1690

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13].

2017
Source : Mercure galant, décembre 1690 [tome 13].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13]. §

[Vers pour le Roy] §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 7-15.

Le Regne du Roy est si remply de merveilles, qu’il ne faut pas s’étonner si les Dames qui ont naturellement l’esprit delicat, cherchent avec soin à se rendre habiles pour chanter plus dignement les loüanges d’un si grand Monarque. Leurs Ouvrages réussissent tous les jours sur cette matiere, & la satisfaction que vous me marquez avoir receuë de ceux que je vous envoyay le mois passé de Madame de Chevry, & de Madame de Pringy, m’oblige à rendre justice ce mois cy à Madame de Garsanlans, en commençant cette Lettre par des Vers de sa façon. Je suis assuré que vous les lirez avec plaisir.

AU ROY.

Grand Roy, pour qui le Ciel ne fait que des miracles,
 Qui fus promis par tant d’Oracles,
Le Seigneur t’a comblé de benedictions.
Sa droite qui toujours te couronne de gloire
 Forme ton ame aux grandes actions,
 Il te conduit de victoire en victoire.
 Il a soumis un grand Peuple à tes loix,
Il emprunte ton bras pour proteger les Rois,
De sa puissante main pour toy si liberale,
Il veut pour ton bonheur, & la gloire des Lis,
Benir incessamment ta Famille Royale.
Il te donne un Heros en te donnant un Fils,
Un Fils dont les essais, comme autant de prodiges,
Font voir qu’il suit en tout tes glorieux vestiges,
Qu’il sçait dans les perils s’exposer sans terreur,
Et dans les grands exploits imiter ta valeur.
Sur luy comme sur toy l’Auteur de la Nature
 Répand ses graces sans mesure,
 Et toujours propice à nos vœux,
Fait qu’en ton Petit-fils, tu n’es pas moins heureux.
Déja son jeune cœur qui ne tend qu’à la gloire,
Sent qu’il a pris naissance au sein de la Victoire,
Et brûlant du desir d’imiter ses Ayeux,
Il se porte aux vertus qu’on admiroit en eux.
Dans ses nobles ardeurs, à la gloire animées,
S’il pouvoit prévenir le cours de ses années,
Et joindre à son grand cœur la force de son bras,
Tu le verrois bientost au milieu des combats,
Egaler des Cesars l’invincible vaillance,
Etendre chaque jour ta gloire & ta puissance,
Et toujours triomphant, aprés avoir soumis
Jusqu’au delà des Mers, tes plus fiers Ennemis,
Et porté ton grand nom jusqu’à l’autre Hemisphere,
 Venir sur les pas de son Pere,
Apporter à tes pieds ses glorieux lauriers,
 Borner dans ses travaux guerriers
Ses plus ardens desirs à celuy de te plaire,
Et content comme luy de vivre sous ta loy,
Te donner le plaisir de te voir le Grand-pere
 D’un Petit-fils digne de toy.
De si grands sentimens dans un âge si tendre,
Montrent dés à present ce qu’on en peut attendre,
Mais de son foible bras la naissante vigueur
 Suspend les desirs de son cœur.
Cependant, ô grand Roy, pour former sa jeunesse,
Ces Maistres par tes soins choisis si prudemment,
Sont l’admirable effet de ton discernement.
Il faut d’un Gouverneur que la haute sagesse.
Et que d’un Precepteur le Zele & le sçavoir,
Aux vertus des Heros qu’un Prince doit avoir,
 Joignent les vertus exemplaires.
Tu reconnois en eux ces rares qualitez,
 Quand tu les mets à ses côtez
 Comme deux Anges tutelaires,
 Dont les soins & l’activité,
Jour & nuit vers le Ciel portent sa pieté.
Pour rendre un Petit-fils digne de son Grand-pere,
Et conduire ses pas au chemin glorieux
Où l’on a vû marcher ses Augustes Ayeux,
 Grand Roy, que pouvois-tu mieux faire ?
***
Toy qui donnes aux Rois le pouvoir souverain,
Et qui fais de Loüis le bonheur & la gloire,
Puis qu’il t’a plû, Seigneur, en luy prêtant ta main,
Luy donner en dix jours une double victoire,
Combats encor pour luy ; détruis ces noirs desseins
 Qui luy font declarer la guerre,
Et de ses Ennemis sur l’onde & sur la terre,
 Rens les efforts inutiles & vains.
Tu sçais comme en toy seul il met son esperance ;
Tourne toujours vers luy ton regard paternel,
 Exauce les vœux de la France,
En le faisant joüir d’un bonheur éternel.

[Ode] §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 15-32.

La Bataille de Fleurus n’est pas un évenement nouveau, mais l’Ode que vous allez lire sur cette Bataille sera nouvelle pour vous, puis que l’Auteur n’en a laissé courir aucune copie. Elle est de Mr Roubin, de l’Academie Royale d’Arles, qui fut député de la Ville il y a quelques années, pour presenter au Roy l’estampe de l’Obelisque qu’on avoit trouvé sous des ruines, & qu’elle a fait élever dans une de ses Places publiques, en y faisant mettre un Soleil dans la pointe, & quatre Inscriptions en bas. Je croy vous avoir mandé en ce temps là que Mr Roubin qui presenta cette Estampe, fut ennobly par Sa Majesté en consideration de la Ville d’Arles, & de son merite particulier.

SUR LA BATAILLE
de Fleurus,
ODE.

