1689

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6).

2017
Source : Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6).
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6). §

Au lecteur §

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6), p. [I-X]

 

AU LECTEUR.

Le succés qu’ont eu ces Lettres sur les Affaires du Temps, m’a fait pousser la matiere plus loin que je n’avois cru. Elles forment un genre nouveau d’Histoire, qui contient un recüeil de pieces, liées par des raisonnemens & par des faits, de la verité desquels tout le Public est si bien persuadé, qu’il est impossible de ne s’y pas rendre. Toutes ces Pieces ont esté imprimées ou prononcées publiquement, ou regardent les Actes du pretendu Parlement d’Angleterre. On dira que la pluspart sont connuës, & qu’il faudroit qu’elles fussent rares pour donner du prix à cette Histoire. Cependant si on n’en prend pas plusieurs copies dans le temps qu’elles paroissent, on a peine ensuite à les retrouver, & d’ailleurs qui voudroit avoir tout ce que j’ay mis en six Volumes, outre qu’il l’auroit sans ordre, seroit contraint de garder en papiers inutiles, que trente volumes comme celuy cy n’en pourroient contenir, parce que plusieurs sont accompagnées de beaucoup de choses dont il n’auroit pas besoin. Elles instruisent peu où elles sont, mais on voit dans les Lettres sur les Affaires du Temps, l’occasion qui les a fait faire, la politique qui a fait agir ceux qui les ont faites, ce qui en a resulté, & enfin elles ont servy à former un corps d’histoire, qu’on a lieu de croire d’autant meilleur, qu’il a fortement excité la bile de M. Jurieu, Ministre à Roterdam, connu par un emportement sans bornes, & par des calomnies eternelles qu’il répand sur ceux qui ne sont pas attachez à son party. Il a vomy contre moy un torrent d’injures qui ne m’ont causé nulle émotion, & comme il n’a rien dit de l’Ouvrage, & que des injures n’ont jamais passé pour des raisons, cela me fait voir qu’il a creu trouver mieux son compte à attaquer ma personne, parce qu’il y a des lieux communs qui fournissent des injures, & qu’il n’en est pas de mesme quand il s’agit de répondre à un Ouvrage remply de raisonnemens qu’il faut détruire, quoy qu’il y ait peu d’hommes exempts de defauts, & qui ne puissent estre justement repris par de plus éclairez qu’eux. Ce qu’a dit de moy M. Jurieu est si visiblement reconnu pour faux, qu’il est aisé de juger que ne sçachant qui je suis, il a harzardé des injures generales, persuadé qu’il pourroit les faire croire à ceux de Hollande qui ne me connoissent pas plus que luy. Je ne m’en étonne point. Il est si accoûtumé aux invectives, que parmy les Protestans mesmes, qui dit Jurieu, dit Injurieux. Pour faire voir qu’il ne m’a point chagriné, j’avertis ceux qui voudront sçavoir ce qu’il a dit contre moy, qu’ils le trouveront dans sa cinquiéme Lettre Pastorale de l’année troisiéme. La peur qu’il a euë que je ne la visse pas, l’a obligé à me l’envoyer par la Poste. Il a eu raison, car on se met icy peu en peine d’acheter les injures qui viennent de Hollande ; mais quant à cette Lettre Pastorale, ou plûtost ce recüeil de calomnies, je puis l’asseurer qu’il a esté veu de beaucoup de gens, parce que je me suis fait un plaisir de le montrer. Je n’y suis pas le seul qu’il attaque. Il répand sa bile dans le mesme Ecrit contre des personnes d’un rare sçavoir, d’une vertu éminente, & qu’un vray merite a élevées aux plus hautes Dignitez de l’Eglise. Il y en a encore d’autres qu’il n’épargne pas sur les nouvelles qu’ils donnent toutes les semaines, quoy que ce soit avec beaucoup de justice que le Public en est satisfait. Il doit prendre garde que les Ecrivains de France sont bien differens des autres. Ils sont Sçavans, estimez, & leur naissance quand elle a quelque distinction, n’est pas un obstacle qui les arreste lors qu’ils ont occasion de faire voir leur esprit. Le nombre n’en est pas grand, mais ils écrivent juste, & on ne peut lire leurs Ouvrages sans se détromper des faussetez de l’accablante multitude des Ecrivains de Hollande. S’il n’avoit esté question que de moy seul, j’aurois parlé comme un galant homme doit faire de soy-mesme, mais la reserve où la modestie m’engage sur mon article, ne me deffend pas de donner aux Ecrivains de France les loüanges qu’on leur doit. Si on veut connoistre la naissance & les emplois du Ministre Jurieu, on les trouvera dans la troisiéme Partie des Affaires du Temps, page 307. Celuy qu’il a aujourd’huy est de faire ce qu’il ne conseille pas, & de travailler fort commodement à des Libelles sous le titre de Lettres Pastorales, qui sans remplir ce que ce titre promet, ne contiennent presque autre chose que des raisonnemens sur ce qui se passe dans l’Europe Il accable de ses Lettres tous les nouveaux Convertis de France qui ne les demandent pas, & les fait tomber entre leurs mains par la Poste. Il les exhorte à souffrir, aprés s’estre tiré du peril pour ne leur en pas parler de trop prés ; mais quand on ne dit rien par l’exemple, les paroles touchent peu. Jamais homme n’a esté plus seditieux dans ses Ecrits, ny eu des maximes plus fausses, plus pernicieuses & plus detestables, elles sont telles qu’on n’y sçauroit penser sans horreur. Personne n’a pû éviter l’injuste éclat de sa bile noire, & la pluspart des Protestans mesmes n’en ont pas esté exempts, quand leurs sentimens n’ont pas esté conformes aux siens. Je ne dis point qu’il est visionnaire plus qu’homme du monde ; ses Propheties en font foy, il n’en faut point d’autre preuve.

