1673

Mercure galant, tome IV, 1673

2014
Source : Le Mercure galant, tome IV, Claude Barbin, 1673.
Ont participé à cette édition électronique : Anne Piéjus (Responsable d'édition), Nathalie Berton-Blivet (Responsable d'édition), Alexandre De Craim (Édition numérique), Vincent Jolivet (Édition numérique) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Le Mercure galant, 1673 (tome IV). §

Au Lecteur §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. [I-III].

JE ne dois pas me plaindre du succez du Mercure Galant ; On l’a contrefait en tant d’endroits, que j’ay lieu de croire que le debit en a esté tres-grand. Mes Libraires n’en doivent pas estre si satisfaits, & les Impressions qu’on en a faites à Lyon, Vezel, Utrech, Amsterdam, & autres Lieux, ont fait beaucoup de tort à celle de Paris : Ce n’est pas qu’elle ne soit beaucoup plus correcte, & l’on n’en doit pas douter, puis que les Copies égalent rarement les Originaux. Je dois donc avertir le Lecteur, que ceux qui n’ont pas acheté ou acheter le Mercure galant à Paris, n’ont que des Exemplaires remplis de fautes tres-considerables, puis qu’elles changent le sens en beaucoup d’endroits, & que la plupart des Noms de ceux dont j’ay parlé font tellement défigurez, qu’à peine en peut-on reconnoistre la moitié ; C’est à quoy le Lecteur doit prendre garde. Je le prie aussi de se souvenir que l’on vendra sans y manquer le premier jour d’Aoust prochain, le Cinquiéme Tome du Mercure Galant.

Leonidas. Nouvelle §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 1-107.

PUIS que vous souhaitez, Madame, que je vous écrive tout ce qui s’est passé de nouveau depuis que nostre commerce a esté interrompu par les cruelles affaires qui me sont arrivées, je vais satisfaire à vos souhaits, qui seront toûjours des ordres absolus pour moy ; Mais estant obligé de renfermer en une seule Lettre tout ce que je vous aurois mandé en plus de vingt, je croy qu’elle contiendra du moins dequoy remplir un Volume, c’est pourquoy je commence sans perdre le temps en paroles inutiles.

Quelques jours apres vous avoir écrit les dernieres Nouvelles que je vous ay mandées, je me trouvay dans une Ruelle galante, où l’on parla d’une Histoire nouvelle, arrivée depuis peu dans une des plus charmante Cour de l’Europe. Je n’y fus pas plutost entré, que la Personne qui devoit raconter cette Nouvelle, commença de la sorte.

Leonidas.

Nouvelle.

