1681

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10].

2017
Source : Mercure galant, septembre 1681 [tome 10].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10]. §

Sur la Jonction des deux Mers §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 1-13.

Les Actions de grandeur, de justice, & de pieté, de nostre auguste Monarque, sont en si grand nombre, que lors que j’en fais le premier Article de toutes mes Lettres, vous ne devez pas vous étonner, s’il m’en échape toûjours quelqu’une que je suis contraint de rapeller dans le Mois suivant. C’est par cet accablement d’inépuisable matiere, que j’oubliay la derniere fois à vous parler du zele fervent que ce Grand Prince a fait voir pour le châtiment des Blasphémateurs. Outre toutes les Ordonnances sur ce sujet, qui doivent estre observées par tout le Royaume, Sa Majesté a donné encor des ordres tres-rigoureux à Mr le Grand Prevost, pour ce qui regarde la Cour. Elle veut qu’il fasse punir severement les Particuliers, & qu’il luy rende un compte fidelle des crimes de cette nature qu’auront pû commettre les Personnes d’un rang élevé, afin qu’Elle-mesme elle en ordonne la peine. Apres des exemples d’une pieté si digne d’un Roy véritablement Chrestien, demandera-t-on d’où viennent toutes les prospéritez dont joüit la France ? C’est peu de dire qu’elles continuënt depuis longtemps, puis qu’on les voit s’augmenter de jour en jour, & qu’elle ne fait aucune Entreprise qui ne luy apporte autant d’utilité que de gloire. Vous en estes convaincuë par l’heureux succés qu’a eu le Canal de Languedoc. Quoy que l’exacte Relation que je vous en ay envoyée, vous en ait assez expliqué les avantages, je croy vous faire plaisir d’y adjoûter la Peinture qu’en a faite Mr Rault dans les Vers suivans. Tant d’Ouvrages curieux luy ont acquis vostre estime, que son nom suffit pour vous faire attendre un fort grand plaisir de cette lecture.

SUR LA JONCTION DES DEUX MERS.

LOUIS sçait triompher & sur Mer & sur Terre,
Il ne luy suffit pas de triompher en guerre ;
Il n’est point d’Elément, qui pour suivre ses Loix,
Comme à l’ordre des Dieux, n’obeïsse à sa voix.
Il commande, & le Feu porte en tous lieux la foudre ;
L’Air qui se joint au Feu, met des Ramparts en poudre.
La Terre accoûtumée aux plus pesans fardeaux,
S’étonne d’en voir faire autant au sein des Eaux.
Ainsi le Rhin reçeut, malgré ses flots rapides,
Sur son dos écumant des Machines solides ;
Et sur des Ponts flotans, dont il se vit pressé,
Des Chevaux & des Chars librement ont passé.
Les Rochers à leur tour deviennent navigables ;
L’on traverse des Monts jadis impénétrables.
Les Ponts portent des eaux, où les Vaisseaux chargez
Trouvent par leurs conduits des chemins abregez.
Là, tantost à la Rame, & tantost à la Voile,
L’on cingle sans s’aider de Boussole ou d’Etoile.
Les Pilotes que l’art conduit par des ressorts,
En des Lieux inconnus trouvent de nouveaux Ports.
Sur une Mer nouvelle, où l’industrie éclate,
Ils ne redoutent point les courses du Pyrate.
Les Goufres, les Rochers, les Bancs & les Ecueils,
De nos Typhis nouveaux ne sont point les cercueils.
La tempeste jamais n’y fait enfler les ondes,
Le calme les retient en leurs couches profondes.
L’eau qu’enferme un Etang, ou celle d’un Marais,
N’a jamais pû garder une plus douce paix.
Quelque cours qu’au Canal prennent les eaux panchantes,
Il est toûjours aisé d’en poursuivre les pentes.
L’Ecluse à divers temps en soûtient le fardeau,
Et peut seule regler le mouvement de l’eau.
S’il faut qu’il soit rapide, elle en haste la course,
Au moment qu’on la leve au dessous d’une source ;
Et de mesme qu’on peut le rendre violent,
On peut le retarder, quand il faut qu’il soit lent.
Ces merveilleux Secrets sont d’un profond Génie,
Et marquent de LOUIS la puissance infinie,
De LOUIS dont le Bras plus grand que l’Univers,
Par son fameux Canal joint ensemble deux Mers,
Et qui par ses Travaux, en faveur de la France,
Aux lieux les plus deserts répandant l’abondance,
Sçait conduire à leur fin ses desseins glorieux,
Et fait ce que n’ont pû son Pere & ses Ayeux.
Les plus riches Trésors qui naissent vers l’Aurore,
Et que l’on joint à ceux que produit le Bosphore,
Transportez par le cours de ce Canal panchant,
Vont sans cesse enrichir les Rives du Couchant.
L’Amérique pour nous ne sera plus avare,
Les Indes nous feront leur présent le plus rare,
Et les Vaisseaux chargez, au retour de Cadix,
De l’une à l’autre Mer rendront ce qu’ils ont pris.
Les Biens qui s’épandront dans toutes les Provinces,
Apportez des Païs des plus éloignez Princes,
Par le secours des Eaux, & celuy du Canal,
Nous feront admirer leur Terroir libéral.
Qu’on ne nous vante plus ce merveilleux Ouvrage,
Qui fut chez les Troyens le prodige de l’âge,
Où les Dieux ayant pris la forme des Humains,
Donnerent avec l’art le travail de leurs mains.
Ces Ramparts orgueilleux, ces illustres Pergames,
Qui sentirent des Grecs la fureur & les flâmes.
Ces pompeux Ornemens de l’antique Ilion,
Quoyqu’Homere en ait dit, n’estoient que fiction.
Ces Dieux qui de leur temps furent ce que nous sommes,
S’estoient par leur renom soustrait au rang des Hommes ;
Et si la Fable en fit des Braves, des Héros,
La gloire n’en brilloit qu’en la pompe des mots.
La Montagne d’Athos, autrefois penétrée,
Ne pût jamais donner une assez libre entrée
Aux Vaisseaux dont Xerxés voulut couvrir la Mer,
Soit pour y faire voile, ou qu’il fallut ramer.
Ce Canal préparé pour la Pompe Romaine,
Qui cousta tant de soins, de travaux & de peine,
Et qui devoit de Rome arroser les Ramparts,
Apporta peu de gloire au plus grand des Césars.
La Nature icy cede, & quoy qu’elle s’étonne
De recevoir les Loix qu’un vray Héros luy donne,
Elle obeït soudain à ses commandemens,
Et soûmet à sa voix jusques aux Elémens.
La distance des lieux ne luy fait point d’obstacle.
L’eau regorge au Canal comme par un miracle ;
Et ce qui pût sembler impossible autrefois,
Est aujourd’huy facile au plus puissant des Roys.
Oüy, ce Canal qui doit embellir son Histoire,
En éternisera le nom & la mémoire,
Et dira que LOUIS triomphant, glorieux,
Est au dessus des Roys, des Césars, & des Dieux.

[Lettre de Hanover] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 13-25.Voir cet article et cet article qui relatent ces mêmes divertissements de Hanovre.

Je vous fis le dernier mois un fort long détail du Balet champestre dancé à Hanover sous le titre de la Chasse de Diane, mais ce fut sans vous rien dire de particulier du magnifique Repas qui le préceda. Voicy les Nouvelles que l’on en a reçeuës icy.

A MONSIEUR DE ***
À Hanover ce 18. Aoust 1681.

Je fais ce que vous voulez ; & pour satisfaire vostre curiosité, je continuë le Recit des Divertissemens que l’on donne en cette Cour à la Reyne Mere de Dannemark. Hyer 17. de ce mois, on sortit de la Ville sur le soir en fort grande pompe. Sa Majesté, les deux Electrices ses Filles, tous les Princes & Princesses, allerent à la promenade. Le Cortege estoit de cent Carrosses, tous les Etrangers ayant envoyé les leurs ; outre ceux de Son Altesse, & plusieurs autres des Particuliers de la Cour & de la Ville. Ce fut comme une espece de Cours depuis le Jardin de Leiné jusqu’à Hernhans. On côtoyoit une Allée d’Arbres plantez pour la perspective du grand Théatre, & bordée de Soldats de l’un & de l’autre côté. Cette Allée estoit embellie en plusieurs endroits du Chifre & de la Couronne de la Reyne, & de plusieurs Piédestaux dans lesquels diférens Feux d’artifice estoient renfermez.

À huit heures & demie du soir, on fit entrer la Reyne dans le grand Jardin, où l’on avoit préparé huit longues Tables tres-bien couvertes, sous les Berceaux, & sous de grandes Feüillées faites exprés pour traiter tous ceux qui composoient ce nombreux Cortege. Ces Tables contenoient trois cens Couverts. Sa Majesté avec tous ces Princes & Princesses, vint descendre au milieu d’un des grands Berceaux, qui s’ouvrit d’abord par un des côtez, & fit voir une tres-superbe Feüillée. Elle estoit grande & spatieuse, éclairée par plusieurs Lustres & par quantité de Bras d’argent & de vermeil doré, & de plusieurs Plaques de mesme matiere. Le Feüillage des quatre côtez estoit meslé d’un nombre infiny de Fleurs, & à chacun des quatre côtez il y avoit trois grandes Glaces de Miroirs bordez de verdure. Plusieurs rares Tableaux ou Portraits de Dames y paroissoient, bordez de la mesme sorte au dessus & aux côtez des Miroirs. Joignez à cela quatre Grotes ornées d’un Coquillage choisy. Comme on avoit eu soin de les éclairer, elles faisoient voir aux quatre coins de cette Feüillée des Jets d’eau & des Cascades, qui par le bruit de leur chute & par leurs boüillons élevez en l’air, divertissoient agreablement l’oreille & les yeux des Spéctateurs. C’estoit une invention du Sr Cadar, qui eut un fort grand succés.

La Table que l’on dressa au milieu de la Feüillée, estoit en forme de cœur, & seulement de douze Couverts, les Princes & les Princesses qui estoient de quelque Entrée de Balet, ayant la leur sous une autre grande Feüillée, faite le long d’une des aîles du Théatre. Elle estoit de quatre-vingts Couverts pour tous les Danceurs, avec Leurs Altesses. Aucun d’eux ne se laissa voir dans l’Assemblée, parce qu’on vouloit surprendre la Reyne, & toute la Cour. L’Ambigu qui fut servy, estoit ordonné admirablement, & rien n’y manqua, ny pour l’abondance, ny pour la délicatesse. Il suffit de dire que le Baron de Platen nostre Grand Maréchal s’en estoit meslé, & que cette merveilleuse Feüillée estoit son Ouvrage. Tout le monde le connoit pour un Homme aussi intelligent qu’il est magnifique. J’oubliois à vous parler du Lambris de la Feüillée, qu’on voyoit remply d’Oranges, de Citrons, & de plusieurs autres Fruits meslez avec la verdure.

Si-tost que la Reyne se leva de table, la Feüillée s’ouvrit tout d’un coup en face, & l’on commença à voir le Théatre du Balet avec sa longue Perspéctive éclairée de toutes parts. Les Ombres de la Nuit avoient aussi leur Théatre, sur lequel on les apperçeut dans l’éloignement. Un grand Fantôme qu’on vit descendre du Ciel, & qui se plaça au milieu des Ombres, les fit disparoistre à son abord. Il estoit remply de Feux d’artifice qui firent un fort bel effet. Cependant l’Aurore parut sur un grand Théatre roulant, & s’avança peu à peu jusques sur celuy où l’on devoit dancer le Balet. Elle estoit suivie d’un Ange de Lumiere du Point-du-Jour, de deux Nymphes portant des Corbeilles pleines de Fleurs, & de huit Hérauts qui annonçoient sa venuë au son des Flûtes douces, ausquelles les Violons, Clavessins, Basses de Violes, & autres Instrumens, répondoient de la maniere du monde la plus agreable. Cette merveilleuse Symphonie accompagna un Concert de Voix qui charma d’abord toute l’Assemblée. Ce premier Spéctacle servit de Prologue au Balet de la Chasse de Diane, dont on présenta le Sujet à la Reyne & à tous les Princes & Princesses qui estoient aupres de Sa Majesté, à l’ouverture de cet éclatant Théatre. La Feste finit par un beau Feu d’artifice, qu’une Fusée qui partit du Lieu où la Reyne estoit assise, alla allumer à plus de mille pas loin de là. Les Princes & les Princesses qui ont dancé au Balet, se sont attirez l’admiration de tout le monde. Tous ces plaisirs ont duré jusques à deux heures apres minuit ; & ce somptueux Repas, avec le Balet, & le dédommagement des Champs des Particuliers que l’on a gâtez, revient à plus de dix mille Ecus. Vous voyez par là que S.A.S. n’épargne rien pour bien divertir Sa Majesté. Tout le Chemin au retour estoit bordé de Lumieres, & toutes les Maisons de la Ville illuminées, depuis la Porte de Kalemberg jusques au Chasteau. On doit se délasser aujourd’huy à une Comédie intitulée La Jobin, fameuse Devineresse, pendant qu’on prépare les Machines pour représenter Les Amours de Jupiter & de Semelé. De tous les Divertissemens qu’on a donnez à la Reyne, aucun n’a paru plus agreable à tout le beau monde, que la Comédie Françoise, & les Balets.

Mr le Landgrave que l’on attendoit icy, n’y est point encor venu. Madame l’Electrice de Saxe a un Train fort magnifique. On se dispose à partir dans quelques jours pour aller à Zell, où tout est prest pour y recevoir la Reyne. Je seray de ce voyage, & vous rendray compte de ce qui s’y passera.

[Siege galant] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 25-49.

Si le seul récit de ces grandes Festes donne du plaisir à ceux qui ne peuvent s’en former qu’une simple idée, jugez, Madame, combien elles doivent divertir quand le Spéctacle occupe les yeux, & qu’on est témoin de ce que les plus exactes Relations ne représentent jamais que fort imparfaitement. Comme il est des Festes de toute nature, j’ay à vous parler d’une autre, dont la nouveauté vous surprendra. Quoy qu’il n’appartienne qu’aux Souverains de faire la guerre, des Particuliers n’ont pas laissé d’entreprendre un Siege ; & ce qui vous paroistra le plus incroyable, ce Siege a esté formé par des Officiers de vostre beau Sexe. Diverses Societez s’estant faites à Die Ville de Dauphiné, pendant la saison du Carnaval, entre des Personnes fort considérables, chacune prit le nom d’un Regiment, selon qu’elles crûrent se le devoir imposer. On en nomma de Dragons, de Turenne, de Montclar, & d’autres. Ce dernier estant demeuré en union, se signala par mille Parties galantes, qui le distinguerent avec beaucoup d’avantage. Il portoit le nom d’une Dame de fort grande qualité, Veuve d’un Seigneur de Montclar, & proche Parente de feu Mr le Duc de Lesdiguieres. Cette Dame, régalant un jour sa Troupe par un Repas magnifique, dit à Mr du Cros, qui estoit un Gentilhomme de cette Societé, Petit-Fils d’un Président de Grenoble de ce mesme nom, qu’elle avoit résolu d’aller l’assieger avec son Regiment, à Chamarges. C’est une Maison qu’il a à un quart-de-lieuë de Die. Ce Gentilhomme luy répondit agreablement qu’il acceptoit le défy, & qu’il promettoit de bien s’acquiter de son devoir, pourveu que le Siege se fist dans les formes. Cette menace d’un Siege que vouloient faire des Dames, fournit beaucoup de matiere à la conversation, mais enfin d’une chose dite en plaisantant, on en fit une affaire sérieuse. Le Gentilhomme, en qualité de Gouverneur de la Place, assura qu’il donneroit tout le divertissement possible dans sa défence ; & les Dames qui se promirent un fort grand plaisir d’une nouveauté de cette nature, donnerent parole d’en entreprendre l’Attaque. La Partie ayant esté résoluë, chacun songea à s’y préparer, & depuis le Carnaval jusqu’à l’exécution qui fut au commencement de Juin, on ne parla d’autre chose dans toute la Ville. Le Gouverneur de Chamarges, (c’estoit le nom que prenoit Mr du Cros) n’oublia rien de ce qui pouvoit donner de l’agrément à ce Siege, & pour en augmenter le plaisir en le rendant régulier, il emprunta le secours de quelques Officiers de Cavalerie du Regiment de Crillon, & de la Compagnie de Mr de Massot, qui estoient alors en quartier à Die. Ces Messieurs tracerent d’abord des Fortifications autour de la Place, & quoy que l’ouvrage en fust fort leger, on ne laissoit pas d’y voir toute la figure des mieux travaillée. On y fit loger ensuite quelques petites Pieces de campagne, que Mr de Ferriol Gouverneur de Die permist qu’on tirast de sa Citadelle. On fit composer grand nombre de Feux pour faire l’effet des Bombes, des Grenades, & des Petards, & on eut mesme le soin de faire creuser des Mines qui devoient enlever des bagatelles, afin de marquer la diversité des Attaques. Toutes ces choses estant disposées, on feignit une Lettre de cachet que Mr de Salieres, Commissaire d’Artillerie au Fort de Barraux, vestu en Courrier, porta au General Montclar. Elle contenoit un ordre exprés à ce General d’assembler ses Troupes pour le Siege de Chamarges, & de prendre tout ce qui luy seroit necessaire entre les mains du Trésorier du Périer. (C’estoit une de ces Dames qu’on avoit chargée de cet employ.) Dés qu’il eut reçeu cet ordre, il le fit sçavoir aux autres Dames, qui devoient estre ses Officiers, & leur ordonna de tenir leurs Compagnies prestes au jour qu’il leur seroit assigné. Elles se mirent dans un équipage fort brillant ; mais n’attendez point que je vous fasse la description de leur parure. Je vous diray seulement qu’il n’y en avoit aucune qui ne portast une Capeline en forme de Casque ombragé de Plumes, une Cravate d’un tres-beau Point, attachée par dessous d’un large Ruban ; des Juste-au-corps de diférentes couleurs, couverts de galon or & argent, une Epée qui pendoit à un Baudrier en Broderie, & une legere Pique à la main, dont le fer estoit doré, & tout le reste garny de Rubans. Leurs Soldats estoient de jeunes Messieurs de la Ville proprement vestus, & portant chacun une Pique ou un Mousqueton.

