1681

Mercure galant, mars 1681 [tome 3].

2017
Source : Mercure galant, mars 1681 [tome 3].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, mars 1681 [tome 3]. §

[Réjouissances faites à Marseille pendant le Carnaval] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 6-17.

Je vous fis part la derniere fois des réjoüissances qu’on a veues icy ce Carnaval. Comme c’est un temps où tout le monde est en joye, l’exemple de la Capitale du Royaume a esté suivy dans les Provinces, & il ne se peut rien de plus agreable ny de plus galant, que la maniere dont on s’y est diverty. Sur tout on peut dire qu’en Provence, ces jours de plaisir ont esté marquez par autant de Festes dignes de ceux qui en ont pris soin. Huit Gentilshommes des plus riches & des plus qualifiez de Marseille, ayant résolu de faire les honneurs de leur Ville par de superbes Régals donnez au beau Sexe, choisirent une Maison de campagne, à un quart de lieuë des Murailles, pour y étaler toutes les magnificences qu’ils avoient dessein de faire ; & le lendemain des Roys, Mr le Marquis d’Alain, que le Sort avoit désigné le premier Roy, y mena sa Reyne, accompagnée de neuf ou dix Femmes de qualité. Cette Reyne estoit Mademoiselle de Foresta. Elle a de l’esprit, chante, dance, & joüe du Theorbe admirablement. Si-tost que ces Dames furent descenduës de Carrosse à la porte de cette agreable Maison qu’on appelle la Fleuride, elles furent salüées par quatre Trompetes, par un Timbalier, & par cent Boëtes que l’on tira. En suite elles entrerent dans le Jardin, qui sans contredit est un des plus beaux de la Province. La Déesse Flore, ayant à sa suite quatre Nymphes & quatre Zéphirs joüans de la Flûte douce, s’avança vers elles, & leur présenta de riches Corbeilles remplies de Bouquets, & de Guirlandes de toutes sortes de Fleurs, attachées par des Rubans tissus d’or. Mademoiselle de Foresta trouva ces Vers au milieu des Fleurs qui estoient dans sa Corbeille.

Ces vives & belles couleurs
Qui brillent sur vostre visage,
Iris, ont seules l’avantage
De ternir celles de ces Fleurs.

Cette belle Troupe vint de là sous un Berceau couvert de Laurier, & fut régalée du gazoüillement de mille petits Oiseaux, dont les Cages estoient attachées aux branches sans qu’elles parussent. Six Hautbois que les Dames trouverent postez dans un Cabinet de verdure au bout du Berceau, les divertirent pendant quelque temps, apres quoy elles prirent le plaisir de la promenade, qu’elles quiterent pour un Dîné magnifique qui les attendoit. On avoit dressé le Bufet & la Table dans le mesme lieu. Le premier estoit extrémement riche, & bien garny. On y voyoit au milieu un Jet d’eau de fleur d’Orange, qui ne cessa point pendant le Repas. La Table fut servie de trois grands Plats, & de huit petits. On les releva cinq fois. Des Pyramides de fleurs remplissoient les vuides. Sur ces Pyramides, estoient des Giroüetes avec ces deux Vers.

Sans le Vin l’ame des Beuveurs
Ne peut avoir, Iris, que de foibles ardeurs.

Apres que l’on eut dîné, la Compagnie vint dans une Salle qu’on avoit eu soin de préparer pour le Bal. Elle estoit éclairée de plus de deux cens Bougies. Toutes les Dames qu’on avoit priées de s’y trouver estant arrivées, on le commença. Mr le Marquis d’Alain Roy de cette Feste, estoit en Habit noir avec un Manteau, & les autres Hommes en Juste-à-corps ou brodez, ou galonnez. Le Bal fut interrompu par le Dieu Comus, à qui on fit place, pour entendre quelques Recits qu’il chanta à la gloire de la Reyne. Ceux de sa suite portoient des Bassins de Confitures & d’Oranges de Portugal, & des Corbeilles de diférentes Liqueurs. On reprit la Dance, à laquelle succeda un Ambigu d’une profusion extraordinaire de Viandes, qui furent servies dans la mesme Salle, où la Compagnie avoit dîné. On croyoit la Feste terminée par là, mais en sortant pour retourner à la Ville, on fut fort surpris de voir le dehors de la Maison tout illuminé. Le feu prit incontinent au papier huilé qui estoit devant les Fenestres, & en mesme temps on en vit sortir un nombre incroyable de Fusées.

Quelques jours apres le Sort estant tombé sur Mr le Marquis de Mison, il choisit Madame la Marquise d’Alain pour sa Reyne. C’est une Dame d’une beauté surprenante. Cette Feste eut les mesmes agrémens que la premiere, & fut suivie de celles dont le Sort continua de décider dans l’ordre qui suit.

Mr Daudrifet, avec Madame la Marquise de Mison. Je vous ay déja parlé du mérite de cette Dame dans quelqu’une de mes Lettres.

Mr de Foresta de Colongue, avec Madame de Bauset.

Mr de Forville Capitaine de Galere, avec Mademoiselle de Mirabeau. Elle est Niéce du Chevalier de ce nom, & sort d’une Mere, qui peut passer avec beaucoup de justice pour une diziéme Muse.

Mr de Barras la Peine, avec Madame la Comtesse de Peiroubie. Cette Dame est genéralement estimée pour ses belles qualitez.

Mr le Commandeur de Bucus, avec Madame de Puget. C’est une Veuve qui a beaucoup de merite.

Mr le Commandeur de Felix, avec Mademoiselle de Moustier. Elle a de l’esprit, & de la beauté autant qu’il en faut pour plaire.

L’Avocat congelé §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 17-23.

Je vous ay nommé Mr de Foresta de Colongue, parmy les Autheurs de ces galantes Parties. C’est un jeune Gentilhomme d’une des meilleures Maisons de Provence, dont l’esprit vous est connu par plusieurs Ouvrages que vous avez veus de luy, sous le nom du Solitaire de Carpiagne. Le Conte qui suit est de sa façon. On l’a tiré d’une Lettre qu’il écrivoit à un de ses Amis, qui s’estant trouvé dans la Galere de Mr le Comte du Luc, dans le temps de son naufrage, avoit fait des Vœux qu’il ne songeoit point à executer.

L’AVOCAT CONGELÉ.

Jadis vivoit dans un Bourg de Provence
Un Sexagenaire Avocat,
Dont le tempérament estoit plus délicat
Que l’esprit & la conscience.
Quoy qu’il fust ignorant de l’un & l’autre Droit,
Il ne manquoit jamais d’aller à l’Audience ;
Aussi ce fut là que le froid
Un jour d’Hyver livrant à sa chaleur la guerre,
Le fit tomber roide par terre.
On dit bien qu’il parloit, mais qu’il ne pouvoit pas
Remuer les pieds & les bras.
En cet état deux Sergens charitables
(Chose aussi rare alors qu’elle l’est aujourd’huy
Qu’ils sont tous mille fois plus cruels que des Diables)
Sur un Brancard le porterent chez luy.
Dés qu’il y fut, il dit d’une voix casse,
 Que peuvent faire, helas ! en leur Convent
 Par ce grand froid ces Moines à besace,
Qui font maigre tout l’an, sont deschaux, & souvent
 N’ont dans le ventre que du vent ?
 Ma Femme, ajoûta-t-il, de grace,
 Envoyez quelqu’un à la Place
 Acheter un cent de Cotrets,
Deux cens Pains bis, deux cens Harangs sorets,
Et faites-les porter au plutost chez ces Moines.
Apres ces mots nostre Avocat contrit
Ne tarda pas d’estre mis dans un Lit
  Que deux Bassinoirs ou deux Moines
Avoient chaufé de la belle façon.
  Adieu le froid & le frisson ;
Leur Ennemy le Chaud les oblige au plus viste
A faire gille de leur giste.
Ils luy cedent la place au grand contentement
De cet humble Devot de la Déesse Astrée,
Qui n’a plus l’ame penétrée
Que du chagrin d’avoir si précipitamment
Fait (selon son humeur) une largesse outrée.
Cent Cotrets, deux cens Pains, deux cens Harangs sorets !
Quelle profusion ! elle est digne de blâme,
Poursuit-il à-part-soy ; mais un moment apres
Venant à refléchir que peut-estre sa Femme
N’a pas executé ses ordres indiscrets,
La joye en mesme temps s’empare de son ame,
Il s’en informe avec empressement.
La réponse n’est pas à ses desirs contraire.
Elle luy dit, Mon Cher, on va dans un moment
 Travailler à vous satisfaire.
 Ah non, dit-il, il n’est plus nécessaire
 Qu’on songe à cela ; Dieu mercy,
Je trouve que le temps s’est beaucoup adoucy.
***
Comme dans un Miroir je te vois dans ce Conte.
D’un péril pressant menacé,
Tu fis des vœux au Ciel dont tu ne tins nul conte
Dés le moment qu’il fut passé.

[Avanture du Carnaval, ou le faux Démon] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 23-32.

J’aurois trop à dire, si j’entrois dans le détail des divers plaisirs dont le Carnaval a esté la cause. Il faut pourtant vous apprendre une Avanture de cette saison. Elle a eu tant de témoins dans une Ville aussi polie que peuplée, que peut-estre ne sera-ce rien de nouveau pour vous. Le Mardy-gras approchoit, & chacun cherchant à se divertir à sa maniere, il y avoit fort peu de Maisons où l’on ne fust disposé à quelque Partie de réjoüissance. Dans ce temps-là, un Cavalier des plus considérables des environs, estant allé voir ce que faisoit une Dame qui recevoit assez de visites, trouva dans sa Court quatre jeunes Demoiselles qui avoient un engagement de jeu pour toute l’apresdînée. Le Soupé en devoit estre, & elles sortoient pour aller au rendez-vous. Le Cavalier s’estant prié du Régal, les arresta quelque temps, leur dit des folies, & pour s’en vanger, la Court estant couverte de neige qui estoit tombée toute la nuit en grande abondance, elles commencerent à le peloter par enjoüement. Apres qu’elles furent lasses de se donner ce plaisir, le Cavalier leur dit en riant qu’elles prissent garde à elles, & que peut-estre le jour ne se passeroit-il pas, sans qu’il tirast raison de l’insulte. Elles répondirent en riant ainsi que luy, que la menace les étonnoit peu, & qu’elles alloient toûjours se divertir à bon compte. Cette réponse estant une espece de défy, il résolut de les aller surprendre le soir dans quelque déguisement qui les effrayeroit, ou qui du moins autoriseroit les plaisanteries qu’on sçavoit estre de son caractere. Il ne trouva rien de plus propre pour cela que de s’habiller en Diable. Il avoit chez luy tout ce qu’il falloit pour cette métamorphose ; & comme les Mascarades avoient esté de tout temps un de ses plus grands plaisirs, il auroit fourny en un besoin toute sorte d’équipages. Tous les Domestiques de la Maison où joüoient les Belles, estant aisez à gagner parce qu’ils le connoissoient, il fit dessein de ne se montrer que quand le Soupé seroit sur la Table. La nuit venuë, il se déguisa, & estant sorty pour executer son entreprise, il ne put passer devant la Maison d’un Gentilhomme de sa connoissance, sans y entrer un moment. La porte en estoit ouverte, & la Dame du Logis estant d’une humeur fort enjoüée, il fut ravy d’essayer par elle ce que produiroit son déguisement. Le Gentilhomme marié depuis quatre ans, marquoit beaucoup d’amour à sa Femme, & leur union passoit dans la Ville pour un exemple qu’il y avoit de la gloire à imiter. Cependant comme il arrive toûjours quelque diférent dans le ménage, un peu de mauvaise humeur les ayant pris l’un & l’autre depuis un quart-d’heure, ils estoient venus ensemble à des paroles d’aigreur. La Femme avoit fait à son Mary des reproches chagrinans, & le Mary, quelquefois un peu trop brusque, la donnoit au Diable dans le moment mesme que le Cavalier entra vétu en Démon. La Dame effrayée, fit un fort grand cry en le voyant, & le Cavalier s’avança vers elle, fort éloigné de penser que la veuë d’un Masque eust pû l’effrayer veritablement ; mais il fut bien étonné quand elle tomba à la renverse sans aucune marque de connoissance. Elle avoit esté frapée de ce qui estoit échapé à son Mary, & l’entrée si juste de ce faux Démon, luy persuadant que son imprécation luy en attiroit un veritable, elle perdit tout-à-coup l’usage des sens & de la parole. Le Mary de son costé aussi épouvanté qu’elle, demeura comme immobile, & au lieu de prendre au corps le prétendu Diable, il ne sçeut luy-mesme ce qu’il devoit croire de cette soudaine apparition. Le Cavalier fort surpris de ce désordre qu’il avoit causé innocemment, cria au secours, & se fit connoistre. On fit venir aussi-tost un Chirurgien pour saigner la Dame, & peu à peu on trouva moyen de la faire revenir. Le Gentilhomme fut aussi saigné, mais cette précaution ne détourna pas une forte fievre dont tous les deux ont pensé mourir. Ce malheur rompit le dessein du Cavalier, qui ne sortit de chez son Amy, que pour aller se défaire de l’habit de Diable qui luy avoit si mal réüssy. Ainsi, ce qu’il avoit medité contre les Belles n’eut aucun effet, & il les laissa joüir fort paisiblement du plaisir de leur partie.

[Mort de M. de Marolles, Abbé de Villeloin] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 37-38.

 

Mr de Marolles, qui a tant écrit, & qui estoit Abbé de Villeloin & de Beaugerais, est mort aussi depuis trois semaines. Il nous a donné la Traduction de tous les Poëtes Latins, & les Impressions reïterées qu’il a falu faire de la plûpart, font assez connoistre combien ce Travail s’est trouvé utile. Tous ses Ouvrages se vendent chez le Sr de Luynes au Palais. Il a vécu un tres-grand nombre d’années, & la derniere est venuë enfin pour luy.

La Tubereuse et le Papillon. Fable §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 38-44.

Le temps détruit tout, & c’est ce qui devroit consoler la vieille Coquete qui veut qu’on la plaigne de ce qu’elle est sans Amans. Vous sçavez qu’elle a prié le Public, par le Billet que vous vistes d’elle il y a deux mois, de luy vouloir enseigner quelques moyens d’adoucir son infortune. Si ses chagrins la laissent capable d’entendre raison, elle n’a qu’à écouter ce que dit le Papillon à la Tubéreuse dans la Fable que voicy. Mr Pelegrin en est l’Autheur.

LA TUBEREUSE, ET LE PAPILLON.
FABLE.

Dans un des Jardins de Provence,
Que mille diférentes Fleurs
Par leurs agreables odeurs
Rendent un vray Lieu de plaisance ;
Une Tubéreuse, dit-on,
Belle par-cy-par-là, mais d’un esprit tres-bon
Aménager une Intrigue galante,
Voyoit avec plaisir maint gentil Papillon
Abandonner toute autre Plante
Pour luy venir faire l’amour.
Mais pour commencer son histoire,
Dés les premiers momens qu’elle parut au jour,
Elle fonda son bonheur & sa gloire
  A se faire une grosse Cour.
  Cela n’estoit pas impossible.
  Ayant quelque peu de beauté,
Et renonçant à l’austere fierté
  Qu’un cœur neuf trouve si terrible,
En peu de temps jusque au plus insensible
Luy vint offrir sa liberté.
Tel n’avoit jamais fréquenté
Que le Thym & la Marjolaine,
Qu’il se voyoit reçeu sans peine.
Aussi de la moindre douceur
La Volage tenoit bon compte.
Elle apprenoit à tous, sans scrupule & sans honte,
Le secret de toucher son cœur.
Mais helas, qu’est-ce qu’une fleur !
Uneaper beauté qui plaist, pour laquelle on s’empresse
Tandis qu’elle est dans sa fraîcheur,
Et qu’on n’estime plus, qu’on méprise, qu’on laisse,
Dés que l’âge a détruit sa beauté, son odeur.
Si nostre Tubéreuse eut le mesme malheur,
N’est pas une demande à faire ;
Elle plût tant qu’elle pût plaire,
Tant qu’avec le teint frais elle eut de la vigueur.
Mais dés que ses forces manquerent,
Tous les Papillons deserterent,
Et porterent ailleurs leur amoureux soucy.
La Tubéreuse alors d’un air morne & transy
En vain plusieurs fois les appelle ;
En vain pour paroistre encor belle,
Sur un baston voisin elle soûtient son corps,
Et fait mille petits efforts,
Pas-un ne retourne aupres d’elle.
Ce qui fut encor plus fâcheux,
C’est qu’un de ceux qui montroient plus de zele,
Luy tint en la quitant ce discours dédaigneux.
Qu’avez-vous donc, nostre vieille Maîtresse ?
 D’où vient tant de tristesse ?
 Prétendiez-vous plaire toûjours ?
Quoy, vous ne songiez pas que l’affreuse vieillesse
Est le tombeau des plus tendres amours ?
 Le temps (vous sçavez le Proverbe)
 Détruit ce qu’on voit de plus fort.
 Oüy, nous allons sucer de l’herbe
Où paroissoit jadis ce Bâtiment superbe
Qui témoignoit des ans ne craindre point l’effort.
Et vous, qui n’estes rien qu’une chétive Plante
 Que le plus doux Zéphir tourmente,
Vous auriez prétendu résister à ses coups ?
 Adieu vous dis, consolez-vous.

