Mercure de France

1914

Articles du Mercure de France, année 1914

2017
Sorbonne Université, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Edoardo Cavan (OCR, Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique), Stella Louis (Édition TEI) et Marguerite Bordry (Relecture).

Tome CVII, numéro 397, 1er janvier 1914 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 397, 1er janvier 1914, p. 190-198 [197-198].

[…]

Le Temps Présent (2 décembre). — « Les Deux Âges de Véronèse », par M. André Maurel. […]

France-Italie (1er décembre). — M. Cesare Levi : « Roberto Bracco ». » — M. Louis Chadourne : « A. Oriani, romancier. »

[…]

Tome CVII, numéro 398, 16 janvier 1914 §

Les Romans.
Carolus Didier : Le Lys de Florence, Jules Tallandier, 3 fr. 50 §

Tome CVII, numéro 398, 16 janvier 1914, p. 361-368 [367].

Roman du bon vieux temps où le lecteur aimait à trembler devant des tableaux un peu poussés comme sur les étoiles des baraques foraines. Et pourtant nous assistons à l’éclosion de tous les grands peintres italiens. Fabio et Sylvia sortent vainqueurs de toutes les épreuves grâce à un talisman donné par une prisonnière menacée du feu inquisitorial.

Les Journaux §

Tome CVII, numéro 398, 16 janvier 1914, p. 401-406.

La Joconde (Le Figaro, 3 janvier) §

Le sourire de la Joconde a fait surgir toute une littérature qui vient encore de s’accroître, à propos de sa dernière aventure. Il était curieux de rapprocher des articles de critique actuelle quelques pages des grands critiques d’un passé encore récent. Le Figaro nous donne quelques fragments de Théophile Gautier, Arsène Houssaye et Taine sur l’œuvre du Vinci. Taine cherche à comprendre l’attrait de cette peinture, à se rendre compte du « procédé » ; Gautier et Houssaye se contentent de s’abandonner à leur enthousiasme. Écoutons Gautier, c’est une hymne qu’il improvise :

La Joconde ! Sphinx de beauté qui souris si mystérieusement dans le cadre de Léonard de Vinci et sembles proposer à l’admiration des siècles une énigme qu’ils n’ont pas encore résolue, un attrait invincible ramène toujours vers toi ! Oh ! en effet, qui n’est resté accoudé de longues heures devant cette tête baignée de demi-teintes crépusculaires, enveloppée de crêpes transparents et dont les traits, mélodieusement noyés dans une vapeur violette, apparaissent comme une création du Rêve à travers la gaze noire du Sommeil ? De quelle planète est tombé, au milieu d’un paysage d’azur, cet être étrange avec son regard qui promet des voluptés inconnues et son expression divinement ironique ? Léonard de Vinci imprime à ses figures un tel cachet de supériorité qu’on se sent troublé en leur présence. Les pénombres de leurs yeux profonds cachent des secrets interdits aux profanes, et les inflexions de leurs lèvres moqueuses conviennent à des dieux qui savent tout et méprisent doucement les vulgarités humaines. Quelle fixité inquiétante et quel sardonisme surhumain dans ces prunelles sombres, dans ces lèvres onduleuses comme l’arc de l’Amour après qu’il a décoché le trait ! Ne dirait-on pas que la Joconde est l’Isis d’une religion cryptique qui, se croyant seule, entrouvre les plis de son voile, dût l’imprudent qui la surprendrait devenir fou et mourir ? Jamais l’idéal féminin n’a revêtu de formes plus inéluctablement séduisantes. Croyez que, si don Juan avait rencontré la Monna Lisa, il se serait épargné la peine d’écrire sur sa liste trois mille noms de femmes ; il n’en aurait tracé qu’un, et les ailes de son désir eussent refusé de le porter plus loin. Elles se seraient fondues et déplumées au soleil noir de ces prunelles.

Arsène Houssaye est peut-être plus excessif encore dans le dithyrambe, et l’on trouve que ces critiques romantiques manquaient souvent de mesure dans leurs expressions : « Il a la joie, le rire, l’observation poignante, comme il a l’enthousiasme extasié et la grâce surnaturelle ; son génie est, comme la nature, insaisissable en ses transformations sans nombre. » Et quant à la Joconde, voici :

En ce tableau, effrayant à force de séduction, se cache un profond mystère. Après que le peintre a pris si fidèlement à la nature tous les détails qui semblent la réalité même, cette lèvre qui va parler et dont pourtant le contour est insaisissable, cette narine délicate qui respire, ce creux de la gorge où l’on voit courir le sang, il a, je ne sais, par quel mystérieux artifice, jeté sur toute sa figure comme un voile de lointain dont la vague magie trouble le spectateur et tout de suite l’emporte dans une région idéale. Ce tableau, si exactement vrai, il est impossible de se borner à le regarder matériellement. En face de lui on se sent comme isolé sur une cime devant laquelle s’ouvrent de vertigineux abîmes où l’on va tomber, où l’on tombe, les abîmes infinis du rêve. Comme si un cercle eût été tracé là par un puissant enchanteur, le profanateur, le copiste qui regarde le portrait de Lisa Gioconda cesse bientôt de le voir et se laisse tenter par toutes les chimères.

Des mots ! des mots ! Taine est plus précis. Ce qui l’intéresse, c’est moins de dire son émotion que d’en découvrir les raisons : c’est un critique.

J’ai cherché à me rendre compte du procédé par lequel il arrive à un si haut degré d’expression : voici, selon moi, ce qui donne à ses figures ce caractère absolument unique que personne n’a retrouvé. D’abord, elles ont fort peu de chair ; car la chair exprime la vie animale et indique la nourriture abondante. Tout est dans les traits, qui sont extrêmement marqués et délicats, en sorte que par toutes ses lignes le visage parle et pense ; rien n’est laissé à la vie intellectuelle. Par la même raison, la couleur est peu éclatante ; le rouge et le rose, indices de la prospérité corporelle, y manquent presque complètement. Enfin, les parties du visage qui sont affectées aux actions purement animales sont autant que possible atténuées. Le menton et les lèvres sont très minces et très réduits ; la lèvre supérieure est très étroite ; le menton est creusé, souvent effilé, très différent de ce menton large et carré des statues grecques, qui leur donne un air d’ampleur et de tranquillité, mais en même temps quelque chose d’énergique et de matériel. En outre, Léonard creuse et bosselle le visage entier par toutes sortes d’ombres qui donnent une valeur particulière à chaque trait ; des fossettes, des irrégularités viennent rompre l’uniformité sculpturale ou la rondeur luxuriante des joues. Surtout, il creuse et développe l’arcade sourcilière ; il élargit autant que possible l’œil, organe de l’expression et de la vie, en lui ajoutant ses alentours. Très souvent, dans la Vanité, le Bacchus, le saint Jean, et une quantité d’études, il couronne la tête de merveilleux cheveux crêpelés, d’une profusion incroyable de torsades, de tresses couleur d’hyacinthe, entremêlées et superposées, végétation luxuriante qui a l’attrait de l’inouï et du fabuleux. Mais c’est surtout l’expression et le sourire qui sont étranges. Quand on s’arrête devant ces figures, il faut un certain temps pour arriver à se mettre en conversation avec elles : avec presque tous les autres peintres on y parvient vite ; avec Léonard, il en est autrement ; non pas que leur sentiment soit peu marqué : au contraire, il transpire à travers l’enveloppe ; mais il est trop délié, trop compliqué, trop en dehors et au-delà du commun, insondable et inexplicable ; il est double et triple, et par-delà leur pensée visible on démêle confusément un monde d’idées secrètes, comme une délicate végétation inconnue…

Du premier coup il a été jusqu’au bout du naturalisme : nul n’a compris plus profondément la complexité et la délicatesse de la nature ; nul ne l’a rendue avec une technique plus savante et des procédés plus complets. De même que dans ses œuvres scientifiques il a devancé son temps, possédé des méthodes, pressenti des vérités, entrevu un système que nous démêlons à peine aujourd’hui, de même, dans la structure de ses corps et de ses têtes, dans la finesse et la mobilité de ses physionomies, dans l’étrange et maladive beauté de ses expressions, il a découvert d’avance ses sentiments complexes, sublimes, raffinés et délicieux que les poètes exquis de notre siècle sont parvenus à exprimer : je veux dire la supériorité et les exigences de la créature trop fine, trop nerveuse, trop comblée, qui a tout et trouve que c’est peu de chose.

Ce sont ces intuitions qui remplissent les figures de Léonard de Vinci. Ni Michel-Ange, ni Corrège, ni Raphaël n’iront au-delà.

Léonard de Vinci est un peintre intellectuel, c’est un peintre pour littérateurs.

Le Voleur de la Joconde (Gil-Blas, 21 décembre) §

C’est ce qu’écrit M. Léon Werth en une mordante fantaisie que publie Gil-Blas : Le Voleur de la Joconde. « Il ne fallait pas mettre en prison Vincenzo Peruggia, voleur de la Joconde. Il est de la race des conducteurs d’hommes. Il ne lui manquait que de bien connaître sa doctrine. »

… Vincenzo Peruggia est un idéaliste, un idéaliste du sol, comme M. Maurice Barrès, comme M. Maurras, comme le petit Agathon, qui veut, pour ses étrennes, qu’on lui donne une panoplie et un Gradus ad Parnassum. Vincenzo Peruggia sait le lien étroit entre la terre et les œuvres des hommes. Il ne lui suffit pas que l’Italie soit aux Italiens. Il veut encore que tous les tableaux italiens soient en Italie. Et il est en cela bien plus logique que les traditionalistes français, qui ont laissé à l’Allemagne et à l’Amérique les plus belles toiles de Manet, de Monet, de Renoir ou de Cézanne.

Mais Vincenzo Peruggia est un traditionaliste qui n’a pas de politique. Il n’a donc aucun moyen pour discerner entre les œuvres d’art. Il veut rendre à l’Italie les chefs-d’œuvre italiens. Mais il ne sait pas quels sont les chefs-d’œuvre. Idéaliste pur, il n’a pas lu les catéchismes où l’action politique est la sœur du rêve des marchands d’esclaves. Il ne sait pas quels sont les chefs-d’œuvre, parce qu’il ne sait pas quelles œuvres servent à la propagande. Au fond, ce vitrier est un démocrate. L’Italie est pour lui une nation qui a droit à ses tableaux.

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Il ne sait pas. Il se promène au Louvre. Quel est le plus chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre ? Quel est le plus italien des chefs-d’œuvre ? Comment savoir… ? Ah ! savoir… savoir… Il n’y a donc pas en Italie de journaux qui accomplissent cette tâche nécessaire de renseigner les vrais Italiens sur les œuvres bien italiennes ? Mais Vincenzo Peruggia ne se décourage pas. Puisque personne ne lui a donné une pensée italienne toute faite, puisqu’il ignore où se trouve le rayon de confection où l’on achète à bon compte les doctrines de tradition, puisqu’il ne connaît pas les usines qui transforment en articles tout neufs les déchets des poubelles, Vincenzo Peruggia cherchera lui-même. Et le voici dans le Louvre comme un naufragé dans une île déserte. Il s’oriente. Il attend une révélation. S’il est vraiment ici des œuvres italiennes, lui, Italien, ne les reconnaîtra-t-il pas ? Ne lui a-t-on pas dit que le sol, les hommes et les œuvres ne sont que trois aspects d’une même réalité. Il sait qu’un avertissement mystérieux lui révélera l’œuvre la plus italienne. Il attend le choc, le contact, le tressaillement. Il est récompensé. Il tressaille. Il a reconnu l’œuvre la plus italienne : il décide d’emporter toutes les toiles de Nicolas Poussin.

Pauvre Vincenzo Peruggia ! Il fut dupe du mensonge de la sensibilité. Il est pourri par le xviiie et par le xixe siècle. Il n’avait pas eu le temps de cultiver la prédominante intelligence.

La voici désespéré. Que va-t-il emporter ? le Jupiter et Antiope du Titien ou les Noces de Cana… ? Alors commence la vraie promenade d’art. Il s’informe. Il va au Louvre, comme M. Barrès en Espagne. Il écoute les conversations des promeneurs du dimanche : « Ah ! Mantegna !… Ah ! Mantegna !… » et il se décide pour un Mantegna. Mais un autre visiteur a précisé son admiration : Il préfère la Joconde et au moins il sait pourquoi : « Ce tableau… Ah ! quelle fortune pour un musée !…” » Une fortune, de l’argent… Voilà enfin une notion claire et que saisit la prédominante Intelligence. Et il emportera la Joconde.

Ce fut un mince hasard qui décida du choix de Peruggia. Mais est-ce bien un hasard ? Il eût choisi selon la doctrine, qu’il n’eût pas mieux choisi. Non, il ne pouvait emporter dans sa chambre d’hôtel garni un tableau de Véronèse, qui est peintre comme un potier est potier. Magnifique ironie ! C’est un tableau « d’intellectuel » qu’il passa à la douane. Léonard de Vinci est le premier des riches amateurs, le premier des peintres à système. La Joconde est un tableau pour professeurs et non pour peintres. Léonard est un élève de Gustave Moreau. Léonard est un esthète. Il commente. Il raconte ses tableaux à l’heure du thé aux belles dames et aux camarades dans les brasseries. Un homme de tradition ne devait même pas s’arrêter devant le grand Véronèse ou le grand Titien.

Vincenzo Peruggia, on vous a trompé : Nul peintre n’aima jamais la Joconde. Vincenzo Peruggia, les journaux, qui font grand bruit de son retour en France et de votre arrestation, les journaux vous trompent encore. La Joconde est aimée des badauds et des esthètes, parce qu’elle fut la maîtresse de François Ier et de Napoléon.

Vincenzo Peruggia, apprenez les sources de votre formation : la haute école du cheval du général Boulanger, la scolastique de M. Charles Maurras, la nostalgie de M. Maurice Barrès. — dont un de ses admirateurs me disait : « Je l’aime, parce qu’il est cochon… psychologiquement cochon… » — l’impérialisme agathonique où se concilient la mystique du cuistre et du négociant. Ce sont de brèves petites choses dont un vitrier plus modeste n’eût pas été la dupe. Mais je voudrais bien qu’un Italien me dise comment se nomment, en Italie, vos maîtres. Ils sont semblables — j’en suis certain — à ceux que nous vous connaissons en France.

Vincenzo Peruggia, on vous a trompé : Nul peintre n’aima jamais la Joconde. Que pensent les peintres, et les plus modernes, de cette assertion d’un littérateur ?

L’opinion d’un peintre sur la Joconde (Comœdia, 4 janvier) §

Voici déjà l’opinion d’un peintre qui connaît son métier. M. Anquetin écrit dans Comœdia :

Avant d’être le chef-d’œuvre unique, il serait nécessaire que la Joconde fût d’abord le chef-d’œuvre de Léonard ; que, par conséquent, elle fût une œuvre complète, exprimant totalement sa pensée. Or, la Joconde n’a ni cils, ni sourcils ! Comment expliquer leur absence ? Doit-on accuser Léonard d’une négligence, ou d’une omission volontaire ? Il n’est pas de beau visage sans cils et sans sourcils — les femmes y ont elles-mêmes toujours attaché la plus grande importance, les renforçant, les allongeant au besoin. La statuaire, sans les exécuter réellement, accentue la ligne caractéristique des arcs sourciliers, indispensable à la délimitation du front. Sans cette ligne, le visage perd son caractère humain.

Les esprits littéraires, les beaux phraseurs ont pu jaspiner à loisir sur l’Énigme de ce sourire. Ont-ils jamais compris que ce mystère réside tout entier dans le désaccord de la bouche qui sourit et des yeux incomplets, aux paupières glacialement découpées, dépourvues de l’ombrage nécessaire du velours des cils et des sourcils ? Ils ont mis la Joconde au rang suprême, à cause du nom glorieux de Léonard de Vinci — puis, y ajoutant d’eux-mêmes toutes les fantaisies de leur imagination, ils ont fini fatalement par croire à la réalité de leurs propres inventions. Ce qui prouve que l’Art plastique exige an sens spécial chez celui qui regarde, aussi bien que chez celui qui crée.

La Joconde avait des sourcils.

Mais — sourcils, cils, tout le travail final des couleurs liquides, des glacis, tout cela lui a été ravi, comme il l’a été à bien d’autres ouvrages par les mains criminelles qui récurent les chefs-d’œuvre comme des derrières de casseroles, sans se douter que la couche inférieure du vernis est intimement liée aux glacis, et que le mordant employé pour attaquer le vernis peut en un instant anéantir le travail de terminaison qui est le plus précieux !

On peut contempler, dans le même numéro de Comœdia, une Joconde avec des sourcils et qui a perdu son sourire. Mais il se trouve ainsi que le véritable créateur de cet énigmatique sourire, qui inquiéta tant de générations d’esthètes, fut ce dévernissement inconscient qui, d’un coup de brosse, maladroit et génial, faucha les cils et sourcils de Mona Lisa.

Théâtre.
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 398, 16 janvier 1914, p. 406-413 [412].

Porte Saint-Martin : Le Chèvrefeuille, pièce en 3 actes, de M. Gabriele d’Annunzio (14 décembre). […]

Tome CVII, numéro 399, 1er février 1914 §

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 399, 1er février 1914, p. 605-615 [614].

[…]

La Grande Revue (25 décembre) : […] — « La Joconde », par M. Léon Werth.

[…]

France-Italie (1er janvier) : — M. J. Luchaire : « Conceptions politiques dans la dernière république florentine. » — M. H. Prunières : « Influence de l’Italie sur la création de l’opéra français. »

[…]

Musique.
Opéra-Comique : Francesca da Rimini, drame de M. Francis Marion Crawford et Marcel Schwob, musique de M. Franco Leoni §

Tome CVII, numéro 399, 1er février 1914, p. 623-629 [625].

Après avoir déposé Céleste en p. p. c. à la musique française, M. Carré a tenu à faire ses adieux à l’Italie, qu’il aima d’une ardeur si constante, et à réparer envers une Espagne authentique les outrages de M. Laparra, son complice. L’aventure de Francesca da Rimini, délayée en trois petits actes, a fourni à M. Franco Leoni le prétexte d’une partition dépourvue de vérisme national, mais bondée de banalité. Cet ouvrage dénonce pourtant des intentions fort honorables. Sa probité est manifeste. Il semble dédaigner les trucs et récuser la fausse emphase puccineptes. La candeur de ses recherches orchestrales et harmoniques est presque touchante. Jamais la gamme par tons ne divulgua sans doute une telle innocence. Tant de sincérité désarme chez un débutant transalpin, et on hésite à prévenir celui qui s’introduit ainsi dans l’art lyrique d’abandonner au seuil toute espérance d’avoir quelque jour du talent. Encore qu’il y ait fait l’économie de nouveaux décors, M. Carré a monté Francesca da Rimini avec l’adresse et la sollicitude avisée qui lui sont propres et qui s’attestent si favorables à l’illusion. Le meurtre des deux amants surpris et transpercés du même coup d’épée par le mari jaloux, raidis soudainement côte à côte sur le dossier sculpté du siège et figés blêmes dans la mort, est à cet égard un modèle d’habileté et vraiment d’art tragique. La poésie du clair de lune, argentant peu à peu le panorama nocturne au premier tableau, se recommande aux réflexions des électriciens de notre Opéra, en prouvant qu’on ne leur demande pas l’impossible. Qu’ils imitent seulement cela.

Lettres italiennes.
Le Futurisme §

Tome CVII, numéro 399, 1er février 1914, p. 644-649.

Ses origines. — Poesia §

On a beaucoup parlé du Futurisme à l’étranger, et surtout en France, mais il me semble que jusqu’ici on n’a pas bien saisi son importance et sa nécessité au point de vue italien — sa raison d’être nationale. On a vu le côté tapageur et pittoresque du mouvement, tandis que le côté création et rénovation est resté presque toujours méconnu. Je tâcherai de renseigner les lecteurs du Mercure sur la véritable signification du Futurisme, me bornant nécessairement au futurisme littéraire.

Entre les grandes puissances intellectuelles de notre temps, l’Italie était sans contredit la plus arriérée en littérature et dans tous les arts en général. Notre plus grand poète de la deuxième moitié du siècle dernier — Carducci — était le représentant de la réaction classique et traditionaliste contre les derniers romantiques. Il avait subi depuis les influences disparates de Victor Hugo et de Heine, mais il est toujours resté le poète de la culture et de l’histoire, le poète de cabinet et de bibliothèque, le poète académicien, orateur, professeur, toujours correct et parfois parfait, mais très éloigné de toute modernité. Pascoli, qui lui succéda dans la chaire et dans la renommée, était doué d’une sensibilité poétique plus fraîche, mais il appartenait, dans le fond, au même type que Carducci et sa culture classique l’a empêché trop souvent de s’abandonner à son inspiration primesautière. Je passe d’Annunzio, dont le goût obstiné pour l’ancienneté décorative est trop connu à Paris et ailleurs.

La poésie italienne n’avait donné, jusqu’à ces dernières années, aucun signe de renouvellement intérieur et profond. Elle vivotait encore aux dépens des visions les plus archaïques et n’avait pas même la force de changer ses formes, ses instruments, sa métrique.

Les recherches nouvelles qui font de la poésie italienne actuelle la plus avancée peut-être qui existe en ce moment en Europe ont leurs origines dans la fondation de Poesia, revue internationale de lyrisme, fondée par F.-T. Marinetti en 1904. F.-T. Marinetti, qui avait fait son baccalauréat à Paris et connaissait très bien le magnifique essor poétique français de Baudelaire jusqu’à Claudel, et qui avait déjà publié, en français, la Conquête des Étoiles et Destruction, qu’on avait déjà remarqué en France comme promesses d’un tempérament lyrique puissant, était surtout animé, dans la création de Poesia, par le désir de faire connaître en Italie la grande poésie moderne étrangère, — et surtout française. On était déjà fatigué de la luxueuse marqueterie de d’Annunzio et on était dans la recherche et l’attente de quelque chose de nouveau. Importer en Italie la dernière poésie européenne était déjà une grosse et utile tâche pour une revue. Poesia était très mêlée : il y avait là du bon et du mauvais, du magnifique et du médiocre, de l’extraordinaire et du vieux, mais elle eut son rôle important dans l’évolution de notre lyrique. Elle fit connaître tant bien que mal les meilleurs poètes d’avant-garde de France, — d’Angleterre et d’Allemagne, et révéla aux Italiens ébahis trois ou quatre jeunes poètes d’ici que personne ne connaissait et qui se montrèrent tout de suite doués d’une sensibilité tout à fait originale. Poesia fit plus : Marinetti ouvrit en 1908 une enquête internationale sur le vers libre (qui était presque inconnu chez nous et qu’on n’employait que très rarement) et ainsi donna le courage de l’adopter à ces jeunes poètes dont j’ai parlé et qui s’appelaient Govoni, Buzzi et Palazzeschi, c’est-à-dire les meilleurs que possède aujourd’hui la présente génération.

Au commencement de 1909, F.-T. Marinetti lança dans le Figaro et dans Poesia son premier manifeste pour la fondation du Futurisme. Les idées qu’il contient sont assez connues, même en France, et il est inutile de les résumer. Le Futurisme apparaît en somme à qui le regarde au point de vue italien comme la réaction nécessaire à ce culte effréné et idiot de l’ancien, à cette mollesse et couardise de sentiments, à ce mépris de la modernité dont notre milieu intellectuel était saturé et qui le conduisait à un épuisement ennuyeux et humiliant. F.-T. Marinetti rappelait aux jeunes Italiens que les nations ne se nourrissent pas uniquement de souvenirs et de regrets et que même dans l’art il faut avoir le courage de quitter les continuations et les imitations pour créer quelque chose de nouveau et d’inédit.

Il montrait qu’à l’étranger on avait découvert une sensibilité toute nouvelle et moderne et il croyait que la littérature italienne devait se mettre au courant des autres et même les devancer en hardiesse si elle voulait reconquérir son ancienne place dans le monde.

Malgré l’hostilité de la majorité des gens de lettres italiens et l’indifférence narquoise du public, le manifeste de F.-T. Marinetti fut le commencement d’une transformation profonde et tumultueuse de notre jeunesse artistique. Les poètes Buzzi, Govoni, Cavacchioli, Palazzeschi se joignirent à lui ; l’année d’après, en 1910, les peintres Boccioni, Carrà, Russolo et Balla donnèrent leur adhésion au mouvement et publièrent le manifeste de la peinture futuriste qui fut bientôt suivi par des expositions et des manifestations bruyantes. Plus tard le musicien Balilla Pratella publia son manifeste de la musique futuriste ; Russolo inventa le nouvel Art des bruits ; Boccioni initia la culture futuriste et Mme Valentine de Saint-Point écrivit son célèbre manifeste de la luxure. Les grands meetings futuristes de Milan, Turin, Trieste et Naples, qui consistaient dans la déclamation des manifestes et des poésies, bien que troublés trop souvent par la violence haineuse des adversaires, attirèrent l’attention du public sur la nouvelle école.

Lacerba §

L’année 1913 fut particulièrement importante pour le Futurisme. Depuis trois ans, Poesia, qui était née avec des intentions excessivement éclectiques, avait cessé de paraître. Devenue « moteur du Futurisme », elle aurait dû devenir intransigeante ; mais il n’est pas toujours facile de transformer de fond en comble une entreprise commencée avec un esprit tout différent. Marinetti avait mieux aimé la supprimer que tomber dans les compromis. Mais au commencement de 1913 était née à Florence une revue indépendante, d’avant-garde, très vivante et révolutionnaire, Lacerba, qui avait en première ligue parmi ses rédacteurs Papini et Soffici, qui jusqu’alors s’étaient tenus loin du Futurisme, mais, esprits toujours en éveil et à l’affût de la modernité, travaillaient, on peut dire, dans une direction parallèle. Leurs livres — romans, essais, contes — leur avaient assuré une place à part dans la littérature la plus hardie et leur collaboration à la Voce avait assez contribué à la fortune de cette revue de bataille. Mais ils avaient dû se détacher de la Voce, qui n’était pas disposée à les suivre dans toutes leurs idées et ils se virent forcés de fonder un journal tout à eux. Lacerba se proposait d’être surtout théorique et d’accomplir dans la morale et dans la philosophie courante bourgeoise, idéaliste — la même révolution que les futuristes accomplissaient dans la poésie et dans l’art. Les rédacteurs de Lacerba et les futuristes étaient faits pour s’entendre, malgré des incidents provenant de malentendus qui avaient retardé leur rencontre. En février, Papini et Soffici, à l’occasion de la grande manifestation de Rome, où le premier prononça un discours qui fit beaucoup de bruit, donnèrent leur adhésion au Futurisme. Lacerba devint bientôt l’organe très suivi et répandu de la littérature futuriste.

L’adhésion de Papini et de Soffici au Futurisme ne passa pas inaperçue. Il ne s’agissait pas de tout jeunes inconnus qui pouvaient être poussés dans le mouvement par le besoin de réclame et d’encouragement. Ils jouissaient déjà d’une enviable renommée et ils étaient connus par leur farouche indépendance. Leur conversion courageuse et raisonnée aux idées futuristes fut très remarquée et entraîna bientôt d’autres conversions.

Les expositions de Rome, de Florence, de Paris (sculpture de Boccioni) et de Londres ; les derniers meetings, très orageux, de Rome, de Florence et de Milan, ont forcé les milieux intellectuels italiens à s’occuper sérieusement du mouvement qui devient toujours plus large et plus vivant. Une foule de jeunes, parmi lesquels quelques-uns doués de véritable talent, se sont ajoutés aux apôtres des premières journées. À l’étranger aussi les alliés ne manquent pas. Dans cette même année, Lacerba publia l’Antitradition Futuriste de Guillaume Apollinaire, un des esprits les plus curieux de notre époque curieuse.

Lacerba, ajoutant à la poésie et aux théories artistiques une révision des préjugés moraux et métaphysiques, a donné plus de retentissement à la révolution futuriste. On a poursuivi en justice deux écrivains pour des articles qui offensaient, paraît-il, la pudeur et la religion. L’école a soulevé des haines furieuses et des enthousiasmes formidables. Désormais on ne parle plus d’autre chose dans les milieux intellectuels italiens.

Les poètes futuristes §

Le Futurisme a sans doute, comme tous les mouvements similaires, ses faiblesses et ses défauts, mais il serait tout à fait injuste de vouloir nier ses grands mérites. Pour rester dans la poésie — la seule chose qui nous doive occuper ici — il a révélé à l’Italie au moins sept poètes de talent, dont trois ou quatre absolument supérieurs.

J’entends parler de Buzzi (Aeroplani ; Versi Liberi) ; de Cavacchioli (Le Ranocchie turchine) ; de Govoni (Poesie Elettriche) ; de Lucini (Revolverate) ; de Palazzeschi (L’Incendiario, dont la deuxième édition a obtenu le plus grand succès) ; de Folgore (Canto dei motori) ; de Cangiullo (dont on doit lire surtout les dernières poésies parues dans Lacerba). Sans compter Marinetti, initiateur et animateur, et dont l’œuvre poétique est très importante à tous les points de vue. À chacun de ces poètes il faudrait dédier une étude à part : il faudrait, au moins, pouvoir disposer d’une vingtaine de pages pour expliquer en quoi ils diffèrent, comme sensibilité et technique, de tous les autres poètes italiens anciens et contemporains.

J’en parlerai longuement, chacun à leur tour, aussitôt qu’ils publieront leurs œuvres nouvelles.

Les mots en liberté et le lyrisme synthétique §

Presque tous les livres de poésie dont j’ai cité les titres sont écrits en vers libres, mais il ne faut pas croire que le Futurisme ne soit que le pseudonyme italien du vers-librisme français. L’année dernière, si décisive pour le sort du Futurisme, a vu aussi la création des mots en liberté, qui font de la poésie futuriste quelque chose qui se détache de toute poésie connue, au moins dans ses moyens. Marinetti, obsédé par les recherches des peintres futuristes (simultanéité, dynamisme, compénétration de plans, etc.) a tâché de disloquer et de rompre une fois pour toutes la vieille structure de la phrase et les remparts surannés de la syntaxe usuelle. Il a commencé par supprimer certaines parties du discours ; par employer le verbe seulement à l’infinitif ; par faire un grand usage de sons imitatifs ; et par apporter dans l’uniformité dominante des innovations typographiques très suggestives (emploi de caractères différents en grand nombre ; de signes mathématiques ; d’espaces énormes ; de mots disposés en plusieurs caractères ; de mots ou lettres disposés de manière à suggérer l’idée immédiate d’une chose réelle, etc.).

Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire tout d’abord, de trouvailles capricieuses d’un écrivain qui cherche coûte que coûte la nouveauté. Ces innovations extérieures sont dictées par la nécessité de rendre avec la plus grande liberté, rapidité et énergie la vie multiple et mêlée de l’homme moderne, qui vit et voit plus intensément l’agitée existence contemporaine. Il s’agit de rendre — en dehors des barrières des vers, de la rime et de la syntaxe — un riche réseau de sensations inédites et raffinées, inspirées par la vie plus violente, qui se croisent et s’entremêlent, et dont on ne pourrait exprimer la nouveauté, la complexité et la simultanéité avec les formes anciennes. Les essais de mots en liberté que Marinetti, Buzzi, Cangiullo, Boccioni, Carrà et Soffici ont déjà publiés nous forcent à reconnaître que, en dépit de leur apparente obscurité et de leur descriptionnisme obstiné, on réalise avec cette forme — ou mieux avec cette absence de formes anciennes, déterminées et régulières — une telle richesse imprévue de tissu sensible qu’on est porté à penser que les mots en liberté sont destinés à prendre la place de toutes les anciennes manières d’écrire et de versifier. Dans la poésie française nous avons la plus prochaine préparation de mots en liberté : il me suffit de rappeler les Illuminations de Rimbaud et certaines pages de Mallarmé. Mais, dans les mots en liberté des futuristes, on a poussé bien plus avant la libération et la recherche d’effets nouveaux. Cette révolution, devenue consciente, s’est élargie et consolidée. Le poète futuriste Luciano Folgore arrive, par exemple, à supprimer aussi le verbe, mais renonce aux innovations typographiques et donne à sa poésie le nom de lyrisme synthétique. Il s’agit toujours, dans le fond, de mots en liberté qui conservent encore l’apparence de vers libres.

Quand on réfléchit qu’il y a dix ans à peine on ne pouvait concevoir en Italie une poésie qui ne fût païenne et classique — carducciana ou dannunziana — et qui ne fût dominée par la métrique la plus réactionnaire (sonnet, ballade, terzine, etc.), on doit avouer que l’Italie littéraire doit surtout au Futurisme d’être plutôt à l’avant-garde qu’en arrière dans la marche anxieuse du lyrisme contemporain1.

La Vie anecdotique.
L’Almanacco purgativo §

Tome CVII, numéro 399, 1er février 1914, p. 661-666 [661-664].

Il vient de paraître en Italie un Almanacco purgativo pour 1914. Cet Almanach purgatif est l’œuvre des deux nouveaux futuristes, Ardengo Soffici et Giovanni Papini. Ils sont l’un et l’autre bien connus en France, où le premier a longtemps vécu. Le second, qui tient dans la hiérarchie futuriste rang d’antiphilosophe, est un collaborateur du Mercure de France. Je tenterai d’esquisser ici même un de ces jours le portrait de l’antiphilosophe Papini.

Dans l’Almanach purgatif, il y a des choses assez drôles, surtout les anecdotes. En voici une sur Napoléon.

Durant sa captivité à Sainte-Hélène, Napoléon aimait de préférence s’entretenir avec des Italiens et spécialement avec le Dr Antonmarchi, avec lequel il revenait volontiers sur les circonstances de sa vie aventureuse. Un matin, ils parlaient comme d’habitude, assis sur le rivage, et le médecin lui ayant fait quelque question sur les véritables raisons de la campagne de Russie, Napoléon lui répondit : « Mon intention, pour assurer la paix de l’Europe, était de frapper à mort l’Empire Russe. Je visai au cœur, mais — l’empereur sourit avec amertume — lo presi nel culo. »

Voici des anecdotes sur Baudelaire.

On sait que, durant son séjour à Dijon, Charles Baudelaire traversa une période de si atroce misère qu’il dut supporter que Jeanne Duval, sa maîtresse, se livrât à la prostitution pour subvenir aux besoins du ménage.

Baudelaire en souffrit cruellement ; toutefois cette abjection, dans laquelle il se sentait tombé, lui procurait parfois, comme il le confessait lui-même, une ténébreuse volupté qui se répandait en sarcasmes diaboliques.

Un soir, par exemple, la pauvre mulâtresse, de retour à la maison après des heures et des heures d’absence, raconta à son ami qu’elle avait rencontré un vieux monsieur, qui, après avoir écouté son histoire, ému de compassion, lui avait donné quelques louis sans lui rien demander en échange. Et comme elle se réjouissait de la chose : « Non, non, dit le poète irrité, pas de médiocrité, il faut aller le rechercher et coucher avec lui. »

Une autre fois qu’elle était sur le point de sortir comme toujours à la recherche de quelque amateur adventice, Baudelaire lui courut derrière en criant par l’escalier cette recommandation :

« Et surtout n’oublie pas de dire à tes clients que tu fais ça pour moi, pour Charles Baudelaire. »

Un soir que la pauvrette rentrait à la maison, ramenant un prêtre « levé » qui sait par quels artifices :

« Très bien, observa l’auteur des Fleurs du mal, ce soir, c’est un ministre de Dieu qui vient augmenter notre douleur : à la fin ce sera Dieu lui-même à me faire cocu, ce qui sera enfin digne de moi. »

Les pensées des grands hommes données par l’Almanach purgatif ne sont pas moins bien choisies :

L’infini est nécessairement plus vaste que le fini, puisqu’il le contient. Platon.

Il y a dans la philosophie beaucoup de mystères qui ne sont ni dans le ciel ni sur la terre. Shakespeare.

J’ai connu un homme tellement peureux que, bien que bon catholique, il n’allait jamais à la messe. À quelqu’un qui lui demandait pourquoi, il répondit : « Dieu est bon et me pardonnera, mais le diable, qui est méchant, pourrait se formaliser. » Sterne.

Les femmes ne s’habillent que pour exciter le désir de les déshabiller. Casanova.

Si Judas avait eu l’idée d’offrir, avec ses trente deniers, un bon souper aux apôtres, sa réputation serait infiniment meilleure que celle qu’il a aujourd’hui. Voltaire.

La famille est une chose si déprimante et si embarrassante pour l’homme que les seuls êtres vraiment libres sont les enfants trouvés. La chose la plus humaine que puisse donc faire un père est d’abandonner ses enfants dès leur naissance. J.-J. Rousseau.

Les bouchers sont les seuls hommes que l’on puisse comparer aux esprits libres : les uns comme les autres ont mission d’égorger les bêtes. Nietzsche.

Le monde est tellement mauvais que Dieu lui-même, qui l’a fait, n’y habite plus. Schopenhauer.

Le génie est la lumière ; la foule est l’ombre. Mais, de même que la lumière illumine l’ombre, ainsi le génie éclaire la voie des multitudes. Victor Hugo.

L’or est comme le reflet de la puissance divine sur la Terre : c’est pourquoi plus on en possède plus on s’avoisine à Dieu. Rothschild.

En philosophie la chose la plus difficile n’est pas de trouver la vérité, mais que la vérité trouvée signifie quelque chose. Ugo Foscolo.

Nous sommes tous héros sur Terre du premier au dernier et vice-versa. On ne pense guère à l’héroïsme de notre père Adam, quand il consentit que Dieu prît une côte pour en former la femme. Emerson.

Je n’ai rien à dire contre la femme, sinon qu’elle ne ressemble pas assez à l’homme. Oscar Wilde.

La dernière forme de la foi consiste à croire que l’on ne croit à rien. Anatole France.

Une des nouveautés de l’Almanach — je dis nouveautés — ce sont des versiculets intitulés dans l’imprimé : « Malthusiens dominicaux », mais que les auteurs appellent entre eux : « définitions malthusiennes ». « Malthusien » veut dire ici « improductif » et aussi que le quatrain se retire au meilleur moment. En effet, leur plus grand mérite consiste à promettre quelque chose et à ne rien donner, sinon quelque bourde propre à faire rire. Le dernier mot est tronqué. Il est possible en italien de tronquer certains mots pour la nécessité de la versification, mais seulement certains mots. On peut, par exemple, dire caval pour cavallo, mais il est ridicule de dire plag pour plagio. Quand on le fait, on a l’air de ne pas savoir se tirer d’un mauvais pas poétique, ce qui est l’impuissance même, d’où l’idée de l’infécondité malthusienne. En italien tout cela est ridicule. C’est un Napolitain qui a inventé le genre, il y a une cinquantaine d’années, mais il faisait ça avec logique et généralement sans cette ressource du mot tronqué arbitrairement et bêtement. Il employait des mots troncables. Voici la traduction de quelques quatrains de l’Almanach :

Boucher, c’est cette chose.
Qui sait faire ses affaires ;
Sur la porte il écrit bœuf.
Dedans il vend du cheval.
Venise c’est cette chose
Qui s’agite dans la M…
M… neuve, antique M…
M… M… à l’infini.
L’Allemand est cette chose
Qui est imbécile en tout.
Il ressemble beaucoup au bœuf
Mais n’éveille pas l’appétit.
Féministe est cette chose
Qui veut faire les élections.
Mais lui manquent les parfaitement
Pour entrer au Parlement.