L’Histoire que je vais vous raconter est arrivée depuis quelques années dans une des plus charmante Cour de l’Europe, & qui ne le cede en galanterie, qu’à celle de France. Le Souverain de cette riante Cour estoit en une de ses Maisons de Campagne, avec tous ceux qui ont coustume de le suivre, autant par inclination que par devoir, lors que le Dieu des Avantures fit naistre les premiers incidens qui servirent de fondement à cette Histoire. Lucille & Celie, qui en ont esté les principaux Personnages, ayant sçeu que le Prince, suivant sa magnificence ordinaire, donnoit un Divertissement à sa Cour, partirent de sa Ville Capitale pour y venir prendre part : Elles estoient Sœurs ; mais elles differoient d’âge, d’esprit & de beauté. Lucille estoit l’aînée, & l’on remarquoit sur son visage qu’elle avoit esté belle ; & ceux qui en jugeoient ainsi ne se trompoient pas ; elle auroit mesme encor passé pour telle, si l’on n’eut point veu sa Sœur. Cette cadette n’avoit que seize ans, & l’aînée en ayant quarante, il ne faut pas s’étonner si des appas qui commençoient à s’user, furent effacez par des charmes naissans. Lucille avoit une brusquerie agreable, avec un enjouëment si grand, qu’elle passoit d’abord dans l’esprit de ceux qui ne la connoissoient pas, pour estre un peu étourdie : Elle avoit pourtant du bon sens ; il ne faut pas s’en étonner, les Personnes enjoüées n’en ont souvent pas moins que les autres. Celie estoit d’une beauté achevée, elle ébloüissoit tous ceux qui la voyoient, & ses charmes prenoient plus de cœurs sans dessein, que toutes celles qui ne songent qu’à plaire, elle ne pensoit à rien moins ; & si sa beauté estoit parfaite, son esprit ny répondoit pas : Elle n’avoit point encor veu le monde, la Cour estoit pour elle un Pays inconnu, & elle ne sçavoit pas elle-mesme ce qu’elle valoit. Lucille qui l’aimoit tendrement & qui vouloit luy faire voir la Cour, employa ses Amis pour avoir des places au Divertissement du Prince ; c’estoit une Comedie mélée de Musique : Elle y réüssit si bien, qu’elles furent placées au premier rang. La beauté a de grands privileges, & l’on fait souvent pour elle beaucoup plus que pour le merite. Elles n’entendirent autour d’elles de tous costez pendant plus d’une heure, que des Gens qui disoient : Ah la belle Fille ! Le beau teint ! Les beaux yeux ! & mille autres choses semblables ; & chacun se demanda l’un à l’autre qui elle estoit, où elle demeuroit, & de qui elle estoit connue. Le bruit de sa beauté s’estant répandu de tous costez dans la Salle du Balet, il vint jusques aux oreilles du Prince Polexandre ; & ce Prince dont le nom est connu par mille Exploits fameux, n’estant pas moins galant que grand Capitaine, voulut luy-mesme voir si Celie estoit aussi belle que plusieurs luy vinrent dire. Il s’approcha d’elle & voulut entrer en conversation ; mais comme par malheur sa Sœur causoit avec une Personne de sa connoissance, que le jour n’estoit pas grand dans la Salle, parce que le Ballet n’estoit pas commencé, & que Celie ne connoissoit personne de la Cour, elle rebuta ce Prince, ainsi qu’elle avoit fait vingt Marquis curieux dont elle commençoit à se trouver fatiguée. Le Prince s’apperçeut qu’il n’en estoit pas connu, & voulut se donner du plaisir de cette avanture. Les grands Princes en ont rarement de pareils, & sont quelquefois ravis de voir qu’on leur parle comme au reste des Hommes. Il ne se fit donc point connoistre à Celie, il cacha mesme l’Ordre qu’il aportoit ; & couvrant avec la main une partie de son visage, il continua la conversation, apres avoir fait connoistre son dessein à ceux qui estoient autour de luy, afin qu’ils ne le découvrissent pas. Celie luy dit beaucoup de choses pleines d’une naïveté sans exemple, le traita assez rudement, & ne voulut répondre à aucune des questions qu’il luy fit : Elle auroit pû s’en defendre plus civilement, mais sa jeunesse & le peu d’experience qu’elle avoit du monde, & sur tout des manieres de la Cour, furent cause qu’elle traita de la sorte un Prince dont toutes les Coquetes de l’Assemblée se seroient tenuës heureuses, s’il avoit seulement jetté quelques regards sur elles. Celie continuoit de faire paroistre ses mépris, & haussoit mesme sa voix pour les rendre plus publics, lors que sa sœurr finit sa conversation, & tourna la teste devers elle. Si la veuë du Prince luy causa quelque surprise, l’air dont elle vit que sa sœurr le traitoit, l’étonna encor davantage. Elle fit une profonde reverence à ce Prince, & fit en mesme temps connoistre à sa sœurr la faute qu’elle venoit de faire. Celie rougit au nom du Prince Polexandre ; & pleine de confusion tourna le visage d’un autre costé & n’oza plus le regarder. Le Prince lia conversation avec Lucille, & l’ayant pressée obligeamment de luy dire tout ce qu’il souhaitoit d’aprendre, il eut d’elle tout l’éclaircissement qu’il desiroit. À peine eut-il appris tout ce qu’il vouloit sçavoir, qu’il se tourna vers tous ceux qui estoient autour de luy, & leur dit le nom de Celie, le lieu de sa naissance, les noms de ses Parens, ceux qui vivoient encor, & ceux qui estoient en l’autre monde, & il dit mesme jusques au nom de la demeure & de l’Enseigne où elle demeuroit dans la Ville Capitale. Leonidas qui estoit chargé d’une partie des Affaires les plus importantes de l’Estat, qui depuis long-temps estoit derriere le Prince, & que les yeux de Celie venoient de rendre le plus amoureux de tous les Hommes, fut ravy d’apprendre tout ce que le Prince dit ; Il s’en apperçeut, & ils s’entretinrent ensemble des beautez de Celie. Pendant cet entretien on alluma les Lustres ; ils ne se servirent qu’à faire paroistre davantage les beautez de Celie, & qu’à faire connoistre qu’elles n’estoient point de celles que le grand jour efface. La Salle fut à peine éclairée, qu’on servit la Collation. Tous les Admirateurs de Celie luy en envoyerent, tous les yeux furent attachez sur elle, elle fut le sujet de l’entretien de la plus grande partie de Assemblée ; & sa sœur la voyant accablée de caresses, de regards & de Confitures, commença prudamment à se chagriner ; Elle appréhenda que tous ces honneurs, pour estre trop grands, ne tournassent à la fin en raillerie ; & comme elle n’estoit venue que pour voir la Comedie, elle craignit de la donner. Le Divertissement finy, elles eurent de la peine à sa débarrasser de tous ceux qui voulurent les voir & leur parler : Elles furent entourées de Fâcheux, on leur offrit vingt Chaises & cent Carosses pour s’en retourner ; & depuis le plus jeune Marquis, jusques au plus âgé Courtisan, chacun offrit la main à Celie pour descendre les Degrez du Chasteau, où quelques Femmes jalouses de sa beauté, l’attendirent pour la voir passer. Elles furent à peine chez elles, où sa sœurr ne voulut laisser entrer personne, qu’elles demanderent à manger. On les fit attendre long-temps, & elles commençoient à s’impatienter, lors qu’on leur servit un Soupé si galant & si magnifique, qu’un Prince Amant n’auroit pû regaler autrement sa Maistresse. Les deux sœurrs parurent aussi surprises qu’il est aisé de se l’imaginer. Elles demanderent à l’Hoste & à l’Hostesse d’où venoient tous ces Mets, & leur dirent qu’on se mocquoit d’elles, & qu’elles ne les avoient pas demandez. L’Hoste leur répondit qu’il avoit ordre de les leur servir, & de leur donner tout ce qu’elles souhaiteroient, & mesme toutes les choses dont il pourroit prévoir qu’elles auroient besoin, sans prendre de leur argent. Il adjoûta qu’il avoit fait porter leurs Hardes dans la plus belle Chambre de son Logis, & qu’il ne souffriroit point qu’elles couchassent dans celle qu’elles avoient choisie. Lucille se douta bien que toutes ces galanteries ne venoient que du Prince ou de Leonidas, mais elle n’en témoigna rien. Elle ne se trompoit pas dans ces conjectures ; Leonidas avoit envoyé querir l’Hoste, & luy avoit parlé luy-mesme. Sa passion estoit devenuë si forte dés sa naissance, que depuis beaucoup de Siecles nous n’avons peut-estre point eu d’exemple d’une si violente ardeur. Quand les deux Sœurs furent couchées, l’aînée qui avoit de l’esprit, fit reflexion sur tout ce qui s’estoit passé ; & comme elle jugea de la suite par de si beaux commencemens, elle resolut de partir le lendemain, & mesme de grand matin, quoy que son dessein eut esté de rester quelques jours à la Cour, pour faire voir à sa Sœur les Appartemens du Chasteau. Celie ne pût apprendre cette Nouvelle, sans en soûpirer ; elle auroit volontiers demeuré plus long-temps à la Cour, & ce qui s’estoit passé ne l’en avoit point rebutée ; Elle n’en témoigna toutefois rien à sa Sœur, & partit dés le lendemain avec elle. Lucille qui se douta bien que l’Hoste avoit esté gagné, ne luy fit point connoistre son dessein, & luy dit seulement en sortant de chez luy, qu’elle alloit à l’Eglise. Deux heures apres leur départ, Leonidas envoya sçavoir de leurs nouvelles. Son Messager y revint plusieurs fois, & cet Amant ayant sçeu qu’on ne les pouvoit trouver, les fit chercher par tout : Il ne les crût toutefois point parties jusques au soir ; mais quand la nuit fut venuë, il ne douta plus de leur départ. Il en eut un chagrin qui ne se peut qu’à peine concevoir ; mais il auroit esté au desespoir, s’il n’avoit pas sçeu le lieu où elles demeuroient à la Ville. Il envoya dés le lendemain pour sçavoir de leurs nouvelles, mais on ne trouva personne, & l’on dit qu’elles n’estoient point revenuës. Il y renvoya le jour suivant, on dit la mesme chose à celuy qui y fut de sa part : De sorte qu’ayant encor eu la mesme réponse, son amolir l’obligea d’y aller luy-mesme. Il croyoit bien que l’on avoit fait toutes ces réponses ; mais il se persuadoit qu’elles avoient donné ordre de les faire, & qu’ayant resolu de ne le pas voir, elles vouloient qu’on crût qu’elles n’estoient pas revenuës chez elles. Cet Illustre Amant fit tout ce qu’il luy fut possible pour déveloper ce mistere ; mais tout l’éclaircissement qu’il pût tirer, fut qu’elles estoient de retour, mais qu’elles n’estoient pas venuës loger chez elles, & c’estoit la verité ; car Lucille s’estoit doutée de ce qui arriveroit ; n’avoit point voulu depuis son retour loger dans le lieu où elle avoit dit au Prince Polexandre qu’elle demeuroit, parce que ce Prince l’ayant redit hautement, toute la Cour en estoit instruite. Leonidas fut inconsolable de n’avoir pu apprendre d’autres nouvelles de sa Maistresse. Il se voyoit moins avancé que le premier jour ; & pour voir celle qu’il aimoit avec tant d’ardeur, il falloit qu’il la cherchât dans une grande Ville, & qu’il la cherchât mesme long-temps sans estre assuré de la trouver. Cette incertitude estoit bien cruelle pour un Homme aussi impatient & aussi amoureux que Leonidas : Il ne pouvoit se consoler, cependant il fallut bien prendre patience, & mettre des Espions en Campagne, ce qu’il fit ; Ils réüssirent si bien qu’ils découvrirent enfin apres huit jours d’une recherche fort exacte, le lieu où les deux Sœurs demeuroient. Le Prince de son costé avoit pris le mesme soin, & ceux qu’il avoit employez, s’estant bien acquitez de leur commission, il apprit presque en mesme temps la demeure de Celie. Il resolut de l’aller trouver, & fit mettre pour cet effet un Manteau de bonne fortune dans son Carrosse qu’il fit arrester an bout de la Ruë où demeuroit Celie. Leonidas en avoit aussi pris un, & suivy d’un Laquais sans livrée, s’estoit fait conduire jusques à la porte dans une Chaise de place. Ils se rencontrerent tous deux sur le Degré, & s’estans reconnus, ils ne purent s’empescher de se faire une mutuelle confidence ; ce qui ne plut toutefois pas à Leonidas, car il estoit beaucoup plus amoureux que le Prince. Ils heurterent ensemble à la porte de la Chambre de Celie : Elle leur fut ouverte par Lucille, qui leur en refusa l’entrée avec le plus de civilité qu’il luy fut possible. Ils demanderent la permission d’y revenir l’apresdînée ; ce qu’elle leur refusa avec la mesme civilité, en leur disant qu’elle avoit affaire chez une Femme de Qualité qui demeuroit dans un Quartier fort éloigné du sien, & qui estoit fort connuë du Prince. Elle leur dit cela, non seulement pour les empescher de venir ; mais encor pour leur apprendre que puis qu’elles connoissoient particulierement cette Dame, qui estoit un exemple de vertu, ils devoient juger d’elles plus avantageusement qu’ils ne faisoient peut-estre. Ils se retirerent assez mal satisfaits, mais dans la resolution de consulter ensemble ce qu’ils avoient à faire, & de pousser les choses plus avant. Ils s’en retournerent dans un Temple qui estoit dans la mesme Rüe : Ils y rencontrerent Celie qui ne les reconnut pas d’abord. Lucille y vint aussi-tost, & apres leur avoir parlé quelque temps les conjura de les laisser sortir sans les suivre. À quoy ces Messieurs obeïrent peut-estre moins pour l’amour d’elles, qu’à cause d’eux-mesmes, ne voulans pas estre connus. Ils s’en retournerent donc, & resolurent, de se trouver dans la Ruë où Lucille avoit dit le matin qu’elle iroit voir l’aprésdînée une Dame de Qualité. Ils vouloient sçavoir si elle leur avoit dit vray, & par ce mesme moyen ils vouloient voir Lucille qu’ils avoient trouvée encor plus belle que lors qu’ils l’avoient veuë à la Cour. Ils ne manquerent pas de se trouver au rendez-vous qu’ils se donnerent ; & pour faire réüssir leur dessein, ils firent mettre leurs Carrosses aux deux bouts de la Ruë où demeuroit la Dame que Lucille & sa sœurr devoient aller voir, & chez qui elles estoient déja entrées lors qu’ils arriverent. Ils attendirent longtemps qu’elles sortirent ; & le moment qu’ils attendoient avec beaucoup d’impatience estant arrivé, chacun se tint dans son poste, ainsi qu’ils avoient resolu. Lucille & sa sœurr estant presque au bout de la Ruë, apperçeurent le Carosse de Leonidas. Elles ne donnerent aucuns signes qui pussent faire connoistre qu’elles l’avoient remarqué ; car Lucille l’ayant veu la premiere, & s’estant doutée d’une partie de la chose, & que Leonidas devoit estre en embuscade au coin de la Ruë, dit à sa sœurr de la suivre, & se retourna aussi-tost, afin de s’en aller par l’autre bout de la Ruë. Elle eust à peine fait une partie du chemin, qu’elle apperçeut le Carrosse du Prince Polexandre. Elle se trouva fort embarassée, & s’arresta pour réver un moment à ce qu’elle avoit à faire : Elle n’avoit encor pris aucune resolution, lors que le Prince, envelopé de son manteau de bonne fortune, sortit de son Carrosse, & les vint aborder avec beaucoup de civilité. Leonidas en fit autant avec un pareil équipage. Leur conversation fut assez longue, & ces Jeux Amans les presserent avec toutes les instances imaginables, de monter dans l’un de leurs Carrosses, & leur promirent de les mener où elles vouloient aller, sans qu’elles eussent aucun sujet de se plaindre d’eux. Comme ils estoient dans une Ruë détournée, & qu’il n’y passoit pas beaucoup de monde, Lucille se defendit long-temps, & n’accepta leur offre qu’apres plusieurs refus. Quand elles furent dans le Carosse, le Cocher qui avoit l’ordre de tout ce qu’il devoit faire, le mena fort doucement, & leur fit faire trois fois plus de chemin qu’il n’estoit necessaire pour aller où elles avoient prié qu’on les menât. Elles s’en apperçeurent, & Lucille leur dit qu’elle n’apprehendoit rien, & qu’elle estoit montée en Carosse sur la parole d’un Grand Prince, qui n’en voudroit pas manquer mesme à ses plus grands Ennemis. Leonidas parla peu ; mais ses yeux parlerent beaucoup ; l’excez de son amour le rendit presque immobile, & l’on ne vit jamais tant de chagrin que celuy qu’il témoigna dans le moment qu’il fallut se separer, & laisser Lucille & Celie chez leur Amie. En disant adieu à cette derniere, il luy serra la main avec des transports presque incroyables : Il la pria tout bas de se ressouvenir de luy. Il n’oublia pas Lucille, & luy fit toutes les amitiez imaginables, estant forcément persuadé qu’il ne pourroit estre heureux sans elle, puis qu’elle avoit sur sa sœurr une authorite de Mere. Le Prince ne parut pas si passionné, & tout son procedé fit assez connoistre, que s’il estoit d’humeur à profiter d’une avanture, il ne vouloit, ny la chercher, ny qu’elle luy fit de la peine. Laissons retourner ces deux Amans chez eux, & suivons Lucille & Celie jusques à la Chambre de leur Amie. Avant que d’y entrer, Lucille voulut détacher la Robe de sa sœurr ; mais elle fut bien surprise d’entendre le bruit que firent plus de cent Loüis d’or, que Leonidas avoit mis dans sa Jupe sans l’en avertir. Le Laquais de leur Amie sortit avec de la lumiere, & leur aida à les ramasser. Celie fut sur le poinct de tout gâter, en témoignant la surprise qu’elle eut de voir cet argent ; mais sa sœurr l’avertit de ne rien dire & de la laisser parler. Il estoit temps, car la Maîtresse du Logis vint au aussi-tost, ayant entendu le cry que son Laquais avoit fait pour marquer son étonnement. Lucille luy fit sur le champ une Histoire, & luy dit qu’elle venoit de recevoir cet argent pour une autre. Ce tour d’adresse estoit necesaire ; car bien qu’elles fussent de tres-bonne Famille, chacun sçavoit bien que leurs Affaires estoient en mauvais estat. Lucille ne fut pas longtemps à sa visite, & s’en estant retournée chez elle avec sa sœurr, elle fit en elle-mesme de tres-serieuses reflexions sur tout ce qui s’estoit passé pendant la journée ; & les avantures du matin, de l’apresdînée & du soir, luy firent juger que les choses n’en demeureroient pas là, si elle n’y mettoit ordre ; & dans ce dessein elle resolut d’acheter quelques meubles dés le lendemain, & de loüer une Chambre dans un Quartier fort éloigné, ce qu’elle fit, mais comme elle faisoit tendre ses meubles, elle reçeut une Lettre de Leonidas, qui l’ayant toûjours fait suivre par un Laquais déguisé, avoit sçeu tout ce qu’elle avoit fait, mais non pas tout ce qu’elle avoit pensé. Elle fit réponse à ce mesme Laquais, qu’elle alloit en son Pays avec sa Sœur, & qu’elle avoit loüée cette Chambre pour y mettre ses meubles pendant son absence. Elle jugea bien qu’elle ne seroit suivie d’aucun Espion pendant que ce Laquais iroit faire cette réponse à son Maistre, & dans cette pensée elle fit au plutost porter ses meubles dans la premiere Chambre qu’elle trouva vuide dans un des Fauxbourgs de la Ville, fort éloigné de l’endroit où elle estoit. Elle vint heureusement à bout de son dessein ; & trompa pour ce coup Leonidas & son Espion, qui pendant huit jours courut toute la Ville sans les pouvoir trouver, & sans pouvoir mesme en apprendre aucunes nouvelles ; Leonidas dit au Prince Polexandre une partie de tout ce qui s’estoit passé & quoy qu’il ne fut pas tout à fait persuadé que Lucille & sa sœurr furent allées en leur Pays, ny mesmes qu’elles y dûssent aller, il ne laissa pas de faire tout ce qu’il pût pour empescher le Prince d’en douter. Il le crût ; & ne voulant pas se faire une affaire de ce commencement d’avanture, il oublia tout à fait Celile, & laissa à Leonidas le soin de la chercher. Peut-estre ne l’auroit-il de longtemps trouvée, si la Fortune ne s’en fut mélée huit jours apres, & ne luy eut fait rencontrer Celie qui sortoit d’un petit Temple qui estoit dans le mesme Fauxbourg où elle logeoit. Il ne l’eut pas plutost apperçeuë, qu’il sortit de son Carosse avec beaucoup de précipitation, & courut luy parler. Il la pressa d’y monter, elle s’en défendit ; il luy dit qu’il ne la quitteroit point, & qu’il la suivroit à pied. Elle fut embarrassée de cette réponse ; & voyant qu’il se mettoit en estat de tenir sa parole, elle crût qu’elle devoit avoir cette complaisance pour luy, & qu’elle ne seroit point blâmée de la sœurr, puis qu’elle avoit déja esté dans le Carosse du Prince. Aussi-tost qu’elle fut entrée dans celuy de Leonidas, il parla bas à un de ses Gens ; & celuy à qui il parla ayant dit au Cocher l’intention de son Maistre, il les mena dans une Maison dont la porte s’ouvrir sans qu’on vit paroistre personne. Leonidas ouvrit celle du premier Appartement avec une petit Clef qu’il avoit sur luy ; & Celie apperçût une Chambre dont l’éclat l’ébloüit d’abord. Il y avoit sur la Table deux Flambeaux de vermeil doré, garnis de deux Bougies allumées. Leonidas ouvrit une Armoire qui estoit à l’un des costez de la Cheminée, dont il tira de petits Fagots de Sermant ; puis en ayant ouvert une autre qui estoit de l’autre costé, il en tira de petits bouchons de paille qu’il alluma à l’une des Bougies, & avec cette paille il mit le feu aux Fagots qu’il avoit mis dans la Cheminée. Ils furent à peine allumez, qu’il entretint Celie de sa passion, mais avec beaucoup plus d’ardeur & des transports beaucoup plus grands qu’il n’avoit fait dans le Carrosse. Il se jetta vingt fois à ses genoux ; il les embrasa, il les arrousa de ses larmes, & luy dit des choses capables d’attendrir le cœur le plus endurcy. Celie, dont le jeune cœur estoit encor tout neuf, & qui ne sçavoit ny aimer ny haïr, eut pitié de ces maux, sans les partager. Elle luy dit qu’elle en estoit bien fâchée, mais elle ne luy dit point qu’elle l’aimoit. Comment auroit-elle pû luy dire ? elle l’ignoroit elle mesme. Leonidas qui ne pouvoit la regarder, sans devenir de moment en moment encor plus amoureux, mit toutes choses en usage pour se faire aimer. Il ouvrit trois ou quatre Armoires peintes & dorées qui estoient dans la muraille de la Chambre, & qui sembloient n’y avoit esté faites que pour y servir d’ornement. Il tira de l’une un grand Bassin remply de toutes sortes de Confitures, & de l’autre quantité de Liqueurs délicieuses. Les Confitures n’épouvantent point les Filles de l’âge de Celie : Elle mangea beaucoup de celles-là, & les trouva fort bonnes. Sur la fin de cette Collation, Leonidas ouvrit une autre Armoire, de laquelle il tira une Cornette, un Mouchoir, & des Tours de Bras d’un Point de Venise admirable, que Celie ne pût refuser. Il n’en demeura pas là, & tira d’une quatriéme Armoire deux Bources, dont l’une estoit de Point d’Espagne, & l’autre brodée avec des perles : Elles estoient remplies de cent cinquante Loüis chacune, & pouvoient mettre bien des vertus à l’épreuve. Celie rougit à la veuë de ces Bources ; elle craignit que Leonidas ne voulut la contraindre à les prendre, & elle appréhenda en mesme temps d’estre querellée de sa sœurr, si elle les acceptoit. Cette crainte fut cause qu’elle pria Leonidas de ne les luy point donner avant qu’il l’eut pressée de les prendre ; mais cet Amant joüa si bien son personnage, qu’il la fit résoudre à les accepter : ce ne fut pourtant qu’à condition qu’il y joindroit un Billet pour sa sœurr, par lequel il luy manderait qu’il l’avoit contrainte de les prendre, aussi-bien que de monter dans son Carrosse lors qu’il l’avoit rencontrée. Quelque temps apres il la remena chez elle sans y entrer, & donna ordre à ses Espions de faire si bonne