[Voyage de la Reyne, de Monseigneur le Dauphin, & de Madame la Dauphine à Paris […]] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 44-50.

La Reyne, accompagnée de Monseigneur le Dauphin, & de Madame la Dauphine, vint à Paris au commencement de ce Mois. Elle fut reçeuë au Palais Royal par Son Altesse Royale, qui luy donna un magnifique Repas. Toutes ces augustes Personnes allerent de là à la Foire. Comme la clarté des lumieres luy donne un brillant particulier, on avoit eu soin de fermer tous les endroits par où le jour auroit pû entrer. La Reyne joüa beaucoup de Bijoux, & ne les joüa que pour en faire autant de Présens. C’est un effet de cette noble inclination, qui la portant à donner, soûtient avec tant de gloire les sentimens de grandeur que sa Naissance luy a inspirez. Cette Princesse alla voir ensuite l’Opéra de Proserpine. Il ne devoit pas luy estre nouveau, puis qu’il a servy tout un Hyver de Divertissement à Saint Germain. Cependant cet Opéra n’estant représenté ny par les mesmes Acteurs, ny avec les mesmes Décorations, Elle y trouva quantité de choses qui eurent pour elle toute la grace de la nouveauté. Le Theatre des Champs Elisées parut magnifique, aussi bien que le Palais de Pluton, & on donna beaucoup de loüanges aux principaux de ceux qui chanterent. Sa Majesté admira non-seulement l’entiere justesse avec laquelle ils sçavent conduire leurs voix, mais encor leur agreable maniere d’exprimer au naturel par leurs actions & par les divers mouvemens de leur visage, tout ce que les Personnages qu’ils représentent peuvent avoir de passionné. Nous devons voir incontinent apres Pasques sur le mesme Theatre de l’Académie Royale de Musique, Le Triomphe de l’Amour, qui a diverty Leurs Majestez pendant tout le Carnaval. Je croy vous avoir déja marqué que ce Spéctacle ne doit estre regardé que comme une Mascarade qu’on avoit eu dessein de faire à la Saint Hubert, & que la maladie de Monseigneur le Dauphin empescha. C’est un Balet qui ne contient que des Entrées meslées de Recits, sans Piece de Theatre, & pour lequel le Roy n’a point fait ces grandes dépenses qu’on luy voit faire pour les Opéra dont il régale sa Cour. Mr de Lully, qui est bien aise que son Theatre ne demeure point sans nouveauté, & qui veut que le Public joüisse de cette Musique, beaucoup plus belle que n’ont voulu faire croire ses Ennemis de Paris qui en ont fourny de méchans Mémoires aux Nouvelles Etrangeres, fait de grands apprests pour cet Ouvrage. Il y adjoûte beaucoup de Machines & de Décorations, & a fait venir d’Italie un celebre Machiniste qui a travaillé longtemps aux somptueux Opéra qui attirent tous les ans un nombre infiny de Curieux à Venise. Ce Machiniste promet des choses extraordinaires, & s’il exécute tout ce que je sçay qu’il a entrepris, peut-estre n’aura-t-on encor rien veu en France de plus surprenant. Comme plusieurs Femmes de qualité dançoient à la Cour dans ce Balet, Mr de Lully a choisy beaucoup de Filles afin de remplir les mesmes Entrées. Ainsi on peut s’assurer qu’on verra sur son Theatre une nouveauté toute singuliere.

[Quatrains] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 54-56.

Le Quatrain qui suit mériteroit fort d’estre noté. La réponse qu’on y a faite sur les mesmes rimes, luy serviroit de second Couplet. Une jeune Demoiselle devant qui soûpiroit un Cavalier, exigea de luy une Chanson, qui luy fist connoistre ce qui l’obligeoit à soûpirer. Il satisfit à cet ordre par ces quatre Vers.

Si je soûpire, helas ! ce n’est pas sans sujet.
Quand on vous aime, Iris, & qu’on n’ose le dire,
N’est-ce pas un cruel martyre
Que de soûpirer en secret ?

Voicy la Réponse de la Demoiselle.

Croy-moy, mon cher Tyrcis, tu te plains sans sujet.
Si mes yeux t’ont charmé, ne peux-tu pas le dire ?
Comment sçaurois-je ton martyre,
Si tu ne me dis ton secret ?

[Lettre où l’on voit que ce que les Dames appellent estime, est bien souvent amour déguisé] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 56-63.

Puis que nous sommes sur les affaires de cœur, j’ay à vous apprendre que la belle Brune qui a passé chez vous quelque temps, dans les dernieres Vandanges, & qui étendoit la severité de sa vertu, jusqu’à dire qu’on pouvoit estimer un honneste Homme ; mais que les Personnes raisonnables n’alloient jamais au delà, est enfin sortie d’erreur, & a reconnu par sa propre expérience, que ce que les Dames appellent Estime, est bien souvent Amour déguisé. Ce qui l’a persuadée de l’abus où elle estoit est fort singulier. Vous le trouverez dans cette Lettre, où l’on peut dire qu’elle a peint ses sentimens d’apres Nature.

LETTRE.

J’ay douté pendant quelque temps, ma chere Sylvie, si ce que je sentois pour Tyrcis estoit veritablement ce que l’on appelle amour. Je m’estois souvent consultée moy-mesme sur cette matiere, mais mon cœur n’avoit jamais osé s’expliquer, tant ma raison l’effrayoit. Cette jalouse de ma liberté me cachoit mes fers avec tout le soin possible ; & quand mon cœur vouloit m’en faire appercevoir par quelques soûpirs qui luy échapoient malgré toutes les défenses qu’elle luy en avoit faites, cette mesme raison essayoit de m’ébloüir, en imputant ces soûpirs à une naturelle mélancolie. Elle ne pouvoit se résoudre à approuver ma tendresse, & ne pouvant empescher aussi que la veuë de Tyrcis ne causast une émotion sensible à mon cœur, elle m’en faisoit rougir de honte, & vouloit encor me persuader que ce n’estoit là que l’effet d’une pudeur commune à tout nostre Sexe. Mais il n’estoit plus en son pouvoir de me déguiser ce que mes sens ne me faisoient que trop découvrir, lors que le sommeil acheva de me convaincre. Tyrcis me parut il y a trois nuits dans un de mes songes, dangereusement blessé. Je vis, ma chere Sylvie, sortir son sang à gros boüillons de ses playes, & mon cœur ne craignant plus alors ma raison qui dormoit, ne se fit aucune violence pour cacher ses sentimens. Je le sentis percé par le mesme fer qui avoit mis mon cher Tyrcis dans un état si funeste. Ah ! que je connois bien, ma chere Sylvie, qu’à moins que de l’aimer tendrement, on ne pouvoit prendre autant de part à ses maux que j’en pris ! Quelle inquiétude ne sentis-je pas dans ce songe ? De quelle douleur ne fus-je pas penetrée, lors que je le vis expirer apres quelques pas chancelans ? Peut-estre en serois-je morte effectivement moy-mesme, si la violence de mon déplaisir n’eust interrompu mon songe. Tout imaginaire qu’il estoit, il me fit verser des pleurs avec abondance. Je m’en trouvay toute moüillée à mon réveil. Ma raison qui s’éveilla dans le mesme temps, tâcha de les essuyer, & voulut faire dédire mon cœur de ses tendres mouvemens, mais tous mes sens se revolterent contr’elle. Elle se noya dans mes larmes, & fut enfin obligée de céder au panchant qu’elle avoit toûjours si fortement combatu. Tu ne sçaurois croire, ma chere Sylvie, les maux que j’ay soufferts pendant la durée d’un songe qui avoit osté la vie à Tyrcis. Mais je ne sçaurois t’exprimer la joye qui s’empara de mon cœur, quand je connus que ce n’estoit qu’un mensonge, qui m’a pourtant appris une verité que je voulois me déguiser à moy-mesme, puis qu’il ne me sera plus permis de douter desormais de ma tendresse pour … … Adieu, ma chere Sylvie. Tu ne me reconnoistras plus, tant je suis changée depuis ce funeste songe.

[Festes à Vicenze] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 63-109.

Rien ne marque mieux la grandeur des Villes que la magnificence des Festes que l’on y fait, & c’est par là que Vicenze a soûtenu glorieusement depuis quelques mois le rang qu’elle tient parmy les plus considérables d’Italie. Peu de Spéctacles passent en beauté ceux qu’on y a veus. J’en dois la description à Mr Patin, célebre par son sçavoir, & qui a esté témoin oculaire de tout ce que vous allez apprendre. Voicy en quels termes il l’a faite en nostre Langue, apres l’avoir fait en Italien.

FESTES DE VICENZE.

Les Spéctacles publics ont esté presque de tous les temps. Les anciens Monarques d’Orient s’y sont plû, & quoy qu’il y eust bien de la barbarie attachée à ces grands Divertissemens, ils n’ont pas laissé de servir d’exemple aux Egiptiens, aux Grecs, aux Romains, aux Mores, & enfin à tous les autres Peuples qui à proportion de leur lumiere & de leur inclination, y ont adjoûté des exercices & des galanteries particulieres. Il y a apparence que ces titres de Grands Roys, & de Roys des Roys, leur avoient si fort enflé le cœur, qu’ils se servirent de la grandeur de cet appareil, pour faire éclater leur autorité & leur richesse. Mais la Posterité qui a enchery sur ces exemples, a bien fait connoistre qu’il y avoit alors plus de vanité que de bon sens. Elle a trouvé le secret de joindre l’esprit & le cœur, en émouvant les ressorts de l’ame les plus cachez par des Objets qui auparavant sembloient ne fraper que les yeux & les oreilles. Les Athéniens furent fort longtemps charmez de la Comédie que le hazard avoit fait naître chez eux plutost qu’un dessein prémédité, & s’appliquerent, mesme avec des dépenses infinies, à faire réüssir dans leur Capitale ce que des Païsans échaufez de la vapeur du Vin, avoient inventé dans le temps des Vandanges pour leur divertissement particulier. Les Romains, ces Maistres du Monde, s’occuperent aux Combats de Gladiateurs & de Bestes farouches, aux Naumachies, & à beaucoup d’autres sortes de Spéctacles qu’ils reglérent avec autant d’ordre que de politesse. Ils y créerent mesme des Magistrats ; & les Particuliers qui en eurent le soin, faisoient souvent gloire de se ruiner pour satisfaire à la coustume, & au luxe qui y estoit attaché. On y employa enfin ce que les trois plus illustres conditions de la République y pouvoient contribuer d’excellent. En joignant les mysteres de la Religion, l’adresse des Armes, & le bon goust des Sciences, on rendit ces Spéctacles tout-ensemble venérables, divertissans, & instructifs Ainsi on s’en fit avec une étude délicate, un plaisir en temps de paix, une préparation à la guerre, & une cerémonie sacrée.

On réduisit enfin tous ces Jeux à trois especes fort diférentes. Les uns se faisoient à cheval, & pour cela estoient appellez Ludi Equestres & Curules, ou Decursio. Les Espagnols les appellent Carozels. Les Allemans leur ont donné le nom de Tournois, qu’on croit venir de Torneamentum, & peut-estre de Troïa, à cause des Troyens qui en porterent l’exercice en Italie, comme Virgile le marque. D’autres Peuples les ont appellez Barrieres, principalement quand on y joint quelque espece de combat. Les François & les Anglois les nomment Courses.

Les autres Jeux s’appelloient Agonales & Gymnici. C’estoient des Combats, des Luttes, & des Joustes de bien des manieres. On les faisoit ordinairement dans le Cirque & dans l’Amphitheatre, qu’on dédioit exprés au Soleil, à Neptune, à Mars, & à Diane. La Politique des Romains estoit si fort attachée à la Religion, que leurs grands desseins rouloient presque également sur l’une & sur l’autre. Aussi ne réüssissoient-ils jamais mieux que lors qu’ils estoient appuyez de prétextes spécieux, qui trompant ingénieusement les Peuples, les retenoient dans l’obeïssance. C’est ce qui a fait dire à Tacite que c’estoient Artes Imperatoriæ quibus decipiebantur Populi.

Le Theatre fournissoit les derniers Jeux. On les appelloit Scenici, Poëtici, & Musici, à cause des Recits qu’on y faisoit, & qui furent distinguez par la diversité des Sujets en Comédies, Tragédies, Balets, & Mascarades, d’où l’on a enfin formé ces fameux Opéra qu’on voit principalement à Paris & à Venise. C’est marquer en quelque sorte la liberté de ces Jeux, que de nommer les Divinitez qui y présidoient. Bacchus & Vénus en estoient les principales, à qui on joignit Apollon & Minerve, peut-estre pour rendre le desordre plus suportable & moins éclatant. Mais enfin la Religion Chrestienne n’eut pas plutost levé l’Etandard, qu’elle condamna la licence de ces Jeux, & fit connoistre aux Fidelles que la joye qu’on se faisoit d’exposer le vice sur le Theatre, alloit bien au dela du prétexte qu’on prenoit de le vouloir corriger. L’Eglise se déclara aussi contre les Spéctacles de l’Amphitheatre, & les condamna comme des Fureurs qui ne donnoient du plaisir que par le massacre & la cruauté. Quant aux Jeux du Cirque, apres en avoir osté les Sacrifices, les Idoles, & les autres marques de la superstition Payenne, elle ne les regarda que comme des Jeux innocens, n’estant en effet que des exercices de valeur, d’adresse, & d’esprit. Aussi sont-ce ceux dont les plus grands Princes ont de tout temps donné le Spéctacle. Il y en a une infinité d’exemples, & on n’oubliera jamais le superbe Carozel qu’on vit à Paris en 1662. & que les sçavantes Graveures de Chauveau ont rendu public. Le Roy y estoit Chef de la Quadrille des Romains ; Monsieur l’estoit de celle des Persans ; Monsieur le Prince, de celle des Turcs ; Monsieur le Duc, de celle des Moscovites ; & Mr le Duc de Guise, de celle des Mores. Il ne s’est jamais rien veu qui égalast la magnificence de cette Journée. Aussi fut-elle ordonnée par le plus Grand Roy du monde, qui outre une application singuliere, y fit une dépense incroyable.

