1681

Mercure galant, mai 1681 [tome 5].

2017
Source : Mercure galant, mai 1681 [tome 5].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, mai 1681 [tome 5]. §

[Histoire] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 10-24.

Il y a eu icy dans le mesme temps beaucoup de Conversions de Personnes remarquables, entre lesquelles il s’en est fait une, dont si la force de la verité a inspiré le dessein, on peut dire que l’amour en a hasté l’exécution. En voicy les circonstances.

Un Cavalier se promenant seul aux Thuileries, y vit une jeune Demoiselle qui luy parut toute aimable. Elle avoit l’air fin, la taille bien prise, & tant d’agrément sur le visage, quoy qu’avec des traits irréguliers, que dés ce premier moment il en eut le cœur touché. Il la regarda avec un plaisir qui auroit deû luy estre suspect, s’il en eust voulu penétrer la cause ; & apres qu’elle se fut retirée, il en conserva une idée si forte, que la rencontrant le lendemain dans le mesme Lieu vestuë d’une autre maniere, il n’eut pas de peine à la reconnoistre. Il la vit ainsi cinq ou six fois sans trouver personne qui la connust. Cela luy fit croire que c’estoit une Fille de Province ; & pour découvrir qui elle estoit, il se résolvoit enfin à la suivre, quand il apperçeut un de ses Amis qui la salüa. Il le joignit aussi-tost, & luy demanda si ce salut estoit civilité genérale pour toutes les Belles, ou particuliere pour une Personne qui luy fust connuë. Il reçeut de luy l’éclaircissement qu’il souhaitoit ; mais s’il apprit avec joye que la Belle vivoit à Paris avec une Mere qui n’aspiroit qu’à la marier, il apprit en mesme temps avec beaucoup de chagrin qu’elle estoit d’une Croyance contraire à la sienne. Ses espérances, formées confusément par l’amour, se trouvoient détruites par cette nouvelle. Cependant les sentimens de son cœur l’emportant sur sa raison, il voulut lier habitude avec la Belle, & crût n’y pouvoir mieux réüssir qu’en se feignant Religionnaire. Ainsi l’ayant aperçeuë le jour suivant, accompagnée seulement d’une Parente, il fit si bien, qu’en passant tout proche d’elle, son Epée s’embarassa dans un des Rubans qui estoient autour d’un petit Habit d’Eté qu’elle portoit, couleur de Rose. La Belle qui se sentit arrestée, demanda au Cavalier s’il ne vouloit point faire grace à son Ruban. Il luy répondit, que quand il l’emporteroit, elle devoit peu s’en inquiéter, puis qu’il luy laissoit un gage qui estoit d’un autre prix. La galanterie de la réponse obligea la Belle à répliquer ; & la conversation s’estant noüée insensiblement, le Cavalier luy fit croire qu’il l’avoit veuë plusieurs fois à Charenton, & qu’il souhaitoit depuis longtemps de trouver l’occasion que le hazard luy avoit fait naître. Ils se séparerent fort satisfaits l’un de l’autre ; & la Belle estant venuë plusieurs autres soirs aux Thuileries, le Cavalier luy fit paroistre des sentimens si passionnez, qu’ils firent l’effet qu’il en avoit attendu. La Parente de la Belle, qui le croyoit du mesme party pour ce qui regarde la Religion, favorisoit cet amour naissant, & en peu de jours les assurances que le Cavalier donna du sien, allerent si loin, qu’elle se crût en droit de luy dire qu’il n’avoit qu’à se déclarer avec la Mere, & qu’on tâcheroit à le servir. Le Cavalier, que cette proposition embarassa, pria la Belle de venir le lendemain accompagnée de plusieurs Personnes, afin qu’il pust luy dire un secret sans estre entendu de sa Parente. La chose se fit comme il l’avoit souhaité. Une Amie commune accompagna la Parente, & apres un tour d’Allée, le Cavalier qui les avoit jointes, engagea la Belle à les laisser quelques pas derriere, pour apprendre ce qu’il avoit à luy confier. Il commença par les plus tendres protestations, & apres luy avoir fait ses remercîmens de ce qu’elle consentoit qu’il la demandast en mariage, il adjoûta, que ne voulant point qu’on luy reprochast de l’avoir trompée, il se sentoit obligé de luy découvrir qu’il trouvoit de grands abus dans la prétenduë réforme de leur Eglise, & que n’en croyant de vraye que la Catholique, il ne pouvoit se défendre de renoncer à l’erreur. Ce discours surprit la Belle, mais sans luy donner aucun chagrin. Elle demanda s’il avoit pris une veritable résolution, & le voyant comme inébranlable dans son dessein, elle ne put luy cacher qu’elle estoit persuadée aussi-bien que luy, que la Religion qu’elle professoit n’estoit point la vraye ; qu’on l’avoit déja instruite sur plusieurs doutes ; que la crainte d’une Mere de qui elle dépendoit, l’avoit empeschée de pousser plus loin l’éclaircissement qui luy estoit nécessaire ; & que son exemple la fortifiant, elle écouteroit avec plaisir les mesmes Personnes qui avoient servy à le détromper. Le Cavalier ménagea la chose si adroitement, qu’il la mit en conférence avec un des Hommes les plus consommez dans ces sortes de matieres. Ce sçavant Homme la convainquit si bien de la verité, que son Amant ne crût plus aucun péril à luy avoüer la tromperie qu’il luy avoit faite. Elle ne pût l’en blâmer ; & l’amitié qu’elle avoit pour sa Parente, l’obligeant à souhaiter que les lumieres qu’elle recevoit se répandissent sur elle, il ne luy fut pas possible de luy déguiser ce qui se passoit. Elle eut cependant beau faire. Sa Parente cessa d’estre son Amie, si-tost qu’elle luy parla d’ouvrir les yeux à la verité ; & apprenant que le Cavalier estoit Catholique, le chagrin qu’elle eut de voir que c’estoit par luy que la Belle changeoit de Religion, & qu’elle avoit elle-mesme contribué à ce changement, en soufrant leurs entreveuës, luy fit former le dessein d’empescher leur mariage. Les avis qu’elle donna à la Mere de la Belle, l’aigrirent si fort contre son Amant, qu’il eust esté mal reçeu s’il eust fait quelques avances. Cette Mere au desespoir, n’oublia rien pour gagner sa Fille. Elle pria, elle menaça, & ses menaces n’obtinrent pas plus que ses prieres. La Belle soûtint ces divers assauts avec une fermeté qui ne se peut concevoir ; & tous les obstacles qu’on luy fit naître ayant esté surmontez par son courage, il falut enfin la laisser maîtresse de ses volontez. La cerémonie de son Abjuration a esté publique, & s’est faite icy depuis assez peu de temps. Si le bonheur qu’elle s’est acquis par là luy doit donner de la joye, ses peines sont grandes pour ce qui regarde l’intérest de son amour. Sa Mere indignée de son changement de Religion, ne peut pardonner au Cavalier qui en est la cause. Les avantages que la Belle trouveroit en l’épousant, ne la touchent point, & pour empescher qu’elle ne luy parle, elle la fait observer par tout. D’un autre costé, le Pere du Cavalier qui a sçeu la chose, ne trouvant point la Belle assez riche, défend à son Fils de songer à elle ; & dans la contrainte où ils sont forcez de vivre, ils n’ont que les Lettres pour se consoler. Ils cherchent en s’écrivant, ce qu’il y a de plus fort pour se jurer l’un à l’autre une constance eternelle, & esperent que le temps les fera venir à bout de tous les obstacles qui les font soufrir.

Le Chardonnet Esclave. Fable §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 24-33.

S’il peut quelque chose pour les Amans malheureux, il est d’un foible secours pour adoucir les disgraces de la nature de celle que nous représente la Fable du Chardonnet que je vous envoye. Mr Chappuzeau de Baugé, qui en est l’Autheur, a voulu suivre Marot, qui dans son Eglogue à François I. a dit Chardonnet, & non pas Chardonneret. Cependant l’usage l’a emporté pour ce dernier mot, & c’est celuy dont la plûpart des Autheurs se sont servis depuis ce temps-là.

LE CHARDONNET ESCLAVE.
FABLE.

Rien n’est fixe icy bas, tout passe comme une ombre,
Dit un jour en moralisant,
Un jeune Chardonnet gisant
Dans le triste Réduit d’une Cage fort sombre.
Sans cesse il poussoit des soûpirs,
Mille refléxions attaquoient sa mémoire,
Et l’accabloient de déplaisirs.
Voila comment j’ay sçeu l’histoire.
On voyoit entre deux Côteaux,
Couverts de jeunes Arbrisseaux,
Couler une claire Fontaine.
Son murmure attiroit du Bois & de la Plaine
Les plus charmans Oyseaux
Qui venoient au bruit de ses eaux
Conter en gazoüillant leur amoureuse peine.
L’un d’entr’eux, Chardonnet d’honneste extraction,
Suivant de ses Parens la commune folie,
Donna dans la conjonction.
Il aimoit avec passion
Certaine Chardonnete éveillée & jolie.
Il fait si bien qu’avec elle il s’allie ;
Tous deux estoient égaux en qualitez, en bien,
Tous deux jeunes, bien faits, spirituels, aimables,
Galans, honnestes, sociables,
Et sur tout, Chardonnet tres-grand Musicien,
Enfin il ne leur manquoit rien.
Au bout de quelque temps, Chardonnete féconde
Fit Chardonnet Papa d’un petit Chardonnet,
L’Oyseau le plus joly du monde ;
Chacun en estoit satisfait.
On éleve avec soin ce petit Fils unique,
Son Pere avec plaisir luy montroit la Musique,
Il y réüssissoit mieux qu’on ne peut penser.
Mille Oyseaux envieux tâchoient de le passer,
Mais là-dessus il leur faisoit la nique ;
Ils le haïssoient tous, & tous par politique
Le voyoient, le loüoient, le venoient caresser.
Le Pere Chardonnet vint lors à trépasser,
Son Fils en ressentit une douleur amere,
Il vivoit jeune encor sous l’aîle d’une Mere
Dont le Bien attiroit plusieurs Adorateurs.
Sans cesse ces petit Chanteurs
Luy venoient tendrement exprimer leurs langueurs.
La chair quelquefois est fragile,
Chardonnete estoit jeune, & sentoit des ardeurs
Propres à ruiner l’interest du Pupile.
La Mort la délivra des peines de l’amour ;
Nostre pauvre Orphelin déplore sa misere,
A six mois il se voit seul, triste, solitaire,
Couchant tout seul la nuit, passant tout seul le jour ;
Mais de tout, comme on dit, on se fait habitude,
Le temps de son esprit bannit l’inquiétude ;
Il se vit de grands Biens, cela le consola ;
Sans debtes, sans procés, sans amour, sans envie,
Il couloit doucement la vie ;
Heureux s’il s’en fust tenu là.
D’un tas de faux Amis que la Cuisine attire,
Nostre indolent Oyseau se vit assassiné ;
Ils avoient chaque jour le moment assiné,
Pas-un deux fois ne se le faisoit dire.
Ils sçavoient l’heure du Dîné ;
Quand il est question de frire,
On n’attend pas midy sonné.
Chardonnet avoit l’ame belle,
Il régaloit splendidement,
Chez luy tout estoit par écuelle.
Entre nous, ce bon traitement
Plaisoit fort à nos Parasites ;
Chardonnet recevoit visites sur visites,
Traitoit toûjours également.
Enfin de ses moyens la source diminuë,
Dans peu de temps il n’eut plus rien ;
Pour luy de ses Amis l’ardeur est suspenduë ;
Et quand le Malheureux eut tout mangé son Bien,
Au Diable l’Amy qui dit, tien.
Enfin du pauvre Oyseau l’honnesteté trahie,
Luy fait ouvrir les yeux, & voir de tous costez
Des bassesses, des lâchetez,
D’indignes Partisans du Monstre de l’Envie,
De qui le venin sacrifie
Le mérite innocent à leurs méchancetez.
Pendant qu’il refléchit, pendant qu’il examine,
Il est pressé de la famine.
Comme il cherchoit à vivre, il tombe par malheur
Dans les Filets de l’Oyseleur ;
Ce coup fatal l’acheve, & dans son infortune
Il voit de mille Ingrats l’allégresse commune
Qui triomphe de sa douleur.
***
Prodigues, profitez d’un exemple sensible,
Connoissez les Amis aux démarches qu’ils font,
Que leur zele éprouvé jusques à l’impossible
Vous persuade ce qu’ils sont.
Si vous ne consultez que vostre esprit volage,
Craignez du Chardonnet le destin, & la Cage.

[Procession suivie de Machines] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 48-68.

Vostre Amie, que vous me mandez estre allée à Sainte Reyne, a fait ce Voyage dans un temps, où elle sera témoin d’une Cerémonie bien particuliere. C’est une Procession des plus solemnelles, qui se fait tous les ans le Dimanche de la Trinité, depuis la Ville de Flavigny jusqu’en ce Bourg là. Voicy ce qui s’y pratique. Le jour que je viens de vous marquer, le Curé & Chapitre de S. Genest de Flavigny, se rendent à l’Eglise de l’Abbaye dés cinq heures du matin, & un peu apres on en voit sortir la Gendarmerie des Garçons en tres-grand nombre, tous fort lestes, avec leur Enseigne, Fifres, Tambours, & Hautbois. Ils sont précedez d’une Compagnie de petits Garçons aussi fort propres, ayant leur Capitaine, leur Enseigne, & leur Tambour. Apres eux, on voit la Gendarmerie des Hommes, qui ont pour leur Capitaine le premier des Echevins. Ces trois Compagnies précedent la Banniere ou Gonfanon de l’Eglise Paroissiale de S. Genest, derriere laquelle marchent deux-à-deux quantité de Filles tres-proprement habillées, portant chacune quelque Instrument de la Passion. En suite ceux qui représentent les douze Apostres, vont de file tous pieds nus, vestus à l’Apostolique, avec des marques qui les font distinguer les uns des autres. On prend pour cela des Hommes forts & robustes, qui ont quelque ressemblance avec les Portraits qu’on fait de ces Saints ; & ainsi celuy qu’on choisit ordinairement pour tenir la place de S. Pierre dans cette Procession, est un bon Vieillard d’assez belle taille, avec une barbe courte & épaisse, portant deux grandes Clefs à sa main, & ayant en teste une Thiare à l’antique. Ces Apostres sont suivis de trois grandes Filles, qu’on nomme les trois Maries. Elles tiennent chacune une Boëte en leur main, & n’ont point d’autre Coifure à leur teste que leurs cheveux naturels. Plusieurs autres Filles marchent apres elles, portant les Reliques tant de l’Eglise Paroissiale que de celle de l’Abbaye de Flavigny. Cette nouveauté vous pourra surprendre. Elle surprit un des grands Prélats de ce Royaume, qui estant aux Eaux de Sainte Reyne, ne pût apprendre sans étonnement qu’on fist porter des Reliques par des Filles ; mais quand il eut veu de quelle maniere & avec quelle devotion cela se pratique, il approuva ce qu’il avoit condamné d’abord. De toutes les Filles qui briguent l’honneur d’estre employées dans cette Cerémonie, on choisit toûjours les plus modestes & les plus qualifiées. Elles sont toutes habillées de blanc d’une mesme sorte, ayant un grand Voile sur leur teste, à la maniere des Religieuses Novices, qu’elles abaissent en sorte que leur visage demeure caché. Leur Habit est de toile fort propre, mais sans aucun ornement ; & si quelques-unes ont une Jupe de soye sous cet Habit, on prend garde qu’elle soit toute simple, & d’une couleur qui n’éclate point. Deux Filles portent un Brancard sur leurs épaules, les Reliques y ayant esté attachées auparavant par le Sacristain. Elles marchent toutes de suite, avec une modestie édifiante, & gardent une distance raisonnable entre chaque Relique, qu’elles portent. Comme il y en a quantité dans cette Abbaye (ce qui est ordinaire à celles de l’Ordre de S. Benoist) on voit aussi un tres grand nombre de Filles marcher en ordre dans cette Procession. Celles qui portent les Reliques de Sainte Reyne, comme ses deux Bras, son Cœur, & son Chef, vont apres toutes les autres. Enfin on voit celle qui représente la Sainte, richement vestuë, ayant un Voile blanc sur sa teste, & une Couronne par dessus. Elle est la seule qui ne se couvre point le visage. Une tres-belle Echarpe de soye luy pend par derriere en forme de Mante, & elle tient une Palme enrichie de Diamans, de Rubis & d’Emeraudes, & embellie de Fleurs & de Rubans des couleurs les plus brillantes. Elle porte la Chaîne de fer, qui a esté un des Instrumens du Martyre de Sainte Reyne. Le grand Anneau qui est au milieu, sert comme de Ceinture à cette Fille, qu’on choisit exprés d’une taille déliée. Les deux extrémitez de la Chaîne sont portées par deux petites Filles, que l’on prend soin de parer. Deux petits Pages tiennent la queuë de la Reyne, qui est précedée par d’autres petites Filles ayant des Corbeilles pleines de Fleurs, qu’elles répandent sur les lieux de son passage. Un grand Page porte derriere elle un Parasol sur sa teste ; & quatre Hommes, armez chacun d’une Halebarde, sont à ses costez, pour luy épargner l’incommodité de la Foule. Apres que toutes les Reliques sont passées, on voit le Clergé en tres-bon ordre, chantant des Hymnes en l’honneur de Sainte Reyne. Les Prestres Societaires de la Paroisse, suivis du Curé, marchent tous en Chapes devant la Croix de l’Abbaye, qui est précedée du Bedeau & du Thurifere. Les Religieux vont en suite deux-à-deux, revestus aussi de tres-belles Chapes, & suivis des Chantres qui tiennent le Chœur, dont le premier porte le Baston de son Office, qui est d’argent fort bien travaillé. Ces Chantres précedent l’Officiant. Il a l’Etole & la Chape, & à ses costez sont le Diacre & le Sous-Diacre, avec de riches Tuniques. Apres eux viennent leurs Officiers de Justice, sçavoir, le Bailly, le Procureur d’Office, & le Greffier, ceux-cy ayant devant eux les Sergens avec leurs Baguetes à la main.

