1680

Mercure galant, janvier 1680 (deuxième partie) [tome 2].

Contenant les Céremonies du Mariage de Monsieur le Prince de Conty avec Mademoiselle de Blois ; & une Relation de la Lorraine Espagnolete.

2015
Source : Mercure galant, janvier 1680 (deuxième partie) [tome 2].
Ont participé à cette édition électronique : Anne Piéjus (Responsable d'édition), Nathalie Berton-Blivet (Responsable d'édition) et Vincent Jolivet (Édition numérique).

[Le divertissement de l’Opéra de Bellérophon] * et [Cérémonies du mariage et du baptème du duc de Bourbon] * §

Mercure galant, janvier 1680 (deuxième partie) [tome 2], p. 50-60.

Les Fiançailles estant achevées, toute cette auguste Compagnie alla prendre le divertissement de l’Opéra de Bellérophon. Le lendemain, qui estoit le jour du Mariage, Monsieur le Prince de Conty rencontra la Reyne quelques heures avant celle qu’on avoit marquée pour en faire la Cerémonie. Cette Princesse dont la pieté n’a point d’exemple, luy dit, qu’elle alloit faire ses Devotions pour demander à Dieu qu’il voulust benir son Mariage. L’heure de cette Cerémonie estant venüe, les mesmes Personnes qui s’estoient trouvées le jour précedent aux Fiançailles, & que je vous ay déjà nommées, sortirent de la Chambre de la Reyne, où elles s’estoient rendües, pour aller de là dans la Chapelle. Le fond de l'Habit de Monsieur le Prince de Conty, estoit de Satin couleur de paille, brodé de Milleret noir, rehaussé de Diamans, autour desquels il y avoit de la découpure de Velours noir. Le Manteau en estoit couvert environ trois quartiers de haut, & les Chausses toutes remplies de branchages noirs relevées de Diamans. La doublûre de son Manteau estoit de Velours noir, & sa Garniture d'un Ruban couleur de feu & blanc velouté. Il avoit un Chapeau noir avec un Bouquet de plumes couleur de feu, moucheté de blanc ; & sur ses Souliers, des nœuds couleur de feu & blanc, mouchetez de Diamans. Son Cordon en estoit, aussibien que l'Attache de son Chapeau, & son Ceinturon & son Epée en estoient couverts. L'Habit de Mademoiselle de Blois estoit blanc, & tout lizeré de Diamans & de Perles ; & comme c'est la coûtume des Mariées de mettre derriere leur teste une maniere de petite Couronne de Fleurs qu'on appelle le Chapeau, cette Princesse en avoit une de cinq rangs de Perles au lieu de Fleurs, & ce fut la Reyne qui luy fit l'honneur de les attacher. Ces illustres Mariez avoient mis un Habit noir le jour de leurs Fiançailles.

La Cerémonie du Mariage fut faite par Mr le Cardinal de Bouillon. Comme elle est la mesme par tout, il me seroit inutile de décrire icy des choses qui ne se font pas autrement parmy les Grands, que parmy les Personnes les moins élevées. Tout ce que je vous en puis dire de particulier, c’est qu’en cette occasion Monsieur le Prince de Conty voulut avoir des déférences pour Mademoiselle de Blois, ausquelles Sa Majesté s’opposa. Il est des rencontres où pour paroistre veritablement amoureux, un Amant doit tout déferer à une Maîstresse ; mais il est aussi des temps où la solemnité des Cerémonies, demande nécessairement qu’on y paroisse dans le rang qu’on doit tenir. Celle du Mariage estant achevée, Monsieur le Prince & Madame la Princesse de Conty se mirent à genoux aupres de l’Autel. Le Roy & la Reyne estoient seuls sur une ligne, Monseigneur le Dauphin derrière Leurs Majestez. Apres luy estoient Monsieur, Madame, & Mademoiselle ; en suite Mademoiselle d’Orléans, Madame la Grand’ Duchesse, & Madame de Guise, & ainsi de tout le reste. On dit la Messe, apres laquelle Monsieur le Cardinal de Boüillon fit la Cerémonie du Baptème de Monsieur le Duc de Bourbon, Fils de S. A. S Monsieur le Duc. Le Roy fut son Parrain, & le nomma Loüis. Madame estoit la Marraine. Ce jeune Prince avoit ce jour là un Habit de lames d’argent, brodé de Cordonnet d’argent, & enrichy d’une Garniture d’un Ruban aussi d’argent. Ses Gands estoient blancs, garnis de frange d’argent, & il avoit des Bas de soye & des Souliers de mesme couleur. Il fait ses études au Collège de Clermont, & l’esprit de sa Maison paroist tellement dans tout ce qu’il dit, qu’il donne de jour en jour de nouveaux sujets de l’admirer. Au sortir de la Chapelle, le Roy alla dîner chez la Reyne, avec Monseigneur, Monsieur, Madame, Monsieur le Duc de Chartres, Fils de Son Altesse Royale, Mademoiselle, Mademoiselle d’Orléans, Madame la Grande Duchesse, Madame de Guise, & Madame la Princesse de Conty. Apres le Dîné, chacun s’alla préparer pour les Divertissemens du soir ; & sur les approches de la nuit, les Princes & les Princesses s’assemblerent chez la Reyne. On y attendit l’heure de la Comédie, & quand on fust prest de la commencer, cette grande & auguste Compagnie se rendit dans la Salle des Balets. Toute la Maison Royale se plaça sur une ligne, & tous les Princes du Sang vis-à-vis sur une autre ligne. La Troupe Royale représenta l’Iphigénie de Mr Racine, qu’on entremesla de Musique dans les Entr’actes. La Comédie estant faite, Mr le Cardinal de Boüillon alla faire la Benédiction du Lit des Mariez. Il bénit aussi la Table. C’est ce qui se pratique ordinairement quand il y a Festin Royal.

Relation de la Lorraine espagnolette §

Mercure galant, janvier 1680 (deuxième partie) [tome 2], p. 89-211.

Il me reste à vous tenir parole sur ce que je vous ay promis touchant la Lorraine Espagnolette. La matiere de la Relation que j’en ay reçeuë, ne sera pas tout-à-fait nouvelle pour vous, puis que dans ma Lettre de Decembre, je vous ay déjà marqué assez exactement tous les lieux où avoit passé la Reyne d’Espagne, depuis qu’elle estoit entrée dans les Etats du Roy Catholique. Aussi en vous faisant part de cette Relation, je ne prétens pas vous apprendre ce qui vous est inconnu, mais ce que vous ne sçavez pas dans toutes ses circonstances. Vous en trouverez beaucoup de fort curieuses dans ce que cette spirituelle Personne m’a fait la grace de m’adresser. Quand il n’y auroit que la maniere d’écrire, tout ce qui part de sa plume est si galamment tourné, que vous ne regreterez point le temps que vous aurez donné à cette lecture. Je suprime le commencement de sa Lettre, qui ne parle que de la Maison bâtie dans l’Isle des Conférences pour la cerémonie de las Entregas, & de l’affluence extraordinaire de monde qui y estoit accouru de toutes parts. Voicy comme elle poursuit.

Relation
de la Lorraine
espagnolete,

Touchant le Voyage de la Reyne d’Espagne, depuis son entrée dans les Etats du Roy Catholique, jusqu’à son arrivée à Madrid.


