1683

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII)

2017
Source : Extraordinaire du Mercure Galant, quartier de juillet 1683 [tome 23]
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII) §

Du Stile Epistolaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 1-67.

Vous estiez surprise, Madame, de n’avoir rien veu de Mr de la Févrerie dans mes dernieres Lettres Extraordinaires. Heureusement je suis en pouvoir de reparer ce defaut dans celle-cy, & je la commence par un Ouvrage de sa façon. Quelques affaires, qui l’ont occupé entierement depuis quelque temps, l’ayant empesché d’écrire sur les Questions qu’on a proposées à l’ordinaire, il n’est pas fort étonnant que vous vous soyez apperçeuë de son silence. Tout ce que je vous ay envoyé de luy est si digne d’estre leû, qu’il est difficile que vous ne cherchiez d’abord son nom parmy ceux qui entrent dans ce Recueil de Pieces diverses que vous recevez de moy tous les trois mois. Le nouveau Traité qu’il m’a fait tenir, & dont je me haste de vous faire part, est sur une matiere d’autant plus utile, qu’il n’y a personne à qui elle ne soit propre. Tout le monde écrit & reçoit des Lettres, & l’on trouvera dans ce Traité les diverses regles qu’il faut observer dans les diverses manieres d’écrire.

DU STILE
EPISTOLAIRE.

L’Ecriture est l’image de la Parole, comme la Parole est l’image de la Pensée. L’usage de la Parole est divin, l’invention de l’Ecriture merveilleuse. Enfin toutes les deux nous rendent doctes & raisonnables. Rien n’est plus prompt que la Parole ; ce n’est qu’un son que l’air forme & dissipe en mesme temps. L’Ecriture est plus durable, elle fixe ce Mercure, elle arreste cette Fléche, qui estant décochée, ne revient jamais. Elle donne du corps à cette noble expression de l’ame, & la rendant visible à nos yeux, pour me servir des termes d’un de nos Poëtes, elle conserve plusieurs siecles, ce qui me sembloit mourir en naissant.

Mais si l’Ecriture perpétuë la Parole, elle la fait encore entendre à ceux qui sont les plus éloignez, & comme un Echo fidelle, elle répete en mille lieux, & à mille Gens, ce que l’on n’a dit quelquefois qu’en secret, & à l’oreille. C’est ce qui la rend si necessaire dans la vie, & particulierement dans l’usage du Stile Epistolaire ; car enfin l’Ecriture qui a esté inventée pour conserver les Sciences, & pour eterniser les actions des Grands Hommes, ne l’a pas moins esté pour supléer à l’éloignement des lieux, & à l’absence des Personnes. On n’a pas toûjours eu besoin de Contracts & d’Histoires, pour inspirer la vertu, & la bonne-foy. Nos anciens Gaulois mesme ont esté braves, vertueux, & sçavans, sans le secours de ce bel Art. La Parole & la Mémoire contenoient toutes leurs sciences, & toute leur étude ; mais dans le commerce de la vie, où l’on ne peut estre toûjours ensemble, y a-t-il rien de plus agreable, & de plus utile, que de se parler & de s’entretenir par le moyen d’une Lettre, comme si l’on estoit dans un mesme lieu ? Bien plus, si nous en croyons l’amoureuse Portugaise, les Lettres nous donnent une plus forte idée de la Personne que nous aimons. Il me semble, dit-elle à son Amant, que je vous parle quand je vous écris, & que vous m’estes un peu plus présent. Un Moderne a donc eu raison de nommer les Lettres les Discours des Absens. L’Homme se répand & se communique par elles dans toutes les Parties du Monde. Il sçait ce qui s’y passe, & il y agit mesme pendant qu’il se repose ; un peu d’encre & de papier, fait tous ces miracles. Mais que j’ay de dépit contre ceux, qui pour rendre ce commerce plus agreable, l’ont rendu si difficile, qu’au lieu d’un quart-d’heure qu’il falloit pour faire sçavoir de ses nouvelles à quelqu’un, il y faut employer quelquefois une journée entiere ! L’arangement d’une douzaine de paroles emporte deux heures de temps. C’est une affaire qu’une Lettre ; & tel qui gagneroit son Procés, s’il prenoit la peine d’écrire pour le solliciter, aime mieux le perdre comme le Misantrope de Moliere, que de s’engager dans un pareil embarras.

On a prétendu mettre en Art ce genre d’écrire ; & quelques-uns (comme de la Serre & ses Imitateurs) en ont voulu faire leçon. Un Moderne mesme, parmy tant de préceptes qu’il a donnez pour l’éducation d’une Personne de qualité, a traité de la maniere d’écrire des Lettres, de leur diférence, & du stile qui leur est propre. Je veux croire qu’il a tres-bien réüssy en cela ; mais n’y a-t-il point un peu d’affectation basse & inutile, de donner pour regles, qu’aux Personnes d’un rang au dessus de nous, ausquelles on écrit, il faut se servir de grand papier, que la feüille soit double, qu’on mette un feüillet blanc, outre l’envelope pour couvrir cette feüille, si elle est écrite de tous costez, qu’il y ait un grand espace entre le Monseigneur & la premiere ligne, & cent autres choses de cette nature ? Cela, dis-je, ne sent-il point la bagatelle, & y a-t-il rien de plus ridicule qu’un Homme qui se pique d’écrire, de plier, & de cacheter des Lettres à la mode, comme parlent quelques Prétieux ? Ce sont des minuties indignes d’un honneste Homme, & d’un bel Esprit. Qui sçait faire une belle Lettre, la sçait bien plier sans qu’on luy en donne des préceptes, & ces petites façons de quelques Cavaliers & de quelques Dames pour leurs Poulets, sont des galanteries hors d’œuvre, & des marques de la petitesse de leur esprit, plutost que de leur politesse, & de leur honnesteté. Leurs Lettres n’ont rien de galant, si vous en ostez le papier doré, la soye, & la cire d’Espagne. Cet endroit de la Civilité Françoise, me fait souvenir de cet autre des Nouvelles nouvelles, où deux prétendus beaux Esprits disputent s’il faut mettre la datte d’une Lettre au commencement, ou à la fin. L’un répond, & peut-estre avec esprit, qu’aux Lettres d’affaires & de nouvelles, il faut écrire la datte au haut, parce qu’on est bien-aise de sçavoir d’abord le lieu & le temps qu’elles sont écrites ; mais que dans les Lettres galantes & de complimens, où ces choses sont de nulle importance, il faut écrire la datte tout au bas. Mais ils font encore une autre Question, sçavoir, s’il faut écrire, de Madrid, ou à Madrid ; & l’un d’eux la résout assez plaisamment, en disant qu’il ne faut mettre ny à, ny de, mais seulement Madrid ; & que c’est de la sorte que le pratiquent les Personnes de qualité.

Je sçay qu’il y a mille choses qu’il ne faut pas négliger dans les Lettres, à l’égard du respect, de l’honnesteté, & de la bienséance ; & c’est ce qu’on appelle le decorum du Stile Epistolaire, qui en fait tantost l’accessoire, & tantost le principal. Toutes ces formalitez font le principal des Lettres de compliment, mais elles ne font que l’accessoire des Lettres d’affaires, ou de galanterie. Quand une Lettre instructive, ou galante, est bien écrite, on ne s’attache pas à examiner s’il y a assez de Monsieur ou de Madame, & si le Serviteur tres-humble est mis dans toutes les formes ; mais dans une Lettre de pure civilité, on doit observer cela exactement. Ceux qui sçavent vivre, & qui sont dans le commerce du grand monde, ne manquent jamais à cela, me dira-t-on, & ainsi il est inutile de faire ces sortes d’observations. Il est vray ; mais quand je voy que dans les plus importantes négotiations, un mot arreste d’ordinaire les meilleures testes, & retarde les dépesches les plus pressées ; quand je voy que l’Académie Françoise se trouve en peine comment elle souscrira au bas d’une Lettre qu’elle veut écrire à Mr de Boisrobert, qu’elle ne sçait si elle doit mettre Vos tres-affectionnez Serviteurs, parce qu’elle ne veut pas souscrire Vos tres-humbles Serviteurs, qu’enfin elle cherche un tempérament, & qu’elle souscrit Vos tres-passionnez Serviteurs, je croy que ces formalitez sont necessaires, qu’on peut entrer dans ces détails, & s’en faire des regles judicieuses & certaines. Mais je ne puis approuver qu’on aille prendre des modelles de Lettres dans la Traduction de Josephe par Mr d’Andilly ; car quel raport peut-il y avoir entre un Gouverneur de Province qui écrit à Loüis le Grand, & Zorobabel qui écrit au Roy de Perse ? Je ne m’étonne donc pas si ces Ecrivains qui semblent estre faits pour entretenir les Colporteurs, & pour garnir les rebords du Pont-neuf, n’ont pas réüssy dans les modelles qu’ils nous ont donnez pour bien écrire des Lettres. Leurs Ouvrages sont trop froids, ou de pur caprice, & les Autheurs n’estoient pas prévenus des passions qu’il faut ressentir, pour entrer dans le cœur de ceux qui en sont émûs. Personne ne se reconnoist dans leurs Lettres, parce que ce sont des portraits de fantaisie, qui ne ressemblent pas. On n’a donc fait que se divertir des regles qu’ils nous ont voulu prescrire, & on a toûjours crû qu’il estoit impossible de fixer les Lettres dans un Royaume, où l’on ne change pas moins de mode pour écrire que pour s’habiller.

La Nature nous est icy plus necessaire que l’Art ; & l’Ecriture, qui est le Miroir dans lequel elle se représente, ne rend jamais nos Lettres meilleures, que lors qu’elles luy sont plus semblables. Comme rien n’est plus naturel à l’Homme que la parole, rien ne doit estre plus naturel que son expression. L’Ecriture, comme un Peintre fidelle, doit la représenter à nos yeux de la mesme maniere qu’elle frape nos oreilles, & peindre dans une Lettre, ainsi que dans un Tableau, non seulement nos passions, mais encore tous les mouvemens qui les accompagnent. Je sçay bien que le Jugement venant au secours de l’Ecriture, retouche cette premiere Ebauche, mais ce doit estre d’une maniere si naturelle, que l’Art n’y paroisse aucunement ; car la beauté de cette peinture consiste dans la naïveté. Nos Lettres qui sont des Conversations par écrit, doivent donc avoir une grande facilité, pour atteindre à la perfection du genre Epistolaire ; & pour y réüssir, les principales regles qu’il faut observer, sont d’écrire selon les temps, les lieux, & les personnes. De l’observation de ces trois circonstances dépend la réüssite des belles Lettres, & des Billets galants ; mais à dire vray, tout le monde ne connoist pas veritablement ce que c’est que cet Art imaginaire, ny quelles sont les Lettres qui doivent estre dans les bornes du Stile Epistolaire.

On les peut réduire toutes à quatre sortes, les Lettres d’affaires, les Lettres de compliment, les Lettres de galanterie, les Lettres d’amour. Comme le mot d’Epistre est sinonime à celuy de Lettre, je ne m’arresteray point à expliquer cette petite diférence. Je diray seulement que le stile de la Lettre doit estre simple & coupé, & que le stile de l’Epistre doit avoir plus d’ornement & plus d’étenduë, comme on peut le remarquer chez les Maistres de l’Eloquence Greque & Romaine. Enfin chacun sçait que le mot d’Epistre est consacré dans la Langue Latine, & qu’il n’est en usage parmy nous, que dans les Vers, & à la teste des Livres qu’on dédie ; mais ce qui est assez remarquable, c’est d’avoir donné le nom de Lettres à cette maniere d’écrire, ce nom comprenant toutes les Sciences. On peut neantmoins le donner veritablement à ces grandes & sçavantes Lettres de Balzac, de Costar, & de quelques autres celebres Autheurs. Les Lettres d’affaires sont faciles ; il ne faut qu’écrire avec un peu de netteté, & bien prendre les moyens qui peuvent faire obtenir ce qu’on demande. Peu de ces Lettres voyent le jour, & personne ne s’avise d’en faire la Critique. Il n’en est pas de mesme des Lettres de compliment. Comme elles sont faites pour satisfaire à nostre vanité, on les expose au grand jour, & on les examine avec beaucoup de rigueur. Il n’y en a presque point d’achevées, & l’on n’en peut dire la raison, si ce n’est que de toutes les manieres d’écrire, le Panégyrique est le plus difficile. C’est le dernier effort du genre démonstratif. Ainsi il est rare qu’une Lettre soit une veritable Piece d’éloquence. De plus, ces sortes de Lettres s’adressent toûjours à des Gens, qui estant prévenus de fortes passions, comme de la joye & de la tristesse, & qui ne manquant pas de vanité & d’amour propre, ne croyent jamais qu’on en dise assez. Ceux-mesme qui n’y ont point de part, en jugent selon leur inclination, & ils trouvent toûjours quelque chose à redire, parce que les loüanges qu’on donne aux autres, nous paroissent fades, par une secrete envie que le bien qu’on en dit nous cause. Mais au reste si on estoit bien desabusé que les Lettres ne sont pas toûjours des complimens & des civilitez par écrit, qu’elles n’ont point de regles précises & certaines, peut-estre n’en blâmeroit-on pas comme l’on fait, de fort bonnes, & de bien écrites. Si on estoit encore persuadé que les Lettres sont de fidelles Interpretes de nos pensées & de nos sentimens, que ce sont de veritables portraits de nous-mesmes, où l’on remarque jusques à nos actions & à nos manieres, peut-estre que les plus négligées & les plus naturelles seroient les plus estimées. A la verité ces peintures, pour estre quelquefois trop ressemblantes, en sont moins agreables, & c’est pourquoy on s’étudie à se cacher dans les Lettres de civilité, & de compliment. Elles veulent du fard ; & cette maniere réservée & respectueuse dans laquelle nous y paroissons, réüssit bien mieux qu’un air libre & enjoüé, qui laisse voir nos defauts, & qui ne marque pas assez de soûmission & de dépendance. Nous voulons estre veus du bon costé, & on nous veut voir dans le respect ; mais lors que l’on s’expose familierement, sans honte de nostre part, & sans cerémonie pour les autres, il est rare qu’on nous aime, & qu’on nous approuve, sur tout ceux qui ne nous connoissent pas, & qui ne jugent des Gens que par de beaux dehors. D’ailleurs comme nos manieres ne plaisent pas à tout le monde, il est impossible que des Lettres qui en sont pleines, ayent une approbation genérale. Le Portrait plaist souvent encore moins que la Personne, soit qu’il tienne à la fantaisie du Peintre, ou à la situation dans laquelle on estoit lors qu’on s’est fait peindre. Les Lettres qu’on écrit quand on est chagrin, sont bien diférentes de celles que l’on écrit dans la joye, & dans ces heureuses dispositions où l’on se trouve quelquefois ; & ce sont ces favorables momens qui nous rendent aimables dans tout ce que nous faisons. Il faudroit donc n’écrire que lors qu’on s’y est bien disposé, car toutes nos Epistres chagrines ne sont pas si agreables que celles de Scarron. Mais enfin pour réussir dans les Lettres de civilité, il faut avoir une grande douceur d’esprit, des manieres flateuses & insinuantes, un stile pur & élegant, du bon sens, & de la justesse, car on a banny des Complimens, le phébus & le galimathias, qui en faisoient autrefois toute la grace & toute la beauté. Mais avant que de finir cet Article, je croy qu’il est à propos de dire quelque chose du Compliment, qui sert de fond & de sujet à ces sortes de Lettres.

Le Compliment, à le prendre dans toute son étenduë, est un genre de civilité, qui subsiste seul, sans le secours de la Conversation, des Harangues, & des Lettres. Ainsi on dit, J’ay envoyé faire un Compliment, on m’est venu faire un Compliment. Il entre à la verité dans la Conversation, dans les Harangues, & dans les Lettres, & il en constituë l’essence en quelque façon, mais il en fort quelquefois, & lors qu’il est seul, il en difére essentiellement. Il est plus court, plus simple, plus juste, & plus exact ; & c’est de cette sorte qu’il est difficile de le définir dans les termes de la Rhétorique, parce qu’on peut dire que les Anciens n’ont sçeu ce que c’estoit, au moins de la maniere que nous le pratiquons, & qu’ils ne nous en ont point laissé d’exemples. Tout sentoit la Déclamation chez eux, & avoit le tour de l’Oraison, & de la Harangue. Cependant je dis que faire un Compliment à quelqu’un, n’est autre chose que de luy marquer par de belles paroles, l’estime & le respect que nous avons pour luy. Complimenter quelqu’un, est encore s’humilier agreablement devant luy. Enfin un Compliment est un Combat de civilitez réciproques ; ce qui a fait dire à Mr Costar, que les Lettres estoient des Duels, où l’on se bat souvent de raisons, & où l’on employe ses forces sans réserve & sans retenuë. Il est vray qu’il y en a qui n’y gardent aucunes mesures, mais nos Complimens ne sont-ils pas des oppositions, & des contradictions perpétuelles ? On y cherche à vaincre, mais le Vaincu devient enfin le Victorieux par son opiniâtreté. Quelle ridicule & bizare civilité, que celle des Complimens ! Il entre encore de la ruse & de l’artifice dans cette sorte de Combat, & je ne m’étonne pas si les Hommes francs & sinceres y sont si peu propres, & regardent nos Complimens comme un ouvrage de la Politique, comme un effet de la corruption du Siecle, comme la peste de la Societé civile. Ils apellent cela faire la Comédie, & disent qu’on doit y ajoûter peu de foy, parce que c’est une maxime du Sage, qu’on n’est pas obligé de garantir la verité des Complimens. Ainsi la meilleure maniere de répondre aux loüanges, c’est de les contredire agreablement, & de marquer de bonne grace qu’on ne les croit pas ; ou plutost toute la justice qu’on peut rendre aux méchantes Lettres, & aux fades Complimens, est de ne les pas lire, & de n’y pas répondre.

Les Lettres de galanterie sont difficiles. Cependant c’est le genre où l’on en trouve de plus raisonnables. Un peu d’air & des manieres du monde, une expression aisée & agreable, je-ne-sçay quelle délicatesse de penser & de dire les choses, avec le secret de bien appliquer ce que l’on a de lecture & d’étude ; tout cela en compose le veritable caractere, & en fait tout le prix & tout le mérite. Cicéron est le seul des Anciens qui ait écrit des Lettres galantes, en prenant icy le mot de galanterie pour celuy de politesse & d’urbanité, comme parloient les Romains, c’est à dire, du stile qu’ils appelloient Iocosum & Facetum. Il est certain aussi que Voiture a la gloire d’avoir esté le premier, & peut-estre l’unique entre les Autheurs modernes, qui ait excellé en ce genre de Lettres. Mr Sorel dit mesme qu’il en est l’Inventeur, & que nous luy avons beaucoup d’obligation de nous avoir garantis de l’importunité des anciens Complimens, dont les Lettres estoient pleines, & d’avoir introduit une plus belle & facile méthode d’écrire. Mr de Girac, son plus grand Ennemy, demeure d’accord, qu’on ne peut rien penser de plus agreable que ses Lettres galantes, qu’elles sont remplies de sel Attique, qu’elles ont toute la douceur & l’élegance de Térence, & l’enjoüement de Lucien. Il faut donc avoir le génie de Voiture, ou de Balzac, pour bien faire des Lettres galantes. Le remercîment d’un Fromage, ou d’une Paire de Gans, leur en fournissoit une ample matiere, & ç’a esté par là qu’ils ont acquis une si grande réputation.

Nous n’avons point de belles Lettres d’amour, & mesme il s’en trouve peu chez les Anciens. Ce n’est pas assez que de sçavoir bien écrire, il faut aimer. Ceux qui réüssissent ne sont pas Autheurs. Les Autheurs qui aiment, cherchent trop à plaire ; & comme les Billets d’amour les plus négligez sont les meilleurs, ils croiroient se faire tort s’ils paroissoient de la sorte. Chacun fait encore mistere de sa tendresse, & craint d’estre veu dans cette négligence amoureuse. Mais ce qui fait aussi nostre délicatesse sur ce sujet, c’est que la passion des autres nous semble une ridicule chimere. Il faut donc aimer. C’est là tout le secret pour bien écrire d’amour, & pour en bien juger.

Pour bien chanter d’amour, il faut estre amoureux.

Je croy mesme que l’Amour a esté le premier Inventeur des Lettres. Il est Peintre, il est Graveur, il est encore un fidelle Courrier qui porte aux Amans des nouvelles de ce qu’ils aiment. La grande affaire a toûjours esté celle du cœur. L’amour qui d’abord unit les Hommes, ne leur donna point de plus grands desirs que ceux de se voir & de se communiquer, lors qu’ils estoient séparez par une cruelle absence. Leurs soûpirs portoient dans les airs leurs impatiences amoureuses ; mais ces soûpirs estoient trop foibles, quelques violens qu’ils fussent, pour se pouvoir rencontrer. Ils demeuroient toûjours en chemin, ardens, mais inutiles messagers des cœurs. Mille Chifres gravoient sur les Arbres, & sur les matieres les plus dures, leurs inquiétudes & leurs peines ; mais les Zéphirs qui les baisoient en passant, n’en pouvoient conserver l’image, ny la faire voir aux Amans absens. Les Portraits qui conservent si vivement l’idée de l’Objet aimé, ne pouvoient répondre à leurs caresses passionnées. Il fallut donc d’autres Interpretes, d’autres Simboles, d’autres Images, pour se faire entendre, & pour s’expliquer, dans une si fâcheuse absence ; & on s’est servy des Lettres qui, apres les yeux, ne laissent rien à desirer à l’esprit, puis qu’elles sont les plus exacts, & les plus fidelles Secretaires de nos cœurs. En effet, ne sont-elles pas susceptibles de toutes les passions ? Elles sont tristes, gayes, coleres, amoureuses, & quelquefois remplies de haine & de ressentiment, car les passions se peignent sur le papier comme sur le visage. On avoit besoin de l’expression de ces mouvemens, pour bien juger de nos Amis pendant l’absence. C’est à l’Ecriture qu’on en est redevable, mais sur tout à l’Amour, qui l’a inventée, Littera opus amoris.

