Le Nouveau Mercure galant, avril 1677
Le Nouveau Mercure galant, avril 1677 (tome II) §
[Histoire de l’heureux Hipocrite] §
Tandis que nous sommes sur le Jubilé, trouvez bon, Madame, que je vous propose un Cas de conscience qui me paroist fort extraordinaire. On m’a assuré que la chose s’estoit passée depuis peu, & il s’agit de sçavoir quel scrupule on se doit faire d’avoir employé la fraude à s’assurer une Succession qu’on auroit peut-estre inutilement attenduë. Voicy le Fait. Deux Freres sont demeurez les seuls Heritiers d’un Pere fort riche. La Coustume des Lieux où les Biens sont situez estoit fort desavantageuse au Cadet. Il avoit plus d’esprit que son Frere, il voyoit avec chagrin ses méchantes qualitez reparées par le Droit d’aînesse ; & le connoissant susceptible de toute sorte d’impressions, apres avoir affecté quelque temps les dehors d’une vie tout réguliere, il feint tout d’un coup une si forte Vocation d’aller s’enfermer dans un Cloistre, qu’il semble qu’il n’y ait plus ailleurs de bonheur pour luy. Son Aîné surpris de sa resolution, luy en demande la cause. Il se contente d’abord de luy parler en general de la vanité des choses du monde, & du dégoust que toutes les Personnes raisonnables en devroient avoir. C’est tous les jours un Sermon nouveau sur cette matiere, jusqu’à ce que l’ayant fait convenir des Principes qu’il établissoit avec plus d’esprit que de Devotion, il descend enfin dans le particulier, & luy temoigne que s’il emporte quelque chagrin en quittant le monde, c’est celui de l’y laisser embarassé. Ses grimaces vont si loin, que le pauvre Aíné en devient la Dupe, & ce qu’il luy dit continuellement du peril où sont exposez ceux qui ont autant de bien qu’il en a, luy frape si vivement l’imagination, qu’il se met en teste de se vouloir rendre aussi heureux que son Frere, en quittant tout pour le suivre dans sa Retraite. Les voila tous deux dans le Couvent. Une somme considerable que l’Aîné promet, fait trouver sa Vocation merveilleuse, tout le monde luy applaudit ; & tandis qu’on relâche un peu en sa faveur les rigueurs du Novitiat, le Cadet s’y assujettit avec une soûmission si austere, qu’il n’y a point de volonté chancelante, que son exemple ne raffermit. Tout cela se passe au grand contentement des Collatéraux, qui se tenans déja maistres des grands Biens qui leur doivent échoir par la professions des deux Freres, font des Mariages en idée, & jettent les yeux sur les Charges les plus considérables. Enfin le grand jour arrive où doivent estre prononcez ces terribles mots qui ne se disent qu’une fois, & qui engagent pour toute la vie. On donne le pas à l’Aîné qui fait ses Vœux d’une voix un peu tremblante, & cependant le Cadet pousse de longs soûpirs, & fait voir de certains élancemens de zele qui édifient admirablement l’Assemblée ; Mais il n’est pas plutost assuré que son Frere ne sçauroit plus s’en dedire, qu’un Evanoüissement de commande le met hors d’estat de faire la mesme chose que luy. Il n’en revient qu’avec peine, il ouvre de grands yeux sans recouvrer l’usage de la parole, & malgré qu’on en ait, il faut pour ce qui le regarde, remettre la Cerémonie à une autre fois. Il feint pendant quelques jours un fort grand déplaisir de l’accident qui avoit retardé son bonheur ; & ayant trouvé moyen de s’échaper du Couvent, il y renvoye son Habit de Moine, avec un Billet portant assurance du soin qu’il auroit de le payer largement. Il traite presentement d’une Charge, on luy offre une Fille de naissance avec beaucoup de Bien, & tout cela, pour avoir eu l’adresse de faire prendre un froc à son Frere. Prononcez, Madame. On ne luy peut disputer la Succession, mais elle ne seroit pas à luy s’il n’avoit pas joüé le personnage d’Hypocrite.
[Mort du Sieur Cambert, qui avoit étably les Opera en France & en Angleterre ; Mort du Sieur Le Camus, de la Musique du Roy]* §
Passons donc à d’autres Articles, & disons que la Musique est malheureuse cette année de toutes manieres, & que si quelques Musiciens ont perdu leur Procés, d’autres ont perdu la vie. Le Sieur Cambert, Maistre de Musique de la feuë Reyne Mere, est mort à Londres, où son génie estoit fort estimé. Il avoit reçeu force biens-faits du Roy d’Angleterre, & des plus grands Seigneurs de sa Cour, & tout ce qu’ils ont veu de ses Ouvrages, n’a point démenty ce qu’il a fait en France : c’est à luy que nous devons l’Etablissement des Opera que nous voyons aujourd’huy ; la Musique de ceux de Pomone, & des Peines & des Plaisirs de l’Amour, estoit de luy ; & depuis ce temps-là on n’a point veu de Recitatif en France qui ait paru nouveau. C’est ce mesme Cambert qui a fait chanter le premier les belles Voix que nous admirons tous les jours, & que la Gascogne luy avoit fournies ; c’est dans ses Airs que Mademoiselle Brigogne a paru avec le plus d’éclat, & c’est par eux qu’elle a tellement charmé tous ses Auditeurs, que le nom de la petite Climene luy en est demeuré. Toutes ces choses font connoistre le merite & le malheur du Sieur Cambert ; mais si le merite de tous ceux qui en ont estoit reconnu, la Fortune ne seroit plus adorée, ou pour mieux dire on ne croiroit plus qu’il y en eust ; mais nous sommes tous les jours convaincus du contraire par des Exemples trop éclatans. La mort a pris aussi le Sieur le Camus, qui estoit de la Musique du Roy. Il a composé un nombre infiny de beaux Airs, & s’ils estoient mis ensemble, il y en auroit dequoy former plusieurs Opera, dans lesquels on ne verroit pas toûjours la mesme chose.
[La Maladie de l’Amour, Galanterie nouvelle, meslée de Prose & de Vers] §
LA MALADIE
DE L’AMOUR.