Quatre heures avant que la Reyne d'Espagne arrivast sur la Frontiere, Mr le Marquis d'Astorga attendoit sur le bord de la Riviere de Bidassoa, avec ses Gens & ceux de la Maison de cette Princesse, qui parurent ce jour-là tous avec des Habits de la derniere propreté. Les Dames de la Reyne, & les Gentilshommes de sa Maison, les Menines, & mesme les Pages, brilloient en Pierreries & en Broderie d'or & d'argent. Il n'y avoit pas jusques aux Valets de Pied, Palfreniers, & Muletiers des Officiers de la Reyne, qui ne fussent vestus de Velours de diférentes couleurs, suivant les diférentes Livrées, lesquelles s'accordoient toutes en cela, qu'elles estoient chamarrées de gros Galons d'or & d'argent, d'une largeur, & d'une épaisseur extraordinaire. Le reste de l'Equipage n'êtoit pas moins riche. Les Couvertures des Mulets estoient de Velours en fine Broderie d'or, d'argent, & de foye ; & les Plaques, Bastons, & Sonnettes, d'argent massif. Le grand nombre de toutes ces choses en augmentoit la richesse & la magnificence ; car il n'y avoit pas un Officier principal de la Maison Royale, qui n'eust plus de soixante, & mesme quelques-uns quatre-vingts Valets de Livrée, dix-huit ou vingt Pages, quarante-huit Mulets chargez ; les Chevaux de main & le reste de l'Equipage à proportion. C'est en quoy les Grands d'Espagne se piquent de se faire distinguer, & leur point-d'honneur va si loin dans ces sortes de rencontres, que souvent ils se ruinent & deviennent extrémement pauvres, à force de vouloir faire paroistre qu'ils sont riches.

Mr le Marquis d'Astorga Grand-Maistre, Mr le Duc d'Ossune Grand Ecuyer, & Madame la Duchesse de Terranova Camarera Mayor, c'est à dire Sur-Intendante de la Maison de la Reyne, avoient fait faire chacun cinq Livrées pour tous leurs Gens. La premiere, qui estoit fort belle, parut à leur départ de Madrid. La seconde estoit destinée pour le Voyage. La troisiéme, qui estoit la plus magnifique, fut employée à l'arrivée de la Reyne sur la Frontiere. La quatriéme devoit servir pour le retour, & l'on garde la cinquiéme pour le jour de l'Entrée solemnelle, que Sa Majesté doit faire en cette Cour.

Les Grands d'Espagne & les Gentilhommes de la Chambre du Roy, qui ont suivy sa Majesté pour aller à la rencontre de la Reyne, ont fait faire aussi trois Livrées, toutes fort riches ; & mesme quelques-uns y en ont ajoûté une quatriéme, pour avoir lieu de changer dans toutes les diverses rencontres, où la coûtume des Espagnols les engage à donner de nouvelles marques de leur galanterie. Le moindre de leur Equipage estoit de vingt, vingt-quatre, ou trente Mulets chargez. Il est vray que la sterilité du Païs les oblige à faire cette dépense, & que s'ils n'avoient la précaution de faire porter avec eux tout ce qui peut servir aux necessitez du Voyage, ils se trouveroient exposez à passer de fort mauvaises nuits dans les Auberges d'Espagne, qui n'ont pas à beaucoup prés les commoditez de celles de France.

Si-tost qu'on eut averty Mr le Marquis d'Astorga, que la Reyne, qui estoit partie ce jour-là de S. Jean de Lus, approchoit du lieu où il l'attendoit, ce Ministre fit embarquer tous ceux de la Cour, qui estoient à ses ordres ; & la Duchesse de Terranova fit faire la mesme chose à toutes les Dames d'Honneur, Demoiselles & autres Filles, qui devoient paroistre en cette occasion. Le Marquis entra dans une Barque fort somptueuse, préparée pour luy, & fit conduire à costé de cette Barque celle de la Reyne, que l'on appelloit la Gondola Real, & que les Députez des Etats de Biscaye avoient fait faire pour servir à Sa Majesté. L'on avoit rien épargné pour la rendre magnifique. Elle estoit dorée au dehors, & garnie au dedans d'Etofes extrémement riches, rehaussées de Broderie, & de Plaques d'argent en diférens endroits, & la cizelure y paroissoit admirable dans toutes les Corniches. L'on ne permit pas que personne ne mist le pied avant la Reyne, & l'on fit attacher d'autres petites Barques pleines de Rameurs fort proprement habillez, qui la faisoient avancer à mesure que celle du Marquis avançoit. Ce fut en cet équipage qu'il aborda à l'Isle de la Conférence avec sa galante Flote. Dés que la Reyne y parut, ils s'avança respectueusement, mit un genouil en terre, luy baisa la main à la façon d'Espagne, & s'estant couvert un moment apres, en qualité de Grand, il luy fit son premier Compliment au nom du Roy. La Reyne y répondit d'une maniere fort obligeante, & d'un air plein de grace & de majesté, qui charma toute l'Assemblée, & qui acheva de gagner les cœurs de tous les Espagnols & des Espagnoletes, qui eurent l'honneur de s'y trouver. Mr le Marquis d’Astorga fit aussi compliment à Mr le Prince d’Harcourt & aux principaux de la Noblesse Françoise qui l’accompagnoit ; & apres les premieres civilitez renduës de part & d’autre, le Secretaire d’Etat lût les pleins Pouvoirs des Ambassadeurs Extraordinaires des deux Roys, en vertu desquels Mr le Prince d’Harcourt executa les ordres qu’il avoit de remettre à Mr le Marquis d’Astorga la Royale Personne de la Sa Majesté, qui apres avoir reçeu les soûmissions & les respects accoûtumez de tous les Seigneurs & Dames de la Cour qui estoient présens, entra un moment apres dans sa Gondole, suivie de son Grand-Maistre d’Hostel, de Madame la Duchesse de Terranova, de Mr le Prince & Madame la Princesse d’Harcourt, & de Mr le Marquis & de Madame la Marquise de los Balbasés. Toutes les autres Dames Espagnoles & Françoises entrérent dans leurs Barques. Les Cavaliers en firent de mesme ; & parmy les acclamations d’un Peuple infiny, dont toute la Rivière & ses deux bords estoient couverts, au bruit des Trompetes, des Timbales, des Hautbois, des Tambours, & de plusieurs Concerts d’Instrumens, qui se faisoient entendre de toutes parts, cette belle Troupe descendit vers Yron, à la faveur de la Marée, & du courant de la Riviere. Mais par malheur elle se trouva si basse en ce temps-là, qu'à peine pût-on faire aborder la Barque de Sa Majesté au lieu destiné pour la descente. Ainsi il falut combler de Fascines les inégalitez du rivage, & se servir de Planches pour avoir lieu de porter jusques à la Barque la Chaise de la Reine, où Sa Majesté entra apres avoir reçeu le Compliment de Mr le Duc d'Ossune son Grand-Ecuyer, lequel n'ayant pû avoir, comme il le prétendoit, la principale part dans cette fonction, estoit resté à cheval au bord de la Riviere du costé d'Espagne, avec tous les Officiers & Gens de son Commandement, & les Equipages de l'Ecurie de la Reine. Il ne vit pas plûtost arrester la Barque de Sa Majesté, qu'il mit pied à terre, & luy alla rendre ses devoirs ; apres quoy, luy & Mr le Marquis d'Astorga, accompagnérent à pied la Chaise de la Reyne, faisant gloire en cette occasion, de marcher dans les bouës, & estimant plus la nouvelle espece de Broderie qu'elles firent sur leurs Habits, que tout l'éclat des Diamans, dont ils estoient couverts. Il ne faut pas s'étonner, Monsieur, de la plaisante réflexion que je viens de faire. C'est une galanterie fort ordinaire aux Cavaliers Espagnols, & les plus grands Seigneurs de la Cour ne rencontrent jamais la Chaise d'une Dame de leur connoissance, quand elle feroit mesme d'une qualité inférieure à la leur, qu'ils ne fautent de leur Carrosse au milieu des bouës de Madrid, pour accompagner à pied, & le chapeau bas, la Chaise de la Dame, jusques à ce qu'ils l'ayent remise chez elle. Vous pouvez juger par là, si ces deux Grands d'Espagne ne se firent pas un singulier plaisir, d'accompagner une Grande Reyne en cet état, malgré l'incommodité du terrain.