La gloire de bien écrire des Lettres d’amour, a donc esté réservée avec justice au galant Ovide. Il sçavoit l’art d’aimer, & le mettoit en pratique. Quoy qu’il ait pris quelquefois des sujets feints pour exprimer cette passion, il a souvent traité de ses amours sous des noms empruntez ; car enfin qu’auroit-il pû dire de plus pour luy-mesme ? Peut-on rien voir de plus touchant & de plus tendre que les Epistres d’Ariane à Thésée, de Sapho à Phaon, & de Léandre à Héro ? Mais ce que j’y admire sur tout, ce sont certains traits fins & délicats, où le cœur a bien plus de part que l’esprit. Au reste on ne doit pas estre surpris, si les Epistres d’Ovide l’emportent sur toutes les Lettres d’amour, qui nous sont restées de l’Antiquité, & mesme sur les Billets les plus galans & les plus tendres d’aprésent. Elles sont en Vers, & l’amour est l’entretien des Muses. Il est plus vif & plus animé dans la Poësie, que dans sa propre essence, dit Montagne. L’avantage de bien écrire d’amour appartient aux Poëtes, assure Mr de Girac ; & le langage des Hommes est trop bas pour exprimer une passion si noble. C’est peut-estre la raison pourquoy nos vieux Courtisans faisoient presque toûjours leur Déclaration d’amour en Vers, ou plutost la faisoient faire aux meilleurs Poëtes de leur temps, parce qu’ils croyoient qu’il n’y avoit rien de plus excellent que la Poësie, pour bien représenter cette passion, & pour l’inspirer dans les ames.

Mais tout le monde ne peut pas estre Poëte, & il y a encore une autre raison, qui fait que nous avons si peu de belles Lettres d’amour ; c’est qu’elles ne sont pas faites pour estre veuës. Ce sont des œuvres de tenebres, qui se dissipent au grand jour ; & ce qui me le fait croire, c’est que dans tous les Romans, où l’amour est peint si au naturel, où les passions sont si vives & si ardentes, où les mouvemens sont si tendres & si touchans, où les sentimens sont si fins & si délicats ; dans ces Romans, dis je, dont l’amour profane a dicté toutes les paroles, on ne trouvera pas à prendre depuis l’Astrée jusqu’à la Princesse de Cléves, de Lettres excellentes, & qui soient achevées en ce genre. C’est là où presque tous les Autheurs de ces Fables ingénieuses ont échoüé. Toutes les intrigues en sont merveilleuses, toutes les avantures surprenantes, toutes les conversations admirables, mais toutes les Lettres en sont médiocres ; & la raison est, que ces sortes de Lettres ne sont pas originales. Ce sont des fantaisies, des idées, & des peintures, qui n’ont aucune ressemblance. Ces Autheurs n’ont écrit ny pour Cyrus, ny pour Clélie, ny pour eux, mais seulement pour le Public, dont ils ont quelquefois trop étudié le goust & les manieres. Mais outre cela, s’il est permis de raconter les conquestes & les victoires de l’Amour, les combats & les soufrances des Amans, la gloire du Vainqueur, la honte & les soûpirs des Vaincus, il est défendu de réveler les secrets & les misteres de ce Dieu, & c’est ce que renferment les Billets doux & les Lettres d’amour. Il est dangereux de les intercepter, & de les communiquer à qui que ce soit qu’aux Intéressez, qui en connoissent l’importance. Le don de penétrer & de bien gouster ces Lettres, n’apartient pas aux Esprits fiers & superbes, mais aux Ames simples, pures & sinceres, à qui l’amour communique toutes ses delices. Les grands Génies se perdent dans cet abîme. Les fiers, les insensibles, les inconstans, enfin ceux qui raisonnent de l’amour, & qui présument tant de leurs forces, ne connoissent rien en toutes ces choses.

On ne doit pas chercher un grand ordre dans les Lettres d’amour, sur tout lors qu’elles représentent une passion naissante, & qui n’ose se déclarer ; mais il faut un peu plus d’exactitude dans les Réponses qu’on y fait. Une Personne qui a épanché son cœur sur plusieurs articles, & qui est entrée dans le détail de sa passion, veut qu’on n’oublie rien, & qu’on réponde à tout. Elle ne seroit pas contente de ce qu’on luy diroit en gros de tendre & de passionné ; & le moindre article négligé, luy paroistroit d’un mépris, & d’une indiférence impardonnable. Le premier qui écrit, peut répandre sur le papier toutes les pensées de son cœur, sans y garder aucun ordre, & s’abandonner à tous ses mouvemens ; mais celuy qui répond, a toûjours plus de modération. Il observe l’autre, le suit pas à pas, & ne s’emporte qu’aux endroits, où il juge que la passion est necessaire ; car enfin les affaires du cœur ont leur ordre & leur exactitude aussi-bien que les autres. J’avouë que ces Lettres ont moins de feu, moins de brillant, & moins d’emportement que les premieres ; mais pour estre plus moderées & plus tranquilles, elles ne sont pas moins tendres & moins amoureuses.

Si l’on considere sur ce pied-là les Réponses aux Lettres Portugaises, on ne les trouvera pas si froides & si languissantes que quelques-uns ont dit. C’est un Homme qui écrit, dont le caractere est toûjours plus judicieux que celuy d’une Femme. Il se justifie, il rassure l’esprit inquiet de sa Maîtresse, il luy oste ses scrupules, il la console enfin, il répond exactement à tout. Cela demande plus d’ordre, que les saillies volontaires de l’amour, dont les Lettres Portugaises sont remplies. Si les Réponses sont plus raisonnables, elles sont aussi tendres & aussi touchantes que les autres, desquelles pour ne rien dire de pis, on peut assurer qu’elles sont des images de la passion la plus desordonnée qui fut jamais. L’amour y est aussi naturellement écrit, qu’il estoit naturellement ressenty. C’est une violence & un déreglement épouvantable. S’il ne faut que bien des foiblesses pour prouver la force d’une passion, sans-doute que la Dame Portugaise aime bien mieux que le Cavalier François ; mais s’il faut de la raison, du jugement, & de la conduite, pour rendre l’amour solide & durable, on avoüera que le Cavalier aime encore mieux que la Dame. Les Femmes se flatent qu’elles aiment mieux que nous, parce que l’amour fait un plus grand ravage dans leurs ames, & qu’elles s’y abandonnent entierement ; mais elles ne doivent pas tirer de vanité de leur foiblesse. L’Amour est chez elles un Conquérant, qui ne trouvant aucune résistance dans leurs cœurs, passe comme un torrent, & n’a pas plutost assujetty leur raison, qu’il abandonne la place. Mais chez nous, c’est un Usurpateur fin & rusé, qui se retranche dans nos cœurs, & qui les conserve avec le mesme soin qu’il les a pris. Il s’accommode avec nostre raison, & il aime mieux regner plus seûrement & plus longtemps avec elle, que de commander seul, & craindre à tous momens la revolte de son Ennemie. C’est donc le bon sens abusé, & la raison séduite, qui rendent l’amour constant & invincible, & c’est de cette sorte d’amour dont nous voyons le portrait dans les Réponses aux Lettres Portugaises, & dans presque toutes celles qui ont le veritable caractere de l’Homme. Ovide ne brille jamais tant dans les Epistres de ses Héros, que dans celles de ses Héroïnes. Il observe dans les premieres plus de sagesse, plus de retenuë, & bien moins d’emportement. On se trompe donc de croire que les Lettres amoureuses ne doivent pas estre si raisonnables. Ne seroit-ce point plutost que les Femmes sentant que nous avons l’avantage sur elles pour les Lettres, & que nous regagnons à bien écrire, ce qu’elles nous ostent à bien parler, ont introduit cette maxime, qu’elles l’emportoient sur nous pour les Lettres d’amour, qui pour estre bien passionnées, ne demandent pas, disent-elles, tant d’ordre, de liaison, & de suite ? Cette erreur a gagné la plûpart des Esprits, qui font valoir je-ne-sçay quels Billets déreglez, où l’on voit bien de la passion, mais peu d’esprit & de délicatesse ; non pas que je veüille avec Mr de Girac, que pour réüssir dans les Lettres d’amour, on ait tant d’esprit, & qu’on ne puisse sçavoir trop de choses. La passion manque rarement d’estre éloquente, a dit agreablement un de nos Autheurs ; & en matiere d’amour, on n’a qu’à suivre les mouvemens de son cœur. Le Bourgeois Gentilhomme n’estoit pas si ridicule qu’on croiroit bien, de ne vouloir ny les feux, ny les traits du Pédant Hortensius, pour déclarer sa passion à sa Maîtresse, mais seulement luy écrire, Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. C’en seroit souvent assez, & plus que toute la fausse galanterie de tant de Gens du monde, qui n’avancent guére leurs affaires avec tous leurs Billets doux, qui cherchent finesse à tout, & qui se tuënt à écrire des Riens, d’une maniere galante, & qui soient tournez gentiment, comme parle encore le Bourgeois Gentilhomme.

Ceux qui ont examiné de pres les Lettres amoureuses de Voiture, n’y trouvent point d’autre defaut que le peu d’amour. Voiture avoit de l’esprit, il estoit galant, il prenoit feu mesme aupres des Belles ; mais il n’aimoit guére, & songeoit plutost à dire de jolies choses, qu’à exprimer sa passion. Il estoit de compléxion amoureuse, dit Mr Pellisson dans sa Vie, ou du moins feignoit de l’estre, car on l’accusoit de n’avoir jamais veritablement aimé. Tout son amour estoit dans sa teste, & ne descendoit jamais dans son cœur. Cet amour spirituel & coquet est encore la cause pourquoy ses Lettres sont si peu touchantes, & presque toutes remplies de fausses pointes, qui marquent un esprit badin qui ne sçait que plaisanter. Or il est certain qu’en amour la plaisanterie n’est pas moins ridicule, qu’une trop grande sagesse. Les Lettres amoureuses de Voiture ne sont pas des Originaux que la Jeunesse doive copier ; mais que dis-je, copier ? Toutes les Lettres d’amour doivent estre originales. Dans toutes les autres on peut prendre de bons modelles, & les imiter ; mais icy il faut que le cœur parle sans Truchement. Qui se laisse gagner par des paroles empruntées, mérite bien d’en estre la Dupe. L’amour est assez éloquent, laissez-le faire ; s’il est réciproque, on sçaura vous entendre, & vous répondre. Mais c’est assez parler des Lettres d’amour, tout le monde s’y croit le plus grand Maistre.

Je pourrois ajoûter icy les Lettres de Politique ; mais outre qu’elles sont comprises dans les Lettres d’affaires, il en est comme de celles d’amour. Le Cabinet & la Ruelle observent des regles particulieres, qui ne sont connuës que des Maistres. Il n’y a point d’autres préceptes à pratiquer, que ceux que l’Amour & la Politique inspirent ; mais neanmoins si l’on veut des modelles des Lettres d’affaires, on ne peut en trouver de meilleures que celles du Cardinal du Perron, & du Cardinal d’Ossat, puis qu’au sentiment de Mr de la Mote le Vayer, la Politique n’a rien de plus considerable que les Lettres de ce dernier.

Voila à peu prés l’ordre qu’on peut tenir dans les Lettres. Cependant il faut avoüer qu’elles ne sont plus aujourd’huy dans les bornes du Stile Epistolaire. Celles des Sçavans, sont des Dissertations, & des Préfaces ; celles des Cavaliers & des Dames, des Entretiens divers, & des Conversations galantes. Si un Ecclesiastique écrit à quelqu’un sur la naissance d’un Enfant, il luy fait un Sermon sur la fécondité du Mariage, & sur l’éducation de la Jeunesse. Si c’est un Cavalier qui traite le mesme sujet, il se divertit sur les Couches de Madame, il complimente le petit Emmailloté, & faisant l’Astrologue avant que de finir sa Lettre, il allume déja les feux de joye de ses Victoires, & compose l’Epithalame de ses Nôces. Neantmoins on appelle tout cela de belles & de grandes Lettres ; mais on devroit plus justement les appeller de grands Discours, & de petits Livres, au bas desquels, comme dit Mr de Girac, on a mis vostre tres-humble & tres-obeïssant Serviteur. Il n’y a plus que les Procureurs qui demeurent dans le veritable caractere des Lettres. On ne craint point d’accabler une Personne par un gros Livre sous le nom de Lettre ; & je me souviens toûjours de la Lettre de trente-six pages que Balsac écrivit à Costar, & dont ce dernier se tenoit si honoré. C’est à qui en fera de plus grandes, & qui pour un mot d’avis, composera un Avertissement au Lecteur ; mais quand on envoye de ces grandes Lettres à quelqu’un, on peut luy dire ce que Costar dit à Voiture, peut-estre dans un autre sens, Habes ponderosissimam Epistolam, quanquam non maximi ponderis. Mais ces Messieurs veulent employer le papier & écrire, donec charta defecerit. C’est ce qu’a fait Mr de la Motte le Vayer dans ses Lettres, qui ne sont que des compilations de lieux communs, & qu’avec raison il a nommées petits Traitez en forme de Lettres, écrites à diverses Personnes studieuses. Cependant il prétend à la qualité de Seneque François, & il dit que personne n’avoit encore tenté d’en donner à la France, à l’imitation de ce Philosophe. Il éleve extrémement les Epistres de Seneque, afin de donner du lustre aux siennes. Il a raison ; car il est certain que toute l’Antiquité n’a rien de comparable en ce genre, non pas mesme les Epistres de Cicéron, qui toutes élegantes, & toutes urbaniques qu’elles sont, n’ont rien qui approche, non seulement du brillant & du solide de celles de Seneque, mais encore de je-ne-sçay-quel air, qui touche, qui plaist, & qui gagne le cœur & l’esprit, dés la premiere lecture.

Mais enfin quoy que ces petits Ouvrages qu’on appelle Lettres, n’ayent que le nom de Lettres, c’est une façon d’écrire tres-spirituelle, tres-agreable, & mesme tres-utile, comme on le voit par les Lettres de Mr de la Motte le Vayer, qui sont pleines d’érudition, d’une immense lecture, & d’une solide doctrine. Il n’a tenu qu’à la Fortune, dit Mr Ogier, que les Lettres sçavantes de Balzac, n’ayent esté des Harangues & des Discours d’Etat. Si on en oste le Monseigneur, & vostre tres-humble Serviteur, elles seront tout ce qu’il nous plaira ; & il ajoûte apres Quintilien, que le Stile des Lettres qui traitent de Sciences, va du pair avec celuy de l’Oraison. Je voudrois donc qu’on donnast un nouveau nom à ce genre d’écrire, puis que c’est une nouvelle chose. Je voudrois encore qu’on laissast aux Lettres d’affaires & de respect, l’ancien Stile Epistolaire, & que tout le reste des choses qu’on peut traiter avec ses Amis, ou avec ses Maîtresses, portast le nom dont on seroit convenu. En effet ne seroit-il pas à propos qu’une Lettre qu’on écrit à un Homme sur la mort de sa Femme, ne fust pas une Oraison funebre ; celle de conjoüissance, une Panilodie ; celle de recommandation, un Plaidoyé, & ainsi des autres, que les diverses conjonctures nous obligent d’écrire. Ce n’est pas que ces Livres en forme de Lettres, manquent d’agrément & d’utilité ; on les peut lire sans ennuy quand elles sont bien écrites, & mesme on y apprend quelquefois plus de choses que dans les autres Ouvrages, qui tiennent de l’ordre Romanesque, ou de l’Ecole ; mais on ne doit trouver dans chaque chose que ce qu’elle doit contenir. On cherche des Civilitez, & des Complimens dans les Lettres, & non pas des Histoires, des Sermons, ou des Harangues ; on a raison de dire qu’il faut du temps pour faire une Lettre courte, & succincte. Ce n’est pas un paradoxe, non plus que cette autre maxime, qu’il est plus aisé de faire de longues Lettres, que de courtes ; tout le monde n’a pas cette brieveté d’Empereur dont parle Tacite, & tous les demis beaux Esprits ne croyent jamais en dire assez, quoy qu’ils en disent toûjours trop.

Il seroit donc à propos qu’on remist les choses au premier état, on trouveroit encore assez d’autres sujets, pour faire ce qu’on appelle de grandes Lettres, & l’on auroit plus de plaisir à y travailler sous un autre nom ; car ce qui fait aimer cette façon d’écrire, c’est que beaucoup de Personnes qui ont extrémement de l’esprit, le font paroistre par là. Tout le monde ne se plaist pas à faire des Livres, & il seroit fâcheux à bien des Gens, d’étoufer tant de belles pensées, & de beaux sentimens, dont ils veulent faire part à leurs Amis. Les Femmes spirituelles sont interessées en ce que je dis, aussi-bien que les Hommes galans. Ces Hommes doctes du Cercle, & de la Rüelle, dont les opinions valent mieux que toute la doctrine de l’Université, & dont un jour d’entretien vaut dix ans d’école ; les Balzac, les Costar, les Voiture, se sont rendus immortels par leurs grandes Lettres, & cette lecture a plus poly d’Esprits, & plus fait d’honnestes Gens, que tous les autres Livres. En effet il y a bien de la diférence entre leur Stile, & le langage figuré de la Poësie, l’emphatique des Romans, & le guindé des Orateurs, sans parler de cet air de politesse, & de galanterie, qu’on ne trouve pas chez les autres Autheurs. Si nous en croyons Costar dans l’Epistre de ses Entretiens qu’il dédie à Conrard, l’invention de ces sortes de Lettres luy est deuë, & à Voiture. Nous nous avisâmes, dit-il, Mr de Voiture & moy de cette sorte d’Entretiens qui nous sembloit une image assez naturelle de nos Conversations ordinaires, & qui lioit une si étroite communication de pensées entre deux absens, que dans nostre éloignement, nous ne trouvions guéres à dire qu’une simple & legere satisfaction de nos yeux, & de nos oreilles. Tout ce qu’on peut ajoûter à cela, est que ces sortes de Lettres sont seulement l’image de la Conversation de deux Sçavans ; car d’autres Lettres aussi longues, seroient de laides images de la Conversation des Ignorans, & du vulgaire ; mais enfin je voudrois que l’Académie eust esté le Parain de ce que nous appellons de grandes Lettres.

Disons maintenant quelque chose des Billets, qu’on peut nommer les Bastards des Lettres & des Epistres, si j’ose parler ainsi. Ce que j’appellois tantost des Lettres d’affaires, se nomme quelquefois des Billets. Les Amans mesme s’en servent, quand ils expriment leur passion en racourcy. Ce genre d’écrire suplée à toutes les Lettres communes ; & ce qui est commode, c’est qu’on n’y observe point les qualitez. Les noms de Monsieur & de Madame s’y trouvent peu, toûjours en parentese, & jamais au commencement. J’ay crû que cette invention estoit venuë de la lecture des Romans, où l’on s’appelle Tirsis & Silvandre, & où il n’y a que les Roys, & les Reynes, ausquels on donne la qualité de Seigneurs, & de Dames ; mais j’ay remarqué qu’autrefois dans les Lettres les plus sérieuses, on n’observoit pas ces délicatesses de cerémonies, comme de mettre toûjours à la teste, Sire, écrivant au Roy ; ou Monseigneur, écrivant à quelque Prince, ou à quelque Grand, & de laisser un grand espace entre le commencement de la Lettre. Toutes les Epistres dédicatoires de nos anciens Autheurs en font foy, & commencent comme celles des Tragédies de Garnier. Si nous, originaires Sujets de Vostre Majesté, Sire, vous devons naturellement nos Personnes, &c. Voila comme ce Poëte écrit à Henry III. & à Mr de Ramboüillet, Quand la Noblesse Françoise embrassant la vertu comme vous faites, Monseigneur, &c. Cela semble imiter le Stile Epistolaire des Anciens, dont le cerémonial estoit à peu prés de cette sorte ; car j’appelle ainsi ces scrupuleuses regles de civilité, que quelques-uns ont introduites dans les Lettres. Quoy qu’il en soit, on dit que Madame la Marquise de Sablé a inventé cette maniere d’écrire commode & galante, qu’on nomme des Billets. Nous luy sommes bien redevables de nous avoir délivrez par ce moyen de tant de civilitez fâcheuses, & de complimens insuportables. Ce n’est pas qu’il n’y faille apporter quelque modification, car on en abuse en beaucoup de rencontres, & l’on rend un peu trop commun, ce qui n’estoit employé autrefois que par les Personnes de la premiere qualité, envers leurs inférieurs, d’égal à égal, & dans quelque affaire de peu d’importance, ou dans une occasion pressante. Enfin les Billets doivent estre succincts pour l’ordinaire, & n’estre pas sans civilité. Seneque veut que ceux que nous écrivons à nos Amis, soient courts. Quand je vous écris, dit-il à Lucilius, il me semble que je ne dois pas faire une Lettre, mais un Billet, parce que je vous vois, je vous entens, & je suis avec vous. En effet, les Billets n’ayant lieu que lors qu’on n’est pas éloigné les uns des autres, ou lors qu’on n’a pas le loisir d’écrire plus amplement, il n’est pas besoin d’un grand nombre de paroles, il ne faut écrire que ce qui est absolument necessaire, & remettre le reste à la premiere occasion.

Il semble qu’avec la connoissance de toutes ces choses, il ne soit pas difficile de réüssir dans le Stile Epistolaire. Cependant je ne craindray point de dire que les plus habiles Hommes n’y rencontrent pas toûjours le mieux, & qu’une Lettre bien faite est le chef d’œuvre d’un bel Esprit. Il y a mesme des Gens qui en ont infiniment, qui n’ont aucun talent pour cela, & qui envient avec Mr Sarazin, la condition de leurs Procureurs, qui commencent toutes leurs Lettres par je vous diray, & les finissent par je suis. Je ne m’en étonne pas. Il n’y a point de plaisir à se commettre, & c’est ordinairement par les Lettres qu’on juge de l’esprit d’un Homme. Ce doit estre son veritable portrait ; & s’il a du bon sens, ou s’il en manque, il est impossible qu’on ne le voye par là. On voit bien à ta Lettre, dit Théophile répondant à un Fat, que tu n’es pas capable de beaucoup de choses. Qui ne sçait pas bien écrire, ne sçait pas bien imaginer. Ton entendement n’est pas plus agreable que ton stile. Ceux qui brillent dans la Conversation, & dans les Ouvrages de galanterie, ont quelquefois de la peine à s’assujettir aux regles austeres d’une Lettre sérieuse. Il y a encore bien des Gens qui ne sçauroient écrire que comme ils parlent, & ce n’est pas cela. Rien n’impose sur le papier ; la voix, le geste, ne peuvent s’y peindre avec le discours, & ces choses bien souvent en veulent plus dire que ce qu’on écrit. Mais comme on ne dit pas aux Gens les choses de la maniere qu’on les écrit, on ne doit pas aussi leur écrire de la maniere qu’on leur parle ; & comme dit Mr le Chevalier de Meré, Il y a de certaines Personnes qui parlent bien en apparence, & qui ne parlent pas bien en effet. Comme il faut du soin, & de l’application pour-bien écrire, ces Personnes ne veulent pas se donner tant de peines, & c’est pourquoy elles font rarement de belles Lettres. De plus, ajoûte ce galant Homme, ces beaux Esprits commencent toûjours leurs Lettres trop finement, ils ne sçauroient les soûtenir. Cela les ennuye, les lasse, & les dégoûte. Cependant il faut toûjours rencherir sur ce qu’on a dit en commençant, & lors qu’une Lettre est longue, tant de subtilité devient lassante. Enfin il ne faut ny outrer, ny forcer, ny tirer de loin ce qu’on veut dire, cela réüssir toûjours mal.

