1681

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV). §

[Lettre de la Solitaria del Monte Pinceno, sur quatre des Questions du treiziéme Extraordinaire] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 1-10.

Voicy, Madame, un Nouveau Recueil de Pieces, dont la plûpart des Autheurs vous sont connus. Vous avez déja veu leurs noms en d’autres Ouvrages qui vous ont plû, & j’espere que vous ne serez pas moins satisfaite de ceux-cy, que vous l’avez esté des premiers. Diverses matieres en font le sujet, & cette diversité ne sçauroit estre que fort agreable pour les Curieux. Vous allez trouver d’abord ce qui m’a esté envoyé de Rome par une des plus spirituelles Personnes de vostre Sexe. Ce qu’elle écrit sur une partie des Questions proposées dans le treiziéme Extraordinaire, auroit paru dans celuy du Quartier d’Avril, si l’éloignement des Lieux ne me l’avoit fait recevoir trop tard, pour l’y employer.

À Rome ce 11. Juin 1681.

S’il est plus avantageux à une Femme, d’estre aimée dés la premiere fois qu’on la voit, ou de ne l’estre qu’apres qu’on a eu le temps d’examiner son mérite.

Il est certain que la Beauté peut faire en un moment de fortes impressions sur un cœur. Tout Homme est sensible à l’amour, & rien n’est capable de le faire succomber plus facilement à cette passion, que deux beaux yeux, une belle bouche, & de certains agrémens qui se rencontrent sur un beau visage. Une œillade jettée bien à propos, desarme le courage le plus fier ; un soûrire agreable, penétre le cœur le moins sensible ; & ce je-ne-sçay-quoy qu’on ne peut décrire, & que les plus grandes Beautez n’ont pas toûjours, enleve sans peine la plus prétieuse liberté. Mais quoy qu’un beau visage produise des effets surprenans, & qui semblent contribuer d’autant plus à la gloire du beau Sexe, qu’on voit peu de Personnes y resister, il n’est pas toutefois avantageux à une Femme, que son Amant se laisse blesser aux premiers traits qui partent de ses yeux. Elle ne doit point trop s’applaudir de cette conqueste. Un Homme qui se laisse enflâmer à la premiere veuë, pourra malaisément défendre son cœur, lors qu’il rencontrera les mesmes charmes dans une autre Personne. Cette inclination naturelle qui nous porte à desirer la possession des belles choses, luy faisant concevoir de l’amour genéralement pour tous les Objets qui luy paroîtront aimables, son cœur sensible à tous les traits dont les Belles le voudront blesser, se rendra plutost aux faveurs qu’au mérite, & croira ne faire aucun tort à celles dont la vertu luy paroîtra severe, en cherchant par son inconstance à se vanger d’une défaite trop facile, pour souffrir qu’elles en puissent longtemps triompher. Mais quand un Homme prévenu des belles qualitez d’une Femme se laisse vaincre à ce qu’elles ont de touchant, la connoissance qu’il a de sa vertu, rend sa passion ferme & inébranlable ; & comme il ne s’est pas laissé prendre aux seules beautez extérieures, & que son amour est fondé sur un mérite dont il connoist parfaitement tout le prix, il s’étudie à le rendre immortel & pour son propre interest, & par un motif d’ambition, qui luy fait croire que les Personnes d’esprit jugeront du sien par celuy de la Personne qu’il aime, & dont il est réciproquement aimé.

Si une Femme qui aime toûjours un Amant dont elle a esté trahie, doit écouter sa passion, ou sa gloire, quand cet Amant tâche à obtenir le pardon de son infidélité.

Une Femme d’esprit peut facilement accorder sa passion avec sa gloire. Lors qu’elle a esté trahie par un Amant, qu’elle aime toûjours malgré son infidélité, elle n’a qu’à consulter son cœur pour les mettre bien ensemble. S’il est glorieux d’oublier les injures qu’on nous a faites, il est bien doux de pardonner à ce qu’on aime.

Comment l’Ame estant purement spirituelle, est touchée par la Musique, qui est une chose sensible.

Cette Question seroit facile à décider, suivant les sentimens de ces Anciens,Voir cet articlequi vouloient que l’Ame ne fust autre chose qu’une harmonie, & que la vie ne durast qu’autant que les accords en estoient justes ; mais pour moy qui ne suis point Philosophe, & qui ne possede que ce peu de lumiere que la Nature donne en naissant, je tiens que la Musique estant une chose spirituelle, quoy qu’elle nous paroisse purement sensible, puis que Dieu mesme s’y plaist, comme on peut voir par les Saintes Ecritures, qui nous ordonnent de le loüer par des Chants & par des Instrumens harmonieux, à l’exemple des Anges, qui sont continuellement occupez à faire retentir ses loüanges dans le Ciel, nostre ame s’y laisse facilement transporter, & s’accoûtume par avance icy-bas à ces doux ravissemens que luy cause la Musique, & dont elle doit joüir un jour avec ces Esprits bienheureux.

Si la Santé peut estre alterée par les Passions.

Si l’on doit juger des causes par les effets ; la colere, le desespoir, les maladies, & la mort mesme, provenantes assez souvent des passions, on ne peut disconvenir qu’elles ne soient capables d’altérer la Santé, quand elles sont trop violentes.

SUR LA LIBERALITÉ
du Roy, qui donne au Public les cent mille Francs qu’il a gagnez à la Loterie.

Pour ne te rien devoir, inconstante Fortune,
LOUIS refuse tes bienfaits.
Comme ta faveur est commune,
Il destine au Public les biens que tu luy fais.

La Solitaria del Monte Pinceno.

[Lettre de Monsieur Boucher, ancien curé de Nogent le Roy, à une Veuve irresoluë]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 10-14.

Cette spirituelle Solitaire avoit demandé dans une Lettre que vous avez veuë, Lequel est le plus avantageux pour une Veuve de 25 à 26 ans, ou de se remarier, ou de demeurer dans le Veuvage, ou d’abandonner entierement le monde en se retirant dans un Convent. Voicy des Vers de Mr Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy, pour servir de Réponse à cette Demande.

A UNE VEUVE IRRESOLUE.

Vous dont l’esprit flotant, & remply de foiblesses,
Par tout cherche conseil, de grace, écoutez-nous.
N’allez pas soûpirer pour un second Epoux,
Le premier doit avoir épuisé vos tendresses.
***
Que faire, dites-vous ? Je suis jeune, & bien faite,
Foule d’Adorateurs m’assiege tous les jours.
N’avez-vous point d’Enfans ? mettez-vous en retraite,
Et faites du Grand Dieu l’objet de vos amours.
***
Luy seul peut vous remplir de joye & d’abondance ;
Luy seul a plus d’appas que tous les Souverains ;
Luy seul peut adoucir vos plus cuisans chagrins,
Et jamais le dégoust ne suit la joüissance.
***
Si vous avez Lignée, en Mere bonne & sage,
Voulez-vous conserver vostre Famille en paix ?
Gardez le Célibat, restez dans le Veuvage,
Des Enfans de deux Lits ne s’accordent jamais.
***
Mais quoy ? l’esprit est prompt, & la chair est fragile ;
L’Hymen est un état dont les charmes sont doux.
Bien donc, mariez-vous, & selon l’Evangile,
Mais ne vous jettez pas dans les bras d’un Jaloux.
***
Ce genre d’Animaux toute liberté brave.
De cette passion si l’Epoux n’est guéry,
L’Hymen n’empesche pas que l’on ne soit Esclave,
Et l’on trouve un Tyran sous le nom d’un Mary.
***
Mais un Mary pourra me vanger des outrages
Qu’on fait impunément à la Viduité.
Ah, c’est trop cherement briguer des avantages,
Quand l’ombre d’un Chapeau couste la liberté.
***
Ainsi celle qu’anime une prudence exquise,
Et qui d’un nouveau joug craint le poids renaissant,
Doit, selon mon avis, conserver sa franchise,
Ou ne s’assujetir qu’aux Loix du Tout-puissant.

Si les plaisirs de l’Esprit sont plus sensibles que ceux des Sens §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 15-33.

Si les plaisirs de l’Esprit sont plus sensibles que ceux des Sens.

L’Homme est un composé d’ame & de corps, & ce que les sens sont au corps, l’esprit l’est à l’ame. Ces parties sont si bien unies, qu’elles ne font qu’un tout, dont il est fort malaisé de séparer les actions, toutes actions de l’Homme estant des actions humaines, à la production desquelles l’ame & le corps contribuënt également, comme ne pouvant estre séparez pendant que l’Homme agit & qu’il est vivant ; & parce que les plaisirs de l’Homme font partie de ses actions, ou qu’ils en sont les effets, il semble qu’il n’y a point de plaisirs dans l’Homme qui ne doivent estre également & de l’esprit & des sens tout ensemble, ou du moins est-il fort difficile de trouver de la diférence entre les plaisirs de l’esprit & ceux des sens. Il n’en faut point d’autre preuve que le terme de sensibles employé dans la présente Question, dans laquelle il est aussi bien appliqué aux plaisirs de l’esprit, qu’à ceux des sens ; car dire que les plaisirs de l’esprit sont sensibles, n’est-ce pas en quelque façon demeurer d’accord dans la proposition mesme que l’on fait, qu’il n’y a point de plaisirs dans l’esprit ausquels les sens ne participent, & que les sens n’en peuvent joüir d’aucun, si l’esprit ne contribuë à les leur faire goûter ?

Ce n’est pas pour censurer la Proposition qui est faite, que l’on parle de la sorte, puis qu’assurément elle est des plus belles, des plus curieuses & des plus vastes qui se puissent faire. Elle ouvre un si beau champ pour discourir, que si l’on vouloit expliquer toutes les pensées qu’elle fait naistre, on en feroit un gros Livre, & non pas un petit Discours, auquel on ne peut se renfermer sans beaucoup de peine.

Contre la difficulté qui est faite cy-dessus, on fera voir la diférence des plaisirs des sens d’avec ceux de l’esprit. L’on discutera ceux des sens, & puis on parlera de ceux de l’esprit, & l’on finira par le sentiment qui paroistra le plus juste sur l’alternative de la Proposition.

Il ne faut point douter que les plaisirs de l’Homme ne fassent partie de ses actions, ou qu’ils n’en soient des effets. Il faut donc demeurer d’accord qu’ils sont de mesme qualité, & que la mesme diférence qui se rencontre entre ses actions se trouve entre ses plaisirs. Mr Descartes dans son Livre des Passions, a parfaitement bien étably la diférence des actions de l’Homme, en disant que les unes sont purement spirituelles, comme penser, se ressouvenir de quelque chose, qui sont des actions produites par l’esprit seul sans la participation du corps ; les autres purement corporelles, comme le mouvement & la chaleur qui se rencontrent dans les corps qui sont privez d’ame & d’esprit. Ainsi le feu produit ce mouvement & cette chaleur, & les autres mixtes qui sont produites & par l’esprit & par le corps conjointement, comme écrire, chanter, se promener.

Il faut raisonner de mesme des plaisirs de l’Homme. Tous les plaisirs qu’il possede qui luy sont communs avec tous les autres Animaux pourveus des sens aussi-bien que luy, ce sont les plaisirs des sens, comme entendre les voix, manger. Les plaisirs dont il joüit qui ne peuvent estre possedez par les Brutes, ce sont les plaisirs de l’esprit, comme la satisfaction de posseder l’honneur & la gloire, dont l’ame d’aucun Animal autre que celle de l’Homme, ne peut estre chatoüillée. Il y a de plus une troisiéme sorte de plaisirs qui se peut appeller mixte, dont la joüissance en mesme temps est partagée & par l’esprit & par les sens, comme les plaisirs de peindre & de sçavoir peindre, & de dancer, parce qu’on sçait fort bien dancer ; & c’est de ce Genre de plaisirs dont le nombre est le plus grand.

Cette mesme division, suivant l’Apostre des Gentils, ne se trouve-t-elle pas dans les desirs de l’Homme ? Il dit, que tout ce qui le fait agir en ce monde est, Aut concupiscentia carnis, voila les plaisirs des sens ; Aut concupiscentia oculorum, voila pour les plaisirs mixtes, ausquels l’esprit & les sens participent ensemble ; Aut superbia vitæ, qui se rapporte aux plaisirs de l’esprit seul. Il est donc tres-constant que l’esprit a ses plaisirs particuliers ; que les sens en ont tout de mesme qui leur sont propres ; & qu’ainsi tous les plaisirs de l’Homme ne sont pas goûtez par les sens, puis qu’il y a des plaisirs de l’esprit où les sens ne prennent aucune part.

Les plaisirs des sens sont plus anciens dans l’Homme que ceux de l’esprit, & l’on peut dire aussi qu’ils en font la meilleure & la plus grande partie. L’Homme aussitost qu’il est né, a l’usage de ses sens. Il voit, il entend, il goûte, longtemps avant que de raisonner, & l’on peut mesme ajoûter avec certitude qu’il raisonne longtemps avant que de joüir des plaisirs de son raisonnement. L’Homme, dans l’âge mesme qu’il est capable de goûter les plaisirs de son esprit, en trouve rarement les occasions ; mais les douceurs des sens tout au contraire le flatent dés qu’il voit le jour, & ne l’abandonnent point qu’il ne soit mort. Si l’un de ses sens cesse de luy donner du plaisir, l’autre prend la place, & souvent il arrive que plusieurs d’entr’eux, & quelquefois tous ensemble, luy font ressentir mille charmes inexprimables ; de sorte qu’il semble que les plaisirs des sens par leur ancienneté, par leur nombre, & par la facilité qu’il y a de les posseder, l’emportent beaucoup sur ceux de l’esprit, & qu’ainsi les plaisirs des sens sont plus sensibles que ceux de l’esprit.

C’est pourquoy l’on voit souvent des Hommes qui parmy les accens mélodieux des Concerts & de la Symphonie, ou parmy les delices de l’Amour & de la Table, perdent entierement le souvenir des plaisirs de l’esprit dont ils estoient auparavant remplis, la joye de l’esprit se trouvant abîmée & confonduë parmy ces doux transports des sens, ainsi que les petits Ruisseaux se perdent dans les grandes Rivieres, & que la lumiere des Etoiles est effacée par la présence du Soleil.

S’il estoit necessaire de quelque autorité pour prouver ce fait, dont nostre propre expérience nous rend convaincus, on ne peut en rapporter une qui ait plus de force & plus de poids que le témoignage de Salomon, qui non seulement mérite d’être crû pour sa sagesse & sa science admirable, mais mesme à cause de sa propre expérience. Il assure dans le second Chapitre de l’Ecclesiaste, apres avoir dit qu’il a goûté tous les plaisirs dont l’Homme est capable, que les plaisirs des sens sont les plus doux, Nonne mélius est comedere & bibere & ostendere animæ suæ bona de laboribus suis ; par lesquels termes il avouë franchement que la bonne chere & les autres voluptez des sens sont les plus sensibles & les plus doux de tous les plaisirs.

Cependant si l’on considere l’origine, la qualité, la durée des plaisirs de l’esprit, & la faculté dans laquelle ils résident, on sera contraint de confesser que les delices des sens ne sont ny plus grandes, ny plus capables de faire impression dans l’Homme, que les plaisirs de l’esprit. Un Ragoust, & le bon Vin, qui chatoüillent la langue & le gozier, & qui souvent offencent la teste & l’estomach ; les tons roulans d’une charmante Voix, qui flatant l’oreille, finissent en naissant ; les vapeurs suaves des odeurs dont l’odorat est charmé, & qui souvent en s’exhalant offencent le cerveau, & autres choses semblables, sont les sources où se puisent les plaisirs des sens, qui ne durent qu’un moment pour marquer leur foiblesse & leur legereté ; mais ceux de l’esprit tirent leur origine de la Science & de la Sagesse, de l’invention & de la subtilité des Arts, de l’Honneur, de la Gloire, & de la pratique des Vertus. Toutes ces choses & d’autres de pareille espece, sont d’une nature si pure & si éloignée de la corruption, que cette matiere des plaisirs de l’esprit subsiste toûjours. C’est pour cette raison que les plaisirs de l’esprit durent aussi longtemps que l’Homme, & mesme au dela de l’Homme. Homere & Virgile, & tant d’autres celébres Autheurs, ne sont plus il y a plusieurs Siécles ; mais leurs Ouvrages qui ont fait la matiere de leur esprit, subsistent encore apres eux, & donnent du plaisir aux Esprits qui les lisent & qui les entendent. Heliodore qui aima mieux perdre son Evesché, que desavoüer son Histoire de Theagene & Cariclée, eust-il jugé en faveur des plaisirs des sens, ou de ceux de l’esprit ?

Les facultez où résident les plaisirs des sens sont d’une matiere grossiere, sujette au changement, & à la corruption ; mais la faculté qui reçoit les plaisirs de l’esprit est d’une matiere incorruptible & permanente, & dont la durée doit égaler celle de l’Eternité. Ainsi de quelque costé que l’on envisage les plaisirs des sens, ils n’ont rien en soy qui puisse charmer davantage & plus fortement que ceux de l’esprit.

Les delices des sens sont à la verité fort communs & fort faciles à posseder ; mais ils n’en sont pas plus estimables. La rareté & la difficulté de joüir des plaisirs de l’esprit les font desirer plus fortement, & posseder avec plus de douceur. Si les charmes, dont les sens sont quelquefois comblez, font tout oublier, & laissent l’Homme comme dans une létargie bienheureuse, & dans un abîme de volupté, les delices de l’esprit n’en font-ils pas de mesme, & d’une maniere plus noble & plus surprenante, ainsi que l’on voit quelquefois dans les ravissemens & les extases de certaines Personnes, pendant lesquels elles ne perdent pas seulement le souvenir des plaisirs des sens, mais l’usage mesme des sens ? Cet illustre Mathématicien de Syracuse n’estoit-il pas, pour ainsi dire, perdu & abîmé dans les plaisirs, que son esprit goûtoit en ses Recherches curieuses, puis que les Ennemis entrerent plutost dans son Cabinet, qu’il ne se fut apperceu du bruit, des cris, & des desordres horribles qui se font à l’assaut & à la prise d’une Ville ? Combien voit-on de Gens (& ce sont les plus sages des Hommes) quitter le bruit & la confusion qui naissent parmy la volupté & les plaisirs des sens, pour se retirer dans la solitude, afin d’y joüir plus paisiblement des charmes de la sagesse & de l’étude, qui font les delices de leur esprit ?

Il ne sert de rien de dire que Salomon, le plus sage des Roys qui furent jamais, a voulu en quelques endroits donner le prix aux plaisirs des sens ; car il ne faut que lire ce qui précede, & ce qui suit les paroles qui composent le Passage que l’on rapporte de luy, pour connoistre clairement que préferant la sagesse & la tranquilité de la vie à toutes choses, il préfere les plaisirs de l’esprit à ceux des sens.

Apres tout, il est aisé de voir que deux diférentes sortes de Personnes, dont le monde est composé, décideront diféremment la Question proposée. Les Voluptueux, les Débauchez, les Grossiers, & ceux dont l’ame est tellement ensevelie dans la matiere, qu’à peine y peut-on appercevoir quelque étincelle de raison, tiendront assurément que les delices des sens sont préférables à ceux de l’esprit. Les Sages, les Vertueux, & les Gens éclairez, qui aiment la gloire & l’honneur, tiendront au contraire, que les plaisirs de l’esprit touchent beaucoup plus que toutes les douceurs des sens, & ne croiront point que les Sardanapales, les Heliogabales, & les Nérons, pour avoir esté les plus voluptueux Hommes du monde, en ayent esté les plus heureux.

Mais enfin si les deux opinions que je viens de rapporter trouvent leurs Défenseurs, qui ne manqueront point de part & d’autre de raisons pour appuyer leurs sentimens, il est constant que l’on peut encor prendre un troisiéme party qui semble le plus raisonnable. C’est celuy des plaisirs mixtes, dont la joüissance se partage également entre l’esprit & les sens, qui sont les plus sensibles plaisirs que l’Homme puisse goûter pendant qu’il vit. Cette raison seule, entre mille qu’il y a, suffit pour prouver que ces sortes de plaisirs où les sens contribuënt d’un commun accord, sont les plaisirs de l’Homme entier, & que les deux autres especes ne sont que les plaisirs particuliers d’une partie de l’Homme ; & c’est en effet de ces sortes de plaisirs dont le Sage veut parler, quand il dit ces paroles qui finiront ce Discours : Et deprehendi nihil esse melius quam lætari Hominem in opere suo, & hanc esse partem illius.

[Déclaration d’Amour, en Prose & en Vers du mesme Monsieur Allard] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 33-36.

Mr Allard du Vexin, qui est l’Autheur de ce Discours, a fait les Vers que vous allez voir sur cette mesme matiere.

Chacun suit les plaisirs où son humeur l’encline.
Un Buveur aime le bon Vin,
Le Soldat cherche le Butin,
Et l’Homme sçavant la Doctrine.
Soit par les sens, ou par l’esprit,
Que l’Objet meuve l’appétit,
N’est-ce pas toûjours tout de mesme ?
Pour moy, j’ay toûjours estimé
Que le plaisir le plus extréme,
C’est d’estre tendrement aimé
Par l’aimable Philis que j’adore & que j’aime.

DECLARATION D’AMOUR.

Aimer & craindre de le découvrir, c’est un erreur du temps passé, comme c’estoit un abus dans la conduite d’une belle Personne, de s’offenser quand on luy parloit d’amour. Nous vivons dans un Siecle mieux instruit, & je ne pense pas qu’estant aussi spirituelle que vous estes jeune & belle, vous vouliez faire revivre cette vieille mode, & qu’en vous disant que je vous adore, & que je brûle pour vous de l’amour le plus respectueux & le plus ardent qui fut jamais, je doive craindre de vous donner le moindre chagrin. Mon dessein en est fort éloigné. Vous voyez bien où j’en suis. C’est à vous, sans vous en allarmer, à disposer de mon sort. Me voudriez-vous rendre malheureux, pour avoir pris la liberté de vous découvrir mes sentimens ? J’attens que vous me fassiez sçavoir, puis que je suis à vous, ce que vous voulez faire de moy.

[Sentimens en Vers de Monsieur Gardien Secretaire du Roy, sur toutes les Questions du dernier Extraordinaire] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 36-41.

AUTRE DECLARATION D’AMOUR.

Depuis assez longtemps j’ay caché mes transports,
  De peur de vous déplaire.
  Desormais pour me taire,
Je fais d’inutiles efforts.
L’amour que j’ay pour vous, belle Iris, me desole,
Je ne puis plus vous le celer.
Les excés de tristesse empeschent la parole,
Mais les excés d’amour nous font plaindre & parler.

Ces deux Déclarations sont du mesme Mr Allard ; & Mr Gardien, Secretaire du Roy, a fait tous les Vers qui suivent sur six des Questions proposées dans le dernier Extraordinaire.

Si un Amant aimé, qui a peu de Bien, une extréme ambition, beaucoup de délicatesse, & un violent amour, doit épouser une Maîtresse peu favorisée de la Fortune, & qui a comme luy de l’ambition & de la délicatesse.

Amans, faites céder à la belle tendresse
Toute frivole ambition.
Un cœur entesté de richesse,
De vains honneurs, & d’élevation,
Dans sa fausse délicatesse,
N’a qu’une fausse passion.
Si quelque chose peut tenir l’Amour en bride,
Je m’en vay vous le dire icy ;
Ce doit estre le seul soucy
D’un établissement solide.
S’il vous manque, gardez-vous bien,
Pauvres Amans, d’aller à l’étourdie
Renouveller la Comédie
 Du Mariage de Rien.
L’Amour avec l’Hymen, mesmes dans l’opulence,
Est rarement d’intelligence ;
C’est le malheureux sort de ce fâcheux Lien.
Quel desordre dans l’indigence !
Ils se détruisent tour-à-tour ;
L’Amour trahit l’Hymen ; l’Hymen chasse l’Amour.

Si cet Amant, ne devant point épouser cette Maîtresse, peut aimer une autre Personne sans estre inconstant.

Je vous diray bien plus ; Si le seul Hymenée
Peut, en vous appellant ailleurs,
Vous y donner des jours meilleurs,
Et si c’est un Arrest de vostre destinée ;
Cédez à ce fatal pouvoir,
Sans scrupule passez entre les bras d’un autre.
La Fortune n’a fait qu’à demy son devoir,
Vangez-vous, faites tout le vostre.
Aimez-vous toûjours constamment ;
À l’Epouse, à l’Epoux, gardez une foy pure ;
Vous pourrez sans leur faire injure,
Conserver la tendresse à l’Amante, à l’Amant.
Cet état n’est point si funeste ;
Par luy, de son destin un Héros est vainqueur,
Et quand on possede le cœur,
On doit se consoler du reste.

Si les plaisirs du Corps sont plus sensibles que ceux de l’Esprit.

