble un amas de pierres qu’aurait jetées pêle-mêle quelque géant, au pied du Vésuve. Du plus loin, on ne distingue ici que la disproportion sans caractère de grands palais rouges et moroses, de casernes, de docks ou de quelques constructions industrielles.

La lumière, la mer, voilà le charme de cette vision ; mais est-il besoin de venir à Naples pour cela ? Il y a cent ports d’Orient qui font pour l’œil un tableau plus magnifique.

Notre nuit a été détestable. Dans cette cale pleine de bruits et de conversations, trop pleine pour que chacun y ait trouvé la place nécessaire à s’étendre, nous n’avons pu dormir.

Ce matin, nous avons enfin touché Naples. On a débarqué les trois cents soldats ; puis le prisonnier étrange a été emmené par ses deux gendarmes.

L’après-midi, quand fut terminée la visite du bord, qui se prolongea plusieurs heures, nous pûmes, sans difficulté, descendre à terre…

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 279, 1er février 1909, p. 519-525 [525].

[…] Je mentionne plus spécialement enfin […] Sainte-Marie Perrin, Bâle, Rome et Genève, Laurens, 4 fr. […] et surtout le très beau volume du prince L.-A. de Savoie, le Ruwenzori, Plon, 15 fr.

Lettres italiennes §

Tome LXXVII, numéro 279, 1er février 1909, p. 561-566.

Aldo de Rinaldis : La Conscienza dell’Arte, Perrella, Naples §

M. Aldo de Rinaldis publie dans son livre la Conscience de l’Art une longue variation idéologique et méthodique d’un thème de Hello : « La Critique est la conscience de l’Art. »

M. de Rinaldis pose tout d’abord, et résout en la posant, la question qui sépare stérilement en deux camps la critique contemporaine en creusant un inutile fossé entre la critique esthétique et la critique historique. M. de Rinaldis franchit d’un bond de fossé, et montre la faute initiale et la vanité des efforts des deux camps adverses. En préconisant une critique d’art qui ne serait, en réalité, que l’histoire du sens critique particulier des grands artistes, l’évolution profonde et simple de leur conscience de l’Art, M. de Rinaldis concilie les opposés, et montre par quel chemin la critique d’art peut se déployer d’une manière noble et féconde, et devenir telle que la complexité de notre culture et la vigueur nouvelle de notre volonté esthétique la réclament. L’ignorance de la « conscience de l’Art », l’indifférence même devant la recherche de cette conscience, que seuls des esprits très synthétiques et volontairement généralisateurs peuvent entrevoir, est vraiment à la base de toute la critique de notre temps, et non seulement dans le domaine des Arts plastiques. C’est à peine si quelques études récentes, multipliées, tentent d’ébaucher une histoire de la « conscience de l’art » dans la littérature romantique ; si Frédéric Nietzsche a composé en un seul et très puissant organisme évocateur des éléments, par lui découverts en grande partie, dans le classicisme tragique originaire, et si des tentatives sont faites pour montrer l’unité lyrique profonde des manifestations musicales des peuples. La critique nouvelle désirée par M. de Rinaldis est devenue depuis un temps relativement court, mais puissamment, l’aspiration de tous ceux qui, devant la continuité de l’Art, se posent des problèmes que seul l’esprit moderne est capable de se poser. Ce sont des problèmes dont la solution doit éclairer le mystère de la création d’art par rapport à l’artiste qui crée, à l’époque et au milieu — temps et espace — que sa création fixe et exalte, à l’instinct mystique universel qui le pousse à créer, enfin au signe, ineffaçable et reconnaissable, que sa création donne à la sensibilité collective. Et la conscience de l’Art comprise dans le sens de l’esprit critique évolutif, qui est transformé sans cesse par la multiplication des œuvres : représentations de l’âme et affirmation de la volonté, peut seule coordonner devant les nouveaux esthéticiens les expressions du Passé. Aux artistes nouveaux, par trop dispersés dans une compréhension désordonnée et anxieuse de l’œuvre d’art, elle doit communiquer la fièvre des siècles, plutôt que la notion arithmétique des manifestations suprêmes de ceux-ci.

M. de Rinaldis applique sa vision théorique à la discussion de la critique d’art italienne et à la construction rapide, offerte presque en exemple, d’une histoire de la conscience de l’art des grands artistes de l’Italie depuis la naissance franciscaine, où s’affirma l’amour orgueilleusement humble et calme de la nature, jusqu’à la renaissance du xvie siècle, où Michel-Ange affirma superbement en volonté de puissance l’amour exalté et inquiet de l’être.

M. de Rinaldis étudie la genèse de cette idée de décadence qui perpétue chez les critiques l’image grossière de la stagnation des esprits et des formes après la Renaissance. Mais il semble reconnaître dans quelque sommet de l’expression esthétique une manifestation isolée du génie humain. La critique historique, trop étroite, et la critique esthétique, trop large, l’une et l’autre défectueuses per defectum ou per excessum, ont pu lui dicter une extrême prudence dans la reconnaissance des liens immédiats d’où l’artiste se lève toujours. Cependant, il a le sentiment profond des forces actives de l’époque et des époques qui se nouent dans l’homme de génie, en rythment la conscience et s’expriment par lui en beauté fixe, en harmonie durable. C’est ainsi qu’il peut écrire sur Michel-Ange quelques lignes significatives :

Il reste pour nous le créateur d’un monde qui n’a pas de liens immédiats, mais qui manifeste l’effort maximum que la conscience religieuse a accompli pour s’exprimer en matière d’art. Sa pensée n’est pas seulement dans les formes plus qu’humaines modelées dans la pierre ou dans la couleur, mais il semble presque dépasser leur réalisation plastique, et palpiter autour d’elles et les environner d’une solitude inviolables. Par cela même il devait rester seul ; et la violation de cette solitude devait être cause de mort pour ceux qui voulurent s’approcher de cet esprit, sans comprendre sur quelle hauteur fut sa demeure invisible et sur quels sommets étaient les sources qui apaisèrent sa soif sans jamais l’éteindre.

La critique nouvelle, toute la critique, se basera essentiellement sans doute sur une vision précise et vaste à la fois de la conscience de l’Art. Ce sera un grand bienfait. Pour le moment, les conditions de la critique en Italie sont assez déplorables. Outre la critique artistique, mal représentée par des professeurs aux calculs mathématiques trop précis et aux phrases trop sonores, tel M. Adolfo Venturi, la critique littéraire y est aussi pauvre que celle théâtrale, qui l’est terriblement. La presse quotidienne et périodique a fait une certaine renommée à M. Benedetto Croce, auteur d’une trop lourde Esthétique, un Napolitain qui a toute l’abondance méridionale sans avoir l’éloquence, voire même le lyrisme de ses prédécesseurs napolitains i le critique Francesco de Sanctis ou le philosophe Giovanni Bovio, dont il semble avoir hérité devant la nation de la solennité doctorale. M. Croce, un érudit qui n’est pas précisément un docte, fait de temps en temps une leçon aux Italiens, du haut de la chaire qu’il s’est créée dans sa revue la Critica. Mais ses leçons sur la Littérature italienne au xixe siècle sont œuvre de chroniqueur plus que de critique : la conscience de l’art y fait complètement défaut. Dans la critique musicale, l’Italie peut compter depuis quelques années seulement deux ou trois esthéticiens qui suivent et comprennent le mouvement d’avant-garde de la musique française et l’expliquent dans des pages qui ne demeureront pas stériles.

L’ouvrage de M. de Rinaldis, développé savamment, et appliqué au passé autant qu’au présent, pourra contribuer à jeter les bases de la critique préconisée par l’auteur.

Gina Mariegiani : Il romanticismo italiano non esiste, Seeber, Florence §

Mme Gina Martegiani se révèle aussi assez digne de parcourir cette voie critique, par son volume où elle veut démontrer que le Romantisme italien n’existe pas. Son étude est rapide et violente. Elle a le tort de définir le Romantisme que j’appellerai : moderne, à partir de la grande période du Sturm-und-Drang. La source en est plus lointaine, et il faut la chercher en Angleterre plutôt qu’en Allemagne. La conception du romantisme de Mme Gina Martegiani est celle déjà traditionnelle, qui le fait consister dans le « culte du moi », dont les philosophes majeurs sont sans nul doute Stirner et Nietzsche. Brunetière avait déjà déclaré que : le romantisme, c’est le Moi. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une semblable définition n’a que le défaut d’être incomplète, et elle se prête à donner à la plupart des discussions sur le Romantisme un caractère de bavardage, dans lequel on confond trop souvent Romantisme et Sentimentalisme.

Mais Mme Martegiani sait que les éléments essentiels du romantisme ne sont pas seulement dans la volonté de libération, dans l’exaltation individuelle, et dans le culte de la liberté spirituelle maxima, qu’on peut reconnaître chez tous les romantiques, depuis le héros du Château d’Otrante jusqu’à Siegfried. Il y a un mouvement des temps, une volonté de l’époque, une attitude des collectivités, qui préparent et déterminent l’essor romantique, bien plus qu’on n’est convenu de l’admettre. Car le romantisme exprime surtout un besoin de plus de richesse qui tourmente la sensibilité collective dans certaines époques d’imitation à outrance, où la puissance créatrice des artistes semble tarie, et le patrimoine de la sensibilité générale cristallisé. Le romantisme anglais, qui ne suivait pas une époque de classicisme, répondait au même besoin, car il s’essora d’un peuple nouvellement organisé, anxieux de se créer un trésor de sensibilité : Marlowe, le grand précurseur, l’exprime dans presque toutes les répliques de Faust.

La différence entre les contes de fée et les contes fantastiques, par exemple, est certes très grande. On a déjà remarqué que l’essence des uns est joyeuse, et celle des autres terrible, inquiète, terrorisante. Mais on expliquerait à tort cette différence seulement par le fait que les contes de fée jaillissent de la collectivité, et les autres du cerveau d’un individu en lutte avec le monde extérieur ainsi que Wagner l’imaginait dans le premier mouvement de la IXe symphonie de Beethoven. En réalité, les uns invoquent l’extraordinaire dans un état de béatitude, les autres dans un état d’inquiétude, les uns expriment une stagnation du désir, les autres, un mouvement convulsif, mais tous les deux répondent à un irrésistible besoin des temps, dont les individus ne sont naturellement que les exposants, et pour le romantisme ce besoin est celui d’un surplus de richesse. La devise en est celle-ci : davantage. Ce « besoin de richesse » est celui des enfants qui multiplient leurs mouvements incessants, selon leur besoin physique de s’enrichir des vibrations du monde, et ressemblent à un écheveau défait furieusement par une main qui en enroule le fil autour des troncs dans la grande forêt de la vie instinctive. Le romantisme donc ne doit être considéré au fond que comme une période inévitable, quoique toujours diversement représentée, d’un printemps de l’humanité, d’une jeunesse nouvelle.

Lorsque Mme de Staël remarquait que le romantisme allemand n’était qu’un retour au Moyen-Âge, elle exprimait sans le vouloir l’idée que l’humanité occidentale renaissait encore une fois, depuis le Moyen-Âge. Les faits historiques, et les attitudes intellectuelles des siècles suivants, l’ont prouvé et le prouvent.

Dans son étude, Mme Gina Martegiani évoque le romantisme allemand, anglais et français, en étudie les caractères et les aspects, dans les œuvres les plus significatives, et arrive éloquemment à la conclusion de sa thèse. Elle démontre que le romantisme italien ne fut que piètre imitation, et manque absolument par cela même au but de tout romantisme qui n’a qu’un dogme de liberté pour atteindre plus de richesse, Mme Gina Martegiani nous parle du petit Sturm-und-Drang florentin, résumé, il y a quelques années, par la revue Léonardo, mais elle affirme surtout que le romantisme italien n’existe donc pas. L’Italie n’a pas encore eu son nouveau printemps, et c’est pour cela, peut-être, que toute sa littérature, sa philosophie, son art, contemporains, ne sont encore en grande partie que des reflets des mouvements intellectuels d’au-delà de ses frontières.

F. Tocco. Studi Francescani : Perrella, Naples §

Les études franciscaines continuent à se développer en Italie, suivant l’impulsion qui leur fut donnée par les critiques de l’esprit religieux au Moyen-Âge, tel Ozanam, et récemment par l’œuvre de M. Paul Sabatier à Assise. M. Felice Tocco publie un volume de Studi Francescani qui apporte des matériaux d’étude, sinon des aperçus très personnels, assez importants. Il étudie les origines de l’idéal franciscain, et approfondit les recherches sur l’Évangile éternel, qui, selon lui, est dû à plusieurs auteurs. Les documents qu’il apporte sur la brouille franciscaine et sur l’hérésie des « Fraticelli », que, contre l’opinion de M. Rodolico et d’autres, il affirme exclusivement religieuse et indépendante des mouvements politiques d’Anvers et de Londres, peuvent servir à quelques orientations nouvelles sur l’évolution de l’idée franciscaine. La table des noms et des œuvres, qui clôt le volume, est une des plus complètes et utiles bibliographies des études franciscaines.

Memento §

La Nuova Antologia (1er janvier). M. Giovanni Papini présente aux lecteurs italiens Rodolphe Eucken. L’article de M Papini, très synthétique, résume en quelques lignes rapidement et savamment l’œuvre et la volonté, un peu différenciées, de l’idéaliste de Iéna, et se complète par une bibliographie intégrale de ses ouvrages.

Emporium (décembre). M. Guido Marangoni y publie un article sur l’architecte Camille Boïto, restaurateur du château des Sforza à Milan ; et M. Art. Yahn Rusconi y parle de L. Seitz, le peintre décorateur du sanctuaire de Lorette.

La Rassegna Contemporanea (janvier). M. G. A. Cesareo parle de la publication faite par M. G. B. Siragusa du Liber ad honorem Augusti, de Pietro de Eboli, un poème satyrique du Moyen-Âge, consacré à l’Empereur Henri VI.

Échos.
Le Sottisier universel [extraits] §

Tome LXXVII, numéro 279, 1er février 1909, p. 572-576 [576].

C’est en vain que le Stromboli couvre le ciel de sa nuée sanglante ; à l’aurore, la confiance renaît, et Naples, enivrée de vie et de lumière, etc. — Gabriel Hanotaux, Le Journal, 6 janvier.

[…]

Coquilles et Bizarreries :

Scylla est en ruine, isolée et privée de tout tremblement de terre. — La Dernière Heure, 5 janvier.

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909 §

La civilisation florentine au XVe siècle §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 648-665.

Qui veut pénétrer au sein même de la vie des Florentins de la Renaissance doit se dégager de la forme sociale actuelle, c’est-à-dire en reconnaître objectivement les caractères essentiels et la regarder, non comme une chose nécessaire qu’on accepte sans raisonner, mais comme un fait historique, produit d’une certaine civilisation contingente et passagère. Rien de ce qui constitue l’État tel que nous le connaissons aujourd’hui, l’État-caserne, n’existait en Italie au xve siècle. L’on n’avait aucune idée d’immenses agglomérations de peuples régis par les mêmes lois, gouvernés d’une manière neutre par des gens indifférents.

L’État, qui signifie pour nous stabilité, y était la chose la plus instable du monde. Toutes les magistratures étaient renouvelables à très courte échéance ; les Prieurs, qui avaient le pouvoir exécutif et constituaient la Seigneurie, ne restaient en charge que deux mois. Il n’y avait point de constitution à proprement parler, mais un recueil confus de lois et d’ordonnances qui n’avaient souvent d’autre sanction que la coutume. Qui était assez fort les violait, et à bien des reprises dans l’histoire de Florence on voit le parti le plus puissant s’emparer du pouvoir par un coup de main et disposer à son gré de la République. Alors on nommait une balia, gouvernement exceptionnel, disposant de pouvoirs dictatoriaux, qui révisait les lois comme bon lui semblait, vidait les bourses qui contenaient les noms des éligibles aux magistratures et les remplissait à nouveau, y mettant seulement les noms d’hommes favorables au parti triomphant. On donnait à peine une teinte de légalité à ces réformes en réunissant sur la place de la Seigneurie un parlement tumultueux où les opinions contraires à celles des vainqueurs du moment n’osaient se faire jour. La puissance demeurait ainsi aux mains de ceux qui l’avaient conquise par la force, jusqu’au moment — jamais très lointain — où les dissensions se produisaient dans leurs rangs, provoquées d’ordinaire par la jalousie et les craintes que faisait naître la fortune croissante d’une famille.

Florence avait une âme républicaine qui fut longue à endormir. Chacun y était jaloux de sa liberté et rebelle à l’autorité d’un maître unique ; et cette identité de tendance entre les citoyens donne de l’unité à l’histoire de la Commune durant une longue période. Toutes les mesures imaginables avaient été prises en vue d’empêcher l’établissement d’un pouvoir central unique ou la perpétuation des charges dans une même famille. On avait une peur presque convulsive de la tyrannie. Cet esprit avait inspiré l’instabilité systématique du gouvernement, la courte durée des magistratures, la multiplicité des institutions, l’absence de délimitation nette des pouvoirs ; et à tout moment il dictait des réformes qui venaient s’ajouter à l’amas confus des lois antérieures. Dante déjà raille amèrement les Florentins qui font des lois si subtiles qu’elles ne vivent pas d’octobre à la mi-novembre. Et par la suite ils ne s’amendèrent certes pas ! Mais ce que Dante, gibelin, partisan d’un pouvoir central absolu, leur reprochait, était en un sens une qualité. À Florence, rien n’entravait le jeu des énergies individuelles : tout au contraire, elles étaient éveillées, soutenues, excitées par les nécessités d’une lutte incessante. Il fallait être intelligent et rusé pour acquérir la richesse et atteindre aux honneurs. La fortune était toujours le fruit d’un effort personnel. Les fils ne pouvaient jouir dans l’oisiveté de l’héritage paternel : inactifs, ils perdaient bientôt la position conquise. Qui ambitionnait de devenir le premier d’entre les citoyens (au xve siècle nul n’eût osé ambitionner le titre de prince) devait connaître à fond les hommes, savoir tous les moyens de se les attacher, user d’une prudence extrême, dissimuler sans cesse ses véritables intentions, cacher sous des dehors simples la force d’âme et l’autorité d’un chef.

On peut dire que les Médicis, pour parvenir au premier rang et s’y maintenir, déployèrent du génie. De 1434 à 1494, ils furent à la tête de la République, et les conjurations faites dans le but de les renverser échouèrent à cause de leur adresse et de la popularité qu’ils avaient acquise plutôt que par l’effet de hasards favorables. À cette époque, où l’esprit républicain était encore vivace, où l’on avait derrière soi une longue tradition de liberté, c’était un tour de force que de conserver soixante ans durant une souveraineté dont tous avaient conscience. Deux hommes l’accomplirent, Côme et Laurent de Médicis. Tous deux eurent la sagesse de préférer le pouvoir effectif à l’image du pouvoir ; ils ne se laissèrent pas fasciner, comme le commun des mortels, par un titre, par un mot. Ils laissèrent subsister toutes les institutions républicaines et ne créèrent pour eux-mêmes aucune fonction nouvelle ; ils se contentèrent d’être la pensée directrice de l’état florentin. Usant quand il le fallait des moyens violents, ils surent se débarrasser de leurs adversaires et réserver à leurs seuls partisans les magistratures. Mais le secret de leur force réside surtout dans l’habileté avec laquelle ils se concilièrent la sympathie générale et endormirent la conscience populaire. Leur politique repose sur une connaissance profonde du caractère florentin, dont ils surent exploiter à leur profit les qualités comme les défauts. Ils étaient très riches et dépensaient largement, mais toujours avec prévoyance, ne perdant pas de vue leur but essentiel ; ils bâtissaient beaucoup, attachant leur nom à des édifices publics qui ajoutaient de l’éclat à la ville : ainsi ils donnaient du travail à un grand nombre de métiers, ils flattaient le sentiment patriotique des Florentins, ils les séduisaient par les sens et par l’esprit ; ils ne cessèrent non plus de divertir le peuple par des fêtes d’un luxe et d’une beauté extraordinaires auxquelles leur famille et les familles alliées participaient activement. Tout en donnant à Florence un éclat jusque-là inégalé, ils conservaient des dehors familiers, une certaine bonhomie qui les rendaient accessibles à tous, et la simplicité d’une vie bourgeoise. C’étaient déjà des princes, et Laurent particulièrement était traité comme tel dans les autres États de l’Italie, mais c’étaient encore des commerçants s’occupant personnellement de leurs affaires et menant l’existence de tous leurs concitoyens riches.

Il fallut l’arrogance et la maladresse de Pierre, le fils de Laurent, et l’immense pouvoir de suggestion du célèbre prédicateur Savonarole pour amener l’expulsion des Médicis. Pour quelque temps la République se ressaisit. Mais la puissance médicéenne avait jeté des racines partout et une atmosphère nouvelle se répandait sur l’Italie ; au xvie siècle, les Médicis recueillaient les fruits des efforts de leurs ancêtres et devenaient enfin ducs de Toscane.

Les rivalités des familles riches avaient pour cause, à Florence comme ailleurs, le désir de leur gloire ou de leur puissance propre plutôt que le bien de la République. Mais elles produisaient un genre d’émulation supérieur à celui qu’on observe de coutume. On n’y connaissait guère le luxe de mauvais goût des parvenus qui entassent entre leurs quatre murs des objets coûteux — beaux ou laids, peu importe — et dépensent en plaisirs grossiers le plus clair de leurs revenus. Les riches s’efforçaient à l’envi d’accroître l’éclat et la renommée de la cité tant par les fêtes splendides qu’ils donnaient que par les monuments qu’ils élevaient ou les œuvres d’art qu’ils faisaient exécuter. Ils bâtissaient des palais, des oratoires, des monastères ; chaque famille puissante avait dans quelque église une ou plusieurs chapelles dont elle ornait l’autel et les murs. Un tableau d’autel, un vitrail, souvent des fresques aux parois, et quelque tombeau encastré dans le mur formaient un ensemble merveilleux qui attirait les regards et donnait aux patrons la gloire présente, tout en leur faisant espérer cette immortalité que les gens du xve siècle se promettaient si volontiers. Ils croyaient aussi, par les honneurs dont ils les entouraient, disposer favorablement leurs saints protecteurs et les engager à intervenir à leur profit dans les affaires terrestres. Beaucoup de ces chapelles sont demeurées jusqu’à nos jours, sinon complètement intactes, du moins dans un état qui nous permet de nous faire une idée tout à fait exacte de leur splendeur première. Ainsi le vœu de leurs propriétaires s’est accompli, mais point comme ils l’avaient rêvé, car le nom de l’artiste qu’ils avaient employé a singulièrement effacé le leur aux yeux de la postérité.

C’était donc dans des lieux publics accessibles à tous que les riches étalaient le plus grand luxe, et leurs palais mêmes brillaient davantage par la beauté et la grandeur de l’architecture que par la somptuosité des appartements. Bon nombre de ces palais avaient une loggia ouverte qui donnait abri aux hommes négociant les affaires et aux jeux des enfants, et servait, le cas échéant, à la célébration des cérémonies familiales, telles que les mariages. L’une de ces loggie existe encore : la loggia dei Rucellai, en face du palais de ce nom, via della Vigna nuova ; elle est aujourd’hui murée et occupée par un bureau de poste, mais son architecture est demeurée intacte. La loggia dei Lanzi, appelée alors loggia dei Signori, est, sauf ses dimensions, analogue aux loggie des particuliers ; elle servait aux cérémonies officielles. Les pauvres gens ne devaient pas jeter des regards furtifs par des portes entrebâillées dans la maison des riches pour connaître leurs fêtes. Les spectacles les plus magnifiques se passaient en public et étaient accessibles à tous. Réceptions, cortèges, tournois, bals, représentations se succédaient par les rues, les places, les églises de Florence. Les uns comme acteurs, les autres comme spectateurs, tous y prenaient part. L’on se rencontrait partout, l’on se coudoyait sans cesse, l’on ne se sentait pas étranger l’un à l’autre. La ville avait une âme unique de laquelle tous participaient. Le Florentin était fier de Florence, nulle cité n’égalait à ses yeux la beauté de la sienne. Florence était pour lui le monde. Aussi l’exil était-il pire que la mort et le vrai Florentin ne concevait-il pas de peine plus cruelle que celle-là. Dante, au milieu des splendeurs du paradis, songe avec mélancolie à son exil et souhaite que son poème lui rouvre les portes de Florence. Lui qui vient de railler les soucis insensés des mortels et leurs vaines préoccupations, et qui s’est dit « délivré de toutes ces choses », n’a pas de vœu plus ardent que de se voir un jour couronner poète en sa ville natale, à l’endroit où il a reçu le baptême. Il s’est répandu en imprécations contre elle, il lui a amèrement reproché ses vices, mais il l’aime passionnément, et la pensée qu’il est à jamais éloigné d’elle trouble la vision dont il a empli sa grande âme tragique. Et l’on comprend qu’il l’aime ainsi !

Entre les citoyens de la république florentine un lien naturel existait. Ils vivaient sous le même ciel ; le même horizon aux lignes nettes et harmonieuses limitait leur vue ; ils pouvaient embrasser d’un regard toute leur patrie, leur ville et la campagne environnante, il contado, peuplée de claires villas entourées de jardins et de cultures. Ils avaient un fond commun de caractère : actifs, d’un esprit net et vif, aimant la plaisanterie, très artistes, doués à la fois d’un grand sens pratique et d’une imagination terrible capable de les entraîner loin de toute réalité, fins politiques et marchands habiles, sceptiques et superstitieux, ils étaient pleins de ces contrastes que les raisonneurs appellent des contradictions et qui sont l’indice de la fermentation intérieure d’où surgit toute vie créatrice. Ils avaient le sentiment de leur communauté de nature et ce sentiment se manifestait par l’amour qu’ils portaient à leur cité mère et par l’orgueil qu’ils ressentaient à la voir belle et puissante.

Ce n’est pas à dire qu’ils fussent unis comme des frères et qu’il n’y eût point d’antagonisme entre les classes sociales. Les haines de familles étaient aussi féroces à Florence que dans les autres villes d’Italie, et, comme en tout temps, les riches exploitaient les pauvres. Mais on ne trouvait pas cette division radicale, ces contrastes aigus, cette absence de tout lien d’ordre économique ou moral entre deux parties de la population que nous connaissons aujourd’hui. À présent, la situation est, à des nuances près, la même dans tous les pays : d’une part, les détenteurs du capital et leurs parasites, d’autre part le prolétariat ; entre les deux une classe moyenne relativement peu nombreuse, sans force et sans personnalité. Les frontières ne correspondent plus à rien de naturel. L’intérêt des capitalistes est le même dans le monde entier, celui des prolétaires également. Le riche marchand florentin exploitait certes l’ouvrier et le paysan, mais il l’exploitait directement, presque paternellement, dirai-je. On n’avait point idée alors du genre de vie, si fréquent de nos jours, du rentier qui, au moyen de chiffons de papier qu’il se contente de découper méthodiquement, prélève sa part de bénéfice sur des entreprises industrielles et commerciales dont il ignore généralement la nature et le fonctionnement et exploite ainsi, sans avoir (à son sens) aucune responsabilité, des ouvriers inconnus qui le plus souvent même habitent des contrées qu’il n’a jamais vues. La vie oisive, qui est la règle pour le capitaliste moderne, était sans exemple à Florence. Elle était condamnée en principe, puisqu’il fallait être inscrit dans une des corporations pour accéder aux charges officielles. Effectivement, les Florentins s’occupaient personnellement de leurs affaires et devaient s’en occuper sous peine de les voir péricliter. Les fortunes n’étaient point stables, elles n’étaient jamais à l’abri de hasards provenant de causes naturelles ou d’événements politiques ; comme je l’ai dit déjà, les fils ne pouvaient compter sur le patrimoine de leurs ancêtres. Aussi était-on généralement prévoyant et économe dans les familles florentines et les vertus domestiques y étaient-elles fort prisées. Les riches avaient des connaissances techniques profondes, et ils s’entendaient à leur commerce ; on n’eût point vu des propriétaires de fabriques ignorer le premier mot de la fabrication et des propriétaires terriens affermer leurs terres moyennant une somme déterminée d’avance et ne s’en point occuper autrement. Il existait bien une dette publique, dite il monte commune, qui rapportait de fort gros intérêts : nominalement 5 %, mais en réalité deux et trois fois plus, car on inscrivait un capital fictif, double et triple du capital versé. La valeur des titres du monte commune variait avec les fluctuations politiques et l’on jouait déjà à la hausse et à la baisse. La dette de l’État était, en temps de guerre, parfois énorme, et pour en payer les intérêts il devait recourir à l’impôt. Ainsi se produisaient des phénomènes analogues à ceux que nous constatons de nos jours, mais dans des proportions infiniment moindres. L’assiette de l’impôt ne pesait pas presque entièrement sur le peuple, comme il arrive aujourd’hui en Italie. Les impôts de consommation étaient certainement moins onéreux qu’ils ne le sont à présent et les impôts directs atteignaient bien plus les riches que les pauvres. On n’obligeait pas ceux qui ne possédaient rien à payer des taxes. Les choses se passaient d’ailleurs bien plus patriarcalement que de nos jours : chacun faisait soi-même la déclaration de ses revenus et de ses charges, et l’État, n’ayant pas de moyens de vérification très perfectionnés, était obligé de s’en remettre à la parole de ses concitoyens, s’ils n’avaient pas de biens au soleil. L’estimation était faite d’une manière très favorable au contribuable et l’on considérait aisément comme se trouvant en déficit, et par suite non imposables, des gens qui vivaient parfaitement avec leur famille du métier qu’ils exerçaient. C’est qu’à toute vie humaine on attribuait une valeur ; on ne jugeait pas alors que la vie d’un homme ne compte pas par elle-même et qu’elle n’acquiert de prix qu’en proportion de l’argent qu’il gagne.

Ce qui a le plus aggravé la situation de l’ouvrier, c’est le développement de la grande industrie, qui exige un travail harassant exécuté dans les pires conditions hygiéniques et qui, enlevant au travailleur toute initiative, le réduit au rang d’un rouage de machine. L’abrutissement produit par la sempiternelle répétition des mêmes actes indifférents est certes l’un des résultats les plus pénibles de l’esclavage moderne. Rien de semblable dans la physionomie d’ensemble de la vie florentine. Seul le sort de certains métiers en sous-ordre, tels ceux qui dépendaient de l’arte della lana, comme les cardeurs, peigneurs, batteurs de laine, rappelle celui de nos ouvriers des grandes industries. La plupart des métiers réclamaient de qui les exerçait de l’adresse manuelle et de l’intelligence, et souvent un réel sens artistique. Les plaisirs esthétiques n’étaient ni « exceptionnels », ni « aristocratiques ». Il y avait beaucoup de Florentins sensibles à la beauté et beaucoup étaient capables de créer de belles choses. L’on ne faisait point de distinction entre le métier et l’art : l’ouvrier prenait plaisir au travail de ses mains et tâchait de donner à l’œuvre qui portait son empreinte personnelle la plus belle forme possible. Quand il l’exposait dans son atelier, il était sûr qu’elle serait regardée par des connaisseurs capables de l’apprécier. Le luxe n’avait point ce caractère de superfluité qu’on lui attribue de nos jours. Il répondait à un besoin profond, ressenti par la généralité, un besoin d’imprégner de beauté toute la vie. À ce besoin satisfaisait une foule d’artisans-artistes, hommes de goût, et, dans les limites où s’exerçait leur activité, véritables créateurs. La race s’en est complètement perdue depuis que les objets de luxe sont fabriqués à la grosse, mécaniquement, d’après des modèles dessinés par des gens qui ne connaissent rien à la fabrication, pour un public qui désire non de belles choses, mais des choses faisant de l’effet. L’artiste et l’ouvrier sont maintenant totalement séparés et si éloignés l’un de l’autre qu’une entente pour un travail commun serait impossible. L’un exerce son art d’une manière toute intellectuelle, l’autre manie la matière selon des modes appris et des indications données, incapable qu’il est de créer par lui-même des formes. Semblablement, dans tout le domaine économique, cette scission s’est produite entre la pensée qui dirige et le bras qui exécute. Les petits patrons végètent aujourd’hui misérablement et n’ont ni plus d’habileté, ni plus d’esprit d’initiative que les ouvriers. À Florence, ils étaient la grande majorité. Ils inventaient et exécutaient tout à la fois, se trouvant ainsi dans les meilleures conditions pour réaliser une œuvre parfaite : car la connaissance des moyens techniques réagissait sur l’invention et l’invention à son tour animait la technique. Ces « maîtres » avaient autour d’eux un petit nombre d’ouvriers, d’élèves, qui travaillaient sous leurs yeux et qu’ils éduquaient dans les meilleures conditions possibles. Les ouvriers intelligents devenaient ainsi sans peine maîtres à leur tour. Au xve siècle, les corporations n’avaient déjà plus la force et la cohésion d’antan ; l’esprit de corps se perdait et il n’y avait plus d’entraves à la concurrence entre les individus. La tradition faisait place à l’initiation personnelle.

Politiquement parlant, le peuple n’avait qu’un très faible pouvoir légal. Le gouvernement était aux mains de la grosse bourgeoisie. Les sept arts majeurs, qui comprenaient les juges, les notaires, les médecins, les banquiers, les riches marchands de drap, de soie, etc., nommaient les trois quarts des magistrats. Les quatorze arts mineurs devaient se contenter du reste. Les métiers en sous-ordre étaient tout à fait déshérités et n’avaient aucune influence dans l’État. C’était le cas des peintres, qui appartenaient à la corporation des médecins et droguistes. Mais si le peuple n’avait pas de pouvoir reconnu par la loi, il était fort par le nombre, et en temps de luttes civiles cette force devenait redoutable et son action pouvait déterminer la victoire. Or, comme je l’ai dit déjà, un parti ne devenait maître de la cité en des moments décisifs que par un heureux coup de main. Aussi les ambitieux flattaient-ils volontiers le peuple et recherchaient-ils ses faveurs. Ce fut la conduite des Médicis qui, au xve siècle, durent beaucoup à la popularité qu’ils avaient acquise et qu’ils surent habilement entretenir.

Ainsi tout favorisait à Florence le développement des individualités ; mais il existait en même temps entre les citoyens des similitudes de tempérament et des liens d’intérêt dont dérivait le sentiment de la communauté. Les institutions sociales — quelque défectueuses qu’elles puissent paraître d’un point de vue théorique — ne maintenaient pas dans la misère la majorité de la population. Ce n’est point que le peuple fût toujours heureux ; mais ses malheurs dérivaient surtout de causes extérieures. Les épidémies et les famines étaient fréquentes à cette époque, et elles rendaient la vie humaine bien plus incertaine qu’elle n’est aujourd’hui. Les épidémies avaient souvent un caractère de violence extraordinaire, enlevant en un rien de temps des familles entières, ou n’en épargnant qu’un membre ou deux, laissant parfois au monde un pauvre vieillard resté seul après avoir vu périr tous les siens. Dès que la moria, comme on disait alors, sévissait, les gens aisés s’empressaient de fuir, si les affaires le permettaient, et de se réfugier à la campagne, dans leurs villas. Les artisans et le bas peuple restaient forcément à Florence, où, dans les logis insuffisants, par les rues étroites et malpropres, la maladie exerçait sans obstacle ses ravages.

Les famines étaient moins graves et moins meurtrières. La République était riche et la sécurité de la ville même ne risquait pas d’être compromise. Elle pouvait, sans grande difficulté, faire venir le blé de l’extérieur, car ses relations commerciales embrassaient toute l’Europe, et il était rare au xve siècle que l’ennemi approchât suffisamment de Florence pour gâter les récoltes.

Malgré la sécurité relative de la ville et du contado, il faut mettre la guerre au nombre des fléaux dont la masse du peuple avait à souffrir. Elle se faisait par des mercenaires que les États prenaient à leur solde, une coutume que tous les historiens regardent comme une cause de faiblesse, ce qui est vrai si l’on se place au point de vue étroit de la politique, mais faux si l’on considère l’ensemble de la civilisation. Ces soldats, qui suivaient indifféremment les uns et les autres, avaient surtout en vue leur profit personnel et préféraient dévaster les champs et saccager les villes à livrer des batailles rangées : ils formaient des bandes de pillards plutôt que des armées régulières. Cause directe de misère pour les pays, objets de litige, qu’ils parcouraient souvent — comme le val di Chiana — ils ruinaient aussi par leurs exigences qui avait à les entretenir. C’est ainsi que la République florentine s’endettait fréquemment, et, par les emprunts qu’elle était obligée de faire, se mettait à la merci des plus riches de ses citoyens. Mais Florence ne renonçait pas pour si peu à la guerre. Ambitieuse, entourée d’une foule de petites républiques et de petites principautés non moins ambitieuses qu’elle, vivant dans cette atmosphère excitante de la Renaissance, où le désir de vaincre et de dominer s’exhalait de toutes les âmes, elle voulait étendre son pouvoir, soumettre les contrées voisines, jouer un rôle dans la politique italienne. Les Florentins se passionnaient à ces luttes, et, comme il arrive souvent, ceux qui n’y avaient point d’intérêts engagés n’étaient pas les moins acharnés. L’interminable guerre contre Pise, sans cesse renouvelée par les rébellions héroïques des Pisans, qui ne voulaient à aucun prix subir le joug de Florence, nous fait voir quelle animosité le peuple était capable de ressentir envers une cité qui n’avait d’autre tort que d’opposer une résistance, en défendant sa liberté, à l’esprit conquérant de la République. Les péripéties de cette lutte, dont la relation nous semble singulièrement monotone, faisaient battre tous les cœurs à Florence, et l’annonce d’une victoire mettait la ville entière en fête.

Mais le plus souvent les guerres étaient peu meurtrières. Les condottieri qui commandaient les milices mercenaires se contentaient de quelques « beaux » faits d’armes qui ressemblaient plus à des tournois qu’à de vraies batailles. Le rôle principal appartenait aux ambassadeurs, qui, par des discours habiles, faisaient de nouveaux alliés, assuraient la neutralité de quelque adversaire redoutable ou conjuraient même la colère d’un ennemi. Les Florentins étaient passés maîtres dans cette escrime de la parole, et plus d’une fois ils lui durent le salut ou la victoire. À ces luttes diplomatiques, où il fallait dissimuler ses intentions, être sans cesse sur ses gardes, parer les coups imprévus, jouer d’autant plus serré qu’on jouait souvent double jeu, l’esprit s’aiguisait singulièrement et acquérait, outre la dextérité de la pensée, une profonde connaissance des hommes. À la fin du xve siècle, les qualités ainsi assimilées par une longue pratique se trouvèrent réunies chez quelques personnalités en qui le génie politique des Florentins culmina : la plus éminente d’entre elles est Machiavel.

La richesse de Florence était aussi pour elle une cause de victoire, et non la moindre. Fréquemment elle acheta des villes. Bien des princes faisaient alliance avec elle par intérêt, et plus d’une fois elle éloigna de ses murs, en lui payant rançon, quelque hôte dangereux. Ses relations commerciales étaient des plus étendues. Elle avait des comptoirs — par suite des amitiés — dans toute l’Europe, de Constantinople jusqu’à Londres, et pouvait exercer ainsi, même à distance, son autorité sur ses citoyens.

Je n’ai parlé jusqu’ici que de la vie publique des Florentins, et pour cause : elle tenait dans leurs préoccupations une place bien plus grande que la vie domestique. Aujourd’hui encore les Italiens vivent plus dans la rue que dans les maisons ; ils préfèrent, pour traiter les affaires, l’air libre aux locaux fermés. Leurs intérieurs manquent de ce que nous appelons le confort et l’on n’y sent point le charme de ces chambres que l’hôte familier a ornées avec amour et dont l’atmosphère est imprégnée de son âme. Il en était de même jadis : les appartements du xve siècle nous auraient paru, je crois, des plus froids. Très simples, peu ornés, dépourvus, le plus souvent, de tentures et de tapis, ils n’avaient point de fenêtres à carreaux de vitres qui eussent laissé passer toute la lumière en les défendant des intempéries, mais des volets pleins et des « impannate », châssis de bois tendus de toile ou de papier. En famille, les Florentins ne faisaient aucun luxe et même les plus riches menaient une vie simple. Et cette simplicité contrastait d’une manière frappante avec la splendeur qu’ils déployaient dans leurs fêtes et avec la prodigalité dont ils faisaient preuve, dès qu’il s’agissait d’œuvres capables d’accroître l’éclat et la réputation de leur race.

Les hommes passaient le meilleur de leur temps hors de chez eux ; ils traitaient les affaires sous les loggie ou sur les places publiques, se retrouvaient un peu partout, dans la rue, chez le mercier du coin, dans l’échoppe du barbier, dans l’atelier des peintres, prenaient l’air frais le soir sur les bancs de pierre au pied des palais. Magasins et ateliers étaient en général largement ouverts et laissaient voir au passant les artisans au travail et les chalands scrutant la marchandise — une disposition dont il est aisé de se faire une idée, dans les villes italiennes, car elle est encore fort en usage. L’on se rencontrait sans cesse de par la ville, l’on causait des événements du jour et les nouvelles se transmettaient de bouche en bouche, non plus déformées sans doute qu’elles ne le sont à présent par nos journaux, mais avec un tour personnel et la forme originale que leur donnaient ces Florentins naturellement doués du talent de conteur.

Les femmes seules restaient à la maison. Elles vivaient dans leur intérieur, absorbées par les soins du ménage, et ne sortaient guère que pour aller à la messe, ou exceptionnellement pour assister à quelque fête ou cérémonie. Les moralistes sévères ne leur permettaient même pas de se montrer à la fenêtre. Mariées ordinairement très jeunes, sans avoir reçu une instruction étendue, et dès lors complètement prises par la maternité, elles ne partageaient point la vie des hommes et ne pouvaient comme eux développer en tous sens leur personnalité. Elles étaient reléguées au second plan et il nous est difficile de les bien connaître et d’estimer la part d’influence qu’elles ont eue sur la civilisation, car les documents écrits émanant d’elles et les témoignages directs de leur activité sont rares et l’on ne peut se fier entièrement à ce que les écrivains disent à leur sujet ; les peintres eux-mêmes ne nous renseignent pas sincèrement, car ils tendent à les idéaliser, à les ramener à un type unique. Ce que je dis du Florentin de la Renaissance ne s’applique donc pas nécessairement à la Florentine. Du fait qu’ils vécurent dans une même atmosphère, l’on ne peut conclure qu’à certaines similitudes génériques.

Cette atmosphère, qui donne à toute l’époque son ton particulier, est celle d’un matin de mai ardent et frais à la fois, tout vibrant de germes fécondants, tout palpitant de vie en fermentation. Elle est saturée de désir, le désir universel des êtres d’affirmer leur existence, de déployer leur force, de jouir. On y sent partout la tension des énergies en lutte. Les hommes veulent la vie terrestre avec ses bonheurs et ses infortunes, ses triomphes et ses défaites, ses hasards et ses batailles. Ils veulent réussir, devenir riches, devenir puissants, dominer. Leur idéal est d’acquérir la gloire ici-bas et de s’immortaliser dans le souvenir des générations futures : idéal purement humain. La vision des béatitudes éternelles goûtées dans un éternel repos a cessé d’attirer les âmes. L’image, il y a peu de temps si nette encore, des trois royaumes pâlit et s’efface ; la crainte seule la ravive parfois. Une image nouvelle s’y est substituée, celle du Panthéon, où l’humanité adorera ses grands hommes. Princes, artistes, lettrés, tous y envient une place. Les écrivains qui veulent obtenir des pensions promettent aux grands de les immortaliser dans leurs écrits. Et c’est aussi dans le même but de vivre dans l’esprit de la postérité que les grands font élever des monuments qui gardent leurs armes, leurs noms, leurs traits.

Dante, en chrétien scrupuleux, mettait encore dans le demi-jour des Limbes — c’est-à-dire en Enfer — les poètes et les philosophes antiques qu’il tenait en si haute estime. Maintenant la splendeur des Limbes efface celle du Paradis. L’on étudie avec passion l’antiquité dont les œuvres d’art, qui reparaissent au jour, attestent la beauté et la grandeur. On la prend pour modèle ; il semble que l’on renoue une tradition ancienne, perdue durant des siècles. L’horizon moral s’élargit. L’on n’est plus renfermé dans le cercle rigide d’une conception unique. Les yeux s’ouvrent et regardent le monde avec émerveillement, comme s’ils le voyaient pour la première fois. La nature commence à révéler ses secrets : l’homme sent qu’il lui appartient, qu’il n’est point au milieu d’elle l’exilé d’un jardin de délices mortes. Il veut la connaître, il l’observe, il sent que ses mystères vont s’éclaircir, que des vérités nouvelles lui seront révélées ; il explore la terre et bientôt il explorera le ciel. Les relations entre les peuples se multiplient ; le développement du commerce les favorise. L’on prend contact avec d’autres mœurs, d’autres manières de vivre, d’autres idées ; l’on cesse de considérer l’étranger comme un ennemi, et comme un chien d’infidèle ou d’hérétique qui n’appartient pas à la religion chrétienne romaine. La notion d’humanité est née et la tolérance croît avec elle. Si les Humanistes n’incarnent pas complètement l’esprit nouveau, ils en sont pourtant une manifestation directe, et en dépit de mille errements, malgré la rhétorique qui entrave leur pensée, le caractère formel de leurs controverses et le manque de base scientifique de leurs raisonnements, ils ouvrent la voie aux spéculations philosophiques ultérieures et préparent toute une conception nouvelle de la vie.

Il faut juger la Renaissance par son action et par ses œuvres : là est la vérité qu’elle apporte ; elle n’a pas encore élaboré de théories ou formulé de principes, elle ne s’exprime point dans le langage des idées. Mais elle possède des hommes qui agissent et qui créent, des hommes qui vont droit comme la force qu’ils portent en eux, vivent sans se demander le pourquoi de leur vie, et ne dépensent point en méditations ou en rêveries le temps d’œuvrer.

En Italie, au xve siècle, la religion n’entrave en rien l’expansion de cette activité aux fins purement humaines. Le haut clergé, les cardinaux, les papes mêmes sont les premiers à donner l’exemple d’une existence mondaine. Ils font grand luxe, se montrent avides de richesse et de gloire, mènent un train de grands seigneurs, ont des maîtresses et des enfants au vu et au su de tout le monde. Pas plus que les laïques, ils ne pratiquent les vertus chrétiennes, et l’humilité est aussi peu leur fait que la chasteté et la pauvreté. Le pape a cure bien plus de sa puissance temporelle que de sa puissance spirituelle. C’est un prince comme un autre, qui fait la guerre, conclut des alliances, tâche d’agrandir ses domaines. Il emploie l’excommunication et l’interdit dans un but politique et vend des indulgences et des dignités ecclésiastiques pour augmenter ses revenus : il est de son temps ! L’esprit de sacrifice et de renoncement disparaît. On n’est plus disposé à échanger des biens visibles contre des promesses de trésors inconnus, ni à refouler en soi les mouvements de la nature pour complaire à un Être invisible dont la volonté ne s’exprime point directement et explicitement. Le corps cesse d’être un objet de scandale et les voluptés qu’il donne une cause de repentir. L’idée du péché ne pèse plus constamment sur les âmes. Elles se sont délivrées de l’oppression morale que le Christianisme avait exercée pendant le moyen-âge. L’époque des exaltations mystiques, des délires religieux est passée : les saints deviennent rares. Les prédicateurs les plus ardents n’entraînent plus guère que les masses ignorantes, des femmes, des enfants, des simples d’esprit ; leur influence demeure restreinte et brève. Les temps sont loin où l’on se faisait moine par foi religieuse, par amour de la divinité, par désir d’une vie plus pure. Saint François est mort depuis deux siècles seulement, et les ordres sont pleins d’ambitieux, de fainéants, de vauriens et de gens qu’on y a séquestrés de force. Aussi tous les esprits éclairés professent-ils un salutaire mépris pour ces religieux qui vivent aux dépens des naïfs et des sots et, sous un masque de sainteté, cachent les instincts les plus bestiaux.

Le xve siècle a de singulières hardiesses d’opinion en matière religieuse. Le dédain que l’on éprouve à l’endroit du clergé s’étend insensiblement au culte même. Ce n’est point une critique théorique que l’idée chrétienne subit, on ne discute guère les dogmes de l’Église ; le cas est bien plus grave : c’est l’esprit même de la religion qu’on renie, on ne se sent plus chrétien, on perd la foi. Bien des gens ne pratiquent plus ou vont à la messe pour se conformer à l’usage. Ils se confessent et communient, il est vrai, dès qu’une maladie grave les atteint et ils meurent « munis des secours de la religion ». Mais ce fait prouve seulement qu’ils n’ont point encore acquis la certitude objective de l’erreur de la conception chrétienne de l’univers. La crainte de l’au-delà, la peur de l’Enfer s’emparent d’eux dès que leur cerveau s’affaiblit. L’esprit scientifique commence à peine à se développer. Autour de l’homme, le mystère demeure dense : une foule de phénomènes naturels lui sont inexplicables ; certains météores l’épouvantent, il est assailli par des fléaux dont il ne peut déceler les causes physiques et qu’il est tenté de rapporter à des puissances invisibles. Les sciences occultes, astrologie, nécromancie, ont grand succès, mais la religion chrétienne rivalise sans peine avec elles, car elle offre assez de merveilleux pour satisfaire les imaginations et elle a réponse à tout ; en un mot, c’est une superstition mieux organisée que les autres et qui a pour elle la tradition. C’est surtout par là, grâce à l’imperfection des connaissances exactes, qu’elle maintient son pouvoir. Car l’on s’est dégagé d’elle par l’instinct, par le sentiment, par l’action. Rarement la volonté de vivre s’est affirmée d’une façon aussi forte, aussi complète, aussi radieuse qu’à Florence pendant la Renaissance. Renaissance ! il n’y a pas de mot qui rende mieux l’impression d’ensemble de l’époque. Il semble que l’homme se réveille d’un long rêve pénible qui l’avait tenu oppressé sous l’angoisse de visions terrifiantes : il fait grand jour, le ciel est limpide jusqu’au fond, l’air est pur, la brise du matin court à travers les feuillages ; tout est net, lumineux, réel. L’homme est debout, les fantômes de la nuit se sont évanouis, il se sent frais et dispos, il est jeune et vigoureux, il veut user de sa force, il veut agir ! nulle pensée importune n’entravera sa marche, il a confiance en lui-même et ne redoute point les obstacles, il ne perdra pas un seul de ses instants précieux et la journée ne s’achèvera point sans qu’une œuvre ait été accomplie.

Il n’est pas étonnant que l’étude enthousiaste de l’antiquité marche de pair avec la libération de l’esprit humain : l’on reconnaissait dans la vie antique la voie pendant longtemps abandonnée et retrouvée enfin ; l’on renouait une tradition ; l’on revoyait cette image parfaite de la beauté humaine, perdue durant des siècles, et elle apparaissait semblable à l’image idéale qui s’éveillait dans les âmes. Les chefs-d’œuvre de l’art antique magnifiaient en sa pure et noble nudité le corps dont les chrétiens, à force de le maudire et de le souiller, avaient inspiré le mépris, et évoquaient l’idée d’une vie plus saine, plus large, plus abondante, d’une vie où la misère, la laideur et la saleté n’étaient pas prônées comme des vertus. Ce fut une révélation pour les artistes : les fragments de monuments et de statues qu’on retirait du sol témoignaient d’un art accompli, ayant résolu tous les problèmes techniques qui les préoccupaient et atteint une parfaite beauté d’expression. Ils découvraient une architecture bien plus conforme à leur génie que l’architecture gothique, dont l’Italie avait subi de mauvais gré l’influence. La statuaire leur montrait dans toute la pureté de sa forme le corps nu qu’ils désiraient tant connaître et qu’ils avaient si peu d’occasions d’étudier. Ils éprouvaient une joie intense à contempler, à palper ces marbres vivants qui faisaient naître en eux la vision d’un âge où des hommes vigoureux et bien faits développaient à l’air libre, en des jeux de force et d’adresse, leurs membres souples et harmonieux. Ils imitaient les statues antiques, ils s’essayaient à en réunir et à en compléter les fragments ; ils empruntaient aux monuments des motifs de décoration ; ils s’assimilaient ce qui était conforme à leur inspiration sans renoncer à rien de leur originalité. Les éléments de leur œuvre dérivaient de la réalité ambiante, et c’était dans la profondeur de l’âme du peuple auquel ils appartenaient qu’ils trouvaient la source de leurs créations ; de la vie qui s’agitait autour d’eux, ils prenaient la plus pure essence et en développaient une vie supérieure. Ils nous ont transmis tout ce que leur époque avait d’énergie active, de personnalité, tout ce qu’ils avaient eux-mêmes de beauté et de force productrice. Grâce à eux, il nous est donné de découvrir ces tréfonds de la vie que le récit des événements ne nous fait point apercevoir : l’impression confuse que nous laisse l’histoire politique de Florence se dissipe dès que nous considérons l’évolution artistique. En présence de l’œuvre des maîtres, architectes, sculpteurs, peintres, orfèvres, nous reconnaissons à n’en point douter que le xve siècle est une époque de joie créatrice, d’affirmation de la volonté, de libre développement des individualités. Le génie foisonne ; comme au temps du renouveau où la terre est gonflée de germes, où les plantes sont chargées de sève, où l’amour rend les êtres plus vifs et plus ardents, il semble que toute la nature célèbre le triomphe de la vie resurgie. La mort même a perdu son aspect effrayant : la mort est un sommeil dans l’immortalité du souvenir, un sommeil paisible entouré d’images heureuses : figures souriantes, enfants joueurs et fleurs en guirlandes.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 712-720 [720].

[…]

La Revue hebdomadaire (16 janvier) : Le vin dans l’histoire de Rome, par M. G. Ferrero. […]

Poesia (décembre-janvier) publie l’Objet aimé, pastorale en 1 acte, d’Alfred Jarry et publiera les œuvres posthumes de cet écrivain.

[…]

La Phalange (15 janvier). — « La foire aux tragédies », par M. R. Canudo, est une éloquente protestation contre l’abus des spectacles en plein air qui ne servent pas la vraie poésie.

Lettres allemandes §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 720-734 [732, 734].

Alexander Ular und Enrico Insabato : Der erlœschende Halbmond, Francfort, Literarische Anstalt, M. 4 §

Au temps où M. Alexandre Ular vivait parmi nous et écrivait dans notre langue, nous admirions ses judicieux travaux d’ethnographie. Très au courant des affaires d’Extrême-Orient, connaissant à fond la civilisation chinoise, il nous avait initié, au moment de la guerre russo-japonaise, à maints détails politiques intéressants. Aujourd’hui nous le retrouvons, s’étant adjoint un collaborateur, M. Enrico Insabato, occupé à résoudre la question d’Orient. Les deux auteurs croient pouvoir nous donner la clef de la révolution jeune-turque. Félicitons-les de suite — c’est du reste le seul compliment que nous pourrons leur adresser — d’avoir écrit leur livre en allemand, car chez nous ils auraient probablement trouvé difficilement un éditeur disposé à rendre publiques leurs affirmations. Selon eux, le mouvement jeune-turc aurait été uniquement suscité par l’Angleterre, laquelle avait déjà préparé les massacres des Arméniens, mis en œuvre pour rendre impossible le sultan, ami de l’Allemagne. Le gouvernement des jeunes-turcs, c’est la tyrannie d’une minorité sur des éléments hétérogènes. Il finira par détruire la Turquie, victime de l’Angleterre et de la Russie.