La pratique de toutes ces regles, peut rendre un Homme habile en ce genre d’écrire, & rien n’est plus capable de luy donner de la réputation. Nous l’avons veu dans quelques Autheurs modernes ; & ce que les Anciens nous ont laissé du Stile Epistolaire, l’emporte pour l’agrément & la délicatesse, sur tous les autres Ecrits. Les Epistres de Cicéron, les Epistres de Seneque, & celles d’Ovide, font encore les délices des Sçavans, pour ne rien dire des Epistres de S. Jérôme, de S. Grégoire, de S. Bernard, & de plusieurs autres Peres de l’Eglise, où l’on ne voit pas moins d’esprit, & d’éloquence, que de doctrine, & de pieté.

Si la beauté du Visage est plus propre à plaire, que la beauté de la Taille §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 68-70.

Si la beauté du Visage est plus propre à plaire, que la beauté de la Taille.

La Taille & la Beauté font des effets si rares,
Qu’elles peuvent toucher les Cœurs les plus barbares,
Quand du mesme sujet elles font l’ornement ;
 Mais quand elles sont séparées,
J’en atteste du Ciel les Voûtes azurées,
 Il en faut juger autrement.
***
 La belle Taille solitaire,
 Dit justesse & dégagement,
 Un air libre & plein d’agrément
 Qui peut les Humains satisfaire,
 Et qui semble dire en un mot
 Qu’on n’est ny Geant, ny Ragot.
***
 Mais le charme d’un beau Visage
 Va plus outre, & dit davantage,
 Une celeste impression,
 Un Chef d’œuvre du premier Maistre,
 Une aimable proportion
 De tout ce qui compose l’Estre,
 Un je-ne-sçay-quoy radieux
 Qui ravit l’ame par les yeux.
***
 Pour peu qu’une Belle travaille
A déguiser un mal qui blesse son orguëil,
 Gardant le Lit, ou le Fauteüil,
Elle cache aisément le défaut de sa Taille,
Et se fait un secret de ne paroistre pas
Dans un état contraint, fatal à ses appas.
***
 Mais celle qui n’a pour partage
 Que la Taille sans agrémens,
 Pour ne pas rebuter les Gens,
Doit d’un Masque éternel se couvrir le Visage ;
 Car si-tost qu’elle saute aux yeux,
On se dit à soy-mesme, ô le Monstre odieux !
***
 O triste Physionomie !
O des yeux délicats la mortelle Ennemie !
 Par l’aide d’un fard emprunté
 Elle a beau prendre la Céruse ;
La voyant, on dit d’elle, en Prose comme en Vers,
 Eloignez-moy cette Méduse
 Qui fait peur à tout l’Univers.
***
 Ainsi, selon moy, qui bataille
 Pour défendre la verité,
 La Taille, la plus riche Taille,
 Le doit ceder à la Beauté.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent-le-Roy.

Pourquoy un Bien dont la conqueste nous a cousté des fatigues […] nous est plus cher §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 71-73.

Pourquoy un Bien dont la conqueste nous a coûté des fatigues, quoy qu’il soit de peu de conséquence, nous est plus cher qu’un autre infiniment plus précieux, que nous avons acquis sans peine.

L’Amour propre, cet Infidelle,
Ce Domestique adulateur,
En suivant son panchant flateur,
Empoisonne nostre cervelle ;
Il corrompt nos raisonnemens,
Et débauche nos jugemens.
***
Il trompe la Culote aussi-bien que la Juppe,
Nous expose à toute heure à la confusion.
Rien n’est inaccessible à son illusion ;
 Souvent nostre esprit est sa dupe.
 Et comme il est incessamment
 Dans un mortel aveuglement,
 Qui les choses nous dissimule,
 Il fait d’Encelade un Enfant,
 Et d’une Mouche un Eléphant,
Sans que de son erreur il ait aucun scrupule.
***
Comme cet Imposteur de toutes les Saisons,
Nous donne de l’encens, nous achemine au crime,
Nous applaudit en tout, & flate nostre estime,
Il nous fait trouver grand tout ce que nous faisons.
Quoy que nos vœux soient vains, nos entreprises vaines,
Nous ne faisons jamais bon marché de nos peines.
 Ainsi le bien le plus petit
 Qui nous a coûté des fatigues,
 Des soins, des sueurs & des brigues,
 Devient plus cher à nostre esprit
 Tout vil qu’il est & méprisable,
 Qu’un autre plus considérable,
 Mais sur qui nous ne comptons pas,
Et qui nous est venu sans peine & sans appas.

Le mesme.

Si les Astres ont du pouvoir sur les inclinations des Hommes §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 73-74.

Si les Astres ont du pouvoir sur les inclinations des Hommes.

Le premier des Agens de qui tout participe,
L’auguste Original, le souverain Principe,
Dieu n’estant que douceur, qu’amour, que charité,
Est-il à présumer qu’il n’ait forgé des Astres
 Que pour nous causer des desastres,
Et que pour faire outrage à nostre liberté ?
***
Non, non, ayons de Dieu, l’aimable des aimables,
Des sentimens plus saints, & moins déraisonnables ;
N’allons pas en secret accuser sa Bonté ;
Le grand Astre du jour, & les autres Planetes,
Sont bien de sa Grandeur les müets Interpretes,
Mais non pas les Tyrans de nostre volonté.

Le mesme.

Si un Amant fort passionné […] devroit écouter son ressentiment […] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 75-85.

SI UN AMANT
fort passionné, qui auroit reçeu
un sensible outrage d’une Personne
tres-considerée de sa Maîtresse,
devroit écouter son ressentiment,
& obeïr plûtost à
l’honneur qu’à l’amour.

Apres ce que l’incomparable Mr de Corneille, dans son immortelle Tragédie du Cid, a fait prononcer sur ce sujet par deux Amans passionnez, mais interessez au dernier point en cette question, l’un par le des-honneur de son Pere, & l’autre par la mort du sien, je pense qu’il faut s’en tenir à ce qu’ils en ont decidé. J’entens neantmoins que ce soit à raisonner par leurs mesmes principes, c’est à dire, par le point d’honneur mondain, & par la considération la plus forte que nous puissions avoir pour une Personne, à qui nous ayons donné nos plus tendres affections. Chimene avoit déja dit.

Les affronts à l’honneur ne se reparent point.

Et voicy ce que Rodrigue luy dit.

Car enfin n’attens pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action ;
De la main de ton Pere, un coup irréparable,
Des-honoroit du mien la vieillesse honorable, &c.
Je l’ay veu. J’ay vangé mon honneur, & mon Pere.
Je le ferois encor, si j’avois à le faire, &c.

Et certainement cet honneur mondain, tout mal fondé & tout chimérique qu’il puisse estre, est pourtant quelque chose de si délicat aux yeux de la nature corrompuë, qu’il faut avoüer de bonne foy, que toute l’indolence des Epicuriens, ny toute la vanité des Stoïques, ne sont pas capables d’une action aussi magnanime que celle qui est icy mise en probléme. Que l’amour de son costé se vante tant qu’il luy plaira d’estre la plus genéreuse de toutes les passions, & qu’il n’appartient qu’à luy de se dépoüiller avec joye de tous les biens imaginables en faveur de ce qu’il aime ; quand il en faudra venir à luy abandonner ce qui nous rend le sujet de l’estime, ou du mépris de tout le monde, apres quelques combats douteusement soûtenus, apres quelques considérations vainement balancées, il sera enfin contraint de ceder, & de confesser qu’il ne peut consentir à un renoncement, que ses dernieres refléxions luy auront fait regarder comme le plus grand des opprobres ; tant il est vray que quelque passionné qu’il paroisse pour l’Objet auquel il s’attache, il n’est dans le fonds qu’un amour propre, & un orgueil extrémement rafiné. Il semble tout donner, il semble sortir à toute heure hors de soy ; mais en effet il ne veut rien perdre, & n’agit que pour ramener tout à luy. Il se dit Esclave, & cependant il n’est jamais content qu’il n’ait lieu de se croire Vainqueur. Tout ce qu’il s’efforce de persuader au contraire, n’est qu’illusion. Il se trompe souvent luy mesme à la connoissance distincte de cette fin ; mais il se méprend rarement aux moyens qui peuvent l’y conduire. Voyez dans cette mesme Scene du Cid, le détour adroit & flateur, que Rodrigue prend pour justifier son procedé aux dépens de la Personne qu’il chérit le plus, & qu’il a aussi le plus offensée. Voyez combien il luy en fait accroire, & comme pour luy fermer la bouche, ou pour l’obliger à ne l’en pas blâmer, il l’interesse elle-mesme ; il luy inspire ses propres sentimens, & vient enfin à bout de la rendre en quelque façon sa Complice.

RODRIGUE.

Ce n’est pas qu’en effet contre mon Pere & moy,
Ma flâme assez longtemps n’ait combatu pour toy.
Juge de son pouvoir ; dans une telle offense
J’ay pû douter encor si j’en prendrois vangeance.
Réduit à te déplaire, ou soufrir un affront, &c.
Et ta beauté sans-doute emportoit la balance,
Si je n’eusse opposé contre tous tes appas,
Qu’un Homme sans honneur ne te méritoit pas.
Qu’apres m’avoir chéry quand je vivois sans blâme,
Qui m’aima genéreux, me haïroit infame ;
Qu’écoûter ton amour, obeïr à sa voix,
C’estoit m’en rendre indigne, & difamer ton choix.

CHIMENE.

Ah Rodrigue, il est vray, quoy que ton Ennemie,
Je ne te puis blâmer d’avoir fuy l’infamie, &c.
 Et un peu apres.
Je sçay ce que l’honneur apres un tel outrage
Demandoit à l’ardeur d’un genéreux courage.
Tu n’as fait le devoir que d’un Homme de bien ;
Mais aussi le faisant, tu m’as appris le mien, &c.

Mais comme il ne faut jamais laisser paroistre ces violentes & dangereuses maximes sans un salutaire correctif, puis que l’occasion m’a engagé à les rapporter icy, pardonnez si j’ose vous faire souvenir que si l’amour des Creatures ne peut mériter ce grand sacrifice, il est un autre amour qui seul en est digne, qui pour cette raison nous le demande ; & qui, lors que nous voulons bien l’écoûter, ne manque pas de nous donner les moyens de l’accomplir. Comme nostre cœur luy appartient souverainement, & que rien n’en marque tant la parfaite soûmission que cette preuve, tres penible à la verité, mais indispensable, nous ne pouvons la luy refuser, sans nous mettre en mesme temps dans le funeste état d’estre refusez par luy de toutes nos demandes. Je sçay qu’il est des outrages dont les Loix, & nos devoirs, permettent & ordonnent de poursuivre la réparation pour la seûreté de la societé civile ; mais outre que ces poursuites peuvent & doivent compatir avec cet amour, il veut que dans toutes les autres offenses, où nous pouvons avec liberté disposer de nos ressentimens, nous remettions tout à nos Ennemis, sans autre réserve que celle d’une sage précaution contre leur malice. Que nous sommes heureux de vivre sous un Monarque, qui comme il est la plus digne Image de l’Estre souverain, le représente aussi & l’imite le plus parfaitement ! C’est par ses justes Loix que desarmant la fureur de nostre Nation, au sujet des injures vrayes ou imaginaires, il a sauvé & sauve tous les jours à l’Etat, & pour le Ciel, des millions de Sujets, dont les plus enragez de tous les combats causoient si barbarement la perte. Apres avoir fait triompher sa valeur par tant de Conquestes, & sa bonté par la Paix qu’il a donnée à toute l’Europe, il fait éclater aujourd’huy son amour, en nous retranchant les occasions de troubler la paix que nous devons avoir les uns avec les autres. Par le chemin de la prudence & de la justice qui reglent nos ressentimens, il nous conduit imperceptiblement, & comme par une pente douce, à la modération, & à la pieté qui nous apprennent à les vaincre. C’est ainsi qu’il nous enseigne luy-mesme à profiter des exemples qu’il nous nous en a donnez, jusques au milieu de sa Cour ; exemples surprenans, & qui le feront toûjours admirer, non seulement comme le plus grand des Rois, mais encore comme le plus sage des Hommes. Il n’est point de soin qu’à toute heure, & en toutes manieres il ne prenne pour assurer nos jours, & pour nous les rendre tranquiles. Il est donc bien juste que nous ne cessions point de faire des vœux au Ciel pour la conservation, & pour la prosperité des siens, aux dépens mesme des nostres, s’il estoit en nostre pouvoir de les donner, pour prolonger durant des siecles entiers une vie si merveilleuse, & si importante.

Lequel de ces mots, prononcez par la Personne aimée, Je vous aime ou Esperez, doit estre le plus agréable à un Amant §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 86-89.

Lequel de ces mots, prononcez par la Personne aimée, Je vous aime, ou Esperez, doit estre le plus agreable à un Amant.

Donner un bien qui est commun à tout le Genre-humain, & que l’on ne peut presque jamais oster à personne, ce n’est pas faire un grand présent, ny se mettre beaucoup en dépense. L’espérance estant un bien de cette nature, qui soûtient generalement tous les Hommes, & qui ne les quitte qu’aux dernieres extrémitez, je ne voy pas que l’on ait beaucoup d’obligation à une Dame qui prend la peine d’ouvrir la bouche, pour ne dire que ce beau mot, Esperez, ny qu’il soit à mettre en comparaison avec ces charmantes paroles, Je vous aime ; si ce n’est en tant que chez une Maîtresse peu sincere, tout ce qu’elle dit peut estre également trompeur. Cette proposition me fait souvenir du méchant Sonnet condamné par le Misantrope, dans la Comédie de ce nom. Dans ce Sonnet qui est sur le sujet d’un semblable espoir, s’il y a quelque chose qui puisse n’estre pas rejetté du moins pour le fond de la pensée, c’est ce me semble cet endroit.

Mais Philis, le triste avantage
Lors que rien ne marche apres luy !

Que dire sur un sujet qui me paroist aussi peu douteux que celuy-cy ? Nous avons un vieux Proverbe, qui dit qu’un tien, vaut mieux que deux tu auras, souffrez la bassesse de l’expression, elle est presque generale dans tous les Proverbes, mais en quelque façon consacrée, & je n’estime pas qu’il soit permis d’y rien changer. Celuy-cy, à mon avis, décide fort nettement cette Question, qui me remet aussi en mémoire un trait d’esprit d’une Dame qui en avoit infiniment, aussi-bien que du mérite, & de la vertu, & qui estoit de la premiere qualité. Dans une des Conversations familieres & enjoüées, où sa belle mélancolie qui estoit son tempérament, luy permettoit quelquefois de se divertir, comme on luy eut demandé ce qu’elle répondroit à un Soûpirant qui presse pour apprendre le progrés de ses services. Je luy dirois, répondit-elle sans hésiter, tenez vous gaillard. Je pense qu’il n’y a guére d’autre diférence entre cette réponse, & celle d’esperez, que du plus ou du moins de sillabes, & que ce dernier mot, pour sérieusement qu’il paroisse prononcé & pour estre seul, ne renferme pas une moindre raillerie que les trois autres.

Voyage du Roy §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 106-207.
 L’on admire ses gentillesses,
On fait un doux accueil à toutes ses beautez ;
Vous avez mis aussi parmy ces nouveautez,
Une belle Saliere, & c’est trop de largesses.

La Petite Assemblée du Havre.

Je vous ay donné une Relation du Voyage du Roy, à deux fois, dans deux de mes Lettres ordinaires. Elle est tres-exacte pour tout ce qu’a fait la Cour. Cependant en voicy une autre qui m’est tombée entre les mains, que vous trouverez toute nouvelle. On y touche fort legerement la plûpart des choses dont je vous ay déja fait part, mais aussi elle contient une curieuse description de tous les Lieux par où la Cour a passé. Comme les Nouvelles publiques sont tous les jours remplies des noms de ces Lieux-là, vous ne serez pas fâchée d’en avoir une entiere connoissance, & vous la lirez sans-doute avec autant de plaisir, qu’on lit un beau Livre de Voyage. Je n’en connois point l’Autheur ; mais vous n’aurez pas de peine à connoistre par cette lecture, que c’est un Homme d’esprit, & de fort bon sens.

VOYAGE
DU ROY.

Le 26. May 1683. le Roy partit de Versailles, ayant dans son Carrosse, la Reyne à son côté, Monsieur & Madame sur le devant, Madame la Princesse de Conty à la droite, & Mademoiselle de Nantes à la gauche. Le départ se fit entre 9 & 10 heures du matin. Leurs Majestez dînerent à Chilly, & apres avoir fait onze lieuës, Elles se trouverent à Corbeil, où le Roy entra dans son Cabinet, & la Reyne alla à la Congregation de Nostre-Dame. C’est ainsi que le Prince & la Princesse en ont usé pendant toute la Course, & c’est ainsi que sans perdre de temps, l’un & l’autre s’acquitent tres-dignement de leurs devoirs envers Dieu & envers les Hommes. Le 27. la Reyne communia sur les neuf heures, les fatigues de la Course n’ayant fait aucun obstacle aux exercices de pieté de cette admirable Princesse. Le Roy dîna au Fauxbourg de Melun. Nous laissâmes la Ville à droite, & nous allâmes coucher à Montereau. Il seroit inutile de vous faire la description de ces petites Villes, & d’un Païs dont vous avez une entiere connoissance. La proximité de Paris, & le nombre innombrable de Maisons de plaisance dont la Contrée est remplie, la rendent la plus belle, la plus connuë, & la plus riche du Monde ; je me contenteray de vous faire part de ma joye apres mon arrivée à Montereau, où j’eus le plaisir de voir des marques de la magnificence, & de la grandeur de nostre Prince, en comptant à sa suite pres de trois cens Carrosses, huit cens Mulets, plus de dix mille Chevaux, & environ vingt mille Personnes. Les Entrées des Empereurs estoient-elles comparables au simple Train de Loüis le Grand ?

