1684

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII)
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII) §

Si l’on peut aimer avec plaisir, quand on a sujet de ne se plus confier à la Personne qu’on aime §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 1-9.

Vous ne trouverez pas seulement, Madame, dans cet Extraordinaire diverses Réponses aux Questions qui ont esté proposées dans les derniers, mais encore plusieurs Lettres qui vous apprendront des choses assez curieuses. Il y en a quelques-unes que l’on a reçeuës d’Alep, & qui contiennent tout ce que l’on peut sçavoir de remarquable de cette fameuse Ville. Je les gardois depuis quelques mois, espérant les employer dans mes Lettres ordinaires ; mais la matiere s’est toûjours trouvée si abondante, que je n’ay pû jusqu’icy les y faire entrer. La crainte qu’elles n’y puissent encore avoir place de longtemps, me les fait joindre au Recueil que je vous envoye tous les trois mois des Ouvrages du Public. Il n’en sera que plus agréablement diversifié, & je croy que vous ne vous plaindrez pas du soin que je prens de vous donner plus que vous n’attendez.

Si l’on peut aimer avec plaisir, quand on a sujet de ne se plus confier à la Personne qu’on aime.

Je croy que pour décider cette Question, il faut distinguer le caractere de ceux qui aiment. Il y a des Gens qui n’ont que la beauté pour objet. Elle les attire, elle les attache. C’est par elle seule qu’ils se laissent enflâmer ; & ne mettant point de diférence entre une Personne aimable, & une belle Personne, ils ne regardent rien au dela de ces traits qui frapent, & qui ébloüissent. La douceur d’une parfaite union n’a rien qui soit sensible pour eux. Ils sont touchez des momens présens, sans que la suite leur puisse causer de l’inquiétude. Les mouvemens de leur cœur se reglent par le plaisir de leurs yeux. Ils ont de l’amour, & rien autre chose. L’esprit & les qualitez de l’ame n’ayant point contribué à le faire naître, ils aspirent moins à estre aimez veritablement, qu’à obtenir des faveurs. Ce sont ces faveurs qui entretiennent & font subsister leur passion ; & pourveu que leurs desirs trouvent toûjours à se satisfaire, rien ne manque à leur bonheur. Ils ont beau voir un Rival reçeu d’une maniere agreable ; ils ont beau s’appercevoir qu’il rend des soins assidus. Ils ferment les yeux volontairement ; & trouvant toûjours pour eux les mesmes manieres dans les Personnes qu’ils aiment, ils ne s’embarassent point de ce qui se passe à l’égard des autres. J’avouë que quand on est fait de cette sorte, la confiance n’est point necessaire pour le plaisir de l’amour ; mais on doit aussi demeurer d’accord qu’il faut manquer de délicatesse pour estre content d’une liaison de cette nature. Elle est entiérement fondée sur les sens. Qu’il y ait lieu de se confier, ou non, à la Personne qu’on aime pour sa beauté, ceux qui s’y attachent par ce seul motif, trouvent leurs souhaits remplis, tant qu’ils se voyent en possession de ses faveurs ; & un Rival qui a tout le cœur, ne leur oste rien. Il n’en est pas de mesme des Gens délicats, qui mettent l’entiere felicité de leur vie dans un stable & solide engagement. Les faveurs, s’ils en obtiennent, ne sont que l’accessoire de leur passion. L’estime est toûjours ce qui la commence ; & comme il est difficile de se défendre d’aimer ce que l’on trouve estimable, on vient insensiblement à l’amitié. Il n’y a de là qu’un pas à faire pour aller jusqu’à l’amour, & c’est une route qu’on manque peu à tenir dans un Sexe diférent ; mais on n’y arrive que par le chemin de la confiance. Elle cause des épanchemens de cœur qui ont des douceurs inexprimables. On diminuë ses chagrins en se les communiquant, & il n’y a point de bonheur qui ne s’augmente par la part qu’on s’en donne l’un à l’autre. Point de secret entre deux Amans tendrement unis. On se rend compte de la moindre bagatelle, & c’est alors que l’on éprouve veritablement que l’on vit bien moins en soy que dans la Personne aimée. S’il arrive qu’apres un long temps passé dans un état si heureux, l’inconstance, qui est assez naturelle à tout le beau Sexe, engage la Dame à écouter un Rival, au moindre soupçon que l’on a de cette intrigue, le cœur se resserre, & cessant de s’épancher, change en amertumes ce qui estoit remply de douceurs. C’est cette mesme Personne qu’on a tant aimée, que l’on voit encore. Elle est toûjours également belle, & si vous voulez, également complaisante. On en obtient les mesmes faveurs ; mais on a l’esprit blessé de l’image d’un Rival, & le refus qu’elle fait de le bannir, empeschant de prendre en elle cette mesme confiance qui faisoit gouster tant de plaisirs, sa beauté ne touche plus, ses complaisances perdent leur mérite, & ses faveurs mesme manquent d’agrément. On continuë à la voir, parce que l’amour résiste au dépit pendant quelque temps, & qu’une longue habitude a formé des chaînes qu’on ne rompt pas aisément, mais peu à peu on trouve les moyens de se guérir, & le sacrifice ne s’estant pas fait lors que l’on a commencé ses plaintes, la Dame ne peut plus l’offrir qu’à contretemps. On l’attribuë au dégoust, ou au peu de mérite qu’elle a connu dans ceux qui la rendoit infidelle. Ce qu’elle a fait une fois, elle est capable de le faire encore ; & la confiance ne pouvant plus revenir, on ne sçauroit plus aimer qu’avec des soupçons qui tenant toûjours en crainte, ne permettent pas que l’on aime encore avec plaisir.

De l’Origine de la Poesie §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 9-37.

L’Ouvrage qui suit, est de Mr Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy. C’est luy qui est l’Autheur de l’Origine des Jeux, que vous me mandez avoir lû avec plaisir dans le dernier Extraordinaire. Ce que vous m’en dites d’avantageux, m’a fait prendre garde que j’avois oublié à vous apprendre son nom, & il ne seroit pas juste de le priver plus longtemps de la gloire qu’il mérite.

DE L’ORIGINE
DE LA POESIE.