Les Graces venoient de laisser l’Amour entre les bras du Sommeil, & se mocquoient de la stupidité de ce Dieu, qui ayant l’avantage de posseder tous les jours les plus belles Personnes du monde, ne leur dit jamais une parole, tant il a peur de des-obliger le Silence qui se loge dans son Palais, quand elles virent arriver inopinément l’Amour. Il avoit son Bandeau a la main, & laissoit voir autant de colere dans ses yeux, que d’abatement sur son visage.
Les Graces qui n’ont jamais plus de joye que quand elles font avec l’Amour, ne furent point paresseuses à le satisfaire. Elles luy dresserent un Lit de Roses, & le dépoüillerent de son Carquois, dont il brisa les Fléches devant elles. Il se coucha en suite, & en ayant reçeu mille caresses par lesquelles elles tâcherent à le consoler de son chagrin ;
Les Graces dirent mille choses obligeantes à l’Amour pour se justifier aupres de luy, & rejetterent leur manque de complaisance sur l’impossibilité qu’il y a de prester quelque agrément à des Beautez déjà surannées ; car pour les Laides, dirent-elles, vous sçavez que nous ne les fuyons pas toutes. Il y en a quelques-unes sur le chapitre desquelles vous avez assez à vous loüer de nos soins. Nous demeurons d’accord que quand vous les allez engager à reconnoistre vostre pouvoir, nous ne vous accompagnons pas seules, & que vous faites en sorte que la Jeunesse se trouve avec nous ; mais de grace, cessez de nous rendre responsables de vos chagrins ; les plus grands que vous ayez viennent du costé des Hommes, & ce sont pour vous de terribles esprits à gouverner.
C’en est fait, ma resolution est prise, je romps pour toûjours avec eux ; & puis que les peines qu’il se font eux-mesmes leur font oublier les avantages qu’ils reçoivent de moy, je m’en vangeray hautement, en ne retournant jamais sur la terre. A ces mots il demanda qu’on le laissât reposer pour se remettre des fatigues qu’il avoit eues avec les Hommes ; & comme les maux des Dieux s’en vont aussi promptement qu’ils viennent, & que leur guérison dépend toûjours de leur volonté, les Graces ne se mirent pas en peine du Remede qu’il falloit apporter à la Maladie dont il s’estoit plaint, & elles le laisserent dormir jusqu’au lendemain, qu’elles ne manquerent pas de se trouver à son réveil. Ce repos qu’il avoit pris extraordinairement (car il luy est fort nouveau d’en prendre) luy avoit mis sur le teint une fraîcheur qui les ébloüit. Il leur parut plus potelé qu’il n’avoit accoûtumé de l’estre, & elles le trouverent si beau, qu’elles ne pouvoient se lasser de luy en faire paroistre leur admiration.
Trois jours s’écoulerent de cette sorte, pendant lesquels les Graces tinrent fidelle compagnie à l’Amour. Comme ce n’est qu’un Enfant, elles avoient le plaisir de le pouvoir baiser sans scrupule, & c’estoit entre-elles à qui l’auroit le plus souvent entre les bras. Cependant Vénus qui avoit fait un voyage en terre, en estoit revenuë toute indignée, de ce qu’au lieu des honneurs qu’elle avoit accoûtumé d’y recevoir, elle avoir trouvé ses Temples deserts.
Vénus eut beau faire des Remontrances, l’Amour s’obstina à vouloir estre malade, & prétendit que les Hommes ne valoient pas qu’il se privât pour eux du repos qui luy estoit necessaire. Il s’en accomodoit le mieux du monde, & il n’avoit jamais rien trouvé de si doux que de passer les jours entiers, comme il faisoit, à folâtrer avec les Graces qui ne le quitoient point. Mercure qui le cherchoit pour luy rendre compte de ce qui s’estoit passé sur la Terre depuis son départ, le trouva qui se divertissoit avec elles, & le voyant assis sur les genoux de l’une, tandis que l’autre luy tenoit les mains ;
Que je suis ravy de ce desordre, dit l’Amour tout rejoüy ! Voila un renversement qui me charme. Les Hommes vont connoistre ce que je vaux, par les malheurs où les plongera mon éloignement. Mais, dites-moy je vous prie, que fait l’Amitié ? A t-on conservé quelque respect pour elle ? Et l’Hymenée avec qui j’estois si souvent broüillé, fait-il mieux ses affaires seul qu’il ne les faisoit avec moy ?
N’importe, repartit l’Amour, c’est ce que je demande, je ne sçaurois trop punir des Fantasques, qui me faisant trop injustement autheur de tous les maux qu’ils souffrent par leurs folies, n’ont aucune reconnoissance des plaisirs que je leur procure. Le Repos m’a fait goûter icy des douceurs que je n’avois jamais éprouvées, & je ne me sens pas en humeur d’y renoncer. Mercure le laissa dans ce sentiment ; & quelque temps s’estant encor passé sans que Vénus pût obtenir de luy qu’il changeast de resolution, un jour qu’il estoit fort en train de rire, il entendit du bruit qui l’obligea à tourner la teste pour sçavoir qui le venoit troubler dans sa Retraite. Le croiriez-vous, luy dirent les Graces, c’est la Raison, Vostre plus irréconciliable Ennemie, qui demande à vous parler.
