1685

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII).

2017
Source : Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII). §

Paraphrase d’un Cantique pour le Roy §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 1-11

Voicy, Madame, un nouveau Recüeil des Ouvrages du Public. J’espere que vous n’en serez pas moins satisfaite que vous l’avez esté de tous les autres. Du moins je suis asseuré que le commencement vous en plaira, puis qu’il regarde le Roy, & que l’admiration que vous avez pour cet Auguste Monarque vous interesse, particulierement dans toutes les choses qui touchent sa gloire. Un fort habile homme a fait une Paraphrase de plusieurs Versets de Pseaumes qu’il a appliquez aux continuels miracles qui rendent fameux l’heureux Siecle où nous vivons ; & ces differens Versets composent une espece de Cantique, qui a esté extremément aprouvé de quantité de personnes d’un goust fin & délicat. Vous n’aurez pas de peine à connoistre en le lisant, que l’Autheur a grand accés au Parnasse, & que le tour aisé qu’il donne à ses Vers, vient d’un long commerce qu’il s’est fait avec les Muses.

PARAPHRASE
D’UN CANTIQUE
POUR LE ROY.

Magnus Dominus & laudabilis nimis, & magnitudinis ejus non est finis, Psalm. 144.

 Qu’il est loüable ! qu’il est grand !
 Sujets fortunez d’un tel Maistre,
Rendez graces au Ciel de vous avoir fait naistre
Sous un regne si doux, si calme, si puissant.
Le moyen d’exprimer sa grandeur infinie ?
Ce Monarque s’éleve aux honneurs immortels,
 Et le moindre jour de sa vie
N’a-t-il pas merité l’Encens & les Autels ?

Venite & videte opera Domini, quæ posuit prodigia super terram. Psal. 45.

 Accourez de tout l’Univers,
Venez, peuples ! venez vous-mesme vous instruire
 De tant de prodiges divers ;
 Nous ne cessons de les écrire,
 Mais ny nos Chansons ny nos Vers,
 Ny nos mélodieux Concerts
A ce vaste dessein ne peuvent pas suffire.

Conturbatæ sunt gentes, & inclinata sunt regna.

Toutes les Nations du Monde
Tremblent au nom de ce Heros.
Ignorent-elles ses travaux ?
Ils ont remply la Terre & l’Onde.
Les Trônes les mieux affermis
Dont on vante la gloire immense,
Chancelent s’ils ne sont soûmis
A cette supréme puissance.
En vain vostre air imperieux
 Vous enchante, Grands de la terre,
 Devant ce Heros glorieux,
Ne baisserez-vous pas toûjours, soit paix ou guerre,
 Ne baisserez-vous pas les yeux ?

Dedit vocem suam & mota est terra.

Comme ses actions sont autant de Miracles,
 Toutes ses paroles aussi
 Ne sont-elles pas des Oracles ?
D’un bout du Monde à l’autre on les écoute ainsi,
De cet air souverain dont sa bouche prononce,
 Est-il rien de grand desormais
 Que cette bouche ne l’anonce ?
Un mot, tout est en guerre, un mot, tout est en paix.

Fundamenta Montium conturbata sunt, quoniam iratus est eis. Psal. 17.

Se met-il en couroux pour punir les coupables,
 Rien ne les sçauroit garantir ;
 Et quand la foudre doit partir,
 Ses coups sont moins inévitables.
 Retraites de ces orgueilleux
 Dont on a puny l’insolence,
 Boulevars & Rocs sourcilleux,
Vous en fumez encor, tremblez sous la puissance
D’un Monarque qui peut faire, sur qui l’offense,
 Pleuvoir des déluges de feux.

Orietur in diebus ejus justitia & abundantia pacis. Psal. 70.

 Qu’il récompense ou qu’il punisse
 Selon que l’on a merité,
 N’est-ce pas toûjours sa Justice
Qui conduit ses faveurs, ou sa severité ?
Cette auguste Justice au milieu des alarmes
De cent Peuples qu’il voit, & tremblans & soumis,
 Luy fait mesme quitter les armes,
 Et la paix a pour luy des charmes,
Qui font la seureté de tous ses Ennemis.

Memoriam fecit mirabilium suorum. Psal. 110

Monumens eternels de sa magnificence,
Que ce Monarque éleve à nos yeux aujourd’huy,
Vous durerez toûjours témoins de sa puissance,
 Vous parlerez toûjours de luy.
Chef-d’œuvres où les Arts ont dompté la nature,
On se perd à vous voir, grands & riches Palais !
Vous avez épuisé toute l’Architecture,
Mais de ce Conquerant, la hauteur sans mesure,
 Vous ne l’égalerez jamais.

Et factus est in pace locus ejus.

 Le comble enfin de sa grandeur,
 C’est que toûjours calme & tranquile
Nul indigne transport ne soûleve son cœur,
Luy seul fait tout mouvoir, & demeure immobile,
Ils ont beau chaque jour, ils ont beau redoubler
 Ces soins dont le poids nous étonne
 Si leur foule l’environne
 Elle ne le peut troubler.

Præ fulgore in conspectu ejus nubes transierunt. Psal. 17.

En vain pour obscurcir sa brillante carriere
De grossieres vapeurs s’élevent dans les airs ;
Pour peu qu’il les regarde elles ne durent guere,
Et malgré leurs efforts volages & divers,
 Toûjours de la mesme maniere
 Il brillera dans l’Univers.

Magna opera Domini, exquisita in omnes voluntates ejus. Psal. 110.

 Tout ce qu’il fait tient du prodige.
Et ce que l’on croyoit impossible autrefois,
 Est aisé quand il le dirige.
Rien ne peut ébranler la force de ses Loix,
Jamais soûmission, jamais ne fut si grande
 Dés qu’il marque sa volonté
De quelque passion que l’on soit agité,
 Tout obeït quand il commande.

Laudatio ejus manet in sæculum sæculi. Psal. 110.

Et comme à remonter dans les Siecles passez,
 Rien n’est comparable à sa gloire,
 Il nous est bien permis de croire
 Que les beaux traits de son Histoire
 Ne seront jamais effacez.
Heros, que l’avenir doit encor faire naître,
 Dans ce Heros que nous chantons
 Vous revererez vostre Maistre,
Imitant par vos voix nos accens & nos tons.
 Vous celebrerez sa loüange,
Vous battrez comme nous incessamment des mains,
Sans qu’il naisse jamais Heros chez les humains,
 Qui vous fasse prendre le change.

Et tronus ejus sicut Sol. Psal. 88.

La gloire de son regne & ses travaux divers,
 Le charme & l’honneur de l’Histoire
 Montrent son Trône à l’Univers,
 Comme le centre de la gloire.
 Que le Soleil au haut des Cieux
Pour répandre par tout l’éclat de la lumiere,
 Roule dans sa vaste carriere,
S’il fait plus de chemin, il ne brille pas mieux.

Afferte Domino gloriam & honorem.

 Assemblez tous les ornemens
Qui peuvent enrichir sa Couronne éclatante ;
Mais le Monde entier mesme a-t-il de diamans
 Une quantité suffisante
 Pour la former assez brillante ?

Sit gloria Domini in sæculum. Psal. 103.

Que sa gloire à jamais icy-bas reverée
Passant de Siecle en Siecle à nos derniers Neveux,
 Dans la gloire des Bienheureux
 Aille confondre sa durée.

La Nymphe de Richelieu à Monsieur le Duc & à Madame la Duchesse de Richelieu §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 12-17

Les Vers qui suivent sont de M. le Clerc de l’Academie Françoise ; ils furent presentez à Mr le Duc & à Madame la Duchesse de Richelieu, le jour que cette Duchesse fit son Entrée dans la Ville qui porte son nom. Je vous en ay envoyé une Relation tres ample dans l’une de mes Lettres ordinaires.

LA NYMPHE
DE RICHELIEU
A Monsieur le Duc,
& à Madame la Duchesse
de Richelieu.

Digne Heritier d’Armand, & de tous tes Ayeux,
 Depuis que nostre Grand Monarque
Pour t’approcher de luy te fit quitter ces lieux,
 Tous nos jours furent ennuyeux,
Et de nostre langueur tout y portoit la marque :
Ces Promenoirs charmans, ce superbe Palais,
 Où l’Art a semé tant d’attraits,
N’estoient plus qu’une affreuse & vaste solitude,
 L’horreur regnoit dans nos Boccages verds,
Le Printemps le plus doux n’avoit rien que de rude,
Et l’Automne & l’Esté n’estoient que des Hyvers.
***
Que j’ay versé de pleurs, & poussé de soûpirs
 Durant une si longue absence !
Enfin le Ciel propice exauce nos desirs,
 Tu nous ramenes les plaisirs,
Nostre felicité passe nostre esperance ;
Ton illustre Moitié, l’Ornement de la Cour,
 Le digne choix de ton Amour
Fait briller dans ces lieux ses vertus & ses charmes ;
 On voit les fleurs y naistre sous ses pas,
Elle y répand la joye, elle en bannit les larmes,
Et les remplit par tout de graces & d’appas.
***
Voy tes heureux Vassaux venir de tous costez
 En foule pour luy rendre hommage ;
Voy que de sa douceur leurs cœurs sont enchantez ;
 Voy leurs yeux sur elle arrestez ;
Voy la joye & l’Amour peintes sur leur visage ;
Voy prests à vous servir leurs Bataillons armez,
 Et par vos regards animez
Au milieu de la Paix representer la guerre.
 Ah ! s’il falloit combattre pour leur Roy,
Tu les verrois te suivre aux deux bouts de la Terre,
Pour seconder ton zele, & signaler leur foy.
***
Couple chery du Ciel, joüissez pleinement
 Du sort de vos belles années,
C’est pour vous que fut fait ce Palais si charmant,
 Et par les soins du grand Armand,
Ces richesses sans prix vous furent destinées :
Tout rit à vostre abord, tout y devient plus beau,
 Tout y prend un éclat nouveau,
Nos Bois en sont plus gais, nos Jardins refleurissent,
De nos Vergers les ruisseaux sont plus clairs,
Avec plus de vigueur nos Fontaines jalissent,
Et d’un plus noble effort s’élancent dans les airs.
***
Ces restes précieux de la rigueur des ans,
 Qui n’en osa faire sa proye,
Ces Heros, ces faux Dieux dans le marbre vivans,
 Si cheris des Maistres sçavans,
D’un langage muet vous expriment leur joye.
Vous avez rendu l’ame à ces fiers bastimens,
 A ces pompeux appartemens,
A ces riches lambris qui me sembloient si sombres,
 Sur l’Orison l’Astre de la clarté
Ainsi des tristes nuits vient dissiper les ombres,
Et rend à l’Univers sa premiere beauté.
***
Que de plaisirs sont joints au plaisir de vous voir !
 La douceur n’en est point bornée.
Quel presage flateur, quel favorable espoir
 Ne pouvons-nous pas concevoir
De ce Fruit si charmant né de vostre Hymenée ?
Ce tendre & cher Objet, ce jeune Astre naissant,
 De qui le regard innocent
Semble déja des cœurs méditer la conqueste,
 D’un Fils illustre est le gage asseuré,
D’un Fils qui de lauriers couronnera sa teste,
D’un Fils tel qu’il le faut, tel qu’il est desiré.
***
Sous ces toits fortunez, sous ce noble climat,
 Nâquit Armand, qui par ses veilles
De tous nos Ennemis fit triompher l’Etat,
 Mais qui de nostre Potentat
Eust eu peine à prévoir les divines merveilles.
Son Ombre vous demande encor un Successeur,
 De qui l’esprit, de qui le cœur
Soûtiennent vostre nom, & remplissent l’Histoire,
 Palais auguste, admirable Sejour,
Quelle douceur pour nous, quel bonheur, quelle gloire,
Si ce Heros pouvoit y recevoir le jour !

Prix remporté par Loüis le Grand, sur tous les Heros de l’Antiquité §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 18-38

PRIX REMPORTÉ
ParLoüis le Grand, sur tous les Heros de l’Antiquité.

La Victoire ayant fait connoistre en une Assemblée des Dieux, qu’elle vouloit recompenser celuy de tous les Heros qui se seroit le plus signalé par ses belles actions, en luy donnant un prix qui pust égaler son merite, les Dieux furent tres-contens de cette proposition, & Jupiter s’offrit mesme de donner ce prix. Il députa Mercure pour annoncer de sa part à tous ceux qui pouroient y pretendre, qu’ils eussent à se trouver dans le Temple de la Victoire, où l’on devoit décider du merite de chaque Heros en particulier, & recompenser celuy qui en en seroit jugé le plus digne. Dés que Mercure eut receu cét ordre, il alla avertir tous les Conquerans de venir recevoir la recompense de leurs travaux. Chacun d’eux se trouva le plûtost qu’il pût dans ce Champ d’honneur, & mesme ils furent si ponctuels à executer l’ordre qui leur avoit esté donné, qu’ils se rendirent tous au mesme temps à la porte du Temple de la Victoire. Hercule, Achilles, César, Annibal, Alexandre, Scipion, Pyrrus, Hector, & quantité d’autres attendoient les ordres de cette grande Déesse pour entrer, lors qu’elle leur vint ouvrir la porte de son Temple. D’abord Hercule voulut passer devant les autres, disant qu’il avoit terrassé des Monstres, & vaincu l’Hydre, & que quand bien mesme il n’auroit pas receu de si grands avantages par ses Conquestes, le seul titre de Fils de Jupiter luy suffisoit pour estre preferé à tous les autres Conquerans. Alexandre ensuite prit la parole, disant qu’il ne devoit pas estre moins consideré, ayant vaincu presque tout l’Univers, & surmonté avec une poignée de gens, les Armées les plus nombreuses ; que s’il estoit permis de se prévaloir de sa Naissance, il pouvoit se vanter d’estre Fils de Jupiter Hammon. Achilles disoit qu’il ne se glorifioit point d’estre Fils de la Déesse Thetis, qui avoit eu l’honneur d’estre aymée de Jupiter ; que les marques glorieuses qu’il avoit données de son courage, sur tout à la Guerre de Troye, estoient capables de le faire distinguer des plus Illustres Conquerans. César tiroit son origine du Vaillant Ænée, Fils de la Déesse d’Amour, & disoit que Venus estant Fille de Jupiter, il avoit quelque raison de se vanter d’estre descendu de Jupiter ; mais que la Naissance, quelque illustre qu’elle pût estre, estoit un foible avantage si elle n’estoit soûtenuë par un merite particulier, & que s’estant acquis un renom immortel par ses Conquestes, il ne devoit point passer aprés les autres. Scipion, Annibal, Hector & Pyrrus, relevoient autant qu’il leur estoit possible l’éclat de leur Naissance, & chacun d’eux se glorifioit d’avoir donné des preuves extraordinaires de sa valeur. Sur ces entrefaites la Victoire qui avoit écouté toute leur dispute, & qui voyoit bien qu’elle pourroit durer encore long-temps, les fit entrer, & aprés les avoir mis chacun en leur place, elle alla prendre la sienne en un lieu plus élevé. Le Temple de la Victoire estoit un Edifice qui devoit à bon droit passer pour un miracle de l’Art. Il estoit porté sur des Colomnes de Marbre blanc, & les voûtes estoient enrichies de diverses Histoires representées au naturel. On y voyoit un grand nombre d’Autels richement ornez, & bien qu’il n’y eust pas beaucoup de Cierges allumez, l’éclat de l’or & des pierreries y estoit si grand, que le jour y eust paru à minuit. C’estoit un spectacle assez agreable pour les Conquerans que la Victoire avoit fait entrer. De quelque costé qu’ils tournassent la veuë, ils trouvoient toûjours de quoy admirer ; mais l’objet qui leur parut le plus digne d’admiration, fut un Heros qui estoit aux costez de la Victoire, qui égaloit par sa bonne mine le plus grand des Dieux, & ce qu’il y eut de plus remarquable, c’est que ces grands Capitaines qui ne songeoient auparavant qu’à contester ensemble à qui auroit la préeminence, semblerent se reünir tout à coup pour admirer un si grand Heros. Ils confessoient tous qu’ils n’avoient jamais rien vû de plus beau que cét Invincible (car c’estoit le nom qu’ils luy donnoient) jugeant mesme à son port qu’il avoit fait des actions surprenantes. Ils se disoient les uns aux autres que son air n’étoit pas d’un Mortel, & que sa seule Majesté le mettoit au rang des Dieux ; mais ils en furent encore bien plus persuadez lors qu’ils apprirent que c’estoit Louis le Grand ; qu’il estoit aux costez de la Victoire, parce qu’elle & luy estoient inseparables ; que ses Victoires avoient commencé avec sa Naissance, & que vaincre & combattre n’étoit pour luy qu’une mesme chose ; que tout estoit illustre en luy, & que s’il se faisoit distinguer par sa valeur, il n’en faisoit pas moins par ses autres excellentes qualitez ; que sa Justice & sa Prudence estoient sans égales ; que ses Bienfaits envers ses Sujets aussi bien que ses Conquêtes, n’avoient point de bornes, & qu’au milieu des plus ardentes Guerres, il ne laissoit pas de faire goûter à ses Peuples la mesme douceur & les mesmes délices que dans la plus grande Paix ; qu’enfin Loüis estoit le modele des perfections ; qu’il étoit Incomparable, Bon, Magnanime, Juste, Victorieux, toûjours aimable, & toûjours aimé. Tous ces Conquerans entendant tant de merveilles de Loüis, jugeoient bien que s’ils avoient quelques pretentions au Prix dont il s’agissoit, il falloit necessairement les ceder à ce Grand Monarque, qui en estoit d’autant plus digne, que la moindre de ses Vertus surpassoit de beaucoup celles des plus fameux Heros de l’Antiquité. Cependant ils estoient encore en balance s’ils devoient luy disputer le prix, lors que la Victoire leur presenta un Livre où estoient contenuës les actions heroïques de cét illustre Conquerant. Ce fut pour lors que ces grands Capitaines qui avoient toûjours esté intrepides au milieu des plus grands Combats, perdirent entierement courage. Il est impossible de dire l’effet que la lecture des Conquestes de Loüis produisit dans leur esprit ; car voyant que leur esperance estoit perduë sans resource, les uns pâlirent, les autres baisserent la teste. On dit mesme que César sçachant que les Gaulois avoient produit en la Personne de Loüis un second Mars pour la valeur, se repentit de n’avoir pas détruit toute leur race aprés qu’il les eut défaits. Hercule ne put s’empescher de s’abandonner aux plaintes, de ce qu’ayant terrassé les Monstres, & remply toute la Terre du bruit de ses surprenans Exploits, il estoit obligé de ceder à un plus grand Conquerant que luy. Achille se montra plus sensible à la Gloire qu’à l’Amour, car il témoigna en cette occasion plus de colere, que lors qu’Agamemnon luy ravit sa belle Esclave. Pour les autres, ils firent assez connoistre par leur ressentiment la passion qu’ils avoient pour la gloire & pour l’honneur. Mais quoy que cette journée eust causé beaucoup d’amertume à ces grands courages, & que l’ambition ne leur dust pas permettre de vouloir trop de bien à un Vainqueur qui leur enlevoit le prix par l’excellence de son merite, cependant comme si l’admiration des vertus de Loüis les eust enlevez à leur propre ambition, ils confesserent qu’ils n’avoient point de regret que la valeur fust couronnée en Loüis le Grand. Hercule dit tout haut que quelques honneurs que l’on pust rendre à ce genereux Monarque, ils estoient bien au dessous de son merite. Achille ne fit point de difficulté d’avoüer que l’on ne pouvoit trop admirer un Prince qui avoit plus fait en un an que les Heros les plus illustres en toute leur vie. Pour Alexandre, il se contenta de dire, que l’on voyoit briller en Loüis une Majesté toute divine ; mais Annibal qui s’estoit vanté d’estre le premier Homme du monde, fut contraint de confesser, que la veritable gloire n’estoit deuë qu’à Loüis, & que c’estoit estre injuste que de la luy vouloir disputer. La Victoire ayant remarqué auparavant l’étonnement que le seul aspect de Loüis avoit fait naistre dans l’esprit de tous ces grands Capitaines, & que sans avoir rien appris de ses glorieux Exploits ; ils l’avoient admiré comme une Divinité, & reconnoissant de plus par leurs dernieres paroles, que bien loin de luy contester une recompense qu’il meritoit sans contredit, ils avoüoient ingenument l’inégalité d’avantages qui se rencontroient entre eux & un Prince si accomply, elle pria Jupiter de luy envoyer le prix destiné pour le plus illustre de tous les Conquerans. Jupiter envoya une Couronne d’or par Mercure, qui la porta à la Victoire, & se servit de toute son éloquence pour loüer l’invincible Monarque des François ; car aprés avoir parle de sa valeur, de sa clemence, & de son amour pour les beaux Arts dont il se rendoit le Protecteur par l’estime & les liberalitez, dont il honoroit ceux qui y excelloient, il s’arresta sur sa bonté & sur sa justice envers ses Sujets, qui bien loin de fatiguer Jupiter par leurs frequentes supplications, comme ils avoient fait dans les siecles precedens, ne luy adressoient plus que des Vœux, des Sacrifices, & des actions de grace, en reconnoissance des faveurs dont il les avoit comblez en leur donnant un Monarque aussi aimable, & aussi juste que Loüis. De si beaux Eloges partant d’une bouche aussi éloquente que celle de Mercure, n’auroient pas déplû à tant de Conquerans, s’ils n’eussent esté parties interessées dans cette affaire, & si l’on en veut croire la Renommée, ils interompirent Mercure pour se plaindre de la Victoire, qui sçachant bien que Loüis les avoit surpassez, tant par sa valeur que par son merite, & pouvant leur épargner la douleur de le voir couronner en leur presence, n’avoit pas laissé de les mander pour venir recevoir la recompense de leurs travaux. La Victoire auroit bien pû se passer de répondre à leurs plaintes, mais comme elle estoit sage & prudente, & qu’elle reconnoissoit bien que ce seroit accroitre leur douleur que de ne pas faire semblant de les entendre ; elle leur répondit, mais avec assez de fierté, que toute la Terre estant informée des Conquestes de Louis le Grand, aussi bien que du premier rang qu’il tenoit par dessus tous les Conquerans qui l’avoient devancé, il estoit bien juste qu’ils apprissent à leur tour à le respecter. En falloit-il davantage pour désoler ces Grands Capitaines ? Recevoir une telle réponse de la Victoire, qui les avoit favorisez en tant d’occasions, c’estoit à la verité une rude atteinte ; mais voir encore pour comble de malheur couronner leur Vainqueur par la mesme Victoire, l’on peut dire que ce fut un coup de foudre pour ces grands courages ; car bien qu’ils eussent auparavant cedé à Loüis ce qu’ils ne luy pouvoient disputer qu’à leur confusion, il est aisé de juger que ce fut plûtost par contrainte que de bonne grace. En effet est il croyable que l’ambition qui les avoit toûjours emportez au delà des bornes, eust esté si promptement éteinte en ces Conquerans ? Il sembloit que la fortune prist plaisir à les persecuter, en ajoûtant de nouveaux charmes à leur Illustre Vainqueur. L’éclat que ce Soleil de justice & de valeur répandoit de tous costez, ébloüit ces petits Aiglons qui se fioient un peu trop sur leurs forces, & sur leurs Conquestes. L’aspect d’un victorieux joint à la honte d’estre vaincus, les mit en un estat qu’il est impossible d’exprimer. Jamais ils ne ressentirent tant de douleur qu’en cette journée. Ce fut en vain qu’ils eurent recours à la dissimulation il estoit aisé de lire leur tristesse sur leurs visages. Ce n’est pas qu’au plus fort de leur chagrin ils n’eussent en veneration l’Auguste Vainqueur qui les avoit surmontez, mais l’avidité naturelle qu’ils avoient pour la gloire & pour les loüanges, leur servoit de glaive pour les tourmenter. Eux qui regardoient au commencement Loüis avec tant d’admiration, ne purent soûtenir la veuë d’un objet qui leur faisoit tant de confusion. Ils sortirent sans prendre congé de la Victoire. César alla du costé d’Egypte pour y trouver quelque allégement à sa douleur ; quelques-uns disent qu’il y chercha Cleopatre, avec laquelle il avoit autrefois passé de si doux momens. Hercule estoit si préoccupé de son chagrin, que sans songer où il alloit, il se trouva au passage du Fleuve d’Evene, mais ce luy fut un surcroist de douleur ; car il reconnut bien que c’estoit là l’endroit où le Centaure Nessus luy avoit donné des marques de sa rage. Pour Alexandre, le bruit courut qu’il estoit allé en Macedoine. L’on ne sçait pas bien de quel costé les autres tournerent. Cependant Louis le Grand chargé de gloire & d’honneur, & accompagné de la Victoire, prit le chemin de Strasbourg. Le mécontentement qu’il avoit receu de cette Ville l’ayant obligé à en tirer raison par les Armes, il se preparoit à la punir de son audace & de sa temerité ; mais ses Habitans ayant appris les approches de ce redoutable Vainqueur, & voyant bien que toute resistance estoit inutile, se rendirent entierement, & pour marque de leur soûmission, ils luy envoyerent les Clefs de la Ville. Cét illustre Heros dont la clemence n’est point limitée, les receut en sa protection, & renvoya leurs Députez avec des conditions si avantageuses & des preuves si évidentes de sa magnificence & de ses liberalitez, qu’ils publierent par tout qu’il y avoit bien des Roys & des Princes dans le Monde, mais qu’il étoit impossible qu’il y en eust un seul, qui pût égaler en justice, en bonté, en clemence, & en valeur, le puissant Monarque des François.

