1683

Mercure galant, mars 1683 [tome 3].

2017
Source : Mercure galant, mars 1683 [tome 3].
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Mercure galant, mars 1683 [tome 3]. §

Sur les superbes Apartemens de Versailles §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 23-26

Comme le Roy a soin de l’agreable aussi-bien que de l’utile, les superbes Apartemens de son Palais de Versailles, où toutes les Personnes d’une qualité distinguée sont bien reçeuës pour joüer, ont esté ouverts jusqu’à son depart pour Compiegne. Leur magnificence a donné lieu à Mr l’Abbé Tallemant, de l’Académie Françoise, & Premier Aumônier de Madame, de faire le Sonnet que vous allez lire.

SUR LES SUPERBES
Apartemens de Versailles.

Dans ce riche Palais, dont la magnificence
De tous les Curieux tient les yeux arrestez,
Dans ces Apartemens qui semblent enchantez,
 Se trouvent la grandeur, l’éclat, & l’abondance.
***
Là, les Ris & les Jeux, la Musique, la Dance,
Enfin tous les Plaisirs, viennent de tous costez ;
On y voit cent Héros, on y voit cent Beautez,
Qui du plus grand des Roys revérent la présence.
***
Et cependant, malgré la surprise des sens,
Dans ces Lieux que LOUIS a rendus si charmans,
Je ressens en mon ame une peine importune.
***
Je me vois accablé par un mortel ennuy,
Non pour n’avoir rien fait encor pour ma fortune,
Mais pour n’avoir rien fait qui soit digne de luy.

[Pension donnée par le Roy à Mademoiselle de Scudery] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 26-28

Il est assez difficile de faire des Ouvrages dignes d’un Prince si éclairé, mais on en peut faire qui luy soient agreables ; & c’est dequoy Mademoiselle de Scudéry a sujet de se flater, puis que le Roy vient de luy donner une Pension de deux mille livres, sans qu’elle eust rien demandé. Cette circonstance luy doit rendre ce bienfait d’un prix infiny, & fait éclater en mesme temps, la bonté, & la justice de ce grand Monarque, aupres duquel, les Personnes d’un esprit du premier ordre, n’ont besoin que de faire parler leur mérite, pour en avoir des gratifications. Sa Majesté a esté fort applaudie d’avoir donné cette Pension, tout le monde ayant une estime particuliere pour Mlle de Scudery, qui nous a donné tant de beaux Ouvrages. Un peu avant que la Cour partist pour Compiegne, cette illustre Fille alla à Versailles faire ses remercîmens au Roy, qui la reçeut, avec l’agrément dont il reçoit toutes les Personnes d’un merite distingué.

[Plusieurs Madrigaux envoyez à Mademoiselle de Scudery, sur le mesme sujet] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 28-32

On ne s’est pas tû dans une si belle occasion de parler, & les Madrigaux suivans vous le font connoistre.

SUR LA PENSION
donnée par le Roy à Mademoiselle de Scudery.

I.

Sapho, ceux que LOUIS du comble de sa gloire
 Favorise de ses regards,
Sans la faveur du Sort, sans les travaux de Mars,
Auront un rang illustre au Temple de Mémoire.
 Tout l’avenir dira de vous,
Contre elle le Destin déployoit son couroux,
Mais LOUIS corrigea son Etoile cruelle.
Plus grand que la grandeur dont il fut revestu,
Il écoutoit toûjours la Verité fidelle
 Qui luy parloit pour la Vertu.

II.

Qu’on est heureux de voir couronner tes Ecrits !
Tout le monde, Sapho, te va rendre visite,
Depuis que d’un Grand Roy l’estime en est le prix.
LOUIS qu’en ta faveur la gloire sollicite,
En récompensant ton mérite,
A charmé tous les beaux Esprits.

III.

La Fortune aujourd’huy se remet en crédit,
 On en avoit toûjours médit,
Souvent au vray Mérite elle faisoit outrage ;
Mais enfin ils ont fait une étroite union.
D’illustres mains devoient accomplir cet Ouvrage,
LOUIS en est l’Autheur ; Sapho, l’occasion.

IV.

Sapho, cinq ou six beaux Esprits
Disputoient l’autre jour du prix
De tout ce qu’a produit ton excellent génie ;
Puis ayant balancé meûrement les avis,
Ils prononcerent tous en faveur de Clélie.
J’écoutay leur Arrest ; apres quoy, je leur dis,
Sur tout ce qu’on a fait elle a de l’avantage ;
De Sapho cependant le plus heureux Ouvrage,
C’est d’avoir sçeu gagner l’estime de LOUIS.

V.

 La Postérité curieuse
Apprenant de LOUIS les Exploits les plus grands,
 Trop incrédule & soupçonneuse,
N’y donnera de foy que sur de bons garands.
La Divine Sapho, témoin irréprochable,
Dont l’esprit brille moins que la sincérité,
 Fera dire à la Verité
Ce qui paroistra faux, ou du moins incroyable.
LOUIS, tout grand qu’il est, aura besoin d’appuy,
Sapho de tous les temps connoist l’esprit rebelle ;
Et si dans le présent elle a besoin de luy,
 Dans l’avenir il aura besoin d’elle.

Réponse de Sapho §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 33-35

REPONSE DE SAPHO.

 La Postérité curieuse
Ne pourra pas douter des Conquestes du Roy ;
Et le Rhin, que Strasbourg a soûmis à sa Loy,
 Instruira cette Soupçonneuse.
Tant de Combats fameux, tant de Faits éclatans,
Tant d’Ennemis vaincus, sont d’assez bons garands,
Leur témoignage enfin doit estre irréprochable.
On ne doutera point de leur sincerité,
 Et cette grande Verité
Au seul nom du Héros sera toûjours croyable.
Comme il est des Autels le plus solide appuy,
La Déesse aux cent voix ne sera pas rebelle ;
Sapho dans tous les temps aura besoin de luy,
Et LOUIS est trop grand pour avoir besoin d’elle.

Le premier de ces Madrigaux est de Mr de la Loubere, Résident pour Sa Majesté à Strasbourg, avant que cette Ville eust reconnu le Roy pour son Souverain. Le second est de Mr de S. Clair Turgot ; le troisiéme, de Mademoiselle Bernard, (c’est la jeune Iris du Commerce Galant, si estimée par les jolies Lettres qui sont d’elle dans ce Livre ;) le quatriéme, de Mr Petit, de Roüen ; & le cinquiéme de Mr de Montfort, Autheur des Conversations Galantes, qui ont eu un grand succés, & d’un autre Livre qui va paroistre, intitulé, La Politique des Amans. Mr de Montfort est tres-agreable par sa personne, & par son esprit, & fort estimé dans le beau monde.

[Entrées de Leurs Altesses de Zell dans la Cour de Hanover, & leur reception dans cette mesme cour] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 35-40, 49-53

Depuis que vous avez souhaité que je vous rendisse un compte exact de ce qui se passe de plus éclatant dans toute l'Europe, je vous ay envoyé des Relations assez régulieres de beaucoup de Festes de la Cour de Hanover ; & vous en avez veu de si grandes & de si galantes, lors que la Reyne Mere de Danemarck y arriva, que vous estes demeurée d'accord qu'il est difficile de pousser plus loin la magnificence, & la galanterie, si l'on en excepte ce qui se fait à la Cour de France, dans laquelle, sans qu'il soit un jour de Feste, les Courtisans assemblez autour de leur Prince au milieu de ses superbes Apartemens, sont un plus brillant spéctacle, que toutes les autres Cours ne le sçauroient faire dans leurs jours choisis de cerémonie. On peut dire que dans ce que j'ay décrit en diférentes occasions, la Cour de Hanover suivoit de bien prés ce qu'on voit icy de surprenant pour les Ballets, & pour les Feux d'artifice. Mr de la Barre Matei, qui contribuoit beaucoup à ces Spéctacles, qui faisoit les Vers de ces Ballets, & qui avoit soin de m'envoyer les Mémoires de cette Cour-là, estant mort, j'ay esté long-temps sans en apprendre aucunes nouvelles. C'est ce qui est cause que je n'ay rien sçeu de particulier du Mariage de Monsieur le Prince George-Loüis, Fils aîné de Monsieur le Duc de Hanover, avec Madame la Princesse Sophie Dorothée de Brunsvic & Lunebourg, Fille unique de Mr le Duc de Zell. La Cerémonie s'en estant faite dans la Ville de ce nom, sur la fin de l'année derniere, cette illustre Princesse, qui par l'avantage de sa beauté, de son esprit, & de sa vertu, aussi-bien que par celuy de ses grands Biens, s'est toûjours fait distinguer parmy les Personnes de son rang, fit son Entrée publique dans la ville de Hanover, le 19. Decembre 1682. Voicy dans quel ordre elle y fut reçeuë. Toute la Cour s'estant assemblée dans le Palais à dix heures du matin, y dîna au bruit que faisoient, tant au dehors que dans les trois Courts du Château, les Tambours & les Hautbois, meslez avec les Trompetes, & les Timbales des Regimens des Gardes à pied & à cheval. Si-tost qu'on fut hors de table, on partit pour aller à la rencontre de Leurs Altesses Serénissimes de Zell, qui s'avançoient avec grand nombre de Carrosses, de Cavalerie, & d'autre suite. On mit pied à terre à l'approche des uns des autres, & apres s'estre salüez aux fanfares des Trompetes des deux Cours, tous ensemble reprirent le chemin de la Ville. [...]

 

La nuit commençoit lors qu'on entra dans la Ville. On y fut reçeu au bruit du Canon de ses Ramparts, qui ne cessa point, jusqu'à ce que Leurs Altesses passant au travers des Ruës bordées de Cavalerie, mirent pied à terre dans la seconde Court du Chasteau, salüées de la Mousqueterie, qui se tenoit distribuée en divers Corps autour du Palais. On se rendit d'abord aux Apartemens des Mariez, qui brilloient de toutes parts, enrichis de Lustres & de Dorures. Tout ce qu’on y pouvoit trouver à redire, c’est qu’ils n’estoient pas assez vastes pour de si grands Princes. Comme on rebastit ce Palais à la moderne, on y en fait d’autres qui seront bien-tost achevez. Le temps de souper estant arrivé, on monta dans la grande Salle des Festins, extrémement éclatante par ses beaux Meubles, & par la richesse du Bufet ; la quantité des Vases & de la Vaisselle de vermeil doré & d'argent, répondant parfaitement bien aux riches Tapisseries & aux Tapis de pied dont le pavé estoit tout couvert, jusqu'au bout où l'on trouva la Table dressée sous le grand Daiz de parade. Je ne vous parleray point de l’abondance des Viandes qu’on y servit, ny de la délicatesse des Vins, puis qu’il n’y a personne qui ne sçache combien ces Princes, magnifiques en toutes choses, le sont en cecy, au dela mesme de la coûtume de leur Nation, qui l’emporte sur beaucoup d’autres dans ces sortes de Régales. Le Festin fut suivy d'un Bal superbe, qui termina la journée. Le lendemain, on prit le divertissement de la Comédie, qui fut représentée avec grand succés, meslée de Machines, d'Entrées de Ballet, & de Choeurs d'Instrumens & de Musique. Les jours suivans il y eut d'autres Bals, d'autres Concerts d'Instrumens & de Voix, d'autres Comédies, & divers Feux d'artifice d'une invention admirable. Apres toutes ces réjoüissances, dans lesquelles la magnificence éclata toûjours, cette illustre Compagnie se sépara, mais ce ne fut qu'apres avoir rendu des graces publiques & solemnelles dans la grande Chapelle de la Court, pour l'heureux succés du Mariage de Mr le Prince de Hanover, & de Madame la Princesse de Zell.

[Lettre contenant plusieurs particularitez admirables de Milan, Parme, Verone, Padoue, Venise, & autres Lieux] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 66-71

[...] La fameuse Bibliotheque Ambrosiane de Milan, a esté fondée par le Neveu de ce Saint, pour estre tous les jours ouverte à ceux qui veulent y étudier, soit dans les Lettres, soit dans la Peinture, ou la Sculpture. Il y a une grande Salle toute de Livres imprimez, au nombre de quarante ou cinquante mille Volumes ; une autre petite Chambre de Manuscrits, avec deux autres grandes Salles, dont l’une est remplie de Pieces de Sculpture, tirées des plus beaux Originaux de Rome, & l’autre de Tableaux originaux des meilleurs Maistres d’Italie. On met encor entre les Raretez de cette Ville, les Ouvriers de Cristal de roche ; & parmy un grand nombre d’Ouvrages tres-délicats, j’y admiray deux grands Chandeliers ou Lustres de cristal, dont l’un avoit douze pieds, ou deux toises de hauteur, sur six pieds de diametre. C’estoit un grand Aigle de Pieces de cristal qui en terminoit le haut ; & des Oyseaux de toutes especes en fermoient les branches. La grandeur & la beauté de cet Ouvrage est quelque chose de fort surprenant. La Chartreuse de Milan est aussi une Eglise d’une tres-grande beauté. Le Portail en est de marbre, & tout chargé de Figures & de Bas-Reliefs ; & les Autels des Chapelles sont de Pieces de marbre, & de jaspe de raport, de diférentes couleurs. Cette Chartreuse est à une demy-journée de Milan. Quantité de grands Jardins en rendent la solitude tres-agreable à soixante Religieux, qui y sont chacun tres-commodement logez.

Je serois trop long, si je voulois vous parler de toutes les belles Eglises, Cabinets, & Palais. Je vous diray seulement en peu de mots, qu’à Parme nous admirâmes le grand Theatre du Palais, où l’on représente les Comedies & les Opéra dans des Réjoüissances extraordinaires, comme aux Mariages & aux Naissances des Princes. Il est plus large, & aussi long que celuy des Tuilleries ; & ce qu’il y a de merveilleux, quelque bas qu’on parle sur ce Theatre, on entend distinctement ce que l’on y dit, des Loges les plus éloignées de la Salle. J’en fis moy-mesme l’épreuve, & sans cela je ne l’aurois jamais crû. On montre encor les Carrosses du Prince, comme quelque chose de fort curieux. Il y en a neuf de Broderie d’or & d’argent, mais d’une matiere pesante & massive, suivant l’usage de ce Païs. Vous en concevrez facilement la grandeur, quand je vous diray que l’on met dans la plûpart quatre petits Fauteüils au milieu, outre les places des deux fonds. Il y a un de ces neuf Carrosses que l’on remarque parmy tous les autres. Il a le Train & les Rouës couvertes d’argent cizelé, en sorte qu’il paroist tout d’argent massif.

[Addition à l’Article de la mort de Madame le Coigneux, qui estoit dans le dernier Mercure] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 89-92

 

En vous apprenant la mort de Madame le Coigneux, Veuve de Mr le Coigneux, Seigneur de Bezonville, je vous marquay il y a un mois que de deux Filles qu’elle avoit laissées, l’une estoit encore à marier. J’ay sçeu depuis ce temps-là, que le Mémoire qu’on m’avoit donné de cet Article n’estoit pas exact, & que cette seconde Fille a épousé un Gentil-homme de Normandie, nommé Mr de Brilly, de la Maison de Goustimesnil-Martel, qui sans contredit est une des plus anciennes qu’on puisse trouver. La Terre de ce nom-là est dans cette Famille il y a plus de cinq cens ans, avec la qualité de Chastellenie. Ceux qui la possedoient dés ce temps-là, prenoient le titre de Chevalier, ce qui est justifié par des Chartes incontestables dans les Archives de l’Abbaye de Valmont. Ses Armes sont trois Marteaux. Elle ne s’est jamais mes-alliée, & plusieurs de ceux qui en sont sortis ont esté fort considérez des Roys Charles IX. Henry III. & Henry IV. comme il paroist par les Lettres que ces Princes leur ont écrites, & par quantité d’Emplois qui leur ont esté donnez. Mr de Brilly-Martel, qui a épousé Mademoiselle le Coigneux, est digne de ses Ancestres. Il est Neveu de Mademoiselle de Scudery, & a l’avantage de prouver dix-sept Filiations dans sa Race.

Air nouveau §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 93.

Je vous envoye un Air nouveau, qui vous plaira pas moins que le dernier, puis qu´il est d´un aussi habile Maistre.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Quel changement dans la Nature, doit regarder la page 93.
Quel changement dans la Nature !
Oüy, mes yeux ne se trompent pas,
Je voy dans l'Hyver la verdure,
Et dans le cœur d'Iris je trouve les frimas.
Amour, helas, Amour soulage mon martire ;
Toy qui regnes dans tous les cœurs,
Ne souffre pas dans ton Empire
Que le cruel Hyver exerce ses rigueurs.
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Consolation §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 94-98

Les Vers que j'ajoûte à ceux de cette Chanson, doivent estre d'un grand poids pour ceux qui voudront faire une sérieuse refléxion sur le peu de certitude des choses du monde. Ils ont esté envoyez à une Dame, qui avoit fait une perte tres-considérable.