A ces mots il courut au devant d’elle, & témoigna par l’accüeil le plus obligeant l’estime particuliere qu’il en faisoit. La Raison reçeut ses caresses avec plaisir & le regardant d’un œil plus satisfait qu’elle n’avoit paru l’avoir en entrant :
La proposition ne déplût pas à l’Amour ; mais comme il fut quelque temps sans répondre, la Persuasion qui estoit demeurée à la porte, crût qu’il estoit temps qu’elle parlât ; & l’Amour ne la vit pas plutost s’avancer, que prévenant ce qu’elle pouvoit avoir à luy dire ; Arrestez, luy cria-t-il de loin, ce seroit faire tort à l’union qui a esté de tout temps entre la Raison & moy, que de croire qu’elle ait besoin de vostre secours pour me faire entrer dans ses sentimens. Il est de certains Amours évaporez qui ne s’en accomoderoient pas ; mais pour moy je suis ennemy du déreglement (quoy que s’en soient voulu imaginer les Hommes) je n’ay point de meilleure Amie que la Raison. Il eut à peine achevé ces mots, qu’il apperçeut la Gloire, qui estant accoustumée à estre reçeuë par tout à bras ouverts, crut qu’il seroit inutile de faire demander si l’entrée luy seroit permise. L’Amour prit plaisir à la voir marcher d’un pas aussi majestueux que sa mine estoit altiere. Il la reçeut fort civilement ; & apres qu’elle eut répondu à ses premieres honnestetez ;
L’Amour se trouva agreablement flaté de ce que la Gloire lui dit, & il resvoit à la réponse qu’il luy devoit faire, quand il vit entrer tout à la fois, la Beauté, la Constance, la Galanterie, & les Plaisirs qui luy firent mille plaintes de ce que son éloignement leur faisoit souffrir. La Beauté exagera combien il lui estoit honteux de n’avoir aucun avantage sur la Laideur, & de n’estre plus considerée de personne, parce que personne ne songeoit plus à aimer. Mais ce qui commença d’ébranler l’Amour, ce fut ce que luy dirent les Plaisirs, qui se voyoient malheureusement exilez par le retranchement des Festes Galantes, & de tout ce qui pouvoit contribuer au Divertissement des Belles, tous les jeunes Gens estans tombez depuis son départ dans une sale Débauche, qui ne leur laissoit trouver de la joye que dans la seule brutalité. Ils parlerent si fortement, & ils furent si bien secondez par les autres qui avoient le mesme interest qu’eux de faire revenir l’Amour en terre, que se laissant toucher à leurs prieres ;
Le party fut accepté, & il plut tellement aux Graces, qu’elles jurerent de ne plus abandonner l’Amour.
Je ne sçay, Madame, ce que vous penserez de cette Galanterie, mais je suis persuadé que vous n’en jugerez pas à la maniere des Esprits foibles, que le seul nom de l’Amour effraye, & qui ne se contentent pas de la regarder ; mais qui veulent trouver du crime dans ces Bagatelles ingénieuses dont il fournit la matiere, & qu’on lit presque toûjours avec plaisir. Ce n’est pas que je ne sçache qu’il y en a quelques unes dont la Morale n’est pas à suivre : mais si on vouloit profiter de celle-cy, & n’aimer jamais qu’on n’eust soin de prendre l’appuy de la Raison, & de conserver les interests de la Gloire, quelque condamnable que paroisse l’Amour aux Scrupuleux, je doute fort que ce fust une passion indigne d’une belle Ame, & qu’on dût se faire une vertu de rejetter ce que la Societé civile en peut recevoir d’avantages. Mais je n’entreprens point d’en soûtenir icy le party.
[Discours sur la Preface de la Phedre du Sieur Pradon] §
Apres vous avoir parlé d’une Guerre, vous voudriez bien, Madame, que je vous parlasse d’une autre, puis que vous me demandez ce qui se dit icy des deux Phedres depuis qu’elles sont imprimées. Je vous les ay envoyées l’une & l’autre, vous les avez leuës, & je n’ay rien à vous répondre pour satisfaire à vostre curiosité sur cet article, sinon qu’il n’y a aucune Personne d’esprit qui n’en pense ce que je suis fort assuré que vous en pensez. Monsieur Racine est toûjours Monsieur Racine, & ses Vers sont trop beaux pour ne pas donner à la lecture le mesme plaisir qu’ils donnent à les entendre reciter au Theatre. Pour Monsieur Pradon, il avouë qu’ayant esté obligé de faire sa Piece en trois mois, il n’a pas eu le temps d’en polir les Vers avec tout le soin qu’il y auroit apporté sans cela. C'est une negligence forcée, qu’apparemment il n’aura pas dans le premier Ouvrage qu’il fera paroistre ; mais il n’est pas assuré que cet Ouvrage, quelque achevé qu’il nous le donne, ait un succés aussi avantageux que l’a eu son Hippolyte. Il y a des occurrences, qui selon qu’elles sont plus ou moins favorables, augmentent ou diminuënt le prix des choses ; & je tiens que le secret de faire réüssir celles de cette nature, c’est d’en faire parler beaucoup, quand mesme on n’en feroit dire que du mal. Le bruit s’en répand excite une curiosité qui attire de grandes Assemblées ; & comme le Peuple se persuade que les Pieces qui sont suivies doivent estre bonnes, nous en avons veu quelquefois de tres-heureuses qui n’ont pas eu l’approbation des Connoisseurs. Ce que je vous dis, Madame, est une chose generale, & mon dessein n’est pas de parler de celle de Monsieur Pradon. Quant à sa Préface, dont vous voulez absolument que je vous rende compte, je connois beaucoup de Gens à qui elle plaist : il y en a mesme qui la trouvent brillante jusqu’à ébloüir, malgré tout ce qu’opposent certains Critiques difficiles à satisfaire, qui ne sçauroient souffrir qu’il s’excuse sur ce qu’Euripide n’a point fait le Procés à Seneque, ny Seneque à Garnier, pour avoir traité la mesme matiere, à cause, disent-ils, que ces Poëtes ont vescu dans des Siecles fort éloignez les uns des autres, & qu’il est inoüy que personne soit encor revenu de l’autre monde pour se plaindre des injustices qu’on luy a faites apres sa mort ; mais quand ils auroient vescu ensemble, quand ils auroient fait representer deux Hippolytes en un mesme jour, ces Critiques trop scrupuleux ne prennent pas garde que Garnier & Seneque ne devant pas le succés de leur premiers Ouvrages à ceux dont ils semblent avoir doublé le sujet, ont pû faire tout ce qui leur a plû, sans donner lieu qu’on les accusast de manquer de reconnoissance ; & d’ailleurs comme on fait toûjours honneur à ceux dont on met les Ouvrages en une autre Langue, si Euripide avoit eu la liberté de sortir d’où il est pour venir trouver Seneque, il ne l’auroit fait que pour le remercier d’avoir donné en Latin ce qu’il avoit composé en Grec ; & sur cet exemple, j’ay entendu dire à des Amis de Monsieur Racine, qu’il se seroit tenu tres-redevable à Monsieur Pradon, s’il avoit fait joüer en Italien, l’Hippolyte qui nous a esté donné en nostre Langue par l’Hostel de Bourgogne ; mais enfin, Monsieur Pradon a eu ses raisons que je veux croire fort bonnes, & je le trouve loüable d’avoir reconnu de si bonne-foy dans sa Préface qu’il n’a point traité ce Sujet par un effet du hazard, comme tout le monde sçait qu’il arriva des deux Berenices, mais par un pur effet de son choix. On avoit dit le contraire avant que la Piece parust, & il a crû que ce déguisement démentoit la sincerité dont il fait profession.