garde, qu’elles ne pûssent déloger sans qu’il en fut averty. Lors que Celie entra chez elle, elle trouva sa Sœur dans le plus grand chagrin du monde : Elle avoit couru la chercher en vingt endroits ; & ne l’ayant point trouvée, elle croyoit que Leonidas l’avoit enlevée. Elle ne se trompoit pas ; mais elle estoit persuadée que ce seroit pour plus long-temps. Celie n’osa presques la regarder en entrant ; & apres avoir essuyé toutes ses reprimandes & tous ses emportemens, elle luy donna la Lettre de Leonidas, sans oser presque lever les yeux sur elle. Lucille la lût, & feignit de s’adoucir, afin de luy faire dire tout ce qui s’estoit passé pendant le temps qu’elle avoit esté avec Leonidas. Celie en fit un fidelle raport à sa Sœur, pendant lequel Lucille eut plus d’une fois peur d’apprendre des choses qui l’auroient mises au desespoir. Leur entretien estoit a peine finy, que Lucille reçût une Lettre de Leonidas, par laquelle il la prioit de venir luy parler chez luy, & de se laisser conduire par le Porteur. Comme il ne demandoit que Lucille, & que ce n’estoit pas d’elle qu’il estoit amoureux, elle ne fit point de difficulté de l’aller trouver. Elle fut conduite par un Escalier dérobé dans la Chambre de Leonidas, qui la reçût presques avec autant de joye qu’il auroit fait sa Maistresse. Il tâcha par toutes sortes de moyens de se la rendre favorable, & joignit aux prieres des offres si avantageuses, qu’elles en auroient pû tenter beaucoup d’autres plus accommodées que Lucille. Cette vertueuse Personne refusa de le servir, sans luy faire voir de ces vertus diablesses qui ne s’expliquent qu’avec emportement. Elle luy parla au contraire avec beaucoup de douceur, & le pria de ne se point prévaloir de la jeunesse & de la simplicité de sa sœurr. Tout ce que Lucille dit à Leonidas, ne le satisfit point ; il estoit trop amoureux, & s’estoit fortement mis dans l’esprit de se faire aimer, & de surmonter tous les obstacles qui pouroient s’opposer à sa passion ; & pour venir à bout de son dessein, il alloit encor presser Lucille de luy estre favorable, lors qu’on luy vint dire qu’un Ambassadeur qui venoit luy rendre visite, estoit à la Porte. Il fut obligé de quitter Lucille, qui s’en retourna chez elle avec beaucoup de chagrin, jugeant bien par la maniere dont Leonidas luy avoit parlé, qu’il ne pouroit jamais vaincre sa passion, & qu’elle luy feroit entreprendre toutes choses pour venir à bout de ses souhaits. Lucille estant de retour chez elle, continua de faire les mesmes refléxions ; & son inquiétude parut si grande sur son visage, que Celie s’en apperçut, & luy demanda le sujet de sa tristesse. Lucille luy en dit une partie, & tâcha de luy faire concevoir le danger qu’il y avoit de donner son cœur, & les peines que l’amour & l’inconstance des Hommes faisoient souffrir à celles qui s’engageoient dans de grandes passions. Lucille n’oublia rien pour persuader ces veritez à sa sœurr ; & pour les luy faire mieux comprendre, elle les luy expliqua familierement, & s’accommoda à son esprit. Elles n’avoient pas encor finy cet entretien, lors qu’on leur vint dire qu’un Homme de robe de leur Païs demandoit à parler à elles. Elles dirent qu’on le fit monter ; & presque dans le mesme instant elles virent entrer Leonidas déguisé en Conseiller. Elles ne le reconnurent pas d’abord ; mais à peine eut-il ouvert la bouche, que sa voix le fit reconnoître. Il se jetta aux genoux de Celie, il embrassa ceux de Lucille. Il luy dit mille fois qu’il alloit mourir, & la conjura avec un torrent de larmes de parler pour luy. Il leur fit pitié à toutes deux, & les embarassa fort, car elles crûrent qu’il estoit veritablement malade, & l’on dit qu’elles ne se tromperent pas. Elles luy donnerent quelque espoir (ce qu’elles n’avoient point encor fait) & Lucille souffrit qu’il baisast les mains de Celie, sur lesquelles il pensa rendre l’ame. Il s’en retourna un peu plus satisfait qu’il n’avoit encor esté ; mais son trouble estoit toûjours si grand, qu’ayant mis sur luy une somme considerable, à dessein de la laisser dans la Chambre, il ne s’en souvint que lors qu’il fut à la porte de la Ruë ; & ne voulant point la remporter, il la jetta dans le soupirail de leur Cave, où elle ne fut trouvée que quelques jours apres. Cette derniere visite ayant beaucoup augmenté l’embarras de Lucille, elle vit bien ou qu’il falloit que sa Sœur aimast Leonidas, ou qu’elle cessast tout-à-fait de le voir ; ce qui n’estoit pas aisé, puis qu’on ne peut que tres-difficilement chasser les grands Seigneurs amoureux. Elle crût pourtant devoir faire tous ses efforts pour banir celuy-cy de chez elle ; & afin de n’avoir rien à sa reprocher, elle jugea à propos de luy faire écrire par Celie, & de dicter elle-mesme la Lettre à sa sœurr ; ce qu’elle fit. Celie ne l’écrivit qu’avec chagrin ; & quoy que Leonidas ne fut pas dans un âge à inspirer beaucoup d’amour à une jeune Personne, ses manieres n’avoient pas laissé de la toucher, & elle commençoit à sentir qu’elle auroit esté fâchée de ne le plus voir : Elle n’en sçavoit pas bien la raison, & peut-estre que la vanité s’estoit emparée de son cœur aussi-bien que l’amour. Il fallut pourtant écrire, malgré tout ce qu’elle sentoit. Elle n’osa pas mesme en rien témoigner à sa sœurr ; mais elle ne se cacha pas si bien, qu’elle ne laissast échaper quelques soupirs que cette judicieuse Personne ne voulut pas entendre. La Lettre qu’elle luy fit écrire estoit toute pleine d’estime & de respect, & marquoit à Leonidas que lors que sa passion seroit sçeuë, elle ne luy apporteroit point de gloire, & que quelque avantage qu’elle en reçût, elle ne laisseroit pas de nuire à sa réputation, & qu’elle luy devoit estre chere, s’il estoit vray qu’il eut autant d’amour pour elle qu’il luy en avoit fait voir. Celie adjoûtoit qu’en consideration de l’amour qu’il avoit pour elle, elle avoit fait tout ce qu’elle avoit pû pour se faire vouloir ce qu’il souhaitoit d’elle. Leonidas lût cette Lettre avec beaucoup d’émotion, mais il ne pût lire la fin sans colere. Il y répondit aussitost, & fit toûjours voir à Celie la mesme ardeur & la mesme soûmission ; mais il écrivit à Lucille une Lettre pleine d’emportement. Il luy manda que sa sœurr avoit des Confidens qui se trouveroient mal des conseils qu’ils luy donnoient. Il adjoûtoit que Celie n’avoit point écrit d’elle-mesme, qu’elle avoit fait tout ce qu’elle avoit pû pour se faire vouloir ce qu’il souhaitoit. C’estoit l’endroit de la Lettre de Celie qui l’avoit le plus choqué, & ce fut ce qui l’obligea d’écrire à Lucille, qu’il soupçonna d’abord d’avoir dicté la Lettre de sa sœurr. Lucille connut bien qu’il la soupçonnoit ; mais comme elle avoit de l’esprit, elle n’en témoigna rien. Leonidas en eut du dépit, & sa prudence l’irrita. Il luy dit quelques jours apres à elle-mesme, & adjoûta que Celie luy avoit tout avoüé, Lucille querella sa sœurr ; & Leonidas, dont l’esprit estoit propre à des intrigues plus élevées, n’eut pas de peine à broüiller les deux sœurrs. Il y trouva l’esprit de Celie tout disposé : Elle commençoit à se sentir, & ne souffroit plus qu’avec chagrin l’empire que sa Sœur prenoit sur elle. Lucille voyant qu’il n’y avoit plus de remedes, & qu’elle ne pouroit plus estre maistresse de l’esprit de sa sœurr, se retira, & l’abandonna à la conduite d’une Sœur aisnée nommée Aristée, qui souhaitoit avec beaucoup de passion de se mesler des affaires de Celie. Chacun s’en trouva bien, car elle n’estoit pas si severe que Lucille. Quelques jours apres l’union d’Aristée & de Celie, Lucille se retira chez une de ses Parentes pour les laisser ensemble. Leonidas leur rendit souvent visite, & fut toûjours bien reçeu. Sa passion augmentant toûjours, loin de diminuer, Celie se vit bien-tost logée dans une Maison magnifique & richement meublée ; & Leonidas pouvant alors la voir plus commodément & à ses heures de loisir, alla souvent passer les soirées chez elle, apres avoir pendant tout le jour donné ses soins aux Affaires les plus importantes de l’Estat. Jamais Amant ne fut si amoureux, ny si magnifique ; & jamais Amant ne fit tant de bien, & n’en fit tant donner à sa Maistresse, puis qu’il fit faire à la Cour beaucoup d’affaires sous son nom, dont elle tira des sommes tres-considérables qu’elle remit entre ses mains, afin qu’il luy fit profiter cet argent. Les choses demeurerent quelque temps en cet état, & jamais Amans ne furent si amoureux, si contens, ny si satisfaits l’un de l’autre. Licinius, Parent de Leonidas, & qui luy estoit redevable d’une partie de sa fortune, & qui sçavoit son amour, parce qu’il ne luy cachoit rien, ne pût voir leur bonheur sans leur porter envie ; & quoy qu’il eut une Maistresse capable de retenir toûjours le plus insensible cœur, tous ces charmes ne l’empescherent pas de prendre de l’amour pour Celie. Il combatit longtemps cette passion, & fit tout ce qu’il luy fut possible pour la surmonter. Il estoit au desespoir d’aimer la Maistresse de son Parent, & d’un Parent à qui il avoit tous les jours de nouvelles obligations ; & l’infidélité qu’il faisoit à Hortense (c’est le nom de celle qu’il aimoit & dont il estoit aimé) ne luy causoit pas moins de chagrin. Toutes ces considerations furent cause qu’il balança longtemps s’il se declareroit : mais enfin son amour l’emporta sur son incertitude ; & apres avoir fait connoistre sa passion à Celie par toutes les choses qui précedent ordinairement les declarations d’amour, il l’assura de ce que ses soins, ses yeux, & ses soûpirs, luy avoient déja dit plusieurs fois, & luy protesta avec des transports tout pleins de tendresse & d’ardeur, qu’il l’aimeroit toûjours, quand mesme elle ne répondrait jamais à sa passion. Celie, que mille raisons devoient empescher de trahir Leonidas, reçeut tres-mal cette declaration ; elle s’en irrita mesme, & defendit à Licinius avec toute la fierté dont elle estoit capable, de luy dire jamais le moindre mot de son amour. Il ne luy promit rien ; il eut raison, il ne luy auroit pas tenu sa parole, puis que dés le lendemain il luy fit connoistre tout ce qu’il sentoit avec des paroles bien plus pressantes. On est ordinairement timide le jour d’une declaration, & on ne dit pas tout ce que l’on a résolu de dire : mais quand ce premier pas est une fois fait, & qu’un Amant a vaincu la timidité qui accompagne son amour lors qu’il n’en a pas encor parlé, il en dit souvent plus qu’il ne voudroit, & mesme plus qu’il ne devroit. C’est ce que fit Licinius ; il ne laissa échaper aucune occasion de parler à Celie sans l’entretenir de son amour ; & quand il en estoit empesché, il luy en donnoit toutes les marques muettes dont un Amant est capable. Celie luy representa plusieurs fois tout ce qu’il devoit à Leonidas ; mais toutes ces considérations sont foibles, quand l’amour est violent. Il est aisé de juger que le sien le fut, puis qu’il ne se contenta pas d’en parler plusieurs fois à Celie, & qu’il luy écrivit avec les termes les plus passionnez que peut inventer un Amant, tout ce qu’il luy avoit dit plusieurs fois. La surprise de Celie fut grande, & elle en lieu de s’étonner, n’ayant jamais crû que Licinius qui avoit de l’esprit, fut assez aveuglé pour luy donner par écrit des preuves de la passion qu’il avoit pour elle. Il devoit appréhender qu’elle ne les montrât à Leonidas, comme elle fit quelque temps apres : mais comme elle craignoit de le perdre, ce ne fut qu’avec bien de la peine, & qu’apres s’estre apperçeuë que Leonidas avoit remarqué la passion de son Parent. Elle crût qu’elle se rendroit coupable à la cacher plus longtemps, & qu’elle en devoit parler à Leonidas avant que Leonidas luy en parlast ; ce qu’elle fit, sans rendre pourtant Licinius aussi coupable qu’il l’estoit. Quoy qu’une Femme n’aime pas toûjours tous ceux qui soûpirent pour elle, elle leur en sçait quelquefois bon gré, & ne les punit pas toûjours. Encor que Leonidas ne doutast point de l’amour de Licinius, il tâchoit dans de certains momens de se persuader à luy-mesme qu’il se trompoit : mais quand Celie l’eut assuré de ce qu’il appréhendoit de sçavoir au vray, il en eut une douleur mortelle. Quoy que Celie ne répondit point à sa passion, cette douleur donna beaucoup de chagrin à cette belle Personne ; elle crût que Leonidas pouroit la soupçonner ; & voyant que sa douleur & son inquiétude redoubloient de moment en moment, elle se résolut de luy montrer les Lettres quelle avoit reçeuës de Licinius. Ce fut un coup de foudre pour Leonidas ; il ne voulut pourtant point s’en plaindre à son Parent ; & puis qu’il ne luy dist rien, il falloit qu’il en fut empesché par de bonnes raisons. Les choses demeurerent quelque temps en cet état, c’est a dire que Leonidas fut toûjours beaucoup chagrin, Licinius fort amoureux, & Celie toûjours importunée : mais l’amour vouloit qu’elle le fut davantage, car le Prince fit un voyage où Leonidas fut obligé d’aller. S’il avoit pu s’en dispenser, il seroit demeuré avec beaucoup de joye aupres de son aimable Celie ; mais il estoit absolument necesaire qu’il fut au voyage. Il partit avec une douleur qui ne se peut exprimer ; il avoit raison d’en avoir, il quittoit sa Maistresse, & laissoit un Rival aupres d’elle. Il ne croyoit pas que ce Rival fut aimé, mais il appréhendoit qu’on ne l’aimast. L’amour fait voir tous les jours des choses plus surprenantes. Si Leonidas fut au desespoir de partir, & si Celie en eut beaucoup de chagrin, Licinius en eut beaucoup de joye : Il crût qu’il profiteroit de l’absence de son Parent, qu’il verroit plus souvent Celie, qu’il luy parleroit plus commodément de son amour, qu’il luy en feroit mieux connoistre l’excès, & que l’absence de Leonidas pouroit le faire oublier. Il ne tint pas à luy, il y travailla de tout son possible, & fit tout ce qu’un Amant peut s’imaginer pour se faire aimer & pour faire oublier son Rival. Il n’eut pas tout le temps qu’il souhaitoit pour venir à bout de ses desseins. Leonidas ne pouvant vivre sans voir Celie, se representoit à tous momens son Rival aupres d’elle ; & ne pouvant suporter ny les peines de l’absence, ny les cruelles inquiétudes de sa jalousie, il envoya querir Celie, qui le fut aussitost trouver avec un équipage digne de celuy qui la mandoit, & qui auroit encor esté plus grand & plus magnifique, s’il n’eut pas esté à propos d’en retrancher les choses qui auroient fait trop d’éclat. Ce revers de fortune fit à son tour connoistre à Licinius que nul Amant ne se peut dire heureux ; & c’est avec raison, puis qu’il y a trop de choses à craindre dans l’Empire d’Amour. Il eut bien voulu aller avec Celie, ou du moins trouver quelques raisons pour faire le voyage où le Prince estoit allé : mais quelque esprit que l’amour inspire aux Amans, il n'en pût trouver d’assez bonnes, & rien n’auroit eté capable d’empescher Leonidas d’en connoistre le sujet. Il fallut donc que cet Amant souffrit à son tour les maux de l’absence dont son Rival alloit estre guery, & qu’il vit partir Celie. Il en fut au desespoir, & sa douleur augmenta encor, lors qu’au moment de son départ il remarqua la joye que cette charmante Personne ressentoit d’aller trouver Leonidas. Il crût que ses soûpirs & ses larmes pouroient la moderer ; mais il se trompa : Toute la tendresse qu’il luy fit paroistre, ne la toucha point ; & la joye qu’elle avoit de partir, l’empescha de songer à toute autre chose qu’au voyage qu’elle alloit faire. Elle dit adieu à Licinius avec une gayeté pleine d’enjouëment qui luy perça le cœur. Le dépit & la douleur qu’il en eut, furent inconcevables ; mais quand elle luy auroit fait voir toute la tendresse imaginable, il n’auroit pas eu moins de chagrin de la voir partir, tant il est vray qu’il est dificile d’estre content quand on aime. La joye que Celie eut d’aller trouver Leonidas ; le peu de chagrin qu’elle eut de le quitter, & la dureté qu’elle luy fit voir en luy disant adieu, ne furent pas capables d’alterer son amour : Il résolut d’estre toûjours constant, & d’avoir toûjours autant d’ardeur pour ce charmant objet, qu’il commençoit d’avoir d’indiférence pour Hortense. Cette Amante infortunée qui sçavoit son infidelité, n’osoit presques s’en plaindre ; elle craignoit de le fâcher ; & sçachant qu’il ne cherchoit qu’un prétexte pour la quiter, elle ne luy en vouloit pas fournir, en luy reprochant son manquement de foy. Elle le vit pendant l’absence de Celie plus souvent qu’elle n’avoit accoûtumé ; mais, helas, quelle veuë ! Il estoit aupres d’elle sans luy parler & sans la voir : Il ne songeoit qu’à Celie ; & la miserable Hortense voyoit bien que les soûpirs qu’il poussoient n’alloient pas vers elle. Jugez de l’état où elle estoit, & de sa douleur : c’estoit pourtant la plus grande joye qu’elle eut euë depuis long-temps, car la presence de Licinius luy estoit chere, & il venoit plus souvent chez elle qu’il ne faisoit avant le depart de Celie. Il y estoit en repos, personne ne l’y venoit troubler ; & celle qu’il aimoit si tendrement estant à la campagne, il ne pût se défaire de l’habitude qu’il avoit prise d’aller chez celle qu’il n’avoit pas aimée avec moins d’ardeur. Hortense estant un jour seule, & déplorant son malheur, en donnant un libre cours à ses larmes, Licinius entra dans sa Chambre avec un visage plus guay qu’a l’ordinaire, & luy dit que la Cour reviendroit plutost qu’on avoit crû, & qu’il en venoit de recevoir des nouvelles. Que vous estes cruel, luy répondit Hortense, de me venir tenir ce discours avec un visage si riant ! & que ne me cachez vous vostre joye, puis que ce n’est pas moy qui la cause ! II fut un peu surpris de cette réponse : mais comme cette Beauté ne le touchoit plus, & qu’il connut bien le sujet qui la faisoit parler, il ne luy repliqua rien, mais il changea de discours, & fit aussitost tourner la conversation sur des choses indiférentes. La Cour revint quelques jours apres, & Licinius recommença de voir Celie avec autant d’empressement qu’il avoit fait avant son depart. Il luy donna de nouveaux témoignages de sa passion ; & quelque defense qu’elle luy fit de luy écrire, il ne luy obeït pas. Elle le redit à Leonidas, qui le suporta moins patiemment qu’avant son voyage, & qui dit que cet amour le feroit mourir. Il tomba malade quelques jours apres ; sa maladie ne dura pas longtemps, & il mourut sans avoir mis d’ordre aux affaires de Celie, qui publia qu’il avoit de l’argent à elle, qu’elle luy avoit laissé pour faire profiter. La mort de Leonidas ne changea point le cœur de Celie ; Licinius ne le pût toucher ; & peut-estre qu’elle auroit moins souffert sa presence qu’auparavant, s’il ne luy eut témoigné qu’il vouloit prendre soin de ses affaires, & qu’il luy feroit rendre les sommes qu’elle disoit que Leonidas avoit à elle. Ces offres ne déplûrent pas à Celie ; elle les écouta d’abord sans les accepter, & les reçeut quelque temps apres. Cela luy donna lieu d’avoir commerce avec elle, & de recevoir de ses Lettres ; & quelquefois mesme quand elle avoit quelque chose de pressé à luy dire, elle alloit le trouver chez luy. Pendant toutes ces entreveuës, Hotense estoit accablée de jalousie & de douleur ; & dés que Leonidas fut mort, elle appréhenda que Celie ne donnast son cœur à Licinius ; & comme elle vouloit sçavoir tout ce qui se passoit, & qu’il ne luy estoit pas souvent facile, elle feignit de se mettre avec Licinius, sur le pied qu’il souhaitoit, & de vivre avec luy comme une Amie commode, qui ne trouvoit mesme rien à redire à tout ce qu’il faisoit. Il crût facilement ce qu’il souhaitoit, & peu à peu il luy ouvrit son cœur, & luy fit voir tout l’amour qu’il avoit pour elle. Quoy qu’elle en sentit une douleur qu’il est impossible d’exprimer, elle le cacha si bien, qu’elle fit aisément croire à Licinius qu’elle n’avoit plus d’amour pour luy. Cependant les affaires de Celie n’avançoient guére, & cet Amant passionné ne la servoit pas utilement, Il l’entretenoit d’espérances frivoles, & luy promettoit de jour en jour ce qu’il ne luy pouvoit tenir. Ce n’estoit pas sa faute ; s’il avoit pû davantage, il l’auroit fait avec joye : On ne souhaite rien tant que de servir ce qu’on aime. Sa bonne volonté n’empesche pas que Celie ne fut souvent mal satisfaite du mauvais succés de ses affaires, & qu’elle ne le querella quelquefois ; de maniere qu’ils étoient souvent broüillez, & mesme que Celie fut une fois longtemps sans le vouloir voir. Il n’oublia rien pour se remettre bien avec elle ; & apres avoir tenté toutes sortes de moyens, il se souvint que depuis qu’il voyoit Hortense comme Amy, elle estoit aussi devenuë Amie de Celie, & qu’elle la voyoit souvent ; & l’amour ayant troublé sa raison, il fut assez aveuglé pour croire qu’elle le racommoderoit avec sa Maistresse. Il l’en pria ; elle luy promit de l’avoir, & dés le lendemain elle fut trouver Celie, apres luy avoir fait dire qu’elle vouloit l’entretenir une apres-disnée entiere ; ce qu’elle fit. Elle luy conta toutes ses amours avec Licinius, luy fit connoistre qu’elle l’aimoit encor, & luy dit qu’elle n’avoit feint d’estre devenuë son Amie, qu’afin de pouvoir découvrir tout ce qui sa passoit entr’elle & luy, & qu’elle estoit ravie d’avoir connu qu’elle n’avoit pas autant d’amour pour luy qu’il en avoit pour elle, qui l’avoit priée de les racommoder, mais qu’elle la venoit prier de n’en rien faire. Elle adjoûta qu’elle ne pouvoit plus suporter les peines que l’infidélité de Licinius luy faisoient souffrir ; & que si elle se racommodoit avec luy, elle sentoit bien qu’elle en mourroit. Celie luy rendit confidence pour confidence : Elle l’assura qu’elle n’aimoit point Licinus ; elle luy parla de ses persecutions ; & pour luy faire mieux croire qu’elle ne le vouloit jamais aimer, elle luy donna plusieurs de ses Lettres. Hortense la crût, & Celie estoit persuadée elle-mesme de ce qu’elle luy disoit ; mais elle ne sçavoit pas que l’Amour en avoit ordonné tout autrement, & qu’après une si longue resistance son cœur deviendroit sensible pour Licinius, Il se laissa toucher par ses soins, par ses services ; & par ses soûpirs. La malheureuse Hortense n’eust pas plutost appris cette nouvelle, qu’elle sentit un saisissement qui luy fit croire qu’elle mourroit bientost. Sa pensée ne fut que trop veritable ; & peu de jours apres ayant senty que les forces luy man
quoient, elle brûla toutes les Lettres de Licinius, & toutes les hardes qu’il luy avoit données, & elle jetta mesme dans le feu tous les Bijoux qu’elle en avoit reçeus, de peur que sa Rivale ne s’en parast. Elle mourut quelque temps apres. Licinius & Celie donnerent quelques larmes à sa mort ; mais la douleur qu’ils en eurent, ne les empescha pas de s’aimer. Cette passion dure encore, & selon toutes les apparences, elle ne finira pas si-tost ; & l’on pourroit le dire avec quelque sorte de certitude, s’il y avoit quelque chose d’assuré en amour.

