1692

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15].

2017
Source : Mercure galant, décembre 1692 [tome 15].
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Mercure galant, décembre 1692 [tome 15]. §

[Les Dits et Faits du Prince d’Orange] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 7-16.

Quoy que le titre de l’Ouvrage par lequel je commence cette Lettre, marque qu’il a esté fait sur le Prince d’Orange, il ne laisse pas d’estre à la gloire du Roy, personne n’ayant jamais tant travaillé à la faire briller que ce Prince. Il est de Mr l’Abbé Regnier, Secretaire perpetuel de l’Academie Françoise, dont vous avez déja vû des Eloges de Sa Majesté, en plusieurs sortes de Langues. Elle a esté extrémement satisfaite de ce dernier, qu’Elle a bien voulu entendre de sa bouche même, & qu’Elle s’est fait relire ensuite. C’est vous dire beaucoup à son avantage, & vous ne douteriez pas de sa beauté, aprés ce que je vous dis, quand il ne parleroit pas autant qu’il fait de luy-même.

LES DITS ET FAITS
du Prince d’Orange.

Guillaume a dit, remply de confiance,
De toutes parts j’assiegeray la France,
J’inonderay ses Pays de Soldats ;
J’enleveray Tournay, Lille, Ypre, Arras,
Condé, Dunkerque, & les autres barrieres,
Qui peuvent mettre à couvert ses frontieres,
Pour en venir plus seurement à bout,
En mesme temps j’attaqueray par tout,
Par mer, par terre ; elle sera contrainte
De succomber à la premiere atteinte,
De rendre tout. Voila ce qu’en effet
Guillaume a dit ; voicy ce qu’il a fait.
 Ouvrant d’abord pompeusement la Scene,
De l’Ocean il traverse la plaine,
Vient à la Haye en superbe appareil,
Pour y tenir un fastueux conseil,
Et faire voir à toute la Province,
Dans leur Sujet, un grand & nouveau Prince.
Au mesme lieu, pour le congratuler,
Luy rendre hommage, & l’entendre parler,
Viennent brillans, parez, & magnifiques,
Les Electeurs, les Princes Germaniques,
Qu’avec plaisir il voit de jour en jour
Plus empressez à luy faire la Cour.
A leurs respects répondent ses caresses ;
Beau feu, grand’ chere, & superbes promesses.
Princes, dit-il, n’épargnons point les vins,
Dans peu de temps nous en boirons dans Rheims.
La joye alors redouble, & l’Assemblée,
Tout en beuvant, prend la Ville d’emblée ;
Lors qu’un Courrier vient dire que sous Mons
Le Roy de France est avec cent Canons.
On se regarde, on consulte, on propose,
Pour le secours on regle toute chose ;
Guillaume marche avec cent Bataillons ;
Guillaume arrive, & laisse prendre Mons.
 Mais de ces faits d’éternelle memoire
Ce n’est pas là que se borne l’histoire.
Pour achever de nous mettre aux abois,
Il a campé sous Bruxelles deux fois.
Il a fait plus, il a vers nos frontieres
Fait avancer ses Brigades guerrieres ;
Et sur Dinant lancé de toutes parts,
Pendant un mois, de menaçans regards ;
Puis, pour mieux faire une autre fois la guerre,
Il a repris la route d’Angleterre.
 France, tremblez, le voila revenu ;
Son Parlement en vain l’a retenu ;
Il vient enfin dégager sa parole ;
A la Victoire il marche, il court, il vole :
Puis en chemin quand il est averty
Que des François Namur est investy,
C’est là, dit-il, qu’échoüera leur audace ;
Vingt Bataillons répondent de la Place.
D’aucun secours elle n’aura besoin ;
Que s’il en faut, le secours n’est pas loin.
Et desormais tout ce que je demande,
C’est seulement que le François m’attende.
 Le Grand Loüis va son train cependant,
Et sous Namur, infatigable, ardent,
Present à tout, presse, attaque, foudroye,
Remplit les siens de courage & de joye,
Qui sous ses yeux & sous ses Etendars
Sont seurs de vaincre, & sont autant de Mars.
Que fait Guillaume ? Il songe, il délibere,
Jette des ponts, veut donner, puis differe,
Et voit enfin, ayant rompu ses ponts,
Tomber Namur, d’un peu plus prés que Mons.
Un moindre Chef, en voulant entreprendre,
De le sauver, auroit perdu la Flandre.
Luy, plus profond, le laisse prendre exprés,
Pour la sauver, & le reprendre aprés.
 Dans cette veuë, avec la confiance
Que de Loüis luy redonne l’absence,
Il tient d’abord, par de longs campemens,
De ses desseins tout le monde en suspens.
Il tient aprés, par une marche lente,
De ses desseins tout le monde en attente ;
Puis tout d’un coup, pour joüer au plus seur,
Il se ravise, & fait grace à Namur ;
Songe à donner jalousie à Dunkerque,
Et voit de loin le Combat de Steinkerke,
Où, sous l’acier de nos fiers Bataillons,
L’Anglois rebelle a mordu les sillons.
Alors outré, ne sçachant plus que faire,
Il lâche enfin la bride à sa colere ;
Et sa colere à tel point l’emporta,
Que brusquement sur Furne il se jetta,
Qui tout ouvert, dépourvû de défense,
Et s’estimant de trop peu d’importance,
S’étonne fort, & s’étonne aujourd’huy,
Qu’un si grand Prince ait pû songer a luy.
Ainsi finit la superbe Campagne
Du Protecteur d’Angleterre & d’Espagne.
Que s’il repasse encore un coup les mers,
J’espere voir LOUIS maître d’Anvers.