La Procession va de Flavigny au Bourg d’Alize par un chemin, & en revient par un autre, pour la plus grande satisfaction d’une infinité de monde qui tous les ans y accourt de toutes parts. En allant, elle passe dans les Vignes qui sont sous le Mont Auxois. C’est la Montagne où estoit la Cité d’Alize, si celebre dans les Commentaires de César, & bien plus encor par la naissance & la mort de Sainte Reyne. Quand cette Procession approche du Bourg, les Cordeliers vont au devant d’elle, & apres les encensemens & honneurs rendus lors que les Reliques passent, ils prennent rang, & font un Corps parmy le Clergé. A l’entrée du Bourg, la Gendarmerie se met en haye, & occupe toute la grande Ruë jusqu’à la Chapelle, & c’est alors que les Salves de coups de Mousquet, les Tambours, les Fifres & les Hautbois, avec le chant des Religieux & des Prestres, font une agreable confusion de sons diférens. Les Reliques sont portées dans la Chapelle de l’Hôpital, & la grande Messe est celebrée dans celle de Sainte Reyne par le Prieur de l’Abbaye de Flavigny. Ce sont les Religieux qui la chantent. La Messe finie, on prend un peu de repos, & on s’en retourne à Flavigny dans le mesme ordre qu’on en est venu. L’origine de cette Procession est fort ancienne. C’est un renouvellement de celle qui se fit en l’année 864. sous le Regne de Charles le Chauve, lors qu’on transporta le Corps de Sainte Reyne, qui fut trouvé entier à Alize, avec la Chaîne de fer qui avoit servy à son Martyre, & portée dans l’Abbaye de Flavigny, où il a toûjours esté réveré jusques à ce jour. On l’a enfermé dans une tres-belle Chasse d’argent fort bien travaillée. Le Martyre de la Sainte y est représenté tout autour en bas relief. Son grand poids est cause qu’il n’est point porté avec les autres Reliques de l’Abbaye, qui sont tres-considérables, & en grand nombre. On y voit entr’autres la moitié des Corps de S. Simon & de S. Jude Apostres, dont l’autre moitié se garde à Toulouse. Le Chef, le Cœur, & les deux Bras de la Sainte, dont j’ay parlé au commencement, sont dans des Reliquaires séparez.

On fait tous les ans quelque chose de remarquable, pour augmenter la magnificence de la Feste. Il y avoit la derniere fois une Fontaine de Vin, qui rejallit pendant tout le jour dans une des Places de la Ville, sur le chemin de cette Procession. C’estoit un Desert d’une belle Architecture, au haut duquel on découvroit un Rocher garny de Lierre & de Mousse, d’une maniere si propre, qu’il sembloit que la Nature avoit pris plaisir à y travailler. Le Prophete Moïse paroissoit vestu en Pontife, avec un long Rocher frangé par le bas, & ceint d’une Echarpe sur une petite Tunique de soye. Il avoit une Mitre à l’antique sur la teste, & tenoit une Baguete, avec laquelle il faisoit sortir du Rocher une Fontaine d’eau claire, qui se répandoit dans un Bassin. Sur le bord de ce Bassin estoit la Figure du Sauveur, renouvelant le Miracle des Nôces de Cana. Ainsi du mesme Bassin où l’eau du Rocher tomboit, on voyoit rejallir une Fontaine de Vin, qui retombant par devant, contentoit le goust des uns & la veuë des autres. Deux Hommes vétus en Suisses, & tenant des Hallebardes, estoient autour de cette Machine pour empescher la confusion ; & ce qu’on trouvoit de plus surprenant, c’est que la Fontaine cessoit de couler quand il n’y avoit personne qui se présentast pour boire ; & quand quelqu’un approchoit, les Suisses prioient le Prophete de les exaucer, & incontinent, comme si cette Figure eust esté sensible, on la voyoit fraper le Rocher, & la Fontaine couloit comme auparavant. Une autre année on a veu un S. Vincent Patron des Vignerons, qui estoit représenté dans une Vigne, tenant une Serpette à la main, & coupant un Sep, de la coupe duquel il sortoit un Jet de Vin. On fit cette mesme année une Tragédie du Martyre de la Sainte. Le Theatre estoit dressé dans la Court de l’Abbaye, & du haut du grand Clocher une Colombe y vint fondre, ayant en son bec une Couronne de fleurs, qu’elle mit sur la teste de celle qui représentoit ce Personnage.

Air nouveau §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 78-79.

Comme cette Lettre vous remet devant les yeux une triste image de l’hyver, il est juste que je cherche à l’effacer en vous faisant voir la peinture du Printemps, dans ces paroles notées par un sçavant Maistre.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Revenez, hastez-vous, Printemps, doit regarder la page 79.
Revenez, hastez-vous, Printemps, Saison si belle,
Vous qui rendez tous les Amans contens.
Faites naistre les Fleurs, venez peindre nos Champs,
Que dans nos Bois tout renouvelle.
Contentez le desir d’une Amante fidelle,
Ramenez le Zéphir, ramenez le beau temps,
Ramenez, ramenez le Berger que j’attens.
images/1681-05_78.JPG

Apollon victorieux de l’Hyver §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 79-87.

L’Hyver, tout incommode qu’il est, n’a pû empescher le Roy de conquérir des Provinces, quand l’intérest de sa gloire l’a fait partir dans cette Saison. Les Vers que vous allez voir font allusion à ces Conquestes. C’est une maniere de Fable dont l’invention est deuë au Pere de la Baune Jésuite, qui l’a traitée en Latin. Voicy de quelle maniere elle a esté mise en nostre Langue par Mr Lombard d’Antibe.

APOLLON VICTORIEUX DE L’HYVER.

Depuis longtemps sorty de sa Grote profonde,
L’Hyver avec horreur régnoit sur tout le monde ;
Jaloux de son pouvoir, il en vouloit aux Dieux,
Et méditant déja la conqueste des Cieux,
Il assemble les Vents, qui par leur violence
Pouvoient mieux établir son affreuse puissance.
Aquilon & Borée offrirent leur secours,
Et jurerent tous deux de troubler les beaux jours.
Suivy de ces Guerriers, l’Hyver attaque Flore,
Ravage les Jardins où Zéphire l’adore.
Tout tremble à leur aspect, tout y seche de peur,
Et rien dans ces beaux Lieux n’échape à leur fureur.
Cet essay de valeur redoublant leurs courages,
Les pousse insolemment dans le fonds des Boccages.
Les Dryades en pleurs, Pomone, Pan, Bacchus,
Ne servent qu’à grossir le nombre des Vaincus.
Les Jeux & les Plaisirs furent de la partie,
Et le fier Ravisseur de la belle Orythye,
Dans le nuage épais d’un tourbillon fatal
Enleve tous ces Dieux à leur Païs natal.
A voir impunément éclater leur audace,
On eust crû voir le Dieu que l’on révere en Thrace.
La Terre dans leurs fers devient un des projets
Qui doit le moins coûter à leurs superbes traits.
En effet, à l’abord de cette Troupe aîlée,
Cette Mere des Dieux parut toute ébranlée,
L’effroy la fit glacer & gémir à son tour
Sous la rigueur des Vents qui luy devoient le jour.
Les Fleuves allarmez, les Nayades timides,
Se cacherent au fonds de leurs Palais humides ;
Mais l’Hyver qui rouloit de plus vastes desseins,
N’osant pas s’engager dans ces Lieux soûterrains,
Les ferma sur le champ par des Portes de verre,
Et vola vers le Ciel pour y porter la guerre.
Jupiter & Junon, dans ces sublimes Lieux,
Redouterent l’effort de ces Audacieux.
Sans-doute ce grand Dieu les eust réduit en poudre,
Mais dans cette saison il n’a jamais de Foudre.
Le desordre augmentant, Mercure alla soudain
Au centre de la Terre en prendre chez Vulcain,
Un peu tard ; car le Dieu dont l’égale carriere
Nous fait voir en tout temps l’éclat de sa lumiere,
Le Soleil, qui fait seul dans toutes les Saisons
Sentir à l’Univers l’effort de ses rayons,
Indigné que l’Hyver, pour comble d’insolence,
Entreprist d’obscurcir le jour en sa présence,
Armant son Bras de traits qu’on ne peut éviter,
Fit connoistre qu’en vain on voudroit arrester
Son Char qui par sa course & certaine & rapide
Nous convainc du pouvoir du grand Dieu qui le guide.
L’Hyver oppose en vain ses plus affreux frimats,
Rien n’arreste Apollon, & dans ces hauts climats
Tout cede à ses Chevaux, dont l’haleine brûlante
Remplit le Ciel de feux, & l’Hyver d’épouvante.
Le Ciel qui gémissoit sous cet Usurpateur,
Commence à respirer par les soins du Vainqueur.
On voit la Terre libre orner ses vastes Plaines,
Les Nayades quitter leurs Maisons soûterraines.
Les Dryades & Pan, d’une commune voix,
Du nom de ce Vainqueur font retentir les Bois ;
Les Jeux & les Plaisirs, Flore avecque Zéphire,
Joüissent en repos de son charmant Empire ;
Et les Mortels voudroient qu’il régist l’Univers,
Puis qu’on ne craint sous luy les Vents ny les Hyvers.

[Mort de Madame Molé, Abbesse de S. Antoine] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 87-92.

Dame Magdelaine Molé, Abbesse de S. Antoine des Champs, mourut le 28. de l’autre mois. Elle estoit Fille de feu Mr le Garde des Sceaux Molé, & Sœur du Président de ce mesme nom, & avoit succedé à Madame Bouthillier, Abbesse avant elle, dont la mort arriva le 25. Septembre 1652. Madame Molé estoit Religieuse de l’Ordre de S. Benoist dans l’Abbaye de Chelles ; & comme elle avoit depuis trois ans la reserve de celle de S. Antoine, elle s’y rendit le 21. Janvier 1653. & y prit l’Habit de S. Bernard, qui luy fut donné par le General de Cisteaux. Apres qu’elle l’eut reçeu, elle se retira dans une Chapelle, & le donna à Dame Françoise Molé sa Sœur, aussi Religieuse de Chelles, qui l’avoit accompagnée. Le 23. elle prit possession, & fut benîte l’onziéme de Fevrier 1654. La Cerémonie fut faite avec beaucoup de magnificence par Mr l’Archevesque de Roüen, aujourd’huy Archevesque de Paris. La Reyne, suivie de toute la Cour, y assista. Le 23. de Juin, Mr du Sauffay, Official de Paris, fit celle de la Prise de possession de Madame Molé sa Sœur, en qualité de Coadjutrice. Cette Abbesse est morte âgée de 67. ans, n’ayant esté que cinq jours malade. Elle avoit toutes les qualitez propres au Gouvernement, & faisoit paroistre une grandeur d’ame, qui s’accommodant avec sa vertu, la faisoit également aimer & respecter de toutes celles qui estoient sous sa conduite. Mr Petit, Abbé & General de Cisteaux, Supérieur de cette Maison, fit la Cerémonie de l’Enterrement le Mercredy 30. du mois. Le Chapitre, où dés le matin on avoit porté le Corps, estoit tout tendu de noir, aussibien que les Cloîtres & le Chœur des Religieuses. Il fut mis sur une Estrade au milieu du Chœur, pendant que ce General celébra la Messe. L’apresdînée, Mr de Cisteaux s’estant transporté dans le Chapitre, accompagné de douze Religieux, se mit dans le Siege Abbatial, d’où il fit une Exhortation aux Religieuses ; & apres en estre sorty pour y placer Madame la Coadjutrice, il se retira aupres d’elle dans un Fauteüil. Alors ces Religieuses vinrent toutes, chacune en son rang, se mettre à ses pieds, & luy firent le Serment d’obeïssance. Ce ne fut pas sans verser des larmes de part & d’autre. Si-tost que cette Cerémonie fut achevée, Mr l’Abbé de Cisteaux entonna le Te Deum, qui fut continué par les Religieux & Religieuses, Chœur à Chœur, & l’amena ainsi en procession dans l’Eglise, où il l’installa dans la Chaire Abbatiale, & donna en suite la Benédiction.

[Mort de Monsieur l’Evesque de Meaux] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 92-96.

Un jour avant cette mort, c’est à dire le 27. Avril, l’Eglise de Meaux perdit son Evesque. Il s’appelloit Dominique de Ligny, & estoit Fils de Jean de Ligny Maistre des Requestes, & de Charlote Seguier Sœur du feu Chancelier de ce nom, & fut nommé en Janvier 1658. Coadjuteur de Dominique Seguier, Frere de ce mesme Chancelier, qui l’année suivante fit la Cerémonie de son Sacre. C’estoit un veritable Homme de bien, qui s’estoit fait quantité d’Amis, & qui avoit esté Grand-Maistre des Eaux & Forests avant qu’il se fust donné au service de l’Eglise.

Mr Bossuet, ancien Evesque de Condom, Precepteur de Monseigneur le Dauphin, & Premier Aumônier de Madame la Dauphine, a esté nommé à cet Evesché. Il s’estoit démis de celuy de Condom, à cause que ses continuelles occupations aupres de Monseigneur le Dauphin, ne pouvoient permettre qu’il y résidast. L’Evesché de Meaux, qui est fort considérable, & où l’Evesque est tres-bien logé à la Ville & à la Campagne, n’est qu’à dix lieuës de Paris, & c’est par cette raison que Sa Majesté l’en a pourveu, ayant jugé à propos de ne pas l’éloigner entierement de la Cour, où sa présence peut estre utile en beaucoup d’occasions. Je croy, Madame, que vous n’aurez pas de peine à me dispenser de vous rien dire de ce Prélat. Il est d’un mérite si universellement connu, que ce seroit ne vous rien apprendre que vous faire son éloge. Ses Livres & ses Sermons ont fait éclater la force de son éloquence, & la profondeur de son érudition. Tout le monde sçait le zele qu’il a pour la conversion des Prétendus Réformez ; & quand il ne seroit pas distingué par tant d’endroits, l’honneur que le Roy luy a fait en le choisissant pour Précepteur de Monseigneur le Dauphin, seroit une preuve suffisante de ses grandes qualitez.

[Histoire] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 99-141.