Le 28. le Dîné fut marqué à Pons, & apres avoir eu le plaisit d’un agreable aspect le long du chemin, nous couchâmes à Sens. Sens est une des grandes Villes du Royaume. Elle a esté Capitale des Senonois. Je croy que c’est une partie du Gastinois, & une autre de la Bourgogne, ce qui se remarque dans le partage de ses Fauxbourgs. Elle a le Titre d’Archevesché, & mesme encore plus celuy de Primatie, mais vous en sçavez autant que je vous en pourrois écrire. Le 29. nous traversâmes Villeneuve-le-Roy, qui est une petite Ville murée sur l’Yonne, dont les Ruës sont tirées au cordeau, & dont la propreté marque assez son importance. Elle a une Collegiale desservie par six Chanoines, & une Parroisse, avec une Eglise grande & belle. Tout est fort propre dans cette petite Ville, autant les dehors que les dedans. Joigny n’en est qu’à trois lieuës. Joigny est un Chasteau apartenant à Mr de Lesdiguieres ; le principal manoir de la Comté de ce nom, valant en Bois seulement quatre-vingts mille livres de rente. Il est situé sur la cime d’un Rocher tourné vers le Midy, basty à l’antique, sans ordre & sans ornemens ; il est accompagné d’une petite Terrasse, qui sert de Jardin. Il a la Riviere aux pieds de ses Murailles. Cette Riviere le sépare d’une Plaine de cinq quarts de lieüe, diversifiée par des Prez, des Grains, des Plans, & terminée imperceptiblement par des Terres qui y forment la plus agreable veuë de l’Univers. Le Roy en fut charmé, & estant arrivé d’assez bonne heure, il alla prendre le divertissement de la Chasse. S. Jean est la Parroisse de la Ville. L’Eglise est élevée aupres du Chasteau ; c’est un des plus hardis Edifices que j’aye veu de mes jours. La Voûte est de la hauteur de celle de la Sainte Chapelle de Paris, & les Pilliers qui la soutiennent, sont d’une finesse & d’une délicatesse surprenante. Les Capucins sont hors de la Ville ; ils m’ont fait voir la Bible entiere, le Droit Canon, & quelques Ouvrages des Peres, & des anciens Scholastiques, mis sur de tres-beau Vélin, avec des Enluminûres admirables. Ce sont de tres-grands Infolio, qui ont esté donnez à leur Convent par Messieurs de Rets. Le 30. nous passâmes par Bassou ; c’est un gros Bourg muré, tout en ruine. Le Roy y dîna. En quittant ce Bourg, nous vîmes les Bastimens de Seignelay, & la Maison de plaisance de Mr d’Auxerre. Auxerre est située sur l’Yonne dans un Païs extrémement meslé. Le costé de Paris est gras & beau ; celuy de la Bourgogne est ingrat, & desagreable ; la Riviere la rend marchande & riche, elle y apporte toutes les choses necessaires pour la vie ; ainsi il y fait bon vivre, si ce n’est que la communication de Paris, en augmentant le desir du gain, ne fasse enlever tous les Vivres destinez pour les Habitans. La Ville est plus grande que Meaux, elle est haute & basse. Dans celle-cy vous ne trouvez que des Marchands curieux, & grands Chantiers ; dans l’autre vous y voyez d’assez beau monde. Les Murailles ne sont ny épaisses, ny fortes, elles sont d’un costé baignées par l’Yonne, & de l’autre elles ne sont accompagnées que de Fossez à sec, peu considérables. La Cathédrale est tres-belle, grande, & bien éclairée. Elle donne à son Evesque trente-cinq mille livres de rente au moins ; soixante-deux Chanoines Capitulans la remplissent. L’on me contoit que Mr Amiot, Grand Aumônier de France, ayant voulu faire changer le bord d’Hermines que les Chanoines portent de tout temps autour de leur Camail en Hyver, & y en mettre un Violet, à l’imitation des Chanoines de Paris, un Dignitaire s’y opposa, & dans la contestation intentée & soûtenuë de part & d’autre, il en cousta au Chapitre plus de quatre-vingts mille livres. Nous vîmes dans l’Eglise une chose singuliere. Les Chanoines assemblez en Corps pour recevoir le Roy qui venoit entendre la Messe, avoient à leur teste un Cavalier à Perruque blonde, tres-propre, habillé d’un beau Drap de Musc, portant à son Chapeau une Plume blanche, botté & éperonné, couvert d’un Surplis en forme de Surtout, sur lequel passoit un Baudrier d’or soûtenant un Epée d’or, ses mains couvertes de Gands à Frange d’or, sa gauche tenant en Fauconnier un Oyseau de Proye chaperonné, & longé. J’appris de luy-mesme qu’il s’appelloit Chastelus, que sa Maison estoit une des plus anciennes de la Duché ; qu’un Maréchal de Bourgogne, l’un de ses Ancestres, sous le Regne de Charles VI, s’estant jetté dans Crevant, petite Ville distante de trois lieues, soûtint par sa bravoure contre les Anglois un Siege fort long, repoussa ces Ennemis de la France, les contraignit de lever le Siege, & pour couronner sa genérosité par un autre acte héroïque, il eut le soin de remettre la Place, & ses dépendances, dans la possession du Chapitre. L’Eglise en reconnoissance de ces grandes actions, accorda à l’Aîné de la Famille le privilege d’assister à ses augustes Cerémonies, dans l’état noble que je viens de vous décrire, désigna un fond pour les assistances, car à chaque fois on donne trente sols de rétribution, & l’on a le plaisir de voir la pieté exemplaire de ce grand Homme perpétuée dans sa Maison, en sorte que ses Successeurs ne méritent pas moins cet honneur par leur zele, qu’il l’avoit attiré sur eux avec justice par sa valeur. Cette Maison est riche de cinquante mille livres de rente. Les Edifices publics d’Auxerre sont tres-beaux, l’Evesché est contigu à la Cathédrale. Il est ancien, & n’est beau que par une grande Salle à l’antique, ouverte comme une Chapelle. Le jour y est grand, & la veuë bornée par Seignelay. On découvre sur la Riviere une grande Prairie, & quantité de Bois & de Villages. S. Germain n’est plus rien ; on n’y voit plus que des vestiges d’une prodigieuse Maison. Il y avoit autrefois cinq ou six cens Religieux ; il n’y en a plus que quatorze qui font aujourd’huy l’Office. Ils sont de la Réforme de S. Benoist, tres-honnestes Gens, & n’ont plus de Trésor, si vous ne prenez pour de grandes Richesses plus de soixante Corps Saints enterrez dans l’enceinte de l’Abbaye. L’Eglise est encore belle, & la Bibliotheque toute nouvelle. Elle est placée dans une Galerie longue de trente-six pas, large de dix, percée des deux costez, embellie de Menuiserie, & remplie de Livres tres-communs ; mais on y en trouve de chaque genre, hors de Mathématiques & de Medecine. L’ordre y est parfaitement bien entendu & gardé ; le Bibliothequaire est Autheur de la Critique contre le Pere le Cointre, sur les Matieres de l’Ordre de S. Benoist. Mr de Coutance en est Abbé. S. Loup, S. Renobert, & S. Eusebe, sont de grands Edifices tres-apparens. Nous sejournâmes deux jours dans la Ville, ce qui donna occasion à toute la Cour d’aller voir Seignelay, & Regeannes. L’on fut charmé de la veuë & grandeur de la premiere Maison, mais l’on se récria fort sur la beauté des Canaux que forme l’Yonne, dans la derniere.

Le 2. Juin nous quitâmes avec Auxerre & l’Yonne, un tres-beau Païs. Nous ne trouvâmes plus qu’un méchant Sel produisant des Ronces, des Epines, & des Bruyeres. Les Bois mesme n’y sont ny grands, ny beaux. Nous couchâmes à Noyers, où les Peres de la Doctrine Chrêtienne reçeurent chez eux plus d’Hostes qu’ils n’eurent de Chambres. Le 3. nous allâmes loger à Monbar, petite Ville sur le Serein. Le 4. je trouvay le couvert à Chanceaux. Le matin m’estant trouvé proche de Sainte Reyne, j’allay rendre mes hommages au Roy des Roys, & faire les autres soûmissions d’un Chrêtien. Le Bourg est sur une hauteur fort rude à monter, enrichy d’une petite Chapelle fort basse, sale, & mal-propre, où Dieu opere sans cesse des Miracles en faveur de la Sainte, dont le nom est celebre par toute la Terre. Dix-sept Cordeliers y font l’Office ; on y demanda plus de deux cens Messes en ma présence. Ils payent neuf cens livres de Pension au Curé, & ont commencé une belle Eglise. J’entray dans la Grote où est l’ouverture de la Fontaine, j’y puisay de l’eau moy-mesme, & en bus. Je n’y trouvay que du goust de Minéral peu extraordinaire. Avant que d’arriver à Dijon, il nous fallut monter une éminence escarpée, qui n’a de tous costez que des abîmes. Quoy que la Province eust fait travailler au Chemin, on ne laissoit pas de se plaindre de sa hauteur. Monseigneur le Dauphin cependant estoit arrivé à Fromenteau, & avoit pris place dés la dînée dans le Carrosse de Leurs Majestez. Dijon est une tres-grande Ville, tres-belle, & bien bastie. Ses Murailles sont bonnes, & en état de soûtenir un Siege. La pierre est parfaitement bonne. Le Chasteau ancien est si logeable, qu’outre le Roy, la Reyne, Monseigneur, Monsieur & Madame, il y avoit beaucoup de Dames logées. Les Apartemens sont grands & magnifiques. Le Parlement occupe un Palais considérable. Il y a quantité d’Hôtels, où les grands Seigneurs se trouvoient aussi-bien que chez eux à Paris. On compte deux cens Carrosses à Dijon ; il y a outre le Parlement, beaucoup de Noblesse. Les Ruës sont spacieuses, & embellies de grands Edifices ; les Lieux saints sont tous fort grands, & augustes ; la Sainte Chapelle est proche le Chasteau, agreablement élevée, & assez bien éclairée. Elle est honorée d’un Chapitre Noble, enrichie d’une Hostie miraculeuse, envoyée en 1430. par le Pape Eugene IV. à Philipes le Bon. Cette Hostie, suivant les Pieces justificatives, est semblable à celle des Billettes qui se conserve à Saint Jean en Greve. Elle fut percée par un Juif incrédule de vingt-deux coups de Canif. On les compte encore aisément, & quoy que l’injure des temps semble s’y opposer, on discerne encore une couleur vermeille dans les endroits où le Sauveur du Monde voulut bien jetter du Sang. S. Estienne est une Abbaye qui dispute la preéminence avec la Sainte Chapelle. Elle est fort propre, par les soins, & la pieté de l’Abbé. S. Michel paroist beau, il y a deux Tours qui font un tres-bel effet dans le Portique du Bastiment. S. Philbert, S. Jean & S. Benigne sont ensemble. C’est icy une Abbaye de Mr l’Archevesque de Rheims, plus considérable par ses Antiquitez, que par ses revenus. Elle ne produit que douze mille livres de rente. Les dehors de Dijon sont aussi beaux que le dedans. La Chartreuse n’en est qu’à un quart de lieuë. Elle est puissamment riche, fondée par les Ducs de Bourgogne ; elle est bastie sur le modelle commun, l’Eglise est grande & magnifique ; la Sacristie renferme de superbes Ornemens, ils sont la plûpart de Brocards d’or frisez, anciens, enrichis de Perles, ou d’Ouvrages à l’aiguille tres délicats, & fort finis ; il y en a mesme beaucoup. Le Chœur de l’Eglise est orné de deux Tombeaux admirables, tant par la matiere, que par le travail. C’est un Marbre de plusieurs couleurs, aussi poly que les Glaces de Venise. Il ne paroist pas qu’il y ait quelques années qu’il ait esté mis en œuvre. Pour les Ouvrages, ils font l’admiration des Curieux. Le Duc Jean est représenté avec son Epouse, & le Duc Philipes, tous au naturel. Les Figures qui servent de Bas-reliefs & de Contours à ces Mausolées, sont toutes belles & finies ; elles composent un Deüil, qu’on ne se peut lasser de voir. Le Cours de Dijon est une tres belle Promenade, plus grande que le Cours de la Reyne ; Monsieur le Duc y régala la Reyne, avec beaucoup de magnificence & de propreté. Le Roy communia avec une pieté exemplaire, par les mains de Mr l’Evesque d’Orleans ; apres quoy Sa Majesté toucha environ trois cens Malades ; & parce qu’Elle avait fait ses Devotions à la Sainte Chapelle, Elle voulut entendre la grande Messe à S. Estienne. Elle fut celebrée par Mr l’Evesque de Langres. C’est ainsi que ce grand Prince, avec une équité judicieuse, n’a point voulu préjudicier aux droits de l’Abbé de S. Estienne, & que sans entrer dans la connoissance de la contestation de la Sainte Chapelle, & de S. Estienne, il a rendu ses devoirs au Seigneur, & n’a fait aucun tort aux Hommes. Le 7. nous partîmes pour Bellegarde. Je passay par Cisteaux, parce que c’est un Chef d’Ordre, & que ce Chemin n’estoit pas plus long. Je trouvay Cisteaux environné de grands Bois, dans une solitude un peu affreuse, arrosée de plusieurs petits Canaux, & ayant tout autour quelques Marais. Je salüay l’Abbé, qui est un grand Homme sec, en odeur de sainteté. Je remarquay un grand nombre de Bastimens, en sorte que je m’imaginois estre dans quelque gros Bourg ; ce ne sont pourtant que les Logemens & la Basse-Court de l’Abbaye. L’Eglise est longue & haute assez bien proportionnée ; quatre-vingts Religieux y font ordinairement l’Office. J’y vis encore huit Abbez de l’Ordre. C’estoient Abbez Etrangers, & venus pour le Chapitre convoqué en Avril. Il y a trois Cloistres diférens dans la Maison. Le premier est pour seize ou dix-huit Novices, qui sont instruits prés de la Chambre de S. Bernard, dont on a fait une Chapelle. Je trouvay une grande Salle antique, & voûtée d’une élevation considérable. Je demanday ce que c’estoit ; j’appris qu’elle avoit servy d’Infirmerie, & je remarquay à son extrémité une Croix grande & formée sur la terre, où dans la sevérité de l’Ordre, on exposoit les Moribonds dans le sac, & sous la cendre, afin qu’ils offrissent à Dieu un Holocauste parfait dans le sacrifice de la Penitence. Nous n’allâmes point à S. Jean de Laune, comme on l’avoit d’abord projetté ; nous nous rendîmes à Bellegarde le 7. au soir. L’impatience que l’on avoit de voir le Camp, y fit arriver d’assez bonne-heure. Bellegarde est sur une hauteur au Levant de la Saône, dans les limites du Duché de Bourgogne ; cette Ville est plus connuë dans le Païs par le nom de Sure, que par celuy que nous luy conservons. Elle a passé de la Maison de Bellegarde en celle de Condé. Monsieur le Duc en est Gouverneur, & Proprietaire, les Guerres l’ont ruinée plusieurs fois. Elle estoit de défence, sa situation est avantageuse ; elle est pourtant commandée à son Levant. Il y avoit un Chasteau qui paroist avoir esté agreable, & grand ; la Ville est petite, & de l’Evesché de Châlons.

Au couchant de la Saône, & à la veuë de Bellegarde, regne une étenduë de Prairies & de Plaines tres considérables. C’est le lieu qu’on a choisy pour faire camper une partie de la Cavalerie du Royaume, car à mille ou douze cens pas de la Ville on découvre la teste du Camp, occupée par huit Escadrons de Dragons. Ils estoient tous sur une ligne, logez sous des Canonnieres. Les Officiers avoient des Tentes, & quelques Mansardes, pour se faire distinguer des simples Cavaliers ou Fantassins. A cinq cens pas de là, toute la Cavalerie estoit postée sur une seule ligne, de plus de cinq quarts de lieuë en longueur sur quelque quatre-vingts pas de large, disposée par Compagnies, & par Regimens sous des Canonnieres ; les Officiers se distinguoient aussi par des Tentes, & des Mansardes, qui ne paroissoient ny magnifiques, ny recherchées ; l’on voyoit d’espace en espace de grandes Barraques dressées par les Vivandiers. Mr de Bouflers commandoit toutes ces Troupes. Le Roy les visita dés le soir, & proposa Monseigneur le Dauphin pour le Generalissime de l’Armée. Mr de Vermandois luy fut donné pour Ayde de Camp d’honneur. Le lendemain Monseigneur le Dauphin visita son Camp, & le Roy en fit aussi plusieurs fois le tour. Le 9. tout parut à cheval ; il y eut exercice des Dragons, & de la Cavalerie, & enfin une petite Escarmouche. Le 10. le Roy voulut faire une Reveuë generale. Toutes les Compagnies passerent devant Sa Majesté quatre à quatre, ce qui dura depuis deux heures, jusqu’à huit heures du soir. On trouva trois Regimens de Dragons, en huit Escadrons ; & vingt-sept Regimens de Cavalerie, en quatre-vingts-deux Escadrons. Jamais on n’a veu Regimens plus forts, Compagnies plus completes, Cavaliers mieux montez, ny Hommes mieux faits. Tout ce que je vous dis est au pied de la lettre ; car il est mal aisé de croire qu’on ait pû trouver des Hommes si aguerris, & de si bonne mine, tant de beaux & bons Chevaux. Il y a des Compagnies aussi-bien montées que la Maison du Roy. Le Regiment des Cuirassiers a tous bons Hommes. Villeroy, Gens bien faits ; Royal, est monté avantageusement ; Conismarck, quatre Escadrons admirables, il y en a un vétu & armé à la Suédoise, qui plut beaucoup par la diversité de ses armes, & de ses vestemens ; du Roy Etrangers, tres-bons, &c.

Sa Majesté prit un grand plaisir à visiter chaque jour sa Cavalerie ; mais l’on peut dire qu’Elle en a eu encore un plus grand de voir Monseigneur le Dauphin sans cesse à cheval, & dans l’exercice, disposant tout en General aussi experimenté, que s’il avoit passé par tous les degrez de la Milice. Tous les jours nous avons veu des mouvemens diférens, & tous les jours l’exécution a paru conforme aux desseins qui avoient esté pris. Les Officiers ont suivy avec empressement, & avec activité tous les ordres de Monseigneur, & ils ont reçeu avec joye de la libéralité du Roy plus de cent mille Ecus de récompense, les uns quinze cens livres, les autres douze cens livres, quelques-uns mil livres, d’autres neuf cens livres, & huit cens livres. Ces largesses feront faire encore plus de dépence à ceux qui en ont esté gratifiez, & elles seront cause que ceux qui en ont esté privez, se mettront en état une autre fois d’en avoir leur part. Le Roy n’estant jamais entré dans Bellegarde, a bien voulu accorder des effets de sa clémence, en faveur d’environ trente Misérables, qui ne se sont pas trouvez convaincus de crimes énormes. Si l’on avoit eu connoissance de ces sortes de graces, on auroit veu icy beaucoup plus de Criminels implorer la miséricorde du Prince. Le Camp doit aller à S. Jean de Laune, de là à Aussone, & enfin à Grey.

On a esté icy fort fâché de la mort de Mr Bouchu, Intendant de la Bourgogne. Mr Chauvelin estoit l’Intendant de l’Armée. Le Marquis de Dogliani, est venu complimenter le Roy, de la part de Monsieur le Duc de Savoye. Estant partis de Bellegarde le 15. nous ne fîmes pas trois lieuës sans entrer dans la Franche-Comté, où nous découvrîmes des Montagnes, & des Bois de tous costez, un terroir fertile & abondant, l’air pur & serein. Nous vîmes-là des Gens fiers, rusez, & adroits. Sur le midy, nous apperçeûmes Salins, dans une gorge formée par deux fort hautes Montagnes ; & apres avoir traversé une fort longue Plaine toute couverte de Bleds tres-hauts, & de plusieurs autres sortes de grains fort beaux, nous arrivâmes à Dole. Dole est sur une éminence agreable, dont le Valon est arrose par le Doux. Sa figure est celle d’un Jambon, vous jugez qu’elle doit estre haute & basse. Les Eglises y sont tres-belles & fort grandes, & les Maisons fort logeables. L’Eglise Cathédrale en est la seule Paroisse. Cette Ville a une Tour d’où l’on découvre la propreté de ses Fortifications, la beauté de ses Dehors, & la plûpart des hauteurs de la Province. Elle servit cette nuit là a éclairer tout le Païs par une infinite de Lampes & de Lanternes, que les Habitans y avoient fait mettre pour témoigner leur joye de l’arrivée de leur Prince ; mais ce n’est pas là ce qu’il y a de plus considérable. Une Hostie miraculeuse, conservée dans le feu il y a quatre-vingts-six ans, dans un lieu nommé Favernay aux confins de la Province, vaut tous les Trésors du Monde. Je la vis long-temps, & à diférentes fois. Je la trouvay roussastre, & semblable à quelque chose qu’on vient de sauver du feu. Voicy comme on me compta le fait. Un Prestre de Favernay ayant laissé des Cierges allumez sur l’Autel, le feu y prit & brûla l’Autel, & la Voûte de l’Eglise. Comme l’on ne put rien sauver du Tabernacle, Dieu se plut à faire voir sa puissance. Deux grandes Hosties qui estoient dans un Ciboire, furent enlevées au haut de la Voûte suspenduës en l’air. Elles demeurerent pendant trois jours à la veuë de tous les Peuples, qui accouroient de toutes parts pour voir ce Prodige ; & le troisiéme, qui fut la derniere Feste de la Pentecoste, un bon Prestre du Païs, sacrifiant sur un Autel élevé sous les Saintes Hosties, elles descendirent d’elles-mesmes, formant plusieurs lignes obliques, sans aucun secours humain, jusque sur le Corporal, sur lequel le Prestre avoit mis l’Hostie nouvellement consacrée, & aussi-tost consommée par le Sacrifice. Alors on vit que le Ciboire où les Hosties miraculeuses avoient esté conservées, estoit consumé dans le haut & dans le pied, & qu’il n’estoit resté du Métal qu’autant qu’il en falloit pour soûtenir les Saintes Hosties. Ce Miracle causa beaucoup de Conversions ; & à l’occasion des deux Hosties, de Dijon & de Dole, l’on fit ce Distique.

Improbe, quid dubitas hominemque Deumque fateri ?
Hic probat esse Hominem Sanguine & igne Deum.