 Infatigable Messagere,
Qui sans perdre un moment de temps,
La Trompette à la main, vas d’une aile legere
 Publier les faits éclatans
Hâte-toy de partir, fidelle Renommée,
Toy qui de longue main dois estre accoûtumée
A conter des François les Exploits inoüis,
Va du grand Luxembourg celebrer la Victoire,
Et montrant nostre France au comble de sa gloire,
Fais partout retentir le grand nom de LOUIS.
***
 Ce fut dans cette vaste plaine
 Qui porte le nom de Fleurus,
Que parut à nos yeux la déplorable scene
 Qui rend nos Ennemis confus.
Ce fut-là que Valdek appuyant la querelle
D’un Prince Usurpateur, scelerat, infidelle,
Receut le coup sanglant de ce mortel affront.
C’est-là que Luxembourg, le vengeur de leurs crimes,
Immolant à son bras mille & mille Victimes,
D’un Laurier immortel s’est couronné le front.
***
 Tels que dans un Amphiteatre
 On voit deux Lions furieux,
S’observer tour à tour avant que de se battre
 Ne se menaçant que des yeux ;
Tels on vit les deux Chefs de deux grosses Armées,
D’une pareille ardeur fierement animées,
Suspendre en se voyant l’effet de leur couroux,
Mais ne pouvant long-temps demeurer en balance,
On donne le signal, l’un & l’autre s’avance,
Et sur son Ennemy fait tomber mille coups.
***
 D’abord par le plomb homicide
 Les Bataves sont terrassez,
Et malgré cette gresle invisible & rapide,
 Leurs rangs sont bien-tost remplacez,
On voit ces vieux Soldats, ces Troupes aguerries,
Et par tant de combats au carnage nourries,
Soûtenir tout le feu de cette occasion,
Et des premiers Romains imitant la pratique,
Se faire un point d’honneur de mourir à l’antique,
Et perir avec ordre, & sans confusion.
***
 Cependant, quand l’airain qui tonne
 Vomit ses globes emflammez
Cet éclair impreveu tout d’un coup les étonne,
 Et surprend leurs yeux allarmez,
L’atteinte de leurs coups est terrible & sanglante,
Et des fiers Ennemis la valeur impuissante
Dans un mal si pressant ne les peut secourir ;
Le feu de nos Canons leur fait bien du ravage,
Et le Soldat qui peut éviter cet orage,
Du moins n’est pas exempt de la peur de mourir.
***
 Le Dieu Mars au Siecle où nous sommes
 N’a point d’instrument plus mortel,
Et l’art pernicieux de destruire les hommes,
 N’inventa jamais rien de tel.
Si-tost qu’un bout de mesche appuyé sur la poudre,
Fait éclater ce feu qui ressemble à la foudre,
Et qu’on peut appeller la terreur des combats,
Les plus affreux carreaux que lance le tonnerre,
Quand le Ciel indigné nous declare la guerre,
Causent moins d’épouvante, & font moins de fracas.
***
 C’est par ces horribles tempestes,
 Et par leurs assauts redoublez,
Que ces gros Bataillons, ces corps à tant de testes,
 Se virent enfin accablez.
Toutesfois leur malheur augmentant leur courage,
Ils auroient du combat disputé l’avantage,
Et d’un si rude choc soutenu tout l’effort ;
Mais du Maine, suivi de ses Troupes guerrieres,
Enfonçant de leurs rangs les vivantes barrieres,
Y porta la terreur, le desordre & la mort.
***
 Que deviendra ce jeune Alcide
 Au milieu de tant d’Ennemis ?
Il court avec ardeur où la gloire le guide,
 Et son cœur se croit tout permis.
A force d’essuyer ou la flâme, ou l’épée,
Sa valeur à la fin alloit estre trompée,
Et de tant d’ennemis rien ne l’eust garanti,
Si Mars qui le connut à tant d’illustres marques,
Voulant faire sa Cour au plus grand des Monarques,
N’eust respecté le Sang dont il estoit sorti.
***
 Là recommença le carnage
 Avec tant de bruit & d’horreur,
Qu’on eust dit à le voir que l’ardeur de courage
 Y regnoit moins que la fureur.
Là nos fiers Escadrons, de leur Infanterie
Font une si cruelle & rude boucherie,
Que le sang en tous lieux ruisselle à gros boüillons.
Enfin de tant d’endroits on la perce, on la taille,
Qu’on voit en moins de rien dans le champ de Bataille
De mille bras coupez aplanir les sillons.
***
 Contente d’un tel sacrifice
 La mort vole de rang en rang,
Et sur ces malheureux exerçant sa justice,
Semble se baigner dans le sang.
On entend des Blessez les cris épouvantables,
On entend des Mourans les plaintes lamentables,
On ne voit d’autre objet que la flâme & le fer ;
Tout l’air est obscurcy d’une épaisse fumée,
Le desordre, le bruit, & l’effroy de l’Armée,
Tout peint de toutes parts les horreurs de l’Enfer.
***
 Le Dieu du Fleuve assez tranquille
 Dormoit sur un lit de roseaux,
Et laissoit tout le long d’une plaine fertile
 Couler le cristal de ses eaux,
Quand ses flots tout d’un coup devenus plus rapides
Par le débordement que font tant d’homicides
De sa course on luy vit redoubler les efforts,
Et sa frayeur hâtant sa lenteur naturelle,
Il s’enfuit tout en trouble en porter la nouvelle
Aux Peuples affligez dont il lave les bords.
***
 Pour toy, ne te plains à personne,
 Fleurus, de tes champs desolez ;
Le Destin de la guerre aujourd’huy te redonne
 Tous les biens que l’on t’a volez.
Bientost par tant de morts ta campagne engraissée,
Du degast de ses bleds sera récompensée,
Ta perte va tourner à ton utilité.
Console-toy voyant ta future abondance,
Et malgré nos debats, ne crains pas que la France
Soit jalouse à ce prix de ta felicité.
***
 Voila quelle fut la journée
 Dont Fleurus reçoit tant d’éclat,
Quelle fut de Valdek la triste destinée
 Dans ce memorable combat !
Nous ne pouvions le vaincre avec plus d’avantage ;
Outre les Etendarts, les Drapeaux, le Bagage,
Huit mille Prisonniers enlevez à la fois ;
Plus de dix mille Morts dont la plaine est couverte,
Cinquante Canons pris, font sonner cette perte,
Et pour la bien prouver sont des témoins de poids.
***
 Mais dans les faveurs de Bellonne
 Les maux suivent les biens de prés,
Et Mars de ses lauriers ne fait point de couronne,
 Qu’il n’y mesle un brin de Ciprés.
Du Mets, Gournay, Soyecour, gens d’élite & de marque,
Payerent en ce jour le tribut à la Parque,
Avec une fierté qu’on ne peut trop priser.
Villarceaux, Nogaret, en tombant pesle-mesle,
De mesme que Jussac, sous une affreuse gresle,
Trouverent par leur mort à s’immortaliser.
***
 Dalegre, Castres, & Ximene,
 Tout percez du plomb, ou du fer,
Ne peuvent acquerir le triomphe sans peine,
 Ainsi que Vivans & Greder.
C’est par là que le Ciel qui regle tout en Maistre,
Aux siecles à venir voulut faire connoistre
Que la France doit tout à sa propre vertu,
Et que si tant d’éclat aujourd’huy l’environne,
Elle a par sa valeur merité sa Couronne,
Et n’a point triomphé sans avoir combattu.
***
 Ah ! je t’allois faire un outrage,
 Comment ay-je pu t’oublier,
Jeune & vaillant Bouzols, toy, de qui le courage
 Fit trois fois l’Ennemy plier ?
Que ton sort glorieux parut digne d’envie !
Au mépris de ton sang, au peril de ta vie
On te vit en Heros affronter les hazards ;
Ces nobles coups d’essay sont dignes de l’Histoire,
Et tu vas preceder au Temple de memoire
Tous ceux qu’on te voit suivre au service de Mars.
***
 C’est assez, illustre Courriere,
 Je t’areste icy trop longtemps.
Va, cours en diligence achever ta carriere,
 Sur le bord du Pô je t’attends.
Redouble si tu peux les élans de ta course,
De l’Aurore au Couchant, du Midy jusqu’à l’Ourse,
Va conter des François les exploits inoüis ;
Va du grand Luxembourg publier la victoire,
Et montrant nostre France au comble de sa gloire,
Fais par tout retentir le grand nom de LOUIS.

[Troisiéme Lettre en Prose & en Vers du Berger de Flore] §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 61-103.

Voicy une nouvelle Lettre du Berger de Flore, c’est à dire, la suite de celles que vous avez déja veuës, & dont vous m’avez tesmoigné avoir receu tant de satisfaction.

A LA BELLE
MARTHESIE.

N’ayant eu, Madame, qu’une seule Inclination dans la troisiéme & dans la quatriéme Societé, où l’on me fit l’honneur de me recevoir, je ne vous en écriray qu’une seule Lettre. Cette troisiéme Societé fut appellée, L’Empire des Graces, ou les Galans. Le ruban en estoit gris-de-lin, & la Devise, Plûtost mourir que de changer. Elle tenoit du Pastoral comme la premiere, & la qualité de Berger s’y confondant le plus souvent avec celle de Galant, en prenoit la place. Les Cavaliers & les Dames ne se servoient neanmoins que de leurs noms de Baptesme, mais on les déguisa un peu, pour leur oster ce qu’ils auroient eu de trop populaire, & suivant cet usage, Arthenice fut le nom de la Belle que j’aimay. Les commencemens de nostre connoissance eurent quelque chose d’assez singulier, en voicy l’histoire. Un de mes intimes Amis du voisinage de Paris, avec qui j’avois lié partie pour le voyage d’Allemagne, m’avoit donné rendez-vous à une Ville éloignée de quatorze ou quinze lieuës de chez moy. Comme j’y allois au jour prescrit entre nous, jour de Dimanche, & que je n’en estois plus qu’à une petite demy-lieuë, le dernier coup de l’Office divin qui sonnoit dans un Village où je passois, m’obligea de mettre pied à terre pour l’entendre. Je vis dans le Temple une jeune Blonde à teint vermeil, dont les beaux yeux, le grand éclat, la jolie taille, & d’autres agrémens relevez par une robe de damas bleu-celeste, me la firent presque prendre pour l’Ange du Sanctuaire, tant elle me sembloit aimable. La curiosité de sçavoir qui elle estoit, me donna envie de dîner avec le Pasteur pour en apprendre de seures nouvelles. L’ayant donc joint aprés le Sacrifice, je l’emmenay chez mon Hoste, & j’en receus les éclaircissemens que je souhaitois. Ils furent suivis d’un autre avertissement. Il me dit qu’il devoit arriver ce jour-là en ce mesme lieu une belle Brune, qui effaçoit de toutes manieres la belle Blonde ; que j’avois vû l’Aurore, mais qu’il me restoit à voir le Soleil ; & sur ce que je luy répondis que c’estoit donc un Soleil en Eclipse, puis que celle qu’on attendoit estoit brune, il me repliqua que si je raillois de son expression, je ne raillerois pas de la chose exprimée, si je la voyois ; que les charmes de cette Belle n’entendoient point raillerie, & qu’ils étoient si propres à la faire aimer, qu’à moins que d’avoir de grands engagemens ailleurs, on resistoit vainement à leur puissance. Il m’en fit ensuite le portrait, & m’en conta tant de belles choses, qu’il m’inspira une forte envie de la connoistre. Ainsi mes oreilles furent, pour ainsi dire, les premieres bréches par où l’amour de cette Inconnuë entra dans mon cœur. Je me resolus donc de coucher en ce Village, si mon Amy n’estoit pas encore arrivé à la Ville, & je ne fus pas trop faché de n’en aprendre point de nouvelles, aprés en avoir fait demander à l’endroit où il devoit loger. Le Pasteur me mena l’aprésdînée rendre visite à la belle Blonde, & à son Pere, qui estoit un des Seigneurs du lieu. Ce Gentil-homme tres-honneste & tres-pressant, receut ma civilité de bonne grace, & m’engagea mesme à souper chez luy, & sur ce qu’il m’assura qu’il me donneroit bonne compagnie, je jugeay sans me tromper, qu’il entendoit parler de la belle Brune, de son Frere, & de leur Mere, qui devoient arriver ensemble, comme le Pasteur me l’avoit dit, & cette consideration eut tout pouvoir sur moy. J’eus donc ce soir-là le plaisir de la voir, & de manger avec elle, & j’apperceus tant de charmes en toute sa personne, tant de graces en toutes ses manieres, & tant d’esprit en toutes ses paroles, que ce ne fut pas sans raison que j’ajoûtay dans la suite du temps ces quatre Vers à beaucoup d’autres que l’amour m’inspira pour elle.