Comme on voit, l’Almanach purgatif, issu des Almanachs du père Ubu, est une agréable chose ; Alfred Jarry eût décerné aux auteurs le grand cordon de l’ordre de la Gidouille. L’Almanach témoigne encore de la vitalité du futurisme, qui n’a point dédaigné d’entrer dans l’histoire de l’esprit humain parmi les risées du public et ses propres éclats de rire.

J’oubliais d’ajouter que, conformément à l’épiphonème vertical de mon manifeste L’Antitradition futuriste du 29 juin 1913 : « Suppression de l’histoire », les anecdotes et les pensées de l’Almanach citées plus haut sont entièrement fausses et qu’elles ont par conséquent toute la saveur de l’inédit.

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914 §

Les Stella-Lucente [I] §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 760-791.

Avertissement

Je tiens à déclarer que je n’ai joué aucun rôle dans cette histoire dont les héros furent, à différents degrés, mes amis. En les regardant agir avec ma curiosité habituelle, je ne me doutais pas qu’ils s’engageaient dans un drame épouvantable. Quand la catastrophe éclata, je n’ai pu sauver qui j’aimais le plus, et j’en reste encore atterré. Les confidences que j’ai reçues, de part et d’autre, me permettent de reconstituer la tragédie dans son entier. J’espère que sa poésie séduira les âmes délicates, et que son horreur inspirera la haine de la jalousie.

Et maintenant, Lecteur bénévole, écoute ma chronique :

*

La première scène est au palais Stella-Lucente, après un dîner que suivit une réception. Vers minuit, au moment où je descendais, en compagnie de Mondella, l’escalier d’honneur, le maître de céans nous saisit par l’épaule, et nous pria de demeurer, quelques instants, avec lui ; puis nous le vîmes s’avancer vers sa femme, Aurora, qui traversait le palier. Il lui baisa la main cérémonieusement, et raccompagna jusqu’au seuil de ses appartements.

— Cette brute sait jouer le galant homme, murmura Mondella. Ses manières abusent, certainement, les neuf dixièmes de leurs relations. Que nous veut-il ?

— Attendons, répliquai-je.

— As-tu remarqué sa grimace, quand tu lui as reparlé de Wellseley ? Je parie…

Cette phrase fut coupée par le retour de Stella-Lucente.

— Votre fête a été admirable, lui dis-je.

— Admirable, en vérité, appuya Paolo Mondella.

— Allons dans le fumoir, répliqua Antonio.

C’est un homme de quarante-cinq ans, de haute taille, mais mal proportionné. Son buste énorme, ses épaules trop larges contrastent désagréablement avec la fragilité de ses jambes arquées d’ancien capitaine de dragons. Il a un cou puissant, une tête ronde, un front étroit sillonné en diagonale par une balafre. Les cheveux noirs envahissent les tempes, touchent l’extrémité des sourcils épais et qui se rejoignent presque à la naissance du nez petit, aux narines ouvertes sur des moustaches rousses, longtemps rasées, et qui repoussent drues. Il les a laissées croître depuis qu’il a quitté l’armée, ne pouvant se plier ni à la discipline, ni aux changements de garnison, ni aux exigences mondaines du service. Les mâchoires sont saillantes, les joues creuses. Le teint est blafard. Sous les regards d’Aldramino et de Mondella, il s’empourpre.

— Voici…

Il hésite encore, et se décidant :

— Parlez-moi donc des Ceschini, et du rôle que joue Tebaldo dans leur ménage.

En vain, s’efforce-t-il de donner du naturel à son interrogatoire. Le timbre de sa voix dénote un sentiment de gêne et de contrainte.

— Voilà un mois, répondis-je, que l’on me pose cette même question, partout où ces Ceschini sont reçus, Je partage la curiosité générale. Je suis intrigué par Nina Ceschini ; par Theodoro Ceschini, son époux ; et par Tebaldo Vorsini, le sigisbée.

— Un étonnant trio ! certifia Mondella.

— Une énigme ! grommela Stella-Lucente.

— Je vais vous révéler ce que je sais.

Je m’installai commodément dans un fauteuil ; je regardai, à la dérobée, Paolo Mondella, qui s’était assis à califourchon sur une chaise ; j’allumai un cigare, et me plaignis de la mauvaise qualité des tabacs et des allumettes italiens.

Je prenais plaisir à exaspérer, ainsi, Antonio. Il arpentait le fumoir, les sourcils froncés, son buste lourd, mal équilibré sur ses jambes frêles. Et si je m’ingéniais à l’exaspérer, c’est parce que j’avais la certitude que ce n’était pas pour nous entretenir des Ceschini qu’il nous avait prié de rester avec lui, mais bien pour avoir des renseignements sur notre ami, le peintre Wellseley.

Puis, je n’estimais pas Stella-Lucente. Son humeur inquiète, sa violence me choquaient. Je souffrais presque de me voir traité en ami par cet homme. Mais je me plaisais chez lui, les soirs de réception. Les salles de son palais sont ornées de bons tableaux, de belles tapisseries et de meubles que j’aime. Il y évoluait un monde charmant, et que je retrouvais, ensuite, à Londres ou à Paris.

— Ce que je sais, repris-je, c’est, d’abord, que Nina Ceschini est fort belle : une indiscutable beauté ! Dans sa robe bleu et argent, on eût dit un paon, une vague, un reptile ! Elle est, à mon sens, l’image de tout ce qui attire, fascine, charme, puis terrifie. Avez-vous remarqué quelle chaleur la lumière donnait à son teint, un peu trop brun en plein jour ? Je l’ai rencontrée, avant-hier, aux Giardini. Quels reflets dans sa chevelure fauve ! Quelle flamme dans ses yeux, dont la prunelle noire est entourée de points verts et de paillettes d’or ! Mais ses yeux sont moins impressionnants que sa bouche. Cette bouche a l’air d’exister à part dans la figure de Nina Ceschini…

— Tu en es amoureux ! s’écria Mondella.

— Non, Paolo, non ! Mais quel spectacle ! Cependant, le mari m’intéresse peut-être davantage.

— Et l’autre ? interrogea Stella-Lucente.

— Elle l’affiche trop comme son amant pour qu’il le soit en réalité, répondis-je.

— Crois-tu ? demanda Paolo.

— Une pareille femme ne saurait se toquer d’un individu pareil ! L’as-tu bien examiné, ce Tebaldo, ce mauvais ténor ?

— Oui.

Et Elle, l’as-tu bien examinée ?

— Moins bien que toi, mais suffisamment.

— Alors, Mondella, tu n’es pas psychologue.

— Tu me sembles, par contre, compliquer une situation qui me paraît fort simple.

— Tu conclus à un ménage à trois ?

— Parfaitement !

— Quand elle a chanté, qui regardait-elle ? interrompit Antonio.

— Elle contemplait Tebaldo, affirma Paolo. Je gage qu’il est son amant. Il est bel homme, il a une belle voix, de beaux yeux…

— Il est bien gras, objectai-je.

— ’Que pensez-vous du mari ? demanda Stella-Lucente.

— Je vous répète qu’il me paraît être le plus intéressant des trois. Je l’ai observé, tandis que sa femme chantait… criait un désir, plutôt. Le masque d’une souffrance maîtrisée était sur sa face ! L’émotion, un instant, détendit ses traits. Il rougit, comme pris en faute. J’ai causé avec lui. J’avoue qu’il m’est sympathique.

— D’où viennent-ils ?

— Eh ! mon cher Antonio, de bien des endroits. Nina a parlé en anglais à Lady Dolingson ; en français à Boursault-Coudray. Ils ont habité l’Amérique, pendant quelques mois ; et ils ont dû figurer dans les ambassades. Ceschini est-il en disgrâce ? Est-il démissionnaire ? Je l’ignore, comme tout le monde, mais je flaire un scandale.

— Qui vous a documenté ?

— Ma police secrète, répondis-je à Antonio.

Je n’avais pas à lui avouer que je tenais ces détails de Wellseley.

J’ajoutai en riant :

— Mes agents secrets, et mon flair d’arrière-petit-fils d’inquisiteur…

Je conclus :

— Les Ceschini occupent un appartement du palais Barmonico. Quant à Nina, elle possède des idées fort avancées en art et en littérature. Elle a cité des noms de peintres et de poètes qu’admirent les amis que je loge chez moi, et qui sont des artistes d’avant-garde.

C’est volontairement que j’avais dévié l’entretien. Ce mot « artiste » produisit sur Antonio l’effet que j’espérais. Il ricana :

— Ah ! ah ! Ils sont encore chez vous, ces gens-là ! Quel plaisir avez-vous à les recevoir ? Ils mangent votre pain, vident votre cave…

— Avec esprit, et c’est pour cela que je les aime.

— Ils s’installent chez vous…

— Comme chez eux !

— L’an dernier ils ont mené dans la ville un train d’enfer.

— Mes hôtes actuels sont plus calmes.

— Je vous en félicite.

— Comme vous êtes sévère, Antonio, pour ces jeunes gens ! Je n’ai aucune sympathie pour les artistes.

Je pris naturellement la défense de mes hôtes, et rappelai avec sympathie leurs extravagances de l’année précédente. Ils avaient essayé de ressusciter les fêtes du Carnaval, et avaient organisé des sérénades et des fêtes nautiques. Masqués et costumés, ils s’étaient introduits dans des maisons, portant des torches, des fleurs et des présents. Bref, ils avaient réussi à intriguer, à intéresser et à plaire. La bande joyeuse se disloqua au moment où tout allait se gâter. Le palais Stella-Lucente seul leur était resté fermé.

— Avouez, Antonio, que ces folies étaient charmantes.

Il ne répondit pas. J’ajoutai pour le remettre en verve :

— Nina Ceschini ne regardait personne, quand elle chantait. Elle cherchait quelqu’un.

— Qui ? s’écria Antonio.

— Mon ami Wellseley, répondis-je.

— En êtes-vous sûr ?

— Absolument. Elle l’aime.

— Si je le lui avais demandé, il m’aurait prié de me mêler de mes affaires.

— Ce Wellseley…

— A le plus vif désir de vous connaître, repartis-je. Il a même une grâce à solliciter de vous.

— Présenté par vous, Aldramino, il sera le bienvenu, répliqua, sèchement, Antonio.

Il aurait bien voulu en savoir davantage sur le peintre, mais Paolo m’ayant rappelé que nous devions partir, le lendemain matin, pour Vérone, nous saluâmes Antonio, qui nous reconduisit, sans ouvrir les lèvres, jusqu’à notre gondole.

*

L’aube se levait, Venise était grise et bleue.

— Mon cher Paolo, dis-je à Mondella, il n’y a pas à le nier, cet Antonio est une brute ; et, s’il ne martyrisait par sa seule présence la plus belle des femmes, il ferait ma joie ! Où puis-je te mener ?

— À la Piazzetta… Si Antonio connaissait les sentiments que tu nourris à son égard, continua Paolo, il serait capable de te faire donner un mauvais coup par son gondolier.

— Tu crois au dévouement de Beppo ? Retiens bien ceci : si, un jour ou l’autre, on annonce la mort soudaine de Stella- Lucente, nous serons trois à connaître le coupable : Aurora, toi et moi. Mais nous ne nous dénoncerons pas.

— Comment ?

— Je parle beaucoup, ce soir…

— Tu penses à ce que tu as raconté sur la Ceschini.

— Peut-être. Décidément, tu descends à la Piazzetta ?

— Oui.

— Alors, à tout à l’heure, à la gare.

 

Je rentrai chez moi. J’hébergeais, cette année-là, deux musiciens inséparables : le violoniste Lowski, polonais triste ; Pietro Morga, pianiste qui possédait la plus frénétique cervelle de création ; et le peintre John-Arthur Wellseley, que je trouvai dans le salon du rez-de-chaussée.

— Pas encore couché, Wellseley ? Je vous apporte de bonnes nouvelles. J’ai parlé de vous à Stella-Lucente.

— M’autorisera-t-il à faire le portrait de sa femme ?

— Je l’espère !

Je lui décrivis la fête à laquelle je venais d’assister ; et lui contai l’entretien qui l’avait terminée.

— Theodoro Ceschini est un malheureux honnête homme, me dit-il, comme je le questionnais sur l’énigmatique trio ; Tebaldo est une fripouille. Il passe pour être le cousin de Nina. Il va à la poste restante, écrit des lettres anonymes et espionne les gens que lui signale la Ceschini. — Il conclut, après un court silence : Vous avez peut-être eu tort de parler de cette femme comme vous l’avez fait, Aldramino. La Ceschini ne m’aime pas, comme vous le prétendez. Elle me hait, et n’a jamais manqué de me le prouver, quand elle en a eu l’occasion. Je l’évite. Je dirai même que je la fuis. Elle a été ma maîtresse, il y a quelques années. Je l’ai abandonnée…

J’ouvris la fenêtre qui donnait sur un canaletto sombre. Nous nous accoudâmes à la rampe du balcon ; et, tout en fumant, Wellseley me raconta ses amours avec la Ceschini. C’est une histoire commune qui ne vaut que par la qualité de l’héroïne, sur laquelle la suite de mon récit édifiera le lecteur.

Je sentis que j’avais, effectivement, été trop loquace. Je le compris surtout, lorsque je vis apparaître, à l’angle du rio, la gondole qui promenait Antonio Stella-Lucente.

*

Dès que Mondella et moi l’eûmes quitté, il découvrit que c’était uniquement pour nous interroger sur Wellseley qu’il nous avait priés de passer quelques instants avec lui… et qu’il n’avait point osé.

Je le vois, arpentant son salon. J’entends son monologue :

« J’ai eu tort de permettre à Aldramino d’amener ce peintre chez moi. Qui est-il ? Voilà longtemps qu’Enea m’ennuie avec cet artiste. J’ai eu tort. Je n’aime pas cela. J’aurais dû lui dire, une fois pour toutes, que cette catégorie de gens ne franchit pas le seuil de mon palais. Pourquoi ce Wellseley a-t- il le plus vif désir de m’être présenté ? Pourquoi insiste-t-il ?… Il ne me connaît pas, je ne le connais pas. Oh ! oh ! C’est bien simple. Il a vu Aurora. Il l’a rencontrée. Dans le monde. Non ! Dans les églises, les musées. Sa beauté l’a frappé. Il est peintre. Il l’a suivie. Il a appris son nom… On est entouré, dans ces occasions-là, d’individus prêts à vous desservir ! Moi surtout. Ce ne sont pas mes œuvres d’art qui attirent Wellseley… mais bien Aurora, c’est certain !…Il l’aime peut-être. Peut-être, aussi l’a-t-elle remarqué ! Oh ! il y a du danger à garder, comme je le fais, une esclave aussi belle et aussi silencieuse. Mais ce soir même, l’esclave parlera !… »

Il se dirige vers la porte, revient :

« Comment l’interroger ? Peut-être qu’elle ignore la démarche de Wellseley ! »

Sa cervelle échauffée ébauche toute une aventure possible.

« Comment est-il ce Wellseley ? Comment est-il physiquement ? »

Cela seul intéresse Antonio. Il sait que sa femme porte un cœur irrité, qui ne s’est jamais révolté. Il sent que ce cœur est à la merci d’une passion ou d’un violent caprice. Elle en est, à vingt-sept ans, au point où une femme joue le tout pour le tout, et n’hésite plus entre un scandale, une existence lamentable ou la mort.

 

Il l’avait épousée par amour. Elle appartenait à une vieille famille vénitienne sans fortune. Il avait su la troubler. Il était beau en uniforme, et sa réputation de violence rendit plus séduisante encore la cour qu’il fit à Aurora Malfi. Ce fut un mariage solennel. Des drapeaux flottèrent contre la façade et sur les balcons du palais Stella-Lucente.

Aurora revint de son voyage de noces envahie par la haine irrémédiable que lui inspira le caractère d’Antonio, dont la rudesse s’était manifestée. Entre eux, l’antipathie était complète, perpétuellement armée : Ce fut un être morne, mystérieux, que Stella-Lucente ramena, à Turin, le jour où il dut regagner sa garnison. Il fut nommé, ensuite, capitaine à Pise. C’est là qu’il avait étendu raide-mort le comte Janich, dont l’ombre lui apparaît, parfois, pour lui démontrer que l’amour d’un audacieux pouvait toucher le cœur d’Aurora ; qu’une femme se moque, si bon lui semble, des cruautés d’une nature autoritaire ; qu’elle se venge des humiliations subies et qu’elle ne met pas de prix à l’achat du bonheur. Peu après ce duel, Antonio démissionna ; s’installa à Venise, dans le palais que lui donna son père, le vieux comte Ugo, avant de se retirer dans ses propriétés de Lombardie. Antonio s’appliqua à reconquérir sa femme. Il s’y appliqua avec la maladresse des brutaux qui estiment que la terreur est souveraine. Il la trompa, sans plaisir, ouvertement, avec des courtisanes, des actrices, et, tout dernièrement, avec une fille de chambre qu’il dota, et fit épouser, ensuite, à Beppo, son gondolier. Ce dernier apprit les raisons de la générosité d’Antonio. Il n’en dit rien ; mais, un après-midi, Aurora le vit entrer dans la chambre où reposait son maître, abruti par la débauche ; elle le suivit, manifesta sa présence, et un poignard tomba des mains de Beppo, sur le tapis.

— Je te pardonne, dit-elle ; je comprends que ta main soit armée. En continuant à lui obéir, sers-moi !

— Devrais-je y trouver la mort !

Antonio pensait que Beppo était le seul être qui lui fût dévoué, corps et âme. Il le mêlait à tous les plans de vengeance qu’il échafaudait, lorsque l’attitude d’Aurora l’affolait, car, sans jamais se plaindre, elle acceptait les outrages et les mauvais traitements. Ils passaient des semaines entièrement muets, l’un en face de l’autre. Il la désirait, cependant, quand une lueur d’impatience illuminait ses yeux ; il la haïssait, quand il sentait qu’il ne pouvait même plus la faire souffrir.

Il avait réussi à l’entourer d’un universel respect qui provenait de la pitié et de la sympathie éveillées par cette créature, dont on redoutait de bouleverser la lamentable existence. C’était pour sauver les apparences qu’Antonio recevait souvent — c’était surtout pour éprouver Aurora, pour épier tout ce que pouvait susciter en elle la fréquentation des femmes heureuses, et des jeunes gens qui auraient pu lui plaire. — Il recevait, d’ailleurs, comme un roi. Il savait faire admirer, sans forfanterie aucune, les œuvres d’art de son palais : l’escalier monumental, les plafonds et les cheminées classés parmi les plus beaux de Venise. Tous les étrangers qu’Antonio avait admis à ses fêtes, et qui s’en allaient sans avoir été édifiés sur l’intimité des Stella-Lucente, emportaient le souvenir d’avoir vécu des heures inoubliables chez des grands de la terre.

Après ces réceptions, Antonio restait seul, s’enivrait ; et souvent, pour fuir les tentations harcelantes qu’il avait d’interroger Aurora, de la torturer, quand elle s’était montrée plus enjouée ou plus grave, il faisait parer une embarcation et rôdait, jusqu’à l’aube. Se sachant méprisé, il exigeait qu’elle lui expliquât les causes de ses sourires ou de ses tristesses. Il lui jetait, aussi, brutalement à la face ses doutes et ses suppositions. Il l’humiliait, la terrorisait, lui citait le nom de ses maîtresses… et, d’après la manière dont elle l’écoutait, il éclatait de rire ou l’insultait.

 

Mais, ce soir-là, plus que de coutume, la beauté d’Aurora l’avait impressionné. Il essaya de se la représenter à table. Elle avait, à sa droite, Lord Dolingson ; à sa gauche, Boursault-Coudray, consul de France. Quelles anecdotes l’ont amusée ? Il ne s’en souvient pas ! Les autres invités apparaissent à Antonio ; parmi eux, Tebaldo, Nina Ceschini, Theodoro Ceschini… Brusquement il appelle :

— Beppo ?

— Seigneur !

— Prépare la gondole. Je descends.

— À vos ordres !

Antonio éteint les lampes du salon, et, à pas de loup, gravit les deux étages qui conduisent aux appartements de sa femme. Son cœur bat. Il ouvre doucement la porte. Il ignore ce qu’il va faire. Il sait que tout ce qu’il va dire sera maladroit, inutile et cruel. Mais il ne peut pas résister au désir de voir Aurora, de lui parler, de la réveiller ou de surprendre, sur sa face, l’expression de ses songes.

Il entre. Elle dort. Une veilleuse emprisonnée par un abat-jour rose donne une teinte délicieuse à la chambre. La robe de soirée est étalée sur un fauteuil : sur un autre, c’est un fouillis de toiles fines, de linons, de dentelles et de soies. Elle dort, ses bras blancs à demi nus sont allongés sur les couvertures. Ses cheveux bruns et dénoués recouvrent un coussin contre lequel elle a posé sa joue. Le profil se détache, ainsi, comme un camée, mis en valeur par un fond de sombre velours. Le front lisse est large et bombé ; les sourcils sont longs et fins, les paupières rondes, les lèvres délicates.

« Si elle était innocente, dormirait-elle avec plus de calme ? » murmure-t-il..

Il la regarde. Sa poitrine se soulève à peine. Son souffle est égal, profond. Antonio est presque ému. Comme elle ne s’est pas éveillée, il veut fuir. Une force le retient. Il tourne, tout à coup, un bouton électrique. La lumière soudaine et brutale le surprend.

Aurora s’est dressée :

— Qu’y a-t-il ? Vous, Antonio !

Accoudée sur son oreiller, elle l’examine. Sa physionomie a perdu sa douceur : ses yeux intimident presque cet homme dont elle redoute les visites nocturnes.

— Qu’y-a-t-il ? s’écrie-t-elle. Partez ! Je suis lasse. Éteignez ces lumières ! Laissez-moi donc dormir !

L’intonation plaintive de ces dernières paroles chasse l’attendrissement qui avait effleuré l’âme d’Antonio. Il la sent à lui, quand elle supplie ou lorsqu’elle tremble.

— Aurora, auriez-vous le courage de vous tuer ? demande- t-il à brûle-pourpoint.

Cette question l’étonne. Pourquoi l’a-t-il posée ? Il l’ignore.

— Auriez-vous le courage de vous tuer ? reprend-il durement.

— Je ne vous comprends pas !

— Vous me détestez, Aurora ! Eh bien, si vous me trompiez, et si je découvrais votre faute, et si, après vous avoir enfermée, pas ici… mais dans une des propriétés de mon père où personne n’entendrait vos cris… si, après vous avoir enfermée, je vous disais : « Vous êtes coupable, je ne pardonne pas, je vais vous tuer…mais, auparavant, écrivez une lettre où vous affirmerez que vous vous êtes suicidée »… le feriez-vous ?

— Non !

— Et si j’ajoutais : « Pour éviter un scandale — je suis un homme qui ne recule devant rien — tuez-vous, en expiation de votre faute », le feriez-vous ?

— Vous êtes ivre, Antonio, j’ai sommeil.

Sans frayeur aucune, elle se tourna vers la ruelle.

— Êtes-vous allée dans les musées et les églises, ces derniers temps ? N’avez-vous pas remarqué ?…

Il arrêta sur ses lèvres le nom de Wellseley.

— Je n’aime pas les Ceschini, et vous…

Comme elle ne répondait pas, il la prit par l’épaule.

— Ils me sont indifférents ; laissez-moi dormir, par pitié !…

— Je n’aime pas ces trois personnages, ce mari stupide, oui stupide ; ce Tebaldo vulgaire, ce ruffian ; et cette Nina, qui est- elle, d’où vient-elle ? Je ne veux plus les recevoir, entendez-vous, Aurora, plus jamais. Vous leur fermerez votre porte. Je l’exige.

— Soit !

— Et…

Lentement, il se retira à reculons, éteignit les lampes, redescendit l’escalier, s’enveloppa d’un manteau, et sortit.

— Beppo !

L’eau clapota sous la gondole. L’air de l’aube se levait.

— Beppo, promène-moi dans les canaletti les plus noirs !

 

Il rentra de promenade hanté par le désir de voir Wellseley le plus tôt possible. Il ordonna à Beppo de l’attendre. Peu après, il lui confia une lettre avec l’ordre de la porter, à son adresse, dès les premières heures du jour.

*

Cette lettre m’était destinée. Avant de partir pour Vérone, je la communiquai à Wellseley. Elle ne renfermait que quelques lignes :

Mon cher, Amenez-moi donc Monsieur Wellseley, cet-après midi.

  Votre

  Antonio.

 Puisque vous allez à Vérone, j’irai seul au palais Stella-Lucente, me dit John-Arthur.

Je lui dépeignis, de mon mieux, le caractère odieusement jaloux d’Antonio, et les tourments qu’il infligeait à Aurora.

— Soyez prudent, Wellseley, prenez garde de ne pas rendre plus misérable encore les jours de cette divine créature. Il est capable de lui faire chèrement payer l’admiration qu’elle vous inspire.

 

Antonio, qui s’attendait à se trouver en face d’un « bohème », d’un « artiste », fut très étonné de voir s’avancer vers lui un gentleman de noble tournure. John-Arthur Wellseley était de haute taille. Nous le surnommions Alcibiade à cause de son opulente barbe dorée et de ses cheveux aux courtes boucles frisées. Il était né à Paris, y avait étudié les belles-lettres et la peinture, et n’était jamais retourné en Angleterre, sa patrie véritable, depuis la mort de ses parents, survenue il y avait une quinzaine d’années.

Antonio lui tendit la main :

— Aldramino m’a souvent parlé de vous, Monsieur, fit-il avec hauteur.

— Excusez-moi, si je me présente moi-même. Notre ami est à Vérone…

— Je le sais. Vous êtes peintre, Monsieur ?

Sans attendre la réponse de Wellseley, il désigna les tableaux qui ornaient les murs du salon :

— Vous désirez, sans doute, admirer ces quelques toiles…

— Certes, répliqua Wellseley. Mais, un autre motif m’a poussé à solliciter l’honneur de vous être présenté.

— Oh ! oh !… en effet ! Enea m’a parlé d’une grâce…

— Ma demande vous paraîtra singulière et osée. Je la formule cependant..

— Je vous en prie. Mais, asseyez-vous.

Antonio s’installa dans l’ombre, son torse lourd penché sur une table.

— Si vous croyez devoir refuser, Monsieur, refusez sans scrupule, et oubliez la témérité d’un passant qui, dans quinze jours, sera loin.

— Ah ! vous ne restez que quinze jours à Venise ?

— Ou trois semaines, tout au plus.

— Je vous écoute…

— Je serais très heureux de faire le portrait de Mme Stella-Lucente.

Wellseley demanda cela absolument comme s’il offrait ses services ; et soutint, sans sourciller, le regard d’Antonio.

— J’ai rencontré Mme Stella-Lucente au théâtre ; et, je vous le répète, Monsieur, si ma proposition…

— Votre proposition, interrompit Stella-Lucente, ne m’offense point. Vous êtes peintre, et vous ne demandez qu’à exercer votre métier. J’accepte. Mais… il y a mais… le tableau m’appartiendra. Vous me donnerez aussi toutes les ébauches, les études au crayon et à l’encre que vous exécuterez pour votre œuvre.

Et souriant :

— Vous comprenez… si vous deveniez célèbre !

— Tout vous appartiendra, comme vous le désirez, Monsieur, répliqua Wellseley, qui craignait de ne pouvoir tolérer la morgue du Vénitien.

— Je souhaitais commencer une galerie d’artistes contemporains. Leur talent me choque…

Le dédain que lui inspiraient les écoles modernes fit éclater son humeur chagrine trop longtemps contenue. Ses manières avec Wellseley en devinrent plus courtoises. Il lui montra des missels et des verreries. Tout à coup, il sortit, rentra quelques instants après, tenant Aurora par la main.

— Aurora, dit-il avec une galanterie cérémonieuse, je vous présente M. Wellseley, un peintre qui désire faire votre portrait. Monsieur est un ami d’Aldramino. J’espère que vous consentirez…

— Antonio, je poserai volontiers, si vous le désirez.

— Vous poserez dans la grande salle du second étage.

— Où vous voudrez, Antonio.

— Le jour y est excellent, déclara-t-il à John-Arthur qui s’inclina. Puis, se tournant vers sa femme :

— Vous aviez l’intention de sortir, Aurora, dit-il doucement.

— Je vais chez Lady Dolingson.

— Je regrette fort de ne pouvoir vous y accompagner.

*

Wellseley me raconta sa visite par le détail, et, comme il insistait sur la galanterie d’Antonio, je m’écriai :

— Vous êtes persuadé, cher Alcibiade, que je vous ai tracé du personnage un portrait bien noir ! Mais, ce sont bien là ses manières. Je le disais, hier encore, à Mondella, elles abusent les trois quarts des gens ! Il vous a accordé, immédiatement, de faire le portrait de sa femme et cela vous émerveille ! Je connais mon Antonio, je l’observe, je le regarde vivre avec dégoût parfois, toujours avec curiosité. Il s’offre, de temps en temps, un plaisir étrange : il joue avec sa jalousie. Faire faire le portrait de sa femme est contre tous ses principes. Il a refusé, très souvent, cet honneur à des peintres que je lui avais recommandés. Le seul mot d’« artiste » le met hors de lui. Il vous croit revêtus de pouvoir magique, dotés de séductions étranges ! Je gage qu’en ce moment il est intrigué par lui-même, il veut savoir comment il vous supportera. Je suis aussi certain d’une chose : c’est qu’il torture Aurora, pour qu’elle lui analyse l’impression que vous lui avez produite. Peut-être même lui reproche-t-il de ne s’être pas indignée à la pensée de rester, elle, la femme d’un Stella-Lucente, sous les regards, inquisiteurs d’un peintre, d’un amant de la forme, qui l’étudiera trait par trait ! Mes prophéties vous ennuient, Wellseley. Ne vous étonnez donc pas, si vous recevez, après quelques séances, un billet laconique vous informant que la santé de Mme Stella-Lucente ne lui permet pas de poser plus longtemps.

— Enea, Enea ! vous exagérez, Vénitien que vous êtes ! À quelle époque croyez-vous vivre ?

— Au vingtième siècle, mais avec le dernier des Stella- Lucente…

 

Durant une semaine, la vie fut très calme, chez moi. Mes hôtes ne se rencontraient que rarement, et ne sympathisaient pas encore. Lowski et Morga visitaient les églises, les musées et les îles. Ils mangeaient dans les auberges de mariniers, et travaillaient fort peu.

J’allais dans le monde, où Antonio avait annoncé, et devant la Ceschini, qu’il avait commandé le portrait de sa femme à mon ami Wellseley. Quant à ce dernier, contrarié par la présence de Nina à Venise, il attendait un billet de Stella-Lucente lui fixant le jour de la première séance. Le désir de commencer son tableau augmentait. Il avait emporté de sa courte entrevue avec Aurora la certitude d’accomplir une œuvre parfaite. Son imagination s’impatientait, et parait son futur modèle d’une auréole pathétique. Je lui répétai :

— Soyez prudent, Wellseley !

— Cher Aldramino, ma parole, vous m’en croyez amoureux !

— Dieu vous en préserve !

*

Mes conseils n’étaient pas inutiles.

Dans le bassin de Saint-Marc, autour d’une barque illuminée et dans laquelle des chanteurs donnaient leur sérénade, allaient et venaient les fanaux des gondoles, dont les formes se dessinaient, parfois. Un même mouvement les faisait onduler. L’acier des proues luisait, par instant, dans la nuit, comme des écailles de poissons qui se retournent dans l’eau, et les silhouettes des gondoliers, rangés en ligne et debout à la poupe, formaient comme une armée de bateliers fantômes. Tout à coup, un torpilleur désorganisa cette flottille pour s’amarrer devant la Dogana. Il y eut un remous, et des imprécations gutturales. Le petit bâtiment évoluait avec aisance, ses feux verts et rouges étincelaient, et, peu à peu, la nuit fut rendue au silence et au chant…

Aurora écoute ces romances qu’elle aime, et qu’elle vient entendre, sous la protection de Beppo. C’est assurément le plus admirable des gondoliers : un barcarol comme en évoquent les sens romanesques des Anglaises et des Slaves, et que nous appelons, nous autres, Vénitiens : un Montatore. Il a belle allure, les deux mains à la rame, la tête nue, le torse bien pris dans sa tunique blanche, la taille serrée par la large ceinture bleue aux flots étoilés d’or. Ses yeux gris brillent dans sa face cuivrée, entre ses cheveux frisés et sa moustache épaisse.

Aurora est inquiète. Elle ne s’explique pas pourquoi Antonio lui parle sympathiquement de Wellseley. Antonio n’est pas aimable sans motif ; il l’excède avec ses attentions. Il désire savoir comment elle compte poser.

Elle songe, quelques instants, au peintre. Elle l’évoque, dans le salon, aux côtés d’Antonio. Ils sont de même stature. L’un, avec son teint clair, sa barbe dorée, ses yeux francs, représente la force heureuse et sereine ; l’autre, la violence sournoise. Elle songe, aussi, à Nina Ceschini, à la passion soudaine que lui avouée cette étrangère, depuis le jour où, chez les Boursault-Coudray, Antonio avait annoncé que Wellseley allait peindre son portrait. Elle avait, tout aussitôt, essayé de rendre confidentiel leur premier entretien, en l’interrogeant sur sa vie, sur Antonio : « Êtes-vous heureuse avec lui ? Moi, je voudrais quitter mon mari ! Quant à Tebaldo, il passe pour être mon amant… lui ! » Aurora n’avait su que répondre…

Une gondole glisse le long de la sienne, et se retire ; une autre la remplace, et les bords des deux embarcations se heurtent, parfois.

Au moment où le chant d’une femme jaillissait en un cri qui se brisa en vocalises, une main volontaire et caressante se posa sur la main d’Aurora, des lèvres murmurèrent son nom, et si doucement qu’on eût dit qu’il avait été prononcé, ce nom d’Aurora, par un de ces êtres mystérieux qui, du fond des songes, nous mettent en garde contre la destinée.

Aurora se retourna et se trouva face à face avec Nina.

— Aurora, murmura la Ceschini, méfiez-vous de vous-même, et de celui qui doit venir. Redoutez son amour !

— Beppo ! au Palais ! s’écria Aurora, terrifiée par les paroles de Nina.

*

Un matin, Wellseley reçut un billet, par lequel Antonio le priait, fort poliment ma foi, de commencer le portrait de sa femme.

Voici le récit de cette première séance.

— J’arrive donc à deux heures, me dit Wellseley. J’installe mon chevalet dans une pièce du second, où je fus introduit, une immense pièce sans autres meubles qu’une cheminée, un fauteuil, deux chaises et un piano. Au bout de dix minutes, Stella-Lucente entre et me salue avec courtoisie :

— Eh bien, vous sentez-vous en train ?

J’éclatai de rire :

— Cette brute fait ma joie ! Continuez Wellseley. Et n’oubliez rien !

— Nous échangeons quelques paroles sur la précocité du printemps. Lorsque j’eus disposé ma toile, Antonio s’éclipsa, et revint avec sa femme : « Nous allons nous mettre au travail », fit-il. Et immédiatement s’établit une atmosphère de gêne et de contrainte atroces. — « Comment posez-vous, Aurora ? — Cela m’est égal, répliqua-t-elle. — Qu’en pensez-vous ? » me dit-il. Je regardai mon modèle. Donna Aurora était vêtue d’une robe grenat : une sorte de fourreau décolleté en carré, et laissant voir les attaches du cou serré par un collier de perles. Elle était coiffée en bandeaux lâches. « Asseyez-vous simplement sur ce fauteuil, Madame », lui dis-je. Sa pose : visage de trois quarts, était parfaite. Mon cher Enea, je tremblais. Oui, vraiment, je tremblais. Dès que j’eus mon crayon à la main, je sentis que je ne ferais rien qui vaille ! J’étais devant Aurora. Antonio se campa derrière elle, les mains dans ses poches, son gros torse en avant, les lèvres retroussées par un vilain rictus. Il m’était impossible d’examiner mon modèle, sans rencontrer les yeux mobiles de cet être ! Aurora sentait, aussi, ses regards, comme un contact. Deux ou trois fois, sa face s’empourpra. Antonio s’en aperçut-il ? Sans doute, car il changea de place. Il se mit à côté de moi. Je déchirai l’esquisse que j’avais ébauchée, et je. me levai… pour… pour je n’en savais rien… le jeter par la fenêtre… le chasser ou partir ! Il épaississait l’air. Il s’appuya contre la cheminée. Je traçai quelques lignes, de simples indications. Antonio revint, à pas lents, à ma droite, pour apprécier mon travail. Oh ! vous riez, Aldramino, c’était affolant, je vous le jure ! Ce manège, ces allées et venues durèrent plus d’une heure, pendant laquelle nous ne prononçâmes pas un mot, pas un seul, entendez- vous ! Antonio s’impatientait. Alors je fis comme s’il n’était pas là. J’étudiai mon modèle, absolument comme on étudie un modèle payé. J’essayai de définir en quoi résidait la beauté de cette créature. J’étudiai la forme du front bombé, sur lequel les cheveux sont plantés un peu haut ; les sourcils dont la ligne est si pure ; le dessin des narines ; les sinuosités des lèvres, et, sur tout cela, le rayonnement de l’âme ! C’était une beauté d’un autre âge que j’avais devant moi ! Ce que vous m’avez révélé sur les Stella-Lucente hante ma mémoire. L’attitude de cette femme et celle de cet homme me parurent tragiques. Nous étions silencieux. Je me pris à rêver, tout en crayonnant ; et, machinalement, comme à l’atelier, j’allumai une cigarette. Tout à coup Antonio parla :

— Aurora, il est tard… on vous attend !

Elle se leva, me tendit la main, sans s’inquiéter, le moins du monde, de ce que j’avais fait. Antonio me fit ensuite comprendre que je n’avais plus qu’à me retirer. Voilà le compte-rendu de ma première séance. Je sens que je pourrai faire un chef-d’œuvre. Mais c’est ici que je travaillerai ! C’est ici que je peindrai mon tableau véritable, en secret ! Là-bas, j’exécuterai une composition quelconque…

À ce moment, un piano et un violon attaquèrent le scherzo de la Sonate à Kreutzer.

— Écoutez, dit Wellseley.

— C’est Lowsky et Morga.

— Les admirables musiciens !

Je proposai :

— Allons les écouter.

Le pianiste Pietro Morga était un petit homme. Tête de tzigane, teint de terre cuite, yeux ronds et noirs comme les graines du lierre, moustache noire. Ainsi que le chevalier de Saint-Georges, il était bon musicien, et escrimeur excellent. Querelleur, insolent et bon compagnon, dévoué, très sympathique, il affichait un dédain magnifique pour l’existence. Il avait gaspillé une maigre fortune, et donnait à Paris, pour vivre, des leçons de piano. Il jouait aussi, à la Bourse, se trouvait, tantôt à son aise, et presque riche, tantôt sans un sou. Sa bonne humeur, sa gaieté, sa verve étaient inaltérables. Enea l’avait connu à Paris, et l’avait invité à passer quelques semaines, chez lui, à Venise. Cette invitation entraîna celle du violoniste Lowsky. On ne savait rien de lui, si ce n’est qu’il n’abandonnait jamais Morga, qu’il vénérait. Lowsky était un être falot et triste, long, mince et blond, ne parlant que par monosyllabes. Il aimait la musique, la peinture, et les États républicains.

Quand ils eurent achevé leur sonate, nous les félicitâmes.

