1680

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1680 (tome XI).

2015
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1680 (tome XI).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial) et Vincent Jolivet (Édition numérique).

Quelle est l’origine de la dance §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1680 (tome XI), p. 3-44.

Quelle est l’origine de la dance.

Chaque passion a ses mouvemens propres qui la font connoistre. Ainsi l’Amour, la Haine, & la Colere, agitent diversement ceux qui les ressentent. Le Rire, le Chant, & la Dance, sont les marques sensibles de la joye, & les principaux mouvemens que cette passion nous inspire. Qu’on ne s’étonne pas si je mets la Dance au nombre des signes corporels, ou des caracteres de la joye. Il est si vray qu’on la doit considerer comme telle, que lors qu’elle se répand au dehors, on va, on vient, on saute, on ne sçauroit demeurer en place. Tout le corps est un mouvement continuel ; ce qui vient du petillement des esprits, qui chatoüille les nerfs et facilite les parties à se mouvoir. Il faut donc dire avec un de nos Poëtes, que la Dance est née avec l’Homme, & qu’elle est aussi ancienne que le Monde.

Ce n’est pas d’aujourdhuy qu’on celebre la Dance ;
Quand le Monde fut fait, elle prit sa naissance.

Ce qui en est une preuve convaincante, c’est qu’elle est en usage parmy les Sauvages mesmes, & les Nations les plus grossieres. Nous apprenons des Relations de la Nouvelle France, que ces Peuples ont jusqu’à douze sortes de Dances ; ce qui fait voir que ce n’est pas seulement une coûtume, mais une habitude tirée de la Nature mesme. Les Satyres & les Faunes ne dancent ils pas dans les Bois, pour ne rien dire des Singes, qui sont naturellement grands Danceurs, & des Chiens, ausquels il est si facile d’apprendre à le devenir ?

Il y a quelques Peuples, comme les Amériquains méridionaux, qui dancent dans la tristesse, aussi-bien que dans la joye. Mais il ne faut pas s’étonner si ces Peuples qui sont d’un autre Monde, se comportent autrement que nous, & s’ils crient de ce que les autres pleurent. Cependant il y a une joye sérieuse, & une joye riante, comme parle Mr de la Chambre ; & la Dance peut estre le signe de l’une et de l’autre. C’est d’où viennent les Dances graves & sérieuse, qui ne laissent pas de plaire & de divertir, selon les divers tempéramens de ceux qui aiment cet exercice. Il en est comme de la Musique, qui a des tons graves, tristes, & mélancoliques, & d’autres éclatans, gays, & enjoüez ; & tous concourent également à réveiller l’ame, & à la divertir des chagrins dont l’Homme est inséparable. Tous ces divers mouvemens naissent de la joye, ou la font naistre dans l’ame des plus tristes & des plus affligez. Mais enfin comme la Dance peut exprimer toutes les passions, disons qu’elle est un mouvement qui represente l’état où l’ame se trouve, ou dans lequel elle feint d’estre. Ainsi la Dance exprime encor les facultez de l’ame. Tantost le Danceur est furieux, tantost il est passionné, & tantost il est moderé & raisonnable. La Dance est aussi un langage figuré, qui exprime par le geste les pensées de l’ame. Il faut donc que ces mouvemens du corps soient justes & réguliers, quoy que naturels ; ce qui fait la perfection du bon Danceur, & qui le rend digne de ce beau mot du Philosophe Demétrius à un Comédien du temps de Néron, qu’il avoit le corps & les mains parlantes.

Il faut demeurer d’accord que la Dance, de la maniere qu’on a coûtume de la pratiquer, est le plus ancien divertissement de l’Homme, comme le plus naturel ; mais il y a une grande aparence, que de la cadence de la Musique, on a fait la Dance, & que celle-cy n’a esté réguliere qu’apres que l’autre a esté parfaite. La Dance est un mouvement exact & régulier de la Musique ; & si quelqu’un dance juste sans avoir appris, il en est comme de ceux qui chantent juste sans connoistre la Note. C’est un don de la Nature que l’Art perfectionne. Mais il faut que ce mouvement naturel se trouve en nous, autrement tout l’Art ne peut disposer à la Dance ; mais lors qu’il se rencontre en nous, l’Art nous conduit, & adjoûte quelque grace à la Nature. Il y a donc un grand rapport entre la Dance et la Musique. L’une se regle absolument sur l’autre, & le corps exprime aussi parfaitement les tons par la cadence, que la voix par le Chant. C’est une agreable harmonie, à laquelle l’Homme accomode ses membres. La Musique s’exprime par le Chant, & a besoin de la voix ; la Dance exprime tout cela par les pas & par les gestes. Pour bien chanter, & pour bien dancer, il faut avoir l’oreille bonne, autrement on ne peut ny dancer, ny chanter, mais sur tout bien dancer, car il est plus facile de se remettre dans le Chant, que dans la Dance, sans que cela paroisse. Ceux qui ont dit que le monde subsiste par l’harmonie, & que toutes les Creatures font un Concert qui durera jusques à la fin des Siecles, pouvoient adjoûter, que toutes ces Creatures font une Dance perpétuelle, qui ne cessera qu’avec cette Musique. Quelques Poëtes ont fait un grand Bal des Astres & des Etoiles ; & Lucien dit que la Dance a esté inventée de cette agreable cadence. Mais les Philosophes qui veulent que la terre tourne, ne nous font-ils pas dancer sans cesse avec assez de régularité ? Comme la Dance se conduit par l’oreille, & l’oreille par le Chant, la diversité de la Musique fait la diversité de la Dance ; & comme l’Homme cherche l’ordre en toutes choses, il a voulu qu’il y eust quelque régularité dans ces plaisirs, & que la Dance & la Musique formassent ses pas & sa voix. Mais pour faire une harmonie parfaite, il faut que l’instrument exprime ce que la voix profere, que le geste l’imite, & que le pied le figure ; ce qu’un de nos Poëtes a dit fort agreablement.

Le jeune Iphidamas que dans Cipre on admire,
De sa sçavante main, touche sa douce Lire,
Et répand dans les airs un son mélodieux,
Dont l’agreable bruit monte jusques aux Cieux.
La Nymphe qui fait voir une grace infinie,
Pour accorder ses pas avec cette harmonie,
D’un mouvement leger, du Tapis fait le tour,
Et trace de son pied mille Chifres d’amour.

On doit conclure de toutes ces choses, que la Dance est fort ancienne, & fort naturelle à l’Homme. Elle est mesme utile à sa santé ; car outre la gayeté qu’elle inspire, son mouvement est plus moderé que dans les autres exercices, ou il se fait une trop grande dissipation d’esprits, & dont la violence nuit beaucoup plus qu’elle ne profite. La Dance a toûjours esté le divertissement des Grands, aussibien que du Vulgaire. Les Bergers l’inventerent au commencement pour se délasser de cette agreable oisiveté qui les occupe. Les Princes y prirent plaisir en suite, & ce divertissement de Campagne devint celuy de la Cour & de la Ville. Plutarque dit dans la Vie de Thesée, que les Déliens dançoient une sorte de Dance, où il y avoit plusieurs tours & retours, à l’imitation du Labyrinthe de Crete, qu’ils appelloient le Branle de la Gruë ; car les Dances qui au commencement ne signifioient rien, & qui n’estoient que des pas sans ordre & sans mesure, devinrent composées, & representerent quelque chose. Thesée inventa cette Dance de la Gruë avec les jeunes Athéniens qui l’avoient accompagné dans son Voyage. On la croit la plus ancienne. Mais si Pyrrhus n’a pas esté le premier qui a inventé l’Art de la Dance, du moins celle qui porte son nom, & qu’il enseigna à ceux de Crete, est la plus considérable chez les Anciens. Ce fut luy qui apprit à tourner en dançant, & à donner quelque agrément aux gestes du corps, qui accompagnent la Dance.

Le Fleuret, les Coupez, courant apres la Belle,
Dos à dos, face à face, en se pressant sur elle.