Plus de deux mille ans avant Laon,
Et plus d’un Siecle avant Milan,
Quoy que Milan soit fort antique,
Régna l’Art nommé Poëtique,
Cet Art illustre & figuré,
Où tout se trouve mesuré ;
Car sans mesure & sans cadence
Le Muse tombe en décadence.
Cet Art qui charme les Humains,
Avant Romule & les Romains,
Chez qui tout estoit héroïque,
Etoit d’usage & de pratique.
 Moïse, ce Chef des Hébreux,
Ce Capitaine genéreux,
Ce Législateur intrépide,
Dont l’ame n’eut rien de sordide,
Ce Favory, ce Bien-aimé,
De l’Ange & de l’Homme estimé,
Ayant tiré tant par Oracles,
Que par de merveilleux miracles,
De l’esclavage Egyptien
Le Peuple que Dieu nommoit sien,
Ayant dans la Mer Erythrée
Confondu l’insolence outrée
D’un Potentat audacieux
Qui vouloit résister aux Cieux,
En suite de sa délivrance,
Pour marquer sa reconnoissance
Au Monarque de l’Univers,
Inspiré d’Enhaut, fit des Vers,
Et le premier forgea la Rime ;
Car rimer n’est pas faire un crime,
Comme ont prétendu dans ces temps
Certains Bourus & Mécontens,
Qui par une critique austere
Blâment ce qu’ils ne peuvent faire.
 Apres cet Homme sans pareil,
Qui rayonnoit comme un Soleil,
Ayant eu dans cet Art pour Maistre
Le Dieu des Dieux le premier Estre,
Parut David, Ce Favory,
Ce Monarque du Ciel chery,
Dans des transports tout extatiques,
Fit cent cinquante beaux Cantiques,
Qui chaque jour nous donnent lieu
D’honorer & de loüer Dieu.
 Salomon son Fils, Prince sage,
Mit aussi sa veine en usage,
Et fit des Vers forts & puissans,
Qui renferment beaucoup de sens.
C’est une sainte Pastorale,
Où ce sçavant Monarque étale,
Mais dans un mystérieux tour,
Les sentimens d’un chaste amour.
 Job, cet abysme de science,
Ce miracle de patience,
Dont le Seigneur par sa bonté
Eprouva la fidelité
Par de sanglantes tentatives,
De ses disgraces les plus vives
D’un stile nerveux & parfait
Nous a dessigné le portrait.
Tous les Vers en sont magnifiques,
Coulans, sçavans, & pathétiques,
Tout en est fort & vigoureux ;
Heureux, Lecteur, trois fois heureux,
Celuy qui conduira sa Barque,
Comme fit ce Prince de marque,
Avec pleine soûmission,
Aux ordres du Dieu de Sion.
Quand l’amour de l’indépendance
N’aveugle point nostre prudence,
Nous nous faisons un grand plaisir
D’assujettir nostre desir,
Et nostre entiere obeïssance,
A celuy de qui la puissance
Soûmet à ses divines Loix
Les Républiques & les Roys.
 Le compâtissant Jerémie,
Dont l’ame fut du Ciel amie,
Que la pitié sanctifia,
En Vers Hébreux versifia,
Prédit d’une Ville coupable
La décadence déplorable,
Et fit des Lamentations
Dignes de nos attentions.
Jonas (dit un Autheur Classique)
De l’Elégie & Poëme Epique,
Fut tout le premier Inventeur,
Et tres-grand Versificateur.
 Terpandre, un des Scientifiques,
Dressa des Loix Cytharediques
En faveur des Joüeurs de Luth ;
Ce fui là son premier début,
Et ses Ouvrages de mérite
Eurent beaucoup de réüssite.
 Polymneste de Colophon,
Qui n’avoit pas l’esprit boufon,
Mais sérieux, mais dramatique,
Fut l’Autheur du Vers héroïque.
 Pierus, non Athénien,
Mais Bourgeois Macédonien,
Grand amateur de l’harmonie,
Pour le Poëme eut bien du génie ;
Et si l’on en croit Scaliger,
Ecrivain grave, & non léger,
Il fut nommé Pere des Muses.
Ce nom luy vint, non de ses ruses,
Quoy qu’il fust un peu guoguenard,
Et presque aussi fin qu’un Renard,
Mais bien de ce qu’à ses neuf Filles,
Toutes belles, toutes gentilles,
Dont la verve avoit du renom,
Des Muses il donna le nom.
 Thalia fit les Comédies,
Molpomene les Tragédies ;
Dithyrambe, fameux Thébain,
Mortel un peu folâtre & vain,
Dressa les Vers Dithyrambiques ;
Daphnis Pasteur, les Bucoliques ;
Homere, de belle hauteur,
Des Vers Iambes fut l’Autheur ;
Mezon fit tant par ses ménages,
Qu’il fit entrer les Personnages,
Et les Scenes qui plaisent tant,
Dessus un Théatre éclatant.
 Phémeneé, Homme de Lettres,
Composa des Vers Héxametres,
Accompagnez d’une douceur
Qui charmoit le Frere & la Sœur.
 Alcman fut un Poëte Lyrique,
Qui parloit la Langue Dorique,
Et qui le premier mit au jour
Des Vers au sujet de l’Amour.
 L’Athénien, qu’on nomme Eschile,
Doüé d’une Langue subtile,
Et d’éloquence, eut le malheur
De passer pour un grand parleur ;
Mais c’est luy qui trouva la Dance,
La façon d’aller en cadence,
Et tous ces beaux pas figurez
Qui dans les Bals sont admirez.
 Les Chants que l’on nommoit Nénies,
Qu’aux lugubres Cerémonies
On employoit communément,
Trouverent leur commencement,
Non dans la teste d’Euripide,
Mais dans celle de Simonide,
Poëte qui se fit aimer,
Heureux sur terre, heureux sur mer.
 Pratinas, Poëte Tragique,
Mais bizarre & mélancolique,
Pour exorciser le chagrin
Dont il avoit bien plus d’un grain,
S’avisa, pour se faire rire,
D’estre Inventeur de la Satyre,
Et de railler à tour de bras
Tous ceux qui ne luy plaisoient pas,
En voulant les charger de honte ;
Mais il n’y trouva pas son compte,
Car aux dépens de son harnois
On joüa sur luy du Hautbois.
Voila le sort d’un Satyrique,
Comme il offence, comme il pique ;
Et comme il se croit tout permis,
Il s’attire des Ennemis.
Dans cette foule d’Adversaires,
Qui luy font souvent des affaires,
Il s’en trouve toûjours quelqu’un
Qui ne se croyant du commun,
Se vange, nazarde son mufle,
Et vient luy repasser son Bufle,
Ainsi croyons que rarement
On satyrise impunément.
 Aristophane le Comique
A mis l’Octometre en pratique ;
Le Tétramesre en est aussy,
Dont il a fait un racourcy.
 Aristote le Stagirite,
Philosophe de grand mérite,
Et de qui l’érudition
S’attira l’admiration,
Sçavoit aussi fort bien la trace
De l’Hippocrene & du Parnasse,
Et malgré ses emplois divers,
Donnoit un fort beau tour aux Vers.
Il composa des Epigrammes,
Des Idiles, des Anagrammes ;
L’Elégie pareillement
Estoit de son département.
Quand un Homme a de la cervelle,
Par tout il triomphe, il excelle,
Et vous passastes dans ce rang,
Maistre d’Aléxandre le Grand,
Pour Poëte, Orateur, Botaniste,
Philosophe, Naturaliste.
 Au reste, plusieurs Gens d’esprit,
De l’Art Poëtique ont écrit,
Et donné carriere à leurs Plumes,
Pour faire de sçavans Volumes,
Marquant par un travail si beau,
Qu’ils sçavoient du sacré Coupeau,
Que l’on vante au dessus des nuës,
Les Routes les plus inconnuës.
Pour peu que l’on soit studieux,
On en peut juger par les yeux.
 On a veu Zénon le Pitique,
Horace le Prince Lyrique,
Et Caton le Grammairien,
Autheurs qui raisonnoient fort bien,
Ecrire de l’Art Poëtique
D’une façon fort autentique,
Que l’on peut lire sans danger.
Autant en a fait Scaliger,
Ce Puits de science profonde,
Dont le nom vole par le monde.
 Varron, l’ornement des Humains,
Et le plus sçavant des Romains,
Ecrivit en Vers, non en Prose,
Sur l’essence de chaque chose,
Et sur d’autres sujets, le tout
Au reste trouvé du grand goust.
 Théonas employa sa plume
A composer un grand Volume
Sur la sainte Religion
Dont nous faisons profession,
Le tout en Vers, le tout en Rime,
Et le tout passé par la Lime.
 L’admirable Sérapion,
Grand Homme de biens ce dit-on,
Grand amateur de Poësie,
Se mit en teste, en fantaisie,
De mettre en Volumes divers
La Logique & Physique en Vers,
La Métaphysique & Morale,
Où par tout sa Minerve étale
De merveilleux enseignemens,
Et de vertueux documens.
 Guide, sçavant & fameux Prestre,
Qui par ses Vers s’est fait connoistre,
Ecrivit copieusement
Sur l’un & l’autre Testament.
 Le grand Prosper d’Aquitanie,
Docteur d’un celeste génie,
A fait un Poëme plein d’appas
Contre ces malheureux Ingrats,
Qui négligent de reconnoistre
La grace du souverain Maistre.
En effet, tarit son bonheur,
Qui néglige son Bienfaicteur.
 Saint Fulgence, Homme de courage,
Né d’un Sénateur de Carthage,
Composa des Poëmes Chrestiens,
Qui peuvent servir de moyens
Pour fournir de riches idées
Aux Ames de Dieu possedées.
 Saint Cyprien, noble Affricain,
Qui n’eut jamais l’esprit taquin,
Mais dont l’ame tres-libérale
Alla d’une façon Royale
Jusques à prodiguer son sang
Pour l’Estre qui tient le haut rang,
Sur ce Poteau si venérable,
Où par un crime abominable
Le Sauveur on crucifia,
Elégamment versifia.
 Le docte Firmian Lactance,
Homme sans faste & sans jactance,
Eloquent comme un Cicéron,
A sur la Résurrection,
Et sur la Mort du Dieu fait Homme
Au sujet d’une triste Pomme,
Composé des Vers élegans,
Quoy que certains Extravagans
Ayent voulu, remplis de rage,
Donner atteinte à cet Ouvrage.
 Victorin, nommé l’Affricain,
Qui mille ans avant Charles-quint,
(Prince que l’Histoire renomme)
Lisoit publiquement à Rome
Avec un applaudissement
Qui donnoit de l’étonnement
Aux Esprits jaloux de sa gloire,
Chanta la mort & la victoire
De ces sept Freres genéreux,
De ces sept Freres bienheureux,
Qui signalerent leur constance,
Leur bravoure & leur résistance,
En soufrant le fer & le feu
Pour la défense du vray Dieu.
On les appelle Macchabées,
Par leurs images exhibées
Que dans le monde on fait courir,
Nous sçavons tous qu’il faut mourir.
 De Sédulle Ecossois, les veilles
Ont produit de grandes merveilles ;
D’un Hymne fait pour le Seigneur,
Il s’est acquis beaucoup d’honneur,
Le tout en Vers comme en cadence.
 A celuy-cy joignons Prudence,
Qui suivant ses pieux desseins
A fait l’éloge des grands Saints,
Et nous en a tracé l’histoire,
Pour en remplir nostre mémoire,
Afin qu’on imite en ces lieux
Ceux que Dieu récompense aux Cieux.
 Si l’on me le veut bien permettre,
Je diray qu’en rime héxametre
Travailla le grand Juvencus,
Dont les Vers valoient des écus,
Et que sur les quatre Evangiles
Ses soins ont esté fort utiles.
Rien n’est dans la perfection
Plus pur que sa Traduction.
 A ceux-cy je dois joindre Alcime,
Prélat célebre & magnanime,
Qui fit la guerre aux Arriens
Par sa plume & ses entretiens.
Ajoûtons encor Damascene,
Un peu plus moderne qu’Arsene,
Damascene appellé le Grand,
Qui parmy les Doctes eut rang.
Cet Autheur, d’un air non profane,
A fait l’Histoire de Suzanne,
Et solidement composé,
D’un esprit calme & reposé,
Certaines Regles Canoniques,
Le tout en beaux Vers Iambiques.
 L’illustre Diacre Arator,
Homme valant son pesant d’or,
Et qui seul en valoit dix autres,
A fait les Actes des Apostres,
Le tout en Vers fort élégans.
On ne craint point les Ouragans,
Quand on se donne l’avantage
De profiter d’un tel Ouvrage.
 Il n’est rien de mieux inventé,
De mieux fait, de mieux concerté,
Si l’on en croit Georges d’Amboise,
Que les Hymnes de Saint Ambroise ;
Dans nos journaliers entretiens,
Il est la bouche des Chrestiens,
Et par luy l’Eglise s’explique
D’une façon fort emphatique.
 Nonne le Pentapolitain,
Homme devot, non libertin,
Employa son zele & son stile
A travailler sur l’Evangile
Du grand Favory du Sauveur,
Et fit en suite avec ardeur
Rouler ses Vers & son génie
Dessus la Gigantomachie.
Quand on a l’esprit excellent,
On se prévaut de son talent.
 Nazianze, & le grand Boëce,
Ont dans leurs Vers une tendresse,
Dont les Esprits un peu bien faits
Se sont trouvez tres-satisfaits.
 Je laisse les Poëtes profanes,
Perse, Properce, Aristophanes,
Plaute, Maron, Staec, Nazon,
Et l’Inventeur du Vers Scazon.
 Lucain, dans le vray rien n’égale
Vostre incomparable Pharsale.
Ses Vers qui sont coulans & forts,
Surpassent le prix des Trésors.
Il n’est rien de mieux fait, Lucrece,
Que ce qui part de vostre adresse ;
Et vostre Muse, on le voit bien,
A le tour Héliconien.
 Sur les bords du Rivage humide
De la Fontaine Castalide,
Claudien fit des Vers pompeux,
Empoulez, & sententieux,
Où l’on ne voit point de césure,
Mais une agreable mesure,
 Juvenal n’a rien que de bon
Pour le Jeune & pour le Barbon ;
Et sans profit l’on ne peut lire
Les maximes de sa satire,
Puis qu’on y voit le vray portrait
De tout ce qu’aujourd’huy l’on fait
Pour l’avarice, pour l’envie,
Pour les desordres de la vie,
Pour l’ambition des honneurs,
Pour l’incontinence des mœurs,
Pour la fourbe & la tromperie,
Pour le Vin, pour l’yvrognerie,
Pour les intrigues de l’Amour,
Et pour ce qui touche la Cour.
Il est bien vray que ses manieres
Se trouvent un peu cavalieres,
Et pleines d’une liberté
Qui blesse un peu l’honnesteté ;
Mais apres tout il est loüable
Dans cet Ouvrage incomparable,
D’avoir le vice combattu,
Afin d’affermir la vertu.
 D’Hésiode le grand génie
Fut bon pour la Théogonie.
 Homere fut fort estimé,
Et de beaucoup de Gens aimé,
Pour l’Odyssée & l’Iliade ;
Mais on y voit par fois du fade,
Du bas, du foible, du rampant ;
Il semble que c’est un Serpent,
Qui châtié de sa superbe,
Se traîne comme il peut sur l’herbe.
 Horace estoit un bon Vivant,
Qui sa gorge arrosoit souvent,
Et se lavoit souvent la bouche ;
Avec cela son stile touche,
Et n’a rien que de vigoureux.
On voudroit se rendre Chartreux,
Entendant sa Muse féconde
Draper les vanitez du monde.
Qui croiroit que le Verre en main,
Il instruisoit le Genre-humain ?
Qui croiroit que cet Homme aimable,
Le dos au feu, le ventre à table,
Donnoit de modestes leçons
Tant aux Princes qu’aux Polissons ?
 Martial, sans sortir de gamme,
S’est jetté dessus l’Epigramme ;
Mais ce qui rend mauvaise odeur,
Il épargne peu la pudeur.
De Marolles, sçavant en rime,
Abbé plein d’honneur & d’estime,
Comme un modeste Traducteur,
A rectifié cet Autheur,
Et voilé d’un chaste silence
Ce qu’avoit produit l’insolence.
C’est ainsi qu’un sçavant Chrestien
Corrige l’erreur d’un Payen.
 Que veus diray-je icy d’Ausone,
Si renommé dans chaque Zone,
Ce cher ornement de Bordeaux,
Qui par des Ouvrages si beaux,
Si pleins de force & d’attrempance,
S’est distingué dans nostre France,
Et dont les merveilleux Centons
Valent des Boisseaux de Testons,
Sinon que par sa Poësie
Il fait honneur à sa Patrie,
Et qu’il instruit les Ignorans ?
 Au reste, depuis six vingt ans,
Et dans l’heureux siecle où nous sommes,
Fertile en braves & grands Hommes,
Plusieurs ont au sacré Vallon
Brigué la faveur d’Apollon,
Et fait la cour aux neuf Pucelles
Que le sçavoir rend toûjours belles ;
Inégal pourtant fut le sort
De ceux qui firent cet effort.
 Tous les Ouvrages Poëtiques,
Soit sérieux, soit héroïques,
De Moulinet & de Crétin,
Estoient un amas de frétin,
Qui ne fut point suivy de gloire ;
Et n’en déplaise à la mémoire
De Marot, on ne trouve pas
Que sa Muse eust de grands appas,
Ny du brillant, non plus que celle
Et de Baïf & de Jodelle.
Mais on eut un respect nouveau
Pour les Vers tracez par Belleau.
Du Bellay s’acquit l’avantage,
D’avoir la douceur en partage,
Aussi-bien que la fermeté,
La force, & la vivacité.
Bertaud eut le talent de plaire,
Ce fut là son vray caractere ;
Oüy Bertaud, Evesque de Sés,
Qui fut pointu jusqu’à l’excés ;
Mais ses rimes par tout connuës,
De bon sens furent soûtenuës.
 Que diray-je encor ? Du Bartas
Fut des Admirateurs à tas,
Et l’on vit des Gens à centaine
Lire jour & nuit sa Semaine
Dans un certain empressement
Qui marquoit leur entestement ;
Mais ce qui paroissoit commode,
N’est plus maintenant à la mode.
Laissant cette antique beauté,
Chacun court à la nouveauté.
Voila quel est l’avertin nostre,
Un objet en détruit un autre,
Et ce qu’un siecle toûjours fait,
Un autre siecle le défait.
Cette vicissitude étrange
Fait que tout s’altere & se change
C’est pour cette mesme raison
Que Saint Gelais hors de saison,
Se plaint que le temps fait outrage
Au mérite de son Ouvrage,
Et que les Sçavans d’aujourd’huy
Ne se souviennent plus de luy.
Mais que faire en cette occurrence ?
Il faut s’armer de patience.
 Ronsard, ce Poëte Vandômois,
Avec son Pourpoint de Chamois,
Avec sa Culotte à la Suisse,
Et sa Flamberge sur la cuisse,
Fut le Prince des grands Rimeurs,
Et fit gagner les Imprimeurs,
Car son poëtique ramage
Des Doctes obtint le suffrage.
Alors chacun se fit honneur,
Non d’aspirer à son bonheur,
Mais d’imiter son caractere,
Doux, insinuant, & sincere,
Et les nobles expressiens
De ses belles conceptions.
Aussi prenoit-on son langage
Pour la regle du bel usage ;
Et lors que quelqu’un parloit mal,
On disoit, c’est un Animal,
Un Rustique, un Sot, un Empuze,
Un Cheval de bast, une Buze,
Un Homme sans sel & sans art,
Qui donne un soufflet à Ronsard.
Ajoûtez à ce Personnage
D’autres Poëtes à grand feüillage,
Le sçavant Abbé de Tyron,
Balzac, Malherbe, du Perron,
Beïs, Boisrobert, Benserade,
Dont la verve n’a rien de fade,
Desyveteaux, Motin, Faret,
Sarrazin, la Serre, Loret,
Desmarests, Dalibray, Moliere,
Pinchesne, Boileau, Furetiere,
Dandilly, Rotrou, Scudery,
De Racan, Contart, Monfleury,
Dormy, Gombaud, de Malleville,
Jean Baudoüin, Maynard, & Douville,
Mairet, de Ségrais, Pélisson,
Monfuron, Racine, Poisson,
Quinault, du Ryer, la Ménardiere,
Théophile, la Giraudiere,
Colletet, Tristan, Priézac,
Mainart, Scarron, Meziriac,
Chappelain, Cottin, Gomberville,
Lestoille, du Rosset, Diéreville,
Bordier, du Perrin, Dassoucy,
Le Président Nicolle aussy,
Magnon, dont les devots Ouvrages
Servent aux pécheurs comme aux sages,
Regnier, Saint Amant, Cerisy,
Dont le stile est pur & choisy,
Beccasse le devot Chanoine,
Pere Rappin, Pere le Moine,
Chevreau, Malleval, & Brébeuf,
Deschéneaux, Chappoton, Marbeuf,
Viond de Cerisiers, Voiture,
Dont Pinchesne a fait la peinture,
Beauregard, Boursault, de Santeüil,
Magnin, de Lingendes, Montreüil,
L’ingénieux de la Fontaine,
Qui rime & raisonne sans peine
Avec une facilité
Qui marque son habileté ;
Et comme sa plume est amie
De la celebre Académie
Que l’Eloquence fait fleurir,
Et qui le bon sens fait meurir,
Il vient d’y rencontrer sa place,
Comme il la trouvoit au Parnasse.
Il n’est nul Palais, nul Hostel,
Qui n’admette un sçavant Mortel.
 Prônons maintenant vos merveilles,
Doctes Freres, fameux Corneilles,
Qui d’un nombre infiny de Vers
Avez enrichy l’Univers,
Comme aussi mainte & mainte étude,
Sans que la grande multitude
De tant de merveilleux Ecrits
En ait diminué le prix.
Là dans chacune de vos Pieces
Les plus fines délicatesses
Du bel Art qui sert à l’Amour,
Paroissent dans leur plus beau jour,
Soit dans vos graves Tragédies,
Soit dans vos chastes Comédies,
Dont le Public bien averty
S’est innocemment diverty ;
Car quand un Homme a fait sa tâche,
Il demande un peu de relâche ;
Et quand il le prend sans pécher,
On ne sçauroit l’en empescher,
A moins que dans un Monastere
Il professe une vie austere.
 Mais parlons de ce sage Duc,
Aussi genéreux que Monluc,
Qui pour la Plume & pour l’Epée
Est un César, est un Pompée.
Peut-estre mesme il est plus grand,
C’est l’illustre de Saint Aignan.
Qu’on me traite de Turc à More,
Si du langage à métaphore,
Qui d’Ovide fut le déduit.
Ce Duc n’est pleinement instruit ;
Aussi sa belle destinée
Est de nous donner chaque année
De nouvelles productions
De ses belles refléxions.
Le tout n’est point Muse mourante,
Mais Ouvrage à plume courante,
D’un stile aussi fort que l’airain,
Digne du Cédre & du Burin.
Il sçait dans son Art Poëtique
Joindre le moderne à l’antique,
Et sçait parler comme jadis
On parloit du temps d’Amadis.
 Peut-on rencontrer plus de grace
Que chez vous, Evesque de Grasse,
Poëte sacré, sçavant Godeau,
Qui nous levastes le rideau,
Et dévoilastes des mysteres
Impénetrables à nos Peres ?
Vos ferventes expressions,
Vos sublimes Traductions,
Vos admirables Paraphrases,
M’ont souvent causé des extases,
Et m’ont rendu comme enchanté.
D’effet, & dans la verité,
Vne Muse sage & modeste
Est un langage tout celeste ;
Et les Dames de qualité,
Toutes pleines d’honnesteté,
Avecque leur vertu severe,
Passent du Parnasse au Calvaire,
Et de la composition
A la belle devotion,
Sans qu’on puisse imputer à crime
Le temps qui se donne à la rime.
 Fleurisse à jamais le bel Art
Où les Sçavans ont tant de part,
Par qui les Hommes & les Anges
Du grand Dieu chantent les loüanges.