 Sans la voir j’aimay ses appas,
 Mais la voyant si belle & si parfaite,
  Que ne fis-je pas ?
Pardon, grands Dieux, je l’adoray tout bas.

La soirée se passa à chanter, à danser, à jouër à divers petits jeux, & à m’instruire de la galanterie des Dames du pays qui avoient formé la Societé que j’ay marquée, & changé le nom de cette belle Brune en celuy d’Arthenice, comme celuy de la belle Blonde en celuy d’Amire. Elles me dirent ensuite qu’elles vouloient m’en mettre, me demanderent mon nom, le changerent en celuy d’Antione, & tesmoignerent de souhaiter que mon amy ne vinst pas si-tost au rendez-vous, qu’il l’avoit promis, s’il pretendoit m’emmener, afin que je passasse le Carnaval avec elles. Il estoit du Mardy suivant en huit jours. C’estoit bien du temps, neantmoins leur souhait fut accompli, & au delà. Je vis donc les Dames & les Cavaliers de la Societé ; Dames fort jolies, Cavaliers bienfaits, & j’en fus receu & regalé. Le plaisir que je trouvois auprés de toutes ces galantes personnes, fit que je leur tesmoignay plus d’une fois la peine que j’aurois à m’en separer ; & comme une Vestale, amie, parente, & compagne d’Arthenice que je traitois de ma petite Sainte, s’apperçeut dans une rencontre que je ne disois rien de cette peine à son aimable Cousine, elle me demanda tout bas si elle n’y avoit pas un peu de part. Cette demande me semblant de bon augure, je luy répondis qu’elle en seroit bien-tost éclaircie ; & sur cela ; prenant des Tablettes qu’elle tenoit, j’y écrivis comme en badinant ce qui suit.

 Le moyen que je quitte un objet si charmant,
A qui tant de beautez attirent tant d’hommages ?
Ah ! j’en mourray dés le mesme moment.
Que ne puis-je à ses pieds borner tous mes voyages !

Je luy rendis ensuite ses Tablettes qu’elle eut bien de la peine à soustraire à la curiosité des Dames qui m’avoient veu écrire. Arthenice fut la derniere à les demander, & la premiere à les obtenir, comme privilegiée, mais elle ne lût pas ce qu’elle y trouva sans redoubler son vermillon, ce qui fit juger qu’elle y avoit interest. Incertain si ce redoublement de couleur marquoit de la colere ou quelque émotion favorable, je garday un silence inquiet qui fut aussi observé. Arthenice effaça ce qu’elle avoit lû, & me demanda pourtant si je m’en souviendrois bien. Ces paroles ausquelles je donnay une explication avantageuse, dissiperent ma crainte, & rappellerent ma joye ; & l’on presuma sur tous ces mouvemens qu’il y avoit du mystere dans ce que j’avois escrit, & de l’intelligence entre la charmante Brune & moy, de sorte qu’une de ces Dames, me jugeant amoureux, & mesurant mon amour à la bonté naturelle d’Arthenice, aussi bien qu’à sa beauté, fit par je ne sçay quel motif, deux couplets de chanson qu’elle apprit à la Societé, & qui vinrent bientost à mes oreilles ; les voicy.

 Si le Berger Antione
Estoit Roy de l’Univers,
Il priseroit moins son Thrône
Qu’il n’estimeroit ses fers.
Aussi le joug d’Arthenice
A de si charmans liens,
Qu’on ne peut sans injustice
Luy preferer d’autres biens.

Cette declaration publique de mes sentimens ne me causa pas peu de surprise. Les démentir, ç’auroit esté offenser l’amour & la Belle. Le parti que je pris fut de laisser dire, & d’aller toûjours mon train ; & Arthenice en usa de méme quand elle en fut avertie. Cette Belle avoit dans l’esprit beaucoup de discernement & de justesse ; & vous sçavez, Madame, que ce sont les sources du bon jugement & de la bonne conduite ; aussi estoit-elle bonne douce, sage & honneste.

La connoissance de ces heureuses qualitez qui s’augmentoit en moy à mesure que je la voyois, me faisoit avoir pour elle, du moins autant d’estime que d’amour ; mais tandis que je me laissois embraser d’un si beau feu, j’appris par une lettre de mon Amy qu’il avoit esté blessé à la chasse par une chute de cheval, & qu’il avoit besoin de sept ou huit jours de repos pour sa guerison, aprés quoy il ne manqueroit pas de me venir joindre au rendez vous, si je voulois l’y attendre. Ce temps estant expiré, il m’écrivit que son mal estoit plus grand qu’on ne l’avoit cru dans le commencement, qu’il ne sçavoit plus quand il pourroit monter à cheval, que je l’excusasse & le plaignisse. Je fus fasché avec raison de l’incommodité de mon Ami ; mais je fus bien aise de la rupture de nostre voyage. La veuë d’Arthenice me touchoit plus que n’auroit fait celle d’une Reine, & mon esprit prevenu de son merite, me faisoit trouver plus de charmes auprés d’elle, que je n’en aurois rencontré parmy toutes les belles d’Allemagne. Le temps vint neantmoins qu’il fallut me resoudre à la quitter. Le Gentilhomme chez qui j’avois soupé d’abord, avoit voulu dés ce temps-là que je prisse mon logement chez luy, dans l’attente de mon amy ; & quelque raison que j’eusse employée pour m’en deffendre, sa civilité empressée l’avoit emporté sur ma resistance, si bien que n’ayant plus d’amy à attendre, il me restoit de prendre congé d’un Gentilhomme si obligeant, & ensuite de la Societé galante ; mais il arriva un autre évenement peu attendu. La mere d’Arthenice dont la conduite n’estoit pas commune, me voyant sur le point de mon depart, m’engagea à l’accompagner jusqu’à une Ville éloignée de six lieuës de celle de mon rendez vous, où elle avoit une maison meublée & quelques affaires. Elle me donna place dans son carosse auprés de sa fille, & quand nous fusmes arrivez où nous allions, elle voulut absolument que je logeasse chez elle, comme j’avois logé chez le Gentilhomme son ami ; & me retint, comme luy, quinze jours entiers. Je vous laisse à penser, Madame, combien ces violences m’estoient douces, & combien de fois je repetay en moy-mesme ces vers que j’avois appris de mon Frere.

 Au commencement des amours
Voir à toute heure ce qu’on aime,
C’est le plaisir le plus doux de nos jours,
  C’est un plaisir extrême.
Que ne peut-il durer toujours !

Ce qui est bien singulier en toute cette avanture, & ce que peut-estre vous aurez un peu de peine à croire, quoy que veritable, c’est qu’aucune de ces obligeantes Personnes ne sçavoit qui j’estois, parce que mon Amy & moy estions convenus de nous dire Parisiens, & de voyager inconnus, & suivant cette resolution, j’avois pris à mon départ de chez moy, un nom different de celuy que j’avois accoutumé de porter, avec ordre à un homme qui me suivoit de ne me point appeller autrement ; & je parlois si souvent de Paris, où j’avois déja demeuré quelques années, & si peu de tous les autres lieux, qu’il n’y avoit pas sujet de juger que je fusse d’un autre endroit. Avant neanmoins que de m’éloigner d’Arthenice, je me fis connoistre à elle, & par son conseil, à sa Mere. Cette Dame me retint encore quelques jours aprés cette connoissance, & m’assura qu’elle se rendroit bientost à une Terre qu’elle avoit à cinq lieuës de chez moy, où elle auroit bien de la joye de me revoir ; & cette douce assurance aprés un procedé si obligeant, n’aida pas peu à ma consolation, lors qu’il me fallut separer de son aimable Fille.