— Les hôtes du palais Aldramino sont réunis, ce soir, dis-je. Si vous êtes tous libres, Messieurs, nous dînons ensemble.

On accepta. Les langues ne furent pas longues à se délier. Morga, légèrement gris, parla de lui-même.

— Oui, Messieurs, je suis né sous un astre fatal ! Les moindres événements auxquels j’ai été mêlé ont toujours pris un tour romanesque ou comique. N’est-ce pas, Lowsky ?

— Ça dépend ! répliqua le Polonais.

Effectivement, ces événements étaient assez communs. Cependant, Morga décrivait comme des drames des parties de poker ; des rendez-vous dans des cimetières ; des déguisements ; des duels. Il mettait un tel enthousiasme ; une telle passion dans ces récits inventés, ou certainement arrangés, qu’ils en devenaient beaux. Il s’interrompait pour les appuyer du témoignage du Polonais, qui répondait invariablement :

— Ça dépend !

Mais Morga s’ennuyait, il s’ennuyait même énormément.

— C’est pour cela que je rêve, avoua-t-il à Wellseley dans le fumoir où nous prenions le café, je rêve beaucoup trop. Je n’ai pas, comme Lowsky, l’ambition de charmer des millionnaires chez Paillard ou à Armenonville.

— Ça dépend !

— Je rêve trop, moi ! Ici à Venise, c’est tout naturel. Je n’ai qu’à me pencher à la fenêtre de ma chambre qui s’ouvre sur un canaletto grandiose à force d’être sinistre, pour qu’il se peuple, instantanément, de fantômes ! Une lumière s’allume-t-elle dans cette nuit de pierres et d’eau, une lumière mystérieuse, comme une étoile perdue dans un ciel d’orage, voilà mon démon qui m’emporte ! Une femme attend ! J’échafaude une tragédie d’amour. Que dis-je, j’y tiens mon rôle ! Existe-t-il sur la terre une princesse en exil qui réclame un musicien ou un bouffon ? Je suis un malheureux ! ma cervelle est un repaire de visions d’un autre âge ! Mon cœur est déchiré par des sentiments que les autres hommes n’éprouvent plus ! Qui de nous oserait être amoureux comme Roméo, jaloux comme Othello ? Moi, Pietro Morga ! N’est-ce pas, Lowksy ? J’ai vu Iago accoudé au balcon du palais Contarini ! Devant Balthazar Colleone je me sens l’âme d’un condottiere, je vous le jure ! Je suis un malheureux ! Mais les rêves prennent ici de l’ampleur, au milieu de ces palais où se sont déroulées les tragédies que nous révèlent les chroniques ;.dans ce décor pompeux et mort ! Venise est belle comme une femme qui aurait expiré en prononçant un mot d’amour, et qui garderait sur ses lèvres les formes de cette parole, et sur sa face l’émotion de son cœur arrêté. Oui, mes rêves ont ici toute leur allure ! Ils ne sont pas emmurés comme dans les autres villes ! Ils escaladent les balcons avec des échelles de soie, pénètrent dans des chambres où des femmes sont fatalement infortunées…

L’arrivée de Mondella mit fin à la conversation. Il avait une loge pour le théâtre Malibran. Je l’y suivis. Lowsky, Morga et Wellseley préférèrent se promener par la ville.

*

Le grand canal avait son aspect nocturne. Les voix, les accompagnements d’orchestre glissaient dans l’air, comme les gondoles sur l’eau. Morga énumérait à Wellseley les souffrances que lui occasionnaient les médiocrités du temps présent. Ces rives d’architectures, ces lumières, ce silence et ces chants, quels excitants pour sa cervelle ! Il articulait le nom des palais avec des frémissements dans la voix : Dario, Morosini, Lorédan, Rezzonico, Foscari…

Voici le Palais Stella-Lucente. Une fenêtre est éclairée au premier étage. Sur le store baissé, passe la silhouette d’Antonio.

Ah ! que n’aurait pas imaginé Morga s’il avait pu voir se dessiner, ainsi, cette, ombre d’homme ? Rien de plus âpre que la réalité, sans doute ! Après le dîner, Antonio était monté chez sa femme, qui avait prétexté une migraine pour demeurer seule. Il était anxieux de connaître l’impression que lui avait produite Wellseley. Elle lisait un roman français qu’il lui ôta des mains :

— Qui vous a prêté ce livre ?

— Je l’ai acheté.

— Oh ! oh ! sur les conseils de qui ?

— Du libraire.

— Est-il intéressant ?

— Anodin.

Elle posa le volume sur la table. Il le prit, le feuilleta, et haussant les épaules :

— Des stupidités !

Il ajouta d’une voix sinistrement enjouée :

— Eh bien ! que pensez-vous de ce peintre ?

— Je n’ai pas regardé ce qu’il a fait.

— Vous avez eu raison, ricana-t-il, c’est pitoyable.

Il réfléchit un instant, puis :

— Je doute qu’il soit vraiment peintre, ce garçon-là !

Et comme cette remarque laissait Aurora indifférente, il insista :

— Me comprenez-vous ? Hein ?

Elle répondit :

— Non !

— Est-ce uniquement le désir de faire votre portrait qui l’a poussé à…

Il n’acheva pas sa phrase. Aurora le considérait sans colère, mais avec un mépris et une impatience admirables. Il continua :

— Enfin, il s’est présenté à moi d’une manière aisée, je le reconnais. Mais, que pensez-vous d’un artiste qui reste stupide devant son modèle ? L’intensité avec laquelle il vous dévisageait, Aurora, m’a irrité à tel point que j’ai interrompu la séance, en vous rappelant que vous étiez attendue. Et qu’est-il résulté de cette contemplation ? Rien ! Une exécrable ébauche. Qu’en pensez-vous ?

— Vous êtes mieux renseigné que moi ; vous avez vu ses esquisses, je me suis retirée sur vos ordres.

— Je vous félicite de les avoir exécutés. Aldramino me l’avait dépeint comme un homme du monde, et ne voilà-t-il pas qu’il fume devant vous. Oh ! je l’aurais poussé dehors avec joie, ce.… Mais ses yeux qui vous détaillaient, ne vous gênaient-ils pas ?

— J’étais ailleurs.

— Oui, je l’ai remarqué, vous n’aviez pas votre expression habituelle.

— Je posais. Je ne devais avoir aucune expression.

— Tout cela me paraît étrange.

Elle reprit son livre.

— Vous ne savez pas ce que je crois, Aurora ? Eh bien ! voici : ma présence le paralysait. J’ai essayé de découvrir sur ses traits un signe d’exaspération. Il est maître de lui ! Autant que vous, Aurora !

Il s’attendait à ce qu’elle le priât de s’expliquer. Elle ne broncha point.

— Il espérait que je vous laisserais en tête à tête avec lui ! Est-ce la première fois que vous le rencontrez, Aurora ?

— Oui.

— Nous verrons si, demain, après-demain, il sera aussi inexpérimenté !

Il sortit brusquement après lui avoir souhaité le bonsoir.

Aurora essaya de continuer sa lecture. Les doutes qu’avait formulés Antonio au sujet de Wellseley l’intriguèrent. Ce portrait, n’était-il qu’un prétexte pour se rapprocher d’elle ? Et pourquoi ? Elle songea à Nina Ceschini, à ses menaces : Prends garde à celui qui doit venir !

 

Le lendemain, Wellseley se présenta au palais Stella-Lucente. Antonio s’efforça d’augmenter le malaise que faisait régner son attitude. Wellseley, cependant, travaillait avec facilité.

Un domestique entra, et remit une carte à Aurora.

— Nina Ceschini, dit-elle.

— Ne faites monter personne, ordonna Antonio.

Et se tournant vers John-Arthur :

— Connaissez-vous Mme Nina Ceschini ?

— Je l’ai aperçue à Paris et à Londres, et, quelquefois, à Venise.

— Voilà une créature qui doit vous plaire, hein ? Ne trouvez-vous pas qu’elle ressemble, avec ses yeux verts et sa crinière rousse, à Lucrezia del Fede, la femme d’Andrea del Sarto !

— C’est exact, répondit Wellseley.

— Et quelle voix terrible !

Il improvisa alors un dithyrambe en l’honneur de la voix et des allures de la Ceschini. Cet enthousiasme soudain signifiait qu’il avait besoin d’apaiser ses nerfs, et non qu’il eût changé de sentiment à l’égard de Nina. Ce n’était point une admiration sincère qui lui inspirait des paroles exaltées, mais une colère qui se déchargeait. Aurora savait tout cela. Aussi écoutait-elle le discours d’Antonio sans aucune espèce d’étonnement. Quant à Wellseley, il dessinait. Son modèle avait une pose plus vivante que celle de la veille. Sa main, dépourvue de bagues, s’allongeait plus naturellement sur sa robe. John-Arthur copia cette main à la manière des vieux maîtres italiens qu’émerveillait la beauté des formes humaines. À un mouvement d’Aurora, il murmura :

— Oh ! Madame, je vous en prie, ne remuez pas ! Laissez cette main…

Et la main d’Aurora resta immobile, blanche sur le fond rouge de la robe. Wellseley dissimula son ébauche dans un carton. Et, sûr de lui, enfin maître de son art, il termina, à grands traits, en feignant une application excessive, une esquisse très ressemblante et qui attira Antonio près du chevalet.

— C’est bien, cela ! très bien ! approuva-t-il d’un ton gouailleur.

*

Le lendemain, Wellseley ne vint pas au palais, et se fît excuser. Aurora en ressentit un léger dépit. Antonio resta, néanmoins, chez lui jusqu’au crépuscule ; puis il sortit et reconnut Nina dans une gondole qui s’arrêta devant sa demeure. Il fut sur le point de retourner.

La Ceschini trouva Aurora dans sa chambre. Elle entra sans se faire annoncer, et, avant que la jeune femme ait eu le temps de se lever, elle l’embrassa sur le front, et lui murmura avec des caresses, et des menaces dans la voix :

— Pourquoi me fuyez-vous ? Hier vous ne m’avez pas reçue.

— Antonio fait peindre mon portrait.

Nina ôta son étole de fourrure, remonta sa voilette. Un rire mauvais écarta ses lèvres sur ses dents :

— Votre portrait !

Elle examina Aurora des pieds à la tête, lentement.

— Votre portrait ! s’écria-t-elle. Comme s’ils n’étaient pas morts ceux qui auraient pu rendre la beauté de ce front, deviner le secret de ces yeux, dessiner cette bouche, ces mains, ce corps ! Laissez-moi rire ! Quel est le malheureux outrecuidant qui ose transporter sur la toile une grâce comme la vôtre ? Mais c’est avec le sang de ses veines qu’un artiste parviendrait à vous peindre dignement ! Il faut être la maîtresse d’un peintre pour lui inspirer un chef-d’œuvre ! Oh ! ne vous révoltez pas ! Il faut aimer une femme pour l’immortaliser ! Il faut l’aimer avec son cœur, avec son imagination, avec sa chair ! Il est nécessaire de connaître ses sentiments, ses rêves : Qu’espérer d’un passant qui fera votre portrait comme il ferait le mien ! Je vous parais exagérer. Certes n’importe quelle femme peut servir de modèle, poser devant un peintre comme devant un photographe ! Mais je parle d’une femme comme vous !

Elle s’approcha d’Aurora, les sourcils contractés, frémissante.

— Je sais… je sais ce que signifient certaines expressions sur les figures des femmes ! J’ai vu du mystère sur vos traits, pendant que vous écoutiez les sérénades et la voix de l’amour ! Souvenez-vous de mes paroles ! Si Antonio est aveugle, moi je veille !

— Que voulez-vous dire ?

Elle la saisit aux poignets :

— Je te défends de l’aimer, ce Wellseley ! Je l’aime aussi, peut-être… En tous cas, je ne veux pas qu’il soit heureux avec toi, parce que tu as été réellement créée pour lui !

Aurora sonna, Beppo parut :

— Reconduisez Mme Ceschini.

Dès son retour, Antonio reprocha à sa femme de demeurer en relation avec Nina Ceschini.

— Je l’ai en horreur, répliqua Aurora. Vous avez manifesté le désir de ne plus la voir. Arrangez-vous pour qu’il en soit ainsi.

— J’y ai pensé. Nous donnerons sous peu une fête. Les Ceschini n’y seront point invités.

 

Comme l’absence de Wellseley se prolongeait, Stella-Lucente vint chez moi. Je lui appris que mon ami était souffrant et ne recevait personne.

— Vous lui adresserez mes compliments. Son esquisse est fort belle.

— Je n’y manquerai pas.

— Et vous, Aldramino, que devenez-vous ?

— Moi ? J’étais l’autre jour à Padoue, j’ai vu mes Giotto. Le printemps est sans événements. Je prends, chaque jour, mon café au Florian, avec Mondella. L’après-midi, je divague chez des gens, sur la pluie et le beau temps ; je me passionne pour des riens ; je vais parfois au théâtre. Lady Dolingson avait, hier, une fort vilaine toilette ; sa sœur est charmante. Il y avait une très belle salle…

— Que jouait-on ?

— Ma foi, mon cher, je l’ignore.

J’affectais ce ton détaché qui le déconcertait.

— Pendant les actes, je bavardais avec Mondella, dans le foyer. J’ai reconnu, cependant, des airs de « Méfistofele ». Je n’aime pas cette musique ; elle enchante, par contre, votre amie Nina Ceschini.

— À propos des Ceschini, j’ai songé à ce que vous m’avez révélé, l’autre soir, chez moi.

— Des suppositions, mon cher ! Peut-être même des jugements téméraires. J’avais du champagne et du bourgogne dans la tête. Que demandez-vous donc aux gens que vous recevez ?

— De pouvoir être reçus sans trop d’inconvénients.

— Si vous jugez les Ceschini dangereux, « indésirables », comme disent les Américains, fermez-leur votre porte.

— C’est ce que je compte faire. Je vais convier mes amis à une dernière fête, pour clore la saison. Je ne les inviterai pas. Je compte sur vous, Aldramino, et… sur M. Wellseley. Et vos hôtes ?

— Mes hôtes ! je les vois assez peu. Ce sont des bohèmes, des artistes ! Vous les mépriseriez…

— Ah ! ah ! ne rajeunissons pas une vieille querelle, dit-il, en me serrant la main.

 

Quand il fut dehors je grimpai au grenier, où Wellseley s’était arrangé un atelier, je frappai à la porte.

— Qui est là ?

— Moi, Aldramino !

— Entrez !

— Toujours dans la fièvre, Wellseley !

— Toujours ! répondit-il joyeusement, en tournant son chevalet vers le mur.

— Tant mieux ! Devinez qui sort d’ici ?

— Stella-Lucente !

— Lui-même ! Selon la consigne, je lui ai dit que vous étiez malade. Il vous envoie ses compliments ; déclare votre esquisse fort belle ; et vous invite pour un bal qu’il donnera bientôt. Cela veut dire qu’il se moque de nous, ou que vous avez été prudent et habile. Je vous en félicite, et vous en remercie. Au revoir.

Wellseley travaillait avec acharnement. Nul n’avait le droit de pénétrer dans l’atelier dont il avait les clefs. Parfois, cependant, il appelait Lowsky et Morga, leur demandait de lui jouer des andantes de Beethoven et de Mozart, à la condition qu’ils ne regarderaient pas sa toile. Morga était conquis par l’autorité de Wellseley. Il lui était reconnaissant, en outre, d’écouter ses histoires. Puis, inspirer un artiste ; collaborer, en quelque sorte, à son œuvre, n’était-ce point admirable !

— Oh ! Wellseley, confessait-il au peintre, je vous devrai de très nobles heures ! Que je vous envie, courageux artiste ! Si je parvenais à noter les mélodies qu’éveillent en moi une voix de femme dans la nuit, les vagues, les fleurs, j’écrirais la plus belle musique du monde ! Mais je suis un malheureux ! Ces mélodies passent dans ma tête comme le vent dans les arbres, et, comme les arbres qui chantent un moment, je n’en garde aucun souvenir. Je suis sûr que, plus heureux que Pietro Morga, John-Arthur Wellseley peint la figure de ses rêves ! Il l’installera chez lui, dans une chapelle vouée au culte de l’Idéal !

Et Wellseley souriait en caressant sa large barbe d’or !

*

Obéissant à mes exhortations, il retourna au palais Stella- Lucente. Antonio crut remarquer que les séances fatiguaient Aurora. Certes, elle s’ennuyait un peu. Wellseley travaillait, devant elle, sans desserrer les dents. Pourtant, certains regards la firent réfléchir, de nouveau, aux menaces de Nina et aux reproches d’Antonio. Ce dernier se lassa de perdre son temps dans l’atelier, pour surveiller Aurora et le peintre. Un après-midi, il se montra plus nerveux que de coutume.

— J’ai pensé à une chose, dit-il à Wellseley, les heures sont longues. Je vais appeler des musiciens. J’ai lu que de grands peintres travaillaient volontiers en écoutant de la musique. Mon idée me semble excellente, à moins que vous n’y voyiez quelque inconvénient, Aurora !

— Je n’en vois aucun.

— Et vous, Monsieur ?.

— Comme il vous plaira, répondit Wellseley.

Il craignait qu’il n’y eût, dans la proposition de Stella-Lucente, des allusions à la manière dont il peignait, chez moi, en compagnie de Morga et de Lowsky ; mais il se trompait, car, le plus naturellement du monde, Antonio appela son gondolier :

— Tu dois connaître des musiciens, Beppo, dit-il.

Et Wellseley remarqua que Beppo hésitait, et que ses yeux cherchaient ceux d’Aurora. Et, comme elle restait immobile, Wellseley, que j’avais soigneusement mis au courant du rôle joué par Beppo dans le ménage de Stella-Lucente, lui ordonna, par un mouvement de paupières, de répondre affirmativement.

— Des musiciens ? j’en connais, Seigneur.

— Tu me les amèneras.

— Vous pouvez y compter.

Beppo se retira. Il se trouva près de la porte d’eau, au moment où Wellseley quittait le palais.

— J’ai les hommes qu’il te faut, dit le peintre.

— Je l’ai compris, Monsieur.

— Sois, demain matin, aux Fondamente Nuove. Mais, pas un mot ! Que la Signora croie que les musiciens sont tes camarades !

— À vos ordres !

 

Après le dîner, Wellseley fit monter Pietro Morga dans sa chambre.

— Mon cher, lui dit-il, rougiriez-vous de devenir l’ami d’un gondolier ?

— Non !

— Accepteriez-vous de me traiter en étranger ?

— S’il le fallait !

— De jouer un rôle dans une aventure ?

— Je suis à vous.

— Une aventure romanesque…

— C’est mon rêve.

— Périlleuse, peut-être.

— Dieu vous entende !

— J’ai besoin de votre habileté.

— Éprouvez-la.

— De votre discrétion !

— Vous m’insultez…

— De votre talent.

— Il vous est acquis !

— Me répondez-vous de Lowsky ?

— Comme de moi-même.

— Morga, vous me plaisez.

— Je le sais ! Les hommes à qui vous avez parlé, comme vous venez de me parler, à moi, ne doivent pas être nombreux.

— En effet, Morga. Il est nécessaire que vous soyez au courant de certaines choses. Voici : je fais le portrait d’une grande dame vénitienne.

— L’image de vos songes !

— Je travaille dans des conditions atroces. J’ai mon modèle, devant moi, mais je ne suis pas seul avec lui. Un homme est là qui se promène de long en large, épiant mes regards et mes progrès. Je sens son souffle près de moi. J’entends ses mouvements d’impatience : c’est le mari de cette femme ! Je ne peux lever les yeux sur elle, sans le voir, lui ! C’est intolérable. Aussi, j’exécute, là-bas, un portrait quelconque. C’est ici, délivré de cette présence, que je peins mon œuvre véritable. Votre musique soutient mon inspiration. L’homme dont je vous ai parlé s’est enfin lassé de son rôle de garde-chiourme.

Il n’ose pas, cependant, me laisser en tête à tête avec sa femme. Il a, à son service, un gondolier du nom de Beppo. Ce gondolier, dont je vous raconterai plus tard l’histoire, a de solides raisons pour haïr son maître, qui a en lui une confiance aveugle. Il a mission de geôlier auprès de la signora Aurora Stella-Lucente, à qui il est dévoué corps et âme. Comme tous les êtres violents, Antonio observe mal, et ne soupçonne pas la trahison : son orgueil et son tempérament le lui défendent. Il a chargé Beppo de lui trouver des musiciens pour égayer, prétend-il, les séances de pose.

— Et vous nous demandez, à Lowsky et à moi, d’être ces musiciens ?

— Oui.

— Bravo ! Nous acceptons.

— Nous sachant surveillés par vous, et vraisemblablement par Beppo, Stella-Lucente partira ; et alors je travaillerai dans une atmosphère sympathique. Peut-être vous faudra-t-il demeurer ailleurs qu’au palais Aldramino.

— Ce sera plus prudent.

— Vos loyers seront à ma charge. Ne protestez pas, Morga, j’y tiens essentiellement. Demain matin, vous présenterai le gondolier.

Beppo fut exact au rendez-vous que lui avait fixé Wellseley aux Fondamente Nuove. Il le conduisit chez moi.

— Mes amis, dit-il à Morga et à Lowsky, voici notre ami Beppo.

Morga prit la parole :

— On nous apprend que ton maître cherche des artistes. Je joue du piano, et Monsieur du violon : il se nomme Joachim Peter, c’est un Hongrois, mais il parle notre langue couramment. Quant à moi, je suis Sicilien, et je m’appelle Emmanuel Delphino. Retiens bien ces noms.

— Joachim Peter et Emmanuel Delphino, répéta Beppo.

— Tu nous connais depuis dix ans, si cela te semble suffisant. Nous nous sommes rencontrés là où des gens de notre sorte se rencontrent et se lient : à la trattoria, sur les quais… Tu peux affirmer, sur l’honneur, que nous avons joué dans les orchestres des sérénades, et donné des leçons, autrefois ; que nous sommes de rudes compères, que l’on peut nous employer à n’importe quelle besogne, mais que nous tenons à être bien payés. Ajoute, si ton maître t’interroge, que nous avons entre trente et trente-cinq ans, et que nous logeons à « l’albergo de l’Aquila », près du jardin public. Cela te va-t-il, Beppo ?

— Oui.

— Alors accepte cette bourse, lit Wellseley, et bois à notre santé.

— Accepte aussi ces quelques lires, s’écria magnifiquement Morga. C’est ton courtage. Dis bien à ton maître que nous plaçons très haut l’excellence de notre art. Et maintenant nous sommes prêts à lui être présentés.

*

Comme je me disposais à sortir, Wellseley me pria de lui accorder quelques instants.

— Toute la soirée, répondis-je.

Nous nous installâmes dans l’atelier.

— N’est-ce pas Beppo qui vous a rendu visite ? demandai-je.

— Lui-même.

Et Wellseley me révéla l’objet de cette visite. Je ris de bon cœur. La plaisanterie me semblait sans danger et bien combinée ; mais je me rembrunis lorsque Wellseley m’eut annoncé qu’il avait loué un atelier aux Zatterre.

— Wellseley, Wellseley, je vous en conjure, attention !

John-Arthur se leva, appuya ses mains sur mes épaules, et, me regardant bien en face :

— Je crois vous comprendre, murmura-t-il. Ce que vous supposez n’est pas ! Je vous en donne ma parole.

Cette phrase prononcée d’une voix ferme et loyale, il se dirigea vers le chevalet tourné contre le mur, le poussa au milieu de la chambre, et découvrit la toile.

Et moi, Enea Aldramino, vénitien, habitué à contempler les portraits des vieux maîtres, je demeurai ébloui, et comme hébété, devant la peinture de mon ami. Les mains et le visage, entièrement terminés, étaient d’un chef-d’œuvre.

— Quant au coloris, m’écriai-je, le voilà bien il fuoco Giorgionesco ! Mais, Wellseley, vous allez priver ma maison de vous, de Lowsky, de Morga et de cet immortel ouvrage !

— On ne saurait trop se méfier avec un homme comme Stella-Lucente !

— Vous avez raison. Et pardonnez-moi mon mouvement de tantôt, mes craintes que vous avez saisies avant même que je ne les eusse formulées ! Je tremble, devant tout événement qui pourrait rendre plus lamentable et plus déchirante encore la destinée de votre divin modèle ! J’ai un culte pour cette femme, un culte de chevalier ! Parfois, j’approuve ce fou de Morga ! Celui qui mourrait pour Donna Aurora mourrait champion d’une noble cause ! Ne vous méfiez pas seulement d’Antonio ! N’oubliez pas Nina Ceschini. Nul n’ignore que vous faites le portrait d’Aurora, et pendant qu’Antonio en parle comme d’une œuvre merveilleuse — car Antonio ne peut pas s’empêcher de parler de ce qui le torture — j’observe la Nina. Elle souffre patiemment, comme quelqu’un qui tiendra bientôt sa vengeance ! Vous me demandiez, l’autre jour, à quelle époque je croyais vivre, et je vous ai répondu : au vingtième siècle, mais avec un Stella-Lucente. J’aurais dû ajouter : à Venise ! Wellseley, notre grand canal est splendide avec ses berges de palais, ses lumières et son air de fête ! Éteignez ces lampes, considérez avec moi ce rio. Ne croyez-vous pas que les pensées de vengeance, d’amour et de mort peuvent atteindre, dans cette atmosphère, à leur plus poignante intensité ? Voyez cette eau uniforme comme une dalle de granit noir, cette eau tout entière obscurcie par les reflets des façades qui ne laissent entre eux aucun espace pour le bleu du ciel ! Respirez cette odeur de fièvre ! On dirait qu’un magicien vient de composer un filtre : le poison de Venise. Il a attaqué l’âme de la Ceschini, et il nourrit dans celle d’Antonio ces désirs cruels qui le font errer, souvent, du soir jusqu’à l’aube, dans le labyrinthe des canaletti ! Il descend d’une race de terribles gaillards. Leur sang s’est transmis intact dans ses veines. Il y coule plus épais, car il n’est pas purifié par la vie active de ses ancêtres ; cette vie que continue à mener le vieil Ugo, son père, dans les vastes propriétés qu’il possède, aux environs de Mantoue. Il chasse, abat des arbres, les fend comme un bûcheron, insensible aux miasmes mortels des marécages qui délabrent les plus robustes santés…

Et ce soir-là, nous n’échangeâmes plus que des paroles vagues, inquiétés, l’un, et l’autre, par des pressentiments.

(À suivre.)

Revues.
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 823-831 [831].

[…]

La Pensée de France (20 janvier) : […] M. J. Jallia : « La Langue et la littérature françaises dans les vallées vaudoises du Piémont. » […]

Les Journaux.
La Furlana, « danse du pape » (Le Temps, 28 janvier) §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 833-836 [833-835].

Mgr Amette fulmine contre le tango, et voici que tous les évêques de France répètent le geste du Cardinal et interdisent le pas argentin, même dans les diocèses où cette danse gracieuse et compliquée est inconnue. J’ai vu danser le tango dans les salons et je suis tout à fait de l’avis de Mlle Ève Lavallière :  « que les difficultés et l’attention qu’imposent les danses nouvelles… préoccupent à tel point les danseurs que les pauvres couples, accablés du souci de ne rater aucune de leurs évolutions, ne sauraient penser à rien autre chose qu’aux divers mouvements de leurs pieds ». Mais j’ai vu aussi danser le tango par Mistinguette, et cela est beau, car c’est la figuration même du désir et de l’amour. J’imagine que certaines danses grecques qui se dansaient dans les temples d’Aphrodite devaient ressembler à cet enlianement que les évêques ont défait. On dit aussi qu’ils vont recoudre les robes trop fendues, afin, sans doute, de maintenir notre désir dans toute notre intensité.

Cependant, nous conte M. Jean Carrère, dans le Temps, Pie X se fait expliquer et décomposer le pas du tango, par deux des représentants les plus illustres de l’antique patriciat romain.

Et les deux jeunes, gens, émus et surpris, murmurant à voix basse les notes mélancoliques de la populaire musique argentine, esquissèrent devant le Saint-Père attentif les va-et-vient compliqués de la danse à la mode — ou qui, du moins, était encore à la mode hier.

Le pape, regardant avec stupéfaction les deux infortunés jeunes princes dont le front se plissait, dont des lèvres étaient pincées, et dont tous les gestes attestaient l’application la plus rigoureusement tendue :

— C’est cela, le tango ? demanda Pie X.

— Oui, Sainteté, fut-il répondu.

— Eh bien, mes chers enfants, vous ne devez pas beaucoup vous amuser ?

Et Pie X manifesta la plus railleuse commisération pour ces infortunés gens du monde, qui, s’ils étaient contraints de danser le tango par pénitence, trouveraient qu’on les traite avec trop de cruauté. Il leva donc, comme vous savez, l’interdiction contre le tango, exigeant toutefois qu’on en changeât le nom, qui est, dans cette affaire, la seule chose inconvenante.

Mais, avant de congédier les deux jeunes princes, encore tout troublés de l’ironie pontificale, le pape leur dit avec sa narquoise bienveillance :

— Je comprends que vous aimiez la danse. C’est de votre âge. Ce goût a été et sera de tous les temps. Dansez donc, puisque cela vous divertit. Mais au lieu d’adopter ces ridicules contorsions barbares de nègres ou d’indiens, pourquoi ne pas choisir cette ravissante danse de Venise, que j’ai souvent regardé danser dans ma jeunesse, et qui est si élégante, si claire, si vraiment de notre race : la furlana ?

— La furlana ? firent, surpris, les deux jeunes adeptes du tango.

— Comment ? Vous ne connaissez pas la furlana ?

Et le pape, tout guilleret, faisait déjà le geste de se lever, comme s’il se disposait à révéler lui-même les harmonieuses évolutions de cette coquette danse. Mais il se ravisa vite, soit rappelé au souvenir de son auguste mission, soit retenu par un peu de rhumatisme. Et faisant mander un de ses bons serviteurs vénitiens, il le chargea d’indiquer aux deux jeunes patriciens les mouvements généraux de la furlana. Le prince M… et sa cousine, entraînés par un long exercice dans les divers thés dansants, ne furent pas longs à s’instruire, et quand ils eurent reçu leur congé, ils s’en allèrent émerveillés, raconter dans les salons romains comment le pape venait de lancer une danse nouvelle. Et incontinent ils initièrent tous leurs amis aux secrets de la furlana.

Et M. Jean Carrère, persuadé que la furlana sera demain la danse à la mode, nous donne une petite notice sur la Danse du Pape :

La furlana (prononcez : fourlane) est en effet une des plus jolies danses du monde. Elle tient à la fois un peu de l’antique danse provençale appelée « les treilles » et de la maxixe brésilienne. On l’exécute tantôt en groupe, tantôt à deux, avec des évolutions extrêmement harmonieuses, le danseur prend les mains de sa danseuse, les levant en l’air et les faisant tourner devant lui, comme dans la maxixe. La musique en est tantôt sautillante, tantôt lente. C’était à Venise, une danse populaire, que l’aristocratie adoptait dans ses palais, les jours de grande fête. M. Pompeo Molmenti en parle dans ses beaux ouvrages sur Venise dans la vie privée, et un écrivain de l’Amérique du Sud, passionné pour Venise et pour l’Italie M. Rafaël Errazuriz, dans ses livres documentés sur la Ciudad de los Dux, montre comment, dans la vie élégante de Venise, où l’aristocratie et le peuple se mêlaient parfois dans les grands jours de fête, les danses du peuple devenaient à leur tour le régal de la noblesse. La plus belle de toutes, la furlana, née dans les quartiers plébéiens de la cité des doges, devint la véritable danse nationale du pays dont Pie X fut le patriarche. Et c’est ainsi que la voix du Souverain-Pontife lui-même vient de réveiller du fond des lagunes un charmant divertissement déjà oublié, pour donner au monde un plaisir nouveau.

Car, n’en doutons pas, la furlana, après un aussi auguste lancement, sera demain adoptée dans Rome, et elle fera bientôt son tour du monde. Déjà, dans les salons, on l’apprend en cachette. Le chevalier Pichetti, directeur de l’académie de danse, qui fait fureur, à Rome, a fait venir toutes les variations de la musique ancienne sur lesquelles les Vénitiens rythmaient la furlana d’un pas léger ; hier, à la Chambre, dans les couloirs, j’ai surpris un grave député de Venise, illustre homme d’État, qui, d’une jambe hésitante, essayait d’apprendre les pas classiques de son pays à un jeune député nationaliste ; nous aurons bientôt, entre cinq et sept, des thés-furlana qui remplaceront le thé-tango, et dans quelques mois les orchestres du monde entier joueront, dans tous les hôtels cosmopolites du globe, l’air délicieusement désuet et berceur de ce qu’on appelle déjà la Danse du pape.

Théâtre.
Comédie royale : L’Amour à Bergame, comédie bouffe, en 4 actes, en vers, de M. Camille de Sainte-Croix (3 février) §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 836-839 [838].

M. Camille de Sainte-Croix, qui fonda le théâtre Shakespeare, et M. Édouard Dujardin, l’auteur de Marthe et Marie, ont pris la direction de la Comédie Royale. Ils ont fait leur ouverture avec deux pièces en vers de M. Camille de Sainte-Croix : Elle et Eux, marivaudage entre deux pierrots et une coquette, et l’Amour à Bergame, comédie bouffe, qui remet devant nos yeux, sous d’autres noms et d’autres costumes, des personnages toujours amusants de la comédie italienne. Les vers de M. Camille de Sainte-Croix savent être, selon les cas, poétiques ou plaisants et on les entend avec agrément. Un ballet de Mme Jane Hugard, entre les deux pièces, met un intermède souvent gracieux.

Musées et collections §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 850-858 [850-852, 852-853, 854-855].

La résurrection et le retour de la Joconde §

La voilà donc enfin revenue dans ce Louvre où nous n’espérions plus la revoir, et si la réception qu’on lui a faite a été peu digne d’elle et de nous, qu’on ne doute pas pourtant de l’émotion qui étreignit bien des cœurs quand, le 12 décembre, un télégramme d’Italie annonça qu’on venait de retrouver la « Joconde ». Il est inutile de refaire ici en détail le récit, abondamment conté par les journaux, de ce miraculeux retour à la lumière et de l’odyssée du chef-d’œuvre depuis sa disparition : le vol par un des ouvriers qui avaient procédé à la mise sous verre du tableau ; la Joconde cachée durant deux années dans la mansarde de Peruggia ; l’offre de vente faite par celui-ci, au mois de novembre dernier, à un antiquaire florentin qui, de concert avec le directeur de la Galerie des Offices — qu’on ne saurait assez remercier de la sagacité et de l’esprit d’initiative montrés par lui en cette circonstance — réussit à obtenir du naïf filou livraison du chef-d’œuvre ; l’identification du tableau par M. Corrado Ricci, directeur des Beaux-Arts d’Italie et par le directeur des Offices ; l’exposition triomphale à Florence, puis à Rome, puis à Milan ; le retour à Paris, que certes nous n’imaginions pas devoir être ce qu’il eût été à Florence au temps des Médicis — notre démocratie a d’autres amours et réserve ses ovations à d’autres objets — mais qui eût pu, tout de même, revêtir une forme plus solennelle que la simple réception à la gare par le chef de la Sûreté et la reconnaissance par devant notaire dans le cabinet du directeur de l’École des Beaux-Arts ; l’exhibition à cette même École durant trois jours — et qui, elle aussi, fut peu brillante, et, de toutes façons, maladroite, puisque, faite au profit des œuvres d’assistance italienne, elle, prétendait payer le service rendu ; — enfin la réintégration au Louvre où, après la cohue des curieux plus ou moins indifférents, Mona Lisa a retrouvé ses adorateurs d’antan.

Et maintenant que le problème qui, depuis deux ans, angoissait tous les amis de l’art a reçu une si heureuse solution, deux réflexions s’imposent à l’esprit. La première est la stupéfaction causée par l’impéritie et la légèreté qu’a montrées dans toute cette affaire le service de la Sûreté. Au lendemain du vol, les journaux et le public, faisant chorus avec le sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts qui frappait brutalement le directeur des Musées nationaux, cependant alors en congé régulier, n’ont pas eu assez de critiques à l’égard des fonctionnaires du musée. Or, tout ce qu’on vient d’apprendre des conditions du vol — accompli par un ouvrier anciennement employé au Louvre, qui connaissait admirablement le musée et les usages du personnel et savait comment enlever le tableau qu’il avait lui-même encadré, explique que le délit ait pu être commis assez facilement. Et ce sont les conservateurs eux-mêmes, M. Leprieur et M. Jean Guiffrey, qui dès le premier jour ont indiqué la bonne piste en signalant à la justice les ouvriers employés à la mise sous verre des tableaux et en fournissant une liste sur laquelle se trouvait le nom de Peruggia. (Néanmoins, tandis que la Sûreté prenait consciencieusement les empreintes digitales de tous les conservateurs du Louvre pour les comparer aux traces laissées sur la glace de la Joconde, elle négligeait cette précaution avec le voleur — dont elle n’avait d’ailleurs qu’à rechercher le dossier anthropométrique, existant dans ses cartons depuis 1908, pour être aussitôt fixée, — et tandis qu’un inspecteur de la Sûreté enquêtait au domicile même de Peruggia et faisait sur lui un rapport défavorable, on omettait de faire suivre cette visite d’une perquisition qui aurait aussitôt amené la découverte de la Joconde ! Que dire d’une pareille incurie ?… — La seconde réflexion, c’est que jamais la Joconde n’aurait été volée si l’on n’avait eu la malencontreuse idée de mettre sous verre les tableaux du Louvre. Avons-nous assez protesté ici (et encore dans notre dernière chronique) contre cette inepte mesure ! Il ne lui manquait plus que ce nouveau titre à la réprobation des amis de notre Louvre. Puisse cette constatation lui porter le coup de grâce ! Ç’aura été un des résultats consolants du vol de la Joconde. — Un autre est que ce vol aura été pour nos musées une utile leçon et la source d’heureuses et importantes réformes qui sans cela n’eussent peut-être jamais été réalisées. Espérons que cette leçon ne sera pas perdue.

Le Musée Jacquemart-André [extraits] §

[…]

C’est à l’art ancien, spécialement à l’art français du xviiie siècle et surtout aux maîtres italiens du quattrocento et du cinquecento qu’étaient allées les préférences de M. et Mme Édouard André ; leurs acquisitions se sont arrêtées au seuil du xixe siècle : David est le dernier en date des peintres représentés. […]

[…] Avant de monter le grand escalier qui, de là, mène au premier étage, entrons dans une petite salle où la Renaissance s’évoque de la façon la plus séduisante : une cheminée vénitienne aux armes des Micheli, un plafond décoré d’une peinture allégorique provenant aussi de Venise, accompagnent des tableaux pour la plupart vénitiens, dont un charmant Joueur de luth de Pontormo, des médailles, des orfèvreries, des reliures de princes, des meubles sculptés.

