1687

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17].

2017
Source : Mercure galant, décembre 1687 [tome 17].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17]. §

[Requeste des vieilles Fontaines de Paris contre les nouvelles] §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 7-13

 

Il est difficile que vous n’ayez entendu parler d’une Requeste des vieilles Fontaines de Paris contre les nouvelles. C’est une Ode Latine de Mr de Santeüil, Chanoine Regulier de Saint Victor. Tous ses Ouvrages sont si estimez qu’ils ne manquent pas de trouver des Traducteurs, mais, Madame, ce ne sont jamais des Traducteurs inconnus. Les plus grands Poëtes se font toûjours un plaisir de mettre ses Vers en nostre Langue, & vous n’en douterez pas quand vous sçaurez que Mr de la Monnoye, fameux par divers prix remportez à l’Academie Françoise, a fait la Traduction que vous allez lire.

A MONSIEUR
DE FOURCY,
PREVOST DES MARCHANDS,
Requeste des vieilles Fontaines de Paris contre les nouvelles.

Les Nymphes des vieilles Fontaines
Viennent, grand Magistrat, vous adresser leurs cris,
Heureuses, si vos soins vouloient rendre à leurs veines
Ces liquides tresors, qu’en recueilloit Paris.
***
 Helas ! nous sommes, disent-elles,
Contraintes de quitter nos arides Canaux ;
Tandis que dans ces lieux cent Naïades nouvelles,
Semblent, courant par tout, insulter à nos maux.
***
 Nos Fontaines ce sont nos larmes.
D’où vient ce changement ? quel est nostre fortfait ?
Déesses autrefois, Nymphes pleines de charmes,
 Il ne nous reste plus que des noms sans effet.
***
 Le Marbre loge nos rivales,
L’Illustre Pelletier leur bâtit des Palais,
Et les Muses encore à nostre honneur fatales
Ont ajoûté des Vers qui ne mourront jamais.
***
 Chaque Naïade a son domaine,
Sur la teste chacune a des fleurs à l’enuy,
Et chacune reglant le cours de la Fontaine,
Joüit en paix du bien qu’elle nous a ravy.
***
 L’une du poste à l’avantage,
L’autre vante aux passans le cristal de son eau,
De son urne à leurs yeux l’autre étale l’ouvrage,
Et leur fait admirer l’adresse du ciseau.
***
 Qui de nous, sans estre chagrine,
Peut voir par leur orgueil nos noms ainsi bravez,
Lors que connus à peine en leur propre origine
Les leurs brillent sur l’or superbement gravez ?
***
 Cependant nostre Onde inutile
Par des sentiers confus dans les Rochers se perd,
Et ce tribut flottant reservé pour la Ville
Arrose sans profit un sterile desert.
***
 Que la fortune est inégale !
Ce Magistrat jadis nous traita beaucoup mieux,
Qui pour nous attirer dans la Ville Royale,
Nous fit tailler en l’air un chemin spacieux.
***
 Vous, digne choix d’un grand Monarque,
À vostre premier rang si quelque égard est deu,
Daignez nous en laisser une eternelle marque,
En nous rendant l’éclat que nous avons perdu.
***
 Que si par vostre heureux suffrage
Le retour à nos eaux estoit ouvert icy,
Toutes feroient alors dans leur bruyant langage
Jour & nuit resonner le grand nom de Fourcy.

[Lettre curieuse] §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 13-27

 

Je vous envoye une Lettre qui a bien dequoy contenter les Curieux. Il y a des choses dans les sujets qu’elle traite, que vous serez bien aise d’apprendre.

LE BERGER DE FLORE
À MADAME …

Vous avez oüy parler en gros, Madame, des Tombeaux qu’on a découverts dans mon voisinage, & vous en desirez un plus particulier éclaircissement. Il m’est facile de vous le donner, j’ay eu la curiosité de les voir, & le soin de les examiner ; & je vay vous rendre compte de ce que j’en ay oüy dire, & de ce que j’en pense. Mr Perrel, Avocat du Roy à Bar-sur-Seine, faisant provigner une de ses vignes l’Hiver dernier, & ses Ouvriers creusant leurs fosses assez à fond, commencerent par hazard cette découverte, qui fut ensuite continuée par ses ordres. On a trouvé dans cette vigne, qui est à un bon quart de lieuë de Bar-sur-Seine, sur le panchant d’un costeau, neuf Cercueils de pierre, rangez trois à trois, de bout en bout, en travers de la vigne & du costeau, & vers le milieu, sans presque aucun espace vuide entre-eux, avec des murailles à leurs costez & à l’un de leurs bouts, & une grosse pierre faite comme un ancien Autel à l’autre bout ; le tout posé sur un fond de sable, & couvert de deux pieds de terre au plus.