L’Histoire du temps n’a pas seulement deplû au Ministre Jurieu ; on m’a écrit de Hollande que les veritez dont elle est remplie sont souffertes impatiemment des François qui s’y sont refugiez, & qu’ils y preparent une réponse. Cependant en voila déja le sixiéme Volume donné au public, & cette réponse ne paroist point. Il y a grande apparence, que ne pouvant accuser de fausseté les pieces qui la composent, ils ne sçavent qu’opposer aux raisonnemens que j’en ay tirez. Ainsi je voy bien que toutes les réponses qu’ils pourront faire, consisteront en éloges du Prince d’Orange, & qu’ils tâcheront de prouver que ce Prince n’est pas un Usurpateur. Cependant s’ils se voyoient obligez à dire de bonne foy ce qu’ils en pensent, ils ne le pourroient nier, & le Prince d’Orange n’en disconviendroit pas luy-mesme. Je ne doute point qu’il ne fust faché de laisser croire qu’il seroit monté au Trône sans avoir cherché à s’y élever, & sans que l’on fust persuadé qu’il deust ce haut rang à ses intrigues & à la force de son esprit. Comme il ne trouveroit pas de gloire dans son innocence, son but est de satisfaire son ambition, sans se mettre en peine des moyens, & il est de ceux qui croyent qu’il n’y a point de crimes honteux quand on les fait pour regner.

Je feray voir dans la septiéme partie de cette Histoire, que cette espece de mauvaise gloire, estant plus facile à acquerir que l’on ne pense, les crimes heureux n’en donnent pas autant que l’on s’imagine. Quant à ceux qui tâchent de justifier ce Prince, c’est leur interest particulier qui leur fait dire ce qu’ils sont bien éloignez de croire. Ils se flatent de tirer de l’utilité de ses crimes, & ont de la joye de le voir agir comme leur passion le demande, mais ils ne peuvent se déguiser à eux mesmes qu’il est Usurpateur dans toutes les formes.

Je suis obligé de déclarer, pour rendre justice à quelques Auteurs qui me paroissent d’un fort grand merite, & dont on voit depuis quelques mois courir des Lettres pleines d’érudition & d’une tres-fine politique, que je n’ay pas pretendu confondre leurs Ecrits parmy ceux dont j’ay parlé dans les premieres pages de cette sixiéme Partie.

[Sur la bonne réception des Affaires du temps]* §

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6), p. 1-3.

 

Je ne suis point étonné, Madame, que le commencement de ma cinquiéme Lettre sur les Affaires du Temps, ait receu autant d’approbation dans vostre Province que vous me le témoignez. Ce n’est pas à moy que la gloire en est duë, mais à la force de la verité, qui s’est fait sentir d’une maniere à ne pouvoir s’empescher d’être convaincu, que le Roy n’a contribué en aucune sorte aux troubles qui agitent aujourd’huy toute l’Europe, & que l’Empereur a seul allumé la Guerre, dont elle va estre déchirée, & qui a déja commencé d’accabler la veritable Religion, & de la faire bannir de trois Royaumes, où elle commençoit à respirer. Ce fait est si clairement & si fortement prouvé, que ceux-mesmes qui souffrent impatiemment la gloire de nostre Auguste Monarque, avoüent que je n’ay rien dit là dessus qui puisse estre combatu, ou du moins qui puisse l’estre avec aucune ombre de justice.