Sonnets sur la Glace §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 69-77.

Outre ce Patriarche, il y a à Alep un Archevesque des Suriens qui se nomme Resckallah, lequel dépend de luy, & a les mains liées, tant que le Patriarche fait sa résidence en cette Ville. Il est jeune & fort honneste Homme. Je suis, &c.

Il y a cinq ou six mois qu’on proposa au Public de faire des Sonnets sur la Glace. En voicy plusieurs que j’ay reçeus. Le premier regarde le malheureux accident dont je vous parlay en ce temps-là d’une Belle de Saumur.

SONNETS
SUR LA GLACE.

I.

Cet Hyver, Boreas, amoureux de Clytie,
Afin de refroidir les cœurs de ses Amans,
Vint déclarer la guerre à tous les Elémens,
Et partit comme un trait du fond de la Scythie.
***
Il ne se souvint plus de l’aimable Orithie,
Tout devint un Cristal, Fleuves, Lacs, & Torrens,
La Terre le sentit jusques aux fondemens,
Et l’on vit de Phébus la vertu ralentie.
***
Aux yeux de tout Saumur trouvant sur un Traîneau
L’Objet qui le charmoit, si pompeux, & si beau,
Il n’eust jamais pensé qu’on pust troubler sa gloire.
***
Mais le Dieu de la Loire, Amant audacieux,
Faisant fondre sa glace, emporta la victoire,
Mit Clytie en son sein, & le Deüil en ces Lieux.

Vignier, de Richelieu.

II.

Quoy que les Aquilons détachez de leurs chaînes,
Jusques au sein des Mers eussent glacé les eaux,
Et que Thétis portast des Chars pour des Vaisseaux,
Cybelle ressentit les coups de leurs haleines.
***
Les néges, dont l’amas couvroit toutes les Plaines,
Egalant en hauteur les Vallons aux Côteaux,
Cachoient aux Voyageurs la mort, en des tombeaux,
Et qui put s’en tirer, souffrit d’horribles peines.
***
La Nature cédoit à la rigueur du temps,
Quand le retour heureux de l’aimable Printemps
Fit fondre en un moment les néges & la glace.
***
Ainsi pourquoy, Philis, dont l’amour m’est si cher,
Par mes soûpirs ne puis-je, helas ! quoy que je fasse,
Amollir vostre cœur de glace, ou de rocher ?

Rault, de Roüen.

III.

Iris, nous avons veu sur les bords de la Seine
L’Hyver d’un bout à l’autre étendre des glaçons,
Et la bize en couroux avec sa froide haleine,
Des plus coulantes eaux faire defermes Ponts.
***
Elle a glacé la Mer, le Fleuve, & la Fontaine,
Tout a senty ses coups ; & mesme les Tritons
Ne pouvant suporter sa rigueur inhumaine,
Ont veu d’entre leurs mains tomber leurs Avirons.
***
Mais il n’est point de glace à la fin qui ne fonde.
Voyez couler cette eau, rien n’arreste son onde,
Elle reprend son cours quand l’Hyver est passé.
***
Au retour du Printemps tout change de nature ;
La douceur des beaux jours succede à la froidure.
Il n’est que vostre cœur qu’on voit toûjours glacé.

Diéreville, du Pontlevesque.

IV.

Apres une sensible & trop longue froidure,
L’Hyver s’est éloigné de nos heureux climats,
Tout rit, tout refleurit dans l’aimable Nature,
Et ma cruelle Iris n’en a pas plus d’appas.
***
Inhumaine, infléxible aux douleurs que j’endure,
Mon cœur contre le sien fait de rudes combats.
Ah ! faut-il qu’une flâme & si belle, & si pure,
Avant que d’estre heureux, me cause le trépas ?
***
Amour, exauce-moy, daigne me faire grace ;
Armé de tous tes feux, cours, va fondre sa glace,
Contre la fiere Iris c’est trop peu d’un Mortel.
***
Il faut qu’un Dieu vainqueur du Ciel & de la Terre,
Se déclare contre elle, & luy fasse la guerre ;
Contrains-la donc, Amour, d’encenser ton Autel.

De Sainville.

V.

Des Mondains d’aujourd’huy déplorable mollesse !
On les voit empressez à chercher du secours
Contre le froid qui semble interrompre le cours,
Et le progrés fatal de leur délicatesse.
***
Ils s’en prennent au Ciel, & murmurent sans cesse,
Disant, ce rude Hyver durera-t-il toûjours ?
Ne verrons-nous jamais le retour des beaux jours ?
Revenez jeux, plaisirs, bonne chere, allégresse.
***
Vous suez, Malheureux, & faites mille efforts,
Pour des moindres frimats garantir vostre corps,
Et vostre ame demeure insensible à la grace.
***
En vain de la saison vous fuyez la rigueur,
En vain pour vostre corps vous cherchez la chaleur,
Si de vostre ame, helas ! vous ne fondez la glace.

C. Hutuge, d’Orleans, demeurant à Metz.

VI.

Sur la Nuit §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 77-78.

SUR LA NUIT.

J’ay pour Amarillis une tendresse extréme ;
Mais helas ! obligé de celer mon amour,
Il m’en faut presque faire un mistere à moy-mesme,
Et ce n’est qu’en secret que je luy fais ma cour.
***
Mes timides soûpirs, & mon teint pâle & blême,
Expliquent ma souffrance, & parlent tour-à-tour ;
Enfin chacun m’observe, & devine que j’aime,
Mais rien ne me nuit tant, que la clarté du jour.
***
Viens donc, heureuse nuit, azile de ma flâme,
Soulagement unique au tourment de mon ame
Preste ton voile épais au secret de mes vœux.
***
En cachant les transports, où mon cœur s’abandonne,
Si tu n’as le pouvoir de soulager mes feux,
Tu me mets en état de ne craindre personne.

Doute sur la Langue. A Monsieur … §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 79-90.

DOUTES
SUR LA LANGUE.
A MONSIEUR.…
A la Haye le 14. Aoust 1684.

Je vous prie, Monsieur, vous qui avez habitude avec les Personnes qui parlent le mieux, de me donner vostre avis sur quelques doutes que j’ay à vous proposer. Le premier consiste à sçavoir, s’il est permis à une Personne qui roule depuis quatre ans dans les Pays étrangers, de donner à la Langue Françoise, un mot dont elle manque. Je n’ignore pas, qu’il est fort délicat de s’ériger en Inventeur de mots, & qu’il y a bien des mesures à prendre, pour ne se pas trop commettre ; mais aussi je sçay qu’il y a moyen d’éviter les écueils, où l’honneur d’une Personne pourroit faire naufrage. Distinguons, par exemple, entre vouloir d’authorité introduire un mot, & entre le proposer simplement. Ceux qui agissent au premier sens, ne pensent pas bien à l’étenduë de leur Jurisdiction, qui est si courte qu’elle ne va pas au delà d’eux-mesmes ; & ainsi ils risquent, sans qu’ils y pensent, à passer pour ridicules : mais ceux qui proposent tant seulement un mot, & qui ne prétendent pas l’établir, malgré les influences de l’Orion & la Poussiniere, comme me disoit dernierement un bel Esprit, ne risquent tout au plus que la peine d’en faire la proposition. Ainsi, Monsieur, vous sçaurez, s’il vous plaist, qu’au commencement de mes pelerinages, je me trouvay en Savoye, chez un Gentilhomme, dont la Femme qui parloit assez bien François, hazarda un mot qui me choqua l’oreille, au sens qu’elle le prit. Ce mot est, Tendresse, dont cette Dame se servit, pour exprimer la qualité de certaine viande qu’elle avoit apprestée à son Mary, qui ne se portoit pas bien. Cela me fit remarquer que nostre Langue manquoit d’un terme propre à exprimer ce que cette Dame vouloit dire, puis que Tendresse, estant toûjours pris en un sens figuré, ne peut s’approprier ny à la viande ny à quelqu’autre corps que ce soit. Je sçavois bien que, Délicatesse, estoit en usage ; mais aprés avoir consideré la multitude des significations que ce mot pourroit souffrir, je tâchay d’en trouuer un autre. Cinq ou six jours aprés, Tendreur, s’offrit à mon imagination ; je le receus, & je l’envisageay de tous costez, pour voir s’il estoit Piedmontois, Toscan, Espagnol, ou Grec. Comme je vis qu’il ne tiroit son origine d’aucune de ces Langues, je jugeay qu’il pourroit estre un jour reconnu pour François ; si bien que depuis ce temps-là, j’ay pensé plusieurs fois, que de mesme que Hautesse & Largesse dans le figuré, ont dans le propre Largeur & Hauteur, l’on pourroit bien, laissant Tendresse comme il est, dans le figuré, recevoir Tendreur dans le propre. Quoy qu’il en soit, Monsieur, ce seroit un mot que pas une Langue dont la nostre emprunte quelque chose, ne nous reprocheroit jamais. Pour ce qui est de le rendre Parisien, je suis persuadé qu’il n’a besoin que d’estre employé par d’habiles Gens.