Ce n’est pas une petite gloire pour des Gentilshommes particuliers, de bien imiter un si glorieux exemple. En effet, le Spéctacle que la Ville de Vicenze vient de donner, a esté si éclatant, qu’il a mesme surpassé l’attente des Spéctateurs. Il y a peu de Gens qui ne sçachent que Vicenze est une Ville de la Marche-Trévisane, sujete à la République de Venise, & qui pour s’estre soûmise à elle volontairement la premiere de toutes les Villes de Terre-ferme, a merité le nom de sa Fille aînée ; qu’elle est encor plus considérable par l’abondance & par la délicatesse de ses Vins, que par sa grandeur ; qu’elle est aussi peuplée que le porte son étenduë, & qu’elle est remplie de Gentilshommes aussi spirituels, aussi braves, & aussi galans qu’il y en ait en aucune Ville du monde. C’est cette derniere circonstance qui a donné lieu aux Festes dont j’ay entrepris la description, & qui n’ont esté l’effet que d’un entretien fortuit qu’une rencontre impréveuë fit avoir à quelques-uns de ces Gentilshommes avec les deux Recteurs de la Ville. L’un a le titre de Podesta, l’autre de Capitaine Grand, & tous deux y représentent la Majesté de la Serénissime République. Celuy qui est aujourd’huy Podesta, s’appelle Marino Zorzi. Pour faire connoistre combien il est genéreux & bienfaisant, il me suffira de dire qu’il fait acheter le Bled à cinq livres la mesure, pour la revendre au Peuple à trois & demie. Reglant, comme il fait, toutes ses actions sur ce pied-là, il n’en sera pas plus riche, mais aussi les benédictions ne luy manquent pas. Le Capitaine Grand s’appelle Benedetto Capello. On l’aime à Vicenze comme à Venise, parce qu’on connoist ses rares talens par tout où il est. Ceux qui aiment l’Antiquité, seront peut-estre bien aises d’apprendre qu’il est possesseur de ce renommé Cabinet de Médailles du sçavant Erizzo, qu’il en connoist parfaitement les beautez, & qu’il l’enrichit aux occasions. Ces deux Recteurs sont d’une Noblesse des plus anciennes, riches, bien faits, sçavans, magnifiques, & en réputation, quoy que fort jeunes, d’estre aussi prudens que spirituels.

Ce fut avec ces Seigneurs que les Nobles de Vicenze concerterent la Pompe de leur Carozel, Le jour en ayant esté choisy, la Ville, j’entens les Dix Nobles qui la représentent, & qui pour cela en sont appellez les Députez, eut soin de toutes les seûretez & de toutes les commoditez qu’on pouvoit attendre. On ferma les avenuës. On mit des Gardes par tout, mais ces Gardes eurent plus d’égard à faire honneur aux Etrangers, qu’à mettre obstacle à la curiosité d’un nombre infiny de Gens qui accoururent de toutes parts. Le plus bel espace de la grande Place avoit esté ménagé pour servir de Scene à ce Spéctacle, & on en osta toutes les Briques dont elle est pavée, afin que les Chevaux courant sur le sable, fournissent leurs courses plus commodement. Ceux qui ne sont jamais venus à Vicenze, en peuvent concevoir la beauté, en s’imaginant que l’une de ses faces est occupée par le Palais de la Justice, ce fameux morceau d’Architecture de Palladie ; & que le Mont de Pieté, & le Palais du Capitaine Grand, occupent l’autre. Elle estoit ornée des quatre côtez d’une espece d’Amphitheatre, qui n’estoit pas moins propre à faire tout voir, qu’à donner lieu d’estre veu. Il y avoit par tout de riches Tapis, & ce fut là où les Dames se placerent sur les vingt heures, qui sont en France quatre heures apres midy. Aucune d’elles n’y gardoit de rang, & ainsi on peut dire que la galanterie Italienne tenoit bien de la Françoise ce jour-là, puis qu’il n’y avoit point de place distinguée pour les Sexes, que les Cavaliers estoient comme au Louvre confusément avec les Dames, & qu’ils s’efforçoient de les servir dans toutes les occasions de bienséance. Les uns & les autres estoient habillez avec tous les avantages que demandoit l’éclat de la Feste. On ne vit peut-estre jamais plus de Perles en un seul endroit ; & pour en marquer la profusion, il suffit de dire que l’on y compta jusques à cent Dames Venitiennes. Ceux qui sont instruits de leur richesse, & du plaisir qu’elles ont à se parer, comprendront sans peine la quantité qu’on y en pût voir. Les Dames de Padouë, de Verone, de Bresse, de Mantouë, & des autres Villes du voisinage, se trouverent aussi à cette Feste avec une infinité de Pierreries. Les Nobles Venitiens, qui sont là comme les Dieux Tutelaires du Païs, eurent grand soin de bien soûtenir leur caractere par la richesse de leurs Habits. Il y en avoit quantité brodez en feüillages d’or, surhaussez de Perles. Quand ces Seigneurs sont hors de leur Capitale, ils sont dispensez de la Robe noire, & du Bonnet de laine, à quoy les oblige la maxime de l’Etat ; & alors, comme ne se souvenant plus de cette modération prescrite par la Loy, il n’est aucune sorte de magnificence qu’ils ne se permettent.

L’heure de commencer le Spéctacle estant arrivée, on vit aussitost paroistre un superbe Char de Triomphe, dans lequel estoit Medée sous la figure du Sr Ballarin, Musicien de Monsieur le Duc de Mantouë. Ce Char estoit précedé de huit Trompetes, dont les Habits & les ornemens sembloient n’estre qu’or & pierreries. D’autres Trompetes suivoient avec plusieurs Estafiers fort lestes. Ceux-cy avoient des Livrées tres-éclatantes, qui pourtant arresterent peu les yeux des Spéctateurs, parce qu’ils estoient entierement attachez aux Chevaux de main qu’ils conduisoient. C’estoient les meilleurs & les plus fins qu’on eust pû trouver en Italie. Vingt Cavaliers paroissoient en suite, représentant ces illustres Argonautes dont l’Antiquité a fait tant de bruit. Ils estoient divisez en quatre Quadrilles, qui quoy qu’elles eussent une espece d’uniformité, ne laissoient pas d’estre distinguées par des ajustemens & des couleurs diférentes, peut-estre pour imiter les Grecs & les Romains, qui au témoignage de Cassiodore, ornerent leurs Quadrilles de vert, de rouge, de bleu, & de blanc, par allusion aux quatre Saisons de l’année. Ce Char de Medée, & ces Argonautes, sont représentez dans cette Planche. En examinant ce qu’elle contient, on peut aisément se figurer une partie des beautez de cette Feste.

L’Excellentissime Seigneur Benedetto Capello, Capitaine Grand, & qui pour ne pas commettre la Majesté publique, paroissoit là comme incognito, c’est-à-dire, avec un petit Masque sur le nez ; estoit Chef de la premiere Quadrille. Quatre autres Seigneurs l’accompagnoient, sçavoir, Mrs les Comtes Maximilien Goddi, Loüis Valle, Coriolan Porto, & Boniface Poiama. Leur Quadrille avoit le blanc & le gris-de-lin pour sa couleur. La seconde qui avoit choisy l’aurore & le violet, estoit composée de Mrs les Comtes Antonio-Maria Porto, Antonio Trento, Vicenzo Scroffa, Scipion Porto, & Ottavio Trento. Ceux qui formoient la troisiéme, estoient Mrs les Comtes Leonardo Tressino, Thomaso Piovene, le Sr Jacques Cavalerizzo, qui tenoit la place de Mr le Comte Camillo Trento, & Mrs les Comtes Loüis Caldagno, & Leonardo Porto. Leur couleur estoit le bleu. La quatriéme Quadrille parut en couleur de feu, & avoit en teste Mr le Comte Jean-Baptiste Porto, suivy de Mrs les Comtes Leonida Porto, Francesco Volpe, Ottaviano Garzadore, & Antonio Porto.

Ces quatre Quadrilles firent quelques tours dans le Parterre, tant pour voir commodement tous les Spéctateurs, que pour se montrer à eux sans aucun tumulte ; apres quoy s’estant renduës au milieu, où elles formerent un magnifique Escadron, Medée qui estoit à la teste, arresta son Char vis-à-vis du Theatre, où les Musiciens estoient placez, & y chanta, non pas de ces Airs tendres dont elle s’estoit servie pour amolir le cœur de Jason, mais de ces Airs militaires qu’employoient les Anciens pour animer leurs Troupes au combat. Quoy que la voix de celuy qui représentoit Medée fust une des plus belles d’Italie, on ne laissoit pas d’entendre avec beaucoup de plaisir l’harmonie des Instrumens, qui ne charmoit pas moins en son genre que l’appareil du Spéctacle.

Le Recit ne fut pas plutost finy, qu’on vit disparoistre le Char & les Argonautes. La Place se trouva toute libre, & comme par une espece d’enchantement, on y découvrit aux quatre coins les Monstres que ces braves Champions avoient à combatre. L’un estoit ce Taureau aux pieds d’airain, que l’Oracle avoit étably pour gardien de la Toison d’or. L’autre, ce Dragon épouvantable qui défendoit l’entrée du Jardin des Hespérides. On voyoit là Nessus le Centaure, beaucoup plus terrible que lors qu’il contoit des douceurs à Dejanire. La Stymphalide enfin sembloit en état de lancer ses plumes qui estoient autant de fleches, contre ceux qui la voudroient attaquer. Ce fut sur ces Monstres que nos Guerriers éprouverent leur valeur, au Dard, au Pistolet, & à l’Epée ; & comme des Monstres ne s’abatent pas du premier coup, il leur falut faire beaucoup de passades avant qu’ils pussent venir à bout de leur entreprise. Les Chefs de Quadrille les attaquerent d’abord ; & les petites Troupes qui venoient en suite, achevoient de défaire ces faux Monstres de la mesme sorte qu’elles auroient fait, si elles en eussent combatu de veritables. On remarquoit dans toutes leurs actions cette intrépidité si necessaire dans les Attaques, & cette précaution si utile dans la Retraite, qui unissent agreablement la valeur & la prudence. Les Quadrilles qui estoient opposées au commencement, se joignirent & se séparerent plusieurs fois, jusqu’à ce que le Combat fut finy. Les Estafiers de chaque Cavalier fournissoient de nouveaux Dards à leurs Maistres pour toutes les Courses, & la ponctualité des uns secondoit bien l’adresse des autres. Enfin les Monstres ayant succombé, on emporta leurs Cadavres, & les Vainqueurs commencerent à celébrer leur victoire par une Dance à cheval. Ce fut un Spéctacle bien superbe, & qui mesloit l’antique au moderne, de la maniere du monde la plus agreable. Pline dit que les Sybarites furent les premiers qui firent des Balets & des Dances de Chevaux, & que toute leur Cavalerie y estoit merveilleusement dressée. Ce fut ce qui obligea les Crotoniates leurs Ennemis, à recourir à la ruse pour les défaire. Ils donnerent à leurs Trompetes un ordre secret de sonner au commencement du Combat les mesmes Airs de Balet ausquels ils sçavoient que les Chevaux des Sybarites estoient exercez, & alors il ne leur fut pas malaisé de mettre en desordre leur Cavalerie.

Tout le monde sçait que les Chevaux aiment l’harmonie, & qu’estant les plus nobles de tous les Brutes, & selon Aristote, les plus grands Amis de l’Homme, on a trouvé le moyen de les dresser parfaitement ; mais peut-estre y a-t-il fort peu de Gens qui soient informez des quatre sortes d’Airs ausquels on a réduit toutes leurs cadences. Ce sont l’Air de terre à terre, quand le Cheval ne s’éleve point, mais qu’il se porte en avant, en arriere, à volte sur la droite & sur la gauche, & à demy-volte en mouvemens égaux ; l’Air des Courbetes, qui sont des mouvemens courbes & à demy élevez ; l’Air des Caprioles, qui sont des sauts hauts & élevez, tout d’un temps ; & enfin celuy d’un Pas & d’un Saut, quand cet Air est composé d’une Capriole & d’une Courbete fort basse. Toutes ces manieres ont leurs passades, qui sont comme les temps de la Musique, dans lesquels il ne parut point que les Chevaux de nos Argonautes manquassent un seul moment, tant ils s’élevoient juste, tournoient, & se remettoient à mesme temps.

Apres que les Cavaliers qui les montoient les eurent maniez pas à pas, ils les pousserent au galop, en rond, en ligne, en triangle, selon les figures concertées, & on remarqua dans leurs mouvemens toute la justesse qui devoit accompagner la gayeté ou la gravité des Airs que formoit le Chœur des Instrumens. Cette merveilleuse discipline des Chevaux, fera de la peine à ceux qui n’en ont jamais entendu parler ; mais pour peu que l’on ait lû, on doit sçavoir par ce que raportent les Historiens, que l’on a dressé des Chiens, des Singes, des Ours, & des Eléphans, & qu’on les a rendus capables des exercices qui veulent le plus de docilité. Je vis il y a quelques mois un Lievre, batre la Caisse à Venise aussi artistement qu’un Tambour auroit pû faire. La Nature ne me semble pas moins violentée par là dans un Animal si timide, qu’elle l’a esté dans la plus pesante de toutes les Bestes que l’on a fait autrefois dancer sur la corde. C’est ce que Pline raconte d’un Eléphant que Germanicus fit paroistre dans ce somptueux Spéctacle dont il régala le Peuple Romain.

Les Cavaliers Vicentins s’acquirent dans ce Carozel une gloire à laquelle les Héros les plus galans de l’Antiquité n’ont pas mesme prétendu. Ceux-cy ne se sont servis de Chevaux dans les Lices, aussi-bien que dans la Guerre, que pour tirer leurs Chariots. Aussi toute leur adresse les faisoit plutost passer pour de bons Cochers, que pour de braves Gensdarmes, & on ne remarque point qu’ils ayent jamais fait un exploit considérable à cheval. Ils en atteloient deux, trois, quatre, six, & mesme huit de front, & il suffisoit pour emporter le Prix de leurs Jeux, de les pousser avec plus de vîtesse que les autres, & de les faire tourner court dans les détours des Cirques, évitant ainsi que le Char ne se fracassast contre les Buttes. Il en reste d’assez beaux monumens dans les Médailles des anciens Empereurs Romains.

Le Balet de cette illustre Cavalerie ne fut pas plutost finy, que Medée parut encor dans son Char. Elle y chanta une Ode triomphale au son des Instrumens, ne pouvant moins faire pour ses Argonautes que de celébrer l’intrépide ardeur avec laquelle on les avoit veus combatre. Ce fut par cette harmonie que finit le Divertissement de cette Journée. Les Curieux pourront se représenter, en jettant les yeux sur cette seconde Planche, de quelle maniere ces galans Avanturiers se firent voir au milieu des Monstres.

Le lendemain, il y eut trois Festes assez diférentes. Elles se firent dans les trois plus grands Edifices de la Ville, & pourtant ils parurent fort petits à cause du concours inconcevable des Etrangers. L’Eglise de S. Laurens fut choisie pour la Messe solemnelle que le Prince de l’Académie a coûtume de faire chanter en prenant possession de sa Dignité. Mr le Comte Leonardo Tressino s’en acquita avec toute la magnificence possible. Il avoit fait orner l’Eglise des plus riches Tapisseries, & des plus considérables Tableaux du Païs. La Symphonie estoit extraordinaire, par le mérite & la quantité des Musiciens ; mais ce qui donna tout l’éclat à cette Feste, fut la foule des Personnes de qualité qui s’y trouverent. On prétend qu’il y avoit plus de mille Gentilshommes, outre trois cens Nobles Venitiens. Les Recteurs de la Ville, qui ne manquent guére aux fonctions solemnelles, eurent d’autant plus de soin d’assister à celle-cy, qu’elle regardoit la devotion. Les Dames y parurent dans leurs Habits les plus magnifiques, & on peut dire que tout le beau monde de la Lombardie s’estoit assemblé là tout exprés, pour faire honneur à ce nouveau Prince d’Académie. Toutes les fois que ces illustres Académiciens en changent, ils font un Banquet dans la Salle mesme de l’Académie, au pied de son superbe Theatre. Cette coûtume fut observée ce jour-là avec une somptuosité surprenante. On y vit tout ce qu’on peut souhaiter dans un Repas de cette nature, c’est à dire, une profusion magnifique, une délicatesse exquise, & une propreté qui égaloit l’une & l’autre.