[Sur les écrits concernant la guerre de la Ligue d’Augsbourg]* §

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6), p. 9-20.

 

Jamais il n’a paru tant d’Ecrits que l’on en voit aujourd’huy sur les mesmes matieres, & jamais ils n’ont esté si peu differens les uns des autres, la pluspart n’estant distinguez que par leurs titres ; mais il est à remarquer que la Hollande seule en est remplie, & que lors que dans un puissant Etat il se trouve à peine deux ou trois personnes qui écrivent sur les évenemens journaliers, une petite Republique, comme celle de Hollande, en fournit un si grand nombre qu’il seroit malaisé de le compter. Ce que l’on peur dire là-dessus, c’est qu’il y a une grande difference de leurs Ecrits à ce qui s’est fait dans les autres temps. On écrivoit une Histoire suivie, & la pluspart des Auteurs estoient gens connus, & distinguez. C’estoient personnes de marque qui avoient presque tous esté confidens des Princes & des Rois, & des Ministres, & Ministres mesme, & il y en a beaucoup qui ont traité des affaires dont ils se sont mêlez, & des negociations qu’ils ont faites. On ne mettoit alors rien au jour qui ne pust passer pour un veritable Ouvrage ; on faisoit des volumes, & non des feuïlles volantes. Tout ce qu’on écrivoit estoit digne de trouver place dans les Bibliotheques, & meritoit d’estre conservé à la posterité, mais le vent peut emporter la pluspart des Ecrits qu’on fait aujourd’huy. Tous les Auteurs se cachent, parce qu’ils suivent plus leur passion que la verité, & que leurs Ecrits ne peuvent passer que pour des Satires. Comme ils ne font point connoistre leur nom, ils craignent peu d’avoir à rougir, quand on trouve que leurs injures sont fades, ou que leurs Histoires ne sont pas fidelles. La cause de ce torrent d’Ecrits dont l’Europe est inondée, vient de la liberté qu’on laisse en Hollande d’écrire tout ce qu’on veut. Il ne faut point de permission pour cela, & on dit que c’est le privilege du Pays. Les hommes sont assez naturellement portez à mal faire, malgré la justice, leur conscience, & les défenses qu’on leur peut faire, sans qu’ils y soient encore excitez par une liberté si condamnable. Le privilege de mal faire, est un privilege qui repugne aux bonnes mœurs, & à l’équité, & ceux qui le donnent ne doivent pas s’en glorifier. Par là l’Histoire se voit alterée, & n’a point d’ordre ; elle est sans aucune suite, & mise en lambeaux. Chacun traite les endroits qui conviennent à son genie ou à sa passion, & qui peuvent donner lieu à la Satire. Ainsi on se forme une matiere à sa fantaisie, pour avoir lieu d’en parler selon son emportement. Ce qu’il y a de fort singulier, c’est que la pluspart de ces Ecrits sont contre la France, & qu’ils sont mesme presque tous faits par des François, car les bons Hollandois ne sont pas capables d’écrire deux lignes, & tout ce qu’ils sçavent, consiste à bien calculer. Cependant comme ces Ecrits les flatent, & que l’on croit facilement ce qui plaist, ils se tiennent justifiez de beaucoup de choses, ne trouvant rien dans tous ces Ecrits qui ne soit fort à leur avantage. Ce n’est pas que ceux qui les font soient persuadez de ce qu’ils écrivent là dessus, mais ils se croyent obligez de payer par le bien qu’ils disent des Hollandois, & de leurs Alliez, la permission qu’ils ont en Hollande de dire du mal de toutes les Nations. Cette liberté ne laisse pas neanmoins d’estre souvent resserrée à parler contre la France, & lors qu’ils attaquent quelques autres Souvarains, leur emportement est plus moderé, & ne s’étend qu’aussi loin qu’ils pensent estre obligez de le faire aller, pour les animer contre la France. La raison de ce déchainement des François contre leur Patrie, est premierement pour se rendre dignes de l’azile qu’on leur donne, & en second lieu, parce que s’estant trouvez contraints d’en sortir, ils ne sçavent comment répandre leur bile sur le Gouvernement, & sur ceux qu’ils croyent leurs Ennemis ; & sous pretexte d’écrire sur les matieres courantes, ils se vangent aux dépens de la verité, ce qui rend l’Histoire si de figurée qu’on a de la peine à la reconnoistre. On ne suit point les évenemens selon qu’ils arrivent, ainsi que je m’attache à les suivre dans toutes mes Lettres sur les Affaires du Temps. Aussi je ne vous les envoye pas tous les mois, mais seulement lors que la matiere se trouve curieuse, & abondante ; au lieu que la passion de ces Ecrivains leur met toûjours la plume à la main. Quoy qu’une affaire soit finie, ils ne laissent pas de recommencer à en parler, & ils le font tous quelquefois d’une maniere si differente, que leurs Ecrits ne sont pleins que de contradictions manifestes. Cela est cause que tel qui pretend parler contre la France, la justifie bien souvent sans en avoir le dessein, & sans qu’il s’en apperçoive. Il est aisé de juger par toutes ces choses que la verité ne peut regner dans des écrits de cette nature, & que des gens qui se cachent la disent fort rarement. Ce n’est pas que ceux qui cherchent à ne rien dire qui soit contraire à la verité, ne puissent estre sujets à faire des fautes, mais s’ils la blessent, c’est sans le sçavoir, & il est toûjours certain que lors qu’un homme connu manque en quelques circonstances, il le fait de bonne foy, & qu’il est trompé luy-mesme, c’est ce qu’on ne sçauroit dire de la pluspart des Auteurs qui cachent leur nom, puis qu’ils se plaisent souvent à dissimuler la verité, afin d’avoir lieu de répandre leur venin contre ceux qu’ils ont dessein de noircir, & de parler à l’avantage des autres dont ils prennent l’interest.