J’ay vû cinq de ces Cercueils en leur entier, les autres ont esté rompus en les tirant de leur place, ou l’estoient déja. Ils sont d’une pierre blanche, meslée de petits brillans, tout aussi belle que si elle venoit de sortir de la carriere ; & quoy qu’elle soit assez tendre, elle n’a pas esté unie par l’Ouvrier, mais seulement ébauchée au marteau. Les Connoisseurs disent que c’est de la pierre de Ricey, qui n’est éloigné de là que d’une bonne lieuë ; & le mot de Ricey, Madame, comprend ordinairement les trois gros Bourgs de mesme nom, dont la reputation merite l’éclaircissement que je vous donneray, quand j’auray finy l’article des Cercueils. Ils estoient tous de mesme grandeur & de mesme figure, & ont dans œuvre cinq pieds & demy de long, un pied & demy de large, avec un pied de creux à l’un des bouts ; huit pouces de large & de creux à l’autre bout, & deux pouces d’épaisseur par tout. Leurs couvertures estoient de la mesme pierre & du mesme travail, figurées en rond par le dehors, & creuses de six pouces par le dedans ; mais toutes ont esté rompues, & l’on n’en voit que des morceaux, par où l’on juge de leur nature & de leur façon. Quant à l’Autel, il est en son entier, tout d’une piece, & de la mesme pierre seulement ébauchée. Il a quatre pieds & demy de long, vingt pouces de large, & quinze de hauteur. Il s’est trouvé des testes & des os dans tous ces Cercueils, avec de la terre qui y estoit sans doute entrée depuis la rupture de leurs couvertures ; mais rien de plus. Les morts à qui appartiennent ces restes, estoient tournez vers l’Orient, & avoient l’Autel à leur teste ; & c’est apparemment pour les tourner de la sorte, que les Cercueils avoient esté rangez, non pas du haut en bas du côteau, mais en travers, comme je l’ay observé. Ce côteau se nomme Devoye, & est du finage de Mesrey, Village autrefois l’un des Fauxbourgs de Bar-sur-Seine, d’une situation tres-belle & tres-avantageuse, sur le doux panchant d’une colline qui a l’Ourse d’un costé, & l’Arce de l’autre, avec la Seine à ses pieds, où ces deux premieres Rivieres se jettent en moins de mille pas de distance. Quelques-uns disent que le nom de Mesrey vient de Mesraim, l’un des Petits-fils de Noé ; mais les autres ne remontant pas si haut, peut-estre à cause de la difficulté de la preuve, se contentent de l’attribuer à Mithra, Dieu ou Déesse des Gaulois, comme ils attribuent celuy de Baleno, Village voisin, à Belenus, autre Dieu de nos Ancestres ; & ceux de Polisi, appellé Choiseuil depuis quelques années, & de Poliso, Terres du mesme voisinage, à Isis, & à Osiris, en joignant les noms de ces deux Divinitez au mot Pol, ou Polus, qui signifie Ciel ou residence. À quoy ils ajoûtent que Devoye s’exprimant en Latin par Deorum via, ou vicus, ce qui signifie en nostre Langue, la voye, le chemin, la Bourgade, ou la demeure des Dieux, il y a lieu de croire que ce côteau estoit un hospice ou une habitation des Dieux ; & que les corps que contenoient les Cercueils, avec l’Autel à leur teste, estoient celles de quelques petites Divinitez du pays ; mais en verité je ne pense pas qu’on leur doive faire tant d’honneur, & j’ay plus de panchant à me persuader, avec le Maistre de la Vigne, qui est homme d’esprit, que comme ce côteau produit du vin d’une bonté singuliere, il estoit seulement consacré à Bacchus. & aux Dieux de sa suite ; & que les morts des Cercueils n’estoient que quelques Sacrificateurs de ces Divinitez biberonnes, Druide ou autres. Et voilà, Madame ce que j’en sçay, & ce que j’en juge. Quant aux trois Bourgs qui portent le nom de Ricey, ils l’ont receu d’un Chef des Helvetiens, c’est à dire, Suisses, appellé Ric. Les Troupes qu’il commandoit estoient de trois differens Cantons. Elles inonderent nos Campagnes, & Cesar qui les repoussa, ayant permis à quelques-uns de ces peuples vaincus, d’habiter cette contrée, ils bâtirent trois grands Bourgs, qui sont ceux dont je vous parle. Ce que l’on croit de l’origine des Ristons, ou Ricelois, a de grandes apparences de verité, & confirme bien ce qu’on nous disoit dernierement de Bar-sur-Seine & de Bar-sur-Aube, que ces deux Villes assises sur deux Rivieres, estoient les barres ou barrieres des Heduens ou anciens Autunois, & les Ambo-Barriens ou Ambarriens de Cesar, contre le sentiment ordinaire de ses Interpretes. Jully-sur-Sarce, Village de ce voisinage, où sont les restes d’un ancien & fort Chasteau, qu’on attribuë à cet Empereur, aussi-bien que le nom de ce lieu, appellé en Latin Juliacum, aide encore à la mesme preuve. La montagne de Chaté, qui est à la veuë de Bussieres, Village voisin, & qu’on tient avoir esté un des Camps de Cesar, ne la fortifie pas peu ; & l’on peut dire encore que les Chemins Romains qui traversent ce pays de toutes parts, & les Medailles que l’on y rencontre, en sont de bonnes marques. Ce qui pourroit aussi faire croire que les Cercueils de Dévoye contenoient plûtost des corps de Romains, que des corps de nos Ancestres. Mais je me trompe, ce ne devoit estre ny des uns ny des autres, parce que les Gaulois brûloient les Morts, au rapport mesme de Cesar, & que les Romains mettoient à la bouche de ceux qu’ils enterroient, de petites pieces d’or, d’argent & de cuivre, pour payer à Caron le passage du fleuve d’Oubly, & enfermoient quelquefois des lampes ardentes avec eux, pour servir à leur conduite dans les tenebres de l’autre monde, & l’on n’a trouvé dans tous les Cercueils que des os & de la terre, suivant l’observation que j’en ay faite. Neanmoins on pourroit penser que comme les Romains brûloient par honneur quelques-uns de leurs Morts, les Gaulois par la mesme raison, enterroient quelques-uns des leurs, & que ceux des Cercueils estoient de ce nombre, & apparemment de quelque illustre famille de Bar-sur-Seine, qui avoit choisi sa sepulture dans sa Vigne, comme le bon Pere Abraham choisit la sienne, & celle de ses Enfans, dans son Champ. Mais c’est trop, Madame, entretenir de morts & de sepulchres une Personne comme vous, qui est dans le plus bel âge de la vie. Agréez donc que je change de discours, & que, &c.

Portrait du pur Amour, À l’insensible Amarillis §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 33-53

 

Vous avez raison de plaindre ceux qui font leur bonheur d’aimer. L’inconstance, l’infidelité, la perfidie, sont des suites si ordinaires de cette dangereuse passion, qu’on ne voit presque personne qui ne se repente de s’y estre abandonné, Mais si l’Amour étoit tel que l’a peint un excellent homme qui en a fait le portrait, je doute fort que vous voulussiez le condamner. Je vous laisse lire, & aprés cette lecture vous m’apprendrez quels seront vos sentimens.

LE PORTRAIT
DU PUR AMOUR,
À l’insensible Amarillis.

Le pur Amour est bien rare, belle Amarillis. Le moyen de vous en donner le portrait que vous demandez ? Ne sçavez-vous pas qu’on a passé en maxime, qu’il en est comme de l’apparition des Esprits ; tout le monde en parle, personne n’en voit. Si vostre cœur estoit aussi tendre que vostre ame est belle, vous trouveriez chez vous les plus beaux traits qu’il faudroit pour finir ce grand ouvrage ; mais par malheur pour l’Amour, vous n’en voulez connoistre que la peinture. Qu’en ferez-vous si vous n’aimez pas ?