CONSOLATION.

 Ne regretez point, Uranie,
 L'état où vous avez esté.
 Ce n'est pas la prosperité
Qui fait toûjours icy le bonheur de la vie ;
 Et bien souvent l'adversité
 Dont tost ou tard elle est suivie,
N'enleve au Malheureux qu'elle a persécuté,
Que ce qui fournissoit de matiere à l'envie,
 Et met le reste en seûreté.
***
La Fortune à nos vœux à la fin éxorable,
Au rang de ses Mignons à peine nous a mis,
 Qu'un traitement si favorable,
Du reste des Mortels nous fait des Ennemis.
 Chacun d'eux contre nous s'irrite,
 Et cette foule de Jaloux
 Ne songe qu'à vanger sur nous
L'affront que cette Aveugle a fait à leur mérite.
 Ainsi loin de nous réjoüir
Des faveurs que sur nous il luy plaist de répandre,
 Nous començons lors à comprendre,
 Que la peine de les défendre
 Passe le plaisir d'en joüir.
***
 Il faut du Bien dans la Jeunesse,
 Pour fournir à tous ses plaisirs ;
Mais l'âge qui la suit, & fait nostre sagesse,
Fait aussi qu'on se passe aisément de richesse,
 En affoiblissant nos desirs.
***
 Peu de chose de fait l'opulence
 De cette tranquille saison.
 Quand la Nature & la Raison
 Réglent seules notre dépense,
 On ne voit jamais l'indigence
 Troubler la paix de la Maison.
***
Oubliez pour toûjours vostre triste avanture ;
Au lieu de tous ces Biens qu'on vient de vous oster,
Faites-vous desormais une richesse seûre,
En vous accoûtumant à ne rien souhaiter.
***
Vous croiriez, dites-vous, vostre sort suportable,
Si vos seuls intérests faisoient voste douleur ;
 Et vous n'estes inconsolable,
 Qu'à cause que vostre malheur
Fait perdre à vos Enfans un destin agreable.
Ne permettez jamais que cette illusion
 D'un nouveau chagrin vous accable ;
 Cette innocente affection
 N'est rien qu'un prétexte honorable
Dont pour vous tourmenter se sert l'ambition.
***
Donnez à vos Enfans ce qu'une Mere sage
Peut encor leur donner quand elle a tout perdu,
 En leur laissant pour héritage
 L'exemple de vostre vertu.
 Apprenez-leur qu'un gros partage
N'est pas ce qui fournit les solides plaisirs ;
Il est si mal-aisé d'en faire un bon usage,
 Qu'un si dangereux avantage
Ne doit estre jamais l'objet de leurs desirs.