M. Ular et son collaborateur italien prétendent avoir consulté de nombreux documents secrets qui transforment leurs singuliers paradoxes en des vérités absolument évidentes.

Memento [extrait] §

Les Monatshefte für Kunstwissenschaft, sont toujours une source inépuisable de documents du plus haut intérêt. Signalons une étude en langue anglaise, de M.  Sidney Churchill, sur Benvenuto Cellini.

Lettres anglaises.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 734-741 [740].

[…] Sur les quatorze articles de la Quarterly, dix sont signés. Parmi les articles littéraires signa­lons : […] Milton and Dante, par Alfred Austin […].

The Edinburgh Review reste strictement fidèle à l’anonymat. Les onze études que contient le numéro de ce trimestre sont très agréablement variées. D’un intérêt littéraire, artistique ou historique sont : […] Venice and the Renaissance, […] Græco-roman and Roman Sculpture […].

Lettres hongroises.
Memento [extrait] §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 755-758 [758].

A Nyugat (l’Occident). — (16 novembre). Une étude de M. Ccâth, l’auteur du Jardin du magicien, sur Puccini […].

Échos.
Une « Passion » piémontaise §

Tome LXXVII, numéro 280, 16 février 1909, p. 760-768 [766-767].

M. Ricciotto Canudo nous adresse la lettre suivante :

Mon cher Directeur,

Je lis dans le dernier numéro du Mercure un écho fort intéressant sur les représentations sacrées d’Oberammergau, le village des Alpes Bavaroises où la grande tradition des Mystères médiévaux est intacte et se manifeste périodiquement.

On a brisé un peu partout la chaîne mystique de cette tradition Dans les pays mêmes où les spectacles sacrés eurent un éclat de fête et une signification humaine tout particuliers, comme en Ombrie (je pense à la Crèche, à Assise, où le théâtre italien semble vraiment né), on n’en retrouve que le souvenir. En Sicile, notamment, et dans certains pays de l’Italie, du Midi et du Centre, les grandioses Mystères sont réduits à leur minime expression : un groupe de quatre sur cinq musiciens, guitaristes, mandolinistes et violonistes, qui, sous la conduite d’un coryphée chanteur, vont sur la rue, d’icône en icône, chantant quelques singulières aventures des saints. On peut entendre ainsi, à Catane, le « chef » raconter « que le chapeau de saint Joseph, le petit vieux, s’envola sur les maisons, où il fut ramassé par le voyou (Judas) ».

A San Giuseppi lu vecchiarieddu
ci abbulau lu cappieddu.
Ci abbulau supra li casi
si lu pigghiau chiddu vastasi…

Mais il existe dans les Alpes, en Piémont, un pays, Sordevolo, où la tradition des représentations sacrées est gardée dans toute sa splendeur décorative et son émotion pieuse et dramatique, ainsi qu’à Oberammergau. Le Mystère de la Passion, qu’on y joue tous les cinq ans, constitue pour le village la plus solennelle des fêtes. L’esprit tragique chrétien ranime, et remue profondément le cœur de la petite population par la célébration de son unanimité religieuse. Le peuple y vit ses « heures de flamme » sacrée, comme au Moyen-Âge sur le parvis des Cathédrales, ou comme dans le théâtre de bois d’Eschyle, quoique ces représentations modernes aient lieu plus dans un but humanitaire, de bienfaisance, que dans un but purement religieux.

M. Delfino Orsi a donné des renseignements très curieux sur la représentation de la Passion à Sordevolo. L’esprit en quelque sorte modernisé que Knorr pouvait remarquer dans les spectacles d’Oberammergau (es hat auch den läulernden Einfluss der Neuzeit su nutzen gewusst), malgré l’éclat médiéval qu’ils ont parfaitement gardé, ne semble pas avoir touché le spectacle du village piémontais.

Depuis 1850 le Comité permanent, compose exclusivement d’ouvriers, a abandonné les Mystères, qui demandaient une trop bruyante préparation et une mise en scène trop compliquée, tels que le Jugement dernier et la Résurrection. Le caractère pathétique, sombrement interne, de la Passion, paraît mieux convenir au sentiment religieux moderne. Et le drame se déroule avec ses lamentations et ses espérances, jusqu’à la catastrophe, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Judas, qui se supplicie pour ne pas assister à la fin de son Maître trahi ; et à la mort du Christ qu’on supplicie implacablement. Le Mal et le Bien luttent devant les spectateurs, dans la dernière des quatre heures que dure le spectacle. Judas est mort, le Christ expire douloureusement, et la double mort est suivie d’une double apothéose : celle de Judas, emporté triomphalement par les diables, et celle du Christ, élevé au ciel par la complainte unanime de la piété extatique des humains.

Le caractère pathétique du drame est bouleversé de temps en temps par des épisodes comiques ou grossièrement grotesques, accompagnés ou non de rixes et de lazzis. Les Italiens ont toujours eu un penchant particulier pour le comique, qui leur permet de se retrouver immédiatement au milieu de leurs contingences quotidiennes — l’élément comique n’était toujours que la résultante de quelques banalités de la vie réelle ingénieusement groupées et mises en valeur contradictoirement. C’est un peuple essentiellement « réaliste » qui a pu concevoir l’Opéra-Bouffe et le Drame d’action mélodique, et qui ne se laisse jamais emporter totalement par des élans mystiques dont d’ailleurs il est généralement incapable.

La Passion de Sordevolo s’est enrichie dans les siècles d’une certaine quantité d’« élément comique » qui déride la foule. Mais le drame ne cesse pas de se développer dans toute son angoisse humaine, et surtout d’exalter au même degré acteurs et spectateurs.

Les acteurs sont des enfants du peuple de Sordevolo. Ceux qui détiennent les rôles principaux les gardent pendant longtemps. En 1891, Jésus-Christ était l’huissier de la mairie, qui jouait son rôle depuis quinze ans. Humble et insignifiant dans la vie de tous les jours, cet homme était, paraît-il, merveilleux de fierté et de noblesse pendant son symbolique sacrifice. Judas aussi, dont le rôle appartient depuis nombre d’années à la même famille, était admirable.

La Passion compte trente-cinq personnages masculins et dix femmes. Mais les chœurs aussi ont voix au chapitre, car dans les grands moments de tumulte chacun se laisse aller à son exaltation personnelle, et crie ce que bon lui semble, en patois, oubliant le texte et les strictes convenances de la scène.

Cette foule considérable n’est préparée que par deux répétitions d’ensemble, faites les jours fériés, ou le soir au clair de lune. Et les représentations se renouvellent pour chaque cycle, pendant quatre dimanches consécutifs.

Il m’a semblé curieux, mon cher ami, de vous envoyer ces quelques renseignements sur une des dernières citadelles spirituelles, où plane et se meut ce qu’il reste de l’esprit tragique chrétien qui soit encore vivant dans une multitude. Cet esprit, certes point merveilleux mais significatif, est celui des Mystères médiévaux, c’est-à-dire de tout le théâtre chrétien, populaire et pathétique.

À vous.

RICCIOTTO CANUDO.

Tome LXXVIII, numéro 281, 1er mars 1909 §

Les Revues §

Tome LXXVII, numéro 281, 1er mars 1909, p. 147-152 [147-148, 152].

La Revue hebdomadaire : M. G. Ferrero explique la « corruption » des peuples §

Le fameux professeur G. Ferrero donne à la Revue hebdomadaire (23 janvier) un essai de premier ordre où il fonde la théorie de la corruption dans l’histoire romaine. On sait qu’une des originalités de ce puissant historien est qu’il applique, à reconstituer la psychologie des anciens, les remarques qu’en observateur clairvoyant il prélève sur la société contemporaine. Ses transpositions sont d’un virtuose merveilleux, élégant et logique. Ici, il démontre, avec une brillante éloquence basée sur les solides assises d’une méthode impeccable, que la « corruption » n’a jamais été qu’un « changement de coutumes et de besoins, progressant de générations en générations ».

Aujourd’hui, un besoin effréné de luxe nous environne, qui précipite, dans le bruit insolent d’un plaisir vertigineux, la Révolution qui mettra un peu d’ordre dans les actes, sinon les cervelles.

La leçon de M. Ferrero me semble contenir la somme de vérité qui donne du prix aux pages écrites. Vous en jugerez d’après celle-ci :

Un homme est né dans une certaine condition sociale et a réussi pendant sa jeunesse et son âge mûr à accroître sa fortune. À mesure qu’il s’est enrichi ; ses besoins et son luxe ont grandi, mais pendant un certain temps seulement et jusqu’à un certain point, après lequel il s’est arrêté. Il y a peu d’hommes qui puissent indéfiniment accroître leurs propres besoins, changer continuellement, leur vie durant, leurs habitudes personnelles, surtout quand la vigueur et l’élasticité viriles sont passées. Mais l’accroissement des besoins et du luxe, le changement des habitudes continuent au contraire dans la génération suivante, chez les enfants qui ont vécu dès leur naissance dans cette aisance à laquelle leurs pères n’étaient parvenus qu’après de longues fatigues et dans un âge déjà avancé ; cette jeune génération part du point où était arrivée la génération précédente et veut conquérir de nouvelles jouissances, supérieures à celles qu’elle a pu se procurer sans peine, grâce aux efforts de ses ascendants, et différentes. C’est là le petit drame courant que nous voyons se reproduire dans toutes les familles, dans lequel chacun de nous a été et sera acteur : aujourd’hui, comme un innovateur et un révolutionnaire qui méprise et abandonne les vieilles coutumes pour de nouvelles ; demain, comme un vieux conserva­teur qui gronde et proteste contre les folles innovations de sa jeunesse ; petit drame, drame vulgaire, auquel personne ne fait attention, tant il est fréquent et tant il paraît peu important.

Au lieu de cela, nous devrions y voir une des grandes forces motrices de l’histoire humaine, dont l’action, dans de plus grandes ou de plus petites proportions, sous des formes diverses, s’est exercée en tous temps et en tous lieux.

C’est par l’action de cette force qu’aucune génération ne peut vivre tranquillement des richesses accumulées et des idées trouvées par les généra­tions précédentes, mais qu’elle est contrainte à créer de nouvelles idées, à créer de nouvelles et plus grandes richesses, par tous les moyens qu’elle peut employer, par la guerre et la conquête, par l’agriculture et l’industrie, par la religion et la science. C’est par l’action de cette force que les familles, les classes, les nations qui ne réussissent pas à augmenter leurs richesses sont destinées à s’appauvrir, parce que, les besoins augmentant, il faut, pour les satisfaire, consumer les capitaux accumulés, s’enfoncer dans les dettes, se ruiner peu à peu. C’est par l’action de cette force que les classes se renouvellent en chaque nation : les familles riches, depuis plusieurs générations, voient diminuer leurs richesses petit à petit et disparaissent, tandis que de la multitude pauvre s’élèvent de nouvelles familles, se forment de nouvelles élites qui continuent sous des formes différentes l’œuvre et les traditions des élites précédentes. Par celle force, la terra est sans cesse agitée d’un bouillonnement de travaux, d’aventures, de tentatives, qui, suivant les âges, prennent telle ou telle forme : et tantôt les peuples guerroient l’un contre l’autre ; tantôt ils se déchirent dans les révolutions ; tantôt ils cherchent des terres nouvelles et les explorent, les conquièrent, les exploitent ; tantôt ils perfectionnent les arts et les industries, étendent leur commerce, cultivent la terre avec plus de soin ; tantôt, à des époques plus agissantes, comme la nôtre, ils font toutes ces choses, à la fois… Activité immense et continue dont la force motrice est le besoin ; des nouvelles générations qui, partant du point où sont arrivées les anciennes, veulent avancer plus loin encore, jouir, savoir, posséder davantage.

Memento [extrait] §

[…]

Revue bleue (30 janvier). « La pensée de la Renaissance », par M. Péladan.

« Pages libres » (30 janvier). Lettres de Calabre (août 1908), de M. Daniel Halévy.

[…]

Art ancien §

Tome LXXVIII, numéro 281, 1er mars 1909, p. 165-168.

L’Exposition de tableaux de l’École italienne (galerie Trotti) §

Il est toujours difficile à une exposition particulière de réunir des œuvres capitales, surtout quand il s’agit d’une école comme l’italienne, laquelle a depuis longtemps été recherchée à prix d’or par les musées d’Europe et d’Amérique. C’est donc une fortune rare de trouver réunis un Titien, trois ou quatre Moroni, un Caravage splendide, des Tiepolo et des Guardi, tous de qualité. Si, parmi les peintures exposées à la galerie Trotti, quelques-unes ne dépassaient guère le domaine de la curiosité, surtout parmi les œuvres des primitifs, la beauté des portraits vénitiens suffisait pour retenir longuement le visiteur. Avant eux, il faut d’ailleurs signaler deux peintures attribuées à l’atelier de Botticelli, la Madone de la famille Concina et la Vierge à la Grenade. Seule la première de ces peintures soutient cette attribution, et sans la défaillance de dessin des mains, le nom de Sandro lui-même pourrait être maintenu. Le visage de la Vierge, en tout cas, accuse le type familier à l’artiste, et cette partie de la peinture n’est pas indigne de lui. La Vierge à la Grenade est d’une exécution toute différente : traitée entièrement dans les chairs en tons divisés, elle indique plutôt un maître fidèle encore aux procédés des miniaturistes. Par le sentiment de la grâce, il se révèle néanmoins contemporain de Botticelli, et, quel qu’il soit, le peintre de cette exquise Vierge à la Grenade est loin d’être à dédaigner.

Mais j’ai hâte d’en venir aux trois admirables portraits des Madruzzo, celui du prince-évêque de Trente, le cardinal Cristoforo Madruzzo par Titien, et ceux de ses neveux Gian Federico Madruzzo et Lodovico Madruzzo, tous deux par Moroni. Ces trois incomparables chefs-d’œuvre, longtemps convoités par le Louvre, lui ont malheureusement échappé pour passer dans la collection de M. James Stillmann. Il faut d’autant plus le regretter que, malgré notre richesse en œuvres du Titien, rien au Louvre n’eût fait double emploi avec le portrait du Cardinal, et que nous sommes pour Moroni extrêmement pauvres, puisque nous ne possédons que le beau Portrait de vieillard de la galerie du bord de l’eau, accroché d’ailleurs dans les hauteurs, alors que tant de médiocrités encombrent les cimaises.

« L’an 1541, raconte Vasari, Titien fit le portrait de Don Diego de Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint à Venise, tout entier en pied. Ce fut une très belle figure. Dès lors Titien commença de faire ce qui est devenu à la mode, c’est-à-dire des portraits en pied. C’est de cette façon qu’il peignit celui du Cardinal de Trente, alors jeune. » Ce portrait était resté à Trente avec ceux de Moroni ; c’est là qu’en 1907 MM. Trotti les achetèrent à la famille Salvadori pour M. Stillmann. Comme l’écrit Vasari, le portrait de Cristoforo Madruzzo fut commencé peu après le Diego de Mendoza, c’est-à-dire en 1542. Mais avec sa lenteur habituelle, lorsqu’il s’agissait de livrer définitivement une peinture, Titien, après avoir sans doute brossé la tête et les mains et esquissé les vêtements, laissa passer assez de temps pour que la dernière touche ne fût mise que dix ans après, en 1552. La présence parmi les accessoires d’objets appartenant au Cardinal, l’horloge et le tapis, laisse supposer que la toile ne fut achevée complètement qu’à Trente même.

Le portrait de Cristoforo Madruzzo est l’une des œuvres les plus serrées de dessin de Titien. Le visage et les mains sont étudiés avec une sûreté qui contraste encore avec la liberté plus grande du fond sombre. Moroni a apporté la même acuité d’observation dans les figures des deux neveux. Trait, modelé et coloris sont d’un vérisme étonnant ; le fond lui-même, brossé dans une gamme claire et grise, est, à l’inverse de Titien, suivi dans tous ses détails, sans pourtant que rien nuise à l’ensemble. Certains morceaux, comme le manteau violet de Lodovico Madruzzo, sont traités merveilleusement. Notre regret de ne pas savoir au Louvre ces deux chefs-d’œuvre s’augmente de ce que presque partout ailleurs Moroni est parfaitement représenté. À Milan, à Berlin, à Londres, le grand peintre bergamasque, rival de son maître Moretto et même de son aîné Titien, a des toiles ; l’Ecclésiastique, l’Avocat, le célèbre Tailleur de la National Gallery en sont des exemples significatifs, qui ne l’emportent pas cependant sur les Madruzzo.

M. James Stillmann, qui veut bien conserver à Paris ces merveilles au lieu de les envoyer en Amérique, est à lui seul très riche de peintures de Giovanni Battista Moroni, puisqu’il possède encore l’effigie d’un Jeune gentilhomme en noir sur fond vert où l’artiste a mis à nouveau tous ses dons de caractériste. Tous ces personnages sont accompagnés de leur chien familier, et c’est encore là une des particularités de Moroni : il est excellent animalier, et l’épagneul blanc qui accompagne Federico Madruzzo est d’une remarquable vérité.

Parmi les autres œuvres des Vénitiens de la Renaissance, il y avait à noter aussi la Vierge avec deux donateurs, de Lorenzo Lotto, et le portrait de poète florentin Giovanni della Casa, par son ami et collègue à la cour pontificale Sebastiano del Piombo ; mais force était de quitter les œuvres vénitiennes pour une surprenante effigie de Cardinal, par le Caravage. Elle est peinte avec une décision dans le visage, avec une franchise dans les étoffes qui devancent tout l’art moderne. Le peintre qui a brossé cette toile est un maître et l’un des plus grands. La puissance d’établissement des formes, la vie de la physionomie, une incomparable largeur de facture, une science absolue du clair-obscur y sont réunies. J’ignore quel est le personnage représenté, sans doute un ami du Cardinal del Monte, le protecteur du Caravage à Rome, sinon Mgr del Monte lui-même, ce que je n’ai pas eu l’occasion de vérifier ; mais c’est là encore une toile de musée. On comprend devant elle l’admiration que l’artiste obtint chez ses confrères, malgré son caractère intraitable ; on comprend que d’excellents maîtres, comme notre Valentin trop méconnu, se soient laissé subjuguer par lui.

La distance est trop grande entre le Caravage et Tiepolo, pour que j’essaie de chercher une transition. Tiepolo nous ramenait aux Vénitiens ; et parmi les qualités vénitiennes l’artiste du xviiie siècle fut plus sensible à celles qui relevaient de la décoration qu’à celles qui nécessitaient une observation aiguë. Il ne voit des formes que l’extérieur et le charme ; du coloris, il tire des harmonies exquises. Ses figures sont déjà des figures de fantaisie, et là encore nous sommes, par Fragonard, redevables aux Italiens ; son plafond ovale, le Triomphe de l’amour, le montre arrière-neveu de Véronèse. Décorateur infatigable, Tiepolo reste pourtant mal connu à Paris, et là encore une lacune serait à combler.

Nous sommes plus familiers avec son beau-frère Francesco Guardi ; on sait en effet que la sœur aînée de celui-ci, Cécilia, avait épousé Tiepolo en 1721. Encore que le Louvre ne possède rien de comparable à la toile du musée de Rouen, le délicieux Château dans un parc avec ses personnages comme seul Guardi sait les traiter, nous sommes suffisamment avertis par les toiles de la collection La Caze et de la grande galerie, de la valeur du peintre. L’exposition de la galerie Trotti comprenait deux spécimens charmants de la manière de Guardi : une Entrée de la Giudecca et une vue de San Simeone il Piccolo avec des maisons roses dans le soleil dénotant une grande finesse de vision et un sentiment rare de coloriste. Si j’ajoute enfin que le maître de Francesco, Canaletto lui-même, figurait à la galerie Trotti pour une Vue de la place Saint-Marc, j’aurai, je crois, signalé la plupart des toiles intéressantes que renfermait cette remarquable exposition. Elle pouvait être pour nous du plus grand profit. Non seulement elle complétait pour un temps trop court l’enseignement de notre Louvre, pour les amateurs ; mais aux artistes modernes eux-mêmes elle eût pu donner une forte leçon. Je suis loin d’être un italianisant ; et j’ai assez souvent déploré l’académisme romain, pour pouvoir dire qu’il nous serait parfois utile de tourner les yeux vers les Vénitiens, depuis Titien jusqu’à Tiepolo : ce que Fragonard fit en empruntant à celui-ci ses jaunes et ses bleus légers, en fortifiant près de lui son entente de la décoration, pourrait encore être fait aujourd’hui, et cela vaudrait beaucoup mieux pour nous que la fabrication de faux primitifs.

Memento [extrait] §

Dans la Revue de l’Art ancien et moderne (10 janvier) […] M. Émile Bertaux continue ses travaux sur les primitifs espagnols en passant en revue les Italianisants du Trecento. Dans la Nouvelle Revue M. Henry Lapauze commence un important travail historique, admirablement documenté, sur l’Académie de France à Rome.

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 320-325 [325].

[…]

Revue des Études historiques (janvier-février 1909) : Comte L. de Baglion : « le Siège de Famagouste (Chypre) au xve siècle » (épisode des guerres de Venise avec la Turquie) […] ; J. Paquier : « Lettres familières de Jérôme Aléandre (fin : enfin ! non que l’intérêt fît défaut, mais cela durait depuis bien longtemps). […]

Philosophie.
Ricciotto Canudo : Le Livre de l’évolution, l’Homme. Psychologie musicale des civilisations, E. Sansot et Cie §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 325-330 [328-329].

À travers l’évolution de l’histoire humaine dont les races diverses de l’Orient ou de l’Occident marquent tour à tour les étapes, M. Ricciotto Canudo, dans une langue enfiévrée d’images et de symboles, évoque les moments synthétiques où les formes de la sensibilité et du désir assemblées eu faisceau font sortir de la terre en travail un accent et un sens nouveaux. Civilisation pélasgique et grecque, moyen-âge chrétien, Renaissance, effort scientifique des temps modernes apparaissent dans son ouvrage Le Livre de l’évolution : l’Homme, comme autant de manifestations du génie humain assemblant en une convergence les forces obscures de la planète et en tirant des thèmes nouveaux. Par l’intermédiaire de l’Homme, tous les éléments chaotiques de la nature, et qui d’abord envahissent son âme de leur clameur heurtée et confuse, collaborent, sous sa maîtrise, à composer ces symphonies que composent toutes les périodes de haute culture. Une telle évolution de la matière vers la pensée, qui est en son essence harmonie et musique, aboutit en effet, et littéralement, à l’expression musicale. Aussi, est-ce dans le développement de la musique depuis Palestrina jusqu’à Beethoven, Wagner et Debussy, que M. Canudo, en cet ouvrage, construit lui -même à la façon d’une symphonie, s’applique à surprendre le rythme de l’évolution de la vie.

Archéologie, voyages.
Prince L.-Amédée de Savoie : Le Ruwenzori et les hautes cimes de l’Afrique centrale, Plon, 15 fr. §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 339-344 [343-344].

L’expédition du duc des Abruzzes, prince Louis-Amédée de Savoie, en Ruwenzori, massif énorme de montagnes situé en Afrique entre les lacs Albert et Albert-Édouard, aux confins du Congo et de l’Ouganda et où il semble bien que le Nil prend sa source, était certes une entreprise laborieuse et digne de passionner des esprits aventureux. Organisée dans d’excellentes conditions et judicieusement conduite, elle a réussi toutefois et l’on ne peut qu’applaudir à l’effort méritoire qui a résolu un des plus curieux problèmes de la géographie du continent noir. Le récit que donne le Dr Filippo de Filippi d’après les documents recueillis et les notes du prince est abondant et pittoresque ; précédé d’un historique rapide des précédentes tentatives d’exploration, il suit au jour le jour le voyage de la caravane depuis Montbasa (Océan Indien) et Port-Florence (lac Victoria) jusqu’à l’escalade des cimes couvertes de neige, presque constamment voilées par les nuages, mais dont les pentes sont envahies par la végétation fantastique des régions tropicales. C’est le contraste absolu de ces deux zones, de climat excessif, qui fait l’intérêt principal de cette expédition. Les cimes du Ruwenzori atteignent du reste des hauteurs de 4 000, 5 000, 5 125 mètres, — c’est-à-dire qu’elles dépassent la chaîne des Alpes et le Mont-Blanc. En route, les voyageurs donnent de précieux détails sur la végétation bizarre des espaces traversés ; sur des peuplades singulières comme les Baganda, tribus dont les traditions indiquent des rapports probables avec les anciens Égyptiens. Mais ce qu’on ne saurait trop vanter dans cet ouvrage, c’est la beauté en général de l’illustration, des planches tirées hors texte, le soin avec lequel le livre a été présenté et qui fait le plus grand honneur à la librairie Plon.

Les Revues.
La Revue : La force morale de la femme, d’après Mlle Paola Lombroso §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 348-355 [353-354].

La force morale de la femme trouve un éloquent défenseur dans Mlle Paola Lombroso. Son article de la Revue (15 février) cite une multitude d’exemples de l’héroïsme féminin. On en citerait dix fois, mille fois plus, sans démontrer que cette conclusion ne soit encore très discutable :

Ce que l’homme fait quelquefois avec sa force morale est grandiose et dépasse de cent coudées par ses effets, par ses résultats sociaux, tout ce que la femme peut faire pour un individu.

Mais la force morale que non seulement quelquefois, mais toujours, déploie, quand besoin est, la femme pour consoler, servir un seul individu (parfois inconscient et repoussant), ou bien pour remédier à une misère individuelle, est également touchante.

Je trouve que les hommes devraient tenir un plus grand compte de cette propension de la femme à être héroïque et se montrer plus indulgents envers elle lorsque, dans une vie paisible, elle se laisse aller toute au bonheur de vivre. On dit alors trop facilement qu’elle est frivole, qu’elle est coquette, qu’elle est insouciante, qu’elle est bornée, qu’elle ne comprend rien. Il est certain que pour l’essayage chez le couturier, ou pour grignoter des brioches et papoter à un five o’clock, elle n’a besoin d’aucune force morale. Mais elle est comme ces larves d’abeilles ouvrières qui sont des larves communes et qui pourtant, si la reine vient à manquer, — en les nourrissant d’un aliment spécial — peuvent devenir toutes, sans exception, des reines sages et fécondes.

Telle est la femme en général. Elle ne prétend et n’aspire à être autre chose que l’humble ouvrière qui accomplit sa tâche quotidienne et bornée. Mais que la nécessité surgisse et elle peut devenir reine d’un moment à l’autre ! Et le breuvage magique qui la fait devenir telle n’est autre que le malheur. Dans l’humble larve, dans la créature féminine, insouciante et légère, qui vit à ses côtés, l’homme devrait honorer la reine en puissance, la consolatrice latente qu’il trouvera inlassable et fidèle, si le malheur éclate !

Ce vieux grognon de Schopenhauer n’avait pas tort d’être d’un avis diamétralement contraire. Aussi bien le but de la femme n’est pas « la force morale ». Toutes celles qui ont enfanté ont été héroïques au moins pendant quelques heures ; et c’est pourquoi la pire d’entre elles méritera toujours le respect de l’homme, — ce respect que beaucoup de celles-ci tiennent pour un outrage ou la preuve d’un aveuglement pitoyable.

Au point où nous en sommes, il faudrait que les femmes fussent soldats dans toutes les nations. En moins de rien, la guerre en serait supprimée, — non qu’elles soient, les femmes, plus lâches que les lâches hommes, mais elles s’accommoderaient mal de l’uniforme et du fusil dont la manœuvre abîme les mains.

Les Journaux.
Prospectus littéraires (L’Opinion, 27 février) §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 355-358 [355-356].

De l’Opinion, sous la signature de M. de Maigret :

Nous vivons en un temps de cataclysmes épouvantables. Après les secousses sismiques de ces dernières semaines, voici que, brusquement, une doctrine philosophique « culbutante et incendiaire »,

Qui nous vient d’Italie et qui lui vient des cieux,

par la bouche de M. Marinetti, le Futurisme, — puisqu’il faut l’appeler par son nom, — éclata comme un coup de foudre dans le ciel endormi de la littérature. Le Futurisme ? C’est la religion nouvelle de ceux qui veulent chanter : « … les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste ».

C’est la religion de ceux qui ont assez des « musées-cimetières » et qui, « bons incendiaires aux doigts carbonisés », prochainement mettront le feu aux bibliothèques pour délivrer l’humanité de « ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d’élans, brisés » ; de tous ceux qui, encore, veulent glorifier « le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent ; c’est le mépris de la femme ».

Arrêtons-nous. M. Marinetti, avec ses airs de révolté, ne peut que nous faire sourire. Sa doctrine est profondément bourgeoise, surannée, réactionnaire, et plutôt que de lui faire l’injure de croire à sa conviction en de pareilles sornettes, nous voulons supposer qu’il a choisi le carnaval pour nous faire une bonne farce. Il existe, en effet, chez nous, une école philosophique dont le manifeste, pour avoir eu peu de publicité, n’en est pas moins intéressant. En voici quelques extraits, cités au hasard :

« Le but final de l’Énerguménisme (nom de la nouvelle doctrine) est la réalisation du désordre trépidant, par les moyens suivants : 1° destruction radicale du Cosmos, tel qu’il existe actuellement ; 2° reconstitution d’un monde nouveau sans aucun plan préconçu (pourquoi les planètes sont-elles rondes ? ne peuvent-elles adopter la forme qu’elles préfèrent ?) ; 3° confusion complète de toutes les lois physiques et chimiques en une seule force qui sera l’anarchie tonitruante sous la direction du moto-anthrope ou homme-automobile. »

Moyens pratiques d’atteindre à cet état nouveau, pris au hasard dans le Guide moral de l’Énerguménisme ou manuel du panhystérisme intégral et de la superexaltation appliquée :

« Suppression de la langue et du verbe, utilisation exclusive de l’exclamation et de l’onomatopée transcendante et gesticulatoire. — Abolition de la politesse, des arts, de la grâce ; mise à mort d’Isadora Duncan. — Réglementation de la vie explosive (forme supérieure de l’existence) ; vitesse minima pour les automobiles : 200 à l’heure ; pour les films cinématographiques : 500 ; pour le débit des conférenciers : 2 000 mots à la minute ; pour le cœur humain : 150 pulsations à la seconde. — Extermination des culs-de-jatte et des tortues ; élevage méthodique des zèbres. — Compénétration des espèces… »

Ici, l’auteur du manifeste affirme en termes crus qu’en mariant Flying Fox à Mme Otero on obtiendrait le Centaure, lequel, épousant à son tour une pieuvre, donnerait le jour à un animal d’une espèce nouvelle, qui n’aurait plus qu’à prendre en justes noces un mille-pattes femelle pour procréer la race définitive de l’avenir, l’être aux cent bras et aux cent pieds rêvé jadis par les mythologies indoues. Mais poursuivons :

« Limites de l’âge viril fixées à vingt et trente ans. — Massacre des vieillards et des infirmes. — Culture de l’épilepsie et de l’ataxie locomotrice chez les enfants. — Destruction radicale du sexe féminin. — Envoi d’un ultimatum à Sirius, dont Renan a signalé l’attitude narquoise. — Publication d’ouvrages énerguménistes dont le premier sera, prochainement, le Swing aux Étoiles, par Sam Mac Vea. — Enfin, création d’un comité exécutif pour la destruction des œuvres d’art et l’assassinat d’un certain nombre de fossiles, dont suit la liste. »

Cette liste serait trop longue à publier. Avertissons seulement M. Marinetti qu’il y figure en première ligne.

Lettres anglaises.
[John Ruskin] [extrait] §

Tome LXXVIII, numéro 282, 16 mars 1909, p. 369-374 [369-373].

Frederic Harrison : John Ruskin, 2 s., Macmillan. — Frederic Harrison : John Ruskin (1819-1900), trad. par Louis Baraduc, 3,50, Mercure de France. […] — John Ruskin : Le Repos de Saint-Marc, traduit par K. Johnston, 3 fr., Hachette. — John Ruskin : Les Pierres de Venise, trad. par Mme M.-P. Crémieux, 12 fr., H. Laurens. — John Ruskin : Les Matins à Florence, trad. par L. Nypels, 6 fr., H. Laurens.

 

Celui que l’on a appelé le Révélateur de la Religion de la Beauté fut, et demeure, certes, l’un des plus grands esprits de l’ère victorienne, un extraordinaire semeur d’idées, en même temps qu’un des plus merveilleux écrivains de l’Angleterre du xixe siècle. Ruskin a exercé depuis soixante ans dans les pays de langue anglaise une influence dont il est difficile encore à l’heure actuelle d’évaluer les effets. Infatigable dans son enthousiasme, il fît, de sa vie et de son œuvre, un véritable apostolat, combattant pour la Beauté avec un désintéressement que lui rendait facile sa grande fortune, qu’il dépensa, du reste, presque tout entière, pour le service de ses idées.

Extraordinairement doué, il commença à composer dès sa plus tendre enfance, et ses productions juvéniles nous ont été conservées par le zèle un peu intempestif de ses amis et de ses biographes.

En 1843, — il avait vingt-quatre ans, — il publia son premier volume des Modem Painters, dans lequel il défendait Turner, l’expliquait et l’imposait à l’admiration récalcitrante de ses compatriotes. Au cours des vingt années suivantes, parurent quatre autres volumes portant ce même titre, et, dans chacun d’eux, nous constatons l’évolution, parfois contradictoire dans le détail, de la pensée de Ruskin. Mais, chaque fois, l’auteur emploie les ressources de sa pensée et de son style à l’exposé et à la défense de théories et de principes méconnus. Les artistes et les écrivains l’applaudissent. Charlotte Brontë s’écrie : « C’est comme si l’on nous donnait de nouveaux yeux ! » Ces volumes des Peintres Modernes forment, selon l’expression de M. de la Sizeranne,

comme une Bible du paysagiste. C’est un hymne à la Beauté de la Nature, de ses montagnes, de ses océans, de ses lacs, de ses arbres et de ses fleurs, où la minutieuse analyse des formes et des couleurs de chaque chose alterne continuellement avec les grandes vues d’ensemble, et où le désir de lire, en chaque morceau de pierre ou feuille d’arbre, un enseignement pour la conduite de la vie, s’allie à l’observation des lois génératrices de la Beauté.

Mais l’homme aussi a créé des choses belles ; Ruskin les commente et les explique dans les Sept Lampes de l’Architecture et dans les Pierres de Venise. Depuis Walter Scott, on était enclin à apprécier mieux le Moyen-Âge ; Ruskin décida d’une sorte de renaissance gothique. L’architecture est pour lui la suprême réalisation de la vie et des vertus qui la rendent excellente ; une telle vie n’est possible qu’aux âges de foi, ce que démontrent les monuments laissés par le Moyen-Âge, par exemple. Mais le côté théologique et mystique de l’art gothique ne le touchait guère : il y voyait surtout l’antithèse du monde moderne, une époque où la vie était simple et austère et où l’amour de l’art était enflammé par le feu du ciel. Il détermine, comme l’a dit Carlyle, une nouvelle Renaissance, mais dans les innombrables pages qu’il continuera de consacrer à l’art et à la nature, il va se mêler désormais des préoccupations sociales, il va soutenir dans ses séries d’articles Unto this Last et Munera Pulveris des doctrines assez subversives socialement pour lui faire interrompre sa collaboration aux magazines qui l’accueillaient. Il combat l’industrialisme et la société moderne, il considère comme son devoir de ramener les hommes aux sentiers de jadis, vers une ère de vertus sociales capable de produire des monuments d’éternelle beauté. On peut lire dans la belle monographie de Mr Frédéric Harrison, très fidèlement traduite par M. Louis Baraduc, une critique claire et précise de cet idéal de Vie Nouvelle conçu par Ruskin. Cette biographie courte et complète, par un ami qui ne partagea jamais les doctrines de l’apôtre, mais les expose impartialement et les démolit sans pitié, est indispensable pour apprécier judicieusement Ruskin et son œuvre, au moment où l’on commence à le connaître en France, car on ne s’est guère occupé de lui qu’après que M. de la Sizeranne eut donné son étude sur Ruskin et la Religion de la Beauté. On a publié, depuis, les études de H. J. Brunhes sur Ruskin et la Bible, de G. F. Hue sur Ruskin et la Femme, de Jacques Bardoux sur John Ruskin et le mouvement idéaliste et social dans la littérature anglaise au xixe siècle, en même temps que paraissent en traductions françaises les Sept Lampes de l’Architecture et la Couronne d’Olivier Sauvage, Jusqu’à ce dernier, la Bible d’Amiens, les Pierres de Venise, les Matins à Florence, Sésame et les Lys et enfin le Repos de Saint-Marc, qui porte en sous-titre « l’histoire de Venise pour les rares voyageurs qui se soucient encore de ses monuments ».

Au livre enthousiaste de M. de la Sizeranne, et à la magistrale étude de M. Jacques Bardoux, qui donne exactement à Ruskin sa place dans le mouvement qui lui fut contemporain, il est bon d’ajouter la monographie de Mr Frédéric Harrison, si l’on veut se faire une idée précise de Ruskin, L’éminent philosophe suit pas à pas la carrière de Ruskin, et simultanément il esquisse sa biographie et critique ses doctrines esthétiques et sociales ; comme le dit fort justement le traducteur dans sa préface, son livre a « le mérite de s’adresser à un public moins restreint, parce que, tout en étant l’œuvre d’un homme qui est à la fois un philosophe, un littérateur et un artiste, il n’a été spécialement écrit ni pour les philosophes, ni pour les littérateurs, ni pour les artistes ». L’ordre chronologique est fort utile pour voir clair dans l’œuvre touffu de Ruskin et si l’on nous montre en outre quelles circonstances ont inspiré telle ou telle page, nous en serons d’autant mieux éclairés. Quelques citations nous serviront de preuve :

Les Pierres de Venise, écrit Ruskin dans le dernier volume de Fors (1877), enseignent les lois de l’art de construire et montrent comment la beauté de tout travail humain, de tout édifice, dépend du degré de bonheur de la vie de l’ouvrier. C’est là, en réalité, la note prédominante de la philosophie de l’art dans Ruskin et le lien qui unit sa philosophie de l’art à son évangile social définitif ; elle renferme une grande et toute-puissante vérité si, par « religion », nous entendons une active vénération pour un idéal suprême dominant toute la vie. Ce n’est point là une idée neuve, car, ainsi que je le rappelais à Ruskin en 1876, Auguste Comte avait depuis longtemps représenté les cathédrales du moyen-âge, comme l’expression la plus parfaite des idées, des sentiments et de la nature morale de l’homme. Mais, étendre cette loi à toutes les formes de l’art et lui attribuer un caractère absolu, comme le faisait Ruskin, conduit à des paradoxes impossibles et à de dangereuses absurdités. Comme je l’ai fait remarquer à propos de Fors Clavigera, les tableaux du Pérugin, du Titien, du Tintoret furent exécutés au milieu d’une société des plus corrompues et au sein d’une sensualité effrénée ; toute une part de la sculpture grecque a été inspirée par un type de vice détestable ; le plus beau temps de la musique coïncide avec une époque d’étrange affectation et de décadence. Il semble que Ruskin ne fut jamais arrêté par le fait que tant d’œuvres d’imagination pour lesquelles il avait une sorte d’adoration étaient exactement contemporaines d’autres qu’il regarde comme des émanations de l’enfer ; que bien des œuvres d’art les plus pures furent produites à une époque de crimes horribles ; que quelques-unes des nations les plus croyantes et les plus morales exprimèrent leurs aspirations artistiques sous la forme de la banalité la plus vulgaire.

Et Mr Frédéric Harrison cite des exemples à l’appui ; il indique nettement que, pour Ruskin, les Pierres de Venise « devaient fournir la preuve historique et matérielle de l’intime réaction qu’exerce un noble type de vie publique et privée sur le caractère des monuments élevés par une nation qu’il inspirait », et il constate que le bel enthousiasme avec lequel « Ruskin plaide la cause de la libération de l’ouvrier de la dégradante monotonie et de la répétition mécanique, a produit des effets indirects et très étendus et là même où l’on ne s’occupe pas le moins du monde des styles en Architecture ». L’idée dominante de Ruskin fut que « tout art élevé est le produit d’un siècle croyant et vertueux ; la religion, la justice et le bon ordre sont les racines d’un arbre puissant dont les beaux-arts ne sont que les fleurs ». Cette prétention que tout grand art est essentiellement religieux est la source des erreurs radicales (de tout l’enseignement de Ruskin, qui, du reste, en 1877, en fait l’aveu : « Les idées religieuses enseignées dans mes livres, et en raison même de leur sincérité, sont susceptibles d’égarer, peuvent même nuire et sont en quelque sorte ridicules. »

[…]

Tome LXXVIII, numéro 283, 1er avril 1909 §

En rêvant sur un album de dessins §

Tome LXXVIII, numéro 283, 1er avril 1909, p. 385-391.

Aristote dit que l’acte de Vénus est d’un très grand plaisir, parce que la semence descend de toutes les parties où s’appliquent les conduits des veines. Il s’ensuit donc une délectation de tout le corps dans un mouvement doux et gracieux. D’autres disent que l’acte de Vénus est si agréable parce qu’il procède du cerveau ; c’est l’opinion d’Hippocrate et d’Avicenne. Ils ajoutent que le passage à travers les sinuosités des vaisseaux placés entre les parties honteuses et les reins engendre la volupté et le chatouillement. Alors, à cause de la chaleur qui monte à la tête, les paupières ont un battement plus vite que de coutume et les yeux se mettent à tourner. Aristote veut que cela vienne de ce que l’acte vénérien dessèche les yeux, dont la nature est humide.

Plusieurs physiciens ont soutenu que les femmes ont beaucoup plus de plaisir que les hommes : l’homme a trois onces de plaisir et la femme neuf.

Cependant, un fâcheux fit observer que cela n’était ni vrai ni vraisemblable car, si, c’était ainsi, la femelle rechercherait le mâle, et nous voyons le contraire.

§

Le jugement du Troyen Pâris prouve quel est l’effet, la force et la puissance de l’Amour, du désir enraciné dans les cœurs. Pâris représente la nature humaine, Minerve la contemplation, Junon l’action, Vénus la volupté. Et l’on voit Pâris mépriser les sciences et les gentils ébats de l’esprit que Minerve offre, mépriser l’espoir des honneurs et des richesses que Junon dispense, pour ne souhaiter, selon la promesse de Vénus, que la possession charnelle d’Hélène. Car les Xénocrates sont rares qui laissent sortir Phryné de leur lit sans la toucher.

§

Il a été tenu pour certain que les incubes se mêlaient avec les femmes.

L’amour, a-t-on dit, maîtrise aussi les plantes qui, de la sorte, donnent et reçoivent plaisir et douceur. Le cyprès femelle est longtemps stérile, le lierre femelle l’est beaucoup plus longtemps ; le peuplier femelle n’égale point en hauteur le mâle, et séparés, tous les deux croissent peu et tard. La vigne est aimée de l’ormeau. Théophraste écrit que l’on rencontre un amour mutuel entre l’olivier et le myrte. Columelle avance des faits analogues.

Les oiseaux de diverses espèces s’entr’aiment par aventure. Le perroquet désire la tourterelle, la grive le merle.

Pline dit que non seulement les animaux sont tourmentés de l’acte de Vénus, mais qu’un désir de conjonction porte aussi la terre vers les plantes pour recevoir et engendrer.

Il n’y a contrée au monde capable d’exempter de l’amour ses habitants.

La terre et la mer sont remplies de désir ; et chacun le sent.

Aucun âge ne préserve de cette passion qui exalte la flamme des jeunes gens et attise les cendres des vieillards.

Pour jouir de l’attouchement, tous les animaux, raisonnables ou privés de raison, affrontent les dangers et courent à la mort.

Les lions, les ours, les sangliers et les tigres ne sont jamais si furieux que lorsque l’amour les point.

Le cheval en tremble de tout son corps à la seule odeur.

Quelle guerre se fout les taureaux, émus par Vénus !

Les cerfs craintifs osent combattre. Tous les animaux se préparent au combat par amour, tant l’appétit de jouir de la volupté les travaille et les consume.

§

Le feu de l’amour brûle de loin comme de près, car la vue seule et l’imagination suffisent.

Les poètes ont chanté que les yeux guident l’Amour ; et Platon le nomme sorcellerie et charme.

§

Le désir de la volupté corporelle est un instinct, et comme tel il se trouve départi diversement aux hommes.

Chez l’un le désir est simplement naturel, chez l’autre d’une ardeur si incroyable qu’il le moleste et lui ôte toute pensée et tout soin.

Celui-ci aimera avec transport, et celui-là pour la commodité.

Il arrive toutefois que l’amour, même faible, double sa force avec le temps.

La tendre plante s’arrache facilement, mais lorsqu’elle a jeté des racines profondes, elle résiste aux efforts.

Ainsi l’amour que l’imagination a trop nourri continuera, malgré la raison, à agiter le sang et à émouvoir les humeurs. Il se précipite, sous l’aiguillon, où le désir de la jouissance le convie ; par-dessus la contrainte, il retourne à son vomissement.

Enfin, foulant l’honneur, la liberté et toute discipline, il ira quasi jusqu’à la folie…

§

Ces vieilles lectures mêlées me repassaient toutes dans l’esprit pendant que je tournais les pages de l’album où André Rouveyre a construit son Gynécée

§

La cuisse doit-elle être trois fois plus grosse que le bras, charnue et pleine de suc ?

Faut-il louer un visage plutôt ovale, un front clair, un nez qui part droitement des confins des sourcils, des lèvres moyennes sans être plates, des yeux aux regards obliques et luisants ?

La gorge aurait tort de laisser apparaître les os, la main est agréable lorsque la limite des doigts montre une gracieuse concavité.

Les anciens estimaient de telles proportions.

Cependant le Gynécée signifie peut-être que ce ne sont pas toujours les très belles femmes qui incitent le désir.

§

Zeuxis, voulant tracer l’image d’Hélène, demanda aux Crotoniates de lui présenter plusieurs de leurs filles, parmi les plus belles. Ils le firent en son honneur, et le peintre prit de chacune la plus noble partie et acheva son chef-d’œuvre par l’assemblage de tant de beautés vivantes en une seule figure idéale.

§

On peut dire que Rouveyre a suivi l’exemple de Zeuxis, car chacun de ses terrifiants portraits est bien une synthèse.

Voilà comment toutes ces femmes dardent de leurs appas non le gentil Cupidon, mais bien, — au physique comme au moral — l’Amour qui frappe à coups de hache.

La chevelure en touffe ou en crépon, les lèvres entr’ouvertes d’un grand espace dans un visage ou hébété ou farouche, qu’elles se sentent rondes, longues ou droites, du haut en bas et jusqu’au pied troussé, toutes leurs parties : bras, ventres, cuisses, tétons, sont prêtes à recevoir l’empreinte, à obéir aux mouvements amoureux.

C’est ainsi que, stylées à la leçon rusée de Vénus, ces femmes dressent ses pièges, ses stratagèmes, manient les armes pour son service, font avaler l’hameçon au désir et plantent le trophée.

§

Dans une glose subtile, en tête du Gynécée, Remy de Gourmont précise l’actualité de l’ouvrage ; et il déshabille à son tour tous ces corps de femmes trop véridiques.

Puis il nous invite aussi à y chercher Flora la belle Romaine, et Archipiada et Thaïs.

Je crois qu’elles y sont, et qu’il est possible d’y trouver également la Laure de Pétrarque, et même la Béatrice du poète divin.

§

André Rouveyre nous montre la Luxure en sa nudité, et comme par le dedans.

Lui arrive-t-il de l’accoler à la décrépitude ? Alors il dédaigne de s’en égayer avec le poète :

« Timarion, autrefois élégant et solide esquif, est désemparé de l’Amour. Son dos est courbé comme la vergue d’un mât, ses cheveux blancs sont épars comme des cordages. Ses seins pendent et flottent ainsi que des voiles détendues, et les rides que produit le choc des vagues sillonnent ses flancs. Plus bas tout est envahi par les eaux de la sentine ; dans la carène, la mer entre et bouillonne. Les genoux lui tremblent comme agités par le roulis. Malheureux, il naviguera sur le Styx, de son vivant, celui qui montera à bord de cette vieille galère, cercueil ambulant. »

§

D’autres ont vu la Luxure en habit efféminé, mol et délicat, couronnée de myrtes et de roses.

Et ils ont chanté :

« J’ai jugé les fesses de trois beautés. D’elles-mêmes m’ayant pris pour arbitre, elles me montrèrent à nu leur corps éblouissant. L’une avait les fesses d’une peau blanche et douce, et l’on y remarquait de petites fossettes, comme sur les joues d’une personne qui rit. L’autre, étendant les jambes, laissa voir une chair aussi blanche que la neige et des couleurs plus vermeilles que des roses. De la troisième, la cuisse ressemblait à une mer tranquille, la peau délicate n’offrant que de légères ondulations. Si le berger Pâris eût vu ces fesses, il n’aurait pas voulu voir celles des trois déités.

« Grand débat entre Rhodope, Mélite et Rhodoclée : il s’agissait de savoir laquelle des trois a les plus belles cuisses, et c’est moi qu’elles prirent pour juge, debout et nues comme les fameuses déesses, sauf qu’il leur manquait le nectar. Les cuisses de Rhodope avaient l’éclat inappréciable d’une rose dont le zéphyr entr’ouvre le calice ; celles de Rhodoclée ressemblaient à du cristal avec des contours souples et polis comme une statue qui vient d’être inaugurée dans un temple. Mais je me suis rappelé tout ce qu’avait souffert Pâris par suite de son jugement, et j’ai, sans tarder, couronné les trois immortelles. »

§

Guido Cavalcanti traite de l’amour selon les philosophes. Il démontre qu’Amour est un accident et non une substance, et prouve que toutes les passions ne sont qu’un accident grand et cruel. Amour a son existence dans la mémoire où gît l’impression de la chose aimée, comme la lumière dans un corps transparent. Amour naît et procède des sens de la volonté et du cœur, il prend place dans l’entendement possible et empêche la vertu raisonnable d’agir ; ainsi il cause souvent la mort. L’homme, séparé du parfait bien, ne peut jouir de la vie, n’étant pas maître de lui-même. Aussitôt que le vouloir sort du naturel, il devient démesuré, et le repos est banni. Amour rejette l’amant hors de son être propre, et il lui fait changer de couleur. Il convertit son rire en larmes et en soupirs. L’amant n’a plus qu’un plaisir : regarder l’aimée et tirer de son visage sans fraude sa seule récompense.

Pétrarque, dans son Triomphe de l’Amour, se fait dire :

E prima cangerai volto, e capelli,
Ché’l nodo, di ch’io parlo, si discioglia
Dal collo, e da tuo piedi amor ribelli.
Ma per impir la tua giovenil voglia,
Dirò di noi, e prima del maggiore,
Che cosi vita, e liberta ne spoglia.
Quest’è colui, ché’l mondo chiama Amore
Amaro, come vedi, e vedrai meglio,
Quando fia tuo, came nostro signore.
Mansueto fanciullo, e fiero veglio :
Ben sa, chi’l prova, e fiati casa piana
Anzi mill’anni, e’n fin ador ti sveglio.
Ei nacque d’otio, e di lasciva umana,
Nudrito dit pensier dolci, e soavi,
Fatto signor, e dio da gente vana.
Qual è morto da lui, qual con più gravi
Leggi mena sua vita aspra, ed acerbe
Sotto mille catene, e mille chiavi.

Pétrarque vit le dieu sur son char de feu attelé de quatre chevaux blancs. Il avait son arc, ses flèches sûres et ses deux grandes ailes aux mille couleurs. Une foule innombrable suivait le char ; et dans cette foule les uns portaient des blessures et les autres les marques de l’esclavage.

Il y avait là tous les amants fameux dans l’antiquité ; et puis Lancelot et Tristan, et la belle Genèvre et Iseult la blonde.

Les meilleurs poètes se pressaient derrière le char : Orphée, que le désir d’Eurydice conduisit chez les morts ; Alcée, qui chanta si doucement, et Anacréon et le tendre Virgile.

À côté d’eux marchaient les Provençaux à la rime savante ; Arnaud Daniel et Pierre Vidal, et Raimbaud, et Geofroi Rudel, seigneur de Blaye, qui trouva sa perte dans un voyage sur mer, et Guillaume Cabestein, dont le cœur fut donné à manger à sa Dame.

Pétrarque reconnut encore dans l’escorte ceux de son pays : Dante et Guido d’Arezzo, Cavalcanti, Guinicelli, et Cino de Pistoie, qui avait brillé pour la jeune Selvaggia.

§

En y bien regardant, on pourrait voir ce Triomphe de Pétrarque se changer en danse macabre.

Le Gynécée, c’est la danse macabre de l’Amour.

Par son art intègre, André Rouveyre réfute et corrobore tout ensemble jusqu’aux plus angéliques rêveries sur les accidents du cœur.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXVIII, numéro 283, 1er avril 1909, p. 511-518 [518].

Poesia (février-mars) publie sous ce titre : « L’émotion nouvelle. Propos de femmes », des pensées de Mme Aurel. Elles sont exquises. Celle-ci, par exemple, est un petit diamant qui pourra rayer bien des vitres : « Tout écrivain à qui j’offre mon livre me donne envie de l’avoir écrit autrement. »

Art ancien.
Jean de Foville, Pisanello (H. Laurens, 2 fr. 50) §

Tome LXXVIII, numéro 283, 1er avril 1909, p. 535-539 [536-537].

Ainsi que je l’ai dit dans une précédente chronique, la biographie de Pisanello a été récemment rectifiée et complétée par les découvertes d’archives de M. Biadego publiées dans les Atti del R. Istituto veneto di scienze, lettere ed arti (1908) : je n’y reviendrai donc pas. M. Jean de Foville, mettant à profit ces découvertes, nous donne maintenant une monographie de l’artiste véronais. Il s’attache surtout au rénovateur de la médaille que fut Pisanello, et à coup sûr le portraitiste de Lionel d’Este, de Cécile de Gonzague mérite toute notre admiration. On n’en saurait dire autant de ses imitateurs, et si Matteo de’ Pasti et Caradosso conservent encore un grand sens du caractère, si Melioli sait de son côté traduire excellemment les volumes, la plupart des autres tombent dans une manière sèche, non sans mérite, certes, mais qui ne justifiait peut-être pas la part que leur a faite M. de Foville ; il leur consacre en effet les trois quarts de son volume, après être passé très rapidement sur Pisanello peintre et dessinateur. Or, s’il ne nous reste de Pisanello peintre que de trop rares exemples de sa maîtrise, par contre les dessins abondent qui montrent que le médailleur, si intéressant soit-il, ne saurait venir qu’après le peintre. Il est donc à regretter que M. de Foville n’ait pas renversé les proportions de son travail : un quart de l’ouvrage eût été à la rigueur suffisant à passer en revue, dans un livre de vulgarisation comme celui-ci, les Niccolo Fiorentiuo, les Boldù, les Sperandio, les Cristoforo Geremia ; et l’on eût aimé qu’une étude portant pour titre principal Pisanello lui fût surtout consacrée.

Musées et collections §

Tome LXXVIII, numéro 283, 1er avril 1909, p. 538-548 [543-544, 547].