[Spectacles preparez pour le Public] §
Puis que nous sommes sur le Chapitre des Divertissemens, je ne doy pas oublier que plusieurs Personnes de Qualité font travailler à de grands Spectacles qu’ils donneront au Public sans qu’on prenne d’argent à la porte, & cela, pour marquer la joye qu’ils ont des grandes Conquestes du Roy ; c’est imiter les anciens Romains, & ces Messieurs ne peuvent rien faire qui marque plus la grandeur de la France, l’abondance qu’elle a de toutes choses, & le calme dont elle joüit au dedans. Ces sortes de Spectacles font fleurir les beaux Arts, & leur donnent presque à tous de l’employ : ils sont réveillez par là, & l’émulation fait faire des choses ausquelles on ne donneroit jamais tout le soin qu’elles demandent pour estre parfaites, si l’on n’avoit point de Concurrent. C’est ce que nous voyons tous les jours en Italie, où les plus grands Princes, & ceux dont la conduite sert de regle aux Peuples qui leur sont commis, ne dédaignent pas de prendre le soin des Opera. On en a veu un à Rome le Carnaval dernier, où le Chevalier Bernin avoit travaillé. Je ne vous dis point qu’il y avoit des choses surprenantes, vous sçavez que ce grand Homme peut faire.
[Avanture de l’Epée] §
Au reste, Madame, avant que de reprendre les matieres de la Guerre, vous sçaurez qu’on vous a dit vray, en vous disant que le jeune Marquis dont vous me demandez des nouvelles a eu depuis peu quelque Démeslé de jalousie, & puis que vous voulez que je vous l’explique, en voicy les particularitez. Il a de l’estime pour une jeune Veuve, & il y a de l’apparence que cette estime n’est pas sans tendresse, puis qu’il a fait une échapée de Jaloux. La Dame est bien faite de sa personne, a beaucoup d’esprit, & une vertu qui n’a jamais esté sujette au soupçon. Ces avantages ont dequoy toucher, & on donneroit son cœur à moins. Ainsi il ne faut pas s’étonner si tant de merite engagea aisément le Marquis. Il rendit des soins ; & comme il est difficile d’aimer sans craindre, il se chagrina des Visites d’un Cavalier qu’il trouvoit un peu trop assidu chez la Dame. Le Jeu & la Conversation y attiroient quantité de Personnes de l’un & de l’autre sexe ; & quoy que le Cavalier y vinst sans aucun dessein particulier, il suffisoit qu’il vint souvent pour alarmer le Marquis, qui ne manqua pas de s’en plaindre. Cette liberté de s’expliquer déplût à la Dame, elle traita son chagrin de vision, & les choses en estoient là, quand un Accident aussi nouveau qu’impréveu, donna lieu à la jalousie dont vous avez entendu parler. Il y avoit grande Compagnie dans la Chambre de la Dame, le Cavalier s’y trouva, & n’ayant point voulu s’embarquer au Jeu, il s’assit imprudemment sur son Epée. Vous sçavez, Madame, que les petits Coûteaux qu’on porte aujourd’huy, sont plus de parade que de defense. Celuy du Cavalier s’estoit tiré hors du fourreau, & l’avoit blessé. Je ne vous puis dire comment cela s’estoit fait ; mais il est certain qu’il n’eut pas si-tost remis son Epée, qu’il sentit une legere douleur. Il porta la main à l’endroit blessé, & la raporta pleine de sang. Il n’en dit mot à personne, & estant sorty pour y remedier, une demy-foiblesse le prit au milieu de l’Escalier. Il s’y arresta. Les Gens du Logis vinrent à luy, ils virent couler du sang, & l’un d’eux ayant esté dire tout bas à la Dame qu’il estoit blessé, elle crût qu’il auroit esté attaqué par le Marquis, & la crainte d’un plus grand desordre la fit courir sur l’Escalier avec précipitation. Elle demanda d’abord au Cavalier quelle rencontre l’avoit réduit en cet estat. Sa parole estoit d’une Personne agitée. Il trouva son inquietude obligeante ; & voulant tourner sa Blessure en Galanterie, il remonta quatre ou cinq degrez, & luy embrassa les genoux pour la remercier de ses soins. La foiblesse entiere le prit dans cette posture. On courut chercher de l’eau pour l’en retirer & la Dame estant demeurée seule à le soûtenir, le Marquis parut au bas du Degré. Il ne s’attacha qu’à ce qu’il voyoit, & ne se donna point le temps de raisonner. Son pretendu Rival estoit aux pieds de la Dame, qui sembloit luy tendre les bras obligeamment pour le relever, & il n’en falloit pas davantage pour mettre un Jaloux hors de garde. Il laissa échaper quelques paroles emportées, jura de ne revenir jamais, & reprit le chemin de la porte. Un Domestique le voyant prest de sortir, luy demanda s’il sçavoit l’accident qui embarassoit sa Maistresse. Il s’en fit conter l’Histoire qu’on ne luy pût dire qu’imparfaitement, & il en voulut voir la suite. Le Cavalier estoit revenu de son évanoüissement par l’eau qu’on luy avoit jettée sur le visage, & on le conduisoit à une Chaise pour le remener chez luy. Le Marquis confus de son erreur en fit des excuses à la Dame ; la Dame gronda, ou du moins voulut gronder. Je ne vous diray point si elle se rendit fort difficile au raccommodement ; mais enfin ils ont tous deux de l’esprit, tous deux du merite, ils se voyent comme auparavant, & il n’est pas à croire qu’ils se soient voulu gesner long-temps par d’incommodes formalitez, qui entre personnes qui s’estiment, ne peuvent jamais estre bonnes à rien.