Sentimens sur les Questions du dernier Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 38-65

SENTIMENS
SUR LES QUESTIONS
du dernier Extraordinaire.

Lequel de deux Amans aime le plus, celuy qui souhaite la petite Verole à sa Maîtresse, pour luy faire voir que la laideur seroit incapable de le faire changer, ou celuy qui aime mieux qu’elle doute de son amour, que de luy voir arriver une pareille disgrace.

Dans le vray, cela me desole,
 Quand on me vient parler de petite verole,
Ce mal injurieux & plein de cruauté,
Qui met en interdit les charmes de Climene.
 Fy de cette preuve inhumaine
 Qui couste tant à la beauté.
***
 Est-ce cherir une Maîtresse,
 Est-ce une marque de tendresse
Que de luy souhaiter une infame laideur ?
 Il vaut mieux passer pour Autruche
Que de faire un souhait si cruche
Aux dépens d’un Objet qui nous touche le cœur.
***
Un Amant souffre à voir qu’on doute de sa flame ;
 Mais si de sa fidelité
Malgré tout son amour sa Maîtresse a douté,
Pour le moins il sera garanti de tout blâme,
 N’ayant jamais rien souhaité
 Qui puisse faire aucun outrage
 Aux attraits de ce beau visage
 Dont son cœur se trouve enchanté,
 Une affection bien sensée
 Doit estre desinteressée.

Si l’on peut mourir d’amour.

 Toute passion vehemente
Est pire qu’une fiévre lente ;
Car ses paroxismes sont tels
Qu’elle peut mettre dans la Biere,
Et dans le fond d’un Cimetiere
Le plus vigoureux des mortels.
***
 L’amour est de cette nature
 Quand son transport est violent,
C’est un Miserere, c’est un Troussegalant
 Qui vous met dans la sepulture :
 Ce triste & tenebreux sejour,
Où l’on n’entre jamais qu’il n’en coûte la vie.
Si donc l’on peut mourir de colere ou d’envie,
 On peut aussi mourir d’amour ?
***
 Alceste Reyne fort jolie,
Femme d’un Roy de Thessalie,
N’eut point de peine à se priver du jour
Pour satisfaire à son amour.
***
Que diray-je de Cleopatre,
Dont Antoine fut idolatre,
Voulut-elle pour un moment
Survivre à son fidelle Amant ?
Pour le suivre sa seule envie
Fut de décamper de la vie.
Aspic, vous fustes l’instrument
D’un si subit décampement.
Que diray-je aussi de Panthée,
Qui d’un chaste amour enchantée,
Ayant appris que son Mary
Estoit dans la guerre pery,
Se perça le sein d’une dague,
En disant, la Parque j’incague,
Et je veux prévenir ses coups
Pour me rejoindre à mon Epoux.
Attends-moy, mon cher Abradatte,
Toy qui fus le premier en datte
Ecrit & gravé sur mon cœur,
Reçoy ma mourante langueur
Pour mieux conserver ta memoire
Je te suis jusqu’à l’Onde noire.
***
De vous icy, que dira-t-on,
Illustre Fille de Caton,
Genereuse Femme de Brute ?
Portia, vous fustes la butte
Des plus formidables revers
Qu’on peut craindre dans l’Univers.
Vous perdistes ce galant Homme
Qui s’efforça d’affranchir Rome,
Mais toûjours l’intrepidité
Se rangea de vostre costé.
Aussi, genereuse Romaine,
Dont l’Histoire le nom promene,
Du malheur qui vous outrages,
Un charbon brûlant vous vangea.
Vous fistes voir, Princesse illustre,
De vostre Sexe le beau lustre,
Que l’amour restant dans son fort,
Est aussi puissant que la mort.
***
Plautie allant en Idumée
Avec une puissante Armée,
Fit bien voir qu’il n’est rien d’égal,
Au feu de l’amour conjugal ;
Car comme au milieu des Batailles
On celebroit les funerailles
De sa Femme, dont la beauté
Avoit tout son cœur enchanté.
Luy dans un transport erotique
D’un poignard aceré se pique,
Se blesse, se perce le flanc,
D’où coulent deux ruisseaux de sang,
Qui bien-tost son corps affoiblissent.
Et sa vigueur aneantissent.
Ce grand coup de desesperé
Fut par son amour procuré.
***
Il est rapporté chez Plutarque,
Homme d’esprit, homme de marque,
Qu’Emilius jeune Chasseur,
Ayant en chassant par malheur
Tué sa Femme & belle & riche,
Pensant mettre à mort une Biche,
Fut touché changeant de couleur
D’une si sensible douleur,
Que pour la mettre en évidence,
Et pour punir son imprudence
Sur luy sans aucune pitié,
Il vangea sa chaste Moitié.
Voilà ce que l’amour sçait faire
Lors qu’il pretend se satisfaire.
***
Nous lisons dans un certain lieu
Qui traite de l’amour de Dieu,
Oeuvre de Saint François de Sales,
Lû par plus de mille Vestales,
Qu’un Gentilhomme Voyageur
Fort devot envers le Sauveur,
S’attendrissant sur nos Mysteres,
Quitta son Pays & ses Freres
Sans son entreprise éventer,
Et mit sa joye à visiter,
Poussé par la grace divine,
Les beaux lieux de la Palestine,
Où reverant avec ferveur
Les divers tourmens du Sauveur,
Et les Theatres mémorables
De ses souffrances adorables,
Il poussa mille ardens soûpirs
Qui marquoient ses brûlans desirs.
Lors qu’il eut noyé de ses larmes
Ces lieux qui faisoient tous ses charmes,
Estant dans ce devot sejour,
Il mourut par un trait d’amour.
Ce fut sur le Mont des Olives
Que de ses douleurs excessives
Ne pouvant plus souffrir l’effort,
Il fut le butin de la mort,
S’il faut que mort on vous appelle,
Passage à la Vie eternelle,
Heureuse transmigration,
Voyage à la sainte Sion.
***
Enfans d’une aimable détresse,
Effets d’une sainte tristesse,
Adorables ressentimens,
Sanglots, douloureux mouvemens,
Avoüez sans vous méconnoistre
Que c’est l’amour qui vous fit naistre,
Mais un amour chaste & divin
Qui n’a rien de fade & de vain,
Mais une flame toute pure
Incompatible avec l’ordure.

Si l’on peut aimer sans jalousie.

 Il n’est presque point de saison
 Où l’amour cede à la raison ;
La passion d’aimer trouble mille cervelles,
Elle fait des bourus, des aveugles, des fous.
 Elle fait mesme des jaloux
Qui ne peuvent souffrir qu’on approche leurs belles.
Si par hazard dans leur appartement
 Il entre fort innocemment
 Un papillon ou quelque mouche,
Le jaloux inquiet qui tourne tout en mal,
 Devenu resveur & farouche,
Veut sçavoir de quel sexe est ce pauvre animal.
***
S’il est du feminin sa bonté luy pardonne,
 Et le laisse entrer en riant.
S’il est du masculin il l’excite & bâtonne,
 Toûjours grondant, toûjours criant.
Il faut pour des gens de la sorte
Une complaisance bien forte.
***
 Pour se faire à l’extravagance
 D’un homme si fort hebeté,
 C’est peu que de la complaisance,
On a besoin d’insensibilité ;
 Mais en aimant est-il possible
 De garder un cœur insensible ?
***
 On a beau dire à cet Amant
 Qu’il agit trop severement,
 Qu’il faut changer de tablature ;
Il s’obstine à vouloir que sa chere Philis
 Avec ses rozes & ses lis,
Ne regarde jamais les hommes qu’en peinture.
***
 Cela dégoûte étrangement
Et voilà cependant vostre temperament,
Habitans d’Ausonie & de l’Andalousie,
Tous ne sont pas pourtant façonnez sur ce tour ;
 Comme on peut vivre sans amour,
 On peut aimer sans jalousie.

L. Bouchet,
ancien Curé de Nogent le Roy.

De l’Origine des Monstres.

Celuy qui d’une seule main
Soûtient & le Ciel & la Terre,
Celuy qui lance le Tonnerre,
Par fois sur tout le genre humain,
Celuy sous qui tremblent les Anges,
Celuy de qui les Ckerubins
Les Thrônes & les Seraphins
Sans cesse entonnent les Loüanges,
Celuy de qui les plus grands Rois
Adorent l’essence & les Loix
Celuy qui des foux fait des Sages,
Celuy qui tout sçait, qui tout peut
Peut sans alterer ses Ouvrages
Faire des Monstres quand il veut.
***
 Il en fait par fois pour sa gloire
Comme il fit en l’Aveugle né,
Guery par le Verbe Incarné.
Ce que nous assurons sur la foy de l’histoire
A qui nous devons tous la Veneration,
 Estant veritable, estant sainte.
D’autres fois il fait par indignation,
Ce qui fait le sujet de nostre juste crainte.
***
 Messieurs les Medecins plus habiles que moy
Diront sur ce sujet ce que Secolle en pense
Cependant le défaut ou l’excez de semence
 Engendre les Monstres, je croy.
***
 Mais pour mieux expliquer les choses
Voyons les naturelles causes
Qui font voir aux Monstres le jour
Dans ce perissable sejour.
***
 Aux productions ordinaires
Plusieurs choses sont necessaires.
Le tout estant bien consulté
La formatrice faculté,
Cette ingenieuse puissance
Qui travaille par sa presence,
Et par qui tout est disposé
Dans le Physique composé.
Adjoûtez encore la matiere,
Qui quoy que portion grossiere,
Fait cependant du bastiment
Le plus solide fondement.
Car de rien, rien l’on ne peut faire
Selon l’Axiome vulguaire
Est-ce tout ? Non il faut de plus
Le receptacle du Fœtus,
Puis aprés le juste Triage
Et l’indispensable assemblage
De quatre maistresses bontez,
Quatre premieres qualitez
Le froid, le chaud, le sec, l’humide,
Sans quoy tout seroit insipide,
Un air doux & delicieux
Avec l’influence des Cieux.
Ces cinq secours unis ensemble
Font des merveilles, ce me semble ;
Car la fabrique d’un vray Corps,
Voit les dedans & les dehors.
Si l’une de ces choses manque,
A Paris comme à Salamanque,
Hors de doute un Monstre se fait,
Au lieu d’un Animal parfait.
Si donc la Vertu formatrice
Est atteinte de quelque vice,
Est foible, est rude, & ne peut pas
Articuler jambes & bras,
En sorte que tout se despece,
Il s’en engendre une autre espece,
Un monstrueux enfantement,
Au lieu d’un Homme, une Jument,
Quelqu’autre vile Creature ;
Car enfin lorsque la Nature
Ne peut pas bien selon son gré,
Monter jusqu’au dernier degré
D’artifice & de politesse ;
Où tendoit sa délicatesse,
Elle est contente en ses esbats,
De descendre un degré plus bas,
Et de faire voir un desordre
Où devoit regner le bel ordre.
Aussi par fois par ce deffaut,
Qui meriteroit l’Echaffaut,
On voit le foye au costé gauche,
La ratte au droit, quelle débauche !
Quelle erreur ! quel aveuglement !
C’est aussi par ce manquement
Que la faculté formatrice,
Voulant par un fatal caprice,
Egal pouvoir, égal effort
Former un Enfant vif & fort
Qui sous double Sexe milite
Met au monde un Hermaphrodite,
Qui par ses deux sexes divers
Fait horreur à tout l’Univers,
Comme feroit une Phenomene
Qui mille disgraces amene.
C’est sous le Regne de Neron,
Prince inhumain, Prince larron,
Prince amateur de la Cuisine,
Qu’on vid le premier Androgine.
Plus de cent mille Curieux
Ouvrirent la bourse & les yeux
Pour aller voir ce grand spectacle
Qu’on admiroit comme un miracle,
Car pour dire la verité
Avec toute sincerité,
On n’avoit jamais veu dans Rome
Un demy femme, un demy homme,
Ou plûtost un objet hydeux
Fait & formé de tous les deux.
***
 Il faut par deffaut de Matiere,
Que la Nature dégenere,
Et qu’elle demeure en chemin ;
Ainsi l’Embryon vient sans main,
Sans jambe, sans cuisse, ou sans teste,
Ce qui grand déplaisir apreste,
Et cause un mortel desaroy
Quand on a des Monstres chez soy,
Et qu’on voit assis à sa Table,
Le modelle d’un Incurable.
***
 Que si par contraire succez,
Nature peche par excez,
On voit des Enfans qui font honte,
Et dont on ne fait pas grand compte.
Des quatre jambes, des trois pieds,
Des Enfans tout estropiez,
Deux Chefs & quatre Clavicules.
On les prendroit pour des Hercules,
Qui vont combattre Gerion
Jusques aux portes de Riom.
Cependant ce n’est rien qui vaille ;
Car deux Enfans de cette taille,
A peine ont-ils jamais vescu
L’âge d’un demy cart d’écu,
Les genitures erronnées
Vivant toûjours fort peu d’années.
***
 Mais en examinant ce poinct,
Dites-moy ne pourroit-on point
Tirer la basque à Nicephore,
Dont l’Escrit nous assure encore,
Qu’on a veu dans certain Canton
Un Nain qu’on nommoit Ragolon,
Cela passe le vray-semblable,
Encore plus le veritable,
Petit entre les plus petits
Et pas plus grand’ qu’une Perdris ?
***
 Que si dans des heures perduës,
Les semences sont confonduës
De deux especes d’Animaux,
Que ce mélange fait de maux !
Que ce mélange peu modeste,
Est honteux, est salle & funeste :
Qu’il marque de son activité
Une bruslante volupté,
Un embrasement de Gomorre,
Un emportement de Pherore,
Un fond de sensualité,
Qui choque la Divinité.
De ce commerce insupportable
Qu’en peut-il naistre d’admirable,
Que des Capripedes cornus,
Que des Satyres inconnus,
Que des affreux hyppocentaures,
Moitié hommes, moitié pecores,
Tels que le vid à livre ouvert
Saint Antoine dans son Désert.
***
 Pourquoy dit-on Monstre d’Affrique ?
C’est parce qu’en ce lieu lubrique,
Chaud ardent, brûlé du Soleil,
Se fait un amas sans pareil
D’Animaux de toutes especes,
De Lyons, Pantheres, Tygresses,
Elephans, Buffles, Leopards
Qui viennent là de toutes parts,
S’assemblant auprés des Rivieres,
Et des Fontaines les plus claires
Pour guerir la double chaleur
Qui brûle & consume leur cœur.
C’est en ce lieu que chaque Brutte
Sans choix & sans distinction,
Sans qu’un mauvais goust la rebutte,
Appaise avec la soif son inclination.
Dans cette liberté commune,
Chaque Animal prend sa chacune,
Et s’abandonne sans retour
A la pente de son amour.
De là des Monstres à centaines
S’engrendrent prés de ces Fontaines,
Qui font qu’on ne peut sans danger
Dans ce noir climat Voyager.
Il n’est aucun Autheur Classique
Qui ne parle ainsi de l’Affrique.
Si le receptacle est estroit
Plus que Nature ne voudroit,
Il s’en fait un Monstre, un prodige ;
Deux testes sortent d’une tige,
Ou deux corps n’en composent qu’un,
Ce qui fait resver un chacun.
De là viennent les Unipodes
Les Monocules, les Apodes,
Et d’autres Monstres differens,
Les uns morts, les autres mourans,
D’autres joüissant d’une vie
Digne de pitié, non d’envie.
C’est ce que nous ont déclaré
Boistuau, Vesulle, Paré,
Qui de semblables Creatures,
Nous ont donné maintes figures.
***
 Quand il arrive mesmement
Quelque notable changement,
Aux quatre qualitez premieres,
Plûtost qu’aux quatre fins dernieres.
Un Monstre se fait voir aussi,
Pline en reste tout éclaircy.
Une éclatante intemperie,
Qui ne peut pas estre guerie,
Par tout les remedes de l’Art
Fait par fois qu’on paroist Vieillard,
Estant encore à la bavette,
Et faisant encore la disnette.
Semblable Monstre de mon temps
Parut environ le Printemps,
Non au Climat de l’Ausonie,
Mais bien dans la Lusitanie.
Un Enfant encore au tetton,
Portant de la barbe au menton,
Mais une barbe une archi-barbe
Plus épaisse qu’une joubarbe ;
Et nous avons veu dans Paris,
Où regnent les jeux & les ris,
Qu’on appelle autrement Lutece,
Une Femme (elle estoit Suissesse)
Qui portoit jusques sur le sein
Une barbe de Capucin.
Ce qui faisoit dans la Nature
Une assez plaisante figure ;
D’où vient cette difformité ?
D’abondance, d’humidité,
Ou d’une chaleur excessive
Qui se trouvant & forte & vive,
Pousse au dehors des excremens
Qui font d’étranges changemens,
Et des vapeurs fuligineuses
Pires que des Caligineuses,
Qui font au dedans & dehors
Divers effets dessus les Corps.
De fait je veux que l’on me berne
Si l’excez de chaleur interne,
N’esleve en certaines Saisons
De grossieres exhalaisons,
Qui jusques au dehors poussées
Et violemment déchassées,
Font sortir le poil & les dens
Aux Enfans mesme avant le temps.
***
 Adjoûtons l’imaginative,
Puissance forte & sensitive,
Mais boüillante & pleine de feu,
Qui s’attache & se fait un jeu
D’imprîmer en gros caracteres
Mille Chasteaux, mille chimeres,
Sur le Corps du petit Pallot
Dont Lamnias fait le cachot.
Pour entretenir bien cette chose
Qui Monstres & Prodige cause,
Il faut sçavoir que l’Embrion
Au temps de sa Conception,
Est dans le ventre de sa Mere
D’une aussi flexible matiere,
Qu’une cire molle, & qu’il prend
(Ce qui sans doute nous surprend)
Telle impression que luy donne
Celle qui le porte en personne,
Si l’experience en fait foy,
On peut bien dire, je le croy.
***
 L’Empereur Charles quatriéme
Vid de ses yeux & par luy-mesme,
Un grand sujet d’étonnement
Une espece d’enchantement,
Une Fille non mammeluë,
Mais par le corps toute veluë,
Comme un Ours qui n’a rien de beau.
D’où venoit cét objet nouveau,
D’où procedoit cette avanture,
En voicy la raison je jure.
C’est que fa Mere innocemment
Avoit regardé fixement
Une image belle, mais triste,
Du Précurseur Saint Jean-Baptiste,
Du Jourdain, proche un Hameau,
Vestu d’une peau de Chameau.
De cét objet la fantaisie
Estant enyvrée & saisie,
Dessus la femelle Embrion
Avoit fait son impression
De telle sorte que Bodille
La desavoüoit pour sa Fille,
Et rejettoit avec fureur ;
Mais il sortit de son erreur,
Quand il eut apperceu l’image
Du Saint qui causa cet Ouvrage.
***
N’avons-nous pas vû dans Nogent,
Presque le mesme sans argent.
Une Fille avecque deux testes
Propres à faire des conquestes,
C’est à dire d’une Beauté
A peindre, & d’une majesté
Propre à faire une Souveraine,
Si l’on souffre un Monstre sans peine.
D’où venoit la dupplicité
De cette irregularité ?
Voicy d’où ; C’est qu’un jour la Mere
Priant Dieu dans un Monastere,
Avec une distraction
Qui partageoit son action,
Elle jetta quelques œillades
Sur deux testes d’Anges dorez
Artistement élabourez,
Plaquez dessus une Corniche
Egalement brillante & riche,
Qui semblent dedans ce saint lieu
S’entrexciter à loüer Dieu ;
Puis elle eut certain jour de Feste
Une Pucelle à double teste.
Qui ne voit la relation
De son imagination
Avec la chose imaginée ?
Voilà quelle est la destinée,
Voilà l’inévitable sort
D’une Femme que je plains fort,
Qui dans le temps de sa grossesse
N’est pas de son esprit maîtresse,
Mais s’abandonne impunément
Au cours de son aveuglement,
Et ne garde aucune mesure
Pour les yeux & pour la pasture.
***
Mais tâchons de dire comment
Ce monstrueux enfantement,
Est l’effet de la tyrannie
D’une monstrueuse manie,
Et par quels degrez un fœtus
Devient effroyable ou perclus,
Degenerant de son espece
Ont mutilé de quelques pieces.
***
 Primò. L’imagination
Agit par son impression,
Puis elle presente à la Femme
Un objet qui touche son ame,
Et le plus souvent l’abrutit ;
Qui meut la puissance matrice
De son vouloir l’executrice ;
Celle-là dans ses actions
N’executant ses fonctions
Que par les esprits qu’elle mene,
Qu’elle roule, & qu’elle promene
Par tous les fibres du cerveau,
Où ces esprits ont leur berceau,
Sur lequel cerveau les Phantosmes,
Moins visibles que des Atomes,
Sont gravez plus profondément
Que sur l’or & le diamant ;
Arrive que la Femme grosse,
Preste assez souvent de la fosse,
Ayant l’imagination
Ou la representation
De ce qu’elle appette & desire.
Les esprits souples comme cire
Sur qui ce Portrait est gravé
Avec un goust fort dépravé,
Venant à sortir de la lice
Par cette faculté matrice
En se débandant de leur gros,
Qui garde au cerveau son repos
Par une espece de Magie
Traisnent aprés eux l’effigie
De ce Phantosme dominant
Qui n’a rien que de surprenant,
Et cette imperieuse image,
Qui sur le corps marque sa rage ;
Et c’est-là la gradation
De vostre generation,
Prodiges qui faites l’injure
Et l’opprobre de la Nature,
Monstres que dans cet Univers
On n’apperceut que de travers.
***
Par fois des Monstres l’origine
Vient de la Justice divine,
Justice aimable en ses bienfaits,
Mais redoutable en ses effets,
Mais en ses Jugemens terrible,
Et souvent incomprehensible,
Si bien qu’un Monstre quelquefois
Par son triste & factieux minois
Montre & prédit comme un Comette
Quelque accident, quelque défaite,
Une mutation d’Estat,
Ou le destin d’un Potentat.
Vous donc, Eclypses de Nature,
Vous Oiseaux de mauvaise augure,
A moins que Dieu le veüille ainsi,
Monstres, écartez-vous d’icy.