[Traduction du Chapitre premier du Livre de Job, mis en Vers] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 79-91.

Je vous envoye la Traduction du premier Chapitre du Livre de Job. Elle a esté faite par un jeune Provençal, dont vous avez déja veu quelques pieces dans mes Lettres. Il a entrepris de traduire ce Livre entier, & pour s’appliquer à ce travail avec plus de confiance, il témoigne qu’il aura obligation aux Curieux qui voudront bien me marquer leur sentiment sur son dessein, & sur la maniere dont ils croiront qu’il faudroit l’executer. J’espere vous envoyer le mois prochain une suite de cet Ouvrage.

TRADUCTION
DU LIVRE DE JOB.
CHAPITRE I.

 Sur le rivage du Jourdain
Vivoit Job, illustre Prophete,
Qui craignoit Dieu, cherissoit son Prochain,
Et du Ciel seulement meditoit la conqueste ;
 Toujours également touché
De l’amour du vray bien, de l’horreur du peché.
***
Sa Famille nombreuse autour de luy rangée,
Et de mille vertus noblement partagée,
 Combloit son ame de plaisirs ;
Et Dieu, qui benissoit son heureuse opulence,
 Mesme au delà de ses desirs,
De son bien chaque jour augmentoit l’abondance.
***
D’innombrables Troupeaux sur l’herbe bondissans
 Il couvroit de hautes montagnes,
 Et mille Bœufs sous le joug gemissans
D’un pas laborieux sillonnoient ses campagnes.
***
Comme un grand Prince il sceut se faire aimer,
Mais beaucoup moins par sa richesse
Que par une haute sagesse,
Seul bien que l’on doit estimer.
***
Ses Fils ainsi que luy marchant dans l’innocence,
Se donnoient tour à tour des festins somptueux,
Unis par l’amitié plus que par la naissance ;
 Leurs Sœurs y paroissoient comme eux,
Ils en avoient banny toute licence.
***
Mais quand leurs tours estoient heureusement remplis,
Job que charmoit leur amitié sincere,
Les faisoit visiter par ses meilleurs Amis,
Dont chacun leur donnoit quelque avis salutaire.
***
 Il faisoit plus ; chaque matin
 Pour chacun d’eux offrant un sacrifice,
 Il prioit Dieu de leur estre propice,
Craignant que quelquefois dans l’excés du festin
Ils n’eussent offencé sa divine justice.
***
Mais quelque heureux qu’il soit, l’homme n’a jamais rien
 Qui soudain ne tombe en ruine,
 Si la Providence divine
 Cesse d’en estre le soutien.
***
Un jour donc qu’à la Cour celeste
Dieu tenoit ses Etats dans toute sa grandeur,
Job vit comme un éclair passer tout son bonheur
Par un revers triste & funeste.
***
Le Prince des Enfers se trouva dans ce lieu
 Par un ordre secret de Dieu.
D’où viens-tu, luy dit-il ? J’ay parcouru la terre,
 Répondit l’Esprit Tenebreux,
Jusqu’au cœur des Mortels allant faire la guerre,
 Pour usurper quelque empire sur eux.
***
As-tu veu Job, mon Serviteur fidelle,
 Qui toujours pour moy plein de zele,
 Fait la justice, fuit le mal,
Et dans sa pieté n’a jamais eu d’égal ?
***
Ouy, je l’ay vû, dit-il, homme foible & fragile,
Et qu’on ne verroit pas resister à mes coups,
 S’il ne trouvoit toujours en vous
 Son Protecteur & son azile.
***
Eh, comment l’attaquer ? Vous estes son appuy.
 Pour conserver son innocence,
Vos Anges nuit & jour veillent auprés de luy.
Jamais rien n’a donné d’atteinte à sa puissance.
***
 Son bien devient toujours plus grand,
 Sans que la gresle ny l’orage
 Luy causent le moindre dommage,
Et vostre main benit tout ce qu’il entreprend.
***
 Mais, Seigneur, voulez-vous connoistre
 Cette vertu dont on fait tant de cas ?
 Faites-luy sentir vostre bras,
 Et vous la verrez disparoistre,
***
D’abord cet homme si pieux,
Tout plein de haine & de colere,
Vous maudira dans sa misere,
Par des blasphêmes odieux.
***
Mais Dieu qui connoissoit la force du Prophete,
Et seur que sa vertu ne s’abattroit jamais ;
Je le veux, luy dit-il, va comme une tempeste
 Faire tomber tes plus horribles traits
Sur ce qu’il aime davantage.
A toute sa maison fais ressentir ta rage,
 Je te le livre, à sa personne prés.
***
L’Esprit Malin ravy de voir en butte
Un si grand homme à sa fureur,
Ministre impitoyable, il part, il execute,
 Et le plonge dans le malheur.
***
Job se croyoit le plus heureux des Peres,
Ses Fils mangeoient ensemble, & se divertissoient.
Il vint un Messager ; vos Asnesses paissoient,
Dit-il à Job, vos Bœufs sous le joug se baissoient,
Lors que des Sabéens les Troupes sanguinaires
Ont fondu prés de nous comme de fiers torrens.
 Nous nous sommes mis en défense,
Et ces méchans aigris de nostre résistance,
Non contens de voler, ont tué tous vos gens.
Moy seul, de leur fureur triste & malheureux reste,
Je viens vous en donner la nouvelle funeste.
***
Il n’avoit pas finy qu’un autre Messager
Vient par un coup plus rude attaquer sa constance.
 Du feu du Ciel l’extrême violence
N’a, dit il, épargné ny mouton, ny Berger.
 Moy seul échapé du danger,
Je vous viens du Tres-haut annoncer la vangeance.
***
A peine achevoit-il un si triste rapport,
 Qu’un autre vient tremblant & demi-mort.
Les Chaldéens, dit-il, Peuple sauvage,
Fondant en Escadrons dans vostre pasturage,
 Ont pris vos Chameaux malgré nous.
L’on a voulu résister à leurs coups,
Ils ont tout massacré. Moy seul fuyant leur rage,
Je viens vous avertir de ce triste carnage.
***
Au mesme instant ce Prince infortuné
Reçoit une nouvelle encor plus effroyable.
Un Messager luy dit, chez vostre Fils Aîné
 Tous vos Enfans estoient à table,
 Lors que des vents impetueux
Ebranlant la maison l’ont fait tomber sur eux.
Ils sont ensevelis sous des monceaux de pierre.
 Moy seul accablé de douleur,
 Et desormais malheureux sur la terre,
Je viens pour vous apprendre un si cruel malheur.
***
 A ce recit, ce grand Prophete
Déchira ses habits, fit raser ses cheveux,
 Et toutefois humble & respectueux,
Il adora la main qui lançoit sur sa teste
Du celeste couroux les traits les plus affreux.
***
 Il dit dans sa douleur profonde,
Du ventre de ma Mere icy je vins tout nu,
Bien-tost j’en sortiray comme j’y suis venu :
 Ce bien immense où nostre espoir se fonde,
Dieu me l’avoit donné, Dieu me l’ôte aujourd’huy ;
Et puis qu’il l’a voulu, je le veux avec luy.
***
Que desormais plein de clemence,
 Il verse ses faveurs sur moy,
Ou que par d’autres maux il éprouve ma foy,
Je beniray toujours son nom & sa puissance.
***
 Ainsi souffrit patiemment,
Ainsi parla ce Prince au fort de sa misere.
Il benit de son Dieu le secret jugement,
Et ne se plaignit point de sa juste colere.