Ouy, les plaisirs du Corps sont les moindres plaisirs,
L’Esprit en peut donner de beaucoup plus sensibles :
Mais ce n’est qu’aux nobles desirs
À connoistre, à gouster ces douceurs indicibles.
Vous le sçavez, Guerriers, & vous, tendres Amans ;
Vous le sçavez aussi, Vertueux, & Sçavans.
L’éclat d’une belle victoire,
La conqueste d’un cœur chastement amoureux,
Un acte de vertu, quelque secret heureux,
Font vos plus chers plaisirs, & toute vostre gloire.
Loin de leur préferer les delices des sens,
Vous les iriez chercher au milieu des tourmens.
Cœurs mal placez, ames vulgaires,
De qui les sentimens contraires
Sont pour les basses voluptez,
Et qui mesmes nous insultez ;
Reconnoissez vostre injustice,
Ou vostre aveuglement fera vostre suplice.

Si le Mary doit estre plus grand Maître que la Femme.

 Où tu seras Tullus, je seray Tullia ;
Où tu seras Marcus, je seray Marcia.
Dans nostre Coûtume Romaine,
C’est une Formule ancienne
Du discours que tenoit la Romaine au Romain,
Le jour qu’ils se donnoient la main.
C’estoit pour faire voir leur égale puissance.
Et que la primauté n’est que de bienséance.
Epoux, voulez-vous faire une bonne Maison ?
Sur le commandement point de délicatesse,
Point de Maître, ny de Maîtresse,
Que le bon sens & la raison.

De l’Origine de la Medecine §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 42-43.

DE L’ORIGINE DE LA MEDECINE.

Sans aller chercher l’origine
De la sçavante Medecine
Chez un Payen comme estoit Pline,
Il est constant qu’elle est divine.
***
Certain Autheur de grand renom
(L’Ecclesiastique est son nom)
En fait un Chapitre, ou Canon ;
Apres quoy, dirons nous que non ?
***
À son dam le pauvre Moliere
De Medecine n’usa guére,
La joüa d’étrange maniere,
Chût du Theatre dans la Biere.
***
S’ils sont du Ciel, les Medecins,
Revérons-les comme des Saints,
Et tenons pour Esprits mal-sains,
Ceux qui les traitent d’Assassins.
***
À peine je retiens ma verve,
Car je suis pour eux sans reserve ;
Ah, que le Tres-Haut les conserve,
Et que longtemps il m’en préserve.

De l’Eloquence §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 43-46.

DE L’ELOQUENCE.

Plaire, persuader, & de plus émouvoir,
De l’habile Orateur c’est le triple devoir ;
Mais pour y réüssir, il doit de la Science
Avec la Politesse avoir fait l’alliance ;
Sans cet heureux accord, sans ce double ornement,
L’Esprit le plus sublime entreprend vainement.
Pour donner au discours une belle structure,
Proposer, confirmer, réfuter, & conclure,
Y sont presque toûjours d’indispensables Loix ;
L’Exorde & le narré s’épargnent quelquefois ;
Il faut d’un choix prudent disposer ces Parties,
Qui forment un beau Tout estant bien assorties ;
Partager sagement, user de termes purs,
Les choisir élégans, naturels, point obscurs,
Avoir pour le besoin un fonds de sinonimes,
Bannir les duretez, les mauvais sons, les rimes,
Du langage Phébus estre fort épuré,
Avare du fleury, discret au figuré ;
Estre sans bigarrure, excellemment fertile,
Ne point trop resserrer, ny trop enfler le stile,
Faire de temps en temps briller des traits d’esprit,
Observer chaque genre, & les Loix qu’il prescrit,
Se servir doctement & des mots, & des choses,
Ne prouver pas toûjours les effets par leurs causes,
Joindre aux belles couleurs les plus fortes raisons,
Estre fort reservé sur les comparaisons,
De diverses longueurs faire les périodes,
Et les transitions de liaisons commodes ;
Attirer l’Auditeur par l’endroit qui luy plaist,
Le prendre, s’il se peut, par son propre intérest ;
Par tout de l’équité garder le caractere,
Mais sur le goust du Siecle estre plus doux qu’austere,
Considérer le lieu, la nation, les mœurs,
L’âge, la qualité, le sexe, & les humeurs ;
Eluder finement ce qu’on ne peut détruire,
Et peindre au naturel tout ce qu’on veut décrire ;
Sçavoir des passions remüer les ressorts,
Pour, avec le commun, entraîner les plus forts ;
N’employer rien de bas, ne laisser rien de vuide,
S’attacher au bon sens, par tout l’avoir pour guide,
S’écarter rarement du sujet du discours,
S’agiter quelquefois, se posseder toûjours ;
Enfin mettre avec soin chaque chose en sa place,
Et d’un air assuré s’énoncer avec grace,
Voila, selon que je l’entens,
L’Eloquence de tous les temps.

[En quoy consiste l’Air du Monde, & la veritable Politesse, par Monsieur de la Fevrerie] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 47-103.

En quoy consiste l’Air du Monde, & la veritable Politesse.

Cette Question n’est pas facile à résoudre, puis que ceux-mesmes qui se sont polis par l’étude & par la conversation, & qui ont passé toute leur vie à la Cour, ne conviennent pas précisément en quoy consiste l’air du monde, & la veritable politesse. Il en est comme du je-ne-sçay quoy. On le voit, on le remarque, & on ne peut dire ce que c’est. Mais il y a cette diférence, que l’air du monde se communique & se peut imiter, & le je-ne-sçay-quoy est inimitable, & ne se peut prendre. L’un & l’autre sont singuliers, & ne se rencontrent pas en toutes sortes de sujets. Toutes les Nations en jugent diféremment selon leur goût & leur inclination. Cependant chacune dans ses manieres est touchée du je-ne-sçay-quoy, & se forme une idée d’honnesteté & de galanterie, qu’elle appelle air du monde & veritable politesse. Il n’y a que du plus ou du moins, selon le Climat qu’elle habite, son humeur & ses coûtumes, qui pour estre grossieres à l’égard des autres, ne le sont pas chez elle. On est poly jusque dans les Terres Australes, si nous en croyons l’Histoire admirable, pour ne pas dire fabuleuse, qu’on a faite des Sevarambes ; ce qui fait voir que rien n’est plus naturel à l’Homme. Mais plus on a de commerce dans la societé civile, & plus on a cet air & cette politesse. D’où vient qu’on dit, il sçait vivre, il a veu le monde, pour dire, c’est un habile Homme, un galant Homme. Ainsi par tout où il y a quelque police ou quelque espece de Gouvernement, il y a de l’air du monde & de la veritable politesse. Où il y a des Roys & des Souverains, on y trouve des Courtisans & des Ministres, qui ne manquent ny d’adresse ny de galanterie. Mais je doute si dans les Républiques, cet air & cette politesse se rencontrent au mesme degré, & si Rome & Athénes ont esté aussi polies & aussi galantes sous les Consuls & les Aréopages, que sous les Roys & les Empereurs ; sous Solom & Brutus, que sous César & Aléxandre.

Les Grecs ont esté extrémement polis. Cependant si nous en croyons Mr de Balzac, les Romains les surpasserent en politesse, & laisserent leur Atticisme bien loin derriere leur Urbanité. C’est ainsi que parle cet Autheur ; & cette politesse passa du Sénat aux Ordres inférieurs, & mesme jusqu’au Peuple. Mais pour ne point faire d’injustice aux Grecs, il dit dans un autre endroit, qu’ils furent plus polis & plus adroits à la Course & à la Lute ; & les Romains plus propres au Commandement, & plus entendus dans la Guerre. Le grand air a plus esté de leur caractere, soit que l’on examine leur esprit & leur personnes. Comme ils estoient grands en tout, leur civilité n’avoit pas moins de grandeur que de politesse. Toutes leurs actions avoient de la majesté. Tous leurs sentimens estoient nobles & relevez. Ils estoient accoûtumez à la veuë des grandes choses. Ce n’estoient que triomphes dans Rome, que Peuples soûmis, que Roys vaincus & traînez en Esclaves. Tout cela les rendoit fiers, mais d’une fierté modeste & polie, qui faisoit voir leur sagesse aussi grande que leur courage. Qui doute que nos François avec cette politesse qui leur est si naturelle, ne se fassent pas un caractere de grandeur & d’élevation, sous un Roy si grand, & qui fait de si grandes choses ; sous un Regne aussi florissant, & aussi glorieux que le sien ?

On confond mal-à-propos, ce me semble, ce grand air avec l’air de qualité. Il y a de grands Seigneurs qui font bien les honneurs de leur naissance & de leur personne, & qui ne peuvent attraper cet air & cette politesse dont nous parlons. On en juge mal à la Ville & dans la Province, mais à la Cour on en sçait faire le discernement ; & l’on n’y pourroit souffrir cette Comtesse, qui dans un Bal, voyant dancer sa Fille de méchante grace, luy crioit sans cesse : Prenez donc, ma Fille, cet air de qualité. Cette affectation est ridicule. Il faut que cet air soit tout dans la Personne, c’est à dire qu’il soit naturel. Un Berger bien fait, peut avoir ce grand air, & un grand Prince l’aura souvent fort bas & fort médiocre. On sçait l’Histoire de Philopémen sur ce sujet, & combien son peu de mine luy attira de mépris malgré ses belles qualitez ; & quelque soin qu’il prist, au raport de Plutarque, d’estre armé & monté à l’avantage.

Aléxandre, pour qui j’ay presque autant de passion que cette Femme de la Comédie des Visionnaires ; cet Aléxandre, dis-je, tout grand qu’il estoit du costé de son esprit, de son courage, & de sa fortune, n’avoit point ce grand air ; & lors que je le regarde aupres de César, il faut que j’avouë que ce n’estoit qu’un petit Cavalier. Je sçay que Quinte-Curse dit, qu’on ne pouvoit l’envisager sans respect & sans crainte ; mais ce n’est pas là ce que j’appelle le grand air. Cette qualité, ou plutost ce je-ne-sçay-quoy, cause seulement de l’admiration & de l’estime. Il n’a rien de terrible, son éclat est doux & moderé, & bien plus propre à se faire aimer, qu’à se faire craindre. Ce grand air qui accompagne par tout la Personne qui en est revestuë, paroist avec plus d’éclat en de certaines occasions, à la Guerre, dans les Assemblées. C’est là où il brille avec majesté. C’est là qu’il est necessaire, & qu’il rehausse avantageusement la personne du Prince. Pour estre un Homme du grand air, il faut estre un grand Homme, un grand Génie. Un petit Homme, un Esprit doux, est incapable de ce caractere. Quand je dis un Esprit doux, j’entens un Autheur, un Blondin de Ruelle. Mais quand je dis un grand Homme, je n’entens pas un Capitan, un Matamore. Tous les Héros ne sont pas de belle taille. Si cela estoit, les Allemans l’emporteroient en cette rencontre sur tous les autres Peuples. Le grand air est donc, selon moy, à l’égard du Corps, une belle & juste disposition de toutes ses parties, qui consiste dans le port & le geste de la Personne ; & à l’égard de l’Esprit, c’est une maniere noble & relevée de penser & de dire les choses, qui paroist dans les sentimens & dans le discours ; & pour ce qui est de la politesse qu’on joint si à propos dans cette Question, c’est l’adoucissement & la perfection de tous les deux ; je veux dire d’un Corps & d’un Esprit bien fait, car sans elle il en résulte un éclat difficile à suporter, & qui blesse la veuë. On sçait combien sont incommodes & fatigans ces Gens du grand air qui n’ont point de politesse, & qui cherchent plutost à ébloüir qu’à plaire.

Les Provinciaux font consister ce grand air dans la pompe & la richesse des Habits, dans la majesté & le grand tour du stile, & par là ils se rendent ridicules dans leurs habillemens & dans leurs conversations. Il est vray que l’art de se bien mettre & de bien dire les choses, donne & inspire ce grand air ; mais c’est ce grand air qui fait paroître les Habits & les paroles. Il donne du relief aux plus petites choses, & sans luy avec les plus beaux Habits & les plus grands mots, on fait une fort petite figure, ou tout au plus un personnage outré & ridicule ; mais peu de Gens s’y connoissent. On se laisse ébloüir à l’éclat & au brillant des objets, sans en examiner la juste valeur ; mais on juge encor plus mal de la politesse, car ce n’est pas non plus ce grand ajustement dans la Personne, cette grande exactitude dans le discours, qui en font le veritable caractere. De là vient cette fausse délicatesse de Province, qui pense si mal de tout, qui se tient toûjours sur ses gardes, & qui croit qu’il n’y a de veritable politesse que dans la propreté des Habits, dans le stile fleury, d’estre bien mis, & de sçavoir bien dire, d’avoir toûjours le Peigne & la Tabatiere à la main. Il y a des negligences qui sont extrémement polies, & on peut dire que le secret d’estre negligé bien à propos, soit dans sa personne, soit dans ses paroles, est la veritable politesse. Et en effet, les Italiens appellent ces negligences de grands artifices ; mais c’est à la Cour, & non pas dans la Province, qu’il faut chercher ce secret. S’il y a icy quelque politesse, & quelque peu de cet air du monde, c’est là qu’on en a le veritable usage.

Ce qu’on nomme aujourd’huy air du monde & politesse, s’appelloit autrefois avoir bon air, faire les choses du bel air. Mais Monsieur de la Rochefoucaut en donne une définition plus étenduë. Il dit que c’est une symétrie dont on ne sçait point les regles ; un raport secret des traits ensemble, & des traits avec les couleurs, & avec l’air de la Personne, & ce raport bon ou mauvais, est ce qui fait que les Personnes plaisent ou déplaisent. Mademoiselle de Scudery dit que c’est un Esprit naturel qui fait que l’on est habile & agreable. Mais n’est-ce pas tomber dans une autre Question ? car qu’est ce que cet Esprit naturel ? Est-ce cette heureuse naissance dont on parle tant ? ce gaudeant bene nati des Anciens ? Est-ce estre né coëffé ? Ce seroit tout cela, si avec l’art de plaire, on avoit celuy d’estre heureux. Mais trop de Gens heureux déplaisent, & trop de Gens plaisent qui sont misérables. Qu’on en die ce qu’on voudra, ces choses ne rendent pas plus heureux ; au contraire je tiens que plus on est poly & qu’on a de cet air du monde, plus la misere est dure & insuportable, en ce qu’on paroist moins à plaindre. Quelques-autres ont dit que c’est la science de la conversation, & le don de plaire dans les Compagnies ; mais je dirois encor de plaire en quelque lieu qu’on se rencontre, car un Homme bien fait doit plaire par tout, & les grandes Assemblées & les occasions d’y paroître, sont rares. L’Autheur des Conversations que je citeray souvent, (car je ne puis prendre un meilleur Guide sur cette matiere ;) cet illustre Chevalier dit que le bon air est une agreable expression de l’action, qui consiste à bien dire & à bien faire ce que l’on dit & ce que l’on fait. Il difere de l’agrément. Celuy-cy est plus flateur & plus insinuant. Il va droit au cœur, mais par une route secrete. Celuy-là est plus de montre, il est plus concerté & plus dans l’ordre. Enfin l’un charme, l’autre se fait aimer. Mais ne seroit-ce point encor une certaine douceur & facilité de mœurs qui s’accommode à tout sans esclavage ? qui n’aprouve rien sans choix, & qui ne desaprouve rien par dégoût ? Ne seroit-ce point enfin une maniere agreable de se communiquer, qui se prend de ceux qui l’ont, & qui la pratiquent ? Car cet air & cette politesse sont moins pour nous que pour les autres, & l’on ne s’en mettroit guére en peine, s’il n’y avoit ny grand monde, ny Gens polis. Mais Monsieur de Balzac en donne une définition trop belle pour l’oublier icy. Il dit que c’est un certain éclat, & une certaine lumiere qu’une heureuse naissance répand sur le visage des Hommes, & qui corrige les defauts de la Nature avec avantage. Elle rend beaux les plus laids ; & si elle n’attire pas dans tous le respect & la venération, elle leur acquiert du moins la bienveillance & l’estime de ceux qui les voyent. Ce caractere, adjoûte-t-il, ne se peut cacher, & il fait toûjours reconnoistre ceux qui le portent, parce que rien n’est capable de l’effacer ny de l’obscurcir. Tel parut Enée lors qu’il aborda Didon.

Enée estoit brillant d’une vive clarté,
D’un Dieu plus que d’un Homme il avoit la beauté.

Et cette Reyne voulant exprimer sa bonne mine, dit à sa Sœur.

O ma Sœur, qu’Enée a de charmes,
Lors qu’il paroist dessous les armes !
Pour moy, je le voy dans ses yeux,
Si ma foy ne me trompe, il est sorty des Dieux.

Virgile parle encor de la sorte en faveur du beau Sexe, lors qu’il fait le Portrait d’Iris sous la figure de Beroé.

L’Epouse de Doricle est modeste & charmante,
Mais remarquez bien sa beauté.
Que ses yeux sont brillans ! qu’ils ont de pureté !
Que son haleine est douce, & sa voix ravissante !
Et que lors qu’elle marche, elle a de majesté !

Quand Didon entre dans le Temple, le Poëte ne se contente pas de la comparer à Diane, il adjoûte qu’elle surpasse toutes les Déesses.

Voyez-vous Didon qui s’avance,
Telle Diane avec ses Nymphes dance ;
Mais cette Reyne a bien plus de beautez,
Elle efface en marchant toutes les Deïtez.

Et lors que Vénus quitte Enée, à qui elle s’estoit apparuë sous une autre figure, il dit que son air & sa démarche luy firent connoistre la Déesse.

Quoy qu’à le fuir Vénus s’empresse,
Au marcher seulement il connut la Déesse.

J’ay emprunté tous ces Portraits de Virgile, parce qu’on ne peut tirer que de bonnes Copies d’un si excellent Original.

Il y a des Gens à qui cet air & cette politesse sont si naturels, qu’ils semblent estre nez pour la Cour & le grand monde. Ce sont de ces belles Ames à qui la Nature donne de beaux corps & de nobles inclinations ; & lors que la fortune leur est favorable, elles sont capables de toutes choses. Cela se remarque chez de certains Peuples & dans quelques-unes de nos Provinces, où le vulgaire mesme est naturellement civil & poly. Les Femmes sont plus susceptibles de cet air du monde que les Hommes. Elles se connoissent mieux en politesse & en galanterie, elles rafinent sur ce sujet, & elles nous en font leçon. La Nature leur a donné cet avantage. Elles s’attachent à plaire dés leur enfance, comme à la seule chose qui peut les rendre recommandables, & leur donne quelque mérite au dessus des Hommes. Quoy qu’il en soit, on ne peut estre ny poly, ny galant, sans le commerce des Femmes. On peut estre juste, sage & docte sans elles, avoir du courage, de l’honneur & de la probité ; mais ce sont elles qui inspirent la douceur, la civilité, la complaisance, la délicatesse, le bon goût, & enfin tout ce qui peut faire un honneste Homme. Et la raison de cela, c’est qu’on agit plus rondement avec les Hommes. On a moins d’égard les uns pour les autres ; mais ce respect que la coûtume a introduit pour le beau Sexe, fait qu’on observe bien plus de formalitez avec les Femmes. Les Hommes sont toûjours aupres d’elles dans une certaine bienséance, qui est le veritable caractere de la politesse & de la galanterie. Je sçay bon gré à Mr Costard d’avoir fait une Déesse de cette derniere. Puis que les Femmes nous rendent galands, ne craignons pas de sacrifier à cette Divinité, pour nous la rendre favorable. Le culte n’en est pas dangereux, & on peut la servir sans idolâtrie. L’Amour que l’on appréhende tant, en est plus éloigné qu’on ne pense. Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est de l’amour, dit l’Autheur des Refléxions. Mais à tout hazard un peu d’amour est necessaire pour faire un galant Homme, & il n’y a personne qui ne le veüille bien estre à ce prix.

Vous appellez à tort le beau Sexe trompeur,
On ne perd jamais rien pour aimer une Belle ;
Qu’elle soit rigoureuse, inconstante, infidelle.
Consolez vous de ce malheur,
Si vous avez appris à plaire,
Ce n’est pas une grande affaire,
Que pour estre bien fait, il en couste son cœur.

Ce que dans le monde on appelle un honneste Homme, dit Madame de Vildieu, fait gloire d’estre galant, & favorisé des Dames. Elles sçavent l’art de plaire & de se faire aimer, mais elles veulent qu’on plaise, & qu’on se rende aimable. Tout le secret est de bien choisir, & de tomber en bonne main. Je plains un jeune Homme qui s’attache aupres d’une Femme sans esprit & sans mérite ; il est toûjours mal recompensé de son temps & de sa peine. Mais d’autre costé les Femmes spirituelles & sçavantes sont rarement propres à la belle galanterie. Leur caractere est trop romanesque ; ce qui me fait croire que celles qui n’ont qu’un esprit naturel avec un grand usage du monde, & qui sont également éloignées de la coqueterie & de l’air prétieux, sont plus capables de faire un galant Homme.

Quoy que les belles Personnes ayent plus de disposition que les autres pour l’air du monde & la veritable politesse, il y en a qui n’ont aucun air, & souvent de médiocres Beautez ont en cela de grands avantages. C’est que l’esprit y contribuë, & je ne sçay quel agrément naturel qui ne résulte pas de la beauté, mais de la symetrie du corps, & du tempérament de la personne. J’ay connu une Femme qui estoit en tout d’un mérite fort mediocre ; neantmoins par habitude ou autrement, elle avoit un certain air qui la fit regarder dans le monde, & insensiblement elle s’acquit la réputation d’estre une Femme bien faite ; & tout cela consistoit à placer ses bras, & à avancer sa gorge d’une certaine maniere, & à dire les choses d’un ton mignon & radoucy. Elle sçavoit cinq ou six Complimens avec autant de petites raisons, qu’elle appliquoit à tout, & qu’elle ne craignoit point d’user à force de s’en servir. Ceux qui ne la voyoient qu’en passant, en estoient charmez ; mais ceux qui la voyoient souvent, ne pouvoient comprendre où estoit le charme, car cet air du monde n’est souvent qu’une certaine routine où l’on ne trouve aucun fond d’esprit & de mérite. Il y a mesme tant de foiblesse & de badinerie, que je ne m’étonne pas si les Gens bien sensez se récrient si fortement là-dessus. Une fausse politesse & un air contraint, dégoûtent plus qu’un air simple & des façons grossiereres. Icy on pardonne à la Nature sans art, & là on ne peut pardonne à l’art sans la Nature, car il choque du moment qu’il est visible. Cet air affecté est le mesme que l’air prétieux, dont il y a de si bonnes Copies dans les Prétieuses Ridicules, & dans le Misantrope de Moliere. Ce sont des Marquis dont tout le mérite est dans leurs Perruques & dans leurs Canons. Ils sçavent le bel air des choses, & comme Gens de qualité ils sçavent tout sans avoir rien appris, dit Mascarille.

Cette affectation gaste fort les jeunes Gens qui sont peu de temps à la Cour. Ils y prennent de faux airs, & des façons de parler par où on les connoist toute leur vie. Il n’y a rien qu’on doive plus éviter que les mots nouveaux, & même quelques uns qui sont en usage, mais qui ont quelque chose de trop singulier. Cela sent l’Enseigne, & fait reconnoistre les Gens. Mais il y en a qui croyent qu’on ne paroist dans la conversation que par ce moyen. Combien ce mot, à l’heure qu’il est, a-t-il fait de bruit dans la Province ? On le fouroit par tout, & on en revenoit toûjours à l’heure qu’il est. Il vint il y a quelque temps en Normandie, une Dame que son mérite & toute sa vie qu’elle passe à la Cour, rendent fort recommandable. Un jour on luy proposa une Partie d’Hombre, & elle répondit pour s’en défendre, qu’elle n’aimoit point ce Jeu, parce qu’elle estoit déja trop Colet monté, voulant dire qu’elle estoit trop vieille. Ce mot fut recueilly soigneusement du petit nombre choisy qui avoit l’honneur de l’approcher ; & depuis ce temps-là, on n’entendit plus que Colet monté. On l’appliquoit à tout sans raison, & sans sçavoir ce qu’il vouloit dire. Enfin lors qu’il vient quelque grand Seigneur en Province, c’est à qui prendra ses manieres ; mais ceux qui ont du bon sens, & l’esprit solide, se prennent garde de pareilles affectations, & ne s’entestent pas d’un air qui est dangereux pour les Provinciaux. On peut estre un honneste Homme, un Homme bien fait, sans estre un Homme de Cour ; & ce seroit grand pitié, si tous les Provinciaux devenoient Courtisans. Qu’ils lisent l’Honneste Homme de Faret, ou le Parfait Courtisan du Coulet Castiliogue, pour y apprendre à estre civils & honnestes, mais non pas je-ne-sçay-quelle maniere, & quelle fausse galanterie, qui n’est bonne qu’à les rendre ridicules. Parce qu’on leur a dit que les Gens de Cour & du grand monde ne sont point façonniers, ils sont libres & familiers jusques à l’impertinence & à la malhonnesteté. Les honnestes Gens du Siecle passé estoient esclaves de leurs cerémonies ; mais ceux d’aujourd’huy le pourroient bien devenir, par la familiarité de ceux qui les imitent. La contrainte d’autrefois estoit insuportable, mais on commence à éprouver que la liberté d’aprésent est bien incommode ; car pour deux ou trois qui en usent bien, il s’en trouve vingt qui en usent mal. De plus, cette liberté que nous chérissons toûjours, n’est-elle point captive lors que nous nous soûmettons si volontiers au caprice de ces Esprits familiers. J’appelle ainsi ces jeunes Etourdis, qui prétextent leur emportement d’une honneste familiarité. N’en sommes-nous point esclaves, lors que nous souffrons avec tant de patience, qu’ils nous déclarent leurs sentimens & leurs inclinations ; & ne vaudroit-il pas mieux essuyer cinquante Complimens de Nervese, que l’Inpromptu de quelque fou de Marquis ? Mais revenons de cette petite digression qui n’est peut-estre pas hors du sujet.