Sa Majesté se fit porter droit à la grande Eglise d’Yron, pour y rendre graces à Dieu du succés de son Voyage & de son heureuse arrivée en Espagne. Elle fut reçeüe à la porte par Mr l’Evesque de Pampelune, à la teste de son Clergé. Ce Prélat luy donna de l’Eau Béniste, & Sa Majesté s’estant avancée prés du Grand Autel, où l’on luy avoit préparé un Prie-Dieu fort magnifique, sous un Dais de Velours cramoisy en Broderie d’or, l’on entonna le Te Deum en Musique, meslée de Voix, & d’Instrumens, & quoy que la métode Espagnole soit fort diférente de la Françoise, comme elle a aussi ses agrémens, tout le monde trouva celle-là fort belle, & la Reyne en fut très-satisfaite. Sa Majesté, la Cérémonie achevée, voulut aller à pied, de l'Eglise au Palais, qui luy avoit esté préparé, pour donner à tout le monde la satisfaction de voir à son aise leur nouvelle Reyne. Commme il estoit fort tard, ce fut à la clarté des Flambeaux qu'elle fit cette maniere d'Entrée, où sa taille admirable, & son port majestueux, parurent avec tous leurs charmes. Les acclamations redoublérent de toutes parts, à la veüe de cette incomparable Princesse ; & elle arriva ainsi au milieu des vœux & des benédictions de ses nouveaux Sujets, à l'Hôtel qui luy devoit servir de Palais, & où tout estoit préparé dans la derniere magnificence. De toutes les Dames de la Cour, il n'y eût presque que la Duchesse de Terranova & Madame la Princesse d'Harcourt, qui purent suivre Sa Majesté. La plûpart des autres estoient restées dans leurs Barques, attendant la nouvelle Marée, pour avoir lieu de descendre à terre, & il se passa beaucoup de temps, avant qu'elles fussent toutes débarquées, particulierement les Dames Espagnoles, qui ne sont pas accoûtumées à ces sortes de fatigues, & qui avec l'embarras de leurs Habits, ne pouvoient marcher qu'à pas mesurez, & avec beaucoup de peine. La crainte qu'elles ont aussi de faire voir le bout de leurs Souliers, en montant ou descendant d'un Carrosse, d'une Chaise, ou d'une Barque, leur fait prendre des précautions qui ont besoin de beaucoup de temps & de loisir. Les Françoises, qui ne font pas si scrupuleuses en ces sortes d'occasions, se tirérent bien plûtost d'affaires en celle-cy. Mais enfin par le secours des Cavaliers François & Espagnols, qui se trouvérent dans leurs Barques & sur le rivage, les unes & les autres furent en état de se rendre toutes à la Cour sur les dix heures du soir. Cette premiere nuit se passe à Yron, moitié à régaler les nouveaux venus, & moitié à se reposer.

Le lendemain 4. Novembre, la Reyne voulut encor demeurer au mesme lieu pour donner le temps à son Grand-Maistre d’Hostel de faire préparer les choses nécessaires pour le Voyage. Ce retardement le mit en pouvoir de régaler les François. Le Repas fut magnifique. L’on y but au bruit des Trompetes & des Timbales, les Royales Santez de Leurs Majestez des deux Maisons d’Autriche, de celle de France, & de celle d’Angleterre, qui sont les quatre Tiges Augustes d’où le Roy & la Reyne sont sortis.

Ce fut en ce celebre jour
Que l'on vit l'Espagne & la France,
Invoquant chacune à son tour,
Tantost Bacchus, tantost l'Amour,
Renouveller leur Alliance
Et jurer en dépit de Mars,
De ne plus faire d'autre guerre
Que celle qu'on se fait, sans courir de hazards,
Ou par les amoureux regards
Ou par l'aimable choc du Verre ;
Ny se laisser jamais charmer
Qu'au plaisir de boire & d'aimer.
Apres ces beaux sermens, l'on but à Tasses pleines
Toutes les Royales Santez
Des quatre Maisons Souveraines
D'où descendent leurs Majestez.

Tout ce jour se passa donc en Festins & en Réjoüissances ; mais le lendemain 5. Novembre, la Reyne partit d’Yron, pour continuer son Voyage, & elle fit cette journée en Littiere jusques à Hernany, qui n’est qu’un petit Bourg de 250. Maisons, où Sa Majesté coucha.

Le 6. elle partit d’Hernany pour Tolosa. C'est une petite Ville située dans un fond entre les Montagnes des Pirenées, où l'on garde les prétieuses Archives de la Noblesse des Biscayns, qui n'ont besoin pour l'acquerir que de commencer à voir le jour dans ces Montagnes, où les Maures n'ont jamais pû penétrer. L'on y voit aussi une belle fabrique d'Armes à feu, d'où l'on tire ces Mousquets de Biscaye, si renommez par toute l'Europe. Comme il faisoit fort beau temps, & que les chemins n'estoient pas propres pour les Carrosses, Sa Majesté souhaita de faire cette journée-là à cheval ; & quoy que cette façon de voyager ne soit pas fort commode pour les Dames Espagnoles, qui n'y sont pas accoûtumées, Madame la Duchesse de Terranova ne laissa pas de suivre la Reyne avec beaucoup de résolution & de vigueur pour son âge.

La Cour coucha à Tolosa, & le Marquis d’Astorga envoya de là un Gentilhomme au Roy, pour informer en détail Sa Majesté de ce qui s’estoit passé jusques alors, depuis l’arrivée de la Reyne à la Frontière. Là, & dans toutes les autres Villes & Villages de Biscaye, par où la Reyne passa, Sa Majesté eut le divertissement de voir les Dances rustiques des petites Basques, qui témoignérent à leur façon par cent sortes de Jeux champétres, l’extréme joye que leur causoit l’honneur de voir une si grande & si belle Princesse en leur Païs. Ce sont des Filles extrémement gayes, la plûpart fort jolies, quoy qu’un peu brunes, parées à leur mode & couronnées de Guirlandes de Mirtes, & de Fleurs, qui parlent un jargon que personne n’entend, & qui au son des Castagnetes & des Tambours de Basques, qu’elles touchent avec une extréme vîtesse, & une cadence fort juste, font mille tours & détours, meslant leurs voix au bruit de leurs Instrumens, & faisant des cris de joye & d’acclamations, qui divertissent extrémement les Etrangers. Ce furent les premières Festes que les Espagnols donnerent à leur Reyne, qui les reçeut avec d’autant plus de satisfaction, que ne tenant rien de la magnificence, délicatesse & galanterie affectée de la Cour, le cœur des Peuples exprimoit plus naturellement à leur Souveraine la joye que son auguste présence leur causoit.

Le 7. Sa Majesté alla coucher à Villafranca & le 8. à Villareal, qui sont deux petites Villes dans la Province de Guipuscoa, situées à peu près de la mesme façon que Tolofa, & qui régalerent la Cour de la mesme maniere, comme fit aussi la Ville d'Ognate, où la Reyne arriva le 9. Ce fut là que Sa Majesté avant que d'achever de passer les Pirenées, résolut d'envoyer au Roy un Présent galant de quelque chose qui eust servy à la Personne pendant le Voyage; & en effet le lendemain 10. comme elle s'habilloit pour commencer la journée la plus difficile de toute la route, à cause des mauvais chemins & des Montagnes qu'il falloit traverser, Sa Majesté détacha une belle Cravate d'un riche Point de France, qu'on venoit de luy mettre au col, & prenant sur la Toilette une Montre enrichie de Pierreries, qui luy avoit servy à régler les heures de son Voyage, elle envoya l'une & l'autre au Roy, par un Gentilhomme nommé Don André Cicinelli, General de Bataille, accompagnant ce beau Présent d'une Lettre pleine de sentimens dignes de la Princesse qui l'écrivoit & de l'auguste Personne à qui elle estoit adressée.

Je me sens si fort sollicitée par ma Muse, que je ne puis l'empescher d'interrompre en cet endroit ma Relation, pour celebrer par quelques Vers la galanterie du Présent dont je viens de vous parler.