[Belle Harangue du Greffier de Valenciennes au Roy] §
La Politesse estant le partage des François aussi bien que la Valeur, & Messieurs de Valenciennes, dés le moment qu’ils ont commencé d’estre sous leur domination, s’estant proposez de les imiter en tout, ils ont assez bien réüssy, & on l’a remarqué dans le Compliment que le Greffier de la Ville fit au Roy quand il eut l’honneur de le salüer au nom de tous les Habitans. Il luy dit entr’autres choses,
Que si la fidélité qu’ils devoient à leur Prince leur eust permis d’écouter leur inclination particuliere, ils n’auroient pû se defendre de murmurer de n’avoir pas esté les premiers qu’il avoit plû à Sa Majesté de mettre au nombre de ses Sujets ; Que puis que sa derniere Victoire leur avoit procuré cet avantage, ils la supplioient avec toute l’instance possible de ne les laisser jamais changer de Maistre ; Qu’elle trouveroit dans leurs cœurs une plus forte caution de l’eternelle obeissance qu’ils luy voüoient, qu’elle ne la trouveroit dans la Citadelle qu’ils avoient ordre de construire ; Que cependant ils alloient employer tous leurs soins à la bastir la plus belle, & la plus forte de toutes celles des Pais-Bas, non pas de leurs deniers, mais des propres deniers du Roy, puis que tenant tout de sa bonté & de sa clemence, ils ne luy pouvoient rien offrir qui ne fut déja à luy ; & que l’honneur de leurs Filles conservé, & la vie qu’il leur avoit genereusement laissée, les mettoit dans une obligation indispensable d’en consacrer tous les momens à son service ; ce qu’ils luy juroient de faire avec une ardeur qui ne les rendroit jamais indignes des graces dont il avoit voulu les combler. Voyez, Madame, si ce n’est pas là parler bon François pour des Walons, & si le zele de ces nouveaux Sujets pouvoit s’expliquer avec plus de reconnoissance ?
[Réponse du Roy à la Lettre de Monsieur le Mareschal de la Ferté, sur la prise de Valenciennes] §
Apres la prise de Valenciennes, le Roy écrivit plusieurs Lettres de sa main. Voicy celle que sa Majesté envoya à Monsieur le Mareschal de la Ferté pour Réponse à la sienne.
A MON COUSIN LE DUC
de Senecterre, Pair & Mareschal
de France.
Mon Cousin, je suis bien aise de vous avoir vangê de Valenciennes : je croy mesme que vous ne serez pas fàché que comme l’injure que vous y avez reçeuë ne vous avoit point fait de tort dans mon esprit, je n’aye pas poussé plus loin ma vangeance. J’aurois peine à trouver d’autres Lieux où l’on pût vous vanger de la sorte, vous y avez mis trop bon ordre pendant cette longue suite d’années où vous avez si dignement servy & Moy & l’Etat. Cependant je prie Dieu qu’il vous ait, mon Cousin, en sa sainte & digne garde. Au Camp devant Cambray, le 27. Mars 1677.
Signé, LOUIS.
Monsieur le Mareschal avoit écrit au Roy en termes qui marquoient son respect & la reconnoissance qu’il avoit de tous les bienfaits dont sa Majesté l’avoit honnoré, & il la remercioit de ce qu’Elle adjoûtoit aux grandes obligations qu’il luy avoit, celle de l’avoir vangé de Messieurs de Valenciennes.
[Lettre de Mons. le Duc de Saint Aignan au Roy, sur la prise de Valenciennes] §
Le Roy a fait aussi l’honneur d’écrire à Madame la Mareschale d’Estrées, & à Monsieur le Duc de S. Aignan, touchant la prise de Valenciennes. Je ne vous diray point que la Lettre de ce Duc à Sa Majesté sur ce sujet, est si agréablement tournée, & si pleine d’esprit, qu’elle merite l’approbation que tout le monde luy a donnée. Sa lecture en fera mieux l’Eloge, que tout ce que je pourrois vous en écrire à son avantage, & je ne veux pas retarder plus long-temps le plaisir que vous en attendez.
LETTRE
DE MONSIEUR LE DUC
de S. Aignan,
AU ROY.
SIRE,
Ne pourrons nous jamais nous abandonner à la joye, sans la trouver meslée d’inquietude & de crainte ? & ne sçaurions nous apprendre que Vostre Majesté emporte les meilleures Places l’Epée à la main, sans sçavoir au mesme temps combien elle s’y est exposée ? Bon Dieu, SIRE, ne vous laisserez-vous jamais de faire trembler vos Serviteurs aussi-bien que vos Ennemis ? Faut-il que malgré moy j’ose blâmer Vostre Majesté dans un temps où elle reçoit de justes loüanges de toute la Terre ? Pardonnez, SIRE, à l’ardeur de mon zele, ces premiers mouvemens qu’il ne m’est pas possible de retenir, & permettez-moy de dire que si j’ay beaucoup de passion de dire la Gloire de Vostre Majesté , je n’ay pas moins de respectueuse tendresse pour sa Personne Sacrée. Songez, au nom de Dieu, SIRE, que plus vous estes Grand & Victorieux, plus cet Estat doit souhaiter vostre conversation. Mes Vœux & mes Souhaits seroient bien de voir Vostre Majesté Maistresse de tout l’Univers ; mais, en verité, j’aimerois quasi mieux estre assuré qu’elle le pût estre de son grand Courage. Si le Ciel accorde à mes Prieres, comme je le veux esperer, ce que je luy demande tous les jours avec ferveur, Vostre Majesté n’aura rien à desirer en ses prosperitez, & quand il ne s’agira pour y contribuer, que de prodiguer mon sang, & de hazarder ma vie, vous connoistrez toûjours que je suis sans reserve,
SIRE,
De Vostre Majesté,
Le tres-humble, tres-obeïssant & tres fidelle Sujet,
Le Duc de S. Aignan.
[Réponse du Roy à Monsieur le Duc de S. Aignan] §
Le Roy lui fit l’honneur de luy envoyer cette Réponse de sa main.
A MON COUSIN LE DUC
de S. Aignan,
Pair de France.
Mon Cousin, Vous avez un Art admirable pour me témoigner vostre joye dans la prosperitè de mes Armes. C’estoit autrefois par des Eloges, maintenant c’est par des frayeurs du péril & des fatigues où vous dites que je me suis exposé pour me rendre Maistre de Valenciennes. Mais je n’ay pas de peine à demésler ces diferens mouvemens, je les réünis tous dans le seul principe de vostre zele pour ma Personne, & je les reçois avec un agrêment dont vous devez estre satisfait. Cependant je prie Dieu qu’il vous ait, mon Cousin, en sa sainte & digne garde.