Les Députez de la Ville, que j’ay déja dit qui la représentent, avoient destiné le Divertissement de l’apresdînée dans la grande Salle du Palais public. Leurs soins parurent par l’ordre admirable qui y fut gardé. Les Soldats qu’on avoit mis aux entrées, ne s’opposerent qu’au menu Peuple, ou pour mieux dire, à la confusion & au desordre. Les Dames, les Cavaliers, & tous les honnestes Gens, y avoient la liberté de dancer, de se reposer, ou de se promener, à peu pres comme s’ils eussent esté dans quelque Assemblée particuliere. On avoit élevé au bout de la Salle une espece de Theatre pour les Musiciens ; & bien qu’il n’y en eust qu’environ cinquante, la Symphonie paroissoit estre de plus de cinq cens. Ce Divertissement dura environ cinq heures, sans qu’on s’apperçeust de l’arrivée de la nuit, à cause de la quantité de Flambeaux dont ce grand Lieu estoit éclairé. En France on aime les Branles, les Courantes, & les Dances figurées. Les Sarabandes sont au goust des Espagnols. Les Dances d’Allemagne sont plus impétueuses, pour ne pas dire militaires, chaque Nation retenant, mesme dans ce qui fait ses plaisirs, quelque caractere de son inclination. La Dance Italienne n’est proprement qu’une maniere de promenade, pendant laquelle le Cavalier & la Dame qui se tiennent par la main, s’entretiennent de ce que bon leur semble entre deux rangs de Spéctateurs, qui sont d’ordinaire assis. On peut la considérer comme une suite de la prudence du Païs. On voit tout sans peine. On se fait voir sans affectation. On se promene sans lassitude. On cause librement sans soupçon, & enfin on n’y est pas obligé d’assujetir son plaisir à la cadence des Instrumens, ny des Pas mesurez. qu’on n’apprend qu’avec beaucoup de temps sans aucune utilité considérable.

C’est l’ordinaire dans ces Festes d’appareil, de faire dresser un Bufet dans un lieu commode, & d’y présenter à la Compagnie de délicieux rafraîchissemens, qui sont des Liqueurs à la glace, des Vins prétieux, & de toute sorte de Sorbets. Ce fut à quoy le Podesta donna ordre dans celle-cy avec une magnificence qui fut admirée. Il n’y eut pas jusques aux Valets pour qui il n’eust fait préparer des Tonneaux de Vin qu’on leur prodiguoit sur le Perron de la Salle. Comme les Dames auroient eu trop d’embarras des Confitures, si on leur en eust presenté sur le lieu, il jugea plus à propos de leur en envoyer à chacune un grand Bassin dans leur Palais. Ainsi on leur épargna jusques à la moindre incommodité. Cette dépense eust esté considérable dans une petite Assemblée. Elle le fut beaucoup plus dans le concours d’un si grand nombre de Villes ; mais ceux qui connoissent le génie du Podesta qui en voulut prendre soin, s’étonneront peu de cette generosité particuliere. Ils sçavent qu’il est né pour la gloire, & que l’estimant comme le seul partage des grandes Ames, il renonceroit volontiers en sa faveur à toutes les autres douceurs de la vie.

L’Abeille et le Papillon. Fable §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 109-120.

Je vous envoye une Fable qui enferme une tres-utile moralité pour ces Amans du bel air, dont le mérite le plus éclatant, consiste dans la dépense qu’ils font pour leurs Belles. Elle est de Mr Philibert, d’Antibe en Provence.

L’ABEILLE, ET LE PAPILLON.
FABLE.

Des que l’Astre du Jour par ses clartez nouvelles
Venoit éclairer le matin,
Un Papillon dans un Jardin
Etaloit avec soin ses aîles
Sur la Rose & sur le Jasmin.
Mais pourquoy, direz vous, prenoit-il tant de peine ?
L’Amour l’avoit sous son domaine,
Et de tout temps l’ajustement
Fut d’un grand secours à l’Amant ;
Il soûpiroit pour une Solitaire ;
  Faire la déclaration
De sa naissante passion,
Estoit là sa plus grande affaire.
Un jour pourtant l’occasion s’offrit,
L’Abeille qu’il aimoit vint avec une Amie
En cette Campagne fleurie,
Elle y trouvoit des Fleurs selon son appétit.
Nostre Amoureux ravy de l’avanture,
Voltige sur les Fleurs, puis s’arreste un moment
Pour préparer un Compliment ;
En suite il se met en posture
D’aborder un Objet à ses yeux si charmant.
En cet état jamais Amant
N’avoit fait si bonne figure,
Tout estoit magnifique en son ajustement.
Sur sa petite teste une Aigrete élevée
D’une parure en luy de tout point achevée,
Faisoit le plus bel ornement.
Son corps brilloit des couleurs les plus vives ;
Leur arrangement sans égal,
Rendoit les Bestes attentives
Sur cet agreable Animal.
Ses aîles estoient d’écarlate,
Où la Nature avoit placé
D’une maniere délicate
Ce que la Broderie auroit de mieux tracé.
En cet équipage il s’éleve,
Va vers les Fleurs où son Abeille enleve
Ce qui peut mériter son choix,
L’approche, & pour salut, bat de l’aîle trois fois.
Faites justice à mon amour extréme,
Luy dit-il de l’air le plus doux ;
Vous sçaurez, Belle, que si j’aime,
Je ne dois m’en prendre qu’à vous.
Vos appas ont sçeu me surprendre,
Ils sçavent trop l’art de charmer,
Et mon jeune cœur est trop tendre,
Pour pouvoir s’empescher d’aimer.
Papillon, dit la Ménagere,
Remettez à quelque autre jour
A me parler de vostre amour,
Pour aujourd’huy j’ay trop affaire.
Si vous sçaviez, ma Mere est en colere,
 Et me reproche chaque jour
 De ne pas haster mon retour,
 Retirez-vous, laissez-moy faire ;
Une autre fois ayant plus de loisir,
Je vous diray, comme Abeille bien née,
Que les foibles appas dont je parois ornée
 Ne méritent pas un soûpir.
Si vostre ame pour moy se sent passionnée,
 Peu de chose fait son desir.
 M’accuser, dit-il, de foiblesse,
 C’est renoncer à vos puissans appas.
 Mais mon cœur le peut-il ? helas !
 Il sent trop le coup qui le blesse,
 Et quand je ne le voudrois pas,
 Vous auriez toute sa tendresse.
Pendant qu’il épuisoit sa voix
A vouloir convaincre l’Abeille
Qu’il ne mourroit que sous ses loix,
Elle faisoit la sourde oreille,
Et s’occupoit toûjours à choisir le meilleur
De ce que porte chaque Fleur.
L’Amant sans cesse ayant les yeux sur elle,
Admire tout ce qu’elle fait,
Et pour marquer la grandeur de son zele,
Forme, en soûpirant, ce souhait.
 Que Nature fut inhumaine,
 Et qu’elle eut bien peu de raison !
 Pourquoy me faire Papillon ?
Ne pouvoit-elle pas me faire Marjolaine ?
 Helas, helas ! à ce moment
 Que je serois heureux Amant !
J’aurois mille baisers, j’aurois mille caresses,
Je verrois sur mon corps faire mille souplesses,
Et le tout, pour un peu de suc que je rendrois.
 Ah, chere Abeille, je voudrois
 Estre Fleur, mais Fleur succulente,
Je serois plus content, vous seriez plus contente ;
Mais pour n’estre point Fleur, ne me croyez pas moins
Capable de pourvoir à vos pressans besoins ;
 Je sçais un lieu que Flore méme
 Cultive avec un soin extréme.
 Pour toute saison, pour tout temps,
 Il n’y regne que le Printemps.
 On n’y voit que des Plantes fieres,
Les Fleurs, mesme en Hyver, s’y trouvent printanieres.
 Disposez-en, car il n’est rien
Dont je ne sois ravy de faire vostre bien.
Si l’Abeille estoit scrupuleuse,
Sa Compagne, grande rieuse,
Du Compliment ne perdit pas un mot.
L’ofre du Papillon la rendant curieuse,
Ma Chere, luy dit-elle, il faut duper ce Sot,
 Faites tant-soit-peu l’amoureuse.
 Quand il aura les yeux sur vous,
 Laissez aller un regard des plus doux.
S’il vous surprend, paroissez-en troublée.
Il croira que ce trouble est une occasion
 A parler de sa passion.
De tout ce qu’il dira feignez d’estre ébranlée,
 Et ne répondez oüy, ny non.
Ce n’est pas un defaut qu’estre dissimulée,
Par là dans ce beau Lieu qu’il nous a tant vanté
Nous aurons sur les Fleurs entiere autorité.
Par ses conseils l’Abeille enfin plus complaisante,
Flatant du Papillon les amoureux desirs,
Poussa quelques tendres soûpirs
Qui sembloient partir d’une Amante.
Le Jardin proposé n’estoit pas loin de là,
Cet illustre Trio promptement y vola.
Comme l’affaire est assez bien conduite,
Sans la Compagne on en craindroit la suite.
Ajustement, Compliment, & Régal,
Peuvent bien faire une conqueste.
Le Papillon ne s’y prenoit pas mal,
En amour il n’est point de Beste.
Cependant nos Abeilles sont
En cet agreable Parterre.
Dieu sçait quel ravage elles font !
Chaque Fleur sent leur rude guerre ;
Tout estant défloré, sans rien dire, à grande erre
Les deux fines Mouches s’en vont.
Papillon reste seul sans Fleurs & sans Maîtresse.
Ah, cruelle, dit-il, devois-tu m’abuser ?
Je me consolerois de ma folle largesse,
Si tu m’avois donné, tout-au-moins, un baiser.
***
Expliquez, belle Iris, vous en estes capable,
Ce que le Papillon cache dans cette Fable.
Vous le sçavez, mais entre nous,
Tyrcis le sçait bien mieux que vous.

[Réjoüissances faites au Chasteau de Jarnac] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 120-133.

Je vous parlay il y a trois mois de la pieté de Mr le Comte de Jarnac Lieutenant General pour le Roy des Provinces d’Angoulmois & de Xaintonge, à l’occasion d’un Convent de Recolets qu’il a étably pour travailler à la conversion des Prétendus Reformez. Le zele qu’il a pour toutes les choses qui regardent l’interest de Dieu, & qu’on luy voit soûtenir avec la mesme application qu’il se donne à bien remplir tous les devoirs de sa Charge, n’empesche pas que dans les occasions de joye, & de divertissement, il ne se fasse autant admirer que dans les choses essentielles & importantes. La maniere dont il a reçeu ce Carnaval la Noblesse du Païs, & plusieurs Personnes de la premiere qualité, en est une preuve. Le nombre des Gentilshommes qui se rendirent chez luy à l’envy les uns des autres, fut si grand, que le Chasteau de Jarnac, quoy qu’une des plus commodes Maisons qui soient par delà la Loire, eut peine à les contenir. Pendant huit jours, il y eut trois Tables, chacune de vingt Couverts, servies avec autant de délicatesse, que de propreté & d’abondance. Les apresdînées estoient employées au Jeu, ou bien à la Chasse ; & ceux qui estoient de ce dernier goust, trouvoient aisément à se satisfaire, selon que la Vénerie, ou la Fauconnerie, leur donnoit plus de plaisir. On destinoit le soir à la Dance, & les Tables n’estoient pas plûtost levées, que l’on commençoit le Bal dans une Salle aussi spatieuse que superbement meublée. Le grand nombre de Lustres de cristal qui l’éclairoient, faisoit admirablement briller les riches ajustemens de diverses Troupes de Masques, qui ne manquoient jamais à s’y rendre. Parmy celles qui y vinrent, il n’y eut rien de plus galant, ny de mieux imaginé qu’une Mascarade qu’y mena Madame la Comtesse d’Aubigny, Femme de Mr d’Aubigny, Gouverneur de Coignac, & Frere de Madame la Marquise de Maintenon. Cette Dame avoit esté priée de la Feste, mais pour la rendre plus agreable par une maniere de surprise, elle n’y voulut paroistre que dans le temps qu’on l’y attendoit le moins, de sorte qu’à la lueur de plusieurs Flambeaux, on vit arriver un soir un Cortege de Carrosses, accompagnez de plusieurs Personnes à cheval. Chacun estant descendu, ceux qui composoient la Mascarade, se mirent en ordre, & entrerent dans la Salle de la maniere que je vay vous dire.

On vit paroistre d’abord une Troupe de Hautbois & de Musetes, qui dans leur Musique champestre ne laissoient pas d’avoir beaucoup d’agrément. Ils précedoient un jeune Enfant de cinq ans, d’une beauté merveilleuse, habillé magnifiquement en Cupidon. Il estoit chargé de son Carquois, l’Arc à la main, & fit son entrée par un coup de Flêche qu’il tira aux pieds des Dames. C’estoit le petit Chevalier de Pons de Bourg, second Fils de Madame la Marquise d’Eudicour, de qui le Pere est Grand Louvetier de France, & qui est elevé par Madame la Comtesse de Miossens sa Tante maternelle, de la Maison de Pons, dont le Mary estoit Frere de Mr le Maréchal d’Albret. Ensuite de ce petit Cupidon, venoient des Egiptiennes d’une propreté qui ne se peut exprimer, menées par des Hommes tres-galamment habillez. Madame la Comtesse d’Aubigny estoit l’une d’elles, & ne se faisoit pas moins remarquer par sa bonne grace, que par l’or & les pierreries dont elle brilloit. Ce n’estoit que Point d’Espagne d’or & d’argent, Brocard, Tissu, Broderie, avec des Points de France admirables, & le tout placé si à propos, & d’une invention si nouvelle, que l’agrément de l’Habit en surpassoit encor la richesse. De jeunes Bergers & Bergeres suivoient à leur tour. Quoy que leur équipage répondist à la simplicité des Villageois, il estoit accompagné d’un air de magnificence qui leur attira bien des regards. Ces Bergers estoient suivis de Vieilles & de Vieillards, avec des Habits de plusieurs siecles, & derriere eux paroissoient des Espagnols, qui en finissant la Mascarade avec la gravité de leur Nation, donnerent plusieurs Sarabandes réjoüissantes. Ce ne furent que Menüets de Poitou, où Madame d’Aubigny excella, meslant avec le bon air de Paris la justesse & l’agrément de Xaintonge. Mademoiselle Chabot, Sœur de Mr le Comte de Jarnac, parut beaucoup dans cette Assemblée, soit par sa bonne mine & son air de qualité, soit par la maniere dont elle dança. Mr le Chevalier Chabot son Frere, ne se distingua pas moins ; mais rien n’approcha du petit Comte de Chabot, Fils aîné de Mr le Comte de Jarnac. Ce jeune Enfant, quoy que seulement âgé de cinq ans, ne laisse pas de dancer le plus agreablement du monde ; & si la force de ses jambes répondoit à la justesse de son oreille, on ne verroit rien de plus accomply. Il est beau, bien fait, & d’une taille qu’on peut dire surprenante.

Parmy les Personnes de qualité qui faisoient le plus bel ornement de ce Bal, celles qui tenoient les premieres places, estoient Madame la Comtesse de Miossens, Madame d’Aubigny, Madame la Présidente d’Angoulesme, & deux de ses Sœurs, Filles de Mr le Comte de Branac, & Petites-Niéces de feu Mr le Comte de Branac, Gouverneur de Xaintonge & d’Angoulmois, dont la Femme estoit Premiere Dame d’Honneur de la Reyne Mere, & Tante de Mr le Duc de Montausier ; Madame de Chalu, & Mademoiselle sa Fille. Du costé des Hommes qui se firent particulierement remarquer à cette Feste, furent Mrs les Marquis d’Ars & de Mayac, Petit-Fils du feu Seigneur d’Ars, qui autrefois fut Chef, & conduisit le Ban de la Noblesse en Lorraine ; Mr le Marquis d’Argeanson, Mr le Président d’Angoulesme, & Mr de Marcillac. Tout cela faisoit une tres-illustre, ou si vous voulez que je me serve du mot à la mode, une fort grosse Assemblée.

[Sentimens sur les Mots nouveaux, & manieres de parler nouvelles] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 133-141.