Cet air du monde & cette politesse change comme toutes les autres choses. On l’étudie plusieurs années, & on n’a pas le temps d’en profiter. Les Polis du Siécle passé seroient grossiers & à la vieille mode dans celuy-cy. Chaque Regne, chaque Cour, a son air, sa politesse, sa galanterie. Les vieux Courtisans ne sont pas moins distinguez par leurs façons, que par leurs habits ; & les jeunes en changent tous les jours. Combien de modes nouvelles, de figures & de postures dans le geste, dans les habillemens, dans la démarche, & dans toute la Personne de ceux qui se piquent d’avoir ces qualitez, & qui prennent de grands airs, comme ils parlent ! Un galant Homme disoit un jour sur ce sujet, que les Suivantes de sa Femme prenoient tous les ans ses vieilles graces. Il appelloit ainsi ces agrémens nouveaux qui changent sans cesse à la Cour, & qui font la plus grande occupation des Cavaliers & des Dames. Mais ce qui est admirable, cet air est si délicat & si subtil, qu’il se dissipe & se corrompt dans la Province, pour peu qu’on y séjourne. Bien plus, il y en a qui le perdent en changeant d’Habit. Il n’en est pas tout-à-fait ainsi de la politesse. Comme elle est plus fondée sur les mœurs, & qu’elle réside principalement dans l’esprit, elle demeure toûjours en ceux qui l’ont naturellement, ou qui en ont fait une habitude. Ce n’est pas qu’il n’y arrive du changement ; car enfin, les Peuples les plus polis, deviennent dans la suite des temps, rudes & barbares. Il s’en faut bien que les Grecs d’aujourd’huy & les Italiens ne possedent l’ancienne politesse d’Athenes, & l’Urbanité de Rome. Ainsi un vieux Courtisan devroit se consoler de n’estre plus poly. La qualité de galant Homme, dit le Maréchal de Clérambaut, passe comme une Fleur, ou comme un Songe. On est quinze ou vingt ans à le devenir, & tout d’un coup ce galant Homme est le rebut & le mépris de ceux-mesme qui l’admiroient auparavant. Mais c’est un des entestemens de la Cour d’estre toûjours galant ; & c’est pourquoy l’on y veut paroistre toûjours jeune.

Les Gens de Cour conservent l’air du monde jusqu’au Tombeau, ou du moins l’esprit du monde ; car il ne leur en demeure que l’inclination apres que l’âge & les affaires les en ont éloignez. Je connois une Marquise, à qui une vieillesse de quatre-vingts ans, & un long séjour à la Campagne, n’ont pû faire perdre la curiosité de la Mode & des Nouvelles. Elle s’habille encor comme une Fille de quinze ans, & se fait lire la Gazette regulierement toutes les semaines. C’est un Original dans sa Province, & on la regarde comme un Trésor de la vieille Cour. Cependant il faut avoüer qu’on peut conserver l’air du monde & la veritable politesse malgré le cours des années, & le séjour de la Province, quand on a une heureuse naissance, l’esprit droit & juste, qu’on a commencé de jeune âge à paroistre dans le monde, qu’on s’est formé sur de bons modelles, & que le bon sens & le jugement reglent nôtre conduite. Lors qu’un Homme & une Femme de Cour sont faits de la sorte, c’est un grand charme que leur personne & leur conversation. C’est là qu’on trouve cette justesse de pensées & d’expressions, cette noblesse de sentimens, cette penétration d’esprit, ce juste discernement, ce tour fin & délicat, cette maniere aisée de dire les choses, cette plaisanterie spirituelle, cette fine raillerie ; enfin dans toute la personne un air, & un je-ne-sçay-quoy qui ravit & qui gagne tous les cœurs. Mais il faut pour cela que la Nature forme un Homme avec soin, & que les belles Lettres & le grand monde le polissent ; car ce n’est pas assez de plaire lors qu’on nous voit, il faut encor que nous laissions le desir de nous revoir, & le regret de ne nous voir plus, & tout cela ne se peut sans un grand fond d’esprit & de mérite. Les vrais agrémens, dit Mr le Chevalier de Meré, ne viennent pas d’une simple superficie, ou d’une legere apparence. L’esprit sans-doute est ce qui touche le plus, & quelque avantage que l’on ait de la Nature, on n’a point cette liberté, ce brillant & cet enjouëment qui plaisent tant dans le grand monde ; car estre libre & enjoüé sans esprit, c’est estre brutal & ridicule. Si tant de belles Personnes ne touchent point & n’ont point d’air, c’est qu’elles n’ont point d’esprit ; mais ceux qui en ont, ne manquent jamais de plaire, quelques laids qu’ils puissent estre. La Nature donne de la beauté ; l’esprit, de l’agrément. C’est le premier mobile de toutes choses, & le principal ressort de toute la machine ; car dans une Personne bien faite, ce n’est ny la taille, ny l’éclat du teint, ny le brillant des yeux qui nous enchante ; c’est l’esprit qui se sert de tout cela comme il faut, & qui luy donne le prix qui nous le fait estimer. Sans luy, dit un ancien Poëte, les yeux sont aveugles, les oreilles sourdes, les bras paralytiques ; mais lors qu’un Homme a de l’esprit, les moindres mouvemens de son corps ont quelque vertu qui le fait aimer ; tout ce qu’il fait charme, il y a plaisir à le voir & à l’entendre. Le Maréchal de Clérambaut est si persuadé que l’air du monde ne dépend pas tout-à-fait des avantages du corps, qu’il assure qu’un Homme contrefait a souvent meilleure grace, qu’un Homme fait à peindre ; & il conclud que ce n’est pas assez que ces beaux dehors pour estre agreable, mais que le plus important consiste à donner l’ordre dans sa teste & dans son cœur, & qu’on n’est jamais un galant Homme sans avoir un bon cœur, ou bien de l’esprit.

Il semble donc que ceux qui en ont beaucoup, doivent avoir cette politesse & cet air du monde plutost que les autres. Je ne dis pas les Sçavans, car l’air d’un Docteur est bien diférent de celuy d’un Homme de Cour, mais je parle icy de ce qu’on appelle bel esprit ; & en effet, ceux qui en ont, sont toûjours fort agreables, & les plus beaux Hommes sont fades & dégoûtans quand ils en manquent. Neantmoins l’esprit seul ne fait pas cela, & il est aisé de le remarquer en des Personnes qui en ont peu, & qui ne laissent pas d’avoir bon air, & d’estre fort polis. Les agrémens du visage & de la taille, l’emportent souvent sur l’esprit ; & comme on en est prévenu, on ne donne qu’à la superficie & à l’apparence ; & c’est ce que veut dire Mr le Duc de la Rochefoucaut, que la bonne grace est au corps, ce que le bon sens est à l’esprit. Mais il faut avoüer que si ces Gens-là n’ont pas fonciérement de l’esprit, ils ont je ne sçay quelle teinture des belles Lettres, & un grand usage du monde, en quoy consistent presque toutes ces choses. Mais de plus, il y a des Gens qui n’ont de l’esprit & du mérite que pour déplaire ; car bien souvent ce n’est pas la chose qui déplaist, mais l’air dont on la fait, & on est d’autant plus chagrin que la chose est belle, & qu’on la gaste en la faisant mal. La trop grande confiance qu’on a en son mérite, rabaisse les plus nobles actions. On est bien aise de voir un Homme ou une Femme qui charme ; mais on est choqué déslors qu’ils affectent de nous plaire, & qu’ils nous forcent à les admirer. On pourroit leur demander avec Mr le Chevalier de Meré, quel avantage ils tirent d’avoir de l’esprit, puis qu’ils ne s’en servent pas pour se faire aimer ; car enfin cet air du monde & cette politesse ne servent qu’à cela, & ce n’est que pour cette fin qu’on les étudie, & qu’on s’y rend habile. Ce qui me fait parler de la sorte, c’est que ce n’est pas assez d’avoir de l’esprit, il faut estre encor extrémement honneste Homme, & poursuivre toûjours l’idée que cet illustre Chevalier m’a fait concevoir. Quoy qu’on sçache parfaitement toutes ces choses, & que l’on y soit occupé toute sa vie, on ne le doit jamais faire remarquer ny dans son entretien, ny dans ses manieres. La politesse à l’égard de l’esprit, consiste, dit l’Autheur des Refléxions, à penser des choses honnestes & délicates ; & il y a une éloquence, ajoûte-t’il, dans les yeux & dans l’air de la Personne, qui ne persuade pas moins que la parole. Les beaux Esprits y devroient estre de grands Maîtres, neantmoins ils en connoissent peu l’usage. Ces sortes de choses sont du grand Monde & de la Ruelle, & non de l’Ecole & du Cabinet. Qui peut avoir cette étenduë d’esprit qui dépaise les Gens, & qui leur découvre en toutes rencontres ce qui leur est necessaire de faire & de dire ?

Je le dis avec peine ; mais il est certain que la politesse du Cabinet n’est point la veritable politesse, & qu’on n’a pas l’air du monde pour avoir bien de l’esprit. À la verité, les Sçavans & les beaux Esprits, ont en cela de grands avantages, mais ils ne suffisent pas seuls. Ces Gens-là s’attachent trop aux sentimens & aux paroles, à penser juste, à bien raisonner, à bien écrire ; & il faut aller aux mœurs, aux gestes, aux manieres qui dépendent de l’usage du monde, & qui en font le caractere le plus essentiel. Lors qu’on veut appliquer dans le grand Monde ce que l’on a écrit, il s’en faut bien qu’on ne soit ce que l’on croyoit estre. Je parle mesme des Autheurs les plus polis & les plus galans. Un bon Ecrivain peut bien faire des Portraits au naturel de cette politesse, & attraper dans ses Livres cet air du monde dont nous parlons. Il peut mesme aller au dela par la force de son imagination, & par la beauté de son génie ; mais lors qu’il veut mettre ces choses en pratique, il demeure court, & ses Copies valent bien mieux que l’Original. Ces manieres aisées & naturelles, cette douceur & cet agrément qui procedent de la bonté des mœurs, & des traits du visage, ne s’apprennent guére par l’etude & par la méditation. Il faut que la Nature les donne, ou du moins il faut un longtemps pour les acquerir, estre un bon Comédien, & joüer son Rôle devant des Connoisseurs, & non pas derriere la Toille, où l’on n’a que soy pour Maistre & pour Spéctateur. Les beaux Esprits ne sont pas Gens à se donner tant de peines ; & en effet, si vous en ostez un petit nombre, qui par leur naissance ou par leur éducation ont joint l’usage du monde aux belles Lettres, il y a peu d’Autheurs qui ayent eu, je ne dis pas seulement dans leurs personnes, mais encor dans leurs écrits, le grand air & la veritable politesse. Avant Mr d’Urfé, nous n’avons aucun Autheur François qui ait excelé en ce genre ; mais c’estoit un Homme qui estoit aussi poly & aussi galant dans sa personne, que dans sa divine Astrée. Les Autheurs de Poléxandre, de Cléopatre, de Clélie, de Cyrus, & de tant de beaux Romans qui ont paru de nos jours, nous en ont donné de parfaits modelles ; mais comme leurs idées estoient un peu trop relevées, & au dessus de l’usage ordinaire, ils ne firent pas d’aussi bons Ecoliers, qu’ils avoient donné de bonnes Leçons. On blâma ceux qui s’y attacherent, & les grands Lecteurs de Romans furent traitez de Prétieux ridicules. On vouloit un air & des manieres plus accommodées à la portée des Hommes, qui fissent voir les Gens comme ils sont, & non pas comme il seroit à souhaiter qu’ils fussent ; ce qui fit douter que ces Autheurs eussent le veritable air du monde, puis qu’ils donnoient des Copies dont on n’avoit jamais vû d’Originaux. Voiture & Sarazin nous ont confirmez dans cette opinion, & furent si bons Maistres en cela, qu’on se trouve encor fort bien de les imiter aujourd’huy. Cependant ce Voiture, tout poly & tout galant qu’il estoit, du consentement mesme de son plus grand ennemy Mr de Girac, pour ne rien dire de Madame de Saintot, qui le promettoit à deux belles Dames tout-à-la-fois ; ce Voiture, dis-je, n’avoit pas bon air, & avoit quelque chose de niais dans le visage, comme il le dit luy-même. Il est donc vray qu’il faut avoir une sorte d’esprit que les Livres & les Sçavans ne donnent guére, & qu’on ne peut apprendre dans le Cabinet. Il faut avoir le goût fin & délicat, pour remarquer les vrais & les faux agrémens. Il y en a toûjours quelques-uns qui sont à la mode, & dont le monde est prévenu. Ils dépendent souvent du caprice de ceux qui en jugent ; mais dans cette bizarrerie il y a toûjours une certaine proportion à laquelle on revient, parce que sans elle on ne peut plaire ; & pour plaire & pour estre agreable, il faut avoir un esprit plus doux & plus pliable, si j’ose me servir de ce mot, que n’ont les Autheurs & les beaux Esprits. Adjoûtez à cela un abord galant, une conversation brillante, une complaisance agreable & un peu flateuse, un procedé hardy & modeste tout ensemble ; ce qui est rare dans un bel Esprit. Il peut avoir la connoissance de ces choses ; mais un galant Homme qui les possede, s’en sert tout autrement. Un bel Esprit a trop de suffisance, un galant Homme a trop de vanité. Un galant Homme cherche trop à plaire, un bel Esprit croit qu’il plaist toûjours ; l’un est incapable du monde, parce qu’il en neglige trop l’usage ; l’autre en devient l’esclave, & s’égare souvent du bon sens & de la raison, parce qu’il s’attache trop à ses maximes. Il n’y a rien de plus ridicule qu’un bel Esprit hors de ses Livres. Il n’y a rien de plus décontenancé qu’un galant Homme hors de la Cour & du grand Monde, quand il n’a pas beaucoup d’esprit & d’habileté ; car alors il ne s’étonne de rien, il s’accommode à tout, il profite de tout, & il est par tout ce qu’estoit Alcibiade. Mais sans nous arrester à faire icy un plus long détail de leurs défauts, disons pour leur faire justice, qu’un bel Esprit qui est galant Homme, est un composé du Monde & des belles Lettres, de l’Ecole & du Cercle, du Cabinet & de la Ruelle. C’est la pensée de Mr de Vaugelas, quand il a dit que dans la Galanterie il y entre du je-ne-sçay-quoy, de la bonne grace, de l’air de la Cour, de l’esprit, du jugement, de la civilité, de l’honnesteté, de l’enjouëment, & le tout sans contrainte, sans affectation & sans défaut. Apres cela demeurons d’accord qu’un bel Esprit qui a ces qualitez, l’emporte facilement sur tous nos Blondins, du moins il gagne la plus saine & la meilleure partie du beau Sexe, s’il n’a pas la plus jeune & la plus belle ; mais enfin si on aime mieux un bel Esprit, un galant Homme plaist davantage. On se gaste pour vouloir estre un peu de l’un & de l’autre. On devroit se tenir dans les bornes que la Nature & le Génie nous prescrivent. Si un bel Esprit n’a point de disposition pour le monde, qu’il demeure dans son Cabinet, qu’il voye peu de Personnes, que des Sçavans comme luy, & qu’il ne se rende point ridicule avec son bel esprit. Mais d’ailleurs qu’un galant Homme qui est formé pour le monde, ne s’érige point en Autheur, & qu’il n’envie jamais à un bel Esprit la gloire d’un Sonnet ou d’une belle Lettre. Il n’y a rien de plus ridicule que cette manie. Je voudrois mesme qu’il se passast d’en juger, sans se mesler de vouloir mieux faire ; qu’il renchérist sur l’honnesteté & sur la courtoisie, par l’agrément de sa personne, & par la délicatesse de son esprit. C’est de la sorte qu’un galant Homme sera de tous les temps, & toûjours à la mode ; qu’il plaira par tout, & que tout le monde se plaira avec luy.

Apres cela je puis conclure que chacun en sa maniere peut avoir l’air du monde & la veritable politesse, & qu’il n’y a point aujourd’huy de caractere qui n’en soit capable. Il ne faut donc pas s’étonner si la France est la plus polie de toutes les Nations, & si cet air du monde & cette politesse se répandent jusques dans les Provinces. Avant le Regne de François I. on ne sçavoit ce que c’estoit. Les Hommes estoient fiers & courageux, mais rudes & grossiers. Les Femmes estoient sages & prudes, mais farouches & severes. Sous Henry II. & Henry III. on commença à estre poly. Les Hommes devinrent galans, & les Femmes galantes. Depuis nous avons veu des Prétieux & des Prétieuses. Mais la politesse de l’ancienne Cour estoit trop contrainte & trop affectée. Le corps estoit à la gesne par les Habillemens & par les grimaces, & l’esprit par les complimens & les conversations. Toutes les manieres estoient étudiées, tous les ajustemens estoient artificiels. On n’agissoit que par ressorts, & par machines ; mais à present on est propre sans peine, & l’on est negligé sans estre mal-propre. On dit peu de choses, mais justes, on est civil sans embarras ; enfin on est plus François que jamais on ait esté, sans pourtant avoir aucun des défauts qu’on reproche à nostre Nation. Mais dequoy n’est-on pas capable quand on est Sujet de Loüis le Grand ? C’est à luy qu’on est redevable de toutes ces choses. Il possede dans un parfait degré la veritable politesse ; & ce grand air qui accompagne toutes ses actions, & qui releve si avantageusement sa Personne au dessus de tous les Roys du monde, luy donne à luy seul cette grandeur & cette majesté, que tous les autres Princes n’emportent que de l’éclat de leur Sceptre & de leur Couronne.

De la Fevrerie.

[Madrigaux sur les deux Enigmes du Mois de Juin, dont les Mots estoient le Feu] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 104-113.

Je vous envoye quelques Madrigaux que j’ay reçeus sur les Enigmes proposées dans ma Lettre du mois de Juin. Le Feu estoit le Mot de l’une & de l’autre.

I.

Vous raillez-vous, Seigneur Mercure ?
Vit-on jamais telle avanture ?
Et qui la prendroit pour un jeu ?
Au plus fort de l’Eté nous voyons tout le monde
Chercher de la fraîcheur dans l’Onde,
Et vous nous apportez du Feu.

L’Aimable Hubert, de la Ruë de la Harpe.

II.

Voulez-vous expliquer l’Enigme du Mercure,
Disoit Cloris à son Amant ?
Elle me paroist trop obscure,
Et je l’avouë ingenûment,
Je n’en viendrois à bout que difficilement.
Le Drôle, sans resver, découvrit le mistere,
Et luy répondit ; franchement
Un peu de Feu seroit bien vostre affaire,
L’on vous en aimeroit, ma foy, plus tendrement.

Le Comte de Montaigu, de la Ruë Montmartre.

III.

De grace, dites-nous un peu,
Beau Messager, galant Mercure.
Si c’est par caprice, ou par jeu,
Ou par quelque triste avanture,
Qu’on vous entend souvent dans vostre Enigme obscure,
Crier à haute voix, au Feu, Messieurs, au Feu.

Rault, de Roüen.

IV.

Lors que je m’approche de vous,
Mon cœur charmé de vos traits les plus doux,
Vous fait recit de mon martire ;
Mais helas ! qu’inutilement
Mille & mille soûpirs me font paroître Amant,
Puis que vous vous raillez de ce qu’Amour m’inspire,
Et que le Feu cruel qui consume ce cœur
N’est chez vous qu’une foible ardeur.

De l’Isle d’Origny, de Troyes.

V.

Dans vostre Enigme on voit, Mercure,
Un Feu qui n’est que la figure
De celuy dont les beaux Esprits,
Sous vostre nom, par vostre adresse,
Eclairent les plus sombres nuits,
Soit d’ignorance, ou de tristesse.

Le Chevalier de la Santé, Doct. M. de M. de Châlons en Champagne.

VI.

Je sçay me garantir des ardeurs du Soleil,
Mercure avec son Feu veut en vain me surprendre.
Par le secours d’un secret sans pareil,
Du Foudre de Jupin je pourrois me défendre.
Je pourrois insulter au Ciel, à tous les Dieux,
En un mot je ne crains que le feu de vos yeux ;
Mais le moyen, Philis, tout doit s’y rendre ;
Pour peu qu’en sente un cœur, il est réduit en cendre.

Daubaine.

VII.

Vous voulez que j’explique, adorable Camile,
L’Enigme qu’en ce Mois vous voyez avoir cours ;
Et pour rendre la chose assurée & facile.
Resvez-y, dites-vous, plutost cinq ou six jours.
***
Le long temps ne fait rien ; qui là-dessus se fonde,
Loin d’aider son esprit, ne l’affoiblit pas peu.
Je resverois en vain jusqu’à la fin du monde,
Si comme aupres de vous d’abord je ne prens Feu.

Droüart de Roconval, de la Porte S. Antoine.

VIII.

L’Enigme que Mercure a mise la premiere,
Donne sans-doute plus de lieu
D’imaginer un Mot, que ne fait la derniere ;
Tout le monde y court comme au Feu.

Bouret, Président en l’Election de Mante & Meulan.

IX.

Je suis au comble de mes vœux,
Je triomphe à présent d’une jalouse envie ;
  Et tandis que ma vie
Par un cruel destin ne sera point ravie,
Pour mon fidelle Epoux j’animeray mes Feux.

La Jeune Epouse triomphante, de la Ruë S. Denys.

X.

Vous croyez donc, Seigneur Mercure,
Sous ombre qu’on vous nomme une Divinité,
Par tout à vostre volonté
Rompre les Loix de la Nature ?
Mais malgré tout vostre pouvoir,
Et quoy que vous tentiez afin de nous surprendre,
 Le Feu se laisse toûjours voir,
Le Tonnerre toûjours entendre.

F. Ha… du Mesnil, de Chambrais en Normandie.

XI.

Ouy, c’est trop soûpirer pour vous, belle Inhumaine,
Puis que vous méprisez mon Feu ;
Je me retire enfin, & pour finir ma peine,
  Adieu, Philis, adieu.

Le Blanc de Roquemont.

XII.

Hé quoy, belle Philis, toûjours inéxorable
Aux cris d’un Amant misérable
Qui se prosterne à vos genoux ?
C’est trop, divin Objet, l’exposer au martire.
Modérez la rigueur d’un si rude courroux,
Si vous ne voulez qu’il expire
Par un suplice affreux, le plus cruel de tous.
Il veut implorer vostre grace,
Ne luy refusez pas un regard de vos yeux.
Mercure vient en Feu pour fondre vostre glace,
Pourrez-vous résister à la force des Dieux ?

XIII.

L’autre jour pres d’Iris, & languissant & bléme,
Je me plaignois de sa rigueur ;
Mais bien loin de toucher son cœur,
Sa froideur adjoûtoit à mon malheur extréme
Mille & mille sujets d’une juste douleur.
La Belle lisoit le Mercure,
Et vouloit expliquer les Enigmes du Mois,
Lors que d’une tremblante voix
Je devinay par avanture.
La premiere, luy dis-je, est sans-doute le Feu,
Mon cœur en ressent les atteintes.
Pourquoy, quand il vous fait ses plaintes,
Ne l’écoutez-vous pas un peu ?

Le Juvenal naissant, de la Ruë de la Harpe.

XIV.

Quoy que nous soyons tous dans la Saison ardente,
Je ne m’en ressens que fort peu,
Et mon ame sans toy ne seroit point contente ;
Mercure, j’ay besoin pour vivre, de ton Feu.

L’Architecte ressuscité.

XV.