Lettre d'un officier Suisse aux Députez des Cantons assemblez à la Diete qui se tient à Bade §

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6), p. 173-212.

 

Voicy une Lettre qui vous instruira de beaucoup de choses touchant les interests des Suisses. C’est un Ouvrage extremement estimé de tous ceux qui l’ont vu, & qui merite l’approbation qu’on luy donne, & mesme qu’on en parle avec éloge. Il seroit à souhaiter qu’une si bonne Plume écrivist souvent sur les matieres courantes.

LETTRE D’UN OFFICIER Suisse aux Députez des Cantons assemblez à la Diete qui se tient à Bade.

 

Messeigneurs,

Le zele que j’ay pour tout ce qui peut regarder le bien & l’avantage de ma Patrie, m’a obligé de lire avec une extrême attention le Livre qui a paru depuis peu de jours sous le titre de, Fidelle réveil des Suisses, ou narration veritable des perils qui environnent la Republique des Suisses, & des moyens qu’elle a pour s’en delivrer. J’avouë, Messeigneurs, que ce titre specieux, & les protestations que fait l’Auteur de n’avoir d’autre motif pour écrire que l’affection qu’il a pour sa Patrie, m’ont fait croire que cet ouvrage nous prescriroit une route certaine pour nous conduire dans les conjonctures presentes selon nos veritables interests ; mais il ne sera pas difficile à ceux qui en feront comme moy la lecture, de reconnoistre qu’un homme qui veut nous persuader par de fausses suppositions de manquer à la foy des Traitez, & à la plus ancienne alliance que nous ayons, ne peut suivre, ainsi qu’il nous en asseure, les seules regles que la bonne foy & la pure verité luy prescrivent.

En effet il est aisé de voir que l’interest du Corps Helvetique n’est pas le but que ces Auteur se propose, & les invectives dans lesquelles il s’emporte contre la France sans aucune retenuë, découvrent clairement que cet ouvrage ne peut venir que d’un Emissaire de la Maison d’Austriche, dont le seul dessein est de nous détacher d’une alliance que nous avons reconnuë tres avantageuse à nostre Patrie, par l’experience de plus de deux cens années.

Il nous veut persuader de l’abandonner par la crainte qu’il tâche de nous inspirer de la puissance du Roy Tres-Chrestien, mais quelle Puissance nous doit estre plus suspecte, ou celle de la France, ou celle de la Maison d’Austriche ?

Nous sçavons, Messeigneurs, que nous n’avons jamais éprouvé celle de la France que pour nostre secours, que ses propres interests s’accordent avec l’estat florissant auquel il a plu à Dieu de nous mettre, & qu’elle n’a aucune pretention sur nous. Nous connoissons au contraire celles que la Maison d’Austriche a sur plusieurs de nos Cantons, & aucun de nous n’ignore que ceux de Zurich, de Berne & de Lucerne, joüissent mesme du Comté de Hapsbourg, d’où cette Maison tire son origine, & dont l’Empereur & le Roy d’Espagne mettent encore la qualité parmy leurs titres.

On veut cependant nous allarmer au sujet des Fortifications que le Roy de France a fait faite pour la défense de ses Frontieres, & si nous en voulons croire l’Auteur du Libelle, nous devons sans rien examiner davantage, nous mettre en estat de démolir les Places de Huningue & de Landscroon.