[Histoire] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 92-125.

Il est quelquefois avantageux de sacrifier quelques années de sa vie pour passer les autres agréablement. L’avanture dont je vais vous faire part, vous en fera convenir. Une jeune Demoiselle, née avec tous les avantages possibles, soit pour la beauté, soit pour l’esprit, attendoit au milieu d’un assez grand nombre d’Adorateurs que quelqu’un l’aimast assez pour ne pas considerer qu’elle avoit fort peu de bien. On s’empressoit à la voir, & c’estoit à qui luy prodigueroit plus de douceurs, mais personne ne venoit à l’essentiel, & comme elle estoit aussi éclairée que sage, elle ne prenoit aucun party, & écoutant tout indifferemment, elle empeschoit que son cœur ne nuisist à sa Fortune. Enfin un vieux Marquis extrémement riche & sans enfans, qui de temps en temps rendoit visite à sa Mere, la trouvant un jour seule avec elle, la pria de luy donner une audience paisible, sans l’interrompre dans tout ce qu’il luy diroit. Aprés qu’on luy eut promis cette complaisance, il commença par luy dire qu’il avoit soixante & quinze ans passez, & qu’encore qu’un âge si avancé eust dû le mettre à couvert des surprises de l’amour, il sentoit bien qu’il en avoit pris pour elle ; qu’elle ne devoit pas en estre surprise, puisque cet amour n’estoit point l’effet d’une passion qui n’eust pour objet que le seul desir de se satisfaire ; qu’il estoit reglé par la raison, & que si ses vieilles années luy pouvoient causer assez de dégoust pour la mettre hors d’estat de vivre heureuse avec luy, elle n’avoit qu’à s’expliquer nettement, pour empescher que la declaration qu’il luy faisoit n’eust aucune suite ; que si cependant la disproportion de son âge ne l’effrayoit point, il estoit prest de luy assurer cent mille écus sur son bien, sans compter beaucoup d’autres avantages qu’elle pouvoit esperer, selon les manieres qu’elle prendroit avec luy ; qu’il ne chercheroit uniquement qu’à la rendre heureuse, mais que pour ne luy donner aucun lieu de dire qu’il n’eust pas agy sincerement, il l’avertissoit que si elle vouloit bien se resoudre à l’épouser, son dessein estoit d’aller demeurer à trente lieuës de Paris, dans un Chasteau qu’il avoit d’une situation tres-agreable, & fort richement meublé, où tout ce qu’elle pourroit souhaitter luy seroit fourny en abondance ; qu’il luy feroit voir toute la Noblesse du voisinage, & qu’il la prioit de croire, que s’il prenoit ce party, ce n’estoit par aucun mouvement d’humeur jalouse, mais parce que le sejour estant fort beau, il y joüiroit plus tranquillement du plaisir d’estre toujours avec elle, voulant renoncer à tout embarras d’affaires dont il remettroit le soin à un Intendant. On écouta le bon homme d’une maniere qui luy fit comprendre que sa proposition faisoit plaisir, mais comme une réponse précise eust pû paroistre suspecte, si elle eust esté précipitée, elle fut remise au lendemain. La Belle qui s’estoit toujours conservée libre, n’eut pas de peine à croire sa Mere sur le conseil qu’elle luy donna de s’attacher au solide. On luy offroit quinze mille livres de rente avec le nom de Marquise. C’estoit dequoy la consoler du chagrin de quitter Paris, où il ne luy estoit pas défendu de croire que le Veuvage la rameneroit dans quelques années. On ne perdit point de temps à terminer cette affaire, qui fut concluë avec de grands avantages pour la Belle. Le vieux Marquis dont l’amour estoit fort tendre, & qui vouloit luy faire trouver de l’agrément dans l’exil où il l’avoit préparée, la laissa maistresse de toutes les choses qui pouvoient la satisfaire, & alla mesme beaucoup au-delà de ce que le rang où il l’élevoit sembloit demander. Son équipage & son train furent magnifiques, & comme elle avoit assez de voix, il mit auprés d’elle pour la servir une Demoiselle & d’autres Filles qui sçavoient chanter. Il ne restoit plus qu’à choisir un Intendant, qu’il vouloit habile, & en mesme-temps bien fait, afin qu’il pust donner la main à sa Femme en qualité d’Ecuyer. Il en refusa plusieurs, & enfin on luy en amena un dont il fut content. C’estoit un homme de fort belle taille, âgé de trente ans, d’une physionomie heureuse, & qui joignoit à l’habileté dans les affaires, le talent particulier de joüer fort bien du Lut. La Belle Marquise en joüoit aussi, & il pouvoit luy donner des leçons utiles pour la perfectionner. On partit peu de temps aprés le Mariage, & à peine fut-on arrivé au Chasteau du vieux Marquis, que la beauté de la charmante personne qu’il amenoit, y attira force gens considerables de l’un & de l’autre sexe. Elle les receut d’un air noble & engageant qui luy acquit une estime generale, mais si son esprit & ses belles qualitez firent parler tout le monde à son avantage, sa conduite & sa sagesse furent en elle un merite qu’on ne pouvoit assez élever. L’obligation qu’elle avoit au vieux Marquis, faisoit dans son cœur les mesmes impressions que l’amour auroit pû faire, & pour meriter ce qu’il avoit fait en sa faveur, elle avoit pour luy des complaisances, qui le charmoient d’autant plus, qu’il n’y paroissoit rien de contraint. Elle vouloit qu’il fust toujours auprés d’elle, & quand il passoit une heure ailleurs, elle se plaignoit comme s’il ne l’eust pas aimée assez tendrement. Ils se promenoient souvent ensemble, & au retour de la promenade, elle se divertissoit, ou à faire des manieres de Concerts, ou à prendre des Leçons de Lut de l’Intendant, qui