1693

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1].

2017
Source : Mercure galant, janvier 1693 [tome 1].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1]. §

Vers libres §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 12-16.

 

J’ajoûte une Priere d’une autre nature. Elle est de Mr de Boisimon d’Angers, & a esté faite pendant le cours d’une maladie, qui avoit déja duré quatre mois.

VERS LIBRES.

 De l’abîme de ma misere,
Si ma voix se peut faire entendre jusqu’aux Cieux,
 Daigne sur moy jetter les yeux ;
 Seigneur, écoute ma priere.
***
Accablé de cent maux qui croissent tous les jours,
À peine puis-je encore implorer ton secours.
Par la brûlante ardeur d’une fiévre cruelle,
Mon corps est alteré, diminuë & chancelle,
Et depuis quatre mois un excés de douleurs
M’a fait plus d’une fois baigner mon lit de pleurs.
***
À tes pieds prosterné je te les sacrifie ;
Mais au lieu de finir ma languissante vie,
 Quoy que je l’aye merité
 À tant de vœux rens-toy propice,
 Et fais, Seigneur, que ta justice
 Aujourd’huy cede à ta bonté.
***
Ce n’est point pour goûter de criminels plaisirs
 Que je demande encor à vivre.
Les violens remords où mon ame se livre,
La condamnent, helas ! à d’éternels soupirs ;
 Et quand j’implore ta clemence,
Quand j’ose pour mes jours humblement te presser,
C’est que, si j’ay vescu vingt ans pour t’offenser,
J’en voudrois vivre autant pour faire penitence.
***
Lors que tu me fais voir les horreurs de la mort,
Je ne succombe point aux foiblesses de l’âge,
(Quoy que mourir si-tost paroisse un rude sort.)
Quand je vois de mes jours le détestable usage,
Quand je repasse en moy combien je fus peu sage,
 Ce souvenir est le plus fort.
 Il fait que bien loin de me plaindre
Des cuisantes douleurs dont je suis agité,
 Je vois que j’en dois encor craindre,
Et que ce n’est pas tout ce que j’ay merité.
***
Cependant par pitié reçois mes tristes larmes,
Et leur daigne, Seigneur, accorder quelque effet ;
 Ne fais point finir mes alarmes,
 Que tu ne sois pleinement satisfait.
Mais que le zele qui m’enflame
Ne fasse pas aussi d’inutiles efforts.
Ah ! Seigneur, fais servir les peines de mon corps
 À la guerison de mon ame.

Lettres touchant la Baguette §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 16-64.

 

Je vous ay déja envoyé plusieurs Relations sur l’Histoire de la Baguette de Lyon. Elles contenoient des faits ; voicy des raisonnemens que vous ne trouverez pas moins curieux.

LETTRES
TOUCHANT
LA BAGUETTE.

Croirez-vous bien, Monsieur, que des Sçavans traittent icy de Fable, tout ce qu’on a dit de la Baguette ? Mr le Comte .… est de ce nombre. On luy persuaderoit plustost qu’un Bœuf a parlé, & vous allez voir par une conversation dont je vais vous faire le détail, que le seul recit des faits est capable d’émouvoir la bile de certaines gens.

Comme on lisoit il y a quelques jours en bonne Compagnie, des Lettres de Lyon, touchant les vols qu’on a découverts depuis peu par la Baguette, voila tout à coup un Sçavant qui hausse les épaules, se leve, & crie, ah, l’imposture ! Vit-on jamais, disoit-il en colere, plus d’extravagance, de credulité, d’aveuglement ? Quoy, une Baguette découvre les larcins, les voleurs, les meurtriers, fait trouver des tresors & des Sources ? Notez que ces hommes à Baguette, ces imposteurs, sont des gueux. Oüy, poursuivit-il, j’en ay connu un en Normandie, ils n’ont pas de pain, & ils trouvent des Tresors ? Le monde est fou, adieu, Messieurs, je ne veux plus entendre parler de la Baguette.

Jamais homme ne fut plus interdit que celuy qui lisoit les Lettres. Tout le monde se regardoit sans dire mot ; & ce silence alloit le déconcerter entierement, si un autre Sçavant, moins impetueux que celuy qui avoit si brusquement quitté la Compagnie, mais vif & ardent, n’eust pris la parole. A-t on jamais veu, dit-il, de pareilles rodomontades ? Quel entestement ! Quelle hardiesse ! S’inscrire en faux contre des faits dont on n’a point examiné les preuves, & dont de tres-habiles gens ont esté témoins ? Contre des pratiques connuës en mille endroits ? Que veut-il dire avec ses emportemens ? Demande-t-on son avis ? Entend-il ces matieres ? Encore pour Mr de.… passe, qu’il nie le fait, il est Physicien, on le consulte, il ne sçait que répondre, aucun Systeme ne le contente ; le plus court est de tout nier. Voulez-vous qu’il dise qu’il y a de la diablerie ? Sieroit il aux Physiciens de.… Permettez-moy de vous interrompre, reprit le sage Mr de … Vos reflexions sont de fort bon sens. Mais que nous importe de découvrir d’où vient que quelques-uns nient le fait ? Ne sçait-on pas bien qu’en semblables occasions, il se trouve toujours des gens qui s’obstinent, les uns à croire tout sans discernement, les autres à tout nier sans raison ? Ne nous faschons point contre ceux-cy ; ils sont plus utiles qu’on ne pense à la Republique des Lettres. Sans eux on ne verroit que conteurs de fables ; & ce n’est pas peu de chose que de diminuer le nombre de telles gens. Pour moy, je n’entens jamais de conte où le merveilleux domine, que je ne sois ravy de rencontrer quelque Misantrope toujours prest à vous dire en face, cela est faux. On y regarde de plus prés, & il en revient ordinairement quelque avantage. Si l’on peut estre témoin du fait, on juge par ses propres yeux, ou bien on pese avec soin les circonstances & les dispositions de ceux qui le rapportent. Quand il est question, par exemple, de quelque pratique publique, si elle est répanduë en plusieurs endroits, exercée indifféremment par toutes sortes de personnes, qu’on n’en fasse ny un mystere ny un point de Religion, & qu’avec tout cela elle se conserve depuis long-temps, & fasse beaucoup de progrés, il est moralement impossible qu’elle soit l’ouvrage de l’imposture. Cette reflexion appliquée à la Baguette suffit, pour me porter à croire que tout ce que l’on en dit ne sçauroit estre faux. J’apprens qu’il n’est pas de Province en France où il n’y ait des gens qui trouvent des Sources avec la Baguette. Je sçay que depuis deux cens ans on s’en sert en Allemagne & ailleurs pour découvrir les metaux, & qu’on s’en est si fort servy dans le Dauphiné, pour découvrir les larcins, & les bornes, que Mr le Cardinal le Camus a esté obligé d’interdire cet usage, sous peine d’excommunication. Voyez ses Ordonnances, imprimées chez Pralard. Aprés cela, comment pourrois-je prendre pour une chimere tout ce qu’on dit de la Baguette ? Supposons neanmoins qu’on ne sçait rien de tout cela, je dis encore, qu’il n’y a nulle raison de traiter d’imposture ce qu’on écrit de Lyon. Les faits sont attestez par cent Témoins, habiles, critiques, attentifs, & les circonstances sont de telle nature, que la fourberie n’auroit jamais pû se soustenir jusques au bout. Ne nous mettons donc plus en peine, si quelques personnes nient le fait. Occupons-nous plustost, si vous l’agréez, à chercher la cause d’un Phenomene si surprenant.

Je viens, continua t-il, à l’endroit sur lequel j’ay pris la liberté de vous interrompre. Vous alliez dire, ce me semble, qu’il n’est pas d’un Physicien de recourir à d’autres causes qu’à des causes naturelles. J’en conviens, si les effets dont il est question, en sont une suite, mais s’il voit que ces effets ne peuvent estre produits en vertu des Loix generales du mouvement, ne doit-il pas dire, que la cause n’en est pas naturelle ? Vous l’avoüerez sans doute, Agréez donc que je dise que ce qu’on rapporte de la Baguette n’est nullement naturel, car je voy, ce me semble, fort clairement que cela passe les forces ordinaires de la nature.

J’ay lû avec attention les Dissertations qu’on nous a envoyées de Lyon, & j’ay esté ravy de n’y trouver ny qualitez occultes ny influences d’Etoiles. La matiere subtile y voltige agreablement ; les corpuscules y sont d’une agilité & d’une souplesse propre à tout ce qu’on peut desirer ; le manege qu’on leur fait faire m’a réjoüy, & je voudrois de bon cœur pouvoir estre content des stations qu’on leur assigne, des chemins qu’on leur fait tenir, & de tous les mouvemens qu’on leur donne ; mais comment passer tout ce qu’on exige des corpuscules ? On fait demeurer des mois entiers tout le long d’un chemin de cent lieuës, ceux qui se sont exhalez du corps d’un scelerat. On veut qu’ils restent suspendus à la hauteur de quatre ou cinq pieds, sans monter ni descendre, sans s’écarter ni à droit ni à gauche, & qu’ils soient toujours prests à donner sur une Baguette, pour la faire tourner entre les mains d’un certain homme toutes les fois qu’il passera par ce chemin. Je ne sçay, Messieurs, ce que vous en pensez. Pour moy, j’admire que des gens d’esprit ayent avancé des choses dont ils riroient assurément, s’ils ne les avoient dites eux-mesmes ; mais on voit bien comment on en vient là. Persuadé qu’on est de l’action des corpuscules, & frappé par les effets merveilleux de l’Aiman, quelque prodige qu’on propose, on le compare dans l’obscurité ; on croit voir quelque rapport ; on aide aux conjectures ; on risque un peut-estre ; insensiblement on assure, & quand on s’est une fois engagé, on tient ferme, & il n’est plus rien qui étonne. Faut-il expliquer comment la Baguette a pû découvrir le dernier vol, dont Mr de … lisoit le recit ? En trois mots ils croyent resoudre la difficulté. Le linge volé, disent-ils, a esté d’abord touché par le Voleur. Qu’on le porte ensuite par tout où l’on voudra, il laissera couler le long du chemin quelques-uns des atomes que le Voleur luy a communiquez. Ne voila-t il pas de quoy faire tourner la Baguette ? Que ne se retranchent ils, interrompit Mr l’Abbé de … au tournoyement de la Baguette sur l’eau & sur les Metaux. Leur explication en vaudroit beaucoup mieux, & vous ne trouveriez pas tant de ridicule dans leur Systême. Vraiment, repartit Mr de … ils ne manquent pas d’en venir là quand on les presse. Tantost ils tâchent de prouver qu’il est naturel que la Baguette tourne sur les Eaux & sur les Metaux. Quelquefois ils le supposent, & se contentent de montrer que les autres effets n’ont rien de plus surprenant. Ils ne negligent point ce qui peut les favoriser. Si un systême ne leur suffit pas, ils en prennent plusieurs. S’il se rencontre dans un fait quelque circonstance qui les incommode, ils la passent, & avec tout cela, je suis tres-persuadé qu’ils n’ôteront jamais tout le ridicule de leurs hypotheses. Croyez-vous, Monsieur, dit-il, en s’adressant à Mr l’Abbé, qu’il n’y en ait point, à supposer que d’une petite partie de Metal, d’une piece de quatre sols par exemple, il sort une assez grande quantité de corpuscules pour tordre une Baguette jusqu’à la rompre, ou à blesser les mains de celuy qui la tient bien serrée. On trouvera bien d’autres difficultez, si on examine avec soin toutes les circonstances, j’attens l’histoire de tous les usages qu’on a faits, & qu’on fait presentement de la Baguette en Europe, & je voy bien par ce que m’en a dit un Ami de la personne qui travaille à cet Ouvrage, qu’il y aura de quoy déconcerter tous les systêmes ; mais c’est parler trop longtemps. J’avois seulement resolu de dire que des Physiciens tres-éclairez croyent qu’il n’y a rien de naturel dans aucun des effets de la Baguette, & qu’ils ne font en cela que suivre le sentiment de l’Auteur de la Recherche de la verité, qui le décida ainsi, en répondant à une Lettre écrite de Grenoble depuis plus de trois ans.