Je passeray sous silence plusieurs choses qui me viennent en pensée, sur les mots que nostre Langue n’a pas voulu reconnoître pour siens, depuis quelques années ; car il me tarde, Monsieur, de vous dire que de tous les mots étrangers que nos grands Ecrivains ont voulu franciser, pas un ne m’a tant surpris qu’Aforisme, que je trouvay avant hier dans un Livre qu’on a depuis peu mis en beau langage. Effectivement, Aforisme, que je n’avois presque jamais oüy que de la bouche des Medecins, me surprit, luy voyant tenir la place de, Maxime, du moins si je ne me trompe ; mais, Monsieur, je vous en laisse le Juge aprés vous avoir rapporté une periode dont, Aforisme, fait l’ornement. La voicy mot à mot, sans y rien changer. “Et c’est en ce sens que le grand Cosme de Medicis, tenu pour le plus sage Homme de son temps, disoit au sujet des divisions civiles de Florence, dont on se plaignoit à luy, qu’une Ville gâtée valoit bien mieux qu’une Ville perduë. Parole, qui a passé depuis en Aforisme d’Etat, chez tous les Princes.” Je vous avoué, que je ne suis pas fort versé dans la Langue Grecque, mais neanmoins j’en sçay assez pour ne me laisser pas imposer si facilement ; car c’est nous vouloir faire parler Grec à faux. Il est bien permis, ou du moins il l’a esté, de franciser un mot Grec qui ne perd pas sa signification naturelle ; mais de nous en donner un dans une signification toute contraire, c’est une autre chose ; c’est vouloir forcer des témoins à dire ce qu’ils ne sçavent pas, & qui se retractent avec le temps, à la confusion de ceux qui les ont produits. Ronsard, il est vray, nous a donné, Ode, qui est un mot purement Grec : la raison a permis qu’on l’ait receu, parce qu’en devenant François, il n’a rien perdu de sa signification naturelle : car Ode ne signifie en Grec autre chose que Chanson ; mais Aforisme, qui n’a jamais signifié, non seulement dans l’Isle de Coos, où Hypocrate est né, mais aussi dans tout le reste de la Grece, autre chose que, Section, Définition, Séparation, seroit-il possible, qu’on voulust maintenant luy faire prendre la place de, Maxime, qui est un terme de Politique, & que nos Peres ont arraché comme par les cheveux, d’Axiome, qui est un mot Ionique, & qui ne signifie autre chose que Dignité, ou Autorité : c’est pourquoy Axiome, si connu dans les Ecoles, est employé pour une énonciation qui ne souffre point de replique ; comme par exemple celuy-cy. Totum est majus suâ parte, ou bien encore cet autre, que les Philosophes appellent par excellence, indubitatæ veritatis, Ego cogito, ergo sum. Ce qui sans doute a fait prendre le change à nostre Autheur, est l’interpretation qu’on a donnée au mot Grec Aforisme, depuis qu’Hypocrate s’en est servy pour intituler les Préceptes qu’il a laissez à ses Successeurs. On a voulu que ces Préceptes fussent sententieux, & définitifs, comme en effet ils le sont de reste, lors qu’on les met en pratitique hors de saison : il ne faudroit pour le prouver que faire parler l’expérience. Mais sans nous amuser à faire insulte à ceux qu’une Plume sacrée nous commande d’honorer pour le besoin que nous en avons, je prie tout Homme qui entend le Grec, de considérer, que si la premiere intention d’Hypocrate eust esté de faire des Sentences définitives, il auroit donné pour Titre à son Livre un mot qui auroit signifié Préceptes. Je veux mesme qu’Hypocrate ait prétendu de donner des Regles absoluës, s’ensuivra-t’il de là qu’Aforisme puisse signifier Maxime ou Axiome ? Selon mon sens Aforisme signifiera alors, Dogme ou Précepte. C’est dequoy, Monsieur, je vous laisse Juge, en vous conjurant d’avoir la bonté de m’en éclaircir. Je n’avois que trois doutes à vous proposer lors que j’ay commencé à vous écrire cette Lettre ; mais il y en a encore un quatriéme qui vient de naistre, il n’y a qu’un moment. Je m’apperçois qu’au bas de la page où Aforisme se trouve, il y a une façon de parler qui me paroist un peu étrange. La voicy. Et je diray en passant, qu’il s’est vû force Ministres & force Princes les étudier, &c. Permettez-moy, s’il vous plaist, de vous demander s’il est maintenant à la mode de changer les Adverbes en Adjectifs. Si cela est, je vous proteste que nous allons donner dans le Barbarisme, d’une étrange maniere. Je sçay bien que l’on dit force Blé, force Vin, & mesme force Gens, mais force tient alors la place de beaucoup : comme aussi quand on dit, qu’un Homme s’est tué à force de travail, ou à force de fatigue ; qu’un Roy a emporté une Ville à force de Monde, &c. mais d’employer icy force pour plusieurs, c’est ce qui me passe ; & j’en demande pardon à nostre Autheur, en le priant de me permettre de dire, plusieurs Princes & plusieurs Ministres, du moins jusqu’à ce que vous ayez daigné m’éclaircir là-dessus. Quant au reste j’avouë de bonne foy que j’ay beaucoup d’estime pour son mérite ; & que nonobstant ces petites singularitez que je trouve dans une Préface, il ne passera tout au plus dans mon esprit, que pour un Homme qui voit mal les choses à force de lumiere. Je suis, &c.

Sentimens sur toutes les Questions du dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 105-112.

SENTIMENS SUR
toutes les Questions du dernier Extraordinaire.

Si l’on peut aimer avec plaisir, quand on a sujet de ne se pas confier à la Personne qu’on aime.

Helas, qu’en vous aimant je goûtois de plaisirs,
Quand je vous découvrois mes innocens desirs,
Et que de mes secrets unique Confidente,
Je ne pouvois douter de ma fidelle Amante !
Iris, que cet état estoit tranquille & doux !
Vous vous fiyez en moy, je me fiois en vous.
Sans crainte, sans soupçon, nous passions nostre vie,
Aux plus heureux Amans elle faisoit envie ;
Mais enfin je ne sçay si ce fut par bonheur,
Mon esprit détrompé reconnut son erreur.
Je vous vis, qui l’eust crû ! je vous vis infidelle,
Ou pour le moins, Iris, vous me parûtes telle.
Mais quoy, j’en doute encor ? A ne vous point flater,
Je vous vis infidelle, & je n’en puis douter.
De vos feintes douceurs j’apperçûs l’artifice,
Et comme de mon cœur vous faisiez sacrifice
A ce Rival chéry, qui malgré mille efforts,
Ne pouvoit s’empescher de marquer ses transports,
Accablé de douleur, de rage, de colere,
De mon indigne amour je voulus me défaire.
Résolu de ne plus en vous me confier,
De perdre mon Rival, & de vous oublier.
Un tel dessein estoit & genéreux, & sage,
Mais de l’exécuter je n’eus pas le courage.
Dans mon juste dépit, dans mon juste couroux,
Je ne me vangeay pas, je me souvins de vous.
Mais depuis ce moment, un peu de défiance
Modere de mes feux la douce violence.
J’ay bien le mesme cœur, & le mesme panchant,
Mais mon amour se lasse, & n’est plus si touchant.
Vostre infidélité que je ne veux pas croire,
Ne sçauroit cependant sortir de ma mémoire.
Elle est à mon esprit présente à tout moment,
Pour troubler mon repos, & mon contentement.
Mon cœur recherche en vain ces douceurs mutuelles
Qu’on trouve en l’union de deux ames fidelles,
Tout luy fait de la peine, & tout luy semble dur,
Et jamais il ne gouste un plaisir qui soit pur.
Iris, dans ce discours, si mon ame sincere
Vous découvre un secret qu’elle devoit vous taire,
Ce n’est que pour répondre à vos justes soupçons,
Et de mon changement vous dire les raisons,
Ne m’accusez donc plus de froideur, de silence,
De peu d’empressement, de peu de complaisance.
Un amour défiant rallentit nos desirs,
Nous donne de la peine, & fort peu de plaisirs.

Si l’on peut garder une forte passion pour une Personne qu’on est assurée de ne voir que rarement.

Depuis six mois que vostre absence
Me prive de vostre présence,
Et me fait languir malheureux ;
Si vous croyiez que par constance,
Par respect, ou par complaisance,
Je fusse encor bien amoureux,
Vostre erreur seroit sans seconde,
Car depuis des mois plus de deux,
Je ne croy pas, Iris, que vous soyez au monde.
***
 Non, ce seroit vous abuser,
Un feu trop éloigné ne peut nous embraser,
 Il perd toute sa violence ;
Et lors que de se voir on a peu d’espérance,
De nostre liberté nous pouvons disposer,
 Sans craindre nostre conscience.
***
Mais quoy, je vous aimois avec tant de chaleur,
 Je vous avois donné mon cœur,
 Et j’avois le vostre, je pense.
 Ces raisons sont de conséquence ;
 Mais me feray-je un point d’honneur,
 De fidélité, de constance,
 Quand de vous voir je n’ay plus le bonheur ?
 Quoy, lors qu’une cruelle absence
 M’éloigne si souvent de vous,
Je vous adorerois sans aucune espérance ?
 Je serois le plus grand des Fous.
***
Si vous voulez, Iris, conserver mon amour,
 Assurez-moy d’un prompt retour,
Et moy je vous promets de la perséverance.
Les feux les plus éteints se peuvent ralumer,
Quand un Objet charmant leur a donné naissance ;
 Il ne faut que vostre présence,
 Je suis tout prest de vous aimer.
***

Si une Passion qui n’est fondée que sur la Beauté, peut estre durable.

 La Beauté fait naître l’amour,
 Avec elle tout est aimable ;
Mais comme la Beauté se perd en moins d’un jour,
L’amour qu’elle produit ne peut estre durable.
***
Amans, si vous voulez aimer
D’une amour qui soit éternelle,
Ne vous laissez pas enflâmer
Aux simples appas d’une Belle.
***
Du soir au lendemain cette Beauté fanée
 Mettra vostre amour au tombeau ;
Et ce seroit beaucoup, si l’Objet le plus beau
Vous pouvoit retenir seulement une année.
***
Lors qu’on prend en aimant la Passion pour guide,
De la seule Beauté l’on se laisse toucher ;
Mais au mérite seul on se doit attacher,
Si l’on veut que l’amour soit durable & solide.

De la Fevrerie.

[Lettre sur ce qu’il y a de remarquables dans la Ville de Bar-sur-Seine §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 121-122.

Cette Ville est assise entre celle de Troyes & de Châtillon, dans une égale distance des deux, à sept lieuës de chacune, sur la mesme Riviere ; & est resserrée entre cette Riviere dont elle porte le nom, & une Montagne des plus droites & des plus hautes de la Contrée. Elle ne fut jamais plus large qu’elle est aujourd’huy ; mais elle avoit anciennement cinq ou six fois plus de longueur, avec une bonne Forteresse sur la croupe de sa Montagne, & presque vers le milieu de sa vaste étenduë ; qui estoit d’une grande demie lieuë ; ce qui fait dire à Froissard en ancien langage.

La grand-Ville de Bar-sur-Saigne,
A fait trembler Troyes en Champaigne.

Un Berger de M … instruit par le Zéphire des malheurs de Tircis, tâche de l’en consoler par ces Vers §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 134-138.

UN BERGER DE M … instruit par le Zéphire des malheurs de Tircis, tâche de l’en consoler par ces Vers.

A TIRCIS.

Le Destin te rioit, tout flatoit tes desirs,
L’aimable Carélie écoutoit tes soûpirs ;
Tyrcis trop malheureux, quand l’Envie au teint bléme,
Qui se ronge le sein, & s’en prend à soy-mesme,
Si tost qu’un Mortel touche au faîte du bonheur,
A la fin fit entrer mille maux dans ton cœur.
Nuit & jour l’Intérest qui marchoit sur ses traces,
Avec elle en secret complota tes disgraces.
Helas ! combien de fois conta-t-il sur ces Bords
Ce que doit Carélie hériter de Trésors !
Il te fit des Rivaux, dont la foule importune
Ne vouloit seulement qu’épouser la Fortune.
***
Mais le Fils de Vénus, ce grand Maistre des cœurs,
Voyant dans ces Rivaux de trop feintes ardeurs ;
Quoy, feindre ainsi, dit-il, que le fer de mes Fleches
A jusque dans leur cœur fait de profondes breches ?
Quoy, l’intérest leur preste un langage d’Amant,
Et je le souffrirois, moy l’Amour ? nullement.
Non, non, il faut armer mon bras, & ma vangeance ;
Je dois estre jaloux de ma toute-puissance.
***
A ces mots, l’Amour prend les traits envenimez
Qui font que nous aimons sans pouvoir estre aimez.
Il veut que tes Rivaux brûlent pour Carélie,
Et que leur desespoir dure autant que leur vie.
Il fait partir ces traits, il en perce leur cœur.
Console-toy, Tircis, mets fin à ta douleur,
Si quelquefois ce Dieu fait gémir sous ses chaînes,
Qu’il nous plaist quand luy-mesme il adoucit nos peines !
Qu’apres qu’on a souffert un rigoureux tourment,
Le retour des plaisirs est un retour charmant !
Le Ciel débarassé d’un tenébreux nuage,
Nous fait voir le Soleil d’un plus riant visage ;
Et si-tost que Neptune arreste son couroux,
Le calme qui revient en paroist bien plus doux.
***
Ainsi ne songe plus qu’à passer dans la joye
Des jours que doit l’Hymen filer d’or & de soye.
Nul chagrin desormais n’en peut troubler le cours.
Ta Bergere est fidelle, & le sera toûjours.
Le feu qui la consume est encore le mesme,
Que quand vous vous disiez ces deux mots, je vous aime,
C’est la Vertu qui plaist, elle seule ébloüit.
Le Zéphir qui pour lors en passant vous oüit,
En a fait son profit pour cajoler les Plaines ;
Avec plus d’énergie il leur a dit ses peines.
Apres luy je te parle, il m’a tout raconté,
Des secrets moins connus il sçait la verité.