Il est aisé de voir qu’un Auteur qui parle de cette maniere, n’a d’autre veuë que d’allumer la guerre dans nostre Pais, & de nous faire perdre le meilleur Amy que nous ayons ; car enfin, Messeigneurs, si nous y voulons conserver la paix & la tranquillité, comment y pourrons-nous réüssir, lors que les passages seront libres aux Troupes de l’Empereur, pour entrer quand il leur plaira en Alsace & en Franche-Comté ? Quel obstacle pourroient-elles y trouver, si le Roy de France n’avoit fortifié ses Frontieres, & ne s’estoit mis en estat d’appuyer toutes les précautions que nous devons prendre pour empescher que les Armées Imperiales ne prennent leur passage par Rhinfeld, pour porter la guerre dans nostre Voisinage ? Nous sommes, asseurez que le Roy Tres-Chrêtien n’en veut point à nostre liberté ; il sera bien aise d’éloigner la guerre de nos Frontieres, & nous n’avons point aussi de plus fort interest que d’empescher que nostre Pays n’en devienne le Theatre par le passage des Troupes Imperiales. Elles s’estoient aisément emparées pendant la derniere guerre du Poste de Huningue, où il n’y avoit que des Fortifications peu considerables, & une Garnison assez foible. Messieurs de Baste peuvent se souvenir, que quelque bonne intention qu’ils eussent d’empescher les Partis de Rinfeld de passer sur leurs Terres & d’entrer en Alsace, ils ne purent y réüssir. Ainsi nous aurions eu raison de faire des instances pressantes au Roy Tres-Chrestien de reparer & d’augmenter, comme il a fait, les Fortifications de cette Place, s’il avoit continué à la negliger, & s’il l’a un peu plus éloignée qu’elle n’estoit de la Ville de Basle, ce n’a esté que par un effet de sa condescendance, ayant bien voulu rassurer nos Cantons par cette marque qu’il leur donna de son affection sur les vains ombrages que les Emissaires de la Maison d’Austriche leur avoient fait prendre de ces reparations. L’experience nous à fait connoistre depuis, que nous n’avions aucun sujet d’apprehender ce voisinage. Nous avons encore moins de raison de nous plaindre des Fortifications de Landscroon, que la France n’a pas mesme étenduës au delà de ce qu’elles estoient avant le Traité de Munster, quoy qu’on ne luy puisse disputer en quelque maniere que ce soit le droit d’y faire ce qu’elle juge à propos pour la conservation du Pays de Zundgavv qui luy appartient.

Ce sont cependant, Messeigneurs, les plus fortes raisons dont se servent presentement les Partisans de la Maison d’Austriche pour nous éloigner de l’alliance de la France. L’Auteur du Livre y ajoûte encore pour nous animer celle de l’idée de la Monarchie universelle, qu’il pretend qu’a le Roy de France ; mais Sa Majesté Tres-Chrêtienne a fait assez connoistre qu’Elle preferoit le repos de l’Europe à ses propres avantages, pour nous empescher d’ajoûter foy à cette supposition, qui doit sa naissance à un Ministre de la Maison d’Austriche, & à laquelle les interests de quelques Princes ont autrefois fait trouver en Allemagne plus de credit qu’elle n’en meritoit.

En effet, Messeigneurs, qui obligeoit Sa Majesté T. C. si Elle avoit eu ce dessein, de borner ses Conquestes à la prise de Luxembourg, & de signer un Traité de Tréve avec l’Empereur & le Roy d’Espagne, encore effrayez du Siege que les Turcs avoient mis devant Vienne l’année précedente ? N’avoit-Elle pas des forces suffisantes pour obliger la Maison d’Austriche à consentir aux conditions qu’Elle auroit voulu luy imposer ? Lisons-nous que Charles-Quint, à qui on donne avec plus de fondement cette idée de la Monarchie universelle, en ait usé avec la même moderation, qu’il ait negligé aucune des occasions que les malheurs de la France luy donnoient de l’opprimer, & qu’il n’y ait pas mesme sacrifié souvent des avantages considerables qu’il estoit presque assuré de remporter sur les Turcs ? Au contraire, nous venons de voir que le Roy Tres-Chrestien n’a pris les armes que pour se précautionner contre les effets des menaces, que la Maison d’Austriche fait en tous lieux depuis trois ou quatre ans, & contre les Ligues qu’elle forme depuis ce temps contre les interests de sa Couronne. Les offres qu’il a faites de convertir la Tréve en un Traité de Paix perpetuelle, & de remettre à des Arbitres les differends pour la succession du Palatinat, font assez connoistre qu’il n’avoit pas dessein de troubler la tranquillité de l’Europe, & nous ne pouvons croire qu’un Prince qui ne cherche qu’à en assurer le repos, veüille s’en rendre le Monarque absolu.