Grand Roy, cette Montre fidelle,
Porteuse de bonne nouvelle,
Vient nous annoncer le momens
Qui vous doit rendre heureux Amant.
***
L'office qu'elle avoit aupres de la Princesse,
Dont le rare mérite a sçeu vous enflâmer,
La rend pour vous d'un prix assez propre à charmer
Vostre impatiente trendresse
***
Chaque jour elle avoit grand soin de l'avertir,
Dans la derniere exactitude,
De l'heure qu'il falloit partir;
C'estoit là toute son étude,
Se faisant un plaisir fort doux
D'aider par ces avis à l'approcher de vous.
***
Son employ desormais sera pendant l'absence,
De rendre compte à vostre amour
Des momens que l'impatience
Vous oblige à compter, & la nuit & le jour.
***
Consultez-la, jeune Monarque,
Sans-doute vous y trouverez,
Parmy les heures qu'elle marque,
Cette heure que vous desirez.
***
Recevez la donc avec joye
Comme un gage charmant,
Qui vous doit avertir du bienheureux moment
Que vous pourez baiser qui vous l'envoye.

Ce jour-là 10. la Reyne alla coucher à Salinas, qui n'est qu'un petit Villaghe entre des Rochers escarpez, d'où montant par un endroit d'une demie lieuë de hauteur extrémement difficile, elle acheva de passr les Pirenées le Samedy 11. Novembre, & arriva le mesme jour à Victoria entre trois & quatre heures du soir, malgré le mauvais temps qu'il faisoit en ce Païs-là, & la pluye continuelle qui dura tout le jour. Le desordre qu'elle causa dans les Equipages, & l'incommodité qu'elle aportoit à la Reyne & aux Gens de la suit, ne permit pas à Sa Majesté de faire ce jour là une Entrée réguliere dans cette Capitale de la Province d'Alava. On ne laissa pas d'y voir toutes les Ruës ornées de riches Tapisseries, d'oüir de toutes parts les acclamations du Peuple, & de rencontrer par tout les marques éclatantes de l'allegresse publique. On dit le soit à huit heures un fort beau Feu d'artifice dans la grande Place prés du Palais, où logeoit Sa Majesté.

Comme la plûpart des Dames se trouvérent incommodées du mauvais temps, & que la Reyne même eut un mal de teste, qui ne luy permit pas de voir le Combat de Taureaux, qu'on luy offrit le lendemain de la part de la Ville, Sa Majesté résolut d'y rester deux ou trois jours, pour y prendre un peu de repos, & donner en mesme temps lieu à son Grand-Maistre d'Hostel de se remettre d'une fiévre, qui l'avoit surpris, & qui par bonheur ne luy dura que vingt-quatre heures. Le lendemain de son arrivée [à Victoria], la Reyne eut dessein de faire son Entrée solemnelle, mais le mauvais temps, qui continua avec la mesme violence que le jour précedent, ne le luy permis pas, & elle fut obligée de se contenter d’aller à la grande Eglise, à la Porte de laquelle on la vint recevoir sous un Dais magnifique. On chanta le Te Deum, en action de graces de son heureuse arrivée au-deça des Pirenées. Ce fut en cette occasion que Sa Majesté parut pour la premiere fois habillée à l'Espagnole ; & quoy qu'il soit assez malaisé d'attraper d'abord l'air d'un habit & d'une coëffure étrangere, cette Princesse, qui sçait faire toutes choses également bien, n'eut pas de peine à apprendre les manières propres de l'habillement qu'elle portoit. Tout le monde en fut charmé, & les Espagnols commencèrent déslors à la reconoistre veritablement pour leur Reyne. La Noblesse & la Bourgeoisie de Victoria sur tout marquérent par des cris de joye leurs sentimens de reconnoissance, pour la complaisance que Sa Majesté avoit bien voulu avoir de changer d'habillement à leur considération, quoy qu'elle ait trouvé bon de reprendre depuis son premier Habit jusques à Burgos, ayant souhaité d'estre habillée à la Françoise la premiere fois qu'elle devoit paroistre aux yeux du Roy.

L’apresdinée de ce jour-là il se fit un Combat de Taureaux, où la Reyne ne fut pas présente pour la raison que j’ay déjà rapportée, quoy qu’elle voulust bien avoir la complaisance de voir une Comédie Espagnole, qu’on luy représenta cette nuit-là. On luy donna encor le divertissement d’un nouveau Feu d’artifice, aussi bien que le lendemain, qui fut la veille de son départ.

Pendant le sejour que Sa Majesté fit à Victoria, elle y reçeut par les mains du Marquis de la Vega le Bijou que la Reyne Mere luy envoyoit, qui vaut, à ce que l'on assure, plus de douze mille Pistoles.

Le comte de Fuensalida, Vice-Roy de Navarre, vint aussi de Pampelune avec un Train superbe & une grande suite de Personnes de qualité de ce Royaume-là, pour assurer Sa Majesté de ses respectueuses soumissions, & luy faire compliment sur son arrivée au voisinage de osn Gouvernement.

Mr l'Evesque de Calahorra vint en mesme temps rendre ses devoirs à Sa Majesté, & prit la liberté de luy présenter une Boëte pleine de Reliques garnie de Diamans.

Les Députez de la Ville de Victoria offrirent aussi à Sa Majesté au lieu de Bijoux une Bourse de quatre mille Pistoles, qu'elle eut la bonté de recevoir, comme un témoignage du zele de ce Peuple-là.

Puis que je suis sur le chapitre des Présens, je ne dois pas oublier de vous dire, que suivant la galante coûtume des Espagnols, Mr le Marquis d'Astorga n'a pas manqué un seul jour depuis l'arrivée de la Reyne à Yron, jusques au lieu où le Roy l'est allé rencontrer, qu'il ne se soit donné l'honneur de faire à Sa Majesté des Présens fort riches & fort galans, tantost de Vases de Porcelaines enrichis d'or & de pierreries, & remplis de fines Pastilles de feu & de bouche; d'autres fois des Boëtes & autres piéces de Toilete, travaillées en Filigranes, & plusieur autres curiositez de cette façon, entre lesquelles on estime fort une belle Statue d'argent, qui représente un S. Antoine & dont l'ouvrage est admirable.

Le 14. Sa Majesté partit de Victoria pour aller coucher à Miranda de Ebro, qui est une petite Ville d'environ cinq cens maisons, située sur le bord de la fameuse Riviere, dont elle porte le nom. L'on y arriva fort tard, & l'on y trouva toutes les Rües éclairées d'une grande quantité de Flambeaux & d'un Château de Feu d'artifice, qui commença à éclater en Fusées à l'arivée de la Reyne. Elle reçeut en ce lieu-là les réponses aux Lettres qui accompagnoient le Présent qu'elle avoit envoyé au Roy, & elle apprit avec plaisir, par le retour de Dom André Cicinelli, que le Roy avoit paru en public avec le Cravate de la Reyne le jour mesme qu'il l'avoit reçeu.

Le 15. cette Princesse passa de Miranda à Pancorvo, où elle fut receuë le moins mal que la sterilité du Païs le pût permettre. C'est un petit lieu fort desert entre deux Montagnes extrémement élevées, dont les Rochers, qui à tous momens paroissent aller tomber, semblent menacer la Ville d'un accablement infaillible. La Reyne fit ces deux dernieres journées en Litiere, à cause du mauvais temps, qui fut si fâcheux depuis le jour qu'elle acheva de passer les Pirenés, que la plûpart des Gens de sa suite, tombérent malades, & qu'il n'y resta presque que la Duchesse de Terranova, & quelques autres Dames principales, pour la servir à Miranda & à Pancorvo.

Le 16. l’on vint coucher à Birviesca, petite Ville du Connétable de Castille, où l'on s'estoit préparé à régaler Sa Majesté d'une Feste de Taureaux, si le temps l'eust pû permettre.