Le Billet, tout composé de termes nouveaux, dont je vous fis part la derniere fois, vous a fait connoistre que le mot de gros est un de ceux qu’on employe à tout le plus indiféremment. Cependant on ne peut pas dire qu’il soit nouveau, puis qu’il a toûjours esté en usage, & que s’il a quelque nouveauté, elle ne consiste que dans l’application que l’on en fait. C’est ce qui donne beaucoup d’embarras aux Etrangers, qui ayant appris la Langue avec soin, n’ont jamais veu ce mot employé que pour une chose qui a véritablement de la grosseur. En parlant d’un Homme riche, on dit aujourd’huy qu’il a un gros Bien. On dit de la mesme sorte un gros Seigneur, comme si le mot de grand estoit condamné, & on ne fait pas de refléxion que ceux à qui cette mode peut estre inconnuë, sont persuadez que c’est d’un gros Homme qu’on veut leur parler. Ce que cette mode a d’insuportable, c’est que dans le dessein de paroistre du bel air, on a si souvent le mot de gros à la bouche, qu’on l’applique mesme à tout ce qui est petit. Rien n’est plus léger que la Gaze, & j’ay veu des Gens dire une grosse Gaze, à cause qu’elle estoit chere. J’ay oüy dire, un gros chaud & un gros froid, pour signifier que l’un & l’autre estoit excessif. En cela on imite en quelque façon les Matelots, qui ont accoûtumé de dire un gros temps, quand ils veulent faire entendre que le temps se met au frais, & que l’on est menacé de pluye. On dit encor, pour dire un bon Homme & un honneste Homme, ce sont les meilleures entrailles d’Homme, &c. Les Etrangers qui voyent les mots écrits, ne doivent-ils pas les prendre à la lettre ; & quand on ignore à quoy on applique ces méchantes manieres de parler, comment peut-on concevoir que de bonnes entrailles d’Homme veulent marquer un Homme sincere ? Joignez à cela, desoler & desolant, dont on se sert en toutes rencontres, sans considérer que la desolation ne convient qu’à ceux qui sont dans les plus grandes disgraces. Comme ces choses n’ont qu’un certain temps, quelle peine n’aura-t-on point à en déchifrer le galimatias, lors qu’on les trouvera écrites, & qu’on ne s’en servira plus en parlant, parce que la mode en sera passée ? Ces sortes de modes ne sont bonnes que pour les Habits. Ils sont usez avant qu’elles changent, & ainsi ils ne sont jamais sujets à blesser les yeux. Y a-t-il rien qui choque plus le bon sens que le mot de violent appliqué à tout, & aux choses mesmes de douceurs, comme celuy de gros aux plus délicates ? Ce que je remarque des uns doit estre entendu des autres, dont je ne dis rien. C’est à quoy il faudroit tâcher de couper cours, comme on a fait au Langage prétieux en le joüant. Si on n’en eust pas étalé le ridicule, il eust insensiblement corrompu la Langue, & on nous diroit encor aujourd’huy qu’une chose seroit furieusement belle, quand on en voudroit exagérer la beauté. Les mots nouveaux sont fort diférens de ceux qui ayant toûjours esté en usage, ne sont proprement que des manieres de parler nouvelles. Un mot nouveau est un mot dont on ne s’est point encor servy dans la Langue, qui est nouveau & par luy-mesme, & pour l’usage auquel on le fait servir, & qui exprimant une chose en une seule parole, épargne la peine de recourir au détour. Destination & impraticable, sont de ce genre. Ce n’est point à moy à décider si ces mots sont bons, & s’ils expliquent assez ce que l’on veut qu’ils fassent entendre ; mais je croy en genéral, que le plus méchant mot nouveau qui expliquera en une seule parole, ce qui sans luy ne pourroit estre entendu que par plusieurs, sera toûjours préferable aux nouvelles manieres de parler dont la plûpart blessent toûjours autant le bon sens que celles que je viens de vous marquer. Il y a une seconde espece de maniere de parler d’autant plus condamnable, que ne signifiant rien, elle ne sert qu’à faire employer des mots inutiles. On peut mettre du nombre de ces mots, il faut voir, il faut sçavoir, & par toute terre. Il est vray que ce n’est guére que par enjoüement qu’on employe les deux premiers ; mais pour l’autre, il se dit presque toûjours dans le sérieux.

[Histoire] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 151-184.

On fait grand tort au beau Sexe, quand on l’accuse d’avoir peu de fermeté dans ses résolutions. L’Histoire qui suit le fera connoistre.

Une jolie Veuve, aimant le monde, & en ayant tous les airs, menoit une vie d’autant plus douce, que ne se faisant aucune affaire de cœur, elle estoit toûjours d’humeur à se divertir, & acceptoit toute sorte de Parties plaisantes, sans songer à autre chose qu’à passer les jours agreablement. Ses manieres engageantes & honnestes luy avoient donné beaucoup d’Amies ; & comme elle estoit aussi spirituelle que bien faite, & que son Bien répondoit à sa naissance, on peut dire qu’elle eust eu fort peu d’Amis, si elle eust voulu soufrir des Amans ; mais la liberté dont le Veuvage la faisoit joüir, luy semblant d’un prix inestimable, elle s’estoit si hautement déclarée contre tout ce qui pouvoit avoir l’air d’engagement, que parler d’amour chez elle, c’estoit assez pour estre banny. Parmy ceux que cette déclaration n’étonna point, un Officier revêtu d’une des plus belles Charges de la Robe, fut un des plus assidus. Il luy donnoit tout le temps dont il pouvoit disposer, & disoit les choses d’une maniere si fine, qu’il estoit toûjours écouté avec plaisir. Il demeura quelques mois dans un état de tranquilité qui plaisoit fort à la Dame. Quelque entretien qu’il eust avec elle, c’estoit l’esprit seul qui y fournissoit. Elle eut pour luy le procedé le plus obligeant, & par les marques d’estime dont elle paya ses complaisances, il luy fut aisé de voir qu’elle n’estoit pas aveugle sur ses bonnes qualitez. Ce fut ce qui le perdit. Il crut avoir assez de mérite pour venir à bout de toucher son cœur, & s’abandonnant à des sentimens d’amour, qu’il n’avoit encor osé se permettre, il s’en trouva tellement remply, que ne pouvant plus en estre le maistre, il fut contraint de se déclarer. Il le fit dans les termes les plus tendres & les plus respectueux ; & en jurant à la Dame qu’il ne vivroit jamais que pour elle, il luy offrit tous les avantages qu’elle pouvoit souhaiter, si sa fortune, qui estoit fort grande, luy paroissoit digne de fixer son choix. La Dame fâchée de se broüiller avec luy, voulut luy aider à raccommoder la chose, & feignant de croire qu’il prenoit plaisir à éprouver si elle estoit ferme dans la résolution de ne plus songer au mariage, elle plaisanta d’abord sur le divertissement qu’il cherchoit à se donner ; mais l’Officier luy réïterant ses offres de son plus grand sérieux, elle prit enfin le sien, & luy fit entendre sans aucun détour, qu’elle cesseroit d’estre visible pour luy, s’il prétendoit se mettre aupres d’elle sur le pied d’Amant. La menace luy fit peur. Il promit de suprimer ce qui déplaisoit, & quoy que de temps en temps il trouvast la Dame seule, il se contraignit si bien, qu’il demeura dans les termes qu’elle luy avoit prescrits. Cependant si sa bouche se taisoit, ses yeux parloient en dépit de luy. Il devint resveur & mélancolique, & le changement de son humeur découvrit bien-tost ce qu’il tâchoit de cacher. La Dame qui avoit sa politique, ne voulut rien voir de ce changement. Elle espera que le temps le guériroit. Aucun de ceux qui venoient chez elle, n’estoit mieux traité que luy, & c’estoit assez pour l’obliger, d’entendre raison. Il l’eust peut-estre enfin entenduë, si pour son malheur un Cavalier fort bien fait ne luy eust donné de la jalousie. C’estoit un de ces Coquets de profession, qui disant ce qui leur plaist, ne pensent rien de tout ce qu’ils disent. Il sçeut de quel caractere estoit la Dame, & trouvant qu’il luy seroit glorieux de venir parler d’amour dans un lieu, où les mieux reçeus n’avoient pas ce privilege, il s’introduisit chez elle, luy conta mille douceurs, & dés la premiere fois se déclara son Adorateur. Tout ce qu’il disoit estoit remply d’enjoüement, & cet enjoüement empeschant de croire qu’il eust dessein de persuader, il eust falu sçavoir peu le monde pour se fâcher de son badinage. La Dame que le mot d’amour épouvantoit, voulut l’obliger à s’en défaire, mais il luy soûtint qu’aimer autrement les Belles, c’estoit peu les estimer, & quelque peine qu’elle eust à soufrir ce terme, il falut enfin qu’elle s’en accommodast. Ce qu’il y avoit de particulier, c’est qu’il ne cherchoit jamais le teste à teste pour l’entretenir de son prétendu amour. Il s’en expliquoit devant tout le monde, & cela n’aidoit pas peu à faire connoistre que c’estoit un jeu d’esprit où le cœur ne prenoit aucune part. Quoy qu’il fust peu assidu, l’Officier ne laissa pas de se chagriner de ses visites. Le langage qu’il parloit luy estoit insuportable. Il s’attachoit aux paroles sans examiner le ton, & jamais commerce étably sur de vrays soins, ne fit naître plus d’alarmes. Sa raison avoit beau luy faire voir que les airs badins du Cavalier, rendoient ses douceurs sans conséquences. Il prétendoit qu’en feignant de badiner, on accoûtumoit insensiblement les Gens à écouter des protestations de tendresse, & préoccupé de ce sentiment, il s’abandonna si fort à sa jalousie, qu’il fit mille plaintes à la Dame des libertez qu’elle laissoit prendre à son Rival. La Dame qui n’estoit pas faite pour les remontrances, luy dit d’un air assez froid, qu’il s’y prenoit mal pour faire bannir le Cavalier ; que soit qu’elle fust bien aise de s’en voir aimée, soit qu’en l’écoutant elle cherchast à s’en divertir, il suffisoit que ses visites luy plussent pour les recevoir toûjours agreablement, & que se mesler de luy donner des leçons, ce n’estoit pas le moyen de luy faire changer de conduite. Deux ou trois Personnes qui survinrent, empescherent que la conversation ne continuast. Il se passa quelque temps sans que l’Officier osast témoigner son désespoir ; mais s’il cessa de se plaindre, il ne cessa pas d’estre jaloux, & par conséquent de se rendre haïssable. Si-tost que le Cavalier entroit, c’estoit un chagrin qu’il ne pouvoit déguiser. Il ne parloit plus, & à l’humeur noire qui le saisissoit, on remarquoit aisément que son silence venoit de sa jalousie. La Dame qu’il commençoit à importuner, résolut d’y donner ordre. Voicy pour cela l’occasion qu’elle prit. Il y avoit trois semaines que le Cavalier estoit en Province, où quelques affaires l’avoient appellé. L’aimable Veuve que son absence inquiétoit peu, n’en passoit pas moins d’agreables heures. Elle voyoit ses Amis, cherchoit les plaisirs à son ordinaire, & l’Officier que l’éloignement de son Rival avoit délivré d’un objet fâcheux, paroissoit guéry de ses visions, quand estant un jour entré dans la Chambre de la Dame, qui achevoit une Lettre dans son Cabinet, il en trouva une sur la Table, que ce jour-là mesme elle avoit reçeuë du Cavalier. Il luy écrivoit du mesme stile dont il se servoit en luy parlant ; & comme elle n’avoit pas dessein d’en faire mistere, elle avoit crû de peu d’importance de l’abandonner aux Curieux. L’Officier la prit, & leut ces Paroles.

N’appréhendez rien pour mes soûpirs. Ils sçavent trop bien leur chemin pour s’égarer, & je leur ay si bien appris la route qu’il faut qu’ils tiennent, qu’ils arrivent toûjours seûrement où je les envoye. Il ne s’agit seulement que de leur faire une meilleure reception, & de ne les pas faire attendre longtemps à la porte. Le moindre petit soûpir dépesché vers eux de vostre part, leur feroit merveilleusement bien les honneurs de chez vous ; & de bonne foy, quoy que vous croyiez peut-estre qu’ils sont peu timides, ils auroient assez besoin d’un semblable Conducteur pour s’introduire avec moins de crainte. Ce n’est pas là vous obliger à grande dépense, & vous ne sçauriez, ce me semble, les recevoir à moindre frais ; mais pour leur malheur, vous estes avare, & je crains bien que vous ne logiez quelquefois ces pauvres soûpirs fort mal à leur aise. Il est vray qu’ils ne sont pas trop fatiguez, quoy que le voyage soit assez long, & qu’ils l’ayent fait tout d’une haleine. Ils volent vers vous aux moindres ordres de mon cœur, & partent toûjours sans qu’ils se fassent prier. Il y en a mesme de tous prests, selon les occasions, à se relayer les uns les autres, & jamais soûpirs ne furent de meilleure volonté, ny plus propres à s’acquiter des commissions dont ils sont chargez. Si vous leur vouliez donner audience, chacun a son message à vous faire. Celuy-cy vous apporte des nouvelles de l’attachement que j’ay pour vous. Celuy-là vous doit rendre compte du chagrin que me cause vostre absence, & ainsi du reste. Mais il y en a toûjours quelqu’un parmy eux qui a l’adresse de se détacher des autres, & qui furete par tout sans estre apperçeu, pour m’avertir de ce qui se passe. Il tâche mesme le mieux qu’il peut à se glisser dans vostre cœur, quoy que l’entrée luy en paroisse assez difficile. Il y employe tout ce que la ruse a pû luy apprendre, depuis qu’il fait le mestier de soûpir. Comme il voudroit bien se faire écouter, il prend un ton des plus tendres ; mais grace à la dureté de vostre cœur, c’est du temps perdu, & Dieu sçait comme il fait mal sa cour aupres de moy, quand je découvre qu’il a si peu fait la mienne aupres de vous. Il a beau dire. Il suffit qu’il ne me rapporte pas un soûpir de vostre part. Je le querelle d’importance, & j’en dépesche aussitost un autre encor mieux escorté, que j’instruis tout de nouveau, & qui semble me répondre de mieux réüssir. Je ne sçay si à la fin leur négotiation ne sera point plus heureuse. J’attens de leurs nouvelles à tous momens avec grande inquiétude, mais je ne puis assez vous le dire.

 Recevez mieux leur doux message.
Ils vous diront toûjours ce qui se passe en moy.
Vous pouvez sans façon écouter leur message,
 Iris, ils sont de bonne foy.
Mon cœur de ses secrets les fait dépositaires,
 Sur eux il peut se reposer,
 Et dans leurs tendres ministeres,
Ce ne furent jamais Témoins à récuser.