Lequel est le plus à estimer, l’Homme de Conversation, ou l’Homme de Cabinet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 138-140.

LE QUEL EST LE PLUS à estimer, l’Homme de Conversation, ou l’Homme de Cabinet.

Qui dit Homme de Cabinet,
 Dit un Esprit solide & net,
Dit un raffiné Politique,
Qui penetre, qui voit de loin,
Et qui pourroit dans le besoin
Gouverner une République.
***
L’Homme de conversation
Est d’une autre inclination,
Et d’un tout diférent génie.
De sa personne il sçait payer ;
Mais il n’est bon qu’à défrayer
Vne agreable Compagnie.
***
Son esprit est joly, brillant,
Eclairé, vif, & petillant,
Soûtenu de belle mémoire,
Capable de faire en parlant,
D’un stile facile & coulant,
Vne Avanture, ou quelque Histoire.
***
Il parle juste & poliment,
Il s’explique fort proprement,
Il sçait un peu de chaque chose,
Il est sans affectation,
Il écrit en Vers comme en Prose,
Sans en faire profession.
***
Laissons le Cabinet au grand Cassiodore,
A Seneque, à Plutarque, à Sejan, à Suger,
 A quelqu’autre Ministre encore
 Que je pourrois icy loger.
 Ces Mortels, ces Gens de mérite,
 Sont des Aigles des Gens d’élite,
 De qui les hautes qualitez
 Peuvent servir aux Royautez,
 Et dont les Testes fortunées
Peuvent donner conseil aux Testes couronnées.
 Confessons que tout en est grand,
Puis qu’ils approchent ceux qui sont du premier rang ;
 Mais comme on est un peu plus libre
 Avec des Gens de son calibre,
 Et de mesme condition,
 Préferons sans porter envie,
 Pour le commerce de la vie,
 L’Homme de conversation

Si la Vengeance produit de plus dangereux effets dans le Cœur d’une Femme irritée, que dans celuy d’un Homme offencé §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 141-142.

Si la Vangeance produit de plus dangereux effets dans le cœur d’une Femme irritée, que dans celuy d’un Homme offencé.

 Il est certain que la vangeance
Semble au Vindicatif donner quelque allégeance ;
 Mais ce détestable poison
N’est jamais plus funeste & de plus de durée,
 Que quand d’une Femme ulcerée
Il aveugle l’esprit, & trouble la raison.
Quand la haine la prend, dans toute sa personne
 Elle paroist une Lionne.
***
 Un Homme a son emportement,
 Qui se passe assez promptement ;
 Mais la Femme estant plus tenace,
 Ne met fin à sa passion
 Jusqu’à ce qu’elle satisfasse
L’implacable transport de son aversion.
Cent fois nous avons veu la Scene ensanglantée
 Par quelque Princesse irritée.
J’en appelle à témoin icy comme à Paris,
La fiere Eudoxia, Salome, & Thomiris,
Medée, Elizabeth, Brunechaud, Fredegonde,
 Qu’on ne peut nommer sans horreur,
 Qui jadis firent voir au monde
Les spéctacles affreux d’une aveugle fureur.

S’il est mieux séant à un Chrétien, de se marier, ou de se retirer dans un Couvent §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 142-143.

S’il est mieux séant à un Chrétien, de se marier, ou de se retirer dans un Couvent ; & si un Homme estant marié, peut aussi bien servir Dieu, qu’un Homme qui s’est retiré dans un Monastere.

L’etat du Célibat, comme l’état d’Hymen,
Où l’on dit le grand Oüy, comme le grand Amen,
Sont deux états où Dieu sauve la Creature,
 Pourveu que dans son action
 Chacun gardant son ame pure,
Tâche de s’êtablir dans la perfection.
***
 Le Célibat Sacerdotal,
 Et le Célibat Monachal,
L’emportent sur l’Hymen, quoy qu’il soit vénerable ;
Mais quiconque, Seigneur, a pour vous plus d’amour,
 Aura dans l’eternel sejour
 Vne place plus honorable.

L. Bouchet, ancien Curé de Nogent le Roy.

[Suite du Traité sur les Lunetes §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 166-169.

Bien que la juste interpretation des termes de la Sainte Ecriture, confirmée par huit differens voyages des Vaisseaux, qui ayant heureusement vogué de l’Occident vers le Midy, & passé par le détroit de Magellan, ou plus seurement par le détroit de Maïre qui est plus au Zud de l’Amérique, ont poursuivy leur route par l’Occident & le Septentrion, & sont retournez par l’Orient en Portugal, en Angleterre & en Hollande ; on soit maintenant convaincu que la Terre est ronde, & que les Sçavans soient à couvert des railleries qu’on voit dans Lactance Lib. 3. cap. 24. Instit. Divi. & dans Saint Augustin Lib. 16. De Civitate Dei cap. 9. & qu’on faisoit du temps d’Aristote Lib. 11. De Cœlo cap. 13. de ceux qui niant que la Terre fut ronde, soûtenoient opiniâtrement, in infinitum ipsam radicatam esse dicentes, ut Zenophanes & Colophonius dixit, Quo circa, ajoûte Aristote, & Empedocles Increpavit, c’est dans son Poëme.

Quòd Cœlum immensum, Quòd sit sine fine profunda
Tellus, hæc temere jactantur inania vulgò
Verba viris : quibus haud natura est cognita rervm.

Les apparences annuelles de la nouvelle Etoille dans la Balene, confirmera le mouvement de la Terre par son moindre éloignement. Il reste encore à connoistre la veritable grandeur du diametre de la Terre.

Les Guerres, qui dans tous les siecles, horsmis en France sous le Regne de LOUIS LE GRAND, ont toûjours & par tout ruiné les plus beaux Arts, & étouffé les Sciences, ont neanmoins toûjours perfectionné l’Architecture militaire, & la Geographie, c’est pourquoy Alexandre le Grand mena en Asie les deux grands Mathématiciens Diognetus & Beton, Iterum ejus mensores, comme dit Pline, Lib. 6. cap. 17.

Le Senat Romain, en la centiéme année avant la naissance de Jesus-Christ, envoya de toutes parts pour mesurer la grandeur de la Terre.

Des Avantages de la Chevelure […] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 228-251.

DES AVANT AGES de la Chevelure ; & si un Vieillard qui ayant crû épouser une Femme blonde, la trouve rousse, peut estre reçeu à demander la dissolution de son Mariage.

A MONSIEUR.…

Il y a déja pres de trois ans que je suis retiré dans une fort agreable Solitude, où vivant sans ambition & sans commerce qu’avec des Livres, je n’ay pour toute compagnie que ces illustres Morts, avec lesquels je m’entretiens presque toûjours. Dans le commencement que j’y fus, à peine respirois je dans ce sejour admirable, que l’Envie vint me livrer mille fâcheux combats pour m’en déloger. Si j’eusse moins aimé la retraite, elle m’eust sans-doute attaqué moins vigoureusement ; & sans une forte resistance que j’ay faite pendant deux ans, elle eust remporté sur moy une victoire qu’elle a poursuivie avec toutes sortes d’artifices. M’imaginant donc qu’elle ne me viendroit plus troubler, je commençois à gouster les douceurs d’un repos entier, & d’une tranquilité achevée, lors que Mercure m’est venu chercher jusque dans le fond de ma Solitude, pour me faire un affront le plus insigne du monde. Il m’a pris par la barbe & par les cheveux, & me les eust tous arrachez de force, s’il n’eust pas esté pressé de partir. En me quittant, il me dit d’une maniere fort brusque, qu’il vouloit que je suprimasse cet ornement que je nourrissois avec tant de soin, & que de ce pas mesme il s’en alloit faire razer un Vieillard qui demandoit la dissolution de son Mariage, à cause que celle qu’il avoit épousée, comme ayant de beaux cheveux, avoit caché les siens qui estoient roux, sous des cheveux empruntez ; qu’en suite il viendroit me retrouver pour me couper cette auguste parure qui me semble de l’essence des Solitaires & des Medecins. A ces paroles, Monsieur, j’ay pris l’allarme, & j’ay crû que je ne pouvois mieux m’adresser qu’à vous, qui estes le Favory de ce Dieu, pour le solliciter en faveur de ce pauvre Vieillard. Ne vous étonnez pas si je m’intéresse si fort pour luy. La conservation de ma Barbe, que je prise autant que le Grand Seigneur fait son Turban, est absolument attachée à ses cheveux. Employez, s’il vous plaist, vostre crédit pour mettre Mercure dans nos intérests, & disposez le de grace à peser les raisons suivantes.

L’Architecte de l’Univers, qui vouloit mettre tout le Monde en abregé, & en faire un petit, ramassa toutes ses beautez, & les ayant renfermées toutes ensemble, il en fit naître cette admirable Créature, qu’on appelle l’Homme. Or comme ce second Ouvrage n’eust pas esté achevé, si quelque merveille du premier luy eust manqué, & qu’il estoit juste qu’il y en eust quelqu’une en ce dernier d’équivalente aux feüilles des Arbres qui font tout leur ornement, ce fut pour cela qu’il ajoûta à cette divine Créature les cheveux, qui font véritablement sa plus riche parure ; & de plus, cet habile Maistre qui avoit fait une marque Royale aux Especes les plus nobles de chaque chose, & qui ne s’estoit servy que de petits filamens, comme nous le voyons aux Lys, aux Roses, aux Aigles, & aux Lions, voulut aussi employer les cheueux de l’Homme pour en former une riche Couronne, qui le fait reconnoistre pour le Monarque de toutes les Créatures. En effet, sa chevelure luy sied si bien, & rehausse si fort sa bonne mine & sa majesté, qu’elle le fait paroistre avec l’éclat d’une petite Divinité. C’est aussi pour cela que les Anciens eurent la chevelure en si grande estime, qu’ils en firent leur plus précieux ornement, & la marque de leur grandeur & de leur noblesse. Parmy les Egyptiens & les Athéniens, elle faisoit l’honneur & la gloire des Nobles. Les Getes & les Romains ne vouloient permettre que personne la portast que leurs Sénateurs qu’ils revéroient comme des Dieux ; & parmy les Titres les plus honorables, ils n’en trouverent aucun qui convinst mieux à leur excellence, que de les appeller les Peres Conscripts chevelus. Il est si vray que les cheveux ont esté de tout temps estimez à l’égal de l’Hermine & de la Pourpre, & mesme qu’ils sont les plus anciennes marques de la Royauté, qu’il n’y avoit autrefois dans nostre auguste Monarchie que les Personnes qui naissoient parmy les Lys, qui eussent ce bel avantage que nous ne verrions à présent que sur le Chef sacré de nostre invincible Monarque, si Clodion, surnommé le Chevelu, dont il remplit si dignement le Trône, n’eust permis à ses Sujets que les Romains avoient fait razer comme des Esclaves, de les porter aussi longs que nous les portons aujourd’huy, pour les faire souvenir qu’il les avoit tirez de leur servitude, & remis dans leur premiere & naturelle franchise. Le premier des Césars, dont l’esprit & le cœur également grands nous le font respecter comme un Homme tout accomply, fit assez paroistre le cas qu’il faisoit des cheveux, lors que de tous les Decrets que le Sénat avoit faits en sa faveur, il ne voulut accepter que celuy qui luy permettoit de porter une Couronne de Laurier, & ce fut pour cacher le defaut de sa teste chauve, & pour supléer à cet Apanage Royal, dont la Nature ne l’avoit dépoüillé que pour luy donner du mépris pour la Couronne qu’il poursuivoit avec tant d’ardeur, & qui devoit luy estre si funeste. Antonin, surnommé le Debonnaire, qui fut aussi Empereur des Romains, eut tant d’amour pour sa chevelure, que quoy que la sienne fust une des plus magnifiques, & que sans autre parure elle pust le faire connoistre pour le premier de son Siecle, il voulut encore y ajoûter de la Limaille d’or, pour paroistre plus éclatant & plus majestueux. Le Roy Leonidas ne prit-il pas garde qu’elle le rendoit agreable à ses Amis & à ses Ennemis ? Le mesme motif n’obligea t-il pas Licurgue, un des plus sages Législateurs qui ait paru, de laisser croistre la leur à ses Concitoyens ? Homere nous assure que ces fameux Héros qui font le plus bel ornement de l’Histoire, portoient tous de longs cheveux, & il faut bien qu’ils ayent quelque chose de particulier pour rehausser la beauté, & pour la mettre dans tout son jour, puis que les Filles qui ont eu en partage ce riche présent du Ciel, quelques bien faites qu’elles soient de visage, semblent n’avoir aucun agrément, si elles manquent de cette Couronne qui a tant d’empire sur les cœurs. En un mot, les cheveux me paroissent bien augustes, puis que les Dieux s’en servent comme de Diadémes pour faire redouter leur puissance, & que Jupiter qui est comme le premier parmy les Dieux, ne s’est jamais fait voir aux Mortels qu’apres qu’il s’estoit paré d’une brillante Perruques.