Je trouvay à mon retour dans ma contrée, d’où j’écrivis sous mon nom ordinaire au Gentilhomme qui m’avoit si bien receu, qu’il s’y estoit étably une nouvelle Societé sous le titre de l’Ordre des Fidelles. Sa couleur estoit le bleu, & sa Devise, Plutost mourir que d’estre à deux. L’heroïque y estoit meslé au Pastoral, & on y avoit élevé les Dames à la dignité de Princesses ; mais pour contenir les Cavaliers dans le devoir, on avoit voulu qu’ils gardassent le rang de Bergers. Les uns & les autres n’eurent pas peu de surprise de me revoir si tost, aprés avoir cru me perdre pour longtemps. Ils me receurent à bras ouverts ; & comme on se servoit dans la Societé des noms de Maison avec un peu de déguisement, je fus nommé Eveninde ; & Arthenice qui voulut en estre aussi, dés que je luy en eus appris la nouvelle, dans la Terre où sa Mere avoit promis devenir, fut appellée Ferubele ; & peu de temps aprés, qualifiée l’Heroïne, à cause de sa noble taille & de ses grands airs. Quelques-uns pourtant l’appellerent simplement Plusside, du nom de cette jolie Terre ; & ce nom estant en faveur auprés d’elle, fut celuy que j’employay dans la pluspart des Billets, des Vers, & des Pieces galantes que je fis pour luy marquer mon amour ou mon estime.

On convint dans cette Societé que chacun travailleroit à son propre Portrait, en Prose ou en Vers, à son choix, & qu’il exprimeroit son exterieur, son humeur, & sa façon d’aimer, le tout d’un air simple, mais accompagné de sincerité ; aprés quoy tous les Portraits seroient proposéz à l’Ordre, par forme d’Enigme, pour éprouver si l’on reconnoistroit les personnes qu’ils representeroient, & que tous ceux qui auroient cet avantage, seroient mis au Tresor public, & les autres au rebut, avec commandement à leurs Auteurs d’étudier à se mieux connoistre, & de se copier plus fidellement, sous peine de disgrace. Il fallut donc satisfaire à cette convention, & voicy la maniere dont je m’en acquittay. Mais il faut que je vous apprenne auparavant, que certains ennemis couverts voulant décrediter mon amour auprés de Ferubele ou de Plusside, comme il vous plaira que je l’appelle, firent courir dans la Societé les Vers qui suivent.

 Ne protestez pas tant
 Que vous estes constant.
 Croyez-nous, Eveninde,
C’est pour vous un mauvais party ;
Deux bons témoins, Clione & Roselinde,
Vous en pourroient donner un juste démenty.

Ce malicieux reproche fut cause que je m’expliquay sur ma façon d’aimer, avec plus d’étenduë & de clarté que je n’eusse fait. Tout le reste est de l’air simple qu’on avoit prescrit.

Je ne suis beau ny laid ; blanc ny noir ; gras ny maigre ;
 Grand ny petit ; fluet ny gros ;
 D’esprit ny trop doux, ny trop aigre,
 Des débauchez, ny des devots ;
 Enjoüé, ny mélancolique,
Rampant ny vain ; point sourd, ny vetilleur ;
 Aveugle, ny critique ;
 Muet, ny grand parleur.
***
Je suis d’humeur à ne chercher qu’à plaire,
 Secret, discret, officieux ;
Assez persuasif, assez propre à tout faire,
 Peu credule, peu curieux ;
 Sensible à la reconnoissance,
Ennemy du mensonge & de la médisance ;
 Pour les absens rempli de charité ;
 Un peu prompt, un peu volontaire,
Prenant goust à la nouveauté ;
Au reste, bon, franc & sincere.
***
 Pour ma façon d’aimer,
Elle est flateuse, complaisante,
Souple, soigneuse insinuante,
Et qui prend garde à ne pas alarmer
Le cœur qu’elle veut enflammer.
***
Elle joint à cette prudence
  Beaucoup de fermeté,
Grand respect, grande patience,
Une exacte fidelité,
Un grand panchant à la perseverance.
 Mais s’il advient que mon amour
 Dans le temps du tendre retour,
  Connoisse que la Belle
Que je sers sans partage, ait l’esprit infidelle,
Et les mesmes bontez pour d’autres que pour moy
Aprenez ce que fait alors le petit drôle.
 Se riant de ma bonne foy,
Il prend son essor & s’envole,
J’ay beau le rappeller, il cherche un autre employ.
***
 Ce n’est pas tout ce qui se passe,
Le dédain en secret vient occuper sa place,
Et dans ses interests sçait si bien m’engager,
Qu’il change tous mes feux en glace ;
Et mesme forceroit mon cœur de negliger
 La Maîtresse la plus humaine,
Avec tous ses attraits, ses douceurs & ses ris,
 Fust-elle aussi belle qu’Helene,
 Et moy, plus heureux que Pâris.
***
Je cesse ainsi d’aimer l’Amante qui s’enflâme
  D’une double & trompeuse flâme ;
 Et comme en vain l’on va contre l’humeur,
Honnestement, sans fracas, sans aigreur,
 Sans rien dire qui l’interesse,
  Dans son tort je la laisse ;
 Et puis, pour fuir l’oisiveté,
Et suivre en mesme temps l’Astre qui me domine,
Je m’attache aussi-tost à quelqu’autre Beauté,
 Vers qui je trouve que m’encline
  L’esprit, la douceur, ou la mine.
***
 Ce n’est pourtant qu’aprés avoir conçeu,
D’un plus heureux succez la flatteuse esperance ;
 Mais j’ay toûjours esté deceu,
Et la deception a fait mon inconstance.
***
Presentement je croy mieux que jamais
Que l’Ange qui m’enchante aujourd’huy par ses traits,
Sçaura bien empescher que j’erre davantage ;
  Et qu’à la honte des objets
Qui n’ont pû me garder, avec tous leurs attraits,
  Sa conduite modeste & sage,
  Fixera mon esprit volage ;
 Et qu’ainsi cessant de changer,
 Je feray hautement connoistre
  Que si je fus leger,
 On me donnoit sujet de l’estre.
***
  Voila quel est l’original,
 Le réformer, ce seroit une affaire ;
Si ma sincerité pour luy retourne en mal,
Je ne veux point tromper, je n’y sçaurois que faire.

La Societé n’eut pas plutost oüy la lecture de ce Portrait que chacun s’écria, c’est Eveninde ; & c’en fut assez pour le faire passer pour bon, & pour faire ordonner qu’il seroit mis au tresor public ; & en verité il a encore aujourd’huy tant de mon air & de mes traits, qu’on peut dire qu’il n’estoit pas flatté.

Comme c’estoit la mode en ce temps-là dans ce pays-cy, de ne point saluer la santé des Dames sans fracas, je veux dire, sans casser le verre, fust il de Venise, ou sans tirer le coup de pistolet, le grand nombre de verres cassez pour Ferubele donna occasion à une piece galante assez bien tournée, de la façon d’un Berger de mes amis. C’estoit un compliment en vers qu’il supposoit s’adresser à cette Belle de la part de cinq ou six Maistres de Verreries, pour la remercier du grand debit qu’elle leur causoit, où aprés avoir fait mille vœux pour sa santé qui leur estoit si utile, ils témoignoient souhaiter que chacune de ses Compagnes fust aussi aimable & aussi aimée qu’elle, pour s’attirer d’aussi frequens souvenirs de ses Amans, avec de pareils sacrifices. On m’a pris la copie que j’avois de cette piece, & je vous en dis le sujet, parce qu’il me semble assez ingenieux & assez plaisant.