Cette Lettre fit retomber l’Officier dans ses premieres foiblesses. Quand il estoit entré chez la Dame, on luy avoit dit qu’elle écrivoit. Il s’imagina que c’estoit au Cavalier, & cette pensée le laissa si peu maistre de luy-mesme, qu’aussi-tost qu’elle parut, il l’accabla de reproches. La Dame ravie qu’un pareil emportement autorisast la rupture, luy dit sans trop s’émouvoir, que puis que l’amour du Cavalier le blessoit, il feroit fort sagement de renoncer à la voir, parce que n’estant plus d’humeur à se contraindre, elle avoit fort résolu de faire éclater à son retour l’intelligence qu’il ne connoissoit encor qu’imparfaitement. Elle tint parole, & le Cavalier fut à peine revenu, que luy apprenant la bizarre jalousie de l’Officier, elle le pria de la voir assiduement, afin que le rencontrant toûjours, le dépit qu’il en auroit le forçast à déserter, & la défist d’un Extravagant qui ne la voyoit que pour luy faire des plaintes. Le Cavalier reçeut cet ordre avec joye, & fut ponctuel à l’executer. Ainsi l’Officier ne venoit plus chez l’aimable Veuve qu’il n’y trouvast ce fâcheux Rival, ou qu’il ne survinst un moment apres. Jamais Jaloux n’eut tant à soufrir. La Dame & le Cavalier estant de concert pour joüir de ses chagrins, plus il en faisoit paroistre, plus l’un & l’autre estoit enjoüé. Ils se faisoient un plaisir de toutes ses peines, & leur belle humeur le mettant au désespoir, il jura vingt fois en quittant la Dame qu’il ne la verroit jamais, & vingt fois l’amour le ramena malgré luy. Enfin apres avoir éprouvé pendant deux mois tout ce qu’un Rival favorisé fait soufrir de plus cruel à un Amant malheureux, il s’arma d’une si forte résolution, qu’il rompit entierement. La Dame qui n’avoit rien souhaité avec plus d’ardeur, rendit grace au Cavalier de la complaisance qu’il avoit euë, de luy marquer de l’empressement quand les apparences luy en avoient esté necessaires ; & par reconnoissance de la contrainte qu’il avoit bien voulu s’imposer, elle luy permit d’estre quinze jours sans la revoir. Apparemment elle devinoit que le Cavalier ne prendroit pas ce party. En effet, il s’estoit si bien accoûtumé au tour d’esprit & aux manieres engageantes de la Dame, que l’habitude de luy conter des douceurs tourna pour luy en necessité. Le plaisir qu’il y trouvoit luy estant sensible, il s’examina sur ce plaisir, & à force de luy avoir dit qu’elle estoit aimable, il s’en reconnut veritablement charmé. Son cœur ne luy eut pas plûtost appris cette verité, qu’avec sa liberté ordinaire il en instruisit la Dame. Quoy qu’il luy jurast que c’estoit tout de bon qu’il luy parloit, elle ne voulut point démesler si la délaration estoit sérieuse. Le Cavalier luy ayant le lendemain, non seulement tenu le mesme langage, mais protesté qu’il seroit ravy de luy témoigner en l’épousant qu’il n’y avoit qu’elle qui pust faire son bonheur, elle rougit, demeura toute interdite, & se contenta de le prier d’estre sage sans qu’elle eust la force de se fâcher. Ce fut-alors qu’elle examina son cœur à son tour. Cet examen ne servit qu’à luy apprendre combien il est dangereux de hazarder une feinte passion avec un Homme digne d’estre aimé. Elle sentit qu’il ne seroit pas en son pouvoir de bannir le Cavalier de chez elle comme elle en avoit banny l’Officier, & se défiant de sa foiblesse s’il continuoit à luy parler sérieusement, elle luy osta toutes les occasions du teste à teste qu’il commençoit à chercher. Elle fit plus. Elle sortit fort souvent pour en recevoir de moins fréquentes visites ; mais cette contrainte augmentant le mal qu’elle croyoit affoiblir, elle résolut d’y employer un plus seûr remede. Elle estoit alliée d’une Maison qui luy donnoit beaucoup de crédit aupres des Puissances, & le Cavalier ayant du service, elle obtint pour luy sans qu’il en sçeust rien, un Employ considérable qui l’éloignoit de Paris. Jugez de la surprise qu’il eut en recevant l’expédition d’une chose qu’il n’avoit point demandée. Il alla trouver la Dame, luy parla du Poste qu’on luy avoit destiné, & pour luy prouver que l’ambition ne pouvoit rien sur son cœur depuis que l’amour s’en estoit rendu le maistre, il l’assura qu’il renonçoit à l’Employ, & qu’il estoit incapable d’accepter, ce qui devoit le séparer d’elle. Ce sentiment obligeant ne put ébranler la Dame. Plus il luy fit voir de veritable tendresse, plus il l’affermit dans le dessein de remedier au désordre de son cœur par l’éloignement du Cavalier. Elle luy apprit qu’ayant cherché de tout temps à rendre service à ses Amis sans qu’ils l’en sollicitassent, elle avoit fait demander l’Employ dont il se plaignoit, qu’il ne pouvoit luy donner de plus fortes marques de son estime, qu’en voulant bien luy devoir le commencement de sa fortune ; qu’elle tâcheroit de l’augmenter, quand l’occasion s’en offriroit ; & que ne pouvant répondre à sa passion, elle n’avoit rien trouvé de plus propre à l’en guérir, que de luy rendre l’absence d’une necessité indispensable. Le Cavalier résista longtemps. Il luy protesta cent fois qu’il n’estoit point de fortune qu’il considérast s’il falloit se priver d’elle, & la conjura dans les termes les plus tendres, de disposer de l’Employ qu’elle avoit brigué pour luy ; mais il eut beau faire. Elle voulut absolument qu’il partist, & luy fit si bien comprendre que la connoissance qu’elle avoit de son amour l’obligeroit à ne le plus voir, qu’il fut enfin contraint d’obeïr. Il la quita apres les adieux les plus touchans, & dans son malheur il eut la joye de connoistre que ce n’estoit pas sans se faire violence qu’elle consentoit à son départ. On m’a appris qu’ils entretiennent commerce de Lettres. Il n’y a rien de plus dangereux entre Gens qui s’aiment. Si le Cavalier vient à bout par là de fléchir la Dame, je vous instruiray de ce changement.

Chanson §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 184.

Je vous envoye à mon ordinaire, une Chanson d’un grand Maistre. Il me seroit inutile de rien dire davantage à une Personne qui s’y connoist aussibien que vous.

CHANSON.

Avis pour placer les Figures : la Chanson qui commence par Tu m’as promis cent fois, doit regarder la page 184.
Tu m’as promis cent fois,
Que tu viendrois seulete
Dancer dessus l’herbete
Avec moy dans nos Bois.
Ah, ah, viens donc, ma Bergere,
Nous n’avons que trop attendu ;
Songe qu’un plaisir qu’on difere,
Souvent est un plaisir perdu.
images/1681-03_184.JPG

[Réponse à ce qu’un Cavalier avoit dit] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 185-189.

J’adjoûte la Réponse d’une Dame à ce qu’avoit dit un Cavalier, que la Poësie n’estoit qu’un jargon d’amour, & que le cœur avoit bien moins de part que l’esprit à toutes les protestations qu’on faisoit aux Belles, quand on s’expliquoit en Vers. Ceux-cy sont du Fils d’un Auditeur des Comptes de Dijon, qui a répondu au nom de la Dame.

REPONSE A DAMON.

Quand on est comme vous Favory d’Apollon,
On peut joindre aisément l’esprit avec la rime ;
Mais si j’ose rimer, je crois commettre un crime,
Moy qu’on ne vit jamais dans le sacré Vallon.
Cependant je me sens dans une peine extréme,
Vostre Muse, Damon, a brillé dans vos Vers ;
Et s’il faut à mon tour luy répondre de mesme,
Je risque en le faisant, de parler de travers.
Je veux vous mettre mal avec tout le Parnasse,
Vous faire des Neuf Sœurs encourir la disgrace,
Et vous voir en querelle avecque le bon sens.
Quoy donc ? vous appellez un jargon d’amourette,
Ce qui fait en tout lieu, ce qui fait en tout temps
Le langage des Dieux, & celuy des Amans ?
Sçachez que pour parler de sa flâme secrete,
L’Art de la Poësie est d’un tres-grand secours ;
Que l’esprit inspiré d’une Muse discrete,
Trouve pour s’exprimer mille charmans détours.
Tel ainsi bien souvent expliquant sa tendresse,
Sçait fléchir en amour le cœur d’une Maîtresse,
Qui malgré tous ses soins & son empressement,
Ne le toucheroit point, s’il parloit autrement.
Voyez si de Tyrcis je ne suis pas charmée,
Quand par les doux transports de sa Muse animée
Il vient me raconter son bonheur sans égal,
Ou se plaindre des maux que luy cause un Rival.
Damon, en amitié je vous crois fort-habile,
Mais sans-doute l’Amour vous est fort peu connu,
C’est luy qui donne aux Vers un tour tendre & facile,
Sans luy, pour engager, l’esprit est inutile.
Si jusqu’à l’écouter vous estiez parvenu,
Bientost en sa faveur vous seriez prévenu.
Mais quelle est mon erreur ? en voyant vostre stile,
Ne dois-je pas sçavoir que l’Art de bien rimer,
Vous n’avez pû, Damon, l’apprendre sans aimer ?

[Mariage de M. le Duc de S. Aignan] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 213-226.

Le Roy déclara ces jours passez le Mariage de Mr le Duc de S. Aignan, avec Mademoiselle de Rancé. Elle avoit esté élevée aupres de feu Madame la Duchesse de S. Aignan, qui l’aimoit avec beaucoup de tendresse, & la traitoit avec une grande distinction. Des raisons de Famille avoient obligé feu Madame de Rancé sa Mere, à la mettre aupres de cette Duchesse, & à cacher son veritable nom sous celuy de Lucé. Elle joüit de la Terre de Rancé, Maison noble & ancienne, prés de Chastillon sur Indre, dont les Armes sont de gueules au chef d’or, chargé d’un Lion passant d’azur. Cette nouvelle Duchesse est fort agreable, a beaucoup d’esprit, & s’est toûjours fait fort estimer par sa pieté & sa vertu. Le Mariage se fit à la Ferté S. Aignan au commencement du mois de Juillet dernier, & elle est présentement dans le neuviéme mois de sa grossesse. Comme la Lettre que Mr de S. Aignan a écrite à Sa Majesté le 15. de celuy-cy, a esté vûe de plusieurs Personnes, & que ce grand Monarque, qui connoist le zele & la fidelité de ce Duc, aussibien que son mérite, s’est donné la peine de la lire luy-mesme aux principaux de sa Cour, j’ay crû la devoir donner icy.

LETTRE DE Mr LE DUC DE S. AIGNAN, AU ROY.

SIRE,

Que les Sujets sont heureux, qui vivent sous le Regne d’un Monarque juste, puissant, victorieux, & dont les grandes qualitez attirent l’admiration de toute la Terre ! Mais, SIRE, que les Domestiques de Vostre Majesté sont bien encor plus fortunez, puis qu’ayant l’honneur d’approcher de sa Personne sacrée, ils peuvent voir de plus pres ses lumieres, les bien considérer quoy qu’ils en soient ébloüis, & luy voyant joindre des bontez si tendres avec un pouvoir infiny, ils trouvent dans la majesté d’un Grand Roy le meilleur de tous les Maistres ! C’est, SIRE, parce que j’en suis bien persuadé, que je prens la liberté de luy rendre compte de la plus importante affaire de ma vie. Je sçay, SIRE, qu’à parler sincérement, je ne sçaurois estre tout-à-fait excusable d’une faute que j’ay commise. Je devois, malgré les raisons qui vont sans doute la diminuer de beaucoup, me tenir plus exactement dans les formes, & donner lieu à la justice de V.M. d’approuver avant l’exécution de mon dessein, ce que je croyois bien qu’Elle approuveroit en suite ; mais, SIRE, le plus solide esprit du monde peut-il raisonner toûjours également ; & quand on a comme moy le cœur tres-sensible à la gloire, & assez tendre pour l’amour, souffre-t-on patiemment de voir la premiere outragée, & l’autre sans espérance ? V.M. SIRE, à laquelle j’avois osé en faire mes justes plaintes à son voyage de Fontainebleau, sçait bien avec quelle douleur je pris congé d’Elle, & avec quel desespoir je vis Mademoiselle de Saumery, que je n’avois pas moins esperée que desirée, en la possession d’un autre, par un mariage fait en si peu de jours. Ce ne fut pas avec ce seul déplaisir que j’allay voir mes Terres. V.M. SIRE, a connu tous ceux qu’on y a adjoûtez, & son incomparable bonté y a fait apporter tous les remedes que je pouvois raisonnablement desirer ; mais l’effet en ayant cessé, la cause n’en estoit pas effacée. Une raison bien plus forte s’y joignit encore. Le Ciel acheva de vaincre ce que les raisons de la Terre combatoient déja avec peu de succés, & la vigueur de mon tempérament venant à se joindre aux chagrins de mon esprit, je ne crûs pas qu’il fust en mon pouvoir de vivre bien longtemps comme j’avois fait depuis six mois ; & craignant d’estre contraint d’offencer Dieu, je jettay les yeux sur une Demoiselle que par des raisons de Famille feuë Madame de Rancé sa Mere avoit mise dés l’âge de cinq ans aupres de ma Femme dans un rang bien au dessous de sa naissance ; d’une Fille que plus de quinze ans avant sa mort, feue ma Femme qui la connoissoit parfaitement, & qui l’aimoit avec tendresse, m’avoit souhaitée si je venois à la survivre ; de qui la pieté est exemplaire, la vertu solide, l’esprit doux & agreable, le naturel tendre : Et V.M. SIRE, va connoistre sa modération ; d’une Personne connuë & estimée de moy depuis plus de vingt ans, de qui l’esprit est meûr, & qui en passant trente, n’est plus susceptible de ces legeretez qui emportent quelquefois la grande jeunesse, apres s’estre longtemps formée sur un modelle plein de vertu ; d’une Fille que j’ay eu peine à résoudre à me donner la main, de crainte que son choix ne me nuisist aupres de V.M. ; qui a si peu d’ambition & tant de modestie, que quand elle auroit pû espérer les honneurs du Louvre, elle auroit demandé à genoux à V.M. de ne les luy pas accorder ; qui l’assure par moy qu’elle n’y veut jamais prétendre, & qui bien loin de vouloir faire la Belle-mere de Monsieur & Madame de Beauvillier, & de Monsieur & Madame de Livry, ne veut que les estimer, les honorer, & vivre avec eux comme auparavant ; qui ne veut songer enfin qu’à me rendre la vie agreable, & par sa complaisance & par ses soins pour mon ménage, & qui veut trouver toute sa felicité dans l’établissement de la mienne. Ce fut, SIRE, le 9. de Juillet dernier que ce Mariage se fit à la Ferté S. Aignan, avec toutes les formes necessaires, & toutes les cerémonies de l’Eglise. Le Ciel le benit incontinent apres par sa grossesse, & le temps de ses couches m’a pressé mesme d’en informer V.M. comme je prens la liberté de faire aujourd’huy. On connoist, SIRE, le Nom & les Armes de Rancé, celuy de Lucé qu’elle portoit n’estant pas le sien, & elle joüit paisiblement de cette Terre. La lâche envie de ceux qui ont fait pour elle une Genealogie ridicule qui la fait sortir des plus grands Princes du Monde, a eu pour eux dans la verité un succés encor plus ridicule que ce qu’ils en avoient inventé. Elle n’est donc, SIRE, ny d’une naissance à me faire beaucoup d’honneur, ny d’un rang à me causer aucune honte. Ceux qui malgré leur merite & leurs dignitez, ont épousé des Femmes dont la seule vertu & la beauté faisoient toute la noblesse, n’ont pas laissé de les voir vivre dans le monde avec beaucoup d’éclat. Celle-cy ne demande que l’obscurité, quoy qu’il n’y en ait point dans sa Race. J’ose donc me persuader, SIRE, que je ne seray blâmé de V.M. que pour avoir esté un peu trop viste, & non pour avoir couru mal à propos. Si pourtant quelque chose luy a déplû en cette occasion, je luy en demande pardon avec une soûmission égale au zele avec lequel je suis toûjours,

SIRE,

DE V.M.

Le tres-humble, tres-obeïssant & tres-fidelle Sujet & Serviteur, Le Duc de S. Aignan.

[Traduction d’une Ode de l’Horace] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 232-235.

L’Ode d’Horace que je vous ay envoyée depuis quelques mois de la Traduction de Mademoiselle de Castille, a donné lieu à une jeune Personne de son Sexe, d’essayer le talent qu’elle a pour la Poësie, en traduisant la 33. Ode du premier Livre de ce mesme Autheur. Cette jeune & spirituelle Personne s’appelle Mademoiselle de Ramié. Elle est de Marseille, tres-bien faite, & d’un mérite qui luy fait rendre justice par tous ceux qui la connoissent.

TRADUCTION DE
l’Ode d’Horace, qui commence par Albi ne doleas, &c.

Cesse de t’affliger des rigueurs de Glycere,
Ne te plains plus que cette ame sans foy
Par caprice préfere
Un Galant plus jeune que toy.
***
Licoris que son front fait paroistre si belle,
Brûle d’une flâme immortelle
Pour le jeune Cyrus, tandis que cet Ingrat
Adore une Cruelle
Qui n’en fait nul état.
***
Avant que de ses belles levres
Il reçoive un baiser tendre & délicieux,
On verra les Loups furieux
S’associer avec les Chevres.
***
Tel est le plaisir de Cypris ;
Elle aime à voir brûler des mesmes flâmes,
Par un jeu rigoureux, les ames
De mérite inégal, & de diférent prix.
***
Pour moy, je m’obstinois à languir pour Myrtale,
Plus mutine cent fois que les flots de la Mer,
Dans le temps que j’estois sollicité d’aimer
Par les yeux d’une Dame en beauté sans égale,
Qui voulait estre sa Rivale.