L’escalier à double révolution une fois gravi, on se trouve en présence d’une lumineuse vision (malheureusement un peu trop dans l’ombre) : c’est une longue fresque provenant — ainsi qu’un plafond que nous trouverons plus loin — de la villa des Contarini à Mira, et où Tiepolo a figuré avec une allure de triomphe, dans les colorations les plus exquises, la réception par le vieux Federigo Contarini de notre roi Henri III fuyant le trône de Pologne et traversant l’Italie pour accourir en France. L’acquisition de cet ensemble de décorations par M. et Mme Édouard André en 1893 fut une bonne fortune comme il en arrive rarement aux collectionneurs ; ces fresques comptent parmi les plus inestimables joyaux du trésor dont nous énumérons les richesses. Quel dommage, seulement, qu’elles aient été dissociées !… Au-delà d’un balcon en encorbellement dominant la galerie du rez-de-chaussée et où, près du buste d’Édouard André par Carpeaux, s’admire une grande tapisserie française au point, La Récompense de la Vertu et les dangers du Plaisir, voici maintenant le musée italien proprement dit : des salles dignes de palais florentins ou vénitiens avec leurs portes aux encadrements de marbre sculpté, leurs plafonds à caissons peints et dorés, leurs meubles rares, et, accrochés aux murs ou répartis çà et là, des tableaux religieux, mythologiques ou allégoriques, signés Mantegna, Fiorenzo di Lorenzo, Baldovinetti, Paolo Uccello, Carpaccio (une Ambassade d’Hippolyte, reine des Amazones, à Thésée, roi d’Athènes d’où se dégage tout le parfum de l’humanisme de la Renaissance), des bustes ou des bas-reliefs de Donatello, de Luca della Robbia, de Laurana (une Tête de femme aux yeux baissés, sœur de celle du Louvre), de Mino de Fiesole, de Desiderio da Settignano (trois œuvres délicieuses : un buste de Saint Jean-Baptiste enfant, une Madone avec l’Enfant Jésus sur un fond de rosiers en fleurs, et un buste de Jeune héros cuirassé à l’antique et couronné de lauriers, qui est une des plus fières et des plus élégantes créations de l’art italien), enfin trois grandes statues en bois polychromé de l’école siennoise : une Vierge de Nativité en adoration, un Ange et une Vierge d’Annonciation ; seuls une statuette bourguignonne, quelques tableaux de primitifs brugeois et une belle tapisserie flamande, Le Portement de croix d’après Bernard van Orley, apportent une note diverse dans ce brillant concert.

Lettres allemandes.
Heinrich Steinitzer : Vita Santa ; Berlin, Egon Fleischel u. C°, M. 3,50 §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 858-862 [860].

Sous forme de journal intime, M. H. Steinitzer a montré l’épuration de l’amour que provoque le voisinage de la « Ville éternelle ». Deux êtres se cherchent, se fuient, se tourmentent et se prennent, sans jamais s’appartenir complètement, parce que leur âme est inquiète et que des préoccupations étranges troublent leur amour. Mais lorsqu’ils se sont abandonnés, après mille luttes stériles, au charme de Rome, ils entrevoient enfin le bonheur. Œuvre tourmentée et inégale, où l’auteur de la Tragédie du moi fait un nouvel effort vers des conceptions plus saines et plus harmonieuses de sa vie.

Échos.
Les argots du Jura et des Alpes §

Tome CVII, numéro 400, 16 février 1914, p. 887-896 [895-896].

À l’École pratique des Hautes-Études se poursuivent en ce moment des recherches sur les argots de métier du Jura et des Alpes. Ces argots, propres à diverses professions saisonnières et ambulantes (peigneurs de chanvre, tailleurs de pierre, ramoneurs, chaudronniers, moissonneurs, etc.), sont en voie de rapide disparition et plusieurs d’entre eux, recueillis vers 1860, n’existent plus aujourd’hui.

À l’heure actuelle, nous connaissons les argots suivants, enregistrés, en grande partie, dans des brochures presque introuvables, le terratchu de Sainte-Croix (Vaud), recueilli par L. Croisier ; le billaud du haut Jura (quatre sources : Ch. Toubin, Ph. Le Duc, Vingtrimier, abbé Michat) ; le faria d’Annecy (J. Désormaux) ; le mévrédigne et le mourmé du Chablais (Buffet et J. Désormaux) ; le terratsu de la Tarentaise (abbé Pont) ; les argots de la vallée d’Aoste (abbé Gerlogne), du Val Saona (Nigra) et de Montmorin, Hautes-Alpes (Lesbros).

Il est à souhaiter que les érudits locaux recueillent d’autres documents sur ces curieux argots, intéressants à plus d’un titre, tant pour les procédés qu’ils ont employés pour transformer ou créer les mots que pour leurs emprunts aux langues voisines (français, provençal, italien, allemand), et pour leurs rapports avec les argots de malfaiteurs de France et d’Italie.

Tome CVIII, numéro 401, 1er mars 1914 §

Les Stella-Lucente (fin) [II]2 §

Tome CVII, numéro 401, 1er mars 1914, p. 110-140.

Comme Morga et Lowsky sortaient du palais Stella-Lucente, Antonio fit venir Beppo :

— Tu me réponds de ces hommes ? demanda-t-il.

— Je vous en réponds.

— Tu les connais depuis longtemps, n’est-ce pas ?

— Depuis dix à douze ans. Je les ai rencontrés à l’auberge sur les quais…

Il répéta, mot par mot, la leçon que lui avait apprise Morga.

— Ces garçons viennent cet après-midi ; pour les premiers jours, surveille-les.

Il arriva ce que Wellseley et moi avions prévu. Après avoir écouté un rondeau de Mozart, Antonio se retira.

Les deux musiciens s’étaient installés à l’une des extrémités de la salle, qui était vaste. Aurora et Wellseley auraient pu causer, à voix basse, sans être entendus. John-Arthur peignait silencieusement. Soudain, il examina Aurora, puis s’approcha d’elle :

— Permettez, Madame.

Il lui prit la main gauche, la souleva, et la laissa retomber sur les genoux de la jeune femme, que ce manège fit sourire. Le bras se posa avec plus de naturel et de mollesse. Les fleurs d’une gerbe que l’on délie s’étalent ainsi, avec une grâce qui surpasse l’artifice des plus harmonieux arrangements.

Morga jouait un allegro bruyant.

— Je préférerais une musique plus sourde, dit Aurora, en se tournant vers Morga.

Elle fut bien vite touchée par la poésie des variations que le pianiste improvisa sur un air populaire italien.

Wellseley terminait le fond de sa toile. « Antonio est capable d’avoir noté où j’en étais, pensait-il. Lorsqu’il rentrera, il regardera si mon tableau a avancé, pendant son absence. »

Peu après, en effet, Stella-Lucente apparaissait. Il fit signe à Morga de continuer, s’assit dans un fauteuil, à l’angle de la cheminée, et ouvrit un livre. John-Arthur travailla jusqu’à la nuit.

Le lendemain, quand Antonio fut parti, Wellseley demanda à Aurora d’ôter son collier. Et il dessina, pour lui, le cou de la jeune femme, l’ovale de son visage et les mouvements de ses cheveux. Puis, il lui fit remettre son collier, et donna aux draperies de la robe leur éclatante couleur rouge. Au crépuscule, comme la lumière se dorait, Aurora se leva, ouvrit la fenêtre et s’y accouda. Une odeur de fleurs envahit l’atelier, et rendit plus impressionnante le morbidezza d’un nocturne de Chopin. Wellseley était debout derrière Aurora, et assez loin d’elle. Il apercevait néanmoins, des reflets d’or rose illuminer les façades et les marbres des balcons.

— Quelle heure unique ! dit-il, navré de voir l’immense émotion qui l’exaltait se traduire par une phrase aussi commune.

— Mon heure préférée, répondit Aurora, en se penchant faiblement vers lui.

Et, revenant dans l’atelier :

— C’est la première fois que je respire l’odeur du printemps cette année, dit-elle. Des barques chargées de fleurs montent vers le Rialto, et des gondoles les suivent.

Elle pria Morga de recommencer le nocturne qu’il achevait.

— Ce nocturne, fit-elle, avec un sourire plus délicat qu’une expression de mélancolie, ce nocturne et ces parfums de jonquilles sont pour moi indissolublement unis l’un à l’autre.

Wellseley l’interrogea d’une voix si douce et si profonde qu’elle murmura :

— J’ai entendu ce nocturne quand j’étais jeune fille, à Trévise, où nous avions notre maison de campagne. Oh ! c’est un souvenir banal. J’avais terminé mes études, et ne devais plus retourner en pension. J’y avais été épouvantablement malheureuse, En arrivant chez moi, la pensée que je ne me trouverais plus, plus jamais, avec des êtres odieux, me combla d’un bonheur infini ! Je rêvais sur une terrasse qui dominait le paysage. La brise des Alpes apporta un parfum semblable à celui de ce soir ; et ma mère joua, dans le salon, le nocturne de Chopin. Cette musique, cette odeur sont pour moi l’accompagnement de mon premier bonheur… de mon seul bonheur, soupira-t-elle encore.

D’un geste brusque, mais surtout avec un suppliant regard, elle arrêta Wellseley, qui s’avançait vers elle. Un instant s’écoula, et Aurora sortit, à la fois honteuse et ravie d’avoir osé parler d’elle-même.

*

Le Peintre, le Barcarol et les deux musiciens ou le Jaloux mystifié ! Quel excellent titre pour une comedia dell’Arte ! Comme j’ignorais les sentiments réels de Wellseley, l’aventure me réjouissait fort.

Un matin, Morga se rendit au Zattere et informa John-Arthur qu’il avait reçu la visite d’Antonio.

— Il nous a trouvés, Lowsky et moi, en train de déjeuner dans ma chambre. Elle est petite, ma chambre, au troisième étage : et quel désordre étonnant ! Mes effets encombraient une chaise : ma valise était ouverte devant l’unique fenêtre : sur la table, écoutez bien ceci : des enveloppes décachetées. Je prévoyais la visite du Seigneur, et, pour me mettre en mesure de l’affronter, je m’étais écrit des lettres au nom de Emmanuele Delphino, Albergo de l’Aquila, via Garibaldi, Venezia ! Hein ? Qu’en pensez-vous ! Les enveloppes étaient bien en vue. Il les a remarquées. Enfin, il venait réclamer notre concours pour un grand bal qu’il donne, dans une semaine ou deux. Il paye bien, nous avons accepté !

— Vous êtes précieux, Morga.

— Non ! je suis un rêveur, un simple rêveur romanesque et amoureux de son art !

Stimulé par Wellseley, il lisait des traités d’harmonie, et déclarait que la musique serait bientôt enrichie de quelques sonates.

— S’il est vrai, Wellseley, que je vous aide à accomplir votre œuvre, votre exemple enfante la mienne !

Morga était heureux. L’atelier des Zattere que le soleil inondait, et dont les fenêtres étaient ornées de vignes vierges et de chèvrefeuilles, lui était plus cher, affirmait-il, que la maison paternelle.

John-Arthur vivait dans une exaltation constante, pleine de mélancolie, d’espoir et de crainte. Il n’avait pas encore avoué son amour à Aurora. Durant les séances qui suivirent le soir où elle l’avait entretenu d’elle-même et prononcé le mot de bonheur, il avait travaillé avec ardeur, ne s’interrompant que pour contempler son modèle. Ils échangeaient alors des paroles indifférentes sur des questions d’art, mais ils s’apercevaient que leurs voix tremblaient, et que leurs regards étaient graves. Au crépuscule, elle quittait la grande salle comme si elle eût redouté cette heure.

Un après-midi, Wellseley trouva l’atelier du second étage encombré de jonquilles et d’œillets jaunes.

— La barque du printemps s’est arrêtée devant ma porte, dit Aurora avec une joie enfantine.

Ce jour-là, au crépuscule, elle ne s’en alla point. Il régnait, dans la salle, une odeur de nuit orientale. Aurora s’appuya à la fenêtre : et, après un long silence que Morga et Lowsky enchantaient par leur musique, Wellseley dit simplement :

— Je vous aime !

Il s’approcha. Elle eut un mouvement de recul, quand elle sentit la main de Wellseley effleurer la manche de son corsage. Brusquement, elle pensa qu’il y avait d’autres hommes dans la pièce, et que l’harmonie n’était pas la voix des parfums. Et ces hommes^ elle ne savait pas qui ils étaient. Beppo l’avait bien rassurée, sur leur compte, en lui affirmant, selon les ordres de Wellseley, que Joachim Peter et Emmanuel Delphino étaient de braves gens qui lui étaient dévoués, mais elle avait peur.

Wellseley lui retint le bras.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle.

Ses yeux désignaient Lowsky et Morga.

John-Arthur se tourna vers les musiciens :

— Lowsky, Morga, inclinez-vous devant madame Stella-Lucente.

Ils s’avancèrent.

— Madame, dit alors Wellseley, permettez-moi de vous présenter mes fidèles amis Pietro Morga et Lowsky…

Au même moment la porte s’ouvrit et Beppo entra :

— La Signora Nina Ceschini est en bas, annonça-t-il. Je lui ai dit qu’il n’y avait personne.. Mais elle insiste.

Il n’avait pas achevé sa phrase, que Nina apparut.

— Enfin, je vous rencontre, Aurora ! Je m’ennuie ! Depuis quatre jours Théodore est à Paris, à Londres ou à Rome, Je suis avec Tebaldo. J’errais en gondole ; la musique a attiré mes yeux vers la fenêtre où vous étiez accoudée : nous avions l’air songeur et si préoccupé que je suis montée. Je ne vous dérange pas ?

La chambre était sombre ; et, cependant, Nina aperçut les deux musiciens, puis Wellseley, à qui elle tendit la main :

— Oh ! cher grand artiste, on ne parle, à Venise, que de votre chef-d’œuvre ! Est-il permis de l’admirer ?

— Non, Madame, répondit le peintre.

— Non ?

— C’est une prière que je vous adresse, répliqua Wellseley, en se plaçant devant sa toile, comme pour la protéger. Mon tableau n’est pas achevé encore. Il me serait pénible de te montrer, à qui que ce fût, dans son état actuel. Monsieur Stella-Lucente est seul à le connaître !

— Et, si je voulais, si j’insistais ?

— Madame, je vous répéterais ce que je viens de vous dire.

— Mais si mon désir était impérieux ?

Comme elle se dirigeait vers le portrait, Wellseley l’ôta du chevalet :

— Madame, je préférerais détruire ce tableau, le crever d’un coup de poing, et le jeter dans la lagune, plutôt que de vous le montrer dans l’état où il se trouve…

La tenture s’écarta devant Antonio. Il avait entendu les dernières paroles de Wellseley, et vu son geste.

— Vous préféreriez détruire votre œuvre, Monsieur, plutôt que de la montrer ! Pourquoi !

Il appuya sur un bouton électrique. Quatre plafonnières s’allumèrent. Leur clarté surprit désagréablement Aurora, Nina et Wellseley. Antonio les considérait comme trois coupables.

— Je ne vous avais pas vue, Madame, dit-il à Nina.

Il baisa la main qu’elle allongeait vers lui.

— Madame, dit Wellseley à Aurora, après avoir replacé sa toile sur le chevalet, j’espère que vous m’excuserez ; j’ai été un peu brutal devant vous…

Et, prévenant une demande d’Antonio, il lui raconta la scène qui venait de se passer entre Nina et lui.

Le rire de Nina retentit :

— Oh ! Signor Antonio, je meurs d’envie d’admirer cette toile dont vous vantez les mérites !

— Madame, si monsieur Wellseley refuse, il n’y a qu’à s’incliner.

— J’ignorais qu’un tel mystère entourât la confection d’un portrait ! J’ai eu tort d’insister puisqu’il n’y a que vous qui l’ayez contemplé, me dit-on.

— C’est exact ! certifia Antonio.

— Existe-t-il un modèle, homme ou femme, qui ne soit pas curieux de savoir ce qu’on a tiré de sa beauté ?

— Aurora n’a jamais eu cette curiosité, observa Antonio.

— Allons, allons, ricana la Ceschini, c’est impossible ! Après les longues séances, quand le soir tombe, comme tout à l’heure, le modèle et l’artiste demeurent, quelques instants, l’un en face de l’autre. C’est le moment où on conseille des retouches, où les expressions se corrigent. Ces entretiens sont précieux pour l’artiste. N’est-ce pas, monsieur Wellseley ? Et si je suis montée, tantôt, c’est, je vous le répète, parce que je vous croyais seule, Aurora ! Vous étiez au balcon, je ne pouvais pas deviner que M. Wellseley était là…

— Vous entendiez les musiciens, cependant, interrompit Antonio.

— Oui !

— Une idée à moi, de faire jouer pendant les séances.

— D’admirables artistes ! déclara la Ceschini,

— Il est fâcheux qu’ils ne soient plus là, répliqua Antonio. Wellseley prit congé. Peu après, Stella-Lucente accompagna Nina jusqu’à sa gondole ; puis il appela Beppo :

— Quand sont partis tes camarades ?

— Cinq minutes après l’arrivée de la Signora Ceschini, à l’heure convenue.

— Dis-leur que, dorénavant, ils attendent mon retour, avant de s’en aller. Je payerai le surplus. Quant à la Signora Ceschini, pourquoi l’as-tu laissée monter ? Où étais-tu ?

— Dans l’escalier. Mais la Signora Nina avait vu Donna Aurora à la fenêtre, et…

— Beppo ! interrompit Stella-Lucente, tu me réponds de tes camarades ?

— Comme de moi-même !

Ensuite, Antonio retourna auprès de sa femme. Elle lisait dans l’atelier.

— Mauvaise idée que vous avez eue, Aurora, de vous accouder à cette fenêtre, mauvaise idée ! fit-il, moitié souriant, moitié furieux.

— Oh ! je hais cette Nina Ceschini !

— À la bonne heure ! Je la hais comme vous !

Et il raconta comment Beppo avait été obligé de la recevoir.

— Vous n’aviez pas vu sa gondole sur le canal, Aurora ?

— Non, il y en avait un si grand nombre…

— Et Wellseley, était-il auprès de vous !

— Non, il s’apprêtait à partir.

— Tant mieux. Les Vénitiens ont mauvaise langue !

Et, changeant de ton :

— Il est étrange, vraiment, que vous n’ayez jamais eu la curiosité de voir votre portrait ? Ne désirez-vous pas le connaître, hein ?

— Pas avant qu’il ne soit achevé !

— Est-ce pour obéir aux ordres de M. Wellseley ?

— Certes non !

— A-t-il été insolent avec Nina ?

— Pas précisément. Comme elle essayait de…

— Je connais l’histoire. La Ceschini n’aime pas Wellseley, ne vous semble-t-il pas ?

— Je n’ai rien remarqué de plus que vous !

— En ne se voyant pas invitée à notre prochain bal, peut-être comprendra-t-elle.

— Je le souhaite.

— Et si nous allions nous en faire une ennemie ?

— Il ne le faudrait pas.

— Pourquoi ? la redouteriez-vous, par hasard, Aurora ? La redouteriez-vous, et pourquoi ?

Elle répondit comme une enfant :

— Parce qu’elle a l’air méchant !

La phrase que Nina lui avait murmurée à l’oreille, une nuit, lui revint à la mémoire : « Méfie-toi de ton amour, de son amour et de moi ! »

 

Un domestique annonça que Paolo Mondella et moi, attendions au rez-de-chaussée.

— Ils dînent avec vous, j’avais oublié de vous avertir, dit Antonio à Aurora.

— Et je ne suis pas habillée encore !

— Gardez cette toilette. Vous êtes belle ainsi, ajouta-t-il, timidement, presque avec tristesse.

Aurora se leva :

— Allons rejoindre vos amis.

La curiosité et l’intérêt que je portais à Aurora m’avaient poussé à accepter l’invitation qu’Antonio m’avait adressée, le matin. Je désirais voir, par moi-même, si quelques changements étaient survenus dans les rapports de Stella-Lucente et de sa femme. Je désirais, surtout, la voir, elle, car l’attitude de Wellseley m’inquiétait. Depuis qu’il avait loué son atelier des Zattere, depuis que Lowsky et Morga logeaient à l’albergo de l’Aquila, je n’avais eu avec Wellseley que de vagues entretiens, où le nom d’Aurora n’était jamais prononcé.

L’invitation de Stella-Lucente était venue fort à propos.

Pendant le repas, Antonio fut d’une courtoisie parfaite, et assez gai. Mondella donna des nouvelles concernant les musées ; et l’entretien se tourna vers la question d’art. Antonio eut, pour Wellseley, quelques phrases aimables. Il réussit à les débiter sans le froncement de sourcils qui trahissait toujours les vraies dispositions de son esprit. Il décrivit, ensuite, la scène qui s’était déroulée, dans l’après-midi, entre le peintre et Nina.

— Que voulez-vous, répliquai-je, Wellseley a raison. Il ne veut offrir qu’une œuvre terminée. C’est moins de l’originalité qu’une sorte de pudeur d’artiste. Et, se penchant vers Aurora :

— Je suis l’ami de Wellseley, Madame, et je ne sais pas si vous posez de profil, de face ou de trois-quarts, en costume de Dogaresse, de Princesse florentine…

— Elle pose dans la robe qu’elle porte ce soir, me répondit Antonio.

— Et je me garderai bien de dire à Wellseley, ajoutai-je, que je connais ce détail ; cela le contrarierait. La Ceschini a eu la réponse que méritait son indiscrétion.

Tous adoptèrent mon avis.

Aurora se retira de bonne heure. J’entraînai Antonio et Mondella au spectacle.

C’était une soirée de gala. Juana Realti chantait la Traviata. Dans les loges, Lord et Lady Dolingson, et sa sœur, Miss Florence April ; Mme Aranguez et sa fille, les Boursault-Coudray ; Nina Ceschini, splendidement vêtue de rouge, décolletée, vraiment magnifique. Pendant un entracte, des jeunes gens lui rendirent visite.

— La reçoive qui voudra, déclara Antonio. Je lui ferme ma porte.

C’était bien la dixième fois qu’il m’apprenait cette décision. Il désirait m’entendre lui répondre : « Comme je vous approuve ! » Mais, après l’imprudence que j’avais commise en lui révélant l’ancien amour de Nina et de Wellseley, je me tenais sur mes gardes.

— En chassant la Nina, vous vous en ferez une ennemie, observai-je cependant.

— Aurora a les mêmes craintes. Que peut faire cette femme contre nous !

— Dans le monde, mon cher Antonio, on peut toujours faire quelque chose contre quelqu’un.

Antonio ne resta pas longtemps au théâtre. Nina ne le quittait pas des yeux ; et il lui semblait qu’une bonne partie des spectateurs le regardait en riant. Tout à coup, il sortit :

— Prends par le grand canal, Beppo.

 

De l’Erberia, monte une odeur de plantes aromatiques. Elle lui rappelle le parfum des jonquilles qui remplissaient les vases et les coupes de l’atelier. Sous le Rialto, de l’air plus frais fouette son visage. Un instant, il est séduit par l’admirable perspective du Canalazzo. La rive droite est touchée par la clarté de la lune, la gauche est obscure.

— Passe à gauche, Beppo.

La gondole se range vers l’ombre.

— Plus doucement, Beppo.

Stella-Lucente lève les yeux, Il aperçoit Aurora à la fenêtre de sa chambre. Elle est vêtue d’un peignoir clair, sa tête est appuyée sur sa main, et la brise agite, comme un signal, les extrémités de l’écharpe qui recouvre ses épaules. Il la regarde, longuement, il n’ose donner au barcarol l’ordre de rentrer. On entend encore les sérénades devant la Salute, et dans le bassin de Saint-Marc.

— À quoi songe-t-elle ainsi ?

Dans un éclair, Antonio a la vision exacte de l’âme d’Aurora. Il est terrifié. Il veut fuir, ne pas retourner encore chez lui. Il essaye de se distraire, et ne parvient qu’à exaspérer le sentiment qui le torture.

— Au palais ! ordonna-t-il brusquement. Passe par la petite porte de derrière. Et vite !

*

Sans faire de bruit, Antonio ouvrit la porte de la chambre d’Aurora. Elle était toujours accoudée à la fenêtre. Un ruban retenait ses cheveux dénoués et qu’enveloppait une écharpe.

— Aurora ! murmura Stella-Lucente.

Elle n’entendit pas.

— Aurora !

Et, comme il répétait ce nom, une femme, accompagnée par des tambours de basque et des castagnettes, chanta, sur la lagune :

Io suono la Madrilena
Suono di sangu’ espagnolo…

Un chœur bruyant répondit. Puis un court silence régna.

— Aurora !

Au troisième appel, elle se retourna, fit quelques pas, et, voyant une ombre devant elle, poussa un cri, et resta haletante, les deux mains crispées à hauteur de ses joues.

Antonio s’avança :

— C’est moi, Aurora, c’est moi !

— Vous !

Elle se souvint qu’Antonio l’avait trouvée belle, avant le dîner, et qu’il le lui avait dit.

— Je vous ai fait peur ? demanda-t-il.

— Oui, très peur.

— Pourquoi ?

Il la regarda. Il la devinait faible, sans défense, à sa merci.

— Vous êtes imprudente ; le vent de la nuit est froid, quoique nous soyons au printemps. Votre toilette est légère.

La nuit est fraîche.

— Non…

— Je reviens de l’Opéra, le spectacle était fort ennuyeux. Juana Realti chantait la Traviata. Beaucoup de monde : les Dolingson, les Aranguez ; et, dans une loge, la Ceschini.

Sa voix, qu’il avait essayé de rendre enjouée, devint âpre :

— À propos, Enea prétend qu’en lui fermant notre porte nous nous en ferons une ennemie. Estimez-vous qu’elle soit en situation de nous nuire ?

— Je l’ignore.

— Mais… vous la haïssez, m’avez-vous affirmé.

— Oui.

— Et pourquoi ? Expliquez-moi cette répulsion.

— Elle est instinctive. La vôtre est-elle motivée ?

— Certes ! La Ceschini ne restera pas longtemps à Venise, sans susciter quelque scandale.

Et il ajouta sourdement, après avoir posé sa main sur l’épaule d’Aurora :

— Un scandale auquel je ne veux pas que notre nom soit mêlé !

Et, avec une maladresse brutale et douloureuse, il interrogea sa femme sur Nina :

— Elle est trop souvent ici ! Elle entre, comme si elle en avait le droit, je l’ai remarqué ! Comme si vos conversations, vos confidences lui donnaient ce droit ! Vous tremblez un peu devant elle, hein ? Vous tremblez ! Vous amuserait-elle, par hasard, en vous racontant ses aventures ? Lui auriez-vous raconté les vôtres ? Les aventures de votre cœur, ses rêves, ses désillusions ! Elle me regarde avec des yeux étranges ! Voyons, voyons, répondez !

Aurora était assise dans un fauteuil, les bras allongés sur les accoudoirs. Stella-Lucente se promenait de long en large, les mains dans les poches. Il jeta l’œillet qui ornait le revers de son smoking, ferma la fenêtre, se campa devant sa femme, la tête basse :

— Toute blanche, sur le balcon, vous étiez poétique, touchante ! L’idée que vous vous étiez vêtue légèrement pour respirer l’humidité et la fièvre afin d’en mourir me tortura ! C’est bizarre ! Il m’a été impossible de résister au besoin de vous parler…

Il se tut. Il ne distinguait pas le visage d’Aurora, dans l’ombre. Mais la lueur du dehors montrait le lit blanc, les fauteuils et la chaise-longue.

— À quoi songiez-vous, tantôt ?

— J’écoutais les musiciens.

— Ils ont dû emporter bien loin votre imagination, pour avoir été effrayée, comme vous l’avez été, par mon arrivée.

— Je ne m’attendais pas à vous voir, répondit-elle doucement.

Elle ne voulait pas donner à la colère, qu’elle redoutait chez Antonio l’occasion d’éclater.

— J’ai entendu mon nom prononcé, comme dans une hallucination.

— L’hallucination du rêve qui vous possédait ! En m’apercevant, la réalité vous a durement frappée !

— À qui songiez-vous, sur ce balcon, la tête dans vos mains, votre écharpe flottante ?

— À personne.

— À qui songeais-tu ?

— À personne !

Il se précipita vers elle :

— Réponds ! à qui songeais-tu ?

— À personne ! cria-t-elle.

— Eh bien ! tu songeras à moi, pendant quelques instants !

Il l’enlaça. Elle se débattit en vain, l’injuria, affolée, vaincue, courbée sur le bras d’Antonio qui ricanait en la dévêtant :

— Oui, tu songeras à moi ! Oh ! belle défense que ta haine ! Belles armes que ton mépris ! Quelle puissance ont tes injures ! Oui, je suis une brute ! Tu es à moi !

Il lui rabattit les bras contre le torse, la saisit à la taille, comme une amphore. Aurora était presque nue, baignée dans une lumière diffuse. Après quelques secondes de contemplation farouche, il s’empara d’elle. Elle se cramponna à un meuble. Il la tira vers lui. Elle lâcha prise, et s’abattit à terre. Il l’enleva.

— Oh, si légère ! si légère ! balbutia-t-il. Si légère ! et pourtant…

Il la posa sur le lit :

— Mais, tue-moi ! cria-t-elle.

Mais elle ne fut bientôt plus qu’une pauvre créature domptée.

— Rêve ! maintenant. Rêve, murmura-t-il. Je te permets de songer à qui tu voudras.

Et il se retira comme une bête lugubre.

*

Aurora resta sans conscience, couchée en travers du lit, les bras inertes pesant sur l’oreiller : puis, tout à coup, elle se dressa : « Wellseley m’aime, je l’aime aussi, se dit-elle ; je me vengerai ! »

Pouvait-elle hésiter, soutenue, comme elle l’était, par l’audace de ce jeune homme qui avait réussi à introduire, chez elle, deux de ses amis, sous des déguisements de musiciens ? Elle ne reculerait pas, comme elle avait reculé, six ans auparavant, au moment de fuir avec le Comte Janish. Elle n’était plus femme, aujourd’hui, à redouter le scandale ou le drame.

 

Elle se réveilla, ragaillardie par les rêves vengeurs de la nuit. Elle fit dire à Stella-Lucente qu’elle garderait la chambre. Et Antonio lui envoya des fleurs par le barcarol.

— N’avez-vous pas d’ordres à me donner, Signora ? demanda Beppo.

— Tu m’avertiras, quand ton maître ne sera plus au palais.

— Il est sorti, depuis une heure.

— Bien !

Elle voulut voir le tableau de Wellseley. Elle monta à l’atelier, exposa la toile à la lumière. Certes ! c’était bien là son visage ; mais il n’y avait pas d’âme, dans ses yeux ; pas de pensée sur son front ; pas d’esprit, sur sa bouche.

*

Quelques jours après, il y eut grand bal au palais Stella-Lucente.

Quand Wellseley entra, Aurora était au milieu de l’escalier monumental, et, sous les lumières dissimulées par des guirlandes de fleurs, elle avait l’air de descendre vers lui. Elle passa. Il baisa la main qu’elle lui tendit, et tous ceux qui la virent, ce soir-là, eurent l’impression qu’elle touchait au point extrême de la beauté. Elle portait une toilette identique à celle qu’elle avait adoptée pour son portrait, mais les épaules étaient plus nues. Elle faisait de la dignité une chose plus exquise que la grâce. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil à haut dossier. Auprès d’elle, se tenaient Antonio et son père Ugo. Le vieillard avait abandonné, pour un jour ou deux, ses forêts. Au-dessus de ce groupe, souriaient, dans leurs cadres, des portraits d’ancêtres.

— A-t-elle de la ligne, cette famille ! dis-je à Wellseley.

On ne dansait pas encore. Cependant, un orchestre jouait.

Je reconnus, parmi les musiciens, Lowsky et Morga. Un mouvement se produisit : c’était le prince et la princesse de Wursbourg. Son Altesse ouvrit le bal avec Aurora. Je me réfugiai avec Wellseley dans une bibliothèque-fumoir, où étaient rangées les tables de jeux, puis nous visitâmes une galerie meublée de vitrines remplies de missels et de miniatures. Pour le souper, j’offris mon bras à Miss Florence April ; et Lady Dolingson prit celui de Wellseley. Il ne parvint pas à s’intéresser à la conversation de nos dames. L’absence de Nina Ceschini les étonnait, et elles ne quittaient pas du regard la table où le prince et la princesse de Wursbourg et les Stella-Lucente étaient réunis.

Le repas terminé, la salle à manger se vida peu à peu. De nouveau, des airs de danse retentirent, John-Arthur put alors s’approcher d’Aurora, et il la conduisit dans la serre déserte. La jeune femme s’assit près des fenêtres que voilait un store. Et, comme disent les vieux chroniqueurs, ils échangèrent leur premier baiser. Mais à peine leurs lèvres se joignaient-elles que trois grands coups furent frappés contre les vitres, derrière eux. Aurora se précipita vers Wellseley, l’éloigna pour écarter le store. Et tous deux virent, encadrée par la nuit, la face de Nina Ceschini.

La serre donnait sur un petit jardin qui, servant de passage aux domestiques communiquait avec le rio par une porte restée ouverte.

— Je suis perdue ! s’écria Aurora.

Et, comme un tambour de basque annonçait le cotillon, elle promit à Wellseley d’être, le lendemain, aux Zattere.

*

Et, le lendemain, à son réveil, elle reçut le billet suivant :

Je t’avais avertie ! Maintenant prends garde ! Nous aimons le même homme !

Nina.

Elle se leva, s’habilla, sortit par la petite porte du palais, et se rendit chez Wellseley, sans s’inquiéter de savoir si elle était suivie. C’était un matin d’une limpidité admirable. Le soleil dorait les Fondamenta. La lagune gris bleu reflétait les pilotis, les voiles rouges et jaunes des barques de Chioggia, les architectures des rives et les arbres des îles. Aurora marchait vite, et s’arrêta devant une maison dont des glycines et des lierres drapaient la façade. Elle monta, frappa à la porte. Wellseley lui ouvrit.

— Lisez ! lui dit-elle en lui tendant le billet de Nina.

— Elle vous donne à moi ! s’écria John-Arthur, après avoir lu.

— L’avez-vous aimée ?interrogea Aurora.

— Pendant une semaine, jadis… Pardonnez-moi. Mais…

Elle l’interrompit :

— Je sais que, parfois, l’on croit aimer, et je sais aussi que je ne dois pas être jalouse…

Ils eurent l’impression que cette phrase détruisait leur passé, mettait à nu les fibres de leur âme, et leur révélait leur amour ! Ils se contemplèrent avec une sorte de joie épouvantée, et tombèrent aux bras l’un de l’autre.

— Je ne vous appartiendrai que libre, dit Aurora.

— Ne me quittez plus ! supplia Wellseley. Restez ! Nous partirons ce soir, demain.

— Je ne peux pas fuir encore.

— Pourquoi ? Nina va écrire à Antonio qu’elle nous a surpris.

— Je saurai nier.

— Vous pourrez donc mentir ?

— Maintenant oui ! Je ne suis pas en sûreté, chez vous ! Avant la nuit, Antonio, son père ou même la Ceschini auraient découvert ma retraite. Et alors tout serait compromis, à jamais. Il faut que je sois au palais avant que mon absence ait été remarquée. Je vais ordonner à Beppo de veiller sur moi. Au moindre danger, je vous l’envoie. Préparez tout pour notre fuite. Si vous voyez, ce soir, à partir de dix heures, un mouchoir blanc attaché à la fenêtre de ma chambre, cela voudra dire : « à demain ! » Si rien n’arrive, patientez deux ou trois jours. Attendez que le vieil Ugo soit retourné chez lui. Beppo connaît des capitaines de tartanes. Nous nous cacherons à bord d’un de ces bâtiments, et personne ne songera à venir nous y retrouver ! Adieu, à ce soir !

Il la mena devant son portrait.

— C’est mon âme, ma vie que vous avez prise, s’écria-t-elle.

Un rayon de soleil s’étendit comme un vernis d’or sur le tableau.

— À ce soir, à bientôt ! répéta Aurora. La vraie Aurora est ici vivante !

Près du seuil, elle se retourna ;

— Vous avez bien compris, n’est-ce-pas ? Ce soir, à dix heures, le signal.

Elle lui donna sa main, qu’il garda longtemps dans les siennes. Elle se dégagea enfin :

— Ce soir… le signal…

Elle longea le Fondamenta. Dans le port, des voiliers étaient amarrés : une goélette roulait lentement. Il y avait des trois-mâts et des bricks. Ah ! lequel de ces navires remporterait avec son amant ! Elle pénétra dans la petite église de San-Trovaso : elle avoua à la Vierge qu’elle aimait éperdument, et lui demanda d’être forte afin d’être heureuse.

 

Dès qu’Aurora eut quitté l’atelier des Zattere, Wellseley se reprocha de l’avoir laissée partir. « J’aurais dû l’obliger, pensa-t-il, à rester avec moi. Puisqu’elle est fermement décidée à se libérer, pourquoi remettre ce projet à plus tard ? »

Il avait peur que le courage, la révolte de la jeune femme ne s’évanouissent devant Antonio et devant son père. Il essaya de travailler. Son tableau lui parut terminé, il le plaça dans un vieux cadre en bois dédoré. Il dîna avec moi et se retira vers neuf heures. Il prit une gondole.

— Au grand canal, dit-il.

Devant le palais Stella-Lucente, il leva les yeux. Le mouchoir ne flottait pas à la fenêtre d’Aurora. La grande porte était close. Dix heures sonnaient. Il se fit conduire aux abords de la gare, erra, ensuite, dans les canaletti, et aperçut la serre et les vitres contre lesquelles était apparue la face de la Ceschini. Le mouchoir ne flottait pas à la fenêtre d’Aurora et la lune éclairait, en diagonale, la façade du palais. John-Arthur remonta le Canalazzo ; à son ordre la gondole vira devant l’arche noire du Rialto. La lune éclairait la façade du palais Stella-Lucente.

— Aurora est peut-être au Théâtre, dit-il.

Il quitta la gondole à la Piazzetta, flâna le long de la Merceria, s’arrêta au café Florian. Minuit, La lagune apaisée reflétait des feux rouges et verts. Les îles formaient des taches sombres et compactes. San-Giorgio se profilait à l’extrémité de la Giudecca, et le vent avait tourné la Fortune de la Dogana vers l’Adriatique. Une barque illuminée accosta le quai des Esclavons. Il en descendit des musiciens et des chanteurs qui comptaient le gain de la soirée. Un marin éteignit les lanternes de la barque, qui s’éloigna lourdement.

Wellseley héla un sandolo.

— Au Rialto ! dit-il.

Plus une embarcation, plus une voix. Dans l’impressionnante et fiévreuse nuit, pas d’autre rameur que le choc de la rame contre les taquets, et les halètements du barcarol, La demeure de Stella-Lucente était sombre. Le signal ne flottait pas à la fenêtre.

*

En rentrant chez elle, après sa visite chez Wellseley, Aurora se trouva, face à face avec son beau-père. Il lui annonça qu’Antonio déjeunait dehors. Où et avec qui ? Ugo n’en savait rien.

— Mais, si vous le voulez, Aurora, nous passerons à table.

Pendant qu’elle enlevait son chapeau et son manteau, le vieillard se promenait de long en large, le buste droit, les mains croisées derrière le dos. Il ouvrit la porte de la salle à-manger, et s’effaça pour céder le pas à sa belle-fille.

L’absence d’Antonio inquiétait Aurora.

— Que je vous félicite sur vos fournisseurs et sur vos domestiques ! dit Ugo. Plantes et verdures ont été enlevées comme par enchantement. On ne se douterait pas que l’on dansait, ici, à l’aurore.

Il avait un appétit magnifique, buvait abondamment et avec satisfaction.

— Votre vin est excellent, Aurora, excellent, en vérité ! Vous ne mangez pas, après votre sortie matinale ! Vous paraissez lasse. N’auriez-vous pas assez dormi ? Il faut dormir à votre âge. J’ai soixante-dix-huit ans, et j’ai besoin de mes neuf heures de sommeil, comme un jeune homme, moi !