Que cette Dance Pyrrhique fust armée & fust une espece de combat, c’est ce qu’il n’est pas facile de décider. Denis d’Halicarnasse est de ce sentiment. Pline est d’une autre opinion, & prétend que la Dance armée a esté de l’invention d’un certain Palladius, & qu’elle estoit fort diférente de la Dance Pyrrhique. La Dance armée s’appelloit encor Troyenne, parce qu’on tient qu’elle commença au Siege de Troye. Elle est admirablement décrite dans le cinquiéme Livre de l’Eneïde, où l’on voit tout ce que les Maîtres de l’Art peuvent enseigner pour les pas, & pour la Dance, le Poëte n’ayant rien oublié dans cette belle description des Jeux qu’Enée fait celébrer pour l’anniversaire de son Pere Anchise. Tout ce qu’on peut dire de cette Dance guerriere, c’est que c’estoit une espece de Bal. Les Curetes en furent les premiers Inventeurs. Ainsi elle est plus ancienne que la Troyenne & la Pyrrhique, puis que les Curetes l’inventerent pour la garde de Jupiter, & qu’une certaine Rhea l’enseigna à ses Prestres en Crete & en Phrygie, longtemps avant Pyrrhus. & la guerre de Troye. La Dance de Rhea & des Curetes est donc sans-doute la plus ancienne à l’égard des Grecs. Les jeunes Gens s’y appliquerent ; & dans la suite, la Dance fut non seulement un exercice honneste, mais encor qui rendoit loüables ceux qui y excelloient. Homere louë un certain Mereon d’estre bon Danceur ; ce qui fait encor douter que Pyrrhus ait inventé cette Dance guerriere qui estoit alors en usage ; car le Poëte n’auroit point dérobé cette gloire au Fils d’Achille. Les Pheaques estoient de grands Danceurs, dit Homere, & sur tout la description qu’il fait du Bouclier d’Achille, où il y avoit tant de Dances si agreablement representées, montre bien que celle de Pyrrhus est moins ancienne, & ne pouvoit pas estre sur le Bouclier de son Pere. Virgile est sujet à l’Acronisme, cependant il ne faut point croire qu’il en fasse un, en parlant des Jeux qu’Enée celebre pour Anchise, où cette Dance est si bien décrite. Enée apparemment ne l’avoit point apprise de Pyrrhus ; mais ce qu’on peut assurer, c’est que si la Dance armée & la Pyrrhique ne sont que la mesme chose, elle reçeut sa perfection de ce Prince dont elle porta en suite le nom, & luy acquit plus de gloire, dit Lucien, que sa beauté & sa valeur.

Les Thessaliens estoient grands Danceurs. Leurs Magistrats en faisoient gloire, & s’appelloient Meneurs de Dances. Mais pour ne pas s’y tromper, c’est que l’Ordre militaire, & la marche des Soldats, s’appelloit alors une espece de Dance. Ainsi bien garder ses rangs, avancer à propos, & se remettre, enfin combattre en brave & prudent Capitaine, estoit estre un bon Danceur ; & c’est pourquoy les Lacédemoniens passent encor dans ce sens pour de grands Danceurs, soit qu’ils allassent à la guerre en dançant au son de la Flute comme les Ethiopiens, ou qu’ils fissent de la Dance, qu’ils avoient apprise de Castor & de Pollux, leur plus noble exercice durant la paix. Mais enfin la Discipline militaire tient quelque chose de la Dance, soit dans la marche, soit dans le combat. Il y a des pas feints, il y en a de mesurez. La guerre est une Dance fiere & majestueuse ; la Dance, une guerre douce & plaisante. Comme la Musique en est diférente, il ne faut pas s’étonner si les mouvemens en sont si diférens. Mais pour montrer que la guerre supose la Dance, c’est que ce Titan qui reçeut le Dieu Mars des mains de Junon, & qui eut le soin de l’instruire, luy apprit la Dance avant l’exercice des Armes, comme si c’eust esté un prélude de la guerre.

Il y avoit chez les Anciens de trois sortes de Dances, dont ils se servoient au Theatre & dans les Cerémonies ; le Cordace, le Sycinnis, & l’Emmélie. Ces Dances tiroient leurs noms des Satyres, qui apparemment ont este les premiers Danceurs, soit par l’agilité de leurs corps, soit par le peu d’occupation de ces Hommes sauvages & vagabons, qui ne font qu’errer dans les Forests & dans les Montagnes. Elles demandoient toutes plusieurs belles qualitez naturelles pour y réüssir, mais particulierement le Cordace, qu’on appelloit, pour son excellence, la Dance des Dieux, ou la Dance ou Soupé de Jupiter, lors que Menipe monta au Ciel, si nous en croyons Lucien. Ces Dances estoient des especes de Ballet. Il y entroit de la science & de la composition : c’est pourquoy il ne faut pas s’étonner si Lucien vante tant l’art des Ballets, & s’il supose qu’un bon Danceur, ou plutost Compositeur de Ballet, doit sçavoir la Poësie, la Geometrie, la Musique, la Peinture, la Sculpture, la Philosophie, & parfaitement bien la Rhétorique, afin de bien exprimer les passions & les divers mouvemens de l’ame. Apres cela, il ne craint pas d’adjoûter qu’il y a plus d’érudition dans les Ballets que dans la Comédie, c’est à dire, que le dessein & l’exécution du Ballet demandent plus de génie & de perfection ; ce qui luy fait conclure qu’il y a quelque chose de divin dans la Dance, & qu’elle est au dessus du prix qu’on luy pourroit donner ; raison qu’il apporte pourquoy il n’y avoit point de prix pour la Dance, & qu’il y en avoit d’établis pour tous les autres Jeux.

     Cet Autheur s’étend fort au long sur les qualitez requises pour bien dancer. Pour celles qui regardent le corps, il ne faut estre ny trop grand, ny trop petit, ny trop gras, ny trop maigre, & je ne puis oublier quelques petits contes qu’il fait sur ce sujet, qui sont d’autant meilleurs, qu’outre qu’ils font bien entendre la chose, ils n’offencent personne. Un petit Homme représentant Hector dans un Ballet devant ceux d’Antioche, on demanda apres qu’il eut dancé, quand Hector viendroit, parce qu’on n’avoit encor veu paroistre qu’Astianax. Un grand Homme représentant Capance sous les murs de Thebes, on dit qu’il n’avoit que faire d’échelle pour prendre la Ville, parce qu’il estoit plus haut que les murailles. On dit encor à un gros Homme qui s’efforçoit de sauter, qu’il prist garde d’enfoncer le Theatre ; & à un maigre & défait, qu’il songeat à se guérir, & non pas à dancer. Ces railleries paroîtroient peut-estre froides, mais on doit songer que celuy qui dance n’en juge pas ainsi, & que les Rieurs ne sont pas de son costé, quand il a quelque defaut qui saute aux yeux, & qu’on en peut voir sans rire. Cela devroit empescher les méchans Danceurs de se commettre dans les grandes Assemblées ; mais on est pour la Dance comme pour le Chant. Ceux qui n’ont point de voix, chantent toûjours ; ceux qui dansent mal, ne font autre chose. On a dit d’un de nos Roys, qu’il aimoit passionnément la Dance, quoy qu’il fust l’Homme de son Royaume qui dançast de plus méchante grace. Ce qui est surprenant, c’est que les plus beaux Esprits, mesme les plus galans, & ceux qui ont le corps le mieux fait, ont quelquefois peu de disposition à la Dance. Voiture se raille agreablement luy-mesme sur ce sujet. Mademoiselle de Bourbon, dit-il, jugea qu’à la verité je dançois mal, mais que je tirois bien des Armes, parce qu’à la fin de toutes les cadences il sembloit que je me misse en garde. C’est donc une disposition naturelle du corps qu’il faut avoir pour y réüssir, que tous les Maistres ne peuvent donner, & qu’ils ne peuvent acquérir eux-mesmes, estant certain qu’il y a d’habiles Maistres a dancer qui dancent peu, & mesme tres-mal. Pour les qualitez de l’esprit du Danceur, ou plutost pour ce qui est de son humeur & de son inclination, on peu adjoûter à ce que nous en avons déjà dit, qu’il doit estre souple, docile, ny trop gay ; ny trop sérieux, s’il veut réüssir en toutes sortes de Dances.