Les œuvres d’art sauvées de la catastrophe de Messine §

On avait pu craindre que le tremblement de terre qui a détruit de fond en comble, le 28 décembre dernier, la ville de Messine, avait anéanti toutes les œuvres d’art qu’elle renfermait. Nous avons appris avec joie que plusieurs, et des plus importantes, ont pu être retrouvées dans les décombres : le célèbre triptyque d’Antonello de Messine, daté de 1463, que conservait le musée3, est sauvé ; les volets repré­sentant saint Grégoire et saint Benoît ont été endommagés par la chute des matériaux ; la Madone de la partie centrale est à peu près intacte. Trois tableaux flamands sont indemnes, notamment la Déposition de Croix, de Colijn de Coter. Soixante-quatorze des vases fabriqués en 1568 à Urbino et à Faenza pour la pharmacie de l’hôpital, ainsi que le trésor de la cathédrale, riche en ouvrages d’orfèvrerie du xve siècle, en joyaux et en émaux, ont été mis en lieu sûr. Enfin, on a retrouvé les manuscrits grecs et les incunables de la Bibliothèque.

Memento [extrait] §

[…]

L’activité de l’éditeur Laurens vient de nous doter encore d’une nouvelle série d’ouvrages sur l’art : « Musées et Collections de France », qui s’ajoute aux « Galeries d’Europe », aux « Grandes Institutions de France » et aux « Richesses d’art de la Ville de Paris », pour ne parler que des séries qui ressortissent à notre rubrique. Cette collection nouvelle nous présente pour ses débuts un des plus anciens et des plus riches musées de province : Le Musée de Grenoble, par le général de Beylié ; introd. de M. Marcel Reymond ; in-8 carré, xxx-205 p., avec 388 grav. ; 10 francs). […] Le général de Beylié […] donne ensuite la description des richesses du musée (il comprend actuellement 700 peintures, 200 sculptures et 2 000 dessins), où les princi­pales écoles sont représentées et où brillent surtout Rubens, avec le Saint Grégoire qui, peint en 1606 pour la Chiesa Nuova de Rome, figura ensuite à Anvers sur le tombeau de sa mère et de sa femme, œuvre non moins superbe que le Saint Georges qui surmonte sa propre sépulture ; puis Jordaens, Véronèse, Canaletto, Ribera, Philippe de Champaigne, Largillière, Pater, Watteau, Delacroix, Fantin-Latour, Henner, Hébert, etc. ; dans les dessins, Rembrandt, Campagnola, Watteau, Baudouin, Corot, Delacroix, etc. […]

De Londres nous est arrivé le cinquième portefeuille annuel de la Société de l’Arundel Club, fondée en vue de la publication d’œuvres d’art inédites ou peu connues, conservées principalement en Angleterre4. L’album de cette année compte, comme d’habitude, vingt superbes planches en héliogravure, où l’on distingue surtout […] une Madeleine de Piero di Cosimo (au Christ Church College d’Oxford) ; un Ange volant, de Pesellino (à M. Henry-Charles Somers Somerset), et, du même, un panneau représentant la Construction du Temple de Jérusalem (au Rev. Arthur Sutton) ; […] une superbe effigie de Jeune homme, par Alvise Vivarini (château de Windsor) […].

Tome LXXVIII, numéro 284, 16 avril 1909 §

L’expansion française en Europe et les relations franco-italiennes §

Tome LXXVIII, numéro 284, 16 avril 1909, p. 588-603.

On sait communément que l’influence de la France, prépondérante en Europe au xviie et au xviiie siècle, a gravement décru au xixe, et surtout depuis 1870 ; mais on a moins souvent songé à considérer, en recherchant les causes de cette décadence, l’évolution sociale qui s’est poursuivie en Europe depuis 1789. Aux temps antérieurs ce sont les aristocraties des divers pays qui requièrent notre ascendant jusqu’à se franciser presque complètement : entichées de nos modes et de notre élégance, elles conversent, écrivent et se confessent dans notre langue ; mais soudain Paris prend l’initiative des révolutions politiques : les aristocraties, ruinées et disgraciées, lui vouent leurs rancœurs, elles ne continuent plus à subir quelque culture française que par routine, par mondanité ; la séparation de l’Église et de l’État acheva hier de restreindre l’empire de notre action par la fermeture des écoles et des couvents où les jeunes gens et jeunes filles des milieux conservateurs de l’étranger venaient encore recevoir une éducation empreinte du génie de notre xviie siècle.

Cependant les classes à qui profita le progrès de la démocratie, et qui doivent leur enrichissement à l’entreprise de l’élite républicaine française, ne lui avaient, en général, de leur côté, qu’une reconnaissance confuse, déclamatoire, quand elles ne répondaient point par une méconnaissance stupide, mal apprise, insolente, brutale. La nouvelle bourgeoisie, notamment, pressée d’accumuler les gains, d’accaparer les situations et d’assurer les conquêtes, s’affairait, surtout dans la seconde moitié du xixe siècle, selon le mouvement positiviste, à une culture tout utilitaire et ne voulait s’embarrasser l’esprit que d’une instruction pratique, modérée ou médiocre, rapide, économique, simplistement méthodique à l’imitation de l’instruction militaire : la science superficielle et réduite à une nomenclature, la discipline de comptabilité, les procédés d’éducation autoritaire de l’Allemagne, sa civilisation universitaire ne pouvaient que lui en imposer, et, au lendemain de 1871, l’Allemagne devenait définitivement la métropole intellectuelle5 de l’immense petite bourgeoisie européenne, de la majeure partie de la grande bourgeoisie comme de l’aristocratie soucieuse de récupérer quelque puissance dans les affaires. La France restait à leurs yeux entachée de romantisme, mot générique sous lequel se confondaient les reproches de générosité peu pratique, de sacrifice maladroit à l’idéal, d’humanitairerie sans rapport, de fraternité partageuse parce que pouilleuse, de libéralisme brouillon et dilapidateur des finances publiques, d’égalitarisme concussionnaire, d’amoralité militante et dilettante jusqu’au cynisme, d’irréligion développée jusqu’à la dégénérescence cérébrale. On affectait de continuer à aimer pour sa grâce séduisante, tout en la méprisant, cette nation efféminée, aux arts galants, aux cités et aux femmes galantes, aux écrivains et aux officiers galantins. Les propos des émigrés, les romans pessimistes des naturalistes, les critiques d’académiciens qui en accentuaient la portée, les livres et journaux des néo-royalistes confirmaient dans ce sentiment : en ces dernières années encore des esprits fins, doctes mais anarchistes, comme MM. Maurras et Lasserre, travaillèrent plus efficacement qu’un Hervé contre la patrie6, ils nous furent cités constamment à l’étranger comme proclamateurs — nécessairement impartiaux — de l’amoralité et de l’infériorité françaises ; à Florence, à Vienne, à Cracovie, comme sans doute à Bucharest et à Madrid, les petits-fils des paysans et des citadins enrichis par le mouvement démocratique issu de 1789, jouvenceaux snobs ou étudiants gommeux à érudition sommaire et suffisante, savourent leurs articles, bréviaires des jeunes crevés cosmopolites, et apprennent d’eux à nous dénigrer avec une brillante argumentation de « néo » casuistique.

Il convient, dans l’intérêt de l’Europe même, que nous recouvrions notre ancienne influence intellectuelle en nous adressant vigoureusement à la faction régnante de la démocratie, en lui démontrant l’ineptie dangereuse de son ingratitude et de ses ignorances, en lui faisant connaître la France d’aujourd’hui dans sa variété laborieuse admirablement féconde et l’immense supériorité de notre culture sur la Kultur allemande comme sur toute anglomanie. Certes, on ne saurait nier ce que comporte de déséquilibre financier, de désordre intellectuel, d’anémie morale — dans certains milieux trop en vue, — d’ignorantisme politique et par suite d’impuissance parlementaire, à une époque de surmenage et donc de rapacité, le gros effort de la France vers un nouvel ordre politique plus stable et plus impartial que l’ancien régime, mais la France reste, entre toutes, une nation travailleuse, économe sans âpreté, savante sans prétention, forte sans arrogance, généreuse, digne, noblement soucieuse de sa mission internationale d’éducatrice.

Ce qu’il importe donc, c’est de révéler aux classes démocratiques de l’Europe la France d’aujourd’hui, pour cela de se mettre en relations amicales avec leurs élites dans les divers pays. Aucun organisme, à Paris, ne répond à cette nécessité. Certes, l’Alliance française a rendu de grands services, mais surtout dans le domaine de l’enseignement primaire ; par contre, elle se refuse systématiquement à agir dans les contrées où il serait le plus méritoire de combattre : ainsi, en Alsace-Lorraine et en Posnanie, elle néglige bien des villes qui sollicitèrent son attention, dans d’autres elle envoie des conférenciers qui se font une élégance ou un profit de décrier la France contemporaine : fort justement on l’a signalé pour l’Amérique dans la Grande Revue ; nous-mêmes avons recueilli dans chaque voyage des doléances : on l’accuse de s’embourgeoiser. Sans méconnaître la valeur de son œuvre — ce qui serait plus qu’injuste, — il faut s’empresser à son aide, créer une société de propagation adroite mais hardie, qui supplée en certains pays à son activité amollie ou prudente jusqu’à la pusillanimité. Elle pourrait grouper les énergies patriotiques des deux Frances en les conciliant, voire les réconciliant, pour l’expansion à l’étranger : parallèlement, sans perdre leurs forces à se dénigrer les uns les autres, les conservateurs s’y consacreraient à vulgariser ce qui leur semble plus sain, dans les entreprises d’action française qui ont trouvé grâce devant leur critique, et les républicains, délaissant les vaines polémiques où s’embourbe un zèle digne d’autres efforts, feraient valoir le travail le plus positif des penseurs disciples de Rousseau et de l’Encyclopédie, construisant un idéal de bonheur collectif plus équitable et harmonieux que les réclamations individualistes des Ibsen et des Nietzsche, des historiens de la Sorbonne opposant aux épopées protestantes des Treitschke des œuvres où la vérité française s’élucide de l’impartialité scientifique, des ministres et des rapporteurs alertes qui élaborent des discussions oiseuses de commissions d’excellentes lois sociales ignorées des chroniqueurs prussiens. La meilleure façon encore de lutter contre ses adversaires compatriotes, c’est de communiquer son admiration pour les maîtres et les livres qu’on a élus pour directeurs.

§

Depuis quelques années, les relations entre l’Italie et la France se sont heureusement resserrées. À la guerre économique très âpre où, par la faute de Crispi, l’on s’acharna de 1888 à 1898 succéda une période d’échanges de plus en plus profitables : ils passèrent du chiffre de 254 millions à celui de 378 millions par an, enrichissant particulièrement les villes de Livourne, Gênes7, Florence, Messine8, des provinces comme celles de Bari dont la production agricole fut multipliée par l’entreprise française. Notre collaboration — et sur quelques points, provisoirement, notre direction — ne doivent pas être moins favorables à la production intellectuelle de la péninsule. Or il ne semble pas que de ce côté nos relations soient aussi intimes qu’elles pourraient l’être, ce qui résulte sans doute en grande partie de ce que l’on n’éprouve pas en Italie une sympathie aussi spontanée et prédominante pour nous que l’affection profonde, voluptueuse, mais aussi sentimentale et rationaliste, que nous portons à l’Italie : dans les salons de Florence ou de Rome comme dans les bureaux de Gênes et de Milan, on continue trop fréquemment à faire des réserves sur notre valeur, au profit de l’Allemagne et de l’Angleterre, alors que l’unanimité des Français aiment sans restriction les Italiens en leur souhaitant une prospérité toujours croissante.

C’est un des thèmes les plus heureux de la conversation parisienne de ces dernières années que notre attention est occupée avant tout par l’Italie ; on admire le développement de ses grandes industries sportives, on loue la confiance que la nation s’applique à prendre peu en peu en soi, on s’enthousiasme pour le relèvement certain de cette jeune puissance au premier rang à côté de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie et de la France, au-dessus de l’Autriche-Hongrie nécessairement divisée, indécise, anarchiste sous son unité de parade et son fonctionnarisme pangermaniste.

En de tels propos nous retrouvons évidemment le plaisir généreux qu’éprouve l’esprit français à vanter tout pays chez qui il sent la palpitation d’une activité nouvelle, mais aussi une sorte de fierté de race où se trahit la fraternité latine, celle même d’ailleurs qui nous fait observer avec un intérêt plus impatient depuis de récents désastres le réveil lent de l’Espagne. Quelque désintéressée que soit cette ferveur des Français pour leurs frères de la Péninsule, elle s’entretient et s’encourage du sentiment que, obéissant de plus en plus à la force de ses instincts ethniques, l’Italie se rapproche plus volontiers de la France par-delà les combinaisons diplomatiques de telle camarilla démocratique inintelligemment utilitaire par mimétisme des Allemands.

 

Durant 1907 et 1908, les fêtes populaires à Paris en l’honneur des reines de ses marchés, déléguées de Florence et de Milan, les ovations aux compagnons de Garibaldi devant son monument, ont été pour ainsi dire représentatives de l’accueil que les grandes villes de France et de notre Algérie ont réservé depuis trente ans aux ouvriers italiens. L’Italie, où prospère aujourd’hui dans toute sa vigueur de méthode nouvelle la science de la statistique, ne peut manquer de constater la largeur de cette hospitalité si libre qu’on a même pu parler d’envahissement.

L’Invasion9, tel est même le titre du dernier roman de Louis Bertrand, écrivain vigoureux et coloriste qu’a rendu célèbre le Sang des races10, où il exaltait l’ardente fusion des races latines au rivage algérien de la Méditerranée. Cette fois c’est Marseille qu’il étudie, c’est la Provence française se laissant volontiers déborder par l’immigration des miséreux d’Italie. On y constate en le personnage d’Emmanuel, type moyen de notre ouvrier, avec ses dons de sentimentalité, de patience, de douceur et de crédulité, quelle attirance exerce sur le Français du Centre la femme italienne, plus courageuse, plus noblement humaine et plus délicate que le mâle italien. Le drame ethnique du beau roman solide et mouvementé tient dans l’amour contenu et fidèle de ce Français moyen et de cette Italienne institutrice qui tend à s’élever au-dessus de sa condition dans un milieu national supérieur. Il est vrai qu’autour de ces deux héros sympathiques, parce qu’ils caractérisent chacun les qualités de sa race, Louis Bertrand a fait vivre dans leur brutalité menaçante et criminelle les nervi italiens dont les bandes terrorisent les quartiers laborieux de Marseille. Mais de ce que, en auteur réaliste, il a dû montrer l’exaspération des mauvais instincts de la populace piémontaise ou toscane, poussée par la misère dans un grand port de France, il ne s’ensuit nullement que la douceur hospitalière et plaisante des mœurs françaises ne puisse finir par humaniser et civiliser le caractère italien endurci par une sédentarité séculaire aux montagnes natales. Après les brutalités, toujours un peu guerrières, de l’invasion, s’accomplit en volupté le mélange intime et pacifique des races, et c’est ce que le voyageur se plaît déjà à constater dans les campagnes, toujours plus propices que les grandes villes à ces alliances, de toute la Côte d’Azur ou du département de Constantine. Le plus joli type d’humanité y fleurit, où l’âpreté provençale s’adoucit de molle beauté sicilienne ou s’y stylise dans un profil romain attendri.

 

Comme nos villes et nos plaines s’ouvraient à l’émigration, nos journaux, nos revues, nos maisons d’éditions s’ouvraient aux productions de la littérature italienne avec une cordialité spontanée. C’est Paris qui, il y a quelques années, imposait l’œuvre de Gabriele d’Annunzio à l’admiration de maints pays, du sien même ; il donnait la notoriété mondiale à Mme Matilde Serao et à Mme Grazzia Deledda au moment où les talents de la romancière napolitaine et celui de la romancière sarde étaient discutés dans la péninsule pour ce qu’ils pouvaient avoir de trop local, comme il va la donner à Mme Sibilla Aleramo dont M. Pierre-Paul Plan vient de traduire Une femme, livre féministe sobre, fort, angoissant de vérité, qui est la plus saisissante confession de la passivité de la femme en même temps qu’une revendication pathétique contre la juridiction italienne actuelle.

Avec quelle encourageante et clairvoyante attention la France suit le développement littéraire de l’Italie, on le discerne à la lecture de l’ouvrage récent de Jean Dornis, le Roman italien contemporain11, qui complète la série de la Poésie italienne contemporaine et du Théâtre italien contemporain. L’année précédente, le public français — qu’un Scandinave au service de l’Allemagne, le brouillon teutonique Biœrnstierne Biœrnson, accuse d’être si peu curieux des œuvres étrangères — avait déjà fait le meilleur accueil à la Littérature italienne d’aujourd’hui, de M. Maurice Muret12.

Nous ne sachons pas que dans la péninsule on ait, en quelques mois, publié tant d’aussi attentifs et bienveillants livres de critique sur notre production. Non seulement M. Maurice Muret analyse l’œuvre des écrivains les plus notoires, Verga, de Amicis, Serao, d’Annunzio, Fogazzaro, Carducci, ou encore les pièces sociales de M. Giacosa, les romans de M. Butti, les drames de M. Roberto Bracco, les poèmes de Mme Adda Negri, les essais de M. Ferrero, — nous en passons, — mais il étudie, avec un zèle minutieux et une impartialité érudite, de jeunes écrivains comme M. Enrico Corradini, M. Adolfo Albertazzi, M. Ugo Ojetti, des poètes nouveaux comme M. Angiolo Orvieto, M. Giovanni Cena, M. Domenico Tumiati, des esthéticiens comme M. Benedetto Croce, M. Angelo Conti et M. Mario Morasso, sans oublier les humoristes Luigi Pirandello et Alfredo Panzini. Nous serions curieux de savoir quel livre italien recueille parallèlement d’aussi intelligentes et probes études sur la jeune littérature française, par exemple sur les romans riches d’une si intense et sobre sensibilité de M. Charles-Louis Philippe dont cependant le Bubu-de-Montparnasse est célèbre, sur l’œuvre déjà considérable de M. Charles-Henry Hirsch, qui passionne les Parisiens et se signale brillamment dans la grande presse, sur les Suppliants et l’Enfer de M. Henry Barbusse, proses rares et fortes, sur les récits délicats et pénétrants de M. Jean Viollis, sur les romans de M. Gaston Chérau, de M. John-Antoine Nau, de M. Eugène Montfort, de M. Jean Vignaud, de M. Regismanset, de M. Robert Randau, de M. Max-Anely, de M. Francis de Miomandre, que toute la presse analyse lors des délibérations pour les prix annuels13, ou encore, notamment, sur les volumes que la seule désignation de prix de Rome littéraires devrait signaler de façon toute particulière à la presse italienne : Les Familiers du fastueux poète Abel Bonnard ou l’Homme de peine de Charles Géniaux, émouvante épopée héroï-comique de la misère aventureuse des paysans bretons écrite avec autant de truculence réaliste que de générosité romantique. Sitôt leur parution en librairie, les romans pathétiques et délicats, d’un lyrisme amoureux de lumière, de M. Charles Géniaux sur la Riviera ou sur cette Tunisie qui fut l’objet de si bouillante préoccupation14, ne devraient-ils pas être traduits à Milan ou à Naples ? Mais parmi les maîtres mêmes, si sans doute, nous voulons le croire, un Anatole France est vénéré à Florence comme il fut acclamé à Rome, d’autres grands écrivains que nous pouvons avec fierté opposer — comme supérieurs — à un Nietzsche non seulement pour la haute nouveauté de livres prestigieux comme le Bilatéral, Vamireh, l’Impérieuse Bonté, les Xipehuz, chefs-d’œuvre d’un génie démocratique et latin, et leur lyrisme scientifique plus allier et ensemble délicat que tout surhumanisme, mais par leur morale15 vraiment puissante, ample et harmonieuse, synthétiquement individualiste et socialiste, généreuse et forte par un égal éloignement du tolstoïsme asiatique et du nietzschéisme anglomane, beaucoup plus salutaire aux Italiens, les Rosny sont-ils lus en Italie autant que l’auteur de Zarathoustra ? Nous pourrions encore parler de M. Camille Lemonnier, de M. Élémir Bourges, des frères Marguerite, pour ne citer que quelques-uns parmi les romanciers ; nous nous arrêterons seulement au nom de M. Paul Adam, qui s’est dévoué, en un labeur magnifique, à la défense, à l’illustration et à la propagation d’un glorieux panlatinisme : ne devrait-il pas être célébré avec enthousiasme par toute la péninsule ?

Considérons le roman italien contemporain.

L’œuvre critique que lui a consacrée Jean Dornis est un livre réfléchi, clair, méthodique, qui nous fait assister pour ainsi dire à l’effort par lequel l’Italie s’attache de plus en plus à se construire une littérature nationale, aspirant à réaliser, après son unité politique, une sorte d’unité artistique. « L’Italie, dit Jean Dornis, a déjà donné à l’Europe le surprenant spectacle d’un État qui tire ses finances du chaos, les ordonne d’une façon qui est, pour le reste du monde, une leçon et un modèle. Sans doute, à la fin d’une rapide revue du roman contemporain d’outre-mont, le lecteur sera-t-il d’avis qu’un événement du même caractère est à la veille de se produire dans l’ordre des lettres. Les romanciers italiens que l’on a vus si longtemps “disciples des étrangers” se préparent peut-être à se révéler, une fois de plus, les fils des inventeurs de presque toutes les connaissances dont s’embellit l’esprit humain. » Cette aspiration à l’originalité nationale fait déjà la noblesse artistique de la littérature italienne ; une préoccupation constante d’élever la nation au-dessus d’elle-même, chez un Manzoni sentimental et religieux se vouant à mettre la foi au-dessus de l’amour, chez un Fogazzaro jaloux d’élever l’amour à la spiritualité et de reconstituer la foi avec les données de la science, chez une Mathilde Serao inspirée d’un persévérant amour des humbles, même chez un Edmondo de Amicis, humanitaire d’âme quoique dilettante, en constitue la noblesse morale. Même les romanciers de l’école terrienne, le sicilien Capuana, poète païen de la force du désir au soleil, G. Verga, rude et fataliste, Mme Deledda, tendre et quelque peu indolente, qui semblent, moins que les autres, soucieux d’exalter au-dessus de la sensualité de tempérament l’âme italienne, travaillent à son relèvement par l’application qu’ils mettent à révéler l’Italien à lui-même dans l’intensité héroïque de sa nature. Il n’est pas jusqu’à la doctrine de G. d’Annunzio tendant au surhumanisme par le culte de la Beauté qui n’offre au caractère italien un idéal susceptible de le rehausser.

Catholique, morale, humanitaire ou purement esthétique, toute la littérature italienne palpite, si l’on peut dire, d’une intention, d’une volonté nationales. Or, coïncidence expressive de la fraternité des races, à mesure qu’elle s’efforce de se dérober aux influences, étrangères — jusqu’ici la seule durable et réelle fut celle des auteurs français, celle des Allemands étant superficielle et accidentelle, — elle arrive à présenter avec notre littérature, pour son ardeur à la beauté et à la vérité par le réalisme, une ressemblance profonde, plus essentielle et plus caractéristique que celle due aux imitations ou aux adaptations, un grand air de famille. Cette concordance, cet accord entre les deux pays latins par la littérature, il appartient à Jean Dornis de les préciser et de les resserrer : comme il nous dévoila dans ce livre varié, aussi attachant que substantiel, l’effort d’une race travaillant à sa renaissance par une littérature originale qu’il révèle aux jeunes générations d’outre-mont les forces nouvelles de l’art français collaborant à un indéfini « relèvement » de la France en esthétique et en moralité.

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Nos revues et nos éditeurs ménagent également le plus large accueil aux historiens et aux savants, publiant les principaux ouvrages et analysant toutes les productions de Villari, Ermanno Ferrero, Ettore Paüs, G. Salvemini. G. Ferrero, Colajanni, Ferri, comme de Lombroso, Mosso, Marconi, Righi, Murri, Schrönn, Perroncito, Golgi, Marchiafava, Baccelli16.

Les uns et les autres eussent certes beaucoup gagné à mieux connaître la science française ; presque tous ceux qui ont fait leurs premières études supérieures avant 1900 sont intoxiqués d’un germanisme qui déforme chez eux le génie latin subtil aux intuitions pénétrantes et vif aux investigations inspirées. On est peiné de voir leurs idées les plus fécondes s’alourdir dans des méthodes d’enquête pesamment prudente où tout est rangé mathématiquement sur le même plan, où la même valeur intrinsèque est accordée à tous les faits notés sans considération des valeurs extrinsèques par une fausse assimilation des sciences expérimentales et même sociales avec les sciences abstraites. Ainsi, notamment, dans la statistique qui les a tant séduits, un Alfredo Niceforo17, parce qu’il vint étudier à Paris et y réside, peut s’affranchir de plus en plus de l’influence allemande, de l’esprit de catalogage minutieux et flegmatique, pour emprunter aux Français cet esprit subtil de choix, d’interprétation sans cesse en éveil et même d’improvisation, qui seul rend la vérité de la vie si complexe où tout ne peut être encore mesuré par des chiffres, à cette science en la rapprochant, si l’on peut dire, de la physiologie tandis que les Allemands en avaient fait exclusivement une anatomie. C’est encore cette ingéniosité, créatrice parce qu’elle est souple comme la nature qu’elle observe, que donne l’observation psychologique vive, avisée et même spirituelle, c’est la méditation libre des faits offerts par l’expérience quotidienne dans l’enchaînement complexe de la réalité vivante, c’est l’intuition — dont les Allemands ont tant médit parce que quelques-uns en avaient mésusé — qui crée le prix et le charme des travaux et des Italiens résidant à Paris, notamment pour citer le plus récent de cette si curieuse Théorie de la Faim18 du Dr Guelpa. Animant son raisonnement d’images originales et persuasives, il prouve que la faim ne trahit la plupart du temps non un besoin impérieux du corps de se reconstituer, mais une intense intoxication des organes digestifs, et recommande le jeûne périodique comme méthode de réfection, de « liquidation » pour remise à neuf de l’organisme.

Nous voyons, au contraire, un homme de la valeur de Ferrero, parce qu’il fut imbu de la supériorité allemande, publier ces aveugles Europa Giovane et Militarismo — dont M. Maurice Muret a donné une excellente critique — où on le voit célébrer sur une argumentation si fallacieuse l’hégémonie matérielle et spirituelle des Anglo-Saxons résultant de leur pacifisme transcendantal. Dans un voyage en Angleterre et en Prusse, il avait noté les faits apparents et les propos sans tenir compte des forces cachées qui devaient bientôt déterminer entre autres l’expédition contre les Boers.

Regrettons encore, avec M. Croce et M. Morasso, que, pour l’esthétique, les Italiens se soient mis avec tant d’ardeur à la remorque des penseurs germaniques, mais avertissons-les qu’il ne serait pas moins dangereux de s’en tenir à Vico par un irrédentisme qui n’est plus de mise dans aucun domaine à l’heure où l’Italie n’aspire plus seulement à son unité, mais à une expansion mondiale : l’approfondissement des essais de Guyau par la science des néo-lamarkiens peut seul rendre à l’esthétique une valeur positive, créatrice.

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En art, il semble que la sympathie française pour les récentes découvertes de la technique italienne n’échappe point aux jeunes artistes d’outre-mont. Deux années de suite, 1907, 1908, 1909, l’école divisionniste est venue exposer à Paris des recherches de lumière fébriles et minutieuses près de l’œuvre de son maître Segantini, dont l’Europe put admirer dans l’ampleur d’une exposition cyclique la vision spacieuse, grandiose et tendre à l’exposition de 1900. Nulle part Segantini — que M. Robert de la Sizeranne révélait dès 1896 dans la Revue des Deux Mondes par une étude enthousiaste — n’a été aussi puissamment compris, lucidement admiré et efficacement célébré pour un art d’un haut et pur évangélisme que dans ce Paris traité de Babylone moderne par les cuistres prétendus idéalistes de l’Allemagne19. M. Péladan, l’an dernier, exalta l’idéalisme de M. Previati comme ne le saurait faire, certes, aucun esthéticien de Breslau ou de Düsseldorf. Aujourd’hui l’on accueille, parmi dix autres20, M. Andreotti, modeleur fiévreux et ferme de la femme moderne en ses gestes d’un décoratif à la fois naturel et symbolique, en ses atours de parade sensuellement mouvementés à sa cambrure, qui vient demander à Paris la renommée prématurée que depuis quelques années il a faite à M. Rembrandt Bugatti pour son art d’animalier dont la fraîcheur et la tendresse tout alpestres s’élancent par la simplicité jusqu’à la distinction.

Il faut féliciter de cette exposition l’initiative italienne. Aucun syndicat des marchands de la rue Laffitte et de la rue Richepanse s’est-il, hélas ! formé pour faire circuler par Gênes, Milan, Florence, Naples et Palerme une exposition des toiles des jeunes peintres qu’ils vendent le mieux à Paris, MM. Charles Guérin, Laprade, Lacoste, Dufrénoy, Marquet, Manguin, Picasso, Sue, Camoin, Girieud, Friesz, Vlaminck, Puy, Mmes Cousturier, Marval, Brémond, Delvolvé, Druon, pour leur faire connaître les œuvres vigoureuses des Seyssaud et des Bouche d’un si ardent accent latin, pour leur montrer comment s’est enrichi, exalté et affiné à Paris le talent des Diriks, des Anglada, des Tarkhoff et des Slavona ? Et cependant, s’il est un portraitiste opulent et voluptueux, élégant et spirituel devant lequel se plairaient à poser les dames de Venise et de Sienne, c’est Charles Guérin, héritier de Monticelli, subtil conciliateur du grand art plastique italien et de notre vibratile impressionnisme ; Dufrénoy, avec une magnificence savoureuse et digne des grands siècles, a peint cette Venise que, après Chateaubriand et George Sand, illustrèrent nos Maurice Barrès, nos Anna de Noailles et nos Henri de Régnier21 ; Mme Cousturier est parmi les femmes le poète le plus chaleureux de la lumière méditerranéenne. M. Valtat, qui laisse les chaudes ondulations de l’atmosphère provençale se prolonger et chanter dans un dessin à la fois tumultueux et caressant en ces brûlants paysages de la Côte d’Azur où la terre avec ses pins et ses oliviers se met au diapason de lumière de la mer avec ses lames et ses écumes, mériterait que les Italiens le reconnussent pour maître : la bouillonnante sensualité de ce coloriste, dont le goût inné des Latins pour la mesure fait aussi un harmoniste du soleil, enseignerait le mieux quelle peinture correspond à la nature mi-européenne, mi-africaine de la péninsule.

Évidemment aussi il faut toujours se plaindre — pour le stimuler — de l’État, de nos systèmes parlementaristes de protection et de propagation de l’art : on ne peut manquer ici de déplorer une fois de plus que la villa Médicis ne recueille pas des hôtes plus capables de faire apprécier en la cité cosmopolite les facultés de notre race. Mais, au moins, en attendant d’agir avec quelque entente pour obtenir un meilleur rendement des institutions actuelles, faut-il féliciter nos députés avides d’économies d’avoir maintenu à Rome la maison de France : c’est une occasion de regretter que près de notre Luxembourg le gouvernement voisin n’entretienne point une maison d’Italie où elle réunirait des boursiers d’art : autant que nos futurs Carolus et la clientèle des Lefebvre d’admirer les Raphael et les Corrège, ils ont besoin d’étudier nos Gros, nos Delacroix, nos Géricault, nos Courbet, dont la verve héroïque correspond à l’âme moderne de l’Italie : ils y gagneraient plus de consistance dans le mouvement, plus de substance dans le coloris, plus de véracité dans l’inspiration.

Récemment l’on a même institué un prix de Rome littéraire : a-t-on entendu parler d’un prix de Paris dans la cité tévérine ? Il y a quelques mois, M. Clemenceau consacrait en quelque sorte officiellement l’hospitalité française au génie italien en acquérant pour l’État des œuvres du sculpteur impressionniste Medardo Rosso auquel la presse parisienne prodigua toujours parmi les polémiques le plus réconfortant enthousiasme ; comment ne pas regretter, cependant, que, pour les innombrables statues dont s’est historié le sol transalpin affranchi, les comités n’aient pas une seule fois songé appeler à un notable sculpteur français : il eût été précieux aux deux nations sœurs de voir rendre un hommage au grand républicain par le génie français exprimant dans les formes propres à notre sensibilité l’enthousiasme de notre peuple pour la vaillance libertaire de l’Italie ; après avoir admiré son monument à Hugo, on souhaite, on imagine un Garibaldi de Rodin, et le superbe talent méridional — martial et lyrique — d’Émile Bourdelle, si magnifiquement déployé dans cette Marseillaise de bronze qu’est le Monument à la Guerre de Montauban, excellerait à dresser sur une place de Dijon le souvenir qu’on y garde du défenseur de 1870.

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À quelque chose malheur doit être bon. Les désastres de Sicile ont ému la France autant que s’ils eussent désolé la Provence ou le Roussillon. Jamais on n’a si fortement senti à quel point les deux nations étaient une même famille. Tandis que les maisons de commerce participent à la souscription nationale, les hommes de lettres n’auront-ils aucune initiative ? Ne verrons-nous point se constituer à l’instar du comité franco-polonais qui s’organise en ce moment pour resserrer les liens entre la France d’aujourd’hui et la Pologne un comité franco-italien d’intellectuels ? Voici de la noble besogne pour un Marinetti qui dépense de si riches dons et manie les deux langues avec une égale virtuosité, comme le prouvait hier sa Conquête des Étoiles, scintillante méditerranée de rythmes et de couleurs. Les membres parisiens de la société Dante Alighieri, un professeur de faculté comme M. Dejob ou M. Hauvette et un poète répandu comme M. Pierre de Bouchaud qui conférencient tour à tour à la Sorbonne et à Rome pour la Société des Études Italiennes, peuvent-ils se refuser à élargir leur programme pour la propagation de la littérature et de l’art contemporains ? Au moment où l’on médit avec tant d’injustice des Romantiques, ne voudraient-ils aller parler à Florence ou à Milan de ce que les Hugo, les Lamartine, les Musset et les Sand ont écrit pour la glorification européenne de l’Italie ? On a imaginé depuis quelques années dans les lycées les correspondances internationales : n’est-il point singulier qu’à la même époque les poètes qui convoitent le plus le prestige de Hugo renoncent aux grands thèmes humanitaires qu’offrent à leur inspiration les anniversaires, les traités d’alliance, les nobles infortunes désastreuses, pour célébrer le génie d’un peuple fraternel ! À l’exemple de Victor Hugo et de Vigny proclamant l’héroïsme des Grecs insurgés, tandis que Delacroix émouvait le public par un visage pathétique de vierge patriote sur les ruines de Missolonghi, à l’exemple de Leconte de Lisle exhortant les courages civiques devant le sacre de Paris en 1871, comment se fait-il qu’aucun de ceux qui condamnèrent le symbolisme pour le flegmatisme « inhumain » de son esthétique d’art-pour-art n’ait rien publié sur Messine encore toute fumante de la ruée marine ?

Des deux côtés des Alpes, les jeunes générations littéraires gagneraient à s’affranchir tout entières de l’élégance composée que commande notre byzantinisme bourgeois, de leur classicisme de décadence où la sobriété n’est que la stylisation de la pauvreté d’inspiration et de la sécheresse, de cette sorte de nationalisme ignorantin qui les laisse se confiner dans le petit cercle mondain ou demi-mondain où l’observation est plus facile. Il apparaît, quand on lit le livre de M. Maurice Muret, que la nouvelle littérature italienne s’embarrasse encore de dandysme sous quelque forme de « néomachiavélisme ». À Paris on s’est dégagé du petit-naturalisme circonscrit aux descriptions patientes d’impasses poisseuses et de chétives bureaucraties, mais les plus généreux talents s’attardent encore trop longtemps, s’étiolent dans la compagnie exclusive des filles, des souteneurs, des étrangères de garnis, des dames à orchidées. Les grands problèmes, plus pathétiques qu’une biographie de courtisane, voire d’homme de lettres, de la renaissance de notre commerce, de l’expansion de notre mentalité persécutée par la calomnie politique et luthérienne, de l’élaboration d’une morale pour la démocratie semblent ne pas retenir notre attention.

À participer à l’initiative des sociétés de propagation on élargira son terrain d’enquête littéraire, on connaîtra une vie plus complexe, seule fortifiante, seule belle. Il ne s’agit plus de descendre farnienter sur les eaux mortes de Venise, mais d’entrer en contact à Milan, à Rome, à Trieste avec les hommes nouveaux de la plus grande Italie, qui doit être notre alliée pour l’expansion latine dans le monde en loyale, mais énergique concurrence avec l’expansion teutonique. L’utilisation de la houille blanche rend la valeur économique maxima aux pays latins où dormaient les plus hautes montagnes à l’heure même où commence à s’épuiser la houille noire, qui assura la suprématie industrialiste des Anglo-Saxons : corrélativement, les intellectuels n’utiliseront-ils pas les forces d’action trop longtemps assoupies à propager contre l’individualisme des tribus gloutonnes des Germains dépeintes par Taine dans ses origines de la Littérature anglaise le génie démocratique hérité des Hellènes par les Romains ?

Les Théâtres.
Théâtre de l’Œuvre : Le Roi Bombance, tragédie satirique en 4 actes de M. F.-T. Marinetti (2 avril) §

Tome LXXVIII, numéro 284, 16 avril 1909, p. 712-720 [718].

Tout le monde lettré connaît M. F.-T. Marinetti, et a pris plaisir à rencontrer ce jeune homme élégant, ardent et charmant. Sa Conquête des Étoiles est un long poème touffu, plein d’obscurités où percent parfois de confuses lueurs, hasardeux dans la composition, effarant pour la maladresse parfois et parfois pour la hardiesse heureuse de l’expression. Malheureusement, au lieu de tendre à se concentrer, à se saisir, à se maîtriser, à se posséder, M. Marinetti, qui est, dit-on, fort riche, consacre à répandre sa propre louange, à l’excès et sans contrôle, une revue que, à Milan, il a fondée et dirigée, et les fanfares complaisantes d’une internationale publicité. M. Lugné-Poe, séduit sans doute par l’agrément de son commerce et par la chaleur de ses convictions d’artiste très exalté, vient de lui rendre le déplorable service de monter, avec un luxe enviable, un goût très sûr, sa tragédie satirique, le Roi Bombance. L’expérience a été déplorable. De trop faciles et insistantes plaisanteries, qui ne se haussent que malaisément à sembler même une gauche parodie de ce chef-d’œuvre d’humour caustique et énorme : Ubu Roi, se sont traînées avec peine de scène en scène sans toucher ni même rejoindre un instant l’attention du spectateur. Banalités et redites fatigantes, énormités sans portée, grossièretés balourdes, rien de plus dans tout cela. C’est une formidable erreur d’un vrai artiste, et qui peut mieux.

Les décors, les costumes, dont le dessin fut l’œuvre suprême du peintre Paul Ranson, étaient, hélas ! en pure perte, délicieux.

Musique.
J.-G. Prod’homme : Paganini §

Tome LXXVIII, numéro 284, 16 avril 1909, p. 720-725 [720-721].

Un mal qui répand la pâleur, la bronchite et le coryza, la grippe tenace chambra mon arthritisme ankylosé au profit de devoirs trop longtemps négligés ou sacrifiés à une actualité envahissante. Je suis bien en retard avec la collection de l’éditeur Laurens, les Musiciens célèbres. Il y parut plusieurs volumes d’assez disparates teneur et qualité. […] C’est de Paganini que se chargea M. Prod’homme. Si rien n’apparaît plus précaire que la gloire du virtuose, ni plus inaccessible à une évocation posthume que l’éventuelle génialité d’un interprète illustre, mais défunt, la vie de celui- ci, son caractère et son étrange aspect, ses aventures et ses tournées d’européen triomphateur fournissaient la matière d’un récit pitto­resque, que M. Prod’homme étaya d’une documentation certaine et d’instructifs détails sur, à tout le moins, la technique d’un jeu à propos de quoi l’enthousiasme effaré de nos pères oscillait de l’énigme au miracle.

Tome LXXIX, numéro 285, 1er mai 1909 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXIX, numéro 285, 1er mai 1909, p. 153-160 [160].

[…]

Le Correspondant (25 mars). — La conversion de Saint-François d’Assise, par M. J. Jörgensen.

[…]

Art moderne.
MM. Tommaso et Michelle Cascella (galerie Druet, 20, rue Royale) §

Tome LXXIX, numéro 285, 1er mai 1909, p. 163-168 [166].

On ne peut contester l’adresse de ces deux très jeunes artistes, MM. Tommaso et Michelle Cascella, leur souplesse, leur facilité. C’est le don italien, si amusant, et si dangereux aussi. Ces enfants — l’aîné a dix-neuf ans et le cadet dix-sept — sont nés virtuoses ; il semble qu’ils n’aient rien en à apprendre. Et, de fait, on voit bien qu’ils n’ont rien appris, — rien encore appris. L’immédiat et constant plaisir qu’ils prenaient à considérer la surface colorée des choses ne leur a pas encore permis de regarder en eux-mêmes. C’est pourquoi, en dépit de la grâce innée, l’expression qu’ils donnent de cette surface se maintient dans des généralités où la personnalité n’apparaît guère. Il y a là, toutefois, d’aimables promesses.

Chronique de Bruxelles.
Memento [extrait] §

Tome LXXIX, numéro 285, 1er mai 1909, p. 168-175 [175].

[…]

Le Thyrse (mars) : M. Léopold Rosy : Le Futurisme […]

Lettres italiennes §

Tome LXXIX, numéro 285, 1er mai 1909, p. 179-185.

Ciò ch’essi leggono, Casa Editrice del Cœnobium, Lugano22 §

L’enquête de la revue Cœnobium, sur l’éventuelle bibliothèque d’un Cénobite composée de quarante volumes, vient de paraître en librairie. La farce intellectuelle, très intellectuelle, certes, autant que très stérile, jouée par une grave revue moderne, prend ainsi l’aspect moins plaisant d’un ouvrage qui prétend servir à quelque chose, jeté sur le marché livresque, si encombré pourtant, au service de l’humanité.

Au point de vue strictement livresque, les cent dix-sept réponses, publiées dans leur rédaction originaire bilingue, c’est-à-dire en français et en italien, apportent dans leur communion même une condamnation de l’entreprise. Le livre semble s’adresser en effet plus aux Italiens, qui généralement, par nécessité littéraire indéniable, doivent connaître la langue française, qu’aux Français et aux littérateurs de tout autre pays, lesquels se passent facilement de la connaissance de la langue italienne. La prose française, qui se développe sous des titres italiens et à côté de textes italiens, donne en réalité une impression assez curieuse, qui évoque celle de cette singulière et forte langue franco-vénitienne, dont le sort littéraire eût influencé bien autrement les deux pays latins, si le génie de Dante n’eût pas imposé à la péninsule l’unification de la langue littéraire dans son dialecte triomphant. Mais le volume Ce qu’ils lisent n’est pas écrit réellement en une langue synthétique. Il offre aux lecteurs internationaux le plaisir vague de tout recueil plus ou moins hybride.

Malheureusement le caractère hybride du livre n’est pas seulement, dans sa langue. Il est foncièrement dans l’idée qui le composa et dans les éléments mêmes de la composition.

L’enquête de la revue Cœnobium portait, on le sait, sur trois questions. À tout écrivain, tout penseur, de quelque domaine philosophique ou littéraire qu’il fût, on demandait de choisir quarante volumes « types » dans trois séries de livres : de philosophie, de morale, de littérature. Cent dix-sept écrivains et penseurs, philosophes, moralistes, littérateurs, ont répondu. Leurs réponses remplirent de nombreuses pages de la revue, et composent ce livre, qui se complète par une introduction, une préface, de nombreuses lettres anciennes et modernes, de quelques articles concernant le même sujet, enfin de la liste alphabétique des correspondants de l’enquête.

Dans la Préface, qui porte le titre italien : Prefazione, mais qui est écrite en français, un écrivain, dont le prénom est italien et le nom français, M. Adolfo Ferrière, s’est donné la longue peine de nous renseigner sur les bienfaits de l’entreprise. Sa préface est sans doute trop longue, mais le style en est alerte et clair, et elle se développe vingt-deux pages durant, sans arriver, selon nous, à nous convaincre. Au contraire, M. Ferrière semble un peu sceptique en matière de statistique ; que n’a-t-il point jeté le manteau de son scepticisme, qui est le nôtre, sur les « confessions », ainsi qu’il les appelle, des correspondants de l’enquête ? Il n’aurait pas écrit les pages de sa préface, et le livre dont il occupe le seuil aurait été classé dans le nombre de ceux qui peuvent amuser sans conséquences graves.

La première objection à faire porte sur les termes mêmes de l’enquête. M. Ferrière semble la prévoir, car il avoue que ce sont là des termes élastiques, puisque « le but de l’enquête était de susciter des réponses topiques, et non de fournir des matériaux aux classificateurs de l’avenir ». Mais les catégories scolastiques prévues dans les questionnaires révèlent surtout la mentalité des questionneurs. Car s’il y a un portrait littéraire, une « confession », dans toutes ces pages, c’est bien dans le questionnaire qu’il faut les chercher. Les organisateurs ne se sont pas demandé si un livre de création artistique, à quelque genre qu’il appartienne, exerce avant tout sur le lecteur un charme égal à celui d’un tableau, d’une sculpture, d’une œuvre musicale, de toute autre œuvre d’art enfin, un charme qui consiste essentiellement à créer l’atmosphère esthétique où le contemplateur s’absorbera, pour s’élever, pour se séparer de la vie immédiate, pour se concentrer avec les plus profondes de ses énergies dans l’oubli esthétique. L’opposé direct et absolu du livre de création d’art ou de création, tout court, est le livre de culture : l’un est fait par le talent d’un créateur (poète ou philosophe, puisque les sommets de la philosophie se perdent dans le ciel de la Poésie), l’autre par la patience ou même par l’intelligence d’un vulgarisateur. Entre ces deux extrêmes, il y a le nombre innombrable des œuvres intermédiaires, des œuvres éphémères, telles que le « libre cénobite » en saurait choisir pour la condensation livresque qu’on lui propose. Les organisateurs de l’enquête n’ont pas demandé à leurs correspondants le ou les livres capables de les élever au-delà des contingences, de répandre sur eux le bon chloroforme esthétique, et dont il voudrait avoir toujours un exemplaire, de même qu’on aime s’entourer des œuvres d’art les plus aimées pour composer l’atmosphère de sa propre demeure et qu’on aime avoir sous la main la musique préférée, pour être sûr d’en goûter la profonde consolation à tout moment, ainsi que l’éthéromane aime sentir sous sa main le flacon bienfaiteur. Ils n’ont pas demandé quel est le livre que l’intellectuel cénobite voudrait avoir toujours avec lui, pour accroître ou fixer le patrimoine de sa culture, c’est-à-dire sa propre richesse qui l’aidera à trouver sa propre expression. S’ils l’avaient demandé, on aurait pu voir, même dans des réponses manquant absolument de sincérité, dans quels extrêmes, un esprit s’agite ou rêverait de s’agiter, on aurait forcé chacun à rechercher et à reconnaître en lui-même les extrêmes de sa vie intellectuelle. On s’est borné au contraire à demander une liste, le nombre des volumes n’importe, d’ouvrages choisis dans trois séries, dont la division est toute livresque. On s’est adressé à l’érudition de chacun plus qu’à son âme. Et les correspondants ont dressé des listes, ont catalogué, mais non caractérisé leur vie intellectuelle. Par cela même, pour montrer l’intérêt médiocre d’un tel labeur imposé à ceux qui ont voulu l’accepter, il n’est même pas nécessaire d’invoquer le défaut de sincérité possible des réponses. M. Ferrière a pensé au poseur, « pour qui la sincérité est la moindre des vertus ». Mais le manque de sincérité peut être bien plus inconscient que dans le cas du poseur, et par conséquent bien plus général qu’on ne le croit. Tel, qui connaît quelques titres immortels de livres dont le charme dans le monde s’exerce surtout par la puissance acquise d’un nom, par un consentement séculaire, et qui aspire à la connaissance peut-être à jamais irréalisée de telles œuvres, ne manquera pas de les citer. Pour donner un exemple, j’indiquerai simplement la Divine Comédie, puisque Dante sort en tête de la liste littéraire, sachant par expérience personnelle combien ce nom est célèbre en Italie autant qu’en France, et combien l’œuvre évoquée par ce nom est mal, pour ne pas dire peu, connue, en France autant qu’en Italie…

Mais M. Ferrière croit aux « confessions ». Et les organisateurs de l’enquête, qui signent en italien une courte Introduzione écrite en français, se réjouissent de leur initiative. Soit. Au moins qu’on épargne dans un livre moderne l’affirmation des tendances vers « le vrai, le bien, le beau », ou celles de la civilisation actuelle qui, « sur les décombres des philosophies anciennes, cherche le vrai et qui, au-dessus des sciences de l’âme, dont les lois complexes et implacables l’enserrent, cherche le bien, le bien qui enveloppera le conscient et le subconscient de l’homme, qui conciliera la raison et le sentiment et les enlèvera tous deux sur ses ailes vers une vie plus pure et plus harmonique… ». Qu’on nous épargne des phrases où le rôle moralisateur de l’art est considéré « comme un moyen de communication entre les consciences », alors que l’art n’est et ne peut être que l’abîme esthétique individuel créé par une immobilisation individuelle de la vie, par une représentation typique de la non-mort. Qu’on nous épargne enfin la vue d’enquêtes semblables, présentées comme une sorte de justice rendue par la foule intellectuelle « aux vrais mérites et aux génies », puisque ce sont ceux qui jouent traditionnellement le rôle de « génie » qu’on a placés naturellement au premier rang.

En réalité, ces sortes d’ouvrages sont fort intéressants, lorsqu’un homme seul déclare ses préférences et développe son éloquence à les imposer comme un paradigme de beauté et de culture, ainsi que l’a fait M. Henri Mazel. L’appendice du livre contient les listes paradigmatiques données par Auguste Comte, par sir John Lubbock, par MM. Louis Dumur, Henri Mazel, Jules Lemaître, Guicciardini et de Sarlo.

Antonio Beltramelli : I Canti di Faunus, Fr. Perrella. Naples §

Les Chants de Faunus, de M. Antonio Beltramelli, présentés dans une édition illustrée qui imite mal les éditions de d’Annunzio dessinée par M. A. de Karolis, n’ajoutent guère à la renommée du jeune écrivain des Romagnes. Cependant, l’esprit qui anime ce petit livre, et la volonté panique qui régit le mouvement de cette prose lyrique, expose sans profondeur, mais avec beaucoup de douceur, ce sens primitif et pur de la nature et des hommes rudes de la campagne, qu’on retrouve dans tous les ouvrages de M. Beltramelli. Le dieu Faunus resurgit dans ces pages, à la manière du dieu Pan. « J’ai écouté la voix de Faunus — déclare l’auteur — et j’en ai tiré quelques aperçus de chant, et quelques conseils. » Et il cède la parole à Faunus ainsi que Nietzsche à Zarathoustra. Faunus s’exprime dans un langage trop recherché, qui rappelle certaines attitudes de style d’annunzien et qui contraste avec la simplicité bon-enfant des pensées de M. Beltramelli. Mais toute l’éloquence de Faunus converge à réveiller dans notre vie moderne le sens de la simplicité ancienne, de la grandeur de la nature, d’un large et sain lyrisme géorgique, et le vieillard peut achever ses conseils aux hommes, en leur disant avec un dédain antique : « Toi aussi, tu tomberas dans la tromperie commune, ô mon ami, mon frère, car tu estimeras davantage un sou enveloppé d’écume d’argent qu’un tas de sable étincelant d’or. »

Les chants de Faunus sont composés comme une sorte de Bestiaire moderne, dont la psychologie souvent très heureuse et pleine de trouvailles est faite de douce et sage mélancolie, de scepticisme et d’ironie, tout en gardant le noble lyrisme géorgique, l’amour des énergies rudimentaires, humaines et naturelles, qui caractérisent l’œuvre de M. Beltramelli et en composent la vigueur.

Enrico Cavacchioli : Le Ranocchie turchine, « Poesia », Milan §

M. Enrico Cavacchioli publie les Grenouilles Bleues, un recueil de poèmes. Ce poète est sans doute un des plus forts parmi les jeunes. Il appartient au groupe milanais, de même que d’autres appartiennent au groupe florentin ou au groupe romain. L’Italie contemporaine n’a pas d’écoles littéraires. On rencontre des groupes divers concentrés dans certains pays, de même qu’à Paris on les rencontre dans les différents quartiers. Le groupe de Milan représente le Boulevard, très satisfait et très frondeur.

M. Enrico Cavacchioli a une maîtrise de la langue et des figurations rythmiques absolument remarquable. Il est un des rares poètes italiens qui sachent se servir éloquemment des allitérations et des assonances, sans tomber dans l’onomatopée excessive de M. Pascoli. Il peut donner une impression admirable de mouvement, obtenue par le vers, par une disposition littérale des plus heureuses, ainsi que j’en trouve un exemple, entre cent, dans sa Ballade des Gnomes la nuit de la Saint-Pierre. Je ne traduis pas ce distique, intraduisible. Chacun peut se rendre compte de son harmonie, par la forêt des i dressée avec une science très sûre :

Or sibili e zirli, fratrilli e strilli acutissimi e fischi !
All’ombra di tristi lentischi, li gnomi in arcione su grilli cavalcano.

M. Cavacchioli m’apparaît comme un chercheur extrêmement averti des jeux rythmiques et sonores que la langue italienne peut offrir à ses poètes, et que ceux-ci en général ont toujours dédaignés. Les jeux sont nombreux et forts.

L’idée de ce livre a un défaut d’origine très grave : elle est symboliste, elle arrive donc quinze ans après son jour réel. C’est là même le défaut principal du groupe de Milan Les Grenouilles bleues… mais c’est tout le monde, j’entends tout le monde qui aime un art, ou un auteur. À la fin du recueil, où serpente une puissante et libre sexualité qui sait noblement appeler vulve la vulve, et où s’entrelacent des fantaisies tour à tour originales et surannées, amusantes et ennuyeuses, étranges et faciles, le poète semble donner l’explication de son énigme lyrique, la clé du songe qui lui fit écrire tous ces poèmes. Il annonce la mort du grand Poète, le grand Croque-mort, le grand Plagiaire, le grand Ruffian, etc., des Batraciens, et celui-ci est… d’Annunzio ?

La dernière prière en uniformité
on l’entend monter du fond des marais :
d’Annunzio est mort au son des applaudissements !

On se demande : est-ce encore un pamphlet contre d’Annunzio ?

Et l’on sourit. Mais le poète ajoute sérieusement, en petits grassets :

L’heure de la liberté est arrivée !

Est-ce là la signification morale de tout le livre ? Et par quelle aberration esthétique y a-t-il des Italiens qui, au lieu de discuter l’art de leur plus grand poète des temps modernes, ou de chercher de saisir la portée, encore parachroniste, de l’œuvre de d’Annunzio, attendent sa fin comme une libération ? Est-ce là une simple boutade ? Le talent, réel, de visionnaire autant que de réalisateur, de M. Enrico Cavacchioli, sa jeunesse surtout qui le met à l’abri du soupçon de jalousie de raté nous le font penser. Et il faut beaucoup attendre de ce jeune poète.