De là elle se rendit le 17. à un petit Village, dont le nom est échapé à ma mémoire ; & enfin le 18. elle arriva de bonne heure à Quintana-Palla, qui est un autre lieu peu considérable, à trois lieues de Burgos ; mais son nom, qui jusques à présent n'a pas esté connu, sera rendu immortel dans toute l'Espagne, par les choses qui y sont arrivées, & dont je vay faire le récit.

Mr le Marquis d'Astorga ayant donné part au Roy de l'arrivée de la Reyne à Quintana-Palla, Sa Majesté prit d'elle-mesme, & de son propre mouvement, une résolution qui paroistra surprenante à ceux qui sont informez des manieres d'Espagne, & qui sçavent que les Roys de Castille ne font jamais aucune nouveauté, dans toutes les actions qui regardent leur conduite exterieure, moins encor dans les fonctions publiques, & les cerémonies d'éclat. L'on a vû souvent celébrer à Burgos des Mariages de Roys. C'est la Ville Capitale de Castille la vieille. Le Lieu paroist digne d'une action de cette importance. Il y a mesme une Chapelle Royale destinée à cela, & on l'on avoit préparée avec tous les soins imaginables, & toute la magnificence possible, pour y celebrer la solemnité de la Ratification du Mariage du Roy. Chacun s'attendoit à y voir la pompe de cette Feste, mais tous ces préparatifs furent inutiles. Sa Majesté fit tout à coup appeler le Patriarche des Indes, & luy ordonna de se rendre encor le mesme soir dix-huitiéme Novembre à Quintana-Palla, avec ceux du Clergé qui devoient l’assister en cette occasion, d’y transporter les Ornemens de la Chapelle, pour y faire la cerémonie du mariage, & enfin de donner part à la Reyne de cette résolution, que le Roy devoit aller le lendemain au matin exécuter en personne.

Ce fut une galanterie que Sa Majesté voulut faire à la Reyne, pour s'acquiter en quelque façon de d'estre pas allé plus loin à sa rencontre ce que le mauvais temps, & l'indisposition que Sa Majesté avoit euë à Lerma quelues jours auparavant, ne luy avoit pas permis d'effectuer selon qu'elle l'avoit résolu. Le Patriarche fot surpris de cet ordre, ne laissa pas d'y obeïr. Il partit dés le soir mesme, & le lendemain dix-neuviéme qui fut un jour de Dimanche, le Roy ayant donné ordre que personne ne le suivit, à la réserve des Officiers de la Couronne, & de ceux que sa Maison, qui estoiet absolument necessaires en cette occasion, il monta en Carrosse sur les dix heures, & faisant les trois lieuës de chemin qu'il y avoit jusqu'à Quintana-Palla, avec la diligence d'un Prince amoureux, plûtost que d'un Roy d'Espagne, il se rendit au lieu desiré, un peu apres onze heures. Dés le moment qu'il arrivé, il sauta du Carrosse avec une agilité toute extraordinaire, sans donner de loisir à ses Gens d'observer les formalitez que l'on fait en ce Païs quand les Roys mettent pied à terre. La Reyne qui s'attendoit à cette illustre visite, regardoit par une Fenestre grillée lors que le Roy descendist du Carrosse, & ce fust dans ce moment qu'elle vit la premiere fois l'auguste Original, dont jusqu'alors elle n'avoit vû que des Portraits. le Marquis d'Astorga se trouva à la Por??ere quand Sa Majesté mit pied à terre, & Elle luy témoigna un peu de paroles, mais fort obligeantes, l'extréme satisfaction qu'Elle avoit de sa conduite, & du soin qu'il avoit eu de luy amener si heureusement la Princesse, que son amour n'y faisoit attendre avec tant d'impatience.

Aussi-tost apres, le Roy entra dans la Maison qui tenoit lieu de Palais à la Reyne, & cette Princesse vint recevoir Sa Majesté à la Chambre d'entrée, se jettant à ses pieds, comme il se pratique ordinairement en abordant les Roys d'Espagne la premiere fois, ou apresun absence, & au retour de quelque Voyage, sans que les Meres mesmes des Roys se dispensent de cet acte de soûmission. Sa Majesté qui se souvenoit moins d'estre Roy, que d'estre Amant, releva aussi-tost la Reyne, & l'ayant salüée d'une maniere pleine d'estime & de tendresse, l'on m'a assuré qu'il luy tint ce discours.Me doy a mi mismo, Senora, mil parabienes del buen-gusto de mi acertada elecion, pues reconosco, que la fama y el pincel han agraviado sumamente las altas prendas, é incomparable belleze de Vuestra Magestad. C'est à dire en Langue Françoise, Je m'estime heureux, Madame, d'avoir fait un si bon & si digne choix, d'autant plus que je ne reconnois que la renomée mesme, & le Pinceau, bien loin d'avoir flaté Vostre Majesté, ont fait tort à sa beauté, & aux rares qualitez que je remarque en sa Personne.A quoy la Reyne ne fit une réponse digne de la délicatesse de son esprit, adjoûtant, que le plus grand bonheur qu'elle pouvoit esperer en ce monde, estoit celuy de pouvoir plaire à Sa Majesté, & qu'elle luy restoit tellement obligée du choix qu'il luy avoit plû faire de sa Personne, pour luy donner un coeur qu'elle estimoit mille fois plus ue la Couronne que Sa Majesté luy mettoit sur la teste, qu'elle tâcheroit de meriter cet honneur par ses soins & sa reconnoissance, & de ne pas donner lieu à Sa Majesté de se repentir de son choix.

Ces deux augustes Personnes se dirent encor d'autres choses fort obligeantes, & comme l'un & l'autre parloitsa Langue naturelle, Mr le Marquis de Villars Ambassadeur de France en cette Cour, qui se trouva présent à cette premiere entreveuë & qui parle Espagnol avec autant de delicatesse, & de facilité que les Espagnols mesmes, servit à Leurs Majestez d'un illustre & galant Interprete en cette fameuse encontre, & il s'acquita de cet employ avec tout l'esprit, le jugement, & l'adresse qui luy ont attiré depuis longtemps l'estime universelle de toute la Cour.

Apres les premiers Complimens, le Roy prit la Reyne par a main, & la mena droit à la Chapelle qui avoit esté preparée depuis le matin, où le Patriarche des Indes celebra la Messe, & donne à Leurs Majestez les Benédictions ordonnées par l'Eglise, pour la Ratification des Mariages des Souverains. Apres la Cerémonie qui fut aussi solemnelle que le temps & le lieu le pûrent permettre, Leurs Majestez passerent dans la principale Chambre de la Maison, qui devoit servir de Salle d'audience, & là s'estant assis sous un Dais Royal, elles reçeurent le hommages de tous les Grands d'Espagne, Titrez de castille, & autres Personnes de qualité de la Cour, qui vinrent tous baiser la main à leur nouvelle Reyne, l'un des genoux en terre, & se couvrirent apres du moins ceux à qui la qualité de Grands donne le privilege. Cette fonction achevée, l'on dresse la Table dans la Chambre voisine, & l'on apporta la Viande à Plats couverts, accompagnez des Gardes & avec toutes les formalitez qui se pratiquent à la Cour.

Le Roy & la Reyne se mirent à table, & mangerent ensemble contre la coûtume du Palais, où les Roys mangent toûjours seuls, par une espece de Loys, & d'Observance qui vient par succession de la Maison de Bourgogne, & que l'on appelle icy, la Etiqueta. Il a esté un temps où l'on auroit mieux aimé perdre une Province, que d'enfraindre en un seul point le Loy de l'Etiquete; mais le Roy qui n'est pas si scrupuleux en ce point que ses Prédecesseurs, voulut bien se relâcher de cette Observance, en faveur d'ue Princesse qui avoit pris tant de peines, & essuyé les fatigues d'un si long Voyage, pour venir trouver Sa Majesté.