Enfin je m’en vais vous le faire,
Ce portrait fidelle & sincere,
Vous le voulez, il y faut consentir ;
Mais l’Amour est un grand mistere,
En juge-t-on sans le sentir ?

Heureux l’Amant, belle Amarillis, qui sçaura vous apprendre à connoistre les defauts de cette peinture, & à trouver dans vos sentimens de quoy les reparer & la mieux finir. Jusqu’à ce que vous soyez plus amplement instruite sur cette matiere, il est bon en tout cas que vous sçachiez, que ce n’est pas icy qu’il faut chercher le brillant de l’esprit. Il n’en faut point dans les affaires du cœur, c’est un broüillon qui ne sert qu’à les gâter, il fait ordinairement beaucoup de Comediens ; de vrais Amans, point du tout.

 Défiez vous des Amans
 Qui se piquent de bien dire.
 Dans les tendres sentimens
 Qu’un sincere Amour inspire,
 Si l’on a de vrais tourmens,
 L’on se tait, & l’on soûpire.
Aux dépens de l’Amour sous de trompeurs appas,
L’Esprit se fait valoir, pousse de grands helas,
Entasse les Zephirs sur les Lis & les Roses ;
 Il dit mille belles choses,
 Mais le cœur ne les sent pas.

Ne vous y trompez donc pas, Amarillis, tout est plein de ces faux Amans qui parlent beaucoup, & ne sentent rien, & qui sans s’émouvoir de ce qu’ils disent, veulent voir jusqu’à quel degré d’émotion, & de sensibilité ils reduiront les cœurs qu’ils attaquent. Vous ne pourrez jamais bien les démêler, ces Comediens du tendre, que vous n’ayez esté vous-mesme veritablement attendrie. Voyez si vous seriez mal de sentir une partie de ce que je vous vais dire. Pesez chaque mot ; & consultez vostre cœur ; le mien s’accommoderoit de tout cela, s’il trouvoit avec qui faire de moitié, & de quelque chose de moins, si le commerce estoit avec vous. Quand l’Amour occupe une ame, il l’occupe toute ; il est pur, il est vif, il est agissant, il est spirituel comme elle, il touche le cœur sans le corrompre, il éleve l’esprit sans l’égarer. Content de soy-même, il se regarde, il se medite, il se contemple, & ne fait que cela. Plus il se connoist, plus il aime à se connoistre ; plus il s’examine, plus il a de plaisirs. C’est une circulation continuelle de sentimens, de reflexions, de desirs, de soy-mesme à son objet, de son objet à soy-même. Il en étudie les inclinations, il en recherche les beautez, il en démesle les simpaties, il en desire les felicitez, il en aime tout.

C’est un enchantement qui éleve l’homme au dessus de luy-mesme, qui luy découvre une vaste étenduë de biens & de plaisirs, inconnus à ceux qui ne sçavent pas aimer. Son imagination est toûjours remplie, toûjours contente, toûjours charmée. Son esprit est toûjours diverty, son cœur toûjours attendry. Plus il aime, plus il voudroit aimer, rien n’est plus vaste, plus piquant, & plus sensible que ses desirs, rien n’est plus delicieux que ses joyes, plus penetrant que sa tendresse.

Rien n’échape à sa curiosité, rien ne surprend sa vigilance, rien ne suspend son activité. S’il n’interrompt les affaires, il est au dessus ; par tout il trouve son objet, comme le Cadran son pole ; il le voit par tout, par tout il le cajole, sans cesse il l’admire, il le cherche, il le suit, il le contemple, il l’adore. Le plaisir de l’Amour, c’est l’Amour. Aimer pour aimer c’est le terme de l’Amour. De toutes les passions, de toutes les vertus, l’Amour est celle qui est la plus contente d’elle-mesme. Quand elle a produit l’Amour, elle a tout fait, & ne veut que cela. Qui demande plus, merite moins ; qui ne cherche que soy-mesme dans son amour, est indigne de celuy d’autruy, qui veut outrer les plaisirs, les perd. La débauche des sens est à l’Amour, ce que l’excés du vin est à la raison. Les voluptez les plus innocentes & les plus pures, sont les plus douces, les plus sensibles, les plus piquantes, & les plus longues.

Par tout où l’emportement des sens domine, l’Amour s’éteint, ou n’est qu’un faux amour qui usurpe les titres d’honneur qui ne luy conviennent pas. Il est fragile, il est injuste, il est volage, il est corrompu comme sa source. Les plaisirs du pur Amour sont d’un autre ordre ; plaire & charmer font toute sa joye.

Un cœur qui sçait aimer, ne sçait que cela, & sçait tout. Fixé sur son objet, il n’est que là, & il est par tout ; rien ne le trouble, rien ne l’étonne, rien ne le lasse, rien ne le dissipe, rien ne le dégoûte. Il s’éleve, il s’abaisse, il s’aneantit, il s’afflige, il se réjoüit, suivant les impressions de son objet ; c’est un Cameleon qui en prend toutes les couleurs.

Mais si l’on répond à sa sensibilité, si l’intelligence se forme entre deux cœurs, s’ils sont également touchez, s’ils sont tendres, s’ils sont fidelles, il n’y a rien de plus piquant que leurs plaisirs, & tels que mon idée me les represente, je n’en conçois point de pareils, car pour l’experience, à moy n’appartient, Amarillis, de l’avoir euë ; vous m’en direz des nouvelles si vous y parvenez Voicy cependant comme je m’imagine que doivent estre les sentimens dans un si doux commerce.

Deux cœurs bien touchez & bien unis, se trouvent par tout. Dans l’absence tout parle d’eux, dans le silence tout parle pour eux. Plus leurs plaisirs sont inconnus, plus ils sont sensibles ; moins on devine leurs joyes, plus elles croissent.