Memento §

Emporium (février, Bergame). Un article d’intéressante documentation de M. Federico Hermann nous renseigne sur la « Rome disparue », à propos des aquarelles peu esthétiques mais assez photographiques d’un peintre mort dernièrement, Ettore Roesler Franz. Ce peintre, fils de commerçants suisses établis à Rome, a laissé une œuvre de « copie de la nature » photographiquement assez intéressante. Dans la Cultura (1er mars, Rome), N. Festa consacre un article de critique et de synthèse, aux rapports déjà signalés entre le Christianisme primitif et le Socialisme.

Rassegna Contemporanea (mars, Rome). M. Giorgio Arcoleo publie une rapide étude sur Swift, « le grand humoriste ». M. Achille Loria parle dans la Nuova Antologia (1er mars, Rome) de Joseph Proudhon. Deux intéressantes études qui renseignent sur les conditions, certes point brillantes, du théâtre italien contemporain, ont paru dans la Vita Letteraria (février, Rome) sous la signature de M. F. Nicolosi-Raspagliesi et de M. Tommaso Monicelli.

G. Natali et E. Vitelli : Storia dell’Arte. S.T.E.N. Turin. — Raccolta Vinciana, Archivio Storico Civico, Milan.

Marcus de Rubris : Nostre Memorie, Voghera, Rome. — Carlo Linati : Cristabella. Zerboni, Milan. — Francesco Chiesa : Liriche, Nuova Antologia, Rome. — Guido Gozzano : La Signorina Felicita, Nuova Antologia, Rome.

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909 §

Littérature.
Gaspard Vallette : Reflets de Rome. Rome vue par les écrivains, de Montaigne à Goethe, de Chateaubriand à Anatole France, 1 vol. in-10, 3,50, Plon §

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909, p. 306-310 [306-309].

Dans ce volume, Reflets de Rome, M. Gaspard Vallette a recherché les diverses impressions que firent sur les grands écrivains, de Montaigne à Goethe et de Chateaubriand à Anatole France, le charme de Rome, de ses souvenirs et de ses ruines. L’idée, l’image que nous nous faisons actuellement de Rome est la création de ces hommes de génie qui nous apprirent à la connaître et à l’aimer : ce sont eux qui ont vraiment retrouvé la Rome antique sous la ville moderne23 et vivifié notre civilisation de toutes les richesses d’art et de pensée des civilisations antérieures. C’est à Rome que Goethe, instinctivement, est venu chercher le sens du vrai qui lui manquait : « Son art, qui a su concevoir la beauté abstraite, veut trouver sur le sol antique le secret de l’expression classique. » Il trouve au contact de cette ville une plénitude de vie et de pensée, un renouvellement, une renaissance de tout son être dont il fait cet aveu :

Je pensais bien que je prendrais ici une bonne leçon, mais je ne me doutais pas que je devrais pareillement retourner à l’école, que je devrais tout oublier ou plutôt que je devrais tout rapprendre. Maintenant j’en suis persuadé, je m’y suis donné tout entier et plus je dois me renoncer moi-même, plus je me réjouis, je suis comme un architecte qui voulait construire une tour et qui avait posé un mauvais fondement… Le ciel veuille qu’à mon retour se fassent sentir les conséquences morales de ce que m’a appris la vie dans un monde plus vaste. Car, à côté du sens artistique, c’est le sentiment moral lui aussi qui éprouve un grand renouvellement.

Il ne veut plus avoir de repos jusqu’à ce que rien ne soit plus pour lui parole et tradition, mais « conception vivante ». Ce qui est admirable, c’est que Goethe, dans les ruines de Rome, n’ait voulu trouver que le sens de la vie. Il n’a pas senti la mélancolie et l’impression de destruction qu’inventera Chateaubriand. Pour lui, au contraire, le spectacle de la destruction lui est une preuve de l’éternelle vitalité des choses qui se perpétuent en se transformant : la vie est inépuisable. Cette richesse de la vie lui apprend à rejeter des « idées titanesques » qui ne sont que des fantômes et à se plonger dans l’étude de la forme humaine, « qui est le non plus ultra de tout savoir et de toute activité humaine… ». La contemplation de l’art antique, même mutilé, lui donne une sensation de puissance, de volonté de puissance. Il sent qu’il a le même génie que ces artistes, il veut apprendre d’eux le mode d’expression le plus parfait, le plus réel, pour traduire sa propre vision.

Comme à côté de celle de Goethe, la conception que se fit de Rome Chateaubriand nous paraît morbide, chrétienne ; mais cette conception a pénétré notre mentalité, et il nous faut faire effort pour comprendre ce qu’elle avait de nouveau, lorsque l’auteur du Génie du Christianisme l’énonça. Cependant Chateaubriand a créé une beauté nouvelle, la beauté attristée des ruines et de la mort, la beauté fragile des choses vivantes qui vont mourir. Teintée de cette mélancolie, la campagne de Rome, sous la plume de Chateaubriand, prend un aspect nouveau. Il était nécessaire que ces champs désolés soient regardés par cet homme de génie pour être vivifiés :

Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu. J’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares !… Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs !

Mais Chateaubriand a vu Rome avec une âme d’homme du Nord : Rome ne s’est pas reflétée en lui, c’est lui qui a projeté sur Rome sa propre vision romantique. Cette page de Renan le fera comprendre : Vous ne sauriez croire, écrit-il, quelle étonnante placidité respire dans toute la physionomie de ce pays.

Hier, dimanche, je compris cela à merveille. Il faisait un temps admirable, un soleil d’or, un ciel bleu pâle, presque blanc, comme nous n’en avons jamais en vos climats. Toute la population était aux champs, c’est-à-dire dans la partie déserte de Rome. Vous ne sauriez croire quel fonds de bien-être il y avait dans tout l’aspect de ce peuple. Bien-être, entendons-nous, tous avaient l’air gueux, en guenilles, souffreteux, mais n’importe, il y a dans le peuple italien quelque chose qu’on ne peut imaginer ailleurs : c’est le plaisir de savourer la vie pour la vie, sans aucune jouissance accessoire. Le grand plaisir de l’Italien, c’est de vivre… Le seul droit réclamé par ce peuple, c’est le droit à sa place au soleil : ce droit-là, il en jouit, et ne le cédera pas.

Taine a mal vu Rome, parce qu’il était malade et qu’il ne l’a pas regardée avec cette sensibilité passionnée dont parle Stendhal. Il avoue lui-même que le plaisir qu’il éprouve n’est pas très grand : « Ma machine est trop usée. » Pourtant les jugements nouveaux qu’il a portés sur les peintures et la sculpture des Musées nous ont délivré à jamais des fausses admirations de ses prédécesseurs en critique d’art pour des artistes médiocres. Son Voyage en Italie demeure l’ouvrage de critique le plus parfait qui ait été écrit sur ce sujet : mais l’émotion manque, et c’est à peine si on peut deviner de quelle manière la sensibilité du philosophe réagit au contact de Rome, la ville des âmes, disait Veuillot, la ville qui parle à toutes les âmes, ajoute M. Gaspard Vallette, « et qui dit à chacune la parole qu’elle attend et la parole qui convient ».

Questions morales et religieuses.
Dom Bruno Destrée (O. S. B.) : Au milieu du chemin de notre vie ; Bloud et Cie §

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909, p. 335-339.

C’est une attachante et sympathique figure que celle de l’auteur des Poèmes symboliques et religieux, groupés sous ce titre : Au Milieu du chemin de notre vie. Avant de se soumettre au joug, plus suave que pesant, de la règle monastique, Georges-Olivier Destrée fut un esthète délicat, épris des idéales visions, évoquées pour notre enchantement par les pinceaux magiques de Burnes Jones et de Dante-Gabriel Rossetti. De ce dernier surtout il aima la pureté ardente, la douloureuse suavité ; et il nous donna, de quelques-unes de ses poésies, des traductions très heureuses dans un essai, aujourd’hui presque introuvable, sur les Préraphaélites. La recherche de ces émotions exquises, toutefois, et l’attrait de ces nobles songes, n’arrivaient point à le satisfaire. L’art, s’il n’a quelque substance éternelle, s’il nous laisse dans le vague sans nous mener vers l’Infini, risque de devenir une excitation maladive et décevante. Il éveille en nous des puissances mystérieuses que la religion seule, intelligemment comprise et sainement pratiquée, peut assouvir. Georges-Olivier Destrée le sentit bien ; et, comme son âme était profonde, il lui fallut les joies mystiques et la paix du cloître : il se fit bénédictin. Ce mot évoque trop souvent, d’une façon exclusive, des idées de patiente érudition et.de minutieux labeur. En réalité, les fils de saint Benoît sont d’abord des contemplatifs. Ils ont pour vocation principale la méditation, l’ascèse et la louange divine. Leur Patriarche, qui domine de si haut les siècles, passait des nuits en prière, les bras étendus, sur les sommets du Cassin. Il unissait ainsi son extase au concert des astres.

L’Église le met au nombre de ces hommes rares qui, instruits par l’Esprit-Saint, eurent l’amour de la beauté et de l’harmonie. Aussi, à travers les âges, sa postérité se plaira à élever des temples, splendides en même temps que sévères, et à les remplir de sereines et de solennelles mélodies. Quand il n’est pas dans sa stalle ou à l’autel, occupé aux fonctions liturgiques, le bénédictin vraiment digne de sa vocation peut, dans le silence de la cellule, au lieu des vaines rumeurs, entendre la musique intelligible que forment en nous, par l’écho lointain qui nous en arrive, les éternelles Idées. C’est une bénédictine, c’est sainte Hildegarde, qui a trouvé la formule célèbre : Symphonialis est anima, et il n’est rien de plus mélodieux dans son onction que le latin d’une autre fille de saint Benoît, la grande moniale Gertrude. Leur vie tout entière, ainsi coulée avec eurythmie, dans le chant de l’office, dans l’accomplissement des rites sacrés, dans l’étude et dans la contemplation, donne facilement aux moines bénédictins une certaine majesté simple et grave qui les accompagne partout. Tels on peut les voir à Subiaco ou à Monte Cassino ; tels je les ai rencontrés sous les admirables cloîtres et dans l’éclatante basilique, toute d’or et de porphyre, de Saint-Paul-hors-les Murs.

Elle est bien d’un homme qui a profondément éprouvé ces austères douceurs de l’existence régulière et qui ne regrette rien du monde, la page suivante où, dans un de ses Poèmes légendaires, consacré à nous décrire la conversion de saint Jean Gualbert, Dom Bruno Destrée semble avoir fait un léger retour sur sa propre jeunesse inquiète.

Au bas de l’allée des Cyprès, vers la porte de San Miniato, dominant les cris et les rires des enfants qui jouaient au dehors, une femme appelait, avec de longues et tendres inflexions, un doux prénom italien. Plus loin, dans le quartier des orfèvres, le rythme clair des marteaux battait sans trêve les enclumes, tandis qu’à intervalles réguliers, comme une plainte mélancolique, s’élevait et planait sur la ville, le cri lent, prolongé, des marchands ambulants. Des bateliers, puisant et versant dans leurs frêles nacelles, le limon fécondant de l’Arno, s’appelaient à longs cris, et plaisantaient bruyamment, et sur le vieux pont romain, des chars attelés de mules passaient en longues files, avec de joyeuses sonneries de clochettes et de clarines. Parfois, nonchalamment couchés sur les brancards, leur conducteur chantait, épris de son chant, une langoureuse et berçante chanson d’amour : sa voix juvénile retentissait un instant entre les deux rives, et s’éteignait et se perdait bientôt, avec le tintement des clochettes dans le dédale compliqué des rues tournantes. Parfois aussi, un clair rire d’enfant jaillissait, imprévu et rapide, et toutes ces rumeurs et ces voix montaient vers Jean, adoucies et bercées par la plainte confuse et continue du fleuve, déversant ses eaux par-dessus un barrage, en amont de la ville.

Longtemps, longtemps, écoutant tous ces bruits, et contemplant l’admirable paysage qui s’offrait à sa vue, Jean resta rêveur, songeant à tout ce que la vie lui offrait de gloire et de bonheur dans cette ville, qu’il aimait par-dessus toutes, et dans laquelle ses ancêtres avaient vécu, illustres et puissants. Mais troublant ses rêves de bonheur, le souvenir des discordes et des crimes, qui sans cesse ensanglantaient la cité, inquiétait son esprit. N’était-ce pas dans cette même ville, d’apparence si heureuse et si charmante, que son frère bien-aimé avait été, quelques mois auparavant, assassiné, alors que, pour lui aussi, la vie s’annonçait souriante et pleine de promesses ; et n’était-ce point encore sur cette douce et radieuse terre florentine, que lui-même, Jean Gualbert, avait failli en ce jour, et presque au sortir des offices du Vendredi-Saint, commettre un crime irréparable ? Troublé, Jean se souvint en cet instant des joies ineffables qu’il avait goûtées dans l’église de San Miniato, pour avoir, surmontant en lui l’esprit du monde, agi par amour du Christ, et fait miséricorde à son ennemi. Il se revit priant, le cœur enflammé d’amour, devant l’autel, et de nouveau, il crut entendre les calmes voix des moines, psalmodiant leur office.

Reportant ensuite ses yeux sur Florence, toute la gloire et les plaisirs qu’y trouvaient les siens lui parurent vains et frivoles, comparés au paisible et constant bonheur que les fils de saint Benoît trouvaient dans leur vie d’adoration et de prière. Il comprit alors que sa vie passée, toute cette journée, et cette incomparable et séduisante vision de Florence n’avaient été qu’une épreuve destinée à lui révéler sa vocation, et qu’il n’était point de plus noble vie que celle de ces contemplatifs, méditant pour les reproduire et les montrer au monde les vertus du Sauveur des hommes ; et qui, dédaignés du grand nombre, renonçant à tout bien terrestre, priaient, intercesseurs perpétuels pour les fidèles et les impies, protecteurs et soutiens des pays où s’élevaient leurs cloîtres. Et comme Jean Gualbert avait l’âme héroïque, assoiffée d’amour et de dévouement, le choix qui décidait de sa vie fut fait sur-le-champ. Et c’est pourquoi, retraversant la place, il poussa d’une main ferme la porte de ce couvent de San Miniato, qu’il ne devait quitter dès lors que pour aller fonder un asile plus paisible et plus près de Dieu, dans les solitudes bénies et couvertes de forêts de Vallombreuse.

Cette page, à mon sens, est vraiment significative. Rien de tragique, certes, n’a traversé la belle jeunesse de Dom Destrée, épris uniquement de peinture, de musique et de poésie. Mais, au milieu d’un de ses voyages d’art, et dans quelque cloître italien, peut-être, comme Jean Gualbert Visdomini, il a entendu, lui aussi, retentir l’appel à une vie plus haute. La longue citation qu’on vient de lire permet de saisir sa manière, il excelle à ces récits de légende et il s’y montre visiblement le frère des artistes de l’école de Beuron, qui ont représenté au mont Cassin, en grandes fresques, les scènes principales de la vie de saint Benoît. Comme eux il aime les teintes tranquilles, les attitudes calmes, les lignes simplifiées se dessinant sur des fonds clairs. Il est toutefois moins hiératique et ses visions ont presque toujours le charme ingénu qui nous séduit chez les Primitifs.

Voici, par exemple, comme il fait parler sainte Dorothée de Cappadoce, au moment d’aller au martyre :

Déjà, devançant la mort, mon esprit voit s’ouvrir de nouveau les royaumes célestes, et les jardins azurés, pleins de fleurs et de fruits, du Paradis. Des anges blancs voient par-dessus les jardins paisibles ; sur les trônes formés de verdure et de fleurs, auréolés et nimbés de lumière éblouissante, les saints et les saintes me contemplent ; et voici que, penchés vers la terre, d’autres anges agenouillés sur de légers nuages prient, pour que mon âme puisse sans péché quitter ce corps terrestre. Ô ciel, j’entends leur voix séraphique et leur prière. Seigneur, recevez mon âme et pardonnez les offenses de votre servante.

Mais il n’y a pas chez D. Bruno Destrée que cet écho des saintes Cantilènes et le don de lutter, par la naïveté du coloris, avec les archaïques peintres de scènes mystiques. Il est amant de la nature, à l’exemple de Ruskin, dont il fut épris autrefois. Il excelle à traduire les frissons, les nuances, les fraîcheurs d’une eau courante. Son œuvre est tout embaumée des parfums, toute sonore des bruits du matin. En cela il ne se montre pas du tout infidèle à l’idéal de son ordre. Newman, dans son admirable essai sur la Mission de saint Benoît, trouve à la vie des bénédictins primitifs quelque chose de virgilien, et il suffit de voir au milieu de quels paysages, sur quelles collines, en face de quels horizons, les anciens moines choisirent leurs solitudes, pour être certain qu’ils comprenaient et aimaient les pures beautés de la création. Par ces choses visibles, ils s’élevaient jusqu’aux invisibles ; ils s’en servaient pour pacifier leur âme et la détacher des souvenirs tumultueux du monde. Un souffle des Fioretti, venu d’Assise, est très sensible dans les pages de Dom Bruno. Il s’est arrêté sans doute de longues heures dans cette cité bénie : il en a entendu chanter les carillons, et c’est en mémoire d’elle qu’il a écrit un de ses plus délicieux poèmes, Frère Pusillanime.

Souvent, bien souvent, quand je Vous ai reçu, je voudrais rester en silence auprès de Vous, rempli de Vous, ne voyant plus que Vous, n’écoutant plus que Vous, si pénétré d’humbles désirs de Vous plaire et de Vous servir, que, n’était la crainte d’être vu, je collerais contre terre mes lèvres, et resterais prosterné devant Vous, disant et redisant sans cesse ces seuls mots : « Servir, ô mon Dieu, je voudrais servir et Vous aimer ».

Ainsi faisaient sans doute en leurs extases les premiers compagnons de saint François d’Assise, dont le nom retrace la vie, Frère Humble, Frère Ange, et Frère Pacifique. Combien souvent leur souvenir m’est revenu, leur vie cachée en Dieu, leur pureté de cœur, leur pauvreté bienheureuse, et les doux cris d’amour qu’ils poussaient, lorsqu’ils entraient en oraison, dans le bois voisin de leur cellule.

Je souhaiterais de pouvoir m’étendre plus longuement sur Dom Bruno Destrée et ses Poèmes légendaires, symboliques et religieux. Mais j’en ai assez dit pour donner à plus d’un l’envie de le lire. Avec lui on se reposera des vaines complications d’une littérature malsaine et factice. En se trempant dans ce flot limpide, on s’y purifiera et on en sortira tout rafraîchi. Pour ma part, je garde une reconnaissance à ce livre qui m’a fait communier si divinement à ce que j’aimais déjà avec ferveur : l’art chrétien, le recueillement et la poésie du cloître, saint Benoît, les bénédictins, l’Ombrie où j’ai vécu et où j’espère aller vivre encore.

Les Journaux §

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909, p. 346-349 [347-348, 349].

Petites villes d’Italie (La Dépêche, 2 avril) [extrait] §

M. O. Uzanne nous conte joliment dans la Dépêche une promenade qu’il vient de faire à travers les villes de l’Émilie et où il n’a négligé ni notre Parme (qu’annexa Stendhal), ni la moindre bourgade pittoresque, et elles le sont presque toutes. […]

Stendhal et Casanova (L’Intermédiaire, 30 avril) §

De l’Intermédiaire, sous la signature J. Brivois :

Je croyais réglée depuis longtemps la question de publication des Mémoires de Casanova, lorsque, tout récemment, dans le tome IX de l’Édition des Œuvres complètes d’Alfred de Musset publiée par Garnier frères, s. d. (1908), je lus en note, au bas de la p. 215, ce qui suit que je transcris fidèlement :

« Casanova de Steingalt (1725-1803) de Venise, Mémoires publiés en français en 1726-1832, par Henry Beyle (Stendahl) ».

Cette note contient trois fautes : Steingalt, au lieu de Seingalt — 1726, au lieu de 1826 — Stendahl, au lieu de Stendhal.

L’excellent historien des Œuvres de Stendhal, M. Adolphe Paupe (Paris, Dujarric, 1904, gr. in-18) n’en fait pas mention. Stendhal lui-même dans Promenades dans Rome (éd. Michel Lévy, 1853, 2 vol. gr. in-18) — pp. 100 et 180 de la 1re série, cite des passages des Mémoires sans aucune allusion à la part qu’il aurait prise à la publication ; ce qu’il n’eût pas manqué de faire, je suppose, si le fait était exact.

Qu’en pensent les Stendhaliens ?

Les Mémoires de Casanova furent, dans le temps, attribués à Beyle. Mais ceci ne répond pas tout à fait à la question.

Musées et collections §

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909, p. 359-367 [360, 363-364, 366-367]

Au musée du Louvre : la collection Victor Gay [extrait] §

Citons, parmi les plus belles pièces recueillies par le Louvre : une exquise figure d’ange, fragment de retable, par Fra Angelico ; […] un Ange en marbre, sculpture de l’école toscane ou pisane du xiiie siècle ; une Vierge de l’Annonciation également en marbre, de l’école pisane du xive siècle […] ; des faïences italiennes ; des ivoires arabes très curieux, de la même provenance que deux pièces célèbres de la collection Carrand au Bargello de Florence […].

La nouvelle Pinacothèque du Vatican §

À l’étranger, le principal événement a été, le 28 mars, l’inauguration, en présence du pape, des nouvelles salles de la Pinacothèque du Vatican, dont la réorganisation avait été commencée il y a deux ans sous l’inspiration de Mgr Misciatelli, sous-préfet des Palais apostoliques, et sous la direction du conservateur, le peintre Ludwig Seitz, mort malheureusement il y a quelques mois avant d’avoir pu assister à la réalisation complète de son œuvre, achevée par M. P. d’Achiardi. C’est plus, d’ailleurs, qu’une réorganisation : c’est une véritable révélation qui se trouva offerte aux visiteurs de la nouvelle galerie. On sait ce qu’était l’ancienne : la réunion au hasard d’œuvres anciennes de second ordre, de quelques toiles modernes, et d’un petit nombre d’admirables chefs-d’œuvre — la Madone de Foligno et la Transfiguration de Raphaël, le Saint Jérôme de Léonard de Vinci, la composition de Melozzo da Forli représentant Le Pape Sixte IV nommant Platina intendant de la Bibliothèque du Vatican, — dans des salles où l’on n’accédait qu’après avoir gravi péniblement, après l’étroit escalier qui mène aux Chambres de Raphaël, quelques centaines de marches. Aujourd’hui, c’est au rez-de-chaussée, dans une spacieuse galerie, longue de 145 mètres, s’ouvrant sur la rue qui mène au musée des Antiques et s’éclairant largement sur le jardin du Belvédère, qu’est présentée, dans les plus intelligentes conditions de décor, d’éclairage et de chauffage, et dans un ordre rigoureusement scientifique, une collection de tableaux unique à Rome, complétant dignement l’admirable ensemble de musées qu’abrite le Vatican. On y a groupé, en effet, outre une soixantaine de tableaux de l’ancienne galerie, plus de deux cents peintures, toutes remarquables, provenant les unes du Latran et des appartements privés, les autres — et c’est le plus grand nombre — des armoires de la Bibliothèque ou des magasins, où elles gisaient à peu près inconnues. Mentionnons, parmi les œuvres nouvelles ainsi révélées et offertes à l’étude, une admirable Crucifixion attribuée à Giotto ; un Christ sur fond d’or du Siennois Simone Martini ; de curieux Lorenzetti (Scènes de la vie de saint Étienne) ; un beau triptyque, La Vierge avec l’Enfant entre deux saints, d’Allegretto Nuzi, daté de 1365 ; un grand panneau avec prédelle offrant des Scènes de la vie de la Vierge, œuvre capitale de la jeunesse de Benozzo Gozzoli, qui le montre sous l’influence de Fra Angelico ; un charmant portrait d’une princesse Sforza enfant, par Bernardino dei Conti ; une jolie Madone par Lorenzo di Credi et une autre par Pinturicchio ; des Primitifs vénitiens : Antonio da Murano, Crivelli, Montagna ; un superbe de Saint Georges combattant le dragon de Paris Bordone ; un très beau Caravage : Le Reniement de saint Pierre ; un Repos de la Sainte Famille en Égypte, par le Barroccio ; une admirable Pietà attribuée à Cranach ; parmi les peintures modernes, un grand portrait en pied du roi d’Angleterre Georges IV par Lawrence, etc.24.

Memento §

Parmi les publications étrangères, voici, en Belgique, chez l’actif éditeur G. van Oest, à qui l’on doit depuis quelques années tant de beaux livres sur l’histoire de l’art — entre autres une somptueuse monographie de Peter Bruegel l’Ancien — un volume de haut luxe consacré par M. Victor Goloubew au célébré recueil de dessins de Jacopo Bellini au Louvre. (Les Dessins de Jacopo Bellini au Louvre et au British Museum : 2e partie25 ; in-folio, 100 planches avec notices, table et p. d’introd.) Ce livre de dessins, si précieux pour la connaissance des origines de la peinture vénitienne, fut acquis en 1884 par le Louvre grâce à la perspicacité de Courajod. Il se compose de 95 feuillets en parchemin (sauf celui qui porte le n° 15) offrant, tracés à la plume, à la pointe d’argent, ou plus rarement à la pierre d’Italie, de grandes compositions mythologiques, historiques ou religieuses, des portraits, des études d’animaux, de nombreux motifs de sculpture ou d’architecture, où se trahit sans cesse l’artiste épris de l’art antique que fut Jacopo (des compositions comme la Tête d’Annibal apportée à Prusias, le Jugement de Salomon, la Mort de la Vierge, Marie au Temple, le Palais d’Hérode, sont significatives à ce point de vue) et où se révèlent non moins un excellent observateur et traducteur de la vie (témoin entre autres ses animaux) et un fervent amoureux de la nature (voyez les paysages de la Descente de croix, de Saint Christophe, de Saint Jérôme parmi les rochers, la Fleur d’iris lavée à l’aquarelle et reproduite en couleurs dans cet album). Rien n’est plus attachant que de suivre, en tournant ces feuillets, la pensée de cet esprit ingénu et ouvert, en qui se reflètent toutes les préoccupations et les curiosités de cette exquise période de la première Renaissance. M. Goloubew a mis à étudier cet art charmant un amour attentif et une science extrême. En dehors d’une brève introduction, chaque planche est accompagnée d’une description, suivie de références bibliographiques. Quant aux reproductions, dues à l’habileté de M. André Marty, elles sont parfaites de tous points et, bien qu’un peu plus petites que les originaux, en donnent l’idée la plus exacte, avec les mêmes teintes. C’est, au total, un ouvrage admirable qui fait le plus grand honneur à l’auteur et à ses éditeurs, et dont nous souhaitons de voir bientôt la suite.

Variétés.
Pagello de M. René Doumic §

Tome LXXIX, numéro 286, 16 mai 1909, p. 372-376.

Étant de ceux qui se plaisent dans les textes surannés, je relisais, l’autre après-midi, la cinquième partie de la Confession d’un enfant du siècle ; — celle-là même qui nous montre Brigitte Pierson (George Sand) hésitant entre la pitié que lui inspire son amant d’aujourd’hui (Octave-Musset) et l’amour qu’elle a déjà pour son amant de demain (Smith-Pagello), puis nous la laisse deviner, déliée de ses serments par la générosité d’Octave-le-Débauché, tombant dans les bras de Smith-le Bon jeune homme.

Dans ce récit arrangé de son aventure de Venise, Musset s’est montré fort courtois envers Pagello. Courtoisie et bonne aventure aux preux, promettait d’ailleurs la devise des Musset. « Smith n’était qu’un homme ordinaire, mais il était bon et dévoué ; ses qualités simples ressemblaient à de grandes lignes pures que l’œil saisit sans peine et tout d’abord ; en un quart d’heure on le connaissait, et il inspirait la confiance sinon l’admiration. » Ailleurs : « C’était le plus noble caractère. » Ailleurs encore : « Il était de ce petit nombre d’êtres qui vivent sans bruit et savent gré aux autres de ne pas s’apercevoir de ce qu’ils valent. » Puis il loue ses talents de musicien, et il cite de lui des traits fort touchants. C’est ainsi que Smith-Pagello avait renoncé à épouser une belle jeune fille dont il était très amoureux, pour continuer de soutenir sa mère et sa sœur… Oui vraiment, un très bon jeune homme, ce Smith, sobre comme l’eau, pur comme l’or, dévoué comme un caniche, — en un mot la Vertu, par un grand V, opposée au Vice, avec un grand V aussi, que figure Octave, l’enfant du siècle.

J’étais encore sous l’impression de ce portrait quand je sortis. On criait les journaux du soir, j’en ouvris un. À la première page s’y trouvait le compte-rendu de la quatrième conférence de M. René Doumic sur George Sand. Je lus :

Musset avait été soigné par un jeune docteur, Pietro Pagello. C’était un honnête garçon, d’esprit lent, de conversation pauvre, d’ailleurs ne sachant pas le français, mais fort beau. George Sand s’éprit de lui. Une nuit, après avoir griffonné trois pages, elle les mit dans une enveloppe sans adresse, qu’elle tendit à Pagello. Celui-ci ayant demandé à qui il devait porter la lettre, George Sand reprit l’enveloppe et y écrivit : « Au stupide Pagello. » Nous avons cette déclaration : il y est dit entre autres choses : « Toi, tu ne me tromperas pas, tu ne me ferais pas de vaines promesses et de faux serments… Ce que j’ai cherché en vain dans les autres, je ne le trouverai peut-être pas en toi, mais je pourrai toujours croire que tu le possèdes… Je pourrai interpréter ta rêverie et faire parler éloquemment ton silence. » Et cela nous renseigne clairement sur le genre d’attrait par où Pagello avait conquis George Sand. Elle l’aimait parce qu’il était stupide.

Ce n’est pas M. René Doumic qui écrit ces derniers mots en italique, c’est moi, — parce qu’ils me sautèrent aux yeux et au nez, si j’ose dire, comme une conclusion d’abord éminemment spirituelle, — oh ! si « parisienne ! » — et puis quelque peu hardie… et sommaire. Je pensais connaître, moi aussi, la psychologie des trois héros du roman de Venise, et, faut-il l’avouer, des trois, c’est Pagello qui me semblait, au cours de cette fameuse aventure, avoir gardé un grain de bon sens et quelque semblant de correction. « Mais enfin, M. Doumic, c’est M. Doumic », me rétractai-je aussitôt. « M. Doumic, diable ! s’il affirme, c’est qu’il sait, c’est qu’il est sûr ! parbleu, M. Doumic n’est pas un homme léger. Même pour faire sourire les jolies bouches de ses jolies auditrices, il n’oserait hasarder une facétie… qui ne serait qu’une facétie. M. Doumic est une des gloires de l’École, il n’attend que l’occasion de damer le pion à M. Lemaître, ses opinions littéraires sont d’une orthodoxie indéniable, d’une prudence à laquelle chacun rend hommage. Et, dans son for intérieur, certainement il se sent plus fait pour sympathiser avec l’honnête et consciencieux Pagello qu’avec cet ivrogne de Musset ou cette mère Gigogne-de-ses-amants que fut George Sand. Si donc il taxe Pagello de stupidité, c’est que… évidemment. »

De vrai, si M. Doumic eût été là présent, je me serais près de lui accusé et excusé de mon indécent étonnement de tout à l’heure. — Cependant, en rentrant chez moi, une ultime résistance de ma mémoire d’avant M. Doumic me fit atteindre Elle et lui, pour y chercher les traits les plus marqués de Richard Palmer, cette autre incarnation de Pagello. « Tout de même George Sand a connu Pagello de beaucoup plus près que l’honorable conférencier, pensais-je, il n’est pas indifférent de la consulter. » Au hasard des feuillets, je relevai ces passages :

Il était d’une beauté accomplie, ce qui, au premier abord, lui donnait l’air inanimé propre aux figures régulières. En l’examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu dans son regard… Sans être éclairé dans les arts, il y portait un sentiment assez sûr, et, en toutes choses, il avait des notions saines comme ses instincts.

Et « droit, juste, généreux, instruit », de l’incipit à l’excipit, la louange de l’épithète s’accolait au nom trois fois exalté de Richard, tout au long d’Elle et lui, jusqu’à cette conclusion : « Il était capable des mouvements les plus nobles et des actions les plus courageuses. Tout son tort était d’avoir cru à la durée inébranlable de ce qui était chez lui un effort spontané de la volonté. » Ainsi le Richard Palmer-Pagello de George Sand, il me fallait bien le constater, rejoignait dans la vertu le Smith-Pagello de Musset, — mais non point du tout dans la stupidité celui de M. Doumic !

Mais au fait, m’écriai-je, Musset et Sand étaient également intéressés à vanter, elle son complice, lui son compère. Parbleu ! quand un couple se propose de reprendre, devant la postérité, le grand rôle de Roméo-Juliette ou d’Héloïse-Abélard, il lui faut bien, sous peine de se diminuer lui-même, accorder une figure et un maintien décents au tiers qui incursionna dans son intimité. C’est évident : les témoignages de Lélia et de Sténio en tant qu’auteurs sont suspects. Consultons donc le recueil authentique des authentiques billets de Sand à Musset, de Musset à Sand, de Sand à Pagello, le maître-livre qui renferme et le journal du médecin de Venise et les dictées d’Alfred à Paul, et toutes les pièces capitales de ce procès amoureux. À moi, Une histoire d’amour ! À moi, Mariéton !

Et j’ouvris ce troisième volume. (On peut juger par là si ma foi en M. Doumic était profonde.) Je lus d’abord, dans les billets de George à Piétro :

Es-tu sûr que je sois digne d’un cœur aussi noble que le tien ?… Je te vois grand comme un Dieu… Quand je vois ta figure honnête et bonne, ton regard tendre et sincère, ton front pur comme celui d’un enfant, je me rassure et ne songe plus qu’au plaisir de te regarder. Tes paroles sont si belles et si bonnes, tu parles une langue si mélodieuse… Tout ce que tu penses, tout ce que tu fais est juste et saint… Reste ce que tu es à présent, n’y change rien. Je ne trouve rien en toi qui ne me plaise et ne me satisfasse.

Je me tournai vers Musset ; il me répondit en m’indiquant du doigt quelques passages de ses lettres à ses camarade, frère, ami, mère, grand’mère, tante et maîtresse, — j’ai nommé George Sand :

Certes l’homme que tu as choisi ne peut avoir changé ta vie qu’en bien. C’est une noble créature, bonne et sincère… Brave jeune homme ! Dis-lui combien je l’aime !… etc., etc.

Je dis alors à Pagello : « Brave jeune homme, — car cette louange, du moins personne ne vous la refuse, — brave jeune homme, il y a cependant, dans votre aventure avec Lélia, un chapitre qui serait de nature, il m’en faut convenir, à faire douter de votre esprit. C’est le dernier, celui de la séparation. George, dès votre arrivée à Paris, semble vous avoir rejeté comme un citron pressé. Auriez-vous donc été plus que naïf ? Étiez-vous en vérité « de ces choses qui ne supportent pas le voyage », comme le prononçait M. Doumic, notre juge à tous ? De grâce, expliquez-moi ce dédain avec lequel votre amie soudain vous légua au précepteur de ses enfants, à M. Boucoiran, « ce brave et digne homme de votre trempe » ?

L’ombre de Pagello sourit finement et m’ouvrit Une Histoire d’amour, à la dernière page du Journal :

Il l’ennuyait, cet Italien qui, avec son simple bon sens, abattait la sublimité incomprise dont elle avait coutume d’envelopper la lassitude de ses amours. Je lui avais déjà fait connaître que j’avais sondé profondément son cœur plein de qualités excellentes, obscurcies par beaucoup de défauts. Cette connaissance de ma part ne pouvait lui donner que du dépit…

Derrière mon dos, Mariéton, — l’auteur qui, certes, a le mieux analysé et pesé les personnages du roman de Venise, — murmurait, ou à peu près : « Évidemment. Pagello n’avait pas l’âme complexe et théâtrale, ni le génie d’une Sand ou d’un Musset. C’était un romanesque, non un romantique. Mais sa psychologie est celle d’un homme sain et non d’un sot. Il est l’auteur notamment de cette charmante Serenata en dialecte vénitien que George Sand, pour partie, a insérée dans la seconde des Lettres d’un voyageur. »

En vérité, où M. René Doumic a-t-il lu que Pagello fût stupide ?

§

Où il l’a lu ? Je le sais : c’est dans un article de Francisque Sarcey publié, par une délicate attention, au lendemain même de la mort de Pagello. (Revue hebdomadaire, mars 1898.) Le Maître de la critique d’hier, lui aussi, lâchait parfois des légèretés. Elles s’accordaient si bien à sa bonhomie ! Ce jour-là il écrivait :

Il s’appelait Pagello. Il eût pu tout aussi bien s’appeler Martin ou Durand. Il est clair qu’il ne comptait pas. Le hasard avait fait qu’il s’était trouvé là juste à point nommé. Alfred de Musset était malade, George Sand ennuyée et rêveuse. Elle l’avait choisi pour être un jouet de quelques heures ; il s’était laissé faire sans penser à mal. C’était un être nul, un inutile fantoche… Il ressemblait à ces frelons que les abeilles tuent, après qu’elles n’ont plus besoin de leurs services (sic).

Pourtant, à la fin de son article, l’Oncle, qui avait certainement plus de bon sens que de connaissances sérieuses en apiculture, cédait à un mouvement de justice, — et pourquoi M. Doumic ne l’a-t-il pas imité jusque-là ? « Ce bon Pagello, concluait-il, qu’on a traité d’imbécile et de ramolli, leur a donné, [à Sand et à Musset] un exemple de discrétion qu’ils auraient eu raison de suivre. »

Pauvre Pagello ! De Charybde en Scylla. Après Sarcey, M. Doumic ! Et ce sont eux qui auront raison contre la raison, parce qu’ils ont parlé les derniers, parce que le public accepte toujours plus volontiers les jugements catégoriques que les opinions nuancées, parce qu’enfin nul n’hésitera à rire de Pagello, tandis que de Musset ou de Sand… ah ! ah ! mais permettez ! le poète des Nuits ! l’auteur de Consuelo !… — et que la gaîté, la vieille gaîté française exige un bouc émissaire de chaque aventure…

Pauvre Pagello ! en vérité, plus j’y songe et plus sa bonne fortune m’apparaît falotement lamentable. Pendant trente ans, il put croire qu’elle lui vaudrait une petite part d’immortalité. Pendant trente ans, retiré à Bellune, du fond de sa province, de l’autre côté des monts, chaque jour il vit se lever plus éclatant le soleil de la gloire pour son ancienne amie et son généreux rival. Un rayon en venait jusqu’à lui. Il se savait à la base de la douleur qui avait soufflé au poète des Nuits ses strophes admirables. Il se retrouvait dans Jacques, dans les Lettres d’un voyageur. Il voyait exalter sa noblesse dans la Confession, dans Elle et lui… George proclamait sa vertu, Alfred qu’il avait béni leurs premiers baisers. Ceux-là qui l’avaient connu lui rendaient pleine justice, — et lui, dans une discrétion qu’on n’a pas assez louée, — s’appliquait à mériter davantage, après, cette bonne fortune dont sa modestie s’étonnait encore un peu.

Mais survinrent ceux qui ne l’avaient pas connu, les collecteurs de documents, les chroniqueurs surtout. D’ailleurs le vent avait tourné. Le romantisme devenait coco jusque et surtout dans ses éphémérides sentimentales. Le pauvre Pagello vit discuter impitoyablement sa bonne fortune. Il avait eu le tort de survivre aux cohéros de son roman. On lui démontra d’abord que toute cette histoire, c’était surtout de la littérature ; que George Sand et Musset s’y étaient peut-être bien pipés, et que lui-même était arrivé au fort bon moment dans leur liaison, pour les sortir d’une situation pénible et leur permettre d’en tirer des effets nouveaux. Puis, comme il fallait bien un terrain d’entente aux Mussettistes et aux Sandistes, son dos en fît l’office.

De 1834 à 1860, il avait été le type du brave, sain, vertueux et bon jeune homme ; en l’an de grâce 1909 il est devenu, M. René Doumic aidant après Paul de Musset, Mme Louise Colet, Mme Arvède Barine, Francisque Sarcey et quelques autres, le stupide Pagello, — l’homme du Clysterium donare, postea saignare, ensuita purgare. « C’est un stupide Pagello » va tourner à l’adage. Ainsi son nom, tout de même, entrera dans l’immortalité. Mais ce n’est peut-être pas de la manière qu’il l’espérait, et j’ai idée que, de là-haut, il doit plutôt maudire sa « bonne fortune ».

Au fait, en est-ce une jamais que d’aimer une femme de lettres, ou même d’en être aimé ?

Tome LXXIX, numéro 288, 16 juin 1909 §

Archéologie, voyages.
L’Art monumental au Salon [extrait] §

Tome LXXIX, numéro 288, 16 juin 1909, p. 710-714 [713].

[…]

Quant aux édifices de l’étranger, ils sont assez modestement représentés cette fois, — ce qui n’est pas un reproche, car on nous a assez rebattu avec les vues d’Italie et de Sicile — et tout au plus, peut-on remarquer, à côté d’une monographie de Saint-Serge et Saint-Bacchus à Constantinople, de M. A. Thiers, — qui s’est donné bien du mal pour un édifice en somme de peu d’intérêt — de bons dessins sur Venise et Florence, de M. M. Chollet ; la porte du Baptistère de San Giovanni (Florence), ouvrage en bronze d’Andréa Pisano, par M. C. Imandt ; des Souvenirs de Sicile (Castelvetrano, Taormina, Montreale, Agrigente, etc…), par M. P. Bobin ; six aquarelles sur Bruges, Vérone, Venise, par M. Nel Ariès ; sur Venise, derechef, par M. H. Fivaz ; la boutique du marchand d’antiquités à Velletri (Italie), par M. A. Hourlier ; la Chapelle des chevaliers français à Malte, par M. Guidetti ; des Fonts baptismaux de Sienne, de M. Duménil, et en Allemagne un joli coin de Nuremberg, de M. P. Tournon. […]

Les Journaux.
Stendhal et Casanova §

Tome LXXIX, numéro 288, 16 juin 1909, p. 727-730 [729-730].

M. A. Paupe répond dans l’Intermédiaire à la question Stendhal et Casanova :

L’attribution des Mémoires du célèbre aventurier, à Stendhal, est un « canard » qui revient périodiquement sur l’eau. Quérard, dans ses Supercheries littéraires dévoilées, s’était contenté de nier l’authenticité de cet ouvrage ! Renchérissant sur cette affirmation dénuée de preuves, Paul Lacroix (Bibliophile Jacob) déclarait, dans une note du catalogue des livres de M. Dutacq, que Casanova était incapable d’écrire en français, n’entendait rien à une œuvre d’imagination et de style, et qu’il avait fallu un habile homme pour mettre ses manuscrits en œuvre. Et M. Lacroix concluait : « Cet habile homme fut, nous en avons la certitude morale, Stendhal, ou plutôt Beyle, dont l’esprit, le caractère, les idées et le style se retrouvent, à chaque page, dans les Mémoires imprimés ( !) ». Voilà l’origine du « canard ». Cette simple présomption se transforma rapidement en certitude ; elle fut rééditée je ne sais combien de fois, et M. Brivois l’a retrouvée, agrémentée d’un luxe de coquilles, dans la nouvelle édition des Œuvres de Musset.

Si mon aimable confrère tient à être renseigné, d’une façon précise, sur l’authenticité des Mémoires de Casanova, je l’engage à se procurer, et au besoin je tiens à sa disposition, l’étude qu’un casanovien passionné, M. Octave Uzanne, a consacrée à cette question dans l’Ermitage, n° du 15 août 1906, pp. 80-90 ; elle dissipe tous les doutes et réduit à néant la collaboration de Stendhal.

Il était bon de savoir à qui revenait la gloire de cette bévue : il n’y manquait que la date.

Tome LXXX, numéro 289, 1er juillet 1909 §

Histoire §

Tome LXXX, numéro 289, 1er juillet 1909, p. 124-129 [125-129].

Achille Luchaire : Innocent III ; tome V : Les Royautés vassales du Saint-Siège ; tome VI : Le Concile de Latran et la Réforme de l’Église, Hachette, 7 fr. §

M. Achille Luchaire est mort le 13 novembre dernier, à l’âge de soixante-deux ans, et la disparition soudaine de cet homme vigoureux a été une stupeur pour tout le monde. Les nécessités d’une rubrique de plus en plus chargée, et dont le roulement s’est fait nécessairement plus lent, nous font venir assez tard aux deux derniers livres de l’historien regretté et rendent également tardive l’expression de l’hommage qu’en ami fidèle de l’Histoire nous devons à cette mémoire. Cet hommage n’en est pas moins sincère, et quant aux livres, c’est précisément faire leur éloge que de dire qu’ils pouvaient attendre quelque peu, n’étant point de ceux, malgré certaines imperfections, qui passent avec l’actualité.

Les titres de noblesse intellectuelle d’Achille Luchaire sont dans ses travaux sur la première époque de la royauté capétienne. Son Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens (987-1180) est peut-être le livre le plus fou qui se soit écrit sur les débuts de la royauté française. La question, si complexe et parfois si mal posée, de la fondation du pouvoir monarchique à cette époque est traitée avec une clarté d’exposition, et une nouveauté d’érudition qui précisent définitivement le principe du pouvoir de Hugues Capet, pouvoir dont l’origine matérielle se retrouve évidemment dans certains faits, mais inconditionnel en droit, ce qui veut dire d’autre essence que le pouvoir féodal, véritablement royal en un mot. Deux volumes sur Louis VI ont succédé à cet ouvrage, remplis surtout de matières chronologiques et diplomatiques (comme l’œuvre suivante, sur Louis VII), mais précédés d’une Introduction considérable où le règne de Louis Le Gros est caractérisé avec une netteté magistrale. Il faudrait citer aussi le livre de Luchaire sur les Communes françaises à l’époque des Capétiens directs et son Manuel des institutions françaises à la même époque, ainsi que les deux volumes (destinés à la série de M. Lavisse) sur les xie, xiie et xiiie siècles, où se détachent de si beaux chapitres sur Philippe-Auguste. M. Luchaire voulait faire pour ce règne considérable ce qu’il avait fait pour les règnes des premiers Capétiens. On regrettera que la grandeur de cette entreprise, qui le hanta, l’ait fait reculer. L’Innocent III n’est, il faut bien le dire, qu’une insuffisante compensation.

Ce n’est pas que cet Innocent III26 ne soit le bienvenu dans la littérature historique française : il y manquait plutôt, et il y occupe, toutes différences observées, la place que l’Innocent III de Hurter a dans l’érudition allemande. Mais l’œuvre, tout en étant plus qu’une « série de brillantes esquisses », comme on a dit, donne cependant l’impression de n’être que cela, par le vice d’un plan qui, substituant à l’ordre chronologique l’ordre des matières, manque de coordination réelle. C’est une succession de tableaux plutôt qu’une exposition simultanée et cohérente où s’indique le rapport de toutes les parties. Il semble que, pour donner une idée vivante de ce pouvoir universel, catholique, que fut la Papauté d’Innocent III, il eût fallu le montrer à l’œuvre à la fois dans sa diversité d’affaires et d’entreprises : il y a une connexité, par exemple, entre la domination d’Innocent III en Italie et la lutte du sacerdoce et de l’empire, entre la guerre des Albigeois et la politique avec Philippe-Auguste, qu’il n’est pas non plus inutile de rapprocher de celle avec Jean-sans-Terre, etc. Un autre inconvénient de ce plan consiste dans les redites et les anticipations. Ainsi, dès le premier tome, des matières essentielles, qu’on retrouvera dans les tomes suivants, sont touchées : le divorce de Philippe-Auguste, la succession d’Henri VI, le couronnement et l’excommunication d’Othon de Brunswick, etc. Enfin certain manque d’ordre général est à reprendre : ainsi l’on nous dit tout à coup, au tome IV, que la Croisade fut la grande pensée du règne d’Innocent III : il n’est pas question de cette « grande pensée » dans les trois tomes précédents. Seul, l’ordre chronologique eût écarté ces inconvénients. Mais M. Luchaire, tout en reconnaissant, dans l’avertissement placé en tête du tome VI et dernier, la valeur de cette objection, qui lui a été faite de maints côtés et que nous lui avons renouvelée pour notre part à la publication de chaque nouveau tome, a confessé sa crainte (peut-être excessive) de se rendre illisible par l’emploi de l’ordre chronologique, aux complications inévitables, et il a tenu avant tout à « être lu », lu par le public, et non pas seulement par les érudits. Soit, et dans ce cas son but semble atteint, car, une fois admis le postulat des morceaux séparés, chacun de ces morceaux, luttes en Italie et à Rome, croisade des Albigeois, rivalité de la papauté et de l’empire, quatrième croisade, politique à l’égard des royautés vassales, concile du Latran, est en lui-même très clair, — nous n’avons cessé de louer cette clarté à l’intérieur de chaque partie séparée, — très agréablement écrit.

Mais le critique d’histoire, muni de quelque finesse gagnée dans l’exercice patient de son métier, notamment en ce qui concerne la connaissance des habitudes et procédés de nos historiens, se doute bien qu’il y a d’autres raisons ; que le défaut de l’ouvrage, c’est-à-dire son ordre factice, peut bien venir du souci de trouver des lecteurs, mais qu’il vient plus sûrement encore d’une certaine façon d’entendre l’érudition, qu’il vient de cette érudition même que l’on a voulu dissimuler. La manie de la « monographie », par exemple, à la fois ressource et fléau de nos historiens submergés par le document, la religion, la superstition de la monographie, a manifestement fait encore ici des siennes. M. Luchaire est un de nos universitaires qui s’est donné le plus de mal pour transporter dans les Facultés les méthodes de l’École des Chartes et de l’École des Hautes Études. Mais il est à craindre qu’il ne leur ait pris aussi le morbus monographicus et c’est de ce morbus, disons-nous, que nous croyons trouver des traces dans l’Innocent III. On jurerait que l’auteur a vu la chose sous l’aspect monographique. Voyez le titre du premier volume : Innocent III, Rome et l’Italie : ce titre sent la monographie, et c’est bien, en effet, par le titre et par une bonne moitié des détails, ceux par exemple de la lutte du Pape contre le féodalisme et le municipalisme romains, une monographie comme en pourrait écrire un spécialiste de la Rome médiévale, M. Halphen ou M. Rodocanachi. Autre indice : on ne voyait guère, d’abord, au-delà de ce premier volume et d’un second, celui-là aussi sur un sujet pris et traité à part, la guerre des Albigeois. L’ensemble, tout de suite compris et traité comme un ensemble, on n’y songeait guère d’abord. Cela trahit bien le procédé monographique, encouragé aussi, sans doute, par certaines convenances, certaine prudence d’éditeur. Là-dessus, le bon accueil du public a permis à M. Luchaire d’écrire les autres volumes ; mais le pli monographique était pris, et l’on a composé de la sorte cinq ou six monographies successives, qui ne font pas un livre. Nous touchons ici du doigt, chez un historien pourtant de grande valeur, ce que deviennent les grands sujets traités par les méthodes actuelles. Ces méthodes s’avèrent comme incapables de les embrasser.

Il sied, d’ailleurs, de redire que chaque partie, prise en soi, est remarquable de clarté, de précision et de style, et ceci s’applique, autant que jamais, à ces deux dernières séries. Publié tout entier sans notes, l’ouvrage, dans la mesure où il est une simple collection de thèmes, s’appuie sur une érudition consciencieuse, dont on peut prendre idée par certains fragments publiés avec tout leur appareil documentaire dans les revues spéciales. On trouvera au dernier tome une bibliographie très complète, précédée d’indications et d’appréciations fort utiles, ainsi qu’une table générale des noms de lieux et de personnes.

Louis Halphen : Études sur l’Administration de Rome au Moyen-Âge (751-1252), Champion, 7 fr. §

La période, peu connue, durant laquelle M. Louis Halphen a étudié l’administration de Rome au Moyen-Âge, se divise en deux parties. Pendant la première, toute l’administration émane directement du pape, débarrassé des ingérences de l’exarque, des missi de Charlemagne et des empereurs de la dynastie saxonne. Le Préfet, en qui M. Halphen voit une continuation de l’antique Præfectus Urbis et dont les attributions sont judiciaires et de police ; les Ducs, fonctionnaires pontificaux, à qui, d’après les calculs de l’auteur, succèdent, à partir du xe siècle, les Consuls de Rome ; enfin les Juges, divisés en juges ordinaires ou palatins et en juges datifs, ou assesseurs purement judiciaires, les premiers composant un ordre à la fois judiciaire et administratif, qu’on peut regarder, d’après M. Halphen, comme le plus important des corps de fonctionnaires, car c’est là que se recrutent tous les titulaires des principaux services administratifs, au nombre de sept, primicerius, secundicerius, nomenclator, primus defensor, arcarius, saccellarius, protoscrinarius : tels sont en gros les rouages de l’administration romaine jusqu’à 1143, date où commence une nouvelle période. C’est alors la période de la Commune romaine, dont la création fut une suite de la révolution suscitée par Arnaud de Brescia, et, plus profondément, de la prépondérance prise par la noblesse romaine et certains éléments municipaux à la faveur de la lutte incessante des papes contre les empereurs et les antipapes. En 1145, Eugène III doit reconnaître un Sénat créé par les Romains, organe dont l’histoire, jusqu’au milieu du xiiie siècle, se résume en un accaparement progressif de toute l’administration publique jusqu’alors relevant uniquement du pape. L’organisation de la Commune émane désormais du Sénat. M. Halphen ne l’aurait-il pas fait plus puissant, plus autonome qu’il ne fut ? Il est certain que les âpres luttes d’un Innocent III impliquent dans ce corps municipal une réelle force. Mais en définitive les papes énergiques furent, au Moyen-Âge, les vrais seuls maîtres de Rome. Une dernière partie contient la liste chronologique des juges ordinaires, des préfets et des sénateurs, avec un index alphabétique précieux à consulter pour la connaissance des détails de l’administration pontificale, et communale, depuis le milieu du viiie siècle, moment de la disparition de l’exarchat de Ravenne, jusqu’au milieu du xiiie siècle, époque d’une modification importante du régime intérieur de Rome.

Questions coloniales.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 289, 1er juillet 1909, p. 138-144 [144].

La Rivista coloniale de Rome, dans un articulet intitulé la Ferrovia franco-etiopica, se montre sceptique sur l’avenir de la ligne de Djibouti à Addis Abeba. Nos bons amis italiens ont peut-être raison de faire montre de ce scepticisme, mais se doutent-ils que nos intérêts sont solidaires en Éthiopie et que le jour du massacre des Européens, les sujets du Négus ne feront point de différence entre les blancs de Djibouti et ceux de Massaouah ? Et l’accord franco-anglo-italien du 13 décembre 1906, s’assied-on dessus ?

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 289, 1er juillet 1909, p. 147-153 [152-153].

L’Italie et la France (30 mai) accuse le musicien Richard Strauss d’avoir emprunté, pour écrire son Elektra, une cinquantaine de thèmes musicaux contenus dans la Cassandra de l’Italien Vittorio Gnecchi. La revue confronte les thèmes des deux partitions.