[Discours sur l’Histoire Universelle] [Origine de l’Imprimerie Royale du Louvre] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 240-246.

On ne parle depuis quelques jours que d’un Livre nouveau fait par Mr l’Evesque de Condom. Il est adressé à Monseigneur le Dauphin. Je ne dis pas dédié, car il n’y a point d’Epistre. Il l’adresse seulement à ce Prince qu’il apostrophe en beaucoup d’endroits. C’est une maniere nouvelle dont on s’est servy depuis quelque temps dans ces sortes d’Ouvrages qui semblent estre faits exprés pour l’instruction des Princes. Ce Livre est intitulé, Discours sur l’Histoire Universelle, pour expliquer la suite de la Religion, & les changemens des Empires depuis le commencement du monde jusqu’à Charlemagne. Ce n’est qu’une premiere Partie. Je ne prétens point vous en faire le détail. Je le laisse à d’autres qui s’en acquiteront mieux que je ne ferois ; mais vous pouvez juger par son Titre de ce qu’il contient, & combien peut estre utile une chose d’une aussi grande étenduë, traitée par un aussi habile Homme que l’est Mr de Condom. Je croy vous devoir seulement dire apres luy, Que cette maniere d’Histoire Universelle est à l’égard des Histoires de chaque Païs & de chaque Peuple, ce qu’est une Carte genérale à l’égard des Cartes particulieres. Dans les Cartes particulieres vous voyez tout le détail d’un Royaume, ou d’une Province en elle-mesme. Dans les Cartes universelles vous apprenez à situer ces Parties du Monde dans leur tout. Vous voyez ce que Paris ou l’Isle de France est dans le Royaume, ce que le Royaume est dans l’Europe, & ce que l’Europe est dans l’Univers.

Ce Livre se vend chez Sebastien Mabre-Cramoisy Imprimeur du Roy, & Directeur de l’Imprimerie Royale du Louvre, établie par les soins de Mr le Cardinal de Richelieu en l’année 1640. Le feu Roy en donna d’abord la Direction au Sieur Sebastien Cramoisy son Imprimeur ordinaire, auquel a succedé dans le mesme Employ le Sr Sebastien Mabre-Cramoisy son Petit-Fils, qui travaille sous les ordres de Mr Colbert, ce grand Ministre prenant soin de ce qui regarde cette Imprimerie, comme Surintendant des Bâtimens, & Protecteur des Arts. C’est là qu’on a imprimé tous ces beaux Ouvrages qui font l’ornement des Bibliotheques, les Conciles, la Bible, l’Histoire Bizantine, & tant d’autres, & nouvellement tous ces grands Livres de Figures dont je vous ay parlé dans quelqu’une de mes Lettres. On y imprime présentement, aux despens du Roy, le huitiéme Volume des Annales Ecclesiastiques de France du Pere le Cointre, qu’il avoit achevé peu de temps avant sa mort. Les sept autres y sont déja imprimez. Ainsi ce seront huit Volumes infolio en Latin, que contiendra cet Ouvrage, qu’on peut regarder comme un des plus considérables qui ait paru de nos jours. Il y travailloit depuis vingt ans. J’adjoûte à ce que je vous ay dit de ce grand Homme au commencement de cette Lettre, qu’il estoit de Troyes ; qu’il est entré jeune dans les Peres de l’Oratoire, où il a professé quelques années les Humanitez avec applaudissement ; & que l’application qu’il s’estoit donnée pour acquérir une entiere connoissance de l’Histoire, l’y avoit rendu si éclairé, que Mr Colbert qui l’honoroit de son amitié, s’est servy de luy dans toutes les occasions où il a esté necessaire pour les Affaires de l’Etat de foüiller dans l’Antiquité, & de consulter l’Histoire. Il a vescu soixante & dix ans.

[Divertissemens du Carnaval de Venise] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 247-261.

Le Mercredy 4. du dernier mois, on vit à Venise la Cerémonie de l’Entrée d’un Procurateur de S. Marc. Il la fit accompagné de vingt-quatre Procurateurs vestus d’une Robe de Velours rouge, & suivy de deux cens Sénateurs habillez chacun d’une Robe de Damas de cette mesme couleur. Les Marchands dont les Boutiques estoient dans les Ruës par où il passa, les avoient ornées à l’envy les uns des autres. Tout brilloit par tout, & jusqu’aux Perles & aux Diamans, rien n’y avoit esté épargné. Au sortir de la Ruë de la Mercy, il entra dans la Place qui estoit parée tout-à-l’entour de magnifiques Tableaux. On y avoit dressé un tres-beau Berceau, qui conduisoit à S. Marc, où l’on celébra la Messe en cerémonie.

Le 14. du mesme mois, on fit combatre un Taureau contre des Dogues. Le Taureau estoit attaché à un Anneau passé dans une grande corde, qui s’étendoit d’un bout de la Place à l’autre. Il y eut plusieurs Personnes blessées. A ce Combat succeda celuy d’un Ours, qui fut plus fort que les Dogues. Monsieur le Duc de Mantouë, Mr le Chevalier de Soissons, Mrs les Ambassadeurs, & plusieurs Etrangers de qualité, estoient conviez à ce Spéctacle. Le Doge le fit réïterer dans son Palais le Dimanche gras. Ce mesme jour on coupa la teste à trois Bœufs vifs dans la Place, & ensuite on vit une chose tres-surprenante. Un Homme qui monta l’année derniere sur un Cheval par le moyen d’une corde, depuis le bord de la Mer jusques au haut du Clocher de l’Eglise de Saint Marc, plus élevé que ne sont les Tours de Nostre Dame de Paris, y a monté celle-cy dans une Barque ou Gondole découverte. Il estoit debout sur le derriere, à la maniere de ceux qui conduisent les Gondoles dans Venise, & avoit un Aviron qu’il remuoit comme s’il en eust ramé. Au milieu du chemin qu’il fit sur cette corde, il s’arresta, quitta le derriere de sa Barque, & ayant mis bas son Aviron, il dépoüilla sa chemise pour en prendre une autre. Chacun trembloit de frayeur, lors qu’il estoit intrépide. Ce changement de chemise fait, il reprit son premier poste, monta jusques au Clocher, dans lequel il descendit, & de là sur une Echelle de corde, il s’éleva jusque sur la pointe de la Pyramide, où l’on ne sçauroit aller que par dehors. Là, il se mit droit sur les épaules d’un Ange de bronze qui est placé au dessus de la Pyramide, & ou à cause de la haute élevation, il ne parut grand que d’une coudée. Il y avoit une corde au pied de cet Ange, sur laquelle il devoit descendre par dessus toute la Place de S. Marc jusque dans la Mer, mais elle se trouva trop moüillée de la pluye pour pouvoir couler dessus. Ainsi il se contenta de batre une Enseigne qu’il avoit portée, apres quoy il revint dans le Clocher, d’où ayant volé sur une autre corde jusques en bas vers une Galerie du Senat, où estoit le Doge, il luy présenta un Bouquet de Fleurs. Il avoit des aîles attachées aux deux épaules, avec lesquelles il sembloit avoir volé, tant il y eut de rapidité dans cette descente.

Il y a eu beaucoup d’autres Divertissemens ce Carnaval dans cette superbe Ville. J’attens à vous en parler que j’aye reçeu les Opéra que l’on me promet. On en a veu sur quatre Theatres. Joignez à cela deux Theatres de Comédiens, un de Bamboches en Musique, & un autre où l’on représentoit moitié en Musique, moitié en Recit. Tous ces Theatres estoient ouverts tous les jours ; & comme il y en avoit à diférent prix, chacun trouvoit à se satisfaire. Les Lieux où l’on jouë sont tres-spatieux. Rien n’est plus beau ny plus magnifique que le Theatre de S. Jean Chrysostome, qui est tres-profond, & autour duquel on voit trente-cinq Loges à chaque rang. Les Décorations sont d’une hauteur & d’une longueur surprenante, & les Perspéctives admirables. Il n’y a que deux Femmes, ou trois tout au plus, qui chantent aux Opéra, mais ce sont des voix fortes, douces, & qu’on a raison de nommer divines. S’ils avoient des Basses, leur Musique seroit quelque chose de parfait. On est charmé de leur Symphonie, mais ils n’ont ny Ballets, ny Violons, ny Flûtes douces. Au lieu de Machines, ce sont de grandes & somptueuses Décorations. Ainsi à l’Opéra de Crésus, qui est un de ceux de cet Hyver, il y avoit des deux costez du Palais du Roy, soixante degrez pour y monter, & ces degrez estoient ornez par tout de Statuës sur des Piédestaux. Cela faisoit un tres-bel effet. Les Loges ne se loüent pas comme en France. Elles sont à des Familles qui s’en accommodent souvent avec d’autres, & qui en payent une certaine somme tous les ans, outre le premier prix de l’achapt. Tout le monde prend des Billets pour entrer. Ceux qui ont des Loges payent l’ordinaire. Ceux qui n’en ont point, vont au Parterre, & loüent un Siege qui leur est fourny à bon marché. Les honnestes Gens y vont librement. D’ailleurs, l’ordinaire est d’aller masqué aux Spéctacles, c’est à dire avec un Habit de Ville ou une Robe de Chambre, & un petit Masque. On a grand égard pour tous ceux qui sont masquez. Cela est permis tout le Carnaval. Pendant ce temps on va tout le jour en masque. Le concours en est fort grand dans la Place de S. Marc. Les Ambassadeurs & autres Personnes de qualité, y vont selon la coûtume. L’apresdînée on va aussi masqué aux Convents des Religieuses. On entre dans les Parloirs. On y cause, on y mene les Violons, on y dance ; & comme cela est fort divertissant, beaucoup y viennent dans le seul dessein de voir les Masques. Quand la nuit approche, il y a un Lieu ouvert pour le Jeu. On y va aussi masqué, & les Etrangers n’y peuvent aller que pendant le Carnaval. On y trouve vingt Bureaux diférens, pour joüer si gros & si petit jeu qu’on veut, & tout cela sans dire un seul mot. C’est quelque chose de fort difficile à concevoir que ce grand silence. Les Religieux dans leurs Dortoirs ne sont pas plus paisiblement que dans des Lieux d’Assemblée. Tout le monde y est masqué, & comme on porte grand respect aux Masques, on leur laisse toute liberté de se divertir. Outre cela, il y a souvent des Festins le soir. C’est là que viennent les plus belles Courtisanes. Il s’en fait d’autres où l’on ne voit que des Gentildonnes. Le 17. qui estoit le Lundy gras, il y eut dans la Place de S. Marc une Mascarade, qui satisfit fort les Spéctateurs. C’estoient Gens de qualité, la plûpart François, déguisez en Diables.

[Lettre en Vers de Daphnis à Iris] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 271-280.

Je vous envoye deux Lettres en Vers, qui vous feront souhaiter que je reçoive souvent de petits Ouvrages de cette nature. On m’assure que celuy-cy aura de la suite, & je croy, Madame, que cette assurance vous réjoüira. Il faut cependant vous dire ce qui a donné occasion à ces Vers. Un Cavalier & une fort aimable Personne, ont fait une liaison de cœur, la plus sincere qui se puisse imaginer ; mais ce qu’il y a d’assez extraordinaire, c’est qu’ils y ont admis l’un & l’autre un Confident, à qui ils se sont accoûtumez à ne rien cacher. Ce Confident qui connoist leur mutuelle tendresse, est le témoin des innocentes protestations qu’ils s’en font, & loin de chercher à la détruire, il prend interest à l’entretenir. Il a l’esprit fin & délicat, quoy que Philosophe, la conversation douce & insinuante, & une mélancolie agreable, qu’on préfereroit volontiers à l’enjoüement. Rien ne luy paroist si digne d’amour que la Belle dont son Amy est charmé. S’il avoit à aimer, ce seroit elle qu’il aimeroit, mais il la regarde comme une Personne à laquelle il ne peut rien prétendre sans une espece de crime, & à force de la regarder ainsi, il vient à bout de l’entreprise qu’il a faite de ne l’aimer point. Comme il n’ose suivre les mouvemens de son cœur en faveur de la seule Personne qui luy semble aimable, il est tombé dans une fort grande indiférence, & c’est en vain qu’elle luy est reprochée par une autre Belle, qui auroit ses raisons pour vouloir qu’il en sortist. Cependant il a toûjours un panchant assez tendre pour celle dont il est le Confident, & il n’a pû s’empêcher de luy en donner des marques, en luy envoyant ces Vers.

DAPHNIS A IRIS.

Iris, n’avez-vous point de peur
Que je ne quitte enfin cette longue paresse,
Où mon cœur se repose avec tant de langueur ?
Quel ennuy pour un jeune cœur,
Que de n’avoir point de tendresse !
***
Vous tenez cependant le mien
Dans une espece d’esclavage.
Pourquoy le gardez-vous, s’il ne vous sert à rien ?
Ce n’est pas m’en servir, que d’avoir en partage
Le seul droit de vous estimer ;
Je n’en puis faire un bon usage,
Si je ne m’en sers pour aimer.
***
C’est dequoy pres de vous on est bien-tost capable,
On ne résiste guére à de si doux appas ;
Mais je suis seul, qui vous trouvant aimable,
Ose bien ne vous aimer pas.
***
Ah ! si par la je pouvois vous déplaire,
Si ce sincere aveu vous mettoit en couroux,
Iris, vous appaiseriez-vous,
Quand je vous dirois le contraire ?
***
Vous ne me semblez pas craindre trop ce retour ;
Mais pour m’estre longtemps défendu de l’amour,
Croyez-vous que ses traits ne puissent plus m’atteindre ?
Il se moque de tous nos soins,
Et c’est quand on le craint le moins,
Qu’il est souvent le plus à craindre.
***
Si vous n’appréhendez vostre propre beauté,
Ayez du moins quelques alarmes,
Que je n’engage ailleurs ma liberté.
Les Belles avec tous leurs charmes
N’ont pas toutes de la fierté.
***
Vous me charmez d’estre toûjours tranquile,
Et de ne prendre point de soupçons de ma foy.
Il vaut mieux pres de vous demeurer inutile,
Que chercher ailleurs de l’employ.
***
Oüy, belle Iris, vous devez croire
Que je borne toute ma gloire
A celle de sçavoir les secrets sentimens
Du Berger qui pour vous si constamment soûpire,
Et de sçavoir aussi ce qu’Amour vous inspire
Pour le plus tendre des Amans.
***
Voyez quel bonheur est le nostre,
Qu’estant tous trois unis, nous puissions estre heureux.
Vous estes tous deux nez pour vous aimer l’un l’autre ;
Moy, pour vous estimer tous deux.
***
Je garde donc, Iris, l’ancienne indolence
Dont Climene me fait reproche chaque jour ;
Qu’elle n’espere plus que mon cœur s’en offence,
Je prise vostre confidence
Plus que je ne fais son amour.
***
Quoy que puisse faire la Belle
Pour me rendre sensible à l’amour, à ses coups,
Je ne veux point l’estre pour vous,
Et je ne puis l’estre pour elle.
***
Je cherche vostre estime avec autant d’ardeur
Que je fuis de porter sa chaîne ;
J’aime mieux estre aupres de vostre cœur,
Qu’estre dans celuy de Climene.
***
Tant que pour vous Tyrcis soûpirera,
Qu’Iris son aimable Maîtresse
Allumera le feu dont son cœur brûlera,
Daphnis n’aura point de tendresse ;
***
Mais s’il arrivoit quelque jour
Que l’amour de Tyrcis se changeast en estime,
L’estime entre nous deux, nous le pourrions sans crime,
Se changeroit-elle en amour ?

[Réponse d’Iris] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 280-284.

Voicy ce que l’on prétend que la Belle ait répondu.

IRIS A DAPHNIS.