En compagnie ils ne comptent qu’eux, tout est absent pour eux, ils s’entendent, ils se devinent, ils s’expliquent. Leur attention est fidelle, leur intelligence est fine, tout ce qui ne dit rien pour les autres, parle pour eux. L’amour couvre la personne aimée de mille chiffres ; mille gens les voyent, un seul en a la Clef ; un coup d’œil, un geste, un sousrire, un soûpir, tout cela dit beaucoup à qui sçait l’entendre. Les plus petits signes sont de longs discours, qui charment, qui entretiennent, qui occupent ; mille soins invisibles réüssissent, engagent, plaisent, mille desirs secrets enflâment.

Il y a dans le commerce des vrais Amans une langueur sans tristesse, une inquietude sans chagrin, un transport sans emportement, un trouble sans agitation, une resverie sans distraction, des plaisirs sans douleur, des soûpirs sans amertume, des fureurs sans desespoir. Tout ce qu’ils sentent ne se sent que par eux ; ils sont dans le monde comme si le monde n’estoit fait que pour eux ; leur amour est une extase qui les éleve, qui les enchante, qui les ravit ; il leur fait des images qui representent tout ce qu’ils veulent, qui disent tout ce qu’ils pensent, qui expriment tout ce qu’ils imaginent.

C’est une seconde ame, une double vie ; les soûpirs de l’un font mouvoir le poulx de l’autre. C’est un air celeste dont l’influence agite ses pensées, enflâme ses desirs, redouble sa tendresse ; c’est une harmonie qui fait tres-saillir les ames, qui les captive, qui les enchante.

Le nom de la personne aimée est comme le mot du guet du cœur. Par tout où l’on le prononce, il s’émeut ; il s’arreste, il se plaist ; il le repete en secret, il luy forme un portrait en un instant ; le son de sa voix est une simphonie melodieuse ; en frappant l’oreille il donne au cœur, quand il l’entend il n’entend que cela ; tout ce qu’on dit de grand du merite des personnes excellentes, on le voit, ou l’on croit le voir dans celle qu’on aime ; l’Amour est comme la Manne, il a tous les goûts.

Deux personnes qui s’aiment ne peuvent imaginer d’autre joye ny d’autre felicité que dans leur amour, hors de là ils ne découvrent qu’un neant affreux. C’est une immensité de bonheur, qui couvre toute sorte de miseres. Les pensées naissent l’une de l’autre, leur source ne tarit jamais, elles ont toûjours la grace de la nouveauté. Rien n’est si vaste, rien n’est si fecond. Leurs paroles sont des effets, leur cœur est dans toutes leurs actions, l’amour est à leur ame ce que la lumiere est à la veuë. C’est le bon sens de la volupté, le chef d’œuvre de la raison, le beau jour & la serenité de l’ame. Il en est de l’Amour comme du Printemps, tout y fleurit jusqu’aux épines, c’est la plus insatiable de toutes les passions, plus on a d’amour plus on en voudroit avoir, c’est la grande affaire du cœur ; qui la fait bien, sçait tout faire. Mais je vous l’ay dit, Amarillis, on en trouve quelques copies ; des originaux, point du tout.

[Le faux Noble. Conte] §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 100-109

 

Le Conte qui suit, est écrit de ce stile aisé qui vous plaist tant. Ainsi je ne doute point que vous ne preniez plaisir à le lire. L’Auteur qui cache son nom, doit estre content de son Ouvrage.

LE FAUX NOBLE.

 La Noblesse fait bien des foux,
 Tirsis, l’Histoire en est remplie.
 Combien en voit-on parmy nous
 Entestez de cette folie ?
 Autrefois la seule vertu
Faisoit le vray merite & distinguoit les Hommes ;
 Mais son empire est abbatu,
La richesse ennoblit dans le Siecle où nous sommes.
 Un si honteux renversement
 Merite bien qu’on moralise,
 Plusieurs l’ont fait, mais vainement,
C’est une erreur que l’argent authorise ;
 Quand contre cet abus Apollon parleroit,
 Aujourd’huy le monde en riroit.
 Laissons-le donc sans en rien dire,
 Et pourquoy m’en embarrasser ?
Chacun en pensera ce qu’il voudra penser,
 Pour moy, Tirsis, j’en pretens rire.
 Qui ne riroit de voir la vanité,
 D’un Noble né dans la roture ?
 C’est une plaisante avanture ;
Il veut, quoy qu’il en coûte, estre de qualité.
 Ce Fat est né d’un certain homme
 Qui s’engraissa mettant somme sur somme.
Son Fils enflé d’un bien peut-estre mal acquis,
 S’imagina que sa richesse
 L’éleveroit à la Noblesse,
 Il parut d’abord en Marquis.
 Il vouloit cacher sa naissance
 Par l’éclat & par la dépense.
Il méprisoit Voisins, Parens, Amis,
 Et par son bien se croyant tout permis
Affectoit en tous lieux une sotte arrogance.
Oubliant la bassesse où l’avoit mis son sang,
Il se mestoit parmy les gens de rang,
 On connoissoit sa maladie.
Il faisoit le plaisir des personnes d’esprit,
 Qui s’en donnoient la Comedie.
 Certain Gentilhomme le vit,
 Connut son foible, & s’en servit.
 Voilà mon fait, la proye est prise,
C’est ce qu’il faut, dit-il, à des gens comme moy.
Le Gentilhomme estoit Noble comme le Roy,
 Mais aussi gueux qu’un rat d’Eglise.
D’ailleurs jeune, bien-fait, tres-heureux en amour,
 D’une humeur polie & coquette ;
 Aussi sçavoit-il plus d’un tour,
 Pour mettre à profit la fleurete.
Il avoit sceu toucher mainte Dame bien faite,
 Plusieurs Maris s’en estoient plaints.
 Ce Galant tel que je le peins
 Fit bien valoir cette folie.
Le Roturier est riche, il a femme jolie ;
 Le Noble ne cherchoit pas mieux,
 C’est ce qui fait le plaisir de la vie,
 Et ce qu’on trouve en peu de lieux.
 D’abord nostre Galant s’occupe
 À flater son illusion,
 Et pour bien prendre cette duppe
 Il luy fit voir que son extraction
 Estoit illustre & tres-antique,
Qu’il l’avoit veu dans certaine Chronique ;
Moy-mesme, luy dit-il, je vous en suis garant.
 Alors il luy fit une Histoire
 Plus obscure que le Grimoire,
Et luy prouva qu’il estoit son Parent.
Ah ! je le sentois bien, dit le Visionnaire,
 En embrassant le fin matois,
 Mon cœur m’a dit plus de cent fois
 Que je n’estois pas du vulgaire.
 Depuis il ne le quittoit pas,
 Il le suivoit comme son ombre,
 Il luy donnoit de bons repas
Et si souvent qu’on n’en sçait pas le nombre.
 Toûjours quelque petit present ;
 Le Noble, pour luy complaisant,
 Parvint enfin à voir sa femme.
 Elle estoit belle, elle luy plut,
  D’abord il resolut
 De s’attacher prés de la Dame ;
Tout paroissoit aisé dans un projet si doux,
 Le Mary n’estoit point jaloux,
 La Dame estoit jeune & coquette,
 Et n’estoit guere satisfaite
 De l’humeur de son sot Epoux.
 Il entretint souvent la Belle,
Soûpira quelque-temps d’un air plein de langueur,
 Parla d’amour, promit d’estre fidelle ;
La Belle en fut touchée & luy donna son cœur.
 Elle fit bien de ne se pas deffendre,
Car pourquoy rebuter un Galant jeune & tendre ?
 Elle avoit du discernement
 Et se connoissoit en merite.
 En luy rendant visite sur visite,
On ne sçait pas ce qu’en obtint l’Amant,
 Mais il est seur que dans le voisinage
La chose fit éclat, le monde en murmuroit.
L’Epoux qui chaque jour voyoit le badinage
 Estoit le seul qui l’ignoroit.
 Certain Parent sage & sincere
L’alla trouver chez luy, luy déclara l’affaire,
 Luy parla ferme & luy trancha le mot.
Ignorez-vous, dit-il, ce qu’on dit dans la Ville,
 Et voulez-vous passer pour sot ?
 Ne vous échauffez pas la bile,
 Interrompit le Fat tranquille,
Je sçay ce qu’on veut dire, & n’en suis pas surpris ;
Le Peuple est une beste, & ces petits esprits
 Ne sçavent pas que la Noblesse
 Ne commet jamais de bassesse.
Je connois mon Cousin, il est trop genereux,
 Son sang luy donne une belle ame.
 Quoy qu’on dise, il peut voir ma femme,
Un homme tel que luy n’est guere dangereux.
Fort bien, dit le Parent, malgré vostre naissance
Ce cher Cousin sur vous répand sa qualité,
 Vous luy devez de la reconnoissance,
Et vous ne sçauriez mieux payer la parenté.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 198-199.