La Curiosité.
Collection Félix Doistau [extrait] §

Tome LXXX, numéro 289, 1er juillet 1909, p. 186-187 [186].

[…] Et puis, il est possible que l’exemple que vient de donner le roi des Belges soit imité. Ce souverain, homme d’affaires consommé, a vendu directement à un grand marchand de Paris, M. Kleinberger, le meilleur de sa collection de tableaux : […] Vierge portant l’enfant Jésus et entourée d’anges, de Fra Angelico […]

Tome LXXX, numéro 290, 16 juillet 1909 §

Les Poèmes.
Corrado Zacchetti : Livret de chants. Metastasio, Assisi, 1909 §

Tome LXXX, numéro 290, 16 juillet 1909, p. 305-309 [307-308].

Au « royal cadeau » que lui fit M. Louis le Cardonnel en lui dédiant un de ses plus beaux poèmes, le Vent dans la Nuit, M. Corrado Zacchetti s’excuse d’offrir le « mesquin αντίδωρον » de son Livret de chants : et son ami, sans que la bienveillance affectueuse ait altéré en lui le sens critique, le félicite justement de n’avoir point failli, en s’essayant à toucher la lyre française. Érudit et poète en sa langue, traducteur de Heine et de Shelley, M. Corrado Zacchetti écrit en apparence un français plus proche de la Renaissance que de nous :

Toi qui fus par le même et sacré sein porté
De celle, hélas ! qui dort là dans le cimetière
Tu m’es doublement cher, ô mon fidèle frère,
Puisque m’incite Amour qu’incite Piété.

Il faudrait peu d’effort pour transcrire syllabe par syllabe cette strophe en latin ou en n’importe quelle langue néo-latine ; et sans audace ni outrecuidance l’auteur put dire :

Ma Muse italienne avec tendre espérance
De loin offre la main à sa latine sœur.

Mais les vers libres, qui accompagnent ces classiques alexandrins, témoignent qu’il n’ignore rien de nos plus secrètes ressources rythmiques et que, même sans être soutenu par un mètre fixe, il saurait ordonner des paroles harmonieuses dans la langue de Ronsard et de M. Henri de Régnier.

Lettres anglaises.
Lacy Collison Morley : Giuseppe Baretti and his Friends, 13 s. 6 d., John Murray §

Tome LXXX, numéro 290, 16 juillet 1909, p. 365-371 [367].

Un livre intéressant et bien fait est le volume de Mr Lacy Collison Morley sur Giuseppe Baretti and his Friends, — un livre qu’il était malaisé de faire bien, car il y faut une connaissance parfaite de deux langues et de deux pays. Car Marcantonio Giuseppe Baretti s’est créé deux réputations littéraires entièrement distinctes, en deux langues et en deux pays différents. Dans sa patrie, l’Italie, Baretti réussit à ridiculiser et à tuer la pastorale fade du xviiie siècle, à force d’attaques sarcastiques et satiriques auxquelles n’échappa pas même Goldoni. En Angleterre, il est connu comme l’auteur de charmantes relations de voyage écrites en anglais, du premier dictionnaire italien-anglais qui ait une réelle valeur et de divers autres ouvrages ; la Society of Antiquaries l’avait admis au nombre de ses membres et il fut nommé aux fonctions de secrétaire étranger de la Royal Academy ; il fut l’ami et le compagnon constant de Johnson, de Sir Josuah Reynolds, de Fanny Burney, de Garrick, du ménage Thrale, de Goldsmith, de Boswell, de Burke, etc., jouissant de l’affection des uns et de la haine des autres ; il obtint un très vif succès avec son Account of the Manners and Customs of Italy, et son Journey from London to Genoa, through England, Portugal Spain and France (1770) ; une pension lui fut accordée sur la cassette royale, et c’est dans une église anglaise que ses amis, à sa mort, élevèrent un monument à sa mémoire. Pourtant, c’est en Italie que sa célébrité a survécu et une place relativement importante lui est réservée dans les manuels de littérature. Ces essais de naturalisation offrent un sujet d’études fort attachant, et, dans le cas de Baretti surtout, il est utile de comparer les tempéraments, la culture, toutes les mille différences qui séparent l’Italien de l’Anglo-Saxon, et l’on peut conclure, somme toute, que chacun, malgré une apparente adaptation, demeure de son pays.

Lettres italiennes §

Tome LXXX, numéro 290, 16 juillet 1909, p. 371-377.

Gabriel d’Annunzio : Phèdre, Treves, Milan §

L’édition ornée de fières images épiques, qui porte à travers le monde la dernière vision tragique de M. Gabriel d’Annunzio, semble devoir révéler immédiatement au lecteur que l’évocation de la malheureuse Crétoise, femme de Thésée, n’est pas tout à fait celle de notre littérature classique. Des chevaux et des flammes, la grande dédicace marine « à Talassia », l’épigraphe énigmatique tirée des paroles mêmes de Phèdre : « Qui dompta le feu avec le feu ? qui éteignit le flambeau avec le flambeau ? qui blessa l’arc avec l’arc ? » nous font pressentir le drame enflammé qui se déroulera dans l’âme de l’héroïne antique. Le poète moderne l’a évoquée ainsi, toute ardente dans son indomptable fièvre sensuelle, tourmentée dans sa chair comme une flamme dans le vent, et tendue comme un arc qui se brisera dès que le trait sera lancé.

C’est Aphrodite qui mène la tragédie. C’est elle qui veut que tout s’accomplisse dans le feu et dans la mort, ainsi que nous le voyons dans l’œuvre d’Euripide.

M. d’Annunzio ne fait pas parler la bruyante Vénus. Elle n’est même pas devant le palais de Trézène, debout sur son socle, à côté de la rivale symbolique éternelle, la chaste Diane. On la voit, mais extériorisée par l’imagination excitée de Phèdre, on la voit comme une ombre implacable, contre laquelle l’amoureuse damnée crie toute sa haine, envoie sa terrible imprécation :

Déesse, que veux-tu donc de Phèdre ? Ô dure
bête fauve, avec ton front bas,
sculpté sous l’or pesant,
déprédatrice affamée de moi,
avec ta bouche sur ton menton invincible
chaude comme la bave de la mer
qui te jeta entre les hommes.

Elle l’appelle : « ô Concubine de l’imberbe » et lui rappelle la « tache du baiser sur le cou fort comme le cou de la cavale thessalienne, et remplie de joug comme de vin, et enveloppée de chair comme d’incendie ». Et elle la défie : « Si tu me regardes je te regarde, si tu t’approches je m’approche, désespérée par la volonté de combattre. » Aphrodite n’aura cure de l’imprécation sacrilège. Elle mènera son combat, elle poussera tous, agonistes et chœurs, à lui obéir aveuglément, inconsciemment jusqu’à la catastrophe triomphale.

Toute la grande fable hellénique, orphique et crétoise, palpite dans la tragédie, l’enveloppe comme dans une intense atmosphère musicale, une atmosphère d’évocation, de rappels, de souvenance mystérieuse, dans laquelle se meut, se débat et s’abat l’ardente fille de Pasiphaé amoureuse d’Hippolyte.

La fureur, la sève bestiale, jaillissant dans le sexe maternel, apaisant la monstrueuse luxure de la fille du Soleil et de l’Océanide, agite les membres douloureux de la jeune femme. Phèdre n’est plus la blonde souffrante éprise de sagesse, qui, dans la tragédie d’Euripide, répond par des maximes sévères et nobles aux sollicitations de la trop zélée nourrice. Par ces maximes elle lui reproche de l’avoir encouragée dans l’amour fatal, et d’en avoir fait l’aveu à Hippolyte. Racine, tout en enlevant à la belle affabulation de la tragédie antique la vigueur mâle et la puissance de raccourcis psychologiques qui rendent l’Hippolyte une des moins faibles des tragédies du trop pathétique Euripide, Racine n’a pas conçu Phèdre autrement que celui-ci et que le rhéteur Sénèque. Tandis que d’Annunzio voit autre chose. Il voit dans l’héroïne luxurieuse l’être qui résume en lui la fatalité farouche de toute l’Hellade, la fatalité double du sexe et du sang, celle qui répandit le sang de Clytemnestre et aveugla Œdipe. Et la créature de luxure est évoquée au milieu des orages du feu, qui embrase le navire sur lequel les cadavres des héros tombés aux sept portes de Thèbes attendaient leur sépulture, et au milieu des hennissements des chevaux fous qui passionnent l’ardent Hippolyte et l’entraînent vers la mort. M. Hugo von Hoffmannstal a vu Elektre tordue dans un semblable orage de tous les sens. La conception moderne psychologique de la luxure se révèle par quelques grands poètes en images de feu. La tragédie de d’Annunzio est toute une image de feu, dont les flammes souples et immenses prennent des formes chevalines, et les crépitements sont de formidables hennissements.

Phèdre n’est donc plus la jeune femme fatiguée, lasse de trop aimer, d’Euripide et de Racine. C’est la femme qui aime et qui convoite brusquement, sans se lasser, toute brûlante de la fièvre même de sa mère cachée dans les flancs faux de la génisse palpitant sous le choc amoureux du taureau. Ce souvenir hante l’esprit de Phèdre. « Ah, ma mère, crie-t-elle, quelle image terrible tu as demandée à l’art d’un mortel, sans trembler ! » Et c’est la fureur bestiale de sa mère qui l’animera lorsqu’elle se précipitera contre l’esclave thébaine cassandrienne envoyée à Hippolyte, à laquelle elle propose la triple énigme : « Qui dompta le feu avec le feu ?… », pour ensuite la tuer de sa longue épingle, par jalousie. C’est la même fureur qui la fera se courber sur l’adolescent endormi, lui fera soulever les bras, la tête, pour l’embrasser sur la bouche, ardemment. Et Hippolyte, furieux, le lui rappellera :

Avec quelle bouche m’as-tu étouffé ?
De quelle honte m’as-tu souillé, ô Crétoise ?
Ce ne fut pas un baiser de mère, le tien.
…………………………………………………
Tu as la honte dans les yeux, le mal
néfaste sur la joue,
fille de Pasiphaë.

Hippolyte ne tue pas l’épouse de son père, il n’abaisse pas la hache meurtrière que sa fureur avait levée contre la femme. Il part, mais pour ne plus revenir. Car à Thésée, qui l’a vu s’éloigner furibond sur son char, Phèdre dit le mensonge créé par sa haine féminine, et Thésée, comme dans la fable antique, invoque sur son fils le châtiment que Poséidon doit lui accorder.

Et lorsque Hippolyte est mort, la grande et sombre flamme de l’amour luxurieux s’éteint dans la chair de Phèdre, et une pâle clarté l’enveloppe toute. Elle vient, comme dans la tragédie de Racine, proclamer l’innocence de l’adolescent. Mais elle n’est plus la femme qui s’excuse et se traîne sans noblesse ni lyrisme :

C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux…
Osai jeter un œil profane, incestueux.

Elle n’a jamais eu honte de sa passion. Elle l’a soignée au contraire avec ardeur, la sachant mortelle. Elle l’a regardée comme « l’abîme qui s’ouvre parfois dans une plaie divine ». Maintenant qu’elle est « grande et libre », après l’holocauste de l’innocent, elle ne redoute point Thésée. Elle fait son aveu avec une joie de déesse que nul ni rien ne peut blesser, et dit à Thésée :

Si déjà je n’étais pas exsangue et tu pouvais
m’éteindre, ce n’est pas la pointe de ton épée
qui découvrirait mes paupières
fermées sur mon mystère.

Elle rappelle, hautaine, ses grandes souffrances, qui l’ont purifiée. Pâle, presque déjà immatérielle, elle invoque de la déesse chère à la mort, de la chaste Artémis, la vengeance inéluctable. Un rayon de lune, une flèche livide la blesse, et elle tombe sur le corps de l’adolescent en souriant aux étoiles :

          Elle vous sourit,
Ô étoiles, sur l’entrée de la Nuit,
Phèdre l’inoubliable.

Cette mort est plus belle, certes, que le suicide par la pendaison ou par le poison, songés par Euripide et par Racine. Et avant de mourir, elle renouvelle son imprécation contre Aphrodite. Car c’est Aphrodite le personnage principal de la tragédie, l’aspect du Destin, « Vénus tout entière attachée à sa proie », comme dit Racine, la « déesse que nous haïssons le plus, nous tous qui chérissons la virginité », comme dit Diane dans Euripide.

Dans l’Hippolyte grec, l’adolescent était au centre de l’action. Il était l’admirable éphèbe, amoureux de chasses et de combats, qui offrait à Diane des offrandes de proies sanglantes, et apparaissait lui-même dans toute la tragédie comme une merveilleuse offrande printanière. Dans Phèdre, de Racine, c’est la mélancolique femme qui domine, la faible femme éprise d’un amour qu’elle n’est pas digne de supporter. D’Annunzio s’est rapproché plutôt du modèle antique, par la mâle rigueur de ses héros, mais dans sa tragédie les deux personnages dominent également. Il les représente avec la même puissance de relief et d’émotion, et il les entoure de l’atmosphère totale du mythe d’où ils naquirent, ce qui nous est révélé dès la première scène de l’œuvre, où se lamentent les mères des héros tombés à Thèbes, autour d’Ethra (qui veut dire : Sérénité), la mère de Thésée, chérie par le poète comme la contrepartie idéale de Phèdre, comme la voix insupportable parce qu’immuable du sort antique : la « norme » contre laquelle Phèdre livre son âpre combat romantique. Et autour de toutes les créatures il y a la puissance toute musicale de l’aède créé par Phèdre. Car la grande amoureuse livrée à sa passion incomparable sait être sacrée comme une déesse, a conscience de la force qu’elle représente dans la nature, et joue son rôle de grande inspiratrice offrant la lyre au messager, le créant poète. L’aède, sa créature, l’aime, et il est le seul qu’elle croit digne d’assister à sa catastrophe, présider à sa transfiguration devant la mort et dans la mort.

Les épisodes multiples racontés par les personnages sont du plus haut lyrisme. Le public italien en a été profondément remué, comme le public athénien le fut peut-être par le récit d’Hippolyte s’élançant sur ses coursiers. Dans un Rerum insignium index, le poète a indiqué lui-même ces épisodes : la mort de Capanée, la danse d’Hélène nue devant l’autel rouge de l’holocauste des éphèbes, le cadavre couronné, etc.

Les critiques théâtraux ont beaucoup discuté cette tragédie, au point de vue, disent-ils, théâtral. Les critiques théâtraux sont en général, en Italie comme en France, une engeance déplorable, sorte d’intermédiaires souvent intéressés et trop souvent inintelligents, entre les créateurs et le public. Ce sont, pour la plupart, des dramaturges ratés, comme tout autre critique est presque toujours un créateur raté dans le genre qu’il s’octroie le droit d’apprécier et de classifier. Je ne sais si l’œuvre de M. d’Annunzio est « théâtrale ». Cela est trop relatif toujours pour qu’on s’y intéresse. Malgré ses excès et ses défauts de proportions, de lyrisme même, dont je n’ai pas parlé dans cette trop rapide chronique, elle est à coup sûr très belle.

Note sur le théâtre italien contemporain §

La puissance de l’œuvre de M. d’Annunzio, œuvre que les auteurs italiens n’ont pas su exécuter et que les publics milanais et romains n’ont pas su apprécier, a ceci de commun avec les autres œuvres du poète que son rayonnement esthétique est à peu près nul dans l’esprit littéraire national. Quant au public romain, il ne faut plus oublier que c’est celui qui a hurlé d’incompréhension devant le Pelléas de Debussy. Mais il certain que M. d’Annunzio demeure comme un grand solitaire. On chercherait en vain aujourd’hui, en Italie, ses épigones ou même ses admirateurs conscients et féconds. On les trouverait ailleurs, en deçà des Alpes, en France ou en Allemagne. La grande vision hellénique, toute modernement profonde, d’un autre grand poète, M. Pascoli, ne se retrouve pas non plus dans l’innombrable littérature que les aînés et les jeunes déversent sur le marché, impitoyablement.

Dans le pays où M. d’Annunzio a « composé » harmonieusement sa laborieuse retraite, à Florence, d’où il lance sur le monde les grandes proclamations esthétiques représentées par chacune de ses œuvres, avec tous leurs défauts, leurs inégalités, leur formidable pathos, un esprit des plus pamphlétaires, sous des apparences diverses, philosophiques, morales, artistiques, s’efforce de donner une consistance à de vagues talents, plus bruyants que réels, qui cherchent dans le bruit l’affirmation de leur pauvre force. De Florence aussi sont parties d’autres œuvres, dues à M. Sem Benelli, où l’on peut remarquer un effort vers le théâtre poétique, avec des emprunts faits à certains aspects de la vie de Florence pendant la Renaissance. Mais M. Sem Benelli écrit des drames en vers qui, loin d’être des « tragédies », ne sont que des « drames historiques » où le manque de souci esthétique ou profondément psychologique nous ramène en plein xixe siècle, en pleine éclosion romantique. Le théâtre de d’Annunzio reste isolé. Ce poète demeure le plus grand poète tragique vivant des pays méditerranéens. Et si l’on en excepte, en Italie, le beau poème tragique de M. E.-A. Butti, le Château du Rêve, sur lequel je reviendrai, et les nobles tentatives en prose de M. Enrico Corradini, on chercherait vainement dans tout le théâtre italien un écrivain qui sente une ferveur de la création tragique comparable, à quelque point de vue que ce fût, à celle de d’Annunzio.

Le théâtre de M. Tommaso Monicelli, qui résume des idées généreuses et émouvantes, est certes très important. Un autre jeune dramaturge, M. Guido Treves, qui est à la tête de la célèbre maison d’édition, a donné dernièrement avec les Passagers, parus en librairie chez l’éditeur Ricciardi de Naples, un drame psychologique assez intéressant, dont la catastrophe rappelle la navrante Anna Karénine. Mais le public, qui acclame en même temps la pièce réaliste, brutale et très insuffisante, Assunta Spina, de M. Salvatore di Giacomo, et la pièce en vers, le Souper des Railleries, de M. Sem Benelli, nous renseigne bien mal sur ses tendances.

Dans l’attente d’une orientation précise de la volonté générale, M. d’Annunzio écrit ses tragédies. Et après la Nave, tragédie particulièrement italienne, il nous donne Phèdre, tragédie totale du monde hellénique. Dans la crise du théâtre contemporain italien ou français, tandis que l’esprit et la copie de la banalité quotidienne, mis au service d’innombrables situations scéniques et de nulle idée, enrichissent nos « faiseurs de pièces », l’effort tragique du poète italien réjouit tous ceux qui songent à un théâtre nouveau, vraiment, hautement poétique.

Memento §

Une partie des œuvres de jeunesse de Gabriel d’Annunzio, éditées par un éditeur qui fit une faillite retentissante il y a quelque quinze ans, se trouve tombée dans le domaine public. De fort mauvaises réimpressions de ces œuvres circulent en Italie en ce moment, sans le consentement de l’auteur, lancées par des éditeurs peu scrupuleux. C’est la traduction française d’un de ces volumes qui a paru dernièrement à Paris, sous le titre : Terre Vierge.

T. Ubertis (Térésah) : Il libro di Titania, R. Ricciardi, Naples. — Amalia Guglielminetti : La Seduzione, Lattes, Turin. — A. Anile : La croce e le rose, R. Ricciardi, Naples. — Luigi Siciliani : Poesie per ridere, Quintieri, Milan. — G. B. Menegazzi : Malinconia, Drucker, Padoue. — Emilio Agostini : Venti Salmastri, « Riviera Ligure », Oneglia. — Ugo Frittelli : Ritmi, S. T. E. Cooperativa, Florence.

Luciano Zuccoli : Farfui, Treves, Milan. — Giulio de Frenzi : Il lucignolo dell’Ideale, R. Ricciardi, Naples.

Ettore Romagnoli : Le commedie di Aristofane, Bocca, Turin. — M. Kerbaker : Il carretto di argilla, drame indien de Çûdraka, Fraioli, Arpino.

E. Cocchia : Saggi filologici, L. Pierro, Naples. — Antonio Labriola : Socrate, Laterza, Bari. — G. A. Borgese : La Nuova Germania, Bocca, Turin. — Ardengo Soffici : Ignoto Toscano, Seeber, Florence.

Ferdinando Neri : Il trionfo della Morte e il cielo dei Novissimi, Loescher, Turin. — Paolo Mantegazza : Bibbia della Speranza, S. T. E. N., Turin.

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909 §

Les indiscrétions de Garganello, ou la vie galante en Avignon au XVIe siècle §

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909, p. 385-404.
Villo de proumission et dou cel benhurado,
Villo de tout soulas et gloutoun passatems
(Bellaud de la Bellaudière, xviie siècle)

Lorsque, au dire de Rabelais, Pantagruel, en son jeune âge, arriva dans la Ville Sonnante — ainsi nommait-on Avignon à cause de ses innombrables cloches — il n’y fut pas trois jours sans tomber amoureux, « car les femmes y jouent volontiers du serrecroupière ». Il semble bien en effet qu’à l’époque où le curé de Meudon venait de prendre ses grades en l’université de Montpellier Avignon était la ville de l’amour ; par excellence, et, si l’on en croyait quelques mauvaises langues, la cité des papes ne serait point déchue de son passé glorieux. Insinuer que les filles y sont toujours d’humeur facile serait impertinent, mais on peut bien dire, puisque tout le monde le sait, qu’elles y sont encore belles27.

C’était donc, au xvie siècle, un fort agréable séjour que celui d’Avignon-Cythère. Peu de villes, en France et même en Italie, pouvaient rivaliser avec elle pour la beauté du climat, le charme et la commodité de la vie. Assise au bord de son fleuve magnifique, derrière la solide barrière de ses remparts, Avignon goûtait pleinement la joie de vivre. De France, d’Italie, d’Espagne, d’ailleurs encore les étrangers y affluaient, attirés les uns par la réputation plus qu’européenne de son marché, les autres par le renom de son université florissante. Dans les étroites ruelles qui dévalaient du Rocher des Doms jusqu’au pont Saint-Bénézet et à l’île de la Barthelasse, c’était un chatoiement de costumes hétéroclites, un coudoiement de marchands affairés, de soldats arrogants, d’étudiants gouailleurs, un baragouin des idiomes les plus divers, tout le bourdonnement des cités fiévreuses que perçait parfois, en notes graves ou aiguës, le tintement des couvents et des églises. À cette époque encore, comme au temps déjà lointain où les papes l’avaient choisie pour capitale, Avignon était une ville d’opulence. Les richesses qu’y avaient accumulées les pontifes n’étaient point épuisées ; les splendides demeures qu’ils avaient ornées et meublées y étalaient toujours leur magnificence ; enfin le goût du luxe et des plaisirs y était resté dans les mœurs. D’ailleurs, si les papes n’étaient plus à Avignon, Avignon était toujours aux papes. Des légats, qu’entourait une cour d’Italiens passionnés d’art et de plaisir, les y représentaient et y maintenaient les traditions fastueuses de la cour romaine.

Au temps où se place notre récit, c’est-à-dire, vers le milieu du xvie siècle, le personnage qui portait le titre et exerçait les pouvoirs de légat d’Avignon était le cardinal Alexandre Farnèse. Ce n’était rien moins qu’un barbon. Né en 1520 à Valentano, dans la province de Viterbe, du fameux condottière Pier-Luigi et de Gerolama Orsini, il avait revêtu la pourpre l’année même de l’élection de son grand-père — on disait oncle pour sauver les apparences — le pape Paul III, à l’âge de quatorze ans. Ce cardinal-enfant fut bientôt accablé de riches bénéfices, et comme il avait, malgré son jeune âge, l’esprit prompt et délié, déjà mûr pour les intrigues et les courtisaneries, on n’attendit pas qu’il fût sorti de l’adolescence pour lui confier en Espagne, dans les Flandres et en France plusieurs négociations délicates. Quand il reçut, en mars 154128, la légation d’Avignon, il n’avait pas accompli sa vingt-unième année. Il serait trop long et d’ailleurs superflu de conter ici sa longue et aventureuse existence, tout entière remplie par les intrigues les plus compliquées et les plus périlleuses, entre l’orgueil de la toute-puissance, la terreur du poison et les tristesses de l’exil29. Il suffira de dire qu’il aima avec la même ardeur les lettres, les arts, le plaisir et le faste, qu’il fut servi par des secrétaires comme Annibal Caro, qu’il acheva le Palais Farnèse et que devant le Capitole il dressa la statue équestre de Marc-Aurèle.

Dans le cours de sa légation, qui dura plus de vingt ans, Alexandre Farnèse, occupé à pousser ou à maintenir sa fortune, à négocier des traités, à ménager des alliances, à déchaîner la guerre ou à rétablir la paix, ne fit pas de très longs séjours à Avignon. Mais, il eut le temps de goûter les charmes de cette ville au point de désirer un compte exact de ce qui s’y passait en son absence, d’en vouloir connaître au jour le jour les grandes et les petites nouvelles, quelles fêtes s’y donnaient, quels personnages de marque on y recevait, si un tel brûlait toujours d’amour pour une telle, si une telle s’était laissé surprendre aux bras de quelque amant.

De ces confidences intimes, de ces libres récits pleins de détails savoureux sur la société avignonnaise au milieu du xvie siècle, les Archives de Naples et de Parme, où sont conservés les papiers des Farnèses, gardaient jalousement le mystère. Qu’on nous pardonne de prêter un instant l’oreille aux indiscrétions de Garganello, le très irrévérencieux correspondant, du curieux légat30 !

§

En cette fin de l’année 1553, la venue de l’illustrissime seigneur légat, alors à la cour de France, était attendue à Avignon31 avec grande impatience, comme le prélude de fêtes qui ne devaient point finir.

J’avais pris la résolution de ne plus vous écrire, disait le serviteur au maître, dans sa lettre du 20 novembre, pensant que vous étiez déjà en route pour vous en venir à votre légation. Tous ceux qui arrivaient de la Cour n’apportaient pas d’autre nouvelle que celle de la venue de Monseigneur le légat d’Avignon. Ce bruit est si bien répandu que beaucoup de belles dames sont accourues des environs et qu’en leur honneur, voulant toujours comme un sot faire le magnifique, je me suis mis sur les bras une folle dépense en violons, torches, gâteaux et confitures ! Aussi je voudrais bien savoir si, oui ou non, vous venez par deçà, car, si vous ne venez pas, je dirai à ces dames en quête de distractions de s’en aller à la Porte de la Ligne32, cependant que, moi, je m’adonnerai à quelque travail de belles-lettres, tel que volte ou pyrrhique, pour ne point gaspiller mon temps et ma jeunesse.

Il est vrai que le même jour notre homme écrivait au secrétaire du cardinal, Francesco Gherardino, que la venue du légat ne faisait guère son affaire.

Je mangerai bien, dit-il, mais je dormirai mal ; je ne sais où reposer dans ce Palais.

Et il continuait par le récit fort leste de ses exploits amoureux et des craintes que lui inspirait la redoutable approche de l’hiver.

Il y a ici au Palais beaucoup de chambrières avec lesquelles, quand le soleil était dans la constellation du Lion et celle du Petit Chien et que les chaleurs de l’été me disposaient aux ardeurs amoureuses, je me donnais, ma foi, quelque divertissement. Mais maintenant que la tramontane souffle, que je suis mal vêtu et sans feu, on pourrait me piquer dans le dos avec autant de fourches qu’il y en a à Rome dans le Prato pour sécher la lessive que je ne sentirais point s’éveiller mon désir. Je voudrais bien que le Prieur de Lombardie33 ne revînt pas. avant le printemps ; j’ai ici une sienne fourrure de martre couverte de damas ; je ne puis la porter, elle est trop longue, mais elle me sert de couverture pour mon lit et certes je lui dois la vie… Mais je ne puis être à vous plus longtemps. Quelques bons compagnons m’appellent. Il faut que j’aille me faire masquer. Nous allons à un bal où nous attendent les dames les plus parfumées du monde et des baisers autant que nous en voudrons.

Sur ces entrefaites, le jeune François de Lorraine, Grand-Prieur de France34, se rendant en Corse, vient passer deux jours à Avignon. On lui fait la grande chère qui convient aux gens de son rang et Garganello, persuadé dans sa modestie que « sa présence est aussi indispensable à la légation d’Avignon qu’à la cour celle de ser Ceccho35 », de hausser son cothurne pour conter dignement au cardinal ses exploits de boute-en-train et la joie du jeune prince.

Le premier soir nous allâmes chez Montfaucon36, où nous attendait un festin digne des dieux ; le second, chez monsieur de Rochefort37, où se trouva une belle société de dames. Le plaisir que prit Son Excellence fut tel que les gentilshommes de sa suite, transportés par les danses, s’écriaient : Ô Avignon ! Cette diversité de danses, tarentelle, volte, favorite, piémontaise et pyrrhique, plut tant au jeune prince qu’il ne prit pas de repos. Il dansa presque continuellement les brandons, mais il les dansait à la mode de la cour. Je lui enseignai comment on les danse à Avignon : baiser et changer de place. Ce soir-là je fis le mascaron parfait, si bien que Son Excellence me prit pour compagnon. Il m’a dit qu’il espérait vous trouver à son retour, et il m’a conté votre étroite et fraternelle amitié. Il vous a écrit pour avoir des chevaux de la race des vôtres. S’il s’en va en Corse, il les aura vite !

Mais Son Éminence ne vient toujours pas. Elle est auprès du roi très chrétien, Henri II, en compagnie de son frère Octave Farnèse. Garganello s’en plaint, dans sa lettre du 4 janvier 1554, en termes fort congrus :

Je suis bien marri, écrit-il, de n’être pas moi aussi à la cour pour me délecter de la vue de deux illustres frères tels que vous, mais si je n’y suis pas en personne, j’y suis si bien avec le cœur, l’esprit et l’âme que très aisément je puis me contenter de mon dévot désir.

Pour lui, Garganello, il se trouve bien à Avignon, et il ne voudrait pour rien au monde quitter ce paradis terrestre. On lui a dit que, sans le plaisir qu’il prend à lire ses lettres, son maître le ferait venir auprès de lui. Il lui en écrira donc une chaque jour, de celles qu’il aime. Et ce sont, sous sa plume endiablée, récits truculents de festins pantagruéliques, histoires de dames coquettes et d’amoureux transis, tous les cancans, tous les potins, tous les petits riens de la ville :

Il y a trois jours, la Caderousse38 étant en visite au Palais, chez monseigneur Sala39, s’invita à souper le soir suivant avec Sa Seigneurie. Elle amena madame de Tarascon, madame la baronne et toutes les demoiselles. La Spinetta40 est plus belle que jamais et humble servante du seigneur Germanicus, à qui j’ai servi véritablement d’entremetteur. Il y eut aussi le vice-légat avec son frère monseigneur de « Turi », et nous fîmes un très glorieux festin.

Il y a en ce moment à Avignon des demoiselles très parfumées et dans huit jours il y aura Lestrange41, Lers, La Vallée. Il y a aussi quatre troupes de violons qui jouent en grec et en latin, dont une de Placentins qui touchent un « Sant’Arcolano » ; on laisserait de boire, de manger et presque, de faire l’amour pour entendre si douce harmonie.

Je ne sais quel soir après souper, comme le chevalier Grivetto rentrait chez lui, on lui lança un cric au travers du visage avec une grande violence. Au moment d’entrer dans sa maison, il se rappela qu’il n’avait pas ses pantoufles et il revint sur ses pas. Moi, j’aurais perdu un œil que je ne serais pas retourné le chercher. À tous ceux qui vont le voir il dit qu’il a été pris pour un autre. Nous lui avons fait porter dans sa chambre une épinette. Un prêtre la touche, ce qui nous épargne une sérénade. Tout le jour il est visité par les premières dames de la ville.

Notre Sutri, effrayé par la tramontane qui le gonflait dans les rues comme la voile d’un navire, si bien qu’on eût dit un dauphin ballotté par la Fortune, a pris la résolution de quitter ce pays pour un climat plus chaud. Il a choisi Fréjus, mais il reviendra ce printemps avec les hirondelles pour faire son nid. Le traître est tombé amoureux de la Réauville42. Pauvres dames ! Quels galants ! La mère un misérable vieux, la fille une grosse bedaine43 ! Il m’écrit toutes ses perfections et il fait des vers en l’honneur de sa belle ! Nouveau Pétrarque d’une nouvelle Laure !

Monsieur le Prieur44 est passé par ici, pour mon malheur, car ses gens ont emporté la robe fourrée qui m’était si utile comme couverture, encore que, à cause du froid, je me sois mis entre la paillasse et le matelas, ainsi qu’il arrive aux courtisans maigres mes compères, Mais c’est pour la douceur des baisers, que je reste de ce côté-ci des monts.

Hier le docteur Papio45 fut pour la première fois parrain à un baptême et la marraine fut Jeanne Donis46.

Plus, d’un an s’écoule — on est en juin 1556 — et le cardinal Farnèse ne se montre toujours pas. Aussi son correspondant le plaisante-t-il sur les faux espoirs qu’il a donnés et sur la nécessité de se débarrasser avant devenir de tous les soucis de la diplomatie pour pouvoir se livrer au plaisir corps et âme.

À présent, dit-il, je crois que vous allez venir pour de bon et que vous n’allez plus nous berner de carottes plus grosses que les mâts des galères que vous avez envoyé chercher. Certes, vous ne fûtes jamais plus saintement ni plus dignement inspiré qu’en faisant table rase de toutes les affaires, ennuyeuses et en secouant l’ambition romaine — si toutefois vous en ressentez quelque atteinte. — Vous savez bien qu’à Avignon il ne s’agit pas d’être occupé de soucis, mais de vivre autant que possible dans la joie et l’oisiveté. Je n’attends jamais Tibaldeo avec autant d’impatience qu’on ne vous attend dans ce pays, surtout les demoiselles. Ceci sans flatterie ; je suis, vous le savez, la franchise même, et la louange n’est pas mon fait. Ah ! si ce n’était l’amour et mon bréviaire — deux choses dont je suis plus tracassé que ne l’était par la générosité l’évêque des Pouilles ! — Sot que je fus d’aller me fourrer dans la prêtraille, comme si j’étais canoniste ou grand docteur en Sainte Écriture ! De l’amour je n’en parle pas. Je suis un beau jeune homme, aux dents très blanches, et je me figure que les demoiselles m’aiment pour de bon. Ah bien ! c’est ma bourse qu’elles aiment, ma bourse toujours plus vide que l’arche de Noé n’était pleine de toutes sortes d’animaux. Bref, pour conclure, venez joyeusement avec toute la compagnie. Le jeu ne finira pas, comme dit Cosano. Nous serons tous des Garganello et je servirai de modèle. Quant à la vie mondaine, nous prendrons pour exemple le sage Salomon. Honni soit qui mal y pense ! D’ici à cinquante ans nous nous entretiendrons tous dans un autre monde. Aussi donnons-nous du bon temps et jouissons de cette papauté d’Avignon, puisque le ciel nous l’a accordée.

Ici il y a un nouvel intervalle de plus d’un an dans la correspondance de Garganello. La première lettre qu’on trouve est du 11 novembre 1557. C’était l’époque où le roi catholique Philippe II, vainqueur, trois mois auparavant, à Saint-Quentin, semblait maître du nord de la France.

Les violons de Plaisance, gémit Garganello, arrivèrent ici dans un mauvais moment. Les danses portent le deuil des malheurs de la France. De tous côtés on n’entend que les cris de guerre ! guerre ! S’il plaît à Dieu qu’un jour on apprenne quelque bonne victoire, ce n’est pas seulement avec les violons que nous ferons de la musique, mais avec les poëles et les landiers.

Que de tristesses encore ! Ne voilà-t-il pas que sévit une épidémie de coqueluche et de fièvre quarte et que les hérétiques vont au bûcher en chantant !

Je ne fais que visiter des malades survivants de la coqueluche, et si jamais quelqu’un doit par ses œuvres pies gagner le Paradis, ce sera bien moi. Il n’en arrivera pas autant à Ghigliotto, il a montré quelque repentir de son hérésie, mais, pour voir s’il était dans son bon sens, on l’a mis en cage. Il y est resté dix-huit mois et en fin de compte il a fallu le brûler. Il discourait de la religion comme un perroquet du Souristan et il alla au bûcher avec plus d’ardeur que le cerf poursuivi ne se jette ad fontes aquarum. Un frère observantin essaya de le prêcher sur l’âme à ses derniers moments, mais il se moquait de lui comme je ferais de quelqu’un qui ne saurait pas ce que c’est que l’amour.

Madame de Mondragon47 et mademoiselle de « Bordo » ont le visage un peu amaigri à cause des soucis que leur donne tous les jours la maladie de leurs maris atteints de la fièvre quarte. Mademoiselle de Lers est aussi au lit d’une petite fièvre tierce plus caractérisée encore que la bosse du chevalier Grivetto.

Mais voici un hôte d’importance : c’est le cardinal d’Armagnac48, ambassadeur de France à la cour de Rome, qui, pour quelque temps, revient dans son pays. Précisément il va rendre visite à Mlle de Lers, tout heureuse de l’honneur que lui fait un si haut personnage.

Ce fut toute une affaire que de mettre le cardinal in brevibus pour cette visite. On ne trouvait pas de manteau assez long. On chercha par la ville, chez Javon49, chez Brancas50, tous deux grands personnages. Enfin notre Portugais dénicha un manteau bordé de velours qui lui arrivait au milieu de l’échine, mais il ne put être assez long que le justaucorps ne le fût davantage, si bien que le bon cardinal dut le retrousser tout autour de lui. On eût dit une jardinière de chez nous, et il se déroba per posticuloni, accompagné de Monsieur de Rochefort et de Monsieur Bianchetti51 qui étaient, comme par hasard, magnifiquement vêtus.

Voilà, n’est-ce pas, assez prestement croquée, la silhouette un peu ridicule de ce cardinal embarrassé ! Mais la verve maligne de Garganello n’épargne personne, et tout le Sacré Collège y passerait pour peu que l’occasion s’en présentât, Il lui est revenu que son maître allait à Padoue. Padoue, la grande ville universitaire ! Alexandre Farnèse y va-t-il pour prendre ses grades en droit canon ? Et notre homme de rire :

Avant que vous ayez terminé vos études et que vous soyez gradué, il y en aura pour un moment. Ah ! si j’avais vingt ans de moins, je ne dis pas que je me débaptiserais, mais je me réjouirais d’avoir une si belle occasion d’étudier en votre compagnie et de passer docteur par la porte de derrière, pour ne pas faire honte à l’ignorance de mon défunt professeur.

À Avignon, l’automne finissant a ses charmes encore. Les femmes ne laissent point d’y être belles sous les rayons tièdes d’un soleil adouci quand, se promenant à leur bras, on se penche vers elles pour leur parler d’amour. Et Garganello fait sa petite revue de la société féminine et détaille complaisamment les charmes de la vie galante :

La Montfaucon a eu un fils ; du baptême il n’est pas question encore. La Philippine52 et la Baptistine sont comme un couple de juments de Barbarie, belles comme le soleil. La Bruyère53 embellit aussi ; vraiment elle sera, comme sa sœur Réauville. Nous faisons maintenant nos promenades en dehors de la porte du Pont54 jusqu’à celle de la Ligne, en donnant le bras aux dames et en devisant du Salve regina. Pour nous rafraîchir des chagrins d’amour et des doux entretiens avec les demoiselles, nous mangeons à bouche-que-veux-tu des pommes et des nèfles. C’est la véritable saison de ce passe-temps qui dure jusqu’à Noël.

Mademoiselle d’Oraison55 va dans deux jours à Marseille, où sa sœur l’appelle. Certes j’en éprouve un grand déplaisir. M. Lorenzo sait à merveille combien cette gente dame me voit volontiers et me fait fête. Elle voudrait bien m’emmener avec elle, car la comtesse désire me connaître. Ah ! il vaut mieux pour moi n’être pas connu. Je fais rire tout le monde, sauf ceux de chez moi, mais il suffît que vous me regardiez comme la perle de votre trésor et certes je vous en suis grandement obligé. Je sers, je le sais, un prince qui m’aime. Il est vrai qu’il est bien loin de moi. Tant mieux ! nous ne ferons pas beaucoup de bruit ensemble. Pardieu, m’ont dit par deux fois ces demoiselles, nous aimons mieux te voir pauvre auprès de nous que riche avec le légat. Lui, il n’aime que les tarots. Puisse-t-il être malade de nouveau, je ne dis pas de coqueluche !

Le seigneur Paul-Antoine Guadagne56, sorti des forêts touffues de la philosophie, vous baise les mains.

Le zèle épistolaire de Garganello s’est-il ralenti et le légat a-t-il dû le rappeler à son devoir ? Il commence en tout cas par des excuses sa lettre du 15 mai 1558. Ce n’est pas sa faute s’il n’écrit pas plus souvent ; il faut s’en prendre à l’extravagance des temps et à la sottise des princes qui ne savent pas vivre en paix.

Plût à Dieu, s’écrie-t-il plaisamment, que je pusse, moi, vivre sans guerre d’amour comme ils pourraient, eux, s’ils le voulaient, en finir avec ces querelles ! De tout cela le monde est plus las que la Philippine de sa grossesse.

Et puisque voilà notre homme, de par cette transition inattendue, sur le chapitre des femmes, il y reste et s’y étend avec complaisance.

L’oisive demoiselle — c’est de Philippine qu’il s’agit — reste presque continuellement au lit, ce qui fournit à Monsieur le prince (de Salerne)57 l’occasion plus que douce et agréable de l’entretenir à toute heure du jour. Elle s’appelle maintenant Mlle de Verclos, du nom d’une terre que M. de Suze58 a achetée au capitaine de Courthézon, à trois lieues d’ici. On dit qu’il n’y a rien de plus beau ni de plus agréable. Déjà Monsieur le prince y est allé avec elle en partie de plaisir. Heureux ceux qui jouissent de la vie sans avoir d’inquiétude !

La présidente Panizza59 est toute joyeuse d’avoir quitté la Corse, où elle restait de si mauvais gré, et d’être grosse pour la première fois. Les dames à qui j’ai coutume de faire ma cour à toute heure sont toutes dans leurs châteaux. N’était que, de temps en temps, je me laisse glisser en bateau sur le Rhône, le matin, pour jouir de la fraîcheur, bercé par le doux chant des rossignols et par l’amoureuse pensée barbentanesque60 de voir Madame de Mondragon avec qui je reste trois ou quatre jours, par ma foi, je serais désespéré.

Quand je ne vois pas des dames à mon gré, je suis plus mortifié que ne sont marris ces seigneurs napolitains de quitter Avignon pour s’en aller à la cour. Ils s’en vont en se retournant, comme le serpent quand il obéit au charme. Qu’ils aillent au diable ! Ce Decio61 m’a donné un tel tourment et de tels soucis que j’y ai consumé vingt ans de mon existence. Je ne suis plus Marco Tullio, je suis son ombre.

Par bonheur plusieurs dames de qualité sont annoncées, et Garganello redeviendra Garganello.

Dans quatre jours nous aurons ici Mesdemoiselles de Lers et de « Berucuol », qui reviennent de Gascogne ; Mademoiselle d’Oraison revient aussi. Elles doivent rester longtemps et alors il ne manquera pas de société. Lorsque la baronne, qui se trouve en Languedoc, saura que ces dames sont ici, elle accourra à tire d’aile. La Bruyère est revenue : elle aussi avait été absente quelque temps. La Baptistine, plus belle que jamais, est grosse. Mademoiselle d’Oraison a eu un fils et la Falette une fille. La marraine sera Madame Falette, sœur du président d’Oppède62, et le parrain, monsieur le prince de Salerne.

Notre épistolier continue sa longue lettre en donnant quelques détails sur le vice-légat et sur la façon dont on a passé la Semaine Sainte, mais la pensée des belles dames ne le quitte pas ; elles reviennent sans cesse sous sa plume :

Cette semaine sainte, Monseigneur le vice-légat63 alla à Viviers chanter sa messe, comme vous savez. Je ne le suivis pas, car je n’aurais pour rien au monde fait à Madame de Mondragon cette injure de la laisser toute seulette. Elle était restée à Avignon pour passer les fêtes de Pâques, et son mari eut le bienheureux caprice de s’en aller à Barbentane pour changer d’air, encore qu’il eût laissé la fièvre-quarte à Pont-de-Sorgues, lorsqu’il alla voir le comte de Tende64 qui y logea un jour entier quand il partit pour la cour. Pour revenir au quia, étant resté seul au Palais, Son Excellence me fit l’honneur de me vouloir toujours auprès d’elle. Ce n’est pas une plaisanterie. On allait aux offices aux Jacobins, où nous avions en face de nous de si honnêtes, chastes et saintes dames qu’à les regarder il semblait qu’on vit autant de Saintes Vierges et qu’il n’entrait pas dans l’esprit la moindre pensée de luxure. Vous, quand vous étiez ici à pareils jours, vous me faisiez rester aux sermons de frère Barthélemy de Macerata, comme si j’entendais quelque chose aux Saintes-Écritures. Si je n’étais pas plus instruit des choses de l’amour, la Mondragon serait dans de jolis draps, ainsi privée d’un vieux serviteur, j’entends d’un serviteur d’âge.

Il y avait alors à Avignon, comme en beaucoup d’autres villes, une de ces confréries de Flagellants dont la vogue, déjà fort ancienne, s’était encore accrue au xvie siècle. Les membres de cette confrérie, où il était fort à la mode de s’enrôler, avaient coutume de faire des processions en se frappant de lanières de cuir le jour du Vendredi-Saint, et ces cérémonies assez burlesques obtenaient le plus grand succès. On pressait notre Garganello d’entrer dans les rangs des Flagellants. Lui ! pas si bête ! Regarder les autres et en rire sous cape, à la bonne heure ! Écoutons-le :

Monsieur le prince de Salerne a voulu donner à cette ville un grand témoignage d’amitié, Il est entré dans la compagnie des Flagellants blancs en compagnie de Monsieur le comte de Rossi et de Monsieur Ferrante Pagano. Pour moi, les demoiselles ont eu beau me prier de m’y faire recevoir. Je ne plaisante pas avec la religion. Il suffit bien que je me sois trouvé la nuit du Jeudi Saint à Saint-Agricol, où était Monsieur le prince avec toutes les dames pour voir passer les Flagellants qui se frappaient horriblement. Nous, personnes pieuses, nous réconfortions par toute sorte de gestes tragiques les esprits fatigués et exténués par de nombreux jeûnes.

L’incorrigible railleur, qui n’épargne rien ni personne ! Se douterait-on qu’il soit capable d’autre chose que de se moquer de son prochain ? Voici pourtant que naissent sous sa plume nonchalante quelques savoureuses descriptions de paysages et qu’il se laisse aller à traduire sa joie de vivre, non plus par l’étourdissante fantaisie de sa verve caustique, mais par des phrases musicales où perce un sentiment très vif des charmes de la nature provençale. Témoin ce fragment de lettre de la même année 1558 :

Nous allions par une vallée ombreuse, et le chant des rossignols nous faisait cortège. Nous cueillions des fleurs et des feuillages, et la mère de ce cardotto, qui ne quitte jamais ce lieu, nous faisait toutes les caresses imaginables. Il y a de très beaux jardins, ornés de toute sorte de fruits, des viviers précieux, des fontaines, des ruisselets, et cela dans le plus magnifique paysage de toute la Provence, au milieu d’un nombre infini de châteaux. Je laisse à penser aux esprits aimables quels honnêtes plaisirs étaient les nôtres, et quand je me rappelle les faveurs que j’ai reçues en ces lieux de Madame de Mondragon, je suis l’homme le plus heureux du monde. Je suis bien sûr qu’avec toutes ses rimes. François Pétrarque ne fut jamais l’objet de tant de courtoisies de la part de Madame Laure.

Mais ce n’est là qu’une échappée, et le naturel, comme dit le poète, revient au galop. Il a beau, dans sa lettre du 22 février 1559, demander en raillant à son maître s’il n’est pas encore las de ses billevesées, lui affirmer qu’il aimerait mieux composer un argument en théologie qu’une lettre en garganellesque, que d’ailleurs il est malade des jeûnes qu’on lui a imposés à cause d’un certain pardon institué par « ceste Nostre Sainct Père », il continuera à tenir le cardinal au courant de la chronique scandaleuse d’Avignon, et il le fera avec le même entrain.

Aussi bien en ce temps de carnaval la matière ne lui manque-t-elle pas. Une belle société de seigneurs et de dames est arrivée à Avignon, et ce n’est pas pour rien que le carnaval vient avant le carême. Ce sont tous les jours festins, chants, danses, et, pour varier les plaisirs, deux baptêmes qui viennent à point nommé, où chacun s’en donne à cœur-joie et que Garganello raconte avec force détails curieux et piquants :

Passe pour le bon temps que je me suis donné ce carnaval. Le vendredi gras arrivèrent ici Monsieur le comte de Ventadour65, Messieurs de Suze, de Mondragon66, de Caderousse67, de Vinay68, avec un grand nombre d’autres gentilshommes et capitaines, et en outre Mesdemoiselles de Suze69 et de Vinay. Le lendemain ce fut Madame de Lestrange avec une très grande compagnie de gentilshommes et de demoiselles, entre autres ses deux fils, l’un marié, l’autre évêque d’Alet70, sa bru, la vicomtesse de Cheylane, et ses deux filles, très belles. L’une est mariée et s’appelle Mademoiselle de Tresques71 ; l’autre est encore à prendre. Il y avait plus de trente équipages et tout cela logeait chez Mademoiselle de Verclos, autrement dit la Philippine. Les montures et vingt laquais ou domestiques étaient à l’auberge à ses frais ; les dames et les gentilshommes étaient chez elle, bien logés et magnifiquement nourris du premier jour jusqu’au dernier. Une princesse n’aurait pu mieux faire. Tous les jours, matin et soir, c’étaient de grands festins. Monsieu  de Suze habitait chez Lauris avec ses dames, monsieur le comte chez Guadagne, les autres seigneurs dans le voisinage, chez « Tiletti ».

Ils se festoyaient continuellement les uns les autres. Monsieur de Suze donna sa fête le dimanche, Monsieur le prince s’y trouva avec toutes les dames. Le lundi, Monsieur le comte fit de même. Ce jour-là, on courut la bague ; des cavaliers s’y montrèrent, hardis et braves, avec de magnifiques livrées. Le jour de carnaval, Monsieur le prince festoya seul toute la troupe de ces seigneurs et Mademoiselle de Verclos les dames.

Le matin, avant d’aller dîner et après avoir entendu la messe aux Frères Prêcheurs, tous, hommes et femmes, s’en allèrent chez ; Madame Fortia72, qui demeure au jardin « de Lauri », pour faire le baptême de son fils tout fraîchement né. Dans la chambre où elle était couchée il y avait un autel pour de vrai avec des flambeaux allumés et le curé en habit de baptême. Monsieur de Suze fut parrain et Mademoiselle de Tresques marraine.

Après la cérémonie, seigneurs et dames prirent tous en chœur le chemin de la maison de Verclos, et quand on eut accompagné les dames, Monsieur le prince et toute la compagnie s’en allèrent dîner. Moi, je restai avec les dames pour ne pas aller à mal, puis, le repas terminé, l’eau versée sur les mains et les cure-dents à la bouche, les gentilshommes vinrent trouver les dames, dont ils ne pouvaient se passer même une heure, et on dansa joyeusement jusqu’à vêpres.

Dans cette maison s’était réunie toute la noblesse de la ville que Monsieur Philippe avait invitée à faire honneur au baptême de sa fille. Le prince fut parrain et Madame de Lestrange marraine. À la sortie de sa demeure, Monsieur Philippe marchait en avant, suivi des gentilshommes de la ville selon leurs rangs ; puis venaient les violons et les autres instruments dont la musique était si belle qu’on se serait cru au Paradis terrestre. Derrière, suivaient trois gentilshommes appartenant à Son Excellence ; ils portaient, Monsieur Giovardo un bassin, Monsieur Francesco-Antonio le bocal, et Monsieur Gioan-Mattheo Grillo une éponge placée sur une assiette. Ensuite venait Monsieur Emilio avec un coussin, puis, d’un côté, Monsieur Fortia avec la chandelle, et, de l’autre, Monsieur Copola73 avec la salière. Monsieur Ferrante suivait, portant l’enfant dans ses bras, accompagné d’un côté de Monsieur Decio, de l’autre de Monsieur Sartorio tenant chacun une extrémité du voile placé sur l’enfant. Monsieur le prince fermait la marche, donnant la main à Madame de Lestrange, et les autres seigneurs suivaient Son Excellence, donnant chacun le bras à sa dame (en cette occasion je ne fus pas une oie). On alla ainsi jusqu’à Saint-Agricol, avec un tel faste et une telle pompe que tout respirait l’allégresse. Le baptême fini, on s’abandonna aux violons, aux fifres, aux tambours, aux cymbales, et, après souper, on dansa presque jusqu’au jour.

Février passe ; le carnaval n’est déjà plus qu’un souvenir et l’été resplendissant nargue le printemps timide. C’est l’époque où, au bord du Rhône miroitant, Avignon se pâme sous l’ardente caresse du soleil caniculaire. Gloire aux frais ombrages de Barbentane, gloire à la cave de la Béone et au puits de la Grande Cour d’où les bouteilles à peine plongées sortent couvertes d’une buée admirable ! Buvons frais, devisons d’amour et prenons aux cheveux le bonheur qui passe ! C’est Garganello qui nous y invite :

Monsieur de Caumont74, jeune homme excellent, s’en allant par-delà, je n’ai pas voulu manquer de l’accompagner de cette lettre, bien qu’il fasse nuit, que je sois déchaussé et sur le point de m’aller mettre au lit pour partir au matin, s’il plaît à Dieu, à Barbentane. J’y resterai cinq ou six jours à jouir de cette douce et noble compagnie qui m’est si chère et délectable. Becfigues et perdreaux, arrosés de votre petit muscat, comme hors-d’œuvre ; comme complément, pigeons, poulets et levreaux ; vins délicieux comme il ne peut y en avoir de meilleurs et très frais de leur nature : c’est ainsi que nous passons la journée en l’agrémentant de promenades pour nous tenir en bonne santé, autant qu’il se peut en ce mois d’août.

Avec tout cela, un de ces jours, revenant de l’endroit où l’amour m’éperonne, et voulant passer la maudite Durance, je trébuchai de telle sorte sur un bateau que je faillis me rompre le cou et me briser l’échine. À présent, grâce à Dieu, me voici redevenu un honnête homme.

Et vous, maintenant, êtes-vous bien remis de votre petite fièvre tierce ? C’est une maladie tout à fait cardinalice qui assure à son homme une longue santé. Mais ménagez-vous, et, si vous ne le faites pas pour vous, que ce soit au moins pour ne pas donner de déplaisir à tant et tant qui tiennent de vous leur existence et dorment sub umbra alarum tuarum.

À boire neige et glace, moi qui suis le corps le mieux organisé du monde, je ne me crois pas capable de résister à un pareil régime. Il y a ici la cave de la Béone et le puits de la Grande Cour qui donnent à la boisson une telle fraîcheur qu’on n’en peut trouver ailleurs de meilleure. Rien de plus naturel et vous ne connaissez pas le séjour idéal pour la saison caniculaire. Ce serait votre santé ; vous avez les moyens de le faire, et puis, si vous tombez malade, je m’engage à payer le médecin qu’il vous faut. Est-ce que Roberto croirait jamais qu’en dix ans je n’ai pas une seule fois souffert, je ne dis pas de la bourse — c’est l’amour qui en est cause — mais de la tête.