de son costé regloit admirablement la Maison du vieux Marquis. Tous les Domestiques dont il avoit trouvé le secret de se faire aimer par ses manieres honnestes, disoient à l’envy mille biens de luy, & le vieux Marquis tiroit de ses soins tous les avantages que le bon ordre & l’exactitude sont capables de produire. Il le chargeoit de veiller à découvrir ce que pouvoit souhaiter la jeune Marquise, qu’il ne vouloit pas qu’il laissast manquer d’argent, quelque dépense qu’elle voulust faire, & à qui mesme il faisoit de temps en temps des presens considerables. L’Intendant qui le portoit à ces liberalitez, portoit de mesme la jeune Marquise à marquer encore, s’il se pouvoit, plus d’empressement pour son vieux Mary ; & les utiles conseils qu’il leur donnoit à l’un & à l’autre l’en faisoient aimer également. La jeune Marquise qui les recevoit avec plaisir, & qui sçachant ce qu’il faisoit pour ses interests, prenoit en luy une extrême confiance, n’en recevoit jamais de loüanges sur les manieres dont elle en usoit, malgré le dégoust que la vieillesse donne naturellement aux jeunes personnes, qu’elle ne les rejettast, en luy disant qu’elle ne faisoit que ce qu’elle devoit faire, & que quand son vieux Mary auroit esté d’une humeur bizarre, elle s’y seroit tellement accommodée, qu’elle auroit esté toujours heureuse par le plaisir de bien remplir ses devoirs. Cette ouverture de cœur si obligeante pour luy, redoubloit l’attention qu’il avoit pour toutes les choses qui pouvoient luy plaire, & à regarder son empressement, on auroit pû croire qu’elle luy auroit touché le cœur, si son zele n’eust pas paru aussi vif quand il s’agissoit de faire ce qui pouvoit contenter le vieux Marquis. Ils luy trouvoient tous deux beaucoup de bon sens, & de finesse d’esprit, & quoy qu’il se tinst toujours dans un grand respect, ils prenoient souvent plaisir à le faire entrer dans leur conversation. Quatre ans s’étoient écoulez de cette sorte quand le vieux Marquis mourut. La jeune Marquise en eut une veritable affliction, & cette mort la mettant dans l’embarras pour la discussion de ses droits, non seulement elle pria l’Intendant de ne pas l’abandonner, mais pour l’attacher plus fortement, elle voulut luy faire épouser sa Demoiselle, qui estoit jolie, & qui n’avoit pas mal fait ses affaires depuis quatre années qu’elle estoit à son service. L’Intendant la remercia du soin qu’elle vouloit prendre de son établissement, & la supplia de trouver bon qu’il pust demeurer à luy, afin qu’il fust plus entierement à elle. Un procedé si honneste ne put déplaire à la Dame, qui luy connoissant un vray merite, n’estoit pas fâchée qu’il fust attaché à la servir par un mouvement plus fort que celuy de l’interest. Il mit ses affaires dans un tres-bon ordre ; & elle se trouva si bien de ses conseils pour terminer tous les differens qu’elle eut avec les Heritiers de son vieux Mary, que s’estant apperceuë quelque temps aprés que sa beauté ou son bien luy faisoient rendre de toutes parts des soins assez empressez, elle luy dit un jour en riant que si elle se remarioit jamais, ce ne seroit point sans en prendre son avis, mais qu’il faudroit pour l’y obliger qu’on luy eust donné des marques d’amour si convaincantes, qu’il luy fust impossible de douter qu’on ne l’aimast tres-sincerement. L’Intendant luy répondit avec une honneste liberté, que si elle luy faisois l’honneur de le consulter dans une affaire de cette importance, la passion qu’il avoit de la voir aussi heureuse qu’elle meritoit de l’estre, le rendroit peut-estre encore plus difficile qu’elle ne seroit sur un pareil choix, qui la devoit d’autant plus embarrasser, que pour en estre contente, il falloit que sa raison fust d’accord avec son cœur. La premiere année de son Veuvage estant expirée, elle quitta la Province, & vint à Paris, où ceux qui se croyoient le plus en droit d’esperer, ne manquerent pas de se rendre en même temps. Elle y vit bientost grossir sa Cour par de nouvelles conquestes, & la resolution qu’elle avoit prise de préferer celuy qui luy donneroit de plus grandes marques d’amour estant connuë, chacun tâcha de se distinguer entre ses Rivaux, par ce qui pouvoit la convaincre davantage que toutes ses volontez luy estoient soumises. Cependant aucun ne se declaroit qui n’eust à souffrir l’examen de l’Intendant. Elle vouloit qu’il luy dist sincerement ce qu’il en pensoit, & en luy marquant leurs qualitez estimables, il sçavoit si bien trouver leurs defauts, qu’on n’en pouvoit faire une peinture plus vive. Il y avoit sur tout une chose qu’il avoit peine à leur pardonner, & qui selon luy suffisoit pour les exclure. C’estoit qu’ils sembloient convenir eux-mêmes du peu de merite qu’ils avoient, puis qu’estant persuadez qu’il avoit quelque credit auprés d’elle, ils essayoient tous de le corrompre, en luy offrant des sommes considerables, s’il appuyoit leurs prétentions de telle sorte que leur amour fust suivi d’un heureux succés. La Dame loüoit son desinteressement qui luy faisoit refuser ces offres, & qui l’obligeoit de n’avoir en veuë que ses avantages. Son choix demeurant toujours indecis, une de ses plus particulieres Amies voulut le faire tomber sur un Gentilhomme d’assez de naissance pour ne luy point faire quitter le nom de Marquise, & en qui elle se tenoit fort assurée qu’elle ne pourroit trouver que le defaut d’avoir peu de bien. La Dame luy répondit que ce n’estoit point un defaut essentiel, qui pust