Il reste presentement, Messeigneurs, à examiner ce que dit l’Auteur touchant le dessein qu’a le Roy de France de nous enfermer, en se rendant maistre des Villes Forestieres. Pour estre entierement éclaircis de la verité, nous n’avons d’un costé qu’à faire reflexion aux propositions qui nous ont esté faites par l’Ambassadeur de France, pour nous oster toute l’inquietude que nous pouvons raisonnablement avoir, & à la suspension d’actes d’hostilité que le Roy son Maistre a bien voulu accorder pour lesdites Villes pendant la durée de nostre Diete, & de l’autre, au refus que la Cour de Vienne a fait jusqu’à present d’entrer dans aucun des expediens que nous avons proposez pour éloigner la guerre de nos Cantons, & à la Lettre que nous venons de recevoir du Baron de Landsée, par laquelle ce Ministre nous marque qu’il ne peut promettre pour les Troupes Imperiales la mesme suspension à laquelle le Roy Tres-Chrestien a consenty, parce, dit-il, que cela sentiroit encore la Neutralité.

Que devons-nous juger, Messeigneurs, de la difference qu’il y a entre le procedé du Roy de France, & celuy de la Cour de Vienne à nostre égard ? Nous voyons clairement par les offres que le Roy nous a faites, qu’il n’a d’autre but que de fermer & d’assurer sa frontiere aux environs de Basle, sans aucun dessein de s’agrandir, ny de rien faire qui puisse nous donner de l’inquietude ; mais nous sommes bien éloignez de pouvoir faire le même jugement des intentions de la Maison d’Austriche ; car enfin qui nous assurera qu’ayant réuny avec elle toutes les forces de l’Empire, elle ne songe pas à profiter de la premiere occasion qu’elle trouvera de faire revivre ses pretentions sur les Pays qui composent à present le Corps Helvetique. Les Places de Constance & de Rhinfeld, & les Pays qui appartiennent à cette Maison, enclavez dans les Cantons, ne luy donnent que trop de facilité d’entreprendre sur nostre liberté, & nous ne devons pas douter qu’elle n’en fust toujours ennemie, tant par le souvenir de ce que nous avons fait contre elle, qu’à cause de l’étroite alliance qui est établie depuis si longtemps entre la France & les loüables Cantons. C’est cette alliance qui peut seule faire un obstacle invincible aux desseins que la Cour de Vienne pourroit former sur nostre liberté, & nous y devons prendre d’autant plus de confiance, que l’interest du Roy Tres-Chrestien s’accorde avec les assurances qu’il nous donne de son affection, & qu’au contraire les Princes d’Allemagne favoriseront toujours ceux de la Maison d’Autriche, lors qu’il s’agira de réunir au Corps de l’Empire ce qui en a esté démembré, pour quelque raison que ce puisse estre, mesme de leur consentement. Ainsi nous ne sçaurions estre trop sur nos gardes contre les desseins de la Maison d’Austriche, & il est temps enfin que nous prenions une bonne resolution sur ce qui regarde les Villes Forestieres; car si nous differons à la prendre telle que nostre interest le demande, nous avons tout sujet de craindre que nos remontrances ne soient fort inutiles lors que les Troupes Imperiales seront entrées par Rhinfeld dans nostre Pays, & que la Cour de Vienne se croira en estat de nous imposer les conditions qui seront les plus convenables à ses interests. C’est ce qui arrivera, Messeigneurs, si nous ne nous assurons desdites Villes, & particulierement de Rhinfeld, & si l’Empereur persiste dans le refus qu’il fait de nous en commettre la garde pendant la guerre, il faut de necessité que nous songions sans perdre de temps à prendre d’autres mesures, pour empescher que l’Armée de l’Empereur ne passe sur nostre Territoire, & pour éloigner la guerre de nostre voisinage.

Ainsi le seul conseil que nous puissions suivre de ceux que nous donne l’Auteur du Livre, est de ne nous pas endormir, si nous desirons sincerement assurer le repos de nostre Pays. Nous devons prendre les armes pour prévenir les desseins de la Maison d’Austriche, si nous ne voulons pas en estre prévenus.