On m’a conté depuis quelques jours une Avanture des plus singulieres. Elle mérite que vous la sçachiez. Une jeune Demoiselle, plus aimable encor par sa modestie, que par sa beauté, quoy que sa beauté fust des plus touchantes, s’estoit acquis une estime si generale parmy tous ceux qui la connoissoient, que les plus Jalouses de son mérite, ne pouvoient se dispenser d’en parler avec éloge. Sa Mere qu’elle avoit perduë depuis deux ans, l’avoit élevée avec tout le soin imaginable, & ses leçons pleines de sagesse s’estoient si bien imprimées dans son esprit, qu’on ne voyoit rien de plus régulier que sa conduite. Vous jugez bien qu’estant de ce caractere, elle n’aimoit pas l’éclat. Aussi fuyoit-elle tous les lieux où elle auroit pû faire des conquestes, & si quelque occasion ou de visite ou de promenade, l’exposoit de temps en temps à entendre des douceurs, elle y répondoit avec tant de retenuë, qu’on remarquoit aisément que ce langage ne luy plaisoit pas. C’estoit le moyen de garder toûjours son cœur. Cependant comme l’Amour est adroit, elle ne put prendre des précautions si seûres, qu’un Cavalier fort bien fait ne l’engageast insensiblement. Il estoit Parent d’une Demoiselle avec qui elle avoit fait une liaison tres-tendre ; & comme elle alloit souvent chez cette Amie, il ne manquoit jamais de prétextes pour s’y rencontrer dans le mesme temps. Ce soin assidu n’eust rien de suspect pour elle. La Mere de son Amie dont le Cavalier estoit Neveu, se trouvoit présente à leurs conversations, & il les faisoit rouler sur des matieres si éloignées de l’amour, que quelques honnestetez qu’il luy fist paroistre, elle ne les imputoit qu’à la complaisance qui estoit deuë à son sexe. Ce fut par là qu’il sçeust l’ébloüir. En se feignant libre, & luy parlant toûjours avec enjoüement, il l’accoûtumoit à voir ce qu’il avoit d’estimable, & luy faisoit prendre, sans qu’elle y songeast, une partie de l’amour qu’elle luy avoit donné. Son Amie, à qui il en fit la confidence, travailla de son costé à le faire réüssir. Elle avoit toûjours quelque chose à dire de ses belles qualitez, & à force de les vanter à cette aimable Personne, elle entra si bien dans le secret de son cœur, qu’il luy fut aisé de voir, que la recherche de son Parent seroit bien reçeuë. Le Cavalier ne balança plus à se déclarer. Il le fit dans les termes les plus engageans, & les plus soûmis, & mit la Belle dans un embarras qui luy fut d’un bon augure. Apres s’estre un peu remise du premier désordre que luy causa cette déclaration, elle répondit que s’il estoit vray qu’il eust pour elle les sentimens qu’il luy protestoit, il pouvoit sçavoir les volontez de son Pere, que c’estoit de luy qu’elle dépendoit, & qu’il n’auroit point à se plaindre d’elle, si sa prompte obeïssance pouvoit servir à le rendre heureux. Cette réponse fut accompagnée d’une rougeur qui charma le Cavalier. Il se jetta à ses pieds transporté d’amour, & fit agir dés le lendemain une Personne de qualité pour la demande qu’il avoit à faire. On la reçeut d’une maniere assez agreable. Le Cavalier estoit de naissance, & ne manquoit pas de Bien ; mais comme il est bon de ne pas aller si viste dans une affaire de cette importance, on prit quelques jours pour rendre réponse. Ce retardement inquiéta peu le Cavalier. Ce qu’on avoit dit à son avantage se justifiant par la voix publique, il ne douta point qu’on ne fust content de luy, & se regardant déja comme l’Epoux de la Belle, il luy fit mille sermens d’un amour inébranlable. La Belle que la modestie ne quittoit jamais, eut plus de réserve à luy expliquer ce qu’elle sentoit pour luy. Malgré le mérite qu’il faisoit paroistre, elle craignit ce qui arriva. Son Pere, quoy que prévenu en sa faveur, alla consulter un vieux Gentilhomme, qui estant voisin du Cavalier en Province, pouvoit luy donner plus seûrement que personne les lumieres, qu’il cherchoit. Malheureusement le Gentilhomme & le Cavalier avoient eu ensemble quelque diférent sur un incident de Chasse. On l’avoit accommodé, & ils se voyoient comme auparavant ; mais l’accord qui s’estoit fait, n’empeschoit pas que le Gentilhomme n’eust toûjours l’esprit aigry, & comme il estoit tres-riche, & d’une des meilleures Maisons du Royaume, le chagrin d’avoir veu le Cavalier qu’il vouloit traiter d’inférieur, luy tenir teste en cette rencontre, luy faisoit chercher l’occasion de luy nuire. Ainsi on ne doit pas s’étonner s’il embrassa celle-cy avec ardeur. Il s’y trouva pourtant fort embarassé. Le Cavalier avoit tant de bonnes qualitez, qu’il ne pouvoit sans se faire tort, oster rien à son mérite. La conjoncture estoit un peu délicate. Tout ce qu’il put faire pour contenter son aversion sans intéresser sa gloire, ce fut de répondre un peu froidement, & de remettre à trois jours de là l’éclaircissement qu’on luy demandoit. Il prenoit ce temps pour mieux refléchir sur ce qu’il auroit à dire, & employa ces trois jours à s’informer si la Belle méritoit qu’il la fist servir à sa vangeance. De la maniere qu’on luy en parla, il sembloit que tout le monde se fust concerté pour luy faire son Portrait. Chacun luy peignit une Demoiselle toute charmante ; & si on vantoit avec excés le brillant de son visage, & les agrémens de sa Personne, ce n’estoit rien en comparaison de ce qu’il entendoit dire de sa modestie & de sa vertu. Ces éloges, confirmez de toutes parts, luy firent prendre une résolution aussi prompte que bizarre. Il estoit Veuf depuis quelques mois, sans que jamais il eust eu d’Enfans ; & comme il vouloit chagriner le Cavalier, il crût n’y pouvoir mieux réüssir qu’en luy ostant sa Maîtresse. Dans ce dessein, il alla trouver son Pere, demanda à voir la Belle, l’entretint une heure, la quita charmé, & s’ofrit en suite à remplir la place du Cavalier. Le Party estoit si considérable, & les conditions qu’il proposa, si avantageuses pour cette aimable Personne, qu’il fut arresté qu’on dresseroit les Articles dés le lendemain. Jugez quel déplaisir pour la Belle. Quoy que son devoir fust la seule chose qu’elle eust voulu écouter, elle avoit peine à faire taire l’Amour qui commençoit à prendre sur elle plus de pouvoir qu’elle n’avoit crû. D’ailleurs elle n’estoit point assez avide de Bien, pour ne sentir pas de répugnance à sacrifier ses belles années aux caprices d’un Barbon. Elle s’expliqua avec son Pere, & chercha les termes les plus respectueux pour le faire entrer dans ses intérests ; mais il se montra inéxorable, & se servit d’une autorité si absoluë, qu’elle fut contrainte de luy obeïr. Ainsi dés ce mesme jour on donna l’exclusion au Cavalier, & le vieil Amant eut tout l’avantage qu’il souhaitoit. Le Contract estant signé, tout le monde vint féliciter la Belle sur une fortune qui la touchoit peu. Elle n’en faisoit pourtant rien paroître, & agissoit en Fille bien née, qui n’a ny desirs ny volonté. Son Amie, apres une longue conversation qu’elle eut avec elle, la pria de voir une fois le Cavalier. Elle y consentit, & alla le lendemain au matin chez cette Amie, où il se trouva. Je ne vous dis point ce qui se passa dans cet entretien. Ceux qui ont aimé n’auront pas de peine à le concevoir. Le Cavalier luy parla de la maniere du monde la plus touchante, & luy fit voir son malheur d’autant plus insuportable, que son vieil Amant avoüoit à ses Amis qu’il n’avoit songé à elle que pour empescher qu’il ne l’épousast. La pitié qu’elle eut de son desespoir, n’y donna aucun remede. Elle luy dit seulement que s’il trouvoit un moyen de rompre son Mariage, dont elle essayeroit de reculer quelque temps le jour, elle en auroit de la joye ; mais qu’il se flatoit, s’il attendoit d’elle aucune démarche qui fust contre son devoir. Là-dessus, comme si elle eust trop dit, elle finit l’entreveuë, & quita le Cavalier, apres l’avoir obligé de luy promettre qu’il ne se prévaudroit plus des foiblesses de son cœur. C’est ainsi qu’elle nommoit la complaisance qu’elle avoit euë de le voir chez son Amie, avec qui seule elle trouvoit à se consoler. Elles se voyoient presque tous les jours, tantost chez l’une, & tantost chez l’autre, mais jamais en présence du Barbon, à qui cette Amie resta inconnuë. Quelques honnestes que fussent pour luy les manieres de la Belle, il n’estoit pas assez aveuglé de son amour, pour imputer tout-à-fait à sa modestie la retenuë pleine de froideur qu’elle luy faisoit paroître. Il avoit crû que les avantages qu’elle rencontroit en l’épousant, luy donneroient une satisfaction d’esprit, qui se répandant jusque dans son cœur, luy en ouvriroient l’entrée, & ne la voyant répondre que civilement à ses plus fortes protestations de tendresse, il appréhenda que le Cavalier n’eust eu le pouvoir de luy inspirer les sentimens qu’il cherchoit en vain à luy faire naître. Pour s’en éclaircir, il s’adressa à une Femme de Chambre, dont il crût gagner l’esprit en luy faisant des présens. La Femme de Chambre, à qui sa Maîtresse avoit caché son secret, l’assura sincérement, que bien loin de pouvoir aimer le Cavalier, elle ne l’avoit jamais veu que par rencontre, & que de l’humeur dont elle estoit, il devoit peu craindre que sa perte luy causast aucun chagrin. Sur cette assurance, il pressa de prendre jour pour le Mariage ; mais comme la Belle demandoit toûjours à diférer, il eut de nouvelles défiances, & fit de nouveaux présens pour sçavoir si le dégoust de son âge ne luy donnoit point de l’aversion pour luy. Toutes les réponses rouloient sur sa modestie, qui la tenoit ainsi réservée ; & enfin la Femme de Chambre qui prenoit toûjours, ayant expliqué à sa Maîtresse les inquiétudes de son vieil Amant, la Belle en fit confidence à son Amie, qui jugeant par là du caractere de ce soupçonneux Barbon, imagina un plaisant moyen de le dégouster du Mariage. Ce moyen estoit fort seûr, mais un peu fâcheux pour une Personne d’une vertu aussi scrupuleuse que l’estoit la Belle. Aussi combatit-elle longtemps avant que se rendre, & peut-estre ne se fust-elle jamais résoluë à s’exposer à des apparences qui alloient contre sa gloire, si le Cavalier, que son Amie fit venir en dépit d’elle, n’eust achevé par ses larmes ce que sa Parente avoit commencé. L’Amie entretint la Femme de Chambre, à qui elle apprit la secrete intelligence qui s’estoit formée entre la Belle, & le Cavalier. On luy donna ensuite l’instruction necessaire pour le vieil Amant, & elle promit de joüer si bien son rôle, qu’on auroit sujet d’en estre content. Tout réüssit comme on l’avoit projeté. Le Barbon eut quelque nouvelle crainte qui luy fit avoir recours à son Oracle ordinaire. Alors la Femme de Chambre prenant un air ingénu, quoy qu’un peu embarassé, luy dit qu’il en usoit pour elle si obligeamment, qu’elle commençoit à se reprocher de luy avoir caché si longtemps la cause des froideurs de sa Maîtresse ; mais que c’estoit un secret si important, que comme il faloit qu’elle la trahist pour ne pas tromper un honneste Homme, elle ne pouvoit luy rien découvrir, qu’apres qu’il auroit juré qu’il n’en parleroit jamais. Le vieux Gentilhomme fit les sermens qu’elle demanda, apres quoy il sçeut que s’il trouvoit sa Maîtresse indiférente pour luy, elle ne l’estoit pas moins pour le Cavalier qui luy donnoit de l’ombrage ; que malgré sa modestie elle s’estoit entestée d’un jeune Marquis qui la voyoit en secret ; que ne l’osant épouser parce qu’il n’avoit pas l’âge, elle n’avoit pas laissé de luy accorder toute sa tendresse ; qu’une Porte de derriere luy facilitoit l’entrée de sa Chambre où il passoit la plûpart des jours, & que s’il vouloit estre témoin du commerce, elle s’engageoit à le convaincre de la verité. Le Barbon surpris demanda l’effet de sa parole, & deux jours apres on s’offrit à la tenir. Il fut mis en lieu d’où il voyoit aisément dans la Chambre de la Belle. Un jeune Galant, d’une taille fine & dégagée, & ayant les traits fort délicats, estoit à ses pieds la regardant avec des yeux pleins d’amour, & l’embrassant quelquefois d’une maniere si tendre, que son transport sembloit ne pouvoir finir. La Belle, loin de s’opposer à ses carresses, les recevoit agreablement, & cette profusion de faveurs étonna si fort le vieux Gentilhomme, qu’il avoit peine à croire ses yeux. Il s’attacha quelque temps à examiner son heureux Rival, & malgré sa jalousie, il le trouva si bien fait, qu’en condamnant le peu de mesures que gardoit la Belle, il ne pouvoit condamner son choix. Il sortit sans rien témoigner de ses sentimens, & ne demanda à voir ny le Pere ny la Fille. Peut-estre estes vous embarassée sur ce prétendu Marquis. C’estoit l’Amie de la Belle, qui estant de grande taille, avoit un air merveilleux déguisée en Homme. Elle en prenoit souvent l’équipage pour courir le Bal pendant l’Hyver ; & à force de le prendre, elle s’y estoit si bien faite, que sans se servir de Masque il luy eust esté facile de tromper tous ceux à qui son visage n’auroit point esté connu. Ainsi, Madame, vous ne devez pas estre surprise si elle passa aupres du Barbon pour ce qu’elle paroissoit. La certitude où il croyoit estre d’avoir veu un Amant favorisé, le fit résoudre à rompre l’affaire. Il prit pour prétexte les justes reproches qu’on luy avoit faits, de ce qu’à son âge il songeoit encor à se marier ; & quoy qu’on blâmast la legeré qu’il faisoit paroistre, il cacha toûjours la cause qui l’obligeoit d’en user ainsi. Mais s’il fut capable de se forcer au secret, il le fit bien moins par l’intérest de la Belle, que par la crainte qu’il eut d’en guérir le Cavalier. Il le connoissoit trop amoureux pour n’écouter pas sa premiere passion, & le regardant avec des yeux d’Ennemy, il crut ne pouvoir satisfaire mieux sa haine, qu’en luy laissant épouser une fausse Prude, qui faisant la vertueuse, donnoit en secret ses faveurs à un Amant. Le Pere, à qui les grands Biens du vieux Gentilhomme avoient ébloüy les yeux, refusa toûjours de rompre, & le Contract ne fut déchiré qu’apres qu’on l’eut satisfait sur les intérests qu’il pouvoit prétendre. Le Barbon en les payant, se crut fort heureux de s’estre tiré d’un si méchant pas, & eut quelques jours apres la joye qu’il s’estoit promise. Le Cavalier recommença ses poursuites, & tout le monde en dit tant de bien au Pere, qu’en fort peu de temps on conclut le Mariage. Vous pouvez vous figurer quels remercîmens on fit à l’adroite Amie, qui estoit la cause d’un changement si heureux. Un peu apres la cerémonie des Nôces, le vieux Gentilhomme envoya chercher la Femme de Chambre qui avoit aidé à le joüer, & luy faisant un nouveau Présent, il luy demanda comment le Marquis se consoloit d’avoir perdu sa Maîtresse. Elle répondit que voyant ce coup inévitable, il avoit agy si adroitement, qu’il s’estoit rendu des Amis du Cavalier ; que le Cavalier consentoit qu’il vist sa Femme ; qu’il le laissoit avec elle sans aucun soupçon, & que leur commerce estoit étably plus fortement que jamais. Ce fut alors que le médisant Barbon ne garda plus de mesures. Il publia ce qu’il avoit veu, & pour réjoüir ceux qui l’écoutoient, il assaisonna le conte d’incidens de sa façon. Il eut cependant beau faire. On estoit si convaincu de la vertu de la Belle, que ses plus fortes satyres faisoient peu d’impression. On luy opposoit que son prétendu Marquis n’estoit ny connu, ny veu de personne. Il répondoit à cela que les Prudes s’appliquant à sauver les apparences, faisoient leurs affaires à petit bruit. Le Cavalier, qu’on avertissoit de tout, voulut attendre une occasion commode pour joüir de ses chagrins en le détrompant avec éclat. Elle s’offrit quelques jours apres. Le vieux Gentilhomme estant allé à la Terre qu’il avoit dans le voisinage du Cavalier, rendit visite à toutes les Dames des environs, & leur fit les mesmes contes qu’il avoit faits à Paris. Ainsi en fort peu de temps on sçeut dans tout le Canton que le Cavalier avoit épousé une fort belle Personne, mais d’une vertu traitable, qui ne s’éfarouchoit point du commerce d’un Galant. Le Cavalier suivit bien-tost le vieux Gentilhomme. Sa Femme qui l’accompagna, pria son Amie d’estre du voyage, & cette Amie qui avoit si bien commencé la Piece, consentit à l’achever. Sur le chemin, elle quitta ses habits de Femme pour en prendre d’Homme, & arriva chez le Cavalier traitée de Marquis par l’un & par l’autre. Apres deux jours de repos, la Belle commença à voir les Dames, & alla chez toutes, menée par le faux Marquis. Le vieux Gentilhomme l’ayant rencontré donnant la main à la Belle dans une visite, le reconnut pour ce mesme Amant qu’il avoit veu à ses pieds, & prit liberté entiere de se divertir du Mary commode. L’intelligence des deux prétendus Amans estant assez vraysemblable, chacun s’attachoit à les observer. Le faux Marquis avoit un air tout charmant de beauté, & de jeunesse. La Belle en parloit avec estime. Ils ne se quitoient jamais. On les voyoit mesme assez souvent seuls, & cela n’aidoit pas peu à justifier ce que publioit le vieux Gentilhomme. Ce qui surprenoit le plus, c’estoit de voir le Mary sans aucun ombrage. On l’en railloit quelquefois, & comme voulant excuser sa Femme, il se contentoit de dire que si le Marquis estoit bien connu, on demeureroit d’accord qu’il n’avoit jamais esté un plus veritable Amy. Cet éloge qui luy attiroit de plus fortes railleries, se trouva juste peu de jours apres. Un Gentilhomme voulant régaler les Mariez, pria de la Feste la plûpart de la Noblesse. Ce Régal estoit entier, puis que le Bal devoit suivre un magnifique Repas. Les Dames vinrent dans tout leur brillant, & le faux Marquis ne manqua pas de douceurs pour elles. La plûpart luy dirent qu’elles méritoient un cœur sans engagement, & il répondit devant le vieux Gentilhomme qui le traitoit d’Infidelle, qu’il avoit le privilege de se partager sans qu’il en fust moins aimable, & que s’il vouloit faire agir un certain Charme, les plus fieres d’elles le combleroient de faveurs. Sa présomption fit rire. On soupa, & le Bal fut commencé. Apres une heure de Dance sans qu’il eust paru, on vit entrer deux Masques fort propres. L’un fut d’abord reconnu pour le Cavalier. Il donnoit la main à une Dame galamment vétuë, d’une grande taille, & faisant juger par la beauté de sa gorge, des avantages dont la Nature luy avoit esté prodigue. On la fit dancer presque aussi-tost, & ny à son air, ny à sa dance, on ne put connoistre qui elle estoit. Elle joüit quelque temps de l’embarras de la Compagnie, & reçeut tant de prieres, qu’elle consentit enfin à oster son masque. Jugez de la surprise qu’on eut en remarquant les traits du Marquis. La métamorphose n’eust pas esté cruë, si en parlant elle n’eust fait voir qu’elle & le Marquis n’estoient qu’une mesme chose. Ce fut alors qu’elle demanda aux Dames si elles feroient scrupule de luy accorder quelques faveurs, & que s’approchant du vieux Gentilhomme, elle luy dit qu’un Galant de son espece ne luy devoit pas paroistre assez dangereux pour l’obliger de rompre avec une Belle. Le Barbon comprit par ce peu de mots qu’il avoit esté joüé, & le chagrin de se voir la dupe de son Ennemy, luy fit quitter l’Assemblée avec tant de marques de ressentiment contre les Autheurs de la tromperie, qu’on ne douta point qu’il ne fust tout plein du desir de s’en vanger. Le Cavalier fit connoistre qu’il estoit fort naturel de mettre tout en usage pour ne pas ceder à son Rival, & qu’apres les contes qu’on avoit faits de sa Femme, il s’estoit crû obligé de faire voir à ceux qui la soupçonnoient, de quelle nature estoit son commerce. Comme on l’avoit traversé fort injustement dans son amour, il fut approuvé de tout le monde, & les carresses que firent les Dames à l’adroite Amie, qui avoit si à propos déguisé son Sexe, blesserent si fort le vieux Gentilhomme, qu’il se déclara Ennemy ouvert de tous les Amis du Cavalier. Voila l’état de l’affaire. Les Parens travaillent pour empescher qu’elle n’ait des suites.

[M. Bernardi associe avec luy M. de Mémon] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 141-144.

Mr Bernardi dont l’Académie est si célebre, l’a renduë encor plus considérable depuis peu, en associant avec luy Mr de Mémon, cy-devant Ecuyer Ordinaire du Roy, & digne Neveu de l’illustre Mr de Mémon qui a esté un des premiers Hommes de nostre temps dans la profession d’Ecuyer. On peut assurer qu’il n’y a point d’Académie mieux reglée, ny plus florissante que celle-là. On y montre parfaitement à la jeune Noblesse tous les Exercices que les Gens de qualité doivent sçavoir. On a un soin tres-particulier de luy inspirer des sentimens dignes de sa naissance, de veiller sur toutes ses actions, d’empescher les querelles, & les désordres ausquels cette Jeunesse pleine de feu n’est que trop sujete, de la rendre sage & de bonnes mœurs, & (ce qui ne se pratique point ailleurs) de luy apprendre d’une maniere également agreable & solide, le grand Art de la Guerre, par l’attaque d’un Fort dans toutes les formes, & par les autres fonctions qui sont attachées à un si noble Mestier. C’est ce qui fait que les plus grands Seigneurs y mettent leurs Enfans, & qu’on y en envoye non seulement de tous les endroits du Royaume, mais encor des Païs Etrangers, où la réputation de cette Académie n’éclate pas moins qu’elle fait en France.