On fit paroistre quelque empressement de voir ces Lettres, & on en commençoit déja la lecture, lors que Mr de … aprés avoir resvé quelques momens ; est-il possible, dit-il, qu’un si habile homme croye qu’il y a de la diablerie dans le tournoyement de la Baguette sur les sources, luy qui creuse si fort dans la Physique, qui admet si difficilement les miracles, qui traite d’illusion presque toutes les histoires des Demonographes, & qui employe tout un Chapitre de la Recherche de la verité pour expliquer naturellement ce que la pluspart attribuent à sorcellerie ? Cela me passe. J’iray le prier de me dire ce qui en est, mais que je n’empesche pas la lecture des Lettres.

Voilà, Monsieur, tout ce que vous sçavez de cette conversation, car ma Lettre est déja bien longue, & je crains que vous n’en soyez ennuyé. Je joins icy les deux Lettres. On m’a dit qu’il y en a à Paris & à Lyon plusieurs copies, & de quelques autres sur le mesme sujet, mais peut-estre n’ont-elles pas esté jusqu’à vous. Montrez-les, je vous prie, à nôtre Illustre. Il verra dans la Lettre de Grenoble des particularitez dont il sera bien-aise d’estre informé. Je suis, &c.

Le 18. de Dec. 1692.

LETTRE
Ecrite de Grenoble au Pere de Malebranche, en 1689.

Mon R. Pere. La grace de Nostre-Seigneur soit avec nous.

On se sert dans cette Province d’un certain moyen pour découvrir des choses cachées, sur lequel j’ay esté obligé de dire ma pensée. Je voudrois bien qu’elle fust conforme à la vostre ; je deciderois aprés cela plus hardiment que je ne fais, persuadé que vostre sentiment sera icy d’un tres-grand poids, & qu’on ne peut consulter une personne qui puisse avec plus de lumiere decider sur la difficulté dont il s’agit. Voicy ce que c’est. Plusieurs personnes trouvent de l’eau, des Metaux, des Mineraux, les bornes des Champs, les chemins perdus, decouvrent les larcins & plusieurs autres choses, en tenant entre les mains une Baguette fourchuë qui tourne sur tout ce que je viens de marquer. On se sert de toutes especes de bois. Le fait est constant, & toute la difficulté est de sçavoir si cela est naturel ou non. La pratique devient si commune en tout ce Pays, qu’elle merite bien d’estre examinée. Ayez donc, s’il vous plaist, la bonté de dire vostre sentiment sur les questions ou observations suivantes.

I. La Baguette tourne sur l’eau & sur les Metaux. Ce tournoyement est-il naturel ? Pourroit-on l’expliquer physiquement ?

II. Pour distinguer si c’est sur de l’Or, sur de l’Argent, ou sur quelqu’autre Metal que la Baguette tourne, on met d’un Metal dans la main, de l’argent, par exemple. Alors s’il y a de l’argent dans la terre, la Baguette continuë à tourner avec plus de force même qu’auparavant, & s’il n’y a point d’argent dans la terre, quelqu’autre Metal qu’il y ait, la Baguette ne tourne plus. Y auroit-il raison pour tout cela ?

III. La Baguette ne tourne qu’entre les mains de certaines personnes. Que peuvent avoir de particulier ces personnes ?

IV. Quelques-uns disent qu’il faut estre né en certain mois de l’année, mais j’ay observé que des personnes nées en divers mois ont également la vertu de la Baguette. Ainsi Messieurs les Astrologues ne peuvent avoir recours aux prétenduës qualitez de certaines Planetes. Seroit-ce à cause du temperament different, & de la differente configuration des parties qui s’exhalent du corps que la Baguette tourne aux uns & non aux autres ?

V. La Baguette ne tourne que sur l’eau cachée dans la terre, & elle tourne sur les Metaux, quoy qu’ils soient à découvert. Sur quoy fonder cette difference ?

Voila où se termine la science de quelques-uns, à connoistre qu’il y a dans la terre du Metal ou de l’eau, mais il y en a d’autres qui poussent le secret bien plus loin.

VI. Ils connoissent par cette mesme Baguette, quelle est la grosseur de la Source, quelle est la profondeur de l’eau, combien il faut creuser pour la trouver. Cela est il naturel ?

VII. Ils prétendent deviner si en creusant on trouvera de la glaise, du sable, de la roche, &c.

VIII. La Baguette tourne sur les bornes des Champs, c’est-à-dire sur quelque pierre que ce soit, pourveu que deux personnes ayent convenu de s’en servir, pour marquer la division d’un Champ. Qu’en doit-on penser ?

IX. Si ces deux personnes conviennent de ne plus se servir de ces limites, la Baguette ne tourne plus.

X. Si les bornes ont esté malicieusement changées de place, la Baguette tourne sur l’endroit où elles devroient estre. Une infinité de gens font chercher presentement des limites, & sur bien des differends, on s’en rapporte à deux fameux devins qui courent le Dauphiné, avec l’approbation de plusieurs Curez. Ne renvoyez pas, s’il vous plaist, mon R.P. la decision de cette difficulté à Mr le Cardinal le Camus, car outre qu’il sera bien aise que des Physiciens y pensent, il est absent de Grenoble depuis sept ou huit mois, parce qu’il a presché l’Avent & le Caresme à Chambery, & que sans avoir pris aucun relâche il fait depuis Pasque la visite de son Diocese.

XI. La Baguette tournant dans un champ, pour distinguer si c’est sur des Bornes, sur des Métaux, ou sur de l’Eau qu’elle tourne, voicy le secret de ces Devins. Ils se sont apperceus, disent-ils, que l’intention regloit le mouvement de la Baguette. Si l’on veut donc qu’ils cherchent des Bornes, ils fixent leurs desirs à la seule découverte des Bornes, & pourveu que leur intention ne varie pas, il sont seurs que la Baguette ne tournera que sur des Bornes, & nullement sur l’Eau & sur les Métaux qui se trouvent en leur chemin. Un de ces Devins ausquels j’ay parlé, est encore mieux averty d’avoir trouvé ce qu’il cherche, par un mouvement qui n’est pas moins surprenant que celuy de la Baguette. Dés qu’il passe sur la borne, ou qu’il touche ce qu’il cherche, tous les doigts des pieds se remuent, comme s’ils vouloient se croiser, ou monter les uns sur les autres. Cela est cause que quand le Devin veut sçavoir si un homme a volé, il pose son pied sur le pied de celuy qu’on soupçonne, pour en juger par l’agitation qu’il sent au pied plûtost que par le tournoyement de la Baguette. Voilà tout ce que j’ay remarqué de singulier dans cet homme. C’est un Paysan âgé de vingt-sept à vingt huit ans. Il me paroist simple, & m’a presenté une attestation de son Curé, pour marquer qu’il a fait ses Pasques dans sa Paroisse, toutes ces histoires estant bien connuës du Curé.

XII. Lors qu’on cherche un Voleur, & ce qu’il a volé, la Baguette tourne vers le lieu où sont le Voleur, ou le larcin, & ne cesse de tourner jusqu’à ce qu’on ait atteint l’un ou l’autre. Depuis peu de jours quelques Officiers de justice ont esté témoins d’une semblable épreuve, qui s’est faite dans les prisons de cette Ville, & en un autre endroit.

RÉPONSE DU PERE
de Malebranche, au P. le Brun.

Mon R. Pere. La Paix de Nostre Seigneur soit avec nous.

Ce que vous m’écrivez de la Baguette ne m’est point nouveau, à l’égard de la recherche des Eaux & des Métaux, mais je n’avois jamais oüy dire que l’on découvrist par ce moyen les Voleurs & les veritables Bornes d’un champ ; & je ne pourrois croire qu’il y eust des hommes assez peu sensez pour donner dans ces extravagances, si vous ne me l’écriviez, & si je ne me souvenois qu’il y a eu autrefois des personnes qui ne manquoient pas d’esprit, tel qu’étoit Julien l’Apostat, qui prétendoient découvrir le gain d’une Bataille, ou quelque autre évenement par les entrailles des Bestes, & par le vol des Oiseaux. C’estoit dans les Anciens la superstition qui les avoit insensiblement accoutumez à ces opinions ridicules, mais en supposant que vos Devins prétendus passent pour de bonnes gens, il n’y a qu’une ignorance grossiere, & une excessive stupidité, qui puissent leur persuader que les moyens dont ils se servent soient naturels ou legitimes. Pour moy, je les crois diaboliques, non seulement par rapport à la découverte des Voleurs des choses dérobées, des bornes d’un champ, mais encore à celles des Eaux & des Métaux. Je prétens que rien de cela ne se peut faire de la maniere dont vous rapportez que cela se fait, sans le secours de l’action d’une cause intelligente, & que cette cause ne peut estre autre que le Demon, si ce n’est qu’il y ait de la fourberie & de l’adresse du costé du prétendu Devin.