[Histoire] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 99-155

Quelques sermens qu’on puisse avoir faits d’aimer constamment, on a besoin d’user de précaution pour tenir parole. Il faut éviter les belles Personnes ; leur veuë est toûjours tres-dangereuse, & une Coquete mesme, quand elle a de l’agrément, & un esprit un peu délicat, mettra en péril la fidelité la mieux éprouvée. L’Avanture dont je vay vous faire part, nous le fait connoistre. Elle a esté écrite par une Personne d’esprit, dont le stile vous plaira. Je n’y change rien ; & ce que vous allez lire, est le Mémoire que j’en ay reçeu. Un jeune Comte, d’une des meilleures Maisons du Royaume, s’estant nouvellement étably dans un Quartier, où le Jeu & la Galanterie regnoient également, fut obligé d’y prendre party comme les autres ; & parce que son cœur avoit des engagemens ailleurs, il se déclara pour le Jeu, comme pour sa passion dominante ; mais le peu d’empressement qu’il y avoit, faisoit assez voir qu’il se contraignoit, & l’on jugea que c’estoit un Homme qui ne s’attachoit à rien, & qui dans la necessité de choisir, avoit encor mieux aimé cet amusement, que de dire à quelque Belle ce qu’il ne sentoit pas. Un jour une troupe de jeunes Dames qui ne joüoient point, l’entreprit sur son humeur indiférente. Il s’en défendit le mieux qu’il put, alléguant son peu de mérite, & le peu d’espérance qu’il auroit d’estre heureux en amour ; mais on luy dit que quand il se connoistroit assez mal pour avoir une si méchante opinion de luy-mesme, cette raison seroit foible contre la veuë d’une belle Personne ; & là-dessus on le menaça des charmes d’une jeune Marquise, qui demeuroit dans le voisinage, & qu’on attendoit. Il ne manqua pas de leur repartir qu’elles-mesmes ne se connoissoient point assez, & que s’il pouvoit échaper au péril où il se trouvoit alors, il ne devoit plus rien craindre pour son cœur. Pour réponse à sa galanterie, elles luy montrerent la Dame dont il estoit question, qui entroit dans ce moment. Nous parlions de vous, Madame, luy dirent-elles en l’apercevant. Voicy un Indiférent que nous vous donnons à convertir. Vous y estes engagée d’honneur, car il semble vous défier aussi-bien que nous. La Dame & le jeune Comte se reconnurent, pour s’estre veus quelquefois à la Campagne chez une de leurs Amies. Elle estoit fort convaincuë qu’il ne méritoit rien moins que le reproche qu’on luy faisoit, & il n’estoit que trop sensible à son gré ; mais elle avoit ses raisons pour feindre de croire ce qu’on luy disoit. C’estoit une occasion de commerce avec un Homme, sur lequel depuis longtemps elle avoit fait des desseins qu’elle n’avoit pû executer. Elle luy trouvoit de l’esprit, & de l’enjouëment, & elle avoit hazardé des complaisances pour beaucoup de Gens, qui assurément ne le valoient pas ; mais son plus grand mérite estoit l’opinion qu’elle avoit qu’il fust aimé d’une jeune Demoiselle qu’elle haïssoit, & dont elle vouloit se vanger. Elle prit donc sans balancer le party qu’on luy offroit, & apres luy avoir dit qu’il falloit qu’on ne le crût pas bien endurcy, puis qu’on s’adressoit à elle pour le toucher, elle entreprit de faire un Infidelle sous prétexte de convertir un Indiférent. Le Comte aimoit passionnément la Demoiselle dont on le croyoit aimé, & il tenoit à elle par des engagemens si puissans, qu’il ne craignoit pas que rien l’en pust détacher. Sur tout il se croyoit fort en sûreté contre les charmes de la Marquise. Il la connoissoit pour une de ces Coquetes de profession, qui veulent à quelque prix que ce soit engager tout le monde, & qui ne trouvent rien de plus honteux que de manquer une Conqueste. Il sçavoit encore que depuis peu elle avoit un Amant, dont la nouveauté faisoit le plus grand mérite, & pour qui elle avoit rompu avec un autre qu’elle aimoit depuis longtemps, & à qui elle avoit des obligations essentielles. Ces connoissances luy sembloient un remede assuré contre les tentations les plus pressantes. La Dame l’avoit assez veu pour connoître quel estoit son éloignement pour des Femmes de son caractere ; mais cela ne fit que flater sa vanité. Elle trouva plus de gloire à triompher d’un cœur qui devoit estre si bien défendu. Elle luy fit d’abord des reproches de ne l’estre pas venu voir depuis qu’il estoit dans le quartier, & l’engagea à reparer sa faute dés le lendemain. Il alla chez elle, & s’y fit introduire par un Conseiller de ses Amis, avec qui il logeoit, & qui avoit des liaisons étroites avec le Mary de la Marquise. Les honnestetez qu’elle luy fit, l’obligerent ensuite d’y aller plusieurs fois sans Introducteur ; & à chaque visite, la Dame mit en usage tout ce qu’elle crut de plus propre à l’engager. Elle trouva d’abord toute la résistance qu’elle avoit attenduë. Ses soins, loin de faire effet, ne luy attirerent pas seulement une parole qui tendist à une déclaration ; mais elle ne desespéra point pour cela du pouvoir de ses charmes. Ils l’avoient servie trop fidellement en d’autres occasions, pour ne luy donner pas lieu de se flater d’un pareil succés en celle-cy. Elle crut mesme remarquer bien-tost qu’elle ne s’estoit pas trompée. Les visites du Comte furent plus fréquentes. Elle luy trouvoit un enjouëment que l’on n’a point quand on n’a aucun dessein de plaire. Mille railleries divertissantes qu’il faisoit sur son nouvel Amant ; le chagrin qu’il témoignoit quand il ne pouvoit estre seul avec elle, l’attention qu’il prestoit aux moindres choses qu’il luy voyoit faire, tout cela luy parut d’un augure merveilleux, & il est certain que si elle n’avoit pas encor le cœur de ce prétendu Indiférent, elle occupoit du moins son esprit. Il alloit plus rarement chez la Demoiselle qu’il aimoit, & quand il estoit avec elle, il n’avoit point d’autre soin, que de faire tomber le discours sur la Marquise. Il aimoit mieux railler d’elle que de n’en rien dire. Enfin soit qu’il fust seul, ou en compagnie, son idée ne l’abandonnoit jamais. Quel dommage, disoit-il quelquefois, que le Ciel ait répandu tant de graces dans une Coquete ? Faut-il que la voyant si aimable, on ait tant de raison de ne point l’aimer ? Il ne pouvoit luy pardonner tous ses charmes ; & plus il luy en trouvoit, plus il croyoit la haïr. Il s’oublia mesme un soir jusques à luy reprocher sa conduite, mais avec une aigreur qu’elle n’auroit pas osé esperer si-tost. A quoy bon, luy dit-il, Madame, toutes ces œillades, & ces manieres étudiées que chacun remarque, & dont tant de Gens se donnent le droit de parler ? Ces soins de chercher à plaire à tout le monde, ne sont pardonnables qu’à celles à qui ils tiennent lieu de beauté. Croyez-moy, Madame, quittez des affectations qui sont indignes de vous. C’estoit où on l’attendoit. La Dame estoit trop habile pour ne distinguer pas les conseils de l’amitié, des reproches de la jalousie. Elle luy en marqua de la reconnoissance, & tâcha ensuite de luy persuader que ce qui paroissoit coqueterie, n’estoit en elle que la crainte d’un veritable attachement ; que du naturel dont elle se connoissoit, elle ne pourroit estre heureuse dans un engagement, parce qu’elle ne se verroit jamais aimée, ny avec la mesme sincerité, ny avec la mesme délicatesse dont elle souhaiteroit de l’estre, & dont elle sçavoit bien qu’elle aimeroit. Enfin elle luy fit un faux portrait de son cœur, qui fut pour luy un veritable poison. Il ne pouvoit croire tout-à-fait qu’elle fust sincere, mais il ne pouvoit s’empescher de le souhaiter. Il cherchoit des apparences à ce qu’elle luy disoit, & il luy rappelloit milles actions qu’il luy avoit veu faire afin qu’elle les justifiast ; & en effet, se servant du pouvoir qu’elle commençoit à prendre sur luy, elle y donna des couleurs qui dissiperent une partie de ses soupçons, mais qui pourtant n’auroient pas trompé un Homme, qui eust moins souhaité de l’estre. Cependant, ajoûta-t-elle d’un air enjoüé, je ne veux pas tout-à-fait disconvenir d’un défaut, qui peut me donner lieu de vous avoir quelque obligation. Vous sçavez ce que j’ay entrepris pour vous corriger de celuy qu’on vous reprochoit. Le peu de succés que j’ay eu, ne vous dispense pas de reconnoistre mes bonnes intentions, & vous me devez les mesmes soins. Voyons si vous ne serez pas plus heureux à fixer une Inconstante, que je l’ay esté à toucher un Insensible. Cette proposition, quoy que faite en riant, le fit rentrer en luy-mesme, & alarma d’abord sa fidelité. Il vit qu’elle n’avoit peut-estre que trop réüssy dans son entreprise, & il reconnut le danger où il estoit ; mais son panchant commençant à luy rendre ces refléxions fâcheuses, il tâcha bientost à s’en délivrer. Il pensa avec plaisir, que sa crainte estoit indigne de luy, & de la Personne qu’il aimoit depuis si longtemps. Sa délicatesse alla mesme jusqu’à se la reprocher comme une infidelité, & apres s’estre dit à soy-mesme, que c’estoit déja estre Inconstant que de craindre de changer, il embrassa avec joye le party qu’on luy offroit. Ce fut un commerce fort agreable de part & d’autre. Le prétexte qu’ils prenoient rendant leur empressement un jeu, ils goûtoient des plaisirs qui n’estoient troublez d’aucuns scrupules. L’Italien qu’ils sçavoient tous deux, estoit l’interprete de leurs tendres sentimens. Ils ne se voyoient jamais qu’ils n’eussent à se donner un Billet en cette Langue ; car pour plus grande sûreté, ils estoient convenus qu’ils ne s’envoyeroient jamais leurs Lettres. Sur tout elle luy avoit défendu de parler de leur commerce au Conseiller, avec qui il logeoit, parce qu’il estoit beaucoup plus des Amis de son Mary, que des siens ; & qu’autrefois sur de moindres apparences, il luy avoit donné des soupçons d’elle fort desavantageux. Elle luy marqua mesme des heures où il pouvoit le moins craindre de les rencontrer chez elle l’un ou l’autre, & ils convinrent de certains signes d’intelligence pour les temps qu’ils y seroient. Ce mistere estoit un nouveau charme pour le jeune Comte. La Marquise prit ensuite des manieres si éloignées d’une Coquete, qu’elle acheva bien-tost de le perdre. Jusque-là elle avoit eu un de ces caracteres enjoüez, qui reviennent quasi à tout le monde, mais qui desesperent un Amant ; & elle le quita pour en prendre un tout opposé, sans le luy faire valoir comme un sacrifice. Elle écarta son nouvel Amant, qui estoit un Cavalier fort bien fait. Enfin loin d’aimer l’éclat, toute son application estoit d’empescher qu’on ne s’apperçeût de l’attachement que le Comte avoit pour elle ; mais malgré tous ses soins, il tomba un jour de ses poches une Lettre que son Mary ramassa, sans qu’elle y prist garde. Il n’en connut point le caractere, & n’en entendit pas le langage ; mais ne doutant pas que ce ne fust de l’Italien, il courut chez le Conseiller qu’il sçavoit bien n’estre pas chez luy, feignant de luy vouloir communiquer quelque affaire. C’estoit afin d’avoir occasion de parler au Comte, qu’il ne soupçonnoit point d’estre l’Autheur de la Lettre, parce qu’elle estoit d’une autre main. Pour prévenir les malheurs qui arrivent quelquefois des Lettres perduës, le Comte faisoit écrire toutes celles qu’il donnoit à la Marquise, par une Personne dont le caractere estoit inconnu. Il luy avoit porté le jour précedent le Billet Italien dont il s’agissoit. Il estoit écrit sur ce qu’elle avoit engagé le Conseiller à luy donner à souper ce mesme jour-là ; & parce qu’elle avoit sçeu qu’il devoit aller avec son Mary à deux lieuës de Paris l’apresdînée, & qu’ils n’en reviendroient que fort tard, elle estoit convenuë avec son Amant, qu’elle se rendroit chez luy avant leur retour. La Lettre du Comte estoit pour l’en faire souvenir, & comme un avantgoust de la satisfaction qu’ils se promettoient cette soirée. Le Mary n’ayant point trouvé le Conseiller, demanda le Comte. Dés qu’il le vit, il tira de sa poche d’un air empressé quantité de Papiers, & le pria de les luy remettre quand il seroit revenu. Parmy ces Papiers estoit celuy qui luy donnoit tant d’agitation. En voicy un, luy dit-il feignant de s’estre mépris, qui n’en est pas. Je ne sçay ce que c’est. Voyez si vous l’entendrez mieux que moy, & l’ayant ouvert, il en lût luy-méme les premieres lignes, de peur que le Comte jettant les yeux sur la suite, ne connust la part que la Marquise y pouvoit avoir, & que la crainte de luy apprendre de fâcheuses nouvelles, ne l’obligeast à luy déguiser la verité. Le Comte fut fort surpris quand il reconnut sa Lettre. Un trouble soudain s’empara de son esprit ; & il eut besoin que le Mary fust occupé de sa lecture, pour luy donner le temps de se remettre. Apres en avoir entendu le commencement ; Voila, dit-il contrefaisant l’étonné, ce que je cherche depuis longtemps. C’est le rôle d’une Fille qui ne sçait que l’Italien, & qui parle à son Amant qui ne l’entend pas. Vous aurez veu cela dans une Comédie Françoise, qui a paru cet Hyver. Mille Gens me l’ont demandé, & il faut que vous me fassiez le plaisir de me le laisser. J’y consens, luy répondit le Mary, pourveu que vous le rendiez à ma Femme, car je croy qu’il est à elle. Quand le jeune Comte crut avoir porté assez loin la credulité du Mary, il n’y eut pas un mot dans ce prétendu rôle Italien, dont il ne luy voulust faire entendre l’explication ; mais le Mary ayant ce qu’il souhaitoit, benît le Ciel en luy-mesme de s’estre trompé si heureusement, & s’en alla où l’appelloient ses affaires. Aussitost qu’il fut sorty, le Comte courut à l’Eglise, où il estoit sûr de trouver la Dame, qu’il avertit par un Billet qu’il luy donna secretement, de ce qui venoit de se passer, & de l’artifice dont il s’estoit servy pour retirer sa Lettre. Elle ne fut pas sitost rentrée chez elle qu’elle mit tous ses Domestiques à la queste du Papier, & son Mary estant de retour, elle le luy demanda. Il luy avoüa qu’il l’avoit trouvé, & que le Comte en ayant besoin, il l’avoit laissé entre les mains. Me voyez-vous des curiositez semblables pour les Lettres que vous recevez, luy répondit-elle, d’un ton qui faisoit paroistre un peu de colere ? Si c’estoit un Billet tendre, si c’estoit un rendez-vous que l’on me donnât, seroit-il agreable que vous nous vinssiez troubler ? Son Mary luy dit en l’embrassant, qu’il sçavoit fort bien ce que c’estoit ; & pour l’empescher de croire qu’il l’eust soupçonnée, il l’assura qu’il avoit crû ce Papier à luy, lors qu’il l’avoit ramassé. La Dame ne borna pas son ressentiment à une raillerie de cette nature. Elle se rendit chez le Comte de meilleure heure qu’elle n’auroit fait. La commodité d’un Jardin dans cette Maison, estoit un prétexte pour y aller avant le temps du Soupé. La jalousie dans un Mary est un défaut si blâmable, quand elle n’est pas bien fondée, qu’elle se fit un devoir de justifier ce que le sien luy en avoit fait paroistre. Tout favorisoit un si beau dessein. Toutes sortes de témoins estoient éloignez, & le Comte & la Marquise pouvoient se parler en liberté. Ce n’estoit plus par des Lettres, & par des signes, qu’ils exprimoient leur tendresse. Loin d’avoir recours à une langue étrangere, à peine trouvoient-ils qu’ils sçeussent assez bien le François, pour se dire tout ce qu’ils sentoient ; & la défiance du Mary leur rendant tout legitime, la Dame eut des complaisances pour le jeune Comte, qu’il n’auroit pas osé esperer. Le Mary & le Conseiller estant arrivez fort tard, leur firent de grandes excuses de les avoir fait si longtemps attendre. On n’eut pas de peine à les recevoir, parce que jamais on ne s’estoit moins impatienté. Pendant le Soupé, leurs yeux firent leur devoir admirablement ; & la contrainte où ils se trouvoient par la présence de deux Témoins incommodes, prestoit à leurs regards une éloquence qui les consoloit de ne pouvoir s’expliquer avec plus de liberté. Le Mary ayant quelque chose à dire au Comte, l’engagea à venir faire avec luy un tour de Jardin. Le Comte en marqua par un coup d’œil son dépiaisir à la Dame, & la Dame luy fit connoistre par un autre signe combien l’entretien du Conseiller alloit la faire souffrir. On se sépara. Jamais le Comte n’avoit trouvé de si doux momens que ceux qu’il passa dans son teste-à-teste avec la Marquise. Il la quita satisfait au dernier point ; mais dés qu’il fut seul, il ne pût s’abandonner à luy-mesme sans ressentir les plus cruelles agitations. Que n’eut-il point à se dire sur l’état où il surprenoit son cœur ! Il n’en estoit pas à connoistre que son trop de confiance luy avoit fait faire plus de chemin qu’il ne luy estoit permis ; mais il s’estoit imaginé jusque-là qu’un amusement avec une Coquete ne pouvoit blesser en rien la fidelité qu’il devoit à sa Maîtresse. Il s’estoit toûjours reposé sur ce qu’une Femme qui ne pourroit luy donner qu’un cœur partagé, ne seroit jamais capable d’inspirer au sien un vray amour, & alors il commença à voir que ce qu’il avoit traité d’amusement, estoit devenu une passion, dont il n’estoit plus le maistre. Apres ce qui s’estoit passé avec la Marquise, il se fust flaté inutilement de l’espérance de n’en estre point aimé uniquement, & de bonne foy. Peut-estre mesme que des doutes là-dessus auroient esté d’un foible secours. Il songeoit sans cesse à tout ce qu’il luy avoit trouvé de passion, à cet air vif & touchant qu’elle donnoit à toutes ses actions ; & ces refléxions enfin jointes au peu de succés qu’il avoit eu dans l’attachement qu’il avoit pris pour sa premiere Maîtresse, mirent sa raison dans le party de son cœur, & dissiperent tous ses remords. Ainsi il s’abandonna sans scrupule à son panchant, & ne songea plus qu’à se ménager mille nouvelles douceurs avec la Marquise ; mais la jalousie les vint troubler lors qu’il s’y estoit le moins attendu. Un jour il la surprit seule avec l’Amant qu’il croyoit qu’elle eust banny ; & le Cavalier ne l’eut pas sitost quitée, qu’il luy en fit des reproches, comme d’un outrage qui ne pouvoit estre pardonné. Vous n’avez pû longtemps vous démentir, luy dit-il, Madame. Lors que vous m’avez crû assez engagé, vous avez cessé de vous faire violence. J’avouë que j’applaudissois à ma passion, d’avoir pû changer vostre naturel ; mais des Femmes comme vous ne changent jamais. J’avois tort d’espérer un miracle en ma faveur. Il la pria ensuite de ne se plus contraindre pour luy, & l’assura qu’il la laisseroit en liberté de recevoir toutes les visites qu’il luy plairoit. La Dame se connoissoit trop bien en dépit, pour rien appréhender de celuy là. Elle en tira de nouvelles assurances de son pouvoir sur le jeune Comte, & affectant une colere qu’elle n’avoit pas, elle luy fit comprendre qu’elle ne daignoit pas se justifier, quoy qu’elle eust de bonnes raisons qu’elle luy cachoit pour le punir. Elle luy fit mesme promettre plus positivement qu’il n’avoit fait, de ne plus revenir chez elle. Ce fut-là où il put s’appercevoir combien il estoit peu maistre de sa passion. Dans un moment il se trouva le seul criminel, & plus affligé de l’avoir irritée par ses reproches, que de la trahison qu’il pensoit luy estre faite, il se jetta à ses genoux, trop heureux de pouvoir esperer le pardon, qu’il croyoit auparavant qu’on luy devoit demander. Par quelles soûmissions ne tâcha-t-il point de le mériter ! Bien loin de luy remettre devant les yeux les marques de passion qu’il avoit reçeuës d’elle, & qui sembloient luy donner le droit de se plaindre, il paroissoit les avoir oubliées, ou s’il s’en ressouvenoit, ce n’estoit que pour se trouver cent fois plus coupable. Il n’alléguoit que l’excés de son amour qui le faisoit ceder à sa jalousie, & qui en de pareilles occasions ne s’explique jamais mieux que par la colere. Quand elle crût avoir poussé son triomphe assez loin, elle luy jetta un regard plein de douceur qui en un moment rendit à son ame toute sa tranquillité. C’est assez me contraindre, luy dit-elle ; aussi bien ma joye & mon amour commencent à me trahir. Non, mon cher Comte, ne craignez point que je me plaigne de vostre colere. Je me plaindrois bien plûtost si vous n’en aviez point eu. Vos reproches, il est vray, blessent ma fidelité, mais je leur pardonne ce qu’ils ont d’injurieux, en faveur de ce qu’ils ont de passionné. Ces assurances de vostre tendresse m’estoient si cheres, qu’elles ont arresté jusqu’icy l’impatience que j’avois de me justifier. Là-dessus elle luy fit connoistre combien ses soupçons estoient indignes d’elle & de luy ; que n’ayant point défendu au Cavalier de venir chez elle, elle n’avoit pû refuser de le voir ; qu’un tel refus auroit esté une faveur pour luy ; que s’il le souhaitoit pourtant, elle luy défendroit sa maison pour jamais ; mais qu’il considerât combien il seroit peu agreable pour elle, qu’un Homme de cette sorte s’allât vanter dans le monde qu’elle eust rompu avec luy, & laissast croire qu’il y eust des Gens à qui il donnoit de l’ombrage. L’amoureux Comte estoit si touché des marques de tendresse qu’on venoit de luy donner, qu’il se seroit volontiers payé d’une plus méchante raison. Il eut honte de ses soupçons, & la pria luy-mesme de ne point changer de conduite. Il passa ainsi quelques jours à recevoir sans cesse de nouvelles assurances qu’il estoit aimé, & il mérita dans peu qu’on luy accordât une entreveuë secrete la nuit. Le Mary estoit à la campagne pour quelque temps ; & la Marquise, maistresse alors d’elle-méme, ne voulut pas perdre une occasion si favorable de voir son Amant avec liberté. Le jour que le Comte estoit attendu chez elle sur les neuf heures du soir, le Conseiller soupant avec luy (ce qu’il faisoit fort souvent) voulut le mener à une Assemblée de Femmes du voisinage qu’on régaloit d’un Concert de Voix & d’Instrumens. Le Comte s’en excusa, & ayant laissé sortir le Conseiller, qui le pressa inutilement de venir joüir de ce régale, il se rendit chez la Dame qui le reçeut avec beaucoup de marques d’amour. Apres quatre heures d’une conversation tres-tendre, il fallut se séparer. Le Comte eut fait à peine dix pas dans la Ruë, qu’il se vit suivy d’un Homme qui avoit le visage envelopé d’un Manteau. Il marcha toûjours, & s’il le regarda comme un Espion, il eut du moins le plaisir de remarquer qu’il estoit trop grand pour estre le Mary de la Marquise. En rentrant chez luy, il trouva encore le prétendu Espion qu’il reconnut enfin pour le Conseiller. Les refus du jeune Comte touchant le Concert de Voix, luy avoit fait croire qu’il avoit un rendez-vous. Il le soupçonnoit déja d’aimer la Marquise, & sur ce soupçon il estoit venu l’attendre à quelques pas de sa porte, & l’avoit veu se couler chez elle. Il y avoit frapé aussitost, & la Suivante luy estoit venuë dire de la part de sa Maistresse, qu’un grand mal de teste l’obligeoit à se coucher, & qu’il luy estoit impossible de le recevoir. Par cette réponse il avoit compris tout le mistere. Il suivit le Comte dans sa Chambre, & luy ayant déclaré ce qu’il avoit fait depuis qu’ils s’estoient quitez ; Vous avez pris, luy dit-il, de l’engagement pour la Marquise ; il faut qu’en sincere Amy, je vous la fasse connoistre. J’ay commencé à l’aimer avant que vous vinssiez loger avec moy, & quand elle a sceu nostre liaison, elle m’a fait promettre par tant de sermens, que je vous ferois un secret de cet amour, que je n’ay osé vous en parler. Vous sçavez, me disoit-elle, qu’il aime une Personne qui me haït mortellement. Il ne manquera jamais de luy apprendre combien mon cœur est foible pour vous. La discrétion qu’on doit à un Amy, ne tient guére contre la joye que l’on a, quand on croit pouvoir divertir une Maîtresse. La Perfide vouloit mesme que je luy fusse obligé, de ce qu’elle consentoit à recevoir vos visites. Elle me recommandoit sans cesse de n’aller jamais la voir avec vous ; & quand vous arriviez, elle affectoit un air chagrin dont je me plaignois quelquefois à elle, & qu’apparemment elle vous laissoit expliquer favorablement pour vous. Mille signes, & mille gestes qu’elle faisoit dans ces temps-là, nous estoient sans-doute communs. Je rappelle présentement une infinité de choses que je croyois alors indiférentes, & je ne doute point qu’elle ne se soit fait un mérite aupres de vous, de la partie qu’elle fit il y a quelque temps de souper icy. Cependant quand elle vous vit engagé dans le Jardin avec son Mary, quels tendres reproches ne me fit-elle point d’estre revenu si tard de la Campagne, & de l’avoir laissée si longtemps avec un Homme qu’elle n’aimoit pas ! Hier mesme encor qu’elle me préparoit avec vous une trahison si noire, elle eut le front de vous faire porteur d’une Lettre, par laquelle elle me donnoit un rendez-vous pour ce matin, vous disant que c’estoit un Papier que son Mary l’avoit chargée en partant de me remettre. Le Comte estoit si troublé de tout ce que le Conseiller luy disoit, qu’il n’eut pas la force de l’interrompre. Dés qu’il fut remis, il luy apprit comme son amour au commencement n’estoit qu’un jeu, & comme dés lors la Marquise luy avoit fait les mesmes loix de discrétion qu’à luy. Ils firent ensuite d’autres éclaircissemens qui découvrirent au Comte, qu’il ne devoit qu’à la coqueterie de la Dame, ce qu’il croyoit devoir à sa passion ; car c’estoit le Conseiller qui avoit exigé d’elle qu’elle ne vist plus tant de monde, & sur tout qu’elle éloignast son troisiéme Amant, & ils trouverent que quand elle l’eut rappellé, elle avoit allegué le mesme prétexte au Conseiller qu’au Comte, pour continuer de le voir. Il n’y a guére d’amour à l’épreuve d’une telle perfidie ; aussi ne se piquerent-ils pas de constance pour une Femme qui le méritoit si peu. Le Comte honteux de la trahison qu’il avoit faite à sa premiere Maîtresse, résolut de n’avoir plus d’assiduitez que pour elle seule, & le Conseiller fut bientost déterminé sur les mesures qu’il avoit à prendre ; mais quelque promesse qu’ils se fissent l’un à l’autre de ne plus voir la Marquise, ils ne pûrent se refuser le soulagement de luy faire des reproches. Dés qu’il leur parut qu’ils la trouveroient levée, ils se rendirent chez elle. Le Comte luy dit d’abord, que le Conseiller estant son Amy, l’avoit voulu faire profiter du rendez-vous qu’elle luy avoit donné, & qu’ainsi elle ne devoit pas s’étonner s’ils venoient ensemble. Le Conseiller prit aussitôt la parole, & n’oublia rien de tout ce qu’il crut capable de faire honte à la Dame, & de le vanger de son infidelité. Il luy remit devant les yeux l’ardeur sincere avec laquelle il l’avoit aimée, les marques de passion qu’il avoit reçeuës d’elle, & les sermens qu’elle luy avoit tant de fois reïterez, de n’aimer jamais que luy. Elle l’écouta sans l’interrompre, & ayant pris son party pendant qu’il parloit ; Il est vray, luy répondit-elle d’un air moins embarassé que jamais, je vous avois promis de n’aimer que vous ; mais vous avez attiré Mr le Comte dans ce quartier ; vous l’avez amené chez moy, & il est venu à m’aimer. D’ailleurs, dequoy pouvez-vous vous plaindre ? Tout ce qui a dépendu de moy pour vous rendre heureux, je l’ay fait. Vous sçavez vous-mesme quelles précautions j’ay prises, pour vous faire cacher l’un à l’autre vostre passion. Si vous l’aviez sceuë, vostre amitié vous auroit cousté des violences ou des remords, que ma bonté & ma prudence vous ont épargnez. N’est-il pas vray qu’avant cette nuit, que vous avez épié Mr le Comte, vous estiez tous deux les Amans du monde les plus contens ? Suis-je coupable de vostre indiscrétion ? Pourquoy me venir chercher le soir ? Ne vous avois-je pas averty par une Lettre que je donnay à Mr le Comte, de ne venir que ce matin ? Tout cela fut dit d’une maniere si libre, & si peu déconcertée, que ce trait leur fit connoître la Dame encor mieux qu’ils n’avoient fait. Ils admirerent un caractere si particulier, & laisserent à qui le voulut la liberté d’en estre la Dupe. La Marquise se consola de leur perte, en faisant croire au troisiéme Amant nouvellement rappellé, qu’elle les avoit bannis pour luy ; & comme elle ne pouvoit vivre sans intrigue, elle en fit bien-tost une nouvelle.

[L’Homme Artificiel Anemoscope, ou Prophete Physique des changemens du temps] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 184-191

[...]Les Grecs nomment ce vent qui tombe à plomb, Ecnephias, & assurent avec raison, que de tous les vents orageux, Ecnephias, Typhon, & Prester, sont les plus à craindre ; car, comme dit Virgile, Venti, velut agmine facto, Qua data porta ruunt, & terras Turbine perflant.

Lors que les exhalaisons ne peuvent estre suffisamment condensées & renduës assez pesantes pour vaincre directement la résistance de l’air, elles descendent & coulent obliquement comme fait une feüille de papier. C’est pourquoy lors que les Matelots voyent quelque nuée toute seule dans l’air, ils l’examinent ; & de sa couleur livide, de sa distance, & de son mouvement, ils prédisent sans se tromper, Qu’elle va décharger un orage, ou un coup de vent, qui fondra sur leur Vaisseau, & qu’on ne ressentira plus lors que le Vaisseau sera directement au dessous de la nuée.