[Naissance de Mars, en Vers] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 147-153.

Rien n’est plus connu que les deux Divinitez de la Guerre. Tout le monde sçait que Pallas est née de Jupiter seul, qui la fit sortir toute armée de son cerveau ; mais il y a peut-estre des Gens qui ne sçavent pas que selon Ovide, Mars est né de Junon seule. La Personne de qualité dont je vous fis voir dans ma Lettre de Fevrier la Métamorphose d’Alectrion, a décrit cette Avanture de ce mesme stile dont vous fustes si contente.

NAISSANCE DE MARS.

Lors qu’avec un coup de Marteau
(Maniere d’accoucher nouvelle & surprenante)
Jupiter autrefois tira de son cerveau
Pallas qui fut d’abord & guerriere & sçavante ;
Junon fut sur le point de créver de dépit,
De voir qu’il avoit eu l’esprit
De mettre au jour, sans secours de Femelle,
Une Pouponne & si sage & si belle.
Jalouse d’un si beau destin,
Qui d’abord sur son teint mit une couleur pâle,
Elle jura de perdre son Latin,
Ou de faire si bien, qu’enfin
Elle mettroit au jour quelque Poupon sans Mâle.
Pour cet effet, dés le moment,
Elle se résolut d’aller diligemment
Consulter l’Ocean (Oncle de la Déesse)
Qui dans son extréme vieillesse
Passoit pour estre un Dieu de rare entendement ;
Mais comme sa demeure estoit un peu lointaine,
Que Junon s’engagea dans ce voyage à pié
(Car un Paon de son Char estoit estropié)
On s’imaginera sans peine
Qu’elle fut bientost hors d’haleine.
Aussi, lasse à n’en pouvoir plus,
Et déja s’exhalant en regrets superflus,
De voir aller au vent le soin qui la devore,
Pour reprendre ses sens de fatigue abatus,
Elle arreste ses pas sur les Portes de Flore,
Qu’il estoit de bonne heure encore.
La Déesse des Fleurs avec empressement
Quitte le soin de son Parterre,
Et reçoit fort civilement
Et l’Epouse & la Sœur du Maistre du Tonnerre.
Apres le premier compliment,
Flore s’enquiert du sujet qui l’engage
A vouloir faire voyage,
Sans aucun retardement,
En si méchant équipage.
Junon avec liberté
Luy fit d’abord confidence
De ce desir emporté,
Dont son esprit se trouvoit agité.
Pour répondre à cette avance
Si pleine de confiance,
Flore luy dit ; Si tout de bon,
Sans aide vous voulez vous donner un Poupon,
 Depuis longtemps je cultive
 Une prétieuse Fleur,
 Dont l’incomparable odeur
 A la vertu genérative.
 A peine vous la sentirez,
 Que grosse d’Enfant vous serez.
A ces mots Junon en hâte,
Pleine de l’espoir qui la flate,
Courut à cette Fleur, admira sa beauté,
La tourna plusieurs fois d’un & d’autre costé,
La baisa, la sentit, & la bonne Déesse
Craignant que quelque malheur
Ne rompist le succés du desir qui la presse,
Revint plus de cent fois à sentir cette Fleur.
Enfin elle eut son compte, & de cette grossesse
On vit naître le Dieu Mars,
Qui par sa rare proüesse
S’est rendu si fameux au milieu des hazards.
Il ne manque à cette Histoire
Que le seul nom de la Fleur,
Dont la merveilleuse odeur
Produisoit des effets dignes de tant de gloire ;
Mais helas ! par malheur
Il n’en est plus mémoire.
Si nos Fleuristes d’aujourd’huy
En apprenoient quelques nouvelles,
Le Curieux … en planteroit chez luy ;
Il cherche toûjours les plus belles,
Et son Jardin si renommé
Par celle-là seroit plus estimé.

[Gouvernement de Baro donné à M. le Marquis de Genlis] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 167-168.

Sa Majesté donna dans le mesme temps le Gouvernement de Baro, que possedoit aussi feu Mr le Duc de Lesdiguieres, à Mr le Marquis de Genlis, Lieutenant General de ses Camps & Armées. Il est de l’illustre Maison de Brulart dont je vous ay parlé bien des fois. Ce Marquis a commandé en plusieurs occasions, & est connu de Sa Majesté depuis fort longtemps, ayant esté employé dans tous les Balets qui ont fait les premiers divertissemens de ce Prince. Aussi est-il du nombre de ceux que Mr de Benserade a toûjours pris soin de bien marquer dans ses Vers, sur les Personnages dont ces Balets estoient composez.

Les Fleurs du Languedoc, au Zéphir. §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 177-183.

La Saison est si rude icy depuis quelques jours, que les Fleurs de nos Parterres seroient bien fondées à faire au Zéphir les mesmes plaintes, que celles du Languedoc luy ont faites, de ce qu’il n’y a ramené le beau temps qu’au commencement de ce Mois. Celuy qui les fait parler ne m’est point connu, mais il est aisé de voir au tour galant de ses Vers, qu’il a grand commerce avec les Muses.

LES FLEURS DU LANGUEDOC, AU ZEPHIR.

Meritez-vous, Zéphir, qu’aucune Fleur vous aime,
Apres tant de paresse à revenir vers nous ?
De bonne-foy consultez-vous vous-mesme,
Est-ce là bien répondre à ce qu’on fait pour vous ?
***
On vous ouvre son sein dés que l’on peut éclore,
On vous y laisse reposer,
  Et l’on vous voit encore
Sur d’autres seins plus beaux cueillir quelque baiser,
Sans que l’on pense mesme à s’en formaliser ;
Cependant trop ingrat à tant de complaisance,
Trop léger pour sentir les tourmens de l’absence,
Sans amour, sans regret, loin de nous si longtemps,
Vous nous laissiez en proye à la rigueur des Vents.
***
C’estoit pitié comme tous en furie
Sur d’innocentes Fleurs s’exerçoient tour-à-tour.
Si quelqu’une poussoit avant vostre retour,
Un Vent glaçant luy ravissoit la vie,
  Mesme avant qu’elle eust veu le jour.
Si quelqu’autre pouvoit, plus heureuse à vous plaire,
Paroistre, & vous ouvrir son sein,
Bientost couroit un Teméraire
Qui s’y joüoit en vray Lutin,
Non par de doux baisers comme Zéphir sçait faire,
Mais par de si rudes transports,
Qu’il falloit succomber sous ses moindres efforts.
***
Concevez-vous, Zéphir, à quelle indigne rage
Vous exposiez vos tristes Fleurs ?
Et cependant, petit Volage,
Vous ne vous hastiez point de finir leurs malheurs.
Pourroit-on pas penser que quelque amour plus forte
En des Climats plus doux a sçeu vous retenir ?
Mais quel autre Climat sur le nostre l’emporte ?
Quel autre a plus de Fleurs pour vous entretenir ?
Ah non, c’est que pour nous vostre amour va finir.
***
Cruel, si ce Printemps eust ramené la guerre,
Vous auriez pour LOUIS renouvelé la Terre,
Et calmé les deux Mers
Pour Luy, qui tant de fois a bravé les Hyvers ;
Mais pour nous, qui mourons d’une bise légere,
Vous avez négligé nos stériles Iardins,
Empressé pour un Roy que tout craint & révere,
Pour nous qui craignons tout, lent & plein de dédains.
***
Ah, que cette lenteur nous fait voir d’injustice !
Elle n’estoit pour vous qu’un jeu, qu’un doux caprice,
Mais elle estoit à chaque Fleur
  Un si cruel suplice,
Que le ressentiment passoit à la couleur.
Le Muguet ne montroit qu’une triste pâleur,
La Ionquille avoit la jaunisse,
Comme quand il mourut paroissoit le Narcisse ;
Tantost pleine d’amour, & tantost en couroux,
La Tulipe prenoit une couleur contraire ;
Et la Rose plus fiere, & rouge de colere,
Dressoit ses Epines vers vous.
Peut-estre vous riez de ce que peuvent faire
L’amour ou le dépit en des Fleurs comme nous ;
Mais puissions-nous périr, plutost qu’abandonnées
D’un Trompeur qui nous laisse un espoir décevant,
On nous vist toutes les années
Le malheureux joüet de la Glace & du Vent.

Reponse à la Lettre en proverbes de Mademoiselle*** §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 183-198.

La Lettre en Proverbes qui vous a tant plû, estoit d’une Demoiselle si considérable par son mérite & par sa naissance, que Mr Guyonnet de Vertron, quoy qu’extraordinairement occupé à des Ouvrages qu’on le presse de finir, n’a pû se dispenser d’y répondre. Une aussi belle Personne que celle qui luy avoit écrit d’un stile si peu commun, ne pouvoit moins attendre de sa complaisance, apres que par le Traité qu’il a fait, sous le nom de la Minerve Dauphine, il s’est déclaré le Protecteur du beau Sexe.

REPONSE A LA LETTRE EN PROVERBES DE MADEMOISELLE ***

Il faut donc, Mademoiselle, vous répondre en Proverbes, non pas si bien que vous, car il n’appartient pas à tout le monde d’aller à Corinthe ; mais peut-estre seray-je plus heureux que sage. Dites-moy, je vous prie, est ce avoir la teste bien timbrée, que de faire plus de bruit que d’effet, & de réveiller le Chat qui dort ? Qui se sent morveux, se mouche. Souvenez-vous, que trop parler nuit, comme trop grater cuit ; qu’il ne faut point aller aux Bois, qui a peur des feüilles, ny laisser les Brébis seules de peur des Loups. Encore aurois-je quelque sujet de consolation, de vous entendre publier nos amours à sonne-trompe, si de l’abondance du cœur la bouche parloit, & si tout ce qui est moulé estoit vray. Parlez-vous de bonne-foy, quand vous dites (car par parenthese on ne sçauroit trop repéter les belles choses) que vous espérez que je revienne cuire à vostre Four ? L’entente est au Diseur, maudit soit qui mal y pense ! Mes finesses sont cousuës de fil blanc, je ne veux qu’amour & simplesse. Je ne suis point un Compteur de Fagots, je n’aime que le gratin de Cuisine, & pour du grais j’en casse. Je ne suis pas de ceux qui sçavent tout sans rien apprendre ; je ne suis point aussi un Godelureau, ny un Vendeur de Galbanum. Je sçay pourtant que le beau parler n’arrache point la langue ; que qui langue a, à Rome va. Mais je sçay bien qu’en forgeant on devient Forgeron ; qu’on fait tout avec le temps ; qu’il n’y a que les Honteux qui perdent ; que l’occasion perduë ne se recouvre jamais ; qu’il faut batre le Fer tandis qu’il est chaud ; que ce n’est plus le temps du Roy Guillemot, où l’on se mouchoit sur la manche ; que qui ne s’avanture, n’a ny Cheval ny Mule. Je vous diray encor, Mademoiselle, que vostre indiscretion m’a réduit à ne sçavoir plus de quel bois faire fleche, ny sur quel pied dancer, ny à quel Saint me voüer ; & l’expérience vous auroit dû montrer au doigt, sans pourtant vous créver les yeux, qu’un Rival, quel qu’il soit, est toûjours fatal ; que les petits pieds font peur aux grands ; que l’occasion fait le Larron ; & que pour un point Martin perdit son Asne. Comme je ne suis point un Caméleon, ny un Oyseau de mauvais augure, ny un Moulin à tout vent, ny une Giroüete qui marque la pluye & le beau temps, ny un Jocrisse qui mene les Poules pisser, ny une Grenoüïlle qui se cache dans l’eau de peur de la pluye, ny un Visage de bois floté ; je n’aimerois pas à garder les Manteaux, ny à joüer le personnage de Coignefétu, qui se tuë pour ne rien faire, & je ne prétens pas que les Batus payent l’amende. Ainsi ne faites plus à tout venant beau jeu. Il y a Fagots & Fagots. Je ressemble comme deux goutes d’eau à vostre Amant, ou du moins je suis du bois dont on les fait. Tout ce qu’on vous dira d’ailleurs autant en emporte le vent. Mon intention est droite comme une Quille, & juste comme une Balance, & sans vanité, sage comme une Image. Croyez-moy, Mademoiselle, un peu de honte est bientost passée. On n’a jamais bon marché de méchante marchandise. Je suis franc comme un Picard, & mes Rivaux sont de vrais Normans. A force de les écouter, il pourroit vous arriver comme à d’autres, que le repentir viendroit sur le tard. Cependant il vaut mieux tard que jamais, & un peché pleuré (car l’indiscretion en est un) est à demy pardonné. Heureusement pour vous, je n’ay non plus de fiel qu’un Pigeon. J’oublie volontiers le passé, ce qui est fait est fait ; mais suivez ce discours fait de fil en aiguille, c’est à vous la Bale. Voyez par là qu’un bon Ouvrier se sert de tout. Soyez Juge & Partie, & concluez qu’il n’est point de pire Sourd que celuy qui ne veut point entendre. Au reste, Mademoiselle, je vous prie d’estre fortement persuadée que je seray toûjours réveillé pour vous comme une Potée de Souris ; & pour vous le témoigner, je feray tout ce que Robin fit à la dance, & tout ce que le bon Cheval fait pour l’éperon. Enfin j’avouë avec vous, que Marchand qui perd, ne peut rire ; que monnoye fait tout ; que qui a de l’argent a des Piroüetes ; que point d’argent point de Suisse ; que qui a du Bien, a du mérite : mais il faut avoüer aussi pour se consoler, puis qu’il faut faire de nécessité vertu, que qui terre a, guerre a ; que tout ce qui reluit n’est pas or ; souvent belle montre, & peu de raport. Croyez donc certainement que bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Il est vray qu’à petit Mercier, petit Panier ; qu’il n’est pas agreable de tirer le Diable par la queuë ; que souvent le Bien vient quand on n’a plus de dents ; que nous ne sommes plus dans le temps où les Alloüetes tomboient toutes rôties : mais il est constant aussi que dans les petites Boëtes sont les fines Epices ; que le Diable n’est pas toûjours à la porte d’un pauvre Homme, & que ce qui est bon à donner, est bon à prendre ; que le Bien vient quelquefois en dormant. Outre tout cela, voicy ma Philosophie. Contentemens passent richesses ; dans ce monde n’est heureux que qui croit l’estre ; tout vient à point qui peut attendre ; il faut vivre en espérance. Comme il n’y a point de fortune sans envie, il n’y a point de plaisir sans peine, ny de Roses sans épines ; il n’y en a point aussi, quelque belle qu’elle soit, qui ne devienne gratecu (paroles ne puënt point.) Déterminez-vous donc, Mademoiselle, sans retarder davantage, car qui trop choisit, souvent prend le pire. Pour moy, je veux ou tout, ou rien ; tout par amour, & rien par force. Je n’aime pas qu’on me coupe l’herbe sous le pied, ny à dormir comme les Gruës un pied en l’air, ny à aboyer comme les Chiens apres la Lune, ny à estre couché à la belle Etoile, ny à estre appellé trop tard pour dîner. Enfin, Mademoiselle, si cela vous accommode, vous pouvez me commander aussi absolument comme la Reyne fait à son Enfant, & le Roy à son Sergent, & disposer de mes volontez comme des Choux de vostre Jardin. Ce ne sont point icy des contes à dormir debout, ils ne sont ny bleus ny jaunes, ny de ceux de ma Mere l’Oye, ny à la Cicogne. Ce n’est point aussi autant pour le Brodeur. Je ne ments point comme un Arracheur de dents ; mais je devois m’appercevoir plutost que les longs discours font les courtes journées, qu’il ne faut point tant tourner à l’entour du Pot, ny tant de Beurre pour faire un quarteron ; qu’au bout de l’Aune faut le Drap. Cependant la fin couronne l’œuvre ; il faut finir une fois en sa vie. Je finis donc en vous assurant que je souhaite avec passion vous trouver un jour entre Chien & Loup, pour vous donner moitié Figue, moitié Raisin. En attendant ce temps heureux, qui ne viendra que trop tard helas (car aux Amans comme moy les jours sont des siecles) je vous prie, Mademoiselle, de croire que cecy n’est point de l’Eau-benîte de Cour ; & que je suis aujourd’huy comme hyer, en un mot comme en mille, tout à vous, & rien, si vous ne voulez. Adieu, la Belle.

[Balet du Triomphe de l’Amour dancé à Paris] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 199-201.

Quelque plaisir que vous pust donner la veuë effective du plus superbe Palais, il égaleroit à peine celuy que vous recevriez si vous voyiez l’Opéra nouveau, intitulé le Triomphe de l’Amour. On en commença les Représentations sur le Theatre de l’Académie Royale de Musique le Samedy 10. de ce Mois ; & Monseigneur le Dauphin, qui vint exprés à Paris en voir la seconde, en sortit tres-satisfait. Je ne vous ay rien dit de cet Opéra, qui ne soit présentement confirmé par la voix publique. Les Machines qu’on y trouve surprenantes, & d’une invention tres-particuliere, y font courir tous les jours en foule. Elles sont du Sr Rivani de Bologne, qui par ces sortes d’Ouvrages s’est fait admirer dans toutes les Villes d’Italie.

Pour la Spirituelle Inconnüe, qui s’intéresse si obligeamment dans mes Avantures §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 206-228.

La Belle, à qui on a demandé une Addition à l’Histoire de ses Conquestes, s’est fait un plaisir de lier commerce avec l’aimable Inconnuë, qui a témoigné le souhaiter. Voicy en quels termes elle luy a répondu.

POUR LA SPIRITUELLE
Inconnuë, qui s’intéresse si obligeamment dans mes Avantures.