Il appuya fortement ses deux poings sur la table :

— Comment trouvez-vous le prince de Wursbourg ?

— Très sympathique, répondit Aurora.

— C’est aussi mon avis. Il y a plus de deux ans que vous ne m’aviez vu, Aurora ?

— À peu près.

— Ai-je vieilli ?

— Non.

— Tant mieux, tant mieux ! Il faut avoir une santé de fer.

Ses deux poings retombèrent de chaque côté de son assiette.

— Oui, une santé de fer ! Quant à vous, vous êtes plus belle encore qu’autrefois.

Ce compliment effraya Aurora, comme une menace ou un reproche.

— Et hier soir, vous étiez la souveraine du bal, sur ma parole ! La robe que vous portiez est la copie de celle que vous avez adoptée pour le portrait qu’un peintre anglais est en train de faire, n’est-ce pas ? J’ai eu la curiosité de voir ce tableau, il est fort réussi, ma foi ; je dois le reconnaître.

Elle sourit, et songea à son portrait véritable.

— À propos de peinture, reprit Ugo, je vous garde, cet après-midi. Vous êtes libre… ?

Machinalement, elle murmura :

— Oui.

— Parfait ! Je craignais que vous n’eussiez quelque occupation. Nous irons donc voir des tableaux. Il y a longtemps que je n’ai plus admiré Titien, Tintoret. Et je gage que vous devez être un guide merveilleux.

Il but rapidement son café et des liqueurs. Aurora se leva.

— Je vous attends en fumant. Il est une heure et demie. Serez-vous vite prête ?

— À l’instant !

Ce fut Beppo qui les mena à l’Académie. Aurora en fut étonnée. Durant le trajet, ils ne desserrèrent pas les dents. Stella-Lucente achevait son cigare. Devant le Musée, il congédia Beppo. L’absence d’Antonio, les manières, galantes et bourrues d’Ugo, sa volubilité intriguaient Aurora.. Elle s’assit, un peu lasse, auprès de la Conversation sacrée de Palma. Un instant, elle eut envie de fuir. Mais Ugo la rappela. Ils échangèrent quelques impressions d’art. Aurora aimait les vierges de Bellini et de Carpaccio. Ugo leur préférait les doges du Tintoret.

— Partons ! fit-il après avoir regardé l’heure.

Elle le suivit. Sur la place della Carita, Stella-Lucente la devança, choisit une gondole, traça un itinéraire au gondolier ; puis, tendant la main à Aurora, il l’aida à s’installer dans l’embarcation.

— Où allons-nous ? demanda la jeune femme.

— À l’aventure. Cela vous ennuie-t-il ?

— Non.

Voici le Rialto, la Ça d’Oro…

L’irritation de la jeune femme s’accentue. Elle n’ose pas regarder son compagnon. Cinq heures sonnent.

— Dépêche-toi, dit Stella-Lucente au gondolier.

Aurora eut peur.

— Mais, nous sommes à la gare ? fit-elle.

Ugo ne répondit pas, et paya le gondolier.

— Nous descendons ? demanda Aurora.

— Oui, répliqua Ugo.

Et, après un silence, il ajouta :

— Voici Antonio.

Stella-Lucente s’avança :

— Vous êtes exact, mon père. J’ai les billets.

Il n’adressa pas la parole à sa femme, qui interrogea :

— Nous partons ?

— Que vous en semble-t-il, hein ? ricana Antonio,

Il l’entraîna sur le quai de la gare, la poussa presque dans un compartiment. Le train se mit en marche.

— Vos effets ont été emballés, dit alors Antonio à sa femme. J’ai vidé vos armoires, et n’ai rien oublié !

— Qu’y a-t-il ? Que s’est-il passé ?Antonio, pourquoi ? Pourquoi ce départ ?

— Pourquoi ? Ah ! ah ! Pourquoi me questionnez-vous avec cette épouvante ? Pourquoi m’examinez-vous avec ces yeux affolés ?

Le roulement des wagons, scandé par les soubresauts des ressorts, accompagnait sa voix rauque.

— Pourquoi ? Vous demandez pourquoi je vous emmène ? Parce que c’est un caprice ! Parce que j’ai reçu cette lettre !

Il agita un papier sous les yeux d’Aurora et continua :

— Parce que je crois à ce qu’elle renferme !

Il lui souffla ces phrases à la face :

— Parce que je veux le marquer avec un fer rouge au front, à moins que je ne t’étrangle avec ces mains !

Ugo imposa silence à son fils :

— Aurora est mon hôte, déclara-t-il.

Elle les considéra l’un et l’autre, et s’évanouit. Ugo lui fit respirer des sels. Quand elle revint à elle, Antonio lui montra de nouveau la lettre :

— Reconnais-tu l’écriture ? C’est la même que celle du billet que tu as reçu ce matin ; ce billet que j’ai décacheté, et que j’ai lu avant toi ! Et qui disait : « Je t’avais avertie ! Maintenant prends garde. Nous aimons le même homme ! » Tu n’as pas suivi les conseils de la Nina ! Elle t’a perdue, et pour jamais !

Elle s’abattit sur l’épaule du vieillard.

— Assez ! commanda-t-il à Antonio. Tu as le droit de te venger, mais non de la torturer !

Il étendit Aurora sur la banquette du compartiment, réunit les rideaux sous la lampe et dit :

— Laisse dormir cette femme !

*

Le jour suivant, vers midi, un domestique d’Antonio me remit, de la part de son maître, un paquet volumineux.

— C’est pour le peintre, ajouta l’homme.

J’envoyai Morga aux Zattere. Vingt minutes plus tard, Wellseley était chez moi.

Nous ouvrîmes le ballot. Il contenait la boîte de couleurs de Wellseley, son chevalet, et le portrait d’Aurora crevé d’un coup de poing.

— Qu’est-ce que cela signifie ? me demanda John-Arthur.

— Cela signifie que vous avez été imprudent. Et que vous n’avez pas eu confiance en moi.

Wellseley me raconta, alors, tout ce qui s’était passé entre Aurora et lui.

Quand il eut achevé son récit, je m’écriai :

— Insensés ! Il fallait fuir sur-le-champ !

Et je déclarai :

— Le signal ne, flottera probablement jamais à la fenêtre d’Aurora.

— Que voulez-vous dire ?

— Attendez-moi. Je reviens dans quelques minutes.

Je courus au palais Stella-Lucente. Ce que je redoutais était accompli.

— Pourrons-nous secourir Aurora ? demanda Wellseley, quand je lui eus appris l’enlèvement de sa maîtresse.

— Je ne crois pas, répondis-je.

Et je lui décrivis la région de bois et de marécages au milieu desquels se dressait la demeure des Stella-Lucente.

— La propriété est entourée d’une haute muraille. Le pays est malsain.

— Et c’est dans ce domaine de la fièvre qu’ils ont cloîtré Aurora ?

Je citai, en manière de réponse, ce vers de Dante :

Siena mi fe ; disfecemmi Maremma…

Et je conclus :

— Ce que messer Nello de Pietra da Siena fit en 1296 peut être fait, de nos jours, par Antonio Stella-Lucente.

— Mais cependant…

Une lettre apportée par un domestique dévia l’entretien :

— C’est de Beppo ! dit Wellseley.

Et il lut :

Illustre et honoré Seigneur !

Je vous écris pour vous jurer mon dévouement ainsi qu’au Seigneur Aldramino et à la Signora Aurora. Je vous écris sur une feuille de papier que m’a donnée un voyageur, avec un crayon qu’il me prête. Si j’ai suivi les Stella-Lucente, que Dieu damne ! c’est parce que je pense pouvoir mieux vous servir. J’ai, d’ailleurs, été pris au dépourvu. Voici tout ce qui est arrivé : Le lendemain de la fête donnée au palais, le seigneur Antonio reçut lui-même le courrier. Il y avait deux lettres : une pour lui, une pour la signora Aurora. Il les prit toutes deux, et entra dans la salle à manger pour déjeuner. Puis il dit à la femme de chambre : « Monte cette lettre à la signora, dès qu’elle se réveillera. » Et il sortit.

La Signora Aurora sonna peu après. On lui remit ta lettre. Je suis sûr d’une chose : c’est qu’Antonio avait décacheté cette lettre, l’avait lue, et recachetée ensuite, comme il fait souvent.

La Signora sortit à son tour. Elle rentra à midi et demie, déjeuna seule avec le vieux dogue Ugo, car Antonio avait averti qu’il mangerait dehors.

Je conduisis la Signora Aurora et Ugo à l’Académie. Il me renvoya au palais. J’y trouvai Antonio ; il m’ordonna de ne pas le quitter. Se méfie-t-il de moi ? Je l’ignore. Il me fit descendre des malles. Nous les avons remplies avec les vêtements de la Signora. Il m’a fait, ensuite, écrire à ma femme : « Informe-la de ton départ, ordonna-t-il, et dis-lui que tu lui indiqueras, dans un jour ou deux, l’endroit où je t’emmène. »

J’obéis. Nous allâmes à la gare. Il a pris des billets pour où ? Dieu peut répondre. Vers cinq heures, la Signora et Ugo sont arrivés. Ils se sont installés dans un compartiment de première classe, réservé. La Signora avait l’air désespérée. Je suis monté dans le compartiment voisin.

Le voyageur à qui je confie cette lettre la mettra à la poste, à Padoue. Nous nous dirigeons vers Mantoue. Ma femme demeure à Chioggia, 367, calle Olivatti. Je lui écris, en même temps qu’à vous, et lui explique tout ce qu’il faut qu’elle sache. Si, par ordre du Signor Antonio, je l’appelle, elle viendra vous saluer. Agissez avec elle comme avec moi.

Maintenant, écoutez bien ceci : Je chasse souvent avec Antonio, et si vous voulez que la Signora soit libre, un accident de chasse peut facilement arriver. Je vous salue avec respect.

 Ah ! brave Beppo ! s’écria Wellseley.

— Nous avons un ami dans la place, répondis-je. C’est évidemment mieux que rien. Attendons la femme de Beppo.

*

Quand Aurora se trouva seule dans sa chambre, située au second étage, elle ouvrit les fenêtres qui dominaient le parc. Elle apercevait des allées d’arbres sombres, unis ; en berceau ; des carrefours et des ronds-points ornés de statues et de vases de marbre. Une fontaine jaillissait au milieu d’une clairière ; puis, c’était la forêt dont la masse enchâssait, comme une monture de bronze, un bras de lac, clair comme une aiguë marine. Plus loin encore, c’était les collines ; des murs entre les taillis ; et le ciel formait un fond bleu, d’où se détachaient des cyprès et un campanile. Au parfum des plantes mouillées se mêla ce relent douceâtre qu’Aurora avait respiré, souvent, sur la lagune morte, en revenant de Torcello, au coucher du soleil.

Les gonds de la porte grincèrent. Aurora se retourna. Antonio était devant elle. Il posa, sur une table, la lampe qu’il tenait à la main, ferma la fenêtre, et sortit une enveloppe de sa poche :

— Vous n’avez pas voulu écouter la lecture de cette lettre. Vous ne devez pas ignorer ce que contiennent ces pages.

— Inutile !

— Je le veux. J’ai reçu cette lettre le lendemain même du bal. La voici :

Antonio, chien stupide ! c’est moi, Nina Ceschini, qui ai joui da plus beau spectacle qu’offrit la fête à laquelle tu as jugé habile de ne pas m’inviter ! Au lieu de parader dans tes salons, tu aurais dû être à mes côtés, au bas de la serre. J’étais sûre qu’ils y viendraient, à un moment quelconque. Les malheureux ne se doutaient pas que la lumière dessine des ombres sur les stores ! Ah ! mon cœur a bondi, quand je les ai, enfin, reconnus ! Demande-leur quels sons donnèrent les vitres, quand je les ai heurtées avec la paume de ma main, pour empêcher leurs lèvres de s’unir ! Demande-leur s’ils oublieront jamais l’apparition de ma face contre les vitres, quand il écarta le store ! Je voulais différer ma vengeance ! Mais la haine m’emporte ; et je t’écris, parce que tu es aveugle, parce qu’ils s’aiment ; et que je préfère les perdre que la savoir à lui.

Il replia la lettre.

— Je suis allé chez la Ceschini. Je lui ai demandé ce qu’elle savait. Ah ! ah ! elle m’apprit qui étaient ces deux musiciens ! Votre peintre a le tort de se promener si souvent, avec eux, la nuit ! Et l’atelier des Zattere ! Si je t’avais suivie… Je pensais bien qu’après le billet de la Ceschini tu irais chez cet homme…si je t’avais suivie, je t’aurais tuée ! Mais tuer ne venge pas ! J’ai ordonné au domestique de mon père de te suivre. Ah ! ah ! tu ne t’attendais pas à lui voir jouer un rôle dans ta vie, à celui-là ! As-tu prié longtemps à San-Trovaso ? Et quand Nina m’eut tout révélé, avec les poings que voilà, je l’ai battue ! Je l’ai assommée comme une chienne, jusqu’à ce que Tebaldo nous séparât. Aurora, je ne te torturerai point par l’espérance ! Je veux que tu voies ta vie, comme elle sera désormais, dévastée par moi ! Tu ne retourneras plus à Venise ! Ne compte, ici, sur la complicité de personne, de personne, entends-tu ! Tu ne pourras ni écrire, ni fuir, ni te tuer, car je serai là, continuellement ! Je ne te laisse qu’une liberté : celle des pensées et des rêves.

*

La disparition des Stella-Lucente intrigua la société de Venise. On crut à un caprice d’Antonio et de son père. Mais était-ce admissible ? Quelques dames affirmèrent que, le soir du bal, Aurora portait sur sa figure le rayonnement du bonheur. Ce bonheur avait-il été surpris et brusquement détruit ? Comment édifier un scandale sans citer des noms ? Nul ne vivait dans l’intimité des Stella-Lucente, sauf moi. Et j’étais en dehors du soupçon. On prononça le nom de Nina Ceschini. Mais une grippe assez grave ne la retenait-elle pas au lit ? Et, d’ailleurs, aurait-elle pu tremper dans une intrigue mondaine, occupée comme elle l’était, à ce que prétendait Tebaldo, son sigisbée, par les démarches que nécessitait la faveur importante qu’elle désirait obtenir de la cour papale : l’annulation de son mariage avec un homme qui l’avait misérablement abandonnée ? On parla de Wellseley : je jurai que mon ami était aussi innocent que moi-même. J’ai mieux à faire qu’à narrer les romans imaginés par Lady Dolingson et par Miss April ; par les Arranguez et les Boursault-Coudray.

Nous reçûmes la visite de la femme de Beppo :

— Je vais à Mantoue, gémit-elle. Beppo m’a écrit que, quoi qu’il arrivât, je devais venir, ici, prendre des ordres.

Elle essuya ses yeux.

— C’est Beppo qui t’appelle ? demandai-je.

Elle fit « non » de la tête, et éclata en sanglots :

— Un grand malheur est arrivé… un accident de chasse…

— Ah ! s’écria Wellseley, Antonio est mort !

Elle nous regarda, d’un air stupide :

— C’est mon pauvre Beppo qui est mort ! Voici la lettre.

Antonio apprenait, en quelques phrases que Beppo avait été tué par une charge de plomb reçue en pleine poitrine.

L’accident avait été constaté. Antonio priait la femme de Beppo (son ancienne maîtresse) de venir prendre le corps de son mari. Il spécifiait que les Stella-Lucente feraient une rente à la veuve de leur ancien serviteur.

— L’assassin ! murmura Aldramino. Il a été vite en besogne !

Wellseley confia à la femme du gondolier une lettre pour Aurora.

— Ne craignez-vous pas que ce message ne tombe entre les mains d’Antonio ? demandai-je, lorsque nous fûmes seuls.

— Non, en tous cas, je le saurai.

— Comment ?

— Je pars pour Mantoue.

— Vous ne partirez pas, Wellseley ! Vous ne parviendrez pas auprès d’Aurora !

— Je pars. Je ne risque, somme toute, qu’un coup de feu de la part d’un garde ou d’Antonio.

— Mon ami, vous n’aurez pas même à courir cette chance. Et songez au repos d’Aurora.

Le même soir, Lowsky et Morga, qui étaient au courant de l’aventure, quittaient Venise pour une destination inconnue.

Quatre jours après, Wellseley était de retour.

— Ma lettre a été remise, me dit-il. Vous avez raison, nous ne pouvons rien pour Aurora. Je lui avais écrit :

Si mon message vous parvient sans accident, le soir, à partir de dix heures, élevez, par trois fois, la lampe de notre chambre. Si je dois tenter quoi que ce soit pour votre délivrance laissez brûler la lampe : si nous ne devons plus compter que sur la pitié de Dieu, après l’avoir élevée, éteignez-la brusquement. Renouvelez, pendant deux jours, ce si gnal que je ferai l’impossible pour apercevoir.

Je m’étais posté sur une éminence. Je distinguais le château dans le lointain. Entre les arbres, brillait une lumière. À onze heures, elle s’éleva et s’abaissa par trois fois ; puis, s’éteignit brusquement. Le lendemain, il en fut de même, et le surlendemain aussi. Et, néanmoins, j’attends une réponse.

Au début de la semaine suivante, la veuve de Beppo, qui revenait de Mantoue et avait vu Aurora, remit à Wellseley un paquet qui contenait une mèche de cheveux pliée dans un feuillet de livre et où était griffonnée cette phrase : « Adio ! adio ! adio ! »

— Voilà, dit Wellseley, et pour toujours !

Le soir tombait. Une odeur âcre montait des canaux chauffés par les premiers rayons de l’été. J’eus, cette nuit-là, un cauchemar étrange. Je vis se dessiner un paysage fantasmagorique composé par le dôme de Saint-Marc, les tours de Notre-Dame de Paris, et la cathédrale de Cologne. Chacun de ces monuments était séparé par des allées qui étaient celles des Cascines et du Bois de Boulogne ; et ces allées étaient coupées, à leur tour, par le Grand Canal. Des victorias glissaient sur l’eau, et des gondoles voguaient en pleine terre. Elles se mêlaient, dans une espèce de carnaval, et étaient conduites ou gouvernées par les Stella-Lucente, par Morga, par Wellseley et par moi. Puis, tout se fondit dans une lumière verdâtre : et le ciel eut l’aspect d’une vitre, contre laquelle se colla la face grimaçante de Nina Ceschini !

*

Wellseley passa l’été et l’automne dans les environs de Mantoue. Ceux qui ont souffert comprendront ce que devint mon malheureux ami, dont je renonce à décrire les espérances et les tourments. Pendant l’hiver et le printemps, il demeura à Venise, soit chez moi, soit aux Zattere, devant le portrait d’Aurora. Je lui répétais les sottises qui se débitaient encore, de temps à autre, au sujet de sa maîtresse. En juin, je l’emmenais dans les montagnes ; et, vers la fin de septembre, nous étions, de nouveau, à Venise.

 

Un soir de novembre, sur le grand canal…

Comme il en avait l’habitude, chaque fois qu’il longeait de palais Stella-Lucente, Wellseley leva les yeux. Soudain, je le sentis serrer convulsivement mon bras.

— Enea ! cria-t-il, n’est-ce pas là, le palais Stella-Lucente ! Est-ce que je suis fou ? Est-ce que je rêve ! Enea, regardez…

Les deux fenêtres de la chambre d’Aurora venaient de s’illuminer.

— Arrête ! ordonnai-je au gondolier.

Et une fenêtre s’ouvrit, lentement. Une jeune femme apparut. Elle avait un flambeau à la main. Elle éleva et abaissa trois fois le flambeau ; puis elle l’éteignit brusquement, et rentra dans la nuit.

— Le signal ! Notre signal de Mantoue ! C’est Aurora ! Nous la délivrerons, Enea ! Antonio et le vieil Ugo sont morts peut-être ! Elle m’attend ! Elle est libre ! Le signal ! sauvons-la !

J’eus toutes les peines du monde pour persuader à Wellseley qu’il fallait attendre le lendemain, avant de tenter quoi que ce fût en faveur d’Aurora. Mais il resta, la nuit entière, en face du Palais.

*

Je demandai au domestique qui vint m’ouvrir si le Seigneur Stella-Lucente était chez lui, et pouvait me recevoir. Je fus introduit dans le boudoir du second étage. Au bout de quelques minutes, une tenture s’écarta, et Ugo s’avança vers moi. J’eus quelque peine à le reconnaître. Sa taille s’était courbée ; il marchait à petits pas mal assurés ; une barbe plus longue couvrait ses joues, et tombait sur sa poitrine. Il n’avait plus l’air d’un reître, mais d’un patriarche. Dans ses yeux brûlait une flamme dont la douceur m’impressionna. Je m’inclinai devant ce vieillard. Il me regarda, hocha la tête :

— Monsieur Enea Aldramino, n’est-ce pas ? demanda-t-il fermement.

Il me tendit sa main forte. Je lui avouai, qu’ayant aperçu, la veille, au milieu de la nuit, des lumières à une des fenêtres…

Il m’interrompit d’un geste, se dirigea vers la porte, l’entrebâilla, inspecta le corridor, écouta, et revint, ensuite, l’index à hauteur de la bouche :

— Parlons bas, murmura-t-il, parlons bas.

De nouveau, il prêta l’oreille :

— Ce n’est rien, dit-il. Asseyons-nous.

Puis il balbutia :

— Vous aviez un ami, un peintre, oui, un peintre…

Sa voix chevrotait. Était-ce le trouble, la vieillesse ?

— Il s’appelait… ah ! ma pauvre mémoire… il s’appelait Wells… Wells…

J’achevai :

— Wellseley, John-Arthur Wellseley.

Il tressaillit, se rapprocha de moi :

— Oui, c’est cela ! C’est ce nom-là qu’elle prononce : John-Arthur Wellseley.

Et après un silence :

— Et cet ami, vit-il toujours ?

— Certainement, répondis-je. Voudriez-vous le voir ?

— Oui. Oui, mais lui, voudra-t-il venir !

Il soupira :

— Je suis très vieux ! Je suis devenu très vieux. Il me semble que j’ai accompli un grand voyage dans l’humanité. Je suis anéanti par ce voyage à travers le cœur de l’homme ! Ce fut une tempête : le dernier éclair m’a foudroyé.

J’annonçai à Stella-Lucente que j’avais laissé mon ami en gondole, à la porte du palais. À la prière d’Ugo, j’allai chercher John-Arthur. Stella-Lucente le salua cérémonieusement, avança un fauteuil :

— Soyez le bienvenu, dit-il.

Il se passa la main sur le front, une main à la paume large, aux doigts longs et carrés ; et, soudain :

— N’a-t-on pas marché ? Des pas légers comme ceux d’un esprit ?

Il resta quelques instants, le torse droit, les poings aux accoudoirs de son siège, la face à demi tournée vers la porte. Une sorte d’effroi dilatait ses prunelles, et ses lèvres crispées montraient des dents blanches et serrées. Et, comme si nous l’avions interrogé sur son attitude et ses craintes :

— C’est que j’ai été terriblement frappé, nous dit-il. Et un sentiment nouveau, mystérieux, s’est élevé dans mon cœur ! Il est né, ce sentiment, le lendemain du jour où nous avons enlevé Aurora. Car nous l’avons arrachée à la vie ! J’ai été le complice de cet acte ! Ah ! ce serait trop long à vous raconter ! Je suis faible et terrorisé par ce souvenir trop lourd pour mon âme, trop affreux pour ma vieillesse ! Plus tard, je vous dirai tout cela. Vous reviendrez chez moi, n’est-ce pas ?

Il reprit :

— C’est dans le train qui nous amenait à Mantoue que ce sentiment s’est révélé ! Antonio était avec elle d’une cruauté terrible, à tort ou à raison, je ne le savais pas ! Elle s’est évanouie contre moi : et, quand j’ai senti cette pauvre créature sans force, vaincue, innocente peut-être, s’endormir comme une enfant ; quand j’ai entendu les battements de son cœur devenir plus forts que le fracas du train ; et, surtout, quand elle s’est réveillée, à l’aube, en me disant : « Merci, mon père ! », oui elle m’a dit : « Merci, mon père ! » à moi, son bourreau ; un autre être s’est formé en moi. Je l’ai regardée, et j’ai vu dans ses yeux toute l’innocence du monde ! « Merci, mon père ! »

Il répéta plusieurs fois cette phrase. Il l’achevait avec un petit rire de vieillard. Des larmes tombaient de sa paupière.

— Car elle était innocente ! Il était impossible qu’elle fût coupable !

Et il raconta le mariage d’Aurora et d’Antonio. Il analysa le caractère odieux de son fils.

— Ce caractère était le mien aussi. Un sang impérieux n’a jamais permis à notre race de dompter ses désirs. C’est, là-bas, tout dernièrement, à Mantoue, que j’ai réfléchi pour la première fois. Et, en vérité, peu à peu, ma conduite et celle d’Antonio me firent horreur ! Je n’osais plus réprimander mon fils. Depuis la mort de Beppo, il devint le maître ! Quelle fut l’existence d’Aurora : je l’ignore. Je ne voulais plus la voir ; parce que la pitié était en moi ! Et je suis resté près d’eux, pour protéger ma belle-fille des brutalités de mon fils ! Quand elle se promenait dans le jardin, elle ne paraissait pas malheureuse ; elle s’occupait des fleurs dont elle remplissait sa chambre. Oui, elle ne paraissait pas souffrir. Jamais je n’entendis de scènes. Cela dura jusqu’à la mort d’Antonio. Les fièvres l’emportèrent. J’ai vécu avec Aurora. Elle était silencieuse. Je ne lui parlais pas ; et elle ne comprenait pas ce que j’éprouvais pour elle. Ses yeux étaient hagards. Je ne me rappelais plus le son de sa voix. Un de nos vieux serviteurs mourut, elle l’apprit, manifesta le désir de le voir, s’approcha de lui, toucha son front, sa poitrine, comme si elle cherchait une blessure et s’enfuit. Ce fut le printemps. Une nuit, j’errai le parc, et je vis sa fenêtre s’ouvrir. Comme dix heures survenaient, elle saisit une lampe, l’éleva et rabaissa par trois fois, et, brusquement, l’éteignit. Le lendemain, je l’interrogeai. « Le parfum des jonquilles, me répondit-elle. Une barque chargée de fleurs vient de passer sous le Rialto ! » Je l’interrogeai encore ; et, alors, je m’aperçus qu’elle était folle ! Je la pris dans mes bras, je lui demandai pardon en sanglotant ; et d’une voix lointaine elle murmura : « Si ce soir une écharpe flotte, cela voudra dire, à demain ! » et elle murmura encore : « Je ne serai à vous que lorsque je serai libre ! Aurora ne peut pas appartenir à deux maîtres ! » Elle prononça votre nom, monsieur Wellseley. Et, depuis, toujours les mêmes phrases reviennent à sa bouche. Elle va et vient dans la maison, folle à tout jamais ! Et, la nuit, avec la lampe… chut… ! écoutez…

Un violon joua la première phrase d’un andante. Mes yeux rencontrèrent ceux de Wellseley.

— Venez, dit Stella-Lucente. C’est un domestique qui joue, un brave garçon. Il est entré à notre service, après la mort d’Antonio ; et il a gagné ma sympathie par son dévouement. Il m’a affirmé que la musique était agréable aux pauvres insensés ; chaque après-midi, il endort Aurora. C’est lui qui m’a assuré que nous devions revenir à Venise, où nous sommes depuis avant-hier à peine. Suivez-moi…

Stella-Lucente s’appuya sur mon bras pour monter jusqu’au second étage. Il entrebâilla la porte de la salle où Wellseley avait peint, jadis, le portrait d’Aurora. Dans le grand fauteuil, Aurora était assise, les cheveux défaits, un livre sur les genoux ; et Pietro Morga jouait près d’elle un nocturne de Chopin. Et Ugo, Wellseley et moi restâmes, jusqu’au crépuscule, derrière cette porte ! Puis, la démente parut s’assoupir. Morga se retira, se trouva face à face avec nous, et ne sourcilla point.

— Elle est très calme, n’est-ce pas ? lui demanda Ugo.

— Très calme ! répondit-il.

Ugo la considéra longuement, et se tournant vers nous :

— Ne me laissez pas seul avec moi-même, supplia-t-il.

Je le reconduisis au premier étage, pendant que Wellseley rejoignait Morga.

— Mon bon Pietro ! comment avez-vous pu pénétrer dans cette maison ?

— Mais c’est bien simple. En quittant Venise, je me suis installé dans les environs de Mantoue. À la mort d’Antonio, je me suis proposé comme domestique. J’ai été accepté, car j’ai su plaire au vieil Ugo, dont la cervelle se détraquait, disait-on. Je veille sur la Signora Aurora, et je mets à profit les quelques leçons de violon que m’a données Lowsky.

Un timbre électrique résonna.

— Ugo me réclame, dit Morga. Je m’appelle ici Giovanni…

 

ÉPILOGUE

À quelque temps de là, Aurora fut internée par sa famille, qui ne l’aimait guère, dans un hôpital de fous ! Elle mourut, peu après ; et, en apprenant cette catastrophe, Wellseley se suicida. Ugo Stella-Lucente a, aujourd’hui, quatre-vingt-cinq ans, et jouit d’une parfaite santé. Morga lui sert d’intendant, et compose des mélodies. Je le crois heureux. Il a réalisé son rêve : avoir un rôle dans une aventure romanesque, Lowsky gagne largement sa vie, en donnant des concerts. Il est presque aussi maigre que Paganini. Nous entendrons reparler, quelque jour, de Nina Ceschini, car les esprits organisés pour le mal ne demeurent pas oisifs en ce monde. Quant à moi, bénévole Lecteur, je te promets, pour bientôt, une nouvelle histoire.

Les Journaux.
Quelques pages inédites de François Coppée (Le Matin, 9 février) §

Tome CVII, numéro 401, 1er mars 1914, p. 184-186 [184-185]

Le Matin publie quelques pages inédites de François Coppée. Ce sont des notes rédigées au jour le jour, sur des feuilles volantes, au cours d’un voyage en Allemagne en 1873, des notes si laconiques et si personnelles que lui seul pouvait y retrouver quelque couleur et quelque parfum. On ne songe pas sans frémir au désastre irréparable que c’eût été pour nous si quelqu’une de ces feuilles volantes avait volé vers la mer : « Coucher du soleil vu de la passerelle. Lever de la lune ; mer de boue blanchâtre, de crème ; pas l’air d’eau. Les phares. Nuit affreuse ; le roulis… etc. » Il y en a des pages de cette concision. Mais voici qu’il s’exalte devant la Madone de Dresde :

La galerie de Dresde. La Vierge d’Holbein est un chef-d’œuvre de première beauté. Tout le musée est plein de tableaux magnifiques. La Madone de Raphaël est le plus sublime tableau que j’aie vu de ma vie. Resté longtemps devant, écrasé par l’admiration. Notre merveilleux Louvre, il faut en convenir, ne possède pas un trésor pareil. Je puis dire que je ne connaissais pas Raphaël jusqu’à présent, et que la Madone de Dresde me l’a révélé. C’est tout bonnement le premier peintre du monde. Jamais on n’a rien fait de plus beau en peinture, ni en quelque art que ce soit. Je voudrais tenir là cette brute de Courbet, pour lui dire qu’il n’est qu’un goitreux. En un mot, ce que la divinité et la beauté peuvent faire naître de plus idéal dans la pensée humaine, je l’ai vu, de mes yeux vu, réalisé sur cette toile splendide, dans cette œuvre totale, absolue, éternelle.

On formerait un volume considérable avec les volumes que les Allemands ont écrits sur la Madone.

La France se meurt de trop d’avocats, l’Allemagne périra par les critiques. On en a mis partout. Le directeur de théâtre lui-même est un doktor.

[…]

L’Allemagne craint une guerre avec la Russie, et s’y prépare. Les officiers apprennent la langue russe, qui est, dit-on, le plus difficile des dialectes de l’Europe. Et, en effet, une alliance entre le tsar et un roi de France quelconque serait assez effrayante pour la politique de Berlin. Mais ceci n’est que du rêve.

Ces dernières lignes sont assez intuitives, puisque le rêve s’est réalisé ; mais ce qu’il faut retenir c’est cet hymne enthousiaste à la Madone de Raphaël, qui n’est peut-être pas de Raphaël ; et pourtant l’admiration pour cette œuvre « totale, absolue, éternelle » ne lui fut sans doute suggestionnée que par le nom du peintre.

Musique.
Salle Gaveau : Concert de l’Association Chorale Professionnelle de Paris [extrait] §

Tome CVII, numéro 401, 1er mars 1914, p. 186-192 [191].

[…]

M. Paul-Marie Masson, qui vient d’éditer un premier volume de fort intéressants Chants de Carnaval florentins sous Laurent le magnifique (Maurice Sénart et Cie), promet des Madrigaux de Gesualdo, prince de Venosa, dont la révélation sera sûrement aussi sensationnelle que celle de l’Orfeo de Monteverdi jadis à la Schola. […]

Lettres allemandes.
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 401, 1er mars 1914, p. 199-205 [205].

[…]

Les Süddeutsche Monatshefte (février) font paraître une conférence faite à Iena par Oscar Bulle sur « Dante et son public ». […]

Tome CVIII, numéro 402, 16 mars 1914 §

Histoire
Memento [extrait] §

Tome CVII, numéro 402, 16 mars 1914, p. 364-369 [369].

[…]

Revue historique de la Révolution française et de l’Empire (novembre-décembre 1913) : […] Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles : Lettres inédites au marquis de Gallo (1789-1806), publiées et annotées par M. le Commandant Weil (suite). […]

Art.
L’Exposition des Indépendants [extrait] §

Tome CVII, numéro 402, 16 mars 1914, p. 413-420 [417].

[…]

M. Bucci évoque avec une singulière vivacité la Kasbah d’Alger ; un marché étincelle de loques, de burnous ; des boutiques peintes dans la clarté prennent des joies d’émaux autour de l’allure blanche des Mauresques. Deux femmes, une Espagnole jeune et une vieille Maugrabine, dialoguent sous un beau ciel et derrière elles tout le panorama de la ville blanche se déroule.

M. Bucci est un des notateurs les plus prestes et les plus agiles de ce moment ; c’est un nom qu’il faut retenir parmi ceux des plus doués. […]

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914 §

Ethnographie, folklore.
Estella Cangiani et Eleanour Rohde : Piedmont, in-4°, rel., 50 pl. en coul. et nombre ill. en noir, Londres, Chatto et Windus, 1913, 21 sh. §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 587-592 [590].

On se rappelle que Miss Cangiani a publié il y a quelques années un très beau livre sur la Savoie, dont il va paraître une traduction adaptée à Chambéry. Son nouvel ouvrage sur le Piémont ne le cède en rien au précédent. Les cinquante planches en couleurs d’après les aquarelles de l’auteur sont des documents de premier ordre et de plus font connaître que le talent de l’auteur acquiert d’année en année plus de hardiesse et de conscience.

Les auteurs, comme dit M. Salomon Reinach, ont arrangé leur texte avec adresse. C’est bien la description d’une excursion dans les diverses vallées du Piémont, mais entremêlée de légendes et de chansons recueillies aux meilleures sources. Je regrette l’absence de toute bibliographie, car c’est d’une part compliquer le contrôle si l’on désire distinguer l’inédit du connu, et d’autre part éliminer de la reconnaissance publique les chercheurs locaux. Mais il se peut que le public anglais redoute plus que le nôtre les références et l’exactitude.

C’est un tour de force que de donner à si bon compte un volume aussi beau d’impression et d’illustration.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 600-607 [606, 607].

La Revue hebdomadaire (21 février) : — M. G. Goyau : « Le Cardinal Rampolla. » […]

France-Italie (1er mars) : — Carlo Litani : « Poèmes en prose. » — M. A. Maurel : « 15 jours à Venise. » — « L’Opinion française et l’Italie vers 1840 », par M. Benjamin Crémieux. […]

Art §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 634-638.

Exposition Bucci, Rioux, Wasley (galerie Helbronner) [extrait] §

Dans une petite galerie qui s’ouvre aux efforts des jeunes artistes, la galerie Helbronner, voici quelques toiles ou sculptures d’un art neuf et hardi. M. Bucci y a accroché d’étincelantes vues d’Algérie et de Sardaigne, d’un coloris très vif et très pittoresque, d’une notation sommaire et très mouvementée, très personnelle. M. Bucci est un beau peintre de foule, de grouillements, très évocateur. […]

Exposition Buyko (atelier de l’artiste) §

M. Buyko a convié la critique à venir voir dans son atelier une trentaine d’aquarelles et des dessins. Les dessins, études de mouvements féminins, aspects de nu, sont agiles. L’intérêt s’attache surtout à des aquarelles où, dans un très vif éclat coloré, apparaissent des architectures curieuses, des aspects de villes d’Italie, très pittoresques, palais rouges, arcades rongées de soleil, aspects de Venise, de Sienne, choisis parmi ceux qui sont appelés à disparaître dans la modification fatale des cités.

Ces palais sont baignés d’une atmosphère juste et très détaillée sous des ciels d’une grande beauté.

Musées et collections §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 624-630 [628, 629].

Aux États-Unis : nouvelles acquisitions de milliardaires [extrait] §

Le prix des chefs-d’œuvre, depuis ce temps, n’a pas diminué : coup sur coup, quatre œuvres de marque provenant de collections anglaises viennent d’être vendues des prix exorbitants et d’émigrer pour la plupart en Amérique. M. Widener, de Philadelphie, qui avait déjà acquis, il y a deux ans, pour la somme de 2 millions et demi, le Moulin de Rembrandt, vient d’acheter, 3 millions et demi, une célèbre Madone de Raphaël, celle de la collection de lord Cooper, à Panshanger, en Angleterre. Lady Desborough, qui en hérita il y a quelques mois, avait offert, en septembre dernier, de céder ce tableau à un musée national anglais pour la somme de 1 750 000 francs ;  malheureusement, les efforts faits pour réunir cette somme furent infructueux. […]

Aux États-Unis : le legs de M. Benjamin Altman au Musée de New York [extrait] §

Ce n’est d’ailleurs pas uniquement la vanité qui pousse les collectionneurs américains à conquérir ainsi au poids de l’or les trésors artistiques de l’Ancien Monde : beaucoup d’entre eux, dans un généreux esprit de patriotisme, entendent créer ainsi un foyer d’art dont leurs concitoyens profiteront après leur mort. Tel fut le cas, par exemple, de M. Benjamin Altman, de New York, décédé en octobre dernier, et qui a légué en bloc au Musée de New York toute sa collection de tableaux et d’objets d’art, évaluée 75 millions. La livraison de novembre 1913 du Bulletin officiel de ce musée a publié, avec des vues des salles qui renfermaient cette collection et des reproductions de quelques-uns des chefs-d’œuvre qui la composent, la liste complète de cette princière donation ; elle ne comprend pas moins de 51 peintures, parmi lesquelles des œuvres de Fra Angelico, Antonello de Messine, Botticelli, Giorgione, Titien, Mantegna (la Sainte Famille de l’ancienne galerie Weber, vendue il y a deux ans 737 500 fr.), […] ; puis, au nombre de 24, des sculptures de Donatello, Mino de Fiesole, Luca della Robbia, Rossellino, Sansovino, […] ; enfin, quantité d’objets d’art, parmi lesquels 466 porcelaines chinoises, le célèbre drageoir en or émaillé dit Coupe Rospigliosi, dû à Benvenuto Cellini, etc.