Enfin lors que les exhalaisons condensées, & les vents qu’elles forment, n’ont pas assez de force & de pesanteur pour vaincre la résistance de la plus basse région de l’air, qui est toûjours plus grossier & plus condensé par le poids de l’air supérieur, ces vents coulent obliquement dans la moyenne région de l’air, & ne se font ressentir qu’aux nuées & aux giroüettes des plus hautes Tours ; aussi voyons-nous souvent deux étages ou lits de nuées, que deux vents inégalement élevez poussent en mesme temps de diférens costez ; on voit aussi tourner les giroüettes lors que le vent ne descend pas sur terre, &c. car il est bien à remarquer que dans la moyenne région de l’air il s’y forme presque toûjours des vents sans nuées, & qu’il ne s’y forme jamais des nuées sans vent, puis que les vents sont le véhicule des vapeurs, & qu’ils les rassemblent & serrent en des tas ou nuées.

En l’année 1652. m’estant trouvé sur la Montagne dite le grand Credo, pour descendre au Fort de l’Ecluse sur le Rhône, j’observay avec plaisir qu’un vent supérieur tranchoit les vapeurs, à mesure qu’en s’élevant elles entroient dans le lit canal ou courant du vent, & qu’en resserrant ces tranches de vapeurs par pelotons comme toisons de laine, il en parsema en tres-peu de temps tout le Ciel, ce qu’on appelle Ciel pommelé, qui n’est pas de durée, si on en croit le commun Proverbe.

Les vents ne sont donc pas simplement des ondes de l’air, comme l’ont crû Vitruve & Seneque ; cela est vray à l’Aura qu’on ressent souffler d’Orient en Occident sous la Ligne Equinoctiale & ailleurs, à cause du mouvement de la terre sur son axe d’Occident en Orient. Je conclus que les exhalaisons chaudes & seches estant condensées par le froid, sont la matiere des vents ; c’est pourquoy ordinairement les vents sechent & échaufent, & s’ils nous refroidissent, c’est par le moyen de l’air & des vapeurs froides & humides qu’ils charrient, les ayant rencontré à leur passage ; c’est pourquoy le vent estant finy, nous sentons que l’air devient tout-à coup sec & chaud, & les grands vents font cesser la pluye ; mais quand il pleut de bize, il pleut à sa guise, dit un Proverbe, & que petite pluye abat grand vent.

Je démontre encor que les vents sont formez par la chute ou roulement des exhalaisons chaudes & seches condensées par la privation de la chaleur, parce que lors que les exhalaisons sont élevées en quantité, si le Ciel est parsemé de nuées, elles paroissent rougeâtres ; & par la mesme raison, si le Soleil se couche entre des nuées, il paroist rougeâtre, & la Lune aussi, qui sont trois signes des vents à venir, que les Latins énoncent en ces Vers.

Sero rubens cœlum cras indicat esse serenum,
Pallida Luna pluit, Rubicunda flat, Alba serenat.

[Lettre de Venise] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 228-232

 

L'excellent Discours de Mr de S. EvremontI, que je vous envoyay le dernier Mois, sur les Opéra François & Italiens, vous en doit avoir appris la diférence. S'il vous reste encor quelque chose à souhaiter sur cette matiere, la Description de ceux qui ont occupé ce Carnaval, les Théatres de Venise, pourra satisfaire pleinement vostre curiosité. Elle est du mesme Mr de Chassebras, dont vous avez trouvé une Lettre au commencement de celle-cy, & adressée encor à la mesme Personne.

 

A Venise, ce 20. Fevrier 1683.

 

Je vous promis en partant, de vous écrire avec grande exactitude les particularitez des Opéra que l'on représente icy. Je vous tiens parole, & vay vous faire un abregé des Sujets, parce que cet abregé peut servir beaucoup à l'intelligence des Machines. Vous remarquerez dans toutes ces Pieces beaucoup de fautes contre l'Histoire, & vous aurez peine à concevoir comment Anne de Bretagne, que vous ne connoissez que comme Femme de Charles VIII. & ensuite Loüis XII. peut épouser Flavius Roy d'Italie. C'est l'usage des Poëtes Italiens. Ils peuvent falsifier ce qui est le plus connu, pour imaginer des évenemens selon leur génie. Si dans l'Opéra, intitulé, Il Ré Infante, je traduis Le Roy Infant, & non pas, Le Jeune Roy, c'est parce que tous les François qui sont icy en usent de mesme. Ainsi, nous disons le Théatre de S. Salvator, & non pas de S. Sauveur ; celuy de S. Angelo, & non pas de S. Ange. Ce sont des manieres de parler introduites dans l'usage, & qui les voudroit changer ne se feroit pas entendre. Vous vous souviendrez, s'il vous plaist, que quand je me sers du nom de Noble, j'entends toûjours un Noble Venitien.

[Relation des Opéra représentez à Venise pendant le Carnaval de l’année 1683 envoyée à Madame Chassebras du Breau, par M. de Chassebras de Cramailles] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 232-250

RELATION DES OPERA,
représentez à Venise pendant le
Carnaval de l’année 1683.

Le Carnaval de Venise, dont on parle tant à Paris, & dans toutes les autres Villes de l'Europe, est proprement un assemblage de plusieurs sortes de Divertissemens, qui ne se permettent publiquement que dans ce temps-là, à moins de quelque Réjoüissance extraordinaire. Ces Divertissemens consistent en Comédies, Opéra, Réduits, Bals, Festins, Courses, & Combats de Taureaux, Danceurs de Cordes, Marionnetes, Bateleurs & Farceurs ; liberté à tout le monde d'aller masqué en plein jour, & encor dans la Cerémonie qui se fait le Jeudy-gras en présence du Doge.

Autrefois le Carnaval commençoit dés le lendemain de Noël, & il est encor ainsi marqué dans la plûpart des Calendriers nouveaux ; mais estant arrivé plusieurs fois que quelques Personnes masquées se servoient des privileges de cette saison, pour se vanger de leurs Ennemis sans qu'on les connust, les chefs du Conseil des Dix, qui sont trois des premiers Magistrats préposez entr'autres choses pour les Festes & Divertissemens, ont crû qu'il estoit de l'interest & de la sûreté publique, de le commencer plus tard ; ce qui fait qu'à présent ils n'accordent la permission de se masquer que bien longtemps apres, quoy qu'ils souffrent les Réduits dés le lendemain de Noël, suivant l'ancien usage, & qu'ils tolerent quelques mois auparavant les Comédies & Opéra, où ce désordre n'est pas à craindre.

Les Comédies ayant commencé cette année dés le mois de Novembre, & les Opéra vers le milieu de Decembre, c'est par où je dois commencer aussi à vous faire part de ces Réjoüissances.

Il y a dans Venise huit Théatres Publics, qui prennent le nom de l'Eglise la plus proche du lieu où ils sont dressez. Ils appartiennent presque tous à des Nobles, qui les ont fait bâtir, ou à qui ils sont écheus par Succession. Les petits se loüent à des Troupes de Comédiens, qui se rendent à Venise ordinairement dés le mois de Novembre, & les grands sont destinez pour les Opéra que ces Nobles, ou d'autres font faire & composer à leurs frais, plûtost pour leur divertissement particulier, que pour le profit qu'ils en retirent, qui ne fournit pas d'ordinaire à la moitié de la dépense. Ces Théatres sont la plûpart beaucoup plus grands & élevez que ceux de Paris, ayans cinq ou six rangs de Loges ou Pales, comme on les apelle icy, les uns sur les autres, & 30. ou 35. à chaque rang. Il y peut tenir trois Personnes de front dans chacun. Les Pales du premier rang qui se trouvent de plein-pied au Theatre des Acteurs, ne sont pas les plus estimez, à cause (dit-on) qu'on est trop prés des Personnes du Parterre, & que le Manche des Theorbes de l'Orchestre cache toûjours quelque chose de la veüe ; c'est pourquoy on les fait plus bas, en maniere d'Entre-soles. Ceux du second rang sont les plus recherchez, & entre ceux-cy, on préfere ceux du fond qui regardent le Théatre en face, où sont ordinairement les Loges des Ambassadeurs. Comme beaucoup de Personnes les loüent pour le Carnaval entier, il y en a quantité qui les font peindre & tapisser en dedans, ce qui ne sert pas d'un médiocre ornement. Le Parterre aussi a cela de commode, qu'il est quasi tout remply de Sieges plians avec des bras & des dos en maniere de Fauteüils, où l'on est fort à son aise sans s'incommoder l'un l'autre.

Avant que d'entrer dans le détail des Comédies & des Opéra de cette année, je croy qu'il est à propos de vous donner une idée generale de ces Pieces. Les Comédies ne diférent pas beaucoup des Italiennes qui se joüent à Paris, les Personnages estant toûjours un Arlequin, un Docteur, un Pantalon & autres ; & les Pieces, des Farces & Boufonneries sans ordre ny suite. Ils sont neantmoins bien plus libres en paroles que l'on n'est en France.

Vous remarquerez qu'il est permis en tout temps aux Hommes & Femmes, d'aller masquer aux Comédies, Opéra, & Réduits, qui ne commencent qu'à la nuit, quoy qu'on n'ose paroistre ainsi de jour avant le temps de la licence. Il n'en va pas de mesme des Opéra, où la plus grande partie des Pales sont remplis de Gentilshommes, & de Personnes de qualité, estant pour l'ordinaire des Pieces sérieuses qui ne blessent point la pudeur. Les Décorations, que l'on nomme Scenes, y sont nobles, belles & de bon goust, ayant toûjours quelque chose de grand, & de magnifique.

Tous les changemens se font chaque fois également au haut du Théatre, & aux costez, en sorte que l'on ne voit jamais une Chambre sans estre platfonnée. Toutes les Galleries & grandes Salles y sont voûtées, & les moindres Cabinets y paroissent lambrissez.

Lors qu'un Empereur ou un Roy entre sur un Théatre, il est toûjours accompagné de 30. 40. ou 50. Gardes qui sont autour de luy, & qui se rendent maîtres des Portes, & des Avenuës de son Palais. De mesme les Reynes, & les Princesses, ont à leur suite quantité de Dames, Officiers, Pages, & autres Domestiques, selon leur qualité.

Les Chanteurs sont appellez par honneur Virtuosi. Les Italiens aiment extrémement les Voix de dessus, & ne goûtent pas tant les basses.

Les Vénitiens sont curieux pour ce sujet, de faire chercher en Italie & ailleurs, les meilleures Voix d'Hommes & de Femmes qu'ils peuvent trouver, priant mesme les Princes à qui appartiennent ces Musiciens, de les laisser venir, & ne plaignant point la dépense en cette occasion, quelque sorte qu'elle puisse estre. Il y en a présentement un, à qui on donne quatre cens Pistoles d'Espagne, sans les frais de son voyage, & plusieurs autres à qui on en a promis trois cens. Les Voix sont claires, nettes, fermes & assurées, n'y ayant rien de gêné, ny de contraint. Les Femmes y entendent la Musique en perfection, ménagent admirablement bien leurs Voix, & ont une certaine maniere de tremblement, de roulemens, de cadences & d'échos, qu'elles varient & conduisent comme elles veulent. C'est une chose assez plaisante, que du moment qu'elles ont finy quelque grand Air, ou qu'elles sortent du Théatre, les Baracols (ce sont ceux qui conduisent les Gondoles) & mesme quantité de Personnes plus considérables, s'écrient de toutes leurs forces, Viva Bella, viva, ah Cara ! sia benedetta. D'autres leur donnent d'autres loüanges. La Simphonie est composée de plusieurs Clavessins, Epinettes, Theorbes & Violons, qui accompagnent les Voix avec une justesse merveilleuse.

J'ajoûteray que l'on ne voit point de Chœurs de Voix dans les Opéra, & que les Entrées de Ballet, non seulement y sont rares, mais qu'elles n'y sont pas executées avec la mesme délicatesse qu'en France. Cela n'est pas sans fondement ; car à l'égard des Chœurs de Voix, il est fort inutile d'en remplir icy les Opéra, puis que nous sommes accoûtumez d'en avoir presque tous les jours dans quelqu'une de nos Eglises. Toutes les Festes & Dimanches de l'année, on chante Vespres en Musique dans quatre Communautez avec de grands Chœurs de Voix, Theorbes, Violons, petites Orgues & Clavessins, & ces Musiques sont conduites par quatre des meilleurs Maîtres de la Ville. Pour les Ballets, les Vénitiens n'y prennent aucun plaisir, & ne les mettent dans les Opéra que pour remplir quelque Entre-acte. Les Femmes & Filles n'apprennent point icy à dancer, & on ne fait pour l'ordinaire que se promener & marcher dans les Bals.

Pour revenir au particulier, je vous diray que ces huit Théatres ont esté tous remplis cette année en mesme temps ; sçavoir, deux de Comédies, & six d'Opéra, & que ceux d'Opéra doivent donner deux diférentes Pieces chacun avant la fin du Carnaval. Les deux Théatres qui ont servy à la Comédie, sont celuy de S. Moïse, & celuy de S. Samüel. Le premier n'est pas fort grand, & ne contient que deux rangs de Pales ; mais le second en a six, & trente-cinq à chaque rang, & appartient à Messieurs Grimani Freres, dont l'un est Abbé, & l'autre Séculier.

Ces Théatres sont tous peints, & les Comédiens qui les occupent, changent tous les jours de Comédies. Les jeunes Comédiennes y font des contes assez gaillards, & les Arlequins & Pantalons, ne s'épargent point en tours de souplesses.

Des six autres Théatres qui ont servy aux Opéra, je commenceray par celuy de S. Jean Chrisostome. C'est celuy dont on parle le plus, & que l'on peut dire un Théatre Royal pour la magnificence. Il appartient aux deux mesmes Freres, Messieurs de Grimani, qui le firent faire en 1677. avec une promptitude merveilleuse, trois ou quatre mois ayant esté seulement employez à le bastir.

[Description du Théatre de S. Jean Chrisostome] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 251-256

 

Ce Théatre de S. Jean Chrisostome est le plus grand, le plus beau, & le plus riche de la ville. La Salle où sont les Spéctateurs, est environnée de cinq rangs de Pales les uns sur les autres, trente & un à chaque rang. Ils sont enrichis d'Ornemens de Sculpture en bosse & en relief, tous dorez, représentans diférentes sortes de Vases antiques, Coquillages, Muffles, Roses, Rosettes, Fleurons, Feüillages & autres enrichissemens. Au dessous & entre chacun de ces Pales, sont autant de Figures humaines peintes en Marbre blanc, aussi en relief, & grandes comme le naturel, soûtenant les Piliers qui en font la séparation. Ce sont des Hommes avec des Massües, des Esclaves, des Termes de l'un & de l'autre Sexe, & des Grouppes de petits Enfans, le tout disposé de maniere que les plus pesantes & massives sont au dessous, & les plus legeres au dessus.

Le haut, & le Plafonds de la Salle est peint d'une feinte Architecture en forme de Gallerie, à l'un des bouts de laquelle & du costé du Théatre, sont les Armes de Grimani, & au dessus une Gloire de quelque Divinité de la Fable, avec quantité de petits Enfans aislez, qui accommondent des Guirlandes de Fleurs.

Le Théatre des Acteurs a treize toises & trois pieds de longueur, sur dix toises & deux pieds de largeur, estant élevé à proportion. Il est ouvert par un grand Portique de la hauteur de la Salle, dans l'épaisseur duquel sont encor quatre Pales de chaque coste de la mesme simétrie que les autres, mais beaucoup plus ornez & enrichis ; & dans la Voûte ou Arcade, deux Renommées avec leurs Trompetes paroissent suspenduës en l'air, & une Vénus au milieu, qu'un petit amour caresse.

Une heure avant l'ouverture du Théatre, le Tableau de cette Vénus se retire, & donne jour à une grande ouverture, d'où descend une maniere de Lustre à quatre branches d'étofe d'or & d'argent, de douze à quatorze pieds de hauteur, dont le corps est un grand Cartouche des Armes de Messieurs Grimani, avec une Couronne de Fleur-de-Lys, & de rayons surmontez de Perles au dessus. Ce Chandelier porte quatre grands Flambeaux de poing de Cire blanche, qui éclairent la Salle, & demeurent allumez jusqu'à ce qu'on leve la Toile, & alors le tout s'évanoüit, & revient à son premier état. Dés que la Piece est finie, cette Machine paroist de nouveau pour éclairer les Spectateurs, & leur donner lieu de sortir à leur aise, sans confusion. Les Armes sont pallé d’argent & de gueules de huit pieces, le troisiéme Pal chargé en chef d‘une Croisette à deux travers de gueules. Cette Croisette distingue une des Branches de la Famille. Elle fut donnée à leurs Ancestres, qui firent paroistre des preuves de leur valeur aux Guerres saintes du temps de Godefroy de Boüillon.