Vous ne vous plaignez donc que de vostre indolence ;
Helas ! Daphnis, que vous estes heureux !
Tyrcis se plaint du tourment amoureux,
Vous voyez de ses maux toute la violence ;
Cependant vostre cœur est encore en balance,
Et ne sçauroit quel mal choisir des deux.
***
S’il faut dire ce que j’en pense
Pour vous en épargner la triste expérience,
Le dernier de ces maux donne le moins d’ennuy.
On ne sent point sa propre indiférence,
Mais on sent bien celle d’autruy.
***
Je veux que vous trouviez quelque Belle sensible,
La chose n’est pas impossible,
D’autres en ont trouvé qui ne vous valoient pas ;
Mais vers mon cœur vous avez fait des pas,
Ainsi j’ay des droits sur le vostre ;
Qu’il ne songe qu’à m’estimer,
Je vous promets les douceurs que toute autre
Employroit pour se faire aimer.
***
Ce mot dit une fois, je n’ay rien à vous dire,
C’est à vous maintenant à vous déterminer ;
Sans soufrir les chagrins que l’amour peut donner,
Vous vivrez doucement sous mon petit empire.
***
Pour aimer, dites-vous, vous attendez qu’Iris
De son Berger ait perdu la tendresse.
Voudriez-vous de mon cœur à ce prix ?
Pour moy, j’aurois plus de délicatesse.
***
Voudriez-vous d’un cœur abandonné,
Que le dépit ou la vangeance donne ?
Vous méritez mieux que personne
Un cœur que l’Amour ait donné.
***
Il est vray qu’en ce temps nous aimerions sans crime ;
Mais quoy ? vous m’apprenez qu’on n’aime pas toûjours.
Si l’amour de Tyrcis peut devenir estime,
Que deviendroient nos nouvelles amours ?

Troisième Couplet des Stances du Cid, mis en Air §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 306-307.

Voicy encor une suite de ce que Mr Charpentier a commencé.

TROISIEME COUPLET DES STANCES DU CID,
mis en Air.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Pere, Maistresse, honneur, amour, doit regarder la page 306.
Pere, Maîtresse, honneur, amour,
Noble & dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie,
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher & cruel espoir d’une ame genereuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne Ennemy de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour vanger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimene ?
images/1681-03_306.JPG

[Explications des Enigmes du dernier Mois] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 307-309.

Puis que vos Amies ont impatience de sçavoir quels sont les vrais Mots des deux dernieres Enigmes en Vers, je ne puis me dispenser de les satisfaire. Voicy deux Madrigaux qui leur apprendront ce qu’on a voulu entendre par l’une & par l’autre. Celuy qui explique la premiere est de Mr de la Couldre de Caën.

Vostre Enigme sent bien la Corde ;
Faites grace à l’expression,
Avecque vous point de discorde,
J’entens Corde d’un Violon,
D’un Luth, ou de quelqu’autre Instrument d’Apollon.

L’Explication de la seconde est dans ces Vers. Mr des Vaux de Roüen en est l’Autheur.

Quoy ? c’est donc tout de bon, les Dieux comme les Hommes
Se plaisent sur la terre à faire de bons coups,
Sont d’humeur scélerate ainsi que nous le sommes,
Sont en un mot aussi fripons que nous ?
Vrayment il est nouveau, le fait est assez rare,
De voir Mercure, une Divinité
  Que cette auguste qualité
  D’avec tous les Hommes sépare,
Pendant que sous le nom de Messager des Dieux,
De Païs en Païs il va faire sa course,
Détrousser les Passans en tout temps, en tous lieux,
Et leur couper impunément la Bourse.

Enigme. §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 309-312.

Voila, Madame, tout ce que vous aurez sur cet Article jusques au 15. d’Avril que ma treiziéme Lettre Extraordinaire vous fera part des autres Explications qui m’ont esté envoyées sur ces Enigmes, ausquelles je ne manqueray pas d’adjoûter les noms de tous ceux qui en ont trouvé le sens. Je remets aussi jusque-là ce que j’ay à vous dire des deux Geans & du Nain qui font l’Enigme en figure. Vous vous attacherez, s’il vous plaist, à chercher le Mot des deux nouvelles en Vers que je vous envoye. Mr Grillon D.M. a fait la premiere.

ENIGME.

Apres avoir servy d’azile & de retraite
A des Peuples entiers, & conservé leur Roy,
Je ne puis neantmoins empescher leur défaite,
Lors que d’avares mains s’animent contre moy.
***
La ruine d’eux tous ne finit pas ma peine ;
Car comme ils m’ont commis un dépost prétieux,
Pour me le faire rendre, on me presse, on me gesne,
Et bien souvent en suite on me condamne aux feux.
***
I’ay pourtant l’avantage au fort de mes miseres
De conserver toûjours d’assez illustres rangs,
Puis que je suis présente aux plus sacrez mysteres,
Et que j’appuye enfin l’autorité des Grands.

Autre Enigme §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 312-314.

AUTRE ENIGME.

Quoy que je sois du Sexe féminin
Toujours à parler trop enclin,
Il faut qu’on m’ait fait violence
Lors qu’à me faire entendre enfin je me résous.
Ainsi, quand avec moy l’on n’en vient point aux coups,
Jamais je ne romps le silence.
***
Suivant les passions d’autruy,
A la joye, au chagrin, je cede ou je résiste.
Je pleureray demain, si je ris aujourd’huy,
Mais on ne peut sçavoir si je suis gaye ou triste,
Si lors que de parler on me donne l’employ,
D’autres en mesme temps ne parlent avec moy.
***
Comme j’ay la voix éclatante,
Beaucoup de ceux vers qui cet éclat la conduit,
Venant presque aussitost, remplissent mon attente ;
Mais quelquefois j’ay beau faire grand bruit,
Il est des Gens d’humeur rebelle,
Quoy qu’à cris redoublez longtemps je les appelle,
De qui je ne pourrois jamais rien obtenir,
Si l’on n’alloit chez eux pour les faire venir.

[Entrée de l’Ambassadeur de Savoye] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 314-330.

Le Dimanche 23. de ce Mois, Messire Thomas-Félix Ferrero, Comte de Buriane & Beatin, Marquis de la Marmora, & de Chanois, fit son Entrée publique à Paris, en qualité d’Ambassadeur de Savoye aupres de Sa Majesté. C’est un caractere qu’il avoit déja remply en cette Cour pendant quatre ans avec tant de gloire, qu’il semble qu’il n’ait abandonné quelque temps ce Poste, que pour le venir reprendre avec plus d’éclat. Il est Gouverneur pour Son Altesse Royale de Savoye de la Ville & Province d’Yvrée, & du Duché d’Aouste, Chevalier Grand-Croix, & Grand-Hospitalier de la Religion des Saints Maurice & Lazare, Chevalier de l’Ordre de l’Annonciade, & sort de l’illustre Famille des Ferrero d’Italie, qui s’est souvent distinguée par ses grands Emplois, & par les rangs les plus élevez, soit dans l’Eglise, à qui elle a donné cinq Cardinaux, dont deux Freres ont esté revestus de la Pourpre en mesme temps, soit dans le monde, où elle a possedé & possede encor les Principautez de Masseran, & de Crevecœur ; soit dans la guerre, où deux de ses Predecesseurs ont servy les Roys de France en qualité de Capitaines de Gendarmes, & ont esté Chevaliers des Ordres, & un autre, Gouverneur du Milanois apres avoir commandé les Armées de France en Italie, lors que ce Duché estoit sous la domination de nos Roys. On voit dans plusieurs Histoires que beaucoup d’entr’eux ont eu les premieres Dignitez dans la Cour des Ducs de Savoye leurs Souverains, pour récompense de leurs grands services.

Cet Ambassadeur s’estant rendu à Picpus le jour que je viens de vous marquer, y reçeut les Complimens de tous les Princes & Princesses du Sang, & Ministres Etrangers ; en suite de quoy Mr le Maréchal de Créquy vint le prendre dans les Carrosses du Roy & de la Reyne, accompagné de Mr de Bonneüil Introducteur des Ambassadeurs. Son Cortege estoit de trente Gentilshommes Savoyars ou Piémontois, tres-propres & tres-bien mis. Il avoit des Carrosses aussi magnifiques que bien attelez. Le premier qu’on vit paroistre attira l’admiration de tout le monde. C’estoit un fort grand Carrosse, dont tout le Corps avoit esté peint par les plus excellens Ouvriers de Paris. La Sculpture estoit des plus délicates ; le fond du Corps, tout doré ; & l’Impériale, couverte d’une espece de housse de cuivre doré cizelé, & à grands ramages, qui partant tous du centre alloient aboutir aux extrémitez, qu’on voyoit garnies de plusieurs Bouquets tres-riches & fort élevez. Il y avoit entre les grands clous des goutieres & les petits, une Campane de cuivre doré cizelé, entre des Festons de mesme matiere, qui faisoient un effet des plus brillans. Le Train qu’on avoit aussi doré, estoit d’une Sculpture admirable, les Moutons & l’Entretoise de mesme, avec une grande Statuë dans le milieu qui soûtenoit deux Enfans. Il n’y avoit du verd dans ce Train, qu’autant qu’il falloit pour en faire éclater l’or. Les Harnois faits d’un cuir verd bordé d’aurore, & conformes au dedans du Carrosse & du Siege du Cocher, qui estoit d’un Velours à fond d’or & fleurs vertes, estoient semez de quantité de Clous & de Plaques de cuivre doré tres-bien façonnées, avec les Armes de Mr l’Ambassadeur. Il n’y avoit pas moins de propreté dans les Brides, qui estoient garnies d’Aigretes aurore & verd, & à trois tuyaux, & de plusieurs grosses Houpes de soye verte & or, ainsi que les Guides, toutes les Rênes, & le reste de la Garniture. Enfin on peut dire que ce Carrosse estoit des mieux entendus, & aussi particulier qu’on en ait veu depuis fort longtemps. Il y avoit encor une Caleche dorée, peinte & tres-propre. Le dedans estoit d’un Velours aurore & cramoisy, le reste assorty de mesme, tant pour le Harnois que pour les Aigretes. Elle estoit attelée de six beaux Chevaux gris sale, & chaque Carrosse, de six Chevaux gris pommelez.

La Livrée de Mr l’Ambassadeur estoit d’un fond feuillemorte, avec des Galons fort larges, dont le milieu estoit un Velours cramoisy ondé, bordé de blanc, d’aurore & de violet. Les Valets de pied avoient leurs Chapeaux bordez d’argent, avec une Plume de la couleur de leur Garniture. Une plus grande propreté d’Habits, de Vestes, de Garnitures, & de Bouquets de Plumes, distinguoit les Pages, tous tres-bien montez.

Apres avoir traversé tout Paris, qui admira ces magnificences, on arriva à l’Hôtel de Monsieur l’Ambassadeur au Fauxbourg S. Germain, où Mr le Maréchal de Créquy prit congé de luy. Mr de Bonneüil y demeura, pendant qu’il reçeut les Complimens du Roy par Mr le Duc de S. Aignan Premier Gentilhomme de sa Chambre ; de la Reyne, par Mr de Montignac son Premier Ecuyer ; de Madame la Dauphine, par Mr le Maréchal de Bellefond son Chevalier d’honneur ; de Monsieur, par Mr le Comte du Plessis Premier Gentilhomme de sa Chambre ; & de Madame, par Mr de Bron son Premier Ecuyer ; & comme les dernieres Visites se firent de nuit, toute la Maison estoit éclairée, à l’entrée, sur l’Escalier, & dans les Chambres, par une fort grande quantité de Bougies dans des Lustres, des Plaques, & des Girandoles. Ces Cerémonies estant achevées, on servit un magnifique Soupé pour tout le Cortege de Mr l’Ambassadeur, ainsi qu’on avoit déja servy le Dîné.

Le Roy ayant destiné le jour suivant pour l’Audience de Cerémonie, Mr le Maréchal de Créquy le vint prendre de nouveau dans les Carrosses de Leurs Majestez, avec Mr de Bonneüil, & le conduisit à S. Germain. Sa Suite estoit la mesme qui avoit paru dans son Entrée. Il passa dans la premiere Court entre le Regiment des Gardes rangées en haye des deux costez, & le Tambour apella, comme il se pratique quand les Ambassadeurs des Testes couronnées passent. Il fut en suite mené à la Chambre des Ambassadeurs, & de là à l’Audience chez le Roy, les Cent Suisses estant rangez en haye au travers de la Court, & sur les degrez, jusques à la Porte de la Salle des Gardes, où Mr le Duc de Noailles, Capitaine de la Premiere Compagnie, le reçeut, & l’accompagna jusqu’à la Chambre de Sa Majesté. Ce grand Monarque luy fit un accueil fort obligeant, & luy donna de tres-fortes marques de son estime pour la Maison Royale de Savoye, & de sa considération en particulier pour sa personne. Il eut aussi Audience de la Reyne, de Monseigneur le Dauphin, & de Monsieur ; & les témoignages de bonté qu’il reçeut par tout, eurent tout lieu de le satisfaire. Mr le Maréchal de Créquy le mena en suite, avec tous ses Gentilshommes, dans un Appartement où il y avoit deux Tables, chacune de vingt Couverts. L’une & l’autre fut servie en mesme temps avec une égale magnificence. Tout y estoit digne de la grandeur de celuy qui en avoit donné l’ordre. C’est vous dire assez que rien n’y manquoit pour la propreté ny pour la délicatesse. Apres le Dîné, il se rendit dans la Court du Chasteau, où les Carrosses du Roy & de la Reyne l’attendoient pour le remener à Paris. Ceux de cet Ambassadeur arriverent dans la mesme Court, & furent cause que de fort grandes Princesses, & d’autres Dames tres-considérables, demeurerent quelque temps sur les Balcons, pour voir la beauté de son Equipage. Il fut remené de S. Germain à son Hôtel, avec tous ses Gentilshommes, en six Carrosses.

[Madrigal sur le gros Lot gagné par le Roy] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 346-348.

Je croyois vous envoyer la Liste des noms de tous ceux que la Fortune a favorisez à la Loterie du Roy ; mais beaucoup de Boëtes qui ne sont point revenuës de la Campagne, estant cause qu’il reste encor plusieurs Lots à délivrer, je suis obligé de remettre cet Article. En vous l’envoyant, je vous feray part de quelque chose sur ce sujet qui vous surprendra agreablement. Voicy cependant un Madrigal de Mr Guyonnet de Vertron, sur ce que le Roy ayant gagné le gros Lot, le doit remettre à une seconde Loterie en faveur de ceux qui n’ont rien eu. Ce Lot en fera plusieurs, & la Loterie sera tirée apres Pasques. Je vous parleray de toutes les deux dans le mesme temps.

Ouy, les Siecles suivans auront peine à le croire ;
La Justice, l’Honneur, la Sagesse, la Gloire,
Accompagnent le Roy,
Tout fléchit sous sa Loy,
Le Ciel le favorise, & mesme la Fortune,
Pour le suivre par tout, luy paroist importunes
Son grand cœur, & ses yeux, ont les mesmes objets,
Il voudroit que son sort tombast sur ses Sujets ;
Mais pour ne pas joüir de son bonheur extréme,
LOUIS, le Grand LOUIS, seul semblable à Luy-mesme,
Qui ne vainc que pour pardonner,
Ne gagne aussi que pour donner.

[Annonce des prochains volumes] §

Mercure galant, mars 1681 [tome 3], p. 349-350.

Je suis si pressé de finir ma Lettre, que je ne puis vous parler ny de la Reception de Mr le Premier Président à l’Académie Françoise, ny de Mr le Comte d’Estrées nommé par le Roy Maréchal de France. Sa Majesté a aussi donné plusieurs Benéfices. Je remets le tout jusqu’au Mois prochain, & vous envoyeray dans ce mesme temps une Planche qui regarde ce Monarque. Elle a pour titre, Sisteme Royal. Il ne se peut rien de plus curieux, ny de plus utile pour l’Histoire. Je n’en connoy point l’Autheur. S’il s’obstine à se cacher, il m’obligeroit de me donner les moyens de luy écrire. Les Modes nouvelles n’ont point encor commencé, à cause du froid. Ma Lettre Extraordinaire que je vous envoyeray dans quinze jours vous les apprendra, si le temps est assez beau pour les amener. Je suis vostre, &c.

A Paris ce 31. Mars 1681.