Le jour marqué pour ce Siege estant arrivé, le General fit sonner la Trompete de fort grand matin ; & les Troupes éveillées agreablement par ce bruit, furent diligentes à se rendre dans une Place qui est devant son Hostel. Là, des Officiers de Crillon, faisant la Charge de Major pour Madame Goder qui l’avoit en titre, les rangerent en Bataille. Cette Armée estant preste à partir, le General se mit à la teste, & marcha jusques à la Porte de la Ville, ayant à ses costez le Capitaine de Gilliers, & l’Intendant Chaluet, deux de ses Dames, l’une Femme d’un Conseiller du Parlement de Paris, & l’autre d’un Conseiller de Grenoble. On auroit eu peine alors à discerner les Hommes parmy les Dames, tant il paroissoit de fierté sur leur visage. Cette petite & galante Armée marcha de la sorte au son des Timbales, des Tambours, des Hautbois, & des Trompetes, jusqu’à un endroit hors de la Ville, où le General monta sur un superbe Cheval parfaitement bien enharnaché. Les autres Dames qui luy servoient d’Officiers, monterent en mesme temps à cheval, & à costé d’elles estoient les Gentilshommes, reçeus dés l’abord dans leur Regiment. L’un d’eux portoit un Etendard rouge, à franges or & argent, avec ce mot, A L’INVINCIBLE. Leur marche continua jusqu’à ce que des Cavaliers l’ayant reconnuë, firent le coup de Pistolet, & se retirerent au galop du costé de la Place. Ce fut alors que la feinte commença d’avoir des apparences de verité. Le General, comme s’il eust craint quelque surprise, fit promptement mettre pied à terre à ses Officiers, rangea toutes ses Troupes en bataille, en fit la reveuë, & apres avoir tenu son Conseil de guerre, il envoya un Trompete sommer le Gouverneur de se rendre. Le refus qu’il attendoit, l’ayant obligé de se disposer à l’Attaque, il fit avancer cette belle Troupe, que tout le feu de l’Artillerie du Gouverneur ne pût ébranler. Cette décharge, dont on eust dit qu’elle alloit estre toute foudroyée, ne causa aucun dommage au Party du General ; & l’ardeur de ses Soldats paroissant toûjours la mesme, il les fit approcher pour donner l’Assaut. Quelque Infanterie que le Gouverneur avoit le long des hayes, rendant l’abord de la Place extrémement difficile, on détacha Mesdemoiselles de Chabrieres & de St. Auban, Capitaines du Regiment de Dragons, qui firent faire une décharge si à propos, que l’Embuscade ne la pouvant soûtenir, se retira dans la Place en confusion. Les avenuës estant libres par ce moyen, on avança jusqu’à une Palissade qui alloit estre emportée, si le Gouverneur n’eust fait une Mine qui fit reculer les plus avancez. Dans le temps qu’il se tint à cette Attaque, on appliqua un Petard à la Porte. Il y accourut, & tâcha de repousser Mesdemoiselles de Lautares & d’Ambel, qui commandoient un Détachement de Piquiers pour la forcer, & qui estoient soûtenuës par Mademoiselle de Gilliers, Capitaine de Grénadiers, qui devoit faciliter l’Attaque.

Pendant que cette vaillante Troupe s’attachoit à ce Combat, le General qui estoit resté au Corps de Bataille avec les Compagnies de Mesdames de Lausaret & de Cleles, & de Mesdemoiselles de Chaluet & de Rochefort, pour veiller utilement à ce qui estoit le plus necessaire pour ce Siege, prit garde que le Gouverneur avoit négligé un endroit de la Place, qui sembloit inaccessible. Il alla le reconnoistre, & l’ayant jugé facile à estre emporté, il commanda les Volontaires Massot, Pelicier, & Catelet, Officiers de Crillon, Brignon, St. Laurens, Maubec, Champqueira, & les deux Soilleres, & leur ordonna, sur peine de la vie, d’occuper ce Poste. Ce commandement eut tout le succés qu’on en attendoit. Ces Braves estant entrez dans la Place par ce passage, pousserent jusqu’au Gouverneur qui estoit encor attaché au Combat avec ces Amazones, & renverserent tout ce qui se présenta à eux pour se défendre. Cette surprise, à laquelle il s’attendoit le moins, l’étonna de telle sorte, qu’abandonnant tout, il se retira dans le Donjon de sa Place, & donna par là une grande facilité au General de faire avancer son Armée victorieuse jusques au pied de ses Murs, & d’y planter son Etendard. Comme il avoit de la peine à se confesser vaincu, il fit lancer sur les Assaillans ce qui luy restoit de Feux, & eust fait une résistance plus opiniâtre, si le General ne l’eust sommé luy-mesme de se retirer, en luy promettant une tres-honneste Composition. Des offres si genéreuses l’ayant obligé de parlementer, on capitula, & on convint de tous les Articles. Vous jugez bien qu’estant acceptez de part & d’autre, on n’eut pas besoin d’Otages pour en assurer l’exécution. On mit bas les armes. On se salüa comme Amis. Les Dames raccommoderent ce que l’ardeur du Combat avoit causé de desordre à leur parure. On n’entendit plus ny Trompetes, ny Timbales, ny Tambours. Les Violons avec les Hautbois, prirent la place de ces Instrumens de guerre, & tous les desseins d’attaque & de défence furent changez aussitost en ceux de goûter tous les plaisirs qui leur estoient préparez. La belle Maison où se passa cette fameuse Journée, estoit bien capable d’en fournir. Elle est bastie dans une Plaine, au confluent de deux Rivieres, dont on voit les bords couverts d’une infinité d’Arbres, qui forment de tres-belles Promenades. Elle a d’ailleurs tout ce qui peut faire l’ornement d’une Maison de Campagne, comme Parterres, Fontaines, Allées, & Vergers. Ce fut dans ces divers Lieux que se dispersa confusément une Troupe qui jusque-là avoit observé tant d’ordre. Elle y attendit sans peine un magnifique Repas qui fut servy avec beaucoup d’abondance & de propreté. La partie du jour que la chaleur rendit la plus incommode, se passa dans la Maison en dances, en jeux, & en conversations spirituelles. On proposa des Enigmes, on fit des Inpromptus, on remplit des Boutsrimez, & ces diférens plaisirs occuperent agreablement les Dames jusques à l’heure de la promenade. Si-tost qu’elle fut venuë, on alla prendre le frais, & la nuit commençant à s’approcher, le Gouverneur termina la Feste par une splendide Collation qui fut servie sous un grand Berceau, & accompagnée d’une Musique champestre qu’on écouta avec beaucoup de plaisir. Apres cela, cette belle Troupe, fort satisfaite d’une si galante reception, retourna à Die dans le mesme ordre qu’elle estoit venuë. Elle y entra au bruit des Timbales, des Tambours, & des Trompetes, & à la clarté de tant de Flambeaux, qu’on eust crû que le Soleil avoit ramené le jour. Le Peuple, attiré par ce Spéctacle, combla d’acclamations l’heureux succés de ce Siege ; & l’Armée victorieuse, plus fatiguée des divertissemens que du travail de la guerre, ayant rendu ce qu’elle devoit au General qu’elle accompagna jusqu’en son Hostel, alla prendre le repos qui luy estoit nécessaire.

Le Triomphe de l’Amour. Epithalame §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 58-71.

La Piece qui suit, a esté faite depuis peu de temps à l’occasion du Mariage d’une tres-belle Personne. C’est Mr Baugé qui en est l’Autheur. Plusieurs Ouvrages de luy vous ont déja fait connoistre la facilité de son Génie.

LE TRIOMPHE DE L’AMOUR.
EPITHALAME.

L’amour vouloit soûmettre une jeune Rebelle,
Qui bravoit son pouvoir, & défendoit son cœur ;
Mille Amans soûpiroient pour elle,
Sans pouvoir adoucir son extréme rigueur ;
  Et la Cruelle
Qui n’écoutoit que sa froideur,
Traitoit leurs soins & leur ardeur
  De pure bagatelle,
Et les abandonnoit à leur douleur mortelle.
L’Amour au desespoir, les yeux étincelans,
Concevant à la fois cent desseins violens,
Ne respire que la vangeance.
Je fais trembler, dit-il, le celeste Sejour,
Et je ne puis vaincre la résistance
Qu’une simple Mortelle oppose à ma puissance ?
Il faut qu’avant la fin du jour
 Je punisse son insolence,
 Ou cesse enfin d’estre l’Amour.
Un Berger possedoit tout ce qu’il faut pour plaire ;
Le Berger voyoit la Bergere
Sur le pied d’Amy simplement.
L’Amour se sert de stratagéme
Pour venir plus facilement
A bout de la froideur extréme
Qui le bravoit impunément.
Des soûpirs indiscrets, des helas je vous aime,
Ne font, dit-il, qu’effaroucher un cœur
  À qui l’Amour fait peur.
 Le Berger a toute l’estime
De l’orgueilleux Objet qui méprise mes Loix ;
Il faut que l’amitié me preste icy sa voix,
Et que pour satisfaire au couroux qui m’anime,
Elle immole à mes vœux cette illustre Victime.
Il part au mesme instant, & vole se loger
Dans le cœur du jeune Berger.
Il y traîne avec luy ses ardeurs les plus vives,
Il s’arme en Dieu vangeur, de redoutables traits,
D’impétueux desirs, de flâmes excessives,
Et flate son dépit d’un glorieux progrés.
Mais pour ne rien gaster, il voile la Tendresse
Du dehors indolent de sa Sœur l’Amitié,
Et cette bonne Déesse
Pour son Frere s’intéresse,
Et du chemin fait au moins la moitié.
Le Berger tout remply du Dieu qui le possede,
Ignore cependant ce que luy veut son cœur,
Et suivant le panchant de sa boüillante ardeur,
Sans connoistre son mal, en cherche le remede.
Un ascendant impérieux
Porte ses pas en mille lieux.
Tout le Bois retentit du nom de la Bergere ;
Il la cherche, & sans bien connoistre ce qu’il sent,
Il court, & la rencontre en un Lieu solitaire,
Nonchalamment assise au bord d’une Onde claire,
Qu’un Zéphire coquet caressoit en passant.
Jadis à son aspect son cœur restoit tranquile,
D’aucun trouble jamais il n’estoit agité ;
Il ne peut aujourd’huy soûtenir sa Beauté,
Il reste en la voyant, inquiet, immobile,
La parole luy manque, & malgré ses desirs,
Un timide respect étouffe ses soûpirs.
Il connoit à l’instant la cause de son trouble,
Et mille mouvemens qu’on ne peut exprimer,
Luy disent tous, qu’il faut aimer.
À ces refléxions son desordre redouble.
Si la Bergere eust raisonné,
Elle auroit bientost deviné
D’où naissoit l’embaras du Berger qu’elle inspire.
Elle auroit prévenu la suite de ses feux,
Mais la raison, les sens, contr’elle tout conspire,
Et le Berger doit estre heureux.
Libre encor, & sans défiance,
Elle voit ce nouvel Amant
Qui triomphe insensiblement
De sa cruelle indiférence.
L’Amour insinué jusques aupres du cœur,
Quitte de l’Amitié la nonchalante ardeur,
Il paroist ce qu’il est, il tonne, il intimide,
Et plein du couroux qui le guide,
Il porte par tout la terreur.
La jeune Bergere surprise,
Tâche, mais un peu tard, de suivre sa franchise.
Fierté, dédain, mépris, viennent à son secours,
Que dira-t-on s’en mesle, & réveille l’Audace,
Qui veut conserver une Place,
Dont les Dehors sont tous occupez des Amours.
Le Cœur dans ce desordre extréme
Souffre tout ce qu’on peut souffrir ;
Le Berger à ses yeux sans cesse vient s’offrir,
Digne d’estre aimé comme il aime.
L’Estime parle en sa faveur,
Et par mille conseils fortement sollicite
De subir le pouvoir de l’aimable Vainqueur
Dont elle vante le mérite.
La Raison d’un autre costé
Dit que c’est assez résisté,
Qu’on doit appréhender un Vainqueur qu’on irrite,
Que c’est en vain qu’on se défend,
Que l’Amour en tous lieux est toûjours triomphant,
Et que l’heure d’aimer est une heure prescrite
Que personne n’évite.
La Liberté presque aux abois,
Avec une mourante voix,
Presse le Cœur de se défendre.
Veux-tu me voir périr, dit-elle, & par ma mort
 Estre aussitost réduit en cendre ?
Fais pour me conserver un génereux effort.
 Tu sçais combien je possede de charmes,
Tu les goûtes encor, & peux les conserver.
Tâche à vaincre l’Amour, luy seul peut t’en priver,
 Et t’accabler de larmes.
 Mon Ennemy doit-il avoir pour toy
 Plus de douceurs que moy ?
À ces mots, la Fierté, l’Orgueil, l’Indiférence,
Suivant l’Audace & le Mépris,
Enlevent des Dehors de tres-grande importance,
Que les Amours avoient surpris.
Doux Yeux, tendres Soûpirs, cedérent à l’Orage,
La Fierté les dissipa tous.
Ce succés enfle son courage,
Et chatoüille son vain couroux.
L’Amour plein de dépit, & boüillant de colere,
S’oppose à cette Teméraire ;
Il la met en déroute, & ralliant les Siens,
Il pousse ses progrés, & court à la Victoire.
Tout conspire à sa gloire,
Le Mépris est dans les liens,
Et l’Audace étoufée
Eleve par sa mort un illustre Trophée
Au Dieu qui la surmonte, & dont tout suit les Loix.
Ce bonheur impréveu jette par tout la crainte ;
En vain les Ennemis ont recours à la feinte,
La Fierté ne peut plus résister aux Exploits
Du Vainqueur qui la presse ;
Et l’Indiférence aux abois
Expire aux yeux de la Tendresse,
  Et la Rigueur
Abandonne le Cœur
Au pouvoir du Vainqueur.
Il entre triomphant dans cette belle Place,
Il étouffe d’abord l’Insensibilité,
Un douce tendresse en chasse
Les fiers mépris qu’y fit régner l’Audace ;
Et le Cœur trop content de sa captivité,
Ne chérit plus la Liberté.
Pleine du doux plaisir d’aimer & d’estre aimée,
La jeune Bergere animée
Des violens transports qui pressoient son Héros,
Sacrifie à l’Amour une Pudeur critique,
Dont l’éloquence chimérique
Le dépeignoit un Monstre ennemy du repos ;
Desormais sans scrupule elle aime, & l’ose dire,
Elle entend soûpirer, elle-mesme soûpire.
Ce subit changement étonne avec raison ;
L’Amour pour maintenir les droits de son Empire,
Et prévenir la trahison,
Met l’heureux Berger qu’il inspire
Chez la Bergere en garnison.

Querelle de Paris, et de la Province §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 77-102.

L’ingénieux Dialogue que vous allez voir, servira de preuve à ce que je vous dis. Il est du Berger Fleuriste, & fait pour une belle Provinciale, venuë à Paris depuis peu de temps.

QUERELLE DE PARIS, ET DE LA PROVINCE.

LA PROVINCE.

Que je suis à plaindre ! J’ay perdu ce que j’avois de plus beau & de plus aimable ; ce qui faisoit mes delices & ma gloire, & ce qui m’attiroit le cœur & les yeux de tout le monde. Je ne suis plus présentement qu’une malheureuse Décriée, dont les galans Hommes ne font plus d’état, qu’ils jugent indigne de leur attachement, & qu’ils abandonnent & fuyent de toutes parts. Que feray-je pour me remettre en honneur ? Par quel avantage réparer ma perte ? Et d’où attendre le rétablissement de mon bonheur, ou la consolation de mon infortune ?

Cloris, belle Cloris, ne reviendrez-vous pas ?
Sans vous, helas, je suis sans appas & sans lustre,
Et de moy tout le monde est las.
Avec vous on me traite & d’aimable, & d’illustre ;
De grace, rendez-moy mon lustre & mes appas.

PARIS.

Que tes désirs sont injustes, & tes plaintes importunes ! Eh, quoy ? Auroit-il esté raisonnable que Cloris que les Dieux n’ont renduë si belle & si parfaite, que pour faire admirer leur puissance, & adorer leur bonté, eust esté cachée toute sa vie aux yeux du beau & du grand monde, sans qu’elle parust jamais sur le Théatre de la gloire, & dans les lieux où l’on sçait donner le prix qui est deû à toutes choses ? Comment l’aveugler assez pour croire que cette sage Personne, apres avoir languy dans ton sein depuis tant d’années, se remette de nouveau sous ton imprudente conduite, & retourne s’exposer volontairement au martyre que tu luy faisois soufrir chaque jour ?

Si tu la hais, tu peux demander sa présence.
Mais l’aimes-tu ? croy-moy, desire son absence,
Car enfin rien ne manque en mon heureux sejour.
C’est celuy de la mode & de la bienséance,
Du beau port, du bel air, des beaux mots, du beau tour,
Des jeux, des ris, & de l’amour,
De la douceur, & de la complaisance ;
Au lieu que l’on ne trouve en ta plus noble Cour,
Que rudesse, qu’orgueil, & beaucoup d’ignorance.
Apres cela, t’attendre à son retour,
N’est-ce pas te flater d’une folle espérance ?

LA PROVINCE.