Qui voudra trouver cette fois
Les Enigmes du dernier Mois,
Ne doit pas manquer de lumiere ;
Car l’autre jour, sans aucun fruit,
Tâchant de découvrir le sens de la premiere,
Nous resvâmes dessus jusqu’à ce qu’il fit nuit.
Mais loin de l’attraper, quoy que nous pûssions faire,
Nous en approchâmes si peu,
Que nous serions encor à sçavoir le mistere,
Si l’on n’eust apporté du Feu.

Le Jeune Solitaire, de la Ruë des trois Cheminées de Poitiers.

XVI.

Allez loin d’icy, Scrupuleux,
Qui voulez condamner les Songes ;
J’ay connu par un Resve heureux,
Qu’ils n’estoient pas toûjours mensonges.
Aux Enigmes du Mois resvant tranquillement,
Le sommeil m’a surpris, & par une avanture
Qui m’a laissé remply d’étonnement,
M’a découvert le secret de Mercure,
En me faisant voir en dormant
 Deux Feux qui n’estoient qu’en peinture.

Lepine de Ploermel.

La Piece qui suit est de Mr Perrin, d’Aix en Provence, Fils du Secretaire du Roy de ce nom. Quoy qu’il n’ait encor que dix-huit ans, voyez si l’on peut mieux raisonner sur la matiere qu’il traite.

[Si le Mary doit estre aussi grand Maistre que la Femme, par M. Perrin d’Aix en Provence, Fils du Secretaire du Roy de ce nom] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 114-117.

Si le Mary doit estre aussi grand Maistre que la Femme.

Si l’on veut se dépoüiller de tous les Préjugez, on reconnoistra aisément que le pouvoir se doit étendre aussi loin dans la Femme, que dans le Mary. Qu’est-ce que le Mariage, dit-on ? C’est une Societé soûtenuë par une mesme puissance en deux Personnes égales. Je dis égales ; car si avant qu’on les eust unies il y avoit diversité de condition, le Sacrement qui confond & leur naissance, & leur bien, bannit toute diférence, & introduit l’égalité. Le Mary ne trouve point dans la Personne de son Epouse une inférieure, ny une esclave qu’il doive tenir dans la servitude ; il y rencontre une compagne, une autre soy-mesme, qui a autant de droit que luy au commandement. Ce droit est étably sur ce que l’amour, ou pour mieux dire l’amitié conjugale, les oblige à ne s’appliquer qu’à mettre un ordre dans les engagemens de la Societé, où ils puissent trouver ce qu’on appelle les douceurs de la vie ; & ils ne peuvent goûter ces douceurs que dans une paix qui soit entretenuë par l’union des volontez. Quand l’égalité de pouvoir est gardée dans le Mariage, l’on n’y remarque que ce qui peut contribuer davantage à l’accroissement de la satisfaction commune. Comme on y vit de concert dans une communication mutuelle d’autorité, les diférences de sentimens y sont réciproques, chacune des parties consent à ce que l’autre résout ; ce qui est au gré de l’Epouse, est approuvé de l’Epoux ; & il n’y a en eux qu’une volonté, parce qu’il n’y a qu’un cœur. On n’y voit point les fâcheux effets de la discorde, les contrarietez chagrines, les haines secretes, ces malheurs qui surviennent par tout où l’infériorité est reconnuë. Car en effet,

Quand un Mary seroit fidelle,
Quand il auroit un tendre amour,
Et qu’il donneroit chaque jour
De l’ardeur de ses feux quelque marque nouvelle ;
S’il faut qu’on le révere, & si sa passion
Exige injustement de la soûmission,
Sa Femme sera bien docile,
Si pour luy plaire abandonnant ses droits,
Elle suit sans trouble ses Loix,
  Et le laisse tranquille.

[Traité sur l’Origine de la Medecine, par M. de la Selve de Nismes] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 130-132.

Asclépiade, qui vivoit du temps de Pompée le Grand, ne sçeut la Medecine que par conjectures. Il fut neantmoins fort estimé des Grands Hommes de son temps. Il méprisa les sollicitations du Roy Mithridates, qui le prioit de venir dans son Royaume. De peur qu’on ne crûst qu’il n’avoit pas pû se guérir soy-mesme, il aima mieux mourir d’une chûte en se précipitant d’une Echelle en bas. Mithridates, ce fameux Roy du Pont, qui parloit les Langues de vingt-deux Nations soûmises à son obeïssance, fut fort adonné à la Medecine. Pompée l’ayant vaincu, trouva la Recepte du Mithridat dans son Cabinet ; mais il ne l’estima pas beaucoup, parce que les Simples dont il est composé sont en petit nombre & fort vulgaires, comme vous l’allez voir.

Antidotus vero multis Mithridatica fertur
Consociata modis, sed Magnus scrinia Regis
Cum raperet victor, vilem deprehendit in illis
Synthesin, & vulgata satis medicamina risit,
Bis denum rutæ folium, salis & breve granum,
Juglandesque duas, totidem cum corpore ficus.
Hæc oriente die, parco conspersa Lyæo
Sumebat metuens, dederat quæ poculatutor.

Les Larmes de Daphnis sur la mort de Sylvie son Epouse §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 140-156.

Je ne doute point, Madame, que vous ne soyez touchée des tristes Stances que vous allez lire. Elles sont de Mr de Templery, d’Aix en Provence, qui les a faites sur la mort de Madame Catherine de Vary sa Femme, morte depuis peu dans ses plus belles années. Elle estoit native d’Avignon, & Fille de Mr Marc de Varry, Gentilhomme Romain, & des plus anciennes Familles d’Italie. Apres qu’il se fut distingué dans sa jeunesse par des Commandemens importans dans les Armées du Pape & de la République de Venise, il se trouva engagé en un celébre Duel qui se fit de nuit aux Flambeaux dans Rome, à la Place de Navonne, & auquel il y eut trois Gentilshommes Romains qui furent tuez. Ce malheur l’obligea de fuir en Avignon, où s’estant marié, il n’eut aucun autre Enfant que la Dame dont la mort a donné lieu à ces Vers. D’autres Ouvrages que vous avez veus de Mr de Templery, vous ont fait connoistre la beauté de son génie. Ce dernier a fait grand bruit en Provence, & il est tombé entre mes mains à l’insçeu de son Autheur.

LES LARMES DE DAPHNIS, SUR LA MORT DE SYLVIE SON EPOUSE.

Sejour du Silence & de l’Ombre,
Bois toufu, solitaire & sombre,
Que le Flambeau du Ciel a toûjours respecté,
Et qui dans ta nuit eternelle
N’as jamais veu d’autre clarté
Que celle que Sylvie y portoit avec elle,
Te souvient-il encor de nos doux entretiens ?
Te souvient-il quand cette Belle,
À qui rien ne manquoit, sinon d’estre immortelle,
Voyant que tes Rameaux par d’innocens liens
S’embrassoient d’une étreinte amoureuse & fidelle,
Serroit en mesme temps ses bras entre les miens ?
Mais d’un chagrin qui me devore,
Je vois que tes vieux Troncs ne sont point abbatus,
Que d’un verd toûjours vif tes Prez sont revestus,
Que tes Arbres vivent encore,
Et Sylvie, helas ! ne vit plus.
***
Et toy pour qui Flore soûpire,
Toy qui peux de Cerés rafraîchir les ardeurs,
Vent amoureux, léger Zéphire,
Te souvient-il aussi, lors qu’en baisant ces Fleurs,
Tu nous sollicitois & souflois aux oreilles
De joüir de douceurs pareilles ?
Et pour lors, si tu t’en souviens.
Nous prenions des baisers plus ardens que les tiens.
***
Tandis que tu contois mille douces fleuretes
À celles de ce Bois affreux,
Comme toy nous parlions de nos flâmes secretes,
Et les yeux poursuivoient nos discours amoureux ;
Mais aujourd’huy privé de ces doux avantages,
Et surpris d’estre encor vivant,
Je ne cherche en ces Lieux sauvages
Que ton haleine & ces ombrages,
Et me repais d’ombre & de vent.
***
Toy, que dis-tu, Cristal fluide,
Miroir coulant, argent liquide,
Ruisseau, clair Ruisseau, que dis-tu
De ma pitoyable avanture ?
Ton cours toûjours flotant dans son Lit de verdure,
Ne flote-t-il pas moins que mon cœur combatu ?
Tes cailloux soufrent-ils le tourment que j’endure ?
Laves-tu sur tes bords un Poison plus amer ?
Ah ! tu me dis par ton murmure,
Que le mesme tribut que tu rends à la Mer,
Je vais en peu de jours le rendre à la Nature.
***
Vous, petits Cabinets secrets,
Où la fraîcheur des eaux semble estre ramassée,
Insensibles Témoins de ma gloire passée,
Et sombres Confidens de mes sombres regrets ;
Combien de fois sur vostre herbe fleurie
J’ay dormy doucement dans les bras de Sylvie ?
Mais helas ! aujourd’huy quand le Dieu du Repos
Vient porter sur mes yeux ses humides Pavots,
Un Phantôme affligeant, quoy que tout plein de charmes,
Me dit ; O cher Epoux, seche, seche tes larmes,
À la Loy du Destin il m’a falu céder ;
Ce n’est pas que le Ciel contre ton cœur s’irrite,
 C’est qu’il croit que luy seul mérite
 Le plaisir de me posseder ;
Ou si mon souvenir aux larmes te convie,
Et si sur ta douleur tu ne peux faire effort,
 Daphnis, ne pleure point ma mort,
 Mais pleure seulement ta vie.
Alors de mon Epouse adorant les appas,
Je l’embrasse, charmé d’une si belle vûë ;
Mais quand je crois la tenir dans mes bras,
Comme un autre Ixion je n’y tiens qu’une nuë,
Et pour lors je ressens ma douleur plus émûë ;
Le Sommeil luy sert de renfort,
Luy qui devroit calmer mon déplaisir extréme ;
Enfin le Frere de la Mort
M’est plus cruel que la mort mesme.
***
Fontaine, ornement de ce Bois,
Par un bonheur digne d’envie,
Quand tu vis dans ton sein le beau sein de Sylvie,
Tu vis deux Mondes à-la-fois ;
Et quand tu vis ses yeux sur ton eau vagabonde,
Ces yeux de qui l’Amour fut le seul Artisan,
Plus heureuses que l’Ocean,
Tu vis deux Soleils dans ton onde.
Que ma vie en plaisirs estoit alors féconde !
Mais depuis que Sylvie est entrée au Tombeau,
Mes plaisirs ont coulé tout ainsi que ton eau,
Toûjours comme toy je murmure,
Comme toy je boüillonne & frape les Echos,
Je passe nuit & jour dans une Grote obscure,
Et jamais comme toy je ne suis en repos.
***
Favorable & douce Fontaine,
Tu soulageois ma soif, soulage aussi ma peine,
Et mes flots de tourmens plus nombreux que tes flots ;
Déborde à gros boüillons sur l’horrible Atropos,
Ecume avec fureur sur cette Déchainée,
Enfle-toy de courroux, invoque l’Hymenée,
Et fais un bruit semblable au bruit de mes sanglots.
Mais que me répons-tu ? Quoy ! t’ay-je importunée ?
Tu gazoüilles toûjours, & tu ne me dis rien ;
Ah ! ta froideur témoigne bien
Que tu n’es guére susceptible
Du mal dont je te fais un fidelle Tableau,
Et te vouloir rendre sensible,
C’est justement battre ton eau.
Est-ce là le secours que tu devois me rendre ?
Je croyois te pouvoir toucher,
Mais estant Fille d’un Rocher,
Quelle compassion, helas ! en puis-je attendre ?
***
Vous à qui tant d’Amans vont conter leurs regrets,
Beaux Arbres, qui portez vos orgueilleuses testes
Au dessus mesme des tempestes,
Je suis tombé par d’inhumains Decrets
D’encore plus haut que vous n’estes.
Et vous, Sapins, Chesnes, Tillaux,
De vos hautes branches toufuës
Vous irez ombrager les nuës,
Si vous croissez comme mes maux.
Mon sort est diférent du vostre,
Vous perdez une feüille, il en revient une autre ;
Ou si l’Hyver fait mourir vos attraits,
On ne les verra pas pour longtemps disparaître,
Le Printemps les fera renaître,
Et ce que j’ay perdu ne renaîtra jamais.
Mais las ! vous ne sçauriez m’entendre,
Les Zéphirs en courant emportent mes discours.
Pour les faire durer toûjours,
Aux jeunes Arbrisseaux je les feray comprendre,
En gravant ces deux Vers sur leur écorce tendre ;
Lors qu’on ne joüit plus d’un Objet plein d’appas,
La mort la plus cruelle est de ne mourir pas.
***
Innocens Hostes des Bocages,
De qui les corps légers voltigent sans effort,
Petits Oyseaux, Amans sauvages,
Changez en cris vos doux ramages,
Pour plaindre mon rigoureux sort.
Si vous sentiez le deüil dont mon ame est saisie,
Bien-loin de chercher vostre vie,
Vous ne chercheriez que la mort.
Et vous, plaintives Tourterelles,
Qui faites des leçons aussi tristes que belles
À tous les Marys inconstans,
Quand vous avez perdu vos Compagnes fidelles,
Sans en prendre plus de nouvelles,
Gémir & soûpirer sont vos soins importans.
Vos plaisirs furent peu durables,
Mais où voit-on de durables plaisirs ?
Toutes choses sont variables,
Le succés est changeant ainsi que nos desirs ;
Le bonheur n’a jamais de fermeté certaine,
On passe incessamment par un soudain reflux,
De la peine au plaisir, du plaisir à la peine,
Et le malheur revient dés qu’on ne le sent plus.
Mon Epouse faisoit mes plus tendres delices,
Elle fait aujourd’huy mes plus cruels suplices
Par de cuisans regrets qui ne sçauroient finir,
Enfin de mon esprit rien ne peut la banir ;
Heureux & trop heureux (quoy que sans apparence)
Si j’en perdois le souvenir,
Comme j’en perds la joüissance.
***
Mais puis-je l’oublier ? Tout la montre à mes yeux,
En tous lieux je la fuis, & la vois en tout lieux.
Je vois son teint vermeil quand le Soleil se couche ;
Les Roses sans aucun dessein
Me montrent l’éclat de sa bouche,
Les Lys la blancheur de son sein.
Les Rochers à mes yeux présentent sa constance,
Les Chesnes sa solidité,
Les Ruisseaux sa vivacité,
Et jusques aux Serpens me marquent sa prudence.
Mais pour comble de ma soufrance,
Lors que d’amour tout éperdu
Je viens dire aux Echos le nom de ma Sylvie,
Ils me font souvenir de ce qu’elle a perdu,
Et ne me répondent que Vie ;
Par un prodige enfin dont je reste confus.
Je la vois plus souvent, en ne la voyant plus.
Objet de mes douleurs, ayant quité la terre,
Ne me quiteras-tu jamais ?
Et quand tu reposes en paix,
Pourquoy me livres-tu la guerre ?
***
Mais quel ridicule discours
Tiens-je dans le mal qui m’accable !
Le moyen de quiter cette Image adorable ?
Dans le fond de mon cœur je la porte toûjours,
Et je veux la porter tant que les Destinées
Prolongeront le cours de mes tristes années.
En cela je ne suis ny fourbe, ny flateur,
Ma Muse fait parler mon cœur,
Et n’en estant que l’Interprete,
Exprime au vray les feux dont je me sens brûler.
Je parle comme Epoux, & non comme Poëte,
Car quel autre interest me peut faire parler ?
Quoy ! puis-je attendre que Sylvie
De mes gémissemens un jour me remercie ?
Quand les Morts au Cercueil se trouvent étendus,
Nous ne gémissons pas pour en estre entendus ;
Et lors que nous pleurons ces funestes Victimes,
Nos pleurs sont aussi superflus
Qu’ils pourroient estre légitimes.
***
C’est trop en vains regrets, ô Daphnis, t’arrester ;
Et pour finir icy ce discours pitoyable,
Contre l’injuste Parque il te faut éclater,
Les Heureux doivent la flater,
Mais que peut craindre un Misérable,
Sinon de trop peu l’irriter ?
Noire Divinité qui n’épargnes personne,
Ta main, mesme des Roys, dévide le Fuseau,
Et de leur teste arrachant leur Couronne,
La renverse avec eux dans un triste Tombeau.
Monstre de cruauté, de carnage, & d’envie,
Qui te plais dans l’horreur, les larmes, & les cris,
Si je te hais d’avoir pris ma Sylvie,
Je te hais encor plus de ne m’avoir pas pris.
Mais quoy que ta fureur ait bien voulu prétendre
De la séparer d’avec moy,
Lors que dans le Tombeau tu me feras descendre,
Amour estant Dieu comme toy,
Ayant uny nos feux, unira nostre cendre.

Des Peintres anciens, et de leurs Manieres §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 156-214.

DES PEINTRES ANCIENS, ET DE LEURS MANIERES.

Ce n’est point pour porter jugement, que j’ay dressé ce petit Traité touchant la préeminence & les manieres des plus fameux Peintres de l’Antiquité. L’ordre alphabétique est tout ce que j’y observe, laissant juger, à qui s’en voudra donner la peine, lequel d’entre tous ceux que je rapporte, a droit d’estre estimé le meilleur & le plus habile.

Le fameux & renommé Peintre Apellés, natif de l’Isle de Cô, fleurissoit environ l’an du monde 3650. Il fut si consommé en l’Art de Peinture, qu’on tient que luy seul luy a donné plus d’éclat que tous les Peintres qui ont paru avant luy. Aussi se vantoit-il d’accompagner tous ses Ouvrages d’une grace toute particuliere & inimitable, qui ne se rencontroit point dans ceux de tous les autres, qui y laissoient toûjours à desirer une certaine Vénus, que les Grecs appelloient Charis, c’est à dire, Grace, en laquelle il les surpassoit tous. On luy donne la gloire d’avoir trouvé l’invention de faire cacher à la Peinture les defauts naturels, & de peindre ce que le Pinceau ne sçauroit bien exprimer, comme sont les Foudres & les Tempestes, Pinxit Apelles, quæ pingi non possunt ; Tonitrua, fulgetra, fulgurâque, &c. Plin. L. 35. C. 10. Il semble que l’on voyoit dans ses Tableaux, ou plutost que l’on s’imaginoit entendre le bruit des Tonnerres, & le choc éclatant des nüées toutes tranchées d’Eclairs ; & l’on y jugeoit facilement, si l’on estoit bon Physionomiste, combien avoit vescu, ou devoit vivre la Personne qu’il avoit peinte. Ce qui est encor plus admirable, c’est que l’on y pouvoit mesme remarquer les affections & les mouvemens de l’esprit, tant ce grand Homme estoit heureux & subtil à bien représenter tous les linéamens du visage. C’est pourquoy le mesme Pline adjoûte, que le Grand Aléxandre, dont il estoit Contemporain, ne voulut point estre tiré d’autre main que de la sienne : Alexander Imperator edixit, ne quis ipsum alius quàm Apelles pingeret. L’on dit qu’il avoit coûtume de mettre au bas de ses Tableaux ce terme, Faciebat, pour signifier qu’il n’y avoit pas mis la derniere main, de peur de faire rougir de honte la Nature, qui se fust avoüée vaincuë par l’industrie de son Art ; mais qu’il mit celuy-cy, Fecit, dessous trois de ses plus rares Portraits, pour donner à entendre qu’il y avoit surmonté l’Art, la Nature, & soy-mesme.

La premiere de ces trois excellentes Pieces, fut un Portrait d’Aléxandre le Grand, tenant en main le Foudre de Jupiter, qu’il fit estant à Ephese ; mais avec tant d’artifice, qu’on disoit, au raport de Plutarque, que des deux Aléxandres, le vif estoit invincible, & le peint inimitable : Duorum Alexandrorum, alterum Philippi nullis viribus vincibilem, alterum Apellis nullo artificio imitabilem. C’est pourquoy ce Prince, selon Pline, luy en donna vingt talens, qui valent, suivant la suputation de Budée, six-vingts mille Ecus, & le fit mettre pour ornement au Temple de Diane. Toutefois Lysippe trouva à redire en ce Tableau, en ce qu’à son avis Apellés avoit donné des armes à Aléxandre, dont la terreur feroit tenir pour fable, ce que la verité devoit publier avec gloire ; d’où vint que pour luy il représenta en fonte ce Monarque armé seulement d’un Javelot, disant qu’il falloit laisser aux Dieux ce qui estoit aux Dieux, & aux Hommes ce qui appartenoit aux Hommes ; trait libre dont Aléxandre ne s’offença point.

La seconde, fut (dit-on) le Tableau d’une Vénus endormie, mais représentée tellement au naturel, qu’en s’approchant pour la voir, il sembloit qu’on dust craindre de l’éveiller. Aussi adjoûte-t-on, qu’il avoit mis au pied de ce Portrait quatre Vers Grecs, qui disoient à peu pres ainsi :

Admire le docte Pinceau
Qui m’a sçeu dépeindre si belle,
Et reconnoy dans ce Tableau
L’industrieuse main d’Apelle.
Regarde s’il est rien dans la Terre & les Cieux,
Parmy les Hommes & les Dieux,
Qui soit égal aux graces sans pareilles
Qui me font à tes yeux briller ;
Mais en me regardant laisse-moy sommeiller ;
Ou je fuiray, si tu m’éveilles.

La troisiéme enfin, qui l’emporta sur toutes les autres, fut un Portrait de la mesme Vénus, que cet admirable Ouvrier dépeignit sortant de la Mer, & qu’il tira, ou sur Campaspé, la plus chérie des Maîtresses d’Aléxandre, & la plus belle des Femmes de son temps, comme assure Pline, ou selon Athénée Livre 13. à la ressemblance de la belle Phryné, fameuse Courtisane d’Athénes. Cet Ouvrage fut estimé pour le plus grand Chef-d’œuvre de la Peinture, & apres lequel on ne croyoit pas qu’il fust possible de rien faire de beau ny de parfait. Aussi faisoit-il l’admiration de tout le monde, & la riche matiere des Eloges des Poëtes Grecs & Latins de ce temps-là. Témoin Sidonius Antipater, qui semble en avoir renfermé dans quatre Vers Grecs tout le mérite & l’excellence. Voicy comment un Autheur Latin les a traduits.

Egressam nuper venerem de marmoris undis
Aspice, præclari nobile Apellis opus.
Hac visâ Pallas, sic cum Junone locuta est :
De forma veneri cedere jure decet.

Ovide, Lib. 4. de Ponto, Eleg. 1. nomme cette Piece, le plus glorieux effet des travaux d’Apellés, & le fondement de toute l’estime que cet Homme inimitable s’est acquise par la hardiesse & l’industrie de son Art.

Vt Venus artificis labor est, & gloria Coï,
Æquoreo maditas quæ premit imbre comas.

Et dans une autre Elégie il dit, que cette Déesse seroit encor ensevelie sous les ondes de la Mer, & n’en seroit jamais sortie, si l’ingénieuse main d’Apellés ne l’en eust tirée, pour la coucher en suite sur sa toile, & faire connoistre par l’adresse de son Pinceau ses beautez toutes divines aux yeux des Mortels.

Si numquam venerem Coüs pinxisset Apelles ;
Mersa sub æquoreis illa lateret aquis.

Le Poëte Properce adjoûte à cela, que ce sçavant Peintre avoit ramassé dans ce seul Tableau, tout ce qu’il avoit jamais exprimé de riche & d’excellent dans tous les autres qu’il avoit faits.

In veneris Tabula summam sibi ponit Apelles.

Cependant ce qui releve d’autant plus le mérite de cet Ouvrage, & la gloire de son Autheur, c’est qu’il n’estoit seulement qu’ébauché, la mort l’ayant surpris lors qu’il estoit sur le point de l’achever ; & que tout imparfait qu’il estoit, il ne laissa pas de mettre tous les Peintres tellement à bout, qu’il ne s’en trouva aucun assez hardy pour entreprendre de l’achever, ou de suivre seulement le porfil & les traits qu’Apellés y avoit commencez ; ce qui luy acquit le titre non-seulement du plus habile de tous les Peintres qui l’avoient précedé ; mais encor, dit Pline, de ceux qui devoient venir apres luy dans tous les Siecles suivans : Omnes priùs genitos, futurosque postea superavit Apelles ; eò usque in Pictura provectus est, ut plura solus propè, quàm cæteri omnes contulerit.

Il fit encor une infinité d’autres Ouvrages si beaux & si accomplis, que le mesme Autheur assure qu’on les achetoit à pleins Boisseaux d’or & d’argent sans les compter. Parmy ces Ouvrages on met un riche Tableau de Diane, qu’il luy dédia dans son Temple d’Ephese ; un autre de Castor & Pollux ; un de Clytus à cheval, armé de toutes pieces, & entrant dans le Combat ; un autre, d’un Atlethe, ou Luiteur des Jeux Olympiques, qu’il peignit tout nud, mais avec tant de délicatesse & d’artifice, qu’on y pouvoit distinguer jusqu’aux arteres, aux veines, & aux pores mesme de la peau ; un autre enfin d’Archélaüs, accompagné de la Reyne sa Femme & de la Princesse sa Fille, & une infinité de semblables.