Qui que vous soyez, aimable Inconnuë, je me tiens heureuse de ce qu’une Personne qui paroist avoir l’esprit aussi bien tourné que vous, n’est point fâchée de me ressembler en quelque chose. Je tâche à me former une idée de vous. Je me figure comment il faut qu’on soit faite pour estre belle, & pour conserver pourtant quelque raport avec moy. J’adoucis mes traits. Je donne plus d’éclat à mon teint, & apres cela je m’imagine vous voir. Je ne doute point que vous ne perdiez beaucoup à ce Portrait. Cependant tel qu’il est, je vous aime déja tant sur ce qu’il me représente, qu’il n’est rien que vous ne puissiez obtenir de moy. Je voudrois qu’il fust plus difficile qu’il ne l’est de faire ce que vous me demandez, c’est à dire de parler de mon Amant ; mais puis que vous n’exigez de ma complaisance que ce qui doit me coûter le moins, je vay me haster de vous satisfaire, en attendant que vous mettiez mon amitié naissante à une épreuve plus forte. Vous dites que vostre Amant ressemble beaucoup au mien. Il seroit assez plaisant que nous nous trouvassions Rivales, & que celuy dont vous estes si charmée, fust le mesme qui a sçeu toucher mon cœur. Je ne voy rien en cela de trop impossible, car je n’ay point entendu parler de luy depuis nostre derniere entreveuë, & il se peut faire qu’un reste d’amour pour moy luy ait fait choisir pour s’attacher une Personne à qui je ressemble. Ce sentiment marque un peu de vanité. Pardonnez-le moy. Il est naturel de se flater, quand on a esté tendrement aimée. Voicy par quelle rencontre nostre commerce cessa. Il m’aimoit, comme vous sçavez, avec la plus forte passion. Nos conditions estoient égales, & si égales, que nous ne pouvions songer à estre jamais l’un à l’autre, c’est à dire qu’il ne pouvoit faire ma fortune, ny moy la sienne. Nous avions d’ailleurs tous deux des Parens qui prétendoient que nostre mérite nous fist trouver des Partis au dessus de nostre Bien. Les miens principalement faisoient grand fond sur ce teint & sur ces yeux qui me mettoient au nombre des Belles, & ils croyoient bien m’avoir donné en ces deux articles-là un Patrimoine fort considérable. C’eust esté en vain que mon Amant leur eust expliqué ses desseins pour moy. Ils l’auroient prié de ne me plus voir. Ainsi le mieux qu’il pût faire, ce fut de leur cacher sa tendresse, de passer tout simplement pour le bon Amy de la Maison, & d’attendre sans rien dire, ce que le temps pourroit ordonner de ma destinée. Nous nous aimions sans songer au mariage. L’amour est un assez grand plaisir pour se passer de ces sortes d’espérances qu’il peut regarder comme étrangeres ; & l’union de deux cœurs est si douce d’elle-mesme, qu’on n’a pas de peine à s’en tenir là, & à ne former plus de souhaits. Il arrivoit assez rarement que nous nous vissions en particulier. Cela apportoit à ses sentimens une espece de contrainte qui en redoubloit la tendresse. Ses yeux en estoient plus habiles à parler. Il en avoit plus d’adresse à m’expliquer son amour, & j’admirois comme en présence de plusieurs Personnes il trouvoit moyen tous les jours de me dire, je vous aime, sans estre entendu d’autres que de moy. Il ne cachoit point sa passion en la desavoüant, ny en prenant des manieres indiférentes. Au contraire il la déclaroit à tout le monde ; mais en mesme temps qu’il me rendoit ouvertement quantité de petits soins, il sçavoit donner à son amour un certain air de bonne amitié sans conséquence, à quoy il n’estoit pas possible qu’on ne fust trompé. Il est plus aisé qu’un Amant paroisse indiférent pour sa Maîtresse, que de ne paroître que son Amy. Aussi je le trouvois quelquefois trop habile à feindre. Ma bizarrerie alloit jusqu’à vouloir qu’il ne joüast pas si bien son personnage. Mais qu’il me guérissoit bien de ces faux scrupules dans les momens où son amour pouvoit se montrer amour ! Voila où j’en estois avec luy, lors qu’à force de m’aimer il renversa tout nostre bonheur. Il me vint un jour trouver seule dans ma Chambre avec un air triste & abatu, & apres quelques regards assez tendres ; Je vay vous perdre, me dit-il, je vay vous perdre. Il n’eut pas la force de m’en dire davantage. Il se jetta languissamment sur un Siege, & détourna ses yeux de dessus moy, qui ne laisserent pas d’y retourner naturellement. Vous qui aimez, imaginez-vous mon trouble. Je ne luy demanday point ce qu’il avoit de fâcheux à m’annoncer. Je demeuray immobile, & quoy que je ne connusse point encor mon malheur, je n’en doutay point. Ah, poursuivit-il, en me voyant aussi abatuë que luy, ce n’est pas à vous à estre frapée de douleur à la nouvelle que je vous apporte, ce desespoir n’appartient qu’à moy. Je viens de sçavoir que Monsieur de … vous va demander à vos Parens. Que m’aprenez-vous, interrompis-je, & pourquoy ne voulez-vous pas que j’entre dans les mesmes sentimens que vous ? J’en serois bien fâché, reprit-il. Je vous demande pour derniere grace, de ne point sentir ma perte. Vous épouserez un tres-honneste Homme, aimable de sa personne, fort riche, d’une qualité distinguée. Voila ce que la Fortune vous devoit. Je m’estimerois bien malheureux, si j’empeschois que vous ne fussiez sensible à tant d’avantages, & je me reprocherois éternellement d’avoir meslé du poison pour vous dans ce qui a deû vous paroître de plus doux en vostre vie. Hé quoy, répondis-je, les présens de la Fortune consolent-ils l’Amour de ses pertes ? Puis que j’ay bien pû vous avoüer que je vous aimois, vous aimay-je si peu que je sois capable de vous oublier ? Aime-t-on, & en fait-on l’aveu, pour ne pas aimer toûjours ? Mais vous, pourquoy exiger de moy tant de fermeté ? Sentez-vous assez peu ma perte pour vouloir que je ne sente point la vostre ? Helas ! repliqua-t-il, c’est parce que je sens vostre perte trop vivement, que je souhaite que vous sentiez peu la mienne. Mon amour ne s’estant jamais proposé pour but que de servir à vostre bonheur, je serois au desespoir qu’il le troublast, & j’aime mieux n’estre point aimé, que de vous livrer à la douleur que j’éprouve. Mais, luy dis-je, croyez-vous que vostre genérosité ne me soit point suspecte ? L’Amour n’est point si des-intéressé, & peut-estre recevez-vous avec une joye secrete cette occasion de nous séparer. Je ne me justifieray point, répondit-il. Croyez que je ne vous ay jamais aimée. J’y consens, pourveu que cette pensée vous fasse accepter plus aisément les avantages que vous ofre la Fortune. Cependant, continua-t-il, avec un soûpir, & d’un air qu’il m’est impossible de vous exprimer ; cependant le Ciel sçait, & vous sçavez bien vous-mesme … Oüy, je le sçay trop, interrompis-je, je sçay trop pour mon repos, que vous m’aimez, & que vous m’aimez de la maniere la plus genéreuse & la plus tendre dont on ait jamais aimé. Et pensez-vous que tout ce que vous me faites icy paroître d’amour, m’aide à me faire épouser vostre Rival ? Où trouveray-je vos sentimens & vostre tendresse ? Non, je ne m’y résoudray jamais. Je ne seray à personne, puis que je ne sçaurois estre à vous. Là-dessus il se mit à combatre ma résolution. Il m’en représenta les suites les plus fâcheuses, le mécontentement que recevroit toute ma Famille si je refusois un Party si considérable, les reproches eternels que l’on m’en feroit, ceux que je m’en ferois peut-estre un jour moy-mesme, & enfin l’impossibilité qu’il y avoit que nostre amour fût jamais récompensé. Il me fit voir combien il y a de diférence entre un Amant & un Mary, ce qu’il faut chercher dans l’un, & dequoy on doit se contenter dans l’autre ; qu’un établissement de fortune n’est jamais à négliger, & qu’à regarder sainement les choses, le Mariage a de telles suites, que l’amour seul, quelque réciproque & quelque tendre qu’il soit, ne suffit pas pour en faire le bonheur. Et pourquoy donc, repliquay-je à tout cela, pourquoy m’avez-vous engagée à vous aimer ? Pourquoy, me répondit-il, m’y suis-je engagé moy-mesme ? J’ay bien préveu tout ce qui arrive aujourd’huy. J’ay toûjours bien jugé par vostre mérite, que nous n’estions pas destinez l’un pour l’autre. Cependant je vous aimois, & mon amour, mesme au point de sa naissance, l’emportoit sur ma raison. Mais, poursuivit-il, apres que j’ay tant donné à la genérosité & au des-intéressement, soufrez que je donne quelque chose à la tendresse. Soufrez que je vous conjure de vous souvenir un peu de moy, & de croire que jamais passion ne sera si pure ny si ardente que la mienne. Et tout-à-l’heure, luy dis-je, vous consentiez que je vous oubliasse, si cela contribuoit à mon repos ? Que voulez-vous, me répondit-il ? Mon amour & mon des-intéressement ne sont pas encor bien d’accord ensemble. Je voudrois estre aimé sans qu’il vous en coûtast rien. Cependant s’il vous en doit coûter quelque chose, je sens que je souhaite en secret que vous m’aimiez malgré moy. Adieu, adieu, je crains que cette triste conversation n’ait trop duré pour l’un & pour l’autre. Il sortit dans ce moment avec toutes les marques de la plus vive douleur, & je demeuray si surprise de sa genérosité, si touchée de sa tendresse, & si occupée de tout ce qu’il m’avoit dit, que je me trouvay moins que jamais en état de renoncer à un si parfait Amant. Cependant les affaires de son Rival s’avancerent, Je fus promise, & en quatre jours on me maria. Pour luy, il m’évita pendant tout ce temps avec un soin qui me fut le plus seûr témoignage que j’eusse encor reçeu de sa passion. Mais quel fruit en tirois-je ? Je songeois bien plus à luy que s’il m’eust veuë comme auparavant ; & son absence, qui estoit pour moy un effet de sa tendresse des-intéressée, le rendit plus présent à mon esprit qu’il n’avoit jamais esté. Quels combats se passerent alors dans mon ame ! Je doute qu’on se les puisse imaginer. Il me souvient que le soir du jour de mon mariage, mon Epoux m’ayant donné le Bal malgré moy, je vis un Masque habillé négligemment, quoy que de bon air. Il dança, mais d’une maniere triste, & qui laissoit entrevoir qu’il eust mieux dancé s’il eust voulu. Il vint me prendre apres qu’on l’eut pris, & j’estois si pleine de ce malheureux Amant qu’on m’obligeoit à sacrifier, que je crûs que c’estoit luy. Cette idée me troubla, & je tombay évanoüye. On m’apprit le lendemain qu’il estoit party pour voyager, & depuis ce temps je n’ay pû sçavoir où il estoit. Celuy qu’on m’avoit fait épouser, estoit une vraye conqueste, puis qu’il avoit beaucoup de naissance, & estoit tres-riche. Je ne l’ay pourtant point mis au nombre des miennes, non parce que la qualité de Mary semble estre contraire à celle d’Amant ; mais parce qu’ayant esté obligé de me quitter trois jours apres qu’il m’eut épousée, & estant mort en Province avant que j’eusse appris qu’il estoit malade, je n’ay pû avoir le temps de le connoistre assez bien pour en faire le Portrait. Les autres Amans dont j’ay parlé, se sont attachez à moy depuis mon Veuvage.

En voila assez, aimable Inconnuë, pour une premiere fois. Si vous voulez, je vous récompenseray d’un Recit si triste par celuy de nos premieres conversations, qui pour la plûpart furent pleines d’enjoüement. Vous pouvez m’y engager, en prenant l’entremise du Mercure pour me faire telle confidence qu’il vous plaira. J’espére que vous ne m’en croirez pas indigne, & compte déja le commerce que j’ay avec vous, pour un des plus agreables que j’aye encor eus.

[Tout ce qui passé depuis le débarquement des Ambassadeurs de Moscovie à Calais jusques au jour de leur départ de Paris] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 228-342.

Depuis quinze jours on ne parle icy que des Moscovites. Ce qui vient de loin fait toûjours du bruit, parce qu’il est extraordinaire, & la curiosité naturelle à tous les Hommes, leur fait souhaiter d’estre éclaircis de toutes les choses qui ne leur sont pas connuës. C’est ce qui m’a fait rechercher avec un extréme soin, tout ce que les Ambassadeurs de Moscovie ont fait & dit de plus digne d’estre remarqué, depuis qu’ils sont arrivez en France. Le Grand-Duc leur Souverain, possede un tres-vaste Empire. Il fait sa résidence à Moskou qui en est la Capitale, & prend le titre de Tzar. Quoy que les uns disent Czar, & les autres Zaar, je me suis arresté au nom de Tzar, l’ayant eu de la main de l’Interprete. Ce Titre veut dire César, ou Empereur, & il l’a choisy parce qu’il prétend descendre d’Auguste. L’Arbre Genealogique seroit peut-estre aussi difficile que long à dresser, s’il falloit venir aux preuves. Celuy qui regne aujourd’huy s’appelle Theodore-Aléxieuvits. Il est né l’an 1657. d’Aléxis-Michel, ou Michaëloüits-Fedéroüits, qui fut marié en 1647. & mourut le 8. Fevrier 1676. Le Grand-Duc de Moscovie, porte pour Armes un Ecu en cercle d’or à un Aigle éployé de sable, cerclé ou diadêmé, becqué, membré de gueules, à un Cavalier nud d’argent, tenant une Lance dont il tuë un Dragon au naturel, l’Aigle couronné de trois Couronnes, Impériale, Royale, & Electorale. Au dessus de ces Couronnes sont trois Soleils, ou Diamans éclatans par des rayons, avec sept Eglises représentées dans la rondeur du Sceau ; & au bas de l’Ecu il y a deux Escadrons de Cavalerie qui combatent ; & sur l’extrémité de la rondeur du Sceau, sont écrits en gros Caracteres Moscovites ces mots traduits ; Benoiste Trinité, non pourtant trois Dieux, mais un Dieu en essence & en trois Personnes, Pere, Fils, & S. Esprit, Amen. Le Grand-Duc d’aujourd’huy a commandé l’Armée de son Pere contre les Turcs, & ne prit possession de ses Etats que quatre mois apres qu’il fut mort. Le défunt Grand-Duc ayant envoyé des Ambassadeurs en cette Cour & en plusieurs autres l’an 1668. son Fils qui regne depuis pres de cinq ans, a voulu aussi en envoyer, & leur a fait prendre d’abord la route de France, afin d’avoir plutost des nouvelles d’un Monarque qui fait l’admiration de tous les Peuples. Comme il n’est point de Nation qui n’ait entendu parler des François, & sur tout sous le Regne de Loüis le Grand, qui fait regarder la France comme un Païs où la civilité, les plaisirs, la magnificence, & l’abondance, se trouvent au plus haut point, il n’y a personne qui ne souhaite y venir, beaucoup moins pourtant pour estre témoin de toutes ces choses, que pour joüir de la veuë du plus grand de tous les Roys. Ainsi l’employ de cette Ambassade fut fort brigué dans la Cour du Tzar. Pierre, Fils de Jean Potemkin Echanson, & Gouverneur de Vlezki, qui estoit déja venu en France en 1668. sçachant mieux qu’un autre combien cet Employ estoit agreable, se servit de son crédit pour se le faire donner. Il l’obtint, préférablement à beaucoup d’autres, la maniere dont il s’estoit acquité la premiere fois d’une pareille Ambassade ayant donné lieu d’estre satisfait de sa conduite. Estienne Polkou luy fut donné pour Collégue, avec la qualité de Chancelier. J’entens, Chancelier de l’Ambassade, & non de l’Etat, les Ambassades solemnelles des Moscovites n’estant jamais sans un Chancelier qui tient le rang de second Ambassadeur. Le Fils du premier des deux que je viens de vous nommer, & le Neveu du second, furent choisis, ainsi que plusieurs autres Personnes qualifiées, pour faire avec eux ce grand Voyage, aucun des Sujets du Tzar ne pouvant sortir de Moscovie sans son expresse permission, laquelle il n’accorde que tres-rarement. Ils partirent avec huit Trompetes, cinq Timbaliers, plusieurs Hautbois & Musetes, & un assez grand nombre de Domestiques, le tout se montant à soixante & deux Personnes. Ils vinrent à Amsterdam, traverserent la Hollande, & enfin arriverent à Calais, où ils débarquerent le 29. de Mars. Je ne doute point que vous n’ayez remarqué dans les Livres de Voyages, que la coûtume des Moscovites, des Persans, & autres Nations voisines, est de recevoir sur leurs Frontieres les Ambassadeurs qu’on envoye en leur Païs, de leur donner des Escortes, de leur fournir des Voitures pour eux & pour leur bagage, en sorte qu’ils soient défrayez genéralement de toutes choses. Si cette coûtume leur est fort utile lors qu’ils viennent en Europe, quoy qu’ils s’en pûssent passer par l’abondance des vivres & des commoditez qui s’y trouvent, & par la bonté des Habitans, toûjours civils pour les Etrangers, elle nous est absolument necessaire lors qu’on nous envoye chez eux, par l’impossibilité qu’il y auroit de trouver toutes les choses dont on a besoin, par la distance des Villages & des Villes, par le manque de vivres en beaucoup d’endroits, & par les risques qu’on pourroit courir, à cause de l’humeur peu sociable de ces Nations. Ceux que le Grand-Duc de Moscovie nomme pour aller prendre tous les Envoyez sur la Frontiere, ont le nom de Pristaf. Ils ont soin de tout, & leur font rendre les honneurs qui leur sont dûs. Les Ambassadeurs dont je vous parle, attendirent quelques jours à Calais le Pristaf qui devoit les recevoir. Sa Majesté donna cet Employ à Mr Torf l’un de ses Gentilshommes ordinaires. C’est une Cerémonie qu’on n’observe point à l’égard des autres Ambassadeurs. Les fonctions de ces Gentilshommes, nommez ordinaires du Roy, consistent à aller faire des Complimens, selon les occasions, de la part de Sa Majesté. Ils vont aussi recevoir les Princes Etrangers qui viennent en France, & leur font faire dans les Villes les honneurs que la Cour a résolu de leur rendre. Mr Torf, choisy par le Roy pour la conduite des Ambassadeurs de Moscovie, est un Gentilhomme Allemand, qui sert depuis si long-temps en France, qu’il peut passer pour François. Il a commandé dans les Gardes de Sa Majesté, où il s’est acquis beaucoup d’estime par son courage en plusieurs occasions, ainsi qu’il a fait par son esprit en d’autres Emplois qu’on a bien voulu luy confier. Peu de Personnes auroient esté aussi capables que luy de cette derniere Commission, parce qu’il faut prendre de l’empire sur ces sortes d’Ambassadeurs, & leur montrer de la fermeté, sans pourtant choquer le droit des Gens ; autrement ils auroient peine à s’acquiter de ce qu’ils doivent, & tâcheroient d’en retrancher toûjours quelque chose, car ils ont une telle exactitude dans tout ce qui s’appelle Cerémonies, qu’ils disputent jusques à un demy pas. Ces Ambassadeurs estant à Calais avant Mr Torf, le Gouverneur en prit soin jusques à son arrivée. Il ne tarda pas longtemps, & il vint accompagné de Mr de la Garde, qui estant chargé de leur traitement, devoit payer toute leur dépense, jusqu’aux Matelots qui avoient débarqué leurs Hardes. Cela fut executé. Mr Torf apprit quelques jours apres qu’il fut aupres d’eux, qu’un de leurs Valets, à qui l’Eau-de-vie avoit donné dans la teste, s’estoit par surprise saisy du Mousquet d’une Sentinelle qu’on avoit postée devant leur Logis, & l’avoit tiré sur ceux que le hazard faisoit passer dans la Ruë. Il en demanda justice aux Ambassadeurs, qui loin d’avoir de la peine à s’y résoudre, eurent de la joye de voir qu’on les en laissoit les maîtres. Ils firent venir celuy qui avoit tiré, & le condamnerent à huit Bâtons. Voicy de quelle maniere on agit pour ce suplice. On couche le Coupable à terre sur le ventre, & on ne luy laisse que sa chemise. Alors deux Hommes se mettent l’un aux pieds, & l’autre à la teste, & ils usent sur son corps huit Bâtons, qui sont à peu pres comme nos plus grosses Houssines, mais beaucoup plus forts.