Donc, bien que nous soyons encore entre Charybde et Scylla, soutenus par l’espérance, mais abattus en même temps par la crainte, et que la guerre nous arrive d’où la paix nous devrait venir, jouissons de la vie et des plaisirs, au diable les soucis et laissons faire la nature !

Hélas ! hélas ! c’est bientôt fini de rire. La légation d’Avignon n’est plus ce présent du ciel que Garganello chantait il y a quelques années à peine. Les soi-disants réformés, les maudits hérétiques ont fait de terribles progrès depuis la mort du roi Henri. « Un coup de lance fut cause de tous ces malheurs. Je pleurai le roi Henri, moi qui ne pleurai jamais personne ; mon cœur me prédit tout ce désastre de la religion. » Et Garganello se reproche, à part lui, de s’être endormi trop longtemps dans l’insouciance. Il passe encore à Barbentane un mois qui lui a paru un jour, tant la compagnie a été agréable et douce. Mais les seigneurs partent pour ces guerres de France, « non pas civiles, mais inciviles en vérité, cruelles et bestiales comme il n’y en eut jamais au monde ; les Goths en comparaison devaient être des anges descendus du ciel ». Lui, il tient compagnie aux dames restées seulettes ; dans sa tristesse il trouve une consolation à voir les gens de Barbentane faire le guet nuit et jour, tout armés, sur les remparts, et à visiter les sentinelles en compagnie de Mme de Mondragon, une vraie Marphise. C’est en vain qu’il essaie de rire encore. Le seigneur Fabrizio75 l’a chargé de donner du cœur aux dames que le meurtre de Lamothe-Gondrin76 et la prise de Lyon ont affolées — « il fallait commander cela à un jeune et non à un vieux gâteux comme moi », — mais il ne peut voir sans que son cœur se serre l’ardent Caumont, botté et éperonné, se lancer aux aventures, et le nouveau vice-légat77, « malgré qu’il soit jovial, plaisante sans cesse et soit généreux comme César », parcourir à cheval les rues d’Avignon pour entrer en contact avec les habitants et s’assurer de leur fidélité. « Ce vice-légat, s’écrie-t-il, serait capable d’aller à la brèche la pique à la main, mais Dieu nous en préserve ! »

Pour comble de malheur n’a-t-on pas vu se glisser jusque dans la ville des papes l’hérésie triomphante ? Perrinet Parpaille, qui avait été, en 1560 et 1561, primicier, c’est-à-dire premier dignitaire de l’Université d’Avignon, venait de se déclarer calviniste. Le 30 mai 1562 il avait été pris à Viviers et conduit au château de Mondragon. Mais laissons la parole au désabusé Garganello : ‘

Hier Parpaille me fit demander un office de la Vierge. J’en avais un seul que je lui ai envoyé. Je ne sais s’il se moque de moi. Quand sa courtisane, qu’il avait fait venir de Rome, fut prise à Orange, la pauvrette, il ne lui restait plus que sa chemise. Ce qu’elle a perdu monte à la valeur de cinq cents écus. Elle est ici à Avignon chez une personne — je ne sais laquelle — qui est à l’armée du Christ. Ce matin elle m’a fait prier de la recommander à Monsieur le Vice-légat et à Monsieur Fabrizio, et cela bien que je ne l’aie jamais vue ni connue. Car c’est moi qui raccommode les pots cassés dans cette ville ; chacun recourt à moi ; je m’entremets pour tout le monde et personne ne s’entremet pour moi.

Parpaille eut la tête tranchée le 9 septembre78, entre trois et quatre heures du matin, dans le Palais, devant le grand puits de Trouillas, et les affaires n’en allèrent pas mieux. Elles allèrent même si mal que le cardinal Farnèse, qui aurait autrefois, dit Garganello, rendu son chapeau rouge pour garder sa légation, ne songea plus qu’à s’en défaire. Les habitants d’Avignon eux-mêmes, jusqu’alors sujets modèles, se remuaient. Aussi le marché fut-il vite conclu avec le cardinal de Bourbon79, à qui la légation fut cédée.

Quand la nouvelle en arriva à Garganello, des sentiments contraires se partagèrent son âme. Comme serviteur soumis et respectueux, il ne pouvait qu’approuver la décision de son maître :

Magnanime seigneur, lui écrivait-il le 13 février 1563 — c’est sa dernière lettre — j’ai toujours approuvé et j’approuve encore toutes vos actions. Je suis certain que si cette légation était dans l’état habituel, vous ne vous en défériez jamais. On en avait, d’ailleurs, déjà vu au temps passé des signes manifestes, d’abord pour le cardinal de Lorraine le Vieux80, puis, dit-on, pour le cardinal de Tournon81 et enfin pour le cardinal Bertrand82. Malgré les plus grasses propositions, vous ne voulûtes rien entendre. Mais maintenant vous voyez la France courir à sa perte et vous savez parfaitement que cet État de l’Église ne peut aller loin malgré les provisions et les secours de Sa Sainteté. Vous avez eu l’heureuse idée de céder la légation au cardinal de Bourbon, homme de sang royal et catholique. On dit que, grâce à l’autorité qu’il a en France, il défendra facilement les possessions de l’Église contre la maudite secte de ces hérétiques. Plût à Dieu que vous pussiez faire de même pour les autres églises que vous avez en France ; vous auriez moins de soucis. Mais le beau mérite que d’être vertueux par nécessité !

Garganello comprend donc à merveille que les dangers sont trop graves, l’avenir trop sombre pour que la solution adoptée par son maître ne soit pas parfaitement justifiée. Mais si son esprit se plie à cette fatale logique, son cœur déborde de regrets et de récriminations qu’il ne peut se tenir de déverser. Quels sots que ces gens d’Avignon ! Ils verront bien quelle différence il y a d’un gouvernement à l’autre !

Quelle extrême douleur est la mienne, s’écrie-t-il ! Je jure qu’en d’autres temps, où la nécessité ne nous aurait pas poussés à conclure cette affaire, je me serais, de désespoir, débaptisé et fait Turc. Je sais bien qu’on vous arrache le marché comme si on vous tirait les cheveux avec des tenailles.

Et il conclut mélancoliquement :

On ne peut jamais dire : je m’en vais par ce chemin.

Mais ce qu’il regrette par-dessus tout dans cette terre bénie, c’est la société des dames. Comme elles vont lui manquer ! Comme il va leur manquer aussi !

Ces dames me font un raisonnement, mais non de médecine. Elles disent : si tu restes ici, nous autres dames nous gouvernerons cette légation et comme c’est toi qui nous gouvernes, ergo tu gouverneras tout.

Le raisonnement est subtil, la perspective admirable. Qui sait ? Tout n’est peut-être pas perdu.

Je ferai ce que vous voudrez, écrit-il au légat ; je resterai encore quelques jours ici au Petit Palais pour voir comment vont tourner les choses.

§

Dès lors plus de traces de Garganello dans les papiers des Farnèses. Il a dû rejoindre son maître et quitter Avignon la mort dans l’âme en se retournant de loin en loin pour apercevoir encore le rocher des Doms, comme avaient fait en des temps meilleurs les Napolitains du prince de Salerne. Mais, au fait, qui était-ce donc ce bon vivant incorrigible doublé d’un homme d’esprit, auquel allait si bien ce nom truculent, rabelaisien, de Garganello ? Un petit gentilhomme de Bologne, né par conséquent sur les terres du Saint-Siège et tout dévoué à la papauté, instruit d’ailleurs et maniant mieux, semble-t-il, que l’épée, la plume et la fourchette. Tel il se peint au naturel dans ses lettres, tel nous le retrouvons dans le Premier discours des guerres du Comtat de Louis de Pérussis : « Le bon seigneur Marc-Tulle Garganello, gentilhomme bolongnois83, lequel, pour sa courtoisie, s’escartoit bien souvent pour aller consoler les dames84. » Peu importe d’ailleurs ! Ce que nous avons cherché dans ces lettres, ce ne sont pas des renseignements sur la vie d’un Garganello ; c’est l’Avignon de son temps où le désir d’épuiser les jouissances de la vie semblait fouetté par la peur instinctive des bouleversements prochains, l’Avignon des fêtes incessantes, des amours faciles, l’Avignon galant. C’est, en un mot, un peu de ce xvie siècle, étincelant d’ors et de broderies, à la fois sensuel et railleur, aux mœurs libres, au franc-parler, le xvie siècle de Pantagruel, de l’Heptaméron et des Dames galantes.

Les Romans.
Valentin Mandelstamm : Le Conte des Maremmes et autres lieux, Fasquelle, 3,50 §

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909, p. 492-497 [497].

Le Conte des Maremmes, par Valentin Mandelstamm. Des fièvres de marais et de l’atmosphère malsaine des environs de Rome, l’auteur a su dégager une idylle tragique dont le héros est vieux, l’héroïne trop jeune pour donner le jour à deux jumeaux ; c’est, de nouveau, les petits de la louve et ils seront pères à leur tour de tous les arts exaspérés et violents.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909, p. 529-533 [533].

[…]

La Revue des Lettres et des Arts (1er juillet) donne des fragments inédits du « Journal du Voyage en Italie » de Goethe […]

Musées et collections §

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909, p. 540-549 [545, 548-549].

Vente des collections du roi des Belges [extrait] §

[…] C’est, ensuite, de l’angélique maître de Fiesole, une exquise Madone avec l’Enfant, entourée d’anges, semblable à une grande miniature sur fond d’or, d’un charme de coloris comparable à celui du Couronnement de la Vierge du Louvre et dans un état de conservation exceptionnel […]

Memento bibliographique [extraits] §

Voici maintenant des monographies de collections particulières. La collection d’objets d’art du baron Adalbert von Lanna, de Prague (dont le riche cabinet d’estampes vient d’être dispersé aux enchères) compte parmi les plus anciennes et les plus belles d’Autriche, ayant été successivement enrichie, depuis quarante ans, des dépouilles de toutes les grandes ventes européennes ; mais, en dehors des pièces libéralement prêtées par leur propriétaire au Musée d’art industriel de Prague, elle est, en réalité, peu connue. On accueillera donc avec joie la publication que s’est décidé à en faire son possesseur, en un catalogue somptueusement édité et dont la rédaction a été confiée à un éminent spécialiste, M.Julius Leisching, conservateur du Musée des arts décoratifs de Brünn. Le premier volume, consacré aux objets exposés au Musée de Prague, vient de paraître : Sammlung Lanna, Prag. Iter Band (Leipzig, K.-W. Hiersemann ; in-folio, xlix-142 p., av. 58 fig. et 50 planches, dont 10 en couleurs ; 100 marks). […] Il faut tirer hors de pair, dans cette réunion, une admirable série de majoliques italiennes — parmi lesquelles deux charmantes Vierges de Mino de Fiesole et de Luca della Robbia […].

Enfin, l’excellent établissement photographique J. Lœvy, de Vienne, qui a édité en cartes postales les chefs-d’œuvre des galeries publiques viennoises, nous envoie une série de vingt-cinq cartes semblables (à 12 heller : 12 cent, 1/2) consacrées aux peintures anciennes de la collection d’un célèbre amateur et mécène de Vienne : le comte Lanckoronski, Ce sont des œuvres des écoles italienne, allemande, hollandaise et française, parmi lesquelles on remarque surtout une charmante Jeune fille à la licorne de Mariotto Albertinelli, une Annonciation de Fra Angelico, un Christ en Croix d’Andrea del Castagno, un superbe Saint Georges de Paolo Uccello, une Adoration des bergers de Taddeo Gaddi […].

Échos §

Tome LXXX, numéro 291, 1er août 1909, p. 571-576 [576].

Le Salon d’Automne §

Le Salon d’Automne aura aussi cette année une Section étrangère annexée : c’est le tour à l’Italie, venant nous montrer les produits modernes de son art.

La section s’annonce déjà comme devant être très intéressante, car on a fait appel, non seulement aux Artistes, peintres et sculpteurs, mais aussi aux Industriels d’art, de décoration, etc.

Le Comité de la Section Italienne dont est président d’honneur S. E. le Comte Gallina, ambassadeur d’Italie à Paris, en a confié le secrétariat général à notre confrère M. Rossi-Sacchetti.

Les bureaux du secrétaire sont au Grand Palais, avenue d’Antin, porte C, et restent ouverts tous les jours de 3 heures à 5 heures.

Le Sottisier universel [extrait] §

[…]

Elle descend du Dante, le grand visionnaire, qui déjà au xvie siècle, dans Vérone toute proche, etc. — L’Illustration, 3 juillet, p. 16, col. 3.

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909 §

Les Romans.
Henri Malo : Les Surprises du bachelier Petruccio, « M. de F. », 3,50 §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 694-699 [694-695].

Être un bon jeune homme rempli de bons principes (dont quelques préjugés) ne suffit pas pour devenir, à Mantoue comme à Paris, un homme heureux ou même simplement un grand personnage. Petruccio fait des vers, mais il semble avoir très peu fait de philosophie. Il s’étonne de calamités premières qui n’étonnent guère nos collégiens d’aujourd’hui. Les femmes lui apparaissent comme des créatures dignes de respect et les amis comme des gens sincères incapables d’aucune trahison. Il lui faut bien petit à petit dépouiller le… jeune homme. Victime des pires surprises, il finit ou finira par se blaser, se montrera le meilleur compère de la pièce lorsqu’il aura suffisamment visité les coulisses et dénoué toutes les ficelles de l’intrigue, mais de sa primitive naïveté il lui restera peut-être cette pureté d’intention, cette candeur masquée d’ironie qu’on appelle la sensibilité artistique, laquelle sensibilité, dans certains cas, mène le patient jusqu’au temple de la gloire. Je ne crois pas du tout à la nécessité de demeurer honnête pour devenir un bon politique, un grand conquérant ou un écrivain de génie, seulement il faut pourtant l’avoir été ne fût-ce que l’espace d’un matin, le temps d’une comparaison. Celui qui a dit que l’homme était un ange déchu qui se souvenait des cieux aurait bien pu ajouter que c’était le désespoir de ce souvenir qui le conduisait souvent à rechercher les paradis artificiels, car il n’est pire intoxication que celle de la vertu. Pour se mettre en état de vertu on risquerait souvent les plus bas enfers. Nous connaissons tous Petruccio et nous avons tous dans le cœur un Petruccio qui sommeille… à côté de l’autre, un Petruccio tendre aux ailes repliées et meurtries. Le soir ou l’autre a fait trop de farces ; Petruccio s’indigne et s’il n’a plus la force de s’indigner il pleure. On en a vu qui pleuraient même en merveilleux alexandrins. Maintenant la société, composée d’un nombre illimité de Petruccio, était-elle plus propre à Mantoue vers la fin du dix-huitième siècle qu’à Paris de nos jours ? Je ne crois pas. Les Rosalinde et les Hiéronymo y abondent. Ils sont quelquefois bien plus avares encore de leurs bons conseils ou de leur personne. À Mantoue, on avait des pudeurs qu’on ignore dans la capitale de l’Aviation ! Le conte philosophique d’Henri Malo est-il destiné aux très jeunes gens « qui pensent réussir » ou ne serait-il qu’un souvenir de l’adolescence de quelqu’un qui a réussi ? C’est en tous les cas une des plus agréables surprises de notre époque littéraire, car il s’agit d’un roman sans les données vulgaires du romanesque et d’une leçon de morale sans morale, je veux dire sans le discours ennuyeux.

Archéologie, voyages.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 717-722 [722].

[…] — Les Amis des monuments d’Italie publient : Sienne monumentale ; l’abbaye d’Ischia ; Sienne, 1908, 16, Via di Città.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 726-733 [733].

[…]

L’Italie et la France (25 juillet). — « Le Cinquantenaire de Solférino », par. M. E. Lavisse. — « Le Roi Lear, Othello », par M. Tommaso Salvini.

Les Théâtres.
Memento [extrait] §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 736-739 [739].

Au Théâtre des Arts, on a joué, dans un gala de charité, le 8 juillet : La Grande Tombe, de MM. Gino-Gorri et Hippolyte Mouton, une pièce effrayante de réalisme, de vérité, de force et de couleur qu’il faut espérer voir reprendre. Elle est lyrique et belle.

Lettres allemandes §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 739-743 [742-743].

Frédéric Nietzsche et Karl Hillebrand [extrait] §

[…]

M. O. Crusius publie dans les Süddeutsche Monatshefte (août) les quelques lettres échangées entre Nietzsche et Hillebrand qui ont pu être retrouvées et il les accompagne d’un intéressant commentaire. Les lettres du philosophe sont seulement au nombre de deux, les premières ayant certainement été perdues, celles du critique au nombre de quatre. En dehors des remerciements pour des envois de volumes nous trouvons dans cas pages quelques curieux détails sur la vie de Nietzsche. En 1874, Hillebrand se proposait de fonder une revue italiano-allemande et demandait au jeune professeur sa collaboration et le priait d’intervenir également auprès de Jacob Burckhardt. Italia, avec des articles de Paul Heyse, Grégororius, Her-mano Griram, R. Bongbi vit en effet le jour, mais ni le nom de Nietzsche, ni celui de Burckhardt ne s y trouvaient, a J’ai naturellement refusé », écrit Nietzsche à son ami Gersdorff (11 février 1874).

[…]

Memento [extrait] §

Nord und Süd (août) contient une série d’articles d’art des plus intéressants. […] Pages vibrantes de M. Herman Bang sur Eleonora Duse, avec un beau portrait.

[…]

Lettres italiennes §

Tome LXXX, numéro 292, 16 août 1909, p. 748-757.

Giovanni Pascoli : Nuovi Poemetti, Zanichelli, Bologne §

Entre une tragédie de d’Annunzio et un livre de poème de Pascoli, le public italien a à peine le temps d’achever ses discussions sur les manifestations de l’un ou de l’autre de ses deux grands poètes, et de se déclarer pour l’esthétisme effréné du poète élégant ou pour le « géorgisme » paisible du poète bourgeois. Les « jeunes » affectent un éloignement de plus en plus marqué pour l’œuvre de d’Annunzio. La production abondante, en quelque sorte exaspérée et toujours surprenante, de l’auteur du grand poème incompris de la Laus Vitae semble fatiguer les esprits les plus jeunes par cette étonnante abondance qu’ils dédaignent comme étant toute en surface, toute en sensations, étrangère aux préoccupations idéales, aux angoisses méditatives de l’âme contemporaine la plus neuve. À celui dont chaque attitude semble une attitude de bataille, à l’artiste qui s’acharne à représenter le monde comme la sensuelle et merveilleuse proie à laquelle tous les artifices suprêmes des rythmes doivent demander et donner les plus farouches voluptés, on veut opposer Pascoli, le poète des campagnes et des hommes puissants et simples, du soleil, des montagnes bleues et des eaux tranquilles, écumeuses et vives dans la nature maternelle.

Cette opposition d’un nom à un autre est cependant toute factice. Elle ne sépare pas deux esthétiques, mais deux expressions lyriques et, encore plus, deux noms. Pascoli n’est pas seulement le poète admirable de la nature simple, qu’il évoque dans les détails les plus menus, tels que le paysan en contact séculaire avec la terre à labourer peut les saisir quotidiennement. Pascoli est passé maître sans doute dans ce lyrisme potager, imité ensuite par d’autres, et entre autres par Mme de Noailles, dont l’étendue sentimentale peut être très grande, très largement spiritualisée et évocatrice, à la manière de Jammes. Il n’est pas seulement le poète qui volontairement ou non s’est refait une âme primitive, s’est imposé une idiosyncrasie villageoise. Pascoli a rénové le grand mythe grec, a transposé en rythmes très modernes des significations essentielles, sentimentales et morales, du mythe, et a écrit cet admirable Voyage d’Ulysse, qui demeurera comme un des chants de reconnaissance et d’évocation les plus profonds offerts par les modernes à l’Hellade mère. De même que Nietzsche a découvert pour nous « l’esthétique » du mythe hellénique, Pascoli en a découvert à nouveau la poésie que la science scolastique, plus puissante que le noble et fécond effort de Leconte de Lisle, semblait avoir obscurcie à jamais.

D’Annunzio ne se refait pas devant la nature une âme primitive, capable de retrouver et de reconnaître les mille détails simples qui composent l’esthétique géorgique pascolienne. Au contraire il oppose à tout sa propre nature, son tempérament, produit de culture millénaire et de volonté orgueilleuse, et la nature lui apparaît en synthèse, dans une vision très complexe, où les aspects de la légende et de la réalité immédiate, hommes et choses, se confondent et se subliment, au milieu de sonorités farouches où crépitent des flammes et hennissent des chevaux, perpétuellement. Mais le lyrisme mythique de d’Annunzio dérive aujourd’hui de celui de Pascoli, en est complété et le complète. Les dernières visions ancestrales de d’Annunzio sont entièrement dégagées de ce pathos historique, assez souvent scolastique et insupportable, de Carducci, qui donna quelques accents aux premiers chants du jeune poète. Malgré la diversité absolue des tempéraments, les différences essentielles des attitudes idéales, les deux poètes ont vibré dans deux délires pareils : celui de la nature, et celui du souvenir de la race. Ni l’un ni l’autre n’a jusqu’ici senti et exprimé le lyrisme de la création méditative, de la poésie métaphysique, élément fatal d’une cosmogonie nouvelle à laquelle une plus jeune génération de poètes semble profondément aspirer. L’un et l’autre, de temps en temps seulement, ont été repris par le déplorable démon politique de Carducci, et ont chanté quelques événements nationaux, songeant peut-être à ce rôle du vatès, que Carducci si bruyamment. et avec force grincements de dents et roulement d’yeux furieux, a été le dernier à remplir en Italie.

Or les jeunes écrivains, qui se déclarent pour Pascoli ou pour d’Annunzio, ne montrent pas dans leurs œuvres qu’ils en ont assimilé les esprits. Leurs discussions sont plutôt des attitudes journalistiques, que des orientations lyriques. Dans la quantité assez considérable de la production poétique italienne, il serait malaisé d’y chercher les paradigmes des principes esthétiques opposés et discutés dans les colonnes des journaux et dans les pages des revues. En haine de d’Annunzio, triomphateur éclatant, on aime Pascoli, triomphateur discret. C’est peut-être tout. Pascoli mérite mieux.

Avec les Nuovi Poemetti, l’édition des œuvres poétiques de Pascoli est complète. Ce sont six beaux volumes, dont cinq ont déjà paru, et celui-ci, le dernier, porte le numéro ordinal IIIe. La plus grande partie de ce volume est consacrée aux louanges de la campagne, à la beauté de la terre labourée et à la sainteté du labeur. C’est la même interprétation rythmique toute anthropomorphe, et particulièrement paysanne, des vicissitudes des saisons, des heures, des joies et des douleurs, qui caractérisent les Primi Poemetti de et passionné disciple de Virgile. D’autres poèmes reproduisent des figures singulières de la vie champêtre, des figures de vieillards qui résument une tradition séculaire, non seulement sentimentalement, mais aussi plastiquement, et semblent vraiment coulées dans du bronze antique, creux, mais extrêmement sonore. Et d’autres poèmes révèlent de plus près l’âme du chantre, tout agitée par des angoisses de notre temps, au milieu de contingences que nous pouvons reconnaître et dont l’émotion nous touche. Les Émigrants dans la lune, parlant du grand peuple mystique de l’Occident contemporain, des Russes, chez lesquels l’histoire des mouvements universels de l’âme, autant que l’histoire politique, s’enrichit en ce moment, plus que partout ailleurs, des événements fabuleux du renouveau que nous attendons. Le poète voit les pauvres moujiks, tourmentés par tous les spectres de leur misère réelle, rêver le salut idéal d’une émigration collective dans les royaumes de la lune, où l’existence sera moins implacable.

Le patriotisme de Pascoli se montre parfois si simple, si attristé qu’il en est touchant. Un détail suffit à en susciter les accents. Dans un vade-mecum destiné à la phalange des émigrants italiens, le poète voit une sorte de petit dictionnaire, où quelques phrases, qu’il est nécessaires que l’émigrant apprenne, l’émeuvent profondément. Il lit ceci, traduit en plusieurs langues : Je suis italien — je cherche du travail — j’ai faim — j’ai froid. Le poète voit là le drame de l’exilé, et la vision du nombre incalculable de ces exilés lui semble grave de significations, car le sort de la patrie peut être entraîné dans le courant redoutable de l’émigration. Il composa un poème curieux, qui, malheureusement, est exprimé dans un vers froid, alourdi par le classicisme facile, que nulle image n’ouvre jamais dans une gerbe étincelante. Un paysan, du pays de Virgile, apprend les phrases qui seront comme ses timides coups de crécelle, dans sa marche de vigoureux mendiant à travers le monde. La campagne qui vit l’Ancien chercher dans l’âme de ses paysages, l’âme de ses personnages, frémit en vain autour du pauvre paysan courbé sur le vade-mecum de l’exil auquel il se prépare. Mais l’ombre de Virgile apparaît immense, et ondoyante comme la chevelure des grands arbres, comme les blés superbes qui s’offrent à la moisson. La nature le reconnaît, l’homme ne le voit pas, ne l’entend pas. Virgile écoute les mots étranges que son dernier descendant prononce, la tête courbée toujours sur le livre de l’exil. Virgile pense à Mélibée fugitif.

                      I am italian
                      I am hungry…
                                                  à l’ombre
       Virgile s’asseoit, non vu par lui,
       et dans ce cœur il entend la plainte
       de son antique pâtre fugitif.
…………………………………………
Virgile pense que son voisin malheureux
fuit des champs, oh ! non pour lui doux,
qu’il a sillonnés avec une charrue servile
et des bœufs d’autrui, pour le pain et le sel.
« Donc, n’est pas recommencé le royaume
du Dieu latin, de ce Dieu qui, juste,
ensemence et moissonne ? Et Rome n’est plus ?

Et Virgile encourage le paysan de sa terre à rester attaché à la glèbe de ses ancêtres, attendant les nouveaux destins de l’Italie, alors que la patrie pourra nourrir tous ses enfants, et se contentant du peu que la terre peut lui donner, car,

Juste est la terre, la mère ne te refuse la nourriture jamais : si le blé est rare, le raisin est abondant : toujours pour quelque chose la saison est bonne.

L’idée de ce poème était sans doute fort jolie, fort généreuse surtout, ce qui ne veut pas dire forcément très lyrique. Mais le développement en est faible, forcé, peu étonnant et peu émouvant. Tout le lyrisme de Pascoli présente trop souvent cette disproportion entre la vision et l’expression, surtout depuis quelques années. Les recherches de style si heureuses, accomplies par le poète, ne viennent plus enrichir une forme par une sorte de nervosité toute moderne qui donnait aux images des éclats caractéristiques d’innovation. L’harmonie imitative, dont Pascoli a certes abusé, donne encore à quelques vers une force particulière d’évocation :

E quatte quatte nelle placide acque,
Strepono or quà, le vecchie rane, or là.
(Et coites, coites, dans les eaux placides,
bruissent par-ci par-là les vieilles grenouilles.)

Parfois seulement une image d’une justesse presque explicative soulève une strophe

Et les grands lacs ? quelqu’un même si grand
Qui comme une mer se rebelle au vent ?

Ce grand poète, qui semble vouloir se consacrer de plus en plus à des travaux d’érudition, ou plus exactement d’exégèse de Dante et de Virgile, fait paraître aussi la IIe chanson du Roi Enzo, la Chanson du Paradis, qui prendra place entre la première (la Chanson du Carroccio) et la troisième (la Chanson de l’Olifant) déjà parues. La poésie épique de Pascoli, cette tentative admirable d’épopée nationale, où les gestes du moyen âge méditerranéen seront évoqués par les hommes et les faits les plus représentatifs de ce formidable creuset des races qui fut l’Italie, a à la fois les qualités de tendresse de sa poésie géorgique et les qualités plus rudes, plus puissantes, de sa vision hellénique. Il faut souhaiter que le poète retrouve tout entière son inspiration, assez forte peur dédaigner la rhétorique, facile et puérile désormais devant le monde contemporain, du « Tibre sacré » et de « Rome éternelle ».

Note sur la poésie italienne §

Amalia Guglielminetti : Seduzioni, Lattes, Turin §

Les jeunes poètes, les meilleurs tout au moins, semblent poursuivre d’autres chimères : chimères psychologiques et chimères sociales. Les premières dansent la ronde vertigineuse, point folle, mais belle, de figurations de plus en plus significatives, que l’introspection moderne impose à certaines âmes ultra-sensibles. Les autres s’égarent dans les champs des grandes batailles, des grandes conquêtes, et dans tous les champs où une figure solennelle du passé, solennisée par le long amour des temps révolus, se dresse comme une synthèse et comme un signe humain, telle la figure de Napoléon.

La poésie « psychologique » semble se renouveler en Italie, comme en France, par l’œuvre féminine. La poésie féminine était jusqu’ici très faible en Italie. On en était à considérer le romantisme insignifiant de Mme Vittoria Aganoor-Pompilj ou le pathétisme socialiste de Mme Ada Negri, comme de la poésie. D’autres femmes, très nombreuses, s’acharnaient à atteindre la renommée de ces deux, en faisant de la poésie avec l’esthétique des fleurs en aquarelles. Assez libres dans la vie en général, mais timides et moralistes per defectum en art, la femme-poète italienne a accumulé ces dernières années un nombre considérable de poèmes pour mère de famille. Quelques-unes, comme la comtesse Lara, dont la vie belle d’amoureuse fut brisée par un galant assassin, eurent des accents de liberté qui apportèrent quelques aperçus de vraie psychologie féminine. Mais nulle ne sut s’élever à la hauteur, ni acquérir l’importance, parfois réelle, de leurs compatriotes romancières, journalistes et érudites. Un certain succès vient d’être fait à une inconnue, dont le dernier volume, Séductions, a rencontré suffisamment la faveur de la presse. Ce qui est étonnant, c’est que la presse quotidienne, dont les engouements sont toujours intéressés et pénibles, a découvert cette fois-ci une véritable poétesse, celle qui sans doute tient aujourd’hui la tête de la poésie féminine italienne. Mlle Amalia Guglielminetti se présente résolument au public avec une marque d’orgueil qui témoigne de sa puissance et de sa confiance. Sa psychologie est neuve. Elle renonce, sans aucun rappel possible, à tout romantisme. Elle ne chante point l’amour, mais son amour, avec une véhémence qui acquiert sa vigueur dans une vision très nette de la vie, et sans enthousiasme, sans regret, avec une conscience étrange faite de subtilité ironique et de volonté très ferme, elle affirme la souveraineté de son désir. Sa volonté est le levain de sa force :

Hier je demeurai sur ce point qui est
entre la sagesse et la folie, suspendue
entre l’une et l’autre, en grande perplexité.
Amour pressait, âpre dans l’attente,
ayant épuisé toutes les fraudes subtiles,
les pièges qui entraînent à se rendre.
Mais, sur la limite incertaine les esprits
vigilants de la claire jeunesse
me retenaient, avec des modes plus honnêtes.
Curiosité me dit avidement : — Apprends !
le Désir : — Tente ! — m’incita.
Et à l’une et à l’autre l’âme superbe
de celle qui va seule dit : — Non.

« Celle qui va seule. » Le volume entier des Séductions, en chants égaux, en terza rima, est un unique poème consacré à l’âme et à la chair de celle qui va seule. Une farouche liberté d’esprit pousse la poétesse à ne rien aimer hors l’instant fugitif, à ne rien attendre, à ne rien regretter. Sa psychologie, qui, aux pauvres âmes abruties par une culture hypocrite, doit paraître féroce, est humaine, simple, extrêmement perçante et précise. La poétesse a regardé le mystère sexuel après en avoir déchiré tous les voiles, jaunis par la bave des siècles décrépits, qui le cachaient et le cachent. Elle a compris que toute la science de l’âme est dans la conscience et dans l’intelligence de la sexualité. Et la particulière force de caractère, qui, de tout temps, quoique la littérature en ait dit, a été l’apanage du sexe dit faible, s’exalte lyriquement enfin, et crée des œuvres d’une poésie toute vibrante de « vérité », merveilleusement spontanée autant que réfléchie, qui semble devoir renouveler, et renouvellera, ce vieil organisme, gorgé de littérature jusqu’à en étouffer, du lyrisme masculin. L’Italie n’avait point suivi jusqu’ici cet admirable renouveau que la poésie moderne française, malgré des hostilités absurdes, qui semblent réellement des révoltes d’esclaves craintifs, doit à l’œuvre féminine. Malgré sa langue point encore riche, et nombre de formes vieillies qui vulgarisent le mouvement de quelques-unes de ses strophes, malgré que sa personnalité ne s’accuse pas encore dans les expressions et dans le style, et que sa poésie soit plus éloquente qu’imagée, Mlle Amalia Guglielminetti s’élève tout d’un coup à la hauteur déjà atteinte en deçà des Alpes par quelques femmes poètes, dont le lyrisme contient des principes de psychologie nouvelle qui seront ensuite codifiés dans des ouvrages de philosophie. Sa force sereine et anxieuse de toutes les voluptés ne cherche pas à dissimuler le plus sacré des instincts. Elle sait chanter sa volonté de joie, elle sait aspirer à une vie joyeuse et féconde, où les attributs du cerveau ne serviront pas de voiles aux attributs du sexe, et les uns et les autres expliqueront harmonieusement la vie. Elle sait penser ainsi à la rivale supposée :

Elle m’est inconnue, sa figure aussi
m’est inconnue, mais je l’imagine féline
dans ses gestes lents et dans ses prunelles grises.
Dans la rue peut-être elle passa près de moi,
et en cet instant parcourut mon corps, glacé,
le frisson de la secousse rapide.
Parfois je la vois derrière ta figure,
je l’épie dans tes yeux et dans ton sourire,
je sens sa forme entre tes bras.
Alors sur l’énigme de ton visage
je satisfais en caresses une colère violente,
jusqu’à ce que je sois bien sûre d’y avoir tué
cette image d’elle qui m’a tourmenté.

Ce lyrisme vigoureux et serein, anxieux et volontaire, rappelle de très près celui de Mme de Saint-Point. La poétesse française aussi étonna ses premiers lecteurs par sa hardiesse harmonieuse et par un profond mépris de toute convention, de tous les clichés moraux qui avaient trop longtemps profané l’esthétique.

Si l’élan de la poétesse française est bien plus vaste, et sa pensée plus profonde, la poétesse italienne se rapproche d’elle par le même dédain de toute banalité, par la même aspiration à une vie puissamment « seule ». Dans les Poèmes d’Orgueil, Mme de Saint-Point écrit :

Qu’elle exalte à la cime ou se heurte à l’écueil,
Nul ne verra jamais la face de mon âme ;
Elle arde dans la nef aux voilures de flamme
Sous les ailes d’acier de mon suprême orgueil.
Et pour avoir vécu sans avoir été veule,
Harmonieusement j’épuiserai mon sort,
Une, donc toute à moi, toujours, jusqu’à la mort,
Au-delà de la Mort, je demeurerai seule.

Et Mlle Amalia Guglielminetti, « celle qui a un rire de séductions » et « s’en va toute seule », se décrit ainsi :

Âpre je suis, et j’ai un rire un peu acerbe ;
mordre me plaît plus que caresser,
et paraître, plus que je ne le sois, superbe.
Téresah (Térésa Ubertis), Il libro di Titania, Ricciardi, Naples §

Une autre analogie entre la poésie française et la nouvelle poésie féminine italienne m’est offerte par le Livre de Titania, de Mlle Térésah. Malheureusement, ici, la poétesse, par son sentimentalisme assez suranné, et fait de sanglots littéraires plus que de cris de révolte et de volonté, rappelle le pauvre lyrisme pour académiciens mélancoliques, qui caractérise trop Mme Hélène Picard. Cependant, Mlle Térésah apparaît plus douée que sa devancière. Elle sait être ironique et même fière. Et dans de longs poèmes, où les rythmes se chevauchent fiévreusement et tendent à l’exaltation spirituelle très belle de la fin, comme dans le poème Per Via (Dans la rue), Mlle Térésah révèle cette force à la fois pensive et sentimentale, qu’on put remarquer dans son drame : l’Autre rivage, et qui fait attendre d’elle un livre plus personnel, un lyrisme plus « dégagé », plus sensuellement sincère, que celui du livre de Titania.

Federico de Maria : La leggenda della Vita, « Poesia », Milan §

La production masculine récente s’est enrichie aussi de quelques ouvrages qui témoignent de l’essor d’une jeunesse intéressante. M. Federico de Maria publie un poème, la Légende de la Vie, où se révèle l’esprit d’un maître de demain. Dans la préface, M. de Maria parle de son esthétique. Ses pages sont très méditées, et ses aperçus sur la nécessité d’une plus grande liberté dans l’expression rythmique, sentie par l’âme contemporaine, sont de la très belle et très juste philosophie de l’art. Les visions du passé, des grandes conquêtes et des grands conquérants, émeuvent le très jeune poète qui sait les évoquer avec une surprenante sobriété et un relief très sûr. La partie centrale du poème, consacrée à « l’Histoire et à la Vie », contient quelques chants d’un poème métaphysique de la création, absolument inattendus au milieu d’une littérature par définition de race plus sensorielle, ou sensuelle, que vraiment méditative et créatrice d’idées. Mais M. de Maria est sicilien : des éléments grecs, arabes et celtes composent encore aujourd’hui la puissance spirituelle de l’île qui donna, au moyen-âge, ses premiers rythmes à la langue italienne. Dans le poème le Chaos, le poète dit :

Alors le vieux Dieu pensa changer l’insensé
Chaos, et de se donner
quelque but à lui-même.
Il fit un geste, et naquit le complexe
prodige du monde solaire,
s’ouvrit un œil énorme dans l’obscurité.
Les essaims des astres roulèrent habillés de nuées et de fumée.
Et il dit : « Dans le monde que j’allume
je veux me dissoudre : qu’il naisse
de moi la vie ; toute belle et terrible
forme, qu’elle monte en vicissitudes perpétuelles,
jusqu’à ce que de moi, seul Dieu,
dans l’Éternité que je refais,
se répande un peuple fait de mes atomes,
et chacun avec ses seules forces devra renouveler
Celui que maintenant je suis ! »

Gian Pietro Lucini : Carme di Amori e di Speranza, « Poesia », Milan §

M. Gian Pietro Lucini, qui chante un Chant d’Angoisse et d’Espérance, sur la mort de Messine, atteint aussi un lyrisme beau de hautaine grandeur. M. G. P. Lucini est d’ailleurs un poète étrange, solitaire et puissant, qui rappelle par certains aspects M. René Ghil : par une conscience philosophique et rythmique personnelles, et par une ardeur d’innovation esthétique, de celles que les contemporains ont la coquetterie de ne pas comprendre, mais qui un jour tôt ou tard sont comprises et admirées.

Luigi Siciliani : Poesie per ridere, Quitieri. Milan §

M. Luigi Siciliani dans ces Poésies pour rire garde le classicisme de son expression, mais le dépouillant de tout sensualisme de forme, et de toute solennité littéraire, le rend épigrammatique, et l’élargit considérablement. Heine, épris des éclats méditerranéens à la manière de Nietzsche, aurait signé quelques vers de ces poèmes. Et si parfois l’inspiration est pauvre et l’expression vulgaire souvent, dans des poèmes « graves », qui coupent le volume avec une harmonie soutenue et un mouvement rythmique très intéressant, M. Siciliani montre la consistance pensive de sa poésie, faite d’une ironie triste, d’une tristesse qui veut sourire, comme lorsqu’il dit :

Il me demande en entendant ce nom,
pourquoi ce nom autrefois fut tout pour moi,
et mesurai-je avec lui la joie et les pleurs ?
Ainsi, en regardant la cendre pâle,
quelqu’un demande où est la flamme.

Remo Mannoni : Procellarie, Fossataro, Naples §

Le lyrisme de M. Remo Mannoni, qui doit être très jeune, est au contraire tout éclatant, s’élance dans les Procellarie (Pétrels) vers des appels immenses de la mer, vers l’existence exubérante de soleil et de rêve, sans espoirs et sans attentes, comme un marin

ferme au timon, sombrement absorbé
dans sa vision surhumaine,
sachant que c’est une fatigue vaine,
et qu’il ne pourra jamais atteindre le Port.

Memento §

Guillaume Apollinaire : L’Œuvre du divin Arétin, Bibliothèque des Curieux. — G.-A. Borgese : Gabriele d’Annunzio, Ricciardi, Naples. — Angelo Sodini : La Production de la culture en Allemagne, Nuova Antologia, Rome. — F. Maltese : L’Intelletto d’Amore, S. Lapi, Città di Castello. — E.-P. Berg : Dio concepito come Bellezza, Cœnobium, Lugano. — Enrico Cocchia : Saggi filosofici, Pierro, Naples. — Ugo Frittelli : Le Favole in prosa di Lessing, Lapi, Città di Castelio. — Enrico Ruta : La Psiche sociale, Sandron, Milan. — Giuseppe Atenasio : Verso il Sogno, Sandron, Palerme.

Tome LXXXI, numéro 293, 1er septembre 1909 §

Les Revues.
La Nouvelle Revue française : Un poème d’Émile Verhaeren sur Michel-Ange §

Tome LXXXI, numéro 293, 1er septembre 1909, p. 154-162 [157-158].

Évoquer Michel-Ange peignant les fresques de la chapelle Sixtine devait tenter un grand poète comme Émile Verhaeren et lui fournir l’occasion de publier un beau poème de plus (la Nouvelle Revue française, 1er août) :

Quand Buonarotti dans la Sixtine entra
                     Il demeura
               Comme aux écoutes,
Puis son œil mesura la hauteur de la voûte
Et son pas le chemin de l’autel au portail.
Il observa le jour versé par les fenêtres
Et comment il faudrait et dompter et soumettre
Les chevaux clairs, mais violents, de son travail.
Puis il partit jusques au soir vers la campagne.
Les lignes des vallons, les masses des montagnes
Peuplèrent son cerveau de leurs puissants contours,
Il surprenait dans les arbres tordus et lourds,
Que le vent rudoyait ou ployait avec force,
Les tensions d’un dos, ou les galbes d’un torse,
Ou l’élan vers le ciel de grands bras exaltés,
Si bien qu’en ces instants toute l’humanité
— Gestes, marches, repos, attitudes et poses —
Prenait pour lui l’aspect amplifié des choses.
Il regagna la ville au tomber de la nuit,
Tour à tour glorieux et mécontent de lui,
Car aucune des visions qu’il avait eues
Ne s’était, à ses yeux, apaisée en statues.
               Le lendemain avant le soir,
Sa lourde humeur crevant en lui comme une grappe
                        De raisins noirs,
Il partit tout à coup chercher querelle au pape.
                  « Pourquoi l’avoir choisi,
             Lui, Michel-Ange, un statuaire ;
          Et le forcer à peindre en du plâtre durci
       Une calme légende au haut d’un sanctuaire ?
La Sixtine est obscure, et ses murs mal construits :
Le plus roux des soleils n’en chasse point la nuit !
À quoi bon s’acharner sur un plafond funèbre
À colorer de l’ombre et dorer des ténèbres ?
Et puis encor, quel bûcheron lui fournirait
Le vaste bois pour un si large échafaudage ? »
Le pape répondit sans changer de visage :
« On abattra pour vous ma plus haute forêt. »
………………………………………………
               Ce fut par un jour d’automne,
                        Que l’on apprit enfin
   Que le travail, dans la chapelle, avait pris fin
             Et que l’œuvre était bonne.
La louange monta comme un flux de la mer
Avec sa vague ardente et son grondement clair,
Mais Jules deux, le pape, hésitant à conclure,
Son silence fit mal ainsi qu’une brûlure,
Et le peintre s’enfuit vers son isolement.
Il rentra, comme heureux, en son ancien tourment,
Et la rage, et l’orgueil, et leur tristesse étrange,
             Et le soupçon mal refréné
             Se remirent à déchaîner
Leur tragique ouragan à travers Michel-Ange.

Musées et collections.
Memento [extraits] §

Tome LXXXI, numéro 293, 1er septembre 1909, p. 168-174 [172, 173, 174].

[…] Le Musée Bonnat, à Bayonne, si libéralement enrichi par l’illustre peintre en témoignage de l’affection filiale et reconnaissante qu’il a gardée à sa ville natale, vient d’être l’objet d’un excellent catalogue illustré, rédigé par M. Gustave Gruyer, consacré à la collection de peintures, dessins, eaux-fortes, sculptures et objets d’art donnés par l’artiste (Musée Bonnat : Collection Bonnat, catalogue sommaire par Gustave Gruyer. Paris, A. Braun et Cie ; in-8, 200 p. av. 37 planches). On y remarque entre autres […] dans la collection des dessins, particulièrement belle, des œuvres admirables de Michel-Ange, Léonard, Raphaël, Vittore Pisano […] ; — parmi les sculptures, […] une terre cuite de Benedetto da Majano : Sainte Madeleine entourée d’anges ; un charmant bas-relief, la Vierge et l’Enfant, de Rossellino […].

[…]

À l’étranger, nous avons à signaler d’abord l’apparition, chez l’éditeur F. Hanfstaengl, de Munich, du septième fascicule de sa monumentale et magnifique publication, parvenue ainsi à la moitié de son programme : La Galerie de peinture du musée du Prado, à Madrid. […] Viennent ensuite les deux admirables Titien : Vénus et Adonis et la Vierge avec saint Ulfus et sainte Brigitte. […]

À Londres encore, la maison d’édition « The Burlington Art Miniatures » a entrepris la publication d’une série de reproductions, par le séduisant procédé de la « mezzo-gravure », des chefs-d’œuvre des galeries d’Europe, publiques ou privées. Chaque série comprend 18 gravures du format cartes postale, réunies dans un élégant album, avec 4 pages de notices. Une récente série, consacrée à notre Louvre, renferme les œuvres suivantes : le Mariage mystique de sainte Catherine, du Corrège ; […] l’Ensevelissement du Christ, de Titien ; […] la Belle Jardinière, de Raphaël.

Tome LXXXI, numéro 294, 16 septembre 1909 §

Les deux aventures de Bélisaire §

Tome LXXXI, numéro 294, 16 septembre 1909, p. 278-299.

I. La dame de Spolète §

Quand Bélisaire de Pointe-à-Pitre arriva un soir d’octobre à Spolète, son cœur s’alourdit de tristesse et de répugnance à la vue de cette ville pauvrement splendide qu’il allait parcourir. Car il « faisait » l’Ombrie, à dessein d’en étudier les primitifs. Sa famille, du moins, s’était flattée de cette espérance, en lui remettant une convenable bourse de voyage.

Mais pourquoi Bélisaire, rêveur et artiste, ne goûtait-il pas cette heure du soir si calme et si reposée ce ton orangé répandu sur la campagne paisible, sur les belles pierres cuites de la dominante Rocca que le soleil couchant tiédissait, malgré la saison avancée ? Était-ce la solitude de son voyage qui lui causait cette sorte de dégoût préalable, ou l’encombrement d’un cerveau surmené par trois semaines d’exaltation ? Simplement, il avait assez de tous ces vieux restes morts, qui ne lui parlaient que de morts, depuis trop longtemps morts et piétinés par l’activité stupide de la vie… la vie quotidienne avec sa gravité bourgeoise, insolite dans ce passé si permanent. Du mystère ? ah oui ! il en voulait encore, mais du rare, de l’inouï… du mystère aussi émotionnant qu’une réalité extraordinaire et dramatique. Seulement, voilà ! pour évoquer le mystère, il faut pouvoir se monter le bourrichon… et Bélisaire, en quinze jours, avait tout a fait usé le sien.

Sa lassitude s’accentua quand, dans la cour de la gare, il dut agir et prendre le fiacre 14, dont le cocher, parmi tant d’autres, avait lancé le Pzst ! le plus convainquant. Il frémit en voyant s’avancer une calèche haut perchée, minable et disloquée, et tirée par une haridelle noire, au chef empenné d’une vieille plume de faisan. Il y hissa, pourtant, son élégante valise et sa morne personne. Hostile, il regarda l’entrée de la ville et l’activité de la place où, à côté d’une charmante fontaine, un monstrueux autobus en panne rassemblait le populaire. Il jugea Spolète déflorée dès son seuil. Sa mauvaise humeur raccompagna par les rues grimpantes, devant San Domenico et le long du Corso V. Emmanuele, cependant que, dans leurs boutiques modestes et tranquilles, les marchands oisifs se redressaient un peu, fiers de recevoir un aussi élégant étranger. — Dove andiamo ? demanda le cocher au tournant de la Grande Poste.

Cette douce voix italienne, ce qu’elle pouvait agacer Bélisaire !

— Albergo Fosco ! répondit-il.

Arrivé à l’hôtel, d’un geste flegmatique, las et tout à fait dans la note de l’homme qui s’ennuie, il se gratta la tête, en relevant son chapeau mou. Une longue mèche soyeuse et brune s’en échappa qui vint barrer son front très blanc de créole et rejoindre son sourcil expressif.

— Pranzo è pronto, annonça le garçon engageant.

Bélisaire passa dans la salle à manger où, sans avoir eu le temps de délibérer avec lui-même, il était installé parle garçon, d’autorité et fort mal, à coté de quelques mangeurs de macaroni, dont la bouche gloutonne allait chercher les fuyants et longs fils jusque dans leur assiette.

« L’animal, pensa Bélisaire, se rappelant un dicton américain, va chercher sa nourriture dans l’assiette, tandis que le gentleman la porte à sa bouche… Je suis dans le pays des truffes ! Sous les chênes verts et sacrés, ondoyant à la brise, chantés par Virgile et Carducci, les truffes ont germé, les porcs ont fouillé… Ça va bien ! Allons, la soupe, à présent, et en gentleman ! »

Les couverts étaient ternes et moites, la nappe sale. La serviette dépliée sentait le rance. Bélisaire mangea, car l’homme est fait de telle manière que d’avoir un couvert devant lui ouvre son appétit. Entre le minestro épais et la côtelette de carne (animal assez répandu en Italie et qui se distingue par un arrière-goût de gibier), il demanda une fiasque d’Orvieto et se mit à copieusement noyer sa mélancolie. Il savait le charme du vin dans la solitude et la consolation d’une légère ivresse, consolation offerte pour trois lires dans toutes les hôtelleries.

Déjà, aux choux-fleurs, qui n’avaient guère connu la fleur, et dont les côtes saillaient sous une sauce colle-de-pâte, Bélisaire ressentait plus d’indulgence pour cet endroit perdu… Après tout, sa famille avait eu raison de lui tracer cet itinéraire qui l’obligeait à visiter un pays riche, bien que peu fréquenté. Peut-être Spolète serait-il le clou de son voyage !… Il regarda avec une soudaine amitié les vilaines fresques du plafond et les frises peintes du mur blanchi à la chaux. La salle, peu à peu, lui sembla plus claire, remplie de monde et presque bruissante de gaieté. Même, le goût ambigu du fromage de chèvre se mua en une saveur franche — « couleur locale », osa-t-il penser — ainsi que celui des poires rêches, pierreuses comme le sol des collines ombriennes. Vraiment, il eût été déçu de les trouver fondantes. Avec la lame d’un mauvais couteau, il rafraîchit un cure-dents et, tout en tourniquant dans sa mâchoire le petit instrument dangereux, il se mit à divaguer.

La salle avait fini par se remplir de convives. Dans un coin sombre, là-bas, ce point rouge ? C’était bien le hurlant pompon d’une vieille dame anglaise qui, depuis 76 ans, décolletait avec entêtement ses épaules grasses. Sa dame de compagnie affichait moins de fidélité au protocole, mais plus de décence. Et, plus loin, ce couple noir et blanc, trop près serré pour être honnête ? Des amants ? Un jeune ménage en voyage de noces ? Il y avait encore des officiers, des commis-voyageurs, des jeunes gens de la ville, et, sur la table, des fleurs prétentieuses.

Le patron de l’hôtel fit son entrée ; il tenait un peu de Napoléon et beaucoup d’un acteur anglais. Mis avec une élégance recherchée, les revers de son veston croisé bleu-marine très larges, la taille trop pincée, les manchettes en tromblon, debout devant un dressoir, il se mit avec affectation à servir la soupe — le « potage » disait-il — aux derniers arrivés ; puis il alla, de table en table, recueillir critiques et flatteries, s’inclinant avec grâce et se regardant dans les glaces. Non loin de Bélisaire, il s’arrêta ; celui-ci, qui le suivait d’un œil amusé, remarqua avec quel intérêt il entretenait une dame dont les bras appuyés sur la table cachaient le visage, tout en laissant voir une taille charmante, une chute de reins souple et charnue. Elle avait, noués en grosse torsade sous la nuque, d’admirables cheveux noirs que séparait sur sa tête une fine et longue raie blanche. Quoique mise très simplement, cette dame avait une grande élégance de lignes.

Le sens artistique de Bélisaire, son instinct de la beauté lui firent goûter la petitesse de cette tête à l’antique, et l’eurythmie parfaite des gestes simples de la jeune femme. Dans les vapeurs du vin et la fumée de la cigarette, il rêva tenir dans ses bras quelque déesse de l’Olympe exilée à Spolète.

La dame sortit et il ne vit rien de son visage. Tout aussitôt il s’ennuya et l’envie le prit, lui aussi, de quitter la salle. Il demanda une chandelle, le numéro de sa chambre et, précédé d’une bonne, se mit à gravir le roide et majestueux escalier qui voltait devant lui.

L’Albergo Fosco était une ancienne résidence papale. Avait-il fallu de bons jarrets à toutes ces seigneuries, prélats, ecclésiastiques et autres, pour s’accommoder de semblables gradins ! L’arrivée au premier étage parut à Bélisaire digne d’une étape. Il pria la bonne de s’arrêter. D’ailleurs, aux murs, dans de sombres bahuts, il venait d’apercevoir des « curiosités » bizarres. Son âme de brocanteur s’épanouit dans un sourire ; ce que voyant, la bonne, qui avait une mine à préférer autre chose que de tenir le chandelier, prit congé, non sans lui avoir donné les dernières instructions pour trouver la porte de sa chambre « au bout du corridor, 2e piano, bien entendu, les salons étant au premier… ».

— « Neuf salons et deux bonnes… Bien l’Italie » — ronchonna Bélisaire qui, d’un œil distrait, considérait, dans la vitrine, un pot étrusque, — vulgaire contrefaçon, il en était sûr, — des armes rouillées, des vases sans beauté, des lézards, des fossiles, mélange affreux sous une poussière sordide. Seule, dans un coin, la lune perçant un instant le ciel nuageux, oui, la lune de Spolète, à travers les vitres d’une grande croisée, faisait chatoyer magiquement le fragment de poterie cuivrée du maestro Giorgio. Bélisaire s’attendrit un instant sur ce maître — il reprenait l’âme artiste, — sur ses secrets perdus, sur la céramique en général, puis sur son ennui particulier… Machinalement, le chandelier à la main, il entra dans l’un des deux salons pour écrire à sa famille.