Les grandes Ames, pour nous donner mieux à connoistre combien les cheveux sont nobles, y ont fait éclater mille petites étincelles qui sembloient des effusions de ces substances lumineuses ; & en effet, n’est ce pas parmy ces lueurs que les Personnes vrayement Royales nous ont donné des présages assurez de leur grandeur ? N’est-ce pas par là que Servius Tullius fit conjécturer dans son bas âge, qu’il seroit un jour digne d’estre Roy du plus florissant Empire du monde ? Ces mesmes lueurs ne furent-elles pas remarquées aux Successeurs d’Enée ? Ce fut aussi dans les cheveux de Lucius Martius, qu’une belle flâme éclata avec admiration dans le temps qu’il exhortoit les siens à combatre vaillamment contre Asdrubal. Enfin l’Empereur Commode ne parut-il pas parmy les Hommes comme une Divinité, à cause que ses cheveux estoient aussi brillans que les rayons dont le Pere du Jour dore la surface de la Terre ?

Il est si vray que la Royauté éclate pompeusement parmy les cheveux, & qu’ils sont les marques des grands Personnages, qu’on ne fait razer les Forçats, les Femmes adulteres, & les Personnes les plus criminelles, que parce que s’estant laissez surmonter par leurs passions déreglées, on les met au nombre des Esclaves, & on leur oste une parure qui n’est deuë qu’aux belles Ames.

Je ne m’arreste pas à réfuter au long toutes les raisons qu’on a avancées contre les cheveux, comme de peu de valeur. L’Edit de Philippe le Bon ne déroge en rien à leur noblesse ; au contraire, il l’augmente davantage, car si ce Duc ordonna à ses Sujets de se razer, ce fut apres une maladie suspecte qu’il eut, qui luy avoit fait tomber les cheveux ; de sorte que voyant qu’on se moquoit de luy, il leur fit couper les leurs par dépit, & en cela il imita Théophile Empereur de Gréce, qui estant né chauve, força ses Peuples à estre sans cheveux, sur peine d’estre foüetez ; & afin de colorer son procedé de quelque prétexte, il disoit qu’il vouloit par là rétablir la vertu des Romains, qui n’en portoient point. Je ne dis pas non plus combien les Turcs sont horribles, & tous ceux qui sont sans cheveux, & combien injustes sont les Tartares, de déclarer la guerre de temps en temps aux Chinois, pour leur faire quitter de force ces belles chevelures qui les rendent si aimables, & dont ceux-cy font tant de cas. Mais je m’en vay dire un mot en passant touchant la Barbe, qui n’est pas moins noble que les Cheveux.

S’il est hors de doute que la chevelure est la marque de nôtre grandeur, il n’est pas moins constant que la barbe qui n’est propre qu’à l’Homme, est l’indice de la virilité, qui luy donne la préseance dans son espece. C’est elle qui ajoûte sur son visage une nouvelle grace, & qui luy imprime un certain air grave & modeste qui le fait paroistre plein de sagesse. Les Anciens ont bien connu que les avantages qu’on en retiroit n’estoient pas médiocres, puis qu’on ne connoissoit les Philosophes & les Medecins qu’à la barbe. Platon qui est le Dieu des Sçavans, Esculape celuy des Medecins, aussi-bien que le grand Hipocrate, & une infinité d’autres doctes Personnages, nous sont représentez avec des barbes venérables ; & Diogene qui en avoit une tres-belle, ne pouvant souffrir qu’un Homme se fust coupé la sienne, luy dit en colere ; Quoy, croyez-vous que la Nature se soit trompée, de vous avoir fait plutost Homme que Femme ? Un venérable Vieillard estant interrogé pourquoy il portoit sa barbe si longue ; afin, dit-il, que la voyant, je ne commette rien indigne d’elle. Un autre dit qu’il la portoit longue, pour se souvenir qu’il estoit Homme, & non pas Femme, voulant dire par là qu’elle l’avertissoit de ne rien faire que de viril & d’héroïque. Les Gaulois, dans le temps qu’ils prirent Rome, voyant les Sénateurs au milieu d’une Place, revestus de Pourpre, avec une barbe majestueuse, les prirent tous pour des Dieux, jusqu’à ce qu’un des leurs ayant esté assez insolent pour jetter ses mains sacrileges sur la barbe d’un de ces Sénateurs, celuy-cy qui vangea cette injure à coups de baston, fit voir par cet emportement qu’il estoit Homme. Enfin le plus éloquent des Orateurs, ne pouvant persuader à ses Meurtriers par ses paroles de luy laisser la vie, leur montra avec sa main gauche cette barbe venérable qui avoit blanchy pour le service de la République ; ce qui les attendrit si fort, qu’ils n’eussent jamais eu le cœur de mettre à mort ce grand Homme, s’ils n’eussent porté le coup en fermant les yeux. En un mot, je ne suis point surpris que ceux de Cypre ayent fait le Portrait de Vénus avec de la barbe, puis qu’ils ont voulu ajoûter à la Mere de l’Amour un ornement que le beau Sexe n’a pas obtenu des Dieux, de peur d’attirer tous nos cultes & tous nos encens.

Mais si la barbe fait l’Homme, & si on le connoist par là comme tel, la chevelure semble avoir des avantages bien plus considérables ; car elle ne sert pas seulement à distinguer tous les Peuples de la terre les uns des autres, chaque Nation en ayant une particuliere, comme les Ethiopiens qui l’ont fort courte naturellement, les Espagnols fort noire, & les Allemans fort blonde ; mais elle met encore une diférence particuliere & spécifique d’Homme à Homme. C’est elle qui est le grand Livre, dont les lignes mistérieuses nous apprennent son tempérament, son âge, ses vertus, aussi-bien que ses vices. C’est dans les cheveux que la vertu se produit avec pompe sous des livrées admirables. Voila pourquoy elle brille toûjours sur les Testes Royales à travers un voile à fond d’or. Elle fait un Diadéme d’argent sur le chef venérable des Vieillards, & ajoûte par là un nouvel éclat à leur candeur. Elle se cache par modestie, quand elle est chez des Ames sages & prudentes, sous des couleurs moins-voyantes, mais toutes tres agreables. Au contraire, les vices ne s’y font voir que sous des livrées laides & diformes. C’est ce qui est cause que les Traistres & les Perfides, dont le cœur dément toûjours ce que la langue dit, qui gratent d’une main, & qui frapent de l’autre, portent pour l’ordinaire les cheveux d’une couleur qui fait en mesme temps l’horreur & la honte de la Nature. C’est à cette sorte de cheveux qu’on connoist d’abord un Homme dont l’on doit se défier ; & le Poëte en faisant le Tableau du plus grand Scélerat de son siécle, n’a pas oublié de luy mettre des cheveux roux sur la teste.

De tout cecy j’infére, que puis que les cheveux font le plus bel ornement de l’Homme, & qu’ils sont le Miroir fidelle dans lequel on voit tout son intérieur à découvert, on ne peut qu’estre tres criminel d’exposer aux yeux de tout le monde une chevelure étrangere, apres s’estre fait razer la sienne, dans l’intention de tromper quelqu’un. La Belle en question qui en a usé de cette maniere, en se faisant razer les cheveux qui estoient de tres-méchant augure, & qui l’avoient sans doute déja desservie en bien des rencontres, emprunta le voile dont les Vertus se parent pour cacher des defauts tres-considérables, & elle s’en servit pour duper le plus éclairé des Vieillards qui voyoit à travers de ces cheveux empruntez toutes les Graces & toutes les Vertus. Jugez de là combien grand est son crime, & s’il n’y a pas lieu d’une entiere dissolution de mariage, puis qu’elle a choisy les plus beaux cheveux du monde pour tromper un Homme dont elle devoit du moins respecter l’âge, elle qui prévoyoit bien que ses cheveux naturels mettroient obstacle à cette grande conqueste qu’elle méditoit, & qu’ils découvriroient infailliblement des vices dont sa teste rougissoit mesme de honte. Elle emprunta la Couronne de quelque Déesse sans-doute pour mettre à couvert mille vices qui fourmilloient dans sa teste. Le Vieillard avance avec beaucoup de raison, qu’il n’a jamais eu intention de l’épouser. Il soûtient, qu’il faisoit l’amour à une Blonde, & non pas à une Rousse ; que celle à qui il a donné son cœur, avoit le chef mieux timbré que celle qu’on luy dit qu’il a épousée, & ainsi il plaira à Mercure de sa grace ordonner que la dissolution du mariage se fera ; que le Vieillard remboursera à la Belle le prix de sa chevelure empruntée ; que cependant inhibitions seront faites à cette Belle de porter à l’avenir aucuns cheveux qui ne luy appartiennent pas ; qu’elle les laissera croistre, de mesme que le Vieillard fait les siens ; & que ceux qui ont de la barbe, joüiront paisiblement du privilege de la laisser croistre, à condition pourtant qu’ils feront une Pension annuelle au Dieu Mercure, de quelque Sonnet, ou de quelqu’autre Piece d’esprit, qui s’accommode à la gravité de leur barbe, pour estre mise, si vous le trouvez à propos, dans les Registres que vous envoyez de son ordre par toute la Terre.

Le Medecin Solitaire, de Tarascon en Provence.

Bouquet au Roy, pour le jour de la S. Loüis §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 251-253.

BOUQUET AU ROY,
pour le jour de S. Loüis.

Que les Fleurs sous tes pas renaissent tous les jours,
Que le Ciel en tout temps t’offre mille Couronnes ;
De l’Aigle audacieux ton Bras borne le cours,
D’Alcide ton Nom seul fait trembler les Colonnes ;
Et lors qu’un fier Destin dont l’Univers dépend,
Luy font sentir pour toy les fureurs de la Guerre,
Tu l’étouffes, LOUIS, & ta gloire répand
 Le repos sur toute la Terre.

Ces Vers, qui sont d’une Dame de qualité, ont donné lieu à une Personne que sa capacité rend illustre, d’ajoûter à sa pensée ce que vous verrez dans ceux qui suivent.

Que de Fleurs naissent sous tes pas !
Que le Ciel en ce jour vient t’offrir de Couronnes !
Tout révere ton Nom, & le poids de ton Bras
Fait trembler d’un Héros les superbes Colonnes.
L’Aigle s’en épouvante, & le Nort en suspens
N’attend que de toy seul, ou la Tréve, ou la Guerre.
Qu’il est grand d’abaisser ces orgueilleux Titans,
Et d’avoir en tes mains tout le sort de la Terre !
Peuples, vivez heureux sous un Regne si doux,
Que vos jours fortunez vous soient des jours de Feste,
LOUIS sous les Lauriers qui couronnent sa Teste,
A des Adorateurs, & n’a plus de Jaloux.

Paraphrase sur le Psaume Domine prabasti me §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 254-268.

PARAPHRASE SUR
LE PSEAUME
Domine prabasti me.