Il est visible que les causes materielles n’ayant ny intelligence, ny liberté, elles agissent toujours de la mesme maniere dans les mêmes circonstances des corps, ou dans les mesmes dispositions de la matiere qui les environne, & que dans les causes purement materielles, il n’y a point d’autres circonstances qui déterminent leurs actions que des circonstances materielles. Cela est certain par l’experience, & mesme par la raison, lors qu’on reconnoist que les corps n’ont ny intelligence ny liberté, & qu’ils ne sont meus que lors qu’ils sont poussez, & qu’ils ne peuvent estre poussez sans estre choquez & pressez par ceux qui les environnent. De là il est évident, que l’intention que le Devin a de trouver de l’argent, ne peut déterminer le mouvement de la Baguette vers l’argent, & empescher son mouvement vers l’eau, si elle y estoit veritablement déterminée par l’action d’une source, car cette intention ne change point les circonstances materielles de la Baguette & de l’eau.

II. Une chose dérobée demeurant toujours la mesme qu’auparavant, & le crime du Voleur ne changeant point le corps, ou le changeant également par des remords de differens crimes (car quelque supposition qu’on fasse que ces remords troublant l’esprit, changent le corps, il est évident que le remords d’avoir dérobé une Poule, ne peut agir dans l’esprit tout d’une autre maniere que le remords d’avoir dérobé une canne) il est clair que la Baguette ne peut se tourner vers le larcin ou le Vouleur de ce qu’on cherche, sans l’action d’une cause intelligente.

III. La convention de ceux qui prennent une pierre pour borne de leurs heritages, ou qui cessent par un accord mutuel de luy attribuer cette dénomination, n’en changeant point la nature, ny les qualitez physiques, il est ridicule d’attribuer l’effet physique du tournoyement de la Baguette à la qualité de la pierre.

Ces trois Conclusions me paroissent dans la derniere évidence. Ainsi tous ces tournoyemens de la Baguette viennent certainement de l’action d’une cause intelligente, apparemment de l’adresse & de la fourberie de ces prétenduës bonnes gens, mais peut-estre de la malice du Demon, car je ne crois point que les bons Anges fassent de ces sortes de pactes avec les hommes. Ils ne se font point de loy ; ils suivent l’ordre immuable, ou la Loy éternelle dans laquelle ils découvrent qu’il n’est pas necessaire, que les hommes trouvent quand il leur plaist des Metaux & de l’eau. Les Anges rapportent toutes choses à Dieu & à nostre salut ; ils y rapportent mesme l’ordre de la nature & ils ne font rien qui le trouble, rien d’extraordinaire que pour faire connoistre & aimer Dieu ; mais les Demons taschent de nous attirer & de nous lier à eux. Leur orgueil leur inspire de regner sur nous, & que nous tenions d’eux les biens temporels qui reveillent nostre concupiscence. S’ils sont fidelles à executer ce qu’on espere d’eux, ce n’est point pour nous élever l’esprit à Dieu, mais pour nous lier à eux de quelque maniere que ce puisse estre, ils s’insinuent par l’apparence de la justice dans l’esprit des simples. C’est une bonne chose que de découvrir les voleurs, ou les choses dérobées ; ils couvrent leurs operations de la puissance inconnuë de la Nature, pour tromper par là les ignorans, mais de telle maniere que le doute & l’incertitude trouble leur imagination & leur conscience, & que l’on s’accoustume à un commerce qui d’abord feroit trop d’horreur, & si ce que vous me mandez n’est point une fourberie de gens qui trouvent leur compte à tromper les autres (ce que je croirois volontiers) asseurément ce ne sont point les bons Anges, mais les Demons qui font tourner la Baguette.

Il me paroist évident que les corps ne peuvent agir les uns sur les autres que par leur choc. Vous sçavez, mon R.P. qu’il n’y a rien qu’on ne puisse expliquer par cette seule supposition, que les corps vont toujours du costé qu’ils sont poussez, & qu’ils ne peuvent estre poussez que du costé qu’ils sont rencontrez par d’autres corps visibles ou invisibles qui sont en mouvement. La vertu de l’ambre & de l’ayman qui paroissent si étranges, s’explique fort clairement par là, du moins à l’égard de ceux qui ont étudié suffisamment ces matieres. Or par ce principe qui devroit estre receu de tout le monde, comme fort clair & fort simple, & qui n’est rejetté que de ceux qui manquent d’attention, & qui aiment les principes obscurs & misterieux, il seroit assez facile de démontrer geometriquement, qu’il y a de la fourberie, ou de la diablerie dans le mouvement de la Baguette, si on examinoit avec soin les proportions de la communication ou de l’acceleration des mouvements de la Baguette; mais vos Devins sont si témeraires ou si stupides, que quelque supposition qu’on fasse, on peut s’asseurer que leur art n’est point naturel.

Car supposez telle vertu qu’il vous plaira dans l’eau & le baston fourchu, il me paroist clair que l’eau étant à découvert, doit agir plus fortement dans la Baguette, que lors qu’elle est cachée sous terre, puis qu’alors l’eau & la Baguette sont plus proches, car la connoissance que nous avons de leur découverte ne change rien, ny dans l’eau, ny dans la Baguette. Il me paroist clair aussi que qui que ce soit qui tienne la Baguette, de quelque maniere qu’on la tienne, quand mesme on la tiendroit avec des tenailles, elle devroit se pancher également, de mesme que l’ayman agit également sur le fer, qui que ce soit qui le tienne & qui l’en approche. Que si on prétend que le temperament contribuë à l’action de la Baguette (car les Defenseurs de ces folies croyent avoir droit de dire tout ce qu’il leur plaist) qu’ils expliquent eux-mesmes ce qu’ils veulent dire par le mot de temperament ; qu’ils fassent une objection intelligible, & on taschera de leur répondre. Si un homme disoit qu’il a veu quelqu’un de tel temperament, que tenant en sa main un flambeau, le flambeau n’éclairoit plus, je pense qu’on auroit raison de n’en rien croire.

Supposez enfin telle vertu que vous voudrez, je dis encore qu’il est impossible de sçavoir la profondeur de la source, & combien on trouvera au dessous de terre grasse, de sable, de roche, &c. & si la Source sera abondante. La preuve en est facile, car une Source plus abondante & moins profonde devroit agir naturellement sur la Baguette, autant qu’une plus abondante, mais plus profonde & plus éloignée, puisque toutes les vertus naturelles & necessaires agissent également dans des distances inégales. Ainsi elles font necessairement le mesme effet, lors que le sujet sur lequel elles agissent est dans des distances differentes, mais reciproquement proportionnelles à leurs forces. Quoy que deux flambeaux, par exemple, ayent une lumiere inégale, ils peuvent éclairer également un objet, si on suppose cet objet plus proche du petit flambeau que du grand. Ainsi on ne peut juger de la profondeur d’une Source, qu’en supposant qu’on en connoist l’abondance, ny de son abondance, que par la connoissance de la profondeur ; & quoy qu’on suppose des vertus attractives, c’est-à-dire imaginaires dans l’eau, ou dans les metaux par rapport à une Baguette fourchuë, il est impossible de juger de leur profondeur, & encore moins s’il y a de la terre glaise & de la roche, comme le prétendent vos Devins, ou vos Fourbes.

N’en voila que trop, Mon R. P. car je suis persuadé par vostre Lettre mesme, que je ne vous ay dit rien de nouveau & que vous ne m’avez demandé mon sentiment que parce que vous avez crû qu’il serviroit peut-estre à appuyer le vostre, à l’égard de quelques personnes.

Il me semble qu’il ne faudroit point negliger ces choses, & qu’on devroit empescher que ces prétendus Devins ne trompassent les simples, ou ne troublassent la conscience de ceux qui dans le doute font un fort grand mal de s’adresser à eux.

Le Nouveliste sur la Guerre de Hollande, commencée en 1672 §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 64-84.

 

Rien n’estant plus à la mode que les Nouvelles, rien n’est aussi plus commun que les Nouvellistes. Cette curiosité doit estre pardonnable dans un siecle aussi fecond que celuy cy en évenemens extraordinaires ; mais comme on se rend ridicule en outrant les meilleures choses, on ne doit jamais porter rien jusqu’à l’excés, à moins que de vouloir paroistre semblable à celuy qui est dépeint dans un Ouvrage nouveau de Mr de Vin que vous allez lire.

LE NOUVELISTE
Sur la Guerre de Hollande, commencée en 1672.