Au Camp devant Cambray le 27. de Mars 1677.
Signé, LOUIS.
[Histoire du Mariage par hazard] §
Il y auroit beaucoup à dire sur cette matiere ; mais je la quite un moment dans la crainte d’oublier à vous faire part d’un Mariage qui s’est fait icy depuis peu d’une façon toute extraordinaire.
Une fort aimable Fille, aussi spirituelle que bien faite, demeurant à Paris, apres avoir passé ses premieres années en Gascogne, attendoit avec plus de naissance que de fortune, ce qu’il plairoit au Ciel d’ordonner de sa destinée. Un galant Homme dont le bien répondit à d’autres qualitez fort estimables, la vit par rencontre chez une Dame, Amie commune de tous les deux. Elle luy parut enjoüée, pleine de vivacité, d’un entretien agreable, & il trouva sur tout que son accent de Province donnoit une grace merveilleuse aux moindres choses qu’elle disoit. Il la regarda, luy parla, l’écouta ; & le plaisir qu’il prit à cette premiere entreveuë, luy en ayant fait souhaiter une seconde, il ne luy fut pas difficile d’en trouver l’occasion. La Belle alloit souvent chez la Dame qu’il connoissoit. Ils estoient sortis fort contens l’un de l’autre sans s’en rien dire, & c’estoit assez pour leur faire prendre soin du Rendez-vous. Trois mois se passerent à se voir de cette sorte. Ils devinoient & ne se disoient point la cause de leur frequente rencontre. C’estoit le hazard en apparence, & leur volonté en effet. La Belle continuoit toûjours à estre enjoüée, l’Amant à luy applaudir ; force parties de S. Clou & d’Opera, mais ce n’estoit que voir l’Opera & faire des Promenades à S. Clou ; grande complaisance, & point de declaration. Cela n’avançoit point les affaires, & la Belle ne sçavoit que penser de son Amant. Elle avoit beau luy paroistre toute aimable, il estoit charmé de son humeur, loüoit son accent Gascon, & ne se hastoit point de parler François. Enfin l’heureux moment arriva. Ils estoient tous deux chez leur Amie ; on y lisoit la Gazette de Hollande, & elle marquoit entre autres choses sur l’Article de Paris, que Monsieur le ** avoit épousé Mademoiselle de **. Le joly endroit, dit alors cette agreable Personne avec son enjoüement ordinaire ! Je croy que je ne serois point fachée de voir mon Nom dans un article pareil à celuy-cy. L’Amant commençoit à se laisser vaincre par l’Etoile. Grande assurance de sa part qu’elle n’avoit qu’à luy donner l’ordre, & qu’elle auroit satisfaction. Mais, adjoûta-t-elle, il vous en coûteroit de l’argent, & je ne voudrois pas engager les Gens à une dépense qui ne tournât point à leur avantage. Autre assurance qu’il ne tiendroit qu’à elle que l’argent ne fust employé pour luy. La Belle le regarda ; & de cet accent qui avoit accoustumé de le charmer : Expliquez-vous, luy dit elle : si vous me parlez pour vous divertir, je vay vous répondre ; si c’est sérieusement, mon Pere vous répondra. L’Amant acheva d’estre vaincu, il fit la reverence, alla trouver le Pere, la luy demanda sans s’informer de la suite, dressa des Articles fort avantageux pour la Belle, & l’épousa quatre jours apres. Cent Personnes de Qualité ont esté de la Nopce, & c’est le premier Mariage qui se soit fait icy depuis Pasques. Il n’y a pas fait moins de bruit que les Vers que je vous envoye, & qui ont esté donnez à Madame la Comtesse de Guiche sur son Jubilé. On les trouve agreables, galamment tournez, & vous n’aurez pas de peine à croire qu’ils meritent vostre curiosité, quand je vous auray dit qu’ils sont de Madame le Camus. Vous connoissez la force & la délicatesse de son esprit. Tout Paris en est informé, toute la Cour en est convaincuë ; & c’est assez de nommer Madame le Camus, pour faire penser à une Personne toute admirable.
[Vers de Madame le Camus pour Madame la Comtesse de Guiche sur son Jubilé] §
POUR MADAME.
la Comtesse de Guiche.En faisant votre Jubilé,Souvenez vous, belle Comtesse,Lors que vous serez à confesse,De dire que vos yeux nous ont toûjours parléDe l’amour & de la tendresse ;Qu’ils sont cause de tous les mauxQu’on souffre en l’amoureux martire ;Que pour les cœurs ce sont les plus grands fleauxQue nous ayons dans cet Empire ;Que ce sont de vrais boutefeux,Qui portent par tout l’incendie ;Que quand on est regardé d’eux,On est brûlé toute sa vie ;Qu’avecque leurs douceurs ils sont plus dangereuxQue Mars n’est au Combat, & la fiere Bellone,Qu’ils blessent tout, Hommes & Dieux,Et n’épargnent jamais personne.
[Portrait du Roy en Vers pour la mesme Madame le Camus] §
J’adjoûte à ces Vers, l’Impromptu que la mesme madame le Camus fit il y a quelque temps pour le Portrait du Roy, en presence de plusieurs Dames. Il me semble vous l’avoir entendu demander.
POUR
LE PORTRAIT
DU ROY.Muses, à mon secours, inspirez moy des Vers,Pour faire le Portrait de mon Roy, de mon Maistre,De ce Grand Roy si digne d’estreLe seul Maistre de l’Univers :Ha ! je ne doute point que cela ne puisse estre.Je veux, pour commencer, luy dresser un Autel.Son air est tout divin, il n’a rien d’un Mortel ;Tout ce qu’il fait sont des Miracles,Et tout ce qu’il dit des Oracles.Ses grands Faits jusqu’à luy se trouvent inoüis.Rien n’a jamais esté qui luy fust comparable,Tous les Siecles passez n’ont rien veu de semblable.Les Siecles à venir n’auront point de LOUIS.Son esprit est grand & solide,Eclairé, penetrant, galant & délicat :En luy la Sagesse préside,La Justice le suit, la prudence le guide,Jamais on a veu PotentatAvoir sçeu comme luy gouverner un Estat.Admirons toute sa Personne ;On n’y voit pas un trait qui ne puisse charmer.Malgré tout le respect que sa naissance donne,On ne peut le voyant s’empescher de l’aimer ;Et pour tout dire enfin, il porte une Couronne,Que chacun luy voudroit donner.Mes Dames je ne puis achever ce Portrait,Mon esprit en est incapable ;Si j’en conçoy l’idée, elle est inexprimable,Et Mignard ne l’a pas mieux fait.