[Opéra du Roy Infant] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 256-272

 

Ce sont Messieurs Grimani, qui ont pris le soin eux-mesmes de la Piece que l'on jouë présentement. Ils sont fort riches, & ont l'ame grande & genéreuse. Ils y ont fait une dépense considérable ; & comme cette Piece est remplie d'un grand nombre d'Incidens & d'Intrigues, & qu'elle passe pour une des plus belles & des mieux conduites, je ne puis m'empescher de vous en faire une description un peu plus étenduë que je ne vous le feray des autres, afin que vous puissiez juger de la maniere dont on traite icy les Opéra. Elle est intitulée Le Roy Infant. En voicy le Sujet.

Flavius Infant, Roy d'Italie, estant sous la Tutelle de Rodoalde son Oncle, qui gouvernoit le Royaume à cause de son bas âge, se laissa charmer des beautez de la jeune Princesse Anne de Bretagne, qui par la mort du Duc son Pere estoit aussi tombée sous la conduite de Rodoalde. Ce Gouverneur la voulant éloigner du Royaume, & se servant de l'autorité qu'il avoit sur elle, luy ordonna de faire choix d'un Epoux parmy les Princes Etrangers. Quoy que la petite Princesse brulast dans son cœur pour Flavius, elle feignit quelque temps de correspondre à la volonté de ce cruel Conducteur, & offrit de donner la main à Henry Prince François, pour se vanger de Flavius qu'on luy avoit dépeint infidelle. Neantmoins s'estant trouvée un jour seul à seul avec Flavius, elle eut lieu de s'éclaircir de la verité. Ils reconnurent ensemble les faux raports qu'on leur avoit faits, & se jurerent une amitié éternelle. Rodoalde fut obligé à la fin de se laisser fléchir, & de se rendre à un si bel exemple de constance. Ainsi on conclut le Mariage où ils aspiroient depuis longtemps, quoy que dans un âge si peu avancé.

D'un autre costé Rodoalde, ayant envoyé son Fils Ergiste hors de Rome pour faire ses Etudes, s'estoit remarié en secondes Nôces à Sestilia. Cette Femme s'emflâma d'un amour criminel pour Ergiste son Beau-Fils, qu'elle n'avoit jamais vû, & desesperé de ce qu'il s'estoit déclaré pour une autre Personne, qu'il ne connoissoit aussi que par le récit avantageux qu'on luy en avoit fait, elle mit toutes sortes de moyens en usage, pour faire naître de la jalousie entre eux. Ergiste estant revenu à Rome par le commandement de son Pere, fut persécuté par cette impudique, qui ne pût jamais ébranler sa fidelité. Cela fit que se résolvant à le perdre, elle déclara à son Mary qu'il l'avoit voulu forcer. Rodoalde ajoûta aisément foy à cette fausse accusation, parce qu'Ergiste, qui estoit fort versé dans l'Astrologie & la Magie, feignoit d'avoir perdu la parole, & croyoit estre obligé de garder le silence pendant quelque temps, pour se sauver du péril dont un méchant Astre le menaçoit ; mais le temps prescrit par son Horoscope estant passé, il eut lieu de justifier son innocence ; & Sestilia repassant en sa mémoire ses impudiques amours, alla les éteindre dans les eaux du Tibre où elle se precipita.

Il y a douze changemens de Décorations presque toutes d'une égale beauté. La premiere qui fait l'Ouverture du Théatre, est une Grande Salle, Ecole ou Etude, où sont plusieurs Ecoliers assis devant des Tables séparées, qui étudient chacun diférentes Sciences, comme, Philosophie, Geographie, Mathématiques, Astrologie, Art Militaire, Chimie, & Magie. On y voit quantité de Livres, Cartes Geographiques, Spheres, Regles, Compas, Cercles, Astrolabes, Machines de guerre, Fourneaux, Copelles, Alambics, Baguettes Magiques & Grimoires, avec plusieurs Figures de Vieillars & autres assis, représentant ceux qui ont excellé en ces sortes de Sciences, le tout remply de Devises, d'Emblémes, & de Sentences propres au Sujet. Au fond de la Salle, paroist un grand Globe terrestre, monté sur une Base fort élevée.

Ergiste, le premier & le chef de ces Ecoliers, se promene avec Aristene son Maistre ; & pour luy faire voir le profit qu'il a fait dans l'étude de la Magie où il s'est adonné, il prononce quelques paroles dans un Livre. Aussitost le Globe se brise en deux, & se change en un grand Escalier ou Perron de plusieurs degrez, qui occupe toute la largeur du Théatre, & conduit dans un grand Palais doré, tout brillant de lumiere, d'où l'on voit accourir toutes les Nations de la Terre, au nombre de 40. ou 50. qui descendent & viennent environner Ergiste, comme pour luy faire connoistre que rien n'est caché à sa connoissance, & à son profond sçavoir. Peu de temps apres elles s'évanoüissent, & s'envolent de tous les costez du Théatre, au commandement qu'il leur fait ; le Globe retournant en son entier, & la Salle se trouvant comme elle estoit auparavant, d'où il prend occasion de faire voir que toutes les grandeurs de la Terre ne sont que de vains fantômes, pour ceux qui s'en laissent ébloüir. Celuy qui fait le Personnage d'Ergiste, est l'Abbé Siface, qu'on appelle communement Siphax, Italien, qui est de la Musique de Mr le Duc de Mantouë.

La seconde Décoration est la Chambre de Sestilia, qui est feinte de Tapisserie de Velours couleur de feu, avec des Franges & des Galons d'or, & des Portieres de Tafetas rehaussé d'or. C'est où paroist pour la premiere fois la Margarita, qui représente Sestilia. Elle passe pour une des plus belles Voix d'Italie, & demeure actuellement à Bologne. Elle est blonde, de taille médiocre, a le teint fort blanc, beaucoup de brillant, une maniere libre & aisée, l'air de qualité, & est bonne Comédienne.

La troisiéme, une grande Salle ou longue Gallerie, qui s'étend jusqu'au bout du Théatre. L'Architecture est composée de plusieurs Esclaves Maures, qui ont chacun sur leurs épaules un Aigle Impérial, & au dessus plusieurs Figures dorées, habillées à la Romaine, qui soûtiennent la Corniche de la Salle, le tout accompagné de Faisceaux de Verges, Haches, Guidons, Enseignes, Trompetes, Tambours, & autres Instrumens de guerre. La Voûte est toute dorée, & taillée en pointe de Diamant & culs de Lampes.

A l'entrée est le Trône Royal, élevé sous un Dais fort riche, où l'on voit le petit Roy Flavius avec son Oncle Rodoalde. Ce premier est fort jeune, & le second se nomme Ballarin, un des premiers de la Musique de Mr le Duc de Modene.

La quatriéme, une Treille de Limons & Citronniers, soûtenuë sur plusieurs Colonnes de marbre, qui font une Allée à perte de veuë, avec plusieurs Cascades d'eau.

La cinquiéme, la Chambre de la Princesse Anne de Bretagne, feinte de Tapisserie de Velours vert, avec Passemens, campanée & galonée d'or. A l'un des costez est un Baldaquin, ou Dais de Brocard d'or à grandes fleurs, & au dessous un Fauteüil, & le Portrait du jeune Flavius. Celle qui représente cette Princesse, est Venitienne, & ne paroist pas âgée de plus de dix à douze ans. Elle est accompagnée de douze petites Demoiselles, & d'autant de Pages de mesme grandeur. C'est quelque chose de joly, de voir une petite Fille faire un des principaux Personnages de la Piece. Il falloit qu'elle fust de la sorte pour estre proportionnée au jeune Roy. Quoy que dans un âge si tendre, avec un petit air & des manieres belles & fines, elle s'est fait admirer de tout le monde. Elle chante un Air François au Prince Henry, dans le temps qu'elle feint de répondre à son amour, & il luy en chante un autre en la mesme Langue. Les douze Pages ont des Habits de toille d'or & d'argent, garnis de Rubans en confusion, avec des Plumes blanches & rouges au Chapeau. Ils font une Entrée de Ballet, tenant chacun deux Flambeaux de cire blanche ; & sur la fin de la Piece, ils dancent un Bal à la Françoise avec les douze petites Filles, qui sont toutes vestuës diféremment de Manteaux à la Françoise. Leurs Coëfures sont de Fleurs.

La sixiéme Décoration est la Bibliotheque du Maistre d'Ergiste, composée de plusieurs Tabletes de Livres, Cartes, & Estampes.

La septiéme, diverses Allées de Colomnes de Marbre & de Jaspe de toutes couleurs, avec Chapiteaux & Bases d'or.

La huitiéme, le Port & la Rive du Tibre, au bord duquel sont plusieurs Chasteaux, Tours, & Palais, avec des Tapis sur les Balcons, & quantité de Personnes qui attendent l'arrivée d'Ergiste que son Pere a rappellé à Rome. Il vient dans un Bucentaure tout doré, conduit par plusieurs Rameurs, & precedé de six autres Barques fort galamment & diféremment équipées, dont l'une est conduite par des Maures, une autre par des Turcs, une autre par des Espagnols, une autre par des Holandois, & les deux dernieres par d'autres Nations, au nombre de huit ou dix dans chaque Barque.

La neuviéme, est l'entrée & vestibule d'un grand Hostel.

La dixiéme, le Cabinet de Sestilia, lambrissé, peint, doré, & garny de grands Vases de Fleurs.

L' onziéme, divers Portiques de Colomnes, faisant l'avenüe du Palais du Prince. En cet endroit, la Margarita, sous le nom de Sestilia, jouë un Rôle d'une force & d'une beauté inconcevable. C'est dans le temps qu'elle paroist furieuse, & entre dans une espece de délire. Elle croit voir la Terre abîmer sous ses pieds, l'Enfer qui s'ouvre pour l'engloutir, toute la Ville de Rome en armes pour la punir.

Les Démons l'épouvantent par leurs cris ; elle entend des Trompetes, des Timbales, & des Tambours dans les airs, & exprime par son chant toutes ces diferentes manieres dont son esprit est agité, mais principalement le son de ces Trompetes, qu'elle imite si bien par sa voix, que l'on s'imagine entendre veritablement ces Instrumens de guerre.

La douziéme et derniere, est une grande Salle de Portiques, avec un Coridor tout autour, où est une infinité de Peuples, & au bout, l'Apartement du Roy.

Il y a encor la Florentine, qui est une des bonnes Chanteuses. On la connoist sous ce nom, à cause qu'elle est de Florence. Celuy qui a composé la Musique, se nomme Carlo Palavicino, Maistre de Musique de Communauté des Filles des Incurables de Venise ; & Matteo Noris, qui demeure en cette Ville, en a fait les Vers.

L'Opéra qui a fait le plus de bruit apres le Roy Infant, s'est joüé au Théatre de S. Luc, autrement de S. Salvator. C'est encor un Théatre fort grand, fort beau, tout peint & doré de neuf, & des plus considérables de Venise. Il contient cinq rangs de Pales, trente-trois à chaque rang, & il appartient à un Seigneur de la Maison de Vendramin, établie depuis fort longtemps à Venise, & qui a donné un Doge en 1476. André Vendramin. Ses Armes sont au dessus du Théatre des Acteurs en cette sorte, facé de trois pieces d'azur, d'or & de gueules.

[Opéra des deux Césars] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 272-280

 

Voicy le Sujet de la Piece, qui est intitulée les deux Césars. Septimius Roy des Romains, laissa Bassian & Geta ses deux Fils, Heritiers de son Royaume. L'Aîné, d'humeur superbe & altiere, ne pouvant souffrir de Compagnon sur le Trône, fit arrester prisonnier son Frere Geta, sous le faux prétexte qu'il avoit voulu violer Leucippe, Princesse Angloise. Geta trouva moyen de se sauver ; & un jour de Feste publique, que Bassian faisoit un Festin Royal à plusieurs Dames de la Cour, il se noircit la peau, se déguisa en Egyptien, & s'introduisit dans l'Assemblée. Leucippe qui avoit reconnu son innocence, & à laquelle il estoit accordé depuis longtemps, feignit de vouloir céder à la passion de Bassian qui commençoit à l'aimer. Elle proposa un Jeu dont Bassian luy avoit laissé le choix. Chacun devoit feindre tour-à-tour d'estre Monarque, pour avoir lieu de faire connoistre la subtilité de son esprit par les feintes Loix qu'il imposeroit aux autres. L'Egyptien, dont les manieres galantes avoient plû à toute l'Assemblée, fut jugé le plus propre pour commencer ce jeu ; & Bassian luy ayant mis sa Couronne sur la teste, son Sceptre en main, & son Manteau Royal sur les épaules, il monta sur le Trône, leva son Masque, fit connoistre qu'il estoit Geta, & qu'il occupoit la place qui luy appartenoit légitimement, & dont son Frere s'estoit rendu indigne par sa tirannie. Il n'y eut personne qui ne luy applaudist. Tout le Peuple l'ayant reconnu pour son veritable Roy, Bassian n'estoit plus regardé que comme un Usurpateur, & on luy avoit déjà mis les fers aux pieds, lors que Geta descendit du Trône, se jetta aux pieds de son Frere, l'embrassa, & par une genérosité digne du sang Romain dont il sortoit, il luy fit part de son Sceptre, & ils regnerent depuis ensemble dans une parfaite union. Il y a encor plusieurs autres incidens au sujet d'Honoria Fille d'Evander, Bibliothequaire Royal, qui apres avoir donné plusieurs rendez-vous à Fabius & à Lentulus, & s'estre raillée de leur amour, vint à bout d'épouser de le Roy Bassian par ses adresses, & par le secours de Leucippe.

Si cette Piece n'a pas esté si juste dans la régularité & dans la conduite, que celle du Roy Infant, selon le sentiment de quelques-uns, elle a esté assez récompensée par le grand nombre des plus belles Voix dont elle est remplie. Il y a dix Décorations des plus pompeuses & des mieux entenduës.

Dans la premiere, Geta vient donner une Serenade à sa Maîtresse, dans un grand Bucentaure remply d'un grand nombre de Musiciens, dont le haut est d'Etoffe de grosse Broderie d'or relevé, soûtenu de plusieurs Figures humaines, habillées en Statuës d'or, tenant des Flambeaux allumez.

Lors que Bassian donne le Régale aux Dames, le Théatre est de Colomnes de Porphyre & de Lapis, orné de quantité de Tableaux dans des Quadres dorez. Un grand nombre de superbes Guéridons, avec de gros Flambeaux de cire blanche, sert à l'éclairer. L'on voit du fonds du Théatre un grand Géant s'avancer, qui porte sur sa teste une Table remplie de Pyramides de Viandes, & s'abîme dans la terre en l'exposant au milieu du Théatre. Plusieurs autres Tables sont autour de la Salle. L'on y joüe à toutes sortes de Jeux ; & à la fin du Repas, une douzaine de Parasites viennent devorer les restes du Festin, & font une Entrée de Ballet. Rien n'est plus divertissant que l'embarras où se trouve Honoria, qui court de Fenestre en Fenestre pour amuser ses deux Amans, qui se rencontrent en mesme temps à deux Portes diférentes de sa Maison. L'endroit où Bassian chante un Air pour s'endurcir dans sa cruauté, & défier les Foudres de Jupiter mesme, est quelque chose qui passe l'imagination, & qui ne se peut comprendre qu'avec peine. Sa voix (qui sans difficulté est une des plus belles que nous ayons icy) est accompagnée & soûtenuë de Trompetes & de Symphonies par reprises ; & ces Trompetes s'unissent si bien à son chant, qu'elles en laissent admirer toute la douceur, & ne perdent rien de leur force.

Il y a encor un beau Spectacle d'une Feste de Gladiateurs, qui paroissent dans un Cercle de nuées, & descendent en se batant pour donner le divertissemnt au Peuple Romain. Celuy qui a composé la Musique de la Piece, est Don Giovani Legrenzi, Prestre, Maistre de la Musique des Filles de S. Lazare, dites communément les Médicantes, & Sous-Maistre de la Musique de la Chapelle du Serénissime Doge. Il passe pour un des plus habiles de Venise. Ceux qui chantent estant toutes Personnes choisies, comme je l'ay déjà dit, voicy les noms des principaux.

Clement Hader, connu sous le nom de Clementin, représente Bassian. Il est natif de Hadersberg, Musicien de la Chambre de l'Empereur, & une des plus belles voix d'Hommes qui soit dans tous les Opéra.

Jean-Baptiste Spéroni, Musicien de la Chambre de l'Impératrice Eleonore.

Ferdinand Chiaravelle, Musicien de Mr le Duc de Montouë.

Pour les Femmes, Anne-Marie Manarini représente Honoria. Elle demeure ordinairement à Mantouë, est tres-belle, de grande taille, la gorge fort blanche, & encor une des plus belles Voix d'Italie.