L. Bouchet,
ancien Curé de Nogent le Roy.

Sur la Mort de Monsieur le Prince de Conty. Sonnet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 66-67

SUR LA MORT
de Monsieur le Prince de Conty.
Sonnet.

Le genereux Conty, Prince vaillant & sage,
Qui cherchoit en tous lieux la Guerre & les Combats ;
Qui fit sentir son cœur & le poids de son bras
Sur les bords Othomans avec tant d’avantage.
***
Qui couvert de Lauriers à la fleur de son âge,
Couroit aprés la gloire épris de ses appas,
Quand la victoire alloit par tout marquer ses pas,
L’une & l’autre à l’envy soûtenant son courage.
***
Si-tost qu’à Luxembourg il a gravé son Nom,
Que toute l’Allemagne éleve son renom,
Qu’un merite éclatant remplit toute la Terre.
***
La France voit à l’abry des hasards
Ce Heros plein d’honneur, ce Foudre de la Guerre
Que le Ciel le ravit ainsi qu’un autre Mars.

Autre §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 67-68

AUTRE.

Cy-gist le grand Conty, l’espoir du nom François,
Intrepide, vaillant autant qu’on le peut estre ;
Ses Exploits glorieux faisoient déja connoistre
Ce qu’il eust fait un jour sous le plus grand des Rois.
***
Sorty d’un Sang Vainqueur dont chacun suit les Loix,
Au milieu des Lauriers le Ciel l’avoit fait naistre.
Quelles hautes vertus n’a-t-il point fait paroistre
Pour se montrer à tous digne d’un si beau choix !
***
Voyant de son destin la fortune jalouse
Par un mal dangereux attaquer son Epouse,
Il partage ce mal aux dépens de ses jours.
***
Il meurt, mais en Epoux & sensible & fidelle,
Helas ! un mesme jour éclaire dans son cours
Sa gloire veritable, & sa mort trop cruelle.

Sur la Mort de Monsieur le Tellier. Sonnet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 68-70

SUR LA MORT
de Monsieur le Tellier.
Sonnet.

Le TELLIER si pieux, si prudent & si sage,
Ce Ministre si grand, qui sous trois de nos Rois
A veu voler son Nom par tout où leurs Exploits
Ont signalé leur bras, & montré leur courage.
***
Ce sçavant Chancelier, la gloire de nôtre âge,
Qui fit l’heureux Hymen des Vertus & des Loix,
Par qui toute la Terre admira tant de fois
Les hautfaits de LOUIS avec tant d’avantage.
***
Cet illustre mortel, ce grand Homme n’est plus,
Toutefois nos soûpirs, nos pleurs sont superflus,
Ses travaux revivront à jamais dans l’Histoire.
***
Si le Ciel l’a ravy relevant nos Autels,
Tout plein d’ans & d’honneur dans le sein de la Gloire,
Son merite l’a mis au rang des immortels.

Pour Monsieur le Chancelier. Sonnet §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 70-71

Pour Monsieur le Chancelier.
Sonnet.

Le Regne de LOUIS, le plus grand Roy du Monde,
Fait rendre au vray merite un favorable accueil.
C’est sur luy seulement que sa faveur se fonde,
Sa Cour est pour la brigue un redoutable écueil.
***
Tes Vertus, BOUCHERAT, ta sagesse profonde,
Ta conduite toûjours si noble & sans orgueil,
T’ayant fait Chancelier, loin que Themis en gronde,
Ton élevation vient de calmer son deüil.
***
Elle ne sera plus desormais éplorée,
Du Sage LE TELLIER la perte est reparée,
Le plus parfait des Rois en répond aujourd’huy.
***
LOUIS a disposé de ce degré supréme,
Il en connois le poids ; & le tenir de luy
Est un honneur plus grand que la Dignité mesme.

Du Phenix. A Monsieur *** §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 71-87

DU PHENIX.
A MONSIEUR ***.

Ce que l’on nous conte du Phenix est-ce une verité ou une fable ? Cét admirable Oyseau se trouve-t’il dans le Monde ? Est-ce une production de la Nature ou une invention de l’Esprit humain ? Voilà la question que vous me faites, M. & sur laquelle vous voulez que je vous écrive mes sentimens. Il est juste de vous satisfaire, & de contenter vostre desir ; & peut estre que cette recherche ne sera pas moins agreable, qu’elle est curieuse.

L’Esprit de l’homme est extremément fecond ; il passe les bornes de la Nature ; & quand elle ne luy fournit pas tout ce qu’il cherche, & dequoy remplir toutes ses idées, il se forme des Estres tels que bon luy semble. Il se fait des Isles fortunées, des Rivieres de lait, des Montagnes d’azur, des Arbres qui portent des Pommes d’or. Il ne faut donc pas trouver étrange qu’il se soit formé un Phenix.

Si ce n’estoit un fiction, ou seroit logé ce Fils du Soleil, qui n’est à ce que l’on dit gueres moins beau que son Pere ? Seroit-il possible que la Nature qui étale ses beautez avec tant de pompe, & qui prend si grand plaisir à en faire des Spectacles, se fust allé cacher dans les Forests d’Arabies ; qu’elle l’eust relgué parmy les Bestes sauvages, & dérobé aux yeux des Creatures intelligentes, qui sont seules capables de connoistre, & d’admirer ce Chef-d’œuvre ?

Si Dieu avoit creé un Phenix, où se seroit-il retiré pendant le Déluge ? Comment se seroit-il sauvé de cette Innondation generale ? Car il est constant que dans l’Arche il n’y avoit point d’Animal qui n’eust son pareil, & que Noé prit seulement le masle & la femelle de ceux qui se multiplient par la voye ordinaire de la generation.

Aussi peut-on dire, qu’il n’y a point d’autre voye pour la conservation de chaque espece ; Que c’est un ordre étably dans la Nature, & une Loy sans exception ; Qu’il est impossible qu’un Animal se reproduise en se détruisant ; & ainsi vous allez sans doute conclure que ce Phenix n’est qu’un Phantosme, & sa renaissance qu’une Chimere.

Neanmoins, Monsieur, ne décidez pas si viste, suspendez un peu vostre jugement ; ces Argumens ne sont pas invincibles, ny ces raisons sans réponse.

Il est vray que nostre Ame, qui a je ne sçay quoy de Divin, s’éleve souvent au dessus de la Nature ; que ne s’arrestant pas aux Estres créez, elle va jusqu’aux Estres possibles, & qu’elle se figure une infinité de choses qui ne sont point en effet. Mais vous m’avoüerez aussi qu’elle sçait bien discerner la réalité d’avec la feinte, les choses qui sont actuellement d’avec celles qui n’existent que dans sa pensée, un Oyseau veritable d’avec un Oyseau imaginaire.

D’ailleurs il ne faut pas s’étonner que l’on ne voye que rarement cét Oyseau. On ne voit pas tous les jours des Prodiges & des Miracles ; & puisque la Nature ne l’a pas fait invulnerable, & immortel, il ne luy restoit pour le conserver, que de le mettre comme elle a fait en des Forests écartées, où il fust à couvert des embuches, & de la violence des hommes.

Que s’il n’estoit pas dans l’Arche avec les autres Animaux pendant le Déluge, Dieu a t’il manqué de moyens particuliers pour le conserver ? N’a t’il pas pû le faire nager sur les Eaux, le tenir balancé sur ses plumes au milieu de l’air, l’enveloper d’un nuage, & le nourrir de rosée ?

Je tombe d’accord que la voye de la generation a esté établie dans la Nature pour la conservation des Especes, qui ont plusieurs individus : mais cela ne conclud rien à l’égard du Phenix, qui est unique en son espece ; & il n’est pas plus difficile à Dieu de faire sortir un nouveau Phenix de ses cendres, qu’une nouvelle Plante de la corruption de sa graine.

Vous voyez donc, Monsieur, qu’on ne sçauroit trouver de bonnes raisons pour combatre l’existence du Phenix. La Nature est feconde, & ingenieuse en ses productions. Elle a fait une infinité de choses pour nostre service ; mais elle en a fait quelqu’une pour nostre admiration. Qui ne sçait maintenant qu’il y a des Isles flotantes, des Animaux qui vivent dans cét Element qui consume tout ; des Fontaines qui allument des Flambeaux ; des Plantes donc les Fleurs ne s’épanouissent que la nuit ? Il ne faut donc pas refuser nostre creance à ce qui est éloigné de nostre veuë, lorsque nous sommes assurez de la verité par le témoignage de grands Autheurs.

Lucrece, Euripide, Lactance, Virgile, Ovide, Martial & Claudian parlent du Phenix, & assurent qu’il est en nature. Si vous voulez des Historiens, & que les Poëtes vous soient suspects ; Elian, Pline, & Tacite en font mention dans leurs Livres.

Les Modernes confirment le témoignage des Anciens, comme vous pouvez voir dans Cardan, & dans Scaliger. Si vous n’estes pas encore persuadé, voicy des Autheurs plus considerables ; Tertullien, Saint Ambroise, Saint Augustin, Saint Cyrille, Saint Epiphane, & plusieurs autres Peres & Docteurs de l’Eglise se servent de la renovation du Phenix pour prouver la Resurrection des Corps. Mais entendez de la bouche d’un grand Prince de l’Arabie mesme, un témoignage plus fort que tous les precedens ; Je mourray dans mon nid (dit Job) & je multipliray mes jours comme le Phenix.

Aprés vous avoir prouvé qu’il y a un Phenix par cette foule honorable de témoins, vous voudriez peut-estre, Monsieur, que je vous en fisse la peinture. Il faut vous contenter en toutes manieres, & faire de la plume un pinceau. Le Phenix est d’une plus riche taille que tous les autres Oyseaux, & a la Teste couronnée d’un Diadême de plumes luisantes pour marque de sa Royauté. Celles dont sa gorge est couverte representent un Collier de fin or, meslé de petites plumes blanches, qui en sortent comme autant de rayons, & font assez voir la gloire de son origine, & qu’il est l’Enfant du Soleil. Son Corps & sa Queuë sont d’un bleu celeste semé de Saphirs, & ses Aisles luy font comme un manteau de pourpre relevé de diverses pierreries, si bien qu’a chaque pas qu’il fait, il ravit les yeux par un changement de couleur, comme par un changement de Theatre. Enfin il surpasse tous les Rois de la Terre par la magnificence de ses habits : mais ces ornemens luy sont propres & naturels ; & pour se parer il n’a point eu besoin de chercher au loin des Etoffes precieuses, ny de fouiller le Tage, ny le Pactole.

Cependant le temps qui ruine tous les plus beaux Ouvrages de la Nature, ne pardonne pas à celuy cy Quoy qu’il soit mille ans à l’admirer, avant que de le détruire, il faut que le Phenix obeïsse à cette Loy generale qui ne reçoit point de dispense, & qu’il meure aussi-bien que les autres Rois. Ainsi pressé par son destin, quand il sent la lumiere de ses yeux languissante, la vigueur de ses membres diminuée, la legereté de ses aisles a pesantie, & que toutes ses beautez sont effacées par la vieillesse, il ramasse sous un Palmier quantité de ces bois odoriferans dont l’Arabie heureuse est toute pleine, & battant des aisles à l’opposite du Soleil, il allume luy-mesme son Bucher, & fait à ce bel Astre un Sacrifice dont il est & le Prestre, & la Victime.

Mais voicy bien une autre merveille, & un plus grand sujet d’étonnement. Lorsqu’il semble que le Phenix soit consumé pour jamais, & que ce Roy des Oyseaux ne soit plus que de la cendre, l’on apperçoit quelque chose au milieu de ces charbons parfumez qui commence à se mouvoir, à prendre la forme d’un Oyseau, & à se couvrir peu à peu de plumes. En un mot il en sort un nouveau Phenix. La mort est feconde pour luy. Son Tombeau se change en Berceau ; & le feu de Destructeur impitoiable, devenu dépositaire fidelle, rend exactement ce qui luy avoit esté confié par la Nature.

Ce qui accroist le miracle, est que durant ce temps là les vents n’osent souffler, de peur de disperser ses cendres ; les autres Oyseaux n’en approchent point, de crainte que quelque bec gourmand n’engloutisse ce germe precieux ; tout aux environs est dans le respect & dans le silence, pour ne pas troubler ce Mystere ; & depuis que ce jeune Oyseau est hors de son nid il ne court aucun peril ; les fléches ny le plomb des Chasseurs ne l’atteignent point ; il ne tombe jamais dans leurs filets. C’est pourquoy Pline & Tacite ne croyent pas que cét Oyseau étranger qui fut exposé dans le Marché de Rome sous l’Empire de Clodius, fust un veritable Phenix, & que la Nature eust ainsi laissé perir son plus bel Ouvrage.

Aussi le Phenix n’est point ingrat de toutes les faveurs qu’il reçoit. Il ne déploye pas plûtost les Aisles, qu’il va rendre ses hommages à la Divinité qui le protege, & qui luy a donné la victoire sur la mort. Ce Monarque des Oyseaux portant son Sepulchre parfumé, s’éleve dans l’air, accompagné d’un nombre infiny de ses Sujets qui honorent son Triomphe, & tirant droit en Egypte, il s’en va le poser comme un Trophée dans le Temple du Soleil en la Ville d’Heliopolis. Durant ce voyage la paix est universelle entre les Oyseaux ; Ceux qui semblent estre nez pour faire la guerre aux autres, n’exercent point leur ferocité naturelle ; les Astres n’ont que de benignes influences ; il ne se fait point d’orage en l’air, ny de tempestes sur la Mer ; la Terre se pare de Fleurs, & donne des fruits en abondance. On dit que cette merveille a esté veuë en Egypte sous les Regnes de Sesostre, d’Amasis, & de Ptolomée ; & que l’on consideroit ces années là comme le retour du Siecle d’or.