[Vers de Monsieur l’Abbé Cotin à Monsieur sur sa Victoire] §
Monsieur l’Abbé Tallemant l’ainé a fait un tres-beau Sonnet sur cette grande humanité que Son Altesse Royale fit voir le lendemain du Combat. Je voudrois vous en faire part, aussi bien que de ceux de Monsieur l’Abbé Esprit ; mais je passerois de trop loin les bornes que je me suis prescrites, & je vous les envoyeray, avec plusieurs autres Vers sur les Conquestes du Roy, faits par les plus beaux Esprits de France, la premiere fois que je vous écriray. Cependant comme j’en ay beaucoup de Monsieur l’Abbé Cotin, que je suis contraint de vous garder, avec les autres, je ne puis m’empescher de vous envoyer aujourd’huy ces huit Vers de sa façon.
A MONSIEUR,
SUR SA VICTOIRE.Surmonter en tous lieux, la Nature & le Temps,Prendre Villes & Forts, & donner des Batailles,Où tu domptes l’orgueil de ces fiers Combatans,Dont la Flandre aux abois pleure les funerailles.Surprendre l’Univers par des Faits inoüis,Et contraindre l’Espagne & l’envie à se taire,On ne peut faire plus ; Mais pouvois tu moins fairePhilippe, Fils de France, & Frere de Loüis ?
Lettre de Monsieur le Duc de S. Aignan, à Son Altesse Royale §
Toute la France a pris part à cette Victoire ; & le jour mesme que Monsieur le Duc de St. Aignan l’aprit, il en témoigna sa joye à Son Altesse Royale par une Lettre que voicy.
LETTRE DE MONSIEUR
le Duc de S. Aignan, à Son Altesse Royale.
MONSEIGNEUR,
Je n’oserois quasi mesler ma voix au bruit des applaudissemens & des loüanges qui vous sont deuës, & que vous recevez de toutes parts. Mais, MONSEIGNEUR, mon profond respect pour Vostre Altesse Royale , & si j’ose y adjoûter ce mot, mon estime tres-parfaite, me font prendre cette liberté. Voila, MONSEIGNEUR, de glorieuses suites des premieres marques de cette Valeur naissante dont j’avois esté témoin il y a vingt ans au Siege de Montmedy. Je ne doute pas que dans une Action si glorieuse vous ne soyez plus satisfait d’avoir vaincu pour le Roy, que d’avoir vaincu par vous mesme. Triomphez, MONSEIGNEUR, du reste des Ennemis dont vous venez de surmonter un si grand nombre ; & soyez, s’il vous plaist, bien persuadé que personne ne s’interesse plus que je fais en vostre conservation, ny ne peut estre avec plus de respect que moy,
MONSEIGNEUR,
De Vostre Altesse Royale,
Le tres-humble, tres-obeïssant & tres soûmis Serviteur,
Le Duc de S. Aignan.
De Paris le 13. d’Avril 1677.
Lettre de S.A.R. à M. le Duc de S. Aignan §
Monsieur ayant reçeu cette Lettre, y fit de sa main la Réponse suivante.
LETTRE DE S.A.R.
à M. le Duc de S. Aignan.
Mon Cousin, Vous croirez facilement la joye que je reçois par l’assurance que vous me donnez de celle que vous avez reçeuë de l’heureux succés qu’eut Dimanche dernier l’Armée que le Roy m’a fait l’honneur de me confier, puis que cela a causé un moment de plaisir au Roy, & l’a obligé de me donner en cette occasion des marques de sa tendresse, quoy que je fusse celuy qui avoit eu le moins de part au bonheur de ses Armes. Je ne laisse pas de vous en estre fort obligé ; & de vous prier de croire que je suis,
MON COUSIN,
Votre bien bon Cousin,
PHILIPPE.
Le 18. Avril, au Camp de Mont-Cassel.
Je ne suis pas satisfait Madame, de vous avoir fait voir les Lettres obligeantes dont le Roy & Monsieur, qui ont une estime toute particuliere pour Monsieur le Duc de S. Aignan, l’ont honoré ; j’ay mille choses à vous dire de ce Duc, mais ce sera pour une autrefois, ma lettre est déja trop longue, je suis pressé de vous l’envoyer & je n’ay pas tout le temps qu’il me faudroit pour bien mettre dans son jour une si belle matiere.
Au Roy, Sonnet §
Puis que je suis encor sur l’Article de la Bataille de Cassel, je ne dois pas oublier de vous faire part d’un Sonnet qui merite d’estre veu, & dont cette grande Journée a fourny le sujet. Je vous l’envoye plutost que les autres, parce qu’il est tombé le premier entre mes mains, & non pour aucune autre raison, mon dessein n’estant pas de donner rang aux Ouvrages d’esprit selon leur merite, dont je vous laisse à décider.
AU ROY
SONNETTandis que triomphant sur la Terre & sur l’Onde,Tu surprends l’Univers de tes progrez soudains,Et qu’avec tant de bruit dans tes Augustes mains,Eclate le Tonnerre en mesme temps qu’il gronde.Tandis qu’en cette Guerre où le Ciel te seconde,Du superbe Cambray tombent les efforts vains,Que ta teste & ton cœur sont les Guides certains,Qui conduisent tes pas vers l’Empire du Monde,Un Frere genereux, par ton exemple instruit,Cherche tes Ennemis, les combat, les détruit,Et vient mettre à tes pieds sa brillante Victoire :De l’encens qu’il merite il n’est point satisfait,Il veut qu’on te le donne, & sa plus grande gloire,Est que tu sois loué de tout ce qu’il a fait.
On dit que ce Sonnet est du fameux Monsieur de Benserade : je le veux croire ; mais à moins que les Ouvrages ne me soient donnez par ceux mesmes qui les ont faits, je ne diray jamais positivement qu’ils soient des Autheurs à qui on les attribuë, pour ne point faire la faute dans laquelle je suis tombé, en donnant à Monsieur Pelisson, un Sonnet de Monsieur Cheminet. Le Nom de ce dernier n’est pas inconnu, & ce que nous avons veu de luy est si tendre & si délicat, qu’il mérite assurément beaucoup de loüanges.