Apres avoir parlé de la Dance en general, il nous faut dire quelque chose de son nom, & la defendre contre ceux qui l’attaquent. Le mot de Dance, ou de Bal, est synonime dans la Langue Italienne, & il est vraysemblable que nous l’avons pris de l’Italien, Danza, ou de l’Espagnol, Dança. Les Latins confondent, aussibien que les Grecs, les Danceurs & les Sauteurs ; d’où vient qu’ils appellent du mesme nom le Saut & la Dance. Ils ont neantmoins diférens noms les uns & les autres, pour exprimer les diverses sortes de Dances, comme Chorea, Tripudium, qui estoient des Dances à la ronde, & des Passepieds à peu pres semblables à ceux de Bretagne, ou à la Dance des Bohemes d’aujourd’huy. Les Romains estoient grands Danceurs. Les Fils des Senateurs, dit Macrobe, se perfectionnoient à la Dance, & en faisoient leur occupation, aussibien que leur divertissement ; mais elle ne fut dans sa perfection chez les Romains que du temps d’Auguste. Les Saliens, qui estoient des Prestres de Mars, s’appelloient ainsi, parce qu’ils celébroient en dançant, les misteres de ce Dieu. La Dance a esté presque chez tous les Peuples une espece de Culte religieux. Dans l’ancien Testament, David dança devant l’Arche, & les Israëlites avoient dancé devant le Veau d’or par forme d’adoration. Les Dervis chez les Turcs font leur prieres en dançant au son de la Flute & du Tambour, & tournent avec tant de vîtesse, qu’à peine les peut-on voir en face ; & à la reception d’un Novice, on fait les prieres en dançant autour de luy avec tant de violence, qu’ils tombent tous à terre, presque évanoüis. C’est encor la coûtume des Jezides dans leurs Prieres publiques, mais leurs Dances sont plus graves & plus moderées que celles des Religieux Turcs. Valere Maxime rend une assez belle raison de cette pratique de dancer dans les Caresmes de la Religion. Il dit que les Roys de Toscane ne vouloient pas qu’il y eust aucune partie en l’Homme qui ne servist au culte des Dieux. Ainsi comme le Chant appartenoit a l’esprit, le Bal & la Dance apartenoient au corps, & devoient estre employez à ce saint ministere ; & selon Aristote, la Musique & la Dance sont les deux plus loüables, aussi bien que les deux plus agreables exercices du corps & de l’esprit.

La Dance n’est pas toûjours un effet du Vin & de la bonne chere, & je ne sçay pas comme on a pû dire qu’il faut estre fou pour dancer avant déjeuner. Quoy que Bacchus ait esté un grand Danceur, & que les premieres Dances ayent commencé dans les Festes & dans les Jeûnes, elles n’en sont ny plus criminelles ny plus honteuses. Elles ne sont pas toutes aussi blâmables que celle d’Herodias, & n’ont pas toutes pour prix la teste de S. Jean-Baptiste. Elles ne sont pas toutes furieuses, & inspirées du Diable comme cette Dance appellée vulgairement la Dance de S. Jean, qui estoit une maladie contagieuse qui infecta les Païs-Bas en l’année 1373. C’estoit une passion maniaque, ou une frénesie. Ceux qui en estoient atteints, se dépoüilloient tous nus, & couronnez de fleurs, se tenoient par les mains, & couroient les Ruës en dançant comme des Bacchantes, & ils chantoient & dançoient avec tant de violence, qu’ils en tomboient par terre tous hors d’haleine, & si fort enflez, qu’ils auroient crevé sur l’heure, si on n’eust pris le soin de leur serrer le ventre avec de bonnes bandes ; mais ce qui estoit de plus fâcheux, c’est que ceux qui les regardoient estoient souvent pris de la mesme manie.

Il y a donc des Dances forcenées & de Corybantes. Il y en a de lascives & des dissoluës. Celles-la sont vitieuses, & méritent l’aversion & la censure des honnestes Gens. Mais aujourd’huy l’on a banny de la Dance, ce qu’elle avoit de sale & de grossier, & il ne faut pas la condamner, parce que quelques Princes, comme les Empereurs Tibere & Albert, qui ne sçavoient point dancer, sont méprisée. Je suis surpris que Ciceron ait avancé, en défendant Murena, qu’il estoit honteux à un Romain de dancer. Les Romains pouvoient ils mépriser une chose qui faisoit partie de leur Religion, eux qui tenoient à l’honneur d’estre du nombre des Prestres Saliens, qui estoient des Danceurs ? Ne seroit-ce point plutost que Caton auroit accusé Murena d’avoir sauté en public, & diverty le Peuple par quelques tours de souplesse ? ce qui commençoit déjà d’estre méprisé, & qui obligea l’Empereur Tibere à chasser de Rome les Sauteurs & les Balladins, qui dans l’équivoque du mot Latin, sont souvent confondus avec les Danceurs ?

Comme la Dance est un divertissement qui se pratique entre les deux Sexes, & que l’amour est inséparable de cette union & de cet assemblage, il se fourre toûjours dans ses pas & dans ses cadences, & il semble que tous ces mouvemens ne soient faits que pour luy ; mais il ne faut pas s’en étonner. La Dance, dit Lucien, a pris naissance avec l’Amour. Mais ne peut-on point dire aussi que l’Amour naist souvent de la Dance ? Que l’on soit gay ou triste, la Dance ne respire d’ordinaire que l’amour, & à le bien prendre, elle n’est qu’un mouvement agreable & régulier qui represente le plaisir ou la peine de deux veritables Amans. Mais comme il y a un amour honneste & bien reglé, la représentation d’une union si parfaite, n’a rien qui choque la pudeur & la bienseance. Il en est du Bal comme de la Comédie. Ce sont à la verité des plaisirs bien délicats, & qu’il est difficile de gouster sans en recevoir quelque incommodité, mais qui neantmoins ne sont point mauvais d’eux-mesmes, quand on les prend avec modération. Il y a des Dances graves & sérieuses, où la joye paroist moins, & où elle est fort moderée. Il y en a mesme de tristes & de lugubres, comme on voit dans quelques Ballets. Toutes ces Dances représentent quelque passion, comme l’amour, la colere, mais cette représentation n’est pas moins propre à les chasser de l’ame, qu’à les y introduire. Quoy qu’il en soit, pourquoy condamner la Dance par le mauvais usage qu’on en peut faire, & ne la pas considerer du costé qu’elle peut estre utile ? Pourquoy trouver à redire qu’un grand Homme se délasse à la Dance, aussi-bien qu’à la Chasse, des fatigues de la guerre ou des affaires ? La Dance rafraîchit un Homme de guerre, & luy oste je ne sçay quel air rude & grossier que la guerre inspire. Elle donne de l’air à ceux qui n’en ont point, & elle radoucit & polit ceux qui l’ont farouche & severe. Enfin ces sortes de choses, dit Mr le Chevalier de Meré (il parle de la Dance & des autres Exercices) donnent de la grace quand on les fait en galant Homme, & mesme quand on ne les fait pas, parce que le corps en est plus libre & plus dégagé, & que cela se connoist, quoy qu’ils se tiennent en repos. Enfin s’il y a une éloquence du corps, on peut dire que c’est la Dance qui l’enseigne. On reconnoist à la démarche ceux qui sçavent bien dancer, comme on reconnoist à la parole ceux qui sçavent parler juste.