Antiphile, autre Peintre celebre & tres-ancien, mit pareillement au jour plusieurs excellens Ouvrages, & par dessus tous, un Enfant dépeint dans l’obscurité, le corps courbé, & la bouche appliquée sur un petit feu, qu’il sembloit exciter peu à peu par son souffle, en sorte que tout le lieu en paroissoit de fois à autre à demy éclairé, comme si les tenebres s’y dissipant tout-à-coup, fussent revenuës en un moment. Ce Peintre estoit natif d’Egypte, & eut pour Maître Ctesidemus. Pline dit qu’il ne se plaisoit qu’à peindre des Grotesques, & autres Figures ridicules & boufonnes, dont on le fait le premier Inventeur, & dans lesquelles il faisoit merveilles, & beaucoup mieux que dans des sujets sérieux ; ce qui n’empesche pas qu’il ne se soit rendu illustre dans son Art, jusques là que Lucien le met en parallele avec Apellés, en quoy il n’est pas suivy des autres Autheurs.

Androcydés, Peintre illustre, selon Plutarque, se rendit recommandable particulierement dans la représentation qu’il fit du grand Combat & de la glorieuse Victoire que remporterent les Thébains sur ceux de Platée, sous la conduite de Charon, un de leurs plus vaillans Capitaines. On faisoit sur tout grand état des Poissons, qu’il sçavoit mieux représenter qu’aucun, & ausquels on dit aussi qu’il appliquoit davantage son esprit, y apportant plus d’industrie qu’à toute autre chose, à cause, dit le mesme Plutarque, qu’il en faisoit sa plus délicieuse & plus ordinaire nourriture : Maximè verò laudati Pisces ab eo Picti, in quibus eò creditur magis intendisse ingenium, atque industriam, quò esu illorum imprimis caperetur. Plutarch. L. 4. Sympos. quæst. 11.

Apollodore, Athénien, se fit connoistre dans la 93. Olympiade. Pline luy donne la gloire d’avoir le mieux imité la Nature dans la représentation des Visages, Primus species exprimere instituit, & d’avoir trouvé l’invention de mesler agreablement les couleurs, & de disposer à propos le clair & l’obscur, que quelques-uns disent estre une des plus belles parties de la Peinture. Entre ce qu’il a fait de plus beau, on vante Ajax foudroyé par Jupiter, si admirablement bien dépeint, que la Peinture avant luy n’avoit point produit de plus excellente Piece. Vt nihil tale Ars pingendi habuerit præstantius ante illa tempora. Natal. Com. Mythol. L. 7.

Ardices, natif de Corinthe, qui estoit en vogue en Grece avant la guerre de Perse, fut le premier qui inventa le Dessein, ou la maniere de porfiler & de contretirer avec le crayon & le simple trait, sans mélange de couleurs ; ce qui n’estoit à la verité qu’un Ouvrage tres-imparfait, puis qu’il falloit mettre au bas le nom de la Personne représentée, pour la donner à connoistre. Ideo & quos pingeret, dit Pline, adscribere institutum.

Aristidés, Thébain, s’est rendu celebre pour avoir trouvé le secret de peindre avec la Cire, dont on peut voir la maniere dans le 35. Livre de Pline, C. 11. Cette sorte de Peinture, dont on peignoit ordinairement les Navires, estoit si solide & si fortement imprimée, dit cet Autheur, que ny l’ardeur du Soleil, ny l’eau salée de la Mer, ny l’humidité de l’air & des vents, n’estoient capables ny de l’altérer, ny de l’effacer, quæ Pictura in Navibus nec Sole, nec sale, ventisque corrumpitur. C’estoit un secret admirable, mais qui s’est perdu depuis, estant présentement ignoré des Peintres. Quelques-uns veulent que celuy d’émailler en approche fort. Quoy qu’il en soit, on estoit redevable de cette rare invention à ce fameux Peintre, qui se rendit encor illustre pour avoir sçeu exprimer ingénieusement dans ses Portraits les inclinations & les humeurs des Personnes qu’il représentoit. L’on compte entre ses plus beaux Ouvrages, la représentation de la derniere Bataille & de la celebre Victoire d’Aléxandre le Grand contre Darius ; un Tableau de Bacchus & d’Ariadné, qui fut vendu six mille Sesterces ; & par dessus tous, celuy d’une Mere mourante, ayant son Enfant attaché à ses mammelles ; mais représentée si naïvement, qu’on eust dit qu’elle vouloit empescher qu’il ne tettast, de peur qu’en sucçant son lait, il ne sucçast en mesme temps le sang qui sortoit à gros boüillons de la playe qu’un coup de Fleche empoisonnée luy venoit de faire dans le sein. Hujus Pictura est, ad Matris morientis è vulnere mammam adrepens infans : intelligiturque sentire Mater, & timere, ne emortuo lacte sanguinem infans lambat. Plin. loco citato.

À voir cette mourante Mere
Repousser d’une foible main
Ce petit Enfant de son sein,
On juge quel motif l’engage à s’en défaire ;
On voit bien qu’elle a peur que son cher Nourisson,
Pensant sucer son lait, ne suce le poison
Qu’a porté dans son sein la Fleche qui la tuë ;
Et qu’y cherchant avec effort
Sa nouriture prétenduë,
Où doit estre sa vie, il ne trouve la mort.

Cimon, Cléonien, qui vivoit dans la 70. Olympiade, se rendit illustre pour avoir trouvé les manieres de peindre au vif les diférentes situations, ou plutost les diférens regards du visage, & pour avoir merveilleusement réüssy dans l’ordonnance & dans la proportion de toutes les parties extérieures du Corps, la jointure des membres, la disposition des veines, &c. comme aussi dans la représentation naturelle des cavitez, des plis, des bosses, & de l’étoffe de la Draperie & des Vestemens : Articulis etiam membra distinxit, venas protulit, præterque investe & rugas, & sinus invenit. Plin. L. 35. C. 8.

Clesidés, Peintre assez renommé, vivoit environ l’an du monde 3730. Ce qui fit le plus parler de luy, fut un Tableau qu’il fit, & qu’il exposa en Public pour se vanger de la Reyne Stratonice ; car il l’y représenta au vif couchée avec un Pescheur dont elle estoit amoureuse, ajoûtant des Vers scandaleux au pied de cette lascive Peinture.

En suite de quoy il eut l’éfronterie de l’attacher au lieu le plus apparent du Havre d’Ephese, ayant auparavant fait préparer un Vaisseau, afin d’éviter l’effet du juste ressentiment de cette Princesse qu’il croyoit outrager au dernier point par cet affront ; duquel cependant elle se mocqua, ne voulant pas mesme qu’on ostast ce Tableau de son lieu.

Damon, Athénien, commença d’estre en crédit vers l’an 3600. On fait estime de deux Soldats qu’il peignit armez à la legere avec tant d’artifice, que l’un sembloit courir à la Bataille tout dégoûtant de sueur ; & l’autre en sortir si las, qu’on le voyoit haleter en posant ses armes. Toutefois ayant fait un défy en l’Isle de Samos contre Timanthe, à qui répresenteroit le mieux un Ajax plaidant contre Ulisse pour les Armes d’Achille, il en fut vaincu. De quoy estant fâché, il dit avec une raillerie piquante contre son Adversaire, qu’il avoit moins de regret de se voir vaincu par l’artifice d’un Peintre, que de voir Ajax contraint de ceder deux fois l’avantage du Combat à deux Personnes si peu dignes de le remporter.

Dioclés, Disciple d’Apelles, est celuy que l’on fait le premier Inventeur de peindre en porfil ; car on dit qu’ayant entrepris avec deux autres Disciples du mesme Maistre, Polygnotus & Scopas, de faire le Portrait du Roy Antigonus qui avoit perdu un œil à la guerre ; Polygnotus le tira fort bien au vif, mais avec son œil crevé, voulant suivre en tout l’Art de la Peinture. Scopas le peignit en l’âge qu’il avoit avant ce malheureux accident, & pensoit avoir fort bien rencontré. Mais Dioclés plus adroit prit le milieu de l’Art, & le peignit en porfil ; de sorte qu’il n’y avoit que le costé du bon œil qui parust. C’est pourquoy il remporta le Prix, non-seulement pour ce qui touche son Art, mais encor pour ce qui regarde la prudence.

Euphranor, Corinthien, qui vivoit dans la 104. Olympiade, fut également habile, & dans la Peinture, & dans la Sculpture, ayant glorieusement travaillé dans l’un & dans l’autre de ces beaux Arts, & mis au jour des Ouvrages fort excellens ; & entr’autres dans le premier, douze Dieux admirablement bien représentez, & la fameuse Bataille de Mantinée entre ceux d’Athénes & les Lacédemoniens. Pline dit qu’il a excellé sur tout dans la Symétrie, sur laquelle il composa de sçavans Traitez, aussi-bien que sur la préparation, l’alliement & la composition des Couleurs : Volumina quoque composuit de Symetria & Coloribus. Plin. L. 35. C. 11.

Hygion, ou Hygienon, natif d’Athénes, selon Pline, ou de Crotone, comme le veut Adæus in Libro de Statuarijs, fut le premier qui remarqua & fit connoître dans les Peintures la distinction du Sexe entre l’Homme & la Femme, Hygiænon qui primus marem fœminamque discreverit. Plin. L. 35. C. 8. Les Figures ayant esté jusqu’à son temps dépeintes si imparfaites pour la plûpart, qu’à peine pouvoit-on dire de quel Sexe elles estoient. Il fleurissoit dans la 70. Olympiade.

Martia, Dame Romaine, mise au nombre des Illustres pour le Pinceau, fleurissoit vers l’an 3920. Elle fut Fille de Marc Varron. On luy donne cette loüange d’avoir religieusement conservé le prétieux Trésor de sa Virginité, qu’elle garda toute sa vie ; mais si pure & si entiere, que sçachant parfaitement l’Art de portraire, elle ne voulut jamais s’en servir pour peindre aucun Homme, parce que la coûtume estoit de son temps de ne point représenter les Corps humains autrement que nuds. Pernicieuse coûtume, & qu’un Poëte, tout Payen & tout libertin qu’il estoit, ne s’est pû empêcher de décrier par ces Vers,

Quæ manus obscœnas depinxit prima Tabellas,
Et posuit castâ turpia visa domo :
Illa puellarum ingenuos corrupit ocellos,
Nequitiæque suæ noluit esse rudes.

Nicias, natif d’Athénes, & Fils de Nicomede, fleurissoit dans la 112. Olympiade. Il se rendit celébre particulierement dans la naturelle représentation des Femmes, dans la judicieuse disposition des ombres & des lumieres, & dans la maniere subtile de faire sortir de la Toile les Portraits qu’il y représentoit. Diligentissimè mulieres pinxit, lumen & umbras custodivit ; atque ut eminerent è tabulis picturæ maximè curavit. Plin. L. 35. C. 2. Ælian de Varia, Historien, dit de luy qu’il s’appliquoit si fortement à son travail, qu’il en perdoit souvent le boire & le manger. Les Ouvrages où l’on tient qu’il a le mieux réüssi, furent les Portraits de Bacchus, d’Io, d’Andromede, de Calypso, & la représentation des Enfers, qu’il dépeignit dans le Portique d’Athénes, suivant la description qui en avoit esté faite par Homere. On dit qu’il excella encor dans la maniere de représenter les Animaux, & sur tout les Chiens, & qu’il avoit coûtume de chanter en travaillant ; ce qui remplissoit ses Ouvrages d’une merveilleuse gayeté, qu’on ne remarquoit point dans ceux des autres, & qui donnoit une singuliere satisfaction à la veuë. La raison en peut estre de ce que les effets retiennent necessairement je-ne-sçay-quoy de la nature de leurs causes ; en sorte que ce qui est conçeu & produit en suite avec plaisir, en garde toûjours quelque impression, qui se répand mesme au dehors. De là vient aussi que Saint Augustin conseilloit pour bien réüssir dans son travail, de le faire gayement, & de marier autant qu’il se peut le son de la voix avec l’exercice des mains : Inter laborandum, cantandum.

Pamphile, Macédonien, commença de fleurir dans la 105. Olympiade. Il estoit si jaloux de son sçavoir, qu’il ne vouloit recevoir aucun Disciple pour luy apprendre son Art, qu’il ne luy donnast annuellement un talent de salaire, & ne s’engageast sous sa discipline pour dix ans ; & ce ne fut qu’à ce prix & à cette condition qu’il reçeut en son Ecole Apellés & Mélanthus. Pline le fait universel dans toutes sortes de Sciences, & particulierement dans l’Arithmétique & la Geométrie ; & rapporte de luy qu’il tenoit pour maxime, que celuy qui veut estre bon Peintre, ne doit rien ignorer ; & que quoy que la Geométrie luy soit sur tout necessaire pour bien entendre la Perspective, il se doit encor munir de plusieurs autres Sciences, afin d’observer parfaitement dans la pratique de son Art les raisons & les proportions, avec le naturel de chaque chose, pour la représenter telle qu’elle est en effet. Omnibus literis eruditus, præcipuè Arithmetice & Geometrice sine quibus negabat Artem perfici posse, &c. Plin. L. 33. C. 10. Ce fut par son conseil, & en partie de son autorité, qu’à Sycione, & en suite dans toute la Grece, les Enfans des Nobles s’adonnerent à la Peinture, dont on leur faisoit faire l’apprentissage ; & ce fut aussi par son crédit que cet Art fut admis au nombre des Arts Libéraux, avec défenses à ceux qui n’estoient pas de condition libre, de l’exercer, en sorte qu’il n’y avoit proprement que les Personnes Nobles qui s’y adonnassent. C’est ce qu’assure Alexander ab Alexandro dans ses Jours Géniaux. Suidas ajoûte qu’il enrichit le Public d’un tres-beau Traité de la maniere de bien peindre, & qu’il composa les Eloges & l’Histoire de ceux qui avoient le plus excellé dans ce bel Art.

Panéus, Frere de Phidias, & natif de Corinthe, estoit en vogue dans la 83. Olympiade. Les Autheurs rapportent que ce fut de son temps qu’on établit dans cette Ville & à Delphes des Combats & des Prix pour la Peinture, & qu’il entra le premier en lice avec Timagoras de Chalcide, duquel cependant il fut vaincu dans les Jeux Pythiens. Quinimò certamen Picturæ Florente Panæo institutum est Cerinthi, ac Delphis ; primuusque omnium certavit cum Timagora Chalcidense, superatúsque est ab eo Pythijs. Plin. L. 35. C. 9. Ce qui n’empescha pas qu’il ne fust estimé un des plus habiles de sa Profession, & que l’on ne fist un grand cas de ses Ouvrages ; & entr’autres d’une représentation qu’il fit dans un des Portiques d’Athenes, du Combat de ceux de cette République avec les Perses à la celébre Journée de Marathon, Piéce qui seule estoit capable de publier par tout sa renommée, quand il n’en auroit point produite d’autre au jour ; tous les Personnages s’y trouvant si naturellement représentez, qu’on eust dit à les voir que c’estoient autant de Personnes vivantes, & que le Combat estoit plutost réel, qu’en peinture, & l’on y pouvoit facilement reconnoistre & distinguer la meilleure partie de ceux qui avoient eu le plus de part à la gloire de cette sanglante & mémorable Journée. Il peignit encor avec un artifice admirable tout le dedans & le dehors du superbe Temple d’Apollon à Delphes, sans vouloir recevoir aucune récompense de son travail & de ses peines. Ce qui obligea les Amphyctions de le combler de gloire & d’honneur, & d’ordonner par une Déclaration irrévocable, que la République seroit obligée, en quelque lieu qu’il allast, & quelque temps qu’il vécut, de luy fournir abondamment tout ce qui luy seroit necessaire pour sa vie & son entretien. On dit que ce fut le premier qui ouvrit la bouche à ses Figures, & qui perfectionna les traits du visage, qu’on n’avoit encor que grossierement ébauchez.

Parrhasius, natif d’Ephese, & Fils d’Evenor, commença de se distinguer dans la Peinture vers l’an 3630. On luy attribuë d’avoir le mieux observé les proportions des Figures, donné de la grace aux cheveux, & embelly le visage de traits déliez. Si nous en croyons Quintilien, toutes les Piéces qu’il mit au jour estoient si délicatement travaillées, qu’elles servirent de patron & de modelle à la plûpart de celles que les autres Peintres entreprirent ; en sorte que pendant un fort longtemps ils ne peignirent presque point de Figures, particulierement des Dieux & des Héros, que sur les idées que ce sçavant Ouvrier leur en avoit laissées. Deorum atque Heroum effigies, quales ab eo sunt traditæ, cæteri, tanquam necesse sit, sequuntur. Quintil. L. 12. C. 10. On le taxe d’avoir esté fort cruel ; car on dit que Philippe de Macedoine ayant mis en vente, comme Esclaves, les Olynthiens, dont il avoit ruiné la Ville, ce Peintre en acheta un fort vieux, & le mena à Athénes, où l’ayant attaché contre une muraille, il luy fendit l’estomach, & luy rendit le foye tel que les Poëtes ont feint que l’Oiseau de Jupiter avoit rendu celuy de Promethée enchaîné sur le Mont Caucase ; & soudain l’ayant tiré au vif en cette posture, il en dédia le Tableau au Temple de Minerve, comme une Piéce rare & tres-prétieuse. Ce qui pensa pourtant luy coûter la vie ; car quand on sçeut sa perfidie, il fut cité devant les Juges de l’Aréopage, où l’éloquence de son Avocat eut bien de la peine à fléchir ce sage Sénat en sa faveur, & à le garantir du supplice que son crime méritoit. (On accuse Michel Ange d’avoir imité cette cruauté sur un jeune Païsan, afin de peindre plus naïvement un Crucifix mourant ; L’Histoire en est triviale, quoy que peut-estre pas trop veritable.) Parrhasius n’estoit pas moins superbe & glorieux, que cruel ; car on le voyoit souvent paroître dans les Festes publiques vestu d’un Manteau de Pourpre, & portant avec une posture extrémement fastueuse, la Couronne d’or sur la teste. Cependant il ne laissoit pas d’affecter de passer pour un Homme remply de sagesse & de vertu, comme le témoignent quelques Vers Grecs qu’on dit qu’il avoit coûtume de mettre au dessous de ses plus beaux Ouvrages, qui se lisent dans Athénée, & qu’on peut voir traduits en Latin par Casaubon.

Pausias, ou Pausanias, Sicyonien, Disciple de Pamphile de Macédoine, se rendit celébre par plusieurs Ouvrages qu’il donna au Public ; entr’autres par le Tableau de Glycera fameuse Bouquetiere d’Athénes, de laquelle ce Peintre estoit passionnément amoureux, & qu’il représenta si artistement ornée de Guirlandes & de Chapeaux de Fleurs, que l’air sembloit avoir surpassé la Nature de beaucoup dans cette Piéce. Elle fut si estimée, que Lucullus l’acheta une somme immense ; & l’ayant apportée à Rome, il l’y fit placer au lieu le plus éminent de son Palais. On dit que ce Peintre fut le premier qui réüssit à bien peindre les Plafons, les Planchers & les Lambris des Chambres. Hic Pictor primus Laquearia, & Cameras pingere instituit. Plin. loc. cit.

Polygnotus Fils d’Aglaophon, aussi fameux Peintre, qu’habile Sculpteur, fleurissoit, dit Quintilien Lib. 2. de Institut. Oratoris, avant la 90. Olympiade. Ce fut luy qui s’avisa de peindre les Femmes avec des Habits transparens, & des Mitres, qui estoient certains ornemens de teste qui leur donnoient une grace merveilleuse. Primus Mulieres Lucidâ veste pinxit, & capita earum Mitris versicoloribus operuit. Plin. L. 35. C. 9. Elian dit que le plus riche de ses Ouvrages, & qui luy acquit le plus d’honneur, fut le Tableau qu’il fit d’Ocnus, filant & cordant des liens de joncs que mangeoit un Asne à mesure qu’il les tordoit. C’estoit une Enigme par laquelle il vouloit marquer l’inutilité du travail d’un Homme qui se peine beaucoup pour gagner du Bien, tandis que sa Femme dissipe tout par son luxe, ainsi que faisoit la Femme de ce trop bon & trop complaisant Mary. Il fit en outre, dit Plutarque dans la Vie de Simonidés, des Ouvrages si excellens, que les Amphictions, qui estoit le premier Sénat de la Grece, luy établirent des Retraites Hospitalieres dans toutes les Villes de leur Domaine.

Protogenés, natif de Caune, Ville de Carie, Peintre des plus renommez de l’antiquité, estoit Contemporain d’Apellés. Elian L. 12. Histor. C. 4. & Plutarque dans la Vie de Demétrius, disent qu’il fut sept années à faire le Portrait de Jalyse, Fondateur d’une Ville du mesme nom située dans l’Isle de Rhodes. Pendant tout ce temps, pour s’empescher d’avoir les sens hebestez en le faisant, il garda une si merveilleuse abstinence, qu’il ne mangeoit que des Lupins, qui est une espece de Légumes, & ne buvoit que de l’eau. Il donna à ce Tableau quatre charges de Couleurs, afin que quand le temps en auroit consumé une, l’autre se trouvast toute fraîche & entiere dessous. Bref, il y employa tant d’industrie, que bien qu’il ne fust pas encor achevé, Apellés l’ayant veu, ne pût se défendre de l’admirer, & de reconnoistre publiquement, malgré sa vanité, & l’estime qu’il avoit de soy-mesme pardessus tout autre Peintre, que Protogenés l’égaloit en plusieurs points, & particulierement en ce dernier Chef d’œuvre de sa main. Mais que cependant luy mesme le surpassoit en deux choses ; la premiere, en ce que ses Peintures avoient je-ne-sçay-quelle grace que celles de Protogenés n’avoient pas ; & la seconde, en ce qu’il sçavoit interrompre facilement son travail, ce que cet autre ne faisoit qu’avec peine. Ce Tableau estoit en si grande estime, que Demétrius ayant assiegé Rhodes, & trouvé dans une Maison publique d’un des Fauxbourgs de la Ville, cette admirable Piéce, que les Rhodiens par je-ne-sçay-quelle negligence avoient oublié de renfermer dans l’enceinte de leurs Murailles, ceux-cy apprenant avec beaucoup de regret qu’elle estoit tombée entre les mains de ce Conquérant, luy députerent aussitost quelques-uns des plus considérables d’entr’eux, pour le suplier d’avoir quelque considération pour un si digne Ouvrage, & de ne le point condamner au feu, comme il faisoit tout le reste des dépoüilles qu’il prenoit sur eux. À quoy ce sage Prince répondit : Se citiùs Patris imagines, quàm eam Picturam aboliturum. Plutarch. in Demetr.

Qu’il n’estoit pas assez barbare
Pour souffrir qu’une Image & si riche & si rare,
Servist aux flâmes d’aliment ;
Et que dans son estime il la tenoit si chere,
Qu’il souffriroit plutost qu’on fit ce traitement
À toutes celles de son Pere.

Pline dit que par succession de temps ce Tableau fut porté à Rome, & mis au Temple de la Paix. On sçait la rencontre que ce Peintre eut à Rhodes avec Apelles sur ces deux Lignes qu’ils tirerent en l’absence l’un de l’autre sur une mesme Toile, & sur la délicatesse desquelles tous deux alternativement se confesserent vaincus. Le mesme Pline la décrit assez au long dans le 35. Livre de son Histoire C. 9. Suidas dit qu’il mit au jour deux excellens Livres touchant la Peinture & les Figures.

Théon, natif de l’Isle de Samos, Peintre des plus renommez, estoit en vogue du temps de Philippe de Macédoine. Elian rapporte qu’ayant dépeint un Gendarme à cheval qui sortoit à l’impourveu de la Ville, & qui s’alloit jetter tout furieux sur l’Ennemy, il ne voulut point l’exposer à la veuë du monde, qu’il n’eust fait auparavant sonner par un Trompette, d’un ton éclatant, le Bouteselle. Puis quand il vit que les esprits des Assistans estoient tous émeûs de ce son guerrier, pour lors il leur montra tout-à-coup son Gendarme, afin qu’ils remarquassent plus efficacement combien il estoit habile en son Art.