[Opéra du Grand Othon] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 280-281

 

Le Théatre de S. Jean & Paul est encor un des plus beaux de cette Ville. Il est extrémement profond, & contient cinq rangs de Pales, trente & un chaque rang. Il est peint & doré comme les autres, & appartient encor à Messieurs Grimani Freres. On y a joüé deux Opéra. Il y a dix changemens de Théatre dans le premier, qui est intitulé le Grand Othon, & dont je vous vay expliquer le sujet en peu de mots. Bérengarius Roy d'Italie, pour s'afermir plus fortement dans le Royaume, veut marier Adalbert son fils à Adélaïde, Veuve du défunt Roy. L'Empereur Othon aimant cette belle Veuve, se rend dans la Cour de ce Roy, & s'y tient longtemps caché sous le nom d'Alceste, jusqu'à ce qu'ayant trouvé le temps de se faire connoistre, il vainc Bérengarius & épouse Adélaïde.

[Opéra de Coriolan] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 281-282Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

Coriolan, est le titre du second Opéra que l'on a représenté sur ce Théatre. Ce jeune Romain estant exilé de sa Patrie, pour avoir offencé les Tribuns du Peuple, se retira vers les Volsques, Ennemis de Rome, où Tullus qui en estoit le Souverain, luy donna le Commandement de son Armée. Il remporta la victoire sur les Romains, aidé de l'adresse de Volumia sa Femme, & du courage de Flavia qui l'avoit suivy dans toutes ses conquestes, & qui comme une Amazone avoit combatu genéreusement pour luy, & apres s'estre rendu maistre de Sestus-Furius & de Spurius, les deux Consuls, il leur donna la liberté, voulut qu'ils commandassent comme auparavant, & obligea Tullus à se contenter de son Royaume, & à vivre en paix avec Rome. Il fit encor épouser Flavia au Consul Sestus, à cause de l'amitié qu'il avoit remarquée entr'eux, cette Héroïne s'estant détachée de l'amour qu'elle avoit pour Coriolan, & ne l'ayant suivy que parce qu'elle le croyoit Veuf. Il y a onze diférentes Décorations dans cet Opéra. Celuy qui en a fait la Musique, se nomme Jacques-Antoine Petri, de Bologne.

[Opéra de Virgilia] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 282-285Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

Le Théatre de S. Angelo n'est pas si grand que les autres, quoy qu'il soit aussi peint, doré, & fort propre. Il contient cinq rangs de Pales, vingt-neuf à chaque rang. La situation n'en sçauroit estre plus avantageuse, puis qu'il est au bord du grand Canal. On y a joüé deux Pieces qui ont eu toutes deux beaucoup d'approbation.

La premiere est dédiée à Mr Amelot, Marquis de Gournay, Ambassadeur de France dans cette fameuse République. Il faut vous en dire le Sujet.

Virginius n'ayant que deux Filles, accorda Virgilia son aînée à Icilius, & destina Celsa sa Cadete, à servir la Déesse Vesta. Cette Cadete avoit deux Amans, Licinius & Sestus, Nobles de Race, Personnes de crédit, & d'égal mérite. Dans l'envie qu'elle avoit d'estre mariée, ne pouvant fléchir la dureté de son Pere qui ne vouloit point estre contredit, elle les recevoit tous deux à la fois, leur donnoit des rendez-vous en mesme temps, & souffroit qu'ils se trouvassent chez elle ensemble déguisez en Femmes, afin qu'ils ne se connussent point l'un l'autre, & que son Pere les prist pour deux Filles qu'elle ménageoit pour leur faire prendre le Voile avec elle. Ces deux Rivaux s'estant découverts par la suite, Sestus l'abandonna comme une Inconstante ; & Licinius attribuant sa legereté à la contrainte où son Pere l'avoit réduite, ne pût s'empescher de l'épouser. Dans ce temps les Décemvirs triomphoient à Rome ; & Appius Claudius, un des principaux, estant passionné par Virgilia, gagna le coeur de cette Belle, en se faisant passer pour Icilius qu'elle ne connoissoit point, & que son Pere luy avoit ordonné de recevoir comme son Mary. L'amitié s'estant renduë réciproque entre l'un & l'autre, Virginius fut obligé d'y apporter aussi son consentement. Il y a huit changemens de Scenes dans cet Opéra, qui est fort galant & fort plaisant.

[Opéra de Silla] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 285-288Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

La seconde Piece est intitulée Silla. Lucius-Cornelius-Silla estant parvenu à l'Empire de Rome par la violence, fit mourir tous les Chefs de Party qui luy avoient servy d'obstacle ; & pour mettre le Grand Pompée dans ses intérests, il luy fit épouser sa Fille Emilie, & maria encor Lepidus-Emilius son Favory à Valeria Veuve de Sulpitius (qu'il avoit aussi fait mourir) afin qu'elle éteignit la vangeance qu'elle méditoit dans son coeur, à cause de la mort de son Mary. Silla gouverna quelque temps de cette sorte avec une autorité absoluë & tirannique ; & ayant enfin découvert que la plûpart des Descendans de ceux qui avoient esté proscrits, machinoient secretement sa ruine, il renonça volontairement à l'Empire qu'il remit entre les mains de Lepidus, aimé & chéry de tout le Peuple Romain. Il y a neuf changemens de Théatre dans cette Piece, & l'on y voit entr'autres deux beaux mouvemens de Machines.

Le premier est le Trône où est assis l'Empereur, d'environ dix pieds en quarré, qui petit à petit se dilate, s'élargit, & forme une nouvelle Décoration de toute la grandeur du Théatre.

Le second est dans le temps que Silla veut faire ruiner les Tombeaux des Proscrits, afin que leur memoire reste dans un eternel oubli. L'ame de Sulpitius sort d'un de ces Sepulchres, & se fait voir de la hauteur de tout le Théatre en la forme d'un Homme affreux & épouvantable, ayant le manîment des bras & des mains comme une Personne vivante. Ce Fantôme reproche à l'Empereur sa cruauté & sa tirannie, & en suite se racourcit, se replie, se rétressit en l'air, & se met en un petit peloton de quatre à cinq pieds, qui se va perdre dans les nuës, & le tout se fait avec un mouvement si subit & si précipité, qu'il paroist s'aneantir entierement.

Dans ces deux Pieces, Filanin, un des principaux Chanteurs, se fait distinguer, accordant & mariant admirablement bien sa voix avec les fanfares des Trompetes.

[Opéra de Thémistocle] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 288-291Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

Le Théatre de S. Cassian est aussi peint & doré comme les autres, à cinq rangs de Pales, & 31. à chaque rang. Il appartient à un Noble de la Famille de Tron, fort ancienne en cette Ville, originaire de Mantouë, & qui a donné un Doge en 1471. Nicolas Tron. Il porte pour Armes, bandé de gueules & d'or de six pieces, au chef d'or, chargé de trois Fleurs-de-Lys de gueules, montée chacune sur un Gradin de deux degrez en forme de base, pareillement de gueules.

On y a joüé deux Pieces. Thémistocle est le titre de la premiere. Ce grand Homme ayant esté exilé d'Athenes, se sauve dans Abidos avec Sibaris sa Fille, feignant de venir d'Egypte. Xerxés Roy de Perse, & ennemy des Grecs, y demeuroit. Il gouste tellement l'esprit de ce Capitaine, qu'il luy donne le souverain commandement de ses Armées, qu'il oste à Artaban, & veut épouser sa Fille Sibaris, au préjudice de l'amitié qu'il avoit toûjours fait paroistre pour Ersilla. Thémistocle ne pouvant se résoudre à porter les armes contre sa Patrie, veut se faire mourir par le poison ; & Sibaris, quoy que touchée de l'amour de Nicomede, ne laisse pas de regarder avec envie le Poste avantageux où Xerxés veut l'élever. Cependant Artaban & Ersilla ne songeant qu'à la vangeance, veulent obliger Cléophant à faire mourir ces Etrangers. Cléophant n'osoit rien refuser à Ersilla qu'il aimoit. Il ne pouvoit contredire à Artaban, à qui il estoit redevable de la vie, & il estoit sur le point d'éxécuter ce cruel dessein, lors qu'ayant reconnu que Themistocle est son Pere, & Sibaris sa Soeur, son entreprise ne sert qu'à leur sauver à tous deux la vie, en sorte que Xerxés éclaircy de la verité, oste à Thémistocle ce commandement pour lequel il avoit tant de répugnance, luy donne sa protection, & rend Sibaris à Nicomede. Il y a neuf Décorations diférentes dans cet Opéra.

[Opéra de l'Innocence justifiée] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 291-295Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

Le second que l'on a représenté sur le mesme Théatre de S. Cassian, est intitulé l'Innocence justifiée. Maxime, Favory de Valentinian III. ne pût voir sans jalousie les marques d'honneur dont cet Empereur combla Ætius Capitaine Romain, qui venoit de remporter dans la France la fameuse Victoire contre Attila Roy des Huns. Il luy dressa plusieurs embuches pour le perdre, fit croire qu'il machinoit secrement contre l'Empire ; & le Conquérant eut le malheur de voir encor Sabina déchaînée contre luy, quoy qu'elle luy eust témoigné de l'amitié jusqu'alors, & qu'il eust obtenu la grace pour son Pere qui estoit resseré dans les Cachots. Mais toutes ces fourberies estant découvertes, l'Empereur en redoubla l'estime qu'il avoit pour Ætius, pardonna à Sabina pour l'amour de luy, & quoy qu'il sçeust que Maxime avoit voulu violer l'Impératrice, il se contenta de l'éxiler, à la priere de Flavia sa Femme, que cet Empereur avoit aussi beaucoup aimée. Voilà le Sujet de cette Piece, dont l'Abbé Ziani a fait la Musique, & dans laquelle il y a onze changemens de Scene.

[Opéra de Cidippe] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 293-297Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

Le Théatre du Canareggio, ou du Canal Royal, est fort petit, mais bien peint. Il est ainsi nommé (contre la regle des autres qui tirent leur nom de l'Eglise la plus proche) à cause qu'il est situé sur un Canal de ce nom, qui est le plus large apres le grand Canal. Il contient trois rangs de Pales, avec 23. à chaque rang, & appartient à un Noble de la Famille de Michiele, l'une des plus anciennes de Venise, dont il y a eu trois Doges, Vital en 1106. Dominique en 1120. & encor un autre Vital en 1173. un Cardinal sous Paul IV. Jean Michiele, qui fut aussi Patriarche de Constantinople, neuf Capitaines genéraux de Mer, onze Procuratuers de S. Marc, & autres Officiers. Leurs Armes sont, facé d'argent & d'azur de six pieces, avec 21. Monnoyes d'or disposées sur chacune des six faces en cette sorte, six, cinq, quatre, trois, deux & une. Les Monnoyes forment des Armes à enquerre, & ont esté mises pour marque d'honneur dans leurs Armes du temps du Doge Dominique Michiele, lors qu'estant General des Armées des Venitiens, il fut au secours de Baudoüin Patriarche de Jérusalem, où dans le Siege de la Ville de Suro, ou Tiro, qu'il remporta, il fut obligé de faire empreindre quelques Figures sur du cuir, pour servir de Monnoye, & contenter les Soldats qui estoient prests de déserter faute d'argent.

Ce Théatre du Canareggio n'a esté basty que pour des Comédies. On y a joüé neantmoins cette année deux Opéra, Cidippe est le titre du premier. Voicy de quelle maniere on a traité ce Sujet. Les Perses estant prests de ravager le Païs des Cyclades, Acontius commandant pour les Grecs, enferma la Princesse Cidippe dans le Temple de Diane qui estoit à Délos, la principale de ces Isles. L'Armée des Grecs ayant esté mise en déroute, les Vainqueurs obligerent Acontius de se retirer, se rendirent maîtres de ces Isles, & toutefois n'oserent entrer dans celle de Délos, pour le respect qu'ils portoient à Diane, Soeur du Soleil, qu'ils adoroient. Acontius, & Cidippe qui avoit esté sauvée par son moyen, prirent dés ce temps une forte passion l'un pour l'autre, quoy qu'ils ne se fussent veus qu'une fois. Ils désespéroient de se pouvoir jamais rencontrer, parce qu'ils se croyoient tous deux péris. Cidippe refusoit tous les Partis que son Tuteur luy vouloit donner. Acontius se voyant sans biens, & fugitif, n'osoit retourner en son Païs ; neantmoins Diane le regarda d'un œil favorable. Il se hazarda un jour d'entrer dans son Temple. Il y fit un serment par un Ecrit signé de sa main, qu'il aimeroit Cidippe toute sa vie ; & la Déesse permit qu'ils se rencontrassent, & couronnassent leur amour par un heureux mariage. Cet Opéra a huit changemens de Théatre. Je vous parleray au premier jour du second, qui ne se jouë que depuis peu.

[Machines ajoûtées à l'Opéra du Roy Infant] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 297-300Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

L'Opéra du Roy Infant, dont je vous ay fait la description, a esté trouvé si beau, que Messieurs Grimani n'ont pas jugé à propos d'en donner un second, comme il s'est pratiqué dans tous les autres Théatres. Ils y ont fait seulement un Aggiunta, c'est à dire, une augmentation, où, sans changer le Sujet de la Piece, ils ont mis quelques Scenes les unes devant les autres, & ont ajoûté des Airs & des Machines, dont voicy les principales.

Dans la troisiéme Scene, le Trône où est Flavius avec Rodoalde, qui estoit à costé & au devant du Théatre, paroist à présent tout au fond, dans une grande élevation, accompagné de 70. ou 80. Personnes, qui représentent toutes les Nations tributaires de Rome. Six Eléphans soûtiennent sur leur dos cette prodigieuse Machine, où est une si grande abondance de monde, l'apportent jusqu'au milieu du Théatre, & là s'enfoncent insensiblement, jusqu'à ce que le marchepied du Trône égale le plancher du Théatre.

Dans la huitiéme Scene, où Ergiste arrive à Rome dans un Bucentaure, en réjoüissance de sa venuë, 80. ou 90. Personnes en Camisolle & Bonnet, forment un combat de coups de poings sur un grand Pont sans parapets, qui traverse la largeur du Tibre, où dans l'animosité & la chaleur du combat, ils se renversent les uns les autres dans ce Fleuve, la teste en bas, sur le costé, & de toutes sortes de manieres. Il y a bien 40. Personnes sur la rive à les regarder, & Rodoalde est encor au devant avec toute sa Suite ; ce qui fait plus de 140. Personnes tout-à-la-fois.

Sur la fin de la Piece, apres la conclusion du Mariage de Falvius, une grande Tortüe marche sur le Théatre, & le Génie militaire de Rome est au dessus, qui commande à plusieurs Guerriers de paroître pour former l'ame du jeune Roy dans la Profession de Mars. Cet Animal se brise aussitost en 60. ou 70. pieces, qui sont autant de Soldats armez, à qui chaque écaille de la Tortüe sert de Bouclier. Incontinent Vénus paroist dans le Ciel, qui les empesche de se chamailler, & remontre au Génie qu'il n'est pas encor temps, & que dans un jour de Nôces il ne faut songer qu'à la joye. C'est ce qui donne occasion aux petits Garçons & aux petites Filles de former le Bal dont j'ay parlé.

[Opéra intitulé Orontea] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 300-302Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

 

On a jouë un troisiéme Opéra au Théatre de S. Jean & Paul, intitulé Orontea. Voicy ce que c'est. Floridanus, Fils de Sidonius, Roy des Phéniciens, fut pris fort jeune par un Corsaire, & élevé comme son Fils. Orontea, Reyne d'Egypte, qui avoit toûjours conservé son cœur dans une entiere liberté, luy trouva tant de mérite, qu'elle ne pût s'empescher de l'aimer. Neantmoins elle commençoit à se détacher de l'amour qu'elle avoit pour luy, considérant le tort qu'elle faisoit à ses Parens & à son Royaume, en mettant sur le Trône une Personne de si basse naissance, lors qu'il fut reconnu pour ce qu'il estoit ; ce qui engagea cette Reyne à l'épouser. On voit dans cet Opéra huit Décorations diférentes.

[Opéra de Justin] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 301-309Cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article, cet article et cet article, font état des spectacles donnés à Venise.