Mes avantures avec Ferubele eurent un assez long cours ; tout contribuoit à les entretenir. Quatre ou cinq lieuës de distance qu’il y avoit entre nos habitations, sembloient ne m’éloigner d’elle que pour augmenter le desir que j’avois d’en approcher ; les frequentes absences qui interrompoient le plaisir que j’avois de la voir, servoient mesme à le rendre plus grand ; & une Campagne en Flandre, avec deux voyages à Paris ne m’ayant pas empesché de retourner auprés d’elle avec tout l’amour que j’en avois emporté, elle se trouva si convaincuë de ma constance, qu’elle n’eut plus sujet d’en douter. Sa Mere me témoignoit toutes sortes de bontez, me donnoit par tout des loüanges que je ne meritois pas, me recevoir avec joye, me regaloit avec une honneste abondance, me retenoit avec empressement, & me faisoit toûjours promettre de revenir au plutost chez elle, toutes les fois que la bienseance m’obligeoit d’en partir ; mais divers sentimens interessez la rendoient ennemie de toute conclusion, & par ses delais la fin de mes avantures arriva lors qu’on y pensoit le moins. Sa Fille fut enlevée pendant une violente maladie où j’estois tombé à Paris dans un troisiéme voyage, & qui me tenoit encore en Province depuis mon retour. Cet évenement, Madame, ne contribua pas à ma guerison, comme vous le jugez bien ; car quel moyen de sçavoir la personne qu’on aime entre les mains d’un Rival, enfermée, & comme prisonniere dans une Citadelle éloignée, de Ville Frontiere & Maritime où il a tout pouvoir, sans prendre à partie le Ciel & la Terre ? Ce Rival avoit épousé la Blonde dont je vous ay parlé ; & la mort la luy ayant ravie, il avoit eu recours à sa Compagne qui estoit alors au mesme lieu où je l’avois veuë la premiere fois, pour en reparer avantageusement la perte, par sa possession ; & sur son refus il l’avoit arrachée de la maison de sa Mere pendant son absence, & fait conduire dans l’endroit que je viens de vous marquer. Cette Mere courut aprés, sans garder de mesures, & sa course ne retourna qu’à sa confusion. Elle fut arrestée, & le desir de ravoir sa liberté luy coûta son consentement pour le mariage de sa Fille. Il y eut un peu plus de resistance de la part de cette Belle, mais sa fermeté ne fut pas de durée, & un mois fut à peine écoulé, qu’elle passa des mains de mon Rival entre ses bras, je veux dire qu’elle l’épousa. La nouvelle que j’en receus me causa une douleur que vous pouvez mieux vous imaginer que je ne la pourrois depeindre. Tout ce que je vous en puis dire, c’est que dans ce malheur desolant & sans remede, elle me fit prendre la resolution de ne plus penser à aucun engagement qui tirast à consequence, ce que j’ay fort observé depuis ce temps-là, & ce que je tiendray toute ma vie. Dispensez moy, Madame, de vous en rien apprendre davantage, & épargnez de tristes ressouvenirs à Vostre, &c.

[Fable nouvelle de Mr de la Fontaine] §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 103-114.

Il n’y a rien de plus estimé que les Fables de Mr de la Fontaine, & c’est avec beaucoup de justice, puis que tout ce qui a paru de luy en ce genre, peut estre appellé inimitable. Vous verrez par la lecture de celle que je vous envoye, que malgré l’excuse qu’il prend sur son âge, les années n’ont rien diminué en luy de ce feu d’esprit qui luy a fait faire tant d’agreables Ouvrages.

LES COMPAGNONS
d’Ulisse.
A Monseigneur le Duc
de Bourgogne.

Prince, l’unique objet de tous les Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos Autels.
Je vous offre un peu tard ces presens de ma Muse,
Les ans & mes travaux me serviront d’excuse.
Mon esprit diminuë, au lieu qu’à chaque instant
On apperçoit le vostre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, & semble avoir des aisles.
Le Heros dont il tient des qualitez si belles,
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant ;
Il ne tient pas à luy que forçant la victoire,
 Il ne marche à pas de Geant
 Dans la carriere de la gloire.
Quelque Dieu le retient : c’est nostre Souverain,
Luy qu’un mois a rendu maistre & vainqueur du Rhin.
Cette rapidité fut alors necessaire ;
Peut-estre elle seroit aujourd’huy témeraire,
Je m’en tais ; aussi-bien les Ris & les Amours
Ne sont pas soupçonnez d’aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux vostre Cour se compose,
Ils ne vous quittent point ; ce n’est pas qu’aprés tout
D’autres Divinitez n’y tiennent le haut bout,
Le Sens & la Raison y reglent toute chose.
***
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
 Imprudens, & peu circonspects,
 S’abandonnerent à des charmes
Qui métamorphosoient en Bestes les Humains.
Les Compagnons d’Ulisse, aprés dix ans d’alarmes,
Erroient au gré du vent, de leur sort incertains.
 Ils aborderent un rivage
 Où la Fille du Dieu du jour,
 Circé, tenoit alors sa Cour.
 Elle leur fit prendre un breuvage
Delicieux, mais plein d’un funeste poison.
 D’abord ils perdent la raison,
Quelques momens aprés leur corps & leur visage
Prennent l’air & les traits d’Animaux differens.
Les voila devenus Ours, Lyons, Elephans,
 Les uns sous une masse énorme,
 Les autres sous une autre forme.
Il s’en vit de petits, exemplum, ut Talpa.
 Le seul Ulisse en échapa.
Il sceut se défier de la liqueur traistresse.
 Comme il joignoit à la sagesse
La mine d’un Heros, & le doux entretien,
 Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison peu different du sien.
***
Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’ame,
 Celle-cy declara sa flâme ;
Ulisse estoit trop fin pour ne pas profiter
 D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’à ses Grecs on rendroit leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la Troupe.
Ulisse y court, & dit ; l’empoisonneuse Coupe
A son remede encor, & je viens vous l’offrir.
Chers Amis, voulez-vous hommes redevenir ?
 On vous rend déja la parole.
 Le Lyon dit, pensant rugir,
 Je n’ay pas la teste si folle.
Moy, renoncer aux dons que je viens d’acquerir ?
J’ay griffe & dent, & mets en pieces qui m’attaque,
Je suis Roy ; deviendray-je un Citadin d’Ithaque ?
Tu me rendrois peut-estre encor simple Soldat ;
 Je ne veux point changer d’estat.
***
Ulisse du Lyon court à l’Ours. Eh mon Frere,
Comme te voila fait ! je t’ay veu si joly.
  Ah vrayment, nous y voicy,
 Reprit l’Ours à sa maniere.
Comme me voila fait ? comme doit estre un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle que l’autre ?
 Est-ce à la tienne à juger de la nostre ?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te deplais-je ? va t’en, suy ta route, & me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse,
 Et te dis tout net & tout plat,
 Je ne veux point changer d’estat.
***
Le Prince Grec, au Loup va proposer l’affaire.
Il luy dit au hazard d’un semblable refus,
 Camarade, je suis confus
 Qu’une belle & jeune Bergere
 Conte aux Echos les appetits gloutons,
 Qui t’ont fait manger ses Moutons.
Autrefois on t’eust veu sauver sa Bergerie,
 Tu menois une honneste vie.
 Quitte ces bois, & redevien,
 Au lieu de Loup, homme de bien.
En est-il, dit le Loup ? Laissons cette matiere.
Tu t’en viens me traitter de Beste carnaciere.
Toy qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas sans moy,
Mangé ces Animaux que plaint tout le Village ?
 Si j’estois homme, par ta foy,
 Aimerois-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez-tous.
Ne vous estes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?
Tout bien consideré, je te soustiens en somme,
 Que scelerat pour scelerat,
 Il vaut mieux estre un Loup qu’un Homme,
 Je ne veux point changer d’estat.
***
Ulisse fit à tous une mesme semonce,
 Chacun d’eux fit mesme réponse,
 Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appetit,
 C’estoit leurs delices suprêmes,
Tous renonçoient au los des belles actions ;
Ils croyoient s’affranchir suivant leurs passions
 Ils estoient esclaves d’eux mesmes.
***
Prince, j’aurois voulu vous choisir un sujet,
Où je pusse mesler-le plaisant à l’utile.
 C’estoit sans doute un beau projet,
 Si la chose eust esté facile.
Les Compagnons d’Ulisse enfin se sont offerts ;
Ils ont force pareils en ce bas univers,
 Gens à qui j’impose pour peine,
 Vostre censure & vostre haine.
Vous raisonnez sur tout ; les Ris & les Amours,
Tiennent souvent chez vous de solides discours.
Je leur veux proposer bien-tost une matiere,
Noble, d’un tres-grand Art, convenable aux Heros,
 C’est la loüange ; ses propos
Sont faits pour occuper vostre ame toute entiere.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 115.

Vous serez sans doute contente de l'Air nouveau, dont vous allez lire les paroles. Il est de la composition d'un de nos meilleurs Maistres de Musique.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Comment, maraut, comment, coquin, doit regarder la page 115.
Comment, maraut, comment, coquin,
Tu mesles de l'eau dans mon vin,
Disoit un gros Yvrogne à son Valet Champagne.
Que t'importe si de mon bien
Je fais de ma maison un païs de Cocagne,
Puis qu'il ne t'en coute rien ?
images/1690-12_115.JPG

[Histoire] §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 153-192.