Les Officiers de la Reyne servirent ce jour-là, comme estant ceux qui faisoient les honneurs de la Maison. Le Connétable de Castille, [liste de noms] furent présens à ce Royal Festin de Nôces, & demeurerent debout derriere Leurs Majestez, admirans les belles & nobles manieres de la Reyne, & ne pouvant se lasser de considerer avec joye cet auguste Pair, qui leur donnoit de si belles espérances de perpétuer la Royale Succession dans la Monarchie.

Le Roy estoit habillé ce jour-là à l'Espagnole, avec la Golille & le Manteau. La Reyne estoit parfaitement bien mise à la Françoise, & l'un & l'autre avoit une grace merveilleuse, chacun à la mode de sa Nation. Il ny avoit que la diférence du langage qui apportoit quelque embarras à ce teste-à-teste. La Reyne entendoit fort bien l'Espagnol, mais elle ne le parloit pas encore avec assez de facilité, pour oser confier la délicatesse de ses pensées au équivoques d'une Langue étrangere; de maniere que le langage le plus ordinaire entre ces deux Royales Personnes, estoit celuy des yeux, qui est commun à toutes les Nations. ce fut en cette rencontre, que les deux Freres qui sont allégoriquement représentez dans l'Histoire Enigmatique du dernier Mercure Extraordinaire, firent en mesme temps voir leur adresse & leur pouvoir. La beauté & la vivacité des yeux de la Reyne charmoit ceux du Roy. La Reyne avoit aussi une curiosité fort légitime de remarquer les traits de visage de Sa Majesté; mais ils ne se considéroient l'un l'autre que dans ces momens dérobez, où l'on tâche de regarder sans estre regardé; & si par hazard leurs yeux se rencontrant venoient à se surpendre dans cette recherche mutuelle, une petite rougeur, que la pudeur fait naistre ordinairement, succedoit à ces regards, & faisoit cesser pour un temps la curiosité de part & d'autre. Si j'avois eu l'honneur d'estre présente à cette entrevûë, je pourrois vous dire mille particularitez agreables, que l'on ne peut apprendre par le rapport d'aujourd'huy ; car chacun ne s'attache qu'à considerer ce qui est de son inclination, & il arrive toûjours que les circonstances les plus belles & les plus délicates, échapent à ceux qui ne s'attachent qu'à ce qui saute aux yeux.

Cependant c'estoit une chose assez curieuse à voir, qu'un Repas où un jeune Roy se trouvoit avec une jeune Reyne, qu'il venoit d'épouser, qu'il n'avoit jamais vûë qu'en peinture, qui estoit habillée d'une façon toute diférente de celle de son Royaume, qui parloit un Langue étrangère, qui estoit belle, bien faite, & fort propre à inspirer des sentimens de tendresse; & pour derniere circonstance, que ce Repas se soit fait un public, & à la vûë de toute un Cour composée d'un grand nombre de Personnes de qualité de deux Nation diférentes, & assez contraires dans leurs manieres. Pour moy, je croy qu'il y avoit des momens,

Où ces deux jeunes coeurs, malgré leur Royauté
Portoient une severe envie
Aux douceurs de la vie
Qu'un Berger goûte en liberté
***
Cette pompe des Roys sert d'obstacle aux plaisirs
Si l'éclat qui les environne
Embellit leur Couronne,
Souvent il contraint leurs desirs
***
Combien de fois les Grands au milieu des honneurs
D'une soumission profonde
Que leur rend tout le monde,
Se sont-il plaint de leurs grandeurs !
***
Un Tircis a des jours plus heureux mille fois,
Assis sur la verte Fougere,
Aupres de la Bergere,
Que l'on n'en passe aupres des Roi.
***
Là sans chercher longtemps leur secret dans leurs yeux,
Avec une tendresse extréme,
Ils peuvent dire,j'aime,
Et ne craignent point les Fâcheux
***
Ils n'ont dans leurs desirs à prendre aucun détour,
Rien d'embarassant ne les gesne,
Et leur Loy souveraine
Est la seule Loy de l'Amour.
***
Mais les Gens de la Cour ont d'importuns égards
Qui les incommodent sans cesse,
Et le seul non d'Altesse,
Rend Esclave jusqu'aux regards.
***
Il n'en faut pas douter, puis que Leurs Majestez,
Malgré la supréme Puissances,
Ont fait l'expérience
De ces fâcheuses veritez.

Un peu avant la fin du repas, le Marquis d'Astorga pria tous les Grands, & autres Personnes de qualité qui se trouvoient là, de passer à son Quartier où il les régala avec une magnificence digne de luy, & de ces illustres Conviez. Il faut l'avoüer à la gloire de ce Ministre. Il a parfaitement bien soûtenu l'honneur de son Maistre pendant tout le Voyage de la Reyne; & par la dépense prodigieuse qu'il a fait en cette occasion, il a bien fait voir que c'estoit avec joye, qu'il employoit pour le service de Sa Majesté les avantages qu'il pouvoit pour tirez de sa Vice-Royauté de Naples.

A peine le Roy donna-t-il à ces Messieurs le loisir de profiter des premieres somptuositez du Festin qu'on leur avoit préparé ; car Sa Majesté ne resta pas longtemps sans faire donner le signal du départ, qui surprit tous les Conviez du Marquis au plus bel endroit de la Feste. Chacun se leva pourtant ; & les Dames mesmes, que la Duchesse de Terronova faisoit régaler à part, se mirent d'abord en état de suivre la Reyne, les uns & les autres laissant aux Subalternes de la Cour, de quoy reparer ce jour-là les manquemens que la sterilité du Païs, & la pauvreté des lieux où l'on avoit passé, leur avoit pû causer pendant le Voyage.

Il estoit deux heures apres midy lors que la Cour partit de Quintana-Palla. Le Roy & la Reyne entrerent seuls dans un mesme Carrosse, & firent ensemble les trois lieües de chemin qui restoient jusqu'à Burgos, où Leurs Majestez arriverent incognito sur les cinq heures du soir, laissant assez loins derriere Elles une partie de la suite, & tous les Equipages. Elles descendirent au Palais des anciens Roys de Castille, & passerent droit au Quartier de la Reyne, où le Roy mena Sa Majesté, & apres luy avoir fait un nouveau compliment sur son heureuse arrivée, il la laisse avec ses Dames, & se retira au Cabinet des Dépêches, pour écrire à la Reyne Mere, & luy donner part de ce qui s'estoit passé ce jour-là.

L'heure du Soupé estant venuë, le Roy voulut tenir compagnie à la Reyne, comme il avoit fait à dîner, & quoy que l'Etiquete porte que les Roys doivent se coucher precisément à huit heures, & qu'en ce point Sa Majesté auroit bien voulu suivre exactement l'Observance, cependant aux instantes prieres de la Reyne, l'heure de la retraite fut remise à dix ; mais en échange, le Roy obtint à son tour que l'on ne se leveroit aussi qu'à dix heures le lendemain, ainsi qu'il arriva.

Retiez-vous, Muse indiscrete,
Ne venez point mal à propos
Me faire troubler le repos
De deux jeunes Amans, dont la joye est parfaite.
Si de ce grand recit j'ay souffert quelquefois
Que vostre verve teméraire
Vinst par ses méchans Vers gâter les beaux endroits;
Sçachez qu'icy l'on doit se taire,
Et qu'il faut respecter le sacré Lit des Roys.
D'autre auront le soin de cet Epithalame;
Mais il ne sied pas bien à vous
De vouloir parler d'une flâme,
Qui doit estre un secret pour nous.