Depuis huit jours on en a aussi joüé un second sur le Théatre de S. Luc, ou S. Salvator. Il est tout remply de Spéctacles & de Machines. Il faut retenir les Chaises du Parterre deux jours auparavant, à cause de la grande affluence de monde qui s'y trouve ; & comme il passe de beaucoup celuy des deux Césars qui y a esté joüé le premier, il faut vous en dire quelque chose. On l'intitule Justin. Ariane, Veuve de l'Empereur Zénon, épousa Anastase, & le fit monter sur le Trône des Césars. Vitellian jaloux de la fortune de cet Empereur, arma toute l'Asie Mineure contre luy, & dans un Combat fit prisonniere Ariane, qui s'estoit déguisée en Guerrier pour suivre la fortune de son Mary. C'estoit le seul but de ce Tyran, que de posseder cette jeune Veuve, & il tâcha par toutes sortes de moyens de s'en faire aimer ; mais voyant qu'elle ne répondoit à ses complaisances que par des oprobres, il changea son amour en rage, & la fit attacher à un Rocher, pour estre devorée par un monstre prodigieux, comme une seconde Andromede. Elle attendoit avec une constance merveilleuse l'instant de sa mort, lors qu'un nommé Justin quitta la Charuë qu'il avoit menée toute sa vie, vint au secours de l'Impératrice, tua le Monstre, poursuivit Vitellian, défit son Armée, le fit prisonnier de guerre, sauva encor la vie à Eufémia Sœur de l'Empereur, qui alloit estre terrassée par une Beste sauvage dans un Bois où elle chassoit, & arresta aussi prisonnier Andronicus Frere de Vitellian, qui venoit d'enlever cette Princesse. On avoit peine à comprendre qu'une ame si grande pût loger dans le corps d'un Païsan ; aussi le Ciel par une espece de miracle fit découvrir sa naissance, qui avoit esté cachée jusqu'alors, & il se trouva estre un des Freres de Vitellius, qui estant Enfant, avoit esté enlevé du Berceau par un Tigre, & trouvé par un Laboureur qui l'avoit élevé à la Campagne comme son Fils. Toutes ces Conquestes luy firent donner le nom de Restaurateur de l'Empire Romain. Anastase l'associa à l'Empire, & luy fit épouser sa Soeur Eufémia.

Onze Décorations servent d'ornement à cet Opéra. Dans le temps du Couronnement d'Anastase, Atlas, sous la figure d'un grand Géant, portant le Globe du Monde sur sa teste, s'approche du Trône, vient rendre hommage à l'Empereur au nom de toute la Terre qui luy est soûmise, & en s'en allant, le Globe se change en nuages, & se va perdre dans le Ciel qui s'ouvre. Vénus y paroist dans son Palais, accompagnée des Ris, des Chants, des Jeux, & des Plaisirs. Cette Déese commande à l'Hymenée de descendre, & envoye quatre petits Amours qui le vont perdre, & s'envolent tous ensemble dans le moment qu'il a enflâmé les cœurs de ces nouveaux Epoux.

Lors que Justin paroist la premiere fois, il mene la Charuë dans des terres toutes remplies de Treilles & de Raisins, qui forment diverses Allées & Berceaux aux costez & au milieu du Théatre ; & s'estant endormy dans cette Campagne, la Fortune montée sur sa Rouë qui tourne, le vient trouver dans ses rêveries, & luy apparoist en songe, luy persuade de quitter une Profession si vile, pour suivre celle des Armes ; & alors toutes les pieces qui composent cette Décoration, ne font que se tourner & se déplier, & le tout se change en un Palais somptueux, & remply d'Or, de Pierreries, de Perles, de Couronnes, de Sceptres, de Trésors, & de Richesses, ce qui luy marque la récompense qu'il en doit attendre, & en s'éveillant il se trouve au milieu des champs où il estoit ; la Scene retournant en son premier état.

Le Trône de Vitellian est porté sur un Eléphant avec une vingtaine de Personnes qui sont montées tout autour.

Dans le temps qu'Eufémia, Sœur de l'Empereur, déclare à Justin qu'elle l’aime, l'Allégresse paroist dans une grande Machine, accompagnée de Dames & de Cavaliers, qui viennent dancer un Bal ensemble.

Dans le Combat Naval qui se donne entre les Armées de l'Empereur & de Vitellius, on voit plusieurs Vaisseaux, dont l'un entr'autres se va briser contre un Ecüeil, qui le met en pieces.

Dans une autre Bataille sur terre, Vitellius vient monté dans un Char tiré par deux Chevaux veritables, accompagné & remply d'un grand nombre de Gens de guerre qui se combattent sur le Théatre.

Dans une autre Scene paroist une Caverne éclairée d'un grand nombre de Lampes à l'antique, avec plusieurs Tombeaux, de l'un desquels on voit sortir l'ame du Pere de Vitellius, qui vient découvrir la naissance de Justin, & luy fait entendre qu'il est un de ses Fils.

A la fin de la Piece, le Temple de l'Eternité s'ouvre, & s'avance au milieu du Théatre. La Déesse qui y préside est au milieu, & la Gloire au dessus dans un Ciel de nuages ; & ces deux Divinitez promettent à Justin de rendre son nom immortel. La richesse des Habits répond à la somptuosité des Machines.

Je ne manqueray pas, Madame, de vous envoyer au premier jour la Suite des Réjoüissances du Carnaval.

Je suis vostre &c.

   De Chassebras, de Cramailles.

[Description de tous les Divertissemens de la Cour pendant le Carnaval] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 309-342

 

Je viens aux Divertissemens qu'a pris dans ce mesme temps du Carnaval, la plus grande & la plus brillante Cour de l'Europe. Quand le Prince travaille sans relâche, les Courtisans & tous les Sujets, peuvent s'occuper sans cesse à se divertir. C'est ce que l'on a fait tout l'Hyver à Versailles ; des plaisirs diférens ayant esté marquez pour chaque soirée de la semaine. Comme je vous en ay déja parlé, je ne les répete point. Je vous diray seulement, qu'encor que le Bal fust de ce nombre, & qu'il y en ait eu à la Cour pendant tout l'hyver, on en a donné cinq extraordinaires dans cinq Apartemens diférens de Versailles, tous si grands, & si beaux, qu'il n'y a que cette seule Maison Royale au Monde, qui en pust fournir en si grand nombre d'une si vaste étenduë. L'entrée n'en estoit ouverte qu'aux Masques, & peu de Personnes osoient s'y présenter sans estre déguisées, à moins qu'elle ne fussent d'un rang tres-distingué. Comme ces déguisemens se sont plûtost faits pour prendre & donner du divertissement, que pour affecter de paroistre magnifique, & qu'on est si bien mis à la Cour, que la plûpart n'auroient eu besoin que de leurs Habits ordinaires, & d'un Masque, pour paroistre dans le plus superbe ajustement, on a crû que pour se mieux divertir, il faloit masquer cette année avec des Habits plaisans, & qui fissent paroistre l'invention, le génie, & l'esprit de ceux qui les porteroient, aussibien que l'adresse des Ouvriers. On a fait plus. Autrefois quand ceux qui se déguisoient alloient au Bal, il n'en sortoient que pour n'y plus retourner, & plusieurs en sont sortis cette année jusques à huit & dix fois, pour aller changer d'Habits. On en a veu de grotesques, qu'on ne sçavoit comment appeller, parce qu'ils n'estoient qu'un pur effet de l'imagination des Inventeurs. En renouvellant les vieilles modes, on a choisy les plus ridicules, sur lesquelles on a encor renchery pour rendre ces sortes d'Habits tout-a-fait plaisans. Il y a eu des Figures d'une nouveauté si surprenante, qu'un Homme seul en représentoit jusques à quatre tout à la fois. Enfin l'on a veu jusques à des Garnitures de Porcelaines mouvantes & chantantes. Je diray un mot de quelques-uns de ces déguisemens, en parlant des Lieux où ils ont paru. Monseigneur le Dauphin ayant changé huit ou dix fois d'Habit chaque soir, Mr Berrin a eu besoin de tout son génie pour luy en fournir, & de toute sa vigilance pour les faire faire, & cause du peu de temps qu'il y avoit depuis un Bal jusqu'à l'autre. Comme ce Prince ne vouloit pas estre reconnu, il n'y a sorte de Personnage extraordinaire qu'on n'ait inventé pour le déguiser ; & bien souvent sous les Figures qu'il représentoit, on ne pouvoit deviner si celuy qu'on voyoit avec un Masque, estoit grand ou petit, gros ou menu ; il avoit mesme quelquefois des Masques doubles, & des Masques de Cire si bien faits sous un premier Masque, que lors qu'il s'est démasqué, on a crû voir quelquefois un visage naturel qui a trompé tout le monde. Comme ces sortes d'Habits sont plus propres à réjoüir la veuë qu'à estre décrits, je ne m'étendray pas davantage sur des chimeres, dont le Pinceau mesme auroit de la peine à faire remarquer toute la bizarrerie. On ne peut paroistre d'un air plus deliberé, ny avec plus d'enjouëment, qu'a fait Monseigneur le Dauphin dans tous ces Divertissemens. La promptitude avec laquelle il changeoit d'Habit, n'a rien qui l'égale. Il laissoit tous ses Officiers, sans estre fatigué, quoy qu'il agist plus qu'eux’en s'habillant & se deshabillant, & qu'il dançast beaucoup. Ce Prince fait connoistre par les moindres choses, par la maniere dont il fait ses Exercices de Cheval, & par l'ardeur avec laquelle il soûtient le long travail de la Chasse, combien il prendroit de plaisir à commander des Armées, & que celuy que les Bestes les plus feroces n’étonnent point, sentiroit renouveller sa vigueur à la veuë des plus redoutables Ennemis. Aussi que ne doit-on point atendre d'un Fils de Loüis le Grand ?

Monsieur, qui est toûjours mis d'un si bon goust, a souvent paru au Bal avec des Habits ordinaires, mais si magnifiques, & si bien entendus, qu'on n'eust pû rien ajoûter à leur beauté & à leur richesse. Ce Prince s'est aussi quelquefois déguisé d'une maniere plaisante, & qui a surpris par sa nouveauté tous ceux qui ont veu ces déguisemens. Vous remarquerez, Madame, que dans ces diverses Festes, le Roy a toûjours esté sans Masque ; qu'il a donné pendant tout le Carnaval, les mesmes heures qu'il donne ordinairement aux affaires de l'Etat ; qu'il n'est pas levé un moment plus tard que de coûtume, & qu'il a pris part aux Divertissemens pour honorer par sa présence ceux qui les donnoient, & pour obliger sa Cour à gouster l'heureux repos que luy procurent ses veilles.

Le premier des cinq Bals, dont il faut que je vous parle, fut donné par Mr le Grand, dans son Apartement de la Gallerie basse de l'Allée neuve de Versailles. Ce Bal s'ouvrit par une Mascarade de Mademoiselle de Nantes. On y joüoit alternativement un Menüet, & une Gigue, mais il n'y avoit que Mademoiselle de Nantes qui dançast la Gigue. Le Menüet fut dancé par Mademoiselle d'Armagnac, & par Mesdemoiselles d'Usés & de Grignan ; quelquefois elles le dançoient à quatre, quelquefois à trois, & en suite à deux. Mademoiselle de Nantes s'est fait admirer par tout où elle a dancé. L'empressement de la voir estoit si grand, que chacun montoit sur sa Chaise pour la mieux considerer. Monseigneur le Dauphin fit ce jour-là une Mascarade avec Monsieur le Prince de la Roche sur-Yon, & plusieurs autres Seigneurs de la Cour. Il estoit porté dans une Chaise, accompagné d'un nombre de Polichinelles à manteau, & plusieurs Nains. Il se déguisa encor quatre ou cinq fois pendant ce Bal, qui dura jusques à quatre heures du matin. Mr l'Admiral, & Mr le Duc de Vendosme, furent de ces Mascarades. Vous ne pouvez rien vous imaginer de trop, touchant la magnificence de Mr le Grand. Tout alla chez luy jusqu'à la profusion.

Quelques jours ensuite, Monseigneur le Dauphin donna le Bal dans la Salle des Gardes, qui sert d'entrée à son Apartement. C'est un Lieu spatieux & beau, & tout environné de Colomnes. Il y avoit dans cette mesme Salle un Théatre pour les Marionnnetes qui joüerent avant le Soupé, apres lequel le Bal commença avec une affluence extraordinaire de Masques, tous bizarement vestus. Ce Prince y parut sous divers Habits, & il en prit un entre autres, qui n'estoit composé que d'un Haut-de-chausse de Suisse, qui luy prenoit au col, & descendoit jusque sur ses souliers. Il avoit aussi un Chapeau de Suisse, au dessous duquel on voyoit quatre visages de diférentes couleurs, & représentans diférens âges. Ils estoients accompagnez de quatre Perruques aussi de diverses couleurs de cheveux, de sorte qu'on ne pouvoit connoistre de quel costé estoit le vray visage, non plus que le devant, le derriere, ny les costez de la Personne, quatre fois masquée dans le mesme temps. Comme la Salle des Gardes de Monsieur joint celle où se donnoit ce Bal, & qu'il y a une porte de communication, on y avoit dressé sur plusieurs Tables une superbe Collation, où chacun s'alla rafraîchir à sa volonté, pendant tout le temps du Bal.

Son Altesse Serénissime Monseigneur le Duc, fit ensuite paroistre la galanterie, & la magnificence qui luy sont ordinaires, en recevant à son tour dans son Apartement toute la Cour déguisée. Il y avoit trois Salles de Bal, ornées tres superbement. On n'en ouvrit d'abord que deux, & l'on ne donna pas mesme à connoistre qu'il y en eust une troisiéme, qui dust servir pour le Divertissement de la soirée. Apres qu'on eut dancé quelque temps dans les deux premieres, Monsieur le Duc pria le Roy d'entrer dans cette troisième. Elle estoit meublée d'une Tapisserie de Velours cramoisy, sur laquelle estoient brodées d'espace en espace des Colomnes d'or trait, qui composoient un ordre d'Architecture, rehaussé de Perles en beaucoup d'endroits. Dans cette Salle vis-à-vis des Fenestres, il y avoit un Amphithéatre orné de riches Tapis, & tout couvert de Careaux à fonds d'or. Sa Majesté trouva en entrant, un chemin en maniere de Gallerie, & retranché de la mesme Salle par une Balustrade de hauteur d'apuy, couverte de tres-beaux Tapis or & argent. Ce chemin estoit pour conduire le Roy plus commodement à l'Amphithéatre, où Sa Majesté fut placée. Dans le mesme temps que Monsieur le Duc fit entrer le Roy dans cette troisiéme Salle, il y fit passer par un chemin dérobé, tout ce qu'il y avoit de Personnes considérables masquées & autres, & les fit placer sur l'Amphithéatre, de maniere que Sa Majesté fut surprise de trouver en cet endroit les mesmes Personnes qu'Elle venoit de quitter. Le milieu de la Salle estoit vuide pour ceux qui vouloient estre du Bal, & pour les Divertissemens qui devoient surprendre l'Assemblée. Vis-à-vis du Roy, on remarquoit un Trône de plusieurs degrez, sur lequel Madame la Princesse de Conty estoit assise, vestuë en Reyne d'Egipte. On voyoit à ses pieds sur des Tapis à fonds d'or, des Esclaves Maures, dont l'attitude marquoit le respect & la soûmission qu'ils avoient pour elle. Ces Maures portoient de grosses Chaînes d'argent. Plusieurs Personnes vétuës en Egiptiens & Egiptiennes composoient la Cour de cette charmante Reyne, & environnoient son Trône. Aux deux costez, dans l'enfoncement de deux Croisées, estoient les Petits Violons du Roy, habillez aussi en Egiptiens, & Mr de Lully vétu de mesme, mais tres-magnifiquement, qui batoit la mesure. Cette Salle estoit toute brillante de Lumieres, d'Argenterie, & de Lustres. Je vous envoye ce que j'en ay fait graver, qui n'en représentant qu'une moitié, ne peut servir qu'à vous faire prendre quelque idée de ce magnifique Lieu.