J’allay voir l’Arc des Jésuites. Ce n’est qu’une communication de leur belle Maison à leur College. Il y a des Carmelites tres-bien logées. Les Minimes sont hors de la Porte, & au dela de la Riviere, tres-bien situez, aussi-bien que les Capucins, qui sont à six cens pas de la Ville au bout d’une tres-belle Promenade. La Ville a l’Université, elle souhaite fort le Parlement. Le monde y est fort poly, doux, honneste, témoignant de grandes amitiez aux François ; la Garnison s’y trouve parfaitement bien, elle y vit à tres-bon compte, & y porte plus d’argent qu’il n’y en a ; car c’est tout ce qui manque à une Ville régulierement fortifiée, & preste à soûtenir les efforts d’un long Siege. C’est un Heptagone fort propre, regulierement soûtenu de Demy-Lunes, de Ravelins, & de Cavaliers. La Riviere luy donne par bas des Fossez remplis d’eau. En haut, les Fossez sont accompagnez de Chemins couverts, & de Palissades. Les Glacis ne sont pas parfaits ; l’on commence à ne mettre plus cette Place au nombre des Limitrophes. La Prairie est enchantée, & fait un aspect admirable pour la Ville. Le 16. nous fîmes sept lieuës de ce Païs-là, qui en valent bien quatorze de France. Il y eut beaucoup de Chevaux outrez. La Reyne y en perdit deux. Nous arrivâmes à Besançon, & y passâmes deux jours, ce qui nous donna occasion de voir les raretez de la Capitale de la Franche-Comté. L’on découvre un reste d’Antiquité sur une Porte du Cloistre de Saint Jean, qu’on dit estre un Arc de Triomphe du temps de Crispe, dont la Ville a porté le nom Crispopolis. C’est peu de chose que ces Vestiges d’antiquité. Il y a eu une corruption dans le nom, qui l’a fait appeller Crisopolis, à cause, disoit-on, de l’or qu’on a trouvé quelquefois dans le Doux. Il est assez difficile d’y en ramasser, & j’ay sceu qu’un Seigneur en avoit acquis dequoy faire une Bague, aux dépens de cinquante Pistoles. Les Richesses de la Ville, consistent présentement dans la sainte Relique dont elle a le dépost. C’est le Saint Suaire. Je le vis avec toute la Cour, & je le touchay avec surprise de la veuë & du toucher, car ces impressions y sont si bien marquées, qu’il est difficile de douter de la verité du Miracle ; & pour l’Etofe, elle paroist aussi entiere & aussi belle, que si c’estoit du Linge conservé précieusement depuis quinze ans. Je me suis servy du terme d’Etofe, parce que le Linge de Palestine est si fort, qu’il semble que ce soit quelque chose de plus que du Linge. Il est vray que la couleur est un peu passée du Linge & du Sang, c’est un grisperle, gasté & sale que le Linge, & c’est un rouge éteint que le Sang ; cependant je vous diray sur le raport des Clavistes de S. Jean, que les Playes paroissent plus vermeilles de temps en temps dans la Passion du Sauveur, & que ce qu’on met pour couverture de la Relique, & le Linge que l’on applique dessus, se gastent & se pourrissent, en sorte qu’on est obligé d’en changer souvent, au lieu que le Saint Suaire demeure toûjours en son entier. On ne le montre ordinairement que deux fois l’année. Le jour de la Passion, & les trois jours suivans, & les Festes de la Pentecoste. La devotion des Peuples est si grande, qu’on ne peut presque marcher à Besançon dans ces temps-là, tant il y a de monde. Avant que le Roy eust conquis la Ville, le S. Suaire estoit conservé à Saint Estienne, mais l’Eglise ayant esté ensevelie dans le malheur des dernieres guerres, à present le Chapitre qui est à S. Jean, l’y garde avec de grands soins. Saint Jean est un grand Vaisseau ancien, assez bien éclairé, ayant Autel contre Autel à ses deux extrémitez. Celuy des Chanoines est ouvert, élevé sous un Dôme ; le Prestre est tourné vers le Peuple pour sacrifier. Le Chapitre est fort noble, on n’y admet point de Gens qui soient sans naissance ; les Chanoines sont vétus de violet, Officient en Evesques, & ne dépendent que du Pape. Toutes les Dignitez ont le nom de Haut ; comme, Haut Doyen, c’est le Neveu de l’Evesque, qui a mille Ecus de rente de son Benefice, & vingt mille livres en d’autres meilleurs. Les Canonicats ne sont que de quatre cens livres, six cens livres, huit cens livres, & douze cens livres au plus. Je ne croy pas que leur revenu monte mesme si haut. L’Evesque est de la Maison de Grammont-Franche-Comté ; c’est un bon Homme qui est devenu aveugle. Son Neveu gouverne tout, il va estre sacré Coadjuteur par privilege, car tout le Chapitre a le droit de faire des Coadjuteurs, avec la permission du S. Siege. Ces Coadjuteurs n’ont que l’avantage d’assister au Service pendant la vie de ceux qui les ont reçeus. Ils n’ont ny revenu, ny voix au Chapitre. Il n’y a pas de belles Eglises dans la Ville, elles sont toutes fort communes. Les Benédictins sont les plus riches Religieux. Leur Maison est parfaitement belle, & spatieuse. La grande Ruë est l’ornement de la Place. Vous y voyez l’Hôtel de Ville dont la Façade plaist assez. Le Palais Granvelle est le plus considérable. C’est l’Ouvrage d’un Cardinal de ce nom, qui doit une partie de sa fortune à son génie, & l’autre à son Pere, qui de Fils de Maréchal ferrant nommé Perhot, entra fort avant dans les Conseils de la Maison d’Autriche. J’ay passé par le Lieu de sa naissance. Le Palais qui conserve son nom, & qui éternisera sa mémoire, est fort grand, & de figure carrée. Sa Court est accompagnée d’une Galerie dans son contour soûtenuë par des Pilastres, qui forment un Portique fort commode, & qui sert de Vestibule à tous les Apartemens du rés de Chaussée. Le Jardin qui est derriere n’est pas grand. Je regarday un Jupiter, & une Junon, qui sont aux extrémitez de deux Allées, & qui passent pour des Antiques tirez de Rome. L’Archevesché est un vieux Bastiment, fort sombre, & vilain. La situation de Besançon déplaist d’abord à ceux qui l’envisagent. Il est situé dans un fond, traversé par le Doux, & commandé par trois Montagnes. J’admiray la bizarrerie des Hommes, quand je vis cette fameuse Ville dans un lieu si écarté, ensevelie dans des Rochers, & ornée seulement d’eaux & de Forests, car il nous falut faire plus de quatre lieuës autour des Roches & des Bois avant que d’y aborder. Il est vray qu’en l’examinant de prés, vous demeurez d’accord que la raison l’emporte sur les premiers mouvemens, car il semble que le Doux ait esté conduit jusque en cet endroit pour faire sa seûreté. Il luy donne la figure d’un Fer à Cheval ; mais parce qu’elle s’avance au dela l’eau vers la Plaine, le Roy y a fait bastir un Fort à quatre Bastions tres-réguliers, qui la garde, & qui la commande. Mr Polastre y aura quelques Bataillons, en qualité de Gouverneur. Vers les Montagnes, celle du milieu servoit à l’ancienne Citadelle. Le Roy y a fait faire des Travaux admirables, qui en font un lieu imprenable. C’est une hauteur escarpée, éloignée de quatre-vingts pas de la Ville. La Contrescarpe est ce qu’on appelloit S. Estienne, fortifié selon le terrain, où il y a des Magazins & des Cazemates en quantité Une Esplanade de deux cens pas la sépare de la Citadelle. Il y a grande apparence que l’on y fera des Parapets pour faire la communication de l’une & de l’autre, parce que cet endroit est découvert par les deux élevations voisines, d’où l’on pourroit incommoder les Soldats dans le Passage. La Place qui est à la croupe de la Montagne, est entourée de Fossez creusez dans le Roc, qui a servy de Matériaux pour faire les Murailles. Ils ont plus de vingt-cinq pas de profondeur prés de la Porte, qui est tres-bien flanquée ; il n’y a au dedans que des Cazernes, avec une Chapelle, la Maison de Mr de Moncault qui en est le Gouverneur, des Magazins, Maisons d’Officiers, de Vivandiers, autant qu’il en faut pour loger cinq à six mille Hommes. Du costé des Montagnes, on y a élevé des épaulemens si hauts & si beaux, qu’il est impossible à l’avenir de se servir avantageusement de ces Hauteurs pour incommoder la Citadelle. Sa profondeur sur le Doux est affreuse ; enfin tout est surprenant. Il y a sujet de croire qu’on n’arrachera jamais Besançon des mains des François ; & qui le pourroit ? Le 19. nous fîmes six lieuës par le chaud, & par la poussiere, qui cousterent la vie à plusieurs Chevaux ; elles en valloient onze de France, car les lieuës de la Franche-Comté sont tres-fortes, & ne sont pas moins longues que les milles d’Allemagne. Nous nous trouvâmes le soir à Montbozon, d’où nous fûmes envoyez à Fontenay, distant d’une lieuë de France. Montbozon est un lieu tout délabré, situé sur l’Ougnon sur une Colline tres-agreable. Il n’y a plus que douze Maisons, encore sont-elles en tres-méchant ordre. Le lieu paroist avoir esté bon ; mais ce n’est plus que Mazures.

Le 20. apres la Messe nous eûmes une tres-rude journée. Il n’y eut que peu de Chevaux qui purent résister à la fatigue d’une si longue traite. Les sept lieuës qu’on compte jusqu’à Leurre feroient le chemin de Paris à Fontainebleau. Leurre est une petite Ville, murée à sec. Ce sont des Places qui se rendent aux Maîtres de la Campagne, & qui ne sçauroient tenir plus de deux heures. Elle a une petite Riviere sans nom qui l’arrose, & peu de Maisons en état de loger. L’Abbaye qui appartient à Mr le Comte de Morbarck, Neveu de Mr l’Evesque de Strasbourg, est considérable, tant pour ses revenus de vingt mille livres que pour sa situation. Elle est entourée de Fossez flanquez par des Tours à l’antique. Elle ne peut estre occupée que par des Religieux Allemans. Ils logerent le Roy, le Bourg renferma presque toute la Cour. La fatigue du jour, fit résoudre le Roy de n’aller le 20. que jusqu’à Champigny, où l’on dépescha aussi-tost les Maréchaux des Logis. Je m’y rendis de bonne heure. Il n’y avoit des Maisons que pour une partie des Princes. Monseigneur campa. Monsieur de Conty voulut aussi faire l’essay d’une Tente, dont le Roy l’accommoda ; nous campâmes tous croyant ne pouvoir faire autrement. Nous estions postez entre des Montagnes de toutes parts. La nuit fut si froide, qu’elle nous enrhuma tous. Je fus un des moins maltraitez. Je décampay à quatre heures, & je me trouvay à six heures hors du Comté de Montbelliard, & de la Franche Comté, & enfin hors des Montagnes, & des Bois d’un Païs tres-fertile d’ailleurs, mais en verité tres-affreux. L’on y vit à bon compte malgré l’humeur de la Nation ; & je ne suis pas fâché de l’avoir parcouru avec le Roy. Je me reconnus en Alsace, lors que je vis une marque de l’humanité des Allemans. Les chemins y sont marquez sur la route, & cecy continüe jusques en Lorraine, car d’espace en espace l’on trouve des Piquets plantez sur les Chemins, doubles, ou triples, & vous y lisez en Allemand & en François la route des Villes voisines. J’arrivay à Befort sur les neuf heures. Le chemin me sembla fort court, parce que l’on commençoit à découvrir de loin que les Montagnes s’éloignoient de nous, & qu’elles commençoient à estre plus agreables, & la Plaine tres-fertile. Nous traversâmes quelques petits Villages, qui sont les restes des passées des Troupes des diférentes Nations. Le Païsan y est encore pauvre, mais enfin moins qu’on ne pense. La mémoire de Mr de Turenne, fit le sujet & le regret de nos entretiens dans ce Voyage. J’ay remarqué une partie de ses mouvemens, & j’ay admiré souvent la prudence & la genérosité de cet incomparable General. Befort n’est qu’un Trou, mais admirable pour servir de Barriere à nos Ennemis ; ce que je pourrois vous justifier par mille endroits de l’Histoire. La Ville n’est rien ; la Citadelle est posée sur la cime d’une Elevation. Elle commande à la Ville, & à tout le Païs. Elle n’a point de figure, & est seulement ménagée selon la grandeur du terrain que l’on a trouvé. Elle est construite sur un Roc, dont la taille a servy à faire les Murs extrémement élevez. Il y a une Garnison tres-forte ; la porte est percée dans le Roc de plus de quatre-vingts pas d’épaisseur ; elle n’est point commandée, & elle a pour surcroist de force une Tour, ou Cavalier, qui découvre de fort loin. Son Puits est plus profond que celuy de la Citadelle de Besançon. Il a quatre-vingts-trois toises de profondeur ; l’autre n’en a que soixante-six, & quatre pieds. Un Soldat peut tirer luy seul de l’eau dans un Moulinet. Il faut un demy quart-d’heure pour en avoir, j’en ay tasté, elle est tres-bonne, & fort fraiche. Avant que d’avancer en Alsace, je vous diray touchant Besançon, que j’ay veu dans la Citadelle une Compagnie de quatre cens jeunes Gentilshommes, la plûpart Poitevins, qui y sont entretenus par le Roy, & qui font une partie de la Garnison de douze cens Hommes seulement. Ces Cadets par leur adresse, & par leur ponctualité à l’Exercice, ont fait la joye du Roy, & l’admiration de toute sa suite. Les Mousquetaires ne l’emportent point sur eux ; & le Prince, qui prit plaisir plusieurs fois à leur voir faire tous les Exercices, parut tres-content des assurances qu’ils donnent, d’estre un jour des meilleures Troupes du Royaume. Le S. Suaire de Besançon (car je ne puis que je ne vous en parle) est celuy qui servit à couvrir la Face, & le devant du Corps de Nostre-Seigneur ; celuy de Turin, servit pour le Dos ; le troisiéme qui se trouve à Cadoüin, est à proprement parler, le Surtout qui envelopa tout le Corps. Revenons à la Route. Nous n’entendîmes plus que baragoüiner des Femmes, avec leurs Chapeaux, nous présentant des Cerises & des Fraises. Les Hommes de la Comté de Befort sçavent le François, & tout y est Catholique. Il y a une petite Collegiale dans la Ville de six Ecclesiastiques, qui secourent les Curez du voisinage, qu’on examine comme dans toute l’Alsace sur le François, & sur l’Allemand. C’est à peu prés ce que l’on fait chez nous pour le Latin, afin que sçachant ces deux Langues, ils servent aux Garnisons & aux Naturels. Le 23. nous arrivâmes à Cerney ; nous y trouvâmes peu d’Herétiques ; beaucoup de peines, de fatigue, & de poussiere en chemin, causées par l’ardeur excessive du Soleil. Cerney est muré, mais foiblement, de la mesme maniere que toutes les petites Villes d’Alsace, qui sont sans nombre. J’eus le temps d’en aller voir une située dans la gorge de plusieurs Montagnes, qui n’est pas des moins belles ; & afin que vous puissiez prendre une juste idée des petites Villes d’Alsace, je vous en feray une legere description. C’est Tannes dont je vous parle. Les Montagnes qui l’environnent, d’Occident, de Midy, & Septentrion, sont toutes couvertes de Vignes hautes de huit pieds, produisant de tres-bon Vin. Les Arbres Fruitiers, & quelques autres pour l’aspect, couvrent le reste du Soleil. La Plaine est arrosée par plusieurs Ruisseaux qui forment la Thore, qui se dégorge dans l’Ill au dessus de Colmar, & si fertile, qu’aucun Païs en France ne peut l’égaler. Autour de la Ville, on trouve une fort jolie Capucine, au dela de laquelle est une Isle de plus de douze cens pas de long, & de cinquante de large, couverte d’Arbres. Plus loin on découvre quantité de petites Maisons de plaisance pour la Bourgeoisie. La Ville est investie de doubles Fossez, & de doubles Murailles. Le Monde y est poly, & fort honneste ; l’Eglise Capitale dédiée à S. Thibault, est de la grandeur de S. André des Arts. La Voûte est aussi délicate que celle de Beauvais. Ses Pilliers mignons sont enrichis de mille petits Ouvrages, & les Contours de l’Eglise, ornez d’Ouvrages tres-fins, & forts délicats. Le Portique est parfaitement beau, & la Tour est du mesme Ouvrier que celle de Strasbourg ; mais en verité la main qui a travaillé à Strasbourg, s’est bien perfectionnée pour travailler à Tannes. Il y a trois ou quatre Fontaines qui joüent sans cesse dans la Ville ; les Cordeliers sont tres-bien logez à la pointe de la gorge, ou de l’angle, & les Maisons sont fort bien basties. Je fus traité à l’Allemande avec beaucoup de demonstration de joye. Je n’avois mangé que du Pain le matin, à cause de la Vigile ; je trouvay une partie des Mets Allemans tres-bons. Le 24. apres la Messe, nous partîmes pour Colmar, & laissâmes à gauche cent petites Villes aux pieds des Montagnes, qui nous paroissoient aussi fortes que celle dont je viens de vous parler, Sulz, Bolvick, Morback, &c. Nous découvrions à droite Eisenhein, Brisac, le Rhin, & le Brisgau avec ses Montagnes. Icy nous estions dans le Sundgou, dont Mulhausen est la Capitale. Nous dînâmes à Bufac, où le Roy dîna. C’est une petite Ville un peu ruinée, fort propre, appartenante à Mr de Strasbourg. Il y a mesme un Chasteau joliment basty sur une hauteur, lequel paroist avoir servy de Maison de plaisance. La plûpart des Villes dont je vous viens de parler, ont des Masures de Chasteaux à l’Allemande, qui leur servoient autrefois de Citadelles. Le Roy a tout fait ruiner, ce qui a fait plaisir aux Habitans. Nous arrivâmes enfin à Colmar, où l’on avoit balancé de nous accorder un sejour, mais la nuit de Champigny nous en priva à nostre grand regret. La Ville est grande comme Meaux, les Maisons y sont assez mal basties, & pourtant assez commodes. Les Luthériens ont causé la ruine de cette Ville, car ils se sont longtemps vantez d’estre indépendans. Ils avoient liaison avec Strasbourg, & faisoient trembler tout le Païs ; ils sont présentement réduits, & de l’Evesché de Basle. L’Eglise Cathédrale est aux Catholiques, c’est un Vaisseau tout nud, & délabré. Les Dominiquains y sont bien établis ; mais les Luthériens ont retenu les plus beaux Edifices. Il est aisé d’y voir leur Temples ; les Chœurs y servent à la Confession publique, & auriculaire ; & les Nefs aux Sacrifices & aux Prieres, & aussi aux Presches. Turkem n’est qu’à une demie lieuë de la Ville. On s’y souvient fort de la Victoire de Mr de Turenne. Le 25. apres avoir passé dix ou douze petites Villes, Guemer, Sainte Hipolite, Chartenoy, nous vinsmes à Beinfeld ; Chartenoy est le passage des Charois pour Sainte Marie aux Mines, & pour la Lorraine. Elle est aussi la Carriere de Strasbourg, & elle tient la Source du Canal prodigieux que le Roy a fait faire jusqu’à Schelestad, pour porter les Matériaux necessaires à la construction des Citadelles de Strasbourg ; ce qui a coûté des sommes immenses, trois ans mesmes avant la soûmission de cette Ville. J’oubliois à vous dire que Colmar n’est plus entourée que d’une Muraille à sec, de quatre ou cinq pieds d’épaisseur seulement, pour la garantir des Loups, & des Coureurs. Pour Schelestad, c’est une Place polie, & agreablement fortifiée en quelques endroits. Elle est au dessus du Cordon, & en d’autres il n’y a que le Terre-plein, & le Gazon achevé. C’est un Heptagone fort régulier. Il n’y a que trois Portes, dont les Courtines sont défenduës par des Demy-Lunes, le tout garny de Fossez de plus de vingt toises de large, tres profonds, à fonds de cuve. Le Canal de Chastenoy les remplit, & va deux lieuës au dessus s’emboucher dans l’Ill. Il y a sept ou huit Eglises, & une seule Paroisse, laquelle est grande. Tous ses Habitans sont Catholiques, sans aucun mélange de Luthériens. J’eus bien de la peine à trouver Beinfeld à cause de la longueur du chemin. Les Récolets me donnerent le couvert ; & parce que je me voyois à six lieuës ou heures de Strasbourg, je partis à trois heures du matin, & je m’y rendis sur les sept heures. Schelestad est du Diocese. Son étenduë n’est pas grande. La Ville de Strasbourg est grande comme Roüen. Elle est belle pour ses Edifices, l’Hôtel de Ville, l’Eglise Cathédrale, & les autres lieux publics. Il n’y a que cinq ou six Hôtels, le reste est de Maisons de riches Marchands. Je vis l’Horloge dont on parle tant, à cause de ses mouvemens si divers, & si extraordinaires ; j’y estois à trois heures. La Mort passa, mais le Coq ne voulut point chanter. On travaille à rétablir l’Autel ancien & élevé sous un Dôme, que les Luthériens avoient renversé. L’Evesché vaut quatre-vingts mille Ecus. Les Canonicats ne sont pas encore rétablis, on y va mettre un Séminaire. Les Enfans y apprennent à parler François ; l’Arsenal est grand, bien fourny de toutes sortes de Munitions de guerre ; mais comme l’on va abatre les Murailles du costé de la Citadelle, il ne servira plus. Strasbourg est dans une Plaine arrosée par l’Ill, peu fortifiée, mais le Roy fait faire des Travaux du costé du Rhin, qui la rendront a terreur de l’Allemagne. A cinq cens pas au dela, passant des Marais, on rencontre la Citadelle, laquelle est un Ouvrage à cinq Bastions, soûtenus de Ravelins & de Demy-Lunes, & entourez de tres-bons Fossez tres-larges, & tres-profonds, pleins d’eau. Cette Citadelle est occupée par des Cazernes, Maisons d’Officiers, Magazins, Chapelle, & autres Edifices necessaires. Elle commande absolument la Ville, & afin que rien n’en empesche le commandement, il y a ordre d’abatre les Fortifications de la Ville qu’elle regarde ; & pour communication, l’on fera un Ouvrage couronné qui joindra la Ville au Fort. La Citadelle fait plus. Elle bat le premier Bras du Rhin, & une partie du Pont. A la droite, l’on voit un Fort qui se nomme de l’Etoille à cause de sa figure qui défend l’autre costé. Au milieu, il y a une Redoute qui commande par tout, & sera un obstacle à la Conqueste du Pont, lors qu’on en aura gagné la Pointe. Le Fort de l’Ill, est au confluent de cette Riviere au dessus de la Citadelle. Le Fer-à-cheval est à droite vers la Pointe, laquelle est absolument défenduë par le Fort de Kiell. C’est un Testragone parfait, qui bridera toute l’Allemagne. Il sera encore appuyé par un Ouvrage à Couronne d’une prodigieuse longueur, qui ira affronter tout l’Empire. Voila en gros les Ouvrages du Rhin. En verité, si Xercés en avoit usé comme Loüis le Grand, on ne l’auroit pas traité de fol & d’insensé, quand il se vantoit d’avoir mis des Fers à la Mer Egée. Nostre Prince a fait sur le Rhin, ce que ce Persan devoit faire sur la Propontide. Le Roy alla voir ces Ouvrages le mesme jour, & le soir nous le vîmes à Molsheim. Molsheim est une petite Ville qui appartient aux Evesques de Strasbourg, située sur la Brusche. Elle a logé toute la Cour, & l’on s’y est trouvé moins incommodé qu’ailleurs. Le Roy estoit au College. C’est le plus bel Edifice que les Jesuites ayent dans le Monde. Ce Bastiment est quarré, & fort régulier. Il fut fait par un Archiduc, qui l’accompagna d’une Eglise plus longue une fois que celle que ces Peres ont à Paris dans la Ruë S. Antoine. Elle est tres-bien éclairée & bien voûtée, enrichie de beaux Ornemens & de quantité de Reliques. Les Jardins sont grands ; les petits logemens, & les dépendances considérables. Il y a dans la Ville une Paroisse, dont le Chœur a esté basty par Messieurs de Strasbourg. Le Chapitre y a esté longtemps relegué ; c’est un agreable Chœur dont on a enlevé tout ce qui l’ornoit. Les Capucins sont icy fort considerez ; La Chartreuse y est belle & grande, & contre la coûtume, dans l’enceinte de la Ville. Elle renferme dix-sept Religieux ; les Cellules sont petites, fort commodes, l’Eglise tres-propre ; la Sacristie & les Cloistres inspirent l’amour de la Solitude. Sous Molsheim il y a un Pré propre à faire un Camp. Ce fut l’endroit qu’on choisit pour mettre la petite Gendarmerie. Elle fit deux fois l’Exercice devant le Roy. L’on y compta 1850. Maistres, tous constant beaucoup au Roy, à cause que ce sont des Compagnies d’Ordonnance. Les Anglois l’emporterent sur tous les autres. Ils estoient tous précedez de six Compagnies de Dragons, qui formoient l’Avantgarde de la Troupe. La Maison du Roy estoit campée à une lieuë de la Ville au dela d’Exstein, où le Roy a fait faire un Canal pour porter des Pierres tirées par les Regimens de Feuquieres, & de la Ferté ; car on n’obmet rien pour rendre Strasbourg la plus forte Place du Monde. Nous quittâmes le repos de Molsheim le 29. & nous arrivâmes avec la pluye & le vilain temps assez tard à Bousvillier. Nous passâmes entre Saverne & Hagueneau ; celle-cy estoit à nostre droite, celle-là à la gauche. Nous découvrîmes aux pieds de Saverne la Maison de Plaisance de Mr de Strasbourg. Il y a employé beaucoup de bien, & a toûjours esté à la Cour tant qu’on a sejourné sur ses Terres. Les Luthériens ont abandonné Molsheim ; mais pour Bousvillier ils en sont les maistres. C’est un petit Lieu fort sain, qui a de tres-bonnes eaux, & grande abondance de toutes choses. J’entretins un Ministre qui me satisfit extrémement ; je vis leur Temple, propre & grand ; j’allay mesme dans la Chambre des Juifs, car on ne les soufre pas en public. Je vis la Femme du Rabin, qui avoit beaucoup d’air des beautez Juifves. Les Murailles sont chargées d’Hébreu ; & les Lutrins, de Pseaumes Hébraïques. J’étois logé chez un Juif qui me parut bien perfide. Il ne prit que deux sols six deniers pour la nuitée de chaque Cheval, & il me remercia fort comme mes Confreres. Il y avoit cent cinquante ans qu’il n’avoit esté dit de Messes en ce Lieu-là. Le Roy en fit dire sept ou huit dans une Chambre tres propre au dessus de son Apartement. Le Grand Vicaire de Mr de Strasbourg n’a point de Jurisdiction dans la Ville. Les Catholiques sont au dehors. Il y a environ cinquante Juifs, le reste est Luthérien. Le 30. au matin nous passâmes pendant trois heures jusqu’à la Petite Pierre, des Bois sombres & affreux, des Valées & des Montagnes, des Lieux inaccessibles, retraites à Voleurs & à Hiboux, & nous vîmes la Principauté qui est si fameuse par sa petitesse. C’est un Roc escarpé, entouré d’abîmes de toutes parts en forme de Fossez. Aux extrémitez de ce Roc, l’on voit des Redoutes & des Guerites ; assurément il est impossible d’y surprendre la Garnison. Il n’y a pas plus de cent vingt Maisons, l’on y entre par un petit détroit par où il ne peut passer que trois Cavaliers de front. Le Roy dîna à la Porte, & nous entrâmes alors dans la Lorraine Allemande, Païs bien diférent de l’Alsace, où l’on ne découvre que des Prez, & des Bois. Il semble qu’on sorte des Terres d’Eden, pour entrer dans les Terres d’Adam, & je vous assure que tout n’est propre qu’à porter des Ronces, & des Epines. A cinq lieuës de la Petite-Pierre, nous vîmes Bouquenon, où nous sommes depuis cinq jours à attendre les ordres du Roy.