Timante, Peintre illustre, fleurissoit vers l’an du monde 3600. Quintilien L. 11. C. 13. & Pline L. 35. luy donnent la loüange d’avoir fait connoître & imaginer dans ses Peintures beaucoup plus de choses qu’il n’en représentoit en effet. In omnibus ejus operibus, dit ce dernier, intelligitur plus semper quàm pingitur. Témoin le Cyclope dormant qu’il représenta sur une Piéce de Cuivre de la largeur de l’ongle, étendu de son long, & entouré de Satyres, qui luy mesuroient le poulce avec une Gaule, afin de sçavoir les dimensions de sa stature gigantesque. Témoin encor cette Piéce si celébre dans les Histoires du Sacrifice d’Iphigénie, & qu’il entreprit par un défy contre Colothen, qu’il surmonta tant par la délicatesse de ses traits, que par l’industrie de son Art ; car on dit qu’apres y avoir représenté de la maniere du monde la plus touchante, tous les illustres Parens de cette infortunée Princesse dans une désolation extréme à la veuë du triste appareil du Sacrifice & de la mort de cette innocente Victime, quand il vint à dépeindre Agamemnon son Pere, il luy couvrit le visage d’une partie de son Manteau, pour insinuer par cet ingénieux artifice dans l’esprit des Spéctateurs une idée de la douleur & du desespoir de ce Pere affligé, beaucoup plus grande & plus persuasive, que s’il la leur avoit tracée avec le Pinceau. Et videntibus, dit Valere Maxime L. 8. C. 11. cogitandum relinqueret summum illum luctum, quem penicillo non posset imitari.

Timomachus, Byzantin, fleurissoit du temps de César le Dictateur, auquel on dit qu’il fit deux excellens Tableaux, l’un d’Ajax, & l’autre de Médée, que César acheta vingt talens, & les dédia dans le Temple de Vénus. Pline L. 35. C. 11. D’autres adjoûtent que le dernier estoit si admirablement bien travaillé, que Médée, toute en fureur qu’elle y paroissoit contre son propre sang, tenant le Poignard d’une main, & empoignant de l’autre les deux Enfans qu’elle avoit eus de Jason, poussée d’un costé de rage & de haine contre l’ingratitude de leur Pere, & émuë de l’autre de compassion & tendresse pour les misérables restes de son infidelle Amant, paroissoit avoir la derniere horreur de leur plonger le fer dans le sein, & ne le faire qu’à regret, & comme y estant forcée par une furieuse passion dont elle ne pouvoit plus estre la Maîtresse ; de maniere que dans ce trouble affreux où l’on la voyoit réduite, on eust dit que son visage estoit doux & cruel, & ses yeux pitoyables & furieux tout ensemble. D’où vient qu’on veut que ces Vers furent depuis écrits au pied de ce Tableau.

Quod natos feritura ferox Medæa meratur ;
Præstitit hoc magni dextera Timomachi.
Tardat amor facinus ; strictum dolor incitat ensem :
Vult non vult, natos perdere & ipsa suos.

Zeuxis, natif d’Heraclée, Peintre des plus fameux de l’antiquité, vivoit dans la 95. Olympiade. On dit de luy que s’il ne cedoit guére à Apellés, ny à Protogenés pour l’excellence de son Art, il les surpassoit l’un & l’autre en vanité ; car les Autheurs rapportent, qu’ayant amassé beaucoup de richesses par son travail, il estoit assez vain pour en faire parade, & pour paroistre aux Jeux Olympiques revestu d’un Manteau de Pourpre, où son nom estoit broché en Lettres d’or. D’abord il vendit ses Tableaux un prix excessif ; mais quand il se vit fort opulent, il commença à en faire des Présens, disant qu’on ne les pouvoit assez payer. Nullo satis digno pretio permutari posse dicebat. Plin. Les Agrigentins en eurent Alcméne ; Archelaüs, un Dieu Pan ; & quelqu’autres un Atléthe sortant du Combat, qui estoit peint avec tant de naïveté, qu’on eust dit qu’il suoit veritablement. Aussi en fit-il tant d’éclat, qu’il osa bien mettre au dessous un Vers Grec, portant qu’il seroit plus facile aux Peintres de l’envier, que de l’imiter. Culpaberis faciliùs hoc, quam imitaberis. Ce ne fut pas cependant le plus accomply de tous ses Ouvrages ; car on dit que son Chef-d’œuvre fut le Portrait d’une Helene, dont l’Orateur Romain a pris plaisir de décrire l’excellence sous les plus riches termes de sa Rhétorique dans le commencement de son second Livre De Inventione. On dit qu’il tira cette rare Piéce, qui fut estimée le Miracle de la Peinture, sur cinq des plus belles Filles de la Ville de Crotone, qu’il choisit sur un plus grand nombre que ces Peuples luy avoient présentées à ce dessein, prenant de chacune ce qu’il y trouva de plus charmant pour le donner à son Helene, qu’il trouva en suite si belle & si accomplie, qu’il mit au dessous ce Distique.

Haud turpe est Teucros, fulgentesque ære Pelasgos,
Conjuge pro tali diuturnos ferre labores.

Ce Peintre eut la gloire de surmonter par l’industrie de son Art le fameux Parrhasius, qu’il sçeut adroitement tromper, tout habile Maistre qu’il estoit, par la représentation d’un Rideau, lors que celuy-cy ne sçeut tromper que des Oiseaux par la peinture de ses Raisins. Tout le monde en sçait l’histoire. Au reste on dit que ce Peintre mourut à force de rire, considérant avec trop d’attention le Portrait d’une Vieille, qu’il avoit représentée d’une posture si grotesque, qu’elle estoit capable d’exciter le ris aux plus sérieux. Enfin s’il en faut croire le Poëte Plaute, ce Peintre fut estimé aussibien qu’Apellés, le plus excellent & le plus habile de tous ceux de sa Profession.

——— ô Apella, ô Zeuxis Pictor,
Cur numerò estis mortui, hinc exemplum ut pingeretis ?
Nam alios Pictores nihil moror hujusmodi tractare exempla.

Voila ce que le loisir & le peu d’Autheurs que j’ay lûs, m’ont permis d’écrire sur les manieres particulieres de quelques-uns des plus fameux Peintres de l’antiquité. Comme la Question proposée ne parle que d’eux, je ne me suis point mis en peine de consulter les Livres sur les manieres de ceux qui ont paru en Italie depuis que l’Art de la Peinture a quitté la Grece pour s’y venir établir. Le celébre Jean Cibamus est celuy qu’on dit avoir commencé à le remettre dans son premier lustre en cette plus noble Partie de l’Europe vers l’an de salut 1240. les Italiens avant luy ne s’estant servis que de Peintres Grecs pendant un fort grand nombre d’années. De l’Ecole de ce Jean Cibamus, ainsi que d’une feconde Pepiniere, sont sortis les plus habiles Peintres qui ayent parus dans le monde depuis la descente des Barbares en Italie. On compte entr’eux le fameux & renommé Michel Ange Florentin, que plusieurs font non-seulement aller du pair avec Apellés, mais mesme le surpasser en plusieurs choses. La Piéce par laquelle on veut qu’il se soit rendu le plus recommandable, c’est son Jugement dernier ; comme Raphaël d’Urbin par son Banquet des Dieux, André de la Montagne par son Triomphe, &c. On fait encor beaucoup de mention d’Antoine le Couroyeur, dit le Titien ; de Sebastien de Venise, de Jules Romain, d’Antoine le Couturier, de Bandinel Florentin, d’André Mantinée, & de quantité de semblables, qu’on peut voir dans Vossius Lib. de 4. Artibus Popularibus Cap. 5. de Graphice, sive de Arte Pingendi.

Entre les manieres particulieres où l’on tient que ces Peintres modernes ont le plus excellé, on fait état particulierement de l’invention & hardiesse du Parmésan, des Nuits du Bassan, du Porfil de Michel Ange, & du Coloris de Raphaël ; parce que ce sont, dit-on, comme les quatre Elemens & les plus belles & plus nobles idées d’un Peintre parfait. D’autres particularisant davantage, disent que le Titien a esté grand Coloriste, que Raphaël d’Urbin a excellé dans le Dessein, les Caraces dans l’Expression, Michel Caravage dans la Copie apres le Naturel, Leonard Davincy dans l’Anatomie, Rubens dans l’Histoire & dans le Lustre, la Hire dans les Proportions, & ainsi du reste.

Germain, de Caën.

[Sentimens en Vers sur trois Questions du dernier Extraordinaire] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 214-219.

Je vous envoye la Veuë des Fontaines de Neptune & de Bacchus, qui sont dans le Jardin d’Aranjuez, au lieu desquelles je vous envoyay dans le XIV. Extraordinaire la Veuë de celle qui est appellée de Don Jean d’Autriche. On luy a donné ce nom, à cause que la Figure qui est en haut, & qui jette de l’eau par ses cheveux, a esté faite d’une Pierre que l’on trouva dans un Vaisseau Turc apres la Bataille de Lépante.

Si un Amant aimé, qui a peu de Bien, une extréme ambition, beaucoup de délicatesse, & un violent amour, doit épouser une Maîtresse peu favorisée de la Fortune, & qui a comme luy de l’ambition & de la délicatesse.

Tircis, que vous sert-il avec tant de mérite,
D’avoir le cœur fort haut, & l’esprit délicat ?
Contre vostre vertu la Fortune s’irrite,
Sans elle toutefois on ne fait point d’éclat.
Pour moy vostre amour est extréme,
Pour vous mon amour est de mesme ;
J’ay du cœur comme vous, & de l’ambition,
  J’ay l’ame délicate ;
Mais quelqu’effort que fasse en nous la passion,
Il ne faut point que je vous flate.
Je ne puis estre vostre fait.
Le cœur & la délicatesse
Ne servent de rien sans richesse.
Sans elle l’Hymen est sujet
À d’étranges revers, à beaucoup de tristesse.
Le mérite en ce temps est estimé pour rien,
Quand on n’a point de bien.
J’en ay peu, vous n’en avez guére,
Et le Sort ne veut pas ce qu’Amour vouloit faire.

Ce que doit faire cet Amant que sa Maîtresse refuse d’épouser, par ces raisons de délicatesse & d’ambition.

Que dois-je devenir ? Philis s’est expliquée.
Toute Amante qu’elle est,
Cette Belle aujourd’huy d’ambition piquée,
Prononce mon Arrest.
***
En l’état où je suis, pourois-je dire d’elle
Qu’elle a trop de rigueur ?
Non, je sçay son amour, je sçay qu’elle est fidelle,
Et je connois son cœur.
***
Elle a l’esprit bienfait, plein de délicatesse,
Et de discretion ;
Elle fait triompher & raison & sagesse
Dessus sa passion.
***
Un Hymen sans secours des biens de la Fortune,
Ne sçauroit estre heureux ;
Et la plus forte ardeur est bientost importune
Dans un sort rigoureux.
***
Mais le moyen d’éteindre une flâme si belle
Dont mon cœur est épris ?
Ne dois-je pas plûtost, pour la rendre immortelle,
Aimer toûjours Iris ?
***
Fortune, Amour, Raison, accordez-vous ensemble,
Changez nostre destin ;
Faites par vos faveurs qu’un saint nœud nous assemble
Pour nous unir sans fin.
***
J’espere quelque jour voir finir ma disgrace
Par un doux changement ;
Et je veux, belle Iris, à jamais, quoy qu’on fasse,
Vous aimer constamment.

Si le Mary doit estre plus grand Maître que la Femme.

Dorinde & son Mary ne sont jamais d’accord,
La Femme veut estre Maîtresse ;
Le Mary dit, qu’elle a grand tort.
Ils se grondent ainsi sans cesse.
La Femme se plaint du Mary,
Quoy qu’il soit d’elle fort chéry,
Disant qu’il est trop bon, trop doux, & trop facile,
Que cela le rend mal-habile
À pouvoir gouverner son Bien & sa Maison.
Il est vray que Dorinde est bonne ménagere,
Qu’elle a l’esprit bienfait, & l’humeur assez fiere,
Et qu’elle entend fort bien raison ;
Que son Mary ne l’entend guére,
Et qu’il ressent un peu l’Oison.
Ainsi l’on voit bien qui doit estre
À la Maison le plus grand Maistre.

Pour la charmante Caliste §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 220-221.

POUR LA CHARMANTE CALISTE.

On fait une peinture si triste & si pitoyable de l’Amour, que la charité voudroit qu’on n’en donnast point, & la prudence que l’on n’en parlast jamais. Cependant, Madame vous vous laissez voir tous les jours, & je connois une Personne qui se fait un plaisir de vous abandonner entierement son cœur. Il est aisé de juger par ce que je dis, que l’Amour est une espece de necessité qu’on est absolument forcé de suivre ; & comme il est impossible que vous cessiez jamais d’estre aimable, il est impossible aussi que la Personne dont je vous ay parlé ne vous aime passionnément toute sa vie.

S.P.

Pour Iris §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 221-222.

POUR IRIS.

Il y a longtemps que j’ay fait dessein de vous écrire ; mais toutes les fois que je l’ay essayé, il m’est venu des pensées si tristes dans l’esprit, que la crainte de vous déplaire m’a toûjours fait interrompre ce dessein ; car on n’écoute pas volontiers les plaintes d’une Personne affligée, & il faut avoir le cœur tendre & sensible pour prendre pitié du mal qu’on luy voit souffrir. Je me sens forcé de vous dire neantmoins que ce n’est que depuis que vous n’estes plus icy que mon humeur est si changée. J’y suis resveur & solitaire, j’y languis ; & je ne puis songer à la cruelle necessité qui vous en éloigne, que je ne songe que je suis le plus malheureux de tous les Hommes.

S.P.

Le Singe, et le Renard d’Esope §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 223-228.

LE SINGE, ET LE RENARD D’ESOPE.

Un Singe avec un vieux Renard,
L’un au nez long, l’autre camart,
Avoient ensemble conférence,
Disant chose de conséquence.
Ils parloient des ajustemens
Qui sont dans leurs habillemens.
Le Singe qui se croyoit beste
De bel esprit, & bonne teste,
Demeurant assis sur son cû,
Parce qu’il sçait qu’il est tout nu,
De crainte que par raillerie
Quelqu’un ne s’en moque & s’en rie,
Pensant surprendre le Renard,
Et joüer un tour de son art,
Luy dit ; Ma foy, cher Camarade,
Je voy que tu n’as rien de fade
Ny dans l’esprit, ny dans le corps.
La Nature a fait des efforts
Pour te rendre recommandable.
Ton esprit est fin, doux, affable,
Adroit, subtil, fin, & rusé,
Et l’on seroit mal avisé
De penser qu’on t’en fist accroire.
Personne n’aura cette gloire ;
Ta prudence & ton jugement
Ont toûjours fait l’étonnement
Des plus sçavans & des plus sages.
Mais si tous ces grands avantages,
Et d’autres que je ne dis pas,
De ton esprit font les appas,
Du costé du corps tout de mesme ;
Le Ciel par son pouvoir supréme,
T’a fait digne d’estre estimé.
Assurément on est charmé,
Quand on voit ta petite teste,
Ton nez aigu, ta gueulle preste
À croquer Poules & Poulet.
Tes dents sont blanches comme lait.
Ta jambe est assez fine & droite.
Ton épaule paroist étroite.
Ton ventre n’est point boursouflé,
Ny trop petit, ny trop enflé.
Ton poil est fin, & la fourrure
En est bonne dans la froidure.
Mais à parler de bonne foy,
Une chose déplaist en toy,
C’est que ta queuë à ton derriere
Traîne souvent dans la poussiere.
Elle est diforme en sa grosseur,
Aussi bien que dans sa longueur ;
Et pour peu que l’on soit habile,
On voit qu’elle t’est inutile,
Qu’elle t’est mesme assez souvent
Tres-nuisible quand il fait vent,
Ou quand il a fait de la pluye,
Parce que par tout elle essuye
L’herbe & les feüilles dans les Bois.
Croy-moy donc une bonne fois.
Afin de rendre ta figure
D’une tres-galante structure,
Et te donnant l’air de guayté,
Te faire parfait en beauté,
Tu dois chercher qui te la rogne.
Je feray bien cette besogne.
Je suis un adroit Animal.
Je ne te feray point de mal,
L’affaire sera bientost faite,
Si tu consens que je m’y mette ;
Et ce qui ne te sert de rien,
À d’autres servira fort bien.
Entre ceux-là j’ay bonne place,
Car souvent faisant la grimace,
Je suis contraint de me fâcher,
Et comme je puis, de cacher
L’endroit où l’on met la croupiere,
En m’asséant sur mon derriere,
Parce qu’il est tout découvert,
Sans poil, tout rouge, & non pas verd.
Cela me cause tant de honte,
Que ma belle humeur s’en démonte.
Afin de cacher ce defaut,
Ta queuë est tout droit ce qu’il faut.
Je ne donneray plus à rire.
J’en seray mieux, & toy point pire.
Sans sujet d’en estre affligé,
Tu m’auras beaucoup obligé.
À ce discours plein d’éloquence,
De beaux mots, & de complaisance,
Neantmoins un peu captieux,
D’un vieux Singe malicieux,
Le Renard fist cette réponse.
Cher Amy Singe, ta semonce
N’est faite que par intérest.
Chacun se tienne comme il est,
Et que doucement il endure
Tous les defauts de sa nature.
Ton cû tout nud sera pour toy,
Et ma longue queuë est pour moy.
Combien aurois-je de tristesse,
De la voir sur ta laide fesse !
J’aime bien mieux dedans ces Bois,
Quand je m’y promene par fois,
Apres qu’il a fait de la pluye,
Que l’herbe & feüilles elle essuye,
Et que traînant sur mes talons,
Elle enfonce dans les sablons,
Dans la poussiere & dans la bouë,
Ou mesme que le vent s’en jouë.
Faut estre fin pour m’attraper.
Tu pensois, je croy, me tromper,
Mais tu t’es bien trompé toy mesme
Avec ton beau visage blesme.
Tu te leves un peu trop tard,
Pour en faire accroire au Renard.
Je me ris de ta rhétorique ;
En vain tu la mets en pratique,
Pour me vouloir persuader
Que ma queuë est à marchander,
Couper, prester, donner, ou vendre.
Si tu l’ignores, faut l’apprendre,
Que la Nature ne fait rien
D’inutile, & qui ne soit bien,
Et que tout ce qu’elle nous donne
Doit estre estimé chose bonne.
Va-t-en donc, s’il te plaist, ailleurs
Employer tes discours railleurs,
Et tout farcis de flaterie ;
Et souviens-toy bien, je te prie,
Qu’on ne doit point croire un Flateur,
Ny demeurer son Serviteur.
Ainsi par un trait de morale,
Dont le fin Renard nous régale,
Finit ce plaisant entretien
De deux Brutes qui parloient bien.

Allard, du Véxin.

Si la Santé peut estre alterée par les Passions §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 229-276.

Si la Santé peut estre alterée par les Passions.

Pour traiter cette Question dans toute son étenduë, il faudroit faire l’Anatomie entiére du Corps humain ; car la santé dépend absolument de la structure de tous ses ressorts, & du tempérament des liqueurs qui les arrosent. Mais parce qu’il ne s’agit icy que de faire un discours succint sur la matiére dont la santé peut estre alterée par les passions, je tâcheray de démesler seulement quelques fonctions du corps humain, & entr’autres celles qui sont les plus sujettes aux passions. Quand je me seray acquité de cela, j’espere faire voir assez clairement les desordres que les passions causent quelque fois à la santé.

Puis qu’il s’agist d’expliquer quelques actions du corps humain, & de donner une idée de la santé, je ne sçaurois peut-estre mieux faire, que de suivre pied-à-pied les altérations que le chyle souffre, quand il a une fois passé dans les tuyaux lactées, & qu’il s’est enfin dégorgé dans le sang : Car il est alors emporté par cette liqueur, où il roule quelque temps sans paroistre alteré, comme on l’observe dans ceux à qui l’on ouvre la veine quatre ou cinq heures aprés qu’ils ont bien mangé ; car l’on voit autant de lait, que de sang dans les palettes. Mais, lors que le chyle a circulé durant quelques heures, il luy arrive toûjours du changement ; parce que les principes actifs du sang le frapent de tous costez, & qu’ils en des-unissent peu-à-peu les élemens.

Le premier & le plus simple changement qu’éprouve le chyle, semble se faire par l’évaporation de son humidité ; car je m’imagine que ce qu’il y a de plus subtil dans le sang commence d’abord par ses attaques à froisser les petites parties du chyle, & à les ouvrir de sorte, qu’elles donnent issuë aux matieres aqueuses, qu’elles tenoient resserrées. Ainsi le chyle devient moins fluide qu’il n’étoit, & s’épaissit peu-à-peu. Mais, parce que ce chyle ainsi preparé est porté par les arteres dans toutes les parties du corps, il n’est pas difficile de croire que tout ce qui a besoin de nourriture n’en retienne quelque chose. Cependant, si l’on ne considéroit que ce sac appliqué sur une partie, l’on ne sçauroit raisonnablement assurer, qu’elle en est nourrie, parce que l’expérience nous l’enseigne autrement. Car, si l’on coupe un nerf, qui jette ses branches dans quelque muscle, ou dans quelque autre partie du corps, alors cette partie se seche, & ne se nourrit aucunement. C’est pourquoy il faut croire que la matiere, dont les parties se nourrissent, vient de la part des nerfs, aussi bien que de la part des artéres. Et bien que nous n’ayons encore rien touché de la matiére qui se glisse dans les canaux nerveux, il est pourtant à croire que quand elle se mesle avec le chyle preparé, elle le r’anime, & y cause une douce fermentation, qui acheve de dissiper l’humeur aqueuse, qui y restoit ; c’est pourquoy il se fait alors sur la partie, qui doit estre nourrie, une gelée à peu prés semblable à celle qu’on remarque dans le sac des viandes, quand on en fait évaporer doucement l’humidité.

Le chyle ainsi élaboré par le sang, sert sans doute à reparer les pertes de cette liqueur, aussi bien que celles des parties solides ; car sans cela le sang seroit bien-tost épuisé, puis que les visceres en tirent tous les jours de nouveaux sucs. C’est pourquoy la portion du sac nourricier, qui reste dans le sang, aprés que l’autre a esté employée pour la nourriture des parties solides, acquiert encore plus de perfection qu’elle n’avoit auparavant ; car le cœur & les artéres ne cessent point de l’agiter & de la battre, ny les esprits du sang de la penétrer. D’où vient principalement que le sang tire une teinture de ce sac nourricier à peu prés comme l’esprit de therebentine, qu’on verse sur les Fleurs de soulfre, tire ce que le soulfre a de plus pur, & se revêt d’une couleur rouge, qu’il n’avoit point auparavant.

À mesure que le sang dévelope le sac nourricier, & qu’il en fait sa propre substance, il fournit aux visceres les humeurs qu’ils ont la proprieté de filtrer ; mais entr’autres il laisse échaper par de petits canaux adipeux une matiére huileuse, qui par les diférens détours qu’elle fait, se volatilize de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle ait atteint la masse du sang, où elle se mesle de nouveau.

Si je voulois donner une idée de cette essence huileuse, je ne la sçaurois mieux comparer qu’à la liqueur sulfurée, qui surnage, quand on a distilé par trois ou quatre fois une livre d’esprit de vin avec une demy-livre du plus fort esprit de vitriol ; car alors on remarque deux liqueurs qui se distinguent, & dont l’une, qui tient le dessus, semble n’estre que l’esprit acide du vitriol, qui s’est lié avec la matiere spiritueuse de l’esprit de vin ; au lieu que l’autre, qui surnage, est une liqueur huileuse tres-limpide, qui n’est sans doute que le soulfre, ou l’huile pure de l’esprit de vin.

Quand une fois cette matiere purement sulfurée, s’est jettée des vaisseaux adipeux dans la masse du sang, elle suit le cours de cette liqueur, & va tomber avec elle dans la cavité droite du cœur ; & comme elle en est exprimée incontinent dans l’artere du poulmon, elle n’est pas longtemps sans s’impregner de l’esprit lumineux, qui est répendu dans l’air ; car cet esprit se communique à elle dans les intestins qu’il y a entre les extrémitez de l’artere, & les origines de la veine du poulmon. Mais parce que cette matiere huileuse est capable d’imbiber comme font les phosphores, un grand nombre d’esprits lumineux, elle ne sçauroit non plus éviter son embrasement dans les poulmons quand elle en est toute impregnée, que le feroit de la matiere combustible qui recevroit les rayons de lumiéres, qu’on ramasse avec un Miroir ardant.

S’il falloit produire l’exemple d’une matiére qui s’allume au moment qu’on l’expose à l’air, je n’en sçaurois donner d’autre que celuy du phosphore liquide dont parle le Journal des Sçavans. Car l’autheur de ce Journal rapporte que si l’on prend de cette liqueur qu’on tire dans une phiole bien bouchée, & qu’on en étende doucement une goute avec le doigt dans la paulme de la main ou ailleurs, il s’éleve d’abord une flâme comme est celle de l’esprit de vin, qui dure jusqu’à ce que toute la matiere soit consumée. Mais cette flâme ne se fait, que parce que la liqueur a la proprieté d’imbiber la lumiére si-tost qu’elle est exposée à l’air ; c’est pourquoy elle ne s’allume point dans une phiole bien bouchée ; car les corps lumineux qu’elle tient absorbez, ne sont pas alors assez agitez, ny peut-estre en assez grand nombre. Cependant, si l’on leur fait acquerir l’agitation qu’il faut en secoüant la phiole, la liqueur paroist au moment tout en feu, quoy que l’air extérieur ne l’éteigne aucunement ; d’où je conclus que la matiere huileuse qui commence à s’allumer dans les poulmons, & que je compare avec ce phosphore, peut conserver sa flâme dans toutes les parties où elle passe, par le seul mouvement qu’elle a.