C’est une délicatesse, de dire que la Dance ravale la majesté du Prince. Quand il s’en acquite de bon air, il ne sçauroit descendre plus noblement du Trône, ny communiquer plus agreablement avec ses Sujets. Le Bal n’a rien que de pompeux & d’éclatant. La richesse, & la somptuosité des Habits, relevent sa bonne mine, & alors on admire avec plaisir les belles qualitez de sa personne. C’est là qu’il paroist en Roy & en galant Homme. Dans les autres divertissemens, il est plus confondu avec ses Sujets. A la Chasse, il est peu distingué. Au Jeu, il se familiarise & se découvre trop. Il est vray que quand il n’a pas de disposition pour la Dance, il doit peu s’y exposer, car rien n’attire plus le dégoust & le mépris qu’un méchant Danceur. C’estoit peut-estre la raison qui faisoit dire à l’Empereur Federic, qu’il auroit plutost souhaité d’avoir toûjours eu la fievre, que d’aimer à dancer, comme tous les Princes de son temps, quand mesme il auroit bien dancé, dont je doute fort. Il est vray qu’un Souverain ne doit jamais estre de ces Ballets qui ne représentent rien que de bas, & dont le dessein est imprudent, & l’exécution périlleuse. Tel estoit le Ballet des Sauvages dancé par Charles VI. où il pensa périr comme les autres, & qui le fist retomber dans cette fâcheuse alienation d’esprit, d’où il ne falloit que de sortir.

     Ce Ballet estoit composé du Roy, & de cinq jeunes Seigneurs vestus d’Habits de toile faits à la justesse du corps, couverts de Lin noircy en guise de poil, attaché avec de la poix. Pour éviter le danger du feu, on avoit fait suspendre les Flambeaux, & l’on avoit défendu d’en apporter aucun de dehors ; mais le Duc d’Orleans mal instruit de cette précaution, & curieux de reconnoistre quelqu’un de ces Sauvages qui dançoient liez queuë à queuë, approcha le Flambeau, & mit le feu sans y penser à leurs Habits, qui s’embrazerent dans un instant. Le Roy dans ce desordre, s’estant fait connoistre à la Duchesse de Berry, elle le couvrit de sa Robe, & étouffa par ce moyen les flâmes qui l’alloient consumer. Le jeune Nantoüillet ayant passé promptement à l’Echansonnerie, fut jetté dans un Cuvier plein d’eau. Les quatre autres furent misérablement étoufez & devorez des flâmes.

Il y va des temps & des regnes où la Dance a esté plus en vogue. C’estoit un Bal continuel que la Régence de Catherine de Médecis, ou plutost, que le Regne de son Mary & de ses Enfans. Quelque fâcheuse nouvelle qu’on reçeust le matin, elle n’empeschoit point qu’il y eust Bal le soir. On attribuë cela à la politique de cette Princesse, qui couvroit par là le mauvais état des affaires, & qui dans ces Assemblées avoit la commodité de ménager ses interests. Mais cette politique estoit fondée sur la disposition que les Courtisans avoient à la Dance, qu’elle entretenoit par l’inclination qu’elle leur en faisoit naître. On dança encor sous le Regne de Henry le Grand. Quand je dis qu’on dança, je veux dire qu’on en fist le plus grand divertissement de la Cour. On y estoit accoûtumé, la plûpart des Courtisans estant les mesmes du Regne precédent. Quand je vins à la Cour, dit le Maréchal de Clérambaut dans les Conversations du Chevalier de Meré, on estoit persuadé que pour estre honneste Homme, il ne falloit que sçavoir dancer, ou courre la Bague : mais, continua-t-il, comme ces Exercices ne sont que pour un certain âge, il arrivoit que ceux qui n’avoient songé qu’à cela, n’estant plus jeunes, ne sçavoient plus à quoy s’occuper. C’estoit ce que souhaitoit l’adroite Princesse dont j’ay parlé. Elle entretenoit les Courtisans dans cette occupation pendant qu’ils estoient jeunes, afin de les rendre incapables de toutes choses, lorsqu’ils seroient vieux, & qu’ils ne sçeussent plus rien remuer de la teste, lors qu’ils ne sçauroient plus remuer les jambes.

Mais s’il est ridicule de dancer mal, de trop dancer, & de dancer quand on est vieux, il est certain que rien n’est plus utile & plus necessaire aux jeunes Gens. Platon n’a pas défendu la Dance dans sa République, & ne l’a pas bornée comme nous au divertissement des Cavaliers & des Dames ; il a crû qu’elle n’estoit pas indigne du Sage. En effet, Socrate & Caton ont dancé comme les autres. Le Maréchal de Monluc s’excuse agreablement d’avoir esté surpris dançant avec sa Famille, par un Envoyé du Roy ; & je ne puis blâmer le Maréchal de Camp, à qui Voiture reproche d’avoir recommencé la Boutade jusqu’à trente fois dans un Bal. Il y a des temps qu’on doit donner à la Dance, & l’on peut estre grand Danceur & grand Capitaine ; ce qui me fait conclure qu’il n’y a que ceux qui n’y entendent rien, qui condamnent la Dance, quand elle est juste & bien reglée. 

De l’origine de la Dance §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1680 (tome XI), p. 62-79.

De l’origine de la Dance.