L’Histoire de Leonidas estant finie, on en parla diversement ; mais chacun demeura d’accord qu’elle estoit vraye, & plusieurs dirent les veritables noms de ceux à qui elle estoit arrivée, & adjoûterent qu’ils croyoient qu’Hortense estoit Gréque. On ne blâma aucun des Interessez dans cette Histoire ; & comme l’amour excuse tout, ils furent tous justifiez. On parloit encor de la passion de Leonidas, lors qu’une Femme de la Compagnie, qui devoit dans peu de jours faire un voyage sur Mer, nous dit que nous parlions de l’amour bien à nostre aise ; & que si quelque Corsaire la prenoit, & devenoit amoureux d’elle, elle n’en pouroit entendre parler avec tant de plaisir.

[Éloge de l’Académie française sur les valeurs militaires des Français] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 111-113.

Le Comte Catalan, les Marquis d’Est, de Livourne, de la Pierre, de Parelle, avec les Comptes de Roüere & de la Trinité, & le Chevalier d’Aglié, ne pouvant se résoudre à demander une Capitulation dans Castelvecchio, où ils estoient assiegez par neuf mille Hommes, s’ouvrirent un passage l’épée à la main, & forcerent six Barricades en des endroits presques inaccessibles ; ce qui surprit beaucoup les Ennemis, qui s’estant saisis de toutes les avenues, ne s’attendoient pas de voir des effets d’une valeur dont les François donnent tous les jours des marques. On parla dernierement de cette valeur en bon lieu, reprit un autre ; & l’Académie Françoise estant venuë faire compliment au Roy sur ses Conquestes, Monsieur Peraut Chancelier de cette Compagnie, & qui portoit la parole, se fit admirer.

[Prophétie et explications] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 122-125.

Changeons donc de discours, reprit une Femme qui se piquoit de bel esprit, & voyons comment nous pourions appliquer cette Prophetie au temps present.

Quand le 2. apres 7. suivra le 6. & 1.
Le Sivol 12. & 2. sera veu d’un chacun,
Visitant ses Voisins avec un grand Bagage,
Aller sur Pont d’airain se venger du Fromage.

Le Pont d’airain et le Fromage, firent croire à plusieurs que cette prophétie regardoit la Guerre de Hollande ; mais ils trouverent beaucoup d’obscurité dans le reste, & le Pont d’airain ne les auroit pas moins embarassez, avant que le Roy eut fait faire des Bateaux d’airain, que tout Paris vit l’année derniere. Apres que chacun se fut regardé long-temps, & que l’on dit beaucoup de méchantes choses qui ne déveloperent point le sens de la Prophetie, l’Abbé dont j’ay déjà parlé l’expliqua de la sorte.

Quand le 2. apres 7. suivra le 6. & 1. C’est à dire quand nous serons en 1672. le Sivol, Louis, 12. & 2. font Louis 14. sera veu d’un chacun, &c. Je n’explique point le reste, poursuivit-il, parce que tout le monde l’entend. Chacun ayant retourné le Sivol, & ayant trouvé Louis, toute la Compagnie trouva l’explication juste, & donna des loüanges à l’Abbé, qui par modestie ne voulant pas les écouter, prit congé de la Compagnie. Plusieurs sortirent avecque luy, & je fus de ce nombre.

La Femme aux Deux Maris. Nouvelle.* §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 126-165.

peut-estre  que l’Histoire qui suit, & que j’appris quelque temps apres, pourra vous délasser ; Elle est tres-veritable, tout Paris en a parlé long-temps, mais les circonstances que vous en allez apprendre en estoient encore inconnuës.

La Femme

Aux Deux Maris.

Nouvelle.

LIcaste & Lucinde ayant crû se tromper l’un l’autre en se mariant, se tromperent tous deux ; car Licaste croyoit que Lucinde avoit beaucoup de bien, & Lucinde estoit persuadée que Licaste estoit fort riche : Cependant ils estoient tous deux gueux ; mais ils avoient en récompense un esprit d’intrigue, qui les empescha de se desesperer lors qu’ils se furent apperçeus qu’ils s’estoient trompez : Comme l’amour n’avoit pas fait leur Mariage, & qu’ils ne cherchoient que du bien, ils resolurent de mettre toutes choses en usage pour en avoir, & de passer par dessus tous les scrupules qui auroient arresté des Gens moins interessez, & qui auroient moins souhaité de vivre commodément, & de goûter les delices de la vie. Apres s’estre affermis dans cette pensée, & s’estre promis de se servir l’un l’autre, & de s’aider de tout leur esprit, ils trouverent moyen de faire quantité de choses qui les firent vivre assez commodément, mais qui ne les enrichirent pas ; ce qu’ils souhaitoient ardamment, & ce qui leur faisoit rechercher toutes les occasions de faire une bonne affaire qui pût les faire vivre avec tout l’éclat qu’ils desiroient, & leur donne du bien pour toûjours. Licaste n’ayant que ce dessein en teste, faisoit tous les jours de nouvelles connoissances, & vivoit d’une maniere qui faisoit croire à tout le monde qu’il avoit beaucoup de bien, & qu’il estoit d’une naissance illustre. Comme il n’avoit point d’autres affaires que celles de voir sans cesse tous ceux qu’il connoissoit, & qu’il faisoit tous les jours de nouveaux Amis, il fit connoissance avec un Gentilhomme de Campagne, parce qu’il avoit beaucoup de bien, & qu’il se trouva d’humeur à donner dans les panneaux qu’il fit dessein de luy tendre. Il le vit presque tous les jours pendant plus d’un mois ; il entra dans toutes ses affaires, & prit la conduite d’une partie ; de maniere que Robinval (c’est le nom de ce Campagnard) ne pouvoit presque plus se passer de luy. Licaste voyant qu’il avoit une grande confiance en luy, crût qu’il estoit temps de jetter les fondemens de ce qu’il avoit resolu, & luy dit plusieurs fois, mais dans des temps differens & sans trop appuyer sa proposition, qu’il devoit se marier. Robinval n’y fit pas d’abord toute la reflexion que Licaste auroit voulu ; mais enfin apres y avoir bien resvé, il luy dit un jour qu’il avoit resolu de prendre une Femme, & mesme qu’il vouloit luy faire beaucoup de bien, parce qu’il n’estoit pas juste qu’il tirât une Femme du sein de ses Parens, & qu’il luy fit quitter une belle Ville pour le suivre à la Campagne, sans qu’elle trouvât beaucoup d’avantages avec luy. Il fit plus, il pria Licaste de luy chercher une Femme, & luy dit qu’il n’en vouloit prendre une que de sa main. Quoy que Licaste ne souhaitât autre chose, & qu’il l’eust amené au but où il desiroit, il ne témoigna aucun empressement de satisfaire à ses volontez. Il luy dit qu’il se devoit bien consulter sur une si grande affaire, & que cependant de son coté, il luy chercheroit à loisir un Objet qui fut digne de luy ; qu’il ne falloit pas précipiter un tel choix, & qu’avant de prendre une Femme, il falloit la bien connoistre. Quelques jours s’estans écoulez, Robinval demanda à Licaste s’il n’avoit encore jetté les yeux sur personne : & Licaste l’assura que dans peu de temps il luy donneroit des nouvelles de ce qu’il souhaitoit, & qu’il avoit déja fait faire quelques enquestes d’une Personne dont il croyoit qu’il seroit tres-satisfait. Robinval le remercia, & le pria de continuër de le servir. Licaste luy promit qu’il le feroit ; & quelque temps apres il luy declara que celle sur qui il avoit jetté les yeux, estoit une jeune Veufve : Il luy en fit une peinture si avantageuse, que le Campagnard en devint éperduëment amoureux. Quelques jours ensuite il luy parla de son esprit ; & apres luy avoir fait connoistre qu’il répondoit aux charmes de son corps, il luy exagera sa bonté & la maniere dont elle avoit vescu avec son defunt Mary, dont elle avoit toûjours esté amoureuse : Il luy dit que si elle l’épousoit, elle l’aimeroit de mesme, & qu’il en estoit tres-assuré. Toutes ces choses firent redoubler l’amour de Robinval. Il remercia Licaste, non seulement avec des paroles obligeantes, mais encor avec des Presens considerables, & le conjura qu’il pût bien-tost voir Luciane (c’est le nom que Licaste donna à cette Veufve.) Le jour fut pris pour cette entreveuë, le Campagnard se fit habiller à la mode, & n’oublia rien pour donner à sa Maistresse autant d’amour qu’il en ressentoit pour elle. Ce jour qu’il croyoit le plus heureux de sa vie estant arrivé, quoy qu’il ne dût voir Luciane que l’apresdînée, son impatience le fit lever deux heures plus matin qu’il n’avoit accoustumé. Il disna dés onze heures, & attendit Licaste jusques à quatre, avec une inquietude amoureuse qui le faisoit souvent promener dans sa Chambre avec autant de précipitation, que s’il eust eu beaucoup de chemin à faire. Dés qu’il vit entrer Licaste, il courut au devant de luy tout transporté de joye. Hé bien, luy dit-il en l’embrassant avec un air satisfait, c’est donc aujourd’huy que je verray l’incomparable Luciane. Je suis bien fâché, luy repartit Licaste avec un air triste, d’estre obligé de vous venir dire que Luciane ne sçauroit vous voir aujourd’huy, Elle n’a pû se dispenser de sortir avec un de ses Oncles, qui l’a pressée avec toutes les instances possibles, de venir avec luy solliciter un Juge qu’elle connoist, & qui mesme est Rapporteur d’un grand Procez que son Oncle a depuis dix ans, & que l’on doit juger demain. Le Campagnard fut inconsolable, mais il trouva que Luciane avoit raison d’estre sortie avec son Oncle, & dit qu’elle n’auroit pû luy refuser sa demande, sans estre blâmée de tout le monde. Il pria Licaste d’assurer cette Belle, qu’il avoit eu beaucoup de chagrin d’apprendre qu’il ne la verroit pas ce jour là, & qu’il mouroit d’impatience de l’assurer luy-mesme de l’a passion qu’il avoit pour elle. Licaste ne differoit si long-temps à luy faire voir celle qu’il luy destinoit pour Femme, qu’afin qu’il luy eust plus d’obligation de tous les pas qu’il croyoit qu’il faisoit pour son service, & de toutes les peines qu’en apparence il prenoit pour luy. Il le vint trouver le lendemain, & luy dit que Luciane estoit encore sortie avec son Oncle, pour solliciter le Procez qui devoit être jugé ce jour là ; mais qu’il luy avoit pris son Portrait, afin qu’il la pût du moins voir en peinture. Robinval admira ce Portrait, il trouva Luciane beaucoup plus belle que Licaste ne luy avoit dit, & en estant devenu encor plus amoureux, il le conjura de faire en sorte que les choses ne traînoient point en langueur. Licaste l’assura qu’il alloit y travailler de tout son pouvoir & luy jura que le lendemain il luy feroit voir Luciane. Avant de vous parler de cette entreveuë, il est necesaire que vous sçachiez, pour l’intelligence de cette Histoire, que tous les Amis de Licaste ne connoissoient point sa Femme. Les raisons en sont en grand nombre, & tous ceux qui se meslent d’autant d’affaires que luy, ne découvrent jamais leur logis. Il ne disoit pas à tout le monde qu’il estoit marié, & il estoit souvent important pour luy qu’on ne le sçeut point. Comme il passoit la pluspart du temps pour ce qu’il n’estoit pas, & qu’il vouloit paroistre de Qualité, ceux qui auroient esté chez luy, ne l’auroient pas trouvé logé comme il auroit dû estre ; & il voyoit tant de monde, qu’il auroit esté obligé de recevoir trop de visites. Toutes ces choses furent cause qu’il cacha toûjours sa demeure, mesme à la pluspart de ses meilleurs Amis ; & quand il avoit des Affaires bien pressantes, il donnoit des rendez-vous dans les plus fameuses Auberges dont il alloit deux jours auparavant occuper les plus beaux Appartemens. Ayant toûjours vescu de la sorte, il est aisé de juger que sa Femme n’estoit guere connuë. Cela n’empescha pas qu’il ne la fit déloger pour venir plus seûrement à bout de ce qu’il avoit résolu. Il luy loüa un Apartement dans le Quartier de la Ville le plus éloigné de celuy où elle demeuroit ; & quelques jours avant qu’il la fit déménager, il donna congé à la Personne qui les servoit, & n’en reprit point jusqu’à ce qu’elle fut dans son Apartement nouveau. Elle y fut à peine entrée, qu’il la fit habiller en Veuve, & qu’il luy dit de choisir elle-mesme des Gens pour la servir, afin qu’il ne fut point connu pour son Mary ; & dés-lors il ne passa chez elle, & dans tout le Quartier, que pour un de ses Amis. Toutes les choses ayant esté de la sorte preparées, Licaste alla trouver Robinval, & luy dit que Luciane l’attendoit. Cet Amant passionné monta aussitost avec luy dans le Carrosse de loüage le plus propre qu’il eut pû trouver dans toute la Ville ; & ce Fourbe le mena chez sa Femme, à dessein de l’engager a l’épouser. On peut s’imaginer qu’il y fut bien reçeu : tout estoit bien concerté pour sa reception, & Luciane y estoit depuis long-temps preparée, & avoit bien étudié son rolle ; aussi le joüa-t-elle à merveille. Robinval fut surpris de sa beauté : Elle estoit naturellement fort blanche ; & le deüil relevant encor sa blancheur, elle parut avec un éclat qui ébloüit ce pauvre Amant. S’il fut satisfait de sa beauté, il le fut encor plus de son humeur : Elle luy parut tres-douce & tres-honneste ; & jamais Amant ne sortit d’auprès d’une Maistresse si satisfait & si charmé que fut l’amoureux Robinval. Il pria mille fois Licaste de presser la conclusion de son mariage ; & pour l’engager à le servir avec plus de chaleur, il luy fit de nouveaux presens. Licaste luy témoigna qu’il n’épargneroit pas ses foins pour faire reüssir ce qu’il souhaitoit, & qu’il se serviroit de tout le credit qu’il avoit sur l’esprit de Luciane. Cette Fourbe, instruite par son Mary, dit à Robinval, lors qu’il la pressa de se marier, qu’elle ne pouvoit y consentir que l’année de son Veuvage ne fut expirée. Licaste combattit ses raisons, & l’obligea enfin de se rendre ; ce que Robinval n’avoit pû faire : De maniere que le Campagnard crut qu’il estoit redevable à Licaste de la résolution que Luciane venoit de prendre en sa faveur. Il l’embrassa mille fois pour l’en remercier, & le pria de se mesler de son Contract, & de disposer de son bien suivant qu’il le jugeroit à propos. Licaste, qui ne manquoit pas d’adresse, voulut luy faire connoistre qu’il n’estoit pas moins dans ses interests que dans ceux de Luciane ; & pour le mieux duper, il les disputa mesme avec chaleur contre deux ou trois Hommes qu’il avoit attitrez, & qui devoient passer pour Parens de Luciane, & assister à son mariage. Robinval appaisa cette dispute, & passa en faveur de Luciane tous les Articles que ces faux Parens voulurent. Le Contrat estant ainsi arrêté, on jetta un Ban, on acheta les deux autres ; & Licaste trouva moyen de leur faire avoir une Permission de s’aller marier à la Campagne ; car malgré toutes les précautions qu’il avoit prises, il ne laissoit pas d’appréhender que sa Femme ne fut reconnuë. Il mit si bien ordre à toutes choses, que tout se passa ainsi qu’il souhaitoit. Il ne laissa pas de sentir un cruel chagrin, dés qu’il vit sa Femme remariée sans estre Veuve, & il ne songea qu’à la faire partir. Il luy fit sçavoir les périls qu’elle couroit aussi-bien que luy, si elle venoit à estre reconnuë, & luy dit qu’elle devoit témoigner de l’empressement de voir les Terres de son Mary ; ce qu’elle fit. Ce desir plût à Robinval : il luy fit croire qu’il estoit tendrement aimé ; & que puis que Luciane le pressoit elle-même de partir, elle n’avoit aucun attachement. Il luy dit de choisir elle-mesme le jour de son depart ; ce qu’elle fit. Licaste fut prié par Robinval d’estre de la partie ; & ce Campagnard luy fit promettre qu’il passeroit deux mois avec luy, & qu’ils se divertiroient à chasser. Ils partirent donc ; & Licaste estant à demy journée de la Ville, & n’appréhendant plus tant, reprit sa belle humeur : De maniere qu’ils se divertirent bien pendant leur voyage, qui dura trois jours. Dés qu’ils furent arrivez, Luciane se mit au Lit par le conseil de son premier Mary. Il luy dit qu’elle devoit dire qu’elle estoit indisposée, à cause de la fatigue du voyage & du changement d’air ; & il demeura d’accord avec elle qu’elle se tiendroit au Lit tant qu’elle eut essuyé les visites de tous les Campagnards des environs, & que les rideaux de ses fenestres seroient toûjours tirez, afin que n’estant point veuë au grand jour, elle ne fut reconnuë de personne. Tout reüssit selon leurs souhaits ; & quand toutes ces visites furent passées, Luciane dit à son Mary qu’elle n’avoit pas eu le temps d’estre avec luy depuis qu’elle estoit arrivée ; & qu’afin d’avoir le loisir de le voir, elle ne vouloit recevoir de visites de plus d’un mois. Robinval qui la crût amoureuse de luy, & qui l’aimoit éperduëment, luy promit qu’elle ne verroit personne, & qu’ils se divertiroient avec Licaste ; ce qu’ils firent. Luciane paroissant de plus en plus charmée de son dernier Mary, il goustoit son bonheur avec joye, lors que peu à peu il devint en langueur. Luciane s’en estant apperceuë, redoubla ses caresses : Elle luy fit prendre beaucoup de remedes, qui ne rétablirent point ses forces. Elle parut au desespoir de son mal, dont les Medecins qu’elle envoya querir de tous costez, ne pûrent deviner la cause : Ils dirent seulement à ses Parens & à Luciane, qu’ils ne croyoient pas qu’il en réchapast. Ce fut alors qu’elle fit éclater sa douleur, qu’elle s’arracha les cheveux, & qu’elle dit qu’elle se vouloit tuer. Les choses estoient en cet état, lors que Licaste feignit d’avoir reçeu des Lettres, par lesquelles on luy mandoit qu’il avoit des affaires pressantes qui demandoient sa presence. Robinval le pria de ne s’en point en aller de si-tost, & fit toutes les instances pour le faire demeurer, que Licaste attendoit de luy, (car selon toutes les apparences, son dessein n’estoit pas de partir avant la mort du Campagnard, dont il n’avoit pas lieu de douter.) Ce pauvre Homme sentant tous les jours diminuer ses forces, & voyant la douleur de sa Femme, qu’il croyoit inconsolable, n’oublia pas de faire toutes les choses qui pouvoient accommoder ses affaires, quoy que dans son Contract de mariage il eut déja beaucoup fait pour elle. Il se souvint aussi de Licaste, & mourut apres avoir fait un Testament, où ce Mary de sa Femme eut bonne part ; de maniere qu’ils eurent tous deux presques tout le bien de ce pauvre Homme, qui mourut sans avoir le déplaisir d’apprendre le tour qu’on luy avoit joüé, il fut à peine enterré, que Luciane qui affectoit d’estre inconsolable, dit qu’elle ne vouloit point demeurer dans un lieu où son Mary estoit mort ; & que ne voulant pas mesme jamais en entendre parler, elle avoit résolu de vendre tout le bien qu’il avoit à la Campagne, & de se retirer dans un Convent. Malgré toutes les précautions qu’elle avoit prises pour n’estre veuë de personne, il fallut necessairement parler à ceux qui vinrent pour acheter ses Terres ; mais elle ne parloit à aucun, qu’elle ne l’eut auparavant examiné sans en être veuë, de crainte d’estre obligée d’avoir affaire à quelqu’un qui la connut. Il sembloit qu’ayant si bien mis ordre à tout, elle ne devoit point estre surprise ; cependant elle le fut lors qu’elle s’y attendoit le moins. S’estant trouvée indisposée presques pendant toute une nuit, elle s’endormit le matin à l’heure qu’elle se levoit ordinairement. Un Parent de feu Monsieur de Robinval, qui croyoit avoir le privilege d’entrer sans qu’on y pût trouver à redire, luy amena un Marchand le mesme matin ; & l’ayant conduit jusques aupres de son lit, il l’éveilla par le grand bruit qu’il fit, & luy presenta aussi tost celuy qu’il avoit amené. Il se trouva malheureusement qu’il estoit de sa connoissance, & qu’il sçavoit qu’elle avoit esté mariée à Licaste, (car ce mariage n’avoit pû estre caché à tout le monde.) Cet Homme, apellé Argante, l’ayant reconnuë d’abord, & la voix de Luciane l’ayant confirmé dans sa pensée, il la salüa comme une Peronne qu’il connoissoit, & luy dit qu’il n’avoit pas crû venir parler à elle, & qu’il n’avoit mesme pas appris que son premier Mary fut mort. Elle luy dit que feu Monsieur de Robinval l’avoit tant pressée de se marier avant la fin de l’année de son Veuvage, qu’elle n’avoit pû resister à la force de ses raisons, & qu’elle s’estoit laissée persuader. Elle avoit à peine achevé ces paroles, qu’elle ne prononça qu’avec une voix tremblante, lors que Licaste, qui ne sçavoit point qu’il y eut personne dans la Chambre de Luciane, y entra sans prévoir ce qui luy arriveroit. Il fut aussi-tost reconnu par Argante, qui fit un grand cry, & dit à Luciane qu’on l’avoit trompée, si on luy avoit dit que son premier Mary fut mort. Le Parent de Monsieur de Robinval ayant remarqué la surprise de Licaste, & la confusion de Luciane, & s’estant douté de quelque fourberie, fit fermer les Portes du Chasteau, apres avoir sur l’heure envoyé querir la Justice, & la pluspart des Parens de feu Monsieur de Robinval, qui estant fâchez des avantages qu’il avoit faits à Luciane à leur prejudice, ne manqueront pas de poursuivre avec chaleur ces deux Fourbes qu’ils tiennent en prison, & qui se verront sans doute bien-tost condamnez aux peines qu’ils ont si justement meritées.