Le lendemain Lundy 20. Novembre, fut le jour destiné à l’Entrée solemnelle de la Reyne à Burgos, à une heure apres midy. Elle alla avec ses Dames d'Honneur, & les principaux Officiers de sa Maison, à une Abbaye de Dames de Fondation Royale, que l'on appelle El Real Convento de las Huelgas, où sa Majesté reçeut en cerémonie les Complimens de la Cité Royale de Burgos. Le Duc de Medina-Celi, comme Chef perpétuel du Magistrat de cette Ville-là, fut celuy qui porta la parole à la teste de quarante Régidors ou Echevins, revestus de grandes Robes traînantes, qu'ils portent ordinairement en de pareilles rencontres. L'audience finie, ils allerent en Corps attendre Sa Majesté au lieu où elle devoit monter à cheval, & la Reyne passa au Quartier de l'Abbesse, où Elle & toutes ses Dames furent régalées d'une Collation magnifique ; & entre trois et quatre heures du soir, Sa Majesté monta en Carrosse, pour aller jusques au Pont de Sainte Marie, où elle devoit monter à cheval, & où elle trouva tout le Corps du Magistrat, & les principaux Seigneurs de la Cour, qui l'attendoient chacun en son rang, pour luy servir de Cortege.

Sa Majesté descendant de Carrosse, se servit par formalité d'un riche Marchepied qui luy avoit esté préparé, d'où elle monta comme une Amazone sur un beau Cheval d'Espagne, superbement équipé, son Grand-Maistre luy présentant le tabouret, & l'un des autres Officiers de sa Maison, nommé Don Juan de Villavicencio, luy servant de Grand-Ecuyer en l'absence du Duc d'Ossune.

Sa Majesté estoit habillée & coëffée à l'Espagnole, & jamais elle n'avoit paru plus belle que ce jour-là. Elle estoit toute brillante en Pierreries, & avoit un Bonnet garny de Plumes blanches & incarnates, attachées avec de gros noeuds de Diamans. Comme elle a un air extrémement dégagé, & qu'elle sçait fort bien gouverner un Cheval, tout le monde fut charmé de la voir en cet état, & la Personne seule pendant toute la Calvacade occupa les regards de la Noblesse, de la Bourgeoisie, & du Peuple de Burgos, qui remplissoient tous les Balcons des Ruës par où elle passa. Les principaux du Magistrat portoient le Dais Royal. Le plus ancien Ecuyer tenoit les cordons du Cheval, & quatre Ménins de Sa Majesté marchoient à pied, deux d'un costé, & deux de l'autre. L'un estoit Don Bernardino de Gusman, Fils du Marquis de Villamanrique, l'autre, Don Antonio de Bracamonte, Fils du Marquis de Fuentelsol; & les deux autres estoient les Fils du Marquis de Palacios. Les Ménins en ce Païs sont comme les Enfans d'Honneur des Roys & des Reynes, qui sont d'un rang supérieur aux Pages, & doivent estre toûjours des Fil de Grands, ou d'autres Personnes d'un qualité considérable.

Immédiatement apres la Reyne, l'on voyoit à cheval la Duchesse de Terranova suivie des Dames d'Honneur Espagnoles aussi à cheval, & entr'autres de Dona Francisca Henriques, Fille du Marquis de Villamanrique; Dona Josepha de Figueroa, Fille du Comte de los Arcos; Dona; Dona Manuela de Velasco, Fille du Marquis de Jodar; Dona Francisca de Portugal, Soeur du Duc de Veraguas, Ménine; & Dona Laura de Alagon, Guarda Mayor, c'est à dire comme Gouvernante des Dames.

Le Comte d'Oropesa, le Comte d'Altamira, & le Duc de Hijar, tous trois fort magnifiquement vêtus, marchoient devant le Dais, sur de tres-beaux Chevaux; & le Marquis d'Astorga en qualité de Grand-Maistre, paroissoit seul apres eux, & immédiatement devant la Reyne, lui & son Cheval tout couverts d'or & de pierreries.

Les Livrées de tous les Seigneurs de la Cour, furent ce jour-là de la derniere magnificence, & elles parurent toutes ou chamarrées d'or, ou enrichies de broderie. Celle du Grand-Maistre estoit d'une fine Ecarlate toute couverte de gros galons d'or de Milan. Les Habits des Pages estoient de Satin cramoisy, les Manches brodées d'or; & tout le reste de l'Equipage paroisoit avec le mesme éclat.

Sa Majesté suivie & précedée de son Cortege, dans l'ordre que je viens de dire entra dans la Ville par la Porte du Pont, qui de mesme que toutes les Ruës par où elle devoit passer estoit ornée de riches Tapisseries, de Statuës, de Tableaux, & d'Emblémes. Les Gardes Espagnoles marchoient à la teste de la Calvacade, sous le comandement du Comte de los Arcos Capitaine aux Gardes, & de Don Joseph Manrique Lieutenant.

La Reyne alla droit à l’Eglise Métropolitaine, où elle fut reçeüe par le Doyen & par les Chanoines, qui la conduisirent avec la Croix, jusques au magnifique Prie-Dieu qui luy estoit préparé sous un Dais. L’Archevesque, qui par malheur mourut le mesme jour de cette Entrée, fut légitimement dispensé de se trouver à la teste de son Chapitre, pour y faire les fonctions de sa Dignité. L’on chanta le Te Deum, & jamais l’on avoit oüy à Burgos une Musique si belle, ny des Concerts si achevez de Voix & d’Instrumens.

Sa Majesté ayant fait ses devotions, remonta à cheval à la Porte de l'Eglise, & prit la route du Palais, où le Roy l'alla attendre, apres avoir eu la satisfaction de voir incognito, passer sa Reyne en triomphe, ayant eu le loisir de la bien considérer d'une Grille secrete, pratiquée à dessein dans une Fenestre pres de l'Eglise.

Sa Majesté alla recevoir la Reyne à la Porte du Palais, d’où montant à leur Apartement avec toute la Cour, Leurs Majestez y reçûrent de nouveau les Complimens respectueux de tous les Grands ; & comme il estoit déjà tard, l’on fit commencer les Feux d’artifice, que Leurs Majestez virent avec plaisir de leur Balcon, d’où elles passerent dans la Salle des Comédies, pour y voir représenter la première Journée (c’est le premier Acte) de la Comédie en machines de Narcisse & d’Echo, composée par le fameux Calderon. L’on y avoit adjoûté un Prélude en Musique, qu’ils appellent icy la Loa, dont la solemnité du Jour faisoit le sujet.

Le Mardy 21. fut encor celebre par deux Actions d’éclat qui se firent à Burgos, l’une le matin, & l’autre le soir. La premiere fut l’Entrée de Mr le Prince d’Harcourt en qualité d’Ambassadeur Extraordinaire de France, envoyé de la part de Sa Majesté Tres-Chrestienne à l’occasion du Mariage du Roy Catholique. Cette Entrée fut fort magnifique, & elle le devoit estre, pour avoir le succés qu'elle eut apres celle du jour précedent, & paroistre, comme elle fit, digne d'un Prince de la Maison de Lorraine.

L’autre Action fut la Cerémonie avec laquelle se couvrit la premiere fois devant le Roy en qualité de nouveau Grand d’Espagne, le Duc de S. Pierre, Beaufils du Marquis de los Balbasés. Tous les Grands s'y trouverent, pour faire honneur à ce Duc ; & l'occasion qui avoit assemblé deux Cours Royales à Burgos, luy fut extrémement favorable pour rendre plus celebre la prise de possession de sa nouvelle Dignité.

L'on fit aussi le mesme jour deux Festes, que l'on appelle icy Mascaras. L'une estoit composée de soixante & deux Personnes déguisées, qui alloient deux à deux autour du Palais & par les Ruës de la Ville, & qui représentoient autant d'Animaux de diférentes especes, ou d'autres personnages grotesques, dont la bizarrerie, quoy que peu conforme au goût de vostre Cour, ne laissa pas de plaire aux Gens de ce Païs. Il est vray que leur génie s'accomode assez de ces sortes de choses. L'autre Mascarade se fit le soir, & ce fut une Course de Parejas, dont je vous ay déja fait la description en d'autres rencontres. Elle estoit composée de seize Quadrilles de Gentilshommes du Païs, richement habillées de diférentes couleurs. La Livrée des uns estoit vert & or ; celle des autres, bleu & argent. Les troisiémes avoient choisy pour leur couleur, jaune & argent ; & les derniers incarnat & argent. Les Parrains de la Course furent le Connestable de Castille Protecteur de Burgos, & le Comte de los Arcos Capitaine des Gardes. Les réjoüissances de cette journée s'acheverent par un beau Feu d'artifice, & par une Comédie, comme le soir précedent.