Sans consulter les Autheurs qui peuvent avoir écrit sur ce sujet, je vay donner un cours libre à mon imagination, & raisonner ensuite simplement par conjecture. Si je rencontre quelque chose qui en vaille la peine à la bonne heure, sinon je seray bien aise d’apprendre que l’on ait mieux pensé, car de certitude entiere, je ne croy pas qu’il soit possible d’en trouver ; & j’estime que pour ces choses si generales dont l’origine est si éloignée, il est bon de remonter d’abord au premier âge du Monde. J’y considere donc les Hommes vivans ensemble dans une grande liberte, exempts à raison de leur frugalité & de leur peu de besoins, de tant de chagrins qui se sont fait sentir depuis, exempts aussi de toutes ces contraintes que ceux qui sont venus apres eux se sont imposées, & à nous, & à qui l’on a donné les noms de bien-seance & de politesse. Comme dans cet heureux état ils suivoient presque en toutes choses les mouvemens de la bonne Mere Nature, & qu’à raison de cette liaison si étroite de l’ame avec le corps, il n’y a rien de plus naturel à l’Homme que de marquer par quelque agitation extérieure, celles que ses passions excitent au dedans de luy, que la colere par exemple, change les traits de visage & altere la voix, que la crainte fait trembler & pâlir, & que la joye au contraire répand un air de serénité sur le front & dans les yeux, & agite le corps de mouvemens libres & d’épanchement, ce qui se voit ordinairement aux Enfans & aux Personnes rustiques, il est à croire que la joye estant la plus ordinaire passion de ces premiers Habitans du Monde, ils ne s’avisoient pas d’en retenir les signes, ny de se contraindre. Ainsi je m’imagine qu’aux évenemens heureux, soit particuliers, soit generaux, qui régardoient ou la Personne, ou la Famille, ou le Hameau ; lors d’un Mariage conclud ; à la naissance d’un Enfant ; apres une abondante Recolte, ou apres quelque Victoire remportée sur des Voisins, ils faisoient deux choses à la fois, l’une de dire & de repeter tout haut & fréquemment le sujet de leur joye, & de sauter, de gesticuler, & de se mouvoir plus qu’à l’ordinaire, en un mot de s’abandonner extérieurement comme intérieurement aux transports de cette joye ; & comme ils vivoient avec assez d’union, & que rien ne plaist tant, & ne se communique si aisément que cette passion, tout à fait amie de la Nature, il arrivoit que celuy ou ceux qui avoient ainsi commencé, estoient bien-tost suivis, accompagnez & imitez de bon nombre d’autres, qui trouvoient semblablement bien du plaisir à reciter ces évenements joyeux, à s’agiter (& si je l’ose dire) à se démener de cette maniere, ce qui forma d’abord une Dance brute, & sans beaucoup d’ordre ny de grace, eu égard à ce qui s’est fait depuis. Voilà pour l’origine & pour l’invention ; mais pour le progrés & pour la perfection, voicy aussi ce qui m’en semble. L’on dit, & il est vray de la Poësie & de la Peinture, que celle-là est une Peinture parlante, & celle-cy une Poësie muëte ; je croy que l’on peut dire aussi de la Musique & de la Dance, que la premiere est une Dance qui parle, & la derniere une Musique qui ne dit mot ; & comme tous ces agreables exercices se donnent mutuellement la main, je me persuade qu’entre ces premiers Hommes, les plus ingénieux, & principalement les Amans, car l’Amour a esté de tout temps le Pere des inventions, prenant sujet, les uns de ces évenemens que nous venons de dire, & les autres de la beauté de leurs Maîtresses, de leur amour pour elles, & des défauts de leurs Rivaux ; Ils en composoient des discours avec quelque peu d’ordre, étofez des plus belles comparaisons qu’ils pouvoient trouver, prenans plaisir de les reciter & déclamer à la loüange de leurs Amis, de leur Patrie, & de leurs Belles, pour se faire aimer & estimer. Exprimant donc ainsi le moins mal qu’ils pouvoient leurs pensées & leurs affections, il se peut faire qu’ayant dans la suite fait refléxion sur la longueur & breveté des silabes, & par la seule bonté de l’oreille charmée de la vertu secrete des nombres, reconnu quelque chose de cet agrément & de cette dureté qui résultent du bon ou du mauvais arrangement des paroles, & de la douceur ou de la rudesse de leurs chûtes aux endroits du discours qui finissent quelque sens, ou qui veulent quelque repos. Ces observations leur auront donné lieu de polir un peu leurs Ouvrages, premierement en discours libre & assez simple, puis en y ajoûtant quelques Fictions qui auront donné commencement à la Poësie, mesmes avant l’invention des Vers qui n’en sont en effet que la derniere partie, mais partie la plus brillante. Je m’imagine de plus qu’ayant d’ailleurs remarqué, soit dans leur parler ordinaire & familier, soit dans les occasions où les Chefs & les Supérieurs parloient en public, soit dans les déclamations de leurs Idiles, soit en badinant avec les Echos, soit en observant les Rossignols & autres Oiseaux de beau chant, que la voix s’éleve, demeure & s’abaisse, & peut parcourir sept degrez diférens d’une octave à une autre, & que tantost elle se porte immédiatement d’un degré au plus prochain, & tantost en obmet quelques-uns & passe à de plus éloignez ; je m’imagine, dis-je, qu’à la faveur de ces remarques, ils auront trouvé de la grace à diversifier leurs recits de ce haut & bas, ce qui, comme je croy, se sera pratiqué d’abord plus par caprice & au hazard, que non pas à dessein de répondre à la signification des paroles, ce que les Compositeurs affectent, mais avec prudence. En suite dequoy & par les mesmes observations des longues & des bréves, du bon arrangement, & des cadences, ainsi qu’ils avoient fait à l’égard des discours simplement prononcez, & ayant de plus reconnu que certains sujets s’expriment les uns plus, les autres moins lentement. De toutes ces observations, ils auront au commencement formé une espece de Plain-Chant, puis un Chant plus hardy & plus diversifié, avec quelque espece de mesure, plus ou moins précipitée. Ces Recits & ces Chants, ayans reçeu de temps à autre ces accroissemens & ces embellissemens, il est aisé de comprendre que la Dance qui les accompagnoit tres-souvent en aura aussi profité ; que les pas & les figures, & tous les mouvemens qui la concernent, s’y seront imperceptiblement reglez & conformez, & qu’ainsi elle se sera trouvée beaucoup moins desordonnée qu’auparavant. Le monde se multipliant & se polissant de plus en plus, l’on aura trouvé les diférentes parties de Musique, Dessus, Hauteconte, Taille & Basse ; l’invention des Instrumens à vent & à cordes, aura suivy de prés celle du Chant (car je ne puis estre de l’opinion de ceux qui leur donnent l’antiquité sur luy :) ces Instrumens se seront trouvez d’une merveilleuse utilité pour la Dance, & tous ces agreables exercices auront pris de meilleures formes, & embrassé un plus grand nombre de sujets ; ce qui n’avoit servy au commencement que pour la joye, aura aussi esté employé aux occasions d’affliction, pour la perte des Parens, des Amis, & des bons Citoyens. Le culte des Idoles ayant esté introduit, & les Hymnes, les Odes, les Orgies, les Bachanales, mises en usage, la Dance aura presque toújours esté de la Feste. Enfin sous les Peuples les plus civilisez, la Poësie & la Musique se seront perfectionnées, & la Dance aura esté à leur imitation réduite en préceptes, avec les distinctions & divisions convenables ; premierement pour l’air, le port, & la bonne grace de la Personne, puis pour les pas, les figures, & les autres mouvemens ; on l’aura distinguée en Haute & Basse, celle-là pour les Spéctacles publics, celle-cy pour les Divertissemens familiers ; l’on s’en sera accomodé selon les sujets, graves ou enjoüez ; les Villageois auront retenu leur maniere simple & rustique ; les Prestres des faux-Dieux auront pris celles qu’ils auront crû exprimer plus de venération par la gravité, ou plus de zele par une commotion extraordinaire, comme l’on voit encor aujourd’huy chez ce qui reste d’Idolâtres, & chez les Turcs mesmes. La Tragédie devenuë pompeuse, depuis sa foible & basse origine du Chant du Boucq, n’aura pas oublié la Dance dans les Chœurs, qui ne servoient pas seulement à distinguer les Actes, ou les espaces qui équipolent aux Actes, mais qui entroient aussi dans la Représentation Dramatique, & faisoient office de personnages. De la Musique & de la Dance sera venuë l’invention des Pantomimes, ces Chef d’œuvres d’expression muete des passions, & dont l’usage devoit, à mon sens, estre quelque chose de fort agreable, & de fort touchant. Ainsi tout consideré, j’estime que la Dance aura pris naissance chez chaque Peuple de la Terre, & que je n’estime pas qu’il en faille attribuer l’Invention à quelque Héros, ou à quelque Illustre en particulier, oüy bien la gloire de quelque accroissement à quelques habiles de chaque Nation, ce qui aura fait aussi que chaque Nation l’aura pratiqué conformément à son génie guerrier, amoureux, civil, gay, galant, & aura par cette raison trouvé & affecté quelque Dance particuliere, de-là certaines Dances chez les Grecs, la Lidienne, la Phrigienne &c. termes qui répondoient aux noms, & aux modes de leur Musique, & qui font voir encor la grande affinité qu’il y a toûjours eu entre cette Science & cet Exercice ; de-là la Courante Françoise, la Sarabande Espagnole ou Moresque, & ainsi du reste. Mais je ne songe pas que j’entreprens & hazarde beaucoup, de debiter icy ces réveries dans un temps principalement, où je viens d’apprendre par vostre Ordinaire de Juin, qu’il y a une Académie érigée pour la Dance, avec Chancelier, Secretaire, &c. & que partant nous avons tout lieu d’esperer que ces Messieurs prendront la peine d’en écrire amplement, & de nous en donner de plus belles lumieres, & peut-estre plus certaines.

Que la Dance soit chose naturelle à tous les Peuples de la Terre, cela se voit par la passion que ceux du Nouveau-Monde ont pour cet exercice, avec leurs Chansons & leurs Symphonies de Bassins. Il y en a parmy eux, qui croyent comme nous l’immortalité de l’Ame, & qu’apres la mort il y a des récompenses & des peines, pour ceux qui auront bien ou mal vécu, & qui font consister ces récompenses des Bons, à aller pour jamais au dela de leurs Montagnes chanter & dancer avec leurs Peres. Nous voyons aussi les pauvres Esclaves Negres, que l’on occupe dans les Indes à des travaux fort penibles, pendant dix-sept heures des vingt-quatre du jour, en employer à dancer quatre des sept que leurs Maîtres leur laissent pour le repos de la nuit, & ne donner au sommeil que les trois qui leur restent. Et comme leur Dance est tres-violente, & d’une fatigue qui mettroit bien-tost sur les dents nos plus robustes d’Europe, l’on peut juger par là de la passion de ces pauvres Gens pour ce divertissement, puis qu’ils le préferent de beaucoup à leur repos, & qu’ils estiment se délasser par un travail, qui peut-estre, n’est guére moins rude que celuy que l’on exige d’eux. Pardonnez cette adition & ce hors-œuvre, au peu de loisir que j’ay présentement, qui m’oblige à écrire sans façon, & avec plus de négligence que je ne voudrois ; la mesme raison me dispensera de rien dire de la Sympathie ; car encor qu’il n’y eust presque autre chose à faire qu’à extraire des Autheurs qui en ont écrit (ce que l’on peut faire quelquefois pour obliger le Public, en attribuant toûjours l’honneur à ces Autheurs) il faut neantmoins pour un sujet comme celuy-là, du temps & des soins, que je ne puis présentement ny prendre ny donner.