Aprés tout, Monsieur, la France n’a point sujet de porter envie à l’Egypte ny à l’Arabie heureuse, puisqu’elle a maintenant son Phenix Il n’est pas besoin de vous désigner plus particulierement le Roy. Ses belles qualitez le relevent tellement au dessus des autres Rois, qu’il semble estre unique en son Espece. Car quel autre que luy peut forcer en si peu de jours des Villes capables de ruiner des Armées ; faire de la Conqueste d’une Province le divertissement d’un Carnaval ; & aprés avoir fait voir qu’il peut Conquerir un Monde par sa valeur, montrer qu’il est assez moderé pour s’arrester au milieu de ses Victoires ? Quelque part que vole le Phenix, il compose les differens de tous les autres Oyseaux : Et n’est-il pas vray que tous les autres Souverains suivent les mouvemens de nostre Monarque, & deviennent pacifiques à son exemple ? Toute l’Europe s’estoit ébranlée à ses premieres démarches ; & toute l’Europe s’est calmée au mesme instant qu’il a fait la paix. Enfin c’est de luy qu’on peut dire, qu’il a vaincu la Victoire mesme ; puisqu’il n’a pas voulu se servir des avantages qu’elle luy donnoit, & qu’il a mieux aimé regner sur les autres Nations par l’éclat de ses Vertus, que par la force de ses Armes.

Si l’on peut aimer sans estre jaloux. Rondeau §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 88

Si l’on peut aimer sans estre jaloux.

RONDEAU.

Sans jalousie & sans tourment
L’on n’aime pas parfaitement.
Dis-moy, verrois-tu bien, Philéne,
Tircis aux pieds de Celiméne,
Sans un jaloux emportement ?
***
Alors qu’un rival est charmant,
Nous le voyons malaisément,
Rendre visite à nostre Reine,
  Sans jalousie.
***
Quelqu’un va dire en ce moment :
Vous ignorez apparemment
Qu’un jaloux est digne de haine ?
Mais je luy répondray sans peine :
Il est vray, mais est-on Amant
  Sans jalousie ?

C. F. LOURDET,
du quartier de la Place Maubert.

Si l’on peut mourir d’amour §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 89-90

Si l’on peut mourir d’amour.

 Aimer & n’estre pas aimé
 De l’objet qui nous tient charmé,
 Jadis nous mettoit à la gehenne.
 L’un & l’autre Sexe aujourd’huy
Sur le moindre sujet rompt la plus belle chaine
 Sans en sentir le moindre ennuy.
 Non, certes, ce n’est plus la mode
D’aller chez les defunts pour avoir trop d’amour,
 Et la maxime est incommode
 D’aimer à present plus d’un jour.
Que deux Amans, d’une pudique flame
 S’aiment, sans partager leur ame ;
 Cela pourra se rencontrer,
Mais difficilement pourroit-on le montrer.
 Que cela soit ! ils goûtent avec joye
 Tous les plaisirs que l’amour peut souffrir,
 Mais il ne faut pas que l’on croye
 Qu’ils en puissent mourir.
Que l’on n’appelle point cecy Rodomontade :
 Philis, dont je fais tant de cas,
S’éloigne, & je me vois privé de ses appas.
 Je l’aime, j’en seray malade,
 Mais je n’en mouray pas.

Le mesme.

Lequel des deux Amans aime le plus, celuy qui souhaite la petite Verole à sa Maîtresse, […] ou celuy qui aime mieux qu’elle doute de son amour […] §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 90-92

Lequel de deux Amans aime le plus, celuy qui souhaite la petite verole à sa Maistresse, pour luy faire voir que la laideur seroit incapable de le faire changer ; ou celuy qui aime mieux qu’elle doute de son amour, que de luy voir arriver une pareille disgrace.

Souhaiter qu’un malheur accable ta Cloris,
Qui ternisse son teint & grave son visage ;
Afin de luy prouver que la Rose & le Lys,
 Les amours & les ris
Qui d’ordinaire accompagnent son âge,
Le t’empescheroient pas, Daphnis, d’estre volage,
 Et qu’une future laideur
 Ne luy ravira point ton cœur ;
Le but est assez bon, mais l’épreuve est mauvaise ;
Cher amy, c’est aimer ensemble & n’aimer pas.
Cloris ayant perdu presque tous ses appas,
 Qu’encore elle te plaise,
  C’est estre amant ;
 Mais voir souffrir ce que l’on aime
  Un seul moment,
 Sans en ressentir du tourment,
Cela n’est plus amour, c’est la cruauté mesme.
Pour moy, si de mes feux Philis vouloit douter,
 Je la laisserois dans le doute ;
 Et j’aime bien mieux qu’il me coûte
Quelques soûpirs, que jamais souhaiter,
Que la Belle, pour me connêtre,
Ait quelque mal que ce puisse estre.

Le mesme.

Entiere Exposition d’une seconde Langue Universelle §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 110-146

ENTIERE EXPOSITION
d’une seconde Langue
Universelle.
A Fau-Cleranton le 20. de Novembre 1685.

C’est une chose assez surprenante, Monsieur, que de tant de personnes éclairées, subtiles & sçavantes qui lisent vos agreables Livres, aucune ne se mit sur les rangs, pour déclarer que les Chiffres Arabiques ou Indiens estoient les vrays Caracteres de l’Ecriture Universelle, aprés que j’en eus proposé la demande par forme d’Enigme dans vostre quatorziéme Extraordinaires. Mais il est plus étonnant encore que tous ces habiles Curieux, mon cher Compatriotte & moy, ne sceussions pas que divers Auteurs avoient trouvé & publié ce grand Secret, plusieurs années avant qu’il m’entrast dans l’esprit. Je vous ay dit comme j’avois esté excité à sa recherche par la lecture de la Science universelle de Sorel : & comme un peu de reflexion m’avoit fait parvenir à sa découverte. Sorel imprima en 1640. & il a peut-estre esté le premier qui a donné lieu d’y penser, aux autres aussi bien qu’a moy ; ce qui est d’autant plus plausible, que ce n’est que depuis ce temps là qu’ils ont proposé les moyens d’y réüssir. Quoy qu’il en soit, voicy ce que deux de mes bons amis Parisiens, personnes de bel esprit & de grande capacité, ont pris la peine de m’écrire depuis quelques jours ; & j’ay trop de franchise pour ne vous en point faire part, bien que j’y trouve une grande diminution à la joye que me donnoit la creance que j’avois d’estre le premier Inventeur de ce que je me vois contraint d’attribuer à d’autres. Mr l’Abbé Br… l’un de ces Amis, me mande qu’on luy a fait voir un Livre appellé, Technitata curiosa, sive mirabilia artis, imprimé en 1664. où l’Auteur qui est un Jesuite nommé Schott, dit dans la partie de son Ouvrage intitulée Mirabilia Graphica, qu’il ne sçait personne aux siecles passez qui ait donné des methodes d’Escriture Universelle ; mais qu’en celuy-cy quelques-uns l’ont entrepris & y ont réüssi ; que de ceux qui sont venus à sa connoissance, il y en a deux de son ordre, sçavoir un Espagnol qu’il ne nomme point, ou qu’il nomme Muto ou le Muet ; & un Allemand qui est le Pere Athanase Kircher ; & de plus un Medecin de Spire, appellé Jean Joachin Becher ; que l’Espagnol étalla sa methode à Rome en 1653. dans une feüille volante sous le Titre d’Arithmeticus nomen elator mundi omnes nationes ad linguarum & sermonis unitatem invitans ; que le Medecin de Spire fit imprimer la sienne à Francfort en 1661. dans un Livre intitulé Clavis convenientiæ linguarum, seu caracter pro notitia linguarum Universali ; Et que le Pere Kircher donna son Ouvrage à Rome en 1663. sous le Titre de Poligraphia nova & Universalis, ex combinatoria arte derecta. Monsieur Br. m’apprend ensuite que Schott rapporte dans son Livre, des Extraits de la premiere & de la seconde de ces Methodes ; & qu’il trouve avec raison que celle du Pere Espagnol est trop difficile à pratiquer pour avoir du cours, à moins qu’elle ne soit rectifiée ; mais qu’il ne fait pas le mesme jugement de celle du Medecin de Spire, & avec justice ; & qu’il ne dit rien de celle du Pere Kircher, ne l’ayant pas encore veuë. A quoy Mr Br. ajoûte obligeamment qu’il a creu me devoir avertir de ces choses, afin que si j’en souhaite une plus grande connoissance, il s’en instruise pour m’en faire part.

L’autre de mes Amis qui m’écrit est Monsieur No. Il me mande qu’il luy est tombé entre les mains un Livre d’une seconde édition imprimé à Francfort en 1680. sans nom d’Auteur, intitulé Historia orbis terrarum Geographica & Civilis, in qua de variis hujus & superioris seculi negotiis. dont il croit me faire plaisir de s’entretenir avec moy. Il me conte donc que cét Auteur inconnu témoigne que les plus curieux d’entre les Anglois ont cherché le secret de l’Ecriture Universelle avec grand soin & avec peu de succez ; qu’à Londres en 1661. il y parut un Traité sur ce sujet sous le titre d’Ars signorum, seu caracter Universalis, & lexicon Grammatico-Philosophicum Georgij d’Algarno ; mais que cette methode tient trop du Pedant, pour estre receuë dans le monde ; qu’un nommé François de Lodvvik de Londres produisit ensuite quelque chose de semblable ; mais que son Ouvrage a esté si fort negligé, que cela montre assez que l’Autheur n’est pas arrivé au but qu’il se proposoit ; & que le Docte Jean Vvilkins a essayé aussi les forces de son admirable esprit sur cette matiere ; mais que son travail n’a pas eu l’approbation qu’il en attendoit. A quoy Mr No. ajoûte quelques douceurs pour moy, qu’il est inutile de vous raporter.

Ces deux Amis me font entendre de la sorte, sans me le dire, que Salomon avoit raison d’avancer qu’il n’y a rien de nouveau sous le Soleil. Je m’étonnois bien aussi que personne n’eust pensé à donner aux chiffres un employ qui leur sied si bien. D’autres gens s’en sont donc avisez aussi-bien que moy ; en voila assez de preuves. On ne peut pourtant nier, quoy que dise Salomon, que la disposition des choses ne soit presque toûjours nouvelle, bien que les choses ne le soient pas, à cause que cette disposition se peut donner d’un nombre infiny de façons, veu le nombre infiny de circonstances qui la forment. Reste donc à examiner qui de ces Auteurs ou de moy, à sceu attribuer aux Chiffres que nous prenons tous pour le fondement de l’Ecriture Universelle, la disposition la plus propre à exprimer toutes choses avec distinction, avec clarté, avec facilité, sans équivoque, & sans aucun autre embarras ; & qui par consequent a trouvé la methode la plus propre à estre receuë dans le Monde.

J’apprends encore de Mr Br. que le Pere Schott dit que ce sont deux avantages tout divins, de parler une Langue & d’écrire un caractere qui puissent estre entendus de toutes les Nations, quoy que differentes en langues & en écritures ; que le premier talent n’a esté accordé qu’aux Apostres & à quelques hommes Apostoliques ; que personne jusqu’icy n’y est parvenu par les seules forces de la Nature, & qu’on n’en sçait point mesme qui ayent entrepris d’y parvenir, & sur le témoignage de cét Auteur, mon amy ajoûte qu’il a bien de la joye que si je n’ay pas esté le premier à fonder l’Escriture Universelle sur les Chiffres, comme il l’avoit crû aussi-bien que moy, je le sois à produire la langue ; que la langue Universelle est encore plus admirable que l’Ecriture, puisque l’Ecriture n’est pour ainsi dire que le truchement des muets & des morts, au lieu que la parole est l’instrument des vivans, & celuy dont Dieu & les Anges se sont servis pour s’expliquer à nos premiers Peres & aux plus grands des Patriarches & des Prophetes. Mais je n’ose plus me flater de l’invention d’aucune chose nouvelle. Ce qui estoit veritable dans le temps que Schott écrivoit, ne l’est peut-estre plus en ce temps-cy ; & je pourrois me tromper en le croyant, tant le siecle où nous sommes travaille & rafine sur tout, & surpasse en subtilité & en penetration, tous les siecles qui le precedent.

Quoy qu’il en soit, j’ay bien voulu, Monsieur, vous avertir de ces choses, non seulement pour vous marquer ma franchise, mais encore pour vous rendre juge du differend dont je viens de parler. Il s’agit de voir Schott, Becher, Kircher, & les Anglois de l’Histoire Geographique ; vous estes au Pays des Biblioteques publiques & particulieres, il vous est aisé de trouver ces Auteurs. Ayez donc la bonté, s’il vous plaist, de passer les yeux dessus à vostre loisir, & de prononcer ensuite ce que vous penserez de leurs methodes & de la mienne, puisque la comparaison est le seul avantage qui me reste. Quel que soit vostre jugement, assurez-vous que je m’y soumettray sans peine, parce que je le croiray juste.

Mr No. me parle encore d’un autre Livre imprimé à Paris en 1674. qui traite de La Réünion des Langues, ou de l’Art de les apprendre toutes par une seule. Il est du Pere Besnier Jesuite ; vous faites mention de ce Pere dans vostre Mercure d’Avril 1682. où vous dites qu’il est à Constantinople en Mission ; qu’il entend & parle plusieurs Langues étrangeres, & qu’il s’applique depuis un an, à l’entiere connoissance de l’Armenien vulgaire. Je ne doute point que cette derniere Langue ne soit fort utile à son dessein, puisque les premiers hommes d’aprés le Déluge habiterent en Armenie ; Et elle pourroit bien estre celle dont seroient dérivées toutes les autres ; mais ce dessein n’a aucun rapport avec le mien. Le Pere Besnier cherche une Langue Universelle anciennement establie, puis dispersée & corrompuë, & j’en établis une toute nouvelle qui ne pourroit jamais recevoir d’alteration, à moins qu’on ne ruinast l’Escriture Numerale qui la fixe, & l’ordre de la Nature qui la fonde, comme il se verifie par les exemples que j’ay donnez du changement de mes Caracteres en mots, & par mon projet du Dictionnaire Universel. Quoy que je ne parle icy que d’une Langue, je ne laisse pas d’en entendre deux, & je n’en ay usé de la sorte que pour m’accommoder à la comparaison. Vous avez veu, Monsieur, dans ma derniere Lettre, la maniere aisée dont j’exprime la premiere de ces Langues, il me reste à vous faire connoistre celle dont j’exprime la seconde. La voicy en peu de mots.

Cette seconde Langue a son rapport à ma deuxiéme écriture, & cette écriture a, comme vous sçavez, une methode particuliere pour ses expressions, & differe principalement de la premiere, en ce qu’elle a bien moins de Chiffres primitifs, mais beaucoup plus d’auxiliaires, comme il se voit entre autres Caracteres, dans ceux qui expriment les parties invariables du discours ; ou s’il y a plus de deux Chiffres, elle n’en employe jamais qu’un primitif, avec le reste d’auxiliaires ; tout au contraire de la premiere qui n’y fait jamais entrer qu’un auxiliaire avec le reste de primitifs, en ce qu’elle marque les cas de sa déclinaison par son penultiéme chiffre auxiliaire, au lieu que la premiere y employe son dernier, en ce qu’elle reduit la conjugaison dans des bornes fort étroites, au lieu que la premiere luy en donne de fort étenduës, & en ce qu’elle met presque tous ses accents d’augmentation sur ses auxiliaires, au lieu que la premiere les place presque tous sur ses primitifs ; grandes diversitez dans ces Escritures, qui en font naistre de semblables dans les Langues qui en resultent.

Les Alphabets de la premiere sont neanmoins communs à celle-cy ; & toutes ses regles luy conviennent, excepté la quatriéme ; de mesme que tous ces avertissemens, excepté le sixiéme. La differente expression de leurs accens, est la seule cause de ces exceptions, comme vous le connoistrez dans la suite. Il seroit inutile de rapporter icy ces Alphabets, ny ces regles & ces avertissemens ou secondes regles ; vous les pouvez voir dans vostre dernier Extraordinaire, & il ne le seroit pas moins de m’étendre dans des exemples aisez à former : j’en vais dont choisir parmy les endroits les plus difficiles, & parmy ceux où il y a quelque chose à adjoûter, afin d’avancer l’ouvrage avec ménagement, & ne pas abuser de vostre pénetration & de vostre patience.

1, 2, 3, 4, 5, & 6, qui signifient les six cas de l’article general, & dont l’enseigne se resoult en inserée de la sorte 1’0, 2’0, 3’0, 4’0 &c. s’expriment au singulier par berk, ferk, derk, gerk &c. suivant la troisiéme regle ; & au pluriel par bers, fers, ders, gers, surquoy il faut ajoûter à cette regle en faveur de cette Langue-cy, qu’Eestant seul de Voyelle devant RS, est une nulle aussi-bien que devant RK.

7, 8, & 9, par où je marque, & par où je distingue les parties invariables du discours qui se resolvent en 7’0, 8’0, & 9’0 ; Et qui signifient l’adverbe d’accord ; la conjonction &, & la proposition en ou dans, s’expriment de mesme par cerk, jerk, & verk, & 71, 82, 93, qui se resolvent en 7’1, 8’2, & 9’3, & qui signifient oüy, ny, chez, s’expriment par ça, ji, vay. Mais si je veux changer en mots 711;7201 &c. qui signifient oüy, en verité, & helas, comme ils resolvent en cette seconde écriture differemment de la premiere, sçavoir en 7-11, & 7 ~ 201, ils s’expriment par caa, & cira ; quant aux Proverbes & aux Lettres Alphabetiques, leurs Caracteres estant pareils dans mes deux écritures, & par consequent leurs expressions le devant estre aussi, je n’en rapporteray point d’exemples.

1’7, 1’8, & 1’9. qui signifient les trois genres du pronom adjectif nostre au nominatif singulier, s’expriment non pas par be, beût, boy ; mais par bet, beût, boyt, suivant la quatriéme regle ; & au nominatif pluriel par bes, beûs, boys, sur quoy il faut pareillement ajoûter à cette regle pour cette Langue-cy, qu’e, eû, & oy, estant seuls de voyelles ou de diphtongues devant S, y sont auxiliaires, aussi-bien que devant T. Neanmoins comme dans ma seconde écriture tout ce qui se décline, excepté l’article general, a deux nominatifs, le premier qui est simple, & le second que j’appelle aussi vocatif, & sur qui se forment les autres cas ; Je serois d’avis que dans l’expression des adjectifs, & principalement de ceux qui se terminent par les seules auxiliaires 7, 8, & 9, on se servist plûtost du second nominatif que du premier, parce qu’il me paroist avoir plus de grace ; j’ay marqué le premier nominatif du pronom nostre, voicy le second dans ses trois genres encore. 1-17, 1-18, & 1-19, ce qui s’exprime par bae, baeû & baoy, au singulier ; & par baes, baeûs & baoys au pluriel, & forme, ce me semble, des mots plus doux que les precedens, & qui tiennent plus de la Terminaison adjective.

10’4 qui signifie Dieu au premier nominatif, s’exprime par bena ; & 10-11, qui le sign. au second, s’exprime par benaa, ou benaza, en inserant la nulle Z entre les auxiliaires pour l’agrément de la prononciation. 10;4 & 10-11 qui signifient l’augmentatif grand Dieu aux deux nominatifs, s’expriment par benesta & benestaa, en inserant la subalterne st entre les primitives & les auxiliaires pour l’expression du point placé sur l’Enseigne, suivant le quatriéme avertissement. Je ne rapporteray point d’exemples des dégrez de diminution & de comparaison, il seroit superflu, puisqu’ils se marquent de mesme maniere dans les deux Langues ; mais si j’ay à exprimer 10 ~ 400 qui signifie dans ma seconde Escriture Divinité, qualité. Comme benorr qui y répond, seroit trop difficile à prononcer, il faut absolument abandonner ce premier nominatif, & recourir au second qui se marque par 10 ~ 410, & qui s’exprime par benoar au singulier, & par benoars au pluriel, mots de plus douce prononciation. On se servira du mesme moyen d’adoucissement à l’égard de tous les autres noms de qualité, parce qu’ils se terminent tous de la mesme maniere ; comme aussi pour l’expression de tous les autres caracteres qui ont deux Zeros inserez de suite parmy leurs auxiliaires, où qui n’en ayant qu’un, ne laisseroient pas d’estre de difficile accommodement avec les subalternes qui les precederoient.