Cruel, est-ce ainsi que tu console une Infortunée à qui tu as ravy la meilleure partie de son bien, & n’y auroit-il pas plus de genérosité à la plaindre qu’à l’insulter ? Quel défaut as-tu remarqué dans Cloris qui te fasse blâmer ma conduite, & quelles choses ne sçait-elle pas qui te porte à m’accuser d’ignorance ? Ne l’ay-je pas élevée avec toute la grace & toute la politesse possible ? N’ay-je pas remply son esprit de toutes les lumieres qui le pouvoient embellir, & n’est-ce pas l’élever autant que je dois, & rendre justice à son mérite, de la priser un peu moins que les Divinitez, & beaucoup plus que tout ce qui est mortel ? Mais, dis-moy, toy qui présume si fort de ta suffisance, comment te laveras-tu de la faute que tu as faite, de ne luy avoir pas épargné l’incommodité d’un long voyage pendant d’insuportables chaleurs, en amenant, pour la voir & l’admirer où elle estoit, tout ce grand monde dont tu tires tant de vanité, & qui te rend insolente dans tes avantages ? As-tu jamais eu sujet de me reprocher des incivilitez si honteuses & si grossieres ?

PARIS.

Quoy, pauvre Etourdie, tu ne t’es donc pas aperçeuë que le chagrin que tu apportois chaque jour à cette admirable Personne, par les complimens importuns, par les cerémonies contraintes, par les libertez badines, par les assemblées confuses, par les conversations ennuyeuses, & par toutes les affectations ridicules, a poussé enfin sa patience à bout, & l’a obligée de s’exposer a toutes les fatigues du voyage dont tu la plains, pour te fuir, pour mettre son esprit en repos, & pour trouver aupres de moy un azile assuré contre l’odieux usage de tes sotes & ridicules maximes ? J’avouë qu’il y a sujet de s’étonner qu’elle ne se ressente pas de tes defauts ordinaires, & qu’on ne remarque rien en elle qui tienne de ton air & de tes façons, apres avoir succé ton lait, & pris son éducation dans ton sein ; mais c’est sans-doute par miracle seulement qu’elle est autre que toutes les Personnes que tu éleves ; & elle ne doit jamais te revoir, si elle veut empescher que tes mauvais exemples ne fassent enfin sur elle des impressions desavantageuses à ses loüables & nobles façons de parler, d’agir, & de paroistre par tout avec succés.

Amour, qui bien souvent avec elle se jouë,
Luy disoit encor hyer tout-bas,
Cloris, vous avez sçeu vous tirer de la bouë,
Et tout le monde vous en louë ;
Donnez ordre à n’y rentrer pas,
Vous feriez tort à vos appas.

LA PROVINCE.

Si j’ay sçeu l’amener jusqu’à sa dix-huitiéme année, sans qu’elle ait pris aucune habitude que ta critique puisse condamner ; maintenant qu’elle est dans un âge moins tendre, je la conduiray plus loin, sans qu’elle coure de risque ; & si tu en doutes, tu n’as qu’à me la rendre pour en voir l’épreuve, puis que d’ailleurs tu ne peux sans injustice retenir un bien qui m’appartient, & que je destine à me servir de modelle, pour élever desormais toutes les autres Personnes de qualité, dont le Ciel confiera la nourriture à mes soins.

PARIS.

Je te le dis encor une fois, ne t’attens point à son retour. Tes persécutions l’ont forcée de te quitter, & mes douceurs m’ont fait mériter le choix de sa retraite. Je la garderay avec plus d’exactitude que les Troyens ne garderent l’Image de la Déesse, à qui les Destins avoient attaché l’heureuse fortune de leur Ville. Tu sçais la maniere dont tu l’as nourrie ; profite de ta mémoire s’il t’est possible ; mais je seray bien trompé, si l’on voit jamais sortir de tes mains une autre Personne aussi accomplie qu’elle. Pour moy qui mets chaque jour de jeunes Merveilles au monde, je me tiendrois bien glorieux si celle-là me devoit les soins de son éducation. Tu te flates de cet avantage. (Je me trompe, il ne t’est pas deub.) Elle n’en est redevable qu’au Ciel, qui a joint aux charmes dont il l’a pourveuë, un esprit noble, grand, éclairé, & incapable des moindres fautes.

Ainsi de la Nature elle tient sa beauté ;
Les Graces furent ses Nourrices,
Les Vertus ont reglé ses mœurs & sa bonté.
Province, quels sont tes services ?

LA PROVINCE.

Dieux, souffrirez-vous que ce méchant, apres m’avoir ravy ce que j’avois de plus prétieux, m’oste encor un honneur qui m’est si légitiment acquis ? Accordez-moy, de grace, assez de force pour tirer vangeance de ses outrages, ou punissez-le vous-mesme de son injustice & de son envie.

PARIS.

Les Dieux n’ont point d’oreilles pour les prieres que la Colere leur adresse ; & puis quand ils t’écouteroient favorablement, il me seroit facile de me consoler de tous les maux qu’ils me feroient endurer, pourveu qu’ils me laissassent la belle Cloris,

Cloris, dont l’aimable présence
Pourroit enchanter la souffrance,
Cloris, dont…

LA PR. l’interrompant.

Que tu es ingénieux dans tes malices ! Tu feins sans-doute d’avoir beaucoup d’estime pour elle, afin d’augmenter mon déplaisir, en me représentant avec adresse l’importance de ma perte.

PARIS.

Pour te faire voir ton erreur & ma franchise, je te jure que si j’estois réduit à la fâcheuse necessité de te la rendre, ou de perdre ce que j’ay de plus beau & de plus brillant, lors que je me montre au Cours dans mes jours de parade, je ne balancerois point dans mon choix. Je sacrifierois toutes choses pour la conserver,

Et je croirois dans cette seule Blonde
Avoir plus de vertus, de graces, & d’attraits,
Que je n’en eus jamais,
Et que n’en a tout le reste du monde.

LA PROVINCE.

Helas, que la nature du Bien est étrange ! On ne le connoist jamais mieux que lors qu’on en est privé.

PARIS.

Tu vois neantmoins que je connois assez bien celuy que mon heureuse fortune me fait posseder. A la verité pendant qu’il estoit à toy, mes charmes n’aprochoient pas des tiens ; & à la premiere contestation que nous aurions euë ensemble sur le prix de la Beauté, j’aurois reconnu qu’il t’apartenoit.

Mais tout cede aujourd’huy sur la terre & sur l’onde
Aux charmes dont je suis pourveu.
Cloris n’a rien d’égal, Cloris est sans seconde,
Rien de si beau n’a jamais esté veu.

LA PROVINCE.

Ingrat, tu m’en as l’obligation, & il seroit de ton devoir de la reconnoistre.

PARIS.

Cà, je le veux, parlons d’accommodement. Quelle reconnoissance prétens-tu me demander ? Je te donnerois volontiers douze de mes plus aimables Nymphes. Neantmoins, comme je sçay, qu’encor qu’elles ne fussent pas des plus belles, ny des plus spirituelles, elles ne laisseroient pas de t’attirer beaucoup de plaisir & d’honneur ; il vaut mieux ce me semble pour ton avantage, que je t’en offre vingt-cinq du second rang, que douze du premier.

  Combien tant de Beautez
  Feront de tous costez
  Retentir tes loüanges !
Combien de Vers & de Portraits
Se feront de leur air, de leur teint, de leurs traits !
Peintres, Rimeurs, Galans, les prendront pour des Anges.

LA PROVINCE.

Ah piquant Railleur, tu m’accuses de mauvais goust. Je l’ay aussi fin que toy. Il n’y a point de milieu, je veux ou Cloris, ou rien.

PARIS.

Hé bien, que rien te demeure, puis que tu ne veux point démentir ta mauvaise coûtume de passer sans cesse aux extrémitez, & de faire toûjours l’absoluë & l’opiniastre. Pour moy je garderay ta Cloris, qui me tiendra lieu de tout. Apres un partage si juste, & si proportionné à nos mérites,

Il nous siéroit mal d’estre en guerre,
Et dans un temps encore, où nostre Grand LOUIS
A, par ses Exploits inoüys,
  Mis la paix par toute la Terre.

LA PROVINCE.

N’espere pourtant point de repos, que je ne revoye Cloris dans mon sein. Tu me la rendras par force, si la douceur n’obtient rien de toy. Je t’investiray de toutes parts, & te presseray de telle maniere qu’il faudra enfin que tu me fasses justice.

PARIS.

Je t’assure que nous n’aurons point de diférend pour la justice que tu me demandes, car pour te la faire toute entiere, j’auray toûjours tres-mauvaise opinion de toy ; & quant à la belle Cloris, comme je suis persuadé qu’elle ne me sçauroit quitter qu’avec peine, si je la laisse jamais aller, ce ne sera pas sans résistance. Mais, adieu, console-toy, si tu le peux,

Tandis qu’avec l’adorable Cloris
Je te prendray pour l’objet de nos ris,
Qu’on me verra triompher avec elle
Des Beautez de tout l’Univers,
Et qu’on dira par tout, sur nos charmes divers,
Ah, que Paris est beau ! Dieux, que Cloris est belle !
Puisse leur union devenir eternelle.

LA PROVINCE.

L’Insolent me brave. Il se retire tout glorieux de mon illustre dépoüille, & j’ay le cruel déplaisir d’en estre maltraitée de toutes façons. Hélas ! à qui auray-je recours dans mon malheur ? Cloris a peut-estre de l’aversion pour moy ; les Personnes qui se piquent de bel esprit ont toûjours paru me mépriser, & les grandes Divinitez sont aujourd’huy sourdes à mes vœux. Je ne connois que le temps dont je puisse esperer de l’assistance ; mais qu’il est lent dans tout ce qu’il fait, & que ses remedes sont éloignez pour des maux présens !

Dieu léger, qui prens soin de ramener les Fruits,
Les beaux Jours, les Zéphirs, les Jasmins, & les Roses ;
Si tu prenois pitié de mes cruels ennuis,
Tu quitterois le soin de tant de choses,
Et pour me vanger de Paris,
Tu me ramenerois promptement ma Cloris.

[Cerémonies faites à Chaumont en Vexin] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 103-138.

Apres le plaisir que doit vous avoir causé cette galante Querelle, je croy, Madame, que vous voudrez bien soufrir que j’entre dans une matiere toute sérieuse. Je m’en flate d’autant plus, que ce qui regarde la Religion, vous est toûjours tres-considérable, & que je sçay qu’en plusieurs rencontres, des Cerémonies de pieté vous ont attirée en beaucoup de Lieux, où vous n’avez pû vous cacher parmy la foule. Celles qui ont esté faites à Chaumont, Ville du Véxin François, pour un Corps Saint qu’on y transféra dans les derniers jours du mois de Juillet, méritent sans doute que vous en soyez instruite. La Lettre qui suit vous en fera sçavoir le détail. Elle est d’un Particulier à une Dame de ses Amies, & quoy que tombée un peu tard entre mes mains, elle n’a pas moins dequoy satisfaire vostre curiosité. La Relation est tres-exacte, & l’on n’y peut rien souhaiter de plus pour l’ordre des circonstances. Vous verrez d’abord que feu Mr de Monceaux a beaucoup contribué à ce qui a donné lieu aux Solemnitez qu’elle nous explique ; & pour rendre à sa mémoire la justice qu’on luy doit, il est à propos de vous le faire connoistre. Ce Gentilhomme, mort le 31. d’Octobre de l’année derniere, âgé de 42. ans, estoit d’une Noblesse des mieux confirmées. Il s’appelloit Gilles-Odo de Charron, Seigneur de Monceaux lez-Paris, Rucourt, Liencourt, & tiroit son origine des anciens Fondateurs de la Ville d’Amiens, que Mr de Charron de Monceaux son Grand-Pere, dans l’Histoire qu’il a faite de l’Antiquité de la France & de ses Rois, depuis le commencement du Monde, dit avoir esté bastie par une Légion de Soldats Grecs. Leur Chef portoit le nom de Charron, & c’est de luy que la Famille de Mr de Monceaux est descenduë. Du costé de Dame Anne de Champhuon sa Mere, il estoit venu de Messire Gilles de Champhuon, Seigneur du Ruisseau, Conseiller d’Etat, Fils d’un Chancelier d’Ecosse sous la Reyne Marie Stüart. Le premier employ qu’il eut, fut celuy d’Enseigne Colonelle dans le Regiment du Roy, lors de sa creation. On le fit en suite Lieutenant, & puis Capitaine dans le mesme Regiment. Il estoit Ecuyer de la Grande Ecurie, & Valet de Chambre ordinaire de Sa Majesté, laquelle en considération de trente années de services aupres de sa Personne, & de ceux qu’avoient rendus ses Ancestres aux Roys ses Prédecesseurs depuis plus de 380. ans successivement de Pere en Fils, & sans aucune interruption, c’est à dire, depuis le Roy Philippes le Hardy Fils de St. Loüis, a eu la bonté de conserver cette Charge de Valet de Chambre à sa Famille, l’ayant renduë au Pere Jérôme de Monceaux, Vicaire des Capucins de Meudon son Frere, qui l’avoit précedé dans l’exercice de la mesme Charge avant qu’il eust renoncé au monde, pour en disposer par luy en faveur des Filles de feu Mr de Monceaux. Comme il n’a laissé aucuns Enfans mâles, on peut dire qu’il est le dernier de son Nom, & de sa Famille, (alliée à celles de Boulainvilliers, d’Alincourt, &c.) le Pere Jérôme Capucin, & Messire Jacques de Charron, Seigneur de Liencourt, Chanoine du Royal Chapitre de St. Quentin, ses deux Freres, estant dans l’Etat Ecclesiastique. Voila, Madame, ce qui m’a paru devoir préceder la Relation que vous allez lire.

A MADAME DE *** À Chaumont ce 8. Aoust 1681.