Je ne vous dis rien à l'avantage de l'Air nouveau que je vous envoye ; vous en connoistrez les beautez en le chantant.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Climene me manque de foy, doit regarder la page 199.
Climene me manque de foy,
L'ingrate a changé, je le voy,
Tout me dit qu'elle est infidelle.
Je n'ay, pour m'en vanger, qu'à faire un autre choix,
Mais en vain je vivrois sous de plus douces Loix,
Puis-je estre heureux, si je ne vis pour elle ?
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Eglogue §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 199-205

 

On est bien malheureux en aimant quand on ne sçauroit se dégager, & qu’on n’a que des rigueurs à attendre. Ce triste estat est fort naturellement dépeint dans les Vers qui suivent, & vous plaindrez sans doute le trop amoureux Tircis que de longs mépris ne rebutent point.

EGLOGUE.

Vous qui n’avez pas une ame
À l’épreuve du mepris,
Gardez qu’elle ne s’enflâme
Pour la fiere Amarillis.
Quand on aime cette Belle,
Que peut-on attendre d’elle,
Si pour le tendre Tircis
Elle est toûjours si cruelle,
Qu’au plus fort de sou tourment
Il n’ose à cette inhumaine
Faire connoistre sa peine
Par un soûpir seulement ?
Estime, respect, tendresse,
Tout l’offense, tout la blesse,
Tout ce qui vient à sa Cour
Sous l’Etendart de l’Amour,
Est receu d’un air severe,
Et le Berger a beau faire,
Elle le verra mourir
Sans se laisser attendrir.
Une ardeur sans esperance
Doit signaler sa constance.
Le malheureux ! il voit bien
Ce qu’il faudra qu’il endure,
Mais une Amour sans mesure
Ne s’épouvante de rien
Qu’Amarillis soit contente,
Que tout réponde à ses vœux,
Cet Amant qu’elle tourmente
Se croira toûjours heureux.
Dans l’excés de sa tendresse
Nul autre soin ne le presse ;
Il voudroit dans son transport,
Il voudroit pour la Cruelle,
Souffrir cent fois une mort,
Qui la dust rendre immortelle.
S’il falloit, pour couronner
Ce cher objet de ses peines,
S’aller mettre dans les chaisnes
Nuls supplices, nulles gesnes
Ne le pourroient étonner.
Cependant, est-il possible ?
Amarillis insensible
Voit ces discretes langueurs,
Sans moderer ses rigueurs.
La crainte respectueuse
De ce fidelle Berger,
Sa tendresse ingenieuse
Qui ne cesse de songer
À ce qui peut l’obliger
Rien ne la sçauroit changer.
Toûjours fiere, & serieuse
Elle prend soin d’éviter
De le voir, de l’écouter :
Elle joüe avec Acante,
Et rit avec Licidas ;
Mais si Tircis se presente,
À tout autre complaisante,
Elle ne l’écoute pas.
De cette injuste malice
Quand pour demander justice
Il cherche de toutes parts
À rencontrer ses regards ;
L’inhumaine prevenuë
Du dessein de cet Amant,
Ménage si bien sa veuë,
Qu’il la cherche vainement.
Lors qu’il vient sur sa Musette,
La plus douce du Hameau,
Entonner un Air nouveau,
Affectant d’estre distraite,
Elle écoute avec Lysette
Quelque grossier Chalumeau.
Quand il danse à quelque Feste,
Tout s’approche, tout s’arreste ;
Elle seule avec dédain
S’éloigne, tourne la teste,
Et le trouve trop badin.
Combien de Fleurs répanduës
À sa porte sous ses pas,
Soins inutiles, helas !
Ce ne sont que fleurs perduës,
L’ingrate ne les voit pas.
Dans cette rigueur extrême,
Conserver pour ce qu’on aime
Toûjours le mesme panchant,
Est-il rien de si touchant ?
Ce transport inconcevable
Dans un Siécle si gasté,
Est d’un prix inestimable,
Et cette fiere Beauté
N’en verra point de semblable.
Trouve-t-on beaucoup d’Amans
À l’épreuve des tourmens
D’un si cruel esclavage ?
Et toutefois le Berger,
Bien loin de se dégager,
Voudroit souffrir davantage,
Pour signaler chaque jour
Sa tendresse & son Amour.