Sur la Campagne du Roy, & le Jubilé de la Reyne §
Encor ces Vers de Monsieur l’Abbé Cotin, & je ferme mon Paquet. On les estime, & ils ont eu le bonheur de plaire à une Personne de la haute qualité, & dont l’esprit n’est pas moins relevé que la naissance.
Sur la Campagne du Roy,
& le Jubilé de la Reyne,France ne vous allarmez pasDu sort incertain des Combats ;Mal à propos on se recrieQue tout est changeant icy bas,Le Roy combat, la Reyne prie,On redoute peu la furie.Des Rodomonts des Pays-Bas ;Le feu, le sang & la tûrie,Ne sont pas toûjours leurs ébats.Et pour les mettre tous à bas,Le Roy combat, la Reyne prie.
A dieu, Madame, je suis fâché de n’avoir pas le temps de vous entretenir des Sieges de Cambray & de S. Omer, dont j’ay beaucoup d’Actions particulieres, & des choses tres-curieuses à vous faire sçavoir ; mais vous voulez que je vous envoye ma Lettre le premier jour de chaque mois, & pour vous obeïr, je suis obligé de les reserver pour la premiere que je me donneray l’honneur de vous écrire.
[Lettre de Monsieur le Duc de Saint Aignan, au Roy, sur la prise de Cambray] §
J’achevois de dater cette Lettre, lors qu’il m’est venu de toutes parts dequoy en faire encore une aussi longue. Je voulois tout reserver pour le mois prochain, & ne rien lire que mon Paquet ne fust party ; mais ayant jetté les yeux sur une Lettre de Monsieur le Duc de S. Aignan au Roy, touchant la Prise de Cambray, & sur la Réponse de Sa Majesté, j’ay crû vous devoir encor envoyer l’une & l’autre.
LETTRE DE MONSIEUR
le Duc de S. Aignan, au Roy.
SIRE,
J’ose me flater que je n’importuneray pointV. Majestéen me donnant l’honneur de luy écrire sur les grandes & signalées Victoires, qu’Elle remporte tous les jours. Sera-t-elle fatiguée par les marques du zele d’un fidelle Serviteur, au milieu des acclamations publiques ? Et pourquoy triompheroit elle, si elle vouloit qu’on ne luy dist rien sur ses Conquestes ? D’ailleurs, SIRE, en verité vostre Gloire m’ébloüit, vostre Epée lasse ma Plume, & le bruit éclatant que fait la Renommée en publiant vos Loüanges, empeschera peut-estre que je ne sois écouté. Mais quel moyen de pouvoir se taire, & comment pouvoir éviter que ma satisfaction ne paroisse en voyant mon Auguste Maistre en estat de le devenir de tant de Nations ? Je n’ose plus parler, SIRE, sur cette Valeur intrépide, mais incorrigible, qui a fait encore pis à Cambray qu’elle n’avoit fait à Valenciennes, & je voy bien que je suis destiné à passer avec de cruelles inquietudes dans la paix tous les jours que V. Majestépassera dans la guerre. Plust à Dieu, SIRE, que vous fussiez de retour à Versailles, vous n’y seriez pas moins le Vainqueur de la Flandre, que vous le serez à la teste de vos Armées ; & sans porter vous-mesme la terreur & la mort à vos Ennemis, vostre invincible Nom, suffiroit pour les surmonter. Cependant, SIRE, je ne sçais quasi par où loüer V. Majesté : Forcer de toutes parts les meilleures Places, gagner des Batailles, vaincre par tout, n’estre jamais vaincu, & se voir enfin la crainte ou l’admiration de tout l’Univers, que peut-on jamais desirer davantage ? & quel bonheur pourra s’égaler au mien, si vous me faites l’honneur de me croire au point où je le suis toùjours,
SIRE,
De Vostre Majesté,
Le tres-humble, tres obeissant &
tres-fidelle Sujet & Serviteur,
Le Duc de S. Aignan.
De Paris le 13. d’Avril 1677.
Il faut avoüer, Madame, que cette Lettre est d’un stile bien coulant, & qu’on ne peut rien écrire de plus naturel : Les expressions ne laissent pas d’en estre nobles ; nous y voyons beaucoup de choses en peu de paroles, & dans une Lettre presque aussi courte qu’un simple Billet, nous remarquons les inquiétudes que les périls où le Roy s’expose tous les jours, produisent dans le cœur de Monsieur de S. Aignan ; nous y découvrons l’excés de sa tendresse pour son Maistre, s’il est permis de parler ainsi : La rapidité des Conquestes de ce Prince y est depeinte, & nous y lisons un Panegyrique qui en six lignes nous represente tout ce Monarque. Quels Autheurs de profession, & quels Sçavants pouroient s’exprimer de la sorte, s’ils avoient un pareil Ouvrage à faire ? La nature n’y parleroit pas de mesme, les epithetes en rempliroient plus de la moitié ; les comparaisons y regneroient, leur stile seroit moins concis, & leurs expressions trop relevées jointes à la profondeur de leurs pensées, répandroient en beaucoup d’endroits une obscurité qui arresteroit peut-estre le Lecteur plus d’une fois. Voyons la Réponse du Roy, & remarquons en passant que c’est la seconde dont en moins d’un mois Sa Majesté a honoré Monsieur le Duc de S. Aignan.
Réponse de la main du Roy, à M. le Duc de S. Aignan §
Réponse de la main du Roy, à M. le
Duc de S. Aignan.
Mon Cousin, Je connois trop bien le fonds de votre cœur, pour douter de vostre joye dans les favorables succés dont il plaist à Dieu de benir mes Armes. Je ne suis pas moins persuadé de vos inquietudes pour les fatigues & les accidens où l’on est obligé de s’exposer en des Expeditions comme celles-cy. Mais vous jugez bien qu’on ne peut reüssir autrement ; & apres tout vous conviendrez qu’il faut toûjours faire son devoir, & du reste se recommander à Dieu. Je le prie de vous avoir, mon Cousin, en sa sainte & digne garde.
A Dunkerque le 27. d’Avril 1677.
Signé, LOUIS.