L’Échange par Hazard. Nouvelle. §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 180-224.

Mais c’est assez vous parler de Guerre, il est temps de vous divertir par quelque chose de plus agreable ; & je croy que la lecture de cette Histoire vous plaira davantage.

L’Echange

Par Hazard.

Nouvelle.

PLusieurs jeunes Gens s’estant un jour trouvez ensemble chez un de leurs Amis, qui les avoit invitez à souper, leur conversation vers la fin du repas tourna sur la perfidie des Femmes ; mais celuy qui se déchaîna le plus contre elles, fut un nommé Argimon ; il en dit tout ce que le dépit pouvoit mettre dans la bouche d’un Homme qui n’avoit jamais trouvé que des Infidelles ; & apres en avoir fait une peinture capable d’effrayer les plus tendres cœurs, & de les empescher de soûpirer jamais pour un Sexe, dont par mille étonnans exemples il venoit de prouver l’inconstance, il finit son discours, en disant qu’il alloit dans peu se marier. Ces paroles que l’on n’attendoit pas surprirent toute la Compagnie. Comment, marier ! luy repartirent plusieurs en mesme temps ; ce que vous nous venez de dire seroit-il possible, & voudriez-vous vous marier, s’il est vray que vous ayez une aussi parfaite connoissance des Femmes, que vous avez voulu nous le faire croire ? Je les connois mieux que personne du monde, leur repartit-il, & je sçay dequoy elles sont capables ; mais toute leur inconstance ne les fait pas paroitre moins aimables à nos yeux, & ne font pas qu’on s’en puisse passer. Chacun demeura d’accord de cette verité, & Argimon poursuivit son discours de la sorte. Comme je croy bien mieux connoistre les Femmes que beaucoup d’autres qui n’ont pas éprouvé leur inconstance comme moy, je fais tout le contraire de ceux qui se marient tous les jours. Ils s’informent avec soin de la maniere qu’ont vescu celles qu’ils veulent prendre pour Epouses, & ne veulent point se marier qu’ils n’ayent étudié leur humeur ; & c’est tout ce que je ne veux point faire, sçachant bien que je n’y trouverais pas mon compte. Je ne veux pas sçavoir les Galanteries qui n’ont point esté de mon Bail ; & comme avec mille précautions j’ay toûjours esté malheureux en Maistresses, je veux que le hazard me rende heureux en Femme ; & dés que j’auray terminé icy quelques affaires, j’iray me marier à la Campagne, suivant la parole que j’ay donnée, & je n’ay voulu sçavoir, ny l’esprit, ny la beauté de celle que je vais épouser ; & de peur d’estre tenté de m’en informer, je n’ay pas mesme voulu que l’on m’ait dit son nom. Je sçay qu’elle a du bien, cela me suffit ; quant au reste je croy que je ne le sçauray que trop tost. Cette maniere d’agir fut trouvée fort extraordinaire ; & ce procedé bizare, que quelques-uns trouverent d’abord fort extravagant, fut presque condamné de tous ; mais enfin à force de raisonner sur un caractere qui paroissoit si peu commun, on y trouva quelque apparence de raison, & l’on justifia à la fin de la conversation ce que l’on avoit entierement condamné au commencement. Comme l’on ne cesse guere de parler des Femmes, lors que l’on est une fois sur leur chapitre, & que cet entretien est agreable à ceux-mesmes à qui elles causent souvent du chagrin, ces Messieurs en parlerent tant qu’ils furent ensemble ; & l’un deux, nommé Lisante, qui n’estoit à Paris que pour affaire, & qui faisoit son séjour ordinaire à la Campagne, parla d’une de ses sœurrs qui n’estoit pas encor mariée, & il fit de son esprit & de son corps une peinture si avantageuse, que toute la Compagnie en fut charmée ; mais le meilleur Amy d’Argimont, nommé Cleandre, le fut beaucoup plus que les autres, & ne pût écouter sans émotion tout ce que Lisante en dit ; Il luy fit mesme plusieurs questions, qui firent connoistre qu’il commençoit d’en devenir amoureux. Lisante qui s’en apperçeut, & qui n’en estoit pas fâché, (car Cleandre estoit honneste Homme & avoit du bien) luy dit que dés le lendemain il luy feroit voir son Portrait en grand & en mignature, qu’il en avoit apporté un que le plus habile Peintre de la Province avoit fait en huile, & qu’il en falloit faire à Paris une copie en mignature. Le jour fut pris le lendemain pour les voir, & Argimon estant le meilleur Amy de Cleandre fut de la partie. Ils ne manquerent pas de se trouver chez Lisante à l’heure marquée : Ils y virent les deux Portraits d’Olimpe (car c’est ainsi qu’elle se nommoit) & ils trouverent que l’Oiginal devoit estre beaucoup plus beau qu’on ne leur avoit dépeint, & que si l’esprit répondoit aux beautez du corps, il ne manquoit rien à cette charmante Personne pour la rendre parfaite. Cleandre en devint si éperduëment amoureux, qu’il ne pût estre plus long-temps sans donner de grandes marques de sa passion ; ce qu’il fit en la demandant en mariage à Lisante. Il luy donna tant d’espoir, qu’il eut lieu de prendre ses paroles pour une promesse ; & s’il ne la luy promit pas a assûrement, ce fut parce qu’il en voulut auparavant écrire en son Païs. Les réponses en furent favorables ; & apres quelques Lettres de part & d’autre, ce mariage fut entierement arresté, & Cleandre partit quelques jours apres avec le Portrait d’Olimpe que son Frere luy donna. Il ne pût estre de la partie, dont il fut bien fâché, & il fut contraint de rester à Paris, où ses affaires le retinrent plus longtemps qu’il ne s’estoit imaginé. Cleandre estant party le plus amoureux du monde, ne songea pendant tout son chemin qu’aux beautez d’Olimpe, qu’il estoit sur le point de posseder ; elles occuperent toutes ses pensées. À la premiere couchée il mangea tres-peu, dormit encor moins, & partit le lendemain avant jour ; (car il avoit trois grandes journées à faire, & ne vouloit pas arriver tard le troisiéme jour, de peur de manquer à voir Olimpe dés le soir qu’il arriveroit.) Il balança mesme s’il entreroit dans une Ville où il devoit coucher la seconde journée, parce qu’il y avoit desAmis avec lesquels il avoit étudié à Paris, & qu’il apprehendoit qu’ils ne le pressassent d’y demeurer quelque temps, afin de le mieux regaler. Comme il estoit dans ce doute, il fut reconnu à deux ou trois portées de Mousquet de la Ville, par un de ceux qu’il craignoit de rencontrer. Cet Amy Campagnard ne l’eut pas plutost apperçeu qu’il courut l’embrasser, & qu’il l’emmena chez luy pour y loger. Il le convia mesme au Bal que l’on donnoit ce soir là à sa Sœur dans le mesme logis, & le pressa avec des paroles si obligeantes, de vouloir honorer l’Assemblée de sa presence, qu’il luy fut impossible de s’en defendre. Il entra dans la Salle du Bal, l’imagination toute remplie de la belle Olimpe, & promit à son Portrait, avant que d’y entrer, qu’elle seroit toûjours presente à ses yeux, & qu’il n’y auroit jamais qu’elle capable de toucher son cœur. Il estoit dans ces sentimens, lorsque la belle Aristée, Reyne du Bal, & Sœur de son Amy, vint au devant de luy pour le recevoir, & luy fit avec autant de grace que d’esprit, un compliment au nom de toute l’Assemblée. Il estoit Parisien, & c’est assez en Province, pour s’attirer cet honneur. Cleandre demeura immobile, Aristée luy parut un prodige ; il luy trouva de la douceur & du feu dans les yeux ; il admira la blancheur & la delicatesse de son teint ; Il fut surpris de la beaute de ses dents, & de celle de ses lèvres : Il ne crût pas qu’il y eut rien de plus beau au monde que son sein. Il fut charmé de sa taille, & son esprit le ravit. Il n’y trouva rien d’affecté, tout luy parut naturel. Il oublia Olimpe ; & le feu que son Portrait avoit fait naistre dans son cœur se ralentit à la veuë d’un Objet dont il ne croyoit pas que la peinture pût jamais faire bien voir toutes les beautez. Si Cleandre fut surpris de rencontrer une Beauté si parfaite, Aristée ne le fut pas moins, de voir un Homme si bien fait ; Il luy parut tout aimable, & elle sentit pour luy toute l’ardeur dont un tendre cœur est capable, lors qu’il ressent les premieres atteintes de l’amour. Les complimens de civilité ayant cessé de part & d’autre, le Bal commença bien-tost apres ; Ils danserent plusieurs fois ensemble, ce qu’ils firent de si bonne grace que tout le monde le remarqua ; mais leur dessein n’estoit que de se plaire l’un à l’autre. Ils en vinrent à bout, & senflamerent tellement, que si l’Assemblée y eut pris garde, elle auroit connu dans leurs yeux tout ce que sentoient leurs cœurs. Quoy que l’on n’observât pas leurs actions, parce que l’on ne croyoit pas que l’amour leur eut si-tost fait sentir ses traits, ils eurent neantmoins de la peine à trouver un moment favorable pour s’entretenir sans estre écoutez, parce que l’Assemblée estoit fort grande. Cleante qui brûloit d’impatience d’entretenir ce nouvel Objet de sa passion, la faisoit remarquer jusques sur son visage, & toute la Compagnie luy dit que son chagrin venoit de ce qu’il s’estoit veu obligé de passer une soirée avec des Provinciaux. Il s’en défendit, & dit en jettant les yeux sur Aristée, qu’il y avoit pris tant de plaisir, qu’il s’en souviendroit long-temps. L’heure de se retirer estant venuë, les Vieilles dont le sommeil commençoit à faire baisser les paupieres se retirerent, & emmenerent leurs Filles avec elles qui auroient bien encor voulu danser. Les Amans de ces Filles s’en retournerent bien tost apres elles, de crainte que leurs Maistresses ne leur reprochassent le lendemain de s’estre divertis long-temps apres leur départ. L’Assemblée s’estant ainsi peu à peu éclaircie, nos Amans s’écarterent plus facilement ; & sans s’estre donnez de rendez-vous, leur amour les fit trouver à l’un des bouts de la Salle. Ils se parlerent d’abord des yeux, & leurs soûpirs leur firent connoistre ce qu’ils sentoient l’un pour l’autre. Apres avoir esté quelque temps à se regarder, & à faire parler un silence mille fois plus éloquent que tout ce qu’ils auroient pû se dire, Aristée qui ne se repentoit pas d’aimer Cleandre, mais qui croyoit avoir donné trop de marques de sa passion sur un secret reproche de s’estre trop tost declarée, & la confusion qu’elle en eust, luy fit monter une rougeur sur son visage, qui luy causa beaucoup de trouble. Elle sentit l’état où elle estoit, & de peur de le faire connoistre, elle baissa les yeux ; mais il arriva dans ce moment que Cleandre en tirant son Mouchoir de sa poche, laissa tomber le Portrait d’Olimpe. Aristée qui avoit déja la veuë baissée, s’en apperçeut plutost que luy ; & l’ayant ramassé avec une précipitation qui marquoit & beaucoup d’amour & beaucoup de jalousie, elle l’ouvrit en tremblant ; & la beauté qu’il representoit ayant paru trop charmante à ses yeux, & n’ayant point douté qu’elle ne fut aimée de Cleandre, elle sentit tout ce qui ne peut s’exprimer, & qu’elle ne pourroit elle mesme bien décrire : mais voyant qu’une partie de l’Assemblée s’appercevoit de son trouble, elle eut l’esprit assez present pour feindre de se trouver mal, & elle se laissa tomber sur un Siege qui n’estoit qu’à deux pas d’elle. On la mena dans sa Chambre quelques momens apres ; & le mal qu’elle feignoit s’estant plutost passé que celuy que le Portrait avoit fait naistre dans le fonds de son cœur, on crut que cette espece d’évanoüissement avoit esté un effet de la chaleur causée par le trop grand nombre de Gens dont l’Assemblée estoit composée. Cleandre qui devoit partir le lendemain, ne manqua point de prétextes pour ne pas continuer son Voyage, & feignit d’attendre de Paris des Lettres de conséquence sans lesquelles, disoit- il, il ne pouvoit le poursuivre. Le Frere d’Aristée qui l’avoit déja pressé de faire un plus long séjour chez luy, en fut d’autant plus réjoüy, qu’il avoit ardamment souhaité de le retenir. Il fut donner cette nouvelle à sa Sœur, qui la reçeut avec plaisir, mais sans luy en témoigner toute la joye qu’elle en ressentoit. Peu de temps apres il sortit de sa Chambre ; & Cleandre sçachant que cette Belle estoit en estat d’estre veuë, luy fut rendre visite. Elle en sentit un plaisir secret qu’elle s’efforça de luy cacher, & le reçeut avec une froideur qui ne laissa pas de luy paroistre obligeante. Apres les premiers complimens, ils se teûrent tout à coup tous deux, & furent quelque temps sans parler, mais leurs yeux n’en firent pas de mesme. Aristée rompit la premiere le silence (s’il est vray que les Amans en puissent garder) & comme elle remarqua beaucoup de confusion sur le Visage de Cleandre, elle crût la devoir encor augmenter en luy parlant du Portrait qu’elle avoit ramassé le jour precedent. II luy répondit qu’il n’en avoit jamais veu l’Original, & l’assura avec mille sermens ; Il adjoûta mesme qu’il eut voulu n’avoir jamais veu ce Portrait, & ne pût s’empescher de rougir & de soûpirer en le disant. Aristée ne pouvant rien comprendre à ce discours luy en demanda l’explication ; ce qu’il luy refusa, en la priant de parler d’autre chose. Elle n’en fit rien, & l’embarassa par tant de questions diferentes, qu’elle luy fit dire malgré luy ce qu’il avoit resolu de cacher. Ce fut un coup de foudre pour elle d’autant plus surprenant qu’elle ne l’attendoit pas. Elle croyoit bien qu’il avoit quelque galanterie, & que ce Portrait pouvoit estre celuy de quelque Maistresse ; mais elle ne se persuadoit pas qu’il fut sur le point de se marier. Elle voulut luy cacher & son dépit & sa foiblesse, mais il luy fut impossible, & tout parla en elle malgré sa resolution. Puis que les sentimens de mon cœur vous sont connus, luy dit-elle, ne me voyez pas davantage ; & si vous croyez que la trop tendre estime que je ressens pour vous ait merité quelque reconnoissance, je vous prie de me la témoigner par là, & d’oster de mes yeux celuy que je ne dois plus aimer. Allez, adjoûta-t-elle, allez épouser le trop heureux Objet qui vous attend, & ne vous attachez point à me donner l’amour que vous ne ressentez pas. Je me persuaderay, poursuivit-elle, que ce qui est arrivé depuis hier n’a esté qu’un songe, & dans cette pensée je tascheray de vous oublier. Cleandre au lieu de luy répondre d’abord, se jetta à ses genoux, qu’il embrassa long-temps en soûpirant, puis il luy raconta toute l’avanture de son mariage qu’il n’avoit plus dessein d’achever, & luy fit connoistre qu’il n’avoit jamais veu l’Original de celle dont elle avoit veu le Portrait. Ce discours remit un peu l’esprit d’Aristée ; Elle se persuada qu’il ne pouvoit estre éperduëment amoureux d’une Personne dont il n’avoit veu que la peinture, ou que du moins cette passion n’estant point fondée sur des engagemens de cœur & d’esprit, & sur toutes les tendresses que les Amans se témoignent de vive voix, lors qu’ils sont bien touchez, elle pouroit s’éteindre aussi facilement qu’elle estoit née : Elle ne se trompa point, & Cleandre luy dit qu’il ne vouloit plus épouser Olimpe, qu’il demeuroit d’accord qu’elle estoit belle, si le Peintre ne l’avoit point flatée ; mais qu’il ne sçavoit pas si les charmes de son esprit répondoient à ceux de son corps, & qu’avec le visage le plus doux du monde, elle pouvoit avoir l’humeur la plus déraisonnable. Aristée fut si satisfaite de ce discours, qu’elle ouvrit tout son cœur à Cleandre, de luy fit voir toute sa passion ; & Cleandre charmé de ses beautez, de son humeur, de son esprit & de son amour, l’assura qu’il estoit prest de l’épouser. Aristée qui ne voyoit rien en luy qui ne luy plût, fut si satisfaite des marques que Cleandre luy donna de son amour, qu’elle y répondit de mesme, & l’assura qu’elle estoit preste aussi de luy donner la main, & dés lors ils prirent leurs mesures pour cela. Aristée avoit deux Freres ; elle aimoit l’aisné avec toute la tendresse qu’une Sœur est capable d’avoir pour un frere ; & comme elle en estoit aimée de mesme, elle luy découvroit tous ses secrets, & n’avoit point pour luy cette crainte que les Sœurs ont souvent pour leurs Freres. Ces raisons furent cause qu’Aristée fit confidence à ce cher frere de tout ce qui s’estoit passé entre Cleandre & elle, & qu’elle luy dit la resolution qu’ils avoient prise, de la parole qu’ils s’estoient donnée de s’épouser. Je sçay, mon frere, poursuivit-elle, que cela vous doit surprendre, & que vous avez consenty que mes Oncles qui sont à Paris me mariassent, & qu’ils doivent mesme m’envoyer dans peu un Espoux : Mais, mon cher Frere, poursuivit-elle, il faut rompre ce coup si vous m’aimez, Cleandre est vostre Amy ; & de la maniere dont je vous ay oüy parler de son bien, de sa naissance & de son merite, c’est un party beaucoup plus avantageux pour moy, que l’Epoux inconnu que mes Oncles me doivent envoyer. Le Frere d’Aristée fut non seulement surprit de ce discours, mais il en fut mesme beaucoup embarassé : Il trouva d’abord de grandes difficultez à ce que sa Sœur exigeoit, & qu’il souhaitoit luy-mesme. Le merite de Cleandre luy estant parfaitement connu, leur conversation dura longtemps, & ils eurent beaucoup de peine à demeurer d’accord de ce qu’ils devoient faire ; mais enfin ils conclurent que pour cacher ce Mariage à toute la Ville, ils devoient aller à une de leurs Terres, qui en estoit à trois lieuës, & qu’ils s’y devoient marier. Le Frere bien aimé y fit resoudre le cadet, & de tous deux ayant persuadé à quelques Parens que c’estoit l’interest de leur Sœur, ils les emmenerent avec eux à la Campagne, où le mariage fut consommé, & d’où cet heureux couple partit pour se rendre à Paris, apres avoir tous concerté d’assez méchantes raisons pour excuser ce qu’ils avoient fait. Cleandre fut à peine arrivé à Paris avec sa Femme, qu’Argimon ayant sçeu son retour, fut aussi-tost chez luy pour le feliciter sur son mariage. Il le trouva avec sa Femme, & leur fit son compliment avec beaucoup de témoignages d’amitié. Ils luy répondirent de mesme, & Cleandre dit à sa Femme, que c’estoit Argimon le meilleur de ses Amis. Aristée rougit au nom d’Argimon ; & le regardant encor plus attentivement qu’elle n’avoit fait, sa rougeur augmenta. Elle fut remarquée par Cleandre qui ne sçeut à quoy l’attribuer. Argimon n’en fit pas de mesme, & sa vanité luy fit croire qu’elle estoit amoureuse de luy. Quelques momens apres, il arriva que par hazard Cleandre dit le nom de la Famille de sa Femme ; & Argimon ayant rougy à son tour, Cleandre se vit dans un embaras beaucoup plus grand que le premier, & dont il ne seroit pas si-tost sorty, si Argimon ne luy eut parlé le premier. Madame, luy dit-il en luy montrant Aristée, n’est point la belle Olimpe dont vous avez emporté le Portrait, & que vous estiez allé épouser ; c’est celle dont je vous avois parlé, & qui devoit estre ma Femme. Je n’avois point voulu sçavoir son nom pour les raisons que je vous ay dites ; mais estant sur le point de partir pour aller terminer ce mariage, je le demanday hier, & je vous trouve aujourd’huy marié à la mesme Personne que je devois aller épouser demain. Aristée dit qu’il estoit vray, & que c’estoit pourquoy le nom d’Argimon l’avoit fait rougir, & elle dit à cet Amy de son Mary qu’il ne devoit point se plaindre de son procedé, & que l’amour qu’elle avoit eu pour luy, avoit esté cause qu’elle luy avoit caché qu’elle estoit promise à un autre. Cleandre jura qu’il n’en avoit rien sçeu, & raconta son avanture de la maniere qu’elle s’estoit passée. Argimon le crût, & se ressouvenant du Portrait d’Olimpe, dont les charmes l’avoient surpris, il le demanda à son Amy, & luy dit que puis qu’il avoit épousé sa Maistresse, il vouloit épouser la sienne. Cleandre en fut ravy, & il estoit sur le poinct de luy en témoigner sa joye, lors que Lisante entra chez luy. Il luy dit d’abord qu’il estoit fort surpris d’avoir appris son retour, sans avoir reçeu de nouvelles de luy ny de sa Sœur depuis son départ : Puis il demanda à voir sa Femme. On luy montra Aristée ; Il s’écria que ce n’estoit point sa sœur. Cleandre luy dit que s’il vouloit Argimon pour Beaufrere, il estoit prest de l’épouser. Lisante fut encor plus surpris qu’auparavant, & dit qu’il ne comprenoit rien à tout ce discours. Argimon l’éclaircit de tout ce qui s’estoit passé, & fit grand plaisir à Cleandre qui se trouvoit dans un grand embaras. Lisante s’emporta d’abord ; mais considerant enfin qu’il n’y avoit plus de remedes, & que la chose estoit faite, il accepta de bonne grace Argimon pour Beaufrere ; & ce nouvel Amant d’Olimpe partit quelques jours apres pour l’aller épouser. Il ne trouva pas l’Original moins beau que la copie, & fut fort satisfait de l’échange que le hazard luy avoit fait faire.