Lettres italiennes §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 634-638.

Aldo Palazzeschi : L’Incendiario §

Bien que M. Aldo Palazzeschi soit de mes amis, je dois avouer en public qu’il est, à l’heure actuelle, notre meilleur poète. Depuis la mort de Giovanni Pascoli — dont les étrangers ignorent presque tout tandis qu’ils lisent les moindres billets de M. Gabriele d’Annunzio — M. Aldo Palazzeschi est le seul, dans la phalange innombrable des fabricants de vers, qui possède une sensibilité lyrique tout à fait personnelle qui le distingue de tout le monde. Il est maintenant le poète le plus lu, le plus discuté et le plus imité de la dernière génération.

M. Aldo Palazzeschi est jeune. Il est né à Florence — dans cette ville qui a repris depuis dix ou quinze ans son ancien rôle de centre intellectuel de la péninsule — le 2 février 1885. Issu d’une famille tout à fait bourgeoise et provinciale, son génie l’a isolé dans son milieu dès son enfance. Pascoli, dans une de ses plus belles pages, affirmait qu’on n’était poète que si on avait gardé dans la vie le fanciullino (le petit enfant) que chacun de nous porte en naissant dans son cœur. M. Aldo Palazzeschi a été sauvé par ce qu’on pourrait appeler, dans un sens très élevé, sa résistante puérilité. Il est encore enfant dans ses goûts les plus simples ; dans le choix même de ses amusements ; dans ses sensations plus sincères devant la vie. Il est l’homme qui collectionne sans honte et sans pose masques et jouets.

Avec cela je ne dis pas qu’il soit l’enfant normal, sensible et idiot, qu’on nous représente dans les manuels de lecture. Il est l’enfant tout à fait moderne : très malicieux, spirituel, goguenard même et, dans le fond, aussi corrompu qu’il le faut pour comprendre la vie. C’est surtout un enfant qui a déserté les écoles, qui n’aime pas la lecture et qui voulait plutôt entrer au théâtre. Heureusement pour nous, la poésie l’a capté dans son adolescence et le retiendra toujours.

Il a publié son premier livre à vingt ans (I Cavalli bianchi, Firenze, 1905). Bientôt suivirent Lanterna (Firenze, 1907) et Poemi (Firenze, 1909). Dans ces livres-là — imprimés sur papier de luxe et à très peu d’exemplaires — il y avait déjà Palazzeschi tout entier avec sa délicatesse visuelle et sa narquoise naïveté. Les très rares lettrés qui virent ces premiers essais ne se doutèrent pas qu’un nouveau poète venait de naître. Ils furent déconcertés et ils se tirèrent d’affaire avec les éternelles railleries qui sont d’usage dans ces cas-là. Mais le génie de Palazzeschi s’affirma bien davantage avec l’lncendiario (Milan, Edizioni di Poesia, 1910) dont la deuxième édition très augmentée (Milan, 1913) vient d’être enlevée en quelques mois. Dans cette édition nous retrouvons le meilleur des trois premiers recueils : il suffit de lire ce volume pour avoir une idée tout à fait complète de la poésie palazzeschiana.

Je vais transcrire tout de suite, pour les fortunés qui lisent l’italien, une de ces premières pièces, dont le charme est intraduisible.

GIOCO PROIBITO

Rasentano piano gli specchi invisibili
avvolti di nebbia,
non lasciano traccia nell’ombra,
gli specchi non ànno riflessi,
non cade su loro dell’ombra una macchia,
neppure la macchia dell’oro.
Un raggio vien fuori dal mezzo di luce giallastra
sul raggio soliamo rimangono lievi impalpabili,
impronte sfamate di luci, di nebbie : riflessi.
Appaiono spaiono lenti
si fanno ora vivi ora smorti
appaiono spaiono lenti.
Dei volti talora vi appaiono,
dei volti bianchissimi,
appena il pallore la luce ne scuopre.
Talvolta vi passan leggeri dei manti fioriti,
vi passano lenti cangianti splendenti.
S’arrestano i volti talora,
s’arrestan, più chiari si fanno,
vi splende d’un tratto uno sguardo :
due occhi che corron cercando pungenti,
o in fondo confusi v’appaion languenti morenti.
Vi passa pian piano la nebbia e ricuopre,
confonde gli sguardi con luci di gemme.
In basso si segue
continua la ridda
dei piccoli punti
di dadi danzanti
Due dadi grandissimi in fondo rimangono fermi,
ne splendono i punti nerissimi intenti.
Vi passan leggere davanti
le impronte sfumate di luci, di nebbie : riflessi.
Appaiono spaiono lenti
si fanno ora vivi ora smorti
appaiono spaiono lenti.

Toute la première période de la poésie de Palazzeschi se trouve résumée dans ce contrepoint de sensibilité blanc et noir et dans cette musicalité qui n’a pas besoin de recourir aux mots sonores et aux rimes rares pour nous enchanter. Il y a, dans la première partie de l’Incendiario, de tout petits tableaux fantastiques qui rappellent les plus jolies tankas japonaises. Si on les traduit, on a l’impression qu’il n’y avait rien : tout leur charme réside dans l’harmonie et dans la disposition des mots — et aussi dans l’intuition unique nouvelle qui les a fait naître. Lisez, par exemple, le Miroir des Chouettes :

« Sur l’eau du fleuve tranquille — se penche, brûlée, une grande branche — d’un arbre grand dont cette branche seulement est brûlée. — Se posent la nuit sur la branche qui se penche — les chouettes par milliers — se posent en riant — regardant l’eau du fleuve — qui coule tranquille au-dessous. »

Comme on sait, Palazzeschi appartient au groupe futuriste depuis sa fondation. Il a signé les premiers manifestes ; il a figuré dans les plus mémorables manifestations futuristes ; ses derniers livres ont été édités par la direction du mouvement futuriste à Milan. Malgré cela il y a beaucoup de critiques, chez nous, qui se refusent à croire à son futurisme. Ils affirment, chaque fois qu’ils ont l’occasion de parler de lui, que sa poésie n’est pas du tout futuriste. Ces messieurs, qui regardent toujours la lettre et pas assez l’esprit, ne rencontrent pas dans les volumes de Palazzeschi les automobiles, les aéroplanes, les mitrailleuses, les dynamos et autres machines, et ça leur suffit pour proclamer qu’il n’est pas futuriste.

En réalité, le monde poétique de Palazzeschi ne ressemble en rien au monde de certains poètes futuristes — tels que MM. Marinetti, Buzzi et Folgore — qui ont tiré leur inspiration de la grande vie mécanique contemporaine. Mais, comme je l’ai dit dans ma dernière chronique, il ne faut pas envisager le Futurisme comme une école de poésie qui donne des recettes sur la manière de faire les vers ou qui impose les sujets et la matière des nouveaux chants. Le Futurisme veut tout simplement délivrer les poètes de certains soucis traditionnels et de leur esprit d’imitation et de répétition. Il ne veut pas détruire le passé — ce qui serait absurde, — mais l’adoration exagérée et par là nuisible du passé qui domine la majorité des esprits du présent. Il encourage toutes les tentatives, toutes les recherches ; il pousse à toutes les hardiesses et à toutes les libertés. Sa devise est, avant tout, originalité. Dans ce sens-là, qui est le vrai, M. Aldo Palazzeschi est, sans contredit, futuriste.

Il ne ressemble à personne. Les mêmes critiques dont j’ai parlé tout à l’heure ont voulu reconnaître dans son œuvre les influences de D’Annunzio et de Pascoli. Il leur paraissait incroyable qu’un poète si jeune eût pu n’imiter personne. Ils se trompaient — comme toujours, d’ailleurs. Il y a peut-être dans Palazzeschi des reflets lointains de ces deux poètes. Je ne les vois pas, mais c’est possible. On ne vit pas sans danger dans l’atmosphère où les autres respirent. Mais la poésie de l’Incendiario a bien ses caractères à elle, qui la distinguent de toute autre poésie italienne et étrangère. Il faut ajouter, pour la vérité, que Palazzeschi n’est pas un de ces littérateurs avisés et très au courant qui ont tout lu ou tout feuilleté. Il connaît très peu la poésie italienne et encore moins la poésie française : les autres lui sont absolument fermées. Il n’est pas un poète de culture, mais de nature.

Comme tous les vrais poètes, il donne une vie nouvelle à tout ce qu’il touche. Bien d’autres, avant lui, ont évoqué la vie des cloîtres et les sœurs silencieuses habillées de noir et de blanc. Mais les couvents fantastiques de Palazzeschi et les sœurs et les moines dont il les peuple n’ont rien à faire avec les images de ses devanciers. Il adore, comme tous les enfants, les bêtes qui vivent avec l’homme et qui lui ressemblent : les chiens et les perroquets, les chats et les singes. Il a chanté son amour pour ces frères faibles et grotesques comme personne n’avait songé à le faire avant lui. Il aime, comme tous les poètes de tous les temps, l’eau des fleuves et des bassins ; les cyprès dans les prés ; les pauvres prostituées qui semblent si bonnes ; les villas closes derrière les arbres ; les vieilles bigotes qui font naître en lui les rêves bizarres et lascifs ; les fontaines qui vont mourir dans la solitude des cours ; les étoiles amoureuses qui fixent les hameaux lointains.

Una stella innamorata !
Chi sa
Se nemmeno ce l’ha
una grande città.

Sur ces sujets, frustes et vieillots, dans ce monde, en somme, petit et provincial, Palazzeschi a réussi, sans efforts, à exprimer une sensibilité toute nouvelle dans une forme simple, nonchalante et musicale qui est bien à lui. Son esprit, qui est dominé tour à tour par le cynisme et par le sentiment, qui aime dans le même temps le grotesque et l’horrible, qui est enfantin et profond tout à la fois, forme, comme dans tous les poètes, l’unique et vraie matière de ses poèmes. On ne rencontre chez lui aucun des thèmes compliqués et solennels de la poésie romantique ; sa langue n’est pas excessivement fastueuse, et ses images, bien que fraîches, n’ont rien d’imprévu. Palazzeschi a démontré, dans un pays ravagé par d’Annunzio et ses disciples, qu’on peut être un grand poète sans épuiser les dictionnaires de l’ancienne langue et les manuels d’histoire, de mythologie et d’archéologie. Il crache volontiers sur la rhétorique, divinité de la Poésie, l’Incendiario se clôt avec une canzonetta qui a pour titre Lasciatemi divertire (Laissez-moi m’amuser !) et qui est devenue célèbre chez nous. Elle est composée en grande partie de syllabes et de sons qui ne signifient absolument rien. « Ce sont les épluchures — explique le poète — des autres poésies. » Et il conclut : « Les hommes ne demandent plus rien aux poètes — Laissez-moi donc m’amuser ! »

Il Codice di Perelà §

À cet esprit sarcastique et je m’enfoutiste se rattache son roman Il Codice di Perelà (Milano, Edizioni di Poesia, 1911). Il ne me reste pas assez de place pour donner une idée de ce livre qui est sans doute le roman le plus fantasque et extraordinaire qu’on ait publié dans notre langue. Il s’agit d’un homme de fumée (« léger, très léger ») qui tombe dans une capitale et qui se trouve mêlé, contre sa volonté, à une série d’aventures drôles et inexplicables. Tout le monde veut lui parler ; les dames lui content leurs aventures les plus secrètes : le peuple veut le forcer à composer un code de lois nouvelles. À la fin, on le jette dans une prison, mais l’homme de fumée s’échappe dans le ciel comme un petit nuage. On lui avait demandé son secret et on n’avait pas compris qu’il était « leggero leggero leggero leggero ». Cette histoire de Perelà rappelle dans une étrange manière l’histoire de tous les poètes — et celle de Aldo Palazzeschi lui-même.

Échos.
Raphaël et François Coppée §

Tome CVIII, numéro 403, 1er avril 1914, p. 661-672 [666-667]

Nous recevons de M. Auguste Marguillier la lettre suivante.

Mon cher Directeur,

Voulez-vous me permettre une simple observation intéressant l’histoire de l’art au sujet des réflexions suggérées à M. R. de Bury, dans le Mercure de France du 1er mars (p. 185), par les dithyrambes de Coppée en l’honneur de la Madone de saint Sixte du musée de Dresde : « Ce qu’il faut retenir, c’est cet hymne-enthousiaste à la Madone de Raphaël, qui n’est peut-être pas de Raphaël ; et pourtant l’admiration pour cette œuvre “totale, absolue, éternelle” ne lui fut sans doute suggestionnée que par le nom du peintre. » ?

Pourquoi en serait-il ainsi ? François Coppée n’eut certes pas le sens critique aiguisé d’un Huysmans ; pourtant aucun de ceux qui sont allés à Dresde ne songera à s’étonner de l’émerveillement du poète devant un tableau qui est un des plus incontestables chefs-d’œuvre de Raphaël et un des sommets de la peinture. Coppée, en le qualifiant d’« œuvre totale, absolue, éternelle », se trouve d’accord avec les juges les plus éminents — qu’il n’avait sûrement pas lus.

Et il pouvait admirer en toute confiance : comment peut-on déclarer que la Vierge de saint Sixte « n’est peut-être pas de Raphaël » ? Peu de toiles ont une histoire plus nette et plus certaine. Mais sans doute ne faut-il pas prendre au pied de la lettre la réflexion de M. de Bury et ne doit-on y voir qu’un argument inventé au hasard pour confondre un malheureux auteur qui n’a pas ses sympathies. Il ne faudrait cependant pas qu’on s’y méprît et c’est pour éviter qu’une hypothèse erronée trouve crédit près de quelques-uns que j’ai pris la liberté de vous adresser ces lignes.

Veuillez agréer, mon cher Directeur, l’assurance de mes dévoués sentiments.

A. MARGUILLIER.

Tome CVIII, numéro 404, 16 avril 1914 §

Archéologie, voyages.
Christian Beck : Le Trésor du Tourisme, Rome et l’Italie Méridionale, Mercure de France, 3,50 §

Tome CVIII, numéro 404, 16 avril 1914, p. 829-834 [833]

De M. Christian Beck, voici encore le deuxième volume d’une anthologie déjà signalée3 ; c’est Rome et l’Italie Méridionale (Rome, Naples, la Sicile, la Sardaigne, Malte) d’après les Grands écrivains et les Voyageurs célèbres, — c’est-à-dire une salade de noms, des bribes, — certaines citations n’ont que trois ou quatre lignes — et des extraits divers. Les plus intéressants du reste concernent Rome, ses antiquités, ses églises, et nous retrouvons à ce propos les noms familiers de Goethe, Chateaubriand, Stendhal ; le président de Brosses, — s’extasiant sur le Dôme de Saint-Pierre et les fontaines de la ville ; Montaigne, Voltaire, — qui vient nous dire à propos de la même église que « la sculpture est un art facile » (?) ; — plus loin Paul de Musset, Émile Zola et Henri de Régnier. — Il y a une très belle lettre de Chateaubriand sur la Campagne de Rome ; l’Éruption du Vésuve en l’an 79, racontée par Pline le Jeune ; des notes précieuses de M. A. Dantier sur le monastère fortifié du Mont-Cassin ; des pages intéressantes d’un M. Gorani sur les Lazzaroni de Naples ; de l’orientaliste Fr. Lenormant sur Pæstum, le lac de Tarente ; le site du temple de Sélinonte par le comte de Forbin, etc… En somme le travail de M. Ch. Beck ne dispensera pas les amateurs de lire les écrivains qu’il cite, mais pourra les aider souvent à faire un choix parmi les ouvrages originaux, — ce qui ne serait nullement un désavantage.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CVIII, numéro 404, 16 avril 1914, p. 838-845 [845]

[…]

Revue bleue (14 mars) : […] « Quinze jours à Venise », par M. André Maurel. […]

Chronique de Bruxelles.
Une conférence de M. Eugène Montfort §

Tome CVIII, numéro 404, 16 avril 1914, p. 858-861 [861]

Nous avons eu le plaisir d’assister, le mois dernier, à une très intéressante causerie que M. Eugène Montfort fit à la Maison du Peuple, sur la « Chanson de Naples ». Le directeur des Marges qui connaît Naples mieux que personne, à preuve son dernier roman, les Noces Folles, et ses impressions de voyage, De Cadix à Messine, nous a évoqué sa ville favorite avec une verve, un charme et un pittoresque chaleureusement appréciés par son nombreux public.

Lettres allemandes §

Tome CVIII, numéro 404, 16 avril 1914, p. 861-865 [864, 864-865].

Mort de Paul Heyse [extrait] §

[…]

L’idéalisme de Paul Heyse s’est affirmé surtout dans des récits en vers. La Fiancée de Chypre et Thécla, poème en neuf chants, sont écrits le premier en octaves, le second en hexamètres. Le sujet de la Fiancée (1856) est emprunté à Boccace. Thécla est une martyre condamnée à être brûlée vive, et sauvée à la fin par une sorte de miracle : un orage éteint le bûcher et le prêtre qui y a mis le feu est frappé par la foudre. La forme engoncée où se complaît le poète ne parvient pas à égaler l’élégance de la stance italienne. Tout cela est bien oublié aujourd’hui. […]

Memento [extrait] §

[…]

Hochland (avril) consacre son premier article au cardinal Rampolla del Tindaro. L’auteur de l’article nécrologique, le baron de Cramer-Klett, qui a intimement connu l’illustre représentant de la politique de Léon XIII, donne sur sa vie de nombreux détails inédits. Un beau portrait du cardinal, œuvre de Philippe Laszlo, accompagne ces pages. […]

Tome CIX, numéro 405, 1er mai 1914 §

Littérature.
Stendhal : Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1 vol. in-8°, Champion §

Tome CIX, numéro 405, 1er mai 1914, p. 149-153 [149-152].

Voici le second volume des œuvres complètes de Stendhal : Vie de Haydn, de Mozart et de Métastase. Pour cette réimpression érudite et luxueuse, M. Romain Rolland a écrit une préface où il met en valeur ce qu’il y a déjà d’original dans ce premier ouvrage de Stendhal, dans ce livre qui n’est souvent qu’une traduction. Mais il nous expliquera d’abord pourquoi ce premier livre d’un romancier est une étude musicale. Ses confessions, dit-il, nous livrent un être accablé « d’une sensibilité trop vive, d’affections écrasantes et disproportionnées, d’enthousiasmes excessifs » — « un perpétuel rêveur dont l’état habituel a été celui d’amant malheureux », et qui s’y est complu, un adolescent qui savoure en secret la douceur du plaisir et des larmes… un Chérubin qui ne veut pas vieillir : « À la grâce près, écrit Stendhal dans un passage du Journal d’Italie, j’étais, à Milan, dans la position de Chérubin… Les deux ans de soupirs, de larmes, d’élans d’amour et de mélancolie que j’ai passés en Italie sans femmes, sous ce climat, à cette époque de la vie, et sans préjugés, m’ont probablement donné cette source inépuisable de sensibilité… » Ce tempérament sentimental et sensuel, explique M. Romain Rolland, prédisposait Stendhal à goûter la musique. Il suffit d’une passion satisfaite pour que le pouvoir de la musique se volatilise. Il aime Angela, il est ou se croit aimé, il est heureux ; aussitôt « mille petites circonstances qui l’intéressaient à Milan pâlissent. Les cloches, les arts, la musique. Tout cela charmant un cœur inoccupé devient fade et nul quand une passion le remplit ». L’amour est à lui-même sa propre musique et sa propre poésie : il est comme l’éternité dans l’instant ; il n’a point besoin de se souvenir. « La bonne musique, écrit encore Stendhal, ne se trompe pas, et va droit au fond de l’âme chercher le chagrin qui nous dévore. » C’est donc, conclut sur ce point M. Romain Rolland, à son « état habituel d’amant malheureux » que Stendhal a dit son besoin de la musique et son adoration reconnaissante pour elle. Sans doute parce que la musique recréait, en son âme tourmentée l’état de légèreté et de joie de l’amour heureux.

Était-ce chez Stendhal une sorte de bovarysme, il se crut, toute sa vie, un musicien manqué « que les circonstances contraires ont tourné vers la littérature » : « Le hasard, écrit-il dans la Vie de Henri Brulard, a fait que j’ai cherché à noter les sons de mon âme par des pages imprimées. La paresse et le manque d’occasion d’apprendre le physique, le bête de la musique, à savoir jouer du piano et noter des idées, ont beaucoup de part à cette détermination qui eût été tout autre, si j’eusse trouvé un oncle ou une maîtresse aimant la musique. » Sans doute la musique est plus souple que la littérature et même que la poésie pour noter les sons de l’âme ; mais toute l’œuvre, toute l’âme stendhalienne ne serait pas traduisible en musique, et j’ai envie d’écrire : il était trop intelligent pour être exclusivement musicien. Mais, continue M. Romain Rolland, la vie de Haydn a donné lieu à une longue controverse. On sait que Stendhal s’est servi, pour l’écrire, d’un ouvrage de Giuseppe Carpani : Le Haydine, ovvero lettere… paru deux ans avant. On trouvera, à l’appendice, la curieuse polémique Carpani-Bombet. Carpani réclame son œuvre et Stendhal non seulement n’en tient aucun compte, mais il accuse hardiment le Carpani de plagiat.« Ses réponses ou celles de ses amis daubent sur le plaignant ; et depuis, les Stendhaliens ont emboîté le pas, à la suite du maître. Presque tous semblent admettre que Stendhal n’a pas, en empruntant à Carpani quelques renseignements historiques, outrepassé les droits d’un écrivain consciencieux… »

Après avoir refait sérieusement l’enquête et comparé les Haydine et la vie de Haydn, M. Romain Rolland écrit : « Quoi qu’il en coûte à mon admiration pour Stendhal, j’ai dû arriver à cette constatation, accablante pour lui, que plus des trois quarts de son livre avaient été pillés dans Carpani. Le malheureux Carpani avait toutes raisons de répliquer à Bombet qu’en premier lieu son livre n’avait pas 350 pages, mais 298, et que, sur ces 298, 200 avaient été reprises par Bombet. Il ne s’agit pas seulement de quelques faits empruntés. Stendhal a pris à Carpani la forme même des lettres, les références sur lesquelles il s’appuie, des développements entiers, tous les renseignements biographiques, tous les exposés historiques, toutes les analyses musicales, tous les jugements critiques sur Haydn, presque toutes les anecdotes, même celles qui étaient personnelles à Carpani et dont il s’est fait le héros. » On comprend l’indignation de ce pauvre Carpani qui, dans sa première lettre au mystérieux Louis-Alexandre-César Bombet, s’écrie : que me laissez-vous à moi pour ma vie de Haydn ? Rien. Vous vous appropriez mes conversations, mes amis, mes pensées, mes aventures : vous me volez tout, jusqu’à ma fièvre, jusqu’à mes brebis mélomanes… Voilà qui dépasse toutes les limites. Mais ce qui est plus grave, observe M. Romain Rolland, c’est que Bombet n’a pas beaucoup moins emprunté à la partie esthétique qu’à la partie historique des Haydine. N’est-il pas incroyable, dit-il, que, lorsque Carpani « énonce ses préférences artistiques, Stendhal les transcrive sans presque rien y changer » ? Les jugements les plus stendhaliens, tels que : « en musique comme en amour, ce qui est beau, c’est ce qui plaît… » etc., sont copiés dans le livre de Carpani. L’explication, M. Romain Rolland nous la donne, c’est celle même que Stendhal a donnée à Quérard en 1841 ou 1842. Il ne voulait publier qu’une traduction du livre de Carpani ; ce fut Didot. son éditeur, qui lui objecta qu’une traduction de l’italien ne trouverait pas de lecteur. C’est alors que Stendhal intercala quelques réflexions, souvenirs et pensées personnelles au texte italien, ajoutant avec une belle désinvolture : « Un anonyme peut-il être un plagiaire ? »

M. Romain Rolland a pesé ce qui appartient à Stendhal dans cette traduction : les « nuances de critique ou d’admiration personnelles » qui viennent corriger, selon le goût de Bombet, les jugements de Carpani. C’est ainsi qu’il introduit « à tout propos et même hors de propos » l’éloge de Cimarosa, de Shakespeare, du Corrège, de Louis Carrache, de Canova, etc… Lorsqu’il rencontre chez Carpani un éloge de Gluck, il l’atténue ou le supprime, car « il n’assiste pas sans peine à tout un opéra de Gluck ». Il dira encore, dix ans plus tard, que la déclamation de Gluck « est la plus triste chose du monde ». Il traite l’art de Rameau de barbare, malgré qu’il ait pillé la musique italienne. Sur un seul sujet, il ose en musique tenir tête à Carpani qui n’admire pas Mozart sans restriction : « Stendhal n’en fait aucune. » Et M. R. Rolland nous explique encore que si Stendhal reste fidèle à Pergolèse, à Cimarosa, à Rossini, c’est que cette musique est associée chez lui à ses émotions de jeunesse et d’amour. Et, ce qu’il faut retenir de toutes les idées recueillies dans ce volume, qui sont de Stendhal ou que Stendhal a faites siennes, c’est que l’élément essentiel à la possession d’une œuvre d’art est l’amour, qui est la clef de la connaissance même. Par cette constatation, M. Romain Rolland termine son étude, que je n’ai fait que résumer ici.

Ésotérisme et sciences psychiques.
Ernest Bozzano : Des phénomènes prémonitoires, in-18, « Annales des Sciences psychiques », 5 fr. §

Tome CIX, numéro 405, 1er mai 1914, p. 164-171 [168-169].

M. Bozzano a formé un recueil très curieux et très copieux de Phénomènes prémonitoires. Par phénomène prémonitoire il faut entendre : « clairvoyance dans le futur » ou, selon la définition donnée par la Société des Recherches psychiques : « préannonce supernormale d’un événement futur quelconque ». Les phénomènes prémonitoires comprennent les phénomènes désignés sous les noms de pressentiment avertissement, prédiction, divination, prophétie. M. Bozzano les a classés en trois catégories. Dans la première, il étudie les cas d’auto-prémonition de maladie ou de mort ; dans la deuxième, les prémonitions de maladie ou de mort « regardant des tierces personnes » ; dans la troisième, les prémonitions d’événements divers.

Après avoir discuté les diverses hypothèses qu’on a proposées pour l’explication de ces phénomènes, l’auteur conclut en faveur de l’hypothèse spirite, qui lui paraît la plus commode et la plus vraisemblable.

L’ouvrage de M. Bozzano est le premier travail important qui ait paru en français sur cette question.

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914 §

Les Nouvelles Tendances européennes [extrait] §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 279-296 [288-290].

[…]

À l’heure où j’écris, l’État triplicien qui laisse le champ le plus large à l’impérialisme n’est ni l’Allemagne, en dépit de la diffusion du concept pangermaniste, ni l’Autriche-Hongrie, malgré son désir de revanche balkanique. C’est l’Italie. Lisez les discours prononcés par les hommes d’État dirigeants et responsables de la Péninsule à Montecitorio. Comparez-les aux discours prononcés par ceux-ci ou par d’autres, il y a dix ans : vous conclurez que la mentalité du pays, ou tout au moins de la classe qui mène les affaires, s’est transformée.

On avait connu, vers 1904 et 1905, une Italie soucieuse de travailler en paix, d’éviter les conflits et les aventures, d’équilibrer son budget. La déception désastreuse d’Abyssinie (Ambalagi, Adoua, etc.) lui avait imposé la méfiance salutaire et réelle des grandes entreprises coloniales. Loin de chercher à s’opposer à telle ou telle puissance, elle s’attachait à maintenir la concorde continentale et à s’entremettre amicalement dans les différends qui pouvaient surgir. Elle faisait preuve de prudence, de pondération et résistait aux excitations malsaines que les esprits belliqueux, là-bas comme partout, s’efforçaient de propager.

Or, aujourd’hui, non seulement elle a conquis, au prix de 1 100 millions et en envoyant en Afrique 120 000 hommes, la Cyrénaïque et la Tripolitaine ; non seulement elle s’est approprié un territoire considérable par l’étendue, sinon par la valeur ; mais encore elle élargit sans cesse son action dans le monde et pose de graves problèmes devant les grandes puissances. Déjà, pendant la campagne contre la Turquie, elle avait à plusieurs reprises adopté vis-à-vis de certaines chancelleries des attitudes qui contrastaient fort avec sa courtoisie et son habileté traditionnelles. La question du Dodécanèse, c’est-à-dire de sa mainmise temporaire, provisoire, sur 12 îles de la mer Égée, s’éternise fâcheusement. Elle a mécontenté la Grèce, mais aussi plusieurs États de premier rang. Elle entend paralyser l’essor légitime de l’Hellénisme jusque dans des régions qui, de toute mémoire, ont été dévolues à l’influence, à la civilisation helléniques ; elle affiche des prétentions sur l’Asie Mineure, où elle se rencontre avec la France et avec l’Angleterre. Son programme d’expansion, qui s’inspire de la plus pure doctrine impérialiste, s’est développé depuis trois ans avec une vitesse aussi prodigieuse que les ambitions en étaient imprévues. Et certes cet impérialisme n’est pas plus menaçant pour la paix générale, pour l’ordre actuel des choses, que celui des autres puissances dirigeantes. Mais il a suscité comme une stupeur, parce que l’Italie n’avait jamais manifesté jusque-là de telles velléités expansionnistes. Celles-ci se ramènent de toute évidence au développement capitaliste, qui s’est accusé ces derniers temps dans la péninsule ; elles sont la conséquence directe et logique d’un essor industriel et commercial qui a frappé tous les observateurs impartiaux. L’impérialisme italien procède naturellement des mêmes causes que tous les autres : il se rattache aux mêmes racines économiques et sociales — mais il étonne davantage, étant le dernier venu.

Dans un discours fameux et récent, M. di San-Giuliano, qui était le ministre des Affaires étrangères du cabinet Giolitti et qui a gardé le même portefeuille dans le cabinet Salandra, disait fièrement (il parlait pour la Chambre de Montecitorio et aussi pour le monde) : « Notre effacement a cessé et nous ne nous laisserons plus ignorer. »

L’Italie victorieuse a dressé, devant l’Europe, la question de la Méditerranée Orientale. Elle y revendique dès à présent la primauté, oubliant les intérêts anglais en Égypte et en Asie Mineure et les intérêts français en Syrie : elle affirme sa volonté, afin que la Grèce, qui va détenir les groupes de l’Archipel, et qui compte sur le concours moral des Hellènes du littoral asiatique, ne se méprenne pas sur sa politique. Elle procède par intimidation. Réussira-t-elle ? Nous n’avons pas ici à discuter ce point. Toujours est-il que ce rajeunissement du problème méditerranéen, qui réserve peut-être de grosses surprises, se lie étroitement à la crise balkanique. Celle-ci a plutôt surexcité qu’apaisé les visées impérialistes, que le scepticisme de M. Giolitti avait favorisées durant l’entreprise libyenne.

Mais de même que le panslavisme russe trouve son tempérament dans les menaces de révolution intérieure, dans la poussée prolétarienne croissante, de même l’impérialisme italien peut être contenu par la résistance du socialisme et des syndicats, par l’opposition instinctive des masses populaires au renforcement des effectifs et au grossissement du budget. Le cabinet a déjà dû renoncer à accroître l’armée de 120 000 hommes, selon la formule de l’état-major, et il s’est engagé à pratiquer de strictes économies : les difficultés financières qui pèsent sur lui se chargent de lui rappeler sa promesse. Ici aussi se révèle le frein.

[…]

Archéologie, voyages.
Pierre de Bouchaud : La Sculpture vénitienne, Bernard Grasset, 3 fr. 50 §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 380-385 [383].

Dans son volume sur la Sculpture vénitienne, M. Pierre de Bouchaud, auquel nous devons déjà de très bonnes études sur l’Italie, a présenté un remarquable historique de l’Art et des artistes qui travaillèrent à Venise, depuis les origines de la ville jusqu’à l’effondrement des xviie et xviiie siècles. — La fondation de Venise, on le sait, ne remonte guère qu’au ixe siècle et à l’expédition de Pépin dans la péninsule (810). Au moment du sac d’Alexandrie par le Soudan d’Égypte, on apporta dans la cité des doges le corps de saint Marc auquel fut dédiée la première basilique, et qui resta le palladium de Venise. — Je ne puis suivre M. P. de Bouchaud dans ses recherches sur les diverses œuvres d’art, d’abord exécutées par des artistes byzantins, qui ornèrent la ville. Il a étudié la statuaire italienne au cours du Moyen-Âge et de la Renaissance ; discuté les attributions et l’originalité des statues, groupes, reliefs, aussi bien que la personnalité des artistes. Son livre est surtout une étude d’art, — non seulement à Venise, mais dans nombre de villes italiennes ou des possessions de la République, On le lira avec intérêt, et il est seulement regrettable qu’il n’ait pas donné dans les illustrations autre chose que des tombeaux, — alors qu’il parle de nombreuses œuvres de valeur, d’un caractère tout différent, — l’illustration ainsi spécialisée risquant de dérouter l’amateur, toujours un brin superficiel, et semblant trop faire de l’ouvrage le catalogue d’une nécropole.

Musique.
Théâtre des Champs-Élysées : Saison anglo-américaine de Grand Opéra : l’Amore dei tre Re, poème de M. Sem Benelli, musique de M. Italo Montemezzi §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 401-405 [401-402].

L’Amore dei tre Re tranche singulièrement sur l’acabit de ce que nous sommes accoutumés depuis trop longtemps à recevoir d’au-delà des Alpes. Le drame lui-même, pas plus que la musique, n’offre rien de commun avec la grossièreté niaise ou inepte « du vérisme » qui nous est venu d’Italie et qui ne lui vint pas des cieux. Pour autant que mon ignorance de la langue italienne m’en permit de comprendre avec le secours du programme, c’est une sorte de tragédie moyenâgeuse où il semble que se nouent et dénouent des conflits sentimentaux assez subtils. L’action simple et toute psychologique évoquerait volontiers le souvenir de Tristan, et l’influence wagnérienne n’est pas moins visible dans le lyrisme où la déclamation récitative se résout en ariosos justement expressifs. On n’est pas obsédé, dans l’Amour des trois Rois, par ces mélodies romanceuses et rémunératrices destinées au succès salonesque, dont nous ont écœurés les plus fameux confrères de M. Montemezzi, et peut-être bien serait-ce pour cela qu’il n’a pas trouvé jusqu’ici quelque éditeur compatriote acharné à nous imposer ses ouvrages. Sans doute, cet art est italien, fort légitimement d’ailleurs, et il peut aisément nous décevoir par certaine inconsistance spécifique qui paraît décidément particulière à nos voisins ultramontains. Le vocabulaire harmonique de M. Montemezzi retarde d’un bon demi-siècle et sa polyphonie coulante affiche une clémence de tout repos. Cette partition est évidemment loin d’être un chef-d’œuvre. Mais c’est une œuvre sincère, dénotant un effort sérieux et de nobles aspirations, ne trahissant en nul endroit la recherche de l’effet brutal, poisseux ou mièvre ; cas si rare en l’espèce que, malgré ses défauts ou plutôt ses faiblesses, elle en semblerait presque une réhabilitation musicale du pays qui nous envoya MM. Leoncavallo et Puccini. L’interprétation, dans l’ensemble excellente, nous rendait M. Vanni Marcoux toujours supérieur et, vraiment, parfait. Le spectacle, décors, lumières et mise en scène, fut d’une qualité artistique à quoi on ne s’attendait peut-être pas de la part d’une entreprise, en somme, un peu improvisée et à l’égard de laquelle on était sur ce point tout disposé à l’indulgence. Elle n’en a, en vérité, aucunement besoin, et il semblerait plutôt, au contraire, que nous ayons maintes choses à apprendre de nos hôtes passagers. Il semble, d’une façon générale, que les artistes lyriques étrangers jouent avec plus de naturel que les nôtres. Il nous fallut le reconnaître il n’y a guère pour Boris Godounof à l’Opéra ; les chanteurs italiens et, bientôt, allemands vont de nouveau nous en convaincre. Il sera assurément du plus vif intérêt de voir et ouïr ainsi, sans la gêne et le déchet des traductions traîtresses, die Meistersinger von Nürnberg, Tristan und Isolde et Parsifal. La composition de la troupe de M. Henry Russel nous garantit l’aubaine d’entendre enfin « chanter » il Barbiere, Don Giovanni et le Nozze di Figaro. J’ai grand peur que la comparaison, et à tous points de vue, ne soit guère en faveur de nos scènes subventionnées.

Art.
Le Salon de la Société Nationale [extraits] §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 405-414 [406-407, 411, 413].

[…]

J.-F. Raffaëlli a rapporté de Venise des notes de la plus curieuse intensité. C’est une Venise d’hiver, c’est une Venise cherchée dans ses coins populeux, dans ses foules, dans les ensembles de ses architectures, loin des endroits banalisés. L’eau est admirable de densité bleu sombre ; sur les maisons, près du canal, un jeune soleil s’essaie à dorer les surfaces, jouant sur les angles, variant sa diaprure, se coulant sur les façades peintes. Ce n’est pas la Venise des doges, ce n’est pas la Venise des Cooks, ni même celle des touristes érudits, mais une ville vivante et pittoresque sous un ciel admirable.

[…]

Parmi les peintres de ville, M. Abel-Truchet avec sa Venise en fête. La Venise d’Abel-Truchet est une Venise vivante ; les vieilles pierres y sont évoquées surtout comme cadre à la vie actuelle et les gens y vivent réellement.

[…]

M. de Monard et Mlle Zamboni ont tous les deux travaillé à la gloire de l’aviation, cette dernière avec une fougue heureuse, M. de Monard avec plus de maîtrise. […]

Lettres anglaises §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 414-421 [416, 420].

W. K. McClure : Italy in North Africa, 10/6, Constable §

La mainmise de l’Italie sur la Tripolitaine ne s’est pas faite sans coup férir, et les troupes italiennes ont rencontré une résistance acharnée. Naturellement, la presse envoya, sur le lieu des opérations, de nombreux correspondants de guerre ; The Times y délégua Mr W. K. McClure, qui a rassemblé, dans un intéressant volume, un historique de la guerre. Il arriva à Tripoli le 19 novembre 1911 et il en partit le 1er avril 1912. Il a complété ses propres observations en puisant dans les rapports officiels de l’état-major et en utilisant ce que lui racontèrent des témoins dignes de foi. Son livre, accompagné de bonnes cartes et de nombreuses illustrations, forme un document précieux, qui n’a pas été sans susciter des polémiques. Il est publié par Constable, sous ce titre : Italy in North Africa, an account of the Tripoli entreprise.

Memento [extrait] §

[…] The Edinburgh Review : Mr Orlo Williams étudie Giosuè Carducci […].

Lettres américaines.
C. H. Grandgent : La Divina Commedia, 2 dollars 25 cents ; Boston, Heath §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 421-426 [423-424].

Le Professeur C. H. Grandgent, qui tient la chaire des langues romanes à Harvard, aura l’honneur d’avoir produit la première édition annotée sur le texte italien de la Divina Commedia, qui aura paru en Amérique. Bien que M. Grandgent soit né aux États-Unis, son nom semble indiquer une origine française, et cet ouvrage est dû sans doute à une réunion de talents français et américains. Longfellow et Norton ont contribué largement par leurs traductions à placer les États-Unis dans une position honorable vis-à-vis de la littérature dantesque, et cette dernière contribution est digne des précédentes.

Échos.
La réorganisation des Facultés des lettres en Italie §

Tome CIX, numéro 406, 16 mai 1914, p. 438-448 [436-437].