Les Pasques des Moscovites qui viennent huit jours plus tard que les nostres, n’estant pas faites quand Mr Torf arriva, ils le prierent d’en voir la Cerémonie, & voulant luy faire honneur, ils le placerent au milieu de leur Chambre, au mesme endroit où le Tzar se seroit mis s’il avoit esté présent. Ils chanterent accompagnez de leur Prestre, d’une maniere qui ressemble fort à nostre Plein-chant ; & apres avoir tourné tous trois fois autour de luy, c’est à dire, le Prestre, les Ambassadeurs, & toute leur Suite, ils luy donnerent le baiser de paix, & deux œufs rouges chacun pour les œufs de Pasques, ce qui monta à six-vingts quatre œufs. Mr Torf cherchant au plutost à en estre déchargé, on luy apporta un grand Bassin. Il les mit dedans, & les Moscovites les ayant couverts d’une grande Toilete de Tafetas, les envoyerent chez luy. Peu de temps apres, ils partirent de Calais. La foule du Peuple assemblé pour les voir passer, estoit tres-grande. Ils trouverent la Garde redoublée & rangée en haye, & témoignerent estre fort contens de ce qu’on tira quelques volées de Canon à leur sortie. Aussitost que le premier Ambassadeur en eut entendu le bruit, il dit qu’il reconnoissoit qu’il estoit sur les terres de France, & s’étendit sur les loüanges du Roy. A peine fut-il à demy-lieuë de Calais, qu’il descendit de Carrosse. On étendit une grande Toilete en pleine campagne, & il y changea d’Habit. Il fit la mesme chose toute cette journée-là, presque en approchant de chaque Village. On luy en demanda la raison. Il répondit, que c’estoit pour faire honneur à la France, & donner des marques de la grandeur de son Maître. Il adjoûta, qu’en certains jours de Cerémonie le Tzar en changeoit jusques à cinquante fois. Cet Ambassadeur en mit onze diférens ce jour-là. S’il en eust changé d’autant sur toute la route, avec les deux heures qu’il employoit pour dormir à la fin de chaque Repas, suivant la coûtume des Moscovites, à laquelle ils ne manquent jamais, on ne seroit de longtemps arrivé icy. Mr Torf luy fit connoître que les Lieux où l’on devoit dîner & coucher estant marquez, le chemin de chaque journée estoit arresté, & qu’il seroit impossible de le faire, si on perdoit tant de temps à toutes ces pauses. Enfin cet Ambassadeur obtint qu’il changeroit d’Habit seulement quatre fois par jour. On arriva à Bologne. Comme on y avoit appris qu’on avoit tiré le Canon à Calais, on y fit la mesme chose, aussi-bien qu’à Abbeville, où l’on se rendit en suite. L’affluence du monde qui accouroit pour le voir passer, estoit si grande, que l’Ambassadeur ne pût s’empescher d’en témoigner sa surprise. Il trouva la mesme foule par tout où il passa jusqu’à S. Denys, & y fut logé à l’Epée Royale. C’est une tres-grande Hôtellerie, où les Ambassadeurs qui viennent par cette grande route logent ordinairement. Il fut toûjours défrayé aux dépens du Roy. Comme il passa quelques jours à S. Denys, il alla voir l’Abbaye. Parmy les Tombeaux qu’on luy montra, on luy fit voir celuy que le Roy fait faire pour honorer la mémoire de feu Mr de Turenne. Il versa des larmes en le voyant ; & comme il connut qu’elles surprenoient, il dit que ce n’estoit pas la premiere fois qu’il avoit pleuré sa perte, & qu’on l’avoit pleurée à Moskou, où son mérite avoit fait grand bruit ; qu’il estoit capable de commander des Troupes de tous les Princes du Monde, unies ensemble, pour batre le Turc ; & là-dessus il entama un Projet que l’on avoit fait en Moscovie, de ce que chaque Prince de la Chrêtienté devoit donner pour cette entreprise. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’il parla de la maniere dont Mr de Turenne faisoit la guerre, de sa prudence, & du soin qu’il avoit de ses Troupes, comme s’il eust toûjours esté à ses costez. Le lendemain, Mr le Prince de Turenne, Fils de Madame la Duchesse de Boüillon, eut la curiosité de le voir dîner. Mr Torf le luy montra, & luy dit son nom. Les larmes luy vinrent encor aux yeux, & il dit, qu’il ne croyoit pas que la Terre fust capable de reproduire un Turenne. On luy fit entendre une Messe solemnelle dans l’Abbaye, qui fut celébrée avec de superbes Ornemens. Il en admira la Cerémonie, & dit, que nostre Religion estoit à-peu-pres pareille à la sienne, & que l’on officioit de la mesme sorte devant le Tzar. Mr Torf luy répondit pour la gloire de la France, & pour marquer sa grandeur, qu’on officioit toûjours de cette mesme maniere à S. Denys, & que c’estoit une chose si ordinaire, qu’on faisoit souvent ces mesmes Cerémonies à Porte fermée. Apres le Service, ils approcherent tous de l’Autel, & l’on fut surpris de les entendre tout d’un coup se récrier. En mesme temps ils se prosternerent, & Mr Torf leur en ayant demandé la cause, ils dirent, qu’ils voyoient sur l’Autel une Image de la Vierge toute pareille à celle qui estoit à Moskou. On leur apporta dequoy monter, afin qu’ils la vissent de plus pres. Ils luy baiserent les pieds & les mains, & par respect ne voulurent pas se lever plus haut. On les mena dans la Salle du Trésor. Quoy qu’ils témoignassent estre surpris de tant de richesses, ils les admirerent moins que les Reliques, qu’ils ne voulurent voir qu’à genoux, sur tout celles de S. Denys qu’ils disent estre un de leurs Patrons. Ils auroient fort souhaité qu’on leur eust montré son Corps, mais il fallut qu’ils se contentassent de ce qu’ils venoient d’en voir. Vous demanderez peut-estre quelle est la Religion des Moscovites. Ils sont Grecs Schismatiques, & ont un Patriarche ou Métropolitain de toute la Russie. Il est Archevesque de Kiovie, Halicie, Polock, Evesque de Vitebski, & Proto-Archimandrite de l’Ordre de S. Basile. C’est luy qui couronne l’Empereur. Antoine Sielanua, qui possedoit cette Dignité avant le dernier mort, fut déposé l’an 1667. dans un Synode general tenu à Moskou, où présidoient les Patriarches d’Aléxandrie & d’Antioche, pour avoir le plus contribué aux desordres arrivez en Moscovie sur le sujet de la Religion. Il possedoit plus d’un million de revenu, & avoit esté éleu à la maniere accoûtumée par les Archevesques, Evesques, & tout le Clergé de ce Païs-là. Si ce Patriarche n’est pas confirmé par le Grand Duc, on en élit aussitost un autre. Celuy de Constantinople confirmoit autrefois son élection, mais cela n’est plus en usage. Les Patriarches, Archevesques, & Evesques, sont choisis entre les Moines, & ne mangent point de viande en quelque temps que ce soit. Les Moscovites ont de la devotion. Elle a paru grande dans les deux Ambassadeurs, qui depuis qu’ils sont en France, ont prié Dieu quatre heures par jour, deux de grand matin, & deux l’apresdînée. Le premier Ambassadeur a un morceau de la Vraye Croix enchassé dans une Croix d’or. Il ne passe point de jour sans l’adorer plusieurs fois. Quand il est prest de manger, il la fait attacher contre la muraille, se tourne devant toute l’Assemblée du costé où elle est, fait trois Signes de Croix, dit quelques courtes prieres, & se met en suite à table. Il dit que cette Vraye Croix luy est venuë d’une Place qu’il emporta par assaut, lors qu’il commandoit l’Armée du Grand-Duc son Maître. Ce fut pour luy une occasion de raconter de quelle maniere il avoit pû en venir à bout. Il dit, qu’il avoit fait paroître une Avantgarde pour attirer les Ennemis qui estoient entre cette Place & luy, que les Ennemis n’avoient pas manqué de venir droit à cette Avantgarde, que pendant ce temps il avoit fait défiler son Armée pour venir s’emparer du Poste qu’ils quitoient, & qu’ayant toûjours fait reculer cette Avantgarde afin qu’ils la poursuivissent, il s’estoit enfin trouvé entr’eux & la Place, à laquelle il avoit en suite fait donner plusieurs assauts, n’y ayant pas d’apparence qu’il pust demeurer longtemps dans un lieu où il avoit une Armée derriere luy.

Environ huit jours apres que ces deux Ambassadeurs furent arrivez à S. Denys, où ils ont paru beaucoup plus civils qu’on ne les croyoit, à plusieurs Personnes de qualité qui les y ont veus, Mr de Bonneüil Introducteur des Ambassadeurs, leur vint dire de la part du Roy, que Sa Majesté consentoit qu’ils fissent dans peu leur Entrée à Paris, & qu’un Maréchal de France les y accompagneroit. Ils demanderent la permission de faire marcher avec eux leurs Trompetes, Timbales, Hautbois, & Muzetes, ce qu’on ne leur accorda qu’en qualité d’Instrumens de joye. Le Roy qui avoit donné depuis un mois le Baston de Maréchal à Mr d’Estrées, luy fit commencer par là les fonctions de sa Dignité nouvelle. Ainsi ce Maréchal estant party de Paris avec les Carrosses du Roy, se rendit à S. Denys le 30. du dernier mois, accompagné de Mr de Bonneüil & de Mr Girault. Les Ambassadeurs le vinrent recevoir au bas du degré, & quand ils furent montez, ils laisserent à Mr d’Estrées le choix du Fauteüil. Ils descendirent tous peu de temps apres. Les deux Ambassadeurs prétendoient le fonds du Carrosse, parce qu’on les recevoit, & qu’ainsi on leur faisoit les honneurs Suivant leur prétention, Mr d’Estrées n’eust en qu’un devant. Ce diférend fut accommodé sur l’heure, & chacun eut lieu d’estre satisfait. On arresta que l’Ambassadeur auroit le fonds du premier Carrosse, où il seroit à costé de Mr d’Estrées ; le Chancelier, celuy du second Carrosse ; & le Fils du premier Ambassadeur, le fonds du troisiéme, qui estoit celuy de Mr d’Estrées. Les autres Personnes les plus remarquables de leur Suite, estoient dans d’autres Carrosses. Ceux des Princes & des Ambassadeurs qui sont en France, n’y estoient point, à cause que les Ambassadeurs de Moscovie n’ont audience que du Roy, & qu’ils ne visitent personne. Outre les Carrosses aux Armes & Livrées du Roy, & ceux qui estoient fournis à son nom, on avoit aussi fait mener plusieurs Chevaux pour monter les Gens de la Suite des Ambassadeurs. Dans l’Entrée, leurs Trompetes marcherent à la teste de tout, leurs Timbales & leurs Hautbois en suite, puis plusieurs de leurs Gens à cheval. Je vous ay marqué le rang que les Ambassadeurs tenoient dans les Carrosses. Quoy que cette Entrée ne se fist point en un jour de Feste, & que mesme on ignorast qu’elle se dust faire, Paris est un lieu tellement peuplé, qu’il suffit de voir paroître de loin quelque chose de nouveau, pour faire venir en un moment beaucoup plus de monde que l’on n’en verroit en toute autre Ville, où l’on se seroit préparé pendant plusieurs jours, pour estre témoin du plus grand Spéctacle. Ainsi dans toutes les Ruës qui avoient quelque largeur, les Ambassadeurs passerent entre deux hayes de Carrosses, & une foule presque incroyable de Gens de toutes conditions. Le chemin qu’ils firent fut assez long, puis qu’ils entrerent par la Porte S. Denys, & vinrent loger à la Ruë de Tournon, pres le Luxembourg, dans un Hôtel qui appartient à Sa Majesté, & où on loge les Ambassadeurs Extraordinaires. Il estoit orné des Meubles du Roy, qui consistoient en plusieurs Lits de Velours de diférentes couleurs, avec de larges Galons, en d’autres de Satin, avec de la Broderie, (cette Broderie & les Galons, or & argent ;) en quelques Tentures de Tapisserie de la Couronne, & en des Lustres de Crystal dans toutes les Chambres. Le premier Ambassadeur fit dresser dans la premiere une maniere d’Autel, mais beaucoup plus élevé que ne sont ceux de nos Eglises. On mit la Vraye Croix & les Images de plusieurs Saints sur cet Autel. Ils estoient représentez en cinq ou six Tableaux un peu plus petits qu’une demy-feüille de papier, plus carrez & faits d’une façon singuliere. On voyoit de la Peinture meslée avec de l’Orfévrerie de relief, & de la Broderie de Perles un peu plus grosses que ce qu’on appelle icy semences de Perles. Les Bordures estoient d’Orfévrerie d’un travail assez confus, ce qui faisoit aisément connoistre que cet Ouvrage n’estoit pas fait à nostre maniere. Tant que cet Ambassadeur a demeuré à Paris, il n’a point passé devant cet Autel sans faire plusieurs revérences & signes de Croix, & c’est où il faisoit ordinairement sa priere. Les Moscovites ont une si grande venération pour les Saints & pour les Images, que jamais ils ne passent devant aucune sans la salüer. Chaque Famille a un Saint particulier, qu’elle révere par dessus les autres. Son Image est toûjours placée en veuë dans le Logis ; & si ceux qui viennent rendre visite, ne la peuvent découvrir d’abord, ils demandent où est le Saint, & salüent l’Image avant le Maistre du Logis. On la porte aux Enterremens de ceux qui meurent de la Famille. Comme les Ambassadeurs Extraordinaires sont traitez pendant trois jours, qui commencent au Soupé du jour qu’ils font leur Entrée, & finissent au Dîné du dernier jour (ce qui fait six Repas) ce fut aux Officiers de Sa Majesté à prendre soin de faire servir les Moscovites pendant les trois premiers jours qu’ils furent logez à l’Hôtel des Ambassadeurs. Mr de Francine le Fils donna ses ordres, & mangea avec eux. Il est Fils de Mr de Francine Maistre d’Hôtel du Roy de quartier, & a la survivance de cette Charge. Chaque Repas n’eut pas moins de somptuosité que d’abondance. Le premier fut en Poisson, parce que l’Entrée s’estoit faite un Mercredy, & que c’est un jour où en Moscovie on ne mange point de Viande. Ces trois jours estant passez, Mr de la Garde qui avoit esté chargé de leur traitement & de leurs voitures depuis Calais, reprit cet employ pour tout le temps qu’ils seroient en France. Depuis le Mercredy 30. d’Avril, jusqu’au Dimanche 4. de May qu’ils eurent leur premiere Audience, ils ne voulurent aller en aucun Lieu, le respect les empeschant de rien voir avant la Personne de Sa Majesté. Ce jour qu’ils souhaitoient avec tant d’ardeur estant arrivé, on amena des Chevaux pour leurs Domestiques, & Mr le Maréchal d’Estrées les vint prendre avec les Carrosses du Roy. Vous sçavez, Madame, que lors qu’un Maréchal de France reçoit un Ambassadeur le jour de son Entrée, c’est toûjours un Prince qui le mene à l’Audience. Ils n’en demanderent point, & firent voir tant d’estime pour le rang qui s’acquiert par la valeur, que quelque venération qu’ils ayent pour les Princes, je ne sçay s’ils auroient esté contens d’en avoir, à moins qu’ils n’eussent fait bruit dans les Armées. Ils traverserent les Courts du Chasteau de Versailles, au travers des Compagnies des Regimens des Gardes Françoises & Suisses, rangez en haye & sous les armes, & furent menez en un Lieu appellé la Chambre de descente. C’est où l’on fait reposer les Ambassadeurs avant que de les conduire à l’Audience. Le Roy qui l’avoit remise à l’issuë de son Conseil, ordonna à Mr le Duc de S. Aignan, Premier Gentilhomme de sa Chambre pour lors en année, de laisser remplir les grands Appartemens qui devoient servir de passage aux Moscovites, de toutes les Personnes de qualité qui s’offriroient, à l’exception de la Chambre de l’Audience qu’il voulut qu’on laissast vuide jusqu’à ce qu’il fust entré. On exécuta cet ordre ponctuellement, & le respect ayant retenu les plus considérables de la Cour, qui ne se présenterent pas mesme à la Porte de cette Chambre, quoy qu’ils la vissent ouverte, le Roy n’y trouva que Monseigneur le Dauphin, & Mr le Duc de S. Aignan, lors qu’il s’y rendit par un Degré dégagé. Sa Majesté témoigna à ce Duc qu’il pouvoit laisser entrer, & se plaça dans un Trône d’argent orné de plusieurs grandes Figures de mesme matiere. Le Tapis de pied estoit de Perse à fonds d’or ; & le Carreau, le Dais, & les Meubles de la Chambre, de Velours vert en Broderie d’or. La Tapisserie estoit aussi de Verdure, parce que le vert fait une nüance agreable avec l’argent. Cette Chambre, aussi-bien que toutes celles par lesquelles les Ambassadeurs devoient passer, estoit ornée de Candelabres, de Miroirs, d’Urnes, de Tables, de Cuvetes, de Torcheres, & d’une infinité d’autres Ouvrages d’argent & d’or massif. On peut dire neantmoins que ce qui brilla le plus dans cette Cerémonie, ce fut la bonne mine du Roy, qui par cette majesté meslée de douceur, qui attire l’admiration & le respect, charma tous ceux qui le virent. Quoy qu’il eust pû se parer de plusieurs millions de Pierreries, il n’en voulut mettre aucune, sa grandeur venant d’un éclat qui luy est propre, sans qu’elle ait besoin que de sa seule Personne pour paroistre ce qu’elle est. Ainsi il n’avoit qu’un Habit brun, brodé d’or par écussons, c’est à dire qu’il n’y avoit de Broderie qu’autour des Basques. Son Baudrier estoit brodé de la mesme maniere, & un Tour de Plumes blanc faisoit l’ornement de son Chapeau.