« Mes chers parents… »

Il ne put continuer. Son cerveau se refusait à la moindre servitude. L’or des lambris et du mobilier massif, le damas rouge des tentures, cette majestueuse et lourde richesse de théâtre, dans ce silence mal éclairé, cette pénombre qui cachait la poussière et les loques, lui causaient un malaise indéfinissable.

Dans ce salon aux miroirs ternes et funambulesques, où sa chandelle et quelques pâles ampoules électriques se renvoyaient leurs piteuses lumières, Bélisaire se sentit « seul au monde ». Sa tristesse crut aussitôt jusqu’à l’angoisse ; il se leva, s’enfuit presque, à travers d’autres salles sombres qu’éclairaient à peine des candélabres d’argent à trois branches posés au hasard.

Mais le numéro de la chambre, était-ce bien le 23 ! et ne fallait-il pas monter un étage, traverser un palier, tourner à droite ?… non à gauche ! Bast ! il verrait bien. Il avait oublié aussi la majestueuse raideur de l’escalier papal. Au second palier, il s’assit, fourbu, sur un escabeau de chêne sculpté, recouvert de poussière. « Pouah ! » fit-il à haute voix, en sortant son mouchoir pour s’épousseter.

Au même moment, une rafale ouvrit la fenêtre avec fracas, tourbillonna et éteignit la bougie. Bélisaire resta penaud. Plus le plus petit morceau de lune pour faire chandelle.

— Cameriere ! Cameriere ! appela-t-il de toutes ses forces. Le silence resta absolu, mais sur ses épaules une chose molle et chaude avait sauté. Un chat faisait ron ron autour de son cou, promenant sur sa figure sa queue douce et impertinente. Bélisaire n’avait jamais aimé les chats et celui-là lui fit horreur.

— Sale bête ! s’écria-t-il. Et prenant le chat brusquement, il le jeta sans façon par la fenêtre.

Ce geste d’énergie avait remonté Bélisaire, qui, bravement, se mit à explorer l’obscurité. Il finit pas trouver un couloir, de la lumière, beaucoup d’assurance et, par une chance providentielle, le n° 23, juste devant son nez.

Au milieu du vestibule aux portières de brocatelle rouge, en loques, comme à l’étage inférieur, brûlait, sur un guéridon, un candélabre où trois chandelles baveuses et mal d’aplomb balançaient aux courants d’air leurs flammes d’église. Bélisaire y alluma son bougeoir et entra dans sa chambre. Elle était grande, à deux fenêtres, à deux lits et nue. Un lavabo de collège et trois chaises de paille faisaient ombre sur le carrelage en briques délavées. Cela sentait le renfermé. Comme il avait la migraine, Bélisaire ouvrit une des fenêtres, et, machinalement, s’y accouda.

Spolète ne bougeait plus, endormie dans la nuit tranquille. Au loin, vers la vallée du Tesino, quelques lueurs brillaient en lampe de sanctuaire, et dans le ciel tourmenté par des nuées sombres se dressaient, plus noires, les grandes tours de Noblesse.

Le jeune homme fit ses projets pour le lendemain. Il essaya de débrouiller les premiers plans de ce paysage nocturne que dominait l’Albergo Fosco. Mais il ne vit ni les toits vieillots qu’il eût pu toucher de la main, ni les palais minables, ni les flèches des églises. Son cerveau, alourdi par les fumées du vin, était aussi peu clair que le ciel d’orage dont la lune se trouvait obscurcie.

Comme il se décidait, enfin, à se coucher, il crut entendre gémir près de lui… Un gamin dans la rue, un ivrogne attardé ? Il ferma la fenêtre. Les plaintes persistèrent, plus nettes. Elles venaient d’une chambre voisine et la bouche qui les proférait était sûrement celle d’une femme douce, résignée, pitoyable. Tout attendri, Bélisaire colla son oreille à la porte mitoyenne et, courbé en deux, les jarrets ployés, les mains sur les genoux, il écouta.

Dans le plus pur et doux italien, la victime priait Dieu de la délivrer de ses tyrans, de lui envoyer un libérateur, un Persée qui fît cesser, avec sa captivité, ses angoisses et ses souffrances… Haletant, Bélisaire percevait à présent les sanglots déchirants de cette pauvre âme qui confiait à la solitude sa désespérance et son martyre.

Quel homme de vingt ans eût entendu tout cela de sang-froid ? Bélisaire, lui, se sentit tout à coup le héros prédestiné.

— Qui est là ? demanda-t-il par le trou de la serrure. Qu’il y-a-t-il ? Quelqu’un peut vous sauver, signora, là, tout près de vous. Ouvrez !

— Signor ! Mon Dieu aurait-il eu pitié de moi ? Celui que j’attends est donc enfin venu ? Seriez-vous mon sauveur ? O Signor, si la Providence m’a exaucée, vous n’avez qu’à tirer le verrou de votre porte et à entrer chez moi.

Bélisaire s’approcha, saisit le loquet, mais, par désir machinal de plaire, il passa sa main tremblante dans sa mèche soyeuse, puis, brusquement, tira le verrou.

Sur un petit sofa nankin, tout contre la cloison de sa chambre, se tenait une admirable femme brune, les cheveux répandus en pèlerine sur ses épaules. Ils encadraient un visage fin, régulier, mais baigné de larmes. Ses yeux, cependant, regardaient, avides et anxieux, le libérateur qui venait ouvrir sa prison. D’un geste spontané, bien naturel en pareil cas, sembla-t-il à Bélisaire, elle se jeta dans ses bras.

Aussi le jeune homme, profitant inconsciemment de son trouble, comprit-il bien vite, et le plus simplement du monde, la souplesse de ce corps charmant, la grâce de ces ondes brunes et veloutées qui les couvraient tous deux du même manteau, la fermeté de ces seins qui s’offraient, haletants, au « libérateur »… Il avait vraiment devant lui ce que les Italiens appellent « un beau morceau de la grâce de Dieu » !

À peine remis de leur émoi, côte à côte, ils s’assirent, les mains unies, sur le sofa nankin. Et, tout de suite, la jeune femme, qui avait laissé ses bras autour du cou de Bélisaire, se mit à parler d’elle-même. Ses malheurs avaient été nombreux et, maintenant, l’injuste jalousie d’un mari la tenait enfermée, pour toujours, peut-être, sûrement jusqu’au retour du long voyage qu’il avait entrepris. Elle dit sa vie lamentable, seule dans cette chambre verrouillée, la sévérité moyen-âgeuse de ses geôliers et la détresse de son âme « abandonnée par l’espérance »… Que Bélisaire fût jeune, ardent et beau, rien de plus naturel, — c’était ainsi qu’elle l’avait rêvé, — mais qu’il logeât dans la chambre contiguë à sa prison et qu’il fût venu précisément à l’heure même où la jeune femme s’était, pour la première fois, livrée à un désespoir bruyant, voilà ce qu’elle ne pouvait comprendre et qui touchait vraiment au merveilleux !

Quant à Bélisaire, il cherchait des yeux la couronne de chêne, d’olivier — ou de violettes peut-être (il n’était pas sûr) — qu’il devait, fervent adorateur, déposer sur la tête fine au profil grec de la divinité assise à ses côtés, dans son peplum de laine blanche. Le charme hallucinant de cette Andromède qu’il avait conquise l’envahissait tout entier et, aussi, la douce tiédeur de ces beaux bras autour de son cou, de ce corps abandonné. — Heureusement pour lui, Bélisaire ne portait ni casque, ni glaive de Persée, mais une jolie mèche brune et veloutée qui se pencha vers l’inconnue dont les lèvres s’entr’ouvrirent pour montrer, avec deux rangées de dents blanches, le désir renaissant d’un baiser.

*

Comme Iseult à Tristan, la recluse avait versé son philtre à Bélisaire dans l’ivresse de la première nuit. Il s’était réveillé amoureux à mourir, tout au moins à commettre les pires folies.

Elle s’appelait Totila. De son corps merveilleux, elle savait, avec une intelligence exercée, tirer le meilleur parti. Ses gestes, toujours, restaient simples et utiles. Elle mélangeait une gaieté presque enfantine à la mélancolie que lui causait sa triste vie de prisonnière. Mais elle savait surtout, tendre et réservée, se taire, charme rare que goûtait excellemment Bélisaire. Car, muette, elle redevenait l’Andromède conquise. Quand, pâmée dans l’étreinte, elle entr’ouvrait sa bouche mince et rouge pour laisser son souffle haletant s’apaiser, son amant contemplait longuement la beauté parfaite de son corps rejeté en arrière, la ligne harmonieuse et symétrique des bras liés en couronne autour de sa tête fine ; artiste et poète, il caressait avec une volupté sacrée ces belles formes antiques auxquelles il vouait toute l’exaltation de sa littérature, tandis qu’il les louait en phrases hésitantes empruntées aux odes mythologiques.

Leur amour était si exclusif et si ardent qu’au cours de leurs premières entrevues il ne fut entre eux nullement question de la réalité des choses, dont la principale était, certes, la délivrance définitive de Totila.

Bélisaire ne pouvait la visiter que la nuit. Dans le jour, il « tuait le temps ». En homme ivre d’amour — et un peu fatigué aussi — il parcourait paresseusement Spolète avec fièvre, et, s’intéressant à tout ce qui, de près ou de loin, pouvait ramener sa pensée vers la jeune femme, il retrouvait partout son souvenir.

Jamais fils ne remplit plus dûment le désir de ses bons parents. L’amour développant son exaltation artistique, il avait retrouvé son bourrichon. Aussi goûtait-il plus bellement la ville.

Tout imbu, enfin, de sensualité italienne, il atteignait l’heure divine où, tirant le verrou, il retrouvait Totila, si naturelle de grâce et de tendre désir, étendue sur le sofa nankin, drapée dans sa robe blanche aux longs plis graves.

*

Salut ! ô verte Ombrie, et toi, divinité de la source limpide, ô Clitumne, se répétait, tout joyeux, Bélisaire, courant en fiacre sur la route de Giacomo, un volume de Carducci dans sa poche. Là, dans l’église petite, majestueuse et désolée, sous les fresques du Spagna, le tendre maître, il devait retrouver Totila.

À genoux, les mains jointes, la jeune femme égrenait un lourd rosaire, avec une dévotion si ardente que Bélisaire dut lui toucher la joue d’un doigt caressant pour l’avertir de sa présence.

C’était dimanche ; ses « maîtres », avait-elle dit, lui laissaient ce jour-là de longues heures de liberté. Rougissant un peu au souvenir de sa servitude, elle expliqua comment le dimanche, à onze heures, ses « bourreaux », avec son déjeuner, lui apportaient un repas froid pour le soir. Ils allaient ensuite se promener, après l’avoir soigneusement verrouillée dans son affreuse chambre tendue, ô dérision, d’un papier peint à joyeuses roses rouges, dans le cœur desquelles, en pensée, elle laissait tomber tant de larmes… Et jamais elle ne revoyait ses geôliers avant le lundi matin.

« Pauvre colombe altière et humiliée… », pensa Bélisaire attendri. « Aujourd’hui, du moins, ils pourraient jouir du soleil et s’aimer librement à la lumière du jour et en plein air ! »

Les deux amants montèrent en voiture. Quoiqu’on fût au mois d’octobre, le soleil dardait ses rayons sur la glèbe dont les sillons nouveaux se fendaient en fumant.

Totila gardait son silence précieux. Bélisaire, heureux, avec le respect que son souvenir attachait aux œuvres anciennes, contempla cette vallée qu’avait chantée Virgile, toute pamprée encore de ses vignes rougissantes aux raisins mûrs. Il se réjouit à la vue des potirons d’or jaune et des maïs suspendus en grappes orange aux branches défeuillées des arbres. Des montagnes environnantes la brise apportait l’odeur des thyms et des menthes, et faisait frissonner les chênes sacrés. Puis, la voiture longea de hautes et brutales collines.

De leurs flancs pelés, des cailloux ronds, charriés par les pluies d’orage, roulèrent sous les pieds des chevaux.… Qu’y avait-il donc de changé depuis les Géorgiques ? Rien, répondait Carducci à Bélisaire.

De la montagne couronnée de sombres hêtres qui, en murmurant, ondoient au souffle du vent et d’où la brise emporte au loin l’odeur des sauges et des thyms sauvages, les troupeaux descendent encore vers toi dans les soirées humides, ô Clitumne ! Le jeune Ombrien baigne encore dans ton onde son indocile brebis…

Car voici les sources du Clitumne.

Un sentier bardé de choux cabus menait à l’enclos vert soigneusement ceint de barrières blanches et où, silencieuses, au milieu de leur tapis d’herbe drue, les sources vives forment un lac minuscule et charmant.

Derrière de hauts et tendres peupliers, le soleil perçait avec rage les ramures grêles ; hostile à cette ombre, à cette fraîcheur, il picotait de paillettes aiguës l’émeraude des prés humides… Sous le mystère d’un gros saule chevelu, dont les longues branches venaient caresser la surface de l’eau, une barque blanche attendait. Les deux amants, pour y entrer, s’enlacèrent, afin de rechercher l’équilibre rompu de cette coquille de noix. Totila, dès qu’elle fut assise, se penchant, plongea ses deux bras nus dans l’eau d’où semblèrent aussitôt monter deux : fines colonnes d’albâtre. Puis, la jeune femme, souriante, admira l’intimité de ce coin de verdure, sa fraîcheur, son repos. D’un geste juvénile, elle ôta son chapeau ; Bélisaire goûta encore sa simplicité et sa grâce constantes. Il comprenait, cependant, ne pouvoir partager son enthousiasme. Il était trop habitué aux coins de France où l’eau, la verdure et les arbres et la fraîcheur humide de la terre se rencontrent si souvent. Mais une Italienne, devait s’émerveiller de cette nappe d’eau subite, profonde et rapide qui créait une oasis poétique au milieu de cette terre dure, sèche et haletante de l’Ombrie. Et Bélisaire aima Totila parce qu’en cela encore elle suivait si naturellement l’instinct de sa race ! Il l’enlaça doucement et la baisa au front. Le miroir liquide, vibrant sous, la poussée des sources, mêla un instant l’image de leurs visages unis et penchés.

Du fond de ce lac d’émeraude, l’onde sourdait, calme et généreuse, en spires frémissantes ; elles entraînaient dans leur giration de grandes algues plates qui ondulaient avec des mouvements de bêtes vivantes, avides d’atteindre la surface pour respirer… Et des mousses onctueuses ouataient la paroi des roches. Mais c’étaient surtout les jeux de lumière qui charmaient Totila et la transparence cristalline, le mystère du cœur même des sources, le vertige des profondeurs et aussi la course des petites truites affolées vers le panier aux nourritures sordides.

Bélisaire saisit les avirons et conduisit la barque jusqu’au village proche. Sur la route, derrière le faîte d’un petit temple en contrebas, passaient, attelés, deux grands bœufs blancs. L’arc élargi de leurs cornes immenses apparaissait au-dessus du toit de briques rousses et leur char rempli de raisin exhalait une forte odeur de vendange. Bélisaire récita…… Les hanches couvertes d’une peau de chèvre comme les faunes antiques, pensif, le père dirige le chariot peint de diverses couleurs et la vigueur des beaux taureaux… des beaux taureaux à la large encolure, aux cornes en croissant sur le front, aux yeux pleins de douceur, au pelage de neige, pareils à ceux qu’aimait Virgile…

Totila et Bélisaire, quittant la barque, prirent le sentier qui, le long du bief d’un moulin rustique, conduit au petit temple que dorait chaudement le soleil déjà sur son déclin. Son fronton triangulaire soutenu par de pures et nobles colonnes, ses escaliers symétriques semblaient attendre que les deux amants vinssent, les mains unies, consacrer leur amour au dieu tutélaire du Clitumne.

Les sauges et les thyms poussaient entre l’appareil disjoint des pierres roses ; Bélisaire écrasa les herbes sous ses doigts. Il huma leur odeur avec ivresse. Puis il se tourna du côté de la vallée, comme s’il eût voulu l’étreindre.

Salut à toi, s’écria-t-il, ô verte…

Mais où était Totila ? L’eau du Clitumne balançait près du moulin la barque vide ; au loin, une femme cueillait du cresson sur la berge… c’était elle, Totila, dont il avait fait une déesse et qui maintenant, les jupes retroussées vulgairement, cueillait de la salade, au lieu de s’émouvoir avec lui devant ce temple évocateur, sous le parvis duquel Carducci salua la patrie antique !

Avec regret, il prit congé de Jupiter Clitumnien et, reprenant le sentier herbeux, il rejoignit sa compagne. Dans ses mains blanches, elle tenait un paquet de cresson gras qui dégouttait encore d’eau fraîche. Elle en mâchonnait quelques feuilles comme une chèvre capricieuse. Les racines blanches de la plante pendaient en fil de soie sur ses lèvres rouges. Bélisaire, oublieux de Carducci, de Virgile et de Pline, la trouva belle et la baisa sur la bouche…

Ils reprirent le chemin de Spolète, après s’être arrêtés dans une ferme, pour goûter d’œufs durs, de noix et de raisins. Totila se pressait tendrement contre son amant, avec cette mélancolie particulière aux proches séparations. Pourtant le jeune homme n’avait pas parlé de départ.

Bélisaire, malgré la désillusion du cresson, gardait la grave ivresse de ceux qui, avec la foi, burent à la coupe de l’antiquité païenne. Aussi, cette nuit-là, s’approcha-t-il du sofa nankin avec une sorte de solennité. C’était « la femme » tout entière que le jouvenceau croyait tenir dans ses bras. D’ailleurs, jamais Totila ne lui parut plus douce, ni plus attentive…

Quand l’aube leur indiqua l’heure de la séparation, elle eut une crise de désespoir dont Bélisaire s’effraya. Que ferait-il de cette femme, le jour proche où il lui faudrait la quitter définitivement ? Mais il avait vingt ans et ne s’embarrassait pas, à l’avance surtout, d’idées trop sérieuses. Il baisa donc, sur ses beaux yeux, son amie en larmes et, lui ayant donné rendez-vous pour la nuit suivante, selon qu’ils avaient accoutumé, il s’arracha enfin à son étreinte.

Encore exalté par la promenade de la veille et par le rêve éveillé de la nuit, Bélisaire s’en fut errer aux portes de Spolète, près du Monteluco ; sous les chênes verts et sacrés, il composa une ode à la Nature, à l’Italie, à la Femme. Après l’avoir recopiée, il s’endormit doucement, assis sur le terre-plein de San Pietro in Gradino, en contemplant les bas-reliefs naïfs où sont représentées de si drôles histoires d’animaux.

Quand, vers midi, il remonta, la tête un peu lourde, vers son déjeuner, il trouva le tranquille hôtel révolutionné par le départ imminent de ses plus importants pensionnaires, le jeune ménage et sa suite. Une auto les attendait devant la porte. Le moteur ronflait quand, en courant, arriva une jeune femme de chambre, toute embarrassée de paquets. Elle fit un faux pas sur la marche du seuil, manqua tomber et poussa un cri si angoissé que Bélisaire se retourna. L’auto, déjà, s’éloignait.

*

À 10 heures, le même soir, bien reposé et son ode à la main, il frappa à la porte de Totila. Personne ne répondit. Il patienta un peu, par prudence ; puis il refrappa, appela, enfin se mit à crier. Devant le silence persistant, Bélisaire, inquiet et exaspéré, résolut d’enfoncer la porte ; mais elle était en chêne plein et solidement verrouillée. Dans sa colère impuissante, il proféra les plus gros jurons en se précipitant comme un fou pour chercher l’autre entrée. Mais il tourna en vain le long des corridors ; des murs pleins partout le séparaient de cette chambre. Armé de sa chandelle, il explora le bâtiment, se heurta aux courtines de brocatelle, secoua en passant, la poussière des consoles, renversa l’escabeau, se pencha à la fenêtre par où il avait précipité le chat. Rien !

Que pouvait être devenue Totila, la pauvre victime ? L’escapade de la veille avait-elle été découverte, dénoncée ? L’avait-on enlevée pour la cacher en quelque prison plus secrète où on lui ferait chèrement expier sa fugue ? Ah, pour cela non ! Il voulait savoir, il saurait, et pas plus tard qu’à l’instant même !

Il était minuit. À l’Albergo Fosco, personne, à cette heure-là, sauf les revenants et Bélisaire, n’errait dans les corridors. Il se résigna à rentrer dans sa chambre, où il s’étendit tout habillé sur son lit, épiant le moindre bruit. Son imagination travailla si bien que, le lendemain matin, à la première heure, il se précipitait chez le patron. Les yeux hors de la tête, mais la parole mesurée et sévère, il s’enquit immédiatement « du locataire, son voisin ».

— La chambre près de la vôtre, Monsieur ? mais elle n’est pas occupée.

— Elle n’est plus occupée, Monsieur ! mais hier elle l’était encore et je vous somme de me dire ce qu’est devenue la victime !

— La victime, Monsieur ? À vrai dire, je ne vous comprends plus du tout. Cette chambre fait partie d’un autre bâtiment et n’est, je le répète, jamais habitée.

— Ah ! vraiment, Monsieur ! Et si je vous disais que, depuis six nuits passées dans votre hôtel, je n’ai cessé d’y entendre se plaindre, gémir et sangloter… puis hier, tout d’un coup, tout disparaît… tout se tait. Vous ne pensez pourtant pas que je laisserai les choses aller ainsi, sans faire scandale, appeler la justice ?

Le patron avait changé de figure. Son attitude, jusque-là déférente, devenait inquiète, presque hostile. Il croyait avoir affaire à un fou.

— Monsieur, vos paroles dépassent les limites permises. Je vous prie de cesser immédiatement cette facétie.

— Monsieur ! — et Bélisaire l’empoigna par le collet. — Je ne cesserai cette facétie que lorsque vous m’aurez ouvert cette porte !

Le patron, pensant ne pouvoir convaincre Bélisaire que par l’évidence, monta avec lui au 2e étage. Depuis combien d’années avait-il négligé cet exercice, ce bon propriétaire ? Ayant constaté d’un œil étonné, mais tout de suite résigné, l’état de délabrement de ces appartements, il pénétra « au 23 » et se dirigea vers la porte de communication, qu’il trouva close. Il ordonna alors à une fille de chambre qui, curieuse, les avait suivis, « de descendre au pavillon et d’aller ouvrir de l’autre côté ».

Quand, trois minutes après, Bélisaire pénétra dans cette chambre aux volets clos, il ne put rien distinguer à cause de l’obscurité. Mais il sentit son abandon récent ; une fine odeur de Vere novo et de violette traînait dans l’air ; et quand, enfin, le jour entra par les fenêtres ouvertes, la première chose qu’il vit fut, sur la housse molle du sofa nankin, les plis qu’y avaient laissé le poids de leur corps. Sauf ces tout petits indices, rien ne pouvait prouver que cette chambre eût été récemment habitée.

Bélisaire restait stupide. Soudain, la cameriera se baissa et ramassa un mouchoir… Il le lui arracha brusquement et, le brandissant sous le nez du propriétaire ahuri, il menaça de l’en étouffer.

Celui-ci, qui vraiment gardait une dignité froide de grand seigneur (ne portait-il pas des manchettes évasées et un veston d’une coupe britannique), prit doucement le mouchoir des mains de son hôte, et le présenta à la servante. Cette fille, cachant sa tête avec son tablier, fondit en larmes. « La chambre, bégaya-t-elle, elle l’avait donnée, oui, à une dame si mal couchée dans la sienne… et puis, cela avait duré si peu de temps, vraiment… huit jours à peine… et elle était partie ce matin… » —

Bélisaire eut tout à coup envie de s’asseoir. Il s’appuya contre le mur… Ce cri, ce cri poussé le matin même, près de l’auto en partance, c’était celui de Totila !

II. La demoiselle de Gubbio §

Elle était mince, longue, svelte et la grâce antique circulait dans son corps. Nue, les bras rejetés un peu en arrière, comme pour reposer sur leur équilibre instable de trop fines chevilles, elle se cambrait, légère dans une attitude à peine provocante. Les méplats de ses épaules menues apparaissaient ainsi mieux exprimés et plus vivants. Tandis que ses longues jambes invitaient à l’enlacement, à l’esclavage, ses reins se cambraient admirables de structure, et le creux de sa taille inspirait le vif et soudain désir du baiser… Sur tout son corps charmant, le vert de la peau s’épuisait dans les tons les plus délicats. De pensives caresses avaient dû patiner le bronze chaud des seins et des hanches. Les plans différents des chairs syndiquaient par une teinte adoucie, tandis qu’un vert-de-gris presque pur en réjouissait les ombres. Ainsi, elle évoquait la chose rare, unique, la Beauté mystérieuse…

De son visage auquel une couronne de cheveux relevés donnait une expression hiératique, on ne distinguait presque rien. Ses yeux mi-clos, ses traits effacés semblaient vus à travers les siècles.

Or cette demoiselle de Gubbio, avec sa grâce et sa noblesse, pouvait tenir tout entière dans la main d’un homme.

Du fond de la vitrine, où elle avait passé bien longtemps sans doute, parmi les cartes postales et les pastiches huileux, au milieu des poteries modernes et des hurlantes camelotes d’un perruquier revendeur, elle s’imposait, sans morgue, mais sûre d’elle-même et consciente de sa valeur. Elle attendait.

Qu’attendait-elle ? L’amant de sa grâce et de sa beauté ? Viendrait-il un jour la revendiquer, elle, si convoitée par tant d’amateurs qui, pour la posséder, avaient mis, à tour de rôle, dans le plateau de la balance, son double, son triple, son sextuple poids de sesterces d’or, elle, bijou unique, cataloguée plus tard au trésor du prince-duc, puis volée, perdue on ne savait pas comment, oubliée aussi !

Deviendrait-elle la proie du collectionneur rapace et sans goût, dont les mains avares remporteraient, payée à sa stricte valeur de vieille ferraille, pour l’enfermer, sans même un regard désintéressé, hommage à sa seule et immatérielle beauté, dans une armoire sombre, à sa place, à son rang chronologique, après lui avoir collé une affreuse étiquette encadrée de bleu sur le derrière, sur son admirable derrière !

Elle devait rêver souvent à son aventureux passé. Celui qui, dans son génie, l’avait conçue et de ses mains l’avait créée avec amour, il était beau, lui aussi ; mais depuis sa mort si lointaine, combien furent nombreux et divers ceux qui la possédèrent. Ah ! le mystère d’une demoiselle de Gubbio ! jamais plus on ne saurait son âme, ni par quelle fatalité elle avait échoué dans la boutique à tout vendre du Corso Vittorio Emmanuele.

Quand le jour baissait dans la vieille rue provinciale, le soleil oblique dorait un instant les méplats de ses épaules nues ; puis la nuit venait très vite. Et, soudain, la demoiselle de Gubbio se détachait toute noire et sévère sur l’éblouissement de l’unique bec d’acétylène qui s’allumait dans la boutique. Son ombre grandissait alors, fantomatique, aspirée par la rue, sur les larges dalles de laquelle, impalpable, la grâce de ses bras repliés en arrière cherchait à étreindre. Elle devenait l’inattendue séduction de cette ruelle étroite, avec ses hauts palais aux créneaux gibelins, édentés, livrés à l’obscurité lugubre, jusqu’à ce que, au bout des potences, fussent allumés de tardifs quinquets.

Bélisaire, arrivé la veille à Gubbio, avait tout de suite remarqué la statuette. Frappé de sa beauté, il crut sincèrement rencontrer pour la première fois le type idéal de la femme.

Que pensait-il alors de Totila ? Il n’en pensait, à la vérité, plus rien et, chose étrange, dans son esprit, elle restait seulement l’inspiratrice de ses derniers vers, de cette ode qu’il trouvait admirable, bien entendu. Il avait rêvé et non vécu son séjour à Spolète. De sa pseudo-dramatique aventure, il effaçait volontairement le souvenir. Trop aimé et trop déçu, cela faisait une assez juste balance.

Devant la boutique du barbier bric-à-brac, Bélisaire, hypnotisé, contemplait la statuette. Il ressentait vraiment l’émotion si naïve et si profonde de l’adolescent devant son premier et véritable amour. Le creux de ses mains était moite et sa bouche sèche. Allait-il rougir de voir, derrière une vitre sale, cette jolie demoiselle dévêtue ? Une pudeur enfantine le prit soudain ; il se détourna lentement et s’en alla tout attristé.

Le soir, cependant, attiré par un charme invincible, il revint admirer la Déesse et la voir se dorer et vivre à la lumière du soleil couchant. À la contempler, il oubliait l’heure. La nuit tombée, le bec d’acétylène fulgura et la statuette projeta dans la rue son ombre agrandie dont les bras étreignirent Bélisaire. Défaillant de se trouver si près d’elle, il ferma les yeux et porta les deux mains sur son cœur. Puis il tendit les bras pour emprisonner le corps offert de la déesse. Ô cruauté de l’ombre fuyante, insaisissable ! Angoisse de l’étreinte qui jamais ne se resserre !

D’un bond Bélisaire se trouva dans la boutique. Si le perruquier ignorait la valeur de sa pièce rare et la lui vendait pour… 10 livres ? Mais, aussitôt, il se méprisa d’escompter une aubaine, alors que son cœur battait d’amour ! Le sourire effacé de la statuette lui promettait tant de bonheur ! Il la paierait cher ; très cher, s’il le fallait, sans vil marchandage. Pour elle, il sacrifierait la fin de son voyage, se priverait de tout.… « pour elle ! »

— Monsieur, cette statuette ?

— La petite femme verte ? une belle pièce, n’est-ce pas ?

— « Une belle pièce » ! Sa déesse, « une belle pièce ! » répéta, à part lui, Bélisaire scandalisé.

— Une belle pièce, oui, Monsieur… seulement, elle n’est pas à vendre.

Bélisaire se sentit pâlir.

— Alors que fait-elle dans cette vitrine ?

— Elle sèche… la jambe… je l’avais en réparation.

— Et alors, elle appartient ?…

— À une grande famille de Gubbio.

— À toute une famille ?

— Si, Signor.

— Et pensez-vous qu’elle y tienne beaucoup, cette famille ?

L’homme eut un sourire dont l’expression énigmatique échappa à Bélisaire. Il répondit enfin :

— Chi lo sa ?

Ces mots ont rendu l’espoir à tant de désespoir. Chi lo sa ? On fait le tour du monde avec ce point d’interrogation !

— Et le nom de cette famille ?

— Principi Barbabietole.

— Ils demeurent ?

— Mais au palazzo Barbabietole ! répondit l’homme, ahuri de tant d’ignorance.

Bélisaire regarda l’heure et constata qu’il était trop tard pour courir au palais et se présenter à la famille des « petits Médicis » de Gubbio. Mais il pria le marchand de lui en indiquer le chemin. C’était là-bas, dominant la ville et la vallée, un grand bâtiment dont la façade n’avait rien de rébarbatif. Les propriétaires d’un aussi placide palais devaient être de braves gens. Et quelle chance, s’ils pouvaient ne pas tenir à leur statuette !

Un peu calmé, Bélisaire descendit jusqu’à son auberge, rêvant à la place que tiendrait désormais dans sa vie la petite déesse. Sur son bureau, sous ses yeux, à la portée de sa main, elle serait désormais, avec la grâce de ses reins infléchis, la minceur de ses jambes raidies sur ses pieds délicieux, sa tête encadrée d’un geste émouvant, son sourire perdu, et les méplats de sa chair verte, suggestive de douces et lentes caresses…

Une rumeur qui sortait du porche d’une église le tira de sa rêverie. Agenouillée, une foule de dévots récitait le rosaire, en doux ronron, dans une ombre tiède.

L’autel brillait de tous ses cierges allumés dont l’éclat orangé avivait l’émail bleu et blanc d’un étincelant della Robbia.

Bélisaire entra et, s’adressant à une vieille femme coiffée d’un foulard ocre à roses pourpres, il demanda :

— Qu’est-ce que cette fête ?

— La fête d’un saint.

— De quel saint ?

— Santa Decretina.

— È una donna ?

— Si crede.

Il s’amusa de cette simplicité et recommanda aussi à sainte Decretina, en lui offrant une demi-douzaine de cierges, la réussite de son entreprise.

Bélisaire devenait tout à fait italien.

*

Le lendemain, en grimpant par les rues de Gubbio-la-belle, Bélisaire fut frappé de leur saleté et de leur odeur sordide. Les désinfectants municipaux ajoutaient encore à cette infection qui gâtait le plaisir de la promenade. Il savait que Gubbio était non seulement une des plus pittoresques, mais la plus fine des villes d’Ombrie. Hélas ! il ne pouvait sentir ni sa beauté ni sa finesse… Il sentait surtout ce relent sui generis s’exhalant des rigoles creusées en égout aux joints des dalles inclinées. Brive-la-Gaillarde jadis et Saint-Gaudens l’avaient, certes, plus agréablement impressionné. Il est vrai que ces perles gasconnes lui étaient apparues à travers les fenêtres d’un wagon ! Aujourd’hui, en allant demander la main de sa belle, afin de ne point salir ses chaussures aux bouses étalées, il eût souhaité, vêtu de velours cramoisi et l’épée au poing, chevaucher un palefroi jusqu’au palais Barbabietole. Et il était à pied, un Bædeker à la main, pataugeant dans l’ordure des ruelles, sautant les grandes flaques de vinasse qui s’égouttaient des tonnelets ovales empilés sur les chariots attelés de grands bœufs aux jougs multicolores.

Arrivé sur la place Barbabietole, Bélisaire, tout en baissant le bas de ses pantalons, décida qu’il irait droit au but : « Collectionneur, une statuette aperçue chez un perruquier lui plaisait… Était-elle à vendre ? »

Il sonna. Comme personne ne se présentait, après un moment d’hésitation, il poussa la porte entrebâillée et se trouva dans un vaste vestibule vide et sonore. Un grand escalier lui proposa le chemin. Ce ne fut qu’au deuxième étage que le palais, malgré sa solitude, lui parut habité. Il attendit, se promena de long en large ; enfin, gêné d’avoir ainsi des allures d’intrus, presque de voleur, il toussa bruyamment… Toutes les portes étaient ouvertes sur des appartements somptueux. Des chambranles de marbre, aux tons chauds, soutenaient de trop riches rocailles dorées dont les lourdes grâces vulgarisaient la noblesse de ces vastes pièces vues en perspective. Bélisaire aperçut tout là-bas, au fond du cinquième salon, sa propre image réfléchie, encadrée sous les linteaux successifs du plus pur style baroque. Il s’avança, l’âme résolue, mais le pas hésitant. Il y avait le salon laqué rouge, le salon laqué vert où les fleurs peintes s’insinuaient sous les vieux bois dorés des cimaises et des corniches. Il y avait encore la galerie des marbres et des tableaux où des places vides signalaient l’enlèvement récent de pièces rares, comme il convient, en Italie, chez les princes authentiques. Tout cela était trop riche et trop pauvre à la fois, trompe-l’œil, décor de théâtre, en tout cas.

Inquiet, à la fin, de cette solitude, mais rendu audacieux par l’amour, il traversa l’enfilade des derniers salons, tout en évoquant, sous l’ébrasement des portes, les successives Barbabietole qui — belles ou laides — avaient soupiré d’amour et laissé leurs ardentes et tendres paroles accrochées aux volutes de ces sculptures dont l’or s’était adouci sous cette poudre impondérable.

Soudain, son cœur battit plus fort. Il allait entrer dans la dernière pièce, sûrement le cénacle où il trouverait à qui parler, enfin, de sa déesse. C’était une rotonde vert pâle dont les tons délicats, tout de suite, le charmèrent. Mais, sous un dôme plafonné, un lit nuptial moderne, en palissandre reluisant, dressait son panneau de chevet, sur lequel d’énormes armoiries en fort relief se couronnaient d’un casque empanaché.

Bélisaire fit un « Ah ! » Comment ! dans ce saint des saints, pas le moindre Barbabietole, fût-il sur un trône ou sur une chaise percée ! La chambre était vide. Sa déception soudain se changea en stupeur : là-bas, sur cet autre meuble en palissandre et modern-style, il avait aperçu alignées, et comme sortant du moule, dix, quinze, vingt… il ne savait plus ! trente peut-être demoiselles de Gubbio !

Avec la même grâce provocante, avec le même geste charmant, elles rejetaient toutes, dociles danseuses de ballet, leurs bras en couronne derrière la tête. Elles avaient, toutes, une semblable chair si joliment verte, aux méplats dorés, et tendaient, toutes, de pareilles jambes minces, dans une attitude archaïque… Et le sourire effacé de chacune d’elles promettait le même et identique amour, cet amour pour lequel Bélisaire eût fait des folies ! Ah ! les trente sourires de ces trente demoiselles vertes en rang d’oignon, nymphes banales, prêtes à partir successivement, pour la boutique du brocanteur ! Ces horribles sourires de chef-d’œuvre à bon marché narguaient le jeune homme. Il s’enfuit désolé, déçu, furieux. Dans l’avant-dernier salon, il heurta un plateau de tôle noire vernie, qui, sur un escabeau, supportait des verres et une bouteille. Sa gorge était sèche et l’ivresse s’offrait encore à lui, consolatrice. Il se versa un grand verre de vin jaune d’or et l’avala d’un trait. Dans sa bouche fiévreuse, ce fut une amertume exquise et rafraîchissante. Une large étiquette dorée portait : Vermouth de Turin. Et quoi ! c’était cela du vermouth ! Il n’en avait jamais goûté. Son aventure se terminait sur cette saveur singulière… Et il s’en alla fort attristé sans rencontrer qui que ce fût.

*

Le vieux palais des ducs d’Urbin s’érigeait tout près de la demeure princière des Barbabietole.

Machinalement, Bélisaire y entra et, rêveur, se promena au hasard. Tout y était accueillant et beau : la cheminée, d’ordonnance si pure, les pavés de mosaïque, si simplement nobles dans leur demi-deuil, la nudité des murs dépouillés, la solitude même de ce monument fier et résigné, mais sans truquage ni artifice… ces choses lui semblèrent agréables, compréhensives et bienveillantes. Il se sentit enfin en confiance.

Parvenu au premier étage, il s’approcha d’une fenêtre en arcade sur le rebord de laquelle il s’accouda, tandis que sa main distraite taquinait l’extrémité d’une branche de sapin que le dernier printemps avait fait pénétrer jusque dans la salle.

Il vit en face de lui les fenêtres du salon où les trente demoiselles de Gubbio cambraient leurs reins de pacotille, tandis que, vers la droite, s’étendait la vallée « suave et austère » que jadis dominèrent les « Grands Barbabietole ». Le temps était clair et tiède ; une buée stagnante enveloppait la campagne de mélancolie. Peu à peu dans sa bouche diminuèrent l’amertume du vermouth et, dans son cœur, l’âcreté de la déception. Bélisaire se mit à philosopher sur sa mésaventure.

Il se rappela sa jeunesse triomphale et le cortège des femmes, aussi, qu’il avait aimées un peu, beaucoup, plus vite délaissées et qui avaient souffert par lui… Parmi elles s’était sans doute trouvé l’être charmant dont il n’avait point su apprécier la rareté. Les trente demoiselles de Gubbio ! Ne vengeraient-elles pas de sa jeune et inconsciente cruauté celle qu’il avait méconnue ?

Il poussa un gros soupir venu de toutes ces sources épuisées et aussi de son amour-propre frais-meurtri. Puis, avec l’optimisme de ses vingt-cinq ans, il conclut : « Ainsi va la vie ! Après tout, nous sommes quittes. » Il ajouta cependant :

— Quittes ?… Chi lo sa ?

Archéologie, voyages §

Tome LXXXI, numéro 294, 16 septembre 1909, p. 321-325 [323, 324-325].

Arnold Goffin : Saint François d’Assise dans la légende et dans l’art primitif italiens, Van Oest, à Bruxelles §

M. Arnold Goffin publie, à la librairie Van Oest, un curieux ouvrage sur Saint François d’Assise dans la légende et dans l’art primitif italiens. C’est une excellente étude de l’époque, du personnage et des œuvres très nombreuses qu’il s’est trouvé inspirer. On sait la merveilleuse légende de saint François, — le premier peut-être dans la barbarie du Moyen-Âge qui eut de la condescendance non seulement pour les pauvres gens, mais pour les bêtes, pour les plantes ; on sait le récit délicieux des Trois Compagnons, le mariage mystique avec la pauvreté, l’impression des stigmates, le saint prêchant les oiseaux. C’était l’enseignement de l’amour à une époque brutale, ne s’inclinant que devant la force, et avec saint François, on l’a dit, « le Sauveur se fit homme pour la seconde fois » ; l’apostolat du « petit pauvre » reste une idylle et une épopée. Mais M. A. Goffin fait très bien remarquer que le commentaire pictural a été établi non d’après la légende primitive, mais suivant une version officielle, acceptée par l’ordre des Franciscains, qui prit soin de l’expurger. Quand même il reste d’un grand intérêt pour l’étude de l’art italien à l’époque et traduit les principaux épisodes de la légende primitive. — D’excellentes photographies viennent appuyer du reste le texte de ce livre, qui est plutôt une dissertation qu’un historique, et reproduisent de très nombreuses peintures et différents sites et monuments d’Assise.

Memento [extrait] §

Dans la publication de ces derniers mois, je signalerai présentement les ouvrages de MM. Ed. Radet : En Sicile, Plon, 4 francs. […] — Jean Carrère : La Terre tremblante, Plon, 3 fr. 50. […] — Dr P. Bouloumié : Vingt jours parmi les sinistrés (Naples, Calabre, Sicile), Calmann, 3 fr. 50. — Enfin il faut ajouter […] E. Rodocanachi : Le Château Saint-Ange, Hachette, 20 francs.

Tome LXXXI, numéro 295, 1er octobre 1909 §

Questions militaires et maritimes.
Général Albert Pollio : Waterloo, avec de nouveaux documents, trad. de l’italien par le général Goiran. Ch. Lavauzelle, in-8 §

Tome LXXXI, numéro 295, 1er octobre 1909, p. 512-518 [513-517].

Aujourd’hui, on peut revenir vers ce passé, avec toute sa liberté d’esprit ; il ne peut plus s’agir de faire sa cour au pseudo-neveu couronné du grand Homme. Celui-là s’est écroulé aussi, et quelle chute ! Les études napoléoniennes, après n’avoir pas cessé d’être en honneur chez nos ennemis, commencent à l’être en France. Il n’est pas que la mémoire de Napoléon qui peut y gagner. Lettow-Vorbeck, un Prussien, étudiant le drame de Waterloo, appelle Napoléon Der grosse Kriegsmeister85. Voici un officier général de l’armée italienne, le général Pollio, qui, dans un gros livre sur Waterloo, le nomme le maître des maîtres de la guerre. En fait d’Italiens à Waterloo, on ne connaît guère que le jeune Fabrice del Dongo que la fantaisie de Stendhal y a conduit. Le g. Pollio n’appartient à aucune des nationalités qui se sont heurtées dans cette terrible journée ; son jugement est entièrement libre. À ce titre, il est particulièrement intéressant d’étudier ses conclusions. D’autre part, la Revue militaire générale vient de donner de longs extraits d’une œuvre posthume du col. Stoffel, de célèbre mémoire, sur la campagne de 1815. Stoffel avait fait de ce sujet passionnant l’étude des dernières années de sa vie, après avoir été à même de recueillir pendant la première partie de sa carrière une foule de documents originaux. Fils d’un colonel du corps de Vandamme, qui s’était battu à Ligny, puis avait pris part à l’incroyable mésaventure de Grouchy ; neveu d’un colonel adjudant-commandant du Grand État-major de Soult, sa jeunesse avait été nourrie des récits de 1815. Plus tard, il avait eu la bonne fortune de pouvoir prendre copie de nombreuses notes que le général Guéheneuc, commandant la 22e division militaire sous la monarchie de Juillet, avait rédigées d’après ses conversations avec Bertrand, le grand maréchal du palais, qui vivait alors retiré à Châteauroux. De là, l’intérêt de cette étude : serrée, nourrie de faits, pleine d’appréciations magistrales, elle a l’accent, le ton, la saveur enfin des récits où l’on croit entendre se prolonger encore la vibration de la voix, un peu brisée, des acteurs du drame.

À première vue, il peut sembler audacieux qu’après la magnifique résurrection de M. H. Houssaye, et la critique si large de Lettow-Vorbeck, sans parier des devanciers, le général Pollio ait osé entreprendre une étude d’ensemble sur un tel sujet Nous devrons cependant une grande reconnaissance à l’officier général italien, qui nous apporte, à nous Français, l’hommage d’une si belle contribution, ainsi qu’à M. le général Goiran, son traducteur.

*

L’ouvrage du g. Pollio est purement technique ; la campagne de 1815, telle qu’elle ressort de la conception napoléonienne, a le caractère de simplicité élégante d’un problème de géométrie pure ou, si l’on veut, Napoléon l’avait conçue comme un de ces problèmes sur les mobiles que l’on traite en mécanique élémentaire. Peut-être même l’avait-il trop envisagée sous cet aspect schématique, sans tenir compte assez des facteurs psychologiques. Il n’y a plus dans cette étude aucun trait pittoresque, aucune mise en scène, aucun décor, toute parure qui eût été vaine après l’émouvante reconstitution de M. Houssaye. Mais la technicité pure de l’auteur italien est un attrait nouveau ; la sécheresse voulue de la discussion ne peut enlever rien au pathétique de l’action de guerre la plus foudroyante qu’on ait jamais vue.

Le g. Pollio signale sur quelques-unes des particularités de cette campagne, qu’il n’a pu lui-même, faute de documents, étudier avec tout le soin qu’elles méritent. Ainsi, les marches de concentration des divers éléments de l’armée86, qui, pendant les premiers jours de juin, se massent à proximité de la frontière sans éveiller l’attention des chefs alliés. Wellington et Blücher choisissent ce moment pour écrire à leurs gouvernements et à leurs familiers que le « Bonaparte » n’osera jamais les attaquer. Leur encre n’est pas sèche que le déclenchement de cette masse de 120 000 hommes se produit : mise en branle à 2 h. du matin, le 15, l’armée française, en trois colonnes, balaie les avant-postes prussiens, entre à Charleroi avant midi, et après une étape de 26 km déborde la position, sur la chaussée de Bruxelles, d’une part, de l’autre sur le chemin de Fleurus. Le coup est porté ; comme un coin, l’armée a pénétré entre les masses ennemies. La surprise a été complète ; jamais manœuvre n’a été plus foudroyante. Rien n’avait cependant manqué à la préparation du drame, pas même la trahison. Passait à l’ennemi le matin du 15, avec tout son état-major, le comte de Bourmont, futur maréchal de France et ministre de la Guerre de Charles X, « joueur effréné », dit Pasquier, « traître criblé de dettes », avoue Mme de Chateaubriand, « mange-merde », déclare le vieux Blücher, en refusant de le recevoir. Ainsi, le mot héroïque ouvre et clôt cette inoubliable campagne qu’on pourrait intituler : de Blücher à Cambronne87.

Le général Pollio examine avec grands détails certains points, particulièrement intéressants ; les ridicules dispositions adoptées par Wellington à l’ouverture de la campagne ; la déconcertante attitude de Ney, dans la journée du 17 ; la fausse manœuvre de d’Erlon ; la stupidité et l’inertie de Grouchy, etc., etc.

Wellington, comme son collègue Blücher, d’ailleurs, s’est forgé une gloire à bon marché, au cours de cette campagne. Plus diplomate que général, ses dispositions furent si mauvaises que, trente-six heures après l’attaque des Français, il n’avait pas un peloton de cavalerie à leur opposer, et sa première brigade d’infanterie, mise en marche sans son ordre, n’avait que 10 cartouches par homme.

*

La conduite du Corps de d’Erlon, pendant la journée du 16, reste « énigmatique », dit le général Pollio, même après les patientes recherches de M. Houssaye. Ce n’est pas notre avis. S’il est difficile de dresser un horaire exact des différents ordres reçus par d’Erlon et de ses mouvements successifs, la genèse de sa fausse manœuvre nous paraît offrir toute la clarté désirable. La place nous fait ici défaut pour développer toute notre pensée ; peut-être le ferons-nous prochainement. De simples indications sont seules possibles ici. D’Erlon, tiraillé entre l’Empereur et Ney, adopta un moyen terme, capable de donner satisfaction à l’un et à l’autre. Quand, après une marche d’une lenteur déplorable, d’Erlon se décida à rallier Ney, il laissa à la hauteur du village de Wagnelée les deux divisions Durutte et Marcognet, avec la cavalerie de Jacquinot. Tous les historiens ont admis la présence de la division Durutte en ce point, le soir du 16, Mais aucun ne mentionne celle de la division Marcognet. Or, la présence de celle-ci est attestée par une lettre d’un officier du 45e de ligne, un des régiments de cette division, avec des détails si précis qu’aucun doute n’est possible88.

Il y avait donc, eu bonne place, le soir de Ligny, une force plus considérable qu’il n’était besoin pour exécuter le plan de l’Empereur : prendre les Prussiens à revers sur les coteaux de Brye et leur couper la retraite vers Tilly. La responsabilité de la non-exécution du plan incombe pour la plus grande part au général Durutte. Celui-ci ne cessa de craindre une attaque sur son flanc gauche pendant qu’il marcherait sur Brye ; et il resta hypnotisé devant un rideau de troupes, stationné au sud de Marbais, entre le bois Delhutte et Wagnelée, de 5 h. à 8 h. du soir. Ce n’est que vers 9 h., lorsqu’il était trop tard, qu’il se décida à envoyer deux bataillons à Brye. Les craintes de Durutte s’expliquent, bien qu’elles n’aient pas eu une base sérieuse. Il savait Ney fortement engagé aux Quatre-Bras, réclamant du secours à cors et à cris ; il s’attendait à voir l’armée de Wellington déborder la droite de Ney et accourir par Marbais donner la main aux Prussiens. Le cas de Durutte n’est pas unique dans l’histoire ; nous l’avons vu se présenter, avec plus de force encore, le 6 août 1870, pendant la journée de Frœschwiller, lorsque la division Guyot de Lespart, du 5e corps, se traîna lamentablement de Bitche à Frœschwiller, craignant constamment une attaque sur sa gauche, et arrivant après que tout était fini.

Le général Pollio n’a pas réussi à élucider les conditions dans lesquelles se produisit la fameuse charge des cuirassiers et de la cavalerie de la garde à Waterloo. Qu’il nous permette de rappeler qu’une lettre célèbre du général de Brack, qui était capitaine aux chevau-légers-lanciers de la Garde, a apporté toutes les précisions désirables à ce sujet. La charge est partie sans ordre. La lettre du générai de Brack fut rendue publique en 1835.

Sur la question Grouchy, le général Pollio apporte une suggestion nouvelle. M. Houssaye avait eutrevu la possibilité pour le corps de Grouchy, en quittant Walhain, vers midi, pour marcher au canon, de déboucher sur le champ de bataille avant la débâcle. Le général Pollio soutient une thèse moins audacieuse : il établit, ce qu’il est aisé de comprendre, que les têtes de colonnes de Grouchy n’avaient pas besoin d’arriver jusque sur les lieux où l’on s’entr’égorgeait pour changer la face des choses. Il est, en effet, évident que, bien avant d’arriver à Lasne, par exemple, où s’était massé le corps de Bülow, sa présence eût été éventée et eût obligé ce dernier à lui faire face. Dès lors, le coup droit du 4e corps prussien dans le flanc de l’armée française ne pouvait plus se produire. Et Bülow se serait trouvé dans une position fort difficile : le vieux Blücher eût été ainsi pris à son propre piège. Il aurait cruellement expié sa ruse mesquine à l’endroit de Wellington, qu’il entendait ne secourir qu’au moment où il serait complètement épuisé, afin de se donner les avantages d’avoir sauvé une situation désespérée. Il en fut bien ainsi, grâce à l’incoercible inertie de Grouchy. Il est vraiment d’une ironie singulière que d’aussi pitoyables calculs aient à la fin triomphé du génie de Napoléon.

Lettres néerlandaises.
Arthur van Schendel : Een Zwerver Verliefd, Amsterdam. W. Versluys, 1904 §

Tome LXXXI, numéro 295, 1er octobre 1909, p. 541-545 [542].

Cette idée de la fatalité poussant l’homme au malheur et au crime M. van Schendel l’a reprise huit ans plus tard dans Een Zwerver Verliefd89 (Un Vagahond amoureux), et cette fois il a développé le motif avec une pureté à quoi il n’avait pas atteint la première fois. La donnée est à peu près identique. De même que Drogon, Tamalone vit depuis son enfance sous l’incessante menace d’un destin mauvais et de même que lui il a sous sa garde une femme qu’il aime passionnément, Mevena, la fiancée de son ami le capitaine Rogier. Mais, tandis que Drogon se laisse mener au gré de la fatalité que toujours il accuse sans jamais lui opposer une volonté ferme, Tamalone la combat vaillamment, évitant les actes qui menaceraient de le faire succomber, domptant le mouvement de ses sens par le raisonnement et la réflexion, et réussit à vaincre le destin pendant des mois et des mois de cruelles souffrances, jusqu’au moment fatal où, vaincu enfin à son tour, il tue son ami et fait du même coup mourir Mevena. Le sort tragique du rêveur Tamalone nous emplit de pitié. Si lui se juge coupable, nous, c’est à la seule fatalité que nous imputons son malheur. Drogon, au contraire, être veule et lâche, cédant à chacune de ses impulsions mauvaises, demeure criminel à nos yeux et c’est en partie seulement que nous attribuons au destin le mal qu’il fait.

Tome LXXXI, numéro 296, 16 octobre 1909 §

Lettres italiennes §

Tome LXXXI, numéro 296, 16 octobre 1909, p. 738-744.

Note sur le roman italien contemporain §

Le marché livresque français a été encombré, ces dernières années, d’un certain nombre d’ouvrages littéraires italiens, dont les auteurs conquéraient par ce fait même une notoriété commercialement fort appréciable. Le débouché d’en deçà des Alpes a été ouvert par l’Enfant de Volupté. Depuis les Fiancés, de Manzoni, la littérature italienne contemporaine n’avait pas cueilli en France tous les lauriers, fleuris ensuite en masse, par enchantement, devant le poète qui devait écrire la Fille de Jorio. L’entente franco-italienne a servi à quelques exportateurs. Le caractère « fatal » de cette entente, dans le sens de la fédération méditerranéenne de demain, est bruyamment exploité, on le sait, par tous les organisateurs de banquets officiels franco-italiens en quête de décorations ; et le marché du livre est fort habilement mené par quelques éditeurs et par quelques journalistes italiens.

Sur la route ouverte par d’Annunzio, les bons marchands ont su déverser les « chefs-d’œuvre » littéraires. D’autres marchands non moins habiles ont de nouveau empli les théâtres parisiens de la « divine mélodie italienne ». En même temps, on a vu quelques marques d’automobiles italiennes courir dans les grands raids français, et s’étaler derrière des vitrines « aux bons endroits » de la capitale méditerranéenne à conquérir. L’industrie italienne a aussi triomphé, ces dernières années, tandis que les restaurants italiens se multipliaient de leur côté, sur les grands boulevards. Tout élégant connaît aujourd’hui les moteurs italiens, la cuisine italienne, Puccini, Léoncavallo, Fogazzaro, Mathilde Sérao et Grazia Deledda, sans oublier l’histoire de M. Ferrero !