Une grande commission a été nommée il y a quelque temps pour préparer la réforme des Universités italiennes, par l’unification et la transformation des chaires et par l’adaptation de l’enseignement aux progrès de la science et aux nécessités modernes.

Voici le projet qui vient d’être élaboré pour les Facultés des Lettres.

Chaque Faculté comprendra les chaires suivantes : trois de philosophie, une de pédagogie, deux de philologie classique (remplaçant celle de littératures latine et grecque.et de grammaires latine et grecque), une de philologie gréco-italique ou indo-iranienne, une de littérature italienne, une de philologie romane, une de philologie moderne non romane, une d’histoire ancienne, une d’archéologie et histoire de l’art, une d’histoire moderne, une de géographie anthropologique et politique.

On instituera le « lectorat » avec des lecteurs indigènes pour les principales langues étrangères, et des « séminaires » ou centres d’exercices scientifiques, répartis en cinq sections.

Pour suivre les cours des facultés, les étudiants devront justifier de la licence des lycées, avec certaines équivalences admises, spécialement pour la section de philosophie.

Pour enseigner dans les Facultés, il faudra passer un examen au sortir d’une École de magistère (divisée en trois sections), dans laquelle on pourra entrer après trois ans d’études à la Faculté.

Le projet va être maintenant soumis au Parlement.

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914 §

Le Mouvement scientifique.
V. Volterra, J. Hadamard, P. Langevin, P. Boutroux : Henri Poincaré ; l’œuvre scientifique, l’œuvre philosophique ; Nouvelle Collection scientifique, F. Alcan, 3 fr. 50 [extrait] §

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914, p. 592-596 [593].

[…]

Le livre consacré à Henri Poincaré dans la Nouvelle collection scientifique contient quatre études parues dans la Revue du mois et écrites par MM. Vito Volterra, Jacques Hadamard, Paul Langevin et Pierre Boutroux. Elles sont intitulées : « l’œuvre mathématique », « le problème des trois corps », « le physicien », « l’œuvre philosophique ». […]

Archéologie, voyages.
L’Art monumental aux Salons [extraits] §

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914, p. 600-605 [601, 604, 605].

[…]

On arrive pourtant aux travaux relatifs à l’architecture classique, relevés et restauration de monuments grecs et romains, — un peu bien délaissés aujourd’hui, je l’ai constaté déjà avec plaisir — et parmi lesquels apparaît une gigantesque machine de M. Ch. Boussois, État actuel et restauration de ta villa Adriana à Tibur. Avec sa série de fontaines italiennes, dont je parlerai plus loin, M. Ch. Boussois paraît tout désigné pour la grande médaille, et je serais fort surpris s’il n’en était pas gratifié. […]

Hors de France, les envois ne concernent guère que les vieilles rues d’Alger, crayons noirs de M. R. Lemoine ; une frise de plafond arabe à Tunis, par M. R. Saladin ; les fontaines italiennes de M. E. Bonnier, Prato, Pérouse, Monreale, Florence, — une fontaine de Bologne avec un lion penché, qui dégobille de haut, dans une vasque ; des aquarelles rue Pompéi de M. L. Vaugeois ; […].

Parmi les dessins, eaux-fortes, gravures en noir et couleurs qui sont exposés aux étages, beaucoup méritent d’être remarqués, mais dont je ne puis donner qu’une énumération rapide. […] À l’étranger […] un coin du théâtre de Marcellus et le Panthéon de Rome, par M. H. Fitton ; de beaux paysages de Venise, gravures originales de M. H. Cheffer […].

Art.
[Exposition Franc-Lamy (galerie Vollard)] §

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914, p. 633-639 [638].

Chez Vollard une grande série de peintures de M. Franc-Lamy sur Venise et la Côte d’Azur d’un coloris agréable, mais très connu.

Musées et collections.
Au Musée du Louvre : les donations Martin Le Roy et Arconati-Visconti [extrait] §

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914, p. 639-644 [640-641].

[…]

La marquise Arconati-Visconti a demandé, au contraire, et obtenu du Conseil des Musées, pour ses collections qu’elle vient d’offrir au Louvre en totalité, le privilège de salles spéciales. Elle avait déjà donné l’an dernier, on s’en souvient, un Portrait de conventionnel attribué à David, que nous ne sommes pas encore parvenu à admirer4. L’ensemble dont elle enrichit le Louvre aujourd’hui est heureusement d’une toute autre valeur. Assez peu nombreuses, les pièces qui la composent sont toutes des créations de choix, remarquables par leur beauté, leur rareté ou leur intérêt historique. Elles commencèrent d’être rassemblées par les ancêtres du marquis Arconati-Visconti dès le xvie et le xviie siècle et, appartenant pour la plupart à la Renaissance italienne ou française, constituent une réunion homogène des plus remarquables. Au nombre des œuvres italiennes, il faut citer surtout un délicieux médaillon en marbre, l’Enfant Jésus et le jeune saint Jean par Desiderio da Settignano ; des Madones de l’école florentine ; des portraits en bas-relief de l’école lombarde ; les statues en marbre de deux pages qui accompagnaient croit-on, dans une église vénitienne, le tombeau d’un membre de la famille Emo ; puis, parmi les peintures, un charmant tondo de Ghirlandajo, une Vierge au livre de Luini, un Portrait de Bianca Maria Sforza par Ambrogio de Predis, et deux autres portraits, formant diptyque, attribués à Mainardi ; dans les objets d’art, des bronzes padouans, un coffret en fer damasquiné d’or, des plats de Deruta et de Faenza, etc. […]

La Vie anecdotique.
Alberto Savinio §

Tome CIX, numéro 407, 1er juin 1914, p. 656-661 [656-661].

J’ai été invité par un jeune musicien à entendre de sa musique. C’est un homme bien élevé et plein de talent. Il s’appelle Albert Savinio et j’ai idée que l’on entendra de nouveau parler de lui.

Mais pour ce qui est du petit concert qu’il m’a donné, j’étais charmé et étonné à la fois, car il maltraitait si fort l’instrument qu’il touchait qu’après chaque morceau de musique on enlevait les morceaux du piano droit qu’il avait brisé pour lui en apporter un autre, qu’il brisait incontinent. Et j’estime qu’avant deux ans il aura ainsi brisé tous les pianos existants à Paris, après quoi il pourra partir à travers le monde et briser tous les pianos existants dans l’univers. Ce qui sera peut-être un bon débarras.

Tome CIX, numéro 408, 16 juin 1914 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome CIX, numéro 408, 16 juin 1914, p. 809-815 [815].

Revue historique de la Révolution Française et de l’Empire (janvier-mars 1914)- […] Léon-G. Pélissier : À la veille des Pâques véronaises (juillet-août 1796). […] Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles : Lettres inédites au marquis de Gallo (1789-1806), publiées et annotées par M. le commandant Weil (suite). […]

Revue des Études Napoléoniennes (mars-avril 1914). […] Paul Marmottan : Les Anglais en Toscane (nov.-déc. 1813). […] Bulletin historique : Les études napoléoniennes en Italie, premier Empire (Georges Bourgin). […]

Art.
Le Salon des Artistes Français [extrait] §

Tome CIX, numéro 408, 16 juin 1914, p. 854-861 [857].

[…] M. Guillonnet a eu le grand succès du Salon avec un troupeau de chèvres épigraphié virgiliennement et peint dans les allures régulières chères à Poussin. Je préfère de beaucoup, à cette œuvre froide, son quai de Syracuse, où il a fait tenir du vent, du large, du frisson, des courbes d’étoffes, de la nuit qui vient, du soleil qui tombe, où il a pris un reflet blême et chaud à la magie des choses. […]

La Curiosité.
Collection Crespi, de Milan §

Tome CIX, numéro 408, 16 juin 1914, p. 883-884.

Cette année, la grande saison de la curiosité sera brève. La politique ne s’insinue-t-elle pas partout ? Et partout où elle pénètre elle apporte la gêne, l’inquiétude, l’anarchie et, parfois, la ruine. Nous lui devons le marasme actuel des affaires, marasme qui s’étend, comme on dit en Bourse, à tous les compartiments. Il serait puéril de nier que celui de la curiosité échappe au fléau. Le mal, espérons-le, n’est que passager. Le bon sens, l’ordre, l’expérience ne tarderont sans doute pas à reprendre leur prestige, même dans les « mares stagnantes ». Il faut que les affaires reprennent au plus tôt. C’est l’intérêt de tous. Certes, il y a encore de l’argent ; mais il est timide ; il se cache.

Il s’est cependant un peu montré à la vente Crespi, qui a eu lieu le 4 juin à la Galerie Georges Petit par les soins de Mes Lair-Dubreuil et Henri Baudoin, assistés des experts Trotti et Jules Féral. Cette vente produisit 1 207 350 fr. C’est un joli total. En d’autres circonstances, peut-être eût-il été plus impressionnant. Les enchères intéressèrent surtout les marchands, les experts et les héritiers du commandeur Crespi.

Cette collection Crespi était connue ; son propriétaire vivait à Milan. Il l’avait installée dans une vaste galerie. Beaucoup d’amateurs qui passaient dans cette ville allaient la visiter sur l’indication du Bædeker.

Peut-être avait-on exagéré les mérites de la collection Crespi. On vantait surtout une madone attribuée à Michel-Ange et une autre madone attribuée à Léonard de Vinci. Ces deux œuvres sont évidemment remarquables. L’une est d’une facture large et vigoureuse ; toutefois, les personnages manquent de « muscles » ; ils sont trop « gras » pour être du Michel-Ange. La seconde œuvre doit sortir de l’atelier de Léonard ; il est possible que le maître ait peint la tête de la Vierge et celle de l’Enfant Jésus. Mais le reste du tableau est visiblement d’un élève, et même d’un élève plutôt maladroit.

Parmi les autres œuvres de la collection Crespi, il y en avait de fort belles, sinon de premier ordre : telle l’Addolorata, d’Andrea Solario, d’une expression si forte, d’un coloris si vif et si riche ; telle encore la Sainte Famille, de Rogier Van der Weyden, d’un réalisme naïf et délicieux ; telle, enfin, la Nativité, du Borgognone, pleine de recueillement et si harmonieuse de couleurs.

J’ai moins goûté le Triptyque, de Marco d’Oggionno ; et la Vision de Sainte Anne, de Tiepolo, m’a laissé à peu près indifférent.

Il paraît qu’il a fallu la croix et la bannière pour faire sortir d’Italie la collection Crespi. On sait qu’une loi très sévère, la loi Pacca, existe en Italie, d’après laquelle il est interdit d’exporter les œuvres d’art. Cette loi ne souffre que de rares exceptions et, en tous cas, elle frappe de droits élevés les œuvres exportées. Les tableaux dispersés le 4 juin chez Georges Petit subirent l’impôt de sortie. En outre, pour obtenir l’exode de ces tableaux, la famille Crespi dut offrir au musée Brera, de Milan, la Nativité du Corrège, et elle céda pour un prix minime à la Pinacothèque de Mantoue la Chute des Bonacolsi, par Domenico Morone, et à la galerie des Offices, Florence, l’Entrée de Charles VIII à Florence, par Francesco Granacci.

On ne peut pas dire qu’il y eut foule à la vente Crespi ; mais il y avait du monde et, cela se conçoit, l’Italie était particulièrement représentée. M. Gentili acquit pour 8 100 fr., sur demande de 10 000 fr., deux paysages animés, par Guardi. Au même amateur revint pour le prix de 40 000 fr., sur demande de 50 000, la Nativité, du Borgognone.

L’Addolorata, de Solario, estimée 40 000 fr., échut pour ce prix à un particulier. M. Kleinberger paya 87 000 fr., sur estimation de 100 000 fr., la Vision de Sainte Anne, de Tiepolo, et 24 000 sur estimation de 30 000 fr., la Madone Pitti, de Solario. La Madone Crespi, attribuée à Michel-Ange, prisée 200 000 fr. par M. Féral, resta à cet expert pour 136 000 fr. C’est encore à M. Féral, qui l’avait estimée 150 000 fr., que fut adjugée à 141 000 fr. la Vierge de Maria, attribuée à Léonard de Vinci. MM. Trotti poussèrent à 12 600 fr. la Vierge à l’oiseau, de Boccaccino, et à 61 000 fr., la Vierge à la grenade, dont l’expert demandait 80 000 fr. Un particulier acheta 30 000 fr. la Nativité, par Rogier Van der Weyden.

J’ajoute que la première vente de la collection du marquis de Biron, faite le 9 juin, termine la saison d’été.

Tome CX, numéro 409, 1er juillet 1914 §

Histoire.
Memento [extrait] §

Tome CX, numéro 409, 1er juillet 1914, p. 141-146 [146].

[…]

Revue historique (mai-juin 1914). […] A. de Boicard : La suzeraineté du pape sur Rome aux xiiie et xive siècles. […]

Annales révolutionnaires (mai-juin 1914). […] François Vermale : Les émigrés savoisiens dans le camp austro-sarde, d’après le carnet du chevalier de Martinel, 1795.

Revue des Études Napoléoniennes (mai-juin 1914). […] Paul Marmottan : Les Anglais en Toscane (nov.-déc. 1813), fin.

Les Revues.
Memento [extrait] §

Tome CX, numéro 409, 1er juillet 1914, p. 156-163 [162].

France-Italie (1er juin) : — M. A. Dauzat : « Le Développement du port de Gênes. »

[…]

Tome CX, numéro 411, 1er août 1914 §

Le vrai texte des Mémoires de Casanova §

Tome CX, numéro 411, 1er août 1914, p. 491-501.

Un sujet sur lequel s’est épuisée la patience des bibliographes, c’est la différence énigmatique, extraordinaire, qui caractérise les diverses éditions françaises des Mémoires de Casanova, chacune se proclamant à tort « la seule complète », la seule « conforme à l’original ». En réalité, la discordance n’existe qu’entre l’édition Garnier frères et toutes les autres ; elle n’apparaît même qu’à partir du chapitre v du tome VI, lequel correspond au chapitre i du tome IX de l’édition Paulin et au chapitre xiv du tome V de l’édition J. Rozez. Notre distingué collègue Ettore Mola s’en est aperçu en même temps que nous, et cette constatation lui a dicté un article des plus judicieux, inséré dans l’excellente feuille littéraire si répandue en Italie : la Fanfulla della Domenica5. M. Mola déplore que personne n’ait encore songé à écrire « une histoire complète des éditions des Mémoires casanoviens, et l’explication des différences que l’on rencontre dans les divers remaniements ». Il s’inscrit en faux contre l’affirmation gratuite d’Armand Baschet, qui nous engagea à accepter « avec confiance » les éditions Paulin, Rozez et Garnier, « fidèles copies, pour le texte du moins, de l’édition en français préparée sur le manuscrit autographe par le professeur Jean Laforgue6 ». Une observation faite par Henri-Édouard Brockhaus, dans la monographie qu’il a consacrée, en 1872, aux travaux de son grand-père, fondateur de la grande maison de librairie allemande F.-A. Brockhaus, nous avait décidé, au contraire, à ne point partager la foi robuste de Baschet :

« L’édition de Bruxelles intitulée la seule complète est la reproduction de celle de Leipzig, mais incomplète… Elle pourrait être qualifiée de plus complète en ce sens que les personnalités historiques, désignées par des initiales dans l’édition originale, y sont nommées en toutes lettres. »

Cette note d’humeur narquoise de H.-E. Brockhaus a notre entière approbation ; il nous reste à la justifier, — et à combler les vœux, jusqu’à présent inexaucés, de notre ami M. Ettore Mola.

I §

Nous croyons tenir le fil conducteur qui permettra de s’expliquer, une fois pour toutes, les métamorphoses bizarres de la rédaction originelle des Mémoires, la diversité des textes imprimés, les hypothèses contradictoires des commentateurs. Une confrontation rigoureuse de toutes les éditions (françaises) nous a donné la ferme conviction que les différences notables, les lacunes, les additions, les retranchements, sont dus à une cause très naturelle. D’abord, il ne faut pas prendre pour points de départ, ni pour éléments de comparaison, l’édition Garnier et l’édition Rozez, comme l’on a toujours fait ; l’examen doit remonter à la première édition, celle de F.-A. Brockhaus, et à sa première contrefaçon directe, qui est l’édition Paulin : car les huit volumes de l’édition Garnier frères de 1880 ne sont pas autre chose que la copie des douze volumes publiés par Brockhaus dans l’espace de douze ans, quatre à Leipzig (1826-1827), quatre à Paris (1832), quatre à Bruxelles (1838) ; de même que les six volumes de l’édition J. Rozez de 1860, — exactement reproduits, depuis, par E. Flammarion, — ne sont que la copie des dix volumes publiés par Paulin dans l’espace de quatre ans : huit en 1833 et deux en 1837…

Retenez ces deux dates ; bientôt le brouillard se dissipera.

Friedrich-Arnold Brockhaus, nous le répéterons à satiété, s’était rendu acquéreur, le 24 janvier 1821, de plusieurs manuscrits français de Casanova, parmi lesquels se trouvaient les insignes Mémoires. Il confia leur traduction en allemand et leur « arrangement » à Wilhelm von Schütz, professeur à Halle, et il les publia à Leipzig, de 1822 à 1828, après en avoir extrait des fragments pour son almanach : Urania, comme ballons d’essai. Alléché par le succès obtenu par cet ouvrage au-delà du Rhin, un libraire parisien, Tournachon-Molin7, conçut le projet d’en tirer une édition française, la mode étant alors aux Mémoires et aux « Souvenirs », authentiques ou apocryphes. Mais, comme on ne connaissait que la version allemande, Tournachon-Molin fit traduire8 au fur et à mesure, d’après cette version, les quatorze volumes in-12 qu’il mit en circulation de 1825 à 1829. Quoique l’édition Tournachon soit vertueusement mutilée, sensiblement abrégée, et n’ait qu’une importance chronologique, elle n’en est pas moins à consulter, pour vérifier des variantes de traduction et pour y recueillir une repartie de quelque valeur au chapitre des entrevues de Casanova avec Voltaire.

L’entreprise commerciale du libraire de Paris alarma à juste titre le libraire de Leipzig, qui se tint sans doute le raisonnement suivant : « Puisque je possède le manuscrit français de Casanova, pourquoi ne pas le publier tout de suite, paralysant du coup toute concurrence éventuelle, sans attendre que le marché européen soit inondé de volumes imprimés d’après mon édition allemande, châtrée ou intégralement retraduite ? » Et alors, sur la recommandation d’on ne sait qui, il chargea le professeur de langue française à l’Académie des Nobles de Dresde, un sieur Jean Laforgue, de lire le manuscrit des Mémoires, de le réviser, de supprimer ou d’atténuer à sa guise les descriptions, les phrases, les mots par trop obscènes, d’embellir le style, farci d’italianismes, par une tournure plus littéraire, d’établir enfin l’édition française qui parut de 1826 à 1838, ainsi que nous le disions plus haut.

Il résulta de la double édition Brockhaus : l’allemande, traduite sur l’original français par le professeur de Halle, et la française, remaniée par le professeur de Dresde, qui avait eu le même original entre les mains ; il résulta que Schütz conserva dans sa traduction plusieurs passages que Laforgue avait éliminés, les jugeant d’une crudité intolérable ou d’une négligeable insignifiance ; et Laforgue, de son côté, conserva des épisodes que Schütz avait estimés trop lascifs selon la moralité tudesque, ou des plaisanteries philosophiques peu en harmonie avec la mentalité protestante. Le travail de Laforgue ne se limita point à orner de fleurs de rhétorique la prose déshonnête de Casanova, ni à pratiquer des coupures imposées par un souci légitime des poursuites judiciaires, sinon par un sentiment de révolte contre les bestiales lubricités où l’aventurier vénitien se complut, même rétrospectivement, par la pensée à défaut du geste. Dans les trois derniers volumes de l’édition Garnier, collation scrupuleuse de l’édition française de Brockhaus, vous ne trouverez pas, à partir du chapitre v du tome VI, des pages entières, d’une décence parfaite ou d’une licence courante, et cependant d’un vif intérêt au point de vue documentaire, dont la lecture vous sera procurée par les tomes IX et X de l’édition Paulin, à partir du premier chapitre du tome IX, où commence la traduction non moins littérale de l’édition allemande de Brockhaus… Je souligne à dessein : à partir du tome IX, car toute l’obscurité vient de là.

Aussi vais-je projeter la lumière et démontrer pourquoi les éditions françaises Brockhaus-Garnier et Paulin-Rozez sont dissemblables.

En écartant l’édition Tournachon de 1826, qui n’était qu’une retraduction française, réduite et édulcorée, de la traduction allemande de Schütz, on peut hardiment déclarer que la première contrefaçon de l’édition française de Brockhaus fut l’œuvre du libraire Paulin. En 1832, huit volumes seulement des Mémoires arrangés par Laforgue avaient paru, quatre à Leipzig et quatre à Paris, ceux-ci chez Heideloff et Campé. Paulin copia tranquillement ces huit volumes, dont il effectua la vente dès 1833, persuadé que la suite ne tarderait pas à être publiée, et qu’il pourrait écouler sous son nom l’édition intégrale, fournie par Brockhaus, — à son corps défendant. La propriété littéraire, à cette époque, n’avait encore d’autre garantie que la loyauté facultative des maisons de librairie… Paulin avait compté sans son hôte : les années passèrent, on était à 1836, et la suite française des Mémoires restait au fond du secrétaire de Frédéric-Arnold Brockhaus. En 1837, Paulin, désespéré, acculé, assailli probablement de réclamations par les acheteurs de ses huit premiers volumes, se résigna à terminer son édition de la seule manière qu’il lui fût loisible d’employer. Il fit tout simplement comme Tournachon-Molin : il fit traduire de l’allemand en français, d’après la version de Schütz (achevée en 1828), mais sans permettre aucune mutilation, toute la partie des Mémoires qui manquait à son édition, c’est-à-dire les tomes IX et X, qu’il publia en 1837, complétant ses huit volumes parus en 1833… C’est tellement ainsi que le dernier chapitre du tome VIII de Paulin finit, comme le dernier chapitre du tome VIII de Brockhaus, par le paragraphe ci-après :

Pogomas m’avait loué un appartement bourgeois et j’en avais l’adresse. J’allai y descendre, et je trouvai quatre pièces très bien meublées, dans une belle exposition, et sous, tous les rapports comfortable, comme disent les Anglais, qui s’entendent si bien en tout ce qui constitue les aisances de la vie. Après avoir ordonné un bon dîner, je fis prévenir Pogomas de mon arrivée.

Nous ne saurions assez insister sur ce point : jusqu’à la fin du chapitre cité, les huit premiers volumes de Paulin, les huit premiers volumes de Brockhaus, et toutes les éditions françaises connues, Méline, Rozez, Garnier, Flammarion, sont identiques. C’est à partir du chapitre suivant que la bifurcation des textes est manifeste, et que le libellé des sommaires change. Pourquoi ? Parce que Paulin a cessé ici d’être le copiste minutieux de Brockhaus-Laforgue, parce qu’il devient ici, forcément, et jusqu’à la fin de l’ouvrage, le traducteur de la traduction de Schütz… Or, c’est Paulin que suivra Rozez en 1860. — Mais, en 1838, voici que Brockhaus fait paraître à Bruxelles les quatre derniers volumes des Mémoires, d’après le texte français soumis à Jean Laforgue, revu, corrigé, tronqué, augmenté ici, diminué là… Or, ce sont les douze volumes de Brockhaus-Laforgue que réimprimera Garnier en 1880.

Saisissez-vous maintenant l’origine, la cause de la diversité des éditions ? Schütz et Laforgue eurent tous les deux le manuscrit de Casanova entre leurs mains : l’un traduisit du mieux qu’il put, expurgea et supprima, n’ajoutant rien, par exemple ; l’autre corrigea du mieux qu’il put, expurgea, supprima — et ajouta. Mais l’un et l’autre n’eurent point le même critérium. Schütz respecta certains propos, certains détails, souffrit certaines digressions, admit certaines aventures. Laforgue retrancha, par crainte, par lassitude, par inadvertance, ces propos et ces digressions, ces détails et ces aventures, maintenant toutefois dans sa rédaction, plus correcte et plus élégante que celle de Casanova, de nombreux passages sacrifiés par Schütz, des réflexions qui déplurent peut-être à ce dernier ou lui semblèrent indignes d’être traduites.

Ce n’est pas tout. Laforgue et Schütz ont lu le manuscrit chacun à sa façon ; je veux dire par là qu’ils en ont interprété la graphie de manière différente, dénaturant des noms propres, des titres d’ouvrages, des désignations de localités. S’il devient possible de rectifier par endroits, de substituer Nattier à Notier, Parrocel à Parosselli, le duc de Villars au duc de Vilardi, milord Maréchal à milord Marshall, Botta-Adorno à Botta-Adam, Folengo à Falengue, Merlin Coccaie à Merlin Cocci, Vadier à Varnier, etc., etc., parce que ce sont des personnalités en évidence, comment voulez-vous que les commentateurs, privés du manuscrit autographe, parviennent jamais à identifier des individus de moindre condition, des bourgades de minime importance, quand l’orthographe en est méconnaissable ? Il faudrait une véritable omniscience, une pénétration miraculeuse, pour se reconnaître dans ce défilé perpétuel, dans cette nomenclature touffue, dans ce tohu-bohu frénétique. Partout où passa Casanova, quel est l’archiviste passionné, le chercheur acharné, qui pourraient procéder à une enquête sérieuse, n’ayant à leur disposition que des indications erronées, indéchiffrables ? Le hasard, beaucoup plus que l’érudition, les aidera quelquefois ; mais combien la reproduction fac-simile du manuscrit des Mémoires simplifierait toutes les recherches, confirmerait ou anéantirait plus d’une hypothèse ! Il peut se faire que Casanova ait mal orthographié lui-même un nom, mal transcrit par surcroît par Schütz et Laforgue, et que ce nom, dans son orthographe casanovienne, défectueuse, suffise à un lecteur avisé pour lui suggérer une restitution définitive. Je m’empresse d’apporter deux exemples topiques.

Page 1 du tome II des Mémoires (édition Garnier), on lit : « Le général des galères ayant ordonné une revue générale à Gouyn… » Page 6, on lit… « Je m’arrachai de ses bras pour me rendre à Gouyn… » — L’enseigne Casanova était en garnison à Corfou ; il connaissait à merveille la ville et les environs ; l’infatigable M. Gustav Gugitz9 a précisé maintes circonstances de son séjour dans l’île célébrée par Homère, où j’ai vécu cinq ans. Cela m’autorise à présumer que le Gouyn indiqué par Laforgue et Schütz, certainement orthographié Gouin par Casanova, qui, selon le dialecte vénitien, élidait la voyelle finale de chaque mot, n’est pas un autre lieu que Gouino, l’arsenal de Corfou, aujourd’hui en ruines, et situé à l’ouest du golfe, près de l’île de Vido.

Page 246 du tome VI, on lit : « … Je portai tout l’argent à Rousse de Cosse, qui avait encore toute la somme dont Greppi m’avait accrédité. » Casanova était à Marseille (1763), et Greppi était un banquier de Milan, dont les descendants ont publié une curieuse correspondance relative à la Révolution française. Mais qui était ce Rousse de Cosse, banquier sans doute comme les Audiffret d’Avignon et Tronchin de Genève ? Je passai des mois à me le demander, piqué au vif dans mon amour-propre d’auteur d’une Histoire du bataillon marseillais du 10 août10… Un beau matin, époussetant des brochures amoncelées, j’en fis tomber une, intitulée : Georges Roux, — et ce fut un trait de lumière. Je me souvins qu’au xviiie siècle, à Marseille, vivait un armateur populaire, banquier par-dessus le marché, comme c’était la coutume, lequel déclara la guerre de course à l’Angleterre, et que l’on désignait en Provence sous le nom de Roux de Corse, je ne sais plus au juste pourquoi. Il lança un manifeste emphatique, débutant ainsi : « Georges de Corse à Georges d’Angleterre, roi. » Voilà mon Rousse de Cosse casanovien immédiatement retrouvé ! Laforgue et Schütz ont mal lu tous deux. Casanova, peut-être, a écrit Rousse, qui est la prononciation méridionale de Roux, mais il n’a pas écrit Cosse pour Corse, c’est plus que probable.

Et ceci démontre l’impérieuse nécessité d’une reproduction photographique, ou de la communication du manuscrit autographe des Mémoires.

II §

On a relevé, surtout en Italie, les graves suppressions commises par Laforgue ; on a mentionné les détails minuscules, intéressants, que Schütz nous a conservés ; on a appuyé, avec aigreur, sur les considérations personnelles que Laforgue a glissées entre deux pages des Mémoires ; mais Alessandro Ademollo et Aldo Ravà, quand ils ont eu à reprocher au traducteur allemand des omissions regrettables, se sont toujours montrés, d’une aménité sympathique dont n’a pas bénéficié le rédacteur français, bouc émissaire chargé de tous les péchés qui défigurent le texte casanovien. Pourquoi cette inégalité dans les poids de la balance ? Laforgue était, au, même titre que Schütz, un ouvrier littéraire astreint à une besogne littéraire, et je prouverai ailleurs que l’Allemand et le Français ont usé de procédés analogues, ont une responsabilité équivalente, en ce qui regarde l’original des Mémoires. Ademollo et Ravà sont obligés de convenir, avec leur loyauté habituelle, que la traduction de Schütz n’est point préférable à la « manipulation » de Laforgue ; Ademollo cite à profusion les coupures, et les altérations de celui-ci, les moindres erreurs de copie ou de typographie, et passe sous silence les coupures, les négligences, les déformations de noms propres de celui-là.

Ravà s’indigne — et je m’associe à son indignation — parce qu’il a surpris Laforgue en flagrant délit de falsification, page 450 du tome IV des Mémoires (édition Garnier), où, Casanova, récitant à Voltaire et à Mme Denis, trente-six strophes du Roland furieux de l’Arioste, nous dit :

Je commençai aussitôt d’un ton assuré, mais non en déclamant avec le ton monotone adopté par les Italiens, et que les Français nous reprochent avec raison. Les Français seraient les meilleurs déclamateurs s’ils n’étaient contraints, par la rime, car ils sont de tous les peuples ceux qui sentent le plus justement ce qu’ils disent. Ils n’ont ni le ton passionné et monotone de mes compatriotes, ni le ton sentimental et outré des Allemands, ni la manière fatigante des Anglais : ils donnent à chaque période le ton et le son de voix qui convient le mieux à la nature du sentiment qu’ils ont à rendre ; mais le retour obligé des mêmes sons leur fait perdre une partie de ces avantages.

Tout ce bavardage, exprimant, je gage, une opinion contraire à celle de Casanova, n’existe pas dans le manuscrit original, que Ravà eut la bonne fortune de feuilleter à loisir, profitant, d’un élan de générosité dont l’actuelle maison Brockhaus n’est guère prodigue11. Soit. Mais Ravà pardonne-t-il à Schütz d’avoir escamoté tous les épisodes génois de Marcoline et de l’abbé Gaetano (frère de Casanova), de la blonde Annette et de Mlle Crozin, la prétendue nièce ? Qu’il compare le premier chapitre, si court, du tome IX de l’édition Paulin (chapitre xiv du tome V de l’édition Rozez), avec les chapitres vi et vii, si longs, du tome VI de l’édition Garnier ; et la sévérité qu’il applique à Laforgue n’épargnera pas davantage Schütz, qui est aussi coupable… et récidiviste.

Que l’on n’aille pas s’imaginer qu’une sotte question de nationalité me préoccupe tant soit peu, dans le cas dont il s’agit. La traduction serait-elle espagnole, et le texte eût-il été retouché par un Luxembourgeois ou un Suisse, je me servirais de la même argumentation. Puisque Laforgue est pris à partie par la plupart des Casanoviens, j’ai eu à cœur de défendre cet humble professeur né à Marciac (Gers), échoué à Dresde dans les premières années du xixe siècle, et qu’il a acquis, dans notre groupe de bibliomanes, une notoriété à laquelle il était loin de prétendre. Il a fallu la correspondance échangée, en juillet 1867, entre Heinrich Brockhaus et Armand Baschet, pour nous apprendre son nom, absent de toutes les éditions des Mémoires.

Eh bien ! pour moi, et pour ceux de mes collègues qui sont « du métier », il est hors de doute que ces Mémoires, s’ils avaient été imprimés tels quels, dans leur écriture absolument intacte, — pas un mot substitué, pas une virgule déplacée, pas de voile de gaze sur les peintures libidineuses — n’auraient jamais rencontré l’accueil qui marqua leur succès à Paris, et dans tous les pays où pénétrait l’influence littéraire de la France. Ils auraient eu pour clientèle, je ne le nie point, ce public spécial de vieillards maniaques et-de collégiens vicieux qui se délectent, par goût de dépravation, à la description vulgaire des scènes d’animalité humaine, et donnent en pâture à leur solitaire intumescence certains livres de style ordurier, cachés derrière les autres. Mais Jean Laforgue, grâce à la toilette dont il a revêtu les phrases difformes de Casanova, leur multipliant les élégances, recourant aux euphémismes, disciplinant une ponctuation anarchique, polissant des expressions barbouillées d’italianisme, rendant agréable souvent, attachante parfois, facile toujours, la lecture des Mémoires, Laforgue les a fait connaître à l’Europe entière, a attiré sur eux l’attention de la critique, a ménagé à Casanova son entrée — par effraction — dans la catégorie des écrivains que l’histoire ne saurait plus ignorer, quitte à les reléguer dans la section suspecte des individualités dont la biographie est méprisablement résumée par les dictionnaires. Laforgue mérite donc, sous ce rapport, la reconnaissance de tous les Casanoviens, sans distinction de nationalité, et quelle que soit leur opinion sur les libertés dont il usa, dont il abusa, dans son travail de révision des Mémoires.

Cet ouvrage, insupportable dans sa rédaction primitive, et n’offrant pas l’attrait des gravures d’un Eisen ou d’un Marillier, eût rejoint sur les rayons de la bibliothèque érotique des collectionneurs les élucubrations similaires du marquis de Sade, de Choudard-Desforges et d’Andréa de Nerciat… Suis-je injuste quand je déprécie le style français de Casanova ? Il est bien mauvais, n’en déplaise aux Casanovistes étrangers, dont la compétence, j’ose le leur déclarer, n’est pas ici au niveau de leur ferveur, et que je renvoie, pour être édifiés sur la qualité de la syntaxe française de Casanova, à l’Histoire de ma fuite des Plombs, au Messager de Thalie, à l’Icosaméron, à la Lettre à Léonard Snetlage, à la lourde correspondance du vieux bibliothécaire… Des amis d’Italie m’ont avoué, dans leur sincérité, que Casanova n’écrivait du reste pas mieux en italien, — et c’était la langue de ses études ! Notez que je ne cherche pas chicane à notre Vénitien : il se servait le moins mal qu’il pouvait d’un idiome qui ne lui était pas familier, et je l’en félicite volontiers. Mais, sans « le coup de peigne » de Laforgue, disons-le franchement, les Mémoires auraient rebuté des milliers de lecteurs, et Sainte-Beuve n’en eût certes pas vanté « la facilité lumineuse », outrant l’enthousiasme jusqu’à s’écrier : « Je ne sais quelle grâce des Sévigné, des Choisy et des Bussi a passé par là et voltige sous cette plume d’au-delà des monts12. »

III §

La maison Brockhaus de Leipzig, propriétaire depuis près d’un siècle du manuscrit des Mémoires, le garde jalousement dans son coffre-fort. En attendant qu’elle consente à nous en laisser prendre copie, ou qu’elle se détermine à les publier elle-même in extenso, tels qu’ils sortirent de l’écritoire de Casanova, rompant avec des scrupules professionnels qui nous paraissent excessifs quand il s’agit de littérature plus ou moins historique, il y aurait lieu, à mon avis, de tenter une nouvelle édition qui serait un très habile mélange, une soudure invisible de la rédaction de Laforgue et de la traduction retraduite de Schütz, soit l’édition Brockhaus complétée par l’édition Paulin, avec les rectifications reconnues indispensables, les préfaces et chapitres inédits divulgués par Octave Uzanne, d’abondantes notes explicatives sur les personnes citées, les événements, les lieux, les allusions, etc., — notes que les laborieuses investigations de B. Gamba, F.-W. Barthold, Armand Baschet, L.-T. Belgrano, Alessandro Ademollo, l’abbé Rinaldo Fulin, E. Teza., H. Lœhner, Antonio Valeri (Carletta), parmi les disparus, et de MM. Uzanne, Ettore Mola, Alessandro d’Ancona, Charles Henry, Pompeo Molmenti, Aldo Ravà, Salvatore Di Giacomo, Gustav Gugitz, Lodovico Frati, Édouard Maynial, Tage Bull, Charles Samaran, le docteur Guède, Giulio Cesari, Frédéric Kohl, Bernhard Marr, A. Morel-Fatio, F. Novati, Gaston Capon, Achille Neri, Horace Bleackley, Giulio De Frenzi, Benedetto Croce, Mario Brunetti, Gustave Kahn, Remy de Gourmont, Étienne Pollio, L. Dolcetti, parmi les vivants, rendraient commodes, instructives, divertissantes et précieuses.

Cela ne remplacera jamais le texte autographe, hé ! je le sais de reste…, mais à quoi bon récriminer ? Tant pis pour la maison Brockhaus si elle se décide trop tard, c’est-à-dire après qu’un libraire intelligent et hardi aura entrepris, et terminé, l’édition que nous rêvons comme la seule relativement complète, faute de mieux. Lorsque cette édition garnira toutes les bibliothèques, j’avertis charitablement MM. Brockhaus que ce sera une spéculation plutôt désastreuse que de lancer en librairie l’édition vraiment définitive, celle qui serait la reproduction fac-simile du manuscrit de Casanova. La flamme casanovienne aura cessé de brûler, et les amateurs de « Mémoires » retourneront à Saint-Simon, qui avait le don d’écrire, qui peut être lu dans la meilleure société, et qui nous fait en grand seigneur les honneurs de sa galerie de portraits, unique au monde.

Le Chevalier Gluck et sa « réforme » de l’opéra §

Tome CX, numéro 411, 1er août 1914, p. 502-516.

Depuis les créateurs florentins du Dramma per musica, qui croyaient ressusciter, vers la fin du xvie siècle, l’antique tragédie grecque, jusqu’à Wagner, poètes, musiciens et même chorégraphes se sont acharnés, selon les conceptions et les idées de leur temps, qu’ils subissaient plus ou moins inconsciemment, à la poursuite décevante d’un idéal dont il nous est permis de dire, après trois grands siècles d’expériences, qu’on ne l’atteindra probablement jamais. Qu’il s’agisse des Florentins de la Casa dei Bardi, vers l’an 1600 ; du Florentin francisé Baptiste Lulli, sons Louis XIV ; de Rameau sous Louis XV ; de Gluck sous Louis XVI, ou de Wagner un siècle plus tard, — pour ne pas parler de nos contemporains, — l’union intime, la fusion en une œuvre d’art une, de la poésie, de la musique ou de la danse (ou de la plastique, du mouvement), a toujours été et reste le but inaccessible vers lequel tendent les efforts des compositeurs dramatiques.