Vous vous plaindriez sans doute de ma négligence, si je diférois à vous faire part de ce qui s’est fait icy depuis quelques jours pour une Solemnité qui ne pouvoit estre plus éclatante. Avant que d’entrer dans ce détail, je dois vous faire sçavoir que nous avons un Convent de Religieuses de Sainte Elizabeth du Tiers-Ordre de St. François, qui est dans tout le Païs en une fort grande estime. L’affection que feu Mr de Monceaux avoit pour cette Maison, dans laquelle quatre de ses Sœurs ont pris l’Habit, & dont Madame de Boulainvilliers sa Cousine est Prieure, l’obligea il y a quelques années d’unir son crédit à celuy du Pere Jerôme de Monceaux Capucin, son Frere, pour obtenir un Corps Saint à ces vertueuses Filles. Ainsi ce Pere ayant esté envoyé à Rome, agit puissamment aupres de Sa Sainteté, afin qu’il luy plust de luy accorder quelques Reliques considérables. Ses prieres & ses poursuites furent employées si heureusement, qu’il obtint le Corps entier de Sainte Fortunée Vierge & Martyre, Fille de Fortuné Colonel Romain, qui à l’âge de vingt deux ans a donné sa teste pour la Foy l’an de grace 297. Cela est justifié par l’Ecrit que l’on a trouvé dans son Tombeau sur du cuivre, avec une Fiolle de son sang. Ce Corps fut apporté jusqu’icy par les soins du mesme Pere, qui prit en suite celuy de faire faire une Châsse digne d’enfermer ce riche Trésor. Toutes choses ayant esté préparées par les ordres de Sa Majesté ; & la Reyne, Monsieur, Madame la Comtesse de Bethune, & d’autres Personnes, ayant bien voulu contribuer à ce qui estoit necessaire pour rendre la Cerémonie plus solemnelle ; elle commença le Vendredy 25. de Juillet, apres que le Pere de Monceaux, selon la Commission qu’il avoit reçeuë de Mr l’Archevesque de Roüen, eust mis le Corps de la Sainte dans la Châsse où on le voit à présent. Elle est longue de cinq pieds & demy, doublée de Brocard d’or, ainsi que le Matelas & l’Oreiller, & embellie de vingt Cristaux, qui laissent voir la Sainte Martyre vêtuë & coifée à la Romaine. Elle est habillée d’une Etofe à fond d’argent, avec des Fleurs couleur de feu, & sous cet Habit elle en porte un autre d’un Brocard d’or à grand ramage. Tous ses Vestemens, aussi bien que sa Coifure, sa Couronne, & ses Souliers, brillent d’une infinité de Diamans & de Perles. Sa teste est entiere, & à sa grosseur il est aisé de juger qu’elle estoit de grande taille. Elle a presque encor toutes ses dents, & les ossemens de ses pieds & de ses mains paroissent au travers de ses Souliers & de ses Gands, ce qui donne beaucoup de devotion à tous ceux qui la regardent. Tous les Ossemens de ce Saint Corps ayant esté mis en ordre par le Pere de Monceaux, en présence de deux habiles Chirurgiens de la Ville, il mit sur la Châsse le Sceau du Vicariat de Pontoise, & la ferma avec deux Clefs dorées, dont il donna l’une à la Prieure, & l’autre à l’aînée de ses Sœurs, Religieuse dans ce Monastere. En suite il la conduisit de grand matin incognito ce mesme jour 25. Juillet, en l’Abbaye de Gomerfontaine, d’où toutes les Pensionnaires vinrent au devant fort loin donner le Dais à la Sainte. Elle fut reçeuë par Madame de Grancey, Sœur de Mr l’Archevesque de Roüen, qui en est Abbesse, ce Pere l’ayant mise en dépost entre ses mains, par un Discours qu’il luy fit. Cette Abbesse qui estoit à la Grille, la Crosse à la main, accompagnée de Mesdames de Grancey ses Niéces, & de toute sa Communauté, répondit d’une maniere pleine de respect envers la Sainte, & de reconnoissance envers celuy qui vouloit bien luy confier ce Trésor, en attendant qu’on vinst l’enlever avec les honneurs qu’il méritoit. En mesme temps elle commença d’entonner le Te Deum, qui fut chanté par le Chœur & par les Orgues. L’Eglise de Gomerfontaine estoit tenduë depuis le haut jusqu’au bas de tres-belles Tapisseries ; & l’Argenterie qui ornoit l’Autel, ne pouvoit estre plus riche, ny en plus grand nombre. Au milieu de cette Eglise estoit un Lit de parade fort haut & fort large, dressé en maniere de Lit d’Ange, avec un Reposoir couvert d’un Tapis de Satin en broderie d’or & d’argent, sur lequel on mit la Châsse. Comme elle est fort magnifique, & presque toute à jour, elle brilloit avec grand éclat. Tous ceux qui devoient servir à la transporter, s’estant rendus à Gomerfontaine, la Procession commença sur les trois heures. Voicy dans quel ordre. Apres un fort beau Discours que l’on fit sur ce sujet, Mr l’Abbé de Villetartre qui officioit, benit la Baniere de la Sainte, & la mit entre les mains de l’Hermite de St. Eutrope pour la porter. Cela estant fait, il se plaça autour de la Châsse avec tout le Clergé, chanta quelques Hymnes, & sitost qu’il eut finy, quatre Trompetes du Roy sonnerent la marche. La Baniere dont je viens de vous parler, qui estoit un tres-superbe Etendard, où l’on avoit peint la Sainte environnée de Trophées, fut la premiere qu’on vit avancer. Celles des Villes, & de tous les Villages des environs, paroissoient en suite, & apres elles, toutes les Croix des Paroisses. Elles precédoient une Compagnie nombreuse de Filles vêtuës de blanc, qui représentoient la pureté de la Sainte, & que l’on voyoit suivies de plusieurs Anges vêtus magnifiquement, & sur les Habits desquels il sembloit que la Broderie voulust disputer le prix aux Diamans & aux Perles. Chacun d’eux avoit une Couronne de Fleurs sur la teste. Sitost qu’ils eurent passé, l’on apperçeut sur deux lignes deux Compagnies également lestes. Toutes deux marchoient Tambours batants & Enseignes déployées, l’une de jeunes Gens mariez, & l’autre toute de Garçons, les uns & les autres tres-bien armez, & fort proprement vêtus. La derniere avoit en teste Mr Carpentier, & pour Lieutenant, Mr Padet, Fils du Président de l’Election de Chaumont. Cette Infanterie faisoit paroître tant d’ordre, & de discipline si bien reglée, qu’on eust dit que ceux qui la composoient, avoient passé toute leur vie à l’Armée. Derriere eux estoient de jeunes Enfans habillez à la Romaine, pour représenter la Nation d’où la Sainte estoit. Les Recolets de Chaumont & de Trie-Chasteau suivoient cette Troupe, & marchoient devant les Mathurins Réformez, tant de Calloy, que de Nostre-Dame de Liesse de Gisors. Apres ces derniers venoient des Gentilshommes à cheval, habillez à la Romaine, en maniere de Hérauts-d’armes. Leurs Habits estoient fort riches, & ils tenoient tous des Palmes garnies de Rubans couleur de feu. Les Fils de Mr de Liencourt estoient de ce nombre. Ils avoient pour Chef un jeune Parisien, d’une majesté charmante. Son Equipage estoit magnifique, tant pour son Habit & la Housse de son Cheval, que pour son Capot, tout garny de Plumes & de Pierreries. Ces Hérauts estoient suivis de quatre Trompetes du Roy qui alloient devant la Châsse. Les Plumes & les Aigretes mises au dessus des Vases-dorez qui en faisoient l’ornement, luy donnoient beaucoup d’éclat. Elle estoit portée par huit Apostres couronnez de Fleurs, ayant de tres-belles Aubes avec de grandes Echarpes. Huit autres qui devoient les relever, marchoient à costé de ces premiers, & portoient de gros Flambeaux de Cire blanche Des quatre coins de la Châsse pendoient des Echarpes en broderie, que tenoient autant de Diacres, l’un desquels estoit Mr l’Abbé de Liencourt, Chanoine de St. Quentin, Frere du Pere de Monceaux. Tous les Ecclesiastiques des environs venoient en suite, & cette marche estoit terminée par les Officiers de la Cerémonie, dont le principal estoit Mr de Villetartre. C’est un Homme de qualité, Seigneur de tres-belles Terres, qui employe tout son Bien à faire établir des Missions, & à secourir les Pauvres. Mr Dorival Curé, qu’on avoit fait Maistre des Cerémonies, estoit toûjours sur les aîles, aussi-bien que le Pere de Monceaux, qui ne cessoit point de donner ses ordres pour empescher la confusion. Douze Hommes bien faits, armez chacun d’une Pertuisane, & commandez par Mr Carpentier, faisoient sans cesse écarter la foule ; & quoy qu’elle fust fort grande, on vit toûjours la Procession marcher sur deux lignes sans aucun trouble. Les Ecclesiastiques & les Ordres Religieux chantoient tour-à-tour, & ne commençoient jamais que les Trompetes n’eussent finy leurs fanfares. Apres trois quarts de lieuë toûjours en bel ordre, la Procession arriva en la Paroisse de St. Martin, qui est à l’entrée du Fauxbourg de Chaumont. Le Curé la vint recevoir avec l’Encens, à la teste de ses Prestres. On fit reposer le Corps sur un Lit de parade fort propre, dressé dans l’Eglise qu’on trouva parée de ses plus beaux Ornemens. Quelques Prieres y furent chantées, & l’on en partit au son des Trompetes pour entrer dans la Ville, dont l’on avoit embelly les Portes d’une maniere d’Arc de Triomphe. Dans ce moment, un fort grand nombre de Boëtes furent tirées, & l’on apperçeut Mr du Mesnil, nouveau Lieutenant General, avec tout le Corps de Ville, & les Officiers de la Justice, qui s’avançant vers la Châsse, firent paroître leur zele par toutes les marques de respect & de venération imaginables. Ils luy donnerent un fort riche Dais, & le porterent tout le reste du chemin, quoy qu’il fust fort difficile. Mr le Curé de St. Jean, Docteur de Sorbonne, qui estoit venu attendre le Corps de la Sainte, accompagné de tout son Clergé, luy donna de l’Encens à la Porte de la Ville, & en suite la reçeut dans son Eglise, où l’on monta apres avoir traversé la premiere grande Ruë. Ce Vaisseau qui est tres-grand & tres-beau, se trouva commode pour la grande multitude de Peuple que cette Solemnité avoit fait venir de toutes parts. De St. Jean l’on passa par une autre grande Ruë, jusqu’aux Peres Récolets, qui reçeurent la Relique avec les mesmes honneurs. Apres plusieurs Motets & Prieres, l’on arriva au Convent des Religieuses, au bruit des Cloches & du Carrillon de toute la Ville. On tira alors plusieurs autres Boëtes ; & comme on les avoit placées dans un Lieu où il y a des Echo qui répondent plusieurs fois, ce fut un bruit qui dura longtemps. Il fut suivy de plusieurs Salves de toute la Mousqueterie, tant des Dames Religieuses, que des Compagnies d’Infanterie, qui estoient venuës de Gomerfontaine. On plaça la Châsse dans-la Court du Convent, parce que l’Eglise estoit trop petite pour contenir tout le Peuple. On avoit couvert ce Lieu d’une grande Toile verte, & de tres-belles Tapisseries l’ornoient tout autour. On voyoit dans le milieu une maniere d’Alsove fort enrichy, dans lequel estoit un tres-beau Lit de Velours cramoisy à grande crêpine & broderie d’or & d’argent. Le Ciel estoit de la mesme sorte. Ce fut sous ce Ciel qu’on posa la Sainte sur une assez grande Estrade. Le Pere François Séraphin de Paris, ancien Lecteur en Theologie, monta en Chaire, & eut un applaudissement general, tant pour la beauté de ses pensées, que pour la politesse de son discours. Le soir, on porta la Sainte dans l’Eglise, où l’on chanta le Salut. Cette grande Journée se termina par un tres-beau Feu d’artifice, que commencerent plusieurs décharges des Boëtes. Mr le Lieutenant General y mit le feu. Il estoit posé sur une Eminence, vis-à-vis d’une Montagne, où d’admirables Echo en firent fort loin retentir le bruit. Les Fusées volantes sembloient aller au dessus des nuës ; mais sur tout on admira les dernieres qui estoient faites exprés, & qu’on appelloit de Sainte Fortunée.

Le lendemain Samedy 26. de Juillet, les Trompetes vinrent dés le matin faire entendre leurs fanfares, parce que c’estoit le jour de la Feste de Sainte Anne, dont Madame de Boulainvilliers, Prieure de ce Convent, porte le nom. On tira aussi quantité de Boëtes, & ce mesme bruit recommença à la grande Messe. Elle fut chantée d’une maniere surprenante par Mr Aubert, de la Musique du Roy. Plusieurs habiles Musiciens & Symphonistes, le seconderent. Rien ne sçauroit estre plus agreable que le fut cette Musique. Ils la continuerent à Vespres, apres lesquelles le Pere Fribourg, ancien Docteur en Theologie aux Cordeliers de Pontoise, prescha avec beaucoup de succés.

Le 27. qui fut un jour de Dimanche, les Musiciens se firent encor admirer. Apres les Vespres, Mr l’Abbé de Tombrel, Frere du Marquis de ce nom, fit paroître son éloquence, & satisfit fort son Auditoire. Mr l’Abbé de Villetartre prescha les autres jours de l’Octave, d’une maniere si édifiante, que tous ceux qui l’entendirent en furent touchez. Le concours du Peuple redoublant de jour en jour, on fut obligé d’augmenter les Gardes pour s’opposer à la foule, parce qu’autrement les plus foibles auroient esté étoufez, quoy qu’on apportast le Corps de la Sainte dans la Court pour la faire voir plus aisément. On y preschoit aussi tous les jours pour satisfaire la devotion de tout le monde.

Le Dimanche 3. d’Aoust ayant esté choisy pour la clôture de cette Cerémonie, & pour resserrer la Châsse, des Peuples de toutes parts, & de plus de trente lieuës, arriverent à Chaumont le jour precédent, & dés minuit l’Eglise fut assiegée. Les Gardes tâcherent inutilement d’arrester la foule. Ils furent forcez ; & pour empescher ce que la confusion pouvoit causer de desordre, il falut porter le Corps de la Sainte dans la grande Court du Convent, qui estoit encor plus superbement parée que les premiers jours. Elle fut toûjours remplie d’une infinité de monde jusqu’apres les Vespres qu’on fit la Procession dans le mesme ordre que la premiere avoit esté faite. Les Vierges vêtuës de blanc, les Anges, la Jeunesse sous les armes, les Enfans habillez à la Romaine, les Corps des Religieux, les Hérauts, tout le Clergé, & Messieurs de Ville, accompagnerent la Châsse, qui fut portée à la Paroisse de Laislerie. De là on passa derriere la Ville, où l’on trouva à l’entrée un somptueux Reposoir chez Mademoiselle Lignier. Apres qu’on s’y fut arresté quelques momens, on passa par le milieu de la Ville au bruit des Salves de la Mousqueterie, qui furent réïterées quand la Châsse entra chez les Récolets. Ils la reçeurent comme ils avoient fait la premiere fois, & la conduisirent jusque chez les Dames Religieuses, où le Pere Eloy, Prédicateur de la Reyne, Supérieur des Récolets de Versailles, prescha fort éloquemment. Mr l’Abbé de Villetartre, qui avoit officié à la Procession, officia aussi au Salut. Quand il fut finy, on mit la Châsse entre les mains des Religieuses, qui la reçeurent à la Porte de leur Clôture, faisant une double haye, chacune un Cierge à la main, & chantant le Te Deum. Depuis qu’elle est resserrée, il ne laisse pas de venir des Gens de plusieurs endroits pour implorer l’assistance de la Sainte, dont quantité de Personnes ont déja reçeu plusieurs signalées faveurs. Tous les ans, le 26. de Juillet, qui est le jour où la Feste de Sainte Anne est celébrée dans le Diocese de Roüen, on doit descendre la Châsse qui sera portée en procession avec de fort grandes cerémonies. On l’exposera pendant l’Octave, afin que les Peuples ayent plus de temps à la venir revérer. Je ne desespere pas que vous n’y veniez vous-mesme faire éclater vostre pieté. Elle vous invite à ce voyage, aussi-bien que les prieres de vostre tres, &c.

Les Arbres. Idille §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 146-150.

Les cœurs sensibles s’empresseront sans doute à les soulager. Heureux qui ne l’est que pour les choses de cette nature. On ne seroit pas réduit à envier le bonheur des Arbres. Voyez, Madame, si celuy qui leur parle dans ces Vers, vous paroîtra digne d’estre plaint.

LES ARBRES.
IDILLE.

Arbres, qui tous les ans par un retour certain,
De vos charmes perdus retrouvez la verdure,
Que je porte d’envie à vostre heureux destin,
Et que je veux de mal à l’injuste Nature !
Vos feüilles, qui toûjours renaissent en Eté,
Me donnent moins de jalousie
Que vostre insensibilité.
Mon cœur est déchiré par cette frénésie,
Et vous voyez tranquillement
  Dans vos plus noirs ombrages
La petite Climene, & mon perfide Amant,
Chercher le fond de vos Bocages.
Ah, que ces affreuses images
Me causent un rude tourment !
L’Ingrat, sçavant dans l’art de feindre,
M’a juré mille & mille fois
Que de son changement je n’avois rien à craindre,
Et qu’on verroit plutost les Hostes de vos Bois
Nager parmy les eaux, que son amour s’éteindre.
Helas ! de ses sermens qui l’a pû dispenser ?
Ces tendres amitiez dans les ames bien nées,
Qu’il est si doux de commencer.
Et qui font des Humains les belles destinées,
Devroient-elles jamais cesser,
Et par des traits que les années
Ne manquent jamais d’effacer,
De durables attraits si nous sommes ornées,
Un veritable Amant peut-il y renoncer ?
C’est une longue connoissance
Qui des cœurs fait la liaison,
Et leur parfaite intelligence
Est un effet de la raison.
Oüy, la foible raison sans nous rendre plus sages
Nous fait mieux ressentir l’amour.
Sans amour, sans raison, Arbres, Plantes sauvages,
Si vous passez, c’est pour un beau retour.
Vostre éclat renouvelle, & vivant sur la terre
Plus heureux mesme que les Dieux,
Vous n’appréhendez point la guerre
Que l’Amour, ce Tyran, va porter jusqu’aux Cieux.

[Ce qui s’est passé le jour de S. Loüis à l’Académie Françoise, avec l’Eglogue qui a emporté le Prix des Vers] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 150-185.