Le 30. Juin nous arrivâmes donc à Bouquenon, gros Bourg muré scis sur la Saare dans la Lorraine Allemande, ruiné par les dernieres guerres, & occupé par les Herétiques Luthériens, que les Conquestes du Roy ont obligez de partager l’Eglise avec les Catholiques. Ceux-cy estant en plus grand nombre, tiennent le Chœur & une partie de la Nef, & les autres n’occupent que le bas de la Nef. Les Jésuites y ont un Convent, & y exercent les fonctions Curiales, mesme dans les Villages circonvoisins. Ils disent tous, deux Messes chaque Feste & Dimanche. Le Bourg a esté pris cinq ou six fois depuis cent ans ; il est en partie ruiné, & n’a pas le tiers des Maisons qu’il pourroit contenir dans son enceinte. C’est ce Lieu que le Roy a choisy pour le sejour de toute la Cour pendant cinq jours entiers ; c’est aussi le Lieu qu’il a pris comme remply de Pasturages, & accompagné de terres stériles pour faire camper la plus belle partie de son Infanterie, & sa Maison qui le suit par tout. A un quart de lieuë hors du Bourg à l’entrée d’une Prairie, est une ligne de Canonnieres, sur le derriere desquelles sont élevées quelques Mansardes, qui servent de logemens à toute la Maison du Roy. Cent Grenadiers à cheval, commandez par Mr de Riotot, sont postez à la teste. Les quatre Brigades des Gardes-du-Corps se voyent apres, les Mousquetaires se découvrent ensuite ; les Chevaux Legers, & les Gensdarmes, sont à la queuë. Mr de Noailles commande toute la Maison. A un quart de lieuë plus loin, au dela d’une élevation, l’on voit tout le Camp d’Infanterie sur une seule ligne, commandé par Mr le Duc de Villeroy. L’on compte en trois Brigades vingt-huit Bataillons d’Infanterie ; les premiers de tous les Régimens, c’est à dire, Colonels, composez chacun de seize Compagnies, chacune de cinquante Hommes, & par conséquent de huit cens Hommes, qui font environ vingt-deux mille quatre cens Hommes ; Gens bien faits & choisis, fort aguerris, & prests à executer tout ce qu’on souhaitera. Jamais Infanterie n’a esté meilleure, jamais Hommes mieux choisis, & jamais Compagnies plus fortes, ny mieux remplies. Le Régiment, ou le Bataillon du Régiment du Roy, est plein d’Hommes guerriers, faisant peur. Roüergue est un des plus beaux ; Languedoc, du Maine, de Vermandois, de Louvignies, ont extrémement paru ; mais celuy des Fuzeliers a esté loüé plus que tous les autres. Les Hommes y ont des Bonnets à la Dragonne à peu pres, tous Gens bien faits & grands, ayant à leur teste Mr le Grand Maistre. Il y a deux Compagnies de cent Hommes chacune, qui sont diférens Ouvriers, Armuriers, Serruriers, Tourneurs, propres à l’Artillerie, qui se servent tres-bien du Fuzil. Ils ont un Quartier séparé du Camp, qui n’estoit pas moins propre, & moins charmant que tout le Camp mesme. Chacun avoit travaillé à embellir son Poste. Dans chaque Compagnie on trouvoit des Jardins, des Ouvrages d’osier, de feuïllages, de diférentes figures qui imitoient des Animaux, des Maisons, des Puits, des Guerites, &c. Tout cela rendoit le Camp plus diversifié que les Tuilleries, & que le Parc de Versailles. Au Quartier des Fuzeliers, il y a un Fort fait sur celuy de Kiell, qui est joly. Le Roy alla visiter ses Troupes en arrivant. Le 2. Juillet, il les mit en campagne, & leur vit faire l’Exercice ; le 3. il les fit passer en reveuë devant luy, & le 4. il fit attaquer un Fort défendu par Mr de Villeroy. Monseigneur le fit prendre. Il y eut pendant une heure & demie un feu continuel qui surprit toute la Cour. Fort loin, il y avoit une Baterie de dix Pieces, avec des Bombes, qui firent fort beau feu à l’écart. Monseigneur dîna au Camp, la Reyne fit Collation chez Mr de Noailles. Au retour, le Camp de la Maison du Roy, estoit éclairé par deux cens feux qu’on avoit allumez à la teste des Brigades. Les Trompetes, les Tymbales, & les Tambours, y sonnoient des Fanfares & des Airs de joye. Monseigneur sera demain à la teste de la Maison du Roy ; l’on va à Sarbrick ; de là, à Vaudevrange, & en deux jours à Metz, apres avoir vû Sar-Loüis.

Le 6. Juillet, le Roy quitta Bouquenon, & suivit le Chemin de Metz jusqu’à Saralbe, pour monter le long de la Saare jusqu’à Sarbrick. Icy apres une journée de dix lieuës, nous vîmes un ancien Chasteau en ruine, appartenant à Mr le Comte de Nassau. Le Roy y logea avec une partie de sa Maison. Le 7. nous arrivâmes d’assez bonne heure à Vaudevrange. Tous ces Païs ne sont occupez que par des Bois, des Prez, & des Marescages. Il en est de mesme de toute la Lorraine Allemande ; les Terres y sont si grasses & si bonnes, que du moment qu’il a plû, il est impossible de pouvoir se tirer des bouës. Les Païsans se font des chemins fut les Bois qu’ils coupent, & dont ils couvrent les lieux marécageux d’espace en espace. Si cette Contrée estoit cultivée autant qu’elle le mérite, il n’y auroit pas de Terre plus fertile au Monde. Vaudevrange est un Bourg assez frequenté à cause du voisinage de Saar-Loüis ; car l’on ne fait pas plus d’un quart de lieuë entre les Montagnes, sans appercevoir la Place que le Roy a choisie pour éterniser sa mémoire. J’ay tort de parler ainsi d’un si grand Prince, dont l’immortalité ne dépendra jamais des Pierres. Le 8. fut employé à la visite des Travaux de six cens Hommes, qui ont fait une petite Ville de communication entre l’ancienne & la nouvelle. Ce sont des Cabanes & des Baraques, construites de terre, & couvertes de branches d’arbre par des Soldats. Elles sont toutes placées à distance égale, séparées par des Ruës, accompagnées de Cabarets, de Maisons de Vivandiers, & de Logis de Pourvoyeurs, ménagées dans de grandes Places d’espace en espace, en sorte qu’il semble qu’on ait soin de ce Lieu, comme si l’on s’en vouloit servir éternellement. L’arrivée de la Cour a esté cause qu’on a tenu les Ruës, & les Places tres-propres, & toutes ornées de petits Ouvrages de main, de mille figures diférentes ; & de matieres toutes diverses ; car les uns avoient fait de petits Hommes, des Vedetes, des Sentinelles d’osier ; les autres avoient élevé de petits Ouvrages de Fortifications de gazon, & de terre, qui imitoient fort le naturel. Quelques-uns avoient donné des preuves de leur industrie, faisant paroistre sur des Feuïllages & des Arbres mille petites Bestes, & enfin les Arts se trouvoient par tout honorez par la représentation de leurs Instrumens. L’on passa le long de cette Ruë pour aller à la nouvelle Enceinte a qui le Roy a donné son nom. Elle paroist enfermée dans des Montagnes, & commandée par les élevations qui l’avoisinent ; mais quand on est dedans, l’on s’en trouve éloigné de la portée de deux boulets de Canon, & ainsi fort en seûreté de toutes les Bateries dont les Ennemis pourroient se servir. La Ville sera donc exempte des défauts ordinaires de toutes les Places de guerre, c’est à dire, qu’elle ne sera point commandée. Elle est située dans une Plaine ou gorge de Montagne, bornée par la Saare, qui luy fournit autant d’eau qu’il en faut pour remplir trois Fossez. Les Dehors sont tres-beaux, les Ouvrages n’y seront pas épargnez. Tout ce qui se trouve dans les Mathématiques y sera employé. Cela se fait avec tant de jugement, qu’on espere voir icy un jour la Place du monde la mieux entenduë, la mieux conduite, & la seule imprenable. Les Murailles sont prodigieusement épaisses ; la Pierre, & le Terre-plein, n’y sont point épargnez. Aussi-tost quelle sera en seûreté, l’Eglise, les Maison d’Officiers, les Cazernes, les Magazins, & les autres Edifices achevez, le Roy espere faire remplir cet Exagone par tous les Habitans de Vaudevrange. Le. 9. le Roy coucha à Varise, distant de quatre lieuës de Metz. Sa Majesté évita Boula, à cause de la petite vérole, dont les Dames ne s’accommodent point. Le 10. nous vîmes beaucoup de changement dans le Païs que nous traversâmes, car nous le trouvâmes fort habité, & tres-fécond. Le Païs Messin est tres-gras, & abondant en toutes les necessitez de la vie. Il est un peu découvert, & paroist extrémement sain.

Metz est une tres-grande Ville, extrémement habitée, scize sur un Tertre envelopé par deux Rivieres ; la Seille remplit ses Fossez du costé de l’Allemagne ; & la Moselle la coupe, & la baigne avec ses Bras du costé de France, & ces deux Rivieres font un confluent au dessus du Bastion qui regarde Thionville, où la Seille perd son nom. Il seroit assez difficile de vous marquer la figure de la Place, parce qu’elle n’approche que du Cercle. Elle se divise en deux. La Haute ou la principale, renferme le beau monde, je veux dire, la Cathédrale, l’Hôtel de Ville, le Palais & l’Evesché, & se trouve envelopée de la Seille & de la Moselle ; & la Basse Ville qui est enceinte des Bras de la Moselle, n’est habitée que par de pauvres Gens. L’on y voit pourtant la Maison de Mr le Président de Luynes, & les Abbayes de S. Vincent, & de S. Clement. Le Roy a beaucoup fait travailler à la Place. Il y a trois Bastions du costé de l’Allemagne, tous revétus ; un entre autres qui a la Porte dans son épaule, si je m’en souviens bien. On la fortifie vers Thionville ; on fait des Ouvrages à Cornes & à Couronnes, en attendant qu’on éleve un Bastion sur le Cimetiere des Juifs. Le reste de l’Enceinte n’est pas tout à fait à mépriser, si ce n’est que vers l’Orient, elle est commandée par une hauteur dont on ne peut éviter le voisinage ; car elle est trop longue pour estre coupée avantageusement, & trop haute pour estre affrontée par quelque Cavalier. Charles V. fut tres-mal conseillé, quand il assiegea Metz du costé qu’on appelle des Allemans, où estoit l’Abbaye de S. Arnoul. La Cîtadelle est à l’Occident de la Ville, fort bien postée pour envisager toute la Ville, pour défendre l’entrée de la Riviere, & pour commander sur toute la Prairie. Elle n’a que quatre Bastions, une Porte vers la Ville, & une autre pour les sorties du costé des Dehors, laquelle sera soûtenuë par deux Demy-Lunes toutes neuves.

Une Compagnie de pres de six cens Cadets, commandée par Mr de Morton, garde la Citadelle. Mr Berault en est Gouverneur ; & Mr le Roy en l’absence de Mr le Duc de la Ferté, commande dans la Ville, que le Bourgeois garde. Il y a cinq Portes ordinairement ; une sixiéme est extraordinaire pour les Travaux ; l’on compte environ trente Hommes à chaque Corps-de-Garde. Examinons un peu le corps de la Place. C’est un Evesché de 75000 livres de rente. Le Palais Episcopal est vaste, & embelly par les soins de l’Evesque d’aujourd’huy. La Cathédrale est parfaitement belle, il y a quelque défaut dans l’Edifice ; mais il faut convenir que c’est un des plus hardis, des plus mignons, & des plus éclairez Vaisseaux de la France. La Voûte est tres-haute, cependant elle est soûtenuë sur des Pilliers comme par miracle, & par le secours d’une main invisible. Il y a une Etoile au millieu de la Croisée, qui fait l’admiration de tout le monde. Le Chœur n’a pas toute son étendue ; il n’y a point de Porte, mais elle est percée ce [me] semble par la main des Anges. La Tour est fort belle, & capable de faire découvrir tout le Païs Messin. Le Chapitre est composé de 36. Chanoines fort riches, car il n’y en a pas un qui n’ait 1500 livres au moins. Il est indépendant de l’Evesque, ce qui est ordinaire dans les trois Eveschez. Le Palais, le Bailliage, & l’Hôtel de Ville, sont contigus à l’Evesché, & assez grands. Il y a peu d’Hôtels dans la Ville, toutes Maisons de Marchands & d’Artisans. Trois sortes de Religions se trouvent dans Metz, la Romaine, la Calviniste, la Judaïque. Les Catholiques font les deux tiers des Habitans ; les Calvinistes à peu prés un tiers, & les Juifs une dixiéme partie, car on compte 3000. Juifs. Les Catholiques ont treize Paroisses, quatre Abbayes, & six ou sept Convents de Religieux & Religieuses. Les Calvinistes ont un Temple dans l’enceinte des Murailles à deux cens pas des Maisons de la Ville. Les Juifs ne possedent qu’une Ruë où ils sont huit ou dix Ménages ensemble, en sorte qu’on les voit entassez les uns sur les autres. Ils sont si sales & si mal propres, qu’on doit toûjours craindre la peste dans leur quartier. Ils sont fort pauvres ; il y a peut-estre dix ou douze Juifs qui font un grand négoce du costé d’Allemagne, & gagnent beaucoup. Ceux-cy assistent plusieurs Familles ; ils marient leurs Enfans de fort bonne heure, ce qui fait qu’ils multiplient extrémement. Les Hommes Juifs sont distinguez des Chrestiens par de petits Corcets qu’ils portent par dessous le Juste-au-corps, attachez comme des Corcelets de Soldats. Les Enfans portent des Chapeaux à la Judaïque en forme de Capots, & les Femmes ont une Coëfure à corne avec des fraises autour du col. Les Filles estoient autrefois toutes décoëfées ; mais présentement elles sont comme les Chrestiennes, & Catholiques. Les Juifs ne font point de difficulté de demeurer dans leurs Ruës ; & parce qu’on pourroit les confondre les uns avec les autres, il y a des Croix sur les Portes des Catholiques ; quoy qu’à la verité on reconnoisse aisément cette Nation errante & maudite par la couleur, & le teint du visage, & mesme par quelques actions qui luy sont particulieres. Ils ont une Sinagogue élevée en Dôme au milieu de leur Quartier. Elle n’est pas plus spatieuse que le grand Escalier de Versailles. A l’extremité, il y a une espece de Sanctuaire, autour duquel on allume des Cierges. Le Chandelier à sept branches y est ; & dans une Armoire, ils gardent les Tables de Moyse. Vers le milieu, il y a un grand Banc fermé de Grilles de bois, où se met le Rabin avec les Chantres, & dans le reste du lieu sont des Chaises avec des Lutrins, où les Hommes seuls avec les Garçons lisent & chantent en Hebreu, ce que l’ignorance leur fait prendre pour la verité. Les Femmes sont à gauche dans une Chambre percée par six jalousies ; les Filles ne vont point avec elles. Je vis tout autour à hauteur d’Homme à l’entrée de la Porte, des Chandelles & des Lampes allumées, dont j’appris que l’usage estoit pour ceux qui estoient morts dans l’année. C’est ainsi que les Enfans témoignent le regret qu’ils ont de la mort de leurs Parens. Vous sçavez qu’ils n’ont plus que quelques cerémonies du Pentateuque. La Circoncision mesme est diferente en plusieurs circonstances.

On a compté autrefois à Metz onze Convents de Benedictins ; présentement il ne s’en trouve plus que quatre considérables. S. Vincent, est dans la Basse-Ville, desservy par 26 Religieux ; il y a mesme Noviciat ; la Bibliotheque est raisonnable, on y trouve des Livres de toutes les Sciences, mais en petit nombre. Il y a 10000 livres pour l’Abbé, & autant pour les Moines. S. Arnoul n’a que vingt Religieux, & a un Autel à la Romaine tres-propre ; S. Clement en a moins ; mais S. Simphorien est aussi fort que les premiers. Il s’y trouve des Carmes, des Récolets, des Capucins, des Minimes, &c. Entre les Religieuses, les Dames de S. Pierre sont riches. Elles ont la liberté des Chanoinesses. Celles de Sainte Marie ne sont pas si puissantes, elles ne sont que huit ; les autres douze, & celles de Sainte Glaucine sont resserrées depuis peu par ordre du Roy. Je ne sçay si vous serez content de cette description. Voila tout ce que ma mémoire m’a fourny de curiosité de Metz. Le 11. on campa à Malatour ; le 12. on coucha à Verdun, d’où Monseigneur partit sur les huit heures pour aller consoler Madame la Dauphine de la longue absence de la Cour. Nous eûmes le temps de voir l’Eglise Cathédrale qui est assez sombre, & basse. La Maison de l’Evesque est belle, & fort logeable ; ses revenus sont de 45000 livres ; le Chapitre est de trente-six Chanoines. Il n’y a que deux Abbayes dans la Ville. S. Nicolas vaut 1800 livres. La Place est sur la Meuse, c’est là son plus bel ornement, & sa plus grande force, car les Maisons y sont basses. On a fait une Enceinte au dessus de S. Nicolas qui formera une Ville fort spatieuse. La Citadelle est tres-grande, bien scituée, & plus qu’à demy fortifiée. Elle est neantmoins un peu commandée, & a une Abbaye de Benedictins, dont l’Eglise est tres-belle, & dont la Maison n’a pas de desagrément ; elle a esté dans les premiers Siecles la Cathédrale de Verdun, elle renferme des Corps Saints & des Reliques. La Bibliotheque y est d’une propreté achevée ; je vis dans un Cloistre Henry I. aux pieds de S. Richard, demandant à ce S. Abbé l’entree dans sa Maison. Il est difficile de reconnoistre lequel doit estre estimé le plus grand des deux, ou d’un Empereur aux pieds d’un Abbé, ou d’un Abbé commandant à un Empereur de retourner gouverner son Empire, à cause du vœu d’obeïssance. L’Abbé l’emporta sur l’Empereur, & le fit retourner en Allemagne. Le 13. nous couchâmes à Sainte Menehoud ; nous passâmes deux grandes lieuës de Bois appartenant à Monsieur le Prince à cause de Clermont en Argonne. Sainte Manehoud est une Villete murée sur l’Aisne ; elle est soûtenuë d’une Citadelle bastie sur un Roc, dont on pourroit se servir avantageusement. Les Gands de chien y sont tres-beaux, comme les Anis à Verdun y sont trouvez délicats. Nous passâmes le 14. à Châlons, la Ville est grande & peuplée. Il n’y a rien de curieux. Le Jars est une longue promenade qui conduit vers Saari, Maison de plaisance de Mr l’Evesque, où la Reyne fut régalée par Mr de Noailles. La magnificence, & la somptuosité de la Famille, vous doivent faire juger de la beauté du Régale. Le 16. nous quittâmes la Marne, & d’un Païs meslé, nous passâmes dans des Plaines. Au dela, & au deça de Châlons, les Villages sont fort rares ; mais Vertus est dans une fort bonne situation. Le 17. Montmirel nous parut encor meilleur ; & en verité de tous les Païs que nous avons traversez, la Brie nous a semblé estre la plus abondante Contrée, & la plus favorisée des Influences du Ciel. De Montmirel nous vinsmes le 18. à la Ferté sous Joüarre, le 19. à Lagny, & le 20. nous avons eu la joye de retrouver ce que nous desirions avec ardeur depuis plusieurs jours. C’est ainsi, Monsieur, que s’est terminé l’agreable Voyage que le Roy a fait aux mois de May, Juin, & Juillet 1683.