Si on examinoit bien toutes les traverses où l’on s’expose en aimant, on n’auroit point assez de courage pour se resoudre à les essuyer ; mais on s’embarque sur l’apparence d’un succez heureux, & quand le cœur s’est une fois laissé prendre, les remedes les plus violens ne l’arrachent point aux impressions flateuses qui s’y sont formées. Un Cavalier d’un fort grand merite en a fait l’épreuve depuis quelque temps. Il voyoit avec assez d’assiduité une Dame dont le tour d’esprit luy avoit plû. Elle l’avoit vif, delicat & insinuant, & comme il n’en manquoit pas, il trouvoit dans sa conversation un charme engageant qui l’obligeoir à luy rendre tous les soins qui peuvent marquer la plus forte estime. Elle fut suivie en peu de temps d’une amitié fort étroite, & la Dame y répondit avec d’autant plus de joye, qu’ayant une Fille de dix-sept à dix huit ans, elle se flatta de venir à bout de la faire épouser au Cavalier. Il avoit du bien, estoit parfaitement honneste homme, & ce qui plaisoit en luy plus que toutes choses, un excellent naturel l’avoit dégagé des airs ridicules que se donnent aujourd’huy la pluspart des jeunes gens. Comme il aimoit fort la Mere, il eut pour la Fille toutes les honnestetez qu’on pouvoit attendre de sa complaisance. Elle avoit de la beauté, & si la nature l’eust renduë capable de profiter des leçons qu’on luy donnoit, elle auroit pû la faire valoir, & une autre qu’elle s’en seroit servie utilement ; mais elle n’avoit aucun talent pour l’esprit, & rien n’estant animé ny dans ses traits, ny dans sa personne, quand on la voyoit, il n’y avoit que les yeux qui fussent contens. Ainsi la Dame eut beau ménager le Cavalier, elle ne put luy rien mettre dans le cœur, & ce qui luy donna le plus de chagrin, c’est que s’estant rencontré chez elle trois ou quatre fois dans le temps qu’une Dame y estoit venuë avec une Fille fort aimable qu’elle avoit, elle s’apperceut qu’il prenoit plaisir à l’entretenir, & trouva dans ses regards je ne sçay quoy de brillant qui estoit la marque d’une passion naissante. Elle crut d’abord que la seule honnesteté l’engageoit aux manieres obligeantes qu’il avoit pour elle, estant difficile à un Cavalier qui a veu le monde, de ne pas montrer pour une jolie personne certains sentimens d’estime empressée qui ne sont souvent que d’un Galant-homme, & où l’amour n’a aucune part ; mais quand elle eut découvert qu’il luy rendoit d’assez frequentes visites, elle demeura persuadée qu’il y avoit du dessein, puisqu’il en faisoit mistere, luy qui n’avoit rien de caché pour elle, & sur le reproche qu’elle luy en fit, il luy avoüa de ce ton d’Amant qui fait encore plus entendre que l’on ne peut exprimer, qu’il ne croyoit point qu’il fust un bonheur plus grand que celuy de se faire aimer d’une personne, en qui l’humeur & l’esprit répondoient à la beauté, & pour qui les Graces sembloient avoir épuisé tout ce qu’elles ont de plus touchant. Un épanchement de cœur si vif & si naturel qui faisoit voir combien il estoit charmé, jetta la Dame dans un chagrin incroyable. Elle estoit au desespoir de voir qu’une autre eust gagné en peu de tems, & peut-être sans étude, ce que sa Fille avoit inutilement tâché de s’acquerir par tous les soins qu’elle luy avoit fait prendre, & quoy qu’il y eust de l’injustice, elle resolut dés ce moment de traverser de tout son pouvoir les pretentions du Cavalier. La dissimulation luy paroissant necessaire pour réussir dans son entreprise, elle cacha son dépit, & prenant un air tranquille qui dementoit l’agitation dont son ame estoit remplie, elle dit au Cavalier qu’elle ne pouvoit disconvenir que la Demoiselle dont il luy parloit n’eust tout le merite qui pouvoit engager un honneste homme, mais qu’il devoit prendre garde à ne se pas embarquer imprudemment ; qu’elle avoit un Pere d’une humeur facheuse qui pretendoit que les gens de robe étoient les seuls qui pouvoient faire fortune, & qu’elle craignoit qu’il n’eust de la peine à consentir à marier sa Fille avec un homme d’épée, qui loin d’amasser du bien, ne pouvoit se dispenser de faire de la dépense. Le Cavalier répondit qu’il n’avoit encore songé qu’à se mettre bien dans l’esprit de la Mere & de la Fille ; que de la maniere qu’il estoit reçû de l’une & de l’autre, il avoit sujet de croire qu’il ne leur déplaisoit pas ; que la Fille luy marquoit assez d’estime pour luy faire presumer qu’il y avoit dans son cœur, tout ce qu’il pouvoit y souhaitter de dispositions favorables aux sentimens qu’il luy vouloit inspirer, & qu’estant de leurs intimes amies, il ne doutoit point qu’elle n’achevast avec succez ce qu’il avoit assez heureusement commencé, si elle vouloit entrer dans ses interests, & prendre sur elle la conduite de l’affaire. La Dame continua de dissimuler, & crut ne pouvoir parvenir plus seurement à ses fins qu’en luy promettant de faire ce qu’il demandoit. Ainsi elle se chargea de la declaration envers la Mere & la Fille, & la joye qu’elles luy en témoignerent ne luy laissant aucun lieu de leur donner un conseil contraire à leurs sentimens, elle se contenta de leur demander, si elles croyoient que le Pere de la Belle dust approuver cet engagement. La Mere luy avoüa qu’il commençoit à se plaindre des visites qu’elles recevoient du Cavalier, & la pria de vouloir bien comme d’elle même, sonder son esprit sur ce mariage, & le ménager de telle sorte qu’elle le previnst favorablement. La Dame accepta la commission, & comme elle estoit adroite, en luy vantant le merite & les belles qualitez du Cavalier, elle luy laissoit entrevoir beaucoup de choses qui devoient le détourner de cette alliance. Il s’emporta comme elle vouloit qu’il fist, & dit que sa femme avoit beau faire, que le Cavalier n’estoit point un homme qui luy convinst, qu’il seroit toûjours le Maître, & qu’il trouveroit bien moyen d’empescher qu’on n’empoisonnast l’esprit de sa Fille. La Dame alla rendre compte de la conversation qu’elle venoit d’avoir avec luy, & aprés avoir exageré son emportement, elle ajoûta qu’elle s’estoit enfin avisée de luy parler sur le mesme ton, & qu’à force de le quereller, elle l’avoit rendu plus traitable ; qu’ainsi si la Mere l’en croyoit, quand il useroit d’autorité, elle luy laisseroit dire tout ce qu’il voudroit sans s’en étonner, & soutiendroit l’entreprise d’un air resolu qui asseurement le mettroit à la raison. La Mere la crut & gasta tout. La resistance le fit aller jusqu’à la fureur ; il interdit sa maison au Cavalier, & commanda si absolument à tous ses valets de luy refuser l’entrée, qu’on ne put se dispenser de luy obeïr. Le Cavalier accablé de son malheur, n’y put apporter d’autre remede que de conjurer la Dame chez qui il avoit connu la Belle, de luy donner du secours dans une occasion si embarassante. Elle feignit d’estre sensible à son déplaisir, & les deux Amans se virent trois ou quatre fois chez elle en presence de la Mere, qui fut témoin de la foy qu’il se donnerent, & des sermens reciproques qu’ils se firent de soustenir leur engagement. Le Pere averty de ces entreveuës entra dans une colere qu’il fut impossible d’appaiser. Il tint la Mere & la Fille comme prisonnieres, & ne leur laissa la liberté de sortir que dans la necessité, & toujours suivies d’un espion qui les observoit. Une vie si dure qu’elles menerent pendant quelque temps, obligea le Cavalier qui en estoit cause, de prendre la resolution de s’éloigner. C’estoit l’unique moyen de les tirer de captivité, & d’ailleurs il s’assuroit par là le plaisir de pouvoir s’entretenir par Lettres avec sa Maistresse, en attendant que le temps eust apporté quelque changement à leurs affaires. Il luy écrivit un Billet d’adieu fort tendre, & le laissa entre les mains de la Dame, qui se chargea de luy en faire tenir la réponse. Il la receut à Lion, où il alla faire un sejour de quelques mois, & les nouvelles assurances de fidelité que la Belle luy donnoit assez souvent, furent un soulagement sensible au déplaisir de ne la point voir. Dans ce tems là il fit connoissance avec un Gentilhomme Provençal, que quelque interest à demesler avoit amené dans la mesme Ville, & qui estoit sur le point de partir pour Rome. Le Cavalier devenu de ses amis, & toûjours contraint de s’absenter, se fit un plaisir de l’accompagner dans ce voyage. Il l’écrivit à la Dame, & la pria qu’il pust trouver de ses Lettres dans trois ou quatre Villes, où ils estoient resolus de s’arrester. Elle fut exacte à luy répondre, mais sans lettres de la Belle, qu’elle luy manda estre attaquée d’une fiévre lente, qui luy ostoit la force d’écrire. Le Cavalier alarmé écrivit sur l’heure à l’une & à l’autre les choses les plus touchantes, & quand il fut à Venise, il receut une autre Lettre, par laquelle la Dame luy apprenoit que la Belle avoit esté à l’extrémité, mais que sa jeunesse l’ayant sauvée, ses forces commençoient à se rétablir ; que sa maladie n’avoit point eu d’autre cause que les persecutions de son Pere, qui vouloit luy faire épouser un homme riche, & fort touché de ses charmes, & que ne voyant aucun moyen de se dispenser de luy obeir, si elle vouloit se garantir de ses mauvais traitemens, elle l’avoit priée de le disposer à la nouvelle de ce mariage ; qu’aussi-bien rien n’estant capable de tirer son Pere de l’entestement où il estoit, une plus longue constance seroit inutile, & ne serviroit qu’à les rendre tous deux malheureux, puis qu’elle ne voyoit aucun jour à esperer une meilleure