Je suis toûjours obligé de diférer jusqu’au Mois où nous sommes à vous parler de ce qui se passe tous les deux ans à l’Académie Françoise le jour de Saint Loüis, pour la distribution des Prix, parce que cette Feste tombant le 25. d’Aoust, je n’ay pas le temps d’avoir des Memoires justes pour ce curieux Article. Ces Prix, qui sont deux Médailles, chacune de cent écus, sont donnez par deux Académiciens, l’un mort, & l’autre vivant. Je croy vous avoir déja mandé que le mort est Mr de Balzac, qui a laissé un Fond pour cela, avec des Matieres sur lesquelles on doit travailler en Prose. Le Vivant ne veut pas estre connu par modestie, & cette raison est cause que Mrs de l’Académie prescrivent eux-mêmes le sujet qu’on propose pour les Vers. Il est toûjours à la loüange de Sa Majesté. Ces deux Sujets ayant esté publiez par une Affiche particuliere qui se répand dans tout le Royaume, ceux qui travaillent pour avoir les Prix envoyent leurs Ouvrages au Secretaire de l’Académie. Ils n’y mettent point de nom, mais un Passage Latin, qu’ils mettent encor sur un Billet cacheté. C’est dans ce Billet qu’est écrit le nom. Ainsi aprés qu’on a décidé quelles Pieces doivent remporter les Prix, on en connoît les Autheurs en décachetant les deux Billets sur lesquels on trouve les mesmes Passages qui sont au bas de ces Pieces. Voila la regle. Je ne vous dis point si le secret est extrémement gardé. Il est rare dans le monde, & je ne sçay s’il se trouve ailleurs que dans le Conseil du Roy. L’Académie se sépare en divers Bureaux pour juger de ces Ouvrages, & c’est la pluralité des voix qui donne les Prix. Le jour de Saint Loüis on fait le matin le Panégyrique du Saint & du Roy dans la Chapelle du Louvre. On y dit la Messe, pendant laquelle on chante un Motet. Mr l’Abbé Anselme, dont le nom & le mérite vous sont connus, fit la derniere fois ce Panégyrique, & fut admiré de tous les Illustres qu’il avoit pour Auditeurs. Je m’étendrois davantage sur ce qui regarde cet Abbé, si je n’avois à vous en parler bientost plus amplement. Le Motet qui fut chanté ce jour là estoit un Cantique en l’honneur de Saint Loüis, composé de divers Passages de l’Ecriture, appliquez à la Vie de ce Saint Roy. Mr Charpentier de l’Académie Françoise, les avoit joints pour en faire ce Cantique. Cela demande beaucoup d’érudition & de lecture ; & comme rien n’est plus difficile que de faire quelque chose de suivy avec plusieurs morceaux séparez, on peut se vanter d’avoir le discernement fort juste quand on réüssit dans ces Ouvrages. La Musique estoit de Mr Oudot, & fut chantée par les plus belles Voix de l’Opéra. Elle plût beaucoup, & chacun en sortit fort satisfait. L’apresdînée on s’assembla dans la Salle de l’Académie pour distribuer les Prix publiquement. L’Assemblée fut tres-illustre, mais moins nombreuse qu’elle n’eust esté si cette Salle eust pû contenir un plus grand monde. Vous sçavez qu’il y a tous les trois Mois un Directeur nouveau à l’Académie, & que c’est le Sort qui fait ce choix. Il estoit tombé quelque temps auparavant sur Mr Doujat, Docteur Régent, Professeur du Droit Canon, & Historiographe de Sa Majesté. Il ouvrit cette seance par un excellent Discours, qui fut applaudy de tout le monde, apres avoir dit que la glorieuse protection dont Sa Majesté honoroit leur Compagnie leur avoit fait choisir le jour de Saint Loüis pour celébrer la memoire d’un avantage si considérable. Il fit connoistre la conformité qu’avoit son Regne avec celuy de ce Modelle des Roys. Il dit que ces deux Héros estoient nez avec tout ce qu’on pouvoit desirer de nobles instructions & d’excellentes qualitez dans une Ame veritablement Royale ; Que tous deux estant montez presque du Berceau sur le Trône, en avoient soûtenu la majesté avec la derniere vigueur ; & que le pouvoir qu’ils avoient eu tous deux sur eux-mesmes, les avoit toûjours empeschez d’abuser de celuy que le Ciel leur avoit donné sur les autres. Il adjoûta, Qu’ils avoient d’abord trouvé des obstacles à leur autorité naissante, mais qu’ils les avoient surmontez par la prudente conduite de deux pieuses Meres, que l’Espagne avoit données pour Reynes à la France, & qui avoient esté assistées des conseils fidelles de deux celebres Cardinaux ; Que la juste défence des Droits de leur Couronne contre l’invasion de leurs Voisins, avoit exercé la valeur de l’un & de l’autre, mais qu’une genérosité dont fort peu de Souverains ont jamais esté capables, leur avoit fait toûjours préferer le repos general de la Chrestienté à leurs propres intérests ; & que dans leur ame, la modération avoit toûjours esté victorieuse des mouvemens flateurs de l’ambition. Il fit voir que leur zele pour la Religion avoit mis perpétuellement la Pieté à la teste de leurs Entreprises ; Que si S. Loüis dompta par la force de ses armes les Herétiques de son temps, qui commençoient à prendre racine dans une partie de son Royaume, Loüis le Grand qui a trouvé de nouveaux Herétiques dans tous les endroits de son Etat, & tolérez mesme par les Edits de ses Predécesseurs, travailloit avec le plus grand succés qu’on pust espérer, à les ramener dans le sein de l’Eglise, par des voyes qui pour n’avoir rien de violent, n’estoient pas moins efficaces ; Que si le mesme S. Loüis, suivant la pieté de son Siecle, alla chercher les Ennemis de la Foy jusques aux extrémitez de l’Orient & du Midy, pour essayer d’arracher de leurs mains impies la possession des Païs consacrez par les mysteres de nostre salut ; ce que le Roy avoit déja fait, & ce qu’on luy voyoit faire tous les jours avec tant d’avantage contre les Pyrates, Ennemis jurez du Nom Chrestien, estoit comme un gage seûr, qu’apres qu’il aura achevé de rendre à la France ses anciennes Limites, la Providence réserve à la gloire de son Regne, ces Conquestes lointaines, que par des secrets, qu’il ne nous est pas permis de penétrer, elle a refusées dans les autres Siecles aux efforts de tant de Roys & de tant d’Empereurs ; Que les vastes Mers qui sont entre les Infidelles & nous, n’estoient pas des obstacles assez forts pour les dérober au courage de nostre invincible Monarque ; & que celuy qui avoit trouvé l’art de joindre deux Mers éloignées à travers les Terres qui s’opposoient à ce dessein, sçauroit bien avec ses Flotes nombreuses, si bien armées & si bien conduites, aborder les Terres les plus reculées, & les approcher par les mesmes Mers qui les séparent. Ce qu’il dit en suite me paroist trop beau, pour n’en faire qu’un Extrait. Voicy les termes dont il se servit. Je croy, Messieurs, que le raport de ces deux Regnes fameux vous semblera jusqu’icy assez juste. Que sera-ce, si nous y adjoûtons cette constante égalité d’esprit, qui estant à l’Ame ce que le tempérament exquis est au Corps, accorde ensemble une continuelle Activité avec une Tranquillité parfaite que rien ne sçauroit troubler ? Cette vertu si rare, plutost vantée que possedée par les anciens Philosophes, mais inconnuë à nostre Siecle, hors de l’Ame du Grand Loüis, est sans-doute ce qui fait le veritable Héros, & ce qui le rend maître de tout ce qui est hors de Luy, en le rendant maître de soy-mesme. Cette Tranquillité que S. Loüis conserva si admirablement dans tout le cours de sa vie, ne regne pas moins dans celle de Loüis le Grand. Elle est la compagne inséparable & l’ornement de ses autres vertus, & fait le plus haut point de sa veritable grandeur. Par cette merveilleuse qualité qui en soy a quelque chose de divin, ce Prince incomparable agissant continuellement, joüit d’un repos aussi profond que ceux qui languissent dans une molle oisiveté. Il garde un calme parfait dans une action sans relâche, ou plutost il ne trouve du relâche, ou plutost il ne trouve du relâche que dans l’enchaînement de ces Projets surprenans & de ces grandes Actions, qui font la destinée de l’Europe, & l’étonnement de l’Univers. Il est toûjours occupé, il travaille incessamment, il prend soin de tout par Luy-mesme, mais ses occupations sont sans embarras, son travail sans empressement, ses soins sans inquiétude. Aussi quel trouble pourroit entrer dans une Ame si grande, qu’une prévoyance à qui rien n’échape, & une magnanimité affermie, mettent hors de toute surprise, & au dessus de toute sorte d’ornemens ? Son esprit élevé au dessus de la portée des Hommes, & participant à la condition des Celestes Intelligences, voit sans s’émouvoir le mouvement qu’il imprime comme il luy plaist à tout ce qui mérite son application. Il est toûjours le mesme, parce que, quoy qu’il puisse arriver, il n’arrive rien qui luy soit nouveau. Enfin cet Esprit ferme est égal, ne change jamais de situation, tandis qu’il fait changer de face à tous les Etats qui l’environnent, comme s’il estoit fixe hors de nostre Sphere, & qu’il eust trouvé ce point fatal qu’Archimede demandoit hors du Monde, pour en remuer à son gré toute la vaste Machine. Apres cet Eloge, Mr Doujat finit, en disant que l’Académie avoit marqué cette année pour Sujet de Prose, les Paroles de l’Ange à la Vierge lors qu’il la salüa Pleine de grace, & que celuy de Poësie estoit ce qu’il venoit de montrer, Qu’on voyoit le Roy toûjours tranquille, quoy que dans un mouvement continuel. Ces deux grands Sujets avoient produit chacun trente-neuf Pieces, dont Mr l’Abbé Tallemant le jeune lût les deux, qui ayant eu le plus de suffrages, avoient emporté les Prix. Il commença par celle de Prose, qui reçeut beaucoup d’aplaudissemens. Elle est de Mr Toureil, Fils de feu Mr le Procureur General du Parlement de Toulouse. C’est un Homme fort peu avancé en âge, & dont l’esprit est fort éclairé. Si vos Amis ont la curiosité de voir cette Piece, ils la trouveront chez Mr le Petit, qui l’a imprimée avec plusieurs autres d’Eloquence & de Poësie qui ont disputé les Prix. Quoy que jusqu’icy on n’eût adjugé celuy des Vers qu’au stile héroïque, Mrs de l’Académie ont trouvé à propos de donner pour cette fois la préference à une Eglogue qui fut aussi leuë par Mr l’Abbé Tallemant. Les Vers estoient beaux d’eux-mesmes, & il leur donna tant de grace, qu’on en remarqua jusques aux moindres beautez. Je vous en fais part, sçachant combien vous aimez ce qui sent le stile de la Pastorale.

EGLOGUE.
CORYDON, DAPHNIS, POLYDOR.

CORYDON.

Ornement de nos Bois, Daphnis, dont la Musete
Par de sublimes tons surpasse la Trompete,
Dont la voix par des Airs tendres & languissans,
Des immortelles Sœurs égale les accens.
Maintenant qu’à l’abry de tant & tant d’orages,
Qui par tout abatoient les plus fermes courages,
Nos paisibles Moutons par tout errent sans nous,
Ne craignent plus l’assaut de ces terribles Loups,
Qui toûjours affamez & toûjours en furie
Fondoient de toutes parts sur nostre Bergerie ;
Que tout rit en ces Lieux, que leur fécondité
Seule peut s’égaler à leur tranquillité ;
Qu’en ces aimables Lieux, si longtemps desirée,
Par les soins de LOUIS la Paix s’est retirée ;
Que tardons-nous de dire, & d’apprendre aux Echos
À redire apres nous le nom de ce Héros ?
Mais pour ne pas ternir par de peu nobles marques
L’auguste majesté du plus grand des Monarques,
De ce Chantre fameux, qui par des tons nouveaux
Dans les Champs de la Thrace attirant les Troupeaux,
Faisoit au bruit charmant de ses accens champestres
Dancer autour de luy les Ormes & les Haistres,
Et bondir comme Agneaux les Colines, les Bois ;
De ce Chantre imitons l’harmonieuse voix.

DAPHNIS.

À l’envy l’un de l’autre exerçons nostre Muse ;
Contre mon Flageolet enfle ta Cornemuse.
Mais voicy nostre Juge en un combat si doux.

POLYDOR.

Quelle est vostre dispute, & dequoy parliez-vous ?

DAPHNIS.

De LOUIS, de ce Roy qu’à tout autre on préfere.

POLYDOR.

Remplissez de son Nom l’un & l’autre Hémisphere.

CORYDON.

LOUIS toûjours tranquile & toûjours agissant,
Du Soleil toûjours vif, toûjours resplendissant,
Des vents & des frimats reparant le dommage,
Dans le vaste Univers représente l’image.
Si cet Astre immobile à nos foibles regards
Agit incessamment, brille de toutes parts ;
Si du Dieu qui le meut la plus noble figure,
Il aime à ranimer la mourante Nature,
À se répandre entier dans cet immense Corps,
Pour en faire sortir d’innombrables Trésors ;
Si vainqueur des Hyvers tour-à-tour il couronne
De Fleurs, d’Epis, de Fruits, Flore, Cerés, Pomone ;
Et si d’un culte ardent ainsi qu’aux Immortels
Mille Peuples divers luy dressent des Autels,
Nostre invincible Roy dans sa noble carriere
Voit-il moins de Climats adorer sa lumiere ?
Est-il moins bienfaisant, moins tranquile, moins doux,
Et pour nostre repos veille-t-il moins sur nous ?

DAPHNIS.

Theatre merveilleux de surprenans Spéctacles,
Dites-nous si jamais à travers tant d’obstacles
Le Soleil auroit pû par ses vives clartez
Dissiper les horreurs de vos Champs desertez,
Tirer tant de trésors de vos seches entrailles,
Ainsi, qu’a fait LOUIS, répondez-nous, Versailles ?
Il parle, à sa parole, à son geste, je vois
Vos Plaines, vos Valons, vos Montagnes, vos Bois,
Se couvrir de torrens, d’ondes inépuisables,
Ses ondes surmonter l’aspre soif de vos sables,
En des plombs tortueux les unes s’enfermer,
En de larges canaux les autres s’abîmer,
Y former des Etangs, des Fleuves, des Rivieres,
Et les faire dans l’air jallir en cent manieres.
Que de Fleurs, que de Fruits, que de Bois toûjours verds,
Et que de sombres jours dans les jours les plus clairs !

CORYDON.

De ces tranquiles Lieux mais encor plus tranquile,
Il part le Foudre en main, & d’un Peuple indocile
Renversant d’un seul coup les ramparts les plus hauts,
Des plus fiers Potentats il soûtient les assauts.

DAPHNISI.

Tel un Chesne aux longs bras, au front haut & superbe,
Tandis que les Autans mettent plus bas que l’herbe
Planes, Haistres, Tilleux, & Sapins arrachez,
Tandis qu’on voit d’un Mont des Rochers détachez
Rouler jusqu’aux Valons où tombent les Ravines,
Demeure ferme assis sur ses longues racines,
Et malgré la fureur des Vents séditieux,
Ne porte pas moins haut son front audacieux.

CORYDON.

J’admire comme toy sa valeur, sa puissance,
Mais j’admire bien plus sa bonté, sa clémence.

DAPHNIS.

La Biche au pié léger volera dans les Airs,
Les Poissons sécheront dans les profondes Mers,
Et les Cerfs des Lions affronteront l’audace,
Avant que de mon cœur son image s’efface.

CORYDON.

Ce qu’est un doux regard de la belle Cloris
Au jeune Alcimédon de ses charmes épris ;
Ce qu’est au Moissonneur dans la Plaine brûlante
L’haleine des Zéphirs, l’onde fraîche & coulante ;
Ce qu’est aux tendres cœurs un chant délicieux,
Le doux bruit d’un Ruisseau ; LOUIS l’est à mes yeux.
Ce qu’est dans les chaleurs au Laboureur avide
L’Onde errante à longs flots sur la Campagne aride ;
Ce qu’est aux Jeux, aux Ris, aux Graces, aux Amours,
Aupres d’affreux Hyvers, le retour des beaux jours,
L’Herbe tendre aux Agneaux, & le Thin aux Abeilles,
Vos charmantes Chansons le sont à mes oreilles ;
Leurs douceurs du Nectar surpassent les douceurs,
Et tels sont les Concerts des Neuf sçavantes Sœurs.
Que si dans nos Hameaux, pour une telle offrande,
On ne ceint pas vos fronts d’une riche Guirlande,
Allez la recevoir dans le sacré Valon,
Où le Prix vous attend de la main d’Apollon.

PRIERE POUR LE ROY.

Grand Dieu, qui fais régner les Roys,
Si LOUIS a réduit l’Herésie aux abois,
Aboly le Duel, aboly le Blasphéme,
Et toûjours soûtenu tes Autels & tes Droits ;
Fay que par ta bonté supréme.
À sa longue Posterité
Il transmette la majesté
De son eternel Diadéme.

Cette Eglogue est de Mr du Périer, Gentilhomme Provençal. Il est fort connu par ses Vers Latins, & l’on peut dire que dans ses Odes il a trouvé le beau tour d’Horace. Les gratifications qu’il en a reçeuës de Sa Majesté, justifient tout ce que je pourrois dire là-dessus, & le Prix qu’il vient d’avoir par le jugement de l’Académie Françoise, fait voir que dans nostre Langue il s’est acquis l’heureux Art d’imiter Malherbe. C’est à quoy il s’attache particulierement. La Piece que vous venez d’achever de lire, doit faire connoistre s’il y réüssit. Les belles Inscriptions Latines qu’il a données pour le Louvre, auront sans-doute esté jusqu’à vous. Apres la distribution des Prix, Mr Charpentier lût une Version, faite par luy-mesme en Vers François, du Cantique qui le matin avoit servy de Motet. Il n’est pas besoin que je vous parle de la beauté ny de la Justesse de cet Ouvrage. Il suffit que je vous aye nommé son Autheur. Mr Regnier Desmarests, Prieur du Boucher, qui est de l’Académie Françoise, & de celle de la Crusca, lût apres luy une autre Piece de Vers, d’une mesure nouvelle. Elle avoit pour titre, La foiblesse de la Raison. Mr l’Abbé Tallemant, dont le beau génie se fait admirer également en Vers & en Prose, ferma l’Assemblée par une Fable qu’il recita sur les Eaux de Sceaux. Elle estoit si pleine de pensées brillantes, & tournée si galamment, qu’on crût l’avoir mal loüée, en disant tout d’une voix qu’on ne pouvoit la loüer assez.

Air nouveau §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 185.Lecerf de la Viéville attribue cet air à Lambert dans la seconde lettre de la « Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise » (seconde éd., Bruxelles, François Foppens, 1705 [Reprint Minkoff, 1972], p. 198) : Il y a sur tout un viel air, & un des moins brillans de Lambert, que Lulli avoit coûtume de chanter : Vous qui craignez tant que les loups N'entrent dans vôtre bergerie, &c. En raison de son attribution incertaine, cet air ne porte pas de numérotation alpha-numérique dans le catalogue thématique établi par Catherine Massip. Il est néanmoins signalé en annexe. Voir Catherine Massip, Michel Lambert (1610-1696) : Contribution à l'histoire de la monodie française, deuxième partie, catalogue thématique, Thèse pour le doctorat d'Etat sous la direction de M.M. les Professeurs Norbert Dufourcq et Jean Mongrédien, Université de Paris-IV Sorbonne, 1985, p. 424.

Il n’est point besoin de vous avertir qu’un des plus grands Maistres que nous ayons, a fait l’Air des Vers que vous allez lire. Vous le connoistrez aisément en les chantant.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Vous qui craignez tant que les Loups, doit regarder la page 185.
Vous qui craignez tant que les Loups
N’entrent dans vostre Bergerie,
N’appréhendez-vous rien pour vous,
Et ne craignez-vous point que l’Amour en furie
Ne vous fasse sentir ses coups ?
images/1681-09_185.JPG

[Cerémonies faites à Marseille] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 186-191.Voir cet article qui relate le baptème des cinquante nègres.