Cette Eglogue est de Mr Magnin, & je vous l’envoye, non seulement parce que c’est un ouvrage tres-digne de son Autheur, mais parce que vous aimez tout ce qui est pastoral.

[Sur le recueil d’églogues de Fontenelle]* §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 205-207

 

Ainsi je croy vous donner une agreable nouvelle, en vous apprenant que j’espere vous envoyer au commencement de l’année, le recueil d’Eglogues de Mr de Fontenelle, dont je vous parlay quand je vous fis part du portrait de Clarice, qui a paru à tout le monde d’une nouveauté si singuliere. Ces Eglogues qui ont esté veuës de quantité de personnes d’esprit, sont extremement estimées, & tout ce que la Vie champestre peut offrir d’idées qui touchent, s’y trouve dépeint d’une maniere simple & naturelle, qui ne laisse pas d’avoir toute la beauté qu’on peut souhaiter dans ce genre de Poësie. L’Autheur y joint un Traité fort curieux sur la nature des Eglogues, & parle de tous ceux qui en ont fait, en commençant par Theocrite. Vous sçavez comment il écrit en prose. C’est un stile aisé, qu’il trouve toûjours moyen de rendre agreable, mesme dans les choses les plus serieuses.

L’Asne et l’Avare §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 223-225

 

Voicy une Fable dont la moralité peut faire rentrer beaucoup de gens en eux-mesmes. Le dessein en est tiré des Emblêmes d’Alciat.

L’ASNE ET L’AVARE.

 Un Asne portoit sur son dos
 Quantité de friands morceaux,
 Du gibier de toute maniere,
Tout ce qu’il faut enfin pour faire bonne chere.
 Comme il alloit son grand chemin,
Et que de son fardeau le poids assez honneste
Chez luy, par le travail eut excité la faim,
À ses yeux un chardon se fuit voir & l’arreste.
 À cet aspect il redresse la teste,
 S’avance, & le devore enfin.
Un Avare, homme riche autant qu’on le peut estre,
 Voyant qu’un si maigre repas,
À pour son appetit de si touchant appas,
Tandis que sur son dos l’Animal fait paroistre
 Tant de mets des plus délicats,
D’un si bizarre sort se prend à rire, éclate ;
Mais l’Asne, qui pretend ne luy ceder en rien,
De quelque heureux destin que ton esprit se flatte,
Ton sort n’est pas, dit-il, fort different du mien,
 Et toûjours malheureux esclave
Des biens qu’avec travail tes mains ont amassez,
Content de voir briller tes Loüis entassez
Tu n’as pour tout regal qu’une méchante rave.

[Sur le livre de Bouhours De la manière de bien penser dans les Ouvrages d’esprit suivi d'un Madrigal]* §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 230-231

 

Le Pere Bouhours, qui écrit toûjours d’une maniere si juste, aprés nous avoir donné des Remarques nouvelles sur la Langue, dans lesquelles on trouve de seurs éclaircissemens sur plusieurs doutes qu’on pourroit avoir, a bien voulu nous apprendre la maniere de bien penser dans les Ouvrages d’esprit, en faisant paroistre un Livre excellent de sa façon qui porte ce titre. Je n’entreray point dans le détail des beautez qui s’y rencontrent, la voix publique vous en instruira. Je vous diray seulement que cet Ouvrage, qui est estimé de tout le monde, a donné lieu à ce Madrigal.

 Bouhours, par tes divins écrits
 Nous devrions avoir appris
L’Art de parler avec délicatesse,
 Et de penser avec justesse
 Mais que te sert-il d’expliquer
 Dans mille leçons agreables
D’un Ouvrage parfait les regles veritables ?
Donnes-tu ton secret pour les bien pratiquer ?

[Histoire] §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 231-256

 