 Toujours affamé de Nouvelles
 Lubin va d’un soin sans égal,
Le matin au Palais, le soir à l’Arsenal,
 Et gonflé de ces bagatelles,
Qu’en divers & gros pelottons
 Y debitent nos vieux Barbons,
D’abord, & plus leger qu’un Crieur de Gazettes,
Court, vole en regaler ses credules Grisettes.
Comme luy-mesme a pris pour une verité
 Ce qu’il y vient d’entendre dire,
Il veut sur sa parole aussi de son costé
Qu’à tout ce qu’il avance on soit prest de souscrire,
Et que l’on le reçoive avec docilité.
 Quoy qu’il ait peu de vrai-semblance,
N’importe, il le soutient avec tant de chaleur,
 Que le pacifique Auditeur
Feignant, de peur de bruit, d’en aimer la créance,
 Il en rit au fond de son cœur,
Et charmé qu’il en est, le sot se fait honneur
 De son sage & discret silence.
Sa voix haute déja s’en éleve d’un ton,
Mais pour le consoler de sa soumission,
 Lycas qui revient de Versailles,
Sçait cela, luy dit-il, du Duc de …
Et je le tiens aussi de l’Hostel de …
 Ainsi rien qui soit plus certain.
Ce qui sort de ces lieux n’est point une chimere ;
À ce qui nous en vient nous pouvons nous fier,
Et tout en est, Monsieur, aussi vray que sincere.
De ceux qui de mentir se font un doux métier,
 Telle est, pour qui veut s’en payer,
 La raison la plus ordinaire ;
Car ils sçavent assez quel besoin d’un Patron,
Pour courir en tous lieux, ont toutes les Nouvelles,
 Et que l’on les croit peu fidelles
 Dés qu’on les debite sans nom.
Fier de celuy du Duc dont ce Fat s’autorise,
Jusqu’à ce ridicule il porte sa sottise,
Que bien que de sa part rien ne soit plus suspect,
Il veut par ce grand nom s’attirer du respect,
Et faire croire enfin qu’un merite agreable
Luy donne avec la Cour un commerce honorable,
***
Animeé de ce vain esprit
 Sa Nouvelle est toujours la bonne.
 Le ton modeste & doux qu’on donne
À celle dont à peine il souffre le recit,
 Pour la sifler seul luy suffit.
Alors à ses dépens il fait valoir la sienne ;
Il la repete encor afin qu’on s’en souvienne,
Et par une Missive écrite de sa main
Seduit en sa faveur l’Auditoire incertain.
Aprés cela, malheur à qui la luy conteste ;
C’est ce qu’on ne fait point sans un éclat funeste,
Et mesme, quoy qu’on ait tout sujet d’en douter,
 Devant luy bien hardy qui l’ose,
 Car souvent par là l’on s’expose.
Aux aigreurs de sa bile aisée à s’irriter.
 Ainsi chacun le laisse dire.
On ne veut point troubler dans son injuste Empire
Cet orgueilleux Tiran de la societé ;
 Et loin de luy rompre en visiere,
 On trouve avec cet emporté
 Que l’on gagne plus à se taire,
Qu’à risquer en doutant d’essuyer sa colere.
***
Par là plus fier encore il respire à longs traits
L’odeur du doux encens que luy donnent ses Belles,
Et cueille à pleines mains le fruit de ses Nouvelles.
Quels plaisirs n’a-t-il pas dans leurs réduits secrets ?
C’est là, sans son aveu, que de la Republique
S’érigeant de luy-même en grave Magistrat,
Il décide sur tout, il réforme, il critique ;
 C’est là qu’en Ministre d’Etat
Il produit au grand jour sa fade politique,
Et regle l’interest de chaque Potentat.
 C’est là que d’un ton emphatique
 Sur sa Carte Geographique
Que jamais il ne sceut, & qu’il tient à la main,
Il trace de LOUIS la route & le chemin.
C’est là que dans son zele un peu trop militaire,
Quoy que sot & poltron, il marche sur ses pas,
Et comme si parler de ses heureux combats
C’estoit de prés le suivre, ou l’aider à les faire,
C’est là, dis-je, qu’enfin sans risque, & loin des coups
Il veut par le terme de Nous
 Prendre sa part de la Victoire,
Et vole effrontément la moitié de sa gloire.
Il met ce Nous par tout. Nous avons, (c’est ainsi
Qu’il parle) Nous avons, dit-il, prés de Nancy
Défait les Allemans qui vouloient nous surprendre ;
Nous les battrons encor, s’ils osent nous attendre ;
Nous les suivons en queuë, & plus frais devenus,
Nous cherchons dans leurs bois ces Ennemis vaincus.
***
D’un choc si furieux sorty comme un Turenne,
Et quoy qu’il en soit mesme encor tout hors d’haleine,
Le vigoureux Lubin ne se repose pas.
 Il les chasse du mesme pas
Comme des Cerfs craintifs de toute la Lorraine,
Et toujours les poussant, va camper à la fin
 Au delà des rives du Rhin.
 Aprés cet exploit heroïque,
Il reprend aussi-tost sa chere politique,
Et son Nous de nouveau revient.
Nous accommoderons l’Electeur de Cologne
De Gueldre, ajoûte-t-il, & de tout ce qu’il tient ;
 Nous raserons Marche & Bastogne.
 Au grand Evesque de Munster
Nous laisserons Zutphen, Grol, Borklo, Deventer ;
Nous ferons Souverain Nassau de la Hollande,
Et pour interesser Charles * & ses Anglois
À ne point s’opposer à nos justes exploits,
 Nous leur donnerons la Zelande.
Par là l’Espagnol seul, sans Chefs, & sans Soldats,
Bien-tost, saisi d’effroy, regrettera l’Espagne,
Et trop foible pour nous, en moins d’une Campagne
Nous luy ferons ceder aux efforts de nos bras
 Ce qui luy reste aux Pays-Bas.
***
 Encor si quelque experience,
 La lecture, ou du moins l’esprit,
De ses contes en l’air appuyoient le debit,
Passe, avec luy peut-estre on prendroit patience,
 Et mesme on auroit du plaisir
À luy sacrifier quelque heure de loisir ;
Mais rien moins ; cependant il suit toujours sa piste,
Et pour surcroist d’ennuy, cet ardent Nouveliste,
 Toujours prest à s’abandonner
Aux sots & longs recits qu’il entreprend de faire,
 Y coud un plus sot commentaire ;
Car de là quand, helas ! il passe à raisonner
 Des divers interests des Princes,
Il échange leurs Biens, trocque entre-eux leurs Provinces,
Confond Etats, Saisons, Climats, lieux, noms, & temps,
Choque en leurs droits sacrez l’histoire & le bon sens,
Et quel que soit le mal qu’en pust craindre la France,
Il veut, en supprimant le College Electeur,
Sur toute l’Allemagne établir l’Empereur
Dans une hereditaire & suprême puissance.
***
 Son ignorance est telle enfin,
 Qu’il fut un jour assez credule,
 Ou plûtost assez ridicule,
 Pour croire que du Pont-Euxin
Une arche qu’un Railleur luy dit estre rompuë,
De l’Empire Othoman présageoit le déclin.
 Sa lumiere courte & déceuë
 Par le nom, quoy que peu nouveau,
 De Pont que porte la Mer Noire,
 Le fit donner dans le panneau,
Et mesme toujours prest à gober le morceau,
 Sans peine on le luy fit accroire.
 Le bon fut qu’en Chrestien pieux
De cette Arche d’abord benissant la rupture,
Il leva vers le Ciel & les mains & les yeux,
Et le pria tout haut d’en accomplir l’augure.
Ce n’est pas tout encore ; à quelque-temps de-là,
Quoy que du moindre Enfant la chose soit connuë,
 Il prit, par une autre beveuë,
Pour Senateur Romain le grand Hun, Attila,
Fit un Pape Arien du fameux Totila,
 Mit Rome au milieu de l’Affrique,
Et soutint que Tunis estoit dans l’Amerique.
***
 Quelque aimable que soit la Paix,
 Quoiqu’enfin le reste du Monde
Fasse, pour l’obtenir, des Vœux & des souhaits,
 La guerre en nouvelles feconde
 À seule pour luy des attraits,
Et comme un jour Damon luy dit qu’elle estoit faite,
 Ah ! s’écria-t-il, la Gazette
 Ne vaudra plus rien desormais.
 Il en fut tout mélancolique,
 Et par un triste & froid regard
Ne put dissimuler qu’il prenoit peu de part
 À la tranquillité publique.
Sans pitié pour les maux & nombreux & cuisans,
 Insensible aux pertes cruelles
Dont la fureur de Mars afflige tant de gens,
Il aimeroit mieux voir l’Etat plein de Rebelles
 Que de manquer de ces Nouvelles
 Qui luy servent d’amusemens.
La Paix qui rétablit la Campagne & la Ville
Luy ravit ses plaisirs, & son esprit sterile,
Quand on l’obtient du Ciel, ne pouvant luy fournir
 De matiere à s’entretenir,
Le désolé Lubin, sans employ, sans affaire,
 Ne sçait que dire ny que faire :
 Mais la discorde aux bras d’airain
Remet-elle en tous lieux les armes à la main,
Il triomphe pour lors, & ne peut plus se taire.
***
 Ce qui devroit l’humilier,
Ne luy sert cependant qu’à le rendre plus fier.
 Le trop timide & long silence
Que s’attire d’abord du discret Auditeur
 Sa petulance & sa hauteur,
Est pour cet homme vain un titre d’éloquence.
Il s’en croit plus habile, & quoy que la raison
 Exigeroit pour sa maison
Qu’il s’interessast plus que pour la République,
Ce qui s’y fait luy semble indigne de ses soins,
Et tout pressant que soit ce devoir domestique,
C’est ce qui l’embarasse, & ce qu’il sçait le moins.
 Mais pour peu qu’on l’en veuille croire,
De tout ce qui se passe il sçait toute l’histoire,
 Et quoy qu’on ne soit pas au temps,
Où contrainte au Conseil d’admettre ses Tyrans,
 La foible & malheureuse France
Se voyoit hors d’état d’en garder le secret,
 Rien ne s’y dit, rien ne s’y fait
Rien ne s’y traite encor dont il n’ait connoissance.
Il le prétend du moins, & cet Argus nouveau,
Qui veut que rien n’échape à ses vives lumieres,
De tous les lieux publics usurpe le bureau,
Et pour des veritez y donne ses chimeres.
C’est ainsi que toujours plein d’un honteux loisir
Il s’amuse, il s’occupe, & fait son seul plaisir
De courir en tous lieux de nouvelle en nouvelle
Et ce Sot qui sçait tout, ne sçait pas seulement
Que son aimable Epouse, à ses feux peu fidelle,
S’enferme, dés qu’il sort, avec son jeune Amant.
1

AVIS.

 Toy qui d’une fade Nouvelle
 Te fais un article de foy,
 Et qui de la croire fidelle
 Pretens nous imposer la loy,
Dis-nous, si tu le veux, ce que tu viens d’apprendre,
 Mais dis-le sans le garantir,
 Sans chaleur, & sans trop l’étendre.
À ces conditions je suis prest de l’entendre ;
Mais sçache que toujours on s’expose à mentir,
 Quand, Nouveliste trop credule,
 On veut, sur le rapport d’un Fat,
Se mêler de parler des secrets de l’Etat,
Et qu’il est enfin ridicule
Sur ceux du Grand Mogol d’exiger nostre foy,
Quand mesme on ne sçait pas ce qui se fait chez soy.

La guerre seule ne fait pas des Nouvelistes. On en voit de Galans dans les ruelles, & qui ont encore plus d’occupation, parce que l’amour a plus de sujets que Mars, & que les deux Sexes reconnoissent son Empire. Comme il est perpetuellement agité, & que ses révolutions fournissent de la matiere à une infinité d’Histoires, on en voit depuis peu un Recueil imprimé, sous le Titre de Galant Nouveliste, Histoires du Temps. Toutes les avantures en sont d’un caractere different ; les incidens en paroissent nouveaux, & les Vers qui s’y trouvent ont un tour agreable, & sont remplis de pensées. Ce Livre se debite chez le Sr Brunet, dans la Galerie neuve du Palais, au Dauphin.

[Playdoyers de feu Mr de Corberon, Avocat General au Parlement de Metz] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 85-87.

 

Mr de Sainte Marthe, Conseiller en la Cour des Aides, vient de donner au Public les Plaidoyez de feu Mr de Corberon son beau-Pere, Avocat General au Parlement de Metz, & depuis Intendant de Justice dans la Province de Limousin, avec quelques-uns des Plaidoyez de feu Mr de Sainte Marthe son Pere, lors qu’il estoit Avocat au Parlement. Ce Livre peut estre d’une grande utilité pour le Barreau. Mr de Corberon estoit un Magistrat d’un merite distingué. Abel de Sainte Marthe, dont on imprime les Plaidoyez, estoit Fils du grand Scevole de Sainte Marthe, & Frere aîné des deux illustres Jumeaux, Scevole & Louis de Sainte Marthe, Historiographes de France. Mr de Sainte Marthe, Conseiller en la Cour des Aides, est aujourd’huy le Chef de cette Famille, de laquelle sont sortis tant de personnes Illustres dans les Armes & dans les Lettres. Le Public luy doit estre fort obligé du present qu’il luy fait, & on ne peut trop louër sa pieté, d’avoir ainsi voulu honorer la memoire de Mr son Pere, & de Mr son Beaupere. La Famille de Mrs de Corberon est originaire de Bourgogne. Ces Plaidoyers se vendent chez le Sr de Luines, Libraire au Palais.