Je vous entretins la derniere fois d’une Cerémonie faite à Marseille pour le Baptéme de cinquante Négres. J’en ay appris depuis ce temps-là des circonstances que je croy devoir adjoûter icy. Mr le Maréchal Duc de Vivonne les avoit fait instruire depuis six mois des Mysteres de nostre Religion, afin de les disposer à recevoir le Baptéme. Le jour choisy pour cela estant venu, on se rendit dans la grande Place qui est au devant de l’Eglise Cathedrale. On l’avoit toute couverte de Tentes en faveur des Spéctateurs que l’on vouloit garantir de l’excessive ardeur du Soleil. Les costez de cette Place étoient ornez de Tapisseries de haute-lisse, & plusieurs des Banderoles qui servent aux Galeres pendoient au Clocher & au Balcon qui regne le long du grand Portail de l’Eglise. Les cinquante Mores estoient habillez de bleu. Mr Bausset Prevost de la Cathédrale, & Vicaire General du Diocese, revêtu d’une Chape, & accompagné du Clergé, vint à l’entrée de l’Eglise leur faire les Exorcismes. Ils estoient divisez en cinq Quadrilles, & rangez en demy-cercle autour de la Place. Les premieres Cerémonies estant achevées, Mr le Vicaire General entra dans l’Eglise avec Mr de Vivonne, & toute la Compagnie le suivit. Mr l’Abbé de Caux fit alors un beau Discours sur les dispositions qu’il faut apporter à une action si sainte, & prit pour son texte ces paroles de David : Lavabis me, & super nivem dealbabor. Il fit ensuite un Compliment à Mr le Maréchal, sur ce que ne se contentant pas de servir le Roy dans ses Armées, il s’étudioit encor à seconder son zele pour la Religion. Le Sermon estant finy, on fit les dernieres cerémonies du Baptéme, apres lesquelles le Chœur de l’Eglise fut ouvert aux Mores. Ils y entrerent conduits par les Peres de la Mission qui avoient pris soin de les instruire, & revêtus de Tuniques blanches, avec un Flambeau que chacun d’eux portoit allumé. Le Te Deum fut alors chanté par la Musique, qui est l’une des meilleures du Royaume. Le bruit des Cloches & de deux cens Boëtes avertirent tous les Lieux voisins de la nouvelle conqueste que venoit de faire la Religion Chrestienne. J’ay oublié de vous dire qu’en arrivant dans la Place, Mrs les Commandeurs de Rochechoüart, de Lauzun & Fachinetti, avoient eu soin de distribuer aux Dames qui se trouverent à cette Feste, de petites Bouteilles dorées, garnies de Rubans, & remplies d’Eau d’Ange. Je croy qu’on fera souvent de pareils Baptémes, puis que le Roy a étably une Compagnie d’Afrique pour négotier dans la Coste de Guinée, Capvert, Senega, & Négres.

Sur la Fievre d’Amarante §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 211-218.

Je laisse les Nouvelles Etrangeres, pour vous en donner une de nos plus belles Provinces. C’est du Languedoc que je veux parler. Une jeune Dame, qui fait un des ornemens de la Capitale, ayant esté attaquée pendant quelques jours d’une Fievre lente, a veu tout le monde s’intéresser dans son mal. Au Portrait qu’on m’en a fait, elle mérite les vœux qu’on a faits par tout pour elle. Ce qui la met au dessus de beaucoup d’aimables Personnes de son Sexe, est une douceur qui enchante, une langueur, & un je-ne-sçay quoy de tendre & d’engageant dans les yeux, dans le visage, & dans tout ce qu’elle fait, qu’on n’a jamais veu qu’en elle seule. Un galant Homme, qui a esté plus affligé luy seul de ce que sa Fievre luy faisoit soufrir, que tous les autres ensemble, n’eut pas plutost sçeu qu’elle estoit diminuée, que d’une extréme douleur, on le vit passer à une joye excessive. Les premiers transports que luy donna cette joye, furent trop forts pour luy laisser déguiser les sentimens de son cœur. Il les fit paroître dans ces Vers, que vous verrez aisément avoir esté inspirez par une Divinité qui sçait éclairer l’esprit. Je voudrois, Madame, vous en pouvoir envoyer souvent d’aussi agreables.

SUR LA FIEVRE D’AMARANTE.

Enfin, tu peux à tes Loix,
Amour, soûmettre Amarante,
Et vaincre, si tu m’en crois,
Son humeur indiférente.
***
En apprenant le secret
De surprendre cette Belle,
Souviens-toy du feu discret
Dont mon cœur brûle pour elle.
***
La Fievre depuis huit jours
Chez cette aimable Bergere,
Au grand mépris des Amours,
Fait ce que tu devrois faire.
***
Sans respect du Medecin
Qui la sert de tout son zele,
Elle allume dans son sein
Sans cesse une ardeur nouvelle.
***
Garantis tant de trésors
Du Destin qui les menace ;
Chasse-la de ce beau Corps,
Et va te mettre en sa place.
***
Tu peux luy joüer ce tour
Plus aisément qu’il ne semble,
Puis que la Fievre & l’Amour
Ont un grand raport ensemble.
***
Va faire autant de fracas
Que cette Hostesse cruelle ;
Il n’est personne icy-bas
Qui ne te prenne pour elle.
***
Tes accés sont vehémens ;
Tu jettes les plus rebelles
Dans de grands redoublemens,
Apres des langueurs mortelles.
***
Les flâmes & les glaçons
Sont de tes moindres boutades ;
Les chaleurs & les frissons
Accompagnent tes Malades.
***
Sans beaucoup dissimuler,
Tu peux entrer dans son ame ;
Accoûtumée à brûler,
Elle soufrira ta flâme.
***
Tu vois bien que sur son cœur
Tes entreprises sont vaines ;
Tu n’en seras le vainqueur
Qu’en te glissant dans ses veines.
***
Jusqu’icy tous tes appas
N’ont rien pû sur sa franchise ;
Encor, je n’en répons pas,
Si tu n’uses de surprise.
***
Si tu veux donc t’assurer
D’une si belle conqueste,
Prens le temps qu’à soûpirer
Son mal la rend toûjours preste.
***
Sers-toy de ces mesmes traits
Qui causent mon mal extréme ;
On n’en échape jamais,
Je le connois par moy-mesme.
***
À ton aimable poison
Fais céder sa Fievre lente ;
Ce sera la guérison
De la divine Amarante.
***
On ne voit que trop icy
Que les Fievres sont mortelles ;
Tes atteintes, Dieu mercy,
Ne font plus mourir les Belles.
***
Tant de feu qu’il te plaira,
Quelque brûlant qu’il puisse estre,
Amarante en guérira,
J’ay l’honneur de la connoistre.

[Histoire] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 218-260.

Vous aurez sans-doute entendu parler de divers effets de l’Imagination dans les Femmes grosses. Ce qu’elle a produit depuis peu de temps dans la Femme d’un appellé Jean Cadoux Manœuvre, demeurant à Auxonne Ville de Bourgogne, est fort extraordinaire. Je l’ay appris d’une Lettre d’un habile Medecin de ce Païs-là, & vais me servir de ses mesmes termes pour vous en faire la Relation, n’estant pas assez sçavant dans la Medecine pour vous parler moy-mesme sur ces sortes de Matiéres. Cette Femme s’estant sentie grosse, ne pût s’empescher de regarder fort souvent, & avec une extréme attention, deux petits Anges qui sont peints dans un Tableau de l’Eglise des Capucins de la Ville. Ces Anges se touchent, & entrelacent leurs bras & leurs jambes. Cette idée s’imprima si fortement dans son esprit, que le 24. du dernier Mois estant dans son terme, elle accoucha de deux Filles qui moururent dans la difficulté du travail qui fut long & dangereux. Elles estoient attachées l’une à l’autre par les costes & par le ventre, depuis la region du cœur, ou au dessous des reins qui estoient apparens, jusques vers les os pubis, & la partie superieure de la poitrine estoit entierement dégagée. Elles prenoient leur nourriture par un seul umbilic. Les tégumens du ventre, & toutes les parties contenantes, estoient communes à l’une & à l’autre, & il n’y avoit aucune séparation entre celles qui y estoient contenuës. Ainsi on peut dire que ce n’estoit qu’un seul ventre, quoy que par l’ouverture qui en a esté faite en présence de Mr Cuchot Medecin (c’est celuy qui en a écrit icy,) & à laquelle assistoient tous les Chirurgiens de la Ville, avec plusieurs Officiers de la Garnison, & d’autres Personnes curieuses, il ait apparu que toutes les parties en estoient doubles, à la reserve du foye qui estoit unique, mais plus grand que le naturel ; car il occupoit tout l’espace qui estoit entre les hyppochondres des deux Enfans. Il n’avoit pas la rondeur que le foye doit avoir, estant bien plus long que large, & assez plat. Cependant il n’avoit que deux lobes, sous lesquels estoient attachées deux vesicules du fiel. Il y avoit deux ventricules ou estomacs, deux rates, quatre reins, & deux vessies. Tous les intestins estoient doubles. Les poitrines qui s’unissoient par les costes, se communiquoient intérieurement, & finissoient par un seul cartilage xiphoïde ; mais chacune avoit sa capacité & ses poulmons tres-bien composez. Il n’y avoit neantmoins qu’un cœur pour les deux. Il estoit tout plat, assez mal formé, presque aussi large en sa pointe qu’en sa base, & n’avoit aucunement la figure pyramidale. On y trouvoit, comme dans les autres, deux oreilles, deux ventricules, & quatre vaisseaux, deux desquels, sçavoir, la veine cave, & l’altere pulmonaire, se distribuoient, & se portoient par l’une des deux poitrines, & les deux autres vaisseaux par l’autre, & un seul diaphragme servoit pour les deux. Toutes les autres parties de ces Enfans estoient bien formées, bien nourries, & bien distinctes. L’une avoit la teste un peu plus grosse que l’autre, & les cheveux plus longs & plus épais, & l’un des visages ressembloit entierement à celuy de l’un des Anges que la Femme du Manœuvre avoit tant considérez dans le Tableau. Les cols, les épaules, les bras, les dos, les jambes, & les autres membres inférieurs, avoient tous leur figure naturelle & leur juste proportion, & chaque Enfant en estoit assorty comme si l’union de leurs deux Corps n’en avoit pas fait un Monstre.

Si les bizarres opérations de la Nature nous surprennent quelquefois, nous n’avons pas moins sujet d’admirer l’Amour dans ses diférens caprices. Ce que j’ay appris depuis quelques jours en est un exemple assez remarquable. Un Cavalier fort bien fait, estant arrivé dans une Ville où l’on celébroit une de ces Festes que les Chevaliers de l’Arc & du Pistolet rendent fameuses en beaucoup d’endroits, alla sur le soir dans un Lieu de promenade qu’on luy dit estre l’ordinaire Rendez-vous des plus considérables Personnes de l’un & de l’autre Sexe. Il aimoit les Belles, estoit hardy sans estre effronté ; & comme rien ne luy plaisoit tant que l’occasion d’une Avanture, il chercha d’abord où s’adresser pour passer au moins quelques momens dans une agreable conversation. Il n’eut pas si-tost regardé de toutes parts, qu’il apperçût une Dame qui marchant seule à l’écart, sembloit prendre soin d’éviter le monde. Il alla soudain de ce costé-là, & dans le dessein de l’aborder, il prit le tour qu’il falloit pour venir à sa rencontre. Sa Coëffe abaissée luy fit présumer qu’elle appréhendoit d’estre connuë, & il en resta tout-à-fait persuadé, quand en s’approchant, il luy vit mettre son masque. Il la salüa fort civilement, & luy dit en mesme temps, qu’il avoit bien lieu de se plaindre de l’injustice qu’elle faisoit à un Etranger, en luy cachant ce qu’il croyoit de plus beau dans toute la Ville. Ce compliment obligeant luy attira une réponse de la Dame qui luy fit noüer conversation ; & il luy marqua tant de respect en la priant de soufrir qu’il luy tinst compagnie dans sa promenade, qu’elle parut n’estre pas fâchée de cette rencontre. Elle estoit vétuë modestement, mais en Femme de naissance, avoit la taille assez fine, & un brillant dans les yeux qui donnoit lieu de penser qu’il y en avoit beaucoup dans tout son visage. L’Etranger impatient d’en estre éclaircy, la conjura tant de fois de se montrer, qu’enfin elle osta son masque, & luy fit voir une Personne de vingt-deux ou vingt-trois ans toute pleine d’agrément. Il en fut touché, & cet agrément qui rendit son cœur sensible luy tint lieu pour elle de tout le mérite qu’il eust pû luy souhaiter. Il luy demanda pourquoy il l’avoit trouvée ainsi Solitaire, & il apprit qu’elle estoit Femme d’un Gentilhomme qui la faisoit vivre dans une entiere retraite ; qu’il ne laissoit pas d’aimer fort la Compagnie ; que les réjoüissances de la Feste qui devoit encor durer quelques jours, l’avoient mis d’un grand Repas ; qu’il devoit en suite aller au Bal, où il passeroit une partie de la nuit ; & que tandis qu’il avoit d’agreables heures, elle avoit voulu joüir du frais, & se divertir à examiner de loin sans estre connuë, tous ceux qui venoient à la promenade. Il comprit par là que son Mary estoit un bizarre ; & comme une Femme qu’on traite avec tyrannie cherche quelquefois à se vanger, il se fust fait un plaisir de luy inspirer ce sentiment, s’il eust eu quelque prétexte pour s’arrester dans la Ville ; mais n’y connoissant personne, il n’y pouvoit faire un fort long séjour, & l’espérance d’une conqueste incertaine ne méritoit pas qu’il perdist son temps. Quoy qu’il deust partir le lendemain, il ne laissa pas de se montrer charmé de la Dame. Son talent estoit de débiter des douceurs, & il le mit en usage jusqu’à la profusion. Les réponses de la Belle luy faisoient connoistre qu’elle se plaisoit à l’écouter. Elle avoit l’humeur assez enjoüée ; & si elle ne s’expliquoit pas toûjours en termes corrects, il imputoit ce défaut au peu d’habitude qu’elle avoit du monde. La nuit s’avançant, la Dame voulut congédier l’Etranger ; mais il s’obstina à la remener chez elle, & lors qu’il fut à sa Porte, comme il avoit sçû que le Mary devoit revenir fort tard, il luy demanda permission de l’entretenir encor quelque temps. Elle luy fut accordée, & une vieille Servante qui estoit venuë ouvrir, leur porta de la lumiere dans une Salle proprement meublée, d’où elle eut ordre de ne point sortir. La précaution le chagrina, mais il fallut qu’il prist patience, & qu’il bornast ses prétentions à estre écouté favorablement. On luy témoigna qu’il plaisoit assez, & que s’il estoit du voisinage, on pourroit trouver moyen de faire avec luy un commerce d’amitié ; mais qu’un Etranger n’ayant rien de stable, il estoit fort difficile de s’assurer de son cœur. Il répondit à cela par mille assurances, d’acheter du Bien aux environs ; & à l’entendre, il estoit prest de passer une partie de l’année dans la Ville mesme sens divers prétextes que l’Amour luy fournissoit. Le heures coulant fort viste, la Belle craignit de se voir surprise, & remit au lendemain à examiner ses offres, s’il vouloit luy rendre une seconde visite quand la nuit commenceroit. Elle l’assura que les plaisirs de la Feste occuperoient encor son Mary, & qu’elle auroit liberté entiere de reprendre l’entretien où elle estoit obligée de le laisser. Vous pouvez croire que le Rendez-vous ne déplût pas. L’Etranger sortit remply d’espérance ; & pour s’acquerir la Vieille qui estoit témoin de toute l’Intrigue, il luy fit un présent en la quittant. Il eut grand soin de bien remarquer la Porte, & résolut de passer encor un jour en Auberge pour voir quelle fin auroit l’Avanture. Le lendemain comme il sortoit de sa Chambre sur les six heures du soir, il fut fort surpris de trouver sur l’Escalier un Gentilhomme de sa connoissance qui venoit chercher un Cavalier logé depuis quelques jours dans le mesme lieu. Plusieurs Campagnes qu’ils avoient faites ensemble dans le mesme Regiment, les avoient rendus amis, & ne s’estant point veus depuis la Paix, ils ignoroient la fortune l’un de l’autre. Ils s’embrasserent avec beaucoup de marques de joye ; & afin d’avoir le temps de s’entretenir, l’Etranger retint le Gentilhomme à souper. Le plaisir d’estre avec luy, l’obligea de luy sacrifier une grande Compagnie, avec laquelle il luy dit que les réjoüissances publiques le faisoient estre de societé ; & sur la surprise que son Amy luy montra de le trouver habitant d’un Lieu où il sçavoit qu’il n’estoit pas né, il luy dit qu’y estant venu pour quelques affaires, il s’estoit laissé charmer d’une assez jolie Personne qui l’avoit bien voulu épouser, & avec laquelle il luy promettoit de luy donner à dîner le lendemain. Cet engagement parut favorable à l’Etranger, qui ne cherchoit que l’occasion de s’arrester dans la Ville. On apporta le Soupé, qu’ils firent durer longtemps, en se rendant compte de mille choses qu’ils se demanderent. La nuit approchant, le Gentilhomme qui estoit bien aise de divertir son Amy, le voulut mener au Bal, ne doutant point qu’estant fort galant, il n’acceptast le party, par l’envie de voir ce que la Ville avoit d’aimables Personnes. Le refus qu’il fit de ce divertissement ayant étonné celuy qui le proposoit, il le pressa tant de luy en dire la cause, qu’il falut enfin que l’Etranger luy fist confidence du Rendez-vous qu’il avoit. Le récit de l’Avanture dans toutes ses circonstances donnant une curiosité entiere au Gentilhomme, il demanda qui estoit la Dame. L’Etranger luy protesta qu’il n’en connoissoit que la Maison ; & son Amy l’y voulant accompagner, il le pria de soufrir qu’il fust discret, & de ne point exiger de luy ce qu’il sçavoit n’estre pas d’un galant Homme. Le Gentilhomme sortit sans le presser davantage, & le pria seulement de l’attendre le lendemain, parce qu’il viendroit le prendre pour le conduire chez luy. La nuit commençoit à estre obscure. Cela fut cause qu’ayant envie de sçavoir chez qui l’Etranger estoit attendu, il s’alla cacher à vingt pas de là, afin de le suivre quand il sortiroit. Il eut bientost ce plaisir, & s’il marcha sur ses pas fort satisfait de n’estre point veu, il paya bien cher cette courte joye, lors que l’Etranger s’arresta devant sa Porte. Il y frapa. On luy vint ouvrir ; & à la maniere dont le Gentilhomme vit qu’on le reçût, il fut convaincu de l’intelligence. La fureur d’abord s’empara de son esprit. Quelque assurance qu’il eust de la vertu de sa Femme, il crut qu’il estoit trahy, & cette pensée troubla si fort sa raison, qu’il fut sur le point d’executer tout ce que la vangeance luy suggéroit pour le satisfaire. Cependant au milieu de ce grand trouble il se souvint que lors qu’il avoit quitté sa Femme, elle se paroit pour aller souper chez une Dame, à qui en suite on donnoit le Bal. Il se rassura par cette refléxion, & rappellant aussitost les tendres marques d’Amour qu’elle luy avoit toûjours données, il se condamna luy-mesme de la connoistre assez mal pour la soupçonner, non seulement d’une lâche perfidie, mais d’estre capable de s’attacher à un Homme qu’elle n’auroit veu qu’une seule fois. La Maison où elle devoit avoir soupé estoit tout proche. Il y courut, & trouva sa Femme fort brillante en Diamans, qui achevoit de dancer une Courante. Il ne sçût que croire de ce qu’il venoit de voir, & cessa d’en estre en inquiétude. Il suffisoit qu’il n’eust aucun intérest au Rendez-vous, & qu’il pust sçavoir qui l’avoit donné en faisant parler la vieille Servante. Tandis qu’il examinoit quelle conduite il devoit tenir dans cet éclaircissement, l’Etranger faisoit merveilles auprés de sa Belle. Il l’avoit trouvée fort propre & fort ajustée, & connut par là qu’elle avoit dessein de toucher son cœur. L’agrément de son visage augmenté par sa parure, produisit l’effet qu’elle s’en estoit promis. L’Etranger sentit augmenter sa passion, & le plaisir de ses yeux l’occupant entierement, il ne songea qu’à les satisfaire. Ce que la Belle disoit n’avoit pas un tour fort fin, mais il estoit dit avec enjoüement ; & dans une Femme dont la Personne a sçû plaire, les moindres choses passent pour esprit. L’entretien roula sur mille protestations d’amour que l’Etranger fit dans les termes les plus forts & les plus capables de persuader la Belle. Il l’assura qu’une affaire qu’il s’estoit faite l’empescheroit de partir si-tost, & que son bonheur estant de ne point s’éloigner d’elle, il n’auroit aucune peine à en trouver les moyens. La Belle ne fut point avare de réponses engageantes. Elle luy dit en le regardant fort tendrement, que pourveu qu’il sçûst aimer, il n’auroit point lieu de se repentir des soins qu’il vouloit luy rendre ; que l’occasion des Rendez-vous ne manqueroit pas, & qu’il pourroit compter sur son cœur, si le sien estoit à elle. Une déclaration si obligeante dans un teste-à-teste accordé si librement, fit voir à l’Amant qu’il en devoit profiter. Il voulut prendre quelques libertez ; mais ce fut en vain qu’il s’oublia. La Belle, avec son air toûjours enjoüé, modéra sa passion ; & quoy qu’il pust dire, comme ses Services devoient préceder la récompense, la plus grande liberté qu’elle luy soufrit fut de luy baiser quelquefois la main, encor fut-ce sur son Gand, qu’il n’eut jamais le pouvoir de luy faire oster. Cette régularité qu’il n’attendoit pas, ne fit que donner de l’ardeur à ses desirs. Il ne pouvoit se résoudre à quitter la Belle ; & sur ce qu’elle luy dit trois ou quatre fois qu’il estoit temps de se séparer, il tira une Montre de sa poche, afin qu’elle fust certaine de l’heure. La Montre qui estoit des plus petites, plût fort à la Belle, qui la nomma un joly Bijou. Ce fut assez pour engager son Amant à la luy offrir. Elle en fit quelques refus, & pour les faire finir il la laissa sur sa Table. On se dit enfin adieu, & on se quitta apres des mesures prises pour se revoir avant qu’il fust peu. L’Etranger devoit estre instruit de l’heure par un Billet qu’on promettoit de luy envoyer. Il fut visité le lendemain par le Gentilhomme, à qui la vieille Servante s’estoit veuë contrainte de découvrir ce qu’il avoit soupçonné. La Suivante de sa Femme, qui estoit jolie & fort enjoüée, s’estoit voulu divertir à la promenade, & pour n’estre point connuë, elle avoit pris un Habit de sa Maistresse, & joüé le Personnage dont l’Etranger estoit devenu la dupe. Son Amy en le voyant, luy demanda des nouvelles de son Rendez-vous, & apprit de luy qu’il avoit trouvé plus de vertu dans la Dame que ses premieres démarches ne donnoient lieu d’y en croire ; mais que cependant apres les marques d’amour qu’il en recevoit, il ne doutoit point qu’un peu de temps n’achevast ce que le hazard avoit commencé. Le Gentilhomme ayant dit qu’il estoit bien aise qu’une intrigue d’Amourete luy fist esperer la joye de le posseder pendant quelque temps, adjoûta que peut-estre il trouveroit dequoy se desennuyer dans l’entretien de sa Femme ; qu’on luy croyoit de l’esprit, & qu’il esperoit qu’aprés l’avoir veuë, il approuveroit son choix. En mesme temps il le conduisit chez luy, & le fit entrer dans la mesme Salle où il sçavoit qu’il avoit esté reçeu par la Suivante. Jugez de l’étonnement de l’Etranger, quand il reconnut la Maison de son Amy pour le Lieu mesme où il avoit eu deux fois Rendez-vous. Tout luy faisoit croire que sa Femme estoit l’aimable Personne qui cherchoit à l’arrester ; & son bonheur dépendant d’avoir avec elle de fréquentes entreveuës, il ne trouvoit rien de plus singulier que de s’en voir faciliter les occasions par son Mary mesme. La rencontre estoit si avantageuse à sa passion, qu’il n’en pût cacher sa joye. Elle parut dans ses yeux, & le Gentilhomme qui l’observoit, eut le plaisir de lire dans ses pensées, & de remarquer combien il s’applaudissoit de son prétendu triomphe. Il le quitta un moment pour aller voir si sa Femme estoit en état de le recevoir, & revint presque aussitost pour le mener dans sa Chambre. Comme l’Etranger y croyoit trouver la Dame qui luy marquoit tant d’amour, il est aisé de juger du plaisir qu’il se faisoit de la Comédie qu’il alloit joüer en la salüant comme une Inconnuë. Il entra remply de cette pensée, & se préparoit à luy faire un compliment qu’elle pust entendre sans que son Mary y découvrist rien de particulier, quand il apperçeut une Dame tres-bien faite qui s’avança quelques pas vers luy. La surprise de trouver une autre Personne qu’il ne s’estoit attendu de voir, le mit dans un si grand trouble, qu’il pût à peine luy dire deux mots. Le Gentilhomme en comprit la cause, & la Dame qui n’avoit encor rien sçû de l’Avanture, imputa son embarras au sérieux qu’on garde d’abord avec les Personnes qu’on ne connoît point. Pendant qu’il tâchoit de se remettre l’esprit, la Suivante estoit dans un Cabinet tout proche, où elle cherchoit des Gands que sa Maistresse avoit demandez. Elle en sortit pour les apporter, & n’eut pas fait quatre pas, que jettant les yeux sur l’Etranger, elle demeura toute interdite. Le desordre où il estoit l’empéchant de prendre garde à une Personne, dont l’Habit tres-negligé marquoit la condition, elle eust fuy fort aisément avant qu’il l’eust remarquée, si le Gentilhomme ne l’eust retenuë. Il la tira par le bras, & la contraignant d’approcher de son Amy, il le pria de la regarder, & de luy dire si sa Femme ne l’exposoit pas à luy manquer de fidelité, en gardant chez elle une si jolie Suivante. Jugez combien l’un & l’autre fut déconcerté. Rien n’approcha du chagrin dont fut saisi l’Etranger, quand il reconnut la tromperie qu’on luy avoit faite. Son trop de crédulité sur une apparence de bonne fortune estoit pour luy une honte dont il se faisoit de cruels reproches, & il ne trouvoit à s’en consoler que par la pensée que l’Avanture ne pourroit se découvrir. Le Gentilhomme qui en sçavoit le secret, joüissoit avec plaisir de tout l’embarras qu’il faisoit paroistre. Cependant la Suivante disparut. On se mit à table, & quoy que pust faire l’Etranger, il resta toûjours resveur. Il prit congé le plutost qu’il put, & partit ce mesme jour, apres avoir dit à son Amy, qu’une affaire fort pressée dont il s’estoit souvenu, le forçoit de renoncer à la douceur de ses Rendez-vous. Le Gentilhomme conta l’Histoire à sa Femme, à qui la Suivante ne déguisa rien. Comme elle avoit quelque esprit, elle tourna cette Intrigue d’une maniere plaisante, qui faisoit connoistre que son seul dessein avoit esté de se divertir de la vanité d’un Inconnu. Elle en gardoit une Montre, & c’estoit dequoy se souvenir de luy à toute heure.