Vous observerez que les Colomnes que l'on voit dans cette Planche, ne sont point du Bâtiment, mais qu'elles représentent les Colomnes d'or trait, qui servent d'enrichissement à la Tapisserie de Velours cramoisy, dont je viens de vous parler. Ainsi ce qui vous paroist uny derriere les Colomnes, & que la gravûre ne peut faire reconnoistre, est le Velours. Les Divertissemens qui surprirent pendant le Bal, commencerent par une Mascarade de plusieurs Entrées. La premiere fut dancée par deux Biscains, & deux Biscaines, & par une veritable Bohemienne ; la seconde, par deux Biscains avec des Tambours de Basque, dont deux dancerent un Branle Basque à la mode du Païs, & les deux autres dancerent des Canaries. Ensuite Madame la Princesse de Conty dança une Chaconne faite par Mr de Lully. Mademoiselle de Laval figura avec elle ; mais la Princesse dança souvent seule. Cette Entrée estoit de quatre ; les Sieurs Pecourt, & Letang le Cadet, Danceurs du Roy, eurent l'honneur d'y estre employez. Ils estoient habillez en Egiptiens & en Egiptiennes. Les Biscaines des Entrées estoient Mesdemoiselles de la Fontaine, & Pezan ; les quatre Biscains, les Sieurs Pecourt, Bouteville, Letang le Cadet, & Dumirail. Le Sieur Pecourt avoit fait les Entrées. Le premier Habit avec lequel Monseigneur le Dauphin se fit voir dans l'Assemblée, fut un Habit de Medecin. Il estoit monté sur une Mule, & plusieurs Seigneurs l'accompagnoient, vétus & montez de mesme. Il parut encor dans le mesme Bal avec six ou sept autres Habits. Comme on attend toûjours quelque chose de galant, & de magnifique, des Festes que donne Monsieur le Duc, le desir de voir celle dont je vous parle, y avoit attiré un tres-grand nombre de Masques. Douze Officiers du Roy, vétus en Maures, y servirent une Collation. Ces Maures contrefaits, estoient meslez avec de veritables, qui paroissoient travestis sous toutes sortes d'Habits, à la maniere Françoise. Il est impossible de rien imaginer de plus divertissant. Chaque Figure estoit capable de faire éclater de rire l'Homme le plus sérieux. Je ne dis rien de cette Collation. S'il eust esté possible d'en donner une plus belle, Monsieur le Duc n'auroit rien épargné pour cela. Elle fut servie dans plusieurs Corbeilles, représentant toutes des Figures diférentes, comme des Demy-lunes, des Triangles, des Octogones, des Tours, & peut passer pour un Spéctacle aussi nouveau, qu'il fut surprenant & agreable. C'est rencherir sur les Divertissemens, que d'en faire un d'une chose, qui dans l'ordinaire ne sert qu'à flater le goust. Le Bufet donna encor occasion à un autre Divertissement. On servit des Liqueurs portées par des Satyres, & par des Bachantes, déguisez de plusieurs sortes, ce qui faisoit paroistre des Figures aussi plaisantes que les Maures travestis. Lors que l'Assemblée se fut rafraîchie avec ces Liqueurs, on vit entrer Bacchus & Silene, & le Bouc de la suite de Bacchus. Arlequin faisoit Silene. Il entra monté sur une Bourique carapaçonnée de Pampres, & des Raisins ; & Bacchus représenté par Spezzaferre, estoit tout couvert de Jambons, Cervelats, Bouteilles, &c. & porté sur un Tonneau par deux Satyres. Bacchus & Silene firent une Scene fort plaisante, en faisant connoistre pourquoy l'on ne présentoit point de Vin dans cette Feste. Il s'émût à la fin de la Scene une querelle entre Bacchus, Silene, l'Asne, & le Bouc, qui commencerent entre eux un combat, dont l'Assemblée fut fort divertie. Le combat finy, le Sr Pecourt dança une Entrée d'Arlequin. Le Bal recommença ensuite, & une heure apres on servit une seconde Collation, aussi magnifique que la premiere, portée par les mesmes Officiers en Habit de Ville. Le Bal continua, & fur les deux heures apres minuit, on trouva une troisiéme Collation dans une autre Salle. Les divers Plaisirs qui composerent la Feste se suivoient en si grand nombre, qu'il est impossible que je n'en aye oublié beaucoup. Quand aux Ornemens de l'Apartement où elle se donna, je ne vous en sçaurois assez dire, non plus que de la profusion de toutes choses. Outre les Festons, Dorures, Lumieres, & autres Embellissemens qui ornoient tous les passages, tout l'Apartement estoit tellement remply de Bufets, qu'on ne pouvoit aller en aucun lieu sans en trouver. La dépense que fit Monsieur le Duc pour ce Divertissement, quoy que fort grande, n'en fut cependant que la moindre chose. Beaucoup prodiguent l'argent, mais peu, en le prodiguant, sçavent donner d'agreables Festes. La nouveauté, la surprise, & l'agrément, c'est ce qu'on estime le plus dans ces rencontres. On peut dire de ces sortes de Festes, ce qu'on dit des beautez piquantes, qu'elles ont le je-ne-sçay-quoy. On ne peut l'avoir sans estre assuré de plaire. Quand Monsieur le Duc donne une Feste, il invente tout luy-mesme, & un Prince n'imagine rien que de grand. Il prend soin de l'exécution, il ordonne, & fait presque tout faire en sa présence. Il employe les plus habiles Hommes de chaque Art, & la reconnoissance qu'ils reçoivent de leurs peines, va mesme au de la de leurs souhaits. Doit-on s'étonner apres cela, si tout ce que fait ce Prince est galant, magnifique, & d'un bon goust ; si l'exécution en est aussi heureuse que prompte, & s'il est toûjours fort bien servy ? Donner un Bal, n'est rien autre chose que recevoir chez soy ceux que la Dance y attire ; avoir de bons Violons, & faire servir de quoy rafraîchir la Compagnie. Il ne paroist point d'abord chez Monsieur le Duc que l'on ait d'autre dessein. Cependant les Divertissemens y naissent les uns des autres. Un grand Spéctacle fatigueroit, cent petits surprennent, & ravissent. Le bon ordre fait qu'on s'y divertit, & que l'on n'en sort point fatigué, comme on l'est des grandes Festes. Quand on réüssit de cette sorte pour le seul plaisir, de quoy n'est-on point capable pour des choses plus sérieuses, & qui regardent la solide gloire ?

Tous ceux qui ont veu cette Feste, en ont parlé avec tant d'admiration, que bien loin d'avoir rien exageré, je puis dire que la peinture que j'en viens de faire est fort imparfaite. Qui ne cite que des faits, ne dit jamais trop, & c'est à quoy je me suis borné.

Quelques jours apres, la Cour se rendit ches Mr le Cardinal de Boüillon. Elle fut reçeuë dans plusieurs Salles magnifiquement parées, & remplies d'une infinité de lumieres. Il y avoit dans toutes des Gentilshommes de cette Eminence, pour en faire les honneurs. L'abondance des Masques y fut grande, & la Collation abandonnée à tous ceux qui en voulurent emporter. Monseigneur le Dauphin y parut avec un Habit magnifique, tout couvert d'agrémens d'or. Il représentoit un Gentilhomme Gaulois. Sa Casaque, ou Balandran, estoit de couleur de feu, doublé de toile d'or ; ses Chausses, longues & étroites ; ses Botines, blanches ; & son Linge, de Dentelle à dent. Apres qu'il eut quitté cet Habit, il en prit un de Femme, de Tafetas cramoisy & argent, & représenta la Femme hydropique de la Comédie de la Devineresse. Ce Prince se déguisa encor de sept ou huit manieres diférentes. Mr le Duc avoit un Habit de Chauve-souris tres superbe ; & Mr le Prince de la Roche-sur-Yon représentoit une Dame Chinoise, dans une parure des plus somptueuses & des plus brillantes.

Le dernier jour du Carnaval, le cinquiéme & dernier Bal extraordinaire fut donné chez Madame de Thiange. Tout y etoit galant, magnifique, & bien entendu, & le Roy fut agreablement surpris par plusieurs divertissemens, ainsi qu'il l'avoit esté chez Mr le Duc. Je croy qu'en lisant le nom de Madame de Thiange, & sçachant de quelle maniere elle s'acquite de toutes les choses dont elle se mesle, vous vous attendez à une Feste de bon goust. Monseigneur le Dauphin avoit concerté une grande Mascarade pour y venir. Il la fit faire, & on la trouva tres-belle. Elle représentoit une Nôce de VillageVoir cet article pour la gravure représentant le cortège de la Noce de village.. Voicy les noms de ceux qui la composoient, les Personnages qu'ils représentoient, & dans quel ordre ils entrerent.

Madame la Dauphine, Sœur de la Mariée, estoit menée par Mr le Grand, Parent du Marié.

Madame, Mere de la Mariée, par Mr l'Admiral, Pere du Marié.

Mademoiselle, Sœur du Marié, par Mr le Duc de Villeroy, Parent de la Mariée.

Madame la Princesse de Conty, qui représentoit la Mariée, par Mr le Comte de Brionne, qui estoit le Marié.

Mademoiselle de Nantes, & Mademoiselle d'Armagnac, Filles de la Nôce.

Mademoiselle de Tonnerre, aussi Fille de la Nôce, mené par Monseigneur le Dauphin, Bailly du Village.

Mademoiselle de Laval, Parente de la Mariée, par Mr d'Alincourt, Frere de la Mariée.

Madame la Maréchal de Rochefort, Mere de la Mariée, par Mr le Prince de la Roche-sur-Yon, Pere de la Mariée.

Mademoiselle de Jarnac, Païsanne du Village, par Mr le Prince de Commercy, Garçon du Village, vestu en Alain.

Madame de Nangis, Païsanne, par Mr le Vidame, Berger.

Mademoiselle de Biron, Parente du Procureur Fiscal, par Mr de Guéry.

Mademoiselle de Gontaut, Cousine du Marié, par Mr le Comte de Roussy, Procureur Fiscal.

Madame la Duchesse de Mortemar, Païsanne, par Mr le Prince de Conty, vestu aussi en Alain. Son Habit estoit de Velours & de Satin.

Cette Mascarade fut exécutée avec toute la justesse & tout l'agrément possible. Chacun s'habilla selon le caractere du Personnage qu'il représentoit. Madame la Dauphine avoit un Corset de Païsanne à petites Basques. Il estoit de Brocard couleur de feu, or & argent, avec toutes les Tailles marquées d'un velouté noir, sur lequel on avoit posé des Diamans. Le lacet du Corps estoit de Diamans, & le reste de l'Habit estoit de Satin & de Velours, avec des agrémens or & argent. Madame la Princesse de Conty avoit un Habit d'une Toille à fonds de Lame d'argent, avec des Fleurs incarnates ; & son Corset, tout lacé de Diamans. L'Habit de Madame convenoit à l'âge de la Personne qu'elle représentoit. Il paroissoit magnifigue, sans or ny argent, & n'estoit que de Velours & de Satin, avec des agrémens veloutez. Elle avoit une maniere de Chaperon de Velours, un Colet monté ; & un Demy-ceint. Mr Berrin avoit inventé & fait faire ces Habits. Je les ay donnez à graver pour le mois prochain. Monsieur le Duc qui s'est toûjours distingué par la maniere dont il se déguise, vint à ce Bal, vestu en Dame Hollandoise.

Ce ne fut pas le seul divertissement qu'eut l'Assemblée. Il fut suivy de quelques Scenes de Comédie qu'on représenta dans l'une des Salles du Bal. Le Théatre estoit une Estrade élevée de deux pieds, ayant pour Décoration deux Amphithéatres des deux costez. Ces Amphithéatres estoient remplis de Musiciens, & de Joüeurs d'Instrumens déguisez. Les Acteurs sortoient par deux Portes qu'on voyoit au fonds de ce Théatre. Des Festons, & de riches Tapisseries, leur servoient d'ornement. Au dessus de ces Portes avançoient deux manieres de Balcons, dans lesquels estoient plusieurs Personnes magnifiquement déguisées. Le tout formoit un Théatre d'une maniere aussi galante qu'extraordinaire. Sur les deux heures apres minuit, on vit entrer une seconde Mascarade qui donna beaucoup de plaisir. Elle représentoit une Garniture de Cheminée, de 7 Pieces de Porcelaines. Il y avoit une Urne, des Rouleaux, & des Pagots ou Figures de la Chine. Ces Porcelaines estoient remplies par des Personnes de la premiere qualité, qui les representoient. Il y avoit aussi deux Musiciens. Mr le Duc de S. Aignan parut aux deux derniers Bals, vestu en Roy & en Courrier. Il mit comme Roy, son Sceptre aux pieds de Sa Majesté, & luy presenta quelques Vers. Il luy en donna aussi comme Courrier, & cette galanterie reçeut de grands applaudissemens. Il faut estre Mr le Duc de S. Aignan, pour marquer son zele au Roy avec tant d'esprit, dans un divertissement qui semble n'en pas fournir l'occasion.

[Madrigal]* §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 348-349

Le lendemain de ce Mariage, une des meilleures Amies de la Mariée, ne pouvant luy rendre visite à cause d’une indisposition qui la retenoit au Lit, luy fit connoistre par ce Madrigal, la part qu’elle prenoit à sa joye.

 Lors que l’Hymen par de sacrez liens
 Vous unit à l’Epoux que vostre cœur desire,
Je ne partage point les tendres entretiens
  Qu’un amour content vous inspire.
 Vous ne songez qu’à ces plaisirs charmans
Que cause en vostre cœur une si belle chaîne ;
Et moy, malade au Lit, belle & jeune Climene,
 Pour prendre part à vos contentemens,
  Je suis insensible à ma peine.

Ce Madrigal fut fort approuvé d’une belle & nombreuse Compagnie, à qui la Mariée le fit voir. Il est de Mr Diéreville, dont vous avez déja veu de fort jolis Vers, & par qui la Dame malade l’avoit fait faire.

[Cerémonie faite aux Capucins de Vernon] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 350-352

 

Les Capucins tenant un des premiers rangs parmy les Ordres qu'on aime le plus, il ne faut pas s'étonner si l'affluence de monde est grande dans toutes les Cerémonies qui les regardent. C'est ce qui vient d'arriver à leur Convent de Vernon, où tout le Clergé de la ville, toute la Noblesse des environs, & presque tout le Peuple avec les Officiers, ont assisté à la Position de la premiere Pierre de leur Cloître, qui fut posée par Mr le Marquis de Blaru, Gouverneur de Vernon. La Benédiction de cette Pierre, sur laquelle on avoit fait graver les Armes de ce Gouverneur, avec plusieurs Devises & Inscriptions, fut faite par Messieurs du Chapitre en Corps. Un Te Deum solemnel termina la Cerémonie, qui avoit esté commencée par le Veni Creator, & le tout fut suivy de deux Collations magnifiques, l'une pour les Hommes, & l'autre pour les Dames. Les Convents des Religieuses des environs, & quelques Particuliers, sçachant que les Capucins ne peuvent rien donner si on ne leur donne, avoient non seulement signalé leurs libéralitez, mais encor leur adresse par la construction des Massepains, Pâcques, & Confitures seches, dont elles avoient fait présent à ces bons Peres, qui firent tout servir aux Principaux de cette nombreuse Assemblée.

[Livres] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 357-359

Je ne puis mieux vous faire connoistre combien l’Autheur des Dialogues des Morts se tient obligé de vostre Critique, qu’en vous renvoyant ce mesme Ouvrage, purgé des legers défauts dont vous l’avez averty. La premiere Edition a esté si viste, qu’il y a déja plus de quinze jours qu’on débite la seconde. Vous apprendrez sans-doute avec joye, qu’il revoit présentement dix-huit autres Dialogues, faits en mesme temps que ceux qu’il a déja donnez au Public. Plusieurs Personnes d’esprit qui en ont veu la plûpart, y trouvent la mesme finesse de Satire & de Morale, que vous avez admirée dans les premiers. Cette suite paroistra dans peu de temps.

On a enfin imprimé la Comédie du Festin de Pierre, & elle se vend sur le Quay des Augustins à l’Image S. Loüis, & chez le Sr Blageart. C’est celle que le celébre Moliere fit joüer en Prose quelque temps avant sa mort. Elle a esté mise en Vers, & le grand nombre de Représentations qu’on en donne tous les ans, fait assez connoistre qu’elle n’a rien perdu par ce changement. Il n’y avoit point de Femmes dans le troisiéme Acte de cet excellent Original, non plus que dans le cinquiéme. On y en a ajoûté, & par tout ailleurs on s’est attaché à suivre la Prose, si ce n’est quand il a fallu adoucir quelques endroits, qui avoient fait peine aux Scrupuleux. De cinq ou six Pieces qui ont eu ce mesme titre du Festin de Pierre, c’est la seule qui reste présentement au Théatre.

[Conclusion contenant plusieurs Articles] §

Mercure galant, mars 1683 [tome 3], p. 362-363

La fin du mois m’oblige à finir ma Lettre, qui est déja plus longue qu’à l’ordinaire. Cependant il me reste encor assez de matiere pour en faire une seconde, & vous en serez persuadée quand je vous diray que je réserve le Voyage de Mr Gabaret dans la Martinique, dont j’ay des Relations tres-amples & tres-curieuses ; la mort de Mr de Roquelaure ; celle de Mr Hotman, & de Madame de Rambure ; la Nomination de Mr le Cardinal de Boüillon à l’Abbaye de Cluny ; ce qui s’est passé pendant le sejour du Roy à Compiegne, & à Villers-Cotrets, & plusieurs autres Articles, sans compter beaucoup d’Ouvrages galans & d’érudition. Quoy que vous soyez déja informée de toutes ces choses par la voix publique, j’espere vous en apprendre le Mois prochain des circonstances que vous ignorez. Si je remets ces Articles qui doivent tenir le premier rang dans mes Lettres, je dois avec beaucoup plus de raison diférer à vous entretenir d’une Piece de Théatre, intitulée La Comédie sans Titre, & dont les Représentations ont commencé ce Caresme. D’ailleurs comme cet Ouvrage me regarde en quelque sorte, je n’en dois parler que lors que je n’auray rien à dire sur des matieres plus generales, & plus dignes d’exciter vostre curiosité.