Quoy qu’il soit fort dangereux de trop écouter l’amour, il faut quelquefois s’y abandonner pour vivre heureux, & un peu d’égarement est favorable aux cœurs qu’il prend soin d’unir. Un Cavalier à qui son esprit & ses manieres donnoient dans le monde une reputation avantageuse, fut touché de la beauté d’une jeune Demoiselle, qui n’ayant encore que quatorze ans, ne laissa pas de luy inspirer une passion tres-forte. Il la vit, il luy parla, & ne trouvant rien en elle qui n’augmentast son amour, il la demanda en mariage. Le Pere & la Mere receurent cette proposition avec plaisir. Ils convinrent des articles, & tout estoit prest d’estre signé, lors qu’un differend de Famille qui survint, les obligea de changer de sentiment. Ils firent prier le Cavalier de ne plus venir chez eux, & quoy qu’il pust faire pour les adoucir, l’aigreur qui les animoit leur fit protester si hautement que jamais ils ne consentiroient à ce mariage, qu’aprés avoir tenté inutilement divers moyens pour le faire réussir, il perdit enfin toute esperance. Cette rupture causa aux Amans une douleur qui ne se peut exprimer, & ce qu’ils se dirent de touchant dans deux entreveuës secretes qu’ils vinrent à bout de se ménager, laissa dans l’un & dans l’autre une impression d’amour que le temps n’effaça point. La Mere qui s’apperceut de ces rendez-vous, y mit si bon ordre qu’ils ne purent plus se voir. Elle ne perdit point sa Fille de veuë, & le Cavalier que le chagrin accabloit, chercha à le dissiper en voyageant. Il passa plusieurs années hors du Royaume, & pendant ce temps il se presenta divers Partis pour la Belle. Comme sa beauté estoit soûtenuë d’un veritable merite, chaque Pretendant luy offroit des avantages qui devoient l’accommoder, mais il leur manquoit à tous ce je ne sçay quoy qui l’avoit frapée dans le Cavalier, & elle aima mieux demeurer libre, que de s’engager sans estre contente. Six ans se passerent sans que ce premier Amant, qui n’avoit quitté le Royaume, que pour s’arracher l’amour qu’il avoit pour elle, luy eust fait sçavoir ce qu’il estoit devenu. Elle le croyoit toûjours dans quelque Cour Etrangere, & les idées qu’elle en conservoit, s’estoient assez affoiblies pour l’empescher de penser à luy, ou du moins d’y penser comme à un homme avec qui elle deust jamais rentrer dans aucun engagement. Les choses estoient en cet estat, lors que sa Mere estant un jour chez une de ses Amies, où elle l’avoit accompagnée, fut obligée d’en sortir peu de temps aprés pour une affaire pressée dont on estoit venu luy donner avis. Comme il n’y avoit aucun temps à perdre, & qu’il eust esté inutile de la mener en un lieu où elle n’eust fait que s’ennuyer, elle la laissa chez son Amie, qui se chargea de la renvoyer le soir. Le Mary de cette Amie estant revenu, conta quelques douceurs à la Belle, & lors qu’il fut temps de la remener, il se souvint qu’en rentrant chez luy, il avoit veu dans la ruë le Carosse d’un de ses Amis qui estoit dans une maison voisine. Il l’alla trouver dans cette maison pour emprunter son Carosse ; & luy ayant dit que c’estoit pour une tres-jolie personne, cet Amy, sans luy demander son nom, fut curieux de la voir, & il le suivit pour estre de la partie, si on vouloit le souffrir, ou pour demeurer auprés de sa Femme, en attendant qu’il fust revenu. Jugez quel fut l’étonnement de la Belle, lors qu’en les voyant entrer, elle reconnut celuy qu’elle avoit aimé si tendrement, & dont il y avoit plus de six ans qu’elle n’avoit entendu parler. Le Cavalier fit paroistre une joye inconcevable, & le Mary, & la Femme, qui n’avoient rien sceu de ce qui s’estoit passé entre eux, ne les connoissant que depuis fort peu de temps, furent tres-surpris d’apprendre qu’ils avoient esté sur le point de s’épouser. Cette rencontre que le hazard avoit faite, leur parut un coup du Ciel. Ils dirent que puis qu’ils s’aimoient encore, comme le plaisir qu’ils marquoient de se revoir le faisoit assez connoistre, il falloit songer à renoüer cette affaire, & leur offrirent tout ce que leurs soins y pourroient contribuer. La Belle leur répondit que la division s’estant toûjours augmentée entre leurs Familles, il n’y avoit aucune apparence qu’on pust remettre les choses au premier état, & que la moindre proposition qu’on en feroit, y apporteroit de nouveaux obstacles qu’ils ne pourroient surmonter. Ainsi il fut arrêté qu’ils se verroient en secret chez cette Amie, jusqu’à ce que le temps leur eust appris ce qu’il y auroit à faire pour asseurer leur bonheur. Ils se virent plusieurs fois, & leur amour se fortifia de telle sorte, qu’ils se promirent, quoy que l’on pust faire, de n’estre jamais que l’un à l’autre. Cependant le Pere & la Mere de la Belle ayant sceu que le Cavalier estoit de retour, luy firent de nouvelles défenses de n’avoir jamais aucun commerce avec luy, Elle répondit sans hesiter qu’elle ne se souvenoit pas mesme de son nom, & éloigna les soupçons qu’ils auroient pu former d’elle, par l’extrême indifference qu’elle leur marqua. Quelques jours aprés elle en parla à la Dame qui favorisoit sa passion, & on tint conseil sur ce qu’il falloit resoudre. Le Mary y ayant esté appellé, leur proposa un mariage secret, & la Belle qui estoit déja toute gagnée par l’amour, n’eut pas la force de s’y opposer. Elle comprit que l’on pouvoit s’obstiner à ne pas permettre un mariage qui estoit à faire, mais que quand il estoit fait, il arrivoit rarement que l’on cherchast à le rompre. On prit des mesures, & malgré le manque de formalitez, on trouva un Prestre qui les maria sur le témoignage du Mary & de la Femme. Ce qu’il y eut de particulier, c’est que la Mere que la haine qu’elle avoit pour la Famille du Chevalier, n’empeschoit pas d’estre fort devote, ayant appris de sa Fille qu’elle avoit envie d’aller le lendemain à une Eglise un peu éloignée, où il y avoit quelque devotion particuliere, l’y voulut accompagner. C’estoit où le mariage devoit estre fait. La Dame qui avoit la confidence, ayant esté avertie de cet obstacle, ne changea point de dessein. Elle se trouva comme par hazard dans cette Eglise, & estant venuë saluer la Mere, elle la pria, puis que la rencontre luy estoit si favorable, de luy vouloir bien donner sa Fille pour luy aider à choisir quelques étofes, luy promettant qu’elles viendroient la rejoindre avant qu’elle eust finy toutes ses prieres. L’Amie obtint la permission qu’elle demandoit, & sortit avec la Fille. Elles rentrerent aussi-tost par une autre porte de l’Eglise, & se coulerent dans une Chapelle où le rendez-vous estoit donné. Le Chevalier & le Mary de la Dame les y attendoient avec le Prestre. La Chapelle fut fermée ; elle estoit bien close, & on ne pouvoit y estre veu. Si tost que le mariage eut esté fait, elles allerent reprendre la Mere, qui ramena sa Fille chez elle, en parlant d’étoffes qu’il falloit venir chercher plus à loisir, parce que la crainte de la faire trop attendre ne leur avoit pas permis d’en examiner un assez grand nombre. Le Cavalier fut charmé de son bonheur. La difficulté de voir une aimable Femme qu’il aimoit plus que soy-mesme, luy en rendoit le plaisir plus piquant & plus sensible. Il estoit Mary & Amant tout à la fois, & les privileges de l’un se trouvoient assaisonnez de tout ce qu’ont de plus vif les desirs de l’autre. On n’eut aucun soupçon de ce mariage, & le secret fut entierement gardé, quoy que la Belle eust esté forcée de le découvrir à une Femme de Chambre qui luy estoit necessaire, ou pour sortir avec elle quand quelque pretexte luy donnoit occasion de voir son Mary, ou pour l’envoyer de temps en temps en un lieu particulier, où il estoit convenu qu’elle auroit toûjours de ses nouvelles. Les choses seroient encore demeurées en cet estat sans un incident qui l’obligea de parler. Le Cavalier conclut une affaire qui luy estoit fort avantageuse. Il falloit payer une grosse somme, & il eut besoin de deux cens Loüis pour la fournir. La Belle qui le vit dans quelque embarras, chercha les moyens de l’en tirer. Son Pere avoit beaucoup d’argent inutile, & il luy avoit montré plusieurs fois un sac remply de Loüis, à quoy il ne touchoit point, & qu’il destinoit pour son mariage. Elle engagea la Femme de Chambre à prendre dans sa poche la clef de son Cabinet aprés qu’il seroit couché. Elle le fit, la Belle entra dans le Cabinet, & prit les deux cens Loüis dont elle crut que son Pere ne s’appercevroit au moins de long-temps. Un mois s’estoit à peine passé, que l’envie d’ajoûter encore cent autres Loüis à cette somme, luy fit compter son argent. Ayant trouvé qu’il luy en manquoit deux cens, il fit grand bruit sur le vol, & soupçonna d’abord la Femme de Chambre, parce qu’il n’y avoit qu’elle qui eust pû prendre la clef de son Cabinet. Un Laquais qu’elle avoit fait maltraiter pour quelque friponnerie, rapporta qu’il n’y avoit pas long-temps qu’il avoit entendu ouvrir le Cabinet de son Maistre pendant qu’il estoit couché. Ce fut assez pour luy faire croire qu’elle estoit coupable. Il la fit mettre en prison, voyant qu’elle persistoit toûjours à nier, quoy qu’il luy eust promis de luy pardonner, pourveu qu’elle luy rendist les deux cens Loüis. On l’interrogea trois ou quatre fois, mais sans luy faire avoüer aucune chose, & enfin on luy fit connoistre que la déposition du Laquais estoit suffisante pour la faire mettre à la Question. Elle changea de couleur, & fut si épouvantée de cette menace, que non seulement elle declara que sa jeune Maistresse avoit pris l’argent qu’on demandoit, mais encore qu’elle s’estoit mariée secretement. Le Pere surpris ne sceut que s’imaginer. Il tint d’abord la chose impossible, mais les circonstances qu’elle expliqua, parurent si positives, qu’il commença de craindre qu’elle n’eust dit vray. Il alla trouver sa Fille, la pressa de l’éclaircir sur ce mariage, & remarquant qu’elle estoit tremblante & toute interdite, il entra contre elle dans une telle fureur, que si elle n’eust trouvé moyen de s’échaper, elle eust esté en peril d’en porter les marques. Elle se sauva chez son Mary, qui ne croyant plus devoir garder le secret, envoya un homme d’un rang distingué pour apaiser son beau-Pere. Cet homme qui avoit beaucoup d’esprit, & que chacun estimoit pour sa prudence, luy representa que ce mariage devoit avoir esté arresté au Ciel, puis qu’il s’estoit fait aprés que les deux Amans avoient esté separez plus de six années. Il répondit tout transporté de colere qu’il le feroit rompre, & qu’il en sçauroit trouver les moyens. Cela estoit fort aisé, puis que les formalitez n’y avoient pas esté observées. Celuy qui prenoit les interests de son Gendre, ne fit cesser ses emportemens qu’en disant qu’ils estoient justes ; mais enfin il menagea son esprit avec tant d’adresse qu’il tira parole, qu’avant que d’en croire son ressentiment, il prendroit avis de sa Famille. Ce Pere affligé le fit, & il assembla tout ce qu’il avoit d’Amis. Ils le plaignirent de ce que sa Fille s’étoit oubliée jusques au point de disposer d’elle-mesme malgré luy, mais ils le prierent en mesme temps d’examiner ce que peut une violente passion sur une jeune personne. Quoy qu’elle fust extremement condamnable, elle estoit toûjours sa Fille, & il ne pouvoit rien faire contre elle qui ne tournast à sa honte. Un motif de conscience se joignit à ces raisons. Ce mariage approuvé réünissoit deux Familles, & le plus avantageux estoit de ne faire aucun éclat. On le fléchit, & il pardonna. La Femme de Chambre sortit de prison. Le mariage, quoy que déja fait, fut celebré de nouveau dans toutes les formes, & on n’en vit jamais un, où il y eust ny plus d’union, ny un bonheur plus parfait.