L’Auteur commence le second article de son Livre par le reproche qu’il fait à la France de s’entendre avec les Turcs. Ce n’est pas d’aujourd’huy que les Partisans de la Maison d’Austriche l’en ont faussement accusée. Ils ne croyent pas que les armes de l’Empereur puissent trouver de résistance en aucun endroit si cette Couronne ne s’en mesle, & ils sont persuadez qu’elle est d’intelligence avec leurs Ennemis lors que les heureux succés ne répondent pas à leurs souhaits ; mais pour connoistre la fausseté de cette supposition, il n’y a qu’à faire reflexion à la conduite que le Roy de France a tenuë depuis le commencement de la derniere guerre de Hongrie, car il est inutile de parler du secours qu’il envoya en 1664. qui causa cependant le gain de la Bataille de S. Gothard. Pourquoy, s’il avoit avec les Turcs ces intelligences dont on nous a tant parlé, ne profiteroit-il pas de l’extrême foiblesse où ils avoient reduit la Maison d’Austriche ? Qui a pû l’obliger depuis à demeurer en repos, pendant que l’Empereur étendoit ses Conquestes en Hongrie, & à signer un Traité de Tréve, pour affermir la tranquillité de l’Europe qui paroissoit si ébranlée ? Les intentions de la Cour de Vienne estoient déja connuës, & ses Ministres publioient dés lors qu’elle avoit dessein de conclure la Paix avec la Porte, & de faire ensuite marcher ses Troupes sur le Rhin. On sçait les ligues qu’elle a formées pour cet effet, & il y a lieu de croire par ce que l’on voit aujourd’huy qu’elle en attendoit la conclusion pour finir la guerre de Hongrie, & que quelque zele qu’elle ait témoigné par le passé pour la Religion, elle n’a pas eu de peine à sacrifier les esperances qu’elle avoit de chasser les Turcs jusque dans l’Asie, pour favoriser le succés de l’entreprise du Prince d’Orange en Angleterre. Ses Ministres en ont témoigné leur joye dans tous les endroits où ils se sont trouvez par des démonstrations aussi éclatantes que si c’estoit le miracle attendu depuis si long-temps pour relever la Maison d’Austriche. On peut dire avec verité que bien loin que la France ait donné aucun secours au Grand Seigneur, la Guerre qu’elle a faite aux Corsaires de Barbarie les amis hors d’estat d’envoyer à l’Armée Otthomane les secours d’argent & de Vaisseaux, & les munitions qu’ils doivent fournir à la Porte dans les guerres qu’elle a contre les Chrestiens. Ces Corsaires s’en sont plaints à Constantinople, & les Ambassadeurs de Sa Majesté n’en ont jamais fait d’excuses. Mais comme le Roy de France a fait connoistre les raisons qui l’obligeoient à faire entrer ses Armées dans l’Empire, & qu’il a prouvé la justice de ses armes par le Manifeste qu’il a publié, je ne m’étendray pas davantage sur ce sujet.

Je viens presentement à ce qui regarde la maniere dont le Roy Tres-Chrestien a observé l’alliance que nous avons avec luy. Nous sçavons qu’il n’a manqué à aucune des conditions qui sont stipulées par les Traitez, & lors que nous nous sommes conduits conformement à ce qu’ils portent, nos Pensions ont esté bien payées, & nos Marchands ont toûjours joüy des avantages que nous leur avons procurez par ces mesmes Traitez. Seroit-il de l’honneur de nostre Nation d’avoir profité pendant la Paix, des avantages que nous donne l’alliance de la France, & de manquer aux conditions sous lesquelles ils nous ont esté accordez, lors que nous voyons tant de Princes & d’Etats unis contre cette Couronne ? Ces sentimens seroient bien éloignez de ceux que nos Ancestres ont toûjours témoignez & de ce qu’ils firent en 1521. lors qu’ils mirent en prison un Envoyé du Pape Leon X. qui estoit venu pour leur demander une levée contre François I. regardant ce Ministre comme un Seducteur qui vouloit les suborner, & les engager à manquer aux obligations de leurs Traitez avec la France.

Je croy qu’il est inutile de vous faire remarquer la foiblesse de ce que dit l’Auteur dans la suite de son ouvrage. On y découvre que son emportement contre la France est le seul motif qui le fait parler, & que le bien de la Patrie n’y a aucune part. Les differends de cette Couronne avec la Cour du Rome, n’ont aucun rapport avec les interests des Cantons, ny à l’alliance qu’ils ont avec la France. Si l’Auteur est Protestant, comme il le dit luy-mesme, il luy importe peu que le Roy de France soit broüillé avec le Pape, & il ne nous en feroit pas un si long article, s’il n’avoit dessein d’irriter la Catholiques, qui sçavent bien cependant que ces differends ne sont que sur des matieres purement temporelles.