Aux époques où les principes de ces tentatives souvent géniales ont été observés, s’opposent périodes de décadence artistique et de succès faciles, où les résultats obtenus, les « réformes » imposées s’exploitent et s’altèrent par le procédé : aux essais des Florentins succède l’opéra italien dans toute sa splendeur vide et sa brillante virtuosité, aussi éloignées qu’on peut l’imaginer d’une action dramatique ; entre Lulli et Rameau, puis entre Rameau et Gluck, l’opéra français n’est que pauvreté et mièvrerie ; et de Gluck, dont l’influence cesse vers 1820, jusqu’à Richard Wagner (vers 1890), règnent alternativement ou concurremment les Rossini, les Meyerbeer, les Halévy, les Auber, les Verdi, les Gounod, qui, malgré des pages remarquables et peut-être immortelles, ne parviennent pas à sortir des routines du « grand opéra » pour revenir à la vérité dramatique, ou, du moins, à créer, pour leur temps, le drame en musique qui donnerait l’illusion de cette vérité dramatique.

C’est que les génies, ici comme partout, sont rares, et qu’une « réforme » des us et coutumes du théâtre lyrique exige impérieusement, tout comme une réforme politique et morale, un ensemble de circonstances favorables qu’il faut avoir l’énergie de susciter si elles n’existent pas. Or, il semble bien que seuls, un Lulli, un Gluck et un Wagner u soient parvenus.

§

La révolution accomplie par le chevalier Gluck, il y a un siècle et demi, n’a pas été aussi spontanée que l’ont cru longtemps les historiens de notre musique. Si Gluck, comme notre Rameau, trente ou quarante ans avant lui, la commença avec son Orfeo dès 1762, et l’imposa, une douzaine d’années plus tard, lorsque l’Iphigénie en Aulide et le même Orfeo, francisé en Orphée, furent joués à l’Opéra de Paris, il ne s’ensuit pas que cette réaction nécessaire contre l’opéra que les Italiens imposaient à toute l’Europe, — à l’exception de la France, — fut entièrement son fait. Du vivant même du compositeur, l’Italien Raniero da Calzabigi en réclamait déjà la paternité et Gluck lui-même, dans sa lettre manifeste adressée au Mercure de France en 1773, ne se faisait pas faute de la lui reconnaître13.

Certes, ce curieux personnage doit en avoir sa part, mais les idées qu’il a émises à diverses reprisés, dans des écrits peu connus, n’étaient pas absolument neuves : c’étaient en somme les idées de son temps ; elles flottaient dans l’air, et nous les trouvons exprimées, vers le milieu du siècle, par Scheibe à Hambourg, comme par le comte Algarotti à Naples et par nos Encyclopédistes à Paris. Il ne manquait plus, pour les appliquer, que la venue du musicien de génie qui les comprît, et ce fut Gluck, précisément, qui, les ayant mises en pratique et sanctionnées par des chefs-d’œuvre, eut le bénéfice aux yeux de la postérité, de les avoir inventées.

Ainsi que l’a montré M. Romain Rolland, dans une juste réhabilitation de l’illustre et fécond librettiste Metastasio, « la question du drame lyrique n’a laissé indifférent aucun des grands musiciens et poètes musiciens du xviiie siècle. Tous ont travaillé à le perfectionner, ou à le fondre sur des bases nouvelles. Ce serait une injustice de faire hommage au seul Gluck de la réforme de l’opéra. Haendel, Hasse, Vinci, Rameau, Telemann, Graun, Jommelli, et bien d’autres en furent préoccupés, Métastase lui-même, qu’on représente souvent comme le principal obstacle à rétablissement du drame lyrique moderne parce qu’il fut en opposition avec Gluck, n’eut pas beaucoup moins que Gluck (bien que d’une autre façon) le souci de faire entrer dans l’opéra le plus de vérité psychologique et dramatique, compatible avec la beauté de l’expression14. »

Cet abbé Metastasio, contre lequel semble s’être faite la réforme gluckiste, ne concevait pas ses poésies sans musique : musicien autant que poète, il se les chantait au cembalo avant de les livrer aux compositeurs. Il avait, suivant le mot de Marmontel, le « pressentiment » de la mélodie qui devait accompagner ses vers. « Il eut le mérite, poursuit M. Rolland, de restaurer les chœurs dans l’opéra italien », tradition complètement tombée en Italie, mais qui avait subsisté à Vienne, avec J.-J. Fux et Carlo Agostino Badia. Dans le chœur des prêtres de l’Olimpiade (musique de Hasse, 1766), le musicien se montrait déjà précurseur de Gluck. Une lettre de Métastase à Hasse, précisément, écrite en 1749, vingt ans avant Alceste, au sujet d’un Attilio Regolo, met en pleine lumière l’esprit novateur du musicien. Les conseils qu’il donne peuvent se résumer ainsi :

1° Suprématie de la poésie sur la musique : « les traits du visage », c’est la poésie ; « les parures brillantes », c’est la musique. « La musique doit suivre les mots, avait déjà proclamé Scheibe, dans son Critischer Musicus… On doit, par la musique, non pas affaiblir les mots du poète, mais les accentuer. Les notes doivent être conformes aux mots15. » Gluck, dans la préface d’Alceste, en 1769, — préface rédigée d’ailleurs par l’abbé Coltellini, — déclarera :

Je pensai à restreindre la Musique à son véritable office, de servir la Poésie par l’expression, et par les situations de la Fable, sans interrompre l’action, ou la refroidir avec des ornements inutiles superflus et je crus qu’elle devait être (au poème) ce que sont à un dessin correct, et bien agencé, la vivacité des couleurs, et le contraste bien assorti des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours16.

2° Importance donnée au drame : il ne faut pas laisser languir le débit de l’acteur, afin qu’il n’y ait pas de trous dans le dialogue, pas d’airs inutiles. La musique doit être subordonnée à l’effet scénique. Scheibe, déjà, avait écrit, entre autres critiques dirigées contre l’opéra italien :

Un compositeur a, dans l’élaboration d’une pièce avec chant (Singspiel), à faire attention au caractère des personnages, aux attitudes et aux mouvements des chanteurs et enfin à la mise en scène. C’est une illusion absurde de beaucoup de chanteurs, qu’un chanteur d’opéra n’ait rien de plus nécessaire que de se servir de sa voix17.

« Je n’emploie point les trilles, les passages ni les cadences que prodiguent les Italiens », écrit Gluck dans sa lettre du Mercure18, et dans la préface d’Alceste :

Je n’ai donc pas voulu arrêter un acteur dans la plus grande chaleur du dialogue pour attendre une ennuyeuse ritournelle, ni couper un mot sur une voyelle favorable, pour faire parade dans un long passage de l’agilité de sa belle voix, ou pour attendre que l’orchestre donnât le temps par une cadence de reprendre haleine. Je n’ai pas cru devoir glisser rapidement sur la seconde partie d’un air, qui put être la plus passionnée et la plus importante, pour avoir l’occasion de répéter régulièrement quatre fois les paroles de la première, et finir l’air quand peut-être le sens n’est pas complet, pour donner au chanteur le moyen de faire voir qu’il peut varier capricieusement un passage d’autant de manières ; en somme, j’ai cherché à bannir tous ces abus contre lesquels depuis longtemps protestent en vain le bon sens et la raison19.

3° Caractère psychologique attribué à l’orchestre. La symphonie, écrit Métastase à Hasse, « exprime les réflexions, les doutes, les troubles de Regulus ». Ici, Métastase émet bien probablement une idée nouvelle à l’époque où il écrit : Scheibe ne dit rien de tel, et ne reconnaît pas encore ce pouvoir « à la bonne musique de traduire non seulement les paroles, mais l’âme cachée qui sent parfois tout autrement qu’elle ne s’exprime, — en un mot la tragédie intérieure20 ». Gluck, ou son rédacteur, l’abbé Coltellini, ne fait que suivre l’abbé Métastase, dans cet alinéa de sa célèbre préface :

J’ai imaginé que la Sinfonie [c’est-à-dire l’ouverture] devait prévenir les spectateurs de l’action, qui est à représenter, et en former, pour ainsi dire, l’argument ; que le concert des Instruments avait à se régler la proportion de l’intérêt, et de la passion, et non pas permettre qu’une coupure disparate dans le dialogue entre l’air et le récitatif vînt tronquer à contresens la période, et interrompre mal à propos la forte et la chaleur de l’action21.

Métastase, en homme respectueux des usages établis, plein de goût et d’intelligence, parfaitement équilibré, mais érudit et mondain, manquait d’audace et dé sève pour réaliser la réforme qu’il présentait, et que d’autres réclamaient : à Gluck, audacieux et violent, était réservé de la réaliser, grâce d’abord à la collaboration d’un Calzabigi.

Avant de parler de ce singulier collaborateur qui devait succéder à Metastasio et, dans la préface d’une édition parisienne des œuvres de ce dernier, en 1755, exposait ses idées sur le drame lyrique, il faut donner parole au comte Algarotti. Ce grand seigneur esthéticien, ex-chambellan de Frédéric II, écrivait, la même année 1755, un Essai sur l’Opéra (Saggio sopra l’opera in musica) qui fut très certainement lu et médité par le futur auteur d’Orphée et d’Alceste22.

Pour Algarotti comme pour Metastasio, l’opéra, ou plutôt le drame, c’est « la toile sur laquelle le poète a tracé et dessiné le tableau, dont une partie doit être coloriée par le compositeur, et l’autre par le maître de ballet ». Cela posé, quels sujets seront favorables à ce genre de spectacle dont « un homme de goût un peu sévère a dit en France que l’opéra étoit le grotesque de la poésie » ? — « Les sujets historiques pèchent par une trop grande sévérité, et il est bien difficile de trouver des divertissemens qui puissent s’y lier. » En quoi Algarotti apparaît comme un lointain précurseur de Wagner.

Il insiste sur ce point :

Que le sujet contienne une action connue, grande, intéressante et assez merveilleuse, pour que les yeux et les oreilles soient enchantés de toutes parts… Il faut que ce sujet, propre le intéresser soit mêlé, non seulement d’air et de duo, mais encore de trio, de quatuor, de chœur, de danses, variétés de décorations et de spectacles ; en sorte que toutes les choses naissent du fond, de l’action et soient au poëme ce que de sages ornemens sont à la bonne architecture23.

Des sujets légendaires, mythologiques, tels que les recommandera Wagner lui-même, « seroient très propres au théâtre ». Et Algarotti cite en exemples, Didon, Armide, Roland, Énée à Troyes (sic), Iphigénie en Aulide, tous sujets qui, à l’époque gluckiste, paraîtront sur la scène de l’Opéra de Paris,

Dans les critiques qu’il fait, en passant, à l’art de son temps, le noble amateur ne se montre pas moins perspicace : la cause du « désordre de la musique » tient à ce que « le compositeur veut travailler pour lui et plaire comme musicien… Aujourd’hui que les deux sœurs, la poésie et la musique, marchent séparément, il arrive souvent que l’une ayant à colorer ce que l’autre a dessiné, elle emploie à la vérité des couleurs brillantes, mais aux dépens de la régularité des contours ».

Ne croirait-on pas, ici encore, entendre Richard Wagner proclamer solennellement, au début de son Opéra et Drame, que « l’erreur dans le genre artistique de l’Opéra consiste en ce que l’on a fait d’un moyen d’expression (la musique) le but et, réciproquement, du but de l’expression (le drame) le moyen » et réclamant, dans son Œuvre d’art de l’avenir, la réunion des trois « sœurs éternelles » : Danse, Musique et Poésie, qui « ne peuvent être séparées sans détruire le cercle de l’Art24 ».

Au point de vue musical, Algarotti se montre gluckiste avant la lettre. L’ouverture « devrait faire partie de l’action ainsi que l’exorde du discours, et préparer l’auditeur à recevoir les impressions du drame ». L’accompagnement du récitatif par les instruments, déjà préconisé par Métastase, mettrait « moins de disproportion entre la marche du récitatif et celle des ariettes ». Il faudrait, d’autre part, abréger les ritournelles ou même les supprimer tout à fait ; faire accompagner les paroles par « diverses sortes d’instruments analogues au caractère des paroles » et viser toujours à « une belle simplicité », notamment en ne répétant « jamais les paroles qu’autant que la passion même y conduit » et en ne reprenant pas sans nécessité la première partie de l’air.

Quant aux ballets, dans les opéras italiens, ils ne sont « jamais liés à l’action », et doivent être bannis, par conséquent. Algarotti reconnaît cependant qu’ils sont parfois en situation dans certains opéras français.

Joignant l’exemple au précepte, le comte faisait suivre son Essai de deux scénarios d’opéra : Énée à Troie, et Iphigénie en Aulide, ce dernier bientôt utilisé par Gluck et son librettiste français, le bailli du Roullet ; et lorsque le chevalier de Chastellux, en 1773, publia une nouvelle traduction de l’Essai, suivie de ces deux opéras, il ne manqua pas d’engager les directeurs de l’Opéra de Paris à faire représenter l’Iphigénie de Gluck, qui, disait-il, avait déjà été représentée sur le théâtre de Vienne au mois d’août 177225. « Nous osons ajouter qu’ils auroient une belle occasion de contribuer à la gloire de la Nation, et de la venger du reproche qu’on lui a fait de n’avoir et de ne pouvoir pas même avoir de bonne Musique26. »

La brochure d’Algarotti semble avoir produit un certain effet à son époque, et avoir été lue non seulement en Italie, mais encore en Angleterre et en Allemagne, où elle fut traduite, comme en France. Pour Napoli-Signorelli, qui écrivait vers 1776, Algarotti était « le philosophe le plus érudit et l’homme du goût le plus exquis qui nous ait raisonné sur l’opera in musica27 ». Il se rencontrait d’ailleurs quelque cinq ou six ans avant Orfeo, avec Calzabigi, dont la Dissertazione su le Poesie drammatiche del Sig. Abate Pietro Metastasio, écrite vers 1754, peut être considérée comme contenant la théorie de l’opéra gluckiste tel que nous sommes habitués à le considérer.

§

Le librettiste d’Orfeo, d’Alceste, de Paride ed Elena et des Danaïdes, Raniero de’ Calzabigi, né à Livourne en 1776, offre un de ces types d’aventurier comme le xviiie siècle en possède une amusante et pittoresque galerie. Homme d’affaires, inventeur d’un système de loterie qu’il vint mettre en pratique, en France, lors de la création de l’École militaire, un rapport de police signale sa présence à Paris, au mois de mars 1760, comme secrétaire de l’ambassadeur de Naples, marquis de l’Hôpital, qui allait bientôt rentrer en France.

Son système de loterie, qui devait être alors toute sa fortune, mit Calzabigi en relation avec les financiers Pâris-Duvernay, et, par eux, avec Mme de Pompadour, intéressés à la création de l’École militaire ; et ce fut ainsi qu’il dédiait à la favorite, en 1764, le premier volume de l’édition parisienne des Poesie del Signor Abate Metastasio, « in signo di rispettoso28 ». En préface à ce volume, que décore un joli frontispice d’Eisen, Calzabigi, « de l’Académie de Cortone », faisait, dans une longue dissertation, l’éloge de l’illustre poète impérial dont il publiait les œuvres et, chemin faisant, tout en payant son tribut d’admiration au plus fécond des librettistes, exposait habilement ses propres idées sur l’art dramatique et, notamment, sur l’opéra, dont notre Académie royale de musique lui avait révélé certainement une forme nouvelle pour un Italien. Et ce sont ces idées, en effet, qui devaient le guider dans sa réforme « gluckiste ».

De la majesté, de l’énergie, des brillantes imaginations, de la poésie del Signor Metastasio, dépendent, à mon sens, la force, la variété et la beauté de notre musique, dit Calzabigi. L’harmonie qui se dégage de ses vers à la simple lecture s’imprime tout subitement dans l’esprit de nos compositeurs, et leur fournit toutes ces pompes musicales qui forcent l’admiration et le respect des esprits les plus prévenus. Je crois que l’on ne peut révoquer en doute que la poésie la mieux adaptée à la musique soit la plus belle poésie, et que la musique la mieux adaptée à la poésie soit la plus belle musique et que, par conséquent, la nation qui aura la poésie la plus expressive pour sa musique, aura de même une musique plus riche d’effets, qui pourra produire facilement une sensibilité plus douce et plus facile dans les âmes des auditeurs. En vain, le compositeur de musique s’efforcera de réveiller la tendresse, la pitié, la terreur, en appliquant les sons à des paroles ineptes, dures, recherchées, ampoulées et insignifiantes. Il ne suffit pas au musicien, pour dépeindre harmonieusement la terreur ou l’amour, que le Poète ait fait parler Pluton ou Cupidon, et que l’action ait été située par lui dans les enfers ou dans le royaume de Vénus ; s’il n’a pas tout le premier ressenti les diverses impressions de ces deux sentiments divers, s’il n’a pas tout le premier éprouvé de l’effroi ou de l’amour, s’il n’a pas fait passer dans ses paroles ces moments de son cœur, et si son style n’est pas en conséquence de diverses couleurs, comme celui de Virgile quand il décrit les transports amoureux de Didon et représente les supplices de l’enfer ; le musicien ne trouvera pas l’harmonie analogue au sujet, et, ne se sentant pas ému pendant la composition, parce que le Poète ne l’était pas lorsqu’il écrivit, il ne produira que des agrégations de sons composites et sans effet : semblable à cet excellent graveur qui, obligé de conduire son burin d’après un mauvais dessin, ne pouvait éviter que, malgré son art, on ne vît toujours sur sa planche les fautes du dessinateur.

« Il y a quelques personnes, poursuit Calzabigi, qui supposent que la musique soit indépendante de la poésie et que le compositeur puisse suppléer par l’excellence de l’harmonie au défaut des paroles », mais cette opinion est erronée. S’appuyant sur plusieurs exemples de poètes français et italiens (Quinault, Dante, Tasso), l’éditeur de Metastasio montre que c’est le poète qui inspirera le musicien et que, dès qu’il verra, par exemple, un morceau intitulé chœur de Démons, « il me pourra que mettre une grande rumeur et, par conséquent une musique bruyante (clamorosa), mais d’expression nulle ».

Quinault, dont les tragédies lyriques, mises en musique par Lulli, balançaient encore au milieu du xviiie siècle le succès, des librettistes, généralement assez pâles, de Rameau, et de ses contemporains ; Quinault, dont le nom revient souvent sous la plume de Calzabigi, a fait grande impression sur le poète italien ; et on peut dire que, si la réforme gluckiste est due en partie à ce dernier, elle lui fut inspirée par le spectacle, sans doute bien dégénéré à l’époque, mais encore majestueux, des opéras louis-quatorziens29.Néanmoins, après avoir examiné quelques-uns des poèmes de Quinault, Calzabigi conclut que le plan dont il fut l’inventeur est « chétif de soi-même et doit être absolument exclu du théâtre musical ». — « L’emploi que ce Poète renommé a fait de la magie est, sans aucun doute, défectueux, car, ainsi que nous l’avons démontré au sujet du magique, et aussi à propos du fabuleux, il ne peut intéresser continuellement : toutes les fois qu’au plan même s’adapte le pur vraisemblable : toutes les fois que des actions purement humaines30 s’ourdissent sur ce pur vraisemblable, en excluant le divin du Paganisme et le diabolique et le cabalistique, en un mot, tout ce qui excède le pouvoir attribué à l’humanité, alors, il n’est pas douteux que, du chœur nombreux, du ballet, de la [mise en] scène, magistralement unie à la poésie et à la musique, il ne résulte un tout extrêmement agréable, où les sens plus vifs du spectateur se verront successivement alléchés par la variété et la magnificence des objets, au moment même où son esprit sera ému par l’intérêt qu’il prend à l’action et par la délicatesse de la poésie ; et son cœur ravi doucement par les sons de la musique. »

Ces diverses lignes devront enfin se diriger toutes vers l’action comme vers le centre, et se perdre et se fondre toutes en elle : être non pas principales, mais subalternes : ne pas distraire l’attention du spectateur, mais être employées à solliciter son plaisir : ne pas lui présenter des objets hétérogènes, mais adéquats ; le poète et le compositeur de la musique, devraient toujours avoir, sous les yeux, à mon avis, le fameux précepte d’Horace : Denique sit quodvis simplex duntaxat, et unum ; précepte qu’on sait bien n’être pas seulement applicable au plan de la Tragédie ancienne et de la Comédie, mais étendre sa loi à tous les plans d’actions théâtrales imaginables31.

Ces idées, qui sont d’un homme de théâtre, Calzabigi, longtemps plus tard, les exposait encore dans une lettre à Alfieri, lorsqu’il disait :

Je crois que la tragédie ne doit être autre chose qu’une série de tableaux… Une tragédie est d’autant plus captivante et parfaite qu’elle est moins riche de mots et, par conséquent, plus mouvementée et plus pittoresque, de sorte qu’elle offre à l’imagination une matière riche et attrayante pour la peinture. L’action est donc dans le drame la chose principale (Horat., Ars poetica, 180 s.), et non pas le discours…32.

Cette théorie devait trouver son complément dans un compositeur d’instinct aussi dramatique que lui, mais auquel les circonstances n’avaient pas encore donné l’occasion de se développer pleinement.

Calzabigi avait disparu de Paris vers 1758-1759, laissant son frère régler ses affaires, qui semblent avoir été assez embrouillées, avec l’administration de la Loterie de l’École Royale militaire. Il était, en 1761, à Vienne, où, dit un biographe, ses connaissances commerciales lui acquirent de grandes faveurs et ne tardèrent pas à lui valoir le titre de conseiller aulique, avec une pension de 2 000 florins. Par Métastase ou autrement, il y fit la connaissance de Gluck (ou peut-être l’avait-il rencontré auparavant, en Italie), et bientôt s’esquissa une première collaboration, avec le poème d’Orfeo ed Euridice.

Poète et musicien étaient faits pour s’entendre : les idées de Calzabigi étaient celles du compositeur, et l’Italien, lorsque le succès fut venu, ne manqua jamais de revendiquer la part qu’il avait prise à la « réforme » gluckiste, heureusement exploitée par le bailli du Roullet, librettiste d’Iphigénie en Aulide, que Gluck devait rencontrer à Vienne vers 1772. Dans une Riposta (de Calzabigi lui-même, semble-t-il) publiée en 1790, à Venise, et adressée à Arteaga, on lit que Calzabigi choisit Gluck pour mettre en musique son drame. « Ce fut donc Calzabigi qui finalement inspira à Gluck une musique merveilleuse sous une détestable poésie, tandis que jusqu’alors il n’en avait écrit que de la vulgaire sur les drames divins et la céleste poésie de M. 33. »

Calzabigi ne faisait d’ailleurs, dans cette Riposta à l’auteur des Revoluzioni del Teatro musicale italiano (1785), que reproduire une défense déjà adressée, l’année précédente, au Mercure de France. Voici à quelle occasion : l’Opéra venait de représenter avec grand succès les Danaïdes, de Salieri, livret du baron Tschoudi, terminé par le bailli du Roullet, le librettiste d’Iphigénie. Or, le livret de Salieri n’était autre que celui d’une Hypermnestre que Calzabigi avait donné à Gluck en 1778. Gluck commença ou esquissa l’opéra, puis le céda à Salieri ; il ne fut nullement question de Calzabigi qui, de son côté, faisait musiquer son Hypermnestre, à Naples, par l’Italien Millico, « non moins célèbre chanteur qu’excellent compositeur ». Et lorsque les Danaïdes eurent été représentées à Paris, le 26 avril 1784, sous le nom de Gluck, Calzabigi, qui n’était sans doute plus en bons termes avec le chevalier, depuis Iphigénie, dont le livret avait été demandé au Français du Roullet, adressait au Mercure parisien une longue protestation, d’où il ne nous importe ici que de relever les lignes suivantes :

J’ai pensé, il y a vingt-cinq ans, que la seule musique convenable à la poésie dramatique, et surtout pour le dialogue et pour les airs que nous appelons d’azione, étoit celle qui approcheroit d’avantage de la déclamation naturelle, animée, énergique ; que la déclamation n’étoit elle-même qu’une musique imparfaite ; qu’on pourroit la noter telle qu’elle est, si nous avions trouvé des signes en assez grand nombre pour marquer tant de tons, tant d’inflexions, tant d’éclats, tant d’adoucissemens, de nuances variées, pour ainsi dire, à l’infini, qu’on donne à la voix en déclamant. La musique, sur des vers quelconques, n’étant donc, d’après mes idées, qu’une déclamation plus savante, plus étudiée, et enrichie encore par l’harmonie des accompagnemens, j’imaginai que c’étoit là tout le secret pour composer de la musique excellente pour un drame ; que plus la poésie étoit serrée, plus la musique qui chercheroit à la bien exprimer, d’après sa véritable déclamation, seroit la musique vraie de cette poésie, la musique par excellence.

… J’arrivai à Vienne en 1761 rempli de ces idées… M. Gluck n’étoit pas compté alors (et à tort sans doute) parmi nos plus grands maîtres… Je lui fis la lecture de mon Orphée, et lui en déclamai plusieurs morceaux à plusieurs reprises, lui indiquant les nuances que je mettois dans ma déclamation, les suspensions, la lenteur, la rapidité, les sons de la voix tantôt chargés, tantôt affoiblis et négligés, dont je désirois qu’il fît usage pour sa composition. Je le priai en même temps de bannir i passagi, le cadenze, i ritornelli, et tout ce qu’on a mis de gothique, de barbare, d’extravagant dans notre musique. M. Gluck entra dans mes voies… Je cherchai des signes pour du moins marquer les traits les plus saillans. J’en inventai quelques-uns ; je les plaçai dans les interlignes tout le long d’Orphée… J’en fis autant depuis pour Alceste. Cela est si vrai que, le succès de celle [la musique] d’Orphée ayant été indécis aux premières représentations, M. Gluck en rejetoit la faute sur moi34.

Sans doute Calzabigi exagérait-il un peu son importance, et les signes de son invention, auxquels il joignait des indications dans le genre de celle-ci, pour le chœur des Furies (second acte d’Orphée) : Raddolcito e con espressione di quelche compatimento, n’étaient pas suffisantes pour donner du génie à Gluck, non plus que pour assurer l’immortalité à d’Orfeo d’un Bertoni ou à l’Ipermnestra d’un Millico. Mais on comprend qu’après les triomphes parisiens du maître, dont s’étaient fait gloire les du Roullet ou les Moline, Calzabigi, rentré à Naples (où il mourait, en octobre 1795)35, éprouvât le besoin de revendiquer sa part de la « révolution » qui avait transformé le théâtre lyrique en Europe.

§

Quant à Gaud Lebland, bailli du Roullet, gentilhomme normand et chevalier de Malte égaré dans la diplomatie, il semble bien qu’il ne fit qu’indiquer à Gluck, d’après Algarotti ou Diderot36, l’Iphigénie de Racine, et la lui préparer et découper pour la musique, selon les principes de Quinault. Il avait d’ailleurs pris part à la querelle des Bouffons (1753), en écrivant une brochure, une « réponse sçavante » à Rousseau, qui ne nous est pas parvenue, et tout en préparant les livrets des Danaïdes de Salieri et du Renaud de Sacchini, il publiait, en 1776, une brochure anonyme, les Drames-Opéra, où, vraisemblablement, il rééditait, après l’expérience d’Iphigénie, ses. idées d’il y avait vingt ans. Tout comme Calzabigi, il y proclame que c’est dans l’accord complet de la musique et de la poésie que dépend un bon opéra ; il conseille de préférer les « sujets d’invention », de mettre l’exposition en action, de traiter des sujets simples, et de prendre pour modèle les tragiques grecs, et surtout Euripide ;, de varier les caractères des scènes, les mètres des vers, afin de permettre au musicien de multiplier, de varier et de contraster les effets. Les chœurs doivent prendre part à l’action ; les fêtes et les danses, généralement amenées à contresens dans l’opéra, doivent « l’être nécessairement par le sujet, comme dans l’enchantement d’Armide » ; sinon elles sont une distraction pour le spectateur. Enfin, le poète doit fournir au musicien « toutes les ressources de montrer toutes les puissances de la musique d’expression ».

La brochure de du Roullet n’était guère qu’une apologie de son système. Les contemporains ne la considérèrent sans doute pas autrement ; des couplets inédits, retrouvés dans les papiers de Favart, plaisantent assez spirituellement la Lettre du bailli.

De la scène lyrique
Quinault n’est plus le roi.
Lisez ma Poétique,
Vous direz comme moi.
Nous n’avons qu’un génie.
— Qui, M. le Bailly ?
— L’auteur d’Iphigénie.
— Ah ! M. le Bailly ?
Admirez sa sagesse.
Modeste en ses essais,
Par respect pour la Grèce,
Il parle mal français ;
Même en pillant Racine,
Son génie affoibli
Dément son origine.
— Oui, M. le Bailly !
Gardez-vous dans la fable
De choisir vos sujets,
Point de Dieux, point de Diables,
Ni fêtes ni ballets,
Cela sent trop l’enfance.
— Mais, M. le Bailly !
On peut aimer la danse ?
Hein… M. le Bailly ?

Aussi bien, la musique du chevalier n’avait-elle plus besoin du soutien de la littérature. Armide, assez discutée au début, puis la seconde Iphigénie allaient confirmer le succès de la réforme inaugurée par la première Iphigénie, Orphée et Alceste. C’était le couronnement de l’œuvre prévue par nos encyclopédistes, préparée et secondée par les théoriciens italiens, et achevée par un maître allemand, ou plus exactement bohémien. Jomelli, le « Gluck italien », ne fit pas école, dit M. Romain Rolland. « Ce fut le Gluck allemand qui assura la victoire, non seulement à une forme d’art, mais à toute une race. » Cette victoire se prolongea pendant un demi-siècle, jusqu’à ce qu’un Ultramontain, d’une autre envergure que Piccini, qu’il avait vaincu, vînt, avec l’aide du Berlinois Meyerbeer, faire oublier, pendant un autre demi-siècle, le chevalier et sa noble musique. Il ne fallut pas moins qu’une nouvelle révolution musicale, conduite par le Saxon Richard Wagner, pour rendre à son art « purement humain » la place éminente qu’on n’aurait jamais dû lui disputer.

Les Revues.
La Revue d’Italie (fusion avec France-Italie) : un portrait de M. G. d’Annunzio, par M. Renato Serra §

Tome CX, numéro 411, 1er août 1914, p. 595-602 [596-598].

La Revue France-Italie prend, à partir du premier numéro de sa seconde année, le nom, moins circonstanciel et plus simple, de Revue d’Italie. Elle s’unit à cet effet avec une Revue de ce nom qui a déjà onze ans d’existence honorable. Son inspiration, sa méthode, la distribution des matières dans chaque fascicule demeurent les mêmes ; sauf quelques améliorations, auxquelles nous espérons que d’autres pourront succéder, notre Revue reste bien celle qui a pu, en un an, conquérir l’estime du public de deux pays et rassembler de précieuses collaborations.

Ayant désormais consolidé les bases morales et techniques de notre entreprise, nous nous adressons de nouveau, avec une entière confiance, à tous ceux qui, de l’un et de l’autre côté des Alpes, s’intéressent au problème des relations entre les deux grandes nations latines, qui sont attachées à leurs glorieux souvenirs communs, et surtout à tous les Français qui savent la gloire de la pensée de l’art de l’Italie dans les siècles passés, qui savent le prix de son activité présente. Nous répétons avec plus d’assurance : il fallait qu’il existât une grande Revue, organe des intérêts communs de deux grands peuples, de leur désir de s’entendre toujours mieux ; il fallait qu’il existât une Revue française entièrement consacrée à l’Italie. Et encore : puisque cette Revue existe et qu’elle est assurée de vivre, il faut qu’un public de plus en plus large accueille et encourage son effort.

C’est en ces termes que M. Julien Luchaire annonce la fusion de France-Italie avec son aînée : La Revue d’Italie.

Le n° 1 de la nouvelle publication (1er juillet) contient, sous ce titre : « le Dernier d’Annunzio », un portrait exceptionnellement bien venu de l’admirable auteur de l’Enfant de la Volupté et du fameux éleveur de lévriers de course.

Il s’en va de par le monde, comme ces anciens et prodigieux artistes, à la façon d’un Cellini, entré au service, non pas du Roi très Chrétien, mais d’une vie avide et inquiète. Il travaille l’or, l’argent, le marbre, le bois, le plâtre et le ciment, les matières précieuses comme les plus viles, avec une indifférence et une effronterie imperturbables. Et il est vraiment exquis, à une époque où tous les snobs et toutes les cocottes ne parlent que d’élévation spirituelle et d’idéal héroïque, ce spectacle d’un artiste qui travaille tranquillement pour l’argent, l’occasion ou le caprice, pour la nourriture de ses lévriers, la satisfaction de qui l’applaudit ou la commission de qui le paie. Au milieu de tout ce bruit et de cet éblouissement, parmi toutes ces choses dont on ne peut dire si leur voisinage est plus singulier qu’odieux, il reste solitaire, svelte et élégant, impassible, avec sur le visage une froideur que nos yeux ne savent pas scruter : ils glissent sur quelque chose de lisse et d’éclatant, qui nous arrête et nous repousse, comme un dieu caché dans l’âme vaine.

Laissons de côté les instants où d’Annunzio est entraîné lui aussi par la vulgarité courante et parle de lui-même aux badauds avec le langage pompeux des hiérophantes. Regardons le nouveau d’Annunzio, plus commun, plus pratique, je dirais presque : commercial, que l’exil nous a montré et qui nous attire toujours comme un prodige. Dans ces besognes vénales, il se plaît, par goût et par ambition, à révéler des qualités artistiques d’une pureté inimitable, qui feront toujours le désespoir de tous les artistes bourgeois, à l’âme probe, riche seulement de bonnes intentions et de médiocrité. D’Annunzio ne peut pas être médiocre. Il peut être monotone, faux, parfois même détestable, mais il l’est d’une façon qui lui est particulière. Nous pouvons le détester et le fuir ; mais tous, au moment de prendre une plume et d’aligner des signes sur le papier, nous ne pouvons prononcer son nom sans un sentiment d’humilité et de respect. Quelle que soit la grandeur que nous avons en nous ou que nous rêvons d’atteindre, une chose est certaine, c’est que, dans la mesure où comme lui nous usons des signes dc l’écriture pour créer des effets, nous sommes tous semblables, mais bien inférieurs à lui, pauvres et mesquins, immensément, à côté de lui.

Il y a outrance d’humilité, dans cette dernière phrase de M. Renato Serra. Aussi, est-ce l’une des grâces spéciales imparties à M. d’Annunzio qu’il inspire surtout les vertus dont il dédaigne pour soi l’usage. En vérité, la séduction de cet écrivain étonnant tient du sortilège. À preuve, ces lignes où le critique juge et se repent aussitôt :

Comment ne pas penser que d’Annunzio est fini, lorsqu’on le voit exhiber un vieil exercice de style, comme la Vita di Cola, qui nous ramène à une époque et à une ambition si différentes, et y ajouter des préfaces et des notes pour obtenir les dimensions du volume à imprimer ? Il écrit des commémorations et des articles de circonstance, ramasse les débris tombés dans l’atelier, cherche dans ses tiroirs les bouts de papier, les pages détachées, les notes, tout ce qui n’a pas été développé et mis en œuvre pour le débiter au public.

Et pourtant rarement il a été aussi heureux.

Entendons-nous bien ; nous ne parlons pas maintenant du bonheur de son expression, du miel et de l’or qui coulent de sa bouche par une nécessité de nature, même s’il dit les choses les plus fausses et les plus ennuyeuses du monde. C’est là une qualité qui, jusqu’à un certain point, subsiste presque toujours chez lui ; et on pourrait reconnaître sa présence jusque dans les choses les plus mauvaises dont nous avons jugé la moralité suivant l’impression générale. Mais c’est une présence muette, si j’ose dire, surtout inutile, un vain prodige ; le caractère et l’accent du travail sont ailleurs.

Au contraire, dans ces choses écrites un peu au hasard, pour les envoyer les unes après les autres à un journal, qui les paie et les imprime, les qualités vraies de d’Annunzio s’affirment dans leur naturelle pureté, sans thèmes, sans programmes. C’est d’Annunzio qui prend une chose quelconque et qui l’écrit.

C’est un spectacle magnifique.

« Magnifique » est un peu excessif, sans doute. Si quelqu’un traitait à fond « le cas d’Annunzio », il lui faudrait expliquer la gloire mondiale de cet artiste d’une valeur indiscutable, par le fait qu’il est le plus sensible et fidèle miroir où se réfléchisse notre jeune siècle ahurissant. Le pire et le meilleur y préparent sa maturité dans un désordre vertigineux. Ce désordre, M. d’Annunzio le personnifie, il y participe, il en accuse le détestable et l’excellent. Fort justement M. Serra relève, dans « l’intérêt du snobisme », « une des causes de la fortune de d’Annunzio ». Le génie familier de M. d’Annunzio a des antennes toujours eu éveil qui lui indiquent le vent du snobisme. Les directions successives de l’écrivain ont eu, dès l’origine, une merveilleuse sûreté et, quoi qu’il ait fait ou fasse, il demeure en lui assez d’un bel artiste pour qu’on lui pardonne un mercantilisme qui le pousse à l’indiscrétion volontaire, calculée, de sa vie bruyante et des bavardages de son œuvre.

M. Serra termine par ces lignes :

Et nous nous sommes demandé de quoi cet homme pouvait encore être capable, qui peut tracer les limites de son travail, qui peut dire s’il ne va nous donner le volume de ses plus beaux vers, ou l’histoire de sa vie plus vraie ?

Ou peut-être rien.

L’unique chose qui nous reste de lui, lorsque nous le fixons avant de nous éloigner, est ce froid visage d’Alcibiade.

On ne pense pas à l’adolescent qui apparaît sur le seuil du banquet, couronné de violettes et éclatant d’ivresse, aux yeux fatigués qui le regardent dans la rougeur crue de l’aube ; on pense à l’autre, qui parle en Thucydide, d’une voix claire, durcie par l’intelligence de l’expérience. Il dit qu’il est juste que son bonheur pèse à ceux qui vivent avec lui.

Musées et collections.
Au Musée du Louvre : la collection Camondo §

Tome CX, numéro 411, 1er août 1914, p. 616-623 [618].

Tout arrive : la collection Camondo, léguée au Musée du Louvre en 1911, a été enfin ouverte au public le 4 juin dernier. On ne saurait d’ailleurs être trop étonné de cette lenteur d’installation si l’on songe que les services d’architecture du Louvre, à qui incombe ce retard, ont mis plus de vingt ans à achever, d’après les plans de Lefuel, le grand escalier du pavillon Mollien, au haut duquel se trouvent les nouvelles salles et qui a été inauguré par la même occasion.

La petite salle du Moyen-Âge et de la Renaissance n’offre qu’une trentaine de pièces, mais il en est, parmi elles, de très précieuses : parmi les œuvres italiennes, trois bronzes hors de pair : un buste vénitien ou lombard, plein de vie et de robustesse, où l’on veut voir une effigie du maréchal Trivulce ; un groupe, Mercure et Argus, production nerveuse et fine de l’école florentine du xve siècle ; puis une merveilleuse plaquette, la pièce capitale de cette réunion, représentant la Crucifixion et attribuée à juste titre à Donatello ; enfin, une grande statue équestre en bois doré de Saint Georges, d’un accent encore tout gothique, avec un mélange de rudesse et d’élégance qui nous engage à y voir, plutôt qu’une œuvre de l’Italie du Nord, comme dit le catalogue, une création de cette école tyrolienne toute voisine, qui réunit en elle les caractères de l’art allemand et de l’art italien et qui a produit, avec Michel Pacher, de si expressifs chefs-d’œuvre.