[Etablissement de l'Opera à Lion] §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 280-282

 

Il y a quelques années que je vous parlay de l'établissement de l'Opera de Marseille. J'ay à vous dire aujourd'huy qu'un fort habile homme en établit un à Lion, dont les premieres representations commenceront au mois de Janvier prochain. Il y a sujet de croire que le succés en sera grand, puis qu'on a couru aux repetitions avec beaucoup d'empressement, & que ceux qui en ont vû les premieres, y ont pris tant de plaisir, que la foule ayant augmenté, on a esté obligé de prendre de l'argent aux dernieres qu'on a faites, le Public ayant demandé en grace qu'on le receust. Phaeton est le premier Opera qui sera representé, & l'on doit continuer ces divertissemens par l'Opera de Bellerophon.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 328-329.

Voicy un autre Air nouveau que vous ne trouverez pas moins beau que le premier.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, A qui sçait bien aimer il n'est rien d'impossible, doit regarder la page 328.
A qui sçait bien aimer il n'est rien d'impossible,
Tircis a tant perseveré,
Il s'est plaint tant de fois, il a tant soupiré,
Qu'il a rendu mon cœur sensible.
Je languis quand il est loin de moy ;
Lors que je le revoy
Mon plaisir est extrême,
Jamais je n'aimay rien, & cependant je croy
Que c'est ainsi qu'on aime.
images/1687-12_328.JPG

[Sur le livre Le chevalier à la Mode, & la Desolation des Joueuses]* §

Mercure galant, décembre 1687 [tome 17], p. 334

 

Je vous envoye le Chevalier à la Mode, & la Desolation des Joueuses, qui ont fait tant de fois le divertissement de tout Paris, & que le sieur Guerout, Libraire dans la Court-neuve du Palais, commence à debiter. Je suis, Madame, vostre, &c.