De l’origine de l’harmonie §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1680 (tome XI), p. 240-275.

De l’origine de l’harmonie.

Voicy un sujet aussi laborieux que charmant, pour qui voudroit l’aprofondir ; mais pour peu que l’on voulust s’y appliquer, le Livre entier de l’Extraordinaire y pourroit à peine suffire ; je dis pour peu, car quelques-uns de ceux qui ont traité cette matiere à fonds, en ont fait de fort gros Volumes. Le R. P. Mersenne, ce prodige de Science, nous a donné son Traité de l’Harmonie Universelle, qui n’est guéres moins gros que la Bible. Zarlin avant luy, en avoit écrit fort copieusement ; mais d’autres Sçavans, & principalement quelques-uns de nos François, ont esté beaucoup diffus, & se sont contentez, les uns de rapporter le plus solide de la Theorie, & les autres de n’en toucher seulement que ce qui est absolument necessaire pour conduire à une bonne & seûre pratique. Mr de la Voye-Mignot, & Mr Nivers, excellent entre ceux-cy, ayans donné au Public en 1666. & 1667. leurs Traitez de la Composition, que l’on ne peut assez estimer pour l’ordre, la bréveté & la clarté qu’ils ont apportées. Il faut donc laisser aux Maistres, ce qui regarde la méthode & les préceptes, cela n’appartient qu’à eux ; & nostre Mercure, quand il est question de Science, doit, ce me semble, se contenter de faire le mesme office que faisoient anciennement ses Ancestres posez en Thermes dans les Carrefours, d’où ils montroient du bout du doigt les chemins aux Passans ; je veux dire qu’il doit renvoyer aux Illustres qui en ont écrit, ceux qui desirent avoir une connoissance reglée de ces Sciences. Ce qui peut luy convenir de plus en ces occasions, pour ne pas laisser le Lecteur sans quelque satisfaction de sa curiosité, est de nous permettre de recueillir & de debiter quelques traits du mérite du Sujet proposé, d’en rechercher l’origine ; & si les Autheurs n’en ont rien dit, d’exposer en toute soûmission nos pensées & nos conjectures.

La Musique, sous qui l’Harmonie est comprise, est une Science qui considere avec le sens & avec la raison, les diférences des sons qui frapent l’oreille agreablement ; elle se divise en Mélodie & en Harmonie.

La Mélodie est la douceur d’un Chant d’une seule Partie. J’ay pris la liberté de dire par avance, & sans avoir préveu la demande d’aujourd’huy, mon sentiment sur l’origine du Chant, au Discours de celle de la Dance. Je n’y ay point parlé de l’observation faite par Pitagore des sons des Marteaux des Forgerons, dans la croyance que j’ay qu’elle regarde plus les Instrumens que la Voix, puis que l’on chantoit avant Pitagore.

L’Harmonie est une convenance de sons diférens de plusieurs Parties.

Le mesme Pitagore, qui a fait une étude particuliere de la recherche des Consonances, & de leurs proportions, qui sont, à proprement parler, la matiere de l’Harmonie, en a esté tellement charmé, qu’il a bien osé dire, non métaphoriquement comme quelques-uns ont pensé, mais à la lettre, qu’il y avoit une vraye Harmonie sonore entre les Spheres, & que de la Terre au plus haut Ciel il y avoit un Diapazon.

Platon faisoit tant d’état des proportions musicales & harmoniques, qu’il estimoit que nos ames en sont entierement composées, si toutefois on peut dire que des ames le soient. Luy & son Disciple Aristote, veulent que la connoissance de la Musique soit tres-propre à rendre l’Homme vertueux. Le mesme Aristote, Plutarque, & Vitruve, ont divisé l’Harmonie en mondaine, consistant en l’ordre des Parties genérales du Monde, qui sont les Cieux & les Elémens ; en humaine, qui n’est autre chose que la composition & simmétrie de l’Homme ; & en organique, qui se fait par la Voix & par les Instrumens de Musique. D’autres luy ont donné d’autres divisions.

Tous les Doctes conviennent qu’elle est quelque chose de divin ; car avec les proportions geométrique & arithmétique dont elle se sert, elle a encore sa propre & naturelle proportion, l’harmonique, qui n’est point fondée en raisons comme les deux autres, mais qui est sa raison à elle-mesme.

Ses effets qui résultent de ces diférentes proportions, & qui sont causez par les diférens Modes, sont admirables & divins. Saül, suivant la prédiction de Samüel, prophétisa en la compagnie des Prophetes, qui rendoient leurs prophéties en joüant de divers Instrumens. Elizée ayant à prophétiser à la requeste de trois Roys, fit venir un Joüeur d’Instrumens, & aussi-tost l’Esprit de Dieu le saisit, & il prophétisa. Le mesme Saül possedé du malin Esprit, en estoit soulagé, lors que David joüoit de sa Harpe. L’usage du Chant & des Instrumens, est grandement recommandé, & pour ainsi dire, consacré dans l’Ecriture. Selon Homere, Clitemnestre conserva sa pudicité aussi longtemps qu’un certain Musicien Dorien demeura avec elle. Aléxandre estant un jour en Festin, fut si émû d’un certain Air que touchoit un habile Joüeur de Flutes, qu’il demanda son Epée, & déjà couroit aux armes, quand cet excellent Musicien, qui l’avoit fait avec dessein, ayant aussi exprés changé de Mode, fit revetir ce Prince à sa premiere tranquilité, en sorte qu’il ne songea plus qu’à faire bonne chere. Ce n’est pas d’aujourd’huy que l’on se sert de quelques Instrumens musicaux à la Guerre. Par les Loix de Licurgue, les Lacédemoniens devoient se préparer au combat par le son de ces Instrumens. Il y avoit aussi chez les Grecs & chez les Romains des Chants particuliers pour les mesmes occasions. Chacun sçait la vertu du Chant & des Instrumens de Musique, pour soulager & guérir le mal frenétique que cause la piqure de la Tarantole, & l’expérience journaliere nous montre leur pouvoir à appaiser les Enfans au Berceau ; ce qui a fait dire à Scaliger le Pere, que l’Homme chantoit avant que de parler.

Quant aux Inventeurs de la Musique, c’est à dire du Chant à une Partie, & de quelques consonances sur les Instrumens, mais non pas de l’harmonie de Voix de diférentes Parties, qui a esté tres-longtemps inconnuë, ce sont, suivant les Autheurs Payens, Orphée, Amphyon, Hyppolite, Marsias, Thimothée, Terpandre, & d’autres. Mais les Autheurs Juifs & Chrestiens, tiennent Jubal pour le premier Inventeur des Arts, & nommément de la Musique, estant appellé au 4. de la Genese, le Pere de ceux qui chantoient de la Harpe & des Orgues. Ils veulent qu’elle ait esté conservée & préservée du Deluge comme les autres Sciences, sur deux Tables, l’une de brique, & l’autre de marbre, dont la derniere se voyoit encore dans la Syrie du temps de Josephe. C’est ce qui est rapporté par le R. Pere Parran Jesuite, qui a fait un beau Traité de la Musique. Ce Pere veut qu’Adam ne l’ait pas ignorée, puis que Dieu luy avoit donné une connoissance infuse de toutes les Sciences & de tous les Arts, mais qu’il ne l’ait pas exercée à cause de l’état de penitence où il estoit.

Les premiers Autheurs qui en ont écrit, ont esté Démocrite, Héraclite de Pont, Thimothée de Milet, Architas de Tarente, Platon, Aristote, Theophrate, Aristoxene, Ptolomée, & Plutarque, si toutefois cet Opuscule le dernier en ordre parmy les siens, est de luy.