[Tout ce qui s’est passé à Edimbourg depuis l’ouverture du Parlement d’Ecosse] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 260-280.

Je vous manday la derniere fois que le Parlement d’Ecosse avoit commencé ses Séances à Edimbourg le Jeudy 7. d’Aoust. Quelques jours auparavant, Mr le Duc d’York, Grand Commissaire de Sa Majesté Britannique, & les Seigneurs du Conseil Privé, avoient fait un Acte pour établir, selon l’ancienne pratique du Royaume, l’ordre de la Cavalcade qui se devoit faire à l’ouverture de ce Parlement, depuis l’Abbaye de Holyroode-Houle, ou Sainte Croix, jusqu’au Lieu de l’Assemblée. Cet Acte portoit,

1. Que les Magistrats d’Edimbourg feroient mettre les Bourgeois bien armez, & en tres-bon ordre, en haye depuis Ladysteps jusqu’à Netherbour, les Gardes de Sa Majesté faisant une autre haye depuis Netherbour jusques au Palais.

2. Que les mesmes Magistrats ordonneroient, sous de grandes peines, qu’on ne fist aucune décharge d’Armes, qu’on ne déployast pas les Enseignes, qu’on ne batist point les Tambours durant la Cavalcade, & qu’on ne vist aucun Carrosse dans Edimbourg jusqu’à ce que la Ceremonie fust entierement achevée ; Qu’ils feroient dresser deux Barres de bois dans l’enclos de l’Abbaye, & autant à Ladysteds, pour monter & descendre de cheval.

3. Que le Constable ou Commissaire, avec ses Gardes armez de Pertuisanes, se mettroit en haye depuis Ladysteps, ceux-cy estant au dehors, & ceux du Maréchal au dedans, à l’exception de six Pertuisaniers du Constable qui seroient dedans, selon l’ancienne pratique.

4. Que tous les Membres du Parlement se trouveroient à la Cavalcade, sous peine d’amende, suivant l’Acte de 1662.

5. Que lors qu’il y auroit double élection de Commissaires, aucun d’eux ne paroîtroit.

6. Que la Noblesse marcheroit en Robes & en Manteaux longs.

7. Que les Officiers d’Etat qui n’estoient pas Gentilshommes, & qui avoient des Robes affectées à leurs Charges, marcheroient avec ces Robes.

8. Que les Membres ou Députez marcheroient couverts, excepté ceux qui porteroient les Honneurs.

9. Que le Lyon Roy d’Armes, ses Hérauts, Poursuivans, & Trompetes, marcheroient immédiatement devant les Honneurs ; le Roy d’Armes avec sa Cotte, sa Robe, sa Chaîne, & son Bâton, seul & immédiatement devant l’Epée ; les autres avec leurs Cottes & Manteaux longs, nuë teste, selon l’ordre accoûtumé.

10. Que deux Massiers du Conseil, & les quatre Massiers de la Session, marcheroient des deux côtez des Honneurs, nuë teste, avec leurs longs Manteaux ; les deux premiers aupres de la Couronne, & les quatre autres aupres du Sceptre & de l’Epée.

11. Que la place la plus honorable, seroit d’aller le dernier.

12. Que chaque Duc auroit huit Laquais ; les Marquis, six ; chaque Comte, quatre ; chaque Vicomte, trois ; chaque Lord, trois ; chaque Commissaire pour un Comté, deux ; chaque Commissaire des Bourgs, un. Que chaque Seigneur auroit apres luy un Gentilhomme pour porter sa queuë ; & que quand les Seigneurs entreroient à la Chambre, ces Gentilshommes se tiendroient hors de la Barre.

13. Que les Archevesques & Evesques marcheroient avec leurs Robes ordinaires & leurs Manteaux longs ; que les premiers pourroient avoir huit Laquais, & les derniers, trois, & que chacun d’eux auroit un Gentilhomme nuë teste pour porter sa queuë.

14. Que les Laquais des Nobles pourroient avoir sur leurs Livrées une Casaque de Velours, avec leurs Armes, leurs Timbres, & leurs Devises gravées sur des Plaques d’argent, ou en broderie ; le tout conformement à l’ancienne Coûtume, ou qu’ils auroient seulement les Livrées ordinaires.

15. Que le Constable ou Commissaire, & le Maréchal iroient le matin prendre les ordres du Grand Commissaire, & reviendroient sans cerémonie ; que le Constable visiteroit à pied tous les Lieux au dessus & au dessous de la Chambre du Parlement ; que revêtu de sa Robe, & son Bâton à la main, il se mettroit dans une Chaire à l’entrée de la Court du Ladysteps ; qu’il se leveroit pour salüer chaque Membre du Parlement à mesure qu’ils descendroient de cheval, & les recommanderoit à ceux de sa Garde, pour estre conduits aux Gardes du Maréchal.

16. Que le Maréchal assis sur une Chaise, & son Bâton à la main, les traiteroit de la mesme maniere lors qu’ils entreroient dans la Porte.

17. Que les Officiers de l’Etat qui estoient Nobles, marcheroient en Robes depuis l’Abbaye une demy-heure avant la Cavalcade, & se rendroient à la Chambre du Parlement jusqu’à l’arrivée du Grand Commissaire. Quand un Sujet ordinaire à la Commission, le Chancelier prend dans sa main la Bource où cette Commission est enfermée, & la tient élevée depuis la Barre jusqu’au Trône ; mais quand un Fils ou Frere légitime de Roy est Commissaire, il la tient élevée depuis la Porte.

18. Que tous les Membres iroient recevoir le Grand Commissaire à la Salle des Gardes, la Noblesse en Robes de cerémonie, les Valets & les Chevaux restant dans la Court.

19. Que le Roy d’Armes Lyon avec sa Cotte, sa Robe, sa Chaîne, & son Bâton, accompagné de six Hérauts, de six Poursuivans, & de six Trompetes, l’iroit aussi recevoir. C’est luy qui ordonne toute la Cavalcade.

20. Qu’aussi-tost que le Grand Commissaire seroit prest, le Lord Garde des Registres, ou quelqu’autre marqué par luy, & Lyon Roy d’Armes, estant ensemble, chacun un Rôle à la main, nommeroient deux des Seigneurs ou Députez, pour marcher chacun selon leur ordre ; qu’un Héraut seroit aupres de la Fenestre, criant la mesme chose ; & un autre à la Porte, pour prendre garde si l’ordre seroit observé.

21. Que les Membres marcheroient deux à deux, chaque Degré ou Ordre à part, & à quelque distance, sans se mesler les uns avec les autres, en sorte que si quelqu’un se trouvoit seul dans son ordre, il marcheroit seul.

22. Que le Lord Garde des Registres, feroit les Rôles du Parlement, tant pour marcher, que pour les autres fonctions, conformément aux Rôles du dernier tenu en 1669. dont il donneroit un Double à Lyon ; qu’on appelleroit les Membres selon cet ordre ; qu’ils marcheroient selon qu’ils seroient appellez ; & que si quelqu’un croyoit soufrir préjudice, il pourroit protester, & en suite se pourvoir au Parlement.

23. Que les Honneurs seroient portez immédiatement devant le Grand Commissaire ; la Couronne par le Marquis de Douglas, & en suite le Sceptre par le premier Comte qui se trouveroit présent ; l’Epée par le second Comte, & qu’ils marcheroient un à un, la teste nuë.

24. Que les Ducs & les Marquis marcheroient apres le Grand Commissaire, à quelque distance neantmoins, selon l’ancien usage.

25. Que le Grand Ecuyer marcheroit teste nuë apres le Grand Commissaire ; mais un peu à costé, lors que ce Grand Commissaire est Fils ou Frere légitime du Roy.

26. Que l’Huissier, le Bâton blanc à la main, marcheroit nuë teste aupres du Grand Commissaire, devant & à costé, de la mesme sorte, & du mesme costé que le Grand Ecuyer se met derriere.

27. Qu’aussitost que le Grand Commissaire décendroit de cheval, le Lord Constable le recevroit, & le conduiroit jusqu’au Maréchal des Gardes, & qu’en suite ils le conduiroient ensemble jusqu’au Trône, & feroient la mesme chose au retour.

28. Que lors que les Membres du Parlement décendroient de cheval, les Valets & les Chevaux se retireroient dans la Place du Marché, jusqu’à ce que le Grand Commissaire fust prest de retourner au Palais.

29. Que le retour au Palais seroit de la mesme sorte, à l’exception que le Constable & le Maréchal marcheroient à cheval à costé du Grand Commissaire, le premier à la main droite, & le second à la gauche ; que les Officiers de l’Etat qui seroient Nobles, ne monteroient à cheval qu’apres que le Grand Commissaire seroit party, & qu’ils marcheroient à quelque distance des Gardes.

Suivant cet Acte, qui a esté inseré dans les Registres du Conseil Privé, & dans les Lettres du Roy d’Armes Lyon, la Cavalcade se fit dans l’ordre suivant.

Deux Trompetes, avec leurs Cottes d’Armes & leurs Bannieres, teste nuë.

Deux Poursuivans, avec leurs Cottes & Manteaux longs, teste nuë.

Les Commissaires des Bourgs, deux à deux.

Les Commissaires des Comtez, deux à deux.

Les quatre Officiers de l’Etat qui n’estoient pas Nobles, deux à deux.

Les Lords ou Barons, deux à deux.

Les Evesques, deux à deux.

Les Vicomtes, deux à deux.

Les Comtes, deux à deux.

Les deux Archevesques.

Quatre Trompetes, nuë teste, deux à deux.

[Suite des Divertissemens de Hanover] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 331-342.Voir cet article et cet article qui relatent ces mêmes divertissements de Hanovre.