s’opposer à son estime, mais que n’ayant point caché que pour se donner elle vouloit estre seure d’estre fortement aimée, elle ne comprenoit pas comment on luy proposoit un homme qu’elle n’avoit jamais vû, & qui ne songeoit à elle, que parce qu’en l’épousant, il rencontroit de grands avantages du costé de la fortune. Son Amie la satisfit en luy apprenant que le Gentilhomme l’ayant apperceuë à la promenade quatre jours avant qu’elle épousast le Marquis, s’estoit senty un si fort panchant pour elle, que la connoissance qu’il eut ensuite de l’engagement où elle estoit n’avoit pû le mettre en estat d’y resister ; qu’entrainé par son amour, il l’avoit suivie dans la Province, afin que le plaisir de la voir, dont il avoit fait tout son bonheur, luy fust au moins un soulagement dans la violence de sa passion ; qu’il luy avoit mesme parlé quelquefois, sans que ses regards ny ses paroles luy eussent rien découvert des sentimens de son cœur ; que le respect qui l’avoit toujours forcé de se taire, le tiendroit encore dans cette mesme contrainte, tant il se croyoit éloigné de meriter quelque part dans son estime, si elle n’avoit voulu parler malgré luy, persuadée qu’un amour si pur & si constant devoit avoir son merite, & qu’elle trouveroit en luy ce qu’elle cherchoit, s’il estoit vray que pour estre digne d’elle, ce fust assez de l’aimer parfaitement. La jeune Marquise étonnée de l’avanture, demanda à son Amie comment estoit fait cet Amant respectueux, qui avoit pû se tenir dans cette grande reserve, quoy qu’il l’aimast depuis tant d’années. Son Amie luy répondit, que comme il falloit que ses yeux fussent contens, ce qui dépendoit fort souvent du goust, il luy seroit inutile de luy en faire un portrait avantageux ; qu’elle pourroit en juger par elle-mesme si elle vouloit luy rendre visite le lendemain ; que le Gentilhomme devoit venir luy parler de quelque affaire, & que c’estoit une occasion de l’examiner sans qu’il sceust encore qu’elle luy eust rien appris des sentimens qu’il avoit pour elle. La Marquise y consentit, & son Amie ne l’eut pas plûtost quittée qu’elle expliqua l’avanture à l’Intendant, dont elle voulut prendre le conseil sur ce qu’elle devoit faire, supposé que l’on pust venir à bout de la convaincre d’un aussi rare exemple d’amour que celuy dont son Amie luy avoit parlé. L’Intendant luy répondit, que quoy qu’il la connust assez genereuse pour ne s’attacher qu’au seul merite dans le choix qu’elle feroit, il avoit peine à ne pas compter pour un grand défaut le manque de bien dans un homme à qui sa naissance pouvoit permettre des prétentions, & qu’enfin de la maniere qu’il comprenoit qu’elle devoit estre aimée, si par l’excez de l’amour on se pouvoit rendre digne de son cœur, il ne pouvoit croire que quatre années passées à l’adorer en secret, dussent donner sujet d’aspirer à un prix si haut. La jeune Marquise sousrit de l’opinion avantageuse qu’il témoignoit avoir d’elle, & aprés luy avoir dit que son zele l’aveugloit, elle voulut qu’il luy aidast à trouver cet Amant passionné qui estoit allé la chercher dans sa retraite, mais elle eut beau rappeller tous ceux que le hazard y avoit conduits, & qui pouvoient luy avoir caché ce qu’ils estoient. Son cœur ne luy parla pour aucun, & elle eust esté fâchée de rencontrer parmy eux celuy qui l’aimoit depuis si long-temps. L’éclaircissement ne fut pas long à attendre. Elle se rendit chez son Amie comme elle l’avoit promis, & voulut que l’Intendant luy donnast la main, afin qu’étant témoin de cette entreveuë, il luy dist sincerement ce qu’il pensoit du nouvel Amant qui vouloit se déclarer. Son Amie l’assura tout de nouveau qu’elle ne pouvoit faire un choix qui luy convinst mieux, à ne regarder en luy que la naissance, & les qualitez essentielles qui font l’honneste homme, & cette asseurance luy ayant fait témoigner grande impatience de le voir, il est aisé de s’imaginer jusqu’où alla sa surprise, lors qu’elle vit tout d’un coup l’Intendant à ses genoux, qui se découvrit pour cet Amant déguisé, à qui depuis si long-temps le seul plaisir de la voir avoit tenu lieu de toutes choses. On ne peut rien ajouster à ce qu’il luy dit de vif sur la violente passion qui l’avoit contraint à devenir l’Intendant du vieux Marquis. Elle l’écouta sans l’interrompre, mais quoy qu’elle gardast le silence, il eut la joye d’appercevoir dans ses yeux que la connoissance qu’il luy donnoit, ne luy estoit pas desagreable. En effet, elle repassa dans son esprit l’abaissement où il s’estoit mis pour elle, les sages conseils qu’elle avoit receus de luy sur la complaisance qu’elle devoit à son vieux Mary, le zele empressé qu’il avoit fait éclater dans tout ce qui avoit pû luy faire plaisir, & toujours avec de si grands témoignages de respect, & en s’observant si bien, que jamais il ne luy estoit rien échapé qui eust donné lieu de soupçonner la cause d’un si fort attachement, & toutes ces choses ayant leur merite, elle ne put se défendre d’avoüer qu’il l’emportoit sur tous ceux qui aspiroient à toucher son cœur. Le merite estant connu, il ne fut pas malaisé de la porter à la récompense, que le Gentilhomme obtint peu de temps aprés, avec cette satisfaction particuliere, qu’elle ne fit point difficulté de luy dire, que par un secret panchant qu’elle auroit voulu se cacher à elle-mesme, elle avoit souhaité plus d’une fois depuis son Veuvage, qu’il se fust trouvé d’une naissance à le pouvoir épouser sans honte.