Quant à ce qui regarde la maniere dont les Ambassadeurs des Cantons de Zurich & de Berne ont esté receus en France, il est inutile de rebattre tout ce qui leur a esté dit pour leur faire voir qu’on vouloit bien leur accorder les mesmes honneurs qui avoient esté faits à ceux qui les avoient precedez en la mesme qualité ; il suffit de dire qu’ils ont obtenu tout ce qu’ils ont demandé, puis que les poursuites que l’Evesque & le Chapitre de Geneve faisoient contre cette Ville au Parlement de Dijon, & qui donnoient de l’inquietude à ces deux Cantons, ont cessé depuis le départ de ces Ambassadeurs. Ces Cantons ne doivent-ils pas se loüer à present de la maniere dont le Roy de France les traitte, & Messieurs de Zurich n’en ont-ils pas encore un nouveau sujet sur la maniere dont il vient de terminer à leur entiere satisfaction l’affaire de leurs crespons ?

Nous voyons, Messeigneurs, quoy que vous puisse dire cet Auteur, que le Roy de France par la conduite qu’il tient à nostre égard, ne souhaite que le maintien d’une alliance que nous entretenons depuis si long-temps, & ne demande de nous que ce qui peu regarder nos veritables interests. Comme il n’y a rien qui nous soit plus convenable que de demeurer toûjours unis ; aussi avons-nous veu que lors qu’il y a eu quelques differends entre nous, les Ambassadeurs du Roy Tres-Chrestien se sont entremis pour les terminer, sans témoigner aucune partialité pour les Catholiques, ou pour les Protestans. La conduite de la Maison d’Austriche a esté bien differente.

Je ne vous rappelleray point le temps de la guerre de la Valteline, pendant laquelle le Nonce Scapi, le Pere Martenigo, Capucin, & plusieurs autres Ecclesiastiques, tous devoüez à cette Maison, firent leurs efforts sous pretexte des Missions, pour allumer la guerre entre les Cantons & leurs Confederez, & ils y auroient enfin réüssi, si le Roy de France Loüis XIII. n’en eust prévenu les suites, & n’eust maintenu la paix des Cantons, en s’engageant mesme pour cet effet dans une guerre contre l’Espagne & ses Alliez. Nous sçavons aussi que lors que les Cantons ont trouvé des difficultez à s’accommoder entre-eux, les Ministres de la Maison d’Austriche, ont toûjours esté ceux qui ont fomenté leurs divisions, & les ont fait durer le plus long-temps qu’il leur a esté possible.

Ce sont-là, Messeigneurs, les reflexions que j’ay pû faire sur le Livre qui vient de paroistre, & dont j’ay cru, comme fidelle Compatriote, devoir vous faire part. Je ne puis m’empescher d’y ajoûter qu’outre les pretentions que la Maison d’Austriche a sur nous, & dont j’ay déja parlé, nous devons encore songer aux differends que nous avons avec l’Empereur pour la proprieté du Lac de Constance. Nous devons considerer que le Roy d’Espagne se plaint que nous luy retenons les vallées de Lagarne, Lugane, Bellinzone, & autres, qui ont esté démembrées du Duché de Milan, & que ces prétextes seroient suffisans à la Maison d’Austriche, si elle estoit un jour assez puissante pour nous opprimer. Mais enfin, Messeigneurs, vous estes trop éclairez pour ne pas bien voir que tous ces Ecrits & toutes les tentatives que font les Partisans de la Maison d’Austriche pour nous broüiller avec la France, ne tendent pas seulement à ôter à cette Couronne ses bons & fidelles Amis, mais qu’on espere encore que la diminution de sa puissance nous sera perdre le plus puissant appuy que nous ayons, & qu’il sera plus facile à l’Empereur & à la Maison d’Austriche, de se rendre Maistres de ce qu’ils pretendent leur appartenir, & de nous réunir sous leur pouvoir. Nous avons aussi lieu de faire de serieuses reflexions sur le refus que fait l’Empereur d’éloigner la guerre de nostre voisinage en nous remettant la garde des Villes Forestieres ; & si nous voulons assurer le repos de nostre Patrie, nous ne devons pas negliger les moyens que nous en avons presentement, & ausquels il sera trop tard de recourir, si nous differons plus longtemps à les mettre en usage. Je suis &c.

A Basle ce 20. Mars 1689.

[Annonce du prochain volume des Affaires du temps]* §

Mercure galant, mai 1689 (seconde partie), Affaires du temps (tome 6), p. 358.

 

Je finis icy cette sixiéme Partie, remettant à vous entretenir dans la septiéme, de la suite des revolutions d’Angleterre, & de plusieurs autres choses curieuses sur les Affaires du Temps. Elle paroîtra le premier jour de Juillet, & j’espere y faire entrer tout ce qui me reste à vous en dire, ainsi que tout ce qui se sera passé jusque-là.