fortune. Cette nouvelle mit le Cavalier dans une douleur inconcevable. Elle parut malgré luy, & pour essayer de l’adoucir, il conta à son Amy son engagement avec la Belle, & l’ingratitude dont elle payoit la plus forte passion qu’on eust jamais euë. Le Provençal luy dit tout ce qu’il put de plus consolant, & pour le tirer de son chagrin, il luy fit prendre tous les divertissemens du Carnaval, qui sont toûjours fort grands à Venise. Ils allerent ensuite à Rome, & un mois aprés qu’ils y furent arrivez, la Dame fit sçavoir au Cavalier, non seulement que sa Maistresse estoit mariée, mais qu’ayant vaincu l’aversion qu’elle avoit d’abord montrée pour celuy qui la devoit épouser, elle vivoit si contente, qu’il sembloit que rien n’approchast de son bonheur. Ce dernier article le toucha sensiblement. La tendresse qu’il gardoit toûjours pour elle, devoit l’obliger à souhaiter qu’elle fust heureuse, mais il regardoit comme un outrage, qu’elle se fust consolée si tost de sa perte, & il eust voulu que le temps seul fust venu à bout de ce changement. Il demeura plus d’un an à Rome, & tout ce qu’il y vit de rare & de curieux, & les plaisirs mesme qu’il tâcha d’y prendre, furent incapables d’affoiblir les impressions trop fortes que cette aimable personne avoit faites sur son cœur. Le temps où il devoit repasser en France estant venu, le Provençal l’engagea à luy donner quelques mois pour le divertir dans sa Province, où il luy fit voir tout ce qu’il avoit & d’Amis & de Parens, & entre autres une jeune Sœur tres-bien faite, demeurée veuve sans aucuns enfans, & avec beaucoup de bien. La connoissance qu’elle eut en fort peu de temps des qualitez estimables qui avoient rendu le Cavalier si fort amy de son Frere, la fit entrer dans ses mesmes sentimens. Elle luy voulut du bien, & les avances qu’elle luy fit, & qui l’obligerent à avoir pour elle de fort grands égards, amenerent insensiblement les choses au point, qu’il fut aisé de s’appercevoir qu’elles finiroient par le Mariage. Le Frere favorisa de tout son pouvoir les dispositions où il vit sa Sœur pour son Amy, & le Cavalier à qui il restoit toûjours des souvenirs qui nuisoient à son repos, crut qu’il ne pouvoit mieux faire pour s’en dégager entierement, que d’épouser cette jolie Veuve. Ainsi l’affaire se fit avec des avantages fort considerables pour sa fortune, & comme il entretenoit toûjours commerce de Lettres avec son Amie, qui luy écrivoit de temps en temps, il luy fit part de cette nouvelle. La Dame alla aussi tost la dire à la Belle pour qui il avoit eu tant d’amour, & par sa réponse elle luy en fit un compliment de sa part. Elle luy manda en même temps qu’elle marioit sa Fille à un Gentil-homme de Province, qui l’emmenoit à trente lieuës de Paris, à une Terre où elle se resolvoit d’aller avec eux pour y demeurer, ce qui pourroit luy oster les occasions commodes de luy écrire souvent. Ce fut la derniere Lettre qu’il en receut, & il s’en seroit consolé sans peine, s’il eust trouvé dans le mariage la tranquillité qu’il s’estoit promise, mais quoyque sa Femme fust fort bien faite & aimable de sa personne, elle estoit d’une humeur si inegale, & quelquefois si capricieuse, qu’il ne pouvoit s’en accommoder. Ses défauts luy remettoient plus vivement dans l’esprit les manieres engageantes de la Belle qui luy avoit manqué de parole, & il s’en faisoit malgré luy un portrait flatteur, qui entretenant sa passion, le rendit encore plus malheureux qu’il n’estoit avant qu’il eust épousé la Veuve. Il devora son chagrin pour ne point donner sujet de faire des contes, & par des honnestetez qui auroient gagné tout autre esprit que le sien, il déroba ce qu’il soufroit tous les jours, à la connoissance de ceux qui en auroient pû tirer avantage. Il vescut deux ans dans cette contrainte, & il y auroit vescu toute sa vie, si un mal aussi violent qu’il fut impreveu n’eust emporté la Dame en six jours. Il fit dans sa mort tout ce que doit faire un honneste homme, & lors qu’il eut reglé ses affaires avec son amy, Heritier en partie de cette Sœur, parce qu’elle n’avoit point laissé d’enfans, il revint à Paris, aprés une absence de quarte années, fort resolu de vivre pour luy, & de renoncer à tous les engagemens qui luy pourroient estre proposez. Quoy qu’il sentist dans son cœur beaucoup de restes d’une passion mal étoufée, qui pouvoit se reveiller à la veuë de celle qui luy avoit donné tant d’amour, le premier dessein qu’il fit, fut de la voir au moins une fois pour luy reprocher son inconstance. Il n’y avoit que deux jours qu’il estoit arrivé, lors qu’entrant dans une Eglise, il y vit beaucoup de monde assemblé pour le mariage d’une jeune Demoiselle, dont il entendit vanter la beauté & le merite. Il s’avança par la simple curiosité de voir son visage, & demeura fort surpris, lors qu’il reconnut l’aimable personne qui avoit esté toûjours si profondement gravée dans son cœur. Il s’adressa à elle aussi tost, & dans le temps que le Prestre alloit commencer la ceremonie, tout hors de luy-mesme, & ne sçachant presque ce qu’il faisoit, il luy demanda d’un ton qui fit accourir tous ceux qui se trouverent alors dans l’Eglise, s’il estoit possible qu’au prejudice de tant de sermens qu’ils s’estoient faits l’un à l’autre, elle voulust renoncer à ce que sa foy exigeoit d’elle. La voix & la veuë du Cavalier la fraperent tellement, qu’elle se laissa tomber sans aucune connoissance, & tout ce qu’on fit dans ce moment pour la faire revenir, ayant esté inutile, il fallut la reporter toute évanoüie dans la maison de sa Mere, au grand déplaisir de son Amant, qui ne sçavoit que penser d’un évenement si peu attendu. Le Cavalier suivit ceux que cet accident attira chez elle, & faisant reflexion que par un bonheur extraordinaire le veuvage les avoit mis l’un & l’autre en mesme temps dans la liberté de s’épouser, il ne se put refuser à de douces esperances, qui augmenterent quand il eut appris que le Pere de la Belle estoit mort depuis un an. On ne songea d’abord qu’à la retirer de l’estat où elle estoit, & quand elle fut revenuë à elle, & que tous les gens suspects estant sortis, il fut question de sçavoir du Cavalier pourquoy il avoit fait un si grand éclat, puis qu’il estoit marié, le nœud de l’intrigue se developa sans aucune peine. Il conta tout ce qui luy estoit arrivé depuis son retour de Rome & mit la Belle dans une surprise extraordinaire, en luy disant qu’il avoit payé bien cher les deux années de son mariage, & que rien n’auroit pû estre assez fort pour luy faire prendre un pareil engagement, si le desespoir de la sçavoir mariée contre la promesse que sa Mere avoit bien voulu qu’elle luy eust faite en termes si solemnels, de n’estre jamais à d’autre qu’à luy, ne l’eust porté à essayer ce cruel moyen de se défaire d’une passion qui ne luy laissoit aucun repos. La Belle fort étonnée luy demanda par quelle injustice il l’accusoit d’avoir oublié ce qu’ils s’estoient reciproquement promis, & le surprit à son tour en l’assurant qu’il la retrouvoit telle qu’il l’avoit laissée, & qu’elle avoit eu besoin de beaucoup de temps pour se resoudre sur son exemple, à donner son consentement au mariage dont il venoit d’empescher la conclusion. Ce qu’elle disoit estant de fait, & ne pouvant estre contesté, on vint à un éclaircissement plus particulier, qui fit connoistre que tout ce que le Cavalier & la Belle avoient souffert par le chagrin de leur inconstance reciproque, dont ils avoient eu sujet de ne pas douter, leur avoit esté causé par la perfidie de la Dame leur commune Amie, qui avoit mis en usage toutes sortes d’artifices pour venir à bout de les desunir. Tandis qu’elle écrivoit faussement au Cavalier que sa Maistresse estoit mariée, elle supprimoit toutes les Lettres qu’elle recevoit de luy pour cette belle Personne, à qui elle en montroit d’autres d’un caractere inconnu, par lesquelles on luy apprenoit qu’il estoit éperdument amoureux d’une Italienne qui l’occupoit tout entier. Ces Lettres qu’elle avoit l’adresse de supposer, estoient, disoit-elle, d’un de ses Parens qu’elle avoit à Rome, & elle faisoit valoir pour un grand service auprés de la Belle, le soin qu’elle prenoit d’empescher que son cœur ne fust la dupe de la confiance qu’elle avoit aux protestations de fidelité qu’on luy avoit faites. Cela joint au silence du Cavalier, & à la nouvelle qu’elle eut quelques mois aprés par plus d’une voye, qu’il avoit épousé la Provençale, la fit resoudre à oublier un ingrat qui avoit manqué à ses sermens avec tant de lâcheté. Le Cavalier apporta dés ce jour mesme toutes les Lettres qu’il avoit receuës de sa maladie, du dessein qu’elle avoit fait de ne plus songer à luy, & enfin de son mariage, avec la cruelle circonstance, qu’elle y trouvoit un bonheur parfait. On jugea par là des justes sujets de desespoir qu’il avoit eus, & il fut si bien justifié, que la Belle ne put s’empêcher de reprendre tout l’amour qu’elle avoit eu autrefois pour luy. Cependant elle s’estoit promise à un autre, & un Contrat de mariage signé estoit une chose embarrassante. Heureusement elle avoit affaire à un homme genereux, à qui on fit entendre raison. Quoy qu’il trouvast sa personne toute aimable, il vouloit avoir son cœur, & jugeant bien, aprés qu’on luy eut appris toute l’avanture, qu’il luy seroit impossible d’en bannir le Cavalier, il consentit à leur mariage, qui fut fait huit jours aprés avec une égale satisfaction des deux parties.