[Visite du Comte de Sunderland, ambassadeur d’Angleterre] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 225.

Pour changer de ma matiere ainsi que ces Messieurs ont fait de Maistresses, je vous diray que nous avons depuis peu pour Ambassadeur d’Angleterre Monsieur le Comte de Sunderland. Il a de l’esprit infiniment, il aime les belles Lettres ; & quoy qu’il soit encor fort jeune, il a de grandes connoissances des affaires, & l’on peut dire que l’on n’a encor guere veu de Catons de son âge.

[Pulchérie de Pierre Corneille] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 225-227.

La Pulcherie de Monsieur de Corneille l’aisné, dont je vous ay déja parlé, a esté representée sur le Theatre du Marais ; & tous les obstacles qui empeschent les Pieces de reüssir dans un Quartier si éloigné, n’ont pas esté assez puissans pour nuire à cet Ouvrage que l’on ne peut mieux loüer qu’en nommant son Autheur, à qui les Gens qui luy portent le plus d’envie, doivent la reputation qu’ils ont euë par leurs Ouvrages, puis qu’ils ne les auroient peut-estre jamais faits, si Monsieur de Corneille, n’avoit point travaillé pour le Theatre.

[Théodat de Thomas Corneille] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 227-228.

Le Theodat de Monsieur de Corneille le jeune a esté joüé à l’Hostel de Bourgogne dans le mesme temps que la Pulcherie. Cet ouvrage auroit eu un tres-grand succez, si la Fortune avoit esté un effet du merite ; mais comme ce ne sont plus les Ouvrages qui cabalent, il ne faut pas s’étonner si cette Piece, qui a eu l’approbation des meilleurs connoisseurs, n’a pas esté aussi suivie que les autres du mesme Autheur. Je voudrois bien ne vous parler que de divertissemens ; mais il faut, puis que vous voulez tout sçavoir, que je reprenne le Chapitre de la Guerre.

Lettre en vers libres, sur le siège de Charleroy §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 233-252.

Je vous envoye des Vers que l’on a faits sur la Levée de ce Siege. Ils ont esté icy fort estimez, & je croy qu’il ne leur manquera rien, s’ils ont le bonheur de vous plaire.

Lettre

En vers libres,

Sur le Siege de Charleroy

    VErs la fin du mois de Decembre,
    Dorilas vint un jour chez moy :
Ah Dieux ! s’écria-t-il en entrant dans ma Chambre,
Je suis saisi de dépit & d’effroy ;
Les Ennemis ont marché vers la Sambre,
    Et vont entrer dans Charleroy !
Après ce mot… Ma foy, je ne sçaurois vous dire
    S’il continua d’en conter,
    Car je fis un éclat de rire
    Qui m’empescha de l’ecouter.
Luy, d’un air serieux qui montre qu’il s’irrite :
Vostre rire est plus fou que ce qui vous l’excite,
Me dit-il, achevez bien de rire, achevez :
Mais de ma crainte enfin que vous desaprouvez,
    La cause est-elle si petite,
Qu’on ne doive l’avoir qu’au point que vous l’avez ?
Eh ! non, non, Charleroy, dis-je, est un fort bon giste ;
Mais qu’ils entrent dans dedans, je croy que vous rêvez,
Car nos chers Hollandois sont, comme vous sçavez,
Trop gras & trop pesans, pour avancer si viste.
Oüy, fort bien, reprit-il, ils sont gras & pesans ;
    Mais par quelle valeur si grande,
    Le petit nombre de trois cens
    Peut-il se defendre au dedans
Contre l’Armée entière de Holande ?
À laquelle on a joint ce secours si fameux
    De nostre Amy le plus sincere,
    De l’Espagnol, qui, pour le faire,
S’épuise, épie, & court depuis un an, ou deux ?
L’état où je vous voy, passe la raillerie,
Luy dis-je : Cependant pour vous mettre en repos,
    Ecoutez-moy, je vous en prie.
L’y voyant disposé, je luy tins ce propos.
Ne rougissez-vous pas d’avoie eu l’ame atteinte
Des honteux mouvemens d’une si lâche crainte ?
D’avoir osé penser qu’on pût trouver un Bras
Qui portoit la Victoire où la France n’est pas,
Et qu’on pût surmonter la valeur sans seconde
D’un Peuple dont le Roy doit vaincre tout le Monde ?
À ces bas sentimens laissez-vous moins toucher,
Ou prenant tout au moins le soin de mieux cacher
Les effets criminels d’une crainte importune,
Abandonnez la France à sa bonne fortune.
Le Ciel, de son Monarque, en tous lieux est l’appuy :
Tout est miraculeux, quand il agit pour luy.
Il croiroit faire peu, si dans les moindres causes
Il ne passoit pour luy l’ordre commun des choses.
Ses moindres interests luy sont si précieux,
Qu’il a rendu sa Cour fertile en demy-Dieux,
Pour ne les confier qu’à d’Illustres Personnes,
Qu’à des Bras conquerans qui gagnent des Couronnes,
Et font que Loüis a le droit d’enseigner
Qu’il regne sur des Cœurs capables de regner.
Condé, qui vaut luy seul plus qu’une Armée entière,
D’un bonheur si certain est la preuve bien claire.
Est-il au Monde un Roy dont le nom soit plus grand,
Dont l’esprit soit plus beau, plus doux, plus bien-faisant ?
Et parmy ce qu’on voit de glorieux Monarques,
En peut-on distinguer par de plus nobles marques ?
Ainsi mille Vaillans que je ne nomme pas,
Qui bravent en un jour cent sortes de trépas,
Et pour qui le Rhin n’est ny profond ny rapide,
Quand ils doivent courir ou la Gloire les guide ;
C’est par eux Dorilas, c’est par leurs grands exploits,
Qu’en ce Siecle tout tremble au seul nom de François.
Est-il Ville, ny Fort, qui s’en puisse defendre,
Qui nous ose donner la peine de la prendre,
Et qui par ce nom seul n’ait veu les cœurs glacez,
Ses Rampars écroulez, & ses Murs renversez ?
Cependant vous osez porter ce nom illustre
Dont chaque instant augmente & la gloire & le lustre,
Vous avez veu le jour dans le mesme Climat
Où les Astres plus purs roulent sur tout l’Estat,
Et répandent sur nous cette heureuse influence
Qui par tout l’Univers fait réverer la France,
Vous vous nommez François, & vous pouvez trembler,
Quand deux foibles Partis songent à s’assembler ?
Ah ! j’atteste le Ciel, & cet heureux Génie,
Dont je vois chaque jour la puissance infinie
Du grand Roy des François seconder les projets,
Et tourner la Victoire où sont ses interests,
Que je vous apprendray bientost à votre honte,
À craindre que jamais la Holande nous domte ;
Et s’il faut que vostre ame ait cet indigne effroy
De penser que Montal luy donne Charleroy.
    L’ame de courroux animée,
J’allois poursuivre encor d’un ton plus furieux,
Lors qu’une Dame entra, que sans peine mes yeux
Connurent pour la Renommée :
Du feu, viste, du feu, je suis bien enrûmée,
Laissez-moy de chauffer, dit-elle, avec vous deux.
    Il fait un froid insuportable,
    Et sur tout devant Charleroy :
Hier encor l’assemblée y paroissoit passable,
Mais pour y demeurer, il faudroit par ma foy
Avoir la peau la plus dure que le Diable ;
    Montal l’a de mesme je croy,
Car pendant que chacun court se chauffer chez soy,
    Pour luy seul la place est tenable.
Comment, dis-je en riant, que veut dire cela ?
Eh ! quoy les Holandois, ces testes si subtiles,
    Ces vaillans Repreneurs de Villes,
    N’ont pas encor pris celle-là ?
Pris celle-là, dit-elle, ô soupçons ridicules !
Oüy ! leurs talons ont pris de douloureuses mules.
De ce seul mot on devroit vous punir.
Ils vaincroient en Hyver ? Vous me le baillez belle !
Eux qui craignent le froid à tel point, reprit-elle,
Que pendant l’Esté mesme, en nous voyant venir,
Ils furent si glacez de la seule nouvelle,
    Qu’ils ne sçavoient que devenir.
Comment à Charleroy pourroient-ils soûtenir
Les dangereux effets d’une bise mortelle,
    Contre les rigueurs de laquelle,
Les Tourbes de Namur, & le Bois de Bruxelles,
    N’a pû les résoudre à tenir ?
    Mais pour vous porte à me croire,
Ecoutez en deux mots vous en sçaurez l’Histoire.
Dès que Montal à Tongre eût appris que Marsin
De luy rendre visite avoit fait le dessein ;
À quoy diable, dit-il, est-ce qu’il se dispose ?
Au temps qu’il fait, on devoit l’avertir
    Qu’il est dangereux de sortir :
Mais il veut s’enrûmer, & puis que j’en suis cause,
    Je ne dois songer qu’à partir,
Pour l’aller recevoir, & bien le divertir ;
Car puis que pour me voir, ainsi qu’il le supose,
Mon ancien Camarade à tant de froid s’expose,
    Comme bon sang ne peut mentir,
Je dois le régaler au moins de quelque chose.
Il part, il vole, & par sa diligence,
De plus affreux passage il vient sans peine à bout ;
Et pour s’y voir à temps, sa noble impatience
Le fait marcher sur le ventre de tout.
Dés qu’il est arrivé, son étude s’applique
À préparer, pour chasser le chagrin,
    Un fort grand Concert de musique,
    Avec des Instumens d’airin ;
    Et comme le froid estoit rude,
Pour en faire écouter plus à l’aise le jeu,
    Son obligeante inquiétude
Promit aux Visiteurs de leur faire grand feu.
    Quoy qu’au ton de nos Serenades
    Ils dûssent estre accoûtumez
(Car ils ont eu souvent de pareilles aubades)
Espagnols, Holandois, tous furent alarmez,
Tous prirent le dessein de quitter la Partie ;
Et leur oreille au Bal fut si mal assortie,
Qu’a peine on avoit eu le temps de commencer,
Qu’ils témoignerent tous ne sçavoir rien danser,
    Sinon le Branle de sortie.
    Ils le dansent en vérité,
    Avecque leur air ordinaire ;
    Mais cela ne m’étonne guere,
Car ils l’ont devant nous tant de fois repété,
Que pour Grossiers qu’ils puissent estre,
L’un et l’autre Païs le doit sçavoir en Masitre.
    Mais comme à servir les Ingrats
On gagne leur courroux pour tout prix de sa peine,
Nos genereux Danseurs conçeurent de la haine
Pour les Musiciens qui leur marquoient leurs pas :
Ils les auroient blessez s’ils avoient eu des Fléches ;
Car pour leurs malheureux Mousquets,
Le rûme & la roupie en rompoient les effets,
    En tombant sur le feu des méches,
    Et la poudre des bassinets.
    À ce procédé punissable,
    Les Musiciens irritez,
Entonnerent d’abord un air plus effroyable,
    Et d’une fughe épouvantable
La Basse repéta cent tons précipitez.
Alors tous en desordre ils s’assurent d’un giste
    Dans les Bois & dans les Valons ;
Et quoy que gros, pesans, & gueres longs,
    Ils témoignerent par leur fuite,
    Que le son des Violons
Estoit un beau secret pour les faire aller viste,
Encor qu’ils eussent tous les mules aux talons.
    Ainsi, tous quitterent la Place
    En incivils, sans voir Montal,
    Et sans luy rendre aucune grace
Du soin qu’il avoit pris pour ce fameux régal.
    Mais comme je suis peu secrette,
Je veux tout dire, & ne rien negliger.
    Lors que cette Race indiscrette
    À pris le soin de déloger,
    Ce n’a pas esté sans Trompette :
Ils en ont dont sans doute ils doivent faire cas,
Leur industrie est en cela parfaite,
Et nous met aupres d’eux trente degrez plus bas,
Car ils sçavent sonner certain air de retraite
Qui charme à tous momens, & sauve leurs Soldats,
    Et qu’en France l’on ne sçait pas.
L’Espagne par bonheur chez soy n’a point d’Achile,
C’est un Païs prudent qui n’en a pas produit,
Parce que pour nos Gens c’est un coup fort facile
D’emporter le talon d’un Héros qui s’enfuit.
Louvignies, dit-on, peut fort bien nous l’apprendre ;
Mais, par ma foy, si la chose est ainsi
Que l’on veut nous la faire entendre,
    Son Cheval est donc mort aussi,
Car je vis quand il reçeut l’entorce
    D’un coup pour son talon fatal,
Il les tenoit tous deux apuyez avec force
    Contre les flancs de son Cheval.
    Adieu, Messieurs, poursuivit-elle,
Vous ne serez pas si-tost régalez
    Du détail de cette nouvelle ;
    Mais j’ay peine à la croire telle,
    Sans que pour la rendre si belle,
Duras & Montauban s’en soient un peu meslez.
Je vais d’une vistesse à nulle autre seconde
    En informer tous les Estats,
Parler du Grand Loüis sur la Terre & sur l’Onde,
    Et disposer tout le Monde
    À se soûmettre à son bras.
    À cette derniere parole
    La belle Courriere s’envole ;
    Et je gronday tant Dorilas,
Qu’enfin je le rendis, par cent justes reproches,
    Plus penaut qu’un Fondeur de Cloches.