Les Plaisirs de la Vie Champestre §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 92-105.

 

Il y a quelque-temps que je vous envoyay la Traduction de la seconde Epode d’Horace, qui commence par, Beatus ille qui procul negotiis. Je vous envoye aujourd’huy une Paraphrase de la mesme Epode, qui vous fera voir combien un heureux genie trouve de differentes pensées sur une mesme matiere. Cette Paraphrase est du Fils de Mr Mahudel, Avocat au Presidial de Langres.

LES PLAISIRS
De la Vie Champestre.

Heureux qui sans chagrin, sans soin, & sans affaire,
Joüissant des douceurs d’une paix salutaire,
Ne sent point interrompre un si charmant repos
Du fâcheux embarras de dettes & d’imposts ;
Mais trouve à la campagne un innocent azile,
Que ne donna jamais la plus celebre Ville !
 Plus heureux qui semblable à nos premiers Parens,
Qui de l’âge doré virent fleurir les ans,
Cultive avec ses bœufs le fertile heritage
Que son Pere avant luy receut pour son partage.
Eloigné de la mer il ne voit point ses flots
Emporter un Vaisseau malgré les Matelots.
Jamais le son fatal d’une horrible Trompette
Ne trouble les chansons qu’il dit sur sa Musette,
Content de sa fortune, ennemy du procés,
Et sans en redouter un malheureux succés,
Il n’est point entesté du funeste caprice
De vouloir en plaidant enrichir la Justice.
Pour arracher des Grands quelque foible secours,
Jamais comme un esclave il ne rampe en leurs Cours.
 Lors donc que le Printemps florissant dans les plaines,
Fait soufler des Zephirs les riantes haleines,
Il va tailler ses seps, les joindre aux Peupliers,
Augmenter les provins, monder ses espalliers,
Il en condamne au feu les branches inutiles,
Et souvent il les ente en des lieux plus fertiles.
 Quelquefois attentif, du sommet d’un costeau,
Aux longs mugissemens des Bœufs de son troupeau,
Il se plaist à les voir parmy les marescages,
S’engraisser au milieu des riches pâturages ;
Ou bien prenant le soin de tondre ses Brebis,
Tantost de leur toison il se fait des habits,
Et tantost remplissant ses odorantes cruches
De la douce liqueur qu’il reçoit de ses ruches,
Pour ne pas estre ingrat des largesses du Ciel,
Il offre aux Dieux la cire, & reserve le miel.
 Si tost que-le Soleil moins ardent en Automne,
Meurit dans ses vergers les presens de Pomone,
Quel plaisir de cueillir les fruits des arbres nains,
Qu’en des troncs au Printemps il greffa de ses mains !
Quel plaisir lors qu’il voit des fontaines pourprées
Couler abondamment des grappes pressurées !
 Tu sçais, Dieu des jardins, qu’aprés tous tes bienfaits
De sa reconnoissance il montre les effets,
Et qu’immolant alors des Boucs en sacrifice,
Il t’offre de ses fruits les fidelles premices.
C’est alors que Bacchus voit rougir ses Autels
De l’aimable liqueur qu’il fournit aux Mortels.
Toy, Gardien des champs, Dieu Silvain, chaque année
N’as-tu pas de ses fleurs la teste couronnée,
Pour avoir envoyé bien loin de ses sillons,
Les gresles & les vents meslez de tourbillons ?
 Quelquefois il s’assied sous le frais de l’ombrage
Qu’un chesne suranné fait proche d’un boccage.
C’est de là qu’il entend durant le chaud du jour
Les hostes des forests parler de leur amour,
Et le fidelle écho d’une grotte secrete
Repeter doublement les airs de sa Musette ;
Ou bien il joint sa voix avec les doux concerts
Que forment les Oiseaux parmy les arbres verds.
Cependant les torrens dés le haut des collines,
Precipitent leurs eaux dans les plaines voisines,
Et d’un rapide cours vont dés leur lit natal
Porter à quelque fleuve un liquide cristal.
 D’autres fois il se couche au milieu des prairies,
Sur l’émail parfumé de mille herbes fleuries ;
Tout proche entre des joncs un ruisseau diligent
Sur un sable doré roule ses flots d’argent,
Et parmy des cailloux faisant un doux murmure,
L’endort paisiblement sur un lit de verdure.
 Mais lors que l’Aquilon vient de ses noirs frimats,
En ramenant l’hiver, attrister nos climats,
Tantost avec ses chiens on le voit en campagne
Lancer un jeune Cerf autour d’une montagne,
Ou dans une forest mettre un soin singulier
À tendre une embuscade à quelque Sanglier.
Tantost prés d’un buisson il attend en silence
Qu’un timide Levraut fasse sa récompense.
Tout à l’heure une Gruë est prise en ses lacets,
Et les Grives souvent emplissent ses filets.
 Qui pendant ces plaisirs n’oubliroit pas la peine
Que peut causer l’amour d’une Belle inhumaine ?
Heureux si sans chercher les biens & la beauté,
Sa Femme pour sa dot a la pudicité.
Soigneuse en son absence elle fait son ouvrage
D’élever ses Enfans, & regler son ménage.
Ainsi vivoient jadis les Femmes des Sabins,
Que Romulus choisit pour ses premiers Voisins ;
Et celles de la Poüille au travail endurcies,
Que l’ardeur du Soleil avoit presque noircies.
 Si tost qu’elle apperçoit du haut de la maison,
Son Mary qui revient chargé de Venaison,
Elle court allumer sous une cheminée
Du bois qu’elle sechoit depuis plus d’une année.
Tandis qu’il se délasse, elle entend leur Troupeau
Retourner sur le soir aux portes du Hameau.
C’est toujours en ce temps que leurs Vaches fidelles
Rapportent pour tribut le lait de leurs mammelles,
Et leur vigne toujours leur donne un pot remply
Du vin que cette année ils en ont recueilly.
 C’est ainsi que des mets qu’il trouve sans dépense,
Couvrent par son travail sa table en abondance.
Jamais les grands festins n’ont pour moy tant d’appas,
Que le simple appareil d’un si sobre repas.
Ouy, je préfererois ses fruits & ses Olives
Aux Poissons delicats qu’on pesche sur nos rives,
Quand un vent par hazard amene avec les flots
Les Huitres de Lucrin, * ou quelques gros Turbots.
Le plus rare Gibier m’est bien moins agreable,
Que l’ozeille des prez qu’on luy sert à sa table,
Et j’aurois plus de joye en vivant sainement,
Des mauves, qu’un jardin fournit abondamment,
Qu’en mangeant dans l’excés d’un soupé magnifique,
Les Francolins d’Asie, & les Poulles d’Afrique.
 Mais quoy que de sa bouche il regle les desirs,
Il luy permet pourtant quelquefois ses plaisirs.
Pour cela d’un Agneau coupant la jeune teste,
Tous les ans du Dieu Terme il celebre la Feste.
Il n’a pas dans ces temps de plus friands ragousts,
Qu’un Chevreau recouvré de la fureur des Loups.
 Qu’il se plaist, lors qu’il soupe, à voir de sa fenestre,
Ses troupeaux de Brebis qui reviennent de paistre,
À tous ceux du Hameau marquer par leur retour
Que pour finir leur tasche il reste peu de jour,
Et que la nuit bien-tost, descendant des Montagnes,
Va de son ombre noire entourer leurs Campagnes !
Qu’il aime à voir ses Bœufs, qui d’un cou harassé
Trainant nonchalamment le Coutre renversé.
Aprés un long travail, retournent à l’étable !
Mais lors que ses Valets sont assis à sa table,
Chacun d’eux par sa faim luy marquant à son tour,
Qu’il n’a pas laissé perdre un seul moment du jour,
Il ne changeroit pas un estat si tranquille
Pour joüir des plaisirs que l’on gouste à la Ville.
2

Réponse aux nouvelles raisons que l’on oppose à la possibilité de l’Immortalité corporelle §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 105-132.

 

Puisque le Traité de Mademoiselle de S. Quentin sur la possibilité de l’Immortalité corporelle, vous a donné autant de plaisir que vous me le témoignez, je vous en envoye une suite qui vous donnera sujet d’admirer la fecondité de son genie. Il ne faut pas s’étonner qu’elle ait autant d’esprit qu’elle en fait paroistre dans ce Traité, estant Fille de Mr de Saint Quentin, Avocat fameux, qui a composé sur le Droit de fort beaux écrits, qui donnent beaucoup de facilité à l’apprendre. Ces Ecrits sont en la disposition de Mademoiselle de Saint Quentin.

RÉPONSE
Aux nouvelles raisons que l’on oppose à la possibilité de l’Immortalité corporelle.

Il est aisé de s’imaginer que je n’ay pas entrepris d’écrire sur un sujet aussi éloigné de l’opinion commune & generale, que l’est l’Immortalité corporelle, sans me representer tout ce que l’on pourroit avec raison objecter contre. C’est ce qui fait que je n’ay pas de peine à y répondre, & pour commencer, je diray que je sçais qu’il est impossible de vivre & de ne pas vieillir, puis que l’on compte le temps, & qu’aujourd’huy nous sommes plus âgez que nous n’estions hier & avant hier ; mais il n’est pas impossible de vieillir, sans que nos forces diminuent. Mesme il est possible de les augmenter, ce que l’on voit arriver aux enfans dont les forces augmentent visiblement, & puis qu’il est possible de les augmenter, il est pour le moins possible de les entretenir & de les conserver dans un estat égal, puisque qui peut le plus, peut le moins ; & pour cela il ne faut que ne pas laisser manquer les matieres qui les reparent.

On dit qu’il est impossible de sçavoir précisément, quelle nourriture il faut au corps, pour ne rien laisser déperir de sa substance. Je répons qu’il n’est pas bien difficile de trouver la nourriture qui luy est propre, puis qu’il y en a plusieurs. S’il n’y en avoit qu’une, & qu’elle ne fust pas connuë, il seroit d’une difficulté approchante de l’impossibilité, de la trouver, mais puis qu’il en est plusieurs, capables de produire ce mesme effet, on doit se mettre au dessus de ce scrupule. On pourra me dire, que comme il est des nourritures meilleures les unes que les autres, il en est aussi de plus mauvaises. Je répons, que la difference des bonnes aux meilleures, n’est que du plus au moins. Et pour mieux m’expliquer, la meilleure nourrit plus long-temps, parce qu’elle a plus de substance ; la moins bonne nourrit moins long-temps, parce qu’elle en a moins ; car pour les qualitez de temperamens differens qu’elles peuvent avoir, il est aisé de prendre celles qui nous sont les plus convenables, & pour cela, il ne faut que ne pas s’éloigner du genre le plus prochain.