Les musiciens et les écrivains ont eu plus de chance que les peintres. La peinture italienne seule, sous le nom de divisionnisme, a tenté sans trop de succès l’assaut de la métropole. Les autres industries s’y sont installées solidement. Mais il serait temps, sans doute, d’examiner attentivement les différentes marques, et de ne retenir que les plus « sérieuses », celles qui, au moins en littérature (car pour la musique les justiciers sont déjà nombreux, et, après le scandale de Pelléas et Mélisande à Rome, décidés à tout), apportent véritablement soit une énergie idéale et expressive nouvelle, dans le sens général de la littérature, soit une signification d’âme collective neuve et intéressante, dans le sens particulier de la littérature représentative d’un pays. Dans ce corps littéraire italien, qui s’est voluptueusement couché sur les rivages de la Seine, il est enfin nécessaire de reconnaître l’excès de santé ou l’excès de maladie qui doit nous le faire apprécier ou dédaigner. Il y a une exérèse à opérer, sans aucun doute.

Pour le moment, le travail est assez limité, car les poètes italiens n’ont pas encore traversé les Alpes, et le plus grand parmi eux, d’Annunzio, qui est sans contredit un très grand poète, n’est nullement connu comme tel en France. Le théâtre non plus n’a pas été encombré, Jusqu’ici, et cela tient essentiellement à ce que — d’Annunzio toujours excepté — les Italiens, n’ont jusqu’à présent, qu’une très fière aspiration à un théâtre vraiment italien, ou en tous cas vraiment intéressant. C’est le roman qui a été surtout exporté. Encore faut-il considérer que ceux qui le représentent en France se font justice d’eux-mêmes, en envoyant au-delà de leurs frontières trop de leurs œuvres. Le public qui lit en français n’en sera que plus vite fatigué. Car aucun des trois écrivains dont les éditeurs s’obstinent à propager le labeur, ne peut renouveler dans ses œuvres successives la force qu’il lui fut donné de concentrer une fois dans l’une d’elles, et qui lui donna avec la notoriété, voire même avec la célébrité, le droit d’élever pour toute la suite sa voix sur le marché. Ni la tisane morale et néo-catholique du décrépit Fogazzaro, ni le sentimentalisme napolitain ignorant et populaire de Mathilde Sérao, ni l’interminable monotonie de la couleur locale sarde, grisâtre et rougeâtre, de Mme Deledda, ne peuvent assez se renouveler ou s’enrichir, pour qu’en une série de volumes, ces auteurs révèlent au monde un idéal ou une expression littéraires nouveaux, ou une représentation large et puissante de l’âme italienne.

Ces écrivains connaissent assez bien leur métier de conteurs. Mais il existe en Italie de nombreux écrivains qui connaissent admirablement leur métier de conteurs. C’est la grande tradition, édifiée en quelque sorte dès ses origines boccaciennes et florentines, qui s’est continuée même à travers les siècles d’épuisement ou d’imitation, que la littérature italienne a traversés, sans que ses grands écrivains, éclos de temps en temps, aient pu lui donner un caractère général qui ne fût celui d’imitation ou d’épuisement, en un mot : de décadence.

Du « conteur épique » Arioste à Manzoni, conteur romantique, toute une littérature ne peut offrir que le spectacle de quelques esprits intéressants, mais point vraiment grands, dont se détachent seulement, et énergiquement, l’ardent disciple de Corneille, Alfieri, puis Foscolo et Leopardi. Mais dans presque tous les temps la floraison des « conteurs » a été copieuse, et l’universel épanouissement romantique du xixe siècle en aida, comme partout ailleurs, l’éclosion. Mais les meilleurs conteurs italiens du siècle passé furent des patriotes, c’est dire que leur art fut particulièrement dominé par l’effort révolutionnaire de la péninsule, et si par cela il fut assez emphatique, il fut aussi tout vibrant d’enthousiasme et parfois puissant.

Or, la race des conteurs ne s’est pas éteinte en Italie. Celui qui, devant la mer sicilienne, au centre d’un groupe attentif de matelots et d’enfants ébahis, raconte encore profondément ému la geste de Roland, est le prototype national d’une série humaine, que la littérature canalise bien ou mal, et contribue à perpétuer. Et si tout Italien est, comme on l’a dit, poète à vingt ans, il est conteur pendant toute sa vie.

Cependant, la littérature contemporaine italienne a ravagé ces domaines encore à peu près vierges. J’ai déjà noté ici que la génération de littérateurs qui entoura d’Annunzio à ses débuts, rendue stérile par la fureur simiesque de l’imitation, dans la conception et dans le style, s’est enfin repliée sur elle-même et demeure dans un domaine où elle ne laissera point de traces. Plus qu’éblouis par l’éclat de l’œuvre d’un homme de génie, les épigones ne sont souvent qu’étourdis par la fumée de son ardeur. Quelques écrivains pourtant résistèrent au « d’annunzianisme », d’autres se reprirent à temps, trouvèrent assez tôt le chemin naturel de leur talent. Aujourd’hui, il ne reste rien des « d’annunziens », qui vaille d’être remarqué ; des autres il restera des œuvres, dont la littérature italienne peut sans doute être fière.

Luciano Zuccoli : Farfui §

Le public français ne connaît M. Luciano Zuccoli que par les chroniques qu’il signa ici pendant plusieurs années, et par des nouvelles parues dans quelques revues, entre autres dans la Revue de Paris. M. Zuccoli me semble pourtant résumer d’une manière en tous points admirable les qualités traditionnelles des « conteurs ». Sa narration est sobre, pleine d’émotion contenue et rayonnante.

Il a ce sens particulier, en quelque sorte exclusif, absolu, du « récit », que la littérature moderne, entraînée par les courants psychologiques qui de la philosophie et de la science se sont déversés sur elle, semble avoir confiné hors de ses cadres, dans le roman-feuilleton, pour laisser toute la place à ses recherches introspectives. Le récit est caractérisé par un thème simple, une fable nette, précise et significative, qui se développe selon toutes les conséquences des faits admis comme prémisses, à l’instar d’une chaîne qui se déroule, à l’instar de la vie. Le « conte » de toutes les littératures offre le paradigme parfait du récit ; mais le conte a été remplacé par la « nouvelle », c’est-à-dire par le tableau représentatif d’un état de l’âme, par une tranche de vie minutieusement étudiée dans quelques attitudes, et non par la vie intégrale des personnages, par un instantané enfin — et la plupart des romans modernes de nos plus célèbres romanciers ne sont que des rassemblages de nouvelles, des suites de tableaux, des superpositions de tranches qui ne font pas un organisme solidement bâti, dont chaque partie participerait vraiment à l’ensemble de la manière étroite et indissoluble qui lie les conséquences aux prémisses. M. Zuccoli possède admirablement l’art du récit. La précision mathématique de son style l’aide à dérouler rapidement et sûrement l’action psychique qu’il veut montrer, et chacun de ses personnages passe devant nous sévèrement habillé de sa « vérité », comme un événement dont le déroulement logique nous apparaît inéluctable et suprêmement émouvant.

C’est ainsi que M. Zuccoli a pu concevoir des contes brefs, rapides, aux phrases composées du moindre nombre de mots, des mots les plus simples et les plus évocateurs, qui demeurent dans notre esprit avec la netteté des choses vues en pleine réalité, entendues en pleine nature, découvertes en pleine liberté d’âmes qui se confient. C’est ainsi qu’après les contes de la Compagnia della Leggera il a pu concevoir et écrire un roman original et puissant, le roman d’un enfant, qui est en même temps le roman d’une partie intégrante de l’humanité moderne : la bourgeoisie industrielle et riche. Dans Farfui, le personnage central est un enfant. Celui-ci existe avant sa naissance, car seul le désir de cette naissance suffit à mouvoir des énergies, à donner à une femme, qui sera sa mère, la volonté âpre et indomptable de se surpasser, d’exaspérer en elle toutes ses possibilités, de se créer une atmosphère de rêve où la réalité de sa stérilité se noierait dans le brouillard de son aspiration à être mère, et à aimer pour être mère, à s’éloigner de la vulgarité du marchand de fromages enrichi qui est son mari, pour se laisser étreindre dans l’étreinte fécondatrice, par un homme supérieur, un homme de sa même race métaphysique, celui que sa chair a élu pour être fécondée. Après sa naissance, Farfui, l’enfant, demeure au centre de l’action animique. Sa ressemblance physique et morale avec son père réel, vigoureusement ébauchée dans sa petite nature déjà définie, suffit à dénoncer l’adultère devant un malheureux réduit à guetter le bonheur d’autrui après avoir gaspillé le sien, et détermine la catastrophe le jour où cet homme révèle au père légal l’adultère. Et toutes les énergies mises en mouvement par l’enfant aboutissent à la catastrophe, dont l’écrivain, par un caprice qui le rapproche davantage du type traditionnel du conteur, dégage une morale d’amour saine et forte, et fait jaillir le bonheur, créant, après la mort du marchand de fromages, la famille que la nature avait déjà réalisée.

Ce qui est le plus étonnant dans ce roman, c’est la maîtrise absolue des moyens dont le conteur dispose. Dans des procédés à la russe, qui s’attachent à quelques contingences banales de l’existence pour en montrer l’importance profonde par leur longue répercussion, tous les détails de l’action première sont toujours présents, visibles, sensibles, jusqu’à l’action dernière. La maison vendue à un prix dérisoire au marchand de fromages par le malheureux qui, à la fin, dénoncera les adultères, nous intéresse dans le premier chapitre comme une circonstance quelconque de la vie de l’acheteur. Ce n’est que peu à peu que cette maison saisit notre intérêt, arrive à nous obséder, comme une idée de fatalité, une idée némésique de vengeance, qui dominera la catastrophe. De même, la salle d’escrime que l’acheteur aménage dans sa maison, et qui ne semble devoir servir qu’à l’amusement d’un homme enrichi, accueillera les tentatives meurtrières de cet homme contre l’amant qui fait des armes avec lui en ami, et qui, un jour, acculé, le tuera.

Il est étonnant que les romans et les contes de M. Zuccoli ne soient pas encore traduits et publiés en France. Il est étonnant aussi que l’œuvre d’antres conteurs, d’autres romanciers italiens, ne soit pas connue dans un pays où quelques maisons d’éditions s’acharnent à répandre de mauvais exemples d’une littérature en général très faible, mais en particulier vraiment intéressante. On s’arrache les élucubrations séniles de M. Fogazzaro, mais on ne connaît pas la prose étonnante, en tous points admirable, de M. Alfredo Oriani, ou les reconstructions historiques, fougueuses et riches, de M. Edoardo Calandra.

Alfredo Baccelli : Sull’ombra dei Vinti §

J’ai parlé du roman le Bal, de M. Alfredo Baccelli. La personnalité politique de ce remarquable écrivain peut servir au jeu facile de quelques journalistes qui ne veulent voir en lui que le politicien. Cependant ses livres, traduits en plusieurs langues, témoignent d’une tendance de notre esprit littéraire, la tendance à la représentation de quelques grands problèmes actuels de l’Âme collective, par la psychologie d’un être. Le dernier roman de M. Baccelli, Dans l’Ombre des Vaincus, est la brève et claire histoire d’un homme synthétique, représentant d’idées politiques avancées, qui, tout en s’élevant sur l’ensemble des contingences et sur la foule qu’il domine, se débat réellement contre son propre égoïsme éperdu, et en est écrasé. Le roman est conçu en deux parties, dont la division est originale dans sa grande simplicité : une partie est consacrée à l’heure de la veine du protagoniste, et l’autre partie à la chute de sa parabole, à son irréparable malheur.

Marcus de Rubris : Satire memorie §

D’autres représentations d’Âme collective nous sont offertes par les écrivains régionaux. M. Verga ou M. F. de Roberto ou M. Capuana, ont exprimé une vision, très poignante toujours chez M. Verga, de la vue sicilienne. M. Beltramelli a consacré tous ses moyens d’évocateur à la Romagne. Mme Deledda avait impressionné le public italien par ses récits de Sardaigne, avant de se faire, de cette terre à la vie curieuse et passionnée, un moyen d’exploitation littéraire méthodique et prolongée. D’Annunzio a songé à ses Abruzzes. M. Marcus de Rubris, un écrivain dont la jeune force s’est déjà admirablement affirmée, écrit maintenant un recueil de nouvelles, Nos Mémoires, où la vie mystérieusement passionnée de la Ligurie palpite étrangement. Le style de M. de Rubris, très personnel, noble et touchant, dans toute la force de son épanouissement lyrique, révèle le poète que la jeune littérature italienne compte parmi ses meilleurs. Et les deux parties des Mémoires contiennent vraiment des études d’âme, dans des fictions modernes et anciennes, où l’on croit avoir la joie de découvrir le rythme le plus secret, passionnel et moral, de toute une race, la ligurienne, dont on ne connaît que l’indomptable activité séculaire.

E. A. Marescotti : L’orribile fascino. — Giulio de Frenzi : Il lucignolo dell’Ideale — Giostiao Ferri : La Camminante §

Toute une génération d’écrivains s’exerce avec un succès digne et réconfortant à mille recherches psychologiques dont la littérature s’enrichit chaque jour. Nul n’a suivi l’orientation idéale et expressive du Feu. Les jeunes écrivains s’affirment surtout par la variété de leurs expressions, de leurs conceptions, de leurs tendances. L’Horrible charme, de M. E.-A. Marescotti, semble contredire l’esprit alerte et clair, l’ironie aiguë et la subtile logique de M. Giulio de Frenzi, qui, dans le Lumignon de l’Idéal, étudie et évoque, avec une profondeur d’autant plus étonnante qu’elle est moins évidente, les milieux médiocres et navrants des universitaires. M. Enrico Corradini, dont les très grandes qualités d’écrivain semblent toutes consacrées maintenant au théâtre tragique, ou M. Giovanni Cena, analyseur passionné et clairvoyant des foules, ou M. Papini, conteur trop romantique, mais personnel et pensif, laissent attendre des œuvres dont le roman italien nouveau doit s’enrichir. M. Ojetti écrit des romans élégants et intéressants, et M. Bracco publie des nouvelles gaies ou pathétiques en deux volumes. M. Giustino Ferri, dans La Camminante, compose un être étrange, une femme, qui sort du mystère de sa vie vagabonde et pauvre, pour s’épanouir dans l’amour, et pour rentrer ensuite dans l’ombre énigmatique de sa marche fatale, où elle se perd.

Et l’on sait que d’Annunzio a repris son labeur de romancier avec le livre qu’il écrit : Peut-être que oui, peut-être que non, et M. P. Buzzi a tenté un vaste poème psychologique en prose avec Vers l’exil.

En attendant, on peut voir chez les libraires Pereat Rochus et autres nouvelles, de M. Fogazzaro, et Je meurs où je m’attache, de Mme Grazia Deledda, et Vive la Vie ! de Mme Mathilde Sérao !…

Tome LXXXII, numéro 297, 1er novembre 1909 §

Art moderne.
Le Septième Salon d’Automne [extrait] §

Tome LXXXII, numéro 297, 1er novembre 1909, p. 145-154 [152].

Les distinctions de nationalités, en art, n’ont pas grand sens à l’heure qui sonne. Les mêmes préoccupations, sensiblement, se trahissent par-delà toutes les frontières ; simplement, elles aboutissent avec plus d’éclat en tel lieu — hier et aujourd’hui, en France — que partout ailleurs. Mais les Italiens, depuis quelques années, se ressouvenant de leur gloire antique, prétendent enseigner au monde un art qui serait le leur, propre, exclusif, et le vrai : on sait les efforts récents des « Divisionnistes italiens ». À vrai dire, la prétention n’a point paru très justifiée ; sans nos impressionnistes les divisionnistes ne seraient pas, et même en procédant de ceux-là ceux-ci ne sont guère ; réserve faite de deux ou trois peintres très honorables de qui j’ai naguère entretenu nos lecteurs.

La section italienne, en ce Salon, s’est défendue des partis pris d’écoles ; elle est très éclectique. C’est peut-être pourquoi elle n’a pas réussi. L’appréhension de certains voisinages a écarté les meilleurs des peintres et des sculpteurs italiens. Il n’y a guère là que des valeurs de second plan ou, peut-être, des artistes trop jeunes encore pour la plupart — c’est du moins ce que je voudrais penser — et qui n’ont pas encore donné leur mesure.

Il faut toutefois mettre à part M. Bugatti le fils, extraordinaire animalier, M. Grimani, qui a le sens de la grande décoration, M. Conconi et son beau portrait de Carducci.

Musées et collections.
Memento bibliographique [extraits] §

Tome LXXXII, numéro 297, 1er novembre 1909, p. 154-161 [160-161].

À lire :

Dans la Gazette des Beaux-Arts […] (avril et septembre [1909]) : La Galerie Querini-Stampalia à Venise, par M. Emil Jacobsen ; — (mai) : […]La Nouvelle Pinacothèque du Vatican 3, par M. Maurice Pernot ; […].

Dans le Bulletin des Musées de France […] ([1909,] n° 2) : la Tristesse de Mona Lisa, par M. Salomon Reinach : l’auteur résume les commentaires infiniment divers et souvent étranges qu’a suscités le tableau de la Joconde et ajoute une hypothèse nouvelle à celles qu’a déjà suscitées ce portrait. Suivant lui, le sourire qui flotte sur les lèvres de Mona Lisa ne recèle aucun mystère et n’est que contraint : lorsque Léonard la peignit (1499), elle venait de perdre une petite fille et Léonard aurait essayé de la distraire de sa mélancolie et d’éveiller un sourire sur ses lèvres en travaillant, comme en témoigne Vasari, en compagnie de musiciens ; […].

Dans les Arts […] (mars [1909]) : article […] de M. A. de Ridder sur la riche collection Barberini (objets d’art antiques de toute espèce) récemment acquise par le gouvernement italien pour le Musée Kircher de Rome ; […] — (septembre) : article de M. A.-J. Rusconi sur la nouvelle Pinacothèque du Vatican, accompagnée de 15 illustrations.

Dans le Musée […] (septembre-octobre) : article de M. A. Sambon sur le Musée de Naples ; — (novembre) : Le Musée des Thermes de Dioclétien, par M. Jean de Foville […].

[…]

Dans la revue genevoise Nos anciens et leurs œuvres (1908, n° 2) : étude, illustrée d’excellentes reproductions, de M. Georges Nicole sur la collection d’antiques de M. Étienne Duval, à Pregny, près Genève, réunion de beaux marbres acquis jadis à Rome par le possesseur, et où se trouve une réplique remarquable de l’Apollon Musagète de Scopas.

Dans les Monatshefte für Kunstwissenschaft (novembre 1908) : article de M. A.-J. Rusconi sur.la collection Doria Pamphili, de Rome, riche en tableaux anciens de l’école italienne. […]

Tome LXXXII, numéro 298, 16 novembre 1909 §

Les Poèmes.
Corrado Zacchetti : Le Disciple, Rome, Typographia Diocleziana §

Tome LXXXII, numéro 298, 16 novembre 1909, p. 319-323 [322-323].

Je n’ai lu de M. Corrado Zacchetti que ses œuvres françaises, son Livret de vers, justement louangé par M. Louis Le Cardonnel, et ce nouveau poème, le Disciple, qui ne nous vient plus d’Assise, mais de Rome. La curiosité du poète semble avoir erré sur toutes les routes de l’esprit : il a traduit les plus beaux vers de Shelley, de Tennyson et de Heine, travaillé à l’exégèse de François d’Assise, édité des cantiques du quinzième siècle et dans sa langue natals publié nombre de poèmes que l’on peut supposer excellents à juger de ceux qu’il compose dans la nôtre : il est assez pleinement maître de notre rythmique pour que des vers libres soient aussi harmonieux que s’il eût été soutenu par la mesure de l’alexandrin ou des octosyllabes traditionnels. Alors que lui-même était un jeune homme ivre de foi et d’espérance il lui advint de réprimander un enfant trop prompt à sourire et quand, quinze ans après, il retrouve le disciple devenu un jeune homme, il se reproche de l’avoir alors peut-être découragé ; assez tôt les lèvres désapprennent le sourire, quand la cruauté des hommes enfonce dans les cœurs ses griffes farouches et c’est un crime que de le leur avoir déconseillé.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXII, numéro 298, 16 novembre 1909, p. 348-354 [354].

[…] Revue bleue (16 octobre) : M. Camille Mauclair : Venise devant le Modernisme. […] — Akademos (15 octobre) : […] M. Roberto Bracco : Ce soir « les Huguenots », nouvelle à la Boccace (trad. de l’italien par M. J. D. de Hill). […]

Lettres russes.
M. Gorky et M. Meyer, Le Cataclysme de Messine ; Saint-Pétersbourg, « Znanié », 1 r. 25  cop. §

Tome LXXXII, numéro 298, 16 novembre 1909, p. 372-377 [375].

Dans la description du Tremblement de terre et des horreurs qui, l’année dernière, se sont abattues sur la belle Italie et son peuple, Gorky se dresse de toute sa hauteur de grande figure littéraire. Après tout ce qui a été dit et écrit sur le désastre de Messine, il a su trouver de nouveaux accents d’éloquence, des beautés d’expression et de peinture et de sentiments d’affection et de solidarité humaine qui font grand honneur et à Gorky et au peuple chez lequel il a trouvé une seconde patrie.

Le nouveau livre de Gorky n’est pas seulement un remarquable document artistique sur le dernier malheur de l’Italie. C’est aussi un éloge chaleureux et documenté du peuple italien. Après les actes héroïques de nos marins lors du désastre, le livre de Maxime Gorky sera certainement signalé par les futurs historiens comme une des plus intéressantes manifestations de solidarité humaine et de rapprochement des deux peuples.

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909 §

La Promenade vénitienne §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 418-419.
La gondole qui nous porte
Tous les deux vers le Lido
En se balançant clapote
Dans un bruit faible sur l’eau.
L’heure est exquise et divine
Et le silence est sur nous
Et la gondole dessine
Sur l’onde un léger remous.
Dites, peut-on vivre au monde
Ailleurs qu’en ce lieu, charmant ?
Nulle paix n’est plus profonde,
Nul endroit n’est plus touchant.
Voici des palais, des marbres,
Des balustres, des canaux.
Voici une colonnade
Qui se reflète dans l’eau.
Du haut de cette terrasse
Tombe une glycine en fleur
Et l’eau qui passe et repasse
En montre au ciel la couleur.
— Ce matin l’ardent soleil
Forçait à cligner les yeux
Et mettait dans l’eau, vermeils,
Mille reflets lumineux.
Tout à l’heure, quand l’horloge
A fait retentir trois coups
— Celle-là que les vieux doges
Entendirent comme nous — 
On pouvait voir la lumière
Moins aveuglante éclairer
L’eau, les briques et la pierre
D’un même rayon doré.
Et maintenant l’eau s’argente
Et luit uniformément
Et sa couleur vous enchante
Et je suis troublé, vraiment.
… C’est l’heure où tout se recueille,
L’onde, la ville et le vent,
Dans les jardins nulle feuille
Ne bouge. Ô soir émouvant !
Suivant chacun notre rêve,
Soudain nous ne parlons plus.
Mais dans nos deux cœurs se lève
Un chant qui jadis nous plut…
Et dans le soir qui s’avance
Sans reflet et sans écho,
Seule trouble le silence
La rame unique dans l’eau…

Littérature dramatique.
F.-T. Marinetti : Poupées électriques, dr. en 3 a., avec une préface sur le Futurisme ; Sansot, 3,50 §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 491-494 [493-494].

C’est — bien différent, bien plus étrange, et pourtant symétrique — le même défaut que présente John Wilson, ingénieur. Il a construit des Poupées Électriques, figurant à s’y méprendre des personnes respectables, devant quoi il prend plaisir (idée si anglaise, et protestante !) à se conduire le plus indécemment encore que légalement du monde avec sa femme. Il la détraque à plaisir, en somme, comme il ferait d’un automate. Bientôt il la pousse à aimer un vulgaire séducteur, déjà cause autrefois d’un suicide : il se plaît à lui donner l’illusion d’être cet amant ; et enfin, le jour venu, au moment où la malheureuse va réellement faillir, il surgit devant elle pour lui mettre dans la main l’arme dont, suggestionnée jusqu’au bout, elle se supprime.

Comme on voit, quoique les fantoches du titre ne soient pas ici qu’un symbole, mais aussi un peu un élément d’action, nous sommes devant de l’ibsénisme… pervers. Est-ce là le futurisme annoncé par la très brillante préface ? Je serais désolé qu’on suivît le conseil de M. Marinetti engageant ses admirateurs à le détruire pour se faire place nette, de même qu’il accepterait qu’on eût rendu préalablement le même service au futurisme. J’aime le passé, j’aime M. Marinetti. Et, quant au futur, il les contiendra nécessairement. Les grands créateurs avaient une érudition très vaste. C’est l’érudition restreinte, c’est le goût rétréci qui, seuls, font les imitateurs, comme ce sont les mouvements trop spécialisés où se déséquilibre l’eurythmie humaine.

L’originalité, disait Goethe, provoque l’originalité.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 517-521 [520].

[…]

— La Revue (1er novembre) : […] M. Georges Vayssié : Les Vêpres siciliennes. […]

Art ancien §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 536-540 [539-540].

André Michel : Histoire de l’Art, tome III, seconde partie (A. Colin, 15 fr.) §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 539-540.

Le tome III de l’Histoire de l’Art publiée sous la direction de M. André Michel nous ramène aux débuts de la Renaissance. M. Gaston Migeon y étudie la céramique en Italie ; la peinture est passée en revue par M. A. Pératé, qui nous fait à nouveau goûter le charme des fresques de Masolino à Castiglione d’Olona, et de Michelino da Besozzo au. palais Borromeo de Milan, qui résume l’art merveilleux de Gentile da Fabriano et de Pisanello et qui consacre à Piero deo Franceschi, souvent appelé Piero della Francesca, sur la foi de Vasari, quelques pages précises. M. Émile Bertaux de son côté nous initie à l’histoire de l’art espagnol aux xive et xve siècles et son chapitre est l’un des plus originaux par la nouveauté des informations ; il montre le désir des éditeurs de maintenir cet ouvrage au courant des dernières recherches et d’en faire une encyclopédie aussi complète que possible de tout ce que nous connaissons sur l’art ancien.

Urbain Mengin : Benozzo Gozzoli (Plon, 3 fr. 50) §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 540

Benozzo Gozzoli est un des plus séduisants parmi les peintres italiens, et le célèbre Cortège des Rois Mages, dans l’oratoire des Médicis à Florence, constitue l’une des plus délicieuses suites de figures qui soient. M. Urbain Mengin vient de consacrer à cet artiste une très complète monographie et décrit en détails des fresques consacrées à Saint François dans l’église de Montefalco, ainsi que celles du Campo Santo de Pise.

Échos.
Les Maîtres-chanteurs de Bologne §

Tome LXXXII, numéro 299, 1er décembre 1909, p. 573-576 [574].

Les Maîtres-chanteurs de Bologne, dont la corporation subsiste encore, paraît-il, avaient, dès 1666, acquis une certaine célébrité grâce à leurs concerts. Ils s’occupaient aussi de contrepoint, de fugue, et l’Académie de la Via Guerazzi était particulièrement florissante sous la direction des maîtres G. B. Martini et Stanislao Maffei. Un jour, un pâle garçonnet de 14 ans demanda à être admis dans la fameuse assemblée. Il s’appelait Wolfgang Mozart. On lui donna pour thème à traiter une antienne, autour de quoi le jeune musicien broda des mélodies, sans égards pour les règles sévères de l’école bolonaise. Martini, à qui l’enfant prodige était sympathique, fourra cette « composition » dans sa poche et lui remit un autre papier sur lequel il avait lui-même traité ce thème selon les prescriptions de l’art corporatif. Les Maîtres ainsi furent attrapés ; mais Martini ne le fut pas moins, car si le décret du 9 octobre 1770 notifiait l’admissibilité de l’étranger, il portait aussi la remarque que « son essai de composition pouvait satisfaire à des exigences point trop élevées ».

Tome LXXXII, numéro 300, 16 décembre 1909 §

Histoire.
Pierre de Bouchaud : Périodes historiques de Bologne ; Bernard Grasset, 3 fr. 50 §

Tome LXXXII, numéro 30, 16 décembre 1909, p. 701-705 [704-705].

M. Pierre de Bouchaud semble avoir une prédilection pour Bologne. Après avoir étudié l’art célèbre de cette ville dans un élégant ouvrage sur Jean de Bologne, il en dit aujourd’hui l’histoire.

Cité étrusque, puis municipe romain, avec un entre-deux gaulois (Boii) dont elle ne garda rien, hors son nom (Bononia, Bonon, c’est-à-dire « près des montagnes », suivant M. de Bouchaud), Bologne était une des villes florissantes de l’Émilie au moment des Invasions du ve siècle. Elle en subit toutes les vicissitudes, fut comprise dans l’exarchat de Ravenne, passa, après la destruction de l’exarchat, sous la domination des rois lombards et fut finalement restituée au Saint-Siège par Charlemagne.

Vassale, dès le xe siècle, des empereurs d’Allemagne, elle fonda et développa, d’abord sous la protection de ceux-ci, ses franchises communales, fut ballottée entre le pape et l’empereur durant la querella des Investitures, vit, en 1116, Henri V confirmer tous ses droits, qui reçurent, avec un accroissement, une nouvelle confirmation, en 1183, à la paix de Constance.

Bologne était devenue, dès alors, une République, et son histoire fut plus ou moins celle de toutes les Républiques italiennes du Moyen-Âge, déchirées par les luttes des factions guelfes et gibelines. Bologne était guelfe (non sans être gibeline par intermittence), et se signala par la défaite qu’elle infligea, en 1249, à Enzio, fils de Frédéric II, et par la part qu’elle eut dans la ruine de cet empereur. Comme dans toutes les Républiques italiennes, la lutte des Guelfes et des Gibelins dégénéra, à Bologne, en querelles locales, qui remplirent le xiiie et le xive siècle. La Papauté, l’Empire et surtout les villes rivales intervinrent dans ces querelles, qui compromirent plus d’une fois l’indépendance de la République et portèrent au pouvoir diverses familles.

Celle des Bentivogli finit par s’y maintenir à travers bien des luttes ; et, sous sa domination, qui dura pendant tout le xve siècle, Bologne, où les querelles guelfes-gibelines des époques précédentes avaient fini par établir une proportion assez heureuse d’éléments aristocratiques et populaires, arriva au plein développement de sa puissance. M. de Bouchaud a très complètement étudié cette période d’apogée.

Au xvie siècle, Jules II chassa l’illustre famille et annexa Bologne aux États Romains en 1513. Dès lors, l’histoire de Bologne, sous le protectorat pontifical, ne présente plus rien de marquant. Gouvernée pendant plus de deux siècles et demi (1530-1796) par des légats, elle resta en dehors des grandes compétitions européennes. Incorporée, après 1796, à la République Cisalpine, puis à l’Empire, les événements de 1815 la replacèrent sous le protectorat de l’Église. Enfin, après divers efforts pour s’affranchir du double joug autrichien et pontifical, Bologne s’associa à la fortune de la monarchie piémontaise et fut comprise, en 1860, dans le royaume d’Italie.

M. Pierre de Bouchaud est, à l’heure actuelle, l’un des écrivains qui peuvent le mieux nous faire connaître cette vie si pou connue et souvent épique des Républiques italiennes du Moyen-Âge. Il a fixé, avec une clarté complète, ces « périodes historiques » de Bologne. On dirait que ce livre, qu’il a fallu dégager d’un amas de matériaux et de lectures, est composé d’une suite d’« inscriptions ». C’est un beau tour de force de condensation. Nous ne croyons pas qu’il y ait, dans l’Histoire universelle, quelque chose de plus embrouillé que les siècles guelfes-gibelins en Italie. C’est un plaisir que de voir, sous la plume de M. Pierre de Bouchaud, toute cette confusion se résoudre en ce texte concis, lapidaire, ajoutant, ce qui ne gâte rien, à sa netteté littéraire, la netteté matérielle d’un beau papier et d’une impression parfaite.

Lettres italiennes §

Tome LXXXII, numéro 30, 16 décembre 1909, p. 739-746.

Note sur le Congrès de Philosophie de Rome. Erminio Troilo : Idee e Ideali del Positivismo, Voghera, Rome §

Le Congrès de Philosophie de Rome, le troisième organisé par la Società Filosofica Italiana, a eu un retentissement dû surtout aux violentes discussions soulevées par ses travaux consacrés au phénomène religieux.

Les braillards ont été nombreux à ce Congrès, ainsi qu’à toute réunion où des hommes d’opinions diverses, point poussés par le besoin de discuter mais par celui de convertir, s’efforcent d’imposer leurs sympathies. Parmi eux, il y en a eu qui, ayant perdu depuis près d’un siècle le sens classique des spéculations philosophiques, ont confondu ouvertement et bruyamment la recherche philosophique avec les innombrables spéculations de la pensée sociologique et historique. Cette confusion toute moderne de la philosophie pure et de la pensée s’exerçant dans tous les domaines de l’expérience a augmenté l’exaltation des passions lors de la dispute sur l’essence et l’évolution du sens religieux universel. Cependant, ces véritables dispute di frati, où la logomachie ne porte plus sur un point de doctrine, mais sur une opinion d’un groupe d’hommes, n’ont pu enlever au Congrès de Rome son caractère général d’indication de la pensée italienne contemporaine.

Quoi qu’on puisse penser sur l’utilité de semblables réunions, elles répondent à un besoin humain assez ancien, où les éléments de bavardage et d’utilité pratique individuelle sont aussi puissants que les éléments d’échanges purement idéologiques ; et tous ensemble répondent au besoin de discussion, d’examen collectif d’un moment de la pensée. Ce sont les Congrès de Philosophie qui tiennent de nos jours la place des anciennes disputes de savants, des disputes glorieuses de Sorbonne ou de Bologne. C’est ainsi qu’aucun Congrès n’est vraiment stérile, et qu’une indication tout au moins est à rechercher dans l’ensemble de ses prétendues conclusions. À ce point de vue, le Congrès de Rome, nous éclairant surtout sur l’état présent de la pensée italienne, nous montre que l’Italie, n’étant point à l’avant-garde du mouvement intellectuel contemporain, s’efforce cependant d’en suivre de très près les impulsions et les virages.

La réunion nationale, organisée par le professeur Enriques, de la Faculté de Bologne, président de la Société Philosophique Italienne, et par le professeur Erminio Troilo, de la Faculté de Rome, tendait à exposer non seulement un état de culture, mais l’aspiration contemporaine à la conciliation de la philosophie avec la science. Novalis avait remarqué que la séparation de la philosophie et de la poésie est faite au détriment des deux, et est l’expression d’une maladie et d’un état maladif de la collectivité. Après l’avènement de la biologie triomphante, après ces quelques dizaines d’années que Hæckel se plut à appeler « l’ère de Darwin », l’esprit humain s’élance vers d’autres synthèses que celles promises et non données par la science. Un absolu revirement général de la pensée vers les spéculations purement transcendantales, dans le sens kantien du mot, devait porter à une volonté de conciliation entre philosophie et poésie, en même temps qu’entre philosophie et science. Cette volonté est déjà suffisamment exprimée par les œuvres de philosophes-poètes, moralistes ou cosmogoniques, et par l’inquiétude toute nouvelle et très significative des positivistes.

Il faut remarquer tout de suite que le Congrès de Rome n’a pas répondu d’une manière trop satisfaisante à l’aspiration de ses organisateurs. C’est que toutes les tendances de la pensée italienne n’y étaient pas représentées. Ces tendances sont nombreuses dans la péninsule, aussi nombreuses que chez les autres peuples intellectuels pris ensemble. Car la force de la pensée italienne est essentiellement une force d’assimilation. Héritiers directs des puissances spirituelles latines, romaines, les Italiens ne sont point, en philosophie, des créateurs. Mais s’ils manquent aujourd’hui d’un « type de culture » national, c’est-à-dire d’un style unique et national de la vision du monde dans toutes ses manifestations et ses expressions, si leur type de culture est naturellement aujourd’hui celui de la pensée française (où se concentrent et s’expriment toutes les forces spirituelles de la race méditerranéenne) mélangé des plus remarquables éléments germains et anglo-saxons, si enfin, à l’instar des Romains, ils n’ont pas une philosophie mais des philosophes, il est indéniable que les Italiens apportent au labeur commun de la pensée des œuvres où l’assimilation est étonnante comme une création, et dont l’importance n’est certes pas à dédaigner. Une représentation totale des tendances italiennes, comprises dans ce sens, eût été vraiment une représentation de toutes les tendances qui remuent en ce moment la passion philosophique du monde occidental, européen et américain. Mais cette totalité a manqué au Congrès de Rome. Il faut le regretter. Il faut regretter que le pragmatisme n’ait pas été évoqué que pour être attaqué, et que l’hégélianisme se soit abstenu. L’hégélianisme acquiert de plus en plus en Italie une valeur morale qui semble devoir être féconde. Représenté essentiellement par M. Benedetto Croce, critique et esthéticien pédant et insuffisant, mais penseur et vulgarisateur de grande envergure, l’hégélianisme groupe quelques esprits d’élite, révoltés contre la lourde tyrannie positiviste et fascinés par un idéalisme méthodique profondément senti par la conscience moderne occidentale. Assoupli par vingt-cinq siècles de recherches et de constructions, et par un siècle de critique trop volontairement destructive, l’esprit moderne reprend son essor vers les sommets de la domination purement spirituelle. Parmi les épigones de l’hégélianisme d’Italie il y a aussi les braillards, sectaires ou pamphlétaires, mais la tendance a une importance d’élévation, je le répète : une valeur morale, très appréciable au moins dans un pays où le « type lombrosien » de la pensée, borné, satisfait et professoral, semble dominer.

Le courant hautement spiritualiste, du plus pur et du plus universel spiritualisme mystique, qui est sans contredit aujourd’hui le courant le plus fécond et le plus beau qui remue et émeuve l’élite intellectuelle et artiste du monde, fut dignement représenté au Congrès. Sans doute, la plus profonde aspiration moderne est celle de la conciliation de la philosophie avec le mysticisme, la création d’une science intégrale de l’être, qui, se basant inéluctablement non sur la science, mais sur la mentalité scientifique moderne, s’épanouirait en une cosmogonie et en une morale nouvelles, où s’exalterait et s’apaiserait toute la sensibilité de notre ardente et neuve volonté de construction religieuse. La conciliation de la philosophie avec la science ne peut que servir partiellement à cette création, vers laquelle nos meilleures forces tendent éperdument, et où sera en même temps réalisée la conciliation de la philosophie et de la poésie. La revue Cœnobium, qui a posé ce problème à ses lecteurs, le problème de la synthèse mystico-scientifique, nous éclairera bientôt, avec la publication des réponses reçues, sur une telle orientation générale des esprits. Le Congrès de Rome nous a un peu renseignés sur l’apport des Italiens (un des peuples les moins mystiques du monde, peuple peu dionysien, dans le sens nietzschéen, si l’on ne confond pas le mysticisme avec la superstition ou avec la passion du culte extérieur) au grand labeur de notre expression mystique de demain.

Le mémoire présenté par M. Troilo, un des plus remarquables représentants de la philosophie positiviste en Italie, contient, de son côté, un enseignement qui porte sur l’évolution spirituelle du positivisme même. Les positivistes sentent un peu le terrain s’ébranler sous leurs pieds, par la fatalité des temps qui marchent, et, je pense, du crépuscule de l’aube d’une religion qui commence à poindre. Comme tout penseur et tout artiste moderne, dégagé et non libéré de l’esprit des religions mortes, et aspirant à d’autres naissances, ils poussent leur farouche : mehr Licht ! Ils comprennent enfin de nouveau que la lumière enveloppe trop intimement les choses qu’ils croyaient bien tenir dans leurs balances, et qu’elle est impondérable. Une des pages de pensée les plus émues qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps se trouve dans un livre récent de M. Erminio Troilo : Idee e Ideali del Positivismo, où le philosophe parle des rapports existant entre la philosophie et. la musique, en se demandant « s’il n’est pas possible, même dans les rapports de la pensée, de conquérir un autre moyen de langage, plus libre, et même plus adhérent à la vivante réalité intérieure, laquelle accueille et reproduit en elle la totalité et la variété de l’être ».

L’importance du Congrès de Rome, qui devait servir aux Italiens philosophes comme une sorte de reconnaissance de leurs possibilités dispersées dans la péninsule, en vue du prochain Congrès International de Bologne, a été en outre multipliée par les discussions soulevées dans la presse. On a pu entrevoir, comme déployées, les forces de la pensée italienne contemporaine. Elles ne sont pas telles qu’on puisse préconiser une immédiate affirmation de puissance de l’Italie philosophique en face de la philosophie mondiale. Mais elles sont assez sérieuses, quoique souverainement désordonnées et tâtonnantes, pour qu’on puisse enfin remarquer sans ironie que l’Italie contemporaine n’est pas seulement celle que les quelques artistes et historiens de salon, s’exhibant à côté des « tziganes », répandus dans tous les restaurants de nuit de Paris, mandoline, guitare, et plateau pour la quête à la main, représentent si mal à l’Étranger. Il y a une grave volonté d’être, dans l’Italie intellectuelle. Le Congrès de Rome l’a laissé entrevoir encore une fois.

Paolo Buzzi : Aeroplani, « Poesia », Milan §

Un poète jeune, point inconnu, M. Paolo Buzzi, montre à son tour, dans son dernier recueil, Aéroplanes, que la poésie nouvelle d’Outre-Monts sait exprimer les aspirations ardentes et les paroles cinglantes d’une jeunesse forte et volontaire. Il me plaît naturellement de m’occuper d’un poète, après avoir parlé des philosophes. Et ce poète est de ceux qui sont nés d’hier, qui sont d’aujourd’hui, qui s’acharnent violemment non à être de demain, mais à créer à leur littérature un lendemain de triomphe fougueux.

L’art de M. Paolo Buzzi, qui appartient à l’extrême-gauche de la jeune littérature italienne, c’est-à-dire à la petite phalange de jeunes et réels talents groupée autour de M. Marinetti, à Milan, est le même que celui de l’extrême-gauche poétique française. Le vers libre y domine sans restriction. Et ce n’est pas le vers libre, évolué et policé, de nos jours, mais celui déchaîné et révolutionnaire d’il y a quinze ans. Certains passages des poèmes de M. Buzzi semblent, par le rythme et par la phrase, de véritables traductions du français. C’est que chez les poètes au talent très puissant et à l’envergure indiscutable, redoutable même, tels que M. Buzzi, chez ces artistes « d’avant-garde » à la pensée profonde et longue, et à l’élan irrésistible et entraînant, l’admirable communion des deux littératures maîtresses de la race se révèle en dehors de toute imitation et de toute contrainte, libre, belle et significative. L’influence de la littérature française, que les ancêtres littéraires plus immédiats de M. Buzzi cachaient soigneusement, tout en la subissant et en s’en fécondant, tel Carducci, se montre plus nettement que jamais chez les néo-romantiques de la génération nouvelle. L’expression poétique de la race, dans l’une ou l’autre langue, gagne en puissance, en noblesse et en signification. En lisant les poèmes libres de M. Buzzi, qui évoquent pour nous les dernières grandes luttes du lyrisme français, il nous est donné de penser aux merveilleux échanges du lyrisme qui enveloppèrent d’étincelles non encore éteintes la littérature-mère provençale et la littérature italienne à peine née.

L’élan lyrique de M. Buzzi est puissant et beau. J’ignore l’attitude de la presse italienne devant une telle vigoureuse franchise asservie à une telle orgueilleuse maîtrise du sentiment et des rythmes. La presse, selon son habitude, a dû s’en effrayer, car elle, prise dans son ensemble, n’est que l’exposant du non-lyrisme bourgeois et du misonéisme craintif et insolent ; quelques journalistes ont même dû rire et mépriser ouvertement le poète révolutionnaire. Mais la force des poèmes s’impose. L’émotion qui en prolonge et en brise les rythmes gagne le lecteur. Cette émotion tient souvent lieu de pensée. Elle est toute romantique, toute comprise dans cette cinquième ou sixième étape romantique, que, paraît-il, nous représentons. M. Buzzi veut avec violence, et violente sentiments et passions et traditions avec la plus acharnée et souvent la plus harmonieuse des volontés, au nom de son « moi » ainsi qu’il sied, selon Brunetière, à tout romantique conscient. Au milieu des nouvelles générations plates et intéressées, veules et vides, au-delà comme en deçà des Alpes, il appartient à cette minorité qui a pris devant la vie une attitude guerrière que les événements ne démentent pas, l’attitude d’orgueil et de volonté, de mépris pour toute lâcheté individuelle et collective, et de dévotion pour toute forme supérieure d’harmonie et de conquête, qui est la caractéristique des poètes nouveaux, jeunes encore et très combattus aujourd’hui.

L’Hymne à la Guerre, de M. Buzzi, a des accents qui résonnent vraiment comme des cliquetis d’armes dans le plus fervent désir de la mêlée.

Je palpe le dos des nuages,
je saute sur la croupe des nuages,
je chevauche voluptueusement les nuages,
les ouragans sont mes essais fous, belliqueux.
J’aspire l’odeur divine des poudres pyriques,
à travers les buées couleur de nitrate et de carbone.
Tout éclair est une épée d’or ancienne qui se brise.
Tout tonnerre est un galop,
qui gronde long et sabotant, des escadrons.
Toute foudre est le coup de canon qui délivre les mondes.
La pluie qui pétille, c’est des gouttes de sang par myriades…

Le sentimentalisme humanitaire, toute sensibilité démagogique, sont dédaignés par le poète. Un rêve impérialiste incomparable gonfle les poitrines de ceux qui en face de leurs semblables mous et vils, égoïstes et misérables, savent concevoir un cri de lyrisme comme le cross d’un boxeur ou la demi-roue d’un jiu-jitzeur. Cependant le poète pèche souvent per excessum. Son poème Aux Critiques est d’une inspiration basse et froide. Seul le dernier vers, « leur nom est une puissance, mais il inspire la pitié », qui peut être adressé à tous les grands critiques du monde, est intéressant. Le poète n’est pas assez libre non plus pour abandonner l’insignifiante et vaine tradition lyrique de « l’éternité de Rome ». Mais il sait sourire dignement du grotesque du petit monarque italien. Et tous les excès d’expression de M. Buzzi ne sont que les signes incontestables d’une trop exubérante renaissance : la renaissance d’un lyrisme fait d’une exacte conscience de la vie. qui n’est que haine, et qu’on ne maîtrise et ne domine que par le plus effréné des orgueils et la plus décidée des attitudes de combat de l’homme contre les hommes. Le caractère nouveau de notre romantisme, pensif et hardi, anime ce recueil significatif de M. Paolo Buzzi.

Guillaume Apollinaire : Le Divin Arétin, Bibliothèque des Curieux, Paris §

Quelques hommes, politiciens et littérateurs, s’efforcent à faire une gloire française à Carducci, en vue de lui élever une statue au milieu des autres mille qui encombrent et enlaidissent Paris. Je ne sais s’il s’agit là encore de l’exploitation méthodique des sympathies franco-italiennes. Il est hors de doute que Carducci, qui fut un grand littérateur plus qu’un grand poète, demeurera comme une gloire de la littérature italienne, dont il fixa la langue, la prose et la prosodie modernes, préparant l’étonnant avènement de d’Annunzio et celui de Pascoli, sans que l’on complique curieusement une gloire exclusivement nationale, avec des lauriers coupés ailleurs… Mais le monde officieux tient à honorer à sa manière les grands morts, et il veut voir dans la glorification parisienne de Carducci une manifestation d’affirmation de la race qu’il appelle toujours latine.

Cependant, des érudits rendent à l’Italie des services moins bruyants et plus féconds pour la diffusion de la littérature italienne. M. Guillaume Apollinaire a fait paraître son ouvrage sur le Divin Arétin, faisant suivre sa très intelligente et très savante préface de sa traduction de quelques morceaux magistralement choisis. L’ouvrage de M. Apollinaire est parmi les plus importants qu’on ait faits ces derniers temps sur la haute culture italienne. Il sort tout à fait du cadre mesquin où se placent les vagues recueils sur le Roman Italien, le Théâtre Italien, etc., qu’on déverse depuis quelques années sur le marché.

M. Apollinaire a étudié l’Arétin avec un esprit pieux, que le génie du plus grand écrivain de la Renaissance, le plus grand et le plus décrié sans nul conteste, justifie amplement. Les calomnies de Franco, le biographe pamphlétaire qui écrivit l’immonde Sonnet où il traite d’homosexuel le Divin, ou les traîtrises de Doni n’ont pu amoindrir l’éclat du plus grand poète tragique et comique italien, de celui qui avec l’Orazia inspira le grand Corneille, et précéda de deux siècles Alfieri, l’inspiré de Corneille. La littérature française manquait d’un ouvrage digne de l’Arétin. M. Apollinaire vient de combler en partie cette lacune. Les Sonnets Luxurieux, traduits seulement dans l’édition à cent exemplaires, sur laquelle furent faites d’ailleurs les traductions anglaise et allemande, ont été nouvellement traduits par M. Apollinaire. Il faut le louer d’avoir compris la portée de ce document humain non singulier, qui témoigne de l’exubérante sensualité, charnelle et esthétique, de l’opulente Renaissance. Les notes du traducteur ont toute l’importance d’un premier commentaire des Sonnets.

Le livre se compose essentiellement des Ragionamenti. Il faut espérer que bientôt le remarquable « italianisant » qu’est M. Apollinaire complétera sa présentation éclairée et méthodique de I’Arétin, en nous donnant la première traduction de la Tragédie du Divin, et une traduction des Comédies plus satisfaisante que celle du Bibliophile Jacob.

Pasquale de Luca : I Liberatori, Istituto Italiano di Arti Grafiche, Bergame §

Ceux qui s’intéressent à l’histoire italienne du siècle dernier pourront désormais consulter l’ouvrage que M. Pasquale de Luca vient de faire paraître dans une édition étonnante de documentation. I Liberatori contiennent le résumé et l’iconographie la plus complète de tout le mouvement romantique et épique qui aboutit à l’unification politique de l’Italie, pendant le xixe siècle. Les évocations des protagonistes de la longue révolution se déroulent dans un style élégant, précis et extrêmement nourri. L’édition admirable fait du livre de M. de Luca une sorte d’album que l’on peut consulter avec intérêt.

Angelo Sodini : Il « Musée du Livre » di Bruxelles, « Nuova Antologia ». Rome §

M. Angelo Sodini continue à éclairer ses compatriotes sur l’évolution du commerce livresque en Allemagne et en Belgique. Ses articles, parus dans la Nuova Antologia, devraient être médités partout, en France autant qu’en Italie, en ce moment de crise livresque impressionnante. Ils suffiraient à apaiser nos préoccupations au sujet des rapports existant entre la culture et le livre, entre la crise du livre et une possible crise de la culture. Après avoir parlé de la Production de la culture en Allemagne et le commerce du livre à domicile, M. Sodini s’est occupé du Musée du livre de Bruxelles. La thèse qu’il soutient, et qui devient à la fin un vœu, est que des institutions semblables doivent se répandre partout, afin que les assoiffés de culture puissent toujours se nourrir le plus facilement et le plus abondamment possible. La connaissance profonde que M. Sodini a de toute la complexité du phénomène éditorial donne à ses études une importance toute particulière.

Memento §

Giordano Bruno : Il Candelajo (publié par M. Vincenzo Spampanato), Laterza, Bari. — Antonio Beltramelli : L’Alterna vicenda, Novelle, Treves, Milan. — Ciro-Alvi : Gloria di Re, Roman, Treves, Milan. — Mario Puccini : La Canzone della mia Follia, Beltrami, Bologne. — Isauti Acclive : Pagine d’Arte drammatica, Ed. Abruzzese, Pescara. — Giuseppe Carrieri : Fantasime, Teramo. — Virgilio Brocchi : La Gironda, Treves, Milan. — Umberto Boggini : Fedra, Soc. Comm. Libraria, Naples. — Aldo Palazzeschi : Poemi, C. Blanc, Florence. — Maria Messina : Pettinifini, Novelle, Sandron, Palerme. — M. Paléologue : Dante, Plon.

Échos §

Tome LXXXII, numéro 30, 16 décembre 1909, p. 752-758 [753, 755-756].

L’Exposition universelle de Rome §

On prépare activement à Rome l’Exposition universelle de 1911.

Un concours de maisons a été ouvert entre les architectes. Il s’agissait d’édifier un certain nombre de demeures types partagées en trois classes : villas, habitations pour la classe moyenne, maisons ouvrières. Les résultats du concours ont été proclamés et on commence à construire, sous la direction des lauréats, les maisons dont les plans ont été primés. Elles occuperont une surface de trente mille mètres carrés sur la place d’Armes, et survivront à l’Exposition pour être livrées à leur destination réelle.

Sur la place d’Armes s’élèveront également les pavillons des principales provinces de l’Italie : cet essai de régionalisme industriel et artistique est à noter.

Les thermes de Dioclétien, qui sont loués aujourd’hui à des maréchaux-ferrants, des charbonniers, des marchands de légumes, doivent être dégagés : on y installera l’exposition archéologique. Malheureusement les formalités d’expropriation retardent le projet et menacent de le compromettre.

On pousse activement par contre la construction du palais des Beaux-Arts, qui s’élèvera entre la villa Borghèse et la Villa du pape Jules.

Enfin on profitera peut-être de l’Exposition de 1911 pour faire le chemin de fer de Rome à Ostie, réclamé depuis longtemps par la population romaine qui voudrait avoir un moyen de communication rapide et direct avec la mer.

Une curieuse affaire de propriété littéraire §

Récemment, est venu devant le tribunal de Rome un procès assez délicat de violation du droit d’auteur. L’éditeur F. Bideri, de Naples, fondant ses prétentions sur un billet laissé par Oscar Wilde en 1897 au publiciste Rocca, et dans lequel l’auteur de Salomé autorisait celui-ci à traduire et à faire représenter cette pièce, attaquait la traduction de cette même Salomé publiée en 1902, à Rome, par M. G. Vannicola à la typographie Lux, accusant en outre M. Vannicola de plagiat, cette seconde traduction, selon lui, n’étant qu’une contrefaçon de celle de Rocca.

L’accusation de plagiat est tombée d’elle-même par la simple production du texte originel ; il fut, en effet, reconnu que de nombreux passages non traduits par Rocca figuraient dans la traduction Vannicola, dont la supériorité de forme et de fidélité était en outre manifeste.

Cependant, les droits de M. Bideri, éditeur de la traduction Rocca, paraissaient bien établis, non seulement par la lettre de Wilde, mais encore par un acte notarié dans lequel les héritiers du poète anglais lui reconnaissaient le droit exclusif de traduction, publication et représentation de Salomé pour l’Italie. Aussi son avocat, M. Brangi, demandait-il un jugement de condamnation basé sur l’article 32 de la loi sur les droits d’auteurs.

Cependant le tribunal rendit un jugement d’acquittement, pour cause d’inexistence de délit, et il ordonna la restitution aux accusés des exemplaires du volume saisi. Le tribunal a admis la thèse principale de la défense et reconnu que, pour l’Italie, il n’existait plus aucun droit exclusif de traduction pour la Salomé d’Oscar Wilde.

Ce jugement aura d’importantes conséquences et sera longuement discuté dans le monde des lettres et de la librairie.