[Eglogue] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 185-189.

Encore un Ouvrage de Cydippe. Ce nom employé dans d’autres que vous avez estimez, vous fait connoistre que celuy-cy part de la mesme Plume, & qu’il a par consequent les mêmes beautez.

EGLOGUE.

Cydippe, vous partez, vous quittez ce sejour,
Et vous ne me laissez qu’un violent amour
 Pour m’occuper de vostre absence ;
Cydippe, laissez m’en, s’il se peut, un plus fort,
 Mais s’il merite un heureux sort,
 Emportez moins d’indifference.
***
Que faire sans amour aux fortunez climats,
 Que vont embellir vos appas ?
  Comment pouvoir sans tendresse
  Y trouver la fin d’un jour ?
Mais tout y reconnoist le pouvoir de l’Amour,
 Tout vous en parlera sans cesse.
***
Vous verrez enyvrez des plaisirs les plus doux
 Mille heureux Bergers aux genoux
 De mille Bergeres contentes.
 Sur leurs Hautbois vous n’entendrez vanter
 Que les transports de leurs ardeurs constantes,
 C’est tout ce qu’ils sçavent chanter.
***
 Les Oiseaux sous d’épais feüillages
Ne vous expliqueront, par leurs tendres ramages,
 Que les douceurs de leurs amours.
 Les Echos au fond des boccages
Ne vous repeteront que d’amoureux discours.
***
Si la fraischeur d’un Bois, l’émail d’une prairie,
 Vous force à rêver sans sujet ;
 L’Amour à vostre rêverie
 Offrira bien-tost un objet.
***
 Il vous fera sans violence
Succomber aux attraits d’une douce langueur ;
 Il redoublera le silence
 Pour mieux parler à vostre cœur.
***
 Il vous … Mais, aimable Bergere,
Où tendent ces avis imprudens, indiscrets ?
 Instruite de ce qu’il sçait faire,
Vous ne laisserez plus de prise à tous ses traits.
***
Je m’alarme trop tost. Sous son bizarre Empire
Les efforts, & les soins ne sçauroient faire aimer ;
Et bien souvent aussi, qui craint de s’enflamer,
Avec tous ses efforts, avec ses soins, soupire.