A Mr le Comte de Cominge. Epistre §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 207-210.

Je vous ay promis de vous envoyer les Veuës des plus considérables Edifices d’Espagne, vous en avez déja tout ce qui regarde Madrid, & l’Escurial ; c’est pourquoy je passe aux Provinces, & vous envoye l’une des Veuës du Palais Royal de Tolede, qui n’est qu’à douze lieuës de Madrid.

De Paris, ce 15. Juin 1683.
A Mr LE COMTE
DE COMINGE.
EPISTRE.

J’ay grand desir de sçavoir quand
Vous abandonnerez le Camp.
Dites-le-moy, brave Cominge,
Qui me mettez en desaroy,
Et qui vous montrez contre moy
Plus malicieux qu’un vieux Singe,
Quand par des sentimens pervers,
Ou plûtost par espieglerie,
Vous condamnez mes meilleurs Vers
Pour me causer de la furie.
D’Aluy ce Marquis plein d’esprit,
Et qu’on estime avec justice,
L’autre jour bonnement m’apprit
Que vous me blâmiez par malice ;
Mais quoy que vous ne valliez rien,
Cominge, je vous aime bien.
Qui Diable est-ce qui ne vous aime ?
On sçait vostre mérite extréme,
Et vous passez pour un Seigneur
Eclatant de gloire & d’honneur.
En quelques endroits de remarque,
Sans craindre la sanglante Parque,
Vous avez dignement servy
Nostre redoutable Monarque ;
Mais sur tout je serois ravy
Comme vous d’avoir en partage
La mine haute ; & l’avantage
D’estre un des mieux faits de la Cour.
Et de triompher en amour.
Vous avez ce qu’il faut pour plaire,
Vous engagez la plus severe,
Et du plus insensible cœur
Vous devenez bien-tost le maistre.
Adieu, je fais vanité d’estre
Vostre tres-humble serviteur.
***
Comme la plûpart des Poëtes,
Et les diseurs de Chansonnettes,
Pour avoir l’esprit mal basty,
Nolunt cantare rogati ;
Comte que j’aime & que j’estime.
J’ay diferé de mettre en rime
Ce que pense Montemayor,
Livre qui vaut son pesant d’or,
Sur le sujet d’une Bergere
Qui de son doigt sur la poussiere
Jure * à Sirene son Berger
De mourir plutost que changer.
Ecoutez avec quelque joye
Les Stances que je vous envoye.
1

Imitation d’une Pensée de Montemayor §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 211.

IMITATION
D’une Pensée de Montemayor.

Quand vous m’écriviez sur le sable
Que vostre amour seroit durable,
C’estoit sur un sable mouvant.
De tout ce que vous écrivites,
Et de tout ce que vous promites.
Autant en emporta le Vent.
***
La Femme est l’inconstance mesme,
Et quand elle marque qu’elle aime,
C’est avec un foible Burin ;
Sa constance ne dure guére,
Son inconstance est sur l’airain,
Et son amour sur la poussiere.
***
Cominge, pour leur inconstance
Il faut avoir de l’indulgence,
Excusons-les pour leurs appas ;
Nous sommes inconstans comme elles,
Et si l’on voit beaucoup de Stelles,
L’on ne trouve pas moins d’Hylas.

Discours en Vers. De la Médisance §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 212-224.

DISCOURS
EN VERS.
DE LA MEDISANCE.

Il importe à tout l’Univers
D’aprendre en Prose, ou bien en Vers,
Les maux qu’une injuste licence
Fait commettre à la Médisance,
Peché qui regne parmy-nous,
Dont peu de Gens parent les coups.
***
Ce Peché qu’on nomme médire,
Est lors qu’en secret l’on déchire
Avec mauvaise intention
La belle réputation
Du Prochain, & qu’on rend palpable
Ce qu’on trouve en luy de coupable,
Faisant passer le Médisant
La Mouche pour un Eléphant,
Une Paille pour une Poutre,
Un foible Insecte pour un Loutre.
Voila la criminelle erreur
D’un Médisant dans sa fureur.
***
Quand un Homme à langue comique,
Se met par esprit de Critique
Sur un pied de détraction,
Il choque sans distinction,
Prudence, comme Aristophane,
Le sacré comme le profane.
Il n’épargne plus les Autels,
Aux Immortels comme aux Mortels
Il fais impuément la guerre.
Il noircit le Ciel & la Terre,
Il charbonne tous les Humains,
Et rien n’échape de ses mains,
Voila la malice connuë
D’une Langue sans retenuë,
Et comme un Torrent irrité
Par sa fiere rapidité,
Prend, enleve, entraîne, saccage,
Tout ce qu’il trouve en son passage,
Temples, Guerets, Moulins, Maisons,
Troupeaux de Bœufs, & de Moutons,
Sans que rien sa fureur arreste ;
Ainsi la Personne indiscrete,
Ainsi le Mortel médisant
Un feu criminel attisant,
Par sa Langue en crime féconde,
Embrase & brûle tout le monde,
Décriant les Saints & les Bons,
Les faisant passer pour Démons.
***
Quand on est soûmis à ce vice,
On s’abandonne à son caprice,
Par un brutal emportement
On se déchaîne insolemment
Contre les choses les plus saintes,
Et par de mortelles atteintes,
Et de pernicieux efforts
On attaque Vivans & Morts,
Souverains, Bourgeois, Porte-hottes,
Etrangers & Compatriotes.
On fait outrage à ses Amis,
Aussi bien qu’à ses Ennemis ;
On ne garde plus de mesures,
On fait trois ou quatre blessures
Par un seul mot envenimé,
Par qui l’honneur est opprimé.
Dans cet état l’on ne révere,
Ny majesté, ny caractere,
Ny sexe, ny condition,
Ny grandeur, ny devotion,
Ny vieillesse, ny Parentage,
Tout est le butin de sa rage.
On se fait un plaisir cruel
De tremper sa Langue en son fiel,
Et cette Langue empoisonnée
Ne plus ne moins qu’une Araignée,
Change tout en subtil poison,
Conscience, vertu, raison,
Trouvant de la faute & du crime
En ceux que le Ciel mesme estime,
Et que l’on chérit en tout lieu
Comme les favoris de Dieu.
***
Le Médisant qui calomnie,
Pour satisfaire son génie,
N’a qu’une Langue de Serpent
Qui sur tout son venin répand,
Mais pour mieux dorer la pillule,
Son artifice il dissimule,
Et sous un éloge affecté
Il voile sa méchanceté.
Il fait le réservé, le sage,
Pour mieux joüer son personnage,
Mesme à ses injustes desirs,
Il fait servir pleurs & soûpirs,
Feignant pour couvrir l’imposture,
Que c’est par bienveillance pure,
Qu’on en parle, & par amitié.
Ou par principe de pitié,
Préludant par une préface
Spécieuse, de belle face,
Et qui semble estre évidemment
L’effet d’un juste sentiment ;
Il est vray que cette Personne
Est, dit-on, vertueuse & bonne,
Qu’elle a de grandes qualitez,
Qu’elle fait bien des charitez,
Que les Hôpitaux elle hante,
Que les Autels elle fréquente,
Qu’elle a tres-grand fond d’Oraison,
Qu’elle regle bien sa Maison,
Qu’elle appaise bien des querelles.
Qu’elle renonce aux bagatelles,
Qu’elle a de merveilleux talens ;
Mais elle a deux ou trois Galans.
Hors cela, j’approuve le reste,
Tout en est fort sage & modeste.
Ainsi, Mais, ce malheureux Mais
Qu’en n’abandonnera jamais,
Par une ingénieuse adresse
De plein-saut emporte la piece,
Et rafle impitoyablement
Par un malin déguisement,
D’une Dame la mieux famée
La florissante rénommée.
***
Or de cette demangeaison
De parler mal & sans raison,
A tort, à travers, & sans cause,
Ce qui l’Homme à cent maux expose,
Une habitude l’on se fait
Dont jamais l’on ne se défait.
De là viennent cent incartades,
Cent satires, cent pasquinades ;
De là les indignations,
Les haines, les aversions,
Les querelles, les batteries,
Les assassinats, les tûries ;
Car quand on se voit outrager,
Tost ou tard on veut se vanger,
Et l’on cherche son allégeance
Dans le sang & dans la vangeance.
Les plus pieux y sont poussez
Quand ils se sentent offencez,
Et du bois pour l’Hyver on donne
A ceux qui n’épargnent personne.
O dangereux coup de Jarnac,
Que tu mets d’honneur au bissac !
O coup de langue pestifere,
Qui deshonore Pere & Mere,
Supérieurs, Inférieurs,
Egaux, Amis, Parens, Prieurs,
Abbez, Prélats, Curez, Chanoines,
Hermites, Gentilshommes, Moines,
Que sur la Terre, qu’icy-bas,
Tu cause d’horribles fracas !
Que de Personnes maltraitées !
Que de Scenes ensanglantées !
Que de meurtres executez,
Par des médisans entestez
Du desir de se satisfaire,
Découvrant un secret mystere,
Que pendant une éternité
Devoit couvrir la Charité !
Charité de feu seraphique,
Charité à manteau mystique,
Qui couvrant nos iniquitez,
Suporte nos infirmitez.
***
Saint Jacques, Apostre héroïque,
Dans son Epistre Canonique,
Fait voir que la Langue est un feu
Qui prend naissance, & qui dans peu
Produit un étrange incendie,
D’où s’ensuit mainte tragédie ;
Car il n’est point d’Homme icy-bas,
Qu’il soit riche, ou ne le soit pas,
Qui veüille qu’on le des-honore.
Le mesme Apostre dit encore,
(Et c’est un puissant préjugé)
Que la Langue est un abregé,
Un petit monde de tout vice,
D’où découle toute malice.
***
Ce qui fait icy des dégasts,
Dont un Chrestien doit faire cas,
Ce qui paroist moins tolérable,
C’est que ce mal est incurable ;
Car pour ne rien dissimuler,
Quel moyen de vous rapeller,
Fleche imprudemment décochée,
Parole sotement lâchée !
Quand on pleureroit nuit & jour,
Pour vous il n’est plus de retour ;
On a beau dire, on a beau faire,
Dans cette délicate affaire
Jamais la rétractation
N’efface la détraction.
Il reste toûjours une tache,
Que rien n’oste, que rien n’arrache.
Toûjours l’imagination
D’une fâcheuse impression,
Se trouve pleine & possedée ;
Toûjours une sinistre idée
De celuy dont on a médit,
Occupe le cœur & l’esprit.
Ainsi mieux vaudroit estre souche,
Que d’avoir un tel flux de bouche,
Et tenir sa Langue en repos,
Que de parler mal à propos ;
Car la réthorique des Halles,
Est la source de cent scandales.
***
Avec des Digues & Ramparts,
Des Dunes & des Boulevarts,
D’une Mer orgueilleuse & fiere
On peut arrester la colere,
Et l’horrible débordement ;
Mais il n’est point d’empeschement
Qui puisse arrester la tempeste
D’une Langue qui fait la beste.
On peut dompter les Animaux,
On peut des plus fougueux Chevaux,
En mettant des freins à leur bouche,
Appaiser le transport farouche,
Et l’usage des Caveçons
Leur donne d’utiles leçons,
Aussi-bien que la Chambriere ;
Mais d’une Langue meurtriere,
Qui tout gaste par ses discours,
On ne peut arrester le cours.
Son humeur indisciplinable
La rend du silence incapable ;
Comme elle daube les présens,
Elle condamne les absens ;
Et les vertus les plus austeres
Qui regnent dans les Monasteres,
Ont à son gré mille défauts
Qui méritent les Echafauts.
***
Par présens & paroles sages,
On apprivoise les Sauvages,
Et l’on déboure leur esprit ;
Mais une Langue qui médit,
De tel costé que l’Arbre tombe,
Médira jusques à la Tombe,
Sans que l’on puisse reformer
Sa critique ou son zele amer ;
Sans que rien sa bile aprivoise,
Ou ses violences accoise.
De ce mot l’on est averty,
Nescit vox missa reverti ;
Cependant la Langue superbe
Se moque de ce beau Proverbe,
Et poussant les Humains à bout,
S’ingere de parler de tout.
Telle est la force impérieuse
D’une habitude injurieuse ;
Mais lors que ce mot est lâché,
Et que l’on voit de son peché
La force & la noirceur étrange,
Qu’on a fait un Lutin d’un Ange,
Que par un discours suborneur
D’autruy l’on a terny l’honneur,
A ses cheveux on fait outrage,
On se mort les pouces de rage,
On voudroit presque n’estre plus ;
Mais ces chagrins sont superflus,
Car la fatale médisance
Qui fait insulte à l’innocence,
Par des regrets à contretemps
Ne guérit point les mécontens.
A peu pres voila la peinture
D’une Langue qui tout censure,
Qui trouve toûjours à jâper,
Et dont on ne peut s’échaper.
***
O vous, qu’accompagnent la Gloire,
L’Indépendance & la Victoire,
Arbitre illustre des Mortels,
A qui nous dressons des Autels,
Tout-puissant Monarque du Monde,
Qui régissez la Terre & l’Onde,
Dont l’Empire délicieux
S’étend jusqu’au dela des Cieux ;
Vous qui reglez nos destinées,
Et la course de nos années,
Incomparable Souverain,
A mes levres mettez un frein.
Pour empescher que mes paroles
Soient médisantes ou frivoles.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent-le-Roy.

Maniere d’exprimer les variations des mots du second Dictionnaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 225-257.

Maniere d’exprimer les variations des mots du second Dictionnaire.

J’ay distingué les variations des mots, en directes & en obliques ; & j’ay exprimé une partie des directes dans le cours de ce Dictionnaire, puis que j’y ay marqué les substantifs de qualité, & les adjectifs, avec leurs adverbes, & leurs genres. Voicy l’autre Partie, qui consiste aux degrez de comparaison de ces adjectifs, & aux degrez de diminution & d’augmentation d’eux, de leurs adverbes, & des noms substantifs. Un exemple servira d’éclaircissement & de regle.

10 ~ 401, 10 ~ 402, & 10 ~ 403, signifient dans ce Dictionnaire l’adjectif divin dans ses trois genres ; & pour en exprimer les degrez de comparaison, j’employe les deux ternaires suivans. Ainsi 10 ~ 404, 10 ~ 405, & 10 ~ 406, signifient son comparatif plus divin, aussi en ses trois genres ; & 10 ~ 407, 10 ~ 408, & 10 ~ 409, signifient de mesme son superlatif le plus divin.

Sur cela il est bon de sçavoir, que si je donne aux deux derniers ternaires de cet adjectif & de ses semblables, un employ diférent de celuy que j’attribuë aux deux derniers ternaires des pronoms, & des noms numéraux, c’est parce que ces pronoms & ces noms ne sont pas susceptibles des degrez de comparaison, comme les adjectifs ordinaires ; sans quoy je ne mettrois point de diférence dans leurs expressions, pour éviter les regles particulieres.

L’adjectif d’égalité autant divin, le comparatif d’abaissement moins divin, & le superlatif le moins divin, se marquent par les mesmes caracteres que l’adjectif précedent, avec l’addition d’un renvoy sous leur enseigne, comme dans l’autre Méthode.

Les adverbes de tous ces adjectifs s’expriment aussi de mesme que celuy du positif divinement, qui est marqué dans ce Dictionnaire par 10 ~ 471. c’est à dire en mettant un 7 entre les deux autres chiffres auxiliaires, & n’oubliant pas les accompagnemens de leurs enseignes, si elles en ont.

Quant aux diminutifs & aux augmentatifs de ces mots, & des noms substantifs, ils s’expriment par des points que je marque dessus & dessous leurs enseignes, de mesme encore que dans la Méthode précedente.

Il seroit superflu d’en rapporter icy des exemples, on peut en voir là.

Reste donc à donner l’expression des variations obliques. Elles se divisent en deux ; en la déclinaison, & en la conjugaison. L’une & l’autre ont dans cette Méthode, des dispositions diférentes de celles que je leur ay données dans sa compagne, pour les raisons qui se diront dans la suite. Voicy un modele de la déclinaison, dans celle de l’article définy le.

4′1 signifie cet article au nominatif du genre masculin, & du nombre singulier, ou le.

4-11 le signifie au vocatif, que je distingue icy du nominatif, pour une plus grande perfection de la déclinaison.

4-21 le signifie au genitif, ou de, du, del.

4-31 le signifie au datif, ou a, au, al.

4-41 à l’accusatif, ou le.

4-51 au cas libre, ou de, du, del, a, au, al, le.

4-61 à l’ablatif, ou de, du, del.

4′1 le signifie au nominatif pluriel, ou les.

4-11 au vocatif ou o.

4-21 au genitif, ou des.

4-31 au datif, ou aux, &c.

4′2 signifie ce mesme article au nominatif, feminin, & singulier, ou la.

4-12 au vocatif, ou o.

4-22 au genitif, ou dela.

4-32 au datif, ou ala.

4-42 à l’accusatif, ou la.

4-52 au cas libre, ou dela, ala, la.

4-62 à l’ablatif, ou dela.

4′2 le signifie au nominatif pluriel, ou les.

4-12 au vocatif, ou o.

4-22 au genitif, ou des, &c.

4′3 signifie ce mesme article encore, au nominatif de genre libre, & du singulier, ou le.

4-13 au vocatif, ou o.

4-23 au genitif, ou de, du, del.

4-33 au datif, ou a, au, al.

4-43 à l’accusatif, ou le.

4-53 au cas libre, ou de, du del, a, au, al, le.

4-63 à l’ablatif, ou de, du, del.

4′2 le signifie au nominatif pluriel, ou les.

4-13 au vocatif, ou o.

4-23 au genitif, ou des, &c.

Voila quelle est l’expression de l’article définy, dans tous ses genres, & dans tous ses cas, par où vous voyez, Monsieur, premierement, que l’apostrophe est le signe du nominatif ; & la division, ou barre droite, celuy des autres cas. Secondement, que le nominatif n’a point de chiffre qui le marque ; 1, 2, 3, & les autres chiffres simples, ne signifiant que des genres, & souvent que l’ordre des noms dans les neuvaines ; au lieu que tous les autres cas sont encore marquez, & distinguez entr’eux, par les premiers des deux chifres auxiliaires. Troisiémement, que le signe du pluriel, qui consiste en deux points, se met sur le premier de ces auxiliaires, & non pas sur le dernier ; Et enfin que le vocatif s’y distingue du nominatif, & occupe la premiere place apres luy. Toutes choses diférentes de l’autre Méthode.

Vous jugez bien encore que les expressions des mots déclinables qui se terminent par les autres chiffres simples, 4, 5, 6, 7, 8, 9, gardent ces terminaisons dans tous leurs cas, parce que dans cette Ecriture la varieté des cas ne se tire pas du dernier chiffre, mais du pénultiéme, & qu’ainsi 10′4 qui signifie Dieu, au nominatif singulier, fait 10-14 au vocatif, 10-24 au genitif, 10-34 au datif, 10-44 à l’accusatif, &c. que 10 ~ 405 qui signifie plus divine au nominatif singulier, fait 10 ~ 415 au vocatif, 10 ~ 425 au genitif, 10 ~ 435 au datif, 10 ~ 445 à l’accusatif, &c. & que 46 ∽ 4007 qui signifie Ecuyer au mesme nominatif, fait 46 ∽ 4017 au vocatif, 46 ∽ 4027 au genitif, 40 ∽ 4037 au datif, &c. & qu’il en est de mesme de la terminaison de tous les autres mots déclinables, de quelque genre qu’ils soient, comme de celles-là, & du pluriel comme du singulier, à l’exception des deux points qui se mettent au pluriel sur le chiffre qui marque le cas.

Et vous jugez bien enfin, qu’encore que j’aye donné l’article définy pour modele de la déclinaison, on ne s’en servira dans cette Ecriture, non plus que dans la précedente, si l’on ne veut, comme je l’ay déja dit, puis que chaque nom, chaque pronom, & aussi chaque participe, s’y décline entierement, je veux dire, à tous ses cas marquez de diférente façon ; & sur cela il est bon de sçavoir, que si l’on y veut mettre l’article en usage, on le peut non seulement employer par emphaze, mais encore par maniere d’abréviation. Ce sera par emphaze, si l’on le joint au nom, genre pour genre, nombre pour nombre, & cas pour cas, suivant la concordance ordinaire ; & ce sera par maniere d’abréviation, si l’on met le nom apres luy, comme on le trouve dans le Dictionnaire, le traitant en indéclinable tel qu’il est dans nostre Langue, & mesme sans distinction de pluriel & de singulier, negligeant leur concordance, comme n’estant pas d’une necessité absoluë, & donnant à l’article la puissance d’en faire connoistre par son association le cas & le nombre, avec le soin pourtant de s’accommoder au genre qu’il tient de la nature. J’appelle cet usage, Maniere d’abreviation, à cause que je ne vois pas qu’on abrege plus à exprimer ainsi par l’article les variations du nom, quoy que d’abord on se prévienne du contraire, qu’à les luy faire exprimer à luy-mesme par sa terminaison, sans le secours de l’article, comme on le pratique dans la Langue Latine. Bien loin de cela, il me semble qu’on abrege moins, & la raison en est bien claire, parce qu’on employe alors deux caracteres, ou deux mots, au lieu d’un qui suffiroit. Neantmoins il sera libre d’en user comme on voudra ; je mets toûjours, autant que je le puis, les choses de deux façons, afin que les Nations ayent à choisir, & qu’on n’ait rien à me reprocher. Mais si l’on prend le party de n’attribuer ny cas, ny nombre, aux noms, comme il semble plus facile à faire, & de laisser leur genre sans expression, comme il est dans ce Dictionnaire, il suffira de traiter de la sorte les noms substantifs, & il faudra du moins laisser aux adjectifs, aux pronoms, & aux participes, les genres exprimez & distincts que je leur attribuë, afin qu’on les puisse accorder, comme ceux des articles, à celuy que le substantif aura reçeu de la nature, & qu’ainsi le stile ne tombe pas tout-à-fait dans la barbarie. C’est, Monsieur, un sentiment où je panche, & que je soûmets pourtant au vostre.