On m’objectera peut estre que s’il y avoit une matiére huileuse, qui s’allumast dans les poulmons, elle les brûleroit infailliblement de mesme que toutes les parties par où elle se répandroit. Je répons à cela que toutes sortes de flâmes ne consument pas également les corps sur lesquels elles agissent ; car la flâme qui se fait avec le charbon dont les Forgerons se servent, est bien plus puissante & plus capable de détruire les corps, que n’est la flâme de l’esprit de vin. De plus celle qui s’éleve du phosphore liquide dont je viens de parler, est si douce & si benigne, qu’elle ne dissoût pas mesme les corps les plus combustibles. Car lors qu’on moüille de cette liqueur les cheveux, ou quelque autre matiere inflâmable, on les voit au moment tout en feu, sans que ces choses en reçoivent le moindre dommage. De là vient qu’on ne doit pas s’étonner si la matiere huileuse qui absorbe la lumiere, & qui s’allume dans les poulmons, ne brûle pas les parties par où elle passe, mais qu’au contraire elle les anime & les vivifie ; puis que les animaux semblent n’avoir de vie qu’autant qu’ils ont de cette flâme.

Mais dira quelqu’un, quelle preuve avez-vous pour avancer que la vie des animaux n’est qu’une flâme ? Je vais dire ce qui m’en convainc. Je remarque premierement que les choses qui sont necessaires à la vie pour la faire subsister, sont les mêmes dont la flâme a besoin pour s’entretenir ; c’est pourquoy l’une & l’autre s’éteignent dans un Globe de verre, si-tost qu’on en a pompé l’air ; d’où il paroist que l’air est également necessaire pour leur entretien. D’ailleurs elles dépendent encore d’une autre espece de nourriture ; car si dans les animaux l’on supprime le cours du chyle, & qu’on en empesche l’entrée dans le sang, ils périssent incontinent de même que la flâme d’une Bougie ou d’une Lampe, dont la cire ou l’huile ne sçauroit monter librement dans le lumignon. C’est pourquoy la vie & la flâme s’entretenant par les mêmes choses, & ne pouvant subsister sans qu’il leur arrive à tous momens de l’air & de la matiere huileuse, il est à croire qu’elles sont d’une seule & même nature, & que la vie des animaux par consequent n’est qu’une flâme.

Dans la persuasion où l’on doit estre, que la vie n’est point distinguée de la flâme, il est aisé de voir que le sang est une liqueur vivante ; puis que la flâme ou la vie se renouvelle dans les poulmons, & qu’elle se répand de là par tout le corps en suivant les Loix du mouvement du sang. Mais outre que cette flâme qui penetre le sang jusqu’aux moindres de ses parties, se fait sentir & se communique à toutes les humeurs que les visceres criblent, elle se filtre particulierement dans les petites glandes qui composent la substance grise du cerveau ; c’est pourquoy elle s’échape ensuite par des tuyaux tres délicats, qui prennent leurs racines dans ces glandes ; & comme ces tuyaux font plusieurs détours & divers enlacemens dans la substance calleuse du cerveau avant que de sortir du crane, cette flâme vivante fait nécessairement la même route & se rompt différemment. Mais si-tost que ces canaux sont hors du crane, ils vont par tout en lignes assez droites sans observer les différens plis, qu’on peut voir d’une seule veuë dans le cerveau & dans le cervelet quand on les coupe de travers ; car on y remarque alors des ramifications qui ne ressemblent pas mal aux branches des Arbres.

Plus je fais de refléxions sur les expériences qu’on fait tous les jours quand on lie un nerf, ou qu’il arrive une luxation aux vertebres, & plus je suis convaincu que la matiére qui arrose les nerfs a la proprieté de sentir. Car si l’on examine le nerf au dessous de la ligature, l’on remarque qu’il est flétry & insensible, au lieu qu’au dessus il paroist estre tant soit peu tumefié, & avoir un sentiment extraordinairement exquis ; d’où je conclus que la matiére qui est dans les nerfs est un principe qui sent ; puis qu’au moment qu’elle cesse de couler dans un lieu où elle couloit auparavant, le sentiment s’en évanoüit, & qu’au contraire il se fortifie & devient plus vif à mesure qu’elle s’y amasse plus qu’à l’ordinaire.

Il n’est pas difficile de déterminer la matiére qui sent dans les nerfs ; parce qu’elle ne peut prendre sa source d’ailleurs que des glandules du cerveau ; & puis que ces petites glandes par une structure toute particuliére separent entr’autres choses le feu qui vivifie le sang, il est à croire que ce qui sent dans les nerfs n’est proprement que ce même feu ou cette même flâme, qui aprés avoir passé par les glandes du cerveau, se trouve dégagée de tout ce qui pouvoit obscurcir sa lumiére.

Le sentiment donc qu’a la flâme qui reluit dans les nerfs, n’est apparemment qu’une production de sa contexture particuliere ; car les corps naturels n’agissent jamais que conformément à la tissure ou à la structure de leurs parties. C’est pourquoy l’or ne devient fulminant que quand les esprits de l’eau régale l’ont penétré, & qu’ensuite le Sel fixe de tartre l’a précipité ; car alors il se fait de l’union & de la structure de ces trois matiéres un composé, qui tonne avec beaucoup plus de bruit & de violence que la poudre à canon ; puis que quand on en met seulement quelques grains dans une cuilliere qu’on fait chauffer lentement sur le feu, cela fait un bruit éfroyable. Pour démontrer que ce bruit ou cette espece de Tonnerre n’est qu’un effet, ou qu’une suite necessaire de la structure de cette chaux d’or, c’est que si-tost qu’on détruit sa structure, elle perd la proprieté qu’elle avoit de fulminer, comme l’on s’en assure quand on l’humecte d’un peu d’esprit de Vitriol ou d’esprit de Soulfre ; car ces esprits changeant l’arrangement de ses parties, luy ostent la vertu de fulminer. Il seroit peut estre assez aisé de montrer par plusieurs autres expériences, qu’on ne connoist point d’effets dans la Nature qui ne soient produits conformément à l’arrangement des parties de la matiére ; de même qu’il ne se voit point de mots qui ne s’expriment suivant l’arrangement des lettres de l’Alphabet.

Mais si l’on croyoit tirer plus d’éclaircissement d’un exemple que l’Art fourniroit, je rapporterois celuy d’une Horloge dont toutes les pieces n’agissent, & ne font leurs effets que suivant l’arrangement qu’elles ont ; car si le ressort, le balancier, les rouës & les poids n’estoient placez où ils doivent estre, jamais ces pieces ne marqueroient justement, comme elles font, les minutes, les heures, & mille autres choses qui ne sont point de ce sujet. C’est pourquoy il n’y a rien à hazarder quand on avancera que tous les effets, tant naturels qu’artificiels, ne sont que des suites necessaires de l’arrangement des parties de la matiere ; De là vient que le sentiment qui se fait dans les nerfs ne doit se regarder que comme l’effet, ou le résultat de la tissure de la flâme qui les anime, je veux dire que le sentiment & la tissure particuliére qu’a cette flâme dans les nerfs, ne sont qu’une même chose.

Puis que le sentiment n’est que la tissure particuliére de la flâme qui vole par tout dans les nerfs, il y a grande apparence que la flâme vivante qui illumine le cerveau, & qui n’a pas encore passé dans les nerfs, fait par les nüances ou par les changemens qui luy arrivent, toutes les connoissances que l’on a. C’est pourquoy apparemment, tantost elle est imagination, tantost elle est memoire suivant les modifications ou les nouvelles tissures qu’elle prend. Ainsi il ne seroit peut-estre pas bien mal-aisé d’expliquer les opérations de l’ame, puis que cette hypothese est simple, & telle qu’on en peut tirer l’explication d’un grand nombre de phénomenes. Ajoûtez à cela qu’elle paroist estre veritable, puis qu’elle s’appuye sur cette Loy inviolable de la Nature, qui est que les effets se font toûjours conformément à la structure des parties de la matiére.

Si l’on est une fois pleinement persuadé de cette derniere verité, & qu’on ait soin d’en faire l’application aux opérations de l’ame, il sera aisé de comprendre comment les passions s’excitent, puis qu’elles ne sont que les impressions que les corps de dehors font sur l’ame, & que ces impressions ne ressemblent pas mal à ces ondoyemens qu’un petit vent fait faire sur l’eau quand il soûfle, ou à ces changemens qui arrivent à la flâme de nos feux ordinaires lors qu’on y ajoûte du Salpestre, ou quelqu’autre matiére.

Dans la créance où l’on doit estre, que les passions ne sont que les impressions que les corps exterieurs font sur l’ame, l’on ne doutera point que les passions ne puissent alterer la santé, si-tost qu’elles se font sentir dans l’ame ; car comme elles ne sont que des changemens qui arrivent à l’ame, & que l’ame est le principe qui regle dans nous toutes les fonctions du corps, il est clair que les passions sont capables d’alterer la santé. Il ne faut pourtant pas s’imaginer que toutes sortes de passions rendent la santé moins bonne ; puis qu’il y en a qui l’augmentent, comme il y en a qui la détruisent. C’est dequoy l’on est convaincu toutes les fois qu’on fait réflexion sur le plaisir qu’on prend à la Comédie, & sur le chagrin qu’on a dans une compagnie qui déplaist ; car quand on revient de la Comédie, on est gay & plein d’agreables idées, au lieu qu’on est ordinairement triste & mal disposé lors qu’on se separe d’une compagnie, où l’on n’a rien trouvé qui la fist soûhaiter.

Mais parce que les choses genérales ne touchent pas comme les particuliéres, il faut que j’examine une passion en particulier, & que je fasse voir ce qu’elle opére pour la santé ; & comme il n’y en a point qui soit plus ordinaire & qui ait plus d’étenduë que l’amour, je m’appliqueray pour l’heure à penétrer quelle est cette passion, & je démesleray autant que je pourray ses sentimens interieurs dont on est si vivement touché.

Quoy qu’il ne soit pas aisé d’expliquer comment une belle Personne inspire de l’amour ; cependant si on sçait une fois qu’il se fait de tous les corps des effumations dont ils sont environnez, l’on en devinera plus aisément le secret ; car l’on s’imaginera que les écoulemens qui sortent des corps, sont portez de toutes parts par les rayons de lumiére, comme on le peut voir dans les corps odorans quand on les expose au Soleil, puis qu’alors ils répandent un parfum qui se fait sentir par tout aux environs ; & je ne pense pas qu’on puisse raisonnablement en attribuer la cause qu’aux rayons du Soleil, qui dispersent çà & là ce parfum, c’est à dire les parcelles invisibles des corps odorans.

Ainsi se faisant à tous momens des émissions de nostre propre substance, comme il n’en faut point douter, il est à croire que les rayons du Soleil qui reflechissent d’un bel objet, se chargent des écoulemens qui s’en échapent. C’est pourquoy ces écoulemens penétrent avec la lumiére jusqu’au fond des yeux ; & parce qu’ils se mêlent ensuite avec la lumiére qui luit dans la rétine, ils ne manquent pas de la faire briller plus qu’elle ne brilloit ; de même que le nitre ranime & rend plus éclatante la flâme de nos feux ordinaires.

Si-tost que cette lumiére est devenuë plus rayonnante, elle passe comme un éclair de la rétine dans le cerveau, où elle fait une infinité de réflexions, qui sont toûjours meslées de l’idée du charmant objet qui les cause. Mais cette idée qui occupe si fort les Amans, n’est que l’Image de la beauté qu’ils adorent, & cette Image est si bien peinte comme en mignature sur leur ame, qu’elle ressemble à l’objet ny plus ny moins que les traits qu’un Peintre tres-excellent en auroit faits sur une toille. C’est dequoy l’on ne peut pas douter, puis que l’expérience fait voir que tous les objets qui se présentent à la veuë, impriment en petit leurs Images sur le rétine. Ainsi ces Images s’étendent par les ondulations de l’ame jusqu’au cerveau le long des filamens du nerf optique.

Quant aux refléxions qui suivent toûjours cette image ou cette idée, qui est si bien empreinte dans l’esprit des Amans, elles ne semblent estre autre chose que les modifications & les réfractions que la lumiére spirituelle souffre à mesure qu’elle se meut dans les plis du cerveau. L’on peut encore dire que les actes les plus purs & les plus clairs que leur ame fasse, viennent des lueurs qui s’y excitent & qui y naissent à peu pres comme ces feux que nous voyons naistre quelquefois dans l’air tout-à-coup.

Il est aisé à cette heure de reconnoistre deux choses que l’Amour inspire de nouveau dans l’ame de ceux qui aiment ; car l’on y peut remarquer d’abord l’image ou l’idée de la Personne qui les charme, & on y voit ensuite les refléxions ou les formes différentes qui suivent toûjours cette idée. Ainsi quand on sent de l’alteration en sa santé à l’occasion de l’amour, cela vient sans doute de ces deux premiéres causes qui changent l’ame ; de sorte que les fonctions de certains visceres ne s’en font pas si bien.

Lors que l’amour est moderé, & que l’idée qui le cause n’est pas si bien gravée dans l’ame, qu’elle ne s’efface à mesure que l’ame se modifie, ou qu’elle roule diférentes pensées, alors cette passion rend l’esprit plus vif & plus éclairé, parce qu’elle le tient souvent en action ; d’où vient que ce qu’il y a d’impur dans l’ame, & qui obscurciroit la clarté de ses connoissances, est alors chassé du centre à la circonférence, de mesme que les impuretez du Vin sont précipitées & poussées autour des Tonneaux lors qu’il boult.

Si l’amour qu’on prend avec modération rend l’esprit plus vif & plus lumineux, il sert aussi à la santé par la mesme raison, puis que l’ame qui est alors plus épurée qu’auparavant, est aussi plus propre à agir & à bien faire la plûpart des fonctions du corps ; d’où vient qu’elle vole comme un éclair, & qu’elle est si agile à se porter dans tous les nerfs sans que rien l’en empesche. C’est pourquoy le cœur & les arteres battent alors avec vigueur, & la digestion des alimens s’en fait beaucoup mieux & beaucoup plus viste.

Mais quand on a de l’amour sans mesure, & que l’idée de ce qu’on aime est si fort empreinte sur l’ame, qu’elle ne sçauroit s’effacer de quelque maniere que l’ame se tourne, alors cette passion rend les Amans resveurs, & donne des atteintes à la santé. Les Amans deviennent resveurs, parce que leur ame est remplie d’une idée, qui y est gravée si profondément, qu’ils ne sçauroient avoir de pensées qu’elles ne soient scellées de ce mesme caractere si-tost qu’elles naissent ; de là viennent leurs distractions & leur constance.

Pour ce qui est de la santé que cette passion altére quand elle est excessive, il faut expliquer comment cela se fait, ou du moins penétrer quelques-uns de ces sentimens intérieurs qu’éprouvent les Amans trop passionnez. C’est ce que je tâcheray de faire dans la suite.

Si l’on fait refléxion sur ce que l’ame des Amans n’a presque point d’autre attention que celle de contempler l’objet qu’elle aime, l’on s’imaginera que cette occupation qui la tient ramassée dans le cerveau, fait qu’elle ne coule pas dans les nerfs à plein canal comme à son ordinaire ; c’est pourquoy les parties où aboutissent les nerfs, & qui ont sans cesse besoin de leurs influences, ne font leur devoir que foiblement & avec peu de vigueur.

Il est aisé apres cela de voir comment les Amans se sentent le cœur saisi & comme brisé ; car les esprits qui sont occupez dans le cerveau à servir l’objet qui se tient toûjours éclairé devant eux, oublient leurs tâches, & ne se glissent plus en abondance dans les nerfs de la huitiéme paire, & dans le nerf intercostal ; c’est pourquoy le cœur, où plusieurs branches de ces mesmes nerfs aboutissent, ralentit ses battemens ; d’où vient que le sang qui ne cesse point d’aborder au cœur par la veine-cave, & par la veine du poulmon, regorge dans ces vaisseaux, & assiége le cœur de sorte, qu’il y cause une oppression qui est toûjours suivie d’un sentiment de tristesse.

L’oppression ou le resserrement que les plus passionnez sentent autour du cœur, est ordinairement accompagné de plusieurs soûpirs, qu’ils semblent ne pousser que pour fléchir le cœur de leurs Maistresses. Or ces soûpirs viennent apparemment de ce que les esprits ne se portent qu’à troupes & par interruption, du cerveau dans le nerf qui s’insere au diaphragme ; c’est pourquoy le diaphragme est alors contraint de s’abaisser par des reprises courtes & entrecoupées. Ainsi parce qu’il étend de plus en plus & inégalement la poitrine durant ses legeres contractions, l’air par sa propre pesanteur s’y précipite, & y entre comme par bonds inégaux à proportion qu’elle s’élargit ; ainsi il y forme ces sons lugubres ou ces soûpirs, qui sont toûjours la marque certaine d’une forte passion.

Dans cet état où sont les Amans, s’il arrive que par une application toute extraordinaire leur ame intercepte ses influences de sorte, qu’elle cesse de couler dans les nerfs qui vont au cœur & au diaphragme, alors ces parties cessent de faire leurs fonctions, & ne se mouvent presque plus. C’est pourquoy les Amans tombent quelquefois tout d’un coup comme morts aux pieds de leurs Maistresses, & leur état alors ne me semble point diférer de ce qu’on appelle communément pâmoison, où tombent quelquefois ceux qui sont les plus emportez en amour.

Tandis que ces tragédies se joüent dans la poitrine des Amans, il ne se passe rien que de triste sur leur visage ; car il est toûjours blême & défait, parce que leur cœur n’a pas la force d’y pousser le sang. C’est pourquoy toutes les veinules qui font plusieurs lacis dans le visage, ne sont alors presque plus arrosées de cette liqueur vermeille ; d’où vient qu’elles paroissent sans couleur aussibien que le visage, qui emprunte toûjours la sienne du sang qui coule dans ces veines.

Il y a tant de correspondance entre le visage & les yeux, que le visage ne peut estre changé, sans que les yeux ne le soient aussi. C’est pourquoy quand les Amans ont le visage défait, comme nous le venons de dire, l’on voit dans leurs yeux une triste & tendre langueur. Mais puis que cette langueur se fait comme toutes les autres passions du corps, conformément à sa structure méchanique, il est à croire qu’elle vient de ce que l’ame des Amans n’anime pas assez les nerfs pathetiques, aussibien que quelques branches qui naissent de la cinquiéme paire de nerfs, & qui vont aboutir aux paupieres. Ainsi les paupieres n’ont plus la force de se relever ; c’est pourquoy elles se tiennent abaissées, & couvrent à demy les globes des yeux, tandis que ces globes sont tournez de maniere par les nerfs pathetiques, qu’ils ne font voir en eux que cet air triste & cette mourante langueur qui a tant de charmes.

Quand les Amans en sont venus jusques là, ils se sentent quelquefois si tristes & si abatus, qu’ils versent souvent des larmes malgré qu’ils en ayent. Ce qui se fait sans-doute, parce que les nerfs qui accompagnent les vaisseaux du sang par tout où ils se distribuënt dans les glandes des yeux, ne portent pas assez d’esprits pour faire faire à ces vaisseaux leurs contractions ordinaires ; c’est pourquoy le sang qui y aborde à tous momens n’en n’estant presque plus exprimé, il remplit & étend les vaisseaux plus que de coûtume. Ainsi selon les Loix du mouvement du sang, il doit s’échaper au travers de leurs tuniques beaucoup de serosité que de petits tuyaux pratiquez dans ces glandes reçoivent & portent dans plusieurs conduits lachrymaux, qui se terminent non-seulement aux bords des paupieres, mais aussi dans leurs surfaces intérieures.

Ce qui se passe dans le cerveau des plus passionnez n’est pas moins triste, ny moins surprenant que ce qui leur arrive dans la poitrine, dans le visage & dans les yeux ; car les veilles les occupent quelquefois si fort, qu’ils passent les jours & les nuits sans dormir. La cause de cela vient en partie de ce qu’ils mangent tres peu, car ils n’ont presque point d’appetit ; c’est pourquoy le peu de suc nourricier qui se porte dans leur cerveau, n’est pas capable d’y enveloper leur ame, & de la disposer au sommeil. D’ailleurs leurs insomnies viennent encor de ce que le sceau ou l’idée de l’objet qu’ils aiment est tellement appliqué sur leur ame, qu’il ne cesse point de luy faire faire mille & mille refléxions ; ainsi l’ame ne sçauroit s’empescher d’agir à cause de cette idée, qui est sans cesse à la harceler ; aussi ce qu’il y a de suc nourricier qui se présente pour s’y glisser, est aussitost poussé aux environs par l’action de l’ame, de mesme que les impuretez du Vin sont chassez du centre à la circonférence par sa fermentation. De là vient que l’ame qui n’est plus arrosée ny penétrée de ce suc qui avoit accoûtumé de la faire dormir par intervales, se tient ordinairement éveillée, & ne joüit plus du sommeil profond où elle s’ensevelissoit de temps en temps.

S’il arrive que durant ces insomnies un Amant ne puisse avoir l’idée de sa Maistresse, sans que celle d’un Rival qui l’empêche d’en estre aimé se présente en mesme temps, alors cette passion, qu’on appelle jalousie, s’éleve dans son ame, & y cause de grands desordres, parce que ces deux idées la piquent à tous momens, & y excitent comme des vagues qui s’entrechoquent avec violence. Ainsi un Amant jaloux sent ordinairement comme une douleur, qui est meslée d’inquiétude & de haine ; & parce qu’à la rencontre de ces vagues qui travaillent ainsi son ame, ces deux idées se meslent & se confondent, de là vient qu’il ne sçauroit penser à sa Maistresse sans que l’idée de son Rival ne vienne à la traverse ; c’est pourquoy il a toûjours dans son ame des sentimens qui l’agitent beaucoup, & qui ne le laissent point en repos.

Mais quand l’idée d’un Rival paroist dans l’ame d’un Amant passionné avec des qualitez capables de luy ravir le cœur de sa Maistresse, & de le détruire entiérement aupres d’elle, il s’éleve alors des mouvemens si étranges dans son ame, qu’il ne se connoist presque plus ; c’est pourquoy il se jette dans le desespoir, qui le porte quelquefois jusqu’à se plonger le Poignard dans le sein. Pour expliquer cette passion si violente, il faut sçavoir que comme chaque chose fait effort autant qu’elle le peut pour continuer dans sa façon d’estre, l’ame d’un Amant passionné ne manque pas de suivre cette mesme regle. Ainsi puis que son ame employe tous ses efforts afin de ne pas laisser échaper le doux panchant qu’elle a pour sa Maîtresse, & que cependant malgré tous ses efforts ce doux panchant ne peut persister avec la mesme douceur & le mesme plaisir, il est necessaire que son ame succombe en ces momens, & qu’elle ressente des allarmes & des inquietudes cruelles ; c’est pourquoy il n’y a rien pour lors qu’elle ne tente pour mettre fin à ses peines. Un exemple peut éclaircir ce que j’avance. Si l’on suppose que la flâme d’une Lampe ait du sentiment comme a nostre ame, l’on s’imaginera aisément que si-tost que l’huile ou la nourriture commencera à en estre supprimée, elle aura des frayeurs & des sentimens inquiets, qui seront d’autant plus vifs que la flâme approchera plus pres de sa mort. Or c’est dans des frayeurs & dans des inquiétudes semblables de l’ame que consiste le desespoir ; & ce malheureux état vient necessairement de ce que l’ame qui fait toûjours effort pour conserver les douceurs que l’idée de sa Maistresse luy inspire, & qui luy servent de nourriture, ne peut du tout les conserver, parce que son Rival les luy enleve malgré toute sa résistance.

Puis que le desespoir est le dernier état où l’Amour porte les Amans, il est temps que je finisse ce que j’avois à dire sur cette passion, aussibien que sur la Question, Si la santé peut estre alterée par les passions. Mais il ne sera peut-estre pas mal-à-propos d’avertir auparavant, qu’on ne confonde pas l’ame que je décris dans ce Discours avec celle que Dieu crée dans le temps de la formation de l’Homme ; car elles sont tout-à-fait diférentes, puis que la Religion & les Ecrits sacrez nous enseignent que celle qui vient de Dieu est immaterielle, & d’une substance purement spirituelle ; au lieu que l’ame sensitive qui naist avec nous, & de laquelle je parle seulement dans mon Discours, est purement materielle.