[Réception de Galoy, Fléchier et Racine à l’Académie française] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 257.

Messieurs Galoy, Fléchier & Racine, ont esté reçeus à l’Academie Françoise, où Monsieur Colbert s’est rendu pour entendre leurs Harangues. Elles luy plurent beaucoup, & toute la Compagnie en fut charmée.

[Mithridate de J. Racine] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 258-261.

J’aurois long-temps à vous entretenir, s’il falloit que je vous rendisse un compte exact des jugements qu’on a faits du Mithridate de Monsieur Racine. Il a plû comme font tous les Ouvrages de cet Illustre Autheur ; & quoy qu’il ne se soit quasi servy que des noms de Mitrhidate, de ceux des Princes ses Fils & de celuy de Monime, il ne luy est pas moins permis de changer la vérité des Histoires anciennes pour faire un Ouvrage agreable, qu’il luy a esté d’habiller à la Turque nos Amans & Amantes. Il a adoucy la grande férocité de Mithridate qui avoit fait égorger Monime sa Femme, dont les Anciens nous vantent & la grande beauté, & la grande vertu, & quoy que ce Prince fut barbare, il l’a rendu en mourant un des meilleurs Princes du monde : Il se dépoüille en faveur de ses Enfans de l’    amour & et de la vengeance, qui sont les deux plus violentes passions où les Hommes soient sujets ; & ce grand Roy meurt avec tant de respect pour les Dieux, qu’on pourroit le donner pour exemple à nos Princes les plus Chrestiens. Ainsi Monsieur Racine a atteint le but que doivent se proposer ceux qui font de ces sortes d’ouvrages & les principales regles estant de plaire, d’instruire & de toucher, on ne sçauroit donner trop de loüanges à cet Illustre Autheur, puis que sa Tragedie a plû, qu’elle est de bon exemple, & qu’elle a touché les cœurs.

[Critique sur les deux précédentes livraisons du Mercure galant.]* §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 261-266 [pagination erronée].

Quelques affaires m’ayant empesché de retourner sitost que je souhaitois dans la Ruelle, où j’avois appris l’Histoire de Leonidas, je fus à peine delivré de l’embarras qu’elles me donnoient, que j’y retournay ; & je n’y suis pas plutost entré, que j’entendis ce que vous allez apprendre, qui n’estoit qu’une suite de la conversation commencée avant que je fusse arrivé. Ah ne me parlez point, dit une Femme en s’adressant au reste de la Compagnie, du Second & Troisiéme Tome du Mercure Galant ; Ils sont, à ce qu’on dit, trop remplis de Guerre & de Nouvellistes, & je n’ay pas seulement voulu les lire. Je croyois qu’on y verroit autant d’Histoires que dans le Premier, & j’en aurois esté ravie ; car je vous avoüe que celles du Colier de Perles, des Bas Vers & des Miroirs m’ont extrêmement divertie, & que je n’en ay point encor veu de remplies d’incidens si plaisans & si nouveaux. Vous avez raison, Madame, luy repartit froidement une autre, de dire ce que vous aimez ; mais quoy que les Histoires soient de vostre goust, & que dans le Second & Troisime Volume, il n’y en ait pas tant que dans le Premier, il faut voir si l’Autheur a fait une faute, & si dans ces deux derniers Volumes, il a pû & dû en mettre davantage qu’il n’a fait. Ce n’est pas ma pensée, poursuivit-elle, & en voicy la raison. Il a promis dans son Premier Volume de parler de tout ce qui se passeroit ; & comme dans les deux suivans, il a esté obligé de mettre toute la Campagne du Roy, & que ce Prince a pris plus de Villes en trois mois, qu’on en prenoit autrefois pendant le cours de vingt-cinq années, l’Autheur pour suivre l’ordre qu’il s’estoit prescrit, ne pouvoit s’empescher de parler de Guerre en beaucoup d’endroits ; et quoy qu’il n’ait dit qu’un mot de la prise de chaque Ville, cette matiere peu Galante n’a pas laissé de tenir beaucoup de place dans ces deux Volumes. Il a fait plus, & pour ne pas ennuyer il a crû de voir raconter beaucoup de choses par des Nouvellistes, afin que pas leurs manieres de les debiter, & leurs contestations le recit des actions les plus serieuses & les plus sanglantes pût donner du divertissement ; & pour plaire aux Curieux, il est entré dans le détail des actions de tous les Braves, & en a dit des particularitez dont aucune Gazette n’a parlé ; de sorte que l’on peut dire que dans les Volumes où il a parlé de la dernière Campagne, il a obligé toutes les plus illustres Familles de France, & que ces Livres doivent estre un jour beaucoup recherchez, puis qu’il n’est parlé dans aucun autre du détail des actions particulieres ; & ces deux Volumes contiennent tant de choses curieuses, que ceux qui les liront ne pouront manquer d’y trouver dequoy leur plaire, puis que bien que chacun soit d’un goust diferent, chacun ne laisser d’y trouver son compte dans un Livre general, & que les uns cherchent ce qui ne plaist pas aux autres. Si les Ruelles veulent des Histoires, on trouve des Mélancoliques qui les traitent de bagatelles ; mais comme le nombre de ces derniers est moins grand, l’Autheur en mettra beaucoup dans les Volumes qu’ils donnera doresnavant au Public, & reduira en peu de lignes toutes les autres Nouvelles. L’Autheur sera bien, reprit la premiere qui avoit parlé, de mettre à l’avenir beaucoup d’Histoires dans les Tomes du Mercure qu’il donnera au Public : les Femmes en veulent ; & comme ce sont elles font réüssir les Ouvrages, ceux qui ne trouveront point le secret de leur plaire, ne réüssiront jamais.

[La mort de Molière] * §

Le Mercure galant, 1673 (tome IV), p. 266-276.Ce commentaire précède la publication des Pièces en vers sur la mort de Molière. Voir cet article

Toute la Compagnie en demeura d’accord, & se preparoit à parler d’autre chose, lors qu’un Homme qui avoit accoustumé de venir dans cette Ruelle, parla de la mort de Moliere dont on s’estoit déjà entretenu quelques jours auparavant. Il estoit Illustre de plusieurs manieres, & sa reputation peu égaler celle du fameux Rocius ce grand Comedien si renommé dans l’Antiquité, & qui merita du Prince des Orateurs cette belle Harangue qu’il recita dans le Senat pour ses interests. Le regret que le plus grand des Roys a fait paroistre de sa mort, est une marque incontestable de son merite. Il avoit trouvé l’art de faire voir les defauts de tout le monde, sans qu’on s’en pût offenser, & les peignoit au naturel dans les Comedies qu’il composoit encor avec plus de succez qu’il ne les recitoit, quoy qu’il excelât dans l’un et dans l’autre. C’est luy qui a remis le Comique dans son premier éclat ; & depuis Terence personne n’avoit pû legitimement pretendre à cet avantage. Il a le premier inventé la maniere de méler des Scenes de Musique & des Balets dans les Comedies, & il avoit trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avoit esté jusqu’alors inconnu, & qui a donné lieu en France à ces fameux Opera, qui font aujourd’huy tant de bruit, & dont la magnificence des Spectacles n’empesche pas qu’on ne le regrette tous les jours. J’eus à peine achevé de parler du merite de cet Autheur, qu’une Personne de la Compagnie tira quelques Pieces de Vers qui regardoient cet Illustre Defunt. Plusieurs en lûrent haut, & les autres bas. Voicy ce qui fut entendu de toute la Compagnie.

Pieces

en Vers,

Sur la

Mort de Moliere.

Si dans son Art, c’est estre un Ouvrier parfait,
    Que sçavoir trait pour trait
        Imiter la Nature
    Molière doit passer pour tel ;
Michel-Ange, Le Brun et toute la Peinture.
Comme luy n’ont sçeu faire un Mort au naturel.

Autre.

CY git un grand Acteur que l’on dit estre mort ;
    Je ne sçay s’il l’est, ou s’il dort.
    Sa Maladie Imaginaire
    Ne sçauroit l’avoir fait mourir,
    C'est un tour qu’il fait à plaisir
    Car il aimoit à contrefaire.
    Quoi qu’il en soit cy gist Moliere ;
    Comme il estoit Comedien,
    S'il fait le Mort, il le fait bien.

Autre.

    Cy gist le Terence François,
    Qui merita pendant sa vie,
    De divertir malgré l’envie,
    Le plus sage de tous les Rois :
    Il a poussé l’Esprit Comique
    Jusques au dernier de ses jours ;
    La Mort en arrestant le cours,
    Il a finy par le Tragique.

Autre.

    CY git qui parut sur la Scene
    Le Singe de la Vie humaine,
    Qui n’aura jamais son égal,
Qui voulant de la Mort, ainsi que de la Vie,
Estre l’Imitateur dans une Comedie,
Pour trop bien réüssir, y réüssit fort mal ;
    Car la Mort en estant ravie,
    Trouva si belle la Copie
    Qu'elle en fit un Original.

Autre.

    CY git sous cette froide Biere,
    Le fameux Comique Moliere,
    Je ne sçay pas bien s’il y dort ;
    Celuy qui sçeut tout contrefaire,
Y pourroit bien encor contrefaire le Mort.

Autre.

    Celuy qui git dans ce Tombeau,
    Passant, c’est le fameux Moliere,
    De qui l’esprit estoit si beau,
Que rien ne faisoit peine à sa vive lumière.
Regrete son trépas si tu chéris les vers,
Car il charmoit les sens sur tous Sujets divers :
Mais la cruelle Parque, en nous faisant injure,
    S'accordant avecque la Mort,
    La laissé dans la Sepulture,
    Où cet Acteur faisait le Mort.

Autre.

Sous ce Tombeau gissent Plaute et Terence,
Et cependant le seul Moliere y git.
Leurs trois talens ne formoient qu’un esprit
Dont le bel art divertissoit la France,
Ils sont partis, & j’ai peu d’espérance
De les revoir malgré tous nos efforts.
Pour un longtemps, selon toute apparence,
Terence, Plaute & Moliere sont morts.

Autre.

    C'Est donc là le pauvre Moliere
    Qu'on porte dans le Cimetière,
En le voyant passer, dirent quelques Voisins.
    Non, non, dit un Apoticaire,
    Ce n’est qu’un Mort Imaginaire,
    Qui se raille des Medecins.

Autre.

PLuton voulant donner aux gens de l’autre vie
    Le plaisir de la Comedie,
Ayant pour faire un choix longtemps délibéré,
    Ne trouva rien plus à leur gré,
    Que le Malade Imaginaire ;
Mais comme par malheur il manquoit un Acteur,
L'un d’entr'eux dit tout haut qu’on ne pouvoit mieux faire
    Que d’envoyer quérir l’Autheur.

Autre.

MOliere à chacun a fait voir
L'inutilité du sçavoir
De ceux qui font la Medecine ;
Et pour accomplir son dessein,
Et nous mieux prouver sa doctrine,
Il meurt dés qu’il est Medecin.

Ces Vers donnerent occasion de parler de la Medecine ; Quelques uns se déclarerent contre, & plusieurs prirent son party. Un de ceux qui la defendit avec le plus de chaleur, tint ce discours en parlant de Moliere. S'il avoit eu le temps d’estre malade, il ne seroit pas mort sans Medecin : Il n’estoit pas convaincu luy-mesme de tout ce qu’il disoit contre les Medecins, & pour en avoir fait rire ses Auditeurs, il ne les a pas persuadez. Je demeure d’accord avec luy que la plus grande partie de la Medecine consiste dans l’Ordonnance des Lavemens, Saignées & Purgations ; mais il faut les sçavoir ordonner à propos, & sçavoir, selon les Maladies qu’on a à guérir, ce qu’il faut mettre dans le premier & le dernier de ces remèdes. On en peut faire de cent manieres différentes ; mais pour cela il faut connoistre les Simples,  & sçavoir leurs vertus. Non, non, le monde ne peut croire ce que cet Autheur a dit des Medecins. Il est constant qu’il y a des Remedes, les Bestes en trouvent & se guérissent elles-mesmes : Hé pourquoy, puisque les hommes ont bien connu les Herbes qui empoisonnent, ne connoistroient-ils pas celles qui ont la vertu de les guérir ? Rien n’est si commun que les salutaires effets des Ordonnances des Médecins. On connoist ceux des Medecines & des Lavemens, par la bile & par les impuretez qu’elles font evacüer. On sçait combien la Saignée est nécessaire à un Malade quand il est oppressé ; & Moliere, ce mesme Moliere, pendant une oppression, s’est fait saigner jusques à quatre fois pour un jour. Plusieurs eurent de la peine à le croire, & chacun ne s’accordant pas sur le chapitre de la Medecine, on parla des Ouvrages du défunt, qu’un Defenseur voulut traiter de bagatelles. Je sçay bien, repartit un autre qui n’estoit pas de son sentiment, que Moliere a mis des bagatelles au Theatre ; mais elles sont tournées d’une maniere si agreable, elles sont placées avec tant d’art, & sont si naturellement dépeintes, qu’on ne doit point s’étonner des applaudissements qu’on leur donne. Pour mériter le nom de Peintre fameux, il n’est pas nécessaire de peindre toûjours de grands Palais, & de n’employer son pinceau qu’aux Portraits des Monarques : une Cabane bien touchée est quelquefois plus estimée de la main d’un habile Homme, qu’un Palais de marbre de celle d’un ignorant ; & le Portrait d’un Roy, qui n’est recommandable que par le nom de la Personne qu’il représente, est moins admiré que celuy d’un Païsan, lors qu’il n’y manque rien de tout ce qui le peut faire regarder comme un bel Ouvrage. La conversation alloit s’échauffer, lorsqu’on vint dire à la Maistresse du Logis, que Cleante estoit prest, & qu’elle pouvoit passer dans la Salle avec toute la Compagnie. Comme chacun se levoit sans sçavoir pourquoy on changeoit de lieu : Il faut, dit la Maistresse du Logis, en arrestant tout le monde, que je vous avertisse d’une chose qui vous surprendra fort. Cleante m’estant venu voir le lendemain que Moliere mourut, nous témoignâmes le regret que nous avions de sa perte. Il me dit qu’il avoit envie de faire son Oraison Funebre ; je me moquay de lui. Il me dit qu’il la feroit, & qu’il la réciteroit mesme devant ceux que je voudrois. J'en demeuray d’accord, & luy dis que j’avois fait faire une Chaise, parce que Moliere devoit venir joüer le Malade Imaginaire chez moy, & qu’elle luy serviroit. Il m’a tenu parole, & nous allons voir s’il s’acquitera bien de ce qu’il m’a promis. Comme Cleante estoit un Homme fort enjoué, & qui divertissoit fort les Compagnies où il estoit, ils passerent tous avec empressement dans la Salle où on les attendoit : Elle estoit toute tenduë de deüil, & remplie d’Ecussons aux Armes du Defunt. Cleante n’eust pas plutost appris que toute la Compagnie avait pris place, qu’ayant pris une Robe noire, il monta en Chaise avec un serieux qui fit rire toute l’Assemblée. Il commença de la sorte.