Ce que cette seconde Langue a de plus particulier, c’est l’expression des signes, que son écriture employe à distinguer les personnes de ses verbes, ses verbes impersonnels, & ses participes, ses gerondifs & ses supins. La premiere écriture se passe de ces signes ; mais comme sa Langue a de reste les subalternes KK, LL, SS, TT, LK, LT, & TL, qu’elle laisse sans employ, suivant la remarque que j’en ay faite dans la sixiéme de ses réflexions ; Je m’en sers icy heureusement pour exprimer ces signes, sans troubler la communauté de ces deux Langues. LL répond au point qui se met sur l’enseigne, pour donner à connoistre la premiere personne des Verbes ; SS aux deux points de la seconde personne ; TT, aux trois points ou au renvoy de la troisiéme ; KK à la double enseigne du verbe impersonnel, & à celles des participes indeclinables, des gerondifs & des supins ; & Lk, LS & LT, au point qui se place sous l’enseigne pour marquer les participes qu’on veut assujettir à toutes les variations de la déclinaisons. Mais voicy une nouvelle Regle, c’est qu’au lieu d’inserer l’expression de ces signes verbaux entre leurs primitives & leurs auxiliaires, comme j’insere en cette Langue-cy & en l’autre, l’expression des signes qui marquent les dégrez d’augmentation, de diminution & de comparaison, je la transporte aprés leur seconde auxiliaire : & ce qui m’oblige d’en user de la sorte, c’est afin de diversifier davantage les mots de cette Langue, d’abreger ceux des verbes qui sont d’un usage bien plus frequent que ceux des dégrez dont je viens de faire mention, & de donner en mesme temps une nouvelle grace à leur prononciation. Ainsi 104-40 qui signifie conserver, second verbe qui appartient à Dieu, créer estant le premier ; & qui s’exprime par bengor, a pour premiere personne singuliere du present de son indicatif 104 ~ 411 qui signifie je conserve, & qui s’exprime par bengo alla ; pour seconde personne 104 ~̈ 411 qui sign. Tu conserve, & qui s’exprime par bengoassa ; pour troisiéme personne 104 ~̈ 411 ou 104 ~ 411 qui signifie il conserve, & qui s’exprime par bengo atta ; pour verbe impersonnel 104 ≈ 411 qui sign. on conserve, & qui s’exprime par beugoakka ; pour premier participe 104 ≈ 431 qui s’exprime par beugoaykka ; pour premier gerondif 104 ≈ 434 qui s’exprime par bengoaykko ; pour premier supin 104 ≈ 437 qui s’exprime par bengoaykke, & pour participes déclinables au genre masculin, & au second nominatif singulier 104 ~̣ 411 104 ~̤ 411 & 104 ~̤ 411 ou 104 ~̦ 411 qui s’expriment par bengoalka, bengoalsa, & bengoalta, surquoy il faut observer que si j’employe en cét endroit le second nominatif, c’est parce que le premier 104 ~̣ 401 qui se marque par bengorlka, est trop difficile à prononcer ; il en est de mesme des deux autres. Il y a icy une seconde observation à faire, c’est qu’on peut inserer la nulle Z entre les auxiliaires du verbe, aussi bien qu’entre celles des autres parties du Discours, suivant que la liaison & l’adoucissement des voyelles le demandent, & dire par ex. bengozalka, bengozalsa bengozalta &c. au lieu de dire simplement bengoalka, bengoalsa &c. mais qu’on n’y peut employer la suppléante lz. Ce qui est visible, sans que j’en rapporte d’exemples. Il n’en est pas de mesme à l’égard des adjectifs verbaux ; parce que n’ayant pas, comme le verbe des subalternes inserées, mais seulement quatre auxiliaires de suitte, il y a place commode pour cette suppléante. Ainsi 104 ∽ 4111 qui sign. le premier adjectif du verbe actif conserver au second nominatif, & qui s’exprime simplement par bengoaaa s’exprimera encore mieux par bengoalza, & se doit mesme exprimer de cette sorte.

Ce que cette seconde Langue a encore de particulier, c’est l’expression de ses accents : ma premiere écriture n’en met sur ses chiffres auxiliaires que pour marquer divers futurs à la maniere des Grecs, ou divers préterits si l’on veut, & place tous ses autres sur ses chiffres primitifs. Ma seconde écriture au contraire n’en met qu’un sur un chiffre primitif, pour marquer quelques verbes subalternes, & place tous ses autres sur ses chiffres auxiliaires. Ainsi voulant exprimer les verbes qui appartiennent au Palfrenier, comme panser, étriller, bouchonner, elle les marque de la sorte, 4647-10, 4647-40 & 4647-70 ; & j’exprime cét accent par K, & ces caracteres par ces mots gepgecekar, gepgecekor, & gepgeceker. Quant aux accents qu’elle place sur ses auxiliaires, ils ne luy servent pas à marquer des futurs differens, elle n’a que les ordinaires à la maniere Françoise ; mais elle les y employe, pour en tirer l’augmentation des expressions qui ont du rapport entre elles, & qui peuvent monter à plus de trois mille d’une seule racine, dans de certaines especes d’estres, comme je l’ay expliqué ailleurs. Ces accents sont de trois sortes, j’exprime l’aigu par T, le grave par S, & le circonflexe par L. J’ay dit dans ma seconde écriture qu’il falloit placer chacun de ces accents, premierement sur le dernier chiffre auxiliaire, puis sur le penultiéme, & toûjours en rétrogradant ; mais c’est une erreur, il est mieux de les mettre d’abord sur le premier auxiliaire, puis sur le second, & toûjours en suivant. Ainsi voulant exprimer 46 ∽ 4017 qui signifie Palefrenier, au second nominatif j’écris & je dis gepotrae ; & si l’accent estoit sur le deuxiéme ainsi 46 ∽ 4017, je dirois geportaé ; si sur le troisiéme ainsi 46 ∽ 4017 je dirois geporaté ; & si sur le dernier ainsi 46 ∽ 4017 je dirois geporaet ; mais je ne suis pas d’avis qu’on mette des accens sur le dernier des auxiliaires, c’est assez d’en placer sur les trois premiers, pour avoir plus de deux mille expressions d’une mesme racine, nombre suffisant pour remplir les sections les plus abondantes des estres. Ainsi encore voulant exprimer 11 ∽ 1011 qui signifie dans ma seconde écriture honam dixiéme Province de la Chine, au second nominatif, j’écris bebektatraa, ou beûktatrea ou beûktatraza, à l’égard de l’accent dont je marque les seconds verbes negatifs, & que je place sur leur premier chiffre auxiliaire, je me sers pour son expression de la subalterne KS ou X ; mais comme tout ce qui se conjuge dans ma seconde écriture a deux expressions pour le temps present de l’infinitif, de mesme que tout ce qui se décline en a deux pour le nominatif ; l’une simple que j’exprime par deux chiffres auxiliaires, & l’autre que j’exprime par trois, & sur qui se forment les autres meufs ; ce n’est qu’avec ce dernier que j’employe cette subalterne, parce qu’elle ne compatiroit pas aisément avec le premier. Ainsi voulant exprimer 104-’60, ou 104 ~ ’610 qui signifie redelaisser, au lieu d’écrire bengoûxr qui répond au premier, & qui seroit de trop difficile prononciation, j’écris bengouxar qui répond au dernier, & qui est aisé à prononcer. Ainsi encore voulant exprimer 2-’60 ou 2 ~ 6’10 verbe numeral qui sign. rededoubler ; j’abandonne la premiere expression, & je me sers de la seconde qui est fetsouxar. Voila la maniere dont cette Langue exprime ses accents. Surquoy il faut remarquer en premier lieu, qu’elle employe trois expressions diverses pour les trois accents aigus que j’ay rapportez, non seulement pour varier davantage la Langue que l’écriture, mais encore parce que leurs employs sont bien differens les uns des autres ; & en second lieu que cette maniere d’exprimer ses accents, ne s’accorde pas avec celle dont la premiere Langue marque les siens, comme vous le pouvez voir dans le sixiéme de ses avertissemens, d’où il resulte encore que la quatriéme regle de cette premiere Langue ne convient pas à celle-cy. Cette regle porte que la voyelle é doit estre considerée comme une nulle, & les diphtongues eû & oy, comme des suppléantes, lors qu’estant seules, elles se rencontrent inserées dans un mot, aprés des primitives, & devant toutes sortes de subalternes excepté devant T, & devant LZ unis, ou separez seulement par une auxiliaire. Au lieu que l’exception est bien plus grande icy, cette voyelle & ces diphtongues n’y devant pas estre considerées de la maniere que je viens de dire, non seulement devant T & devant LZ unis ou separez, mais encore devant L simple, devant S, T, X, ou KS, & devant KK, LL, SS, TT, LK, LS, & LT, parce qu’elles y font la fonction d’auxiliaires. Je ne dis rien de TL, d’autant que je n’ay pas trouvé place pour luy. Le reste des Regles & des Avertissemens est égal pour les deux Langues, comme je l’ay avancé. Je n’ay plus qu’à vous rapporter un petit Théme de celle-cy, comme j’ay fait de l’autre. Je me serviray pour cela des mesmes paroles du Texte Sacré que j’y ay employées & que voicy. Dans le commencement Dieu créa le Ciel & la Terre. Vous en avez les caracteres numeraux dans vostre vingt-troisiéme Extraordinaire page 248. tels sont les mots qui y répondent, verk, guay benmua, beno bengazattu goay fenoa, jerk goay femoa.

Il me semble, Monsieur, que je n’ay rien à ajoûter à ces explications & à cét exemple pour la parfaite intelligence de cette seconde Langue. Elle est fondée sur son Ecriture Numerale, comme la premiere sur la sienne ; & ces Ecritures estant propres à estre renduës Universelles ; ces Langues qui en resultent ont droit de pretendre au mesme avantage.

Je n’ay plus qu’à verifier ce que j’ay avancé des singularitez de ces grands secrets dans vostre quatorziéme & vostre dixneuviéme Extraordinaire ; mais vous voulez bien que j’en joigne l’éclaircissement à celuy de quelques endroits de mes Lettres, que les fautes d’impression ont rendu peu intelligibles ; & comme ces éclaircissemens ne pourroient estre ajoûtez icy, sans tirer à trop de longueur, vous me permettrez encore de differer au quinziéme d’Avril à vous donner l’entier accomplissement de mon Ouvrage, & de me dire toûjours, Monsieur, Vostre tres-humble & tres-obeïssant Serviteur.

De Vienne Plancy.

Sur la Soûmission de Tripoli. Ode §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 147-149

Sur la Soûmission de Tripoli.

ODE.

Ma Muse, qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous toûjours chanter ?
Vous estes si témeraire
Qu’on ne peut vous arrester.
***
Quoy ! d’abord que le Parnasse
Celebre LOUIS le Grand,
Vous vous faites faire place,
Cette audace me surprend.
***
En Allemagne, en Hollande,
Par tout où vont ses Exploits,
Qu’est-il besoin qu’on entende
Les accens de vostre voix ?
***
Vous sçavez que l’on publie,
Quand on part pour l’assieger,
Que Tripoli s’humilie,
Et craint le destin d’Alger.
***
Et dans l’ardeur qui vous presse,
A la gloire du Heros,
Une nouvelle allegresse
Fait enfler vos chalumeaux.
***
Pour ces Exploits heroïques
Il faudroit des tons plus doux ;
Si les vostres sont rustiques,
Ma Muse, qu’y feriez-vous ?
***
Sur cette grande matiere
C’est assez que de vouloir ;
Si vostre voix est grossiere,
Vostre cœur fait son devoir.
***
N’écoutez que vostre zele,
C’est luy seul qui vous absout,
Il est ardent & fidelle,
Et vous répondra de tout.
***
Que chaque jour vostre veine
Fasse des efforts nouveaux,
Courez à perte d’haleine
Sur les pas de mon Heros.
***
Sur la Terre ny sur l’Onde
Rien ne retarde son cours,
Vous irez par tout le Monde
Si vous le suivez toûjours.

Magnin, Conseiller du Roy au Presidial de Mascon, de l’Academie Royale d’Arles.

Sur le Psalme 136. Comment chanterons-nous le Cantique du Seigneur dans une Terre étrangere ? §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 149-160

Sur le Psalme 136.

 

Comment chanterons-nous le Cantique du Seigneur dans une Terre étrangere ?

Pourquoy donc tant de fois, mes fidelles Amis,
Avec empressement me dire que je chante ?
 Que l’air d’un doux Luth m’est permis,
 Ou d’une voix douce & charmante ?
***
Oüy, je sçay que le chant veut un esprit reglé,
Une ame dégagée, un cœur qui se déploye,
 Et non pas ainsi que je l’ay,
 Car je ne goûte aucune joye.
***
Quoy ! vous m’avertissez qu’il est bon de chanter,
Plus l’esprit est chagrin, plus l’ame est abattuë,
 Et qu’un Luth la doit exciter,
 Pour chasser l’ennuy qui la tuë.
***
De peur, me dites-vous, que l’excés des douleurs
Ne l’accable à la fin d’une peine trop rude ;
 Ou que pensant à ses malheurs,
 Elle n’ait trop d’inquietude.
***
Le remede certain que vous me promettez,
Prend des exemples seurs, comme on me les explique ;
 Et toutes ces autoritez
 Marquent l’effet de la Musique.
***
Vous m’alleguez sur tout, afin de l’appuyer,
Qu’un Rameur fatigué de sa trop longue peine,
 Chante pour se desennuyer,
 En voguant sur l’humide plaine.
***
Qu’un Pasteur qui s’ennuye, en menant son Troupeau
De Vallon en Vallon, ou parmy les Campagnes,
 Fait retentir son chalumeau,
 Dans les Bois, ou sur les Montagnes.
***
Qu’afin de soulager sa peine & ses ennuis,
Souvent le Voyageur à quelque chant s’adonne ;
 Que le Soldat pendant les nuits,
 En veillant des Chansons entonne.
***
Non, non, pour leurs doux chants je ne condamne pas,
Rameur, Soldat, Pasteur, ou celuy qui voyage ;
 Chacun d’eux y sent des appas,
 Et dans sa peine se soulage.
***
Mais quant à mes ennuis, moy qui depuis long-temps
Ecoute une Maistresse, & gemir, & se plaindre,
 Parmy ses soûpirs éclatans,
 A chanter puis-je me contraindre ?
***
A peine avec ma voix veux je donc commencer
Quelque air mélodieux, qu’en mon cœur je rappelle,
 Que l’accent que je vay pousser,
 Me semble une chose nouvelle.
***
Comme au sortir d’un lieu remply d’obscurité,
On craint le vif éclat que le Soleil envoye,
 De mesme en ma captivité,
 Je crains & le chant & la joye.
***
Quand il me prend envie, ou que je fais dessein
De pincer doucement les cordes de ma Lyre,
 Et que de ma tremblante main
 Je suis le doux air qui m’inspire ;
***
Que sur un Flageolet, ou sur un Chalumeau,
Quelque aimable Chanson avec douceur j’entonne,
 Que ma voix pousse un Air nouveau,
 Pour suivre mon Luth qui fredonne.
***
Helas ! autant de fois mes soûpirs & mes pleurs
Qui retiennent mes doigts, troublent mon armonie ;
 Ma voix qu’étouffent mes douleurs,
 Cede à ma tristesse infinie.
***
J’essaye encore un coup à faire mes efforts,
Pour pousser les accens d’une voix délicate,
 Et joindre mes plus doux accords
 Aux charmes du Luth que je flatte.
***
Mais enfin j’apperçois, helas ! que c’est en vain
Que mon esprit s’efforce, & ma voix s’étudie ;
 Car mon Luth, ma voix, ou ma main,
 N’excite aucune melodie.
***
A negliger ainsi cet Art rare & charmant,
Ma voix en perd l’usage, & ma main l’habitude,
 Et-si je l’aimois tendrement,
 J’en fuis & le soin & l’étude.
***
Quand mesme j’en aurois conservé dans le cœur,
 La tendre passion que j’en avois conceuë ;
 Je ne vaincrois pas la rigueur
 Du malheureux sort qui me tuë.
***
Mais encor que je sçache avec facilité,
Accorder doucement & ma voix & ma Lyre ;
 Et que dans un air concerté
 Ma langue fasse qu’on l’admire ;
***
Soit qu’aux doux tremblemens qui partent de mes doigs,
Les neuf Sœurs d’Apollon cedent enfin la gloire ;
 Que mon Flageolet, ou ma voix,
 Sur Marsias ait la victoire :
***
Soit que dans l’Arcadie, autrefois Pan vanté
Me quitte à la dispute & l’honneur & la place ;
 Que mon Luth soit plus écouté
 Que celuy du Chantre de Thrace.
***
Dois-je dans cet estat me plaindre & soûpirer ?
Dois-je appliquer aux Chants mon ame toute entiere ?
 Quand je ne puis assez pleurer,
 Pour en avoir trop de matiere.
***
Helas ! dans mes soûpirs, & mes maux si divers,
Mon cœur incessamment gouste tant d’amertume,
 Que pour m’oster l’amour des airs,
 Mes douleurs passent en coutume.
***
Mais quoy ! ne voit-on pas que les lieux, les saisons,
Ne peuvent convenir aux airs que je neglige ?
 Et que tout s’oppose aux Chansons,
 Dans la tristesse qui m’afflige ?
***
Voulez-vous qu’en ces lieux, malgré mesme mon sort,
Et dans l’éloignement de ma terre si chere,
 Sur moy je fasse quelque effort,
 Pour chanter à mon ordinaire ?
***
Helas ! comment chanter dans ce bannissement,
Qui redouble en mon cœur une peine infinie ?
 Un si fâcheux éloignement
 Ne convient pas à l’harmonie.
***
Quoy donc ! dans les horreurs de cet exil fatal,
En ce triste sejour où toujours je soupire,
 Si loin de mon Pays natal,
 Je ferois retentir ma Lyre ?
***
Pardonnez ; car le sort qui me vient affliger,
En me perçant le cœur d’une atteinte impréveuë,
 M’oste en ce Pays étranger,
 L’amour que j’en avois conceuë.
***
Tout banny que je suis, & loin de mon climat,
Le desir de chanter nullement ne me touche,
 Et l’horreur de mon triste estat
 Me serre & le cœur & la bouche.
***
Non ; ne m’en parlez plus ; lorsque mes tristes yeux
Se fondent tout en eau, ne versent que des larmes ;
 Pourrois-ie en ce sort ennuyeux
 Sur ma Lyre trouver des charmes ?
***
A voir toûjours l’objet d’où naissent mes travaux,
A sentir les ennuis dont mon ame est pressée ;
 Par mon Luth d’adoucir mes maux,
 Je ne puis avoir la pensée.
***
Helas ! le souvenir de mes jours plus heureux,
Me rappeller en l’esprit ma premiere fortune,
 Et mon exil trop rigoureux
 A chaque moment m’importune.
***
S’il falloit qu’Amphion fust comme moy contraint
De vivre dans ces lieux, il n’auroit plus de gloire,
 Et de mesme douleur atteint,
 Il briseroit son Luth d’yvoire.
***
Par un regard Orphée, au retour des Enfers,
En perdant sa Moitié, perdit sa melodie,
 Et sa main oubliant ses airs,
 Tout à coup devint engourdie.
***
Sa Harpe luy tomba si promptement des doigts,
Qu’au vif ressentiment de ses douleurs aiguës,
 Les airs manquerent à sa voix,
 Et ses cordes furent rompuës.
***
Pourquoy donc aujourd’huy tant de fois m’avertir,
Que je pousse ma voix, & je pince ma Lyre ?
 Mon sort qui n’y peut consentir,
 Veut seulement que je soûpire.
***
Helas ! quand je me vois dans l’exil où je suis,
Et que mon cher climat se presente à ma veuë,
 Je tombe en de si grands ennuis,
 Que mon ame en est abattuë.
***
Aprés un long espoir, me voyant de retour
Dans un pays heureux, dont le desir me presse,
 Mon cœur & ma voix tour à tour,
 Chanteront avec allegresse.

Rault, de Roüen.

Traduction de Catulle. Epigramme §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 171-172

Traduction de Catulle.
EPIGRAMME.
Lugete ô Veneres, Cupidinesque.

Pleurez, Graces, pleurez Amour !
 Pleurez, vous qui passez pour Galans dans le monde !
Le Moineau de Clymene a terminé ses jours,
Il est mort. O disgrace ! ô perte sans seconde !
Luy que ma Belle aimoit plus que ses propres yeux ;
 Tant il estoit aimable & gracieux.
 Luy qui ne bougeoit d’auprés d’elle,
 Mais qui sautelant à l’entour
Par de frequens pi-pis luy témoignoit son zele,
 Sçavant à luy faire sa cour,
Il n’est plus ; & la mort a fermé sa paupiere.
Il erre maintenant dans ces lieux tenebreux,
 Où tout est triste & tout affreux,
Et d’où nul ne revient jamais à la lumiere.
 O Mort, qui poussez au Tombeau
 Tout ce que la terre a de beau,
 Qu’avec raison je te deteste !
C’est toy qui m’as ravy cet Oiseau si charmant ;
 O coup fâcheux ! ô coup funeste !
 O sujet d’un cruel tourment !
Pauvre Oiseau, tu n’es plus, & tu fais que Clymene
Dans son affliction ne se peut moderer ;
Et que ses yeux changez à force de pleurer,
Marquent par leur rougeur la grandeur de sa peine.