Gauthier, de Niort.

[Madrigaux sur les deux Enigmes du Mois de Juillet, dont les Mots estoient le Lys, & la Rose, & l’Eventail] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 276-292.

Voicy des Madrigaux sur les deux Enigmes proposées dans le Mercure du Mois de Juillet.

I.

Ces deux incomparables Sœurs
Dont nous entretient le Mercure,
Qui font le coloris, & l’aimable parure
Des Beautez d’icy-bas, sont de charmantes Fleurs.
Vous entendez assez, puis que dire je l’ose,
Que c’est & le Lys & la Rose.
Deux Royaumes voisins s’en trouveue embellis ;
La Rose est pour l’Anglois ; pour le François, le Lys.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy.

II.

Qu’un Eventail avec raison,
Soit aux Champs, soit à la Maison ?
Se trouve toûjours à la mode,
Et que par son secours commode
J’évite bien la pâmoison !
***
Parasol, eau, bois, & gazon,
Tout cela, sans comparaison,
Est une moins bonne méthode
Qu’un Eventail.
***
Mercure n’est pas un Oyson,
Car dans l’ardeur de la Saison,
Qui montée à son période,
Horriblement nous incommode,
Offre-t-il d’autre guérison
Qu’un Eventail ?

Janneton de Lepine, de la Ruë neuve des Petits-Champs.

III.

Mercure est tout plein d’agrément,
Toûjours fleury, toûjours charmant ;
En Prose, en Vers, en toute chose,
Il sçait enchanter les Esprits,
Et dans tous ses galans Ecrits
On ne voit que Lys & que Rose.

Jourdain, d’Amiens.

IV.

Peut-on voir dans le monde un plus parfait visage
Que celuy de la jeune Iris ?
On y voit de Vénus la ressemblante Image,
C’est le charmant sejour & des Jeux & des Ris,
Mille naissantes Fleurs y sont toûjours écloses,
Et l’aimable rougeur des Roses
Y releve l’éclat & la blancheur des Lys.

L’Inconstant Misantrope.

V.

Voyez, Philis, comme j’explique
Les deux Enigmes à la fois ;
J’en devine le sens si-tost que je vous vois
Avec tous vos attraits & vostre air magnifique.
N’y voit-on pas les Fleurs des Armes de deux Roys,
De Charles qui tient l’Angleterre,
Et de Loüis qui peut régir toute la Terre ?
Ce teint si vif, si beau, si frais, si délicat !
De la Rose porte l’éclat,
Et le Lys y brille de mesme ;
Mais j’admire de plus un prétieux travail,
Quand avec une grace extréme
Vostre main fait briller un galant Eventail.

Rault, de Roüen.

VI.

Mercure en tout a l’art de plaire,
C’est son aimable caractere ;
Ses Ouvrages sont si polis,
Que c’est un charme pour les ames.
Et nos plus délicates Dames
N’y trouvent que Roses & Lys.

Jourdain, d’Amiens.

VII.

Il ne faut pas tant rafiner
Sur les Enigmes qu’on propose.
Il est aisé de deviner,
Voyant mon teint de Lys entremeslé de Roses.

La Belle Inconnuë.

VIII.

Je suis une jeune Bergere
Qui raisonne tout doucement,
Et qui ne sçait point contrefaire
Ce que j’ay dans l’entendement.
D’autres tourneront galamment
Le sens de l’Enigme derniere,
Sur la Mer, ou sur le Serment,
Sur le Lustre, ou sur la Galere.
Moy, sans à rien d’extraordinaire
Hausser mon petit jugement,
Je vous diray naïvement
Que mon Eventail fait l’affaire.

Fanchon le Fevre, de Magny.

IX.

Mercure, ce Mois nous propose
Un Enigme qui sent & le Lys & la Rose.
De grace, à quel dessein ces deux Fleurs assortir ?
Ne peut-on trouver autre chose
Capable de nous divertir ?
Qu’elles brillent dans un Parterre,
Sur des Nobles, sur des Loüis,
Qu’on s’enfasse un Trésor, en France, en Angleterre,
Qu’on les aime par toute terre,
Mes sens n’en sont point ébloüis.
S’ils sont d’un grand secours, c’est pour des Gens sur l’âge,
Mais non pas pour de fermes cœurs ;
J’aime mieux voir ces deux aimables Sœurs
Eclater sur le sein de celle qui m’engage.

L’Albaniste, de Roüen.

X.

Mercure, j’estois bien en peine
De connoistre le Roy, de mesme que la Reyne,
Que vostre Enigme veut cacher
Je m’épuisois à les chercher,
Et je perdois presque courage,
Lors que jettant les yeux sur l’aimable Philis,
Je reconnus sur son visage
Que l’Enigme cachoit des Roses & des Lys.

Allard, du Véxin.

XI.

En ce temps où la Canicule
Echauffe si fort, & nous brûle,
Silene pour se rafraîchir
Prend à deux mains les deux bras de sa Tasse,
Pleine de bon Vin à la glace,
Boit à perte d’haleine, & jusques à transir ;
Mais Philis n’en fait pas de mesme.
Pour rafraîchir son teint rouge comme corail,
  Dans sa chaleur extréme
  Elle fait joüer l’Eventail.

Le mesme.

XII.

En vain vous pensez que la chose
Que vous envelopez pour la cacher aux yeux,
À nostre connoissance en échapera mieux ;
On sent, si l’on ne voit, & le Lys, & la Rose.

F. Ha… du Mesnil, de Chambrais en Normandie.

XIII.

Ces belles Fleurs, galant Mercure,
Dont vous nous faites la peinture,
Quand elles sont dans un Jardin,
Font toûjours une pauvre fin ;
Ne plaignez-vous pas leur nature ?
***
Le moindre vent leur fait injure,
Les bat, les met à la torture,
Et tout d’un coup flétrit enfin
Ces belles Fleurs.
***
J’en sçay qui font autre figure,
Et dont toûjours la beauté dure,
C’est dans l’Enigme, & sur Catin ;
Elles sont d’un Estre divin,
Et j’admire, je vous le jure,
Ces belles Fleurs.

Daubaine.

XIV.

Beau Lys, Roy des Jardins, Colosse entre les Fleurs,
Géant de lait caillé, Philis est aussi belle,
Mais moins douce que vous ; helas, cette Cruelle
Méprise mes transports, mes soûpirs, & mes pleurs.
Je ne puis l’approcher sans la voir enflâmée,
De cent petits Poignards c’est une Rose armée,
Elle en a la rigueur, en ayant la beauté.
C’est l’Hymen seul qui peut abatre sa fierté,
Cette Chaîne qui fait aux Belles tant d’outrage.
Quoy, le dois-je invoquer, ce Tombeau des Amours ?
Non, non, c’est une Rose, il a peu de beaux jours,
Ses Epines par tout durent bien davantage.

Gyges, du Havre.

XV.

Vous ne pouvez, Iris, estre belle à mes yeux,
Si je n’apperçois en tous lieux
Briller sur vostre teint, & le Lys & la Rose.
Conservez-donc vostre santé,
Apres cela vostre beauté
Vous coûtera tres-peu de chose.

L’Amant déclaré de la grande Brune de l’Hostel d’Avaux.

XVI.

Dans un Jardin des mieux fleuris,
La Rose querelloit le Lys,
Et pour une semblable chose,
Le Lys invectivoit la Rose.
Sur leur diférente couleur
Ils s’estoient mis en cette humeur,
Et par une suite cruelle
Ils alloient vuider leur querelle,
Quand Iris entrant au Jardin,
D’un air à qui rien ne ressemble,
Les prenant dans sa belle main,
Et les portant jusqu’à son sein,
Les mit tous deux d’accord ensemble,

La Pierre.

XVII.

Que d’Amans, belle Iris, vos beautez vous attirent !
Je n’entens que cœurs qui soûpirent ;
L’un se plaint des coups de vos yeux,
L’autre de mille & mille choses
Qui rendent son cœur amoureux.
Pour moy, sans affecter un ton trop langoureux,
Je ne me croy pas malheureux,
D’admirer vostre teint & de Lys & de Roses.

L’aimable Hebert, de la Ruë de la Harpe.

XVIII.

Pour contenter Iris, dont les ordres pressans
M’obligeoient à trouver le sens
Des deux Enigmes qu’on propose,
Je resvois, & tandis que mes yeux sans dessein
Contemploient son teint & sa main,
Je trouvay l’Eventail, & le Lys, & la Rose.

Le Procureur du Roy, de Conches en Normandie.

XIX.

C’est avecque raison, Mercure,
Que vous prenez le titre de Galant.
Rien n’égale l’heureux talent
Qui vous fait en tous lieux faire belle figure.
Aux Belles vous contez de charmantes douceurs ;
Et dans ce temps que les chaleurs
Impriment sur leur teint l’agreable mélange
Des Roses & des Lys, & la beauté d’un Ange,
Pour effacer ce bel émail,
Vous leur offrez un Eventail.

Bardou, de Poitiers.

XX.

Quand ta Daphnis & mon Iris
Disputent sur la moindre chose,
À l’instant je vois le blanc Lys,
Et la rouge & vermeille Rose,
Parer d’un charme assez égal
Tout leur teint & leur beau visage
Pour elles ce n’est pas un petit avantage,
De profiter ainsi du mal,
Que la colere à tous ne fait pas sans dommage.

Le Confident du Solitaire de l’Hostel de Soissons.

XXI.

Mercure, vostre teint de Roses & de Lys,
Ressemble au teint de ma Voisine.
La belle, l’aimable Philis ;
Il est d’une Beauté divine.
Mais d’où vient qu’on vous voit aujourd’huy si joly,
Si mignon, si propet, si poupin, si poly ?
L’amour vous trote-t-il dans l’ame ?
Sur quelque Belle auriez-vous du dessein ?
Enfin l’excés de vostre flâme
Vous a-t-il mis l’Eventail à la main ?

Daubaine.

XXII.

Et la Rose & le Lys sont les aimables Sœurs
Dont on nous a fait la peinture
Avec tant d’ornemens ce Mois dans le Mercure.
Ce sont de fort aimables Fleurs,
Qui donnant grand éclat à celles du Parterre,
Ne font pas voir leurs plus vives couleurs
Dans les Blazons de France & d’Angleterre.

L’Avanturier nocturne, de l’Isle du Palais.

XXIII.

Puis que Mercure dit que vous estes Fleuriste,
Berger, on vous suit à la piste,
Et l’on vous voit dans ce Jardin,
Sans pour les autres Fleurs avoir aucun dédain,
  Entre les mieux écloses,
Choisir & les Lys & les Roses,
Pour nous offrir en mots couverts
Un Bouquet sous de jolis Vers.

Le Resveur du Mont-Helicon, de Châlons en Champagne.

XXIV.

À Fille faite comme moy,
Vostre Enigme, Mercure,
N’a pas assurement dequoy
La mettre à la torture.
Le secours seul de mon Miroir
M’explique toutes choses,
Quand sur mon teint il me fait voir
Tant de Lys & de Roses.

Henriete de la S. de Dreux.

XXV.

Puis-je assez Mercure estimer ?
Voyez le soin qu’il prend de me charmer ;
Car pouvoit-il m’offrir de plus charmantes choses,
Sur la fin de l’Eté, que des Lys & des Roses ?

Le jeune Solitaire, de la Ruë Maubué.

J’adjoûte deux Madrigaux qui sont encor sur les Enigmes du Feu. Une Belle se plaint dans le premier, de ce que j’ay oublié son nom, en parlant de ceux qui ont expliqué ces deux Enigmes.

I.

Ouy, je suis toute en Feu, lors que je me figure
Le mépris que de moy fait le Galant Mercure ;
Il m’oublie, & déja ma beauté perd l’espoir
De faire à l’Univers connoistre mon pouvoir.

La Jeune Houdel, du Quartier S. Mederic.

II.

En vain, belle Philis, du Mercure Galant
Vous voulez deviner l’Enigme.
Ah, vous n’y resveriez pas tant,
Si vous pouviez songer au beau Feu qui m’anime.

De la Chaussée le jeune, d’Abbeville.

[Explication de la Lettre en Chifres du dernier Extraordinaire] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 352-354.

Messieurs de Belle-Isle & Langlois, tous deux de Paris, & Mr de Folleville de Normandie, sont les seuls qui ayent trouvé le secret de la Lettre du dernier Extraordinaire, dans laquelle un sens parfait est caché sous un autre sens parfait. Il faut vous dire en quoy il consiste. Ces mots employez d’abord, Voicy le compte de ce que j’ay avancé suivant vos ordres, sont composez de quarante-cinq lettres, ausquelles un pareil nombre de Chifres répond. Prenez la premiere lettre du mot Voicy, qui est V. Elle est la vingtiéme de l’Alphabet. Ostez la moitié de ce nombre, il restera 10. Joignez le nombre du premier Chifre, qui est 4, vous aurez quatorze, qui vous fait connoistre que cette lettre V ne doit valoir que la quatorziéme de l’Alphabet, qui est O. La mesme chose de la lettre O, qui est la seconde du mot Voicy. Elle vaut quatorze ; ostez-en la moitié, il restera sept. Joignez à ce nombre de sept, le second Chifre, qui est 6, vous aurez treize, c’est à dire, la lettre N, qui est la treiziéme de l’Alphabet. Vous voyez par là que ces premieres lettres Vo par le moyen des deux Chifres adjoûtez, veulent dire on ; & ainsi du reste. Vous remarquerez que quand une lettre tient un nombre impair dans l’Alphabet, comme la lettre I, qui est la neufviéme, il faut d’abord retrancher l’impair, & ne retenir que quatre pour la moitié de neuf. De cette maniere, en rapportant chaque Chifre à chaque lettre de ces mots, Voicy le compte de ce que j’ay avancé suivant vos ordres, vous trouverez qu’ils veulent dire, On me marie à vostre Rival. Enlevez-moy, ou vous me perdez.

Billet Enigmatique §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 354-356.

Je vous envoye une autre espece de Chifre. C’est un Billet Enigmatique écrit à une Belle, pour luy donner un Avis utile. Il s’agit de déchifrer cet Avis dans les paroles suivantes.

BILLET ENIGMATIQUE.

Depuis fort longtemps, on n’a point veu ce qu’on voit aujourd’huy. Si vous me marquez avoir envie d’apprendre le Lieu où se doit trouver celuy qui donne ce Spectacle ; quand le soir viendra, un nouveau Silene promet de vous l’aller dire. Ces sortes d’Animaux montez sur des Asnes, sont présentement couronnez de Jonc. Feüilletez vos Livres sur l’Enigme dont je me sers. Mesurez Grotes obscures, je ne sçay si vous pourrez découvrir les éminences inévitables à surmonter par les travaux de celuy qui explique mal ce qui fait son bonheur.

[Madrigaux sur la premiere Enigme du Mois d’Aoust, dont le Mot estoit la Piece de trois sols & demy] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 356-359.

Vous trouverez dans la Planche que je vous envoye, l’Entrée de l’Escurial, Maison Royale, dans laquelle est le Pantheon, Lieu destiné pour la Sepulture des Roys d’Espagne. Philippe II. employa vingt & un an à faire bastir cette Maison, qui à la considérer en general, est une masse de Pierre tres-parfaite. Je vous en parleray plus amplement dans une autre occasion.

Le vray Mot de la premiere des deux Enigmes proposées dans ma Lettre du Mois d’Aoust, estoit la Piece de Trois sols & demy. Elle a donné lieu à ces divers Madrigaux.

I.

Mercure ne craint point l’outrage
Qu’on peut recevoir des Filoux.
Il n’a pour faire son voyage,
Qu’une Piece de quatre sous.

Le Jeune Solitaire de la Ruë des trois Cheminées de Poitiers.

II.

Je n’ay point veu, Damon, d’Enigme plus trompeuse
Que celle qui vous fait resver ;
Et si vous prétendez trouver
Quelque chose de grand dans sa Rime pompeuse,
Vous vous trompez, mon cher Amy ;
C’est une Enigme d’une espece
Qui ne contient rien qu’une Piece
Qui monte justement à trois sols & demy.

Hungé, de Dinan en Bretagne.

III.

Mercure dans ce Mois nous donne une Invalide.
Ce présent, à vray dire, est foible & peu solide ;
Mais pour la rareté, l’on doit le trouver bon,
Venant de la main d’un Larron.

Trotté, Avocat au Mans.

IV.

Ce que l’on a tiré d’une Mine profonde,
L’Enigme l’a voulu chercher dans quelques Vers.
Mais comment pourroit-on cacher à l’Univers
Ce qui porte le Coin du plus grand Roy du monde ?

Le Solitaire du Balory.

V.

Mercure, lors que pour t’avoir,
Je tire de ma Bource, ou bien de mon Comptoir,
La Piece qu’en France on appelle
 Piece de trois sols & demy,
Ne tiens-je pas, dy-moy je te prie, en Amy,
Le Mot de l’Enigme nouvelle
Que tu proposes en François
Pour la premiere de ce Mois ?

De Lepine, de Ploërmel en Bretagne.

VI.

Cette Enigme n’a rien, Mercure, qui mérite
Qu’en l’Art de deviner on se soit affermy.
Si l’on en veut sçavoir le Mot, on en est quitte
Pour une Piece au plus de trois sols & demy.

Daubaine.

VII.

Au lieu de songer au solide,
Tu perds un mois à du caquet.
Mercure, j’aime autant te voir venir à vuide,
Que ne trouver en ton Paquet
Qu’une miserable Invalide.

Henry Varlet, de Rheims, Physicien à Troyes.

[Madrigaux sur la seconde Enigme du Mois d’Aoust, dont le Mot estoit le Tabac] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 360-368.

Plusieurs autres ont expliqué cette mesme Enigme dans son vray sens, sçavoir, Mademoiselle Guper, de Blois ; Messieurs Bobé ; S. Pache ; F. Guerrier ; Hariveau ; Guépin, de Rennes ; L’Amoureux de Domfront ; Le Pelerin de la Touche ; Alcidor, du Havre de Grace ; Le Druyde, d’Argenton-Chasteau ; Le Mouton bien aimé ; & le Solitaire de la Ruë des trois Cheminées de Poitiers. On l’a encor expliquée sur le Héraut-d’Armes, la République, la Rose d’Angleterre, la Grénade, une Canne, & le Papier timbré.

Le Tabac, qui estoit le Mot de la seconde de ces Enigmes, a fait faire ces autres Madrigaux.

I.

Vous, Gens armez de Hallebardes,
Suisses, Soldats, Cadets aux Gardes,
Allemans, Anglois, & Flamans,
Venez tous expliquer à l’envy cette Enigme,
Et soit en prose, soit en rime,
Venez-en tour-à-tour dire vos sentimens.
***
Vous l’expliquerez à merveille.
Elle est amie à la Bouteille,
Et vous divertit tous les jours.
Rien de plus savoureux icy-bas ne vous touche,
Vous l’avez à toute heure au nez, & dans la bouche,
Et c’est enfin l’objet de vos tendres amours.
***
Hé quoy, vous gardez le silence ?
Pas-un de vous n’a la puissance
D’en parler ab hoc & ab hac ?
Sans-doute sa vapeur vous a mis en déroute,
Chacun, sans répondre, m’écoute.
Ah, pauvres hebestez, riez, c’est le Tabac.

Girardet.

II.

Mercure, de la part du Roy,
Sans user pour ce coup de vos tours de souplesse,
Et sans y chercher de finesse,
Venez en prison, suivez-moy.
Vous cachez dans vostre Boutique
Ce que les Loix ont défendu,
Et vendant le Tabac que vous avez vendu,
Vous avez violé l’Ordonnance publique.

Hungé, de Dinan en Bretagne.

III.

Un Divineur d’Enigme est un rude Mestier,
Il ne fait rien s’il n’est Sorcier,
Du moins Damon se l’imagine ;
Mais quoy, Damon n’est pas grand Faiseur d’Almanac ;
Sans y penser quelquefois j’en devine,
En m’amusant à prendre du Tabac.

Daubaine.

IV.

Tout est perdu, Mercure, & la triste Vertu
À la Débauche enfin s’en va céder la place.
Dequoy diable t’avisois-tu,
De semer du Tabac sur le Mont de Parnasse ?

Henry Varlet, de Rheims, Physicien à Troyes.

V.

Le Tabac ne se peut cacher,
Toûjours son odeur le découvre.
Soit qu’il soit Tabac à mâcher,
Ou soit qu’il soit Tabac en poudre.

Le Solitaire du Balory.

VI.

Enfin j’ay découvert une affaire secrete.
Auriez-vous crû de bonne-foy
Que Mercure eust voulu frauder les droits du Roy,
En debitant chez luy du Tabac en cachete ?

La Communauté des Nouveaux Brasseurs d’Abbeville.

VII.

Mercure, je le veux, vous avez le talent
De plaire en contant vos nouvelles.
C’est toutefois estre bien peu galant,
Que d’offrir du Tabac aux Belles.

Bardou, de Poitiers.

VIII.

Aristote avoit tort, le Tabac est fort bon,
Sur tout pour chasser la tristesse.
Pour moy, quand le chagrin me presse,
Je fume alors comme un Dragon.

De Maubuy de …

IX.

De faire le Tabac si dangereux qu’on dit,
Ce n’est pas le moyen d’en trouver le debit.
Pour moy, je le puis dire, & ne m’en fais point feste,
Qu’à le prendre, il ne m’a point fait mal à la teste.

Le Docteur imaginaire.

X.

Plaisir des sens non défendu,
Charmant Tabac, Herbe divine,
Qui par ta puissante vertu
Sçais adoucir l’humeur chagrine,
Ah, je t’ay bientost reconnu !

Le Mâche-Petun de la Paroisse S. Aignan.

Ce mesme Mot a esté trouvé par[Liste des noms des personnes ayant trouvé l'énigme.]

La mesme Enigme a esté expliquée sur le Caphé, le Sorbet, le Chocolat, le Quinquina, le Poison, le Sucre, la Noix, le Papier, & le Poivre.

[Madrigaux sur les deux Enigmes du mesme Mois] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 368-371.

Les cinq Madrigaux suivans ont esté faits sur les deux Enigmes.

I.

La Piece, dites-vous, de trois sols & demy.
Oüy, c’est bien raisonner & ab hoc, & ab hac.
Ah, par ma foy, je resve, & suis tout endormy ;
Garçon, donne-moy du Tabac.

Gardien.

II.

Pour n’avoir point gardé mon vœu,
Helas ! j’ay perdu tout au jeu ;
J’ay le plus grand defaut, & c’est le plus notable
Qu’un honneste Homme puisse avoir.
L’argent me manque, sans pouvoir
Trouver d’un Amy favorable,
 Une Piece de quatre sous.
Galant Mercure, en avez-vous ?
Prestez-m’en, je vous en suplie,
Pour avoir du Tabac. La priere est jolie.

Gyges, du Havre.

III.

Mercure qui vendoit autrefois le solide,
Donne-t-il pas sujet de former ce soupçon,
Qu’il debite ce Mois une Fable, ou Chanson,
Puis qu’à tous ses Lecteurs il offre une Invalide ?
***
Non, voicy le secret, Mercure nous a mis
L’Invalide à la main, parce qu’il appréhende,
Que si nous l’accusons, il ne soit à l’amende,
De vendre du Tabac sans congé des Commis.

IV.

Mercure, en te lisant, je passois par hazard
Un assez long Bras de Riviere ;
Et plus content de ta matiere,
Que des Contes crochus d’un fort vilain Nazard,
J’achevois de te lire, & resvois aux Enigmes,
Lors qu’un gros Matelot, aussi brutal que fort,
M’ayant fait arriver à bord,
Me fournit ce sens & ces rimes.
Comme je sortois de son Bac ;
Monsieur pargué, dit-il, je suis tout hors d’haleine.
La Piece de trois sou, pour avoir du Tabac.
De bon cœur la voila, tu me mets hors de peine.

Patapolin, de Meudon.

V.

Dans l’une & l’autre Enigme, avec délicatesse,
Mercure nous prédit, ainsi qu’un Almanac,
Que malgré des Traitans la fatigante adresse,
Avec une petite Piece
De trois sols six deniers, l’on aura du Tabac.

L’Opérateur F… de Dieppe.

[Avis]* §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1681 (tome XV), p. 376.

Adieu, Madame, je vous réserve pour le premier Extraordinaire, de fort jolis Vers de Mr du Rosier, & plusieurs autres Pieces sur les Questions, qui n’ont pû entrer dans celuy-cy.

À Paris, ce 15. Octobre 1681.

Je voy tout le monde dans les mesmes sentimens que vous touchant l’Ecriture & la Langue universelle que M. de Vienne-Plancy a inventées. Ce Secret paroist aussi curieux qu’utile, & on attend avec grande impatience qu’il nous on donne l’éclaircissement.