[Elegie] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 189-200.

On ne cesse pas d’aimer quand on veut, & quelque peu de correspondance qu’on trouve dans sa passion, il est quelquefois mal aisé de s’en défaire. Vous le connoistrez en lisant ces autres Vers.

ELEGIE.

L’Amour que j’eus pour vous dans le temps que vos charmes
Donnoient aux jeunes cœurs de si tendres alarmes
Cet amour, dont avec un peu d’attention,
Vous auriez fait, Iris, ma grande passion,
Dans la douleur de voir sa flame negligée,
De voir à tant de soins vôtre ame partagée,
Si foibles, si honteux, si peu dignes de vous,
A toujours triomphé de mon depit jaloux.
 Tous les engagemens que mon cœur à pû faire,
Vôtre air coquet, enfin, si propre a me déplaire,
Tant & tant de raisons de ne vous aimer plus,
Ont fait, pour me guerir, des efforts superflus.
Je vous aimay toujours lorsque j’en aimois d’autres,
A travers leurs appas j’entre voyois les vôtres.
Ma tendresse pour vous, comme dans un lointain,
De mon cœur amoureux me montroit le destin.
Quelque fois en secret resvant sur vostre histoire ;
Si l’ingrate m’aimoit, elle auroit plus de gloire,
Et l’hommage discret d’un cœur comme le mien,
S’il estoit accepté, feroit honneur au sien,
Disois-je ; elle s’amuse à d’indignes conquestes,
Avec que tant d’esprit, elle aime tant de bestes.
Mais quel usage, helas ! est ce qu’elle pretend
Qu’on croira qu’elle fait, de tout ce qu’elle prend ?
Si par beaucoup d’esprit on la voyoit charmée,
Elle aime par l’endroit qu’elle doit estre aimée,
Diroit-on, & son cœur dans cet engagement,
Pour charmer son esprit, s’engage innocemment.
Mais en ne prenant point une route si belle,
Vostre gloire a receu la blessure mortelle,
Et plongée à la fin dans un triste embarras
Vous en estes sortie avec trop de fracas.
En secret j’ay suivy toutes vos avantures ;
En secret, j’ay gemy de toutes vos injures.
Enchanté que je suis j’aurois de bonne foy
Voulu que tous les coups eussent porté sur moy.
Un autre, de cet air dont vous rompez vos chaînes,
S’éloigneroit de vous, & riroit de vos peines ;
Mais je reviens, Iris, & ma fidelité
Vous offre un tendre cœur que rien n’a rebuté.
Je reviens, avoüant mesme que ma tendresse
A declarer ses soins depuis long-temps me presse.
Si l’âge m’a ravy l’espoir de vous charmer,
En ay-je moins un cœur formé pour vous aimer,
Et lors que j’obeis au destin qui m’engage,
En devez-vous moins plaindre un si tendre esclavage ?
Au defaut d’agrémens pour attirer vos yeux,
Ce cœur qui vous adore est encor precieux.
Quand on aime beaucoup on est toujours aimable,
On est en droit d’attendre un retour équitable,
Et ce retour, Iris, differé si longtemps
Nous peut encor donner d’assez heureux momens.
Sur nos longues erreurs, la douleur de nos ames
Pour nous dédommager redoublera nos flâmes.
Cet amour, de nos cœurs l’unique passion,
Fera de nos esprits toute l’attention.
Ainsi pour rétablir nos foibles destinées,
Nos jours seront des mois, & nos mois des années.
Je ne compteray point, en recevant vos vœux,
Tout ce que j’ay perdu par tant d’indignes feux.
Tout contente un Amant si fidelle, si tendre.
De vôtre cœur brûlé je revere la cendre,
Et de l’air, mon Iris, dont je veux vous aimer,
Vous vous appercevrez que je puis l’enflamer.
Comme un sage Pilote, aprés de grands naufrages,
Fait voguer son Vaisseau sans crainte des orages,
Affranchis, vous & moy, des trompeuses amours
Qui nous ont emporté les plus beaux de nos jours,
Si vous vouliez, Iris, répondre à ma tendresse,
Nous goûterions ensemble un amour sans foiblesse.
De nos deux cœurs unis la sage liaison
Des soins de cet amour chargeroit la raison.
Content du seul plaisir de vivre l’un pour l’autre,
Je trouverois le mien en recherchant le vostre.
De mille petit soins le commerce discret
Roulant innocemment sur la foy du secret,
Sans nous inquieter, sans troubler nos affaires,
De nos cœurs attendris regleroit les misteres.
Sans nous parler, nos yeux, fidelles truchemens,
En chiffres amoureux peindroient nos sentimens ;
Puis, lors qu’en liberté nous pourrions teste à teste
Regler de nos desirs l’intelligence honneste,
De ce que nos regards auroient mal entendu,
Le compte mutuel seroit bientôt rendu.
La fureur des Jaloux, si fine, si traistresse,
S’éleveroit en vain contre nostre tendresse.
L’Amour content de nous, de nos fidelles vœux,
Nous donneroit toujours des aziles contr’eux ;
Et nos plaisirs, Iris, dans ces heureux aziles,
N’en seroient que plus doux, moins ils seroient faciles.
Là toujours l’un de l’autre, & charmez & contens,
Nous n’aurions ny chagrins, ny transports éclatans.
La mort mesme éteindroit les ardeurs de nos flames,
Sans avoir le pouvoir de desunir nos ames.
Mais où m’emportez-vous, vaines illusions ?
Iris ne connoist point ces nobles passions.
D’une foule d’Amans indiscrets adorée,
Sur leurs folles ardeurs elle s’est mesurée ;
Et de l’air dont son cœur s’en est entretenu,
Le mien sera pour elle un pays inconnu.
Si je ne puis, Iris, dans l’ardeur qui m’enflame,
Donner une autre route au panchant de vostre ame,
Méprisez ce retour qui me livre à vos fers,
J’aime mille fois mieux les maux que j’ay soufferts.
Si d’un sort inhumain j’endure l’injustice,
Je verray vos erreurs sans en estre complice.
J’ay creu qu’Iris feroit le bonheur de mes jours,
Elle estoit cependant l’écueil de mes amours,
Diray-je, & puis que rien ne change la volage,
Ma tendresse avec elle alloit faire naufrage.
Dans un doute si juste & si triste à la fois
Qu’on a de peine à faire un raisonnable choix !
Mais mon amour en vain delibere & raisonne.
Je l’entrevois ce cœur, Iris, qui m’abandonne.
L’affaire est décidée, & mon tendre retour
N’aura pas le pouvoir de fixer vostre amour.
Silence pour jamais, trompeuse sympatie,
Tu ne sers qu’à troubler le repos de ma vie.