Ceux qui en ont pertinemment traité apres ces Anciens, sont entr’autres, Ibinus, les SS. Severin, Bazile, Hilaire, Augustin, Ambroise, Gelaze, & d’autres. S. Gregoire, avec S. Leon, a inventé le Plein-Chant. L’illustre Boëce a aussi écrit de la Musique. Guido Aretin, Religieux de S. Benoist, du temps du Pape Benoist VIII. qui vivoit en 1018. composa la Gamme de sept lettres, G, A, B, C, D, E, F, & de six Voix, ut re mi fa sol la, qu’il prit du premier Verset de l’Hymne de S. Jean-Baptiste, & par cette tres-belle Invention apporta beaucoup plus de facilité à apprendre la Musique que l’on n’en avoit auparavant. Cette Gamme a depuis reçeu de temps à autre quelques changemens, & enfin l’on a trouvé de nos jours le Si pour la septiéme Voix, avec quoy l’on épargne l’embarras & la longueur des muances. Les plus modernes Ecrivains sur la Musique, sont entr’autres, Gesualde, Salinas, Kepler, Gafore, Zarlin, Salomon de Caux, Jacques le Febvre, Orlande, Claudin, du Caurroy Cousu, & ceux que j’ay cy-dessus nommez les R. P. Mersenne & Parran, Messieurs la Voye-Mignot, & Nivers. Le sçavant P. Riviere, Religieux Celestin, en a aussi fait un Discours dont il seroit à souhaiter qu’il voulust obliger le Public. Mais aucun Autheur que je sçache, n’a rien dit du temps que la Composition à plusieurs Voix a esté inventée, qui est neantmoins la veritable & parfaite Harmonie que nous pouvons nous vanter d’avoir aujourd’huy. Pas-un, avant Salomon de Caux, n’a rien dit non plus de ce qui peut avoir donné lieu à cette Composition, par laquelle on chante en varieté de voix ; il est le seul qui en a touché quelque chose aussi par conjecture seulement dans l’Epistre dédicatoire de la Seconde Partie de son Institution Harmonique. J’avouë que je n’ay pu lire, cet endroit sans quelque joye, y trouvant la confirmation d’une partie de ce que j’en avois pensé à force de mediter à ma maniere.

Je me persuade donc que le Chant d’une seule Partie ayant longtemps esté le seul, il sera arrivé dans les Siecles reculez, que deux ou trois, ou plus grand nombre de Personnes, chantans ensemble à unisson, l’un aura monté une quinte ou une octave plus haut, ou descendu les mesmes intervales, & qu’ainsi ayans esté surpris & charmez de la douceur de ces consonances, ils auront compté & pris peine à retenir ces intervales, & s’en seront depuis servis avec plaisir. Au contraire, venans à former ou la quinte-fausse, ou le triton, ou quelqu’autre dissonance, ils auront pareillement eu soin de remarquer les intervales qui y auront donné lieu, afin d’éviter ce qui blessoit si fort leur oreille. D’un autre costé, quelque son causé par le vent entré avec violence dans un Roseau, & le son d’une corde d’Arc bien tendu en le décochant, peuvent avoir fait naître l’Invention de la Flute & de la Lyre. La premiere Flute attribuée à Pan, n’a esté autre chose que le Sifflet de Chaudronnier ; mais celle-là, ny les autres plus parfaites qui luy ont succedé, n’ont pû & ne peuvent seules fournir plus d’une Partie. La Lyre attribuée à Mercure, a eu d’abord un avantage considérable ; car quoy qu’elle ne fust au commencement que de quatre cordes, elles faisoient trois consonances, la quarte, la quinte, & l’octave. Terpandre, selon quelques-uns, y adjoûta trois autres cordes ; & Sanius Lichaon (d’autres disent Timotée) une huitiéme. Ces quatre dernieres pourroient bien avoir esté les tierces & les sixtes majeures & mineures ; tellement que ces huit cordes auroient fait les sept consonances principales. Cet Instrument, par la facilité qu’il donnoit de toucher plusieurs cordes à la fois, se trouva tres-propre à former quelques accords dont l’on voit chez les Anciens qu’Amphyon, Orphée, & les autres qu’il ne faut pas tenir pour Personnages entierement fabuleux, accompagnoient & soûtenoient agreablement leur voix.

Mais avec tout cela, l’usage des consonances vocales aura esté tres-rare ; & l’on ne voit rien chez les Grecs, ny chez les Latins, qui marque qu’ils chantassent en varieté de voix, les noms des Parties comme dessus ; Hautecontre &c. y sont inconnus ; & Vitruve parlant des Consonantes, appelées des Grecs Simphonies, n’en rapporte que six ; & de faire une Composition comme celle d’aujourd’huy avec un si petit nombre, cela n’estoit pas possible. Ils faisoient à la verité de fort bonne Musique, mais c’estoit seulement à une seule voix, ou à unisson, avec l’accompagnement de ce peu de consonances sur la Lyre, ou sur quelqu’autre Instrument. Cela doit paroistre assez surprenant, puis que de leur temps ils avoient déjà si bien approfondy la Musique, qu’outre la Diatonique qui n’est composée que de sons principaux, tons & demy-tons, ils avoient encore la Cromatique, qui procede par semy-tons majeurs & mineurs, & se sert de beaucoup de cordes empruntées, & de plus l’Enharmonique, qui ne procede que par fausses intervales, & qui avoit mesmes, à ce que quelques-uns tiennent, des quarts de ton. Je diray en passant, que le meslange judicieux de ces trois especes de Musique en peut produire une souverainement capable de charmer & d’enlever. Ils avoient de plus trouvé la diversité des Modes, & le secret de les employer avec un merveilleux succés, à exciter ou à calmer les passions, conformement à la nature du Sujet, dont l’exemple cy-dessus d’Aléxandre en vaut seul plusieurs autres ; & cependant la Composition à diverses Parties estoit pour eux un trésor caché, & des Indes non encore découvertes.

Il y a donc apparence que les choses à l’égard de la Musique estant demeurées longtemps en cet état, & que cette Science ayant comme toutes les autres suivy la destinée de chaque Siecle, tantost fleurissant dans les uns, tantost tombant en décadence dans les autres, enfin dans les Siecles moins barbares & non extrémement éloignez du nostre, ceux qui s’y seront adonnez apres en avoir recueilly les préceptes, auront par les mesmes rencontres & remarques de consonances & de dissonnances en chantant à unisson, & encores par la pratique de celles qu’ils tiroient des Instrumens musicaux, donné quelque commencement à la Composition, qui d’abord aura esté fort simple, ne connoissant que les consonances parfaites, à sçavoir la quarte, qui n’estoit pas encore tenuë pour mixte, la quinte & l’octave ; puis elle aura admis les consonances imparfaites, qui sont la tierce & la sixte majeures & mineures ; mais dans la suite, & venant à estre perfectionnée par les plus habiles (qui auront aussi d’ailleurs remarqué la diférence des voix, graves, moyennes, & aiguës, & la quantité de diapazons qui leur peut estre assignée) elle sera devenuë sçavante, & par conséquent hardie, & aura employé jusques aux dissonances, qui sont la seconde & la septiéme, qui se divisent aussi en majeures & mineures, la quinte fausse, le triton, & mesmes quelques-unes des fausses relations, tirant un merveilleux avantage de tout ce qui semble luy estre le plus opposé, faisant servir, corrigeant, & sauvant le mauvais par le bon, avec des adresses surprenantes de suposition, de sincope, &c. & pour en donner de reste, elle se sera mesmes prescrit d’éviter autant qu’il se peut l’unisson & le trop fréquent usage de la consonance la plus parfaite, qui est l’octave.