A la droite de Sa Majesté estoient debout & découverts, Monseigneur le Dauphin, avec un Habit aussi éclatant que magnifique, Monsieur le Duc, Monsieur le Prince de la Roche-sur-Yon, Mr de Boüillon, Mrs les Ducs de Montausier, de Créquy, & de Bauvilliers, & Mr le Marquis de la Salle, Maistre de la Garderobe.

A la gauche estoient placez Monsieur, qui avoit un Habit noir tout brillant de Pierreries, Monsieur le Prince de Conty, & derriere luy, Mr le Duc de Vendosme à cause du peu de place qu’il y avoit sur le haut Dais, Mr de Vermandois, & Mrs les Ducs de S. Aignan, de la Rochefoucaut, & d’Aumont. La Reyne se trouva incognito à cette Audience, accompagnée de Madame la Dauphine, de Madame, de Mademoiselle, & de plusieurs autres Princesses & Dames.

Apres que toute la Cour se fut placée, les Ambassadeurs sortirent de l’Apartement où ils estoient, & marcherent accompagnez de Mr le Maréchal d’Estrées & de Mr de Bonneüil, au travers des Gardes du Grand-Prevost. Ils furent reçeus au bas du superbe Escalier qu’on doit au vaste génie de Mr le Brun, & dont je vous ay donné la description, par Mr de Rhodes, & par Mr de Saintot, l’un Grand-Maistre, & l’autre Maistre des Cerémonies. Ils leur toucherent dans la main, & mirent en suite leurs mains dessous. C’est une cerémonie des Moscovites, & une marque du plus grand honneur qu’ils puissent faire aux Gens qu’ils salüent. Les Cent Suisses du Roy estoient en haye des deux costez de l’Escalier, & les couleurs de leurs Habits meslées à celles des Peintures, faisoient un effet tres-agreable. Ces Ambassadeurs faisoient porter devant eux leurs Lettres de Créance, suivant la coûtume de leur Païs. Les Présens qu’ils devoient faire estoient portez, partie par leurs Gens, partie par des Suisses de la Garde qui n’avoient ny Armes ny Bandolieres, mais tres-proprement vétus. Ils tenoient le milieu, & les Domestiques des Ambassadeurs la teste & la queuë. Ils furent reçeus à la Porte de la Salle des Gardes par Mr le Maréchal Duc de Duras, & partagerent la droite entre ce Duc & Mr le Maréchal d’Estrées. Ceux qui portoient les Présens resterent dans l’Antichambre. Les Ambassadeurs salüerent le Lit du Roy selon la coûtume, & estant ensuite entrez dans la Salle de l’Audience, dés qu’ils apperçeurent Sa Majesté, ils firent de profondes revérences avec de grandes inclinations, & lors qu’ils en approcherent le Roy se leva, osta son Chapeau, se remit à sa place, & se couvrit. Le premier Ambassadeur parla en Langue Moscovite, & exalta les grandes Actions & la conduite du Roy. Il s’arresta avant qu’il eust finy son Discours ; & le Roy en ayant demandé la raison, l’Ambassadeur luy fit dire par Mr Torf, que comme le Tzar son Maistre ne parloit jamais de Sa Majesté sans se découvrir, il la suplioit de luy faire cette grace lors qu’elle entendroit son nom ; ce que le Roy voulut bien luy accorder. Le second Ambassadeur parla aussi, & leurs Complimens furent expliquez, tantost par Mr Torf, tantost par un Interprete, & tantost par un Gentilhomme de leur Suite. Le Roy ne se leva que pour recevoir la Lettres du Tzar, & se remit aussitost à sa place. Le dessus estoit, A Loüis le Grand Empereur des François, Roy de Navarre. Voicy les qualitez du Grand Duc, employées au commencement de cette Lettre. Par la grace de Dieu, le Grand Seigneur Tzar & Grand Duc Theodore Alexiewits, Autoorateur de toute la grande petite & blanche Russie, de Moskou, Kieu, Wolodimire, & Novogrod Tzar de Cazan, Tzar d’Astrachan, Tzar de Siberie, Seigneur de Plescou, Grand Duc de Smolensko, Sugorié, Permié, Wiatzki, Bulgarie, & autres ; Grand Duc de Novogrod la basse, Czernighou, Resan, Rostou, Joroslavv, Bictozerié, Vdorié, Obdorié, Condinie, & Maistre de toute la Coste Septentrionale ; Seigneur d’Ibérie, & des Tzars de Cartalinié, & Gratinié ; Seigneur de Cabardinié, & Ducs Czercassiens & Goriciens ; & par la succession de ses Ancestres, Prince Souverain de plusieurs autres Terres & Domaines dans l’Orient, dans l’Occident, & dans le Septentrion.

Quoy que ces Titres soient copiez sur un Manuscrit de la main de l’Interprete, je ne voudrois pas vous assurer qu’on n’eust point pris des lettres pour d’autres, ce qui peut faire quelque changement aux noms ; mais une faute de cette nature ne sçauroit estre importante, & il suffit que vous voyiez à peu-pres les qualitez que prend le Grand-Duc. Les Moscovites les tournent de plusieurs manieres diférentes, & non seulement il est ordinaire à chaque Tzar de les changer à son avenement à l’Empire, mais mesme pendant son Regne.

L’Ambassadeur monta sur les marches du Trône, pour donner au Roy la Lettre du Tzar, & il demeura mesme un peu de temps sur ces marches, parce que la foule estoit telle, qu’il eut de la peine à en descendre. Les Ambassadeurs firent suplier en suite Sa Majesté qu’Elle leur fist l’honneur de leur donner sa main à baiser, ce qu’Elle leur accorda avec cette grace qui accompagne tout ce qu’Elle fait. Le Fils du premier Ambassadeur, & les Gentilshommes les plus qualifiez, eurent part à cet honneur ; apres quoy on apporta les Présens. Tous ceux qui les tenoient défilerent. L’Ambassadeur les prit de leurs mains pour les présenter au Roy, & les mit aux pieds de Sa Majesté. Ces Présens estoient,

Vingt-trois Cimbres de Martes Zibelines. Ce sont six-vingts paires de Martes.

Six-vingts Cimbres de ventre de Martes pour fourrer.

Une Courte-pointe de Marte Zibeline.

Une Robe de Chambre de mesme.

Le Fils du premier Ambassadeur fit présent au Roy d’une Piece d’Etofe d’or à la Persienne.

Tous ces Présens furent en suite couverts d’un Tapis. Je croy qu’il ne sera pas hors de propos de vous dire icy qu’en 1668. le mesme Ambassadeur, à l’issuë de l’Audience qu’il eut du Roy, luy fit présent du Cimeterre qu’il avoit à son costé, & luy dit, qu’il ne luy pouvoit rien offrir qu’il crust plus digne de Luy, qu’un Cimeterre avec lequel il avoit gagné plusieurs Batailles.

Il n’y a rien qui puisse égaler la pompe & la grandeur de ce jour. Aussi Mr le Duc de S. Aignan fut-il applaudy de tout le monde, lors qu’il prit la liberté de dire au Roy, que depuis le temps de Salomon, il ne s’estoit rien veu d’égal à la Personne de Sa Majesté, ny à sa magnificence. L’Audience estant finie, les Ambassadeurs qui en sortirent, toûjours entre deux hayes des Gardes du Corps, des Cent Suisses, & des Gardes de la Prevosté, furent magnifiquement traitez à quatre Tables par les Officiers du Roy, & reconduits à Paris de la mesme maniere qu’ils avoient esté amenez. Depuis ce jour, qui estoit le 4. du mois, ils ne sortirent point de l’Hôtel des Ambassadeurs jusques au Jeudy. Vous ne sçauriez croire pendant ce temps quelle affluence de monde venoit tous les jours pour les voir manger. Plusieurs Personnes de qualité de l’un & de l’autre Sexe estant entrées comme par force le Mercredy au soir apres le Soupé, dans la Chambre du premier Ambassadeur, il les salüa toutes, leur toucha dans la main, & les pria de trouver bon qu’il leur donnast le bonsoir, parce que devant encor voir le lendemain le plus grand Roy de la Terre, il vouloit se retirer seul pour se préparer à recevoir cet honneur. En effet, le Jeudy 8. du mois, ils furent de nouveau conduits à Versailles de fort grand matin par Mr de Bonneüil. Ce n’estoit ny pour une Audience solemnelle dans les formes, ny mesme pour une Audience particuliere. Ils avoient souhaité de voir le Roy ; & comme ils estoient charmez de sa Personne, ils vouloient le considérer plus à loisir qu’ils n’avoient pû faire la premiere fois. Ainsi il fut arresté que quand on leur feroit voir les Apartemens de Versailles, on prendroit si bien son temps, qu’ils rencontreroient Sa Majesté lors qu’au sortir de son Prie-Dieu où Elle se met tous les jours apres son lever, Elle passeroit pour entrer au Lieu où Elle tient le Conseil. Ce Prince est ordinairement suivy de beaucoup de monde en ces temps-là, ceux qui ont fait leur Cour au lever, ne le quittant qu’à la Porte de son Cabinet où il entre seul. Les Ambassadeurs le rencontrerent comme on l’avoit concerté. Quand il se vit aupres d’eux, il s’arresta, & leur demanda de l’air le plus engageant, comment se portoit le Tzar, & s’ils en avoient des nouvelles. Les Ambassadeurs se prosternérent, & luy repartirent, qu’ils n’osoient presque le regarder en face ; qu’ils sçavoient bien qu’ils ne devoient pas avoir l’honneur de luy parler hors le temps de l’Audience ; qu’ils ne le faisoient qu’en tremblant, & seulement pour répondre à ce qu’il avoit la bonté de leur demander. Ils se rendirent en suite chez Mr Colbert de Croissy, Ministre & Secretaire d’Etat, qui a le Département des Affaires Etrangeres. Ce Ministre les reçeut à la Porte de sa Chambre, & ils demeurerent avec luy pres de deux heures. Je n’entre point dans le sujet de leur conférence. Quand il s’en seroit répandu quelque chose, ce n’est point à moy à y penétrer. Je vous diray seulement que le pouvoir que le Tzar donne à ses Ambassadeurs, est si limité, qu’il y va de leur vie, s’ils s’en éloignent dans la moindre chose. Cela est cause que la plûpart de leurs Négotiations ne consiste qu’à faire consentir à ce qui a esté résolu dans le Conseil du Grand-Duc leur Maistre ; car quelque avantage qu’on leur propose, s’il n’est pas conforme aux ordres dont ils sont chargez, ils n’oseroient l’accepter. Je ne sçay pas quels estoient ceux des Ambassadeurs dont je vous parle, mais ils n’ont pas deû avoir de longues Négotiations à faire, puis qu’ils n’ont eu qu’une seule conférence. Monsieur Colbert les accompagna en sortant jusques à l’endroit où il les avoit reçeus, & ils furent reconduits en suite à Paris. Trois jours apres, ils eurent leur Audience de congé avec les mesmes cerémonies qui avoient esté déja observées. Ils remercierent Sa Majesté de la Table qu’elle avoit la bonté de leur entretenir, & des bons traitemens qu’on leur avoit faits depuis qu’ils estoient en France. Le Roy ayant pris des mains de Mr Colbert de Croissy la Lettre qu’il envoyoit au Tzar, l’Ambassadeur monta sur les marches du Trône pour la recevoir, & s’y estant prosterné jusqu’à faire presque toucher sa teste aux pieds de Sa Majesté, il descendit promptement apres luy avoir baisé la main en recevant cette Lettre. Il la suplia que ceux de sa Suite pûssent avoir le mesme honneur. Le Roy l’accorda aux Gentilshommes, ce qui excita un petit démeslé entr’eux, chacun souhaitant de l’estre en cette rencontre. Le Prestre Moscovite qui a toûjours accompagné les Ambassadeurs, fit demander en son particulier la mesme permission à Sa Majesté, & eut l’avantage de l’obtenir. Comme Monsieur estoit alors à S. Cloud, on les traita apres l’Audience dans la Salle des Gardes de l’Apartement de ce Prince à Versailles, parce que ce Lieu, à cause de sa grandeur, estoit plus commode pour la magnificence du Repas. L’apresdînée ils virent les Eaux. L’Ambassadeur en fut si surpris, qu’il dit, qu’il n’y avoit jamais eu sur la terre que Salomon & le Roy de France qui eussent paru avec tant de grandeur, & que David n’en avoit jamais approché. Quelqu’un luy demanda, si le Tzar dont il vantoit toûjours la puissance, en avoit autant. Il répondit, qu’il estoit un assez grand Empereur pour cela, mais que son plaisir le plus sensible estoit de s’occuper à la Chasse ; à quoy on luy repartit, que le Roy ne laissoit pas de s’y divertir, & d’avoir autant d’Officiers de Chasse, & d’Equipages que Prince du Monde. Cet Ambassadeur donna de nouvelles marques de son admiration, lors qu’il vit les derniers Ouvrages que le Roy fait faire, & demanda Si toutes les Eaux de la Mer estoient à Versailles. Il fut reconduit à Paris à l’ordinaire avec le Chancelier qui l’accompagnoit, ayant l’un & l’autre l’imagination toute remplie de ce qu’ils avoient vû. Ils ont demeuré onze jours icy apres leur Audience de congé, & ils ont crû qu’on leur faisoit grace de leur permettre de sortir, & de voir une partie de ce qu’il y a de curieux en cette superbe Ville, & aux environs, parce qu’en Moscovie les Ambassadeurs ne sortent point du Lieu où ils sont logez sans l’ordre du Tzar. Leur premiere sortie fut pour aller à la Comédie Françoise. Les Comédiens qui avoient esté les en prier, leur donnerent l’Inconnu, parce que cette Piece est accompagnée de quelques Spéctacle, & de quelques Chansons & Entrées, & qu’ils la crurent la plus capable de les divertir. L’affluence du Peuple continua à leur Hôtel pour les voir manger. Madame la Maréchale d’Estrées, & Madame de Thiange, estant un soir incognito à leur Soupé, le premier Ambassadeur en fut averty. Il n’en témoigna rien pendant le Soupé, mais à la fin du Repas, il se leva, se découvrit, but à leur santé, & tous ceux qui estoient à table firent la mesme chose. Dans le mesme instant on entendit ses Trompetes, ses Timbales, ses Muzetes, & ses Hautbois qu’il avoit fait placer dans le Jardin auquel répondoient les fenestres de la Salle. Apres avoir bû, il alla droit à ces Dames, les salüa, & les conduisit à la Fenestre pour entendre, & pour voir ce Concert. Je dis voir, car le feu de toutes parts paroissoit sortir de leurs Timbales, & en effet ils prétendent qu’il en sort. Je ne vous puis dire quel est leur secret. Quant à l’accord des Hautbois & des Musetes avec leurs Timbales, quoy qu’il ne soit pas le meilleur du monde, vous voyez qu’il faut que l’on s’en soit avisé longtemps avant que nous l’ayions vû à l’Opéra. Si cette maniere là nous est présentement commune avec eux, celle de boire de l’Eau-de-vie lors qu’ils se mettent à table, leur est particuliere. Ils en boivent peu, & dans l’ordinaire un demy verre suffit pour toute la Compagnie, quelque grande qu’elle soit. On ne fait souvent que moüiller les levres, mais il faut que tous ceux qui sont du Repas boivent dans le mesme Verre. Peut-estre veulent-ils marquer par là que l’union doit regner entr’eux. Ils paroissent s’attacher à ceux qu’ils ont une fois commencé d’aimer, & il fut aisé de le connoistre par la joye qu’ils témoignerent de ce que Mr Torf, qui n’avoit esté nommé que pour les amener de Calais à Paris, eut ordre quelque temps apres leur arrivée, de les conduire jusques S. Jean de Luz. Ils ont aussi fait paroistre beaucoup d’amitié à Mr Benoist, qui a fait le Portrait des deux Ambassadeurs, & du Fils ; ils l’accabloient à tous momens de carresses. Aussi faut-il avoüer que ces Portraits sont tout-à-fait ressemblans. On les a menez aux Thuileries, où ils ont veu faire l’Exercice à la premiere Compagnie des Mousquetaires, qui s’y rend pour cela une fois chaque Semaine. Ils admirerent la Face du Bastiment qui regarde le Jardin, comme la plus longue qu’on puisse voir dans aucun Royaume. L’Exercice se fit devant eux de la mesme maniere qu’il se fait devant le Roy. Ils furent dans une surprise extraordinaire de ce qu’au seul coup de la Baguette du Tambour chacun de ces Mousquetaires ne faisoit qu’un mouvement, dans chacun des temps qui leur sont commandez, & cela, avec une adresse qui va au dela de l’imagination. Je vous diray là-dessus que les Mousquetaires estant parfaitement instruits dans l’ordre de leur Exercice, il ne leur faut qu’un coup de Baguete sur le Tambour pour les faire partir, & leur faire faire chaque mouvement en mesme temps ; au lieu que lors qu’on exerce les Soldats, comme ils ne sont ny si intelligens ny si adroits, il faut non seulement les avertir par la voix, des temps ausquels ils doivent partir, mais leur marquer encor tous les mouvemens ; & ce qu’on doit trouver admirable, est qu’il n’y a point de diférence entre tous les coups de Tambour qui avertissent les Mousquetaires de tous les temps, quoy qu’il y en ait beaucoup dans les mouvemens de l’Exercice. Les Ambassadeurs furent régalez par Mr le Commandeur de Fourbin, Capitaine-Lieutenant desdits Mousquetaires, de quantité de Liqueurs ; & des Hautbois de ces Troupes furent si satisfaits, qu’ils témoignerent avoir envie de persuader au Tzar de faire une Compagnie semblable à celle de ces Mousquetaires. Ils s’adresserent par hazard à l’un d’eux nommé Trichard, Polonois de nation, qui les instruisit de tout, & de la solde de chacun de ses Camarades. L’Exercice finy, la Compagnie défila sous les Fenestres où ils estoient. Les six Maréchaux des Logis marchoient à la teste avec une fierté toute guerriere. Leurs Habits estoient d’Ecarlate, chamarrez d’un Galon d’or sur les Manches, & à plusieurs autres endroits. En sortant des Tuilleries, on conduisit les Ambassadeurs à l’Hôtel de ces mesmes Mousquetaires, pour leur faire voir les Chevaux de la Compagnie, qu’ils trouverent tres-beaux, & l’Ecurie en fort bon ordre. On n’a pas lieu d’en estre surpris, Mr de Fourbin mettant tous ses soins à servir le Roy. J’ay oublié de vous dire que pendant le temps que la Compagnie employa à passer & repasser devant les Ambassadeurs lors qu’elle eut fait l’Exercice, ils eurent toûjours la teste nuë. A peine furent ils rentrez chez eux, qu’ils reçeurent un Régal de quantité de Bouteilles de Vin de S. Laurent. Ils l’avoient trouvé bon le matin, & ce fut ce qui obligea Mr de Fourbin à leur en faire présent. Sur les cinq à six heures du soir de ce mesme jour, l’Ambassadeur alla à l’Observatoire sans le Chancelier, qui se trouvant mal, ne l’y put accompagner. Il fut reçeu à la Porte par Mr Cassini, qui le mena dans la Tour Orientale, où ayant veu la figure de la Lune, & examiné la diversité des Plaines, des Eminences, & des Concavitez qu’on y découvre, il dit, qu’il avoit du plaisir à considérer les Ouvrages de Dieu, & que l’Apostre dit avec raison que ces Ouvrages sont grands & incompréhensibles. Il admira l’effet des grandes Lunetes qui approchent les objets éloignez, & ayant regardé à une qui estoit dressée à la pointe d’un Clocher, il s’écria, qu’il voyoit le Coq qui avoit chanté pour S. Pierre. Estant entré dans la Salle, il considéra le Globe terrestre, & se fit montrer Paris, Moskou, Jerusalem, & les Antipodes de ces Villes. Il fit diverses Questions sur les fondemens de la Geographie, que son Fils sembloit entendre assez bien. Il examina en suite le Globe celeste, & demanda qu’on le mist dans la situation où le Ciel estoit alors. Apres qu’il eut fait chanter une Chanson Moscovite sur les Trompetes parlantes, qu’il regarda quelque temps, il monta sur la Terrasse, d’où la Perspéctive de Paris servit à ses yeux d’un objet fort agreable. Il les tourna vers l’endroit où est l’Eglise de S. Denys, dit que son Livre des Hierarchies celestes estoit quelque chose de divin, demanda si l’on n’avoit pas ce Livre en Grec, & traduit en François, & s’étonna de ce qu’il n’avoit rien écrit de l’ordre des Planetes, dont il desiroit sçavoir la disposition, les distances, & les grandeurs, par raport à celle de la terre ; il adjoûta qu’il estoit fâché qu’on eust attendu si tard à le mener à l’Observatoire, où il auroit pû apprendre de fort belles choses. Quoy qu’il fit alors un vent un peu incommode sur cette Terrasse, il s’y arresta longtemps, & s’estant assis sur le haut du petit Degré de la Tour Septentrionale, il fit diverses Questions de Geographie & d’Astronomie. Cependant Vénus ayant commencé à se montrer, il demanda à la voir par la Lunete de trente-cinq pieds, & fut étonné de remarquer qu’elle estoit aussi grande en croissant que paroist la Lune à la veuë simple. Il la fit voir à son Fils & à quelques autres de sa Suite ; apres quoy la Lunete fut dressée vers Jupiter, qu’il vit de figure ronde, avec ses Satellites, admirant la diférence qui se rencontre entre une Planete & l’autre. En suite on luy montra Saturne avec son Anneau, ce qui l’étonna encor davantage. Il demanda à voir Mars, qui manquoit un peu d’un costé ; & enfin il considéra Arcturus, dont il admira le brillant qui frapoit les yeux par la Lunete. Il eust regardé tous les autres Astres de la mesme sorte, si on n’eust dit qu’il estoit tard, & qu’il pourroit revenir un autre jour.