On dit que ce qui est bon pour les uns, est contraire aux autres, que nous ne naissons pas tous du mesme temperament, & qu’ainsi l’Immortalité corporelle seroit démontrée possible, qu’il seroit pourtant impossible de ne pas mourir, faute d’un regime assez exact, & des dispositions requises pour le pouvoir observer. Ces deux objections s’estant trouvées jointes, je n’ay pas voulu les separer, de crainte de les affoiblir, mais ne pouvant répondre à toutes les deux à la fois, je diray, à l’égard de la premiere, que ce qui est veritablement bon, l’est generalement ; que la difference du temperament ne fait difference pour la nourriture, que du plus au moins, parce que les temperaments ne different que du plus au moins, soit en qualité, soit en quantité ; que c’est le general qui doit faire regle, & non pas le particulier ; que la Nature, infiniment prévoyante, & dont la sagesse vient du Souverain Createur, a donné le lait pour tous les Enfans nouveaux nez, de quelque temperament qu’ils soient ; que le sommeil est bon generalement à toutes les Creatures animées ; que les Saisons, tant qu’elles durent, que l’air & l’eau, sont generalement pour tous les hommes, sans distinction de temperament, & que la Nature auroit fait des distinctions en ces choses, qui font partie de nostre nourriture, s’il en falloit faire pour la nourriture.

Tous les temperamens sont composez des quatre qualitez, chaude, humide, froide & seche. La difference des temperamens vient de ce que quelqu’une de ces qualitez domine plus que les autres. L’humeur qui domine est comme le levain qui convertit en sa qualité les substances qui se joignent à luy. Ainsi la mesme nourriture donnée à des personnes de different temperament, les maintient dans le temperament qu’elles ont, par la raison que l’humeur dominante de chacune de ces personnes change en sa qualité la substance qui s’y joint à l’exemple du levain que j’ay cité cy-dessus. Si quelqu’un me dit, qu’il y a des alimens qui donnent avec plus de facilité & d’abondance les substances propres à estre converties en cette humeur dominante, & que par cette facilité & cette abondance, ces alimens portent la qualité dominante à un tel excés, qu’elle détruit les autres qualitez moins dominantes, & détruit en mesme-temps le corps, qui ne peut subsister, lors que quelqu’une des quatre qualitez vient à manquer, je répondray que cet excés ne sçauroit arriver, si l’on prend les alimens dans le genre prochain, mais qu’il peut arriver, lors qu’on les prend dans les genres éloignez.

À l’égard de la seconde objection, liée à celle qui est cy-devant, & qui la finit par ces mots, & qu’ainsi l’Immortalité corporelle seroit demontrée possible, qu’il seroit pourtant impossible de ne pas mourir, faute d’un regime assez exact, & des dispositions requises pour le pouvoir observer, Je répons qu’il ne peut pas estre, qu’une mesme chose soit possible & impossible tout ensemble ; que l’Immortalité corporelle doit estre l’une, ou l’autre, mais qu’elle ne peut pas estre l’une & l’autre. Si elle peut estre demontrée possible, il la faut croire possible, travailler à surmonter les difficultez qui nous éloignent de reduire la possibilité à l’effet, & ne pas croire que le regime necessaire pour vivre soit d’une exactitude qui le rende impossible à trouver. Toute l’exactitude qu’il faut, est de ne laisser jamais manquer les substances reparantes, car pour les dispositions requises pour observer ce regime, elles ne manquent jamais que par nostre faute, & parce que nous laissons tomber le corps dans un excés de foiblesse, qui le met hors d’estat de pouvoir l’observer.

On dit qu’il n’y a point de matieres assez pures, pour entretenir & conserver toujours la vie. Je répons que puis qu’il y a eu des matieres assez pures, pour nous former & nous faire croistre, il doit y en avoir d’assez pures, pour nous conserver & nous entretenir ; qu’il est plus difficile de former & de faire croistre un sujet, que de le conserver & de l’entretenir, & que qui peut le plus, peut le moins ; que qui donne l’estre, doit donner tout ce qui est necessaire pour la conservation de l’estre ; autrement ce seroit manquer de prévoyance ou de pouvoir. On ne peut dire que Dieu manque de l’une ny de l’autre. Ainsi ayant donné l’estre à l’homme, il luy a donné tout ce qui est necessaire pour le conserver. Puis que Dieu a créé l’homme, il veut qu’il soit, & puis qu’il veut qu’il soit, il veut sa conservation, car sans sa conservation il ne seroit plus. La structure du corps humain, est encore une marque, que Dieu veut sa conservation, puis que tous les organes qui le composent, servent à luy procurer quelque bien, ou à le deffendre de quelque mal ; & Dieu veut si absolument la conservation humaine, qu’il a expressement deffendu de tuer. Pourquoy deffendroit-il de tuer, s’il vouloit la mort de l’homme ? Aussi ne demande-t-il que sa conversion, & qu’il vive. C’est l’ignorance, qui le plus souvent nous fait mourir. C’est elle qui est cause, que n’usant pas comme nous devrions, des biens que Dieu nous donne pour nostre conservation, nous en corrompons l’effet, & laissons détruire de tous les Ouvrages de Dieu, celuy qu’il aime le mieux, & qui de tous les Estres, semble le plus capable de connoissance & de raison.

L’ignorance est un grand péché. Elle seule suffit pour faire perir l’ame & le corps. C’est elle qui produit les fausses religions & toutes les erreurs. C’est elle qui cause nos maladies, & qui nous cache le remede qui leur est propre, & par conséquent c’est elle qui rend nos maladies mortelles, incurables, longues & dangereuses. De tout autre péché on peut se relever, moyennant un veritable repentir ; mais de celuy-là, il ne suffit pas d’en estre repentant pour sortir du danger où il nous met, & mesme quelques-fois l’ignorance est si grande que loin de s’en repentir, on ne la connoist pas bien.

En voicy deux exemples, de mille que je pourrois apporter. Depuis plus de cinq mille ans que nous comptons la Creation du monde, on s’est contenté de sçavoir qu’il faut manger, mais on ne sçait encore, ny ce qu’il faut manger, ny comment, ny quand, ny la quantité qu’il faut manger. Aprés cela, peut-on croire que l’on sçait ce qui est necessaire pour vivre ? On peut dire de mesme de la fiévre. On sçait que toutes personnes en peuvent estre attaquées ; cependant, on ne sçait pas encore un remede certain pour toutes personnes. On me dira que l’on ne peut pas trouver un remede certain & general pour guerir la fiévre, à cause de la difference des temperamens. Ignorance. Puis que la fiévre, est toujours la fiévre, dans tous les temperamens qu’elle attaque, quoy que differens, le veritable remede de la fiévre doit guerir la fiévre en tous temperamens. Il faut donc conclure, que nous ignorons le veritable moyen de guerir la fiévre, & que nous n’en sçavons pas davantage à l’égard des autres maux, ausquels nous sommes sujets. Voila des fruits de l’ignorance. Il fait beau voir que l’on meure de la fiévre quelquefois, & qu’on en échape quelquefois. N’est ce pas une marque que l’on ne guerit pas par science, mais seulement par hazard ? Tout cela procede de ce que l’on sçait imparfaitement, & que l’on ignore parfaitement. Si l’homme avoit banny l’ignorance & la malice, laquelle pour l’ordinaire vient de l’ignorance, ce monde seroit un Paradis terrestre, où la Bonté infinie ne nous refuse point ce qui nous est necessaire, & ainsi tous nos besoins viennent generalement par l’ignorance, ou la malice des hommes.

On dit qu’il est possible de conserver & d’entretenir la vie pendant un temps, mais non pas toujours. J’ay déja répondu à cette objection, mais pour ne pas renvoyer à la premiere partie de cet écrit, j’y répondray encore, & je diray que ce qui est possible en un temps, peut estre possible en tout temps ; que le temps n’est pas plus difficile à vivre en un espace qu’en l’autre ; & que si l’on a pû trouver des matiéres assez pures pour entretenir la vie pendant un temps & pour faire croistre, qui est plus qu’entretenir, puisque c’est augmenter, il est possible d’en trouver d’assez pures pour l’entretenir toûjours. S’il en est autrement c’est par nôtre faute, & parce que nous laissons diminuer les forces du corps jusques à un point qu’elles ne peuvent plus suffire pour le conserver.

On dit qu’il est plus difficile de conserver & d’entretenir un sujet, que de le former & le faire croistre, & on nous en donne pour exemple, que nous sçavons faire venir & croistre les fleurs, mais que nous ne sçavons point le secret de les conserver & de les entretenir toujours. Je répons, que ce n’est point nous qui sçavons les former & les faire croistre, mais seulement que nous sçavons les dispositions, où il les faut mettre afin qu’elles se forment, & qu’elles croissent, & que du surplus, il n’est pas étrange si nous ne sçavons pas le moyen de les conserver & entretenir toujours, puis que nous ne sçavons pas pour nous mesmes, ce qui peut nous conserver & entretenir toujours. Les fleurs sont des corps encore plus foibles que les nostres, & par cette raison il faudroit plus de soin pour leur conservation que pour la nostre. Si les fleurs meurent, ce n’est point une preuve que nous devions mourir. Exemple, pour exemple. Le vent qui fait mouvoir une giroüette, ne fait pas mouvoir une Citadelle. Le froid fait mourir les mouches dés l’Automne, & nous supportons l’Hiver sans en mourir. Les fleurs se flétrissent dés que les premieres chaleurs augmentent, & nous supportons les plus fortes chaleurs de l’Esté. Il n’y a naturellement que le Printemps qui soit propre aux fleurs, mais par art, on pourroit trouver le moyen de les conserver. Il ne faudroit que les tenir dans une temperature semblable au Printemps, & les preserver également du chaud & du froid, mais la peine passeroit l’utilité, & l’on feroit mieux, ce me semble, d’employer ces soins à la conservation du corps humain, dont les organes plus forts seconderoient plus facilement nos desseins.