Voilà comme je me figure l’origine, le progrés, & la perfection de l’Harmonie, qui toute charmante qu’elle est, n’aura pas laissé d’estre traversée dans ce progrés, & de trouver de l’opposition de la part des Gens severes, scrupuleux, ou capricieux, comme la beauté du simple Chant, l’invention des principales Consonantes, & le charme des Feintes & des Diezes, de la Cromatique & de l’Enharmonique, en avoient trouvé chez les Anciens, à mesure que quelques Esprits inventifs & Genies rares venoient à produire & à vouloir mettre en usage leurs heureuses découvertes. En effet, nous lisons que l’un d’eux fut blâmé de rendre, disoit-on, la Musique trop mole, & de la corrompre. Platon, ce me semble, pour mesme raison, n’en permet que d’un Mode. Pherecrates, Poëte Comique, dans Plutarque, introduit la Musique en habit de Femme, ayant tout le corps déchiré de coups de verges, & la Justice qui luy en demande la cause ; à quoy la Musique répond, en se plaignant de Melanippides, de Cinezias, de Phrinis, & de ce mesme Timotée de Milet qui en a écrit. Le mesme Plutarque dit aussi que d’autres Comiques blâmoient ceux qui découpoient la Musique en petits morceaux ; & dans Aristophane elle se plaint encore à mesme sujet d’un certain Philoxenus ; par où l’on peut voir que les petits intervales, ou feintes, & diezes, ne plaisoient pas aux Anciens, soit parce que la plûpart ne sçavoient pas bien les employer comme l’on fait aujourd’huy, soit par caprice & par aversion de toute nouveauté, quoy que bonne. Sans remonter si haut, nous lisons que du temps du Pape Jean XXII. qui vivoit en 1316. l’on avoit assez de peine à obtenir que dans les Chants d’Eglise il fust permis de se servir de l’octave, de la quarte, & de la quinte, encore fort sobrement ; & sur la fin du dernier Siecle, certains Religieux ayans esté établis à Paris par l’un de nos Roys, leur Chant se trouva si mélodieux, quoy que d’une seule Partie, que soit pour faire cesser la trop grande affluence du Peuple qui accouroit de toutes parts, soit de crainte que la devotion n’en fust alterée, il fut reformé & difformé, en le changeant en un autre qui ne luy ressemble en rien. Les bonnes & politiques raisons mises à part, pour lesquelles il faut toûjours avoir du respect, l’on peut dire que la destinée des belles choses est souvent de recevoir de la contradiction, peut-estre à cause de cela seulement qu’elles sont excellentes. Il y a eu de tout temps des Génies ou sans goust, ou avec goust dépravé, pour ce qui a l’approbation la plus genérale. L’on en voit qui ont une aversion pour la Musique, mais aussi l’on remarque pour l’ordinaire en ces Gens-là des esprits tres-mal faits & des cœurs tres-mal placez. Les Anciens désignoient fort proprement, ce me semble, ces Ennemis de la Musique, ces Sybarites, par un Tygre qui fuit une Lyre, comme l’on peut voir, si je ne me trompe, dans les Gerogliphes de Pierius.

Avant que de finir ce raisonnement de conjectures, comme je n’ay rien lû, & que je ne sçay si aucun Autheur a écrit de l’origine de la Mesure qui se bat, & avec laquelle toute Musique se conduit, je diray en deux mots que je me persuade que c’est un pur effet de la nécessité. Qu’au commencement pour le Chant tout simple d’une voix seule, ou de plusieurs à unisson, cette Mesure pourra bien avoir esté sans beaucoup de régularité, frapant & levant à distances inégales, seulement pour marquer les sillabes longues & bréves, avec quelques signes particuliers pour faire tomber & rencontrer juste les consonances & accords de leur Lyre aux endroits où la voix en devoit estre accompagnée ; mais lors que l’on aura commencé de faire du Contrepoint simple de Note contre Note, l’on aura eu besoin d’une Mesure juste composée de temps & de valeurs reglées ; & jamais cette necessité n’aura esté si grande que lors que l’on aura trouvé l’usage des Diminutions du Fleurtis, des Fugues, & sur tout du Silence, pour poser pendant peu de temps, se taire tout-à-fait, & rentrer à propos, & en un mot pour s’accorder parfaitement avec les autres Parties. La Mesure est apres le Mode, ce qui doit le plus necessairement convenir à la nature du Sujet, & qui donne le plus de grace à la Musique. Quelque Subdivision que l’on en fasse, elle a son fonds dans les nombres binaire & ternaire ; mesme Mesure se peut & doit plus ou moins presser pour donner plus d’agrément ; & le Chant en reçoit encore beaucoup, quand jusques à la prononciation des paroles, elle se fait en quelques endroits plus doucement, & en d’autres plus fort. Les Italiens, qui ne laissent rien échapper, en ont les premiers fait la remarque.

Or quiconque voudra prendre connoissance à fonds de cet Art libéral, ou plutost de cette Science divine, qu’il prenne en premier lieu un bon Maistre pour guide, & puis qu’il s’adonne à la lecture des Traitez de Musique, & qu’il s’applique à la connoissance & à la pratique du Clavier. Ce luy sera un charme & un digne sujet d’admiration, de voir apres les Gammes & les premiers Elémens, soit par les muances ou par le Si, combien sept degrez principaux de la voix produisent d’agreables diversitez, combien de sons, de semy-tons majeurs & mineurs, de tons majeurs & mineurs, résultent des intervales d’un son à l’autre ; la division des intervales en justes & en fausses ; la division des justes en consonances & dissonances ; la division des consonances en parfaites & imparfaites ; le nombre des intervales justes ; celuy des fausses ; quelles sont les intervales qui s’appellent diminuées, & celles que l’on nomme superfluës ; en combien de maniere toutes les intervales peuvent estre ; ce que c’est que Sujet ; le pur & simple, & l’autre d’imitation qui est la Fugue ; ce que c’est que ces Modes si puissans & si efficaces, pour remüer ou appaiser nos passions, & bien exprimer les Sujets ; le nombre de ces Modes, quoy que controversé ; leurs divisions en harmoniques & en arithmétiques ; en naturels & en transposez ; que le secret de leur charme & de leur pouvoir, est la diférente rencontre & scituation des semy-tons, par une diversité & changement de diapazons ; leurs cordes & cadences naturelles ; la grande habileté, & les moyens qu’il y a de passer imperceptiblement de l’un à l’autre, & d’y rentrer de mesme ; les bons & les mauvais progrés ; les bonnes & les mauvaises relations ; l’usage qui se peut faire des dernieres ; les cadences parfaites, imparfaites, & rompuës ; ce que c’est que Contrepoint simple, & toutes ses regles ; de mesme du Contrepoint figuré ; l’excellence de la Composition par Fugues, double Fugues, contre-Fugues ; les agreables artifices de la Composition, comme les Recits, les Echos, la varieté des mouvemens, l’ordre des cadences, la beauté du Chant, & jusques au choix & à la disposition des lieux pour l’exécution ; & par dessus tout cela, l’excellence du Génie, qui dans la Musique, comme en beaucoup d’autres Sciences, s’assujettit bien pour l’ordinaire aux regles ; mais s’en dispense quelquefois, & se met audessus par la grandeur de son élevation.

Si nostre Curieux veut en suite voir & examiner dans ces Livres le détail des proportions des intervales jusques aux commas & apotomes dernieres minuties, plus propres & la spéculation qu’à la pratique, le tout par les Monochordes de Pitagore, de Ptolomée, & d’autres Autheurs, selon les institutions qu’ils ont données. S’il veut de plus observer ce qui est de plus propre & particulier aux Instrumens de Musique stables & muables, ou qui sont en partie l’un & l’autre, & enfin s’exercer sur les Questions & Problémes qu’il y trouvera au sujet de la Voix & des Intrumens ; il sera ravy hors de luy-mesme, de voir, pour ainsi dire, une si petite Source devenir un Ocean d’une si vaste étenduë ; apres quoy faisant l’application de ces belles connoissances & de la théorie, à l’exécution & à la pratique dans les occasions de Musique & de Concerts, il sera passionné toute sa vie pour l’Harmonie, & souhaitera pour en gouster encore les delices apres la mort, que le P. Parran ait dit vray, qui soûtient que les Bienheureux chanteront la Musique dans le Ciel. Ce bon Pere résout par des raisons théologiques, l’Objection physique que l’on fait là-dessus, qui est que le Son ne se peut faire sans air : Il pouvoit, ce me semble, adjoûter, que puis qu’alors nous pourrons vivre sans cet Elément, il ne nous sera pas plus difficile de chanter sans son secours. Quoy qu’il en soit, c’est la conclusion du Traité de ce bon Pere, & je croy aussi ne pouvoir finir ce Discours par un plus bel endroit.