Traduction de l’Ode XIII. Du Livre IV. d’Horace, qui commence par Audivera, Lyce §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 173-175

TRADUCTION DE L’ODE
xiii. du Livre iv. d’Horace, qui
commence par Audivera, Lyce.

Enfin, Lyce, les Dieux ont exaucé mes vœux,
 Ils les ont exaucez, ces Dieux,
Qui joüissent là-haut d’une gloire immortelle.
 Vous estes vieille, & toutefois
 Vous pretendez encor paroistre belle,
 Et ranger nos cœurs sous vos loix.
***
 Vous badinez, vous beuvez effrontée,
Vous appellez d’une tremblante voix,
Quand des fureurs du vin vous estes agitée,
L’Amour qui prés de vous paroist estre aux abois.
***
 Remarquez un peu comme il brille
 Sur les joües de cette Fille,
Qui sçait si bien chanter, & dont l’air est si doux,
Tandis qu’il vous évite, & qu’il fuit loin de vous.
***
Ces rides qui vous font passer pour décrepite,
 Ces dents jaunes, ces cheveux blancs
 Sont la cause, selon mon sens,
 De son mépris & de sa fuite.
***
 Ny la propreté des habits,
Ny la pourpre de Cos, ny l’éclat des rubis,
 Dont comme vous les vieilles sont ornées,
Ne leur rendront jamais leurs premieres années.
***
 Dites-moy, que sont devenus
Ces airs que vous aviez empruntez de Venus ?
Où sont-ils à present ces charmes,
Ce visage fleury, tous ces rares talens
Qui forçoient les plus indolens
A vous rendre autrefois les armes ?
***
Que reste-t-il en ce jour
De cette adorable Lyce
Qui ne respiroit qu’amour,
Et dont mon cœur aimoit jusqu’au caprice ?
***
Que reste-t-il de ce teint plein d’attraits,
Qui ne cedoit qu’à celuy de Cynare,
Cynare qu’un destin barbare
Nous a fait perdre pour jamais ?
***
Oüy, la Parque ne rend vos années pareilles
 A celles des vieilles Corneilles,
 Qu’afin que les jeunes gens
 Qui dans la fleur de vos ans
 Vous regardoient avec idolatrie,
 Puissent rire à vos dépens
En voyant aujourd’huy vostre beauté flétrie.

Le Deuil Ridicule §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 176-194

LE DEUIL RIDICULE.
A MONSIEVR LE COMTE DE C.

Voicy donc, Monsieur, l’Historiete que vous voulez sçavoir. Si elle vous a diverty lorsqu’on ne vous la racontée qu’imparfaitement, j’espere qu’elle vous donnera le plaisir tout entier, quand je vous en auray fait le recit ; moy qui en ay esté le témoin occulaire, & qui vais en estre le fidelle Historien. Mais pour vous la faire mieux entendre, il faut que je vous fasse auparavant le Portrait des deux Dames qui y ont interest. Vous avez entendu parler d’elles plusieurs fois, mais vous ne les avez pas connuës, & vous ne serez pas fâché que je vous apprenne comment elles estoient faites.

Madame la Comtesse de M… estoit laide, mais elle avoit l’esprit vaste & élevé, & joignoit un grand sçavoir à une grande naissance. Comme elle avoit le cœur noble & genereux, sa vertu, sa science & sa qualité faisoient toute son occupation, & la dessus elle dormoit la grasse matinée sans se mettre en peine de la fortune, & de tous les biens de ce monde. Mais aussi comme elle estoit fort liberale, & d’une grande dépense, elle auroit eu peine à subsister dans sa vieillesse, sans le secours d’une personne tres-considerable, qui l’honora toûjours & l’assista jusqu’à sa mort. Voilà quelle estoit Madame la Comtesse de M… Voicy à peu prés ce qu’estoit Madame la Marquise P.… Elle avoit esté belle, & d’une beauté, qui luy dura jusqu’à la fin de ses jours, malgré l’accident qui luy arriva. Une Dame sa Parente qui estoit jalouse d’elle & de son Mary, & qui ne pouvoit luy pardonner sa beauté, parce qu’elle estoit laide, luy donna de l’eau de chaux feignant que c’estoit une eau admirable pour le teint. La Marquise s’en servit sur sa bonne foy, & il luy en demeura de fâcheuses marques, nonobstant tous les Remedes que les Medecins luy pûrent faire. Elle avoit l’esprit noble, vif, remuant l’ame grande, hardie, courageuse, & de commandement ; aussi vivoit elle comme une petite Souveraine ; & dans un Chasteau de Carte, elle estoit devenuë la terreur de ses Voisins & des Etrangers qui abordoient cette coste de la Mer où elle demeuroit ; & d’où en un besoin, elle auroit donné des loix à toute la Terre. Nous voyons encore icy une vieille Demoiselle qui executoit ses ordres, & qu’elle nommoit si plaisamment son Eminence, faisant allusion aux Ministres qui gouvernoient l’Etat de son temps. Enfin on peut dire qu’avec toute la beauté de son Sexe, elle avoit tout l’esprit & le courage du nostre ; ainsi qu’elle le fit voir pendant le regne de Cromvel, & de la Republique d’Angleterre.

Vous me demanderez sans doute, ce qu’elle avoit à démesler avec ces gens là ? Je m’en vais vous le dire, mais ne m’accusez pas de faire icy un trop long Avant propos, & vous souvenez que nos Entretiens ne doivent pas estre si reguliers. Pour moy, je croy qu’il suffit qu’on dise bien les choses, qu’on ne perde rien au change, & que ce qu’on dit vaille mieux que ce qu’on oublie à dire. Cela estant, Monsieur, voicy quel fut le démeslé de la Marquise avec Cromvel & le Parlement d’Angleterre. Son Gendre qui estoit un grand Seigneur du Maine, & qui avoit beaucoup d’argent, s’avisa d’envoyer des Toiles de Laval, aux Isles de Gersey qui tenoient encore en ce temps-là pour le feu Roy de la Grand’ Bretagne. Il fit donc charger un Vaisseau de ces Toiles, croyant y faire un profit considerable ; mais par malheur pour luy, un Armateur Anglois qui couroit la Coste, se saisit du Bâtiment pour la Republique, & le mena à Londres. Ce pauvre Seigneur se trouva fort trompé dans son pretendu Negoce ; mais la Marquise habile & pleine d’invention, fit arrester aussi-tost tous les Bastimens Anglois qui trafiquoient sur son gravage, & se saisit des hommes & des effets ; aprés quoy elle écrivit à Cromvel & au Parlement, pour se faire rendre les Toiles de son Beau-Fils qu’elle reclamoit à elle ; & c’est dans cette Lettre qu’elle mit donné en nostre Principauté de Pyrou le trentiéme de .… Ce trait hardy reüssit, & à la priere des Marchands Anglois, le Vaisseau & les Toiles furent restituez, accompagnez d’une Lettre pleine de respect & de civilité, dans laquelle Cromvel & le Parlement la qualifierent de Princesse & de Souveraine ; mais revenons à nôtre Sujet.

Ces deux Dames dont je viens de vous faire la peinture, estoient parentes & voisines ; mais l’inclination qu’elles avoient toutes deux pour les Chiens, avoit fait leur plus grande union. La Comtesse avoit un Chien favory qu’elle nommoit Grizolin. La Marquise à son imitation, avoit nommé Bichete une Chienne dont elle estoit folle, car la lecture des Livres fabuleux, luy avoit tellement gasté l’esprit là-dessus, qu’elle crut long-temps la Metempsicose, & qu’aprés sa mort son Ame passeroit dans le corps de quelque belle Chienne. Vous estes malicieux, me direz vous, d’accuser cette Dame de l’erreur des Pytagoriciens, elle estoit trop bonne Chrestienne pour cela, & je pense que la Metamphicose n’estoit pas ce qu’elle entendoit le mieux. J’en demeure d’accord avec vous, Monsieur, mais elle sçavoit tout, & je n’avance rien dont tout le monde n’ait la connoissance aussi-bien que moy. Mais vous me troublez, ou plûtost je me trouble moy-mesme. Je ne sçay plus où j’en estois ; à Bichete ce me semble.

Ces Dames resolurent un jour, qu’il ne falloit pas que deux Chiens de cette qualité laissassent une posterité bastarde & roturiere, & s’abandonnassent à d’indignes amours. Pour cét effet elles firent le Mariage de Grizolin & de Bichete, d’où sortit une nombreuse Famille ; Mais enfin Grizolin chargé d’honneurs & d’années subit la rigueur des Parques, & descendit dans le Tombeau. La Marquise qui estoit à la Campagne, ayant appris cette triste nouvelle, m’écrivit pour aller voir la Comtesse, & luy marquer la part qu’elle prenoit à sa douleur sur la mort du pauvre Grizolin. Pour moy, qui n’ay jamais pû me vaincre sur la foiblesse des autres, & qui abhorre le serieux ridicule, je me deffendis de ce Compliment, mais je fus bien trompé, lorsque le mesme jour à onze heures du soir, la Marquise arriva chez moy, seule dans sa Littiere avec cinq Chiens. Je ne fus point surpris de la voir en cét équipage, parce que sa Meute la suivoit toûjours ; & je crûs que quelque grande affaire l’avoit obligée de se mettre en chemin à l’heure qu’il estoit ; mais le lendemain matin si-tost qu’elle fut habillée, elle me dit que je luy donnasse la main pour aller chez la Comtesse ; quelle estoit venuë exprés pour la consoler, puisque je n’en avois voulu rien faire ; & comme il n’y avoit que la ruë à traverser, nous y allâmes à pied, mais elle fit suivre des Porteurs sans que je m’en apperceusse, & ces Porteurs qui avoient mis tous ses Chiens dans une Chaise, avoient ordre de les faire entrer dans la Chambre de la Comtesse en mesme temps que nous.

Nous trouvâmes cette Comtesse au lit, & alors la Marquise fondant en larmes. Je viens, ma chere Cousine, luy dit-elle, en l’embrassant, pleurer avec vous le pauvre Grizolin. Mais je viens encore vous presenter sa Veuve & ses petits Orphelins qui vous demandent vostre protection, & la continuation des mesmes bontez que vous aviez pour eux du vivant de leur Pere. Dans le mesme moment, on vit courir cinq Chiens par la Chambre, tous couverts & caparaçonnez de drap noir, dont les queuës traînoient d’une demy-aulne de long. Ces pauvres Animaux embarrassez de ces ornemens lugubres, hurloient pitoyablement, ce qui faisoit avec les sanglots de ces Dames, la plus plaisante Comedie du monde. Pour moy, je vous avouë que je ne pus jamais m’empescher de rire, & la Comtesse s’en estant apperceuë. Voyez-vous, ma Cousine, dit-elle à la Marquise, en me regardant tout en colere, ce méchant homme qui se mocque de nous, bien loin de me consoler dans la perte que j’ay faite ? Pardonnez-moy, ma Cousine, Monsieur ne se mocque pas de nous, repartit la Marquise ; c’est le meilleur homme du monde, mais vous sçavez qu’il n’a point le cœur chien. A ce mot je poussay un si grand éclat de rire, que la Marquise craignant que son Amie ne s’en fachast tout de bon, elle prit congé d’elle. & nous sortismes aussi-tost avec tout nostre funebre équipage. Mais au reste, l’affliction de cette Dame estoit si grande, que fust vieillesse, ou que la mort de Grizolin eust mis le comble à tous ses autres déplaisirs, elle mourut peu de jours aprés.

Je ne doute point qu’une si plaisante avanture ne vous eust fait perdre toute vostre gravité ; mais je m’imagine que réprenant vostre serieux & un certain ton de Predicateur, vous me direz que cette passion pour les Chiens est non seulement ridicule, mais contraire à la Religion & aux bonnes mœurs. Il est vray, Monsieur, & dans le Paganisme, il estoit honteux d’aimer trop ces Animaux. Cezar haïssoit ces sortes d’Idolastres, & les railloit souvent, en forte que voyant un jour des Etrangers qui portoient des Chiens & des Guenons dans leur sein & sous leurs bras, il leur demanda si les Femmes de leur Pays enfantoient des Hommes. Raillerie un peu forte, mais qu’on ne devroit pas craindre de dire tous les jours à ces Femmes de qualité qu’on ne sçauroit des-entester de ce ridicule amour de Chien. Mais au reste, Monsieur, pourquoy voulons nous que ces Dames soient plus sages que les Egyptiens & les Grecs ; que Cymon & Xantipe, qui ont élevé des Monumens à leurs Chevaux & à leurs Chiens ? Alexandre bâtit un Ville à l’honneur de son Cheval, & Caligula fit le sien Consul. Vous attribuez cela au déreglement de leurs passions, à leur jeunesse, & à leur vanité. Mais il ne faudroit pas estre grand Orateur, pour justifier Alexandre ; & si Caligula n’estoit pas perdu de débauches, il auroit part en cette deffence. Vous sçavez qu’un Patriarche de Constantinople avoit une si forte inclination pour les Chevaux, qu’il quita l’Autel pour aller à son Escurie, voir un Poulain qu’une de ses Cavales venoit de produire. Ce Patriarche s’appelloit Theophilacte, & estoit Fils de l’Empereur Romain, un de ces Empereurs Grecs qui mirent l’Empire d’Orient dans la décadence. Sa Cavale se nommoit Phorbas, & c’estoit le Jeudy-Saint que ce Patriarche officioit, lors qu’on luy vint dire qu’elle avoit poulené. Il interrompit l’Office, & courut aussi tost à son Escurie tout transporté de joye, où il considera long-temps le Poulain, & puis revint à l’Eglise achever l’Office sans autre façon.

Ne croyez-pas qu’il nourrist ces Chevaux, quoy qu’il en eust jusques à deux mille, d’excellent foin & d’avoine choisie ; mais d’amandes, de pistaches, de pignons, & d’autres fruits delicieux, qu’on mesloit de Safran, de Canelle, & de drogues aromatiques dans les Vins les plus délicats de la Grece & de l’Asie. Vous pouvez croire qu’une pareille nourriture rendoit ces Chevaux extremément fiers, & fougueux. Aussi un jour que ce Patriarche prenoit plaisir d’en monter un, & de luy faire faire mille caracoles, cét Animal prit tout a coup le frein au dents, & courant de toute sa force, sans qu’on pût jamais l’arrester, il jetta si rudement son Maistre contre une muraille, qu’on le remporta à demy-mort de sa chûte, de laquelle il mourut aprés avoir languy encore quelque temps.

Je condamne comme vous cette attache ; mais enfin les Chiens & les Chevaux sont si amis de l’Homme, & ces animaux ont un si grand commerce avec nous, qu’il ne faut pas trouver étrange, si nous les traitons d’une maniere humaine ; & s’ils participent en quelque façon à nos honneurs & à nos ceremonies. Il est encore juste que l’Homme ait naturellement quelque ressentiment de la mort de ces pauvres bestes, puis qu’elles sont sensibles à la nostre, comme on en voit tous les jours des exemples. Les Turcs font tant de cas de leurs regrets en cette rencontre, qu’ils se contentent mesme de leurs fausses plaintes ; & on a gagé des Animaux pleureurs, aussi bien que des Femmes pleureuses. Pour cet effet, ils attachent de certaines drogues aux narines de leurs Chevaux, qui les font éternuer sans cesse, pour marquer le regret & la douleur qu’ils ont de la mort de leur Maître. Mais, Monsieur, finissons cette Morale, le sommeil m’accable, & la Plume me tombe des mains. Je suis, Monsieur, Vostre, &c.

De la Fevrerie.

A Madame de Saliez Viguiere d’Alby, sur son galant projet de la nouvelle Secte de Philosophie en faveur des Dames §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 230-237

Je me souviens de vous avoir envoyé les Statuts d’une nouvelle Secte de Philosophes, que proposoit Madame la Viguiere d’Alby. C’est sur ce sujet que la Lettre qui suit luy a esté adressée.

A
MADAME DE SALIEZ
Viguiere d’Alby, sur son galant projet de la nouvelle Secte de Philosophes en faveur des Dames.

J’aurois bien de la joye, Madame, si j’avois un jour l’avantage d’estre au nombre de vos Philosophes. Les Loix de vostre nouvelle Secte en faveur des Dames s’accordent avec le bon sens, & si fort avec mon humeur, que je vous demande avec empressement l’honneur d’estre receuë parmy vous, dans l’extrême envie que j’ay de goûter une vie douce & tranquille, & de la passer avec des personnes choisies, dont le merite, & l’esprit sont universellement reconnus. Oüy, Madame, je mets toute ma gloire à estre de cette agreable & noble Academie, & quoy que je n’aye pas toutes les qualitez necessaires, j’ose dire neanmoins sans flatterie que j’ay cette docilité naturelle, & propre à recevoir vos instructions avec une soûmission parfaite, & avec toute l’exactitude possible. Je loüe, & j’admire comme vous vostre Incomparable Marquise, qui doit avoir un grand plaisir de vous avoir fait naistre un si glorieux dessein, & mesme il me semble juste, puisque le bel esprit est de tous les Sexes. Vous en trouverez sans doute assez dans le nostre, pour faire une Academie ; mais comme les Graces ne vont jamais sans l’Amour, & que les Muses ne sont jamais sans Apollon, vous avez raison, Madame, de ne pas desunir les Sexes, & de ne pas exclurre par une Loy rigoureuse & injuste, ces Hommes Illustres dont la conduite reguliere, l’humeur honneste, les manieres galantes & aisées, le nom fameux, & le profond sçavoir répondent à vostre intention & à vostre fin. Par cét union si raisonnable & si parfaite, qui sera toûjours audessus de la médisance, vous ferez l’accord de l’Art avec la Nature. L’Etude, l’experience & l’autorité des grands Hommes soutiendront le beau genie, & le brillant des Femmes. Ne croyez-pas, s’il vous plaist, Madame, qu’en faisant vostre éloge, & celuy de vos Heroines aussi-bien que de vos Heros, je veüille adroitement faire le mien ; je ne suis ny assez fine, ny assez presomptueuse. Je vous estime trop, & je me connois parfaitement ; je souhaite beaucoup de perfections que je n’ay pas : mais du moins pour me consoler dans l’attente du bien que vous pouvez me procurer, j’ay sans me flatter un esprit doux & facile, à recevoir toutes les bonnes impressions que vous luy voudrez donner, & mon cœur n’a rien à se reprocher : car enfin sans vanité je pense mieux que je n’écrits, & l’on me dit souvent que j’agis mieux que je ne pense. J’espere de l’Art ce que la Nature m’a refusé, & que la raison veut que j’aille chercher dans vostre Academie. Je le trouveray ce trésor admirable, si vous m’y accordez une place, & ma fortune sera faite si je suis de vos Academiciennes : mais comme heureusement vostre Compagnie est également establie & pour l’esprit & pour le cœur, j’ose esperer, Madame, qu’en suivant vos conseils, je perfectionneray l’un & que je contenteray l’autre, en trouvant ce repos que je desire depuis si long-temps, & qui joint à la connoissance de la verité & à l’amour de la vertu, fait le bon heur de la vie, & le but de toutes les belles Ames. Bien que ma temerité soit grande, elle est digne de loüange, & toute imparfaite que je sois, vous aurez de l’honneur à me rendre parfaite. On peut imiter dans une Secte de Philosophes, dans une Academie de beaux Esprits, l’industrie des Peintres, qui mettent à propos dans leurs Tableaux les plus achevez des ombres pour relever les couleurs. Dailleurs, Madame, comme vous sçavez, les personnes ont leur point de perspective, de sorte qu’on les doit regarder de differentes manieres. Ne me considerez donc pas de prés, mais de loin, c’est à dire, ne jugez pas de moy par le commencement, mais par les suites. Enfin, Madame, c’est sous les auspices du Protecteur de nostre Sexe, le Favory des Muses, & mon Amy, que je vous demande vostre protection auprés de vostre aimable Marquise. Ayant une recommandation aussi forte que la vostre, je ne doute pas que je ne puisse esperer un jour d’obtenir par droit ce que vous m’accorderez par grace. J’auray autant de reconnoissance, que vous aurez de gloire d’avoir fait une heureuse, & je m’asseure que vous ne rougirez jamais de m’avoir receuë. Dans ces sentimens que je vous prie de croire sinceres, Je suis, Madame, avec tout le respect imaginable, Vostre tres-humble & tres-obeïssante Servante.

Clarice.