Le 22. la Ville de Burgos régala Leurs Majestez d’un Combat de Taureaux, où deux Gentilshommes, dont l'un s'appelle Don Joseph de Hoz & l'autre Don Loüis de Melgosa, furent les Assaillans. Ils attaquerent vigoureusement à cheval ces farouches Animaux, & se tirerent fort heureusement d'affaires, à deux ou trois Chevaux pres, qui furent blessez sous eux, & une legere atteinte que Melgosa reçeut à la cuisse. Le Roy & la Reyne estoient à leur Balcon sur la grande Place du Palais. Les deux Grands-Maistres y firent leur fonction ordinaire, & Don Joseph de Silva, Frere du Duc de Pastrane, distribua les ordres de Sa Majesté en qualité de Premier Ecuyer, & en l'absence de l'Admirante de Castille, qui est le Grand Ecuyer du Roy. Le soir du mesme jour, il y eut encor Comédie au Palais, & des Feux d’artifice à la Place.

Mr le Prince d'Harcourt eut ce jour-là son Audience de congé, & il se disposa à son retour en France, avec Madame la Princesse d'Harcourt, Madame de Grançey, & la plûpart des autres Personnes de qualité qui avoient suivy la Reyne. Le Roy fit faire à tous de riches Présens, & Sa Majesté donna ses ordres pour le retour de la Cour à Madrid. L'on divisa la Marche en trois routes diférentes, pour adoucir les incommoditez du Voyage, qui sont grandes en Castille. Le Roy choisit celle d'Alcala pour sa Personne, pour celle de la Reyne, & les Officier indispensables des Maisons Royales. Sa Majesté ne voulut pas passer par Valladolid, nonobstant les instantes prieres que ceux de la Ville lui en avoient fait faire par leurs Députez; & quoy que ce refus rendist inutiles tous les préparatifs qu'ils avoient faits pour la reception de Leurs Majestez, le Roy ne jugea pas à propos de leur accorder cette grace, pour avoir lieu d'arriver plutost à Madrid, où la présence de Sa Majesté est fort nécessaire au bien de son Etat.

Le depart de Burgos fut le 23. Novembre, & comme de là jusques à la derniere journée du Voyage, il n'est rien arrivé de considérable pendant la Marche, ny dans toute la route, je me contenteray de vous dire en peu de mots, que le Roy & la Reynes monterent en Carrosse à la Porte du palais, avec la Duchesse de Terranova, & qu'ayant passé les Portes de Burgos, Leurs Majestez se mirent en Lisiere jusques Lerma, où elles coucherent cette nuit là. Le lendemain elles arriverent à Aranda de Duero, où la Reyne eut un petit mal de teste, qui retarda le Voyage seulement d'un demy jour. Le 25. la Cour se rendit à San-Estevan de Gormas. Le 26. à Berlanga. Le 27. à Altienza. Le 28. à Xadraque. Le 29. à Yta; & le 30. à Guadalajara. Le temps fut fort beau tous ces jours là; & presque dans tous les lieux que je viens de vous nommer, l'on avoit préparé pour le diverstissement de Leurs Majestez des Combats de Taureaux; mais l'envie qu'Elles avoient de se voir bientost à Madrid, ne leur permit pas de rester nulle-part pour aucune considération.

L'on apprit à Guadalajara qu'il y avoit des malades contagieuses à Alcalace qui obligea Leurs Majestez de se détourner par Torrejon de Ardon, om Elles arriverent le premier de ce mois. La Reyne Mere se rendit en mesme temps en ce Bourg-là, qui est à trois lieuës d'icy, pour y aller témoigner à Leurs Majestez la joye qu'elle avoit de revoir le Roy son Fils en parfaite santé, & d'embrasser pour la premiere fois l'incomparable Reyne qu'elle avoit attenduë avec tant d'impatience.

Les Complimens furent obligeans & tendres de part & d'autre, quoy que la visite assez courte, parce que la Reyne Mere devoit encor retourner, comme elle fit le mesme soir à Madrid, n'y ayant pas en ce lieu-là du logement pour trois Maisons Royales; mais avant que de le séparer, elle fit présent à la Reyne sa Fille d'une riche Toilette en broderie d'or & de Rubis que Sa Majesté a travaillée elle-mesme. Elle la pria de recevoir aussi de la main un galant & riche Equipage de Chasse, qui est un Présent fort conforme aux inclinations de la Reyne. Enfin elle luy donna un beau Manchon de Marte, que l'Empereur son Frere luy avoit envoyé. Tout cela,qu'on assure, passe la valeur de cinquante mille écus.

Sa Majesté reçeut ces Présens avec tous les témoignages de reconnoissance possibles, & s'estant dit adieu l'une à l'autre pour un terme fort court, elle se séparerent en se donnant des marques obligeantes d'une extréme tendresse. La Reyne Mere retourna à Madrid, & Leurs Majestez resterent à Torrejon, d'où elles partirent le lendemain Samedy 2. Decembre, dans un tres-beau Carrosse, & arriverent à trois heures apres midy au Buen-Retiro, qui est une Maison Royal aux Portes de Madrid, fort bien située, où les Roys vont souvent passer la belle saison du Printemps.

Quoy que le Roy & la Reyne entrassent incognito, & presque sans suite, & sans équipages, tout Madrid ne laissa pas d'aller à leur rencontre, & pendant plus de deux lieües de chemin Leurs Majestez eurent le plaisir de voir deux rangs de Carrosses, qui estoient en haye de part & d'autre du chemin jusques aux Portes de Madrid, remplis de tout ce qu'il y a de Gens de considération de l'un & de l'autre Sexe, dans cette Capitale de leurs Royaumes.

La Reyne parut admirablement bien à tous les Espagnols, de mesme, qu'aux Etrangers, tant pour sa beauté que pour sa taille. Son air, & ses façons, sans qu'on eust égard à la prodigieuse quantité de Pierreries, qui laissoient à peine discerner de quelle couleur estoit son Habit. En un mot, chacun s'en retourna fort satisfait de l'avoir vûë arriver heureusement au lieu où elle estoit attenduë depuis si longtemps.

Je vous ay parlé si souvent des COmbats de Taureaux dans cette Relation, qu'il semble que je sois obligée de vous décrire une de ces Festes; mais cette Lettre est déja si longue, que je n'y sçaurois rien adjoûter sans la rendre fort ennuyeuse.

L’on ne sçait pas encore précisément quand la Reyne fera son Entrée solemnelle en cette Cour. L'on avoit pris jour pour le vingt-deuxiéme de ce Mois, mais il semble que la chose soit diferée ; & si le mauvais temps survient, il est à craindre que l'on ne remette cette Cerémonie jusqu'à la belle saison. Si je suis encor en cette Cour quand elle se fera, je ne manqueray pas de vous donner part de tout ce qui s’y passera, sans oublier de vous envoyer mesme, s’il se peut, le Plan des Arcs de Triomphe que l’on prépare au nombre de cinq, ausquels on travaille depuis six mois. Mais comme il y a l’apparence que l’Etoille des Personnes dont la mienne dépend, me rapellera bientost en France, je crains fort que ce changement de Païs, ne mette fin à nostre commerce, puis que renonçant aux Habits, à la Coëfure, à la Langue, & aux façons Espagnoles, je n’auray plus lieu de vous écrire sous le nom de

    La Lorraine Espagnolette.