[La Ligue des Rats, Fable] §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 240-244.

Ce mot de Ligue me fait souvenir de vous faire part d’un Ouvrage assez plaisant, qui a pour titre,

LA LIGUE DES RATS.
FABLE.

Une Souris craignoit un Chat,
Qui dés longtemps la guettoit au passage.
Que faire en cet état ? Elle, prudente & sage
Consulte son Voisin ; c’estoit un maistre Rat,
 Dont la rateuse Seigneurie
 S’estoit logée en bonne Hostellerie,
 Et qui cent fois s’estoit vanté, dit-on,
 De ne craindre de Chat ou Chate,
 Ny coup de dent, ny coup de pate.
 Dame Souris, luy dit ce Fanfaron,
  Ma foy, quoy que je fasse,
Seul je ne puis chasser le Chat qui vous menace,
 Mais assemblant tous les Rats d’alentour,
 Je luy pourray joüer d’un mauvais tour.
 La Souris fait une humble reverence,
 Et le Rat court en diligence
A l’Office, qu’on nomme autrement la Dépense,
  Où maints Rats assemblez
Faisoient aux frais de l’Hoste une entiere bombance.
 Il arrive les sens troublez,
 Et les poumons tout essouflez.
Qu’avez-vous donc, luy dit un de ces Rats ? Parlez.
En deux mots, répond-il, ce qui fait mon voyage,
C’est qu’il faut promptement secourir la Souris ;
  Car Raminagrobis
Fait en tous lieux un étrange ravage.
 Ce Chat le plus diable des Chats,
S’il manque de Souris, voudra manger des Rats.
Chacun dit, il est vray. Sus, sus, courons aux armes.
Quelques Rates, dit-on, répandirent des larmes.
N’importe, rien n’arreste un si noble projet ;
 Chacun se met en équipage ;
Chacun met dans son sac un morceau de fromage,
Chacun promet enfin de risquer le paquet.
 Ils alloient tous comme à la feste,
 L’esprit content, le cœur joyeux ;
 Cependant le Chat plus fin qu’eux,
Tenoit déja la Souris par la teste.
 Ils s’avancerent à grands pas
 Pour secourir leur bonne Amie,
 Mais le Chat qui n’en démord pas,
Gronde, & marche au devant de la troupe ennemie.
 A ce bruit nos tres-prudens Rats
 Craignant mauvaise destinée,
Font, sans pousser plus loin leur pretendu fracas,
 Une retraite fortunée.
 Chaque Rat rentre dans son trou,
Et si quelqu’un en sort, gare encor le Matou.

Air nouveau §

Mercure galant, décembre 1692 [tome 15], p. 304-305.

Vous serez contente de la nouvelle Chanson que je vous envoye. L'air n'en est pas moins beau que les paroles.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 305.
Par une tendre chansonnette
J'ay charmé le cœur de Lisette ;
Elle n'a pû me refuser sa foy.
Je crains peu les Jaloux de mon bonheur extrême.
Si j'ay quelques Rivaux qui chantent mieux que moy,
Il n'en est point qui sçache aimer de mesme.
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