On m’a fait voir une seconde Lettre de Hanover, dont je vous envoye une Copie. Vous vous souviendrez que lors qu’on y parle de la Reyne, c’est de la Reyne Mere de Dannemark qu’on entend parler. Cette Lettre contient les derniers Divertissemens que l’on a donnez à Sa Majesté dans cette Cour-là. Comme ceux de Zell vont commencer, j’espere qu’on voudra bien me faire la grace de m’en apprendre les particularitez.

A MONSIEUR DE ***
À Hanover ce 29. Aoust.

On donna Dimanche au soir nostre Balet champestre à la Reyne, avec la mesme dépense, & la mesme somptuosité qu’on avoit fait la premiere fois ; mais le Theatre, la Plaine, & la Perspéctive, furent encor éclairez de plus de Lumieres. Outre les douze Couverts de la Table de cette Princesse, il y en avoit trois cens autres sous diférentes Feüillées pour toute la Cour. Chaque Table fut chargée d’une abondance presque incroyable de toute sorte de Viandes, chair & poisson. Il y en eut une particuliere pour les Princes & Princesses, & pour les Gentilshommes du Balet. Mr de la Barre-Matéi, Gentilhomme de la Cour de Hanover, fut reçeu à cette Table ; & comme l’esprit se fait distinguer par tout, & que le vif génie de ce Gentilhomme avoit fort contribué aux grands Divertissemens dont je vous ay écrit le détail, Mr le Prince de Holstein, & Mr le Raugrave Palatin, luy donnerent d’obligeantes marques de leur estime. Apres le Soupé, qui fut suivy du Balet, on fit joüer le Feu d’artifice. Ce Feu parut au fond du Theatre, & on le trouva encor plus beau que le premier.

Le soir du jour precédent, les Musiciens Italiens avoient fait marcher un grand Dragon dans la grande Ruë du Palais, accompagné d’une prodigieuse quantité de Flambeaux. Ces Flambeaux estoient portez par des Gens habillez de diférentes manieres, dont ceux qui joüent les Rôles Comiques dans les Pieces de Theatre, ont accoûtumé de se déguiser. Ce Dragon s’arresta devant le Balcon de la Reyne, & s’estant ouvert par le côté, fit voir un Palais celeste, & plusieurs Divinitez assises, qui chanterent les loüanges de Sa Majesté. Cette Machine donna un fort grand plaisir à toute la Cour, qui estoit aux Fenestres, sur les Galeries, & sur les Balcons, où l’on passa la plus grande partie de la nuit.

Enfin apres quatre Représentations d’Opéra, apres le Spéctacle de cette Machine, de plusieurs Comédies, & de deux Balets dancez deux fois l’un & l’autre, avec de tres-grandes dépenses, pendant plus de cinq semaines qu’il y a eu plus de soixante grandes Tables servies tous les jours soir & matin, la Reyne a voulu partir, quelque effort que nostre Serénissime Maître ait pû faire pour la retenir jusqu’à la Représentation des Amours de Jupiter & de Semelé, pour laquelle on préparoit un fort grand Theatre de Machines. Sa Majesté a promis de revenir dans huit ou dix jours pour voir cette belle Piece, & cependant elle s’est renduë à Zell, où toute nostre Cour l’a suivie. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’apres ces extraordinaires dépenses, S.A.S. a fait Elle seule plus de Présens, que toutes les autres Principautez n’en ont fait ensemble. Ce Prince a régalé toutes les Personnes de la Maison de la Reyne, & de tous les autres Princes & Princesses qui ont esté en sa Cour, & a donné dans une mesme journée pour plus de quinze mille Ecus d’Argenterie, sans les Diamans & les Portraits envoyez aux Grands Seigneurs. La Reyne fit présent à Mr de la Barre-Matéi, Autheur des deux Balets dancez devant Elle, d’un grand Vase de vermeil, & de deux grands Flambeaux d’argent ; & Mr le Landgrave de Hesse ne fut pas moins libéral pour luy. Ce Gentilhomme doit estre bien glorieux de l’estime que luy ont fait paroître par là une grande Reyne & un Prince qui mérite celle de tout le monde. En effet, ce jeune Landgrave, quoy qu’il n’ait esté que deux jours en cette Cour, n’a pas laissé d’y donner de grandes marques de sa libéralité. Rien n’est plus digne d’une Personne de cette naissance, & c’est en quoy on ne sçauroit trop loüer nostre Serénissime Souverain. On luy a souvent entendu dire, qu’un Prince ne doit jamais faire de Présens, ou qu’il les doit faire plus grands qu’on n’a sujet de les espérer, & que c’est la vraye maniere de les rendre agreables à celuy qui les reçoit, & dignes de celuy qui les fait. Rien n’estoit plus beau à voir que la marche du départ de la Reyne. Cette Princesse avoit un Cortege de plus de quarante Carrosses ornez de Sculpture, & tous brillans de dorure. Un grand nombre de Chevaux de main, avec des Housses en broderie, attiroient les yeux par leur fierté. Il y avoit quantité de Gardes & de Gentilshommes à cheval, & beaucoup d’Infanterie sur tous les passages dedans & dehors la Ville. Le bruit du Canon fut joint à celuy des Trompetes & des Timbales, & on n’oublia aucune des choses qui peuvent servir à rendre les Cerémonies de cette nature plus éclatantes. Mr le Duc de Zell, Frere aîné de nostre Prince, impatient de régaler la Reyne à son tour dans ses Etats, est venu au devant d’Elle. Nos six Princes & nostre belle Princesse, ont sans flaterie emporté le prix & la gloire de la Dance. Ils sont tous parfaitement bien faits, & c’est un charme de voir & d’entendre le plus petit, qui à l’âge de six ans dit des choses qui surprennent les plus sages. Il a fait sa Cour tres-régulierement à la Reyne, qui le chérit fort, & qui voudroit bien l’emmener avec elle en Dannemark. Il a tout l’esprit de Madame la Duchesse de Hanover sa Mere, qui au jugement de tous ceux qui la connoissent, est une Princesse tres-accomplie.

Air nouveau §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 349-350.L'attribution de cet air à Lambert est possible grâce au XXV Livre d'airs de differents autheurs [...] (Paris, C. Ballard, 1682) et aux sources manuscrites F-Pn/ Res. Vma. ms. 958 et F-Pc/ Res. 584.

Voicy une seconde Chanson d’un des plus grands Maistres que nous ayons.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par J’adore une Beauté si fiere & si cruelle, doit regarder la page 350.
J’adore une Beauté si fiere, si cruelle,
Qu’elle feroit soufrir une peine mortelle,
Quand on ne l’aimeroit qu’un jour.
Pour l’Ingrate, pour l’Inhumaine,
Je cherche dans mon cœur du mépris, de la haine,
Et je n’y puis trouver que de l’amour.
images/1681-09_349.JPG

Enigme §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 364-365.

J’ay reçeu en mesme temps deux Enigmes, l’une du Berger Fleuriste, & l’autre de la Bergere Caliste.

ENIGME.

J’enchante si bien par mes charmes
Ceux qui m’adressent leurs regards,
Que je leur fais rendre les armes,
Fussent-ils plus braves que Mars.
***
Lors qu’ils sont desarmez, je les charge de chaînes,
Et je les brûle à petit feu ;
Souvent j’ay pitié de leurs peines,
Et souvent je les tourne en jeu.

Autre Enigme §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 365-366.

AUTRE ENIGME.

Je suis telle qu’il plaist à celuy qui m’adore,
Je ressemble à la Nuit, je ressemble à l’Aurore,
Je ressemble à tout ce qu’on veut ;
Et pour me posseder, on s’empresse, on soûpire,
On pleure, on brûle, on soufre le martire,
On fait enfin tout ce qu’on peut.

Je ne vous envoye point l’Explication des deux dernieres Enigmes. Vous la trouverez dans ma quinziéme Lettre Extraordinaire que vous recevrez le 15. d’Octobre, avec tous les noms de ceux qui ont découvert le sens de l’une & de l’autre.

[Tout ce qui s’est passé à Fontainebleau pendant le sejour de Leurs Majestés] §

Mercure galant, septembre 1681 [tome 10], p. 366-379.

Je finis par les Divertissemens que la Cour a eus à Fontainebleau. Je ne vous décriray point toutes les Promenades qui se sont faites tantost à cheval autour du Canal, tantost sur le mesme Canal avec la Collation & la Musique, & tantost en Carrosse dans le Parc & à Franchart, où les Dames ont esté en Cavalcade, & où elles ont soupé sous des Feüillées à la clarté de cinq ou six mille Lumieres, placées sur les pointes de tous les Rochers des environs. Ces Rochers estant plus bas que ce Lieu, le faisoient paroistre tout environné de Lumieres ; & comme il en estoit luy-mesme remply, on eust crû de loin voir une Montagne toute lumineuse. Voicy les noms des Dames qui ont presque toûjours esté de ces Cavalcades. Madame, Madame la Princesse de Conty, Mademoiselle de Nantes, Madame la Comtesse du Plessis, Madame de Grancé, & Mesdemoiselles de Tonnerre, Laval, de Biron, Gontault, Jarnac, de Poitiers, de Loubes, & de Chausserée. Leur Equipage estoit magnifique, & rien ne pouvoit estre plus agreable, que de les voir toutes en Cavalieres avec des Capelines. Le mesme Equipage leur a souvent servy à la Chasse. Je ne vous dis rien de la bonne mine & de l’ajustement des Hommes dont elles estoient accompagnées. La Cour de France est connuë, & l’on sçait qu’elle n’abonde pas moins en Hommes galans, qu’en Braves. On a fait aussi plusieurs Courses de Chevaux autour du Canal & à Moret, qui est à deux lieuës de Fontainebleau. La plus belle de toutes a esté faite autour du Canal. Un petit Anglois, Officier de l’Ecurie, couroit pour Monseigneur le Dauphin ; & Mr de la Valée, Ecuyer du Roy, pour Mr le Grand. Ces Courses ne se faisoient point sans un fort grand nombre de Parys. Ils firent deux fois le tour du Canal. Dans l’une & dans l’autre Course le petit Anglois laissa prendre le devant à Mr de la Valée ; & lors qu’il passoit devant le Roy, il poussoit son Cheval si adroitement, qu’il reprenoit le devant. Ainsi Monseigneur le Dauphin gagna le Prix. Toute la Cour estoit placée sur une Terrasse en forme de Balcon, au dessus & un peu à costé de la Cascade. L’assemblée du Peuple estoit fort grande, & on avoit fait ranger tous les Spectacteurs dans les Allées, en sorte que les deux costez du Canal demeuroient libres. La Promenade a esté souvent suivie du divertissement de la Comédie, tantost Françoise, & tantost Italienne. Les Acteurs qui occupoient l’Hôtel de Bourgogne avant la jonction des deux Troupes, ont esté choisis pour divertir le Roy les premiers. Pendant qu’ils ont esté à Fontainebleau, ils ont representé beaucoup de Piéces de Mr de Corneille l’aîné & de Mr Racine, avec une Tragédie nouvelle, appellée Oreste. On assure qu’elle est de deux Autheurs, tous deux de l’Académie Françoise, & tous deux fameux par d’excellentes Productions. Ce sont Messieurs le Clerc & Boyer. Mr le Clerc a fait autrefois plusieurs Piéces de Theatre, & la Virginie Romaine, qui en son temps réüssit beaucoup, a esté son coup d’essay. Il est l’Autheur d’une belle Traduction du Tasse, que vend le Sieur Barbin. Les Ouvrages de Mr Boyer sont si connus & en si grand nombre, qu’il n’est pas besoin de vous vanter son mérite. Il n’y a personne qui ait perdu la memoire de sa belle Piéce de Machines des Amours de Jupiter, & de Semelé. Si des Autheurs se disputent quelquefois la gloire des Ouvrages ausquels ils ont travaillé ensemble, les deux que je viens de vous nommer se la donnent l’un à l’autre au regard d’Oreste ; mais ils demeurent d’accord que ce qu’il y a de plus beau dans cette Piéce est dû aux lumieres, aux conseils, & à l’esprit de Mr le Duc de Richelieu. On y a sur tout admiré une grande quantité de beaux Vers, la Reconnoissance d’Oreste, & une Déclaration d’Amour. Mr le Duc de Richelieu n’est pas le seul qui ait donné un Divertissement nouveau au Roy. Mrs les Ducs de Nevers & de Vivonne ont régale Sa Majesté d’un Opéra, dont Mr de Nevers a composé luy-mesme les Vers Italiens. Il est impossible d’exprimer l’empressement avec lequel Mr de Vivonne a donné ses soins pour la prompte exécution de cet Ouvrage. Il semble qu’il ait destiné tous les momens de sa vie, pour servir le Roy, ou dans les grands Emplois, ou dans ce qui regarde ses plaisirs, ou en d’autres choses qui luy peuvent estre agreables, comme estoit le superbe Carrosse dont il luy fit présent il y a un an ou deux. Quand l’Employ de ce Maréchal a demandé qu’il se meslast des plaisirs du Roy, il sembloit que ses ordres les fissent naître sur l’heure, tant son zele qui n’avoit pas moins d’activité que d’ardeur, en inspiroit à ceux que l’on employoit pour travailler. Aussi a-t-on veu en six semaines le Balet des Muses augmenté par ses soins de quatre Divertissemens nouveaux, qu’on mesla les uns apres les autres dans ce Balet, & dont chacun en pouvoit composer un assez grand pour estre veu seul. Il a fait la mesme chose pour l’Opéra dont j’ay commencé à vous parler. Quoy que des Spéctacles beaucoup moindres pûssent occuper plusieurs mois ceux qui ont le plus d’application à les préparer, il a neantmoins tout fait faire en huit jours, jusqu’aux Habits qu’il a inventez, & qui ont esté trouvez merveilleux. On avoit dressé un Theatre exprés dans la Galerie des Cerfs. Rien ne pouvoit estre plus galant. Il estoit tout de Portiques de verdure naturelle, & de Fleurs, entre lesquels pendoient plusieurs Lustres de cristal. Au dessus de ces Portiques estoient quantité de Vases remplis de Fleurs, & d’autres Vases formoient une Perspéctive. L’Opéra estoit une Pastorale Italienne, dont Mr Lorenzani avoit fait la Musique, qui fut admirée de toute la Cour, aussi-bien que la Symphonie. Vous vous souvenez, Madame, que je vous ay parlé plusieurs fois de Mr Lorenzani. C’est celuy que Mr le Maréchal de Vivonne a amené de Messine, & qui est présentement Maistre de Musique de la Chapelle de la Reyne. Voicy le Sujet de la Pastorale. Nicandre & Filene se proposent l’un à l’autre le Mariage de leurs Filles. Elles refusent sur divers prétextes de suivre la volonté de leurs Peres. Toutes deux aiment Lidio, jeune Amant volage qui court apres toutes les Bergeres. Plusieurs incidens arrivent, & enfin Philis épouse l’inconstant Lidio ; & Cloris, pour se vanger de ses infidélitez, se marie avec Eurille. Le Prologue de cette Piece se fit par quatre Hommes qui estoient à table, & qu’on suposoit sur la fin de leur repas, par les débris restez sur la Nape. Ces quatre Hommes, que les fumées du Vin devoient avoir rendus un peu gays, estoient Mrs Poisson, Rosimont, Scaramouche, & Arlequin, tous bizarrement vêtus. Vous en jugerez par ce que je vay vous dire de l’Habit d’Arlequin. Le fonds estoit de Satin blanc ; & à l’égard des pieces, des quatre couleurs qui le composent toûjours, sçavoir, le bleu, l’aurore, le feüille-morte, & le rouge, c’estoient quatre Fleurs ; une Rose, pour le rouge ; une Tulipe, pour la feüille-morte ; un Soleil, ou Fleur de Soucy, pour le jaune ; & un Barbeau pour le bleu. Ces quatre excellens Comiques commencerent à disputer touchant la beauté des Opéra Italiens & François. Mrs de la Grange & Cinthio voyant que leur querelle alloit jusqu’aux coups, vinrent pour les séparer ; & afin qu’on pust juger qui d’entr’eux avoit raison, Cinthio leur proposa un petit Opéra Italien ; ce qu’ils accepterent. Le premier Acte finy, Arlequin vint faire une tres-plaisante Scene avec Scaramouche. Il contrefit le Berger & la Bergere qui venoient de paroistre sur la Scene ; & en voulant loüer l’Opéra, il le critiqua d’une maniere fort agreable. Apres le second Acte, Mrs Poisson & Rosimont blâmerent l’Opéra Italien, & se jetterent sur les beaux endroits des Opéra François, ausquels ils donnerent des loüanges meslées d’un peu de Satyre. La dispute recommença entre tous les quatre, quand le dernier Acte eut esté représenté. Mr de la Grange les mit d’accord, en parlant des avantages de la Comédie & de la Musique, & conclut, que rien n’estoit plus capable de contenter tous les Spéctateurs qu’une Piece de Theatre meslée de Musique. Il joüa cette Scene d’une maniere qui charma toute l’Assemblée. Le Roy fut fort satisfait des Intermedes, Il admira la propreté des Habits des Musiciens & des Acteurs, & dit qu’il n’avoit rien veu de si propre & de si noble que ce Spéctacle. Je vous envoye un Livre de cet Opéra Italien, dont la Traduction, qui est fort fidelle, a esté tres-estimée. Sa Majesté en a vû deux Représentations. Quelque temps avant que l’on donnast la premiere, la Troupe, appellée de Guenegaud, à cause du Quartier où elle jouë, releva celle qui a quitté l’Hostel de Bourgogne. Comme les Acteurs de cette derniere Troupe ont toûjours joüé les Pieces de feu Moliere, & que ce merveilleux Homme avoit luy-mesme pris soin de donner à chacun d’eux les tons necessaires pour leurs Personnages, ils en ont représenté plusieurs qui ont tres fort diverty la Cour.