Oraison

Funebre

De Moliere

MA Femme est morte, je la pleure ; si elle vivoit, nous nous querellerions, Acte premier de l’Amour Medecin de l’autheur dont nous pleurons aujourd’huy la perte. Quoy qu’il semble que ces paroles ne conviennent pas au sujet qui m’a fait monter dans cette Chaise, il faut pourtant qu’elles y servent, je sçaurai les y accommoder, & je suivray en cela l’exemple de bien d’autres. Repetons les donc encore une fois ces paroles, pour les appliquer au sujet que nous traitons. Ma Femme est morte, je la pleure ; si elle vivoit, nous nous querellerions. Moliere est mort, plusieurs le pleurent, & s’il vivoit, ils luy porteroient envie. Il est mort, ce grand Reformateur de tout le Genre humain ; ce Peintre des Mœurs, cet Introducteur des Plaisirs, des Ris & des Jeux ; ce Frondeur des vices, ce redoutable Fleau de tous les Turlupins ; & pour tout renfermer en un seul mot, ce Mome de la Terre, qui en a si souvent diverty les Dieux. Je ne puis songer à ce trépas, sans faire éclater mes sanglots. Je voy bien toutefois que vous attendez autre chose de moy que des soûpirs & des larmes ; mais le moyen de s’empescher d’en répandre un torrent ! Que dis-je un torrent ! Ce n’est pas assez. Il en faut verser un Fleuve. Que dis-je un fleuve ! Ce seroit trop peu ; & nos larmes devroient produire une autre Mer. Non, Messieurs, il n’est pas besoin du secours de l’art, pour vous faire voir ce que vous perdez ; la douleur est plus éloquente, plus éloquente, plus éloquente enfin… plus éloquente… Vous entendez bien ce que cela veut dire, & cela suffit. Il faut passer à la Division des Parties de cet Eloge, dont le pauvre Defunt ne me remerciëra pas ; mais avant d’entrer dans cette Division, faisons une pose utile à nos santez, toussons, crachons, & nous mouchons harmonieusement. Il faut quelquefois reprendre haleine, c’est ce qui nous fait vivre.

La Musique a, dit-on, quatre Parties ; mon Discours n’en aura pas moins. Moliere Autheur, & Moliere acteur en feront tout la sujet. Ce ne sont que deux Points, me direz-vous : Vous avez raison ; mais on en peut facilement faire quatre, & voicy comment. Moliere Autheur fera deux points ; c’est à dire que je parleray dans le premier de la beauté de ses Ouvrages, & dans le second des bons effets qu’ils ont produits, en corrigeant tous les Impertinens du Royaume. Moliere Acteur me fournira aussi la matière de deux Points ; & je feray voir que non seulement il joüoit bien la Comédie, mais encor qu’il sçavoit bien la faire joüer. Voila si je compte bien mes quatre Points tout trouvez ; Si je les traite bien, vous ne me trouverez pas trop longs ; mais si je vous ennuye, ce sera trop de la moitié. Passons donc au premier, & parlons de la beauté des Ouvrages du Defunt. Je ne croy pas qu’il soit necessaire de vous en entretenir long-temps ; peu de Gens en doutent ; & ceux qui n’en sont pas persuadez, ne meritent pas d’estre desabusez. En effet, Messieurs, si l’Art qui approche le plus de la Nature, est le plus estimé, ne devons-nous pas admirer les Ouvrages du Defunt ? Les Figures les plus animées des Tableaux de nos plus grands Peintres, ne sont que des Peintures muettes, si nous les comparons à celles des Ouvrages de l’Autheur dont j’ay entrepris le Panegyrique. Quelle fécondité de Génie sur toutes sortes de matieres ! Que n’en tiroit-il point ? Vous l’avez veu ; & vous sçavez qu’il estoit inépuisable sur le Chapitre des Medecins & des Cocus. Mais passons outre, & ne r’ouvrons point les playes de ces Messieurs. Finissons donc ce Point, en disant que le Defunt n’estoit pas seulement un habile Poëte, mais encor un grand Philosophe, Philosophe, me direz-vous., Philosophe ! Un Philosophe doit-il chercher à faire rire ? Démocrite en estoit un, chacun le sçait, & cependant il rioit toûjours. C'estoit trop, il faut quelquefois pleurer : Pleurons donc, puis que c’est aujourd’huy un jour de pleurs. Pleurons tous, pleurons, remplissons nos mouchoirs de larmes. Pendant que vos pleurs couleront, je vais essuyer les miennes, & par ce moyen reprendre haleine pour commencer mon second Point.

Je vous ay promis, Messieurs, de vous faire voir, dans le second Point de cet Eloge Funebre, de quelle utilité les Ouvrages du Defunt ont esté au Public ; mais avant de vous le prouver, il est à propos de parler de tous ceux contre lesquels il a écrit. Il a joüé les Jeunes, les Vieux, les Sains, les Malades, les Cocus, les Jaloux, les Marquis, les Villageois, les Hipocrites, les Imposteurs, les Campagnards, les Prétieuses, les Fâcheux, les Avocats, les Ignorans, les Procureurs, les Misantropes, les Medecins, les Apoticaires, les Chirurgiens, les Avares, les Bourgeois qui affectent d’estre de Qualité, les Philosophes, les Autheurs, les Provinciaux, les Faux Braves, les grands Diseurs de rien, les Gens qui n’aiment qu’à contredire, les Coquettes, les Joüeurs, les Donneurs d’Avis, les Uzuriers, les Sergens, les Archers, & tous les Impertinens enfin, de tout Sexe, de tout âge & de toute condition. Que tous ces Noms m’ont altéré ! Je n’en puis plus ; & si je ne buvois à vostre santé, je ne pourrois pas achever ce que j’ay entrepris.

Je puis presentement continuer, & je sens que je me porte assez bien. Disons donc que tous ceux que notre Autheur a joüez luy ont obligation. En faisant voir des Portraits de l’Avarice, il a fait honte aux Avares, & leur a inspiré de la liberalité. En rendant ridicules ceux qui rencherissoient sur les Modes, il les a rendus plus sages. Ah ! combien de Cocus a-t-il empeschez de prendre leurs Gands & leur Manteau, en voyant entrer chez eux les Galants de leurs Femmes ? Combien a-t-il fait changer de langage prétieux, aboly de Turlupinades ? Combien a-t-il redressé de Marquis à gros dos ? Combien a-t-il épargné de sang à toute la France, en faisant voir l’inutilité des frequentes Saignées ? Combien de Medecines ameres a-t-il empesché de prendre ? & combien aussi a-t-il guery de Foux ? Quoy que tous ceux que je viens de nommer ayent obligation au Defunt, chacun en particulier, toute la France luy est obligée en general de l’avoir tant fait rire. Le Rire, Messieurs, est une chose merveilleuse, & dont l’utilité est d’une utilité..... Vous l’allez voir par mon raisonnement : Le Rire délasse ceux qui travaillent du corps, il réjoüit l’esprit des Gens de Lettres ; & défatigant ceux qui sont occupez aux grandes affaires, il est mesme utile aux Monarques. Puisqu’il est utile, la Comedie la doit estre ; si la Comedie est utile, les Comediens le sont ; si les Comediens sont utiles, les Autheurs le sont encor davantage ; si les Autheurs le sont, Moliere a dû l’estre beaucoup ; & s’il l’a esté nous devons pleurer sa perte. Pleurons la donc, Messieurs, pleurons la ; mais pendant que nous la pleurerons, écoutons ces Violons qui la pleurent aussi1. C'est assez. Messieurs, c’est assez ; la maniere de joüer de cet inimitable Acteur me réveille, & puis qu’elle fait le sujet de mon troisiéme Point, il faut que j’en parle sans attendre davantage. Les Anciens n’ont jamais eu d’Acteur égal à celuy dont nous pleurons aujourd’huy la perte ; & Rocius, ce fameux Comedien de l’Antiquité, luy auroit cedé le premier rang s’il avoit vécu de son temps : C'est avec justice, Messieurs, qu’il le meritoit ; Il estoit tout Comedien depuis les pieds jusques à la teste ; il sembloit qu’il eut plusieurs voix, tout parloit en luy ; & d’un pas, d’un soûrire, d’un clin d’œil, & d’un remuëment de teste, il faisoit plus concevoir de choses que le plus grand Parleur n’auroit pû dire en une heure. Ah ! qu’un si grand Comedien meritoit bien d’avoir pour representer ses Ouvrages le Theatre de Marcus Scaurus ! Ce Theatre avoit sur sa hauteur trois cens soixante Colomnes en trois rangs, les unes sur les autres, où les trois Ordres estoient exactement observez. Le premier rang estoit de marbre, le second de verre, & le troisième estoit tout brillant d’or ; Les plus basses Colomnes avoient trente-huit pieds de hauteur, & il y avoit entre ces Colonnes trois mille Statuës d’airain. N'est-ce pas avec raison que les beaux Ouvrages de Moliere meritoient un aussi beau Theatre pour estre représentez, & n’est-ce pas avec justice que.... car voyez-vous, Messieurs, si.... la raison.... vous sçavez que lors que.... Viens au secours de ma memoire, incomparable Acteur, & puis que tu n’en as jamais manqué, donne-moy un peu de la tienne, aussi bien n’en as-tu que faire : Inspire-moy donc..... Ah ! Messieurs, les voila les Oeuvres de ce grand Homme ; Elles parleront mieux pour luy que je ne pourrois faire. Voila tous les Enfans dont il est le Pere : Ils sont cheris ces Enfans, de tous les Princes du Monde. Ah ! belles œuvres, que vous estes estimées par tout ! Et pour vous faire voir, Messieurs, que je dis vray, les voila en François, en Italien, en Espagnol, en Allemand ; & par l’ordre du Grand Vizir, l’on travaille à les traduire en Turc. Ah pleurons la perte d’un si grand Homme, nous ne le pouvons trop regretter ; mais réjoüissons-nous plutost de ce qu’il estoit né chez nous, & de ce qu’il vivra au Temple de Memoire. Pleurons de l’avoir perdu si jeune ; mais plutost que de perdre le temps à pleurer, passons à notre dernier Point, que je traitteray en peu de paroles. Il me sera facile, puisque j’y dois faire voir que notre Illustre Acteur excelloit dans l’Art de bien faire joüer la Comedie. Est-il quelqu’un qui n’en demeure pas d’accord, apres avoir veu de quelle maniere il faisoit joüer jusques aux enfans ? On voit par là que ce n’est pas sans raison qu’il disoit, qu’il feroit joüer jusques à des Fagots. Des Fagots Acteurs ! des Fagots ! Oüy, Messieurs, des Fagots ; & il en est à la Comedie, qui auroient besoin de luy pour les rendre plus utiles qu’ils ne le sont. Ces veritez estant incontestables, voila mon quatriéme Point finy ; mais je ne suis pas pour cela au bout de ma carrière ; il faut des récapitulations d’une partie de ce que j’ay dit, il faut tirer de la Morale, il faut toucher les cœurs, il faut faire verser des larmes. Mais qui pourroit s’empescher d’en répandre apres la perte d’un si grand homme ! Avec son esprit il auroit pû tromper la Mort, si elle ne l’avoit point pris en traistre. Que dis-je en traistre ? On ne sçait si la Mort l’a trompé, ou s’il a trompé la Mort ; mais soit qu’il l’ait trompée, ou qu’elle l’ait surpris, il ne vit plus ce grand Homme. Ah ! tristes Comediens, ou du moins qui devez l’estre, que tous vos Theatres soient desormais aussi noirs que ma Robe ; n’y paroissez qu’avec des habits de Deüil, que tous vos Auditeurs le prennent, & que chacun continuë d’écrire à sa gloire, comme on a commencé. En voila des preuves de toutes manières : Voilà des Epitaphes, voila des Sonnets, voila des Elegies2, & voila des Eloges en Prose. Auroit-on tant écrit si le Defunt n’avoit eu du mérite ? Oüy, Messieurs, il en avoit, & ses Ennemis mesmes en sont toûjours demeurez d’accord. Il faut finir, Messieurs : Mais que vois-je ! Tant d’Ecussons aux Armes du Defunt réveillent ma douleur. Vous les voyez, Messieurs, ces Armes parlantes, qui font connoistre ce que notre Illustre Autheur sçavait faire. Ces miroirs montrent qu’il voyoit tout ; ces Singes, qu’il contrefaisoit bien tout ce qu’il voyoit ; & ces Masques qu’il a bien démasqué des Gens, ou plutost des Vices qui se cachoient sous de faux masques. Ce grand Peintre moral est presentement avec les Dieux, qu’il est allé faire rire de leurs propres defauts. Momus a d’abord esté le recevoir ; & vous allez voir ce qui s’est passé à leur entrevuë. Paroissez, Momus, paroissez, Moliere, & satisfaites la curiosité de l’Assemblée.

Deux marionnettes paroissent aux deux coins de la Chaise.

Momus.

Que nous sommes obligez à la Mort, de nous avoir envoyé l’Illustre Moliere, dont le nom fait tant de bruit par tout le Monde !

Moliere.

Vous voyez, cher Momus, je viens voir les Dieux ; & j’ay voulu joüer la Mort, afin qu’elle me prit, croyant se vanger, & je l’ay trompée par ce stratagéme.

Momus.

Vous ne me dites pas tout, vous vous entendez avec la Mort, & vous venez voir les defauts des Dieux, pour en aller divertir les mortels.

Moliere.

Non, Momus, je ne puis plus retourner au Monde.

Momus.

J'en suis fâché ; car les Dieux ne m’estimeront plus, & vous les divertirez mieux que moy.

Moliere.

J'espère les bien divertir.

Momus.

Il faut du temps pour les bien connoistre.

Moliere.

Pas tant que vous pensez.

Momus.

C’est assez, vous pouriez vous échauffer. Loin de nous quereller, allez songer à vous unir, pour bien divertir les Dieux.

Ce Dialogue vous a fait croire un moment que Moliere n’estoit pas mort ; mais il faut r’ouvrir vos playes, & vous le faire voir sans parole & sans vie : il faut vous faire voir son Tombeau. Hastez-vous. Est-il achevé ? Estes-vous prests ? Faites-nous voir ce qui doit renouveller nos douleurs.

On tire un rideau de deuil, & le mausolée paroist.

Ah que voy-je ! Je ne puis sans mourir regarder cet Illustre Défunt.3 Fuyons ces objets funebres.4 Il faut pourtant avoir un peu de fermeté, & regarder ce Tombeau ; Tombeau, qui renfermez les ris & les jeux ; Tombeau, qui renfermez la joye ; Tombeau... Tombeau... Tombeau... C’est un Tombeau, Messieurs, & vous le voyez bien. Tous les Poëtes de l’antiquité remplissent ces niches ; & les plus Comiques soûtiennent.... Ah ! Messieurs, je ne puis achever, quand je voy que les yeux de cet illustre Autheur sont fermez pour jamais ; je ne puis retenir mes larmes. Démocrite n’avoit jamais pleuré, & vous voyez ce Philosophe le mouchoir à la main. Ephestion mourut de rire, & cependant vous le voyez aujourd’huy fondre en larmes auprès du Tombeau de cet Illustre Défunt. Ah remplissons toutes ces urnes avec l’eau de nos pleurs. Il nous en a fait répandre de joye, versons-en de douleur auprès de son Tombeau ; honorons-le de toutes manieres. Riches, faites faire des Statuës à sa gloire. Beaux Esprits, apportez des Ouvrages qui ne chantent que ses louanges. Et vous, Peuples, donnez-luy des larmes, si vous ne les pouvez accompagner d’autre chose. Il est mort, ce grand Homme, mais il est mort trop tost pour luy, trop tost pour les siens, trop tost pour ses Camarades, trop tost pour les grands divertissemens de son Prince, trop tost pour les Libraires, Musiciens, Danceurs & Peintres, & trop tost enfin pour toute la Terre. Il est mort, & nous vivons ; cependant il vivra apres nous, il vivra toûjours, & nous mourrons ; c’est le destin des grands Hommes.

Cette Oraison Funebre fut à peine achevée, que chacun se leva, & donna mille loüanges à Cleante, qui tourna luy-mesme en plaisanterie ce qu’il venoit de faire. Comme il estoit tard, chacun se retira bientost apres.