Sentimens sur les Questions du XXXI. Extraordinaire §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 238-244

SENTIMENS
SUR LES QUESTIONS
DU XXXI.
Extraordinaire.

Lequel de deux Amans aime le plus, celuy qui souhaite la petite Verole à sa Maistresse, pour luy faire voir que sa laideur seroit incapable de le faire changer ; ou celuy qui aime mieux qu’elle doute de son amour, que de luy voir arriver une pareille disgrace.

Peut-on dire que c’est aimer,
Que souhaiter du mal à la personne aimée ?
Il seroit à ce prix dangereux de charmer,
Et d’estre des Amans dans ce temps estimée,
Du moins de tels esprits que celuy de Damon,
 Qui croit avoir bonne raison
De marquer son amour pour la belle Sylvie,
 Par mille effroyables souhaits,
 Qui devroient luy donner envie
De le faire éloigner de ses yeux pour jamais.
***
Pour vous marquer, dit-il, à quel point je vous aime,
 Je voudrois que vostre beau teint
 Perdist cette blancheur extréme,
Et que ce beau visage aussi se vist atteint
Des accidens fâcheux de petite Verole,
 Quand avec sa malignité
Elle cause aux mortels tant de difformité,
Que la moindre partie assez souvent desole,
Enfin qu’elle vous fist un objet de pitié ;
Ah ! ce seroit pour lors que de mon amitié
Je voudrois vous donner une preuve si forte
 Qu’on en verroit peu de la sorte.
 Je vous aimerois constamment,
 Et sans changer un seul moment,
 Je vous ferois voir que mon ame,
Conserveroit toûjours son amoureuse flame.
***
 Lisidor est bien opposé
 A des sentimens si funestes ;
Il croiroit meriter tous les carreaux celestes,
 S’il estoit si malavisé
 De croire qu’il fust necessaire
De faire ces souhaits pour paroître sincere.
J’aime mieux que Philis doute de mon amour,
A-t-il marqué cent fois, que de faire ma cour,
En demandant au Ciel de détruire ses charmes,
 Pour luy prouver que sa laideur
 Ne pourroit me causer d’alarmes,
Ny porter dans mon sein changement ny froideur.
Oüy, j’aime mieux cent fois passer pour infidelle,
 Pour volage & pour inconstant,
Que d’avoir le desir qu’elle fust un instant,
 Et moins agreable, & moins belle.
***
 Ne sont-ce pas en verité,
Ces derniers sentimens qu’il faut que l’on estime ?
Ils partent d’un esprit plein de solidité,
Et d’un cœur prévenu d’un amour legitime,
 Au lieu qu’on voit les précedens
 Partir d’une teste peu sage,
Que sans doute on verroit aux moindres accidens
 Paroistre inconstante & volage.
Enfin, s’il m’est permis de dire mon avis,
Je tiens que Lisidor sçait aimer davantage,
Que son raisonnement est fort juste & fort sage,
Et que ses sentimens doivent estre suivis.

Si l’on peut mourir d’amour.

Si l’on mouroit d’amour, j’en seroit mort cent fois,
Je n’en veux, belle Iris, pour témoin que vous-mesme,
 Depuis que je vis sous vos loix,
 Mon amour n’est-il pas extréme ?
 Aime-t-on avec plus d’ardeur
 Que vous en a fait voir mon cœur ?
 Quoy que souvent, belle inhumaine,
J’aye eu lieu de douter que vostre cruauté
 Ne rendist ma passion vaine,
Entendant vos discours toûjours pleins de fierté.
Ils m’ont fait éprouver un rigoureux martire,
 Souffrir mille fâcheux ennuis,
Fait perdre le repos, & les jours & les nuits,
 Raison qui m’authorise à dire,
 Que si l’amour fait bien souffrir,
 Il ne sçauroit faire mourir.

Si l’on peut aimer sans jalousie.

Permettez ce defaut à mon ardante amour,
Je ne sçaurois, Iris, aimer sans jalousie ;
Mais elle ne tient point de cette phrenesie
 Qui ne veut jamais de retour ;
 Aisément je me racommode
Pour peu que vos beaux yeux me marquent de douceur,
 J’en ay mesme de la douleur,
 Tant je suis un jaloux commode.
***
 Comment souffrir qu’un autre Amant
 Vienne vous conter son tourment,
 Dire que pour vous il soûpire,
 Que vos beaux yeux l’ont sceu charmer,
Et que si vostre cœur ne se veut desarmer,
 Il faudra bien-tost qu’il expire ?
Que vous, par des regards tendres & languissans,
 Que je ne peux croire innocens.
 Vous témoigniez luy vouloir dire,
 Que vostre cœur plaint son martire ?
Comment, dis-je, souffrir ces choses sans couroux.
 Ou quelques sentimens jaloux ?
Qui peut les regarder avec indifference,
 Ne peut aimer qu’en apparence,
Ce n’est qu’un foible amour, & non plein de vigueur,
 Comme l’est celuy de mon cœur.

Alcidor, du Havre.

Defense de l’Inconstance §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 244-277

DEFENSE
DE L’INCONSTANCE.

Vous sçavez qu’Emilie est une personne toute charmante, & qu’une vivacité d’esprit extraordinaire, est un des moindres avantages qu’elle ait receus du Ciel. Quoy qu’il y en ait peu de plus brillans que le sien, je ne laisse pas de luy preferer la complaisance avec laquelle elle souffre quelques uns de ces Originaux, dont le fameux Moliere a si bien representé les Copies. Vous avoüez vous-mesme que cette bonté est admirable, & je ne sçais si elle n’est point la seule qui puisse les souffrir. Clitandre le franc Marquis & la precieuse Melite se rendirent avant-hier chez-elle ; ils y trouverent la jeune Arelise, Lycidas, & quelques autres personnes de merite, qui sans doute se seroient facilement passez de ces deux ridicules. Aprés que le Marquis les eut assassinez de complimens, Parbleu, dit-il, nous voulons sçavoir surquoy vous en estiez quand nous sommes arrivez. Tout le monde parut estonné de cette familiarité, car vous remarquerez, s’il vous plaist, que c’estoit là sa premiere Visite, que jamais il n’avoit veu Emilie, & qu’il n’étoit venu chez-elle que sur le credit de Melite, qui ne l’avoit aussi veuë qu’une fois chez une de ses Amies. On ne luy répondit rien, & tout le monde se faisant effort pour s’empescher de rire de cette extravagance qu’il appelle le bel air, il voulut profiter du silence. Il se mit à regarder Emilie, & aprés avoir roulé les yeux d’une maniere toute particuliere. Ah ! Madame, dit-il à Melite, vous m’avez amené dans un lieu où il fait bien chaud, & où le droit des Gens est tres-mal observé. Cela est fort peu obligeant pour moy, répondit Melite, car je vois que vous me parlez pour Emilie de la mesme maniere que vous parlates pour moy à celuy qui vous amena chez-moy la premiere fois. C’est à ce que je vois, un compliment étudié que vous faites à tout le monde, & non pas un transport de passion naissante, ou un emportement de surprise impreveuë.

Ces dernieres paroles de Melite qu’elle avoit sans doute leuës dans quelque Roman, & le sujet qui les avoit causées, parurent à tous ceux de la Compagnie des Incidens si plaisans, qu’ils ne purent s’empescher de rire. Le Turlupin en rit plus que tous les autres, & trouvoit, disoit-il, l’avanture grotesque. Emilie reprit bientost son serieux, & répondit modestement à Melite qu’elle faisoit bien de maintenir les droits qu’elle avoit sur le cœur de Clitandre ; mais, ajoûta t’elle avec une grace toute charmante, sans cela le mien estoit en grand danger, & les regards de Monsieur m’ont marqué tant de passion, que j’aurois pû me resoudre à vaincre pour luy mon indifference naturelle, & à m’engager pour toûjours. Quoy, dit Arelise qui entendoit la raillerie d’Emilie, dés la premiere fois que vous l’avez veu, vous engager pour toûjours ! Emilie qui vouloit se donner carriere, poussa le jeu fort longtemps. Oüy, dit-elle, Clitandre a des manieres d’agir tout à fait aimables, & si Melite n’estoit aussi avant dans mon esprit qu’elle y est, je luy déclare que je ferois tout ce que je pourrois pour le luy voler. Melite rougit, & puis paslit un moment aprés. Le Marquis qui connut son desordre, la rassura par quelques regards, & par un certain soûrire niais qui luy est particulier. Les éclats de rire recommencerent, & l’aimable Emilie qui vouloit se divertir encore un peu, quoy que son humeur douce & civile ne la porte guere à rompre en visiere à personne. Je sens que je prendrois feu, poursuivit-elle, & comme je suis presentement la plus indifferente personne du monde, je deviendrois la plus fidelle & la plus passionnée. Vous pousseriez l’amitié, jusqu’à la passion, reprit Arelise, & mesme la passion jusqu’à la fidelité ? Ah ! Madame, n’en dites pas d’avantage. Quoy que la beauté de Melite soit fort engageante, vous pourriez la faire trembler, s’il est vray qu’elle ait quelque interest au cœur de Clitandre, & puisque sa premiere passion a esté ébranlée en vous voyant seulement, il pourroit ceder aux charmes des avances que vous luy faites. Oh ! parbleu, vous verrez que non, dit brusquement le Marquis, j’ay plus de constance que vous ne croyez. Si vous estes constant, dit une personne de la Compagnie, je crois qu’Emilie sera bien-tost guerie de la passion qu’elle vous témoigne. Elle est ennemie jurée de la constance. Je suis bien aise, dit Arelise, que le rapport d’humeurs ne se rencontre point encore entre-elle & Clitandre, tous ces obstacles ensemble la dégageront d’une affaire avec Melite qu’elle feignoit de vouloir éviter en cette conjoncture. Quoy que Melite soit une fort grande parleuse comme toutes les Precieuses le sont, & par consequent une fort grande diseuse de sottises, elle ne fut pas bien aise d’avoir à répondre, parce qu’elle avoit accommodé ses levres pour se faire une petite bouche. Il falut cependant les défaire pour dire à Arelise ; je seray toûjours fort indulgente dans les sujets de plainte qu’Emilie pourra me donner, pourveu qu’elle ne salisse point son ame d’un défaut aussi grand que celuy d’estre du Party des Inconstans. Aprés cette belle maniere de parler qui n’étonna plus personne, elle raccommoda promptement sa bouche pour plaire d’avantage au Marquis qui la regardoit, & Emilie répondit. Mais, Madame, faites moy, s’il vous plaist, comprendre ce que c’est qu’un Inconstant, & d’où vient que vous trouvez tant de deffaut à l’estre. Est ce un crime que d’aimer également tout ce qui est également beau ; & qu’y a t’il de plus juste que les sentimens que je vais vous chanter ? Vous sçavez que la voix d’Emilie est admirable, & comme elle estoit en humeur goguenarde, elle chanta fort agreablement ces Parolles.

CHANSON.

Je permets aux Romans
D’avoir des Amans fidelles,
Je permets aux Romans
La constance des Amans.
Mais trouvant par tout des Belles,
Par tout je veux cajoler ;
Puis que l’Amour a des aîles,
Doit-il pas toûjours voler ?

Vostre Chanson est une monnoye dont je ne me paye pas, dit Melite, & vostre Party.… Parbleu, interrompit le Marquis, il faut confondre Madame, & sa Chanson par la lecture d’une piece qu’on m’a envoyée ce matin. Je ne l’ay point encore veuë, mais je m’assure qu’elle est admirable. Vous la trouvez admirable, dit Arelise, & vous ne l’avez point encore veuë ? Il suffit, repliqua-t’il brusquement, que celuy de qui je la tiens l’ait approuvée, c’est un homme de bon goût, la voicy. Puisque je suis du Party contraire, dit Emilie, il faut que je l’examine, & que je voye cette admirable Piece que vous n’avez point veuë, & qui doit me confondre. Alors elle leut la Lettre qui suit.

A MADEMOISELLE.***

L’inconstance a toûjours passé pour un si grand défaut dans l’esprit de tous les hommes, que ceux mesme qui en ont esté le plus fortement atteints, se sont toûjours étudiez à cacher cette imperfection, & à s’en défendre quand on les en accusoit. C’est pourquoy, Mademoiselle, je croy que le Cavalier qui vous a donné son Portrait, a pris plus de soin à se déguiser, qu’à vouloir vous marquer son humeur & ses inclinations ; & qu’estant espris de quelque beauté qui est d’humeur assez changeante, il a voulu dépeindre la sienne avec le plus de sympathie & de ressemblance qu’il s’est peu imaginer. Un Amant fait joüer toutes sortes de ressorts pour venir à bout de son dessein ; mais selon mon humeur, ce seroit la derniere chose que j’inventerois, puisque bien loin d’avancer en quelque sorte mes affaires, je croirois que cela seul seroit capable de les ruiner entierement. La Belle qui est coquette, aime l’Inconstance, mais elle ne l’aime qu’en elle-mesme, & n’aime point l’Inconstant. Il me semble que l’on ne combatit jamais le feu par le feu, & que l’Inconstance ne se peut pas détruire elle-mesme Je me servirois plus volontiers de son contraire, & je tâcherois par une longue & sincere assiduité de fixer une humeur volage & legere, je suivrois des maximes tout à fait opposées à celles qu’il a voulu establir. Je trouverois toûjours le temps que j’aurois à considerer Climene trop court, au lieu de l’employer à admirer la beauté qui se pourroit trouver dans d’autres personnes ; & quand je serois assez malheureux pour estre éloigné d’elle, je m’entretiendrois agreablement dans mes pensées, qui seroient sur la vivacité de son esprit, le brillant de ses yeux, & une infinité d’autres belles qualitez qu’un Amant découvre les unes aprés les autres dans la personne qu’il aime. Outre qu’il est assez difficile qu’un Cavalier qui aime veritablement, trouve quelque chose d’agreable ailleurs que dans l’objet qui l’enflame ; d’où vient qu’on ne nous dépeint l’Amour aveugle, que parce qu’il nous bouche les yeux pour tout le reste du monde. J’avouë bien qu’une multitude de Galans dont la Belle ne se peut passer, est quelque chose d’assez incommode ; ce ne seroit pourtant pas ce qui me détourneroit de mon amour. Ce seroient autant d’aprobateurs de mon choix, & l’esperance que j’aurois de l’emporter par dessus eux, augmenteroit ma passion. L’esprit n’a jamais tant de brillant que quand il est contrarié. De mesme l’amour brûle davantage quand il trouve de la resistance, que lorsque la conqueste qu’il entreprend luy est facile. Ce n’est pas la le plus difficile, me direz vous. Vostre constance sera-t-elle à l’épreuve des faveurs que recevront vos Rivaux ? Je conviens que c’est là la plus rude peine que l’on puisse souffrir en amour. Mais quoy, pretendez-vous emporter la victoire sans alarmes & sans blessures, & cueillir dans le siecle où nous sommes des Roses sans épines ? Non, non, il faut se resoudre à souffrir quand on a commencé d’aimer. L’amour a ses peines aussi-bien que ses plaisirs. Ajoûtez que l’humeur de la Belle me vangeroit assez en les méprisant pour s’attacher à d’autres, desquels enfin estant ennuyée, elle se resoudroit à accorder quelque chose à une passion aussi forte que la mienne, qu’elle auroit si long-temps éprouvée. On ne doit pas plaindre ce long-temps, puis qu’estant une fois rangé sous les loix de Cupidon, nous ne devons plus vivre que pour aimer. Voilà, Mademoiselle, ma pensée sur les maximes que vous eustes la bonté de me faire voir, que je suis obligé de mettre sur le papier, estant retenu dans le Logis par un accident qui m’est arrivé, & qui m’est d’autant plus fascheux qu’il m’empesche d’aller moy-mesme apprendre de vos nouvelles.

Emilie ayant achevé de lire cette Lettre ; je n’en connois point l’Autheur, dit-elle à Melite, mais je suis fort trompée s’il n’a quelque simpatie avec vous, & si son humeur & celle de Clitandre n’ont un rapport que l’on ne trouve que rarement entre deux personnes. Je voudrois luy demander quelle est l’Inconstance qu’il condamne, car il pretend que c’est un si grand défaut, que ceux qui en ont esté atteints se sont étudiez à cacher cette imperfection ; & cependant il doit sçavoir qu’on peut estre Inconstant sur toutes sortes de sujets, & que l’Inconstance d’un Amant & celle d’un homme dont l’humeur est changeante en tout, sont des choses bien differentes. L’Inconstance en amour, de laquelle sans doute il veut parler, n’est pas toûjours une imperfection. Elle est bien souvent l’ouvrage du bon sens & du discernement, & un Amant pourroit répondre pour toute défense.

Peut-on nommer legereté
Une humeur pleine d’équité,
Qui me fait abandonner celle
Qui m’avoit arresté,
Pour en aimer une plus belle ?

C’est avoir de bons yeux, c’est rendre hommage à qui le peut le plus legitimement exiger, & à qui il est deu de plein droit. Pourriez vous blâmer un Aveugle né qui ayant recouvré la lumiere dans le milieu de la nuit, auroit facilement pris une Etoile pour le Soleil ; & qui voyant ensuite la pompe & la magnificence de ce Roy des Astres, reconnoissant son erreur, condamneroit l’imposture de ses premiers sentimens, & n’addresseroit ses vœux qu’à celuy qui les auroit meritez ? Nous croyons cependant que le caprice tout seul autorise le changement de l’esprit, que la raison n’a point de part à ces dégouts que nous condamnons, & quoy que tout le monde soit sujet à se laisser emporter aux premiers empressemens de la surprise que la nouveauté peut causer, nous ne pouvons souffrir ces manieres d’agir ausquelles nous sommes tous les jours exposez ; mais c’est en aveugles que nous nous meslons de juger de ces matieres. L’inclination des Interessez peut seule répondre de leurs actions. Elle est engagée auparavant, ou elle ne l’est pas. Si elle l’est, il faut des charmes bien puissans ou une esperance bien fondée pour l’obliger à rompre ses premieres chaisnes, & par là son changement devient une necessité indispensable. Si elle ne l’est pas, elle ne fait que suivre le panchant de sa nature, qui l’entraîne doucement vers l’objet pour lequel elle est faite, & par la elle ne peut estre accusée d’une legereté criminelle. J’avouë que bien souvent on quitte une Belle pour s’attacher à une qui l’est moins ; mais elle ne l’est moins que pour nous qui n’y prenons point de part, & dont les cœurs ne ressentent point les douces violences qui gagnent celuy que l’on accuse. Son cœur seul doit estre consulté sur les causes de son changement. Il se trompe rarement dans ses choix, & pourveu qu’on s’abandonne à la conduite de ses émotions, l’on ne fait jamais rien qui cause du repentir, ny qui doive estre blâmé. A ce que je vois, dit Lycidas, vous ne seriez pas d’humeur à courir aprés vos Amans, comme une Femme que je connois, qui en alla voir une autre chez qui elle croyoit que son Amant devoit estre ? Elle l’y trouva malheureusement pour elle & pour luy, & s’abandonnant dés l’entrée à toute la fureur d’une jalousie immoderée, elle cassa le miroir de cette Dame, & aprés avoir battu comme une Furieuse ce pauvre Galant, elle emporta sa Perruque & son Chapeau. Non, répondit doucement Emilie, ces emportemens ne seroient point de mon caractere, & il me semble que j’aurois des moyens plus doux, plus innocens, & plus seurs pour faire revenir un Amant dont la constance seroit ébranlée ; mais vous confondez en cét exemple deux choses bien differentes. Ce pauvre maltraité n’estoit pas pretendant seulement, je suis fort trompée s’il n’avoit esté bien favorisé auparavant. Pour lors il y a de l’infidelité, & c’est une lâcheté inexcusable d’estre capable de changer aprés avoir receu quelque faveur, pour legere qu’elle puisse estre. Mais pourquoy nommer Inconstant un homme qui quitte une Laide pour une Belle ? Une Indifferente pour une qui peut l’aymer ? Une stupide pour une femme d’esprit ? Et quand il quitteroit le plus pour le moins, il a toûjours son excuse dans l’état de sa fortune, & la tranquilité de son ame luy doit, ce me semble, estre plus chere que la gloire de passer pour un homme constant, & n’avoir aucun plaisir. Voilà, poursuivit Emilie, ce que j’ay à vous dire pour tous les Clairvoyans que vous nommez Inconstans. Je voudrois pouvoir me dispenser d’examiner en détail la Piece admirable de Clitandre, mais je me vois obligée de luy montrer, que bien loin de confondre mes raisons, elle ne peut pas seulement confondre ma Chanson. Où peut-on prendre des pensées aussi bizarres que celles dont elle est composée, & qui peut concevoir qu’un homme qui aimeroit une Belle Inconstante, seroit capable d’imiter cette humeur pour affecter une sympathie inutile dans son amour ? Je ne sçais de qui il veut parler, mais aprés avoir dit que l’Inconstance est un grand défaut, il montre peu de bonne opinion du Cavalier dont il parle (puisque Cavalier y a) en l’accusant de cette imperfection dont tout le monde se deffend. Et supposé que ce Cavalier soit d’humeur Inconstante, il ne suit gueres le principe de vostre Autheur, qui dit que ceux qui en sont atteins (il en parle comme de la Peste) s’étudient à la cacher, puisque luy-mesme avoit fait son Portrait avec toutes les couleurs de l’Inconstance. Puisque selon luy le feu ne se combat point par le feu, & que l’Inconstance ne se détruit pas elle mesme, pourquoy ce Cavalier feignoit-il de la sympathie pour celle de sa Maistresse ? Dequoy luy servoit cette complaisance ? & pourquoy ne s’attachoit-il pas aux maximes d’Amoureux transis que vostre Auteur prend pour les siennes ? Que ne cherchoit-il les lieux écartez pour faire quelque beau Dialogue avec sa passion, ou pour parler de son amour aux Arbres & aux Cailloux ? Ah ! Madame, ne vous mocquez pas de ces innocens stratagêmes, dit Lycidas. Ce sont là les principales proüesses de ceux qui se piquent d’aimer, & cette langueur dont vous faites la Satyre, n’est pas toûjours inutile en amour. Je ne sçais, dit fort agreablement Arelise, si cette langueur peut produire de bons effets pour celuy qui la souffre ; mais si j’estois Galant d’une Femme, je ne voudrois pas que la mienne allast fort loin, & je n’en voudrois qu’autant qu’en demande ma Chanson. Comme elle chante merveilleusement bien, tout le monde la luy demanda, & aprés qu’elle eut pris la précaution que ce seroit sans interrompre Emilie, elle chanta ces paroles.