On dit que l’immortalité corporelle ne peut estre, parce que ce seroit le mouvement perpetuel, que l’on a cherché, & qu’on ne sçauroit trouver. Je répons, que si jusques à present on ne l’a pû trouver, ce n’est pas une preuve qu’il soit difficile à trouver. Je ne diray pas s’il est possible, ou impossible à trouver ; car c’est une faute tres-grande d’affirmer, ou de nier ce que l’on ne connoist pas. Je diray simplement que l’on cherche le mouvement perpetuel, & qu’on le veut trouver où il n’est peut-estre pas possible qu’il soit, & qu’on ne le cherche pas où il est. Jusques à present il ne s’est point trouvé dans les ouvrages des creatures, mais il est dans plusieurs œuvres de Dieu. Il est dans le mouvement des Cieux, dans le cours des Astres, & des eaux vives, dans la circulation du sang, & dans beaucoup d’autres choses où nous ne le connoissons pas, & si l’on parvenoit à l’immortalité corporelle, on ne feroit que conserver en nous le mouvement perpetuel que Dieu y a créé.

Je diray pour toute réponse aux objections Chrestiennes, que l’on oppose ou que l’on pourra opposer à l’avenir à la possibilité de l’immortalité corporelle, qu’il est croyable que l’ouvrage d’une main Eternelle, peut estre éternel, mais que si à cause du péché la condamnation qui soumet l’homme à la mort est irrevocable, il reste tant de genres & d’especes differentes de morts accidentelles, que la Justice Divine peut entierement s’accomplir. Mon intention est seulement de faire connoître, que naturellement il est possible de ne point mourir de cette mort, qu’on appelle naturelle, ou de vieillesse, que pour mieux dire, on devroit appeller mort d’ignorance.

[Histoire] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 132-160.

 

Les évenemens fâcheux qui traversent le plus nos souhaits, ne doivent pas estre toujours regardez comme des malheurs. Ils sont necessaires quelquefois pour nous faire enfin trouver le repos que nous fuyons. La raison nous éclaire tout d’un coup ; & à force de sentir ce qui nous blesse, nous nous détrompons de l’illusion qui nous represente des plaisirs réels dans ce qui n’en a que l’apparence. Une jeune Demoiselle que la mort de son Pere & de sa Mere avoit renduë en quelque façon maistresse de ses volontez, en a fait l’épreuve depuis peu de temps. Ses yeux avoient de quoy toucher le plus insensible ; son teint estoit vif & des plus brillans, & la beauté de sa taille répondoit aux autres dons qu’elle avoit receus de la nature. Une vieille Tante, chez qui elle demeuroit, toujours malade, & peu propre à bien regler sa conduite, la laissoit en liberté d’avoir une grosse Cour. Plus les Soupirans venoient chez elle en grand nombre, plus leurs assiduitez flattoient la vanité de la Belle. Elle estoit Coquette, & si sensible aux douceurs, qu’elle en écoutoit indifferemment de tous ceux qui la voyoient. Le premier qui luy en venoit conter, paroissoit l’emporter d’abord sur tous ses Rivaux, mais à peine le second arrivoit il, qu’il luy faisoit oublier ce que l’autre croyoit avoir gagné dans son cœur ; & celui-cy n’étoit pas lui même plus avancé auprés d’elle, si-tost qu’un troisiéme entreprenoit de luy plaire. Ainsi pour se les vouloir acquerir tous, elle n’en gardoit aucun. Son caractere les dégoustoit en fort peu de temps, & ils n’avoient pas si-tost découvert l’inégalité de son esprit, qu’ils cedoient la place aux derniers venus. Leur desertion ne lui causoit nulle inquietude ; le present étoit toujours ce qui la touchoit le plus, & pourveu qu’elle eust des Adorateurs, elle s’embarrassoit peu s’ils étoient de vieille date. Aprés cinq ou six années passées indifferemment dans ce commerce d’Amans, aussi contraire à ses interests que peu avantageux à sa gloire, une Dame sage, & d’un merite reconnu par tout, qui la voyoit quelquefois, luy parla un jour à cœur ouvert. Elle commença par luy applaudir sur sa beauté, qui luy faisoit faire tous les jours tant de nouvelles conquestes, & en luy-representant le peu d’avantage qu’elle en retiroit, elle luy fit voir qu’insensiblement elle entreroit dans un âge où l’on cesseroit d’avoir de l’empressement pour elle, & qu’il falloit préferablement à toutes choses, qu’une Fille raisonnable songeât à un établissement solide, qui luy pust donner un rang dans le monde, ce qui dépendoit du choix d’un Mary, qu’elle auroit peine à trouver, tant qu’elle negligeroit de fixer son cœur. La Belle goûta cette remontrance, & ouvrant les yeux sur l’égarement de sa conduite, dont il falloit revenir, elle supplia la Dame qui luy donnoit de si bons conseils, de vouloir bien se charger du soin de luy choisir un Mary. La Dame songea aussi-tost à un Cavalier de ses Amis, bien fait, & de bonne mine, Officier dans les Troupes d’Allemagne. La Belle luy estoit connuë, parce qu’il l’avoit trouvée quelquefois chez elle, & elle se souvenoit qu’aprés l’avoir bien examinée il luy avoit fait l’éloge de sa beauté. Le Cavalier estoit assez mal dans ses affaires, & l’argent comptant que la Belle avoit, luy devoit estre d’un fort grand secours pour s’avancer. La Dame proposa ce mariage à la Belle par maniere d’entretien, & la Belle qui avoit l’idée du Cavalier, luy répondit serieusement qu’elle luy seroit extrémement obligée si elle mettoit la chose en estat de réussir. On ne perdit point de temps. La Dame écrivit au Cavalier, & luy manda que connoissant ses affaires, elle croyoit qu’il ne devoit point refuser le parti qu’on luy offroit ; que si la Belle avoit vû du monde, un peu de coqueterie estoit pardonnable à une jolie Personne qui vouloit y renoncer ; qu’il avoit assez d’esprit pour la tenir dans les regles du devoir, & que si son humeur legere & inconstante avoit fait parler les médisans, il devoit acheter de quelque chose le plaisir d’avoir dequoy se tirer des embarras où le mettoit son peu de fortune. Le party fut accepté par le Cavalier, qui se trouvant arresté par son employ, pria que l’on voulust bien remettre aprés la Campagne la conclusion de son Mariage. Elle ne faisoit que de commencer, & pour passer un si long-temps avec moins d’ennuy, il entra avec la Belle dans un commerce de Lettres, qui luy fit paroistre que son cœur estoit touché du souvenir de ses charmes. La Belle s’enflama de son costé, & afin qu’on ne luy pust reprocher aucune coquetterie depuis la proposition qui luy avoit esté faite, non seulement elle ne fit plus de nouvelles habitudes, mais elle estoit à toute heure chez la Dame qui sembloit veiller sur ses actions, & qui ayant perdu son Mary en ce temps là, ne fut pas faschée de ses assiduitez pour se reposer sur elle de beaucoup de soins qu’elle n’estoit pas en estat de prendre. Six mois s’écoulerent, & la Campagne estant achevée, les Amans se virent avec une égale satisfaction. Le Cavalier eut d’abord tout l’empressement que le veritable amour peut donner, & les clauses du Contrat furent bientost arrestées de bouche, mais quand il fut question d’écrire, il commença à faire voir moins d’ardeur. Il trouvoit la Belle aimable, à ne regarder que sa personne, mais les mauvais contes qu’on luy fit sur le grand nombre d’Amans qu’elle avoit eus, le blesserent malgré luy, & il ne put cacher à la Dame qui l’avoit mis dans l’engagement où il se trouvoit, qu’il avoit beaucoup de repugnance à épouser une Fille que la medisance épargnoit si peu. En effet, on le railloit tous les jours sur son Mariage, & on poussa la chose si loin, qu’il luy revenoit de toutes parts, que de jeunes étourdis se vantoient d’avoir esté en bonne fortune avec sa Maistresse. La Dame traitoit ces rapports de fausseté. Il croyoit luy-mesme que c’étoit une imposture, mais cette imposture estoit receuë du Public, & pour un homme qui aimoit la gloire, il estoit cruel de s’exposer à la honte d’estre assez peu delicat sur la réputation, pour se laisser ébloüir par des avantages d’interest. Le chagrin que la Belle eut de son refroidissement, ne luy laissa garder aucunes mesures. Elle en accusa la Dame chez qui elle l’avoit trouvé plusieurs fois, & alla luy demander ce qui pouvoit l’obliger à vouloir détruire ce qu’elle avoit fait. La Dame excusa cette chaleur, & se contenta de luy répondre, que si elle avoit esté plus réservée dans les visites qu’elle avoit receuës d’une infinité de gens qui ne pouvoient servir qu’à la perdre, elle ne se seroit point attiré les bruits fâcheux qui degoustoient son Amant. Cette petite dispute qui marquoit un peu de jalousie, n’eut d’abord aucune suite, mais la Belle qui commençoit à se défier de quelque secrette intelligence, revint tant de fois luy faire les mesmes plaintes, la venant mesme trouver à des heures fort induës, dans la pensée de rencontrer le Cavalier avec elle, ce qui arriva plus d’une fois, que la Dame fut enfin contrainte de luy parler aigrement. Ainsi la Belle sortit un jour en furie avec protestation de ne la revoir jamais. Elle voulut obliger le Cavalier à faire la mesme chose. Il s’en deffendit, sur ce que l’honnesteté ne luy pouvoit permettre de rompre si legerement avec une Amie de longues années, & tout ce qu’elle put luy faire promettre, ce fut qu’il la verroit moins souvent. Il ne luy tint pas parole, & comme la Dame logeoit dans le voisinage, il ne quittoit jamais la Belle le soir, qu’il n’allast chez elle ensuite par des chemins détournez. Le soin qu’elle avoit de le faire suivre la rendoit certaine du nombre de ses visites & de leur longueur, & ce qui servoit à les luy rendre suspectes, c’est que rarement il en demeuroit d’accord. Cependant les choses n’avançoient point, quoy qu’il continuast toujours de la voir, & mesme d’une maniere bien plus agreable qu’il n’avoit fait depuis quelque temps. Elle avoit toujours un Grison tout prest à l’épier lors qu’il sortoit de chez elle, & un soir qu’il s’y estoit arresté, contre l’ordinaire, jusqu’à onze heures & demie, la belle humeur qu’il avoit montrée luy ayant paru misterieuse, elle redoubla ses ordres pour le faire suivre, afin de sçavoir s’il retourneroit chez luy. Son Grison qui les receut devoit luy en venir dire des nouvelles, & fut attendu avec d’autant plus d’impatience qu’il ne revint qu’à deux heures aprés minuit. C’estoit dequoy faire raisonner sa jalousie, qui ne put pourtant porter ses soupçons jusqu’où l’on venoit de pousser la chose. Le Grison rentra tout hors de luy-même, ne pouvant presque parler, tant ce qu’il venoit de voir luy sembloit tenir d’un songe. Le Cavalier qu’il avoit suivi estoit entré chez la Dame, & un peu aprés minuit ils estoient sortis ensemble, accompagnez d’une jeune Demoiselle qui demeuroit dans cette même maison, & que l’on disoit depuis quelques jours qui devoit bientost se marier. Quatre hommes les escortoient, & ils s’estoient tous rendus à la Paroisse, dont la porte leur avoit esté ouverte si-tost qu’ils avoient paru. On l’avoit fermée ensuite, & le Grison qui n’avoit osé se presenter pour entrer, parce qu’il auroit esté reconnu, aprés avoir attendu une bonne heure, les avoit vûs retourner tous chez la Dame. Tout cela portoit la certitude d’un mariage. Le doute estoit seulement entre la Dame & la jeune Demoiselle. Outre que la Belle ne pouvoit croire son Amant capable de prendre party ailleurs avant que de s’estre dégagé des promesses qu’il luy avoit faites, elle eut d’autant plus de lieu de suspendre ce qu’elle en devoit penser, que ce même jour il vint dîner avec elle. Il luy dit mille choses obligeantes, & luy parla même du soin qu’il prenoit de faire au plûtost cesser les obstacles qui ne luy avoient point permis jusque-là de rien conclurre avec elle. Cependant comme elle s’étoit engagée à luy plûtost par raison que par amour, elle résolut, s’il la trompoit, d’agir en Fille d’esprit, & de ne luy pas donner l’avantage de pouvoir dire que son changement luy eust causé du chagrin. Elle fut entierement éclaircie trois heures aprés par une rencontre assez extraordinaire. Elle avoit esté priée de tenir un Enfant sur les Fonts dans cette mesme Paroisse. La ceremonie se fit, & comme les Parrains & les Marraines sont obligez de signer sur le Registre, elle trouva que le dernier article que l’on y avoit écrit, estoit celuy du Mariage du Cavalier & de la Dame, avec les noms des quatre Témoins. Elle eut la force de ne témoigner aucune émotion, & passa le soir à s’affermir elle mesme contre une avanture si inopinée. Le lendemain elle se sentit tranquille, & le Cavalier estant venu la revoir, elle le receut d’une maniere agréable, & avec des marques d’une gayeté qu’elle n’avoit point coutume d’avoir. Elle fit reflexion qu’il n’y avoit rien d’assuré au monde, & qu’il estoit temps qu’elle cherchast son bonheur en elle mesme, puis qu’elle voyoit que sa conduite trop peu reguliere ne luy laissoit pas une réputation assez établie pour esperer qu’elle pourroit faire un choix dont son cœur seroit content. Cette pensée la mit au dessus de ses chagrins, & le Cavalier continuant toujours à la voir, elle soutint admirablement huit ou dix jours la résolution qu’elle avoit prise d’abord de ne luy rien dire de son Mariage. Elle sçavoit qu’il luy estoit important d’en faire un secret à cause du poste où il cherchoit à entrer, & elle regardoit l’éclat qu’elle auroit pû faire, comme une vangeance indigne d’elle, & qu’elle se seroit reprochée toute sa vie. Quand elle se sentit assez ferme dans ce qu’elle avoit résolu de faire, elle le pria de la mener chez la Dame avec qui elle se lassoit de vivre en froideur. Il fut ravi de la disposition où il la trouvoit, & le jour fut pris pour cette visite. Jugez jusqu’où alla sa surprise, lors qu’aprés avoir salué la Dame, elle luy dit d’un air libre & fort riant, qu’elle venoit se réjoüir avec elle de son heureux mariage. On voulut d’abord nier la chose mais elle dit en termes si positifs ce qu’elle avoit leu sur le Registre, qu’aprés avoir nommé les quatre témoins qui avoient signé, la Dame fut obligée de lui avoüer qu’elle n’avoit pû résister à une inclination secrete qu’elle avoit toujours sentie pour le Cavalier. Elle ajoûta qu’elle ne les auroit jamais engagez l’un avec l’autre, si elle avoit pû prévoir qu’elle eût dû devenir veuve en si peu de temps, & qu’elle avoit fait tous ses efforts pour se vaincre, afin de ne luy donner aucun sujet de chagrin, mais que son étoile avoit enfin prévalu. La Belle luy répondit qu’elle ne souhaitoit rien avec plus d’ardeur que de les voir l’un & l’autre aussi contens qu’elle ; qu’elle les prioit de s’assurer d’un entier secret tant qu’ils le voudroient garder, & qu’elle esperoit leur faire bientost connoistre qu’il ne manquoit rien à son bonheur. Elle finit sa visite par cette assurance. Le Cavalier qui ne pouvant se justifier avoit gardé le silence, luy voulut donner la main pour la remener chez elle. Sa réponse fut qu’elle le prioit de ne se pas souvenir qu’il luy eust jamais parlé, puis qu’aussi bien ils estoient morts l’un pour l’autre. Le lendemain, elle entra dans un Convent, où elle estoit seure de trouver tout à souhait, tant pour la vertu & les manieres des Religieuses, que pour la societé d’un fort grand nombre de jolies Pensionnaires. Elle y mene depuis six mois la vie du monde la plus douce & la plus tranquille, sans se soucier d’Amans ny de mille choses qui l’ont amusée inutilement dans ses premieres années, & elle proteste que quand mesme il ne luy viendroit aucune vocation pour prendre le Voile, rien ne pourroit l’obliger à sortir d’un lieu, où la paix du cœur & de l’esprit luy fait un bonheur aussi accompli, qu’elle est asseurée qu’il sera durable.