Monarque tout puissant, qui lance le Tonnerre,
Et de qui les regards des tenebres vainqueurs
Percent en un moment le centre de la Terre,
La nuit de l’avenir, & l’abîme des cœurs ;
Soit levé, soit assis, je ne fais, ny ne pense
Rien de qui le secret trompe ta connoissance.
Tu comptes dans le Ciel le nombre de mes pas,
Tu lis dans les desseins que je n’ay point encore,
Mon Dieu, tu me connois alors que je t’ignore,
Et tu vois sans erreur mesme ce qui n’est pas.
***
La parole, Seigneur, cette image légere
Où l’on voit nos desirs & nos intentions,
Fille de l’air qui meurt dans le sein de son Pere,
Qui d’esprit en esprit porte nos passions,
Par un vol avancé devant toy vient paroistre
Avant que sur ma langue elle commence à naistre,
Qu’elle apprenne en ma bouche à former ses accens,
Et qu’estant de mon cœur sur mes levres conduite,
Elle coure au dehors, & prenne dans sa fuite
Cet invisible corps qui la découvre aux sens.
***
Le passé, l’auenir, sont pour toy mesme chose ;
Le présent qui pour nous s’écoule comme l’eau,
D’un pied ferme & constant devant toy se repose ;
Rien pour toy ne vieillit, & rien ne t’est nouveau,
Et comme si le feu de tes yeux adorables
Consumoit les defauts des objets périssables,
Et les faisoit changer de nature & de loy,
Un amas de poussiere, une masse d’argile,
Un ouvrage mortel, inconstant, & fragile,
Est dans ta connoissance immortel comme toy.
***
O Science, ô Soleil, qui jette des lumieres
Dont l’éclat m’ébloüit au lieu de m’éclairer,
Je baisse en t’admirant mes debiles paupieres,
Et sçais que sans te voir il te faut adorer.
Je t’apperçois de loin, mais l’amour qui m’emporte,
Pour aller jusqu’à toy, n’a pas l’aîle assez forte,
Tout l’effort des Humains n’y sçauroit arriver,
Et qui croit de soy-mesme en avoir la puissance,
Joint le crime au defaut, l’orgueil à l’ignorance,
Et retombe plus bas, en voulant s’élever.
***
Donc, ô Dieu qui vois tout, en tous lieux, à toute heure,
En ta juste fureur je te fuirois en vain ;
Si je cherche aux Enfers une obscure demeure,
Je te trouve aux Enfers les armes à la main.
Que si je monte au Ciel, le Ciel n’a point de place,
Où je ne te rencontre, & ne lise en ta face
L’Arrest du châtiment que j’auray mérité ;
Et par un nouveau sort j’y verray ta justice
Changer le Lieu de gloire en un Lieu de suplice,
Et partager l’Empire avecque ta bonté.
***
Non, si de ton couroux j’excite la tempeste,
L’Aube, ny le Couchant, le Midy, ny le Nort,
N’auront point pour cacher, ou défendre ma teste,
D’abîme assez profond, ny d’azile assez fort.
Quand je pourrois voler plus viste que l’Aurore,
La Foudre de tes mains, d’un vol plus viste encore.
Sçauroit bien me poursuivre, & m’atteindre en tous lieux ;
Et quand je descendrois dans le plus creux de l’Onde,
Où s’éteint chaque jour la lumiere du Monde,
J’y serois découvert par celle de tes yeux.
***
Ces yeux portent le jour dans les plus noires ombres,
Et d’un frivole espoir je flate mes desirs,
Si je crois que la nuit avec ses voiles sombres
Dérobe à tes regards mes injustes plaisirs.
Ta clarté ne vient point d’une flâme étrangere,
A toute heure tu vois l’un & l’autre hémisphere,
Sans aide & sans besoin de l’Astre qui nous luit ?
Toy-mesme es ton Soleil, mais un Soleil sans tache,
A qui rien n’est caché, qui jamais ne se cache
Ny l’Eté, ny l’Hyver, ny le jour, ny la nuit.
***
Mais dois-je m’étonner, si tu vois sans nuage
Les plus profonds secrets de l’esprit & du corps ?
Comme un docte Artisan tu peux de ton Ouvrage
Prévoir les mouvemens en voyant ses ressorts.
C’est toy de qui la main me fit d’un peu de cendre,
C’est par toy que ma peau sur mes os vint s’étendre,
Et c’est là le chef-d’œuvre où je veux t’admirer ;
Je me perds quand je pense à ta beauté supréme,
Et me trouvant alors au dessous de moy-mesme,
Je retourne au néant dont tu m’as sçeu tirer.
***
Seigneur, tu vois ma chair, mes muscles, mes arteres,
Se former, s’assembler, se placer en leur rang ;
Tu vois s’unir en moy des qualitez contraires,
Tu vois durcir mes os, tu vois couler mon sang ;
Tu vois mes petits bras dessous leur tendre écorce,
Pour me pousser au jour, faire essay de leur force,
Et rompant leur prison, chercher un autre lieu ;
Tu vois de tout mon corps l’admirable structure,
Dont l’Art découvre assez l’Autheur de la Nature,
Et rend l’Homme la preuve & l’image d’un Dieu.
***
Quand je n’estois encor qu’une masse pesante,
Que d’une main parfaite un Ouvrage imparfait,
Mort encore, & couvert d’une tombe vivante,
Et qu’à peine de l’Homme avois-je un foible trait,
Tu voyois chaque jour joindre un Estre à mon Estre,
Tu voyois tout mon corps avant le temps paroistre
Dans le Livre où tu fis le plan de l’Univers,
Où tu lis du futur les Histoires fidelles,
Et de qui la Nature imite les Modelles,
Lors qu’elle veut former ses miracles divers.
***
Que ce penser est doux ! qu’il me plaist ! qu’il m’enflâme !
Science de mon Dieu, beaux trésors de clartez,
Que les chaînes du corps sont pesantes à l’ame,
Qui n’aspire qu’à voir ces celestes beautez !
Mais en vain sur la terre y voudrois-je prétendre,
Tout ce que je comprens, c’est qu’on ne peut comprendre
Tes divines grandeurs sans un divin secours ;
Et qui voudroit compter tes actions profondes,
Certes voudroit compter les sablons &, les ondes,
Dont l’une & l’autre Mer fait son lit & son cours,
***
Oüy sans-doute, Seigneur, ta féconde science
Est un vaste Ocean sans rivage & sans fonds ;
Dans les secrets détours de ta grandeur immense,
Je m’égare toûjours, toûjours je me confonds.
Quand j’ay passé la nuit dans cette noble étude,
A la fin pour tout fruit de mon inquiétude,
Je connois ma foiblesse & ma temérité,
Je ne vois goute au reste, & la jeune Couriere
Qui dans son Char brillant ramene la lumiere,
Me rencontre & me laisse en cette obscurité.
***
Pourquoy donc ton couroux veut-il d’autres victimes
Que ces cœurs endurcis, ces aveugles pervers,
Qui t’estiment aveugle, & pensent que leurs crimes
Doivent estre impunis parce qu’ils sont couverts ?
Extermine, mon Dieu, cette maudite engeance
Dont l’impudente erreur attaque ta science,
Croit te lier les bras en se fermant les yeux ;
Elle t’ose assaillir, rends-luy guerre pour guerre,
Et que tes yeux sacrez viennent purger la Terre
De ces Monstres d’Enfer qui combatent les Cieux.
***
Fuyez bien loin de moy, fuyez, race exécrable,
Dont la cruelle main égorge l’Innocent,
Cependant que la bouche encore plus coupable
Ose bien prendre en vain le nom du Tout-puissant.
Vostre malice entasse injure sur injure ;
Malheureux, vous joignez le blasphéme au parjure,
Et le langage impie au langage menteur ;
C’est peu de perdre l’Homme ; & comme si l’Ouvrage
N’estoit pas un objet digne de vostre rage,
Autant que vous pouvez vous détruisez l’Autheur,
***
Je hais tous les méchans, & souffre un mal extréme
Quand je les vois remplis ou d’honneur, ou de biens ;
Oüy je les hais, Seigneur, à cause que je t’aime,
Je suis leur ennemy parce qu’ils sont les tiens.
Je mesle en mon esprit l’amour & la colere,
J’ay fait vœu de leur nuire autant que de te plaire,
Dans ce double desir je me sens consumer,
Et l’ardeur qui pour toy m’échauffe le courage,
Voit avecque regret que la haine partage
Un cœur qui sans réserve est tout fait pour t’aimer.
***
Que si tu peux douter du zele qui me touche,
Je viens au Tribunal à qui tout est soûmis ;
Interroge mon cœur, vois s’il dément ma bouche,
S’il est d’intelligence avec tes Ennemis,
Et si les condamnant, moy-mesme je t’offence,
J’ay déja contre moy prononcé ma Sentence,
Viens-t’en l’exécuter, viens terminer mon sort,
Et qu’apres mille maux l’ame me soit ravie,
Pour exemple aux Humains qu’une méchante vie
Enfante avec douleur une funeste mort.

De Launay, Prestre de S. Saturnin de Tours.

Dialogue de Morts §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 268-287.

Voicy Madame, un Dialogue de Morts que vous ne trouverez pas dans les deux Parties qu’on en a imprimées. Il est mêlé de Morale & d’Histoire, & je le tiens d’un Gentil-homme de Bourgogne, qui ne vous est pas inconnu. Ces sortes de Pieces sont divertissantes & d’instruction, & je ne doute point que celle-cy ne m’en attire d’autres.

DIALOGUE
DE MORTS.
MATHIEU DE VIENNE,
Maréchal de Bourgogne, puis
de France.
JEAN DE VIENNE,
Amiral.

Mathieu de Vienne.

Enfin, vous voila, Mr l’Amiral, vous soyez le bien venu. Il y a longtemps qu’on vous attend ; & si les Braves qui périrent à vos côtez dans la défence de Calais, comptent juste, leur arrivée a précedé la vostre, de cinquante années toutes entieres. Ce grand intervale ne les empesche pourtant pas d’estre toûjours charmez de vostre intrépidité, & de la genéreuse résolution que vous pristes, malgré onze mois de Siege & de famine, d’estre plûtost fait prisonnier de guerre, que de vous rendre. Je leur ay appris la blessure que vous receustes il y a quinze ans, dans l’assaut que vous donnastes à Bourbourg, & dont vous manquastes de mourir. Sans cela, je pense qu’ils vous auroient crû invulnerable & immortel.

Jean de Vienne.

A ne vous rien déguiser, j’ay toûjours couru aux occasions, comme si j’avois esté l’un & l’autre. L’Europe & l’Afrique, la Terre & la Mer, en peuvent porter témoignage ; & il me semble mesme que je dois la longueur de ma vie à cette hardiesse, qui m’a toûjours fait affronter la Mort, par tout elle s’est presentée avec quelque gloire pour moy.

Mathieu de Vienne.

Il est vray qu’on est bien trompé de s’imaginer qu’il faille se tenir à l’abry des dangers, pour parvenir à de longues années ; & ce qui est surprenant, c’est qu’on ne peut se défaire de cette erreur, quoy qu’on ait chaque jour devant les yeux, des Gens de guerre & de mer aussi âgez que des Gens de Ville & de Cabinet ; & qu’on juge bien que si le nombre des uns est plus petit que celuy des autres, c’est qu’il y en a moins aussi qui s’embarquent, & qui prennent les armes. Je me suis vû vingt fois exposé à mille traits mortels, sans avoir jamais esté blessé d’un seul ; & lors que je n’avois plus rien à craindre, que j’estois dans mon lit, au milieu de ma famille, en assurance contre toutes sortes d’Ennemis, une petite fiévre est venuë qui m’a ravy ce qu’un million d’Hommes n’avoit pû m’ôter.

Jean de Vienne.

Je croyois en verité que vous n’échaperiez pas de la Bataille de Rosebec. Jamais personne ne courut tant de hazards. Vous commandastes & combatîtes par tout, & vous fustes presque le seul que les Vaincus distinguerent. Mais quoy ! la Mort est de l’humeur des Paysans, elle insulte ceux qui la craignent, & respecte ceux qui la bravent.

Mathieu de Vienne.

Disons plûtost ce qu’on entend dire icy à toute heure, que nos jours sont comptez, & qu’il ne dépend non plus de nous d’en abreger le nombre, que de l’augmenter.

Jean de Vienne.

J’avouë que la vie a ses bornes reglées, comme la mer a les siennes, & qu’on ne peut non plus qu’elle aller au delà, ou demeurer en chemin. Neanmoins comme on aime à se flater, il me semble que si je ne me fusse pas trouvé à la Bataille que les François viennent de perdre en Hongrie contre les Turcs, je verrois encore luire le Soleil.

Mathieu de Vienne.

Flaterie ordinaire, & fort vaine. Vostre temps de mourir estoit venu, & par conséquent celuy de marcher au lieu où la Mort vous attendoit. Sans cela, vous seriez-vous jamais avisé d’aller en Hongrie à quatre-vingt-ans ? non sans doute. Mais sa voix se fit oüir à vostre cœur, elle l’appella à ce rendez-vous, il auroit inutilement refusé de la suivre, elle sçait persuader & se faire obeïr.

Jean de Vienne.

Il ne luy a pas esté difficile de m’attirer ; l’occasion estoit trop belle, & si le voyage m’a poussé plus loin que je ne pensois, je ne suis pas fâché de l’avoir fait. N’estoit-il pas temps que je quittasse la vie : Je ne faisois plus rien au monde, tout me chagrinoit. En verité le grand âge est une étrange affaire. C’est un fardeau d’Epines sur le dos d’un Voyageur, il charge, il pique, il ne fait qu’incommoder.

Mathieu de Vienne.

Hé quoy ? il n’y a pas douze ans que vous faisiez la guerre & l’amour en Ecosse, à toutes restes. Seriez-vous décheu de cette grande vigueur, en si peu de temps ?

Jean de Vienne.

Je juge, à vous entendre, qu’on apporte icy d’aussi fausses nouvelles qu’ailleurs. Il est vray qu’en ce temps-là, je fis la guerre aux Anglois, avec des commencemens assez heureux ; mais pour l’amour, je ne m’y attachay que par politique, la passion n’y eut point de part, mon âge l’eust mal secondée. Neanmoins le bruit courut que le changement qui arriva au bonheur de mes armes, estoit causé par cét amusement, comme si les armes n’estoient pas journalieres, & la fortune inconstante. Ajoûtez à cela que le Connestable Clisson devoit venir faire une diversion, pour empescher que toutes les forces d’Angleterre ne me tombassent sur les bras, & que le Duc de Bretagne l’arresta prisonnier lors qu’il pensoit se mettre à la voile ; de sorte que je fus privé de ce secours, qui m’estoit necessaire pour bien achever, ce que j’avois assez bien commencé.

Mathieu de Vienne.

Je m’estois laissé persuader comme les autres, que la galanterie qui a toûjours esté si naturelle à nostre Maison, vous avoit dérobé quelques soins, pour les donner à la Belle dont on parloit.

Jean de Vienne.