Le lendemain on luy fit voir la Solemnité avec laquelle on celebre tous les ans la Feste de l’Ascension. La Procession se fait ce jour-là avec d’autant plus de pompe, que les quatre Filles de Mr l’Archevesque de Paris, sçavoir, S. Germain de l’Auxerrois, S. Honoré, S. Marcel, & Sainte Opportune, y assistent, avec celles de Nostre-Dame, qui sont S. Benoist, S. Estienne des Grecs, S. Mederic, & le Sepulchre. Ainsi neuf Processions n’en composent qu’une. Elles sont toutes en Chapes, & on y porte les Chasses de la Vierge, & de S. Marcel. Cette derniere est portée par les Orfévres. La Salle de Mr l’Abbé Parfait, Chanoine de l’Eglise de Paris, fut le lieu où l’on conduisit l’Ambassadeur. Il estoit accompagné de son Fils, & de quelques Gentilshommes. Le Chancelier, qui estoit encor indisposé, ne s’y trouva point. Si-tost qu’ils furent venus, Mr l’Abbé Chastelin, Chanoine de la mesme Eglise, leur envoya un Livre en leur Langue, enrichy de Tailles douces d’un grand nombre de Saints de leur Païs. Ce Livre leur fit passer agreablement le temps qui restoit jusqu’à celuy qu’ils devoient donner à voir passer la Procession. Ils en employerent une partie à regarder les excellens Tableaux qui ornent la Salle de Mr l’Abbé Parfait. L’on remarqua que l’Ambassadeur faisoit une priere quand il en voyoit quelqu’un de devotion. On leur expliqua qui estoient tous ceux qui avoient rang dans la marche, & on leur fit remarquer les richesses de la Chasse de S. Marcel. Ils témoignerent du respect & de l’admiration, lors que Mr l’Archevesque passa, faisant plusieurs signes de Croix à leur maniere, c’est à dire de bas en haut, & de droit à gauche. La Procession estant rentrée dans le Chœur, ils furent conduits aux Places qu’on leur avoit préparées dans le Jubé. L’Ambassadeur avoit un Fauteüil, & son Fils aussi. A sa droite estoient quinze Gentilshommes de sa Suite, & à sa gauche des Valets en plus grand nombre. Il estoit vestu de Toile d’argent ; les Gentilshommes, de Satin ; & les Valets, de Serge. Quand ils virent qu’on venoit chanter l’Evangile dans le mesme lieu où ils estoient, ils témoignerent estre fort contens, tenant cette Place la plus honorable, puis qu’elle servoit, dirent-ils, à la plus sainte lecture de toute la Liturgie. A l’Elevation, ils adorerent debout suivant leur coûtume, & celle de tous les Chrestiens d’Orient, mais d’une maniere tres-respectueuse, faisant de profondes inclinations & plusieurs signes de Croix. Ils en firent autant à la Benediction que Mr l’Archevesque donne avant l’Agnus Dei. Apres la Messe, l’Ambassadeur envoya témoigner à ce Prélat la satisfaction qu’il venoit de recevoir de toutes les Cerémonies qu’il avoit veu faire. Le jour suivant, Mr de Bonneüil, Introducteur des Ambassadeurs, alla luy porter de la part du Roy,

Une Boëte enrichie de Diamans, avec le Portrait de Sa Majesté.

Une Tenture de Tapisserie, représentant des Bachanales, du dessein de Jules Romain.

Un Lit de Repos, le Tapis de table, le Tapis de pied, & douze Sieges, de l’ouvrage de la Savonerie.

Une Pendule.

Six Montres d’or.

Huit Vestes de diférens Brocards or & argent.

Quatre Vestes d’Ecarlate.

On fit les mesmes Présens au Chancelier de l’Ambassade, avec cette diférence, que la Boëte à Portrait estoit moins riche, & que la Tenture de Tapisserie consistoit en un Païsage représentant tout les Oiseaux, & Animaux curieux de la Ménagerie de Versailles, où ils ont esté copiez au naturel.

Les Présens qui furent faits au Fils de l’Ambassadeur, consistoient en ce qui suit.

Une Boëte aussi à Portrait, mais moins riche que les deux autres.

Deux tres-beaux Fusils, & deux paires de Pistolets, avec une Gibeciere, & un Fourniment d’argent aussi tres-beau.

Deux Montres d’or, avec deux autres d’argent.

Quatre Vestes de Brocards or & argent.

Quatre d’Ecarlate.

Les Principaux de leur Suite furent régalez de Médailles d’or, & d’argent. Vous remarquerez, Madame, que ces Présens ne sont pas pour le Grand-Duc, mais pour ceux qui en ont apporté de sa part ; que l’ordinaire n’est pas de donner autant que valent les Présens que l’on reçoit ; & qu’en faisant ceux que je viens de vous marquer, le Roy a moins suivy ce qui se pratique, que sa genérosité. Jugez par là jusques où iroit sa magnificence s’il envoyoit des Ambassadeurs en Moscovie, & qu’ils portassent des Présens au Tzar. Ce qui a dû surprendre des siens, c’est qu’il n’a rien envoyé aux Moscovites qui n’ait esté fait en France. Ils furent convaincus le lendemain des Merveilles qui s’y font, lors qu’on les mena dans l’Hôtel des Manufactures des Meubles de la Couronne aux Gobelins. On leur montra les Ouvrages de Pierre de raport, destinez pour l’ornement des Cabinets de Sa Majesté, & pour servir de Pavé dans quelques Apartemens. Ils furent surpris de ce qu’on leur dit qu’il faloit trois ans pour rendre parfait chacun des morceaux qu’ils virent, quoy qu’ils n’eussent qu’un pied en quarré. Estant en suite passez dans les Salles des Orfévres, ils y admirerent le superbe Ouvrage d’une Balustrade d’argent longue de six toises, & de quatre mille marcs pesant, à laquelle on travaille présentement. C’est la seconde qu’on a faite depuis un an de ce mesme poids, outre un grand nombre d’autres Ouvrages d’Orfévrerie, comme Vases, Bassins, & choses semblables. On leur fit voir des Parquets de Marqueterie sur un fond d’Ebene, destinez pour l’une des Galeries du Louvre, composez de plusieurs métaux, & enrichis de divers Lapis & autres. Ils entrerent dans toutes les Salles où l’on fait les Tapisseries tant de basses que de hautelisse, & le grand nombre des Ouvriers ne les étonna pas moins que leur adresse, qui les arresta pendant quelque temps. Ils virent les Cabinets d’Ebene en Marqueterie qu’on fait pour Sa Majesté, enrichis de Pierres prétieuses, & de Pierres de raport ; les Ouvrages de bronze cizelez pour servir de fermetures aux Portes, & aux Fenestres de Versailles ; quantité d’autres Ouvrages de Sculpture en Marbre, & en Bronze, & plusieurs Tentures de Tapisserie en Broderie d’or. En sortant des Salles, ils trouverent la Court tenduë de Tapisseries rehaussées d’or, de l’Histoire du Roy, & de celle d’Aléxandre. L’Ambassadeur admira chacune de ces Pieces en particulier, & dit, qu’il y reconnoissoit la grandeur des Actions de Sa Majesté, & qu’on avoit eu raison de les mettre en paralelle avec celles d’Aléxandre. Il monta en suite dans les Apartemens de Mr le Brun, où parmy un tres-grand nombre de Raretez, & de Tableaux qui sont dans les Cabinets, ayant apperçeu un Portrait du Roy en Pastel de la main du mesme Mr le Brun, il luy fit une profonde revérence, & dit qu’il imprimoit du respect à ceux qui le regardoient. Il entra ensuite dans la Galerie, & dans les Salles où l’on travaille aux Peintures, & s’attacha particulierement à considerer deux grands Tableaux de trente pieds de long chacun, de la main de Mr le Brun, faits pour la Galerie de Versailles. Ils représentent quelques Actions de l’Histoire de Sa Majesté. Ce grand Prince est peint dans l’un le Foudre à la main sur un Char, pour figurer la rapidité de ses Conquestes dans les Provinces de Hollande. Cet Ambassadeur dit en regardant ce Tableau, qu’on ne pouvoit mieux représenter le Roy que sous la figure de Jupiter, puis qu’il en avoit toute la majesté & la puissance. Enfin apres avoir fait paroistre une admiration extraordinaire sur le grand nombre des choses qu’il vit dans cet Hôtel, il s’en retourna fort satisfait, souhaitant au Roy une heureuse prosperité, & joüissance de tant de magnifiques Ouvrages ; & une longue vie à Mr le Brun pour le service d’un si grand Monarque. Il a eu raison de faire un pareil souhait pour Mr le Brun. Quoy qu’il excelle dans la Peinture, ce n’est point par là qu’il doit estre regardé. On a veu de fameux Peintres, mais l’Histoire ne nous fournit point d’exemples d’un génie aussi vaste que le sien. Non seulement il n’est aucun Art dont il n’ait une entiere connoissance, mais il possede par dessus ceux qui excellent chacun dans celuy qui luy est propre, le secret de marier tous les Arts ensemble, comme on le voit tous les jours par l’assemblage d’un nombre infiny de belles choses qui se font sous sa conduite & sur ses desseins. Je n’entreray point dans le détail de ce que ces mesmes Ambassadeurs ont veu dans les autres Lieux où ils ont esté conduits. On leur donna le plaisir d’un Combat de Bestes dans le Chasteau de Vincennes. En y allant, ils admirerent l’Arc de Triomphe, & partirent de Paris le 21. de ce mois, pour aller en Espagne. Le Roy les défraye de tout jusques à S. Jean de Luz. Si l’on m’apprend ce qui se sera passé de considérable sur leur route, je vous en feray un nouvel Article.

Air nouveau §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 342-343.

On m’a donné un second Printemps, dont je vous fais part.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence [par] Depuis le retour du Printemps, doit regarder la page 342.
Depuis le retour du Printemps,
Tout reverdit dans nos Prez, dans nos Plaines ;
L’émail de mille Fleurs enrichit nos Fontaines,
Nos Bois sont embellis de feüillages naissans.
Dans ces beaux Lieux les Oyseaux innocens
Chantent la douceur de leurs chaînes ;
On n’y voit plus de Beautez inhumaines,
On n’y voit plus de Cœurs indiférens,
Depuis le retour du Printemps.
images/1681-05_342.JPG

[Madrigal sur la bonté que Sa Majesté a eue de faire une seconde loterie]* §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 362-363.

Le Madrigal que vous allez voir a esté fait par Mr l’Abbé de Sainte Croix-Charpy, sur la bonté que Sa Majesté a euë de faire une seconde Loterie du Lot de cent mille francs.

L’Univers a bien veu, que depuis vingt années,
De mille grands succés hautement couronnées,
On ne doit rien donner de sa prosperité
A la fausse Divinité,
Que d’une voix commune
  On appelle Fortune.
***
Il ne reconnoist point son pouvoir inconstant.
Cependant, obstinée à luy montrer son zele
Jusqu’à la moindre bagatelle,
Elle luy fait un bien, il le rend à l’instant,
Et fait voir en le rejettant,
Qu’il est bien au dessus de ses faveurs, & d’elle.

Les deux Loteries du Roy avoient servy tout l’Hyver d’un si agreable divertissement, qu’on en eust fait plusieurs autres, si Mr de la Reynie n’y eust donné ordre en les défendant. Ce sage & vigilant Magistrat, que le bien public occupe sans cesse, n’a pû s’assurer contre les abus qu’on y peut commettre ; & comme la bonne-foy n’est pas exacte par tout, il a crû devoir priver les uns d’un plaisir, afin d’épargner aux autres le péril d’estre trompez.

[Explication de la premiere Enigme en Vers] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 366.

Deux mots, s’il vous plaist, sur les deux Enigmes du dernier Mois. Celuy qui prend le nom de Rat du Parnasse du Cloistre Saint Mederic, a expliqué la premiere par ce Madrigal.

Si la Brandebourg au Printemps
Est une méchante parure,
Ce n’est pas celle de Mercure ;
Car la sienne a tant d’agrémens,
Qu’on peut s’en servir en tout temps.

[Explication de la seconde Enigme en Vers] §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 368.

Mr Sablier le jeune, de Tours, a expliqué la seconde Enigme sur les Rouës, qui en faisoient le vray sens. Ce Madrigal est de luy.

Mercure, une vertu commune
Cede toûjours à la Fortune ;
Mais les présens que tu nous fais
Dans tes Ecrits que chacun louë,
Ne se verront jamais sujets
A l’inconstance de sa Rouë.

Enigme §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 375-376.

Les deux Enigmes nouvelles que je vous envoye, pourront avoir quelque obscurité pour vos Amies. La premiere est des deux Inséparables d’Abbeville.

ENIGME.

Le grand jour n’est pas mon affaire,
Je ne parois jamais que dans l’obscurité ;
Et cependant sans vanité,
Je ne laisse pas que de plaire.
***
Est-il un sort-égal au mien ?
Ce qui m’arrive doit surprendre.
Un Homme à qui jamais je n’ay fait que du bien,
Luy-mesme sans consulter rien,
Se met en état de me pendre.

Autre Enigme §

Mercure galant, mai 1681 [tome 5], p. 376.

AUTRE ENIGME.

Deux des quatre Elemens, sans me quiter jamais,
Sont témoins nuit & jour de tout ce que je fais.
Le plus grossier de tous pour mon corps sert d’Etophe ;
Et lors que je fournis ce que veut mon employ,
Des Machines de Philosophe
Produisent fort souvent le plus subtil sur moy.