Quoy qu’en dise le nouvel Usage
Qui n’est plus que pour la belle humeur,
En Amour il faut de la langueur,
Mais je l’entends sur le Visage
Car elle sied mal dans le Cœur.

Clitandre qui est le plus étourdy de tous les Marquis, l’interrompit de deux ou trois éclats de rire. Eh ! Madame, dit-il, dequoy nous regalez-vous ! Fy, Dieu me damne, laissez cette Chanson pour les Comediens Italiens, c’est celle qu’ils chantent à leur Comedie du Vin Emetique. Vrayment, dit Melite, il me semble que cela est vray. Vrayment, répliqua Arelise, il n’y en a que l’air ; car si vous l’avez mieux écoutée que vous n’avez leu vostre Piece, vous verrez que le Vin Emetique n’a point de part à cette Chanson. Emilie la pria de continuer des Couplets qu’elle ne sçavoit pas, ce qu’elle fit ainsi.

Je sçais bien que cette Loy déroge
Aux maximes des nouveaux Galans
Mais un soûpir poussé bien à temps,
Peut faire avancer une Horloge
Qui ne sonneroit de long-temps.
***
Bien souvent les plus fiers regardent
Les pleurs qu’un Amant verse à propos,
Mais pour n’en avoir pas dans le dos
Pendant que ses yeux les hazardent,
Son cœur doit joüir du repos.
***
Qu’il dise que pressé de martyre
Il se va tuer, que c’en est fait ;
Quoyque son discours soit sans effet
Il est fort sage de le dire,
Mais il est un sot s’il le fait.

Voilà de beaux sentimens, dit Melite. Mon Dieu ! peut-on aimer un homme de cette humeur ? Il faut estre furieusement affamée d’Amans pour en souffrir qui ayent des sentimens si dégarnis de sens commun. Ces sentimens sont à la mode, répondit Arelise, en riant des expressions de Melite, il faut s’en prendre à l’humeur Françoise qui cherche la nouveauté en toutes choses, & presentement le bon sens est une garniture dont peu de personnes sont chargées. Il y en a tant dans cette Piece, dit Emilie, que j’ay lieu de conjecturer que son Autheur en est l’Antipode. Par exemple ! s’écria le Marquis, eh ! Madame par exemple ! Un exemple, morbleu, de ce que vous dites. L’exemple, répliqua-t’elle, est toute la piece en gros, & toutes les lignes en détail. L’on ne nous dépeint, dit-il, l’Amour aveugle, que parce qu’il nous bouche les yeux pour tout le reste du monde ; si cela estoit, il devroit avoir le bandeau à la main & non pas sur les yeux ; & si l’Amour nous bouche les yeux pour tout ce qui est hors de la personne que nous aimons, nous ne pouvons rien voir qu’elle, & par consequent il nous est impossible de devenir Inconstant. Voyez vous que cette contrarieté détruit ce grand défaut qu’il blâme. Je laisse la maniere d’écrire à part, & je m’en raporte aux Galans, si jamais on a écrit boucher les yeux dans un Billet. Il a raison cependant d’appeller l’Inconstance un tres-grand deffaut. Il n’y a point de Heros, de Roman qui ait poussé la Constance plus loin que luy, mais il y a cette difference entre les Heros & luy, que ceux là cherchoient à détruire leurs Rivaux par les Armes, & que celuy-cy est d’une humeur pacifique, qui s’applaudiroit de voir plusieurs Approbateurs de son choix, quoy que peut-estre il fust le dernier venu, & qu’il se fust reglé sur l’exemple des autres ; car à ce que j’en puis voir, son caractere est assez de croire qu’une personne est aimable quand il voit que plusieurs luy font la Cour ; & ainsi sans rien examiner davantage, je le crois d’humeur à s’embarquer vaille que vaille avec les autres. Ces sortes de Galans ont peu de satisfaction dans leurs engagemens ; mais comme ils ont l’esprit fort, ils se consolent quand ils sont supplantez, en disant qu’en ce siecle il n’y a point de Roses sans épines, & en se nourrissant d’une esperance qui n’a que leur facilité pour tout fondement. Cette extraordinaire patience est de bon exemple, & marque une défiance de son merite fort modeste, mais fort peu en usage. En voyez-vous beaucoup aprés vostre Autheur, qui puissent s’attacher à une Coquette qui exige un amour à l’épreuve des faveurs que l’on fait aux Rivaux ? En voyez vous dont la constance soit inébranlable jusqu’à pouvoir attendre qu’une Coquette soit ennuyée de mille Galans, pour luy demander quelque recompense ? Je souhaite, poursuivit Emilie, en soûriant & en rendant le papier à Clitandre ; je souhaite de bon cœur pour le prix de la belle Piece que je vous rends, que son Autheur puisse devenir amoureux d’une Coquette qui l’oblige à une constance aussi-forte que celle qu’il veut établir, & puisqu’il est d’humeur à attendre qu’une volage soit fatiguée de ses inconstances, je luy souhaite le bon-heur d’en trouver une qui vieillisse avant que de changer son humeur changeante ; alors je vous prieray de me le faire connoistre, ou de luy demander si l’on ne doit rien trouver d’agreable que dans l’objet que l’on aime, & si estant une fois rangé sous les loix de Cupidon, nous ne devons plus vivre que pour aimer. Toute la Compagnie rit de cette conclusion d’Emilie, hormis le Marquis & Melite, qui un moment aprés s’en allerent sans pouvoir pourtant s’empescher d’admirer l’esprit de la belle Emilie, qui quoy qu’elle n’eust jamais eu d’engagement avec personne, ne laissoit pas de parler si bien de l’amour, & d’approuver avec tant de grace la galante maniere de bien aimer, en faisant la Satyre des Amoureux transis, qui se morfondent par respect, & soupirent sous une fenestre, pendant que leurs Rivaux qui sçavent traiter l’amour comme il faut, s’entretiennent avec l’objet de leur passion.

Paraphrase sur le mot joüissez §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 278-285

PARAPHRASE
sur le mot joüissez.

 Feüilletez & refeüilletez
 Tous ceux dont les moralitez,
Ont voulu nous donner des Preceptes à suivre,
Vous ne trouverez rien dans leurs doctes Traitez
 Qui nous montre si bien à vivre,
 Que ce beau mot que vous vantez.
***
 En effet dans ce court voyage
 Que fait icy le Genre humain,
 Un pauvre mortel est-il sage
 S’il remet jusqu’au lendemain,
 Le seur & le present usage,
 Des plaisirs que le Souverain
 Luy fait trouver sur son passage,
Et dont l’heureux retour est aussi-peu certain
Que le nombre des jours qu’il a pour son partage ?
***
 Tu vis aujourd’huy sous la loy
 D’une Maistresse, & jeune & belle,
 Mais tu crains que demain sa foy
Ne puisse resister aux vœux qu’on fait pour elle.
Sur de pareils soupçons pour prendre tant d’éfroy,
Es-tu seur, insensé, que la Parque cruelle
Filera ce demain pour ta Belle & pour toy ?
L’avenir fort souvent en vain se fait attendre,
Tous les momens passez sont pour jamais finis ;
Et ces deux temps enfin, quoy qu’on puisse pretendre
Ne font ny bien ny mal à l’instant où tu vis,
Et si tu voulois croire aux Heros de jadis,
 L’Histoire te pourroit apprendre
 Que le bon-heur du beau Pâris,
Du jour qu’entre ses bras Helene se vint rendre,
Jamais à son égard ne perdit de son prix,
Par le dur souvenir, ou les jaloux soucis
Des plaisirs qu’avant luy l’Infidelle avoit pris,
Et de ceux qu’aprés luy la Belle devoit prendre.
***
Joüis donc du present en Sage possesseur,
Et pleinement content du bien qu’il te peut faire,
 Ne souffre jamais que ton cœur
 Fasse sa peine ou son bon heur,
 De ce qu’il craint ou qu’il espere.

Voicy une Plainte du Berger de Flore, à son Amy Damon, sur l’éloignement de cette Belle enjoüée, qui luy fournit les pensées des Enigmes du dernier mois.

 Diane helas ! s’en est allée ;
Ah la cruelle piece ? ah le malheureux jour ?
Belles Eaux, belles Fleurs, & vous, charmante Allée,
 Agrémens de mon doux Sejour,
Vous ne me touchez plus ; mon ame est désolée
 Par la douleur, & par l’amour.
***
 Trois jours d’une presence aimable
Font sur un tendre cœur un étrange fracas.
J’ay veu pendant trois mois cette Nimphe adorable,
 Juge, Amy, de mon embaras,
Je le trouve si grand, il est si déplorable,
 Que je ne me reconnois pas.
***
 Ne dis point qu’elle estoit malade,
Et qu’alors la beauté ne se fait pas valoir,
Une belle, en tout temps enchante & persuade,
 Quand on prend plaisir à la voir,
Il ne faut, cher Damon, qu’une amoureuse œillade
 Pour en établir le pouvoir.
***
 Le sien, par sa taille divine,
Commença dans mon cœur à se faire sentir,
Puis par son teint vermeil il prit tant de racine,
 Que je ne pus m’en garantir ;
Enfin son enjoüment propre à battre en ruine,
 Acheva de m’assujetir.
***
 Je l’aimay donc, je l’aime encore,
Et l’aime infiniment jusqu’à ses moindres traits ;
Mais que peut me servir, ô Dieux ! que je l’adore,
 Et que je pense à ses attraits ?
Cette belle a quitté la demeure de Flore ;
 Elle n’y reviendra jamais.
***
 N’importe, la douceur est grande,
De songer à l’objet qui nous à sceu charmer ;
C’est un tribut d’esprit, que l’amour nous demande
 Que la raison ne peut blâmer ;
Et ce qu’on trouve aimable exige qu’on se rende,
 Au panchant qu’on a de l’aimer.
***
 Malgré l’absence, & son martire,
Diane toûjours donc me sçaura sous sa loy,
On ne me verra point passer sous d’autre Empire,
 Deust-on m’y recevoir en Roy.
Reste à me consoler ; j’ay ce que je desire,
 Elle se souviendra de moy.
***
 Du moins sa parole engagée
M’a flatté mille fois de ce bien des absens ;
Mais helas ! les Marins la tiendront assiegée
 Et par l’esprit, & par les sens.
Ah ! c’est fait du Berger ; cette Belle éloignée
 Ne va plus penser qu’aux presens.
***
 Denué de toute esperance !
Il faut quitter le jour, la vie est sans appas ;
Si pourtant je mourois, les Marins par vangeance
 Pourroient rire de mon trépas.
J’aime mieux esperer, contre toute apparence,
 Que l’oubly n’arrivera pas.
***
 Mais quoy ? je suis tenté de prendre
Un parti different de celuy que je tiens ;
C’est d’éteindre le feu qui me reduit en cendre,
 Et de rompre tous mes liens.
La liberté vaut mieux, qu’un cœur vainement tendre,
 C’est le plus grand de tous les biens.
***
 Liberté, reprens donc ta place,
Mon humeur te rappelle, & c’est avec raison ;
Dans l’absence, l’amour n’a que mauvaise grace,
 C’est un transport hors de saison.
Belle Diane adieu. Vostre image s’efface,
Et mon cœur a par là trouvé sa guerison.

Les Pierides changées en Pies. Fable §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 285-289

Voicy deux Fables qui renferment les vrais mots des Enigmes de Novembre, dont l’un estoit la Pie, & l’autre l’Asne. L’Autheur de ces Fables est M. Lourdet, du quartier de la Place Maubert.

Les Pierides changées en Pies.
FABLE.

Si pour faire des Vers je n’estois pas un Cancre,
 J’écrirois, mais de la bonne ancre.
 (J’emprunte cecy de Poisson)
L’Histoire de Pierus & de chaque Pieride,
 Mais ne pouvant sur le beau ton
 Entonner si haute chanson,
 Je vous renvoiray chez Ovide,
 Ovide surnommé Nazon.
Cet Autheur vous dira dans ses Metamorphoses
 Sur cela de tres-belles choses ;
 Il y rapporte tout au long,
 Comme jadis en Macedoine,
 Avant qu’on connust aucun Moine,
Regnoit un Roy de fort grands revenus ;
 Je vous l’ay nommé, c’est Pierus.
 Ce Roy de sa Femme eut neuf Filles,
  Toutes neuf fort gentilles,
 Et comme Ovide nous le dit,
Croissantes en beauté, croissantes en esprit ;
 Et de l’esprit tant elles eurent,
  Qu’à la fin elles creurent,
  Sans contredit,
 Pouvoir bien deffier les Muses.
 Comme en effet ces pauvres buses
 Par des complimens du Pont-neuf,
 Dirent : Allons, neuf contre neuf,
Vous ne pouvez nous refuser, Mesdames,
 Voyons qui chantera le mieux ;
 Preparez vos plus belles games,
 Il arrivera l’un des deux ;
Où vous nous cederez l’une & l’autre Fontaine,
  Aganippe, Hyppocrene,
 Si nous gagnons dans ce Combat ;
 Où moy, comme aussi mes compagnes,
 Nous vous cederons les campagnes
 De Macedoine, dont l’éclat
 Pourroit charmer maint Potentat,
 Si nous perdons dans ce debat.
Au reste, vous pouvez alter voir chez Ovide
 Comment ce different se vuide,
 Je ne sçaurois tout rapporter
  Dans sa justesse ;
Je diray seulement qu’une seule Déesse
 Fut choisie afin de chanter ;
Calliope (c’estoit le nom de cette Muse)
Par ses belles Chansons bien-tost vainquit la buse
 Que l’on luy venoit d’opposer.
 L’autre par ses impertinences
Venoit contre les Dieux cent choses avancer,
 C’est à dire autant d’insolences ;
 Parquoy fut par ces mesmes Dieux
  La belle Mie
  Changée en Pie
 Avant que sortir de ces lieux ;
 Et ses bonnes Sœurs ses complices,
 Non moins qu’elle pleines de vices,
 Encoururent le mesme sort
 Pour elles pire que la mort.
 Se voyant en telles postures,
 Ces miserables Creatures
 Essayerent à qui mieux mieux,
 D’injurier encor les Dieux.
 Et tous les jours ces bestes folles
 Chez les Laquais font leurs Ecoles,
  Afin d’apprendre d’eux
Ce qu’au monde l’on dit de plus pernicieux ;
 Elles le repetent sans cesse
 A Baron, Marquis & Princesse,
  Croyant entre eux
 Rencontrer quelqu’un de ces Dieux
Elles pillent par tout, les pauvres & les riches,
 Croyant aux Dieux faire ces niches.

Le Divorce de la Lune & du Soleil §

Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’octobre 1685 (tome XXXII), p. 289-293

Le Divorce de la Lune & du
Soleil.
FABLE.

Par un jour que le blond Phebus,
A cause d’un grand heritage,
Venoit de toucher du quibus :
Je n’en voulois pas davantage,
Dit-il, pour me mettre en ménage.
Il avoit bien deux mille écus,
Enfin tant du moins que du plus ;
Il fut trouver Dame Diane,
Et luy dit : ma Sœur, Dieu me damne,
Nous sommes tous deux immortels,
Chacun nous dresse des Autels,
Mais à present la Destinée
Pretend que de nous l’Hymenée
En reçoive à son tour aussi ;
Je sçay toute vostre menée,
Vous vous plaisez ailleurs qu’icy
(Vous voyez que dans l’Empirée,
Maison magnifique & dorée,
Parloit nostre amoureux transi)
C’est ce qui me met en soucy,
Mais cela pourra se refaire ;
Pouvez-vous pas vous satisfaire
Sans abandonner ce lieu-cy ?
Chere Sœur, devriez-vous vous plaire
Autre part qu’avec vostre Frere ?
Faut-il qu’un vilain Polisson,
Un Gueux, un Pastre, Endimion,
Soit visité d’une Déesse,
Tandis que remply de tristesse
Loin de vous le pauvre Apollon
Demeurera ? Non, ma Sœur, non ;
Vous sied-il bien d’estre severe
Au plus beau des Dieux, vostre Frere ?
 Si je faisois tout ton soucy
Je t’aimerois, quoy ? … Signor-si,
Mais de te voir vingt-cinq Maistresses,
Qui toutes ne sont pas Déesses,
Cela me donne mille ennuis.
Thetis vous a toutes les nuits,
La jeune Hebé vous semble belle ;
N’est ce pas encore pour elle,
En faveur de ses beaux yeux doux
Qu’Hercule vous promet cent coups ?
Sans parler de la tendre Aurore,
De Daphné, Coronis & Flore ;
De plus, vous sçavez bien l’horreur
Qu’Hymen du Frere avec la Sœur,
Doit jetter dans tout homme sage :
Comment donc avez-vous le cœur
De me parler de mariage ?
Je ne ris point, c’est tout de bon ;
Je n’aime rien qu’Endimion.
Vous, vous pouvez voir vos Maitresses,
Leur faire de tendres caresses ;
Encore un coup, Sire Apollon,
Je ne cheris que mon mignon.
 Quoy donc, pour l’amour d’un Prophane,
Je suis méprisé de Diane ?
Non, sur le champ employant l’x,
Je jure par le Fleuve Styx,
Que ce témeraire maroufle,
(Ou bien j’y perdray ma pantoufle)
Par moy sera privé du jour
Pour oser nuire à mon amour.
Regarde dans cette vallée,
Ma Sœur, auprés de cette allée ;
Le vois-tu bien, ton cher Amant,
Pour tout autre que moy charmant ?
Si tu tardes à te résoudre,
Je m’envais le réduire en poudre ;
Je m’envais détacher exprés
Le plus aigu de tous mes traits.
Tu serois un veritable Asne,
Luy répond Madame Diane,
Estant Dieu, si contre un Mortel
Tu pouvois prendre le Martel ?
 Non, non, quoy que Diane die,
Je feray cette Tragedie ;
La farce aprés sera de voir
La triste Amante au desespoir.
 Diane demeure testuë ;
Tout aussi tost Phœbus se ruë
Proche Lathmos dans un Vallon,
Perce d’un trait Endimion.
Diane s’en depite & crie,
Et fait serment que de sa vie
Elle ne veut voir Apollon,
Qu’elle veut suivre Endimion.
 Aussi-tost la belle Pucelle,
Dans l’ardeur de voir son Amant,
Veut que ses chevaux on attelle.
Préparez qu’ils sont promptement,
Elle se couvre de ses voiles
Peur du Rhume, & prend ses étoiles ;
Ainsi bien-tost descend en bas
Où l’Amanticide n’est pas,
Sans vouloir que de sa lumiere
Desormais le traistre l’éclaire.
Ainsi toûjours il la poursuit,
Ainsi toûjours elle le fuit.

C. F. LOURDET,
du quartier de la Place Maubert.