Les soins que j’eus de plaire, n’empescherent point ceux que je devois à l’Armée que je commandois ; & bien loin de me nuire, ils me firent recevoir des avis qui me faciliterent la défaite de quelques Troupes, & la prise mesme de quelques Places, qu’on tenoit imprenables. Mais qui pût jamais se soustraire aux traits de la médisance & de l’envie ? personne que je sçache.

Mathieu de Vienne.

Il est sûr qu’elles empoisonnent toûjours autant qu’elles peuuent, la bonne conduite, les belles actions, & les grandes vertus, & que les Héros sont encore plus exposez à ces pestes, que les autres Hommes. Toutesfois je ne m’estois pas défié d’elles en cette occasion, je vous en fais mes excuses.

Jean de Vienne.

Ma mort ne sera peut estre pas exempte de leur malice, non plus que ma vie. Je puis pourtant sans mentir la dire belle, autant qu’heureuse, puis qu’elle est arrivée dans une rencontre, où je combattois pour nostre Religion, & où j’ay eu la gloire d’en conserver l’Etendart entre mes bras, encore aprés ma chute.

Mathieu de Vienne.

Le temps est amy de la verité ; il dissipe tost ou tard les nuages de l’imposture, & fait justice au merite. Il n’y a personne qui ne souhaitast de vivre & de mourir, comme vous. Plust au Ciel qu’il me fust permis de revoir le jour, à pareille condition, je m’estimerois le plus heureux des Morts.

Jean de Vienne.

La maniere dont vous parlez, me fait croire que vous ne sçavez pas mes malheurs, ou que vous ne voulez pas vous en souvenir. Mes Enfans ne vous ont-ils pas conté leur fortune ?

Mathieu de Vienne.

Vos Enfans ? sont-ils icy ? je ne les ay point vûs.

Jean de Vienne.

Apprenez donc qu’il n’y a pas encore six ans, que je commanday sous le Duc de Bourbon, l’Armée qui fut envoyée en Afrique. Nous y assiegeâmes Tunis, & réduisimes ses fiers Corsaires à demander la Paix, à laisser nostre Commerce libre, à ne plus courir nos Costes, à rendre tous les Esclaves Chrétiens, & à payer les frais de la guerre. Mes deux Fils contribuerent à cét heureux succez, par plusieurs belles actions qu’ils firent durant le Siege. A mon retour en France, je pris résolution de leur donner ma Charge, à quoy aussi bien je ne me trouvois plus guere propre. Le Roy agréa ma démission. L’un & l’autre fut fait Amiral. Cela n’estoit pas sans exemple. La Trimoüille, comme vous sçavez, l’avoit esté quelque temps avec moy. Mon Fils aîné entra dans l’exercice de la Charge, la premiere année, & s’en acquitta avec honneur ; son Frere y entra la seconde, & fit bien son devoir. Tous deux me donnerent beaucoup de satisfaction, & je m’estimois aussi heureux que vous me l’avez cru. Mais que le bon-heur des Hommes est passager ! J’appris la troisiéme année, que je n’avois plus d’Enfans. L’un perit sur mer par un naufrage, & l’autre à la chasse par une chute. Je vous laisse à juger de ma douleur à ces funestes nouvelles ; on me les apporta presque en mesme temps. Le Roy me rendit ma Charge, & j’en suis mort revestu. Helas ! j’aurois bien mieux aimé mourir avec la qualité de Pere, qu’avec celle d’Amiral.

Mathieu de Vienne.

Je ne sçavois rien de ces tristes évenemens, & je m’étonne que vos deux jeunes Morts ne se soient pas montrez à moy. Peut-estre que le nom que je porte sans exemple dans nostre Maison, m’a déguisé à eux.

Jean de Vienne.

Cela pourroit bien estre. Il les faut chercher, nous en sçaurons la verité. Ils ne seront pas surpris de me voir, puis qu’il y a long-temps que je dévrois estre venu ; mais ils verront un grand nombre de Personnes de leur connoissance, qu’ils n’avoient pas lieu d’attendre si-tost que moy. Il me fâcheroit fort que le Comte de Nevers fust du nombre. Ce jeune Prince avoit esté recommandé par le Duc son Pere, à Coussy & à moy. Je ne sçay ce qu’il est devenu. Nostre Armée estoit partagée en trois ; il conduisoit le Corps de Bataille, & moy l’Arrieregarde ; mais Philippe d’Artois nostre Connestable qui commandoit l’Avantgarde, n’a point voulu écouter d’autres conseils que ceux de son impetuosité & de sa présomption. Il a donné sans attendre la jonction des Troupes de Hongrie, d’Allemagne, & de Pologne, qui marchoient sur nos pas. Il l’a fallu suivre, & il est cause que nous avons esté envelopez par les Turcs, vingt fois plus forts que nous, & que toute nostre Armée a esté taillée en piéces.

Mathieu de Vienne.

Voila un grand malheur pour la Religion & pour la France. Le Connestable a grand tort ; mais le Ciel ne laisse rien d’impuny, ce doit estre nostre consolation.

Jean de Vienne.

Je commence à me sentir de la force d’esprit qu’on attribuë aux Habitans de ces lieux, & je vois que je me consoleray aisément de toutes choses.

Mathieu de Vienne.

On n’a pour cela qu’à croire qu’il en est des autres évenemens, comme de la mort, & qu’ils ont comme elle, des regles infaillibles & inévitables.

Jean de Vienne.

Il est vray qu’un peu de creance au destin, adoucit bien des afflictions. Il ne faut pourtant pas en tant prendre, que le franc arbitre ait lieu de s’en plaindre. Mais allons chercher mes Enfans, la Nature m’y fait penser, & n’oublions pas les Braves de Calais, puis que la reconnoissance veut qu’on se souvienne de ceux qui se souviennent de nous.

Le recit que Jean de Vienne fait de sa Charge & de sa Famille, est fondé en partie, sur le témoignage de Dupleix, qui dit que le Sieur de la Trimoüille estoit Amiral en 1380. bien que Gollut, Paradin, & Messieurs de Sainte Marthe, donnent cette dignité à Jean de Vienne depuis 1373. jusques en 1396. temps de sa mort, & qu’ils fassent mesme mention de luy en cette qualité, pendant cette année 1380. Il est encore fondé sur ce que Messieurs de Sainte Marthe luy donnent un Fils appellé Pierre, Amiral en 1393. & Nicoles Gilles, un nommé Jean, comme luy aussi Amiral ; bien que Guichenon dise qu’il n’eut qu’un Fils unique, & mesme appellé Philippe, & que le Feron compte Pierre & Jean, pour une seule Personne ; & enfin sur ce que Gollut ne luy fait point laisser d’Enfans. Au reste Dupleix le qualifie hardy Chevalier, & grand Capitaine, & à juste titre, comme ses actions en font foy.

Sentimens sur les Questions du XXVI. Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1684 (tome XXVII), p. 307-317.

SENTIMENS SUR
les Questions du xxvi. Extraordinaire.

Si l’on peut aimer avec plaisir, quand on a sujet de ne se plus confier à la Personne qu’on aime.

Quand un cœur a choisy quelque Objet pour aimer,
Et que l’on correspond à son amour sincere,
 Tel doit estre son caractere,
Qu’on le verroit plutost mille fois abîmer,
 Qu’un autre Objet le pust charmer.
***
Ce cœur doit longtemps se défendre,
 Avant que de se rendre ;
Il doit à la beauté voir jointe la vertu,
 Et que du plus rare mérite
L’Objet dont il fait choix soit sans fard revestu,
Afin que leur amour soit ferme dans la suite.
***
Apres ce juste choix, il faut tombor d’accord
 Qu’on peut toûjours aimer sans crainte,
Et qu’une passion si justement êtrainte
 Ne peut finir que par la mort.
***
Lors qu’on voit un Amant agir de cette sorte,
Avant de s’engager sous les Loix de l’Amour,
Croit-on pas qu’il évite alors de voir un jour
Changer la passion, qu’un autre croiroit forte
Dans un cœur qui pourroit fort difficilement
 Se tenir constant un moment ;
 Car enfin l’on voit peu de Belles
 Qui veulent passer pour cruelles,
 Et l’on en trouve rarement
Qui se fassent un bien d’estre toûjours fidelles.
***
L’on ne sçauroit jamais aimer avec plaisir
Un Objet dont on a la moindre défiance ;
Car quiconque une fois auroit pû nous trahir,
Pourroit recommencer, ayant l’expérience.
***
Un cœur est inventif, pour se faire du mal,
Il peut se figurer l’image d’un Rival
 Dont sa Maîtresse est obsedée ;
 Et de ce fâcheux souvenir
Il naîtroit un chagrin difficile à banir,
Quand mesme ce Rival ne seroit qu’en idée.
***
Il faut donc, pour aimer avec contentement,
Ne trouver aucun lieu de douter un moment
De la fidélité de la Personne aimée ;
Mais estre convaincu que cherchant en tous lieux
 L’avantage d’estre estimée,
Elle sçait ménager le pouvoir de ses yeux,
Hors pour son cher Amant qu’ils soient inéxorables,
Dûssent-ils chaque jour faire cent Misérables,

Si l’on peut garder une forte passion pour une Personne qu’on est assuré de ne voir que rarement.

Quitte, mon cher Tircis, le fort attachement
Que tu veux conserver pour l’aimable Sylvie ;
Quand tu soûpirerois le reste de ta vie,
Ce seroit sans espoir d’aucun soulagement.
***
Je sçay que ses beaux yeux n’ont rien de comparable,
 Que son esprit est admirable,
Que des plus beaux Objets que l’on voit icy bas
Nul ne peut disputer le prix de ses appas.
Mais dois-tu pas sçavoir la Loy qu’elle s’est faite,
 De demeurer dans la retraite
Qu’elle a depuis longtemps prise pour son sejour ?
 Ainsi trop seûr de son absence,
 Dois-tu garder tant de constance,
 Sans espérer de voir un jour Couronner ton amour ?
***
Ne ferois-tu pas mieux de te vaincre toy-mesme,
Que de vouloir céder cet avantage au temps,
Qui ne te laissera qu’une douleur extréme
D’avoir dans le chagrin passé tes plus beaux ans ?
***
  En vain tu te formes l’idée
 Que tu conserveras la mesme passion
 Dont tu sens aujourd’huy ton ame possedée ;
Le temps changera bien ta résolution,
Et te détachera de ta chere Sylvie,
Que tu ne verras plus, du moins fort rarement,
Puis que la solitude à tes yeux l’a ravie.
Reviens donc au plutost de ton égarement,
Et fais dés aujourd’huy, sans beaucoup de mistere,
Ce qu’un an, ou six mois t’obligeront de faire.

Si une Passion qui n’est fondée que sur la Beauté, peut estre durable.

Puis qu’en moy, cher Damon, tu prens la confiance
 De communiquer ton secret,
 Je dois, comme un Amy discret,
Te dire mon avis sur la belle alliance
 Que tu prétens faire en ce jour,
Suivant les sentimens que t’inspire l’Amour.
***
Célimene a donc pû par l’effort de ses charmes
Forcer enfin ton cœur à luy rendre les armes ?
 Quoy que dans ton premier dessein
Tu voulois seulement, sans trop de complaisance,
La voir, & luy parler avec indiférence ;
Mais l’Amour en secret s’est glissé dans ton sein.
***
Contracter aujourd’huy, demain faire la Nôce,
 Est, ce me semble, un prompt négoce
 Dont tu pourras te repentir ;
Car c’est souvent le fruit qu’apporte l’Hymenée,
Quand la possession commence à ralentir
  Vne passion effrénée.
***
Quand on veut s’arrester à la seule beauté,
 Sans rechercher d’autre avantage,
 N’est-ce pas toûjours un présage
 Que ce n’est que la volupté
 Qui fait agir de cette sorte,
Et que l’aveuglement sur la raison l’emporte ?
***
Car enfin, qu’est-ce encor que ce peu de beauté ?
Un teint blanc, de beaux traits, une couleur vermeille,
Belle gorge, bel œil, & la taille pareille ?
Est il rien plus sujet à la fragilité ?
Le moindre mal de teste, helas ! est-il croyable ?
Rend souvent à nos yeux une Belle effroyable.
***
Comment donc conserver la mesme passion
Pour un peu de beauté tellement incertaine ?
Celuy qui l’aime, est-il sans appréhension
De la voir quelque jour exposée à sa haine ?
Le peut-il, lors qu’elle est l’unique fondement
Qui pût seul de son cœur faire l’engagement ?
***
Pour voir donc un amour d’eternelle durée,
Constante, inviolable, & toûjours assurée,
L’esprit & la vertu doivent charmer un cœur ;
Quand par ces qualitez une ame est asservie,
 On ne doit rien craindre en la vie
Qui fasse repentir d’une pareille ardeur.
***
Ainsi, mon cher Damon, vois où l’Amour te mene.
 Que peux-tu voir en Célimene
Qui t’oblige à l’Hymen que tu veux proposer ?
 Si c’est la beauté toute nuë,
Diférant seulement six mois à l’épouser,
Voy si dans tout ce temps elle en sera pourveuë ?
***
Je suis bien seûr que ton amour
N’estant fondé que sur ses charmes,
Souffrira d’étranges allarmes,
Avant qu’en voir le dernier jour ;
Car la maxime est véritable,
Qu’un tel amour ne peut estre durable.

Alcidor, du Havre.