[Lettre de Mr l'Abbé de la Trappe, avec plusieurs particularitez touchant cette Abbaye] §

Mercure Galant, décembre 1690, p. 192-193, 198-199.

 

Vous aurez sans doute entendu dire que le Roy d'Angleterre, touché de ce qu'on publie de la sainteté des Religieux de la Trappe, qui vivent dans toute l'austerité de leur ancienne Institution, s'est fait un plaisir d'aller à cette Abbaye, pour voir par luy-mesme ce que le seul recit qu'on en fait donne sujet d'admirer. Il y alla accompagné de Mr le Maréchal de Bellefond, qui a demeuré longtemps dans cette Maison. [...]

 

Nous leI vismes, vous vous en souvenez, Monseigneur, s'approcher de la Sainte Table avec une pieté qui n'est pas ordinaire. Il pria Dieu pendant l'Office, & la grande Messe toute entiere, sans interruption d'un instant. Il quitta le drap de pied sur lequel il estoit, il se mit sur la derniere marche de l'Autel, & rejetta le carreau qu'on luy presenta. Il eut dans le mesme temps une circonstance qui merite d'estre remarquée. Comme on luy donna la sainte Hostie, le Chœur chanta ce qu'on appelle la Communion de la Messe, qui ne pouvoit estre plus juste ny plus expresse, quand elle auroit esté faite à dessein.

[Prise de possession de l'Abbaye des Ayes en Dauphiné] §

Mercure Galant, décembre 1690, p. 272-274.

Le Roy ayant donné l'Abbaye des Ayes en Dauphiné à Dame Esperance de Saint Paul de Preville, elle en prit possession le 21. du dernier mois, jour de la Presentation de la Vierge. Cette Abbaye est de l'Ordre de Cisteaux à deux lieües de Grenoble, & les Dames dont la Communauté est composée, ne sont pas moins considerables par leur pieté que par leur naissance. La nouvelle Abbesse dont je vous parle, est Petite-Niece de celle dont elle remplit la place, & elle avoit tellement gagné les cœurs de toutes les Religieuses de cette Maison par sa vertu & par mille belles qualitez qui la rendent tres-digne d'y commander, qu'on ne peut marquer plus de joye qu'elles ont fait du choix de Sa Majesté. Le jour que se fit la ceremonie de sa prise de possession, Madame Morard Prieure la complimenta à la Grille à la teste de toute la Communauté, avant qu'elle entrast dans le Monastere, & ensuite Mr l'Abbé Canel, deputé pour l'instaler, la conduisit au Chapitre, & la mit dans sa Chaire Abbatiale, où elle receut les soumissions qui luy estoient deuës. Le soir, tout le Monastere fut illuminé par les soins des Religieuses, & le lendemain on chanta solemnellement une Messe du Saint Esprit avec concert & simphonie. Cette Dame est Fille de Messire Jean Baptiste de Girard de Saint Paul, & elle a deux Freres dans le service, l'un Lieutenant aux Gardes, & l'autre Capitaine dans le Regiment d'Humieres. [...]

[Mort de Mr Torf]* §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 279-281.

Mr Torf, Gentilhomme Ordinaire de la Maison du Roy, & originaire de Valaquie, est mort au commencement de ce mois. Il avoit esté élevé Page de feu Mr le Maréchal de Castelnau, puis s’estant mis dans la Cavalerie, il estoit devenu Capitaine dans le Regiment de Crequi. Il a esté ensuite Exempt des Gardes du Corps, & enfin Gentilhomme Ordinaire. Cette Charge ayant vaqué par sa mort, elle a esté donnée à Mr Racine, Tresorier de France, celebre par tant d’excellens Ouvrages que le Public a vûs de luy, & par la fameuse Histoire qu’il reserve pour la posterité. Il est inutile de rien dire d’un homme si connu, dont les loüanges sont dans la bouche de tout le monde, & qui au sentiment des plus critiques, est digne de sa réputation. Beaucoup en ont qui ont fait peu de chose pour la meriter, & d’autres en manquent qui seroient dignes d’une plus heureuse destinée. Tous les gens de Lettres doivent estre ravis du present qui vient d’estre fait à Mr Racine, puis que l’honneur en rejallit en quelque sorte sur eux.

[Traduction en vers des Satires de Juvénal]* §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 289-290.

Vous avez veu la premiere partie des Satyres de Juvenal, traduites en Vers par Mr le President de Silvecave. La seconde se doit debiter au commencement du mois prochain, avec les mesmes Remarques, dont vous avez esté si contente. Elles sont tres-curieuses, & donnent l’intelligence de beaucoup de choses, dont l’usage estoit commun chez les Anciens. Ce Livre se trouve chez le sieur Pepie, à l’Image S. Basile, & chez le Sr Guerout, Galerie-neuve du Palais.

[Erratum concernant le concours de poésie de l’Académie Française]* §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 290-291.

Vous avertirez, s’il vous plaist, ceux de vos Amis que vous sçaurez qui travailleront sur les Sujets proposez par l’Academie Françoise, pour les prix qu’elle doit distribuer le 25. d’Aoust de l’année prochaine, que je me suis trompé en vous mandant, qu’il falloit que leurs Ouvrages fussent envoyez avant le premier jour de May. Il suffit qu’ils soient receus dans la fin de ce mesme mois de May, c’est-à-dire, avant le premier jour de Juin.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 331-332.

Vous devez estre contente de l'Air nouveau dont vous allez lire les paroles, puisqu'il est de la saison.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par, Affreux Hyver, tu bannis, &c., doit regarder la page 232.
Affreux Hyver, tu bannis de ces lieux
L'émail des fleurs & l'aimable verdure,
Tu viens dépouiller la Nature
De ses ornemens précieux.
Mais c'est un changement qui ne sçauroit me nuire,
Puis que le teint de ma Philis
Fait voir des Roses & des Lis
Que ta rigueur ne peut dêtruire.
images/1690-12_331.JPG

[Publication de La Desolation des Joueuses]* §

Mercure galant, décembre 1690 [tome 13], p. 340.

La Desolation des Joueuses, que l’on a renouvellée, & qui attire des Assemblées si nombreuses, se debite chez le Sieur Guerout, Libraire, Salle-neuve du Palais.