La conjugaison est bien plus reserrée dans cette Méthode que dans l’autre. L’exemple du verbe conserver, que j’exprime par 104-40, servira de modele pour apprendre à conjuguer tous les autres verbes.

104-40, ou 104 ~ 410, signifie le temps présent de son infinitif actif, ou conserver ; 104 ~ 420, le temps futur, ou qui conservera ; 104 ~ 430, le temps passé, ou avoir conservé.

104 ~̇ 411 signifie la premiere personne du temps présent de son indicatif actif, ou je conserve ; 104 ~̈ 411, la seconde personne, ou tu conserves ; 104 ≈ 411, la troisiéme personne, ou il conserve ; & 104 ≈ 411, le verbe impersonnel, on conserve.

104 ~̇ 412, 104 ~̈ 412, & 104 ≈ 412, signifient les trois personnes du futur, je conserveray, tu conserveras, il conservera ; & 104 ≈ 412 signifie l’impersonnel on conservera.

104 ~̇ 413, 104 ~̈ 413, & 104 ≈ 413, signifient les trois personnes du temps passé parfait définy, j’ay conservé, tu as conservé, il a conservé ; & 104 ≈ 413 signifie l’impersonnel on a conservé.

104 ~̇ 414, 104 ~̇ 415, & 104 ~̇ 416, signifient les trois premieres personnes des trois autres temps passez ; & il est aisé de juger sur le modele précédent, comme se forment les secondes & les troisiémes, & les impersonnels, sans que je les rapporte.

104 ~̈ 417 signifie la seconde personne du présent de l’impératif du mesme verbe ; 104 ≈ 417, la troisiéme, & 104 ~̇ 418, &c. celles du futur, & les impersonnels.

104 ~̇ 421, & 104 ~̇ 424, avec leurs suites, expriment les personnes des six temps du subjonctif, & leurs impersonnels.

104 ~̇ 427, &c. marquent de mesme les personnes des trois temps de l’optatif, & leurs impersonnels.

104 ≈ 431, 104 ≈ 432, & 104 ≈ 433, signifient les trois participes ; 104 ≈ 434, &c. les trois gérondifs ; & 104 ≈ 437, les trois supins.

Voila l’expression du verbe actif conserver en toutes ses paties, suivant l’ordre que je leur ay donné dans ma Lettre de vostre XVIII. Extraordinaire. L’expression de son verbe passif se forme de méme par 104 ~ 440 104 ~ 450, & 104 ~ 460, qui marquent les trois temps de son infinitif estre conservé, qui sera conservé, avoir esté conservé ; par 104 ~̇ 441, 104 ~̈ 441, & 104 ≈ 441, qui signifient les trois personnes du présent de son indicatif je suis conservé, tu es conservé, il est conservé ; par 104 ≈ 441, qui exprime son impersonnel on est conservé, &c. L’expression de son verbe meslé se forme aussi par 104 ~ 470, 104 ~ 480, & 104 ~ 490, qui marquent les trois temps de son infinitif se conserver, qui se conservera, s’estre conservé ; par 104 ~̇ 471, qui signifie je me conserve ; par 104 ≈ 471, qui signifie on se conserve, &c.

Vous voyez, Monsieur, comme les points que je mets sur l’enseigne, me servent à distinguer les personnes, & comme sa double enseigne des points exprime ce qui est impersonnel. Le renvoy me tient lieu de trois points, à cause de ses trois pointes, & me semble d’un usage plus agreable qu’eux. J’enferme les trois conjugaisons, active, passive, & meslée ou libre, dans une seule centaine, parce qu’il n’y en a qu’une qui appartienne à l’expression d’un verbe. Ce n’est pas comme dans la Méthode précedente, où il y a neuf centaines pour chacun. Aussi les verbes n’ont point de genres en celle-cy ; mais j’en ay donné des distincts aux pronoms personnels, afin que si l’on vouloit les mettre en usage, on les employast toûjours au genre qui convient à la personne ou à la chose qui sert de nominatif au verbe ; & d’ailleurs j’attribuë des verbes particuliers à chaque nom, comme vous avez veu, d’où résulte des expressions plus exactes, que si j’attribuois seulement des genres aux verbes. Je ne leur donne point non plus de degrez de diminution & d’augmentation, parce qu’ils s’en peuvent passer ; que les Langues ont peu de verbes ausquels ces degrez soient unis, & qu’il faut bien laisser quelque employ aux particules qui les expriment.

Quant à la maniere dont je marque le nombre pluriel des personnes que j’ay rapportées seulement au singulier, c’est par le secours d’une petite barre, ou de deux points, que je place sur leurs deux derniers chiffres auxiliaires. Ainsi 104 ~̇ 411 signifie nous conservons ; 104 ~̈ 411, vous conservez ; 104 ≈ 411, ils conservent, &c. Cette barre & ces points sont au choix de l’Ecrivain, pour les employer où ils auront meilleure grace.

Les participes dont il me reste à vous entretenir, n’auroient ny genres distincts, ny cas, si on ne leur donnoit point d’autres expressions que celles que je leur viens d’attribuer ; mais comme je juge qu’il est mieux pour la concordance de les traiter du moins en cela à l’égal des autres adjectifs, je prens ce party, & j’employe à leur donner des genres & des cas, tous les chiffres de la centaine du verbe, avec les points sous l’enseigne, pour mettre de la distinction entr’eux & les personnes. Ainsi

104 ~̣ 401 signifie le participe présent de l’actif conservans au masculin & au nominatif ; 104 ~̣ 402 au feminin ; & 104 ~̣ 403 au genre libre.

104 ~̤ 401 signifie le participe futur qui conservera au masculin ; 104 ~̤ 402 au feminin ; & 104 ~̤ 403 au genre libre.

104 ≈ 401, 104 ≈ 402, & 104 ≈ 403, signifient de mesme le participe passé qui a conservé.

104 ~̣ 404, 104 ~̣ 405, & 104 ~̣ 406, signifient les trois genres du participe présent du passif qui est conservé. Le futur & le passé se forment comme les précedens, par l’augmentation des points sous l’enseigne.

104 ~̣ 407, 104 ~̣ 408, & 104 ~̣ 409, signifient de mesme les trois genres du participe présent du verbe meslé, &c.

Leur déclinaison sera semblable à celle de tous les autres adjectifs, mais ils n’auront point de degrez de diminution & d’augmentation, en quoy ils tiendront du verbe dont ils sont une partie ; ny de degrez de comparaison, en quoy ils seront diférens des autres adjectifs nominaux & verbaux. En récompense ils marquent le temps que les autres n’expriment point, & un peu de diversité ne sied pas mal, sur tout quand elle sert de distinction à toute une partie du Discours.

C’est là, Monsieur, l’achevement des Principes de la seconde Ecriture, que je juge propre à estre renduë universelle. Si l’on y trouve quelque chose de superflu, comme sera peut-estre d’abord la conjugaison du verbe meslé, & la composition des adjectifs de comparaison, on peut ne s’en pas servir ; & au lieu des mots simples, où je crois les réduire à propos, les exprimer à la Françoise, par des phrases. Je propose divers moyens, afin qu’on choisisse le plus commode.

Je n’ay plus qu’à vous donner une petite suite des Caracteres de cette Ecriture, afin que vous voyez ; l’air qu’elle a ; & je vais marquer ceux qui expriment le debut du Texte sacré, comme j’ay fait dans l’autre Méthode.

9̄ 4-53 105-51, 10′4 104 ≈ 115 4-43 20-41, 8̄ 4-43 25-41.

Ces dix Caracteres signifient mot à mot, dans le commencement, Dieu créa le Ciel & la Terre ; & ont aussi tous les avantages que je leur attribuë par ma Lettre de vostre XIV. Extraordinaire. On peut en retrancher les articles, si l’on veut, ou y mettre seulement l’article general au lieu des particuliers ; l’un & l’autre sont libres, pour les raisons que j’ay dites.

Cette Ecriture est beaucoup plus abregée dans ses nombres ou chifres primitifs, que la précedente ; & si l’on prend la peine de suputer à quelle quantité ils peuvent monter, on trouvera qu’ils ne surpassent de guére celle des mots de la Langue Chinoise, s’ils la surpassent. Ce qui me fit dire dans ma Lettre de vostre XVI. Extraordinaire, pages 228 & 229. que j’imiterois cette Langue dans la conduite de cette Ecriture, & que je ne m’y servirois que de peu de mots, ou pour mieux dire, de peu de nombres. A quoy j’ajoûtay, que j’en rendrois tous les noms indéclinables, & n’y mettrois que les verbes à l’infinitif. Ce qui est encore veritable, à ne considérer les noms & les verbes que dans leurs nombres ou chiffres primitifs, comme vous avez veu ; ayant dit pour cela au mesme endroit, que je faisois consister toute sa force dans de certains signes que je joignois à ces nombres, par où je leur donnois diverses sortes de significations, avec celles qui leur estoient necessaires pour une parfaite construction, à proportion comme les Chinois prononcent une mesme parole de plusieurs façons, dont chacune a sa signification diférente ; ce que j’ay encore exécuté par l’entremise des enseignes & des chiffres auxiliaires, comme il a paru dans l’une & dans l’autre Ecriture.

Il ne me reste à marquer en celle-cy, que les premiers sons de la voix humaine, je veux dire, les voyelles, les consones, & quelques diftongues, qu’on prononce comme de simples lettres, & ausquelles on devroit donner pour cette raison, des caracteres de cette nature. J’employe l’enseigne sur leurs chiffres, comme sur ceux de l’article general, & des noms propres de lieux & de personnes ; mais je la rens courte pour la distinguer, & je n’en ajoûte point d’insérée, parce que je n’attribuë qu’un seul chiffre à l’expression de chaque lettre, soit simple, soit double ; & d’ailleurs comme le nombre de chiffres est moindre que celuy des lettres, je me sers des ponctuations pour l’accroistre, en les divisant de la maniere que voicy.

J’exp. a. e. i, y. o. u. c, k. c, h. r. m.

par 1 2 3 4 5 6 7 8 9 0

Chiffres simples, sans ponctuation.

Puis â. é. ay. au. ou. T. s, c. l. n. g, gh.

par 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 0.

Chiffres simples, accompagnez d’un point.

Apres - eu. j. oy. r. qu. z. ll. - gn.

par 1 : 2 : 3 : 4 : 5 : 6 : 7 : 8 : 9 : 0 :

Chiffres accompagnez de deux points.

Enfin h. - z. - b. d. f, ph. - p.

par 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 0 ;

Chiffres accompagnez d’un point & d’une virgule.

Je n’observe pas l’ordre de nostre Alphabet dans ces expressions, non plus que dans celles de l’autre Méthode, parce que cet ordre me semble moins fondé en raison qu’en caprice. S’il estoit fondé en raison, on l’auroit commencé suivant la nature par les lettres qui sont faciles à prononcer, telles que sont celles qui viennent principalement du gozier, comme les voyelles ; puis on auroit continué par les consones qui se forment au palais ; de là on auroit passé à celle où la langue & les dents ont le plus de part, & on auroit finy par celles qui demandent un mouvement particulier des lévres ; & ainsi on auroit mis ensemble les voyelles, associé de mesme les consones, & distingué les unes & les autres par leur origine, ou du moins par la diférence de leur son, foible ou fort, & doux ou ferme ; mais sans rien observer de cela, on s’est contenté de mesler de trois en trois, les voyelles avec les consones, encore n’y a-t-on pas esté bien exact. On peut donc se dispenser de suivre l’ordre de nostre Alphabet, qui est le mesme que celuy de la Langue Latine, de nos Voisins, & de beaucoup d’autres. Celuy que je viens de marquer ne sépare seulement pas les voyelles des consones, il exprime encore par les mesmes chiffres, les lettres de mesme son, ou de son approchant, ce qui m’a semblé le plus necessaire à observer dans leurs expressions.

Je ne donne pas des Caracteres pour marquer ey, aé, oé, parce que ces lettres doubles ne se prononcent pas diféremment de la simple lettre ś. Je joins par cette mesme raison i, & y. c, & K. s, & c, ou ç. f, & ph.

Quant aux autres diftongues que je n’ay pas exprimées, on pourra les former par l’union des chiffres qui marquent les lettres dont elles sont composées. Il en sera de mesme des sillabes, & encore des mots particuliers, dont on voudra faire mention. Par mots particuliers, j’entens les noms propres des lieux & des personnes qu’on voudra énoncer de la mesme maniere qu’on les nomme dans la Langue de leur Païs ; & c’est là le secret dont j’ay parlé dans ma Lettre précedente, lors que j’y ay dit que je concevois un moyen de marquer ces noms propres d’une façon diférente de celle que j’y donnois. Et en effet, si l’on veut écrire la France, on exprimera l’article la, suivant l’une ou l’autre de mes Methodes ; & France de la sorte, 7 ; 819.7.2. Si l’on veut écrire le Roy Loüis, on exprimera le Roy, suivant ces Méthodes ; & Loüis ainsi, 8.5.37. Si l’on veut écrire la Ville de Paris, on exprimera la Ville, selon les mesmes Méthodes ; & Paris, de cette façon, 9 ; 1837. On pourroit écrire de mesme la, le Roy, la Ville, & toute sorte de mots ordinaires, mais ce seroient des Enigmes pour l’Interprete, à moins qu’il ne sçeust la Langue Françoise, dequoy il ne s’agit pas icy, puis que je n’y ay pour but aucune Langue particuliere, mais la Langue universelle, avec une Ecriture que j’exprime.

Ma Lettre suivante achevera de donner le jour à celle-cy & à la précedente, & rapportera des Moyens d’abréviation pour l’une & pour l’autre Ecriture, apres quoy je n’auray plus que le secret de la Langue à vous découvrir. Ce sera encore le sujet d’une autre Lettre, mais l’entiere exécution des promesses de vostre &c.

De Vienne-Plancy.

Sentimens sur toutes les Questions du dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1683 (tome XXIII), p. 322-334.

SENTIMENS SUR
toutes les Questions du dernier Extraordinaire.

I.

Depuis le temps, Amour, que je suis sous ta Loy,
Je vis plus pour Iris, que je ne vis pour moy ;
 Mais puis qu’elle est toûjours cruelle,
 Que me sert de vivre pour elle ?
 Heureux, si dans mon triste sort
Je pouvois quelque jour luy plaire par ma mort.
***
Mourir pour ce qu’on aime est une belle chose !
 Mais il faut, pour ne point flater,
 A l’Amant qui se le propose,
 Un grand cœur pour l’exécuter.
***
Je sçay bien que l’excés de nostre passion,
 Dans la premiere émotion,
Semble nous en donner la force & le courage ;
Mais on connoist bientost que ce n’estoit que rage,
 Desespoir, & présomption.
***
 Ainsi je pense qu’on ne peut
 Mourir toutes les fois qu’on veut,
 Pour une Personne qu’on aime ;
 Mais je croy bien qu’on le devroit,
 Et mesme encor qu’il le faudroit,
 Lors que son amour est extréme,
Et qu’on est assuré qu’elle en feroit de mesme.

II.

Je voudrois estre sourd, lors que j’entens qu’on blâme
 La belle Aminte qui m’enflâme ;
Mais en vain ces faux-bruits empoisonnent leurs traits,
Ou parlez mieux d’Aminte, ou n’en parlez jamais.
***
C’est ainsi qu’un Amant contre la médisance
Arme son jugement, son zele, & sa constance,
Lors que de bonne foy, pour l’objet de ses feux
Il a des sentimens nobles & genéreux.
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 Mais quand un Amant peu sincére,
 Et fourbe s’il en fut jamais,
Prend plaisir d’écouter, & ne sçait pas se taire,
Pour luy la médisance a de charmans attraits.
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Lors qu’il est prévenu de quelque jalousie,
 Aux moindres soupçons il se rend,
Et toûjours ses soupçons vont à la calomnie ;
 Mais voicy comme il s’en défend.
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 Je voy bien qu’en tous lieux Lesbie
Veut, dit-il, s’acharner à déchirer ma vie,
Et qu’elle dit de moy tout le mal qu’elle sçait ;
Mais helas ! dans son cœur je suis seûr qu’elle m’aime,
 Et voicy la raison du fait,
C’est que je l’aime bien, & que j’en fais de mesme.
***
 C’est ainsi que la médisance
Coule chez les Amans doucement son venin,
 Et met dans un esprit malin
 L’effronterie, & l’impudence ;
 Mais on couvre cette licence
 D’enjoûment, & de belle humeur ;
 Et tout Galant un peu railleur,
 Prétend en bonne conscience,
Ravir à ce qu’il aime, & l’estime, & l’honneur.
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Mais si l’amitié mesme attaque l’innocence,
 Et si l’amour n’empesche pas
 Les effets de la médisance,
 Elle fait bien d’autres fracas
Dans un cœur prévenu de haine & de vengeance.
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Comme un Sanglier furieux
Qui desole toute la Plaine,
La rage paroist dans ses yeux,
Et le venin dans son haleine.
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 Mais d’un plus dangereux poison
 Elle infecte nostre raison,
Quand d’un subtil Serpent empruntant la figure,
Elle fait dans nostre ame une vive piqûre.
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De la premiere sorte on peut s’en garantir,
Sa fureur quelquefois ne peut pas nous atteindre ;
Mais de l’autre maniere elle est bien plus à craindre,
 Elle blesse sans le sentir.
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Voila comme la médisance
A toûjours corrompu nos mœurs,
Troublé les plaisirs, les honneurs,
Les richesses, & l’abondance.
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Mais pour se préserver de ses funestes coups,
 Voicy le secret que je donne ;
 Ne parler jamais de personne,
Et se mettre au dessus de ce qu’on dit de nous.

III.

Du costé de l’amour, il est plus glorieux
D’aimer, que d’estre aimé d’une belle Personne.
L’Amant, sur ce qu’il aime, a toûjours en tous lieux
Mérité justement le prix, & la Couronne.
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 De quelque Amant capricieux
 Ce n’est point icy le langage ;
 Rien n’est de plus clair à nos yeux,
La cause sur l’effet a toûjours l’avantage.
***
Mais si du costé de l’objet
On veut examiner la chose,
Je prétens, & je mets en fait,
Que l’effet vaut mieux que la cause.
***
C’est à dire qu’il est bien plus avantageux
 A l’incomparable Sylvie,
 De se voir tous les jours suivie
D’une Troupe d’Amans transis & langoureux,
Que d’en aimer un seul qu’elle rendroit heureux.

IV.

Avant les Grecs, avant Solon,
Avant Rome, & la République,
C’a toûjours esté la pratique
De faire aux Morts une Oraison,
Qu’on appelle Panégyrique.
***
Ce n’est point à Brutus que l’on a commencé,
Comme quelques Autheurs l’ont jadis avancé.
 Chez les Peuples les plus barbares,
 Chez les Scytes, chez les Tartares,
 Et tous ceux qu’on a découverts,
 Depuis qu’on traverse les Mers,
La vertu des Défunts, exempte de l’envie,
A toûjours à leur mort fait éclater leur vie.
***
Il s’est toûjours trouvé quelque Amy genéreux,
Qui de son Amy mort a celebré la gloire,
Et pour un qu’il loüoit, a bien souvent de deux
Aux Siecles à venir conservé la mémoire.
***
 Le Peuple mesme, des Héros,
D’un Eloge funebre honore le repos,
Et porte apres leur mort bien loin leur renommée ;
 Tel que de son vivant il a desavoüé,
Aussitost qu’il n’est plus que cendre & que fumée,
Par ce Peuple changeant est hautement loüé.
***
Enfin dans nostre Siecle, où par tout la Satire
Laisse au Panégique assez peu de crédit,
Où chacun avec art, de son Prochain médit,
Et sans respect des Morts, les raille, & les déchire ;
Il s’en rencontre aujourd’huy du vieux temps,
Qui dessus les Tombeaux apportent de l’Encens.
***
Mais quand par une basse & lâche flaterie,
D’un Fat que l’on déteste, on chante la grandeur,
 Et sans craindre d’estre menteur,
Que de mille vertus on couronne sa vie,
Un pareil procedé m’a toûjours fait horreur.
De telles Oraisons me mettent en furie,
Et je ne sçay lequel je hais plus dans mon cœur,
 Ou du Mort, ou de l’Orateur.
***
 Mais si jamais avec justice
La Vertu triomphante & du Siecle, & du Vice,
De cet Art excellent mérita les efforts,
 C’estoit pour nostre auguste Reyne,
 THEREZE, qui parmy les Morts
 Est encor nostre Souveraine,
Que jamais de nos cœurs rien ne peut effacer,
Et qu’un long souvenir tirera des tenebres ;
Qu’on luy fasse un Tombeau, des Oraisons Funebres,
 Par elle on devroit commencer.

V.

Que la blancheur des Lys, & l’incarnat des Roses,
 Font sur un teint de belles choses,
Quand la Nature a meslé ces couleurs !
Et mesme soit que l’Art en prenne le modelle,
Souvent de la plus Laide il sçait faire une Belle,
Qui nous ravit d’abord par ses charmes trompeurs.
***
 Je sçay que la beauté des traits
 A toûjours de puissans attraits,
 Quand de pres on les considere ;
 Mais de loin ils ne touchent guére.
 Le visage le mieux formé,
 Ne laisse pas de nous déplaire,
Si de l’éclat du teint il n’est pas animé.
***
Cependant ce beau teint passe comme une Fleur,
Avec nos jeunes ans nous perdons sa fraîcheur ;
Encor dans la jeunesse on la conserve à peine.
Un quart-d’heure de fiévre, une nuit sans dormir,
 Un peu de chagrain, la migraine ;
 Nous rend jaune, & nous fait blémir.
***
 Contre l’Air, le Feu, le Soleil,
 Il souffre un déchet nompareil,
Et pour l’en garantir, nostre industrie est vaine ;
Le Masque, ny l’Ecran, ne sauvent point leurs coups ;
 Et le Zéphir ; ce vent si doux,
 Peut le gaster par son haleine.
***
Mais de traits bien formez le parfait assemblage,
Du changement des ans ne craint point la rigueur ;
 On a toûjours un beau visage,
 De l’agrément, de la douceur.
Sur la beauté du teint, les traits ont l’avantage.
 Je conclus donc en leur faveur.

De la Fevrerie.