Sur les Charbons trouvez dans des Sepulchres §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 160-174.

 

Voicy une Réponse sur ce qui a esté proposé dans un des Journaux des Sçavans, & dont je me souviens de vous avoir parlé dans l’une de mes dernieres Lettres. Je n’en connois point l’Auteur, qui s’est contenté de mettre ces six lettres, F. F. D. L. R. I. au bas de l’Ouvrage. J’en ay un autre de luy sur le Devin de Lyon que je vous reserve pour le mois prochain, ayant déja mis d’assez longues Lettres sur cette matiere, au commencement de celle-cy, & voulant passer à d’autres articles.

SUR LES CHARBONS
TROUVEZ
Dans des Sepulchres.

À Vous dire le vray, Monsieur, je ne juge pas que le Docteur de Bordeaux ait esté aussi heureux dans ses conjectures sur le sujet des Charbons, dont le Journal des Sçavans a parlé, que le Devin de Lyon le fut dans la chasse qu’il donna au petit Bossu ; mais en revanche il n’a point risqué, selon moy, de les faire passer pour forcées dans la découverte qu’il a prétendu faire en faveur du Public, d’un petit mystere caché depuis si long-temps au fond des sepulcres. Je crois mesme qu’il est fort bon Chrétien, d’avoir pû se persuader que ces Urnes pleines de charbons marquent, que c’estoient-là des Reliques de quelques Martyrs éprouvez par le supplice du feu. Encore si l’on avoit trouvé ces testes, ces Urnes & ces charbons sous des Autels, où l’on avoit en effet accoustumé de placer autrefois ces sortes de Reliques, il y auroit quelque apparence de verité dans ce qu’il debite ; mais s’il paroist que ces lieux ont esté des Cimetieres Publics, il n’est pas croyable, que ce soient des signes du tourment que ces Morts ont enduré. Que si ce Docteur a eu raison de croire, que ce ne pouvoient estre des Urnes des anciens Payens, parce qu’ils avoient coutume de reduire en cendre les corps morts tous entiers sans en épargner les testes, je ne vois pas comment il s’est imaginé que celles de nos Martyrs auroient esté plus épargnées, s’ils avoient souffert le supplice du feu, comme il le présume. Reste donc à porter nos yeux sur quelque chose de plus vray-semblable, puisque cette idée ne sçauroit nous contenter.

Mais afin de declarer plus nettement ce que j’en pense, je crois pouvoir supposer, comme un fondement presque incontestable, que toutes les differentes choses qu’on trouve dans les sepulchres des Anciens, sont des pieces symboliques qu’on y a mises, ou pour la gloire des Morts, ou pour l’instruction des Vivans, car & les Fidelles & les Infidelles sont assez convenus de tout temps, que ces Sepulchres sont une espece d’Ecole, ainsi que dit le S. Esprit, d’où l’on peut tirer une instruction capable de remettre au devoir les hommes les plus égarez. Ipse ad Sepulcra ducetur, & in congerie mortuorum evigilabit. Je ne trouve pas cependant que selon cette idée, les autoritez d’Horace & de Perse, alleguées par nostre Docteur puissent servir de rien au sujet dont il s’agit, à moins qu’on ne voulust joindre à l’ancien usage que ces deux Satyriques marquent, les sentimens d’humilité propres d’un Chrestien, qui prendroit ces charbons comme un signe parlant, pour faire un aveu que la vie a esté criminelle, Denigrata est super carbones. Peut-estre que regardant les cendres du Mort, comme ce qui restoit de luy, & ces charbons comme le symbole de toutes les choses qu’il avoit possedées, on a voulu faire comprendre ce que dit ce Poëte, que l’Urne doit servir de mesure aux hommes & de ce qu’ils sont, & de ce qu’ils ont, Urna quæ nos colligit omnium mensura rerum est. J’aimerois pourtant mieux dire, que tout de mesme que les Anciens se servoient autrefois de charbon pour fixer les bornes & les limites de leurs heritages, c’est aussi peut-estre pour cela que selon cette veuë, on a mis du charbon dans les tombeaux, pour nous faire concevoir que c’est-là le veritable terme des desirs, de l’ambition, de la vanité, des esperances, & generalement de tout ce qui enteste les hommes, Hîc rerum terminus esto ; & que comme si ce Mort parloit aux Tirans, il leur disoit, faites reflexion que toutes vos prétentions sont enfin bornées à ce Sepulchre, Solum mihi superest sepulcrum. La conjecture paroistra peut estre d’autant plus vray-semblable, qu’on donnoit également le nom de Tumulus à ces monceaux de terre qu’on élevoit, & pour fixer des bornes aux heritages, & pour ériger un monument sur le Sepulchre des Morts ; de sorte qu’on pourroit bien avoir mis du charbon dans cette occasion, afin de faire un plus juste rapport de l’un à l’autre.

De plus nous lisons, que celuy qui dressa le plan, & qui fit la fondation du Temple de Diane à Ephese, affermit ce grand & superbe Edifice sur du charbon pilé pour le rendre inébranlable dans un sol marescageux. Calcatis stravêre carbonibus. Pourquoy ne pourrions-nous pas dire, que nos corps estant le Temple de Dieu, on a voulu nous faire concevoir comme dans une Enigme, qu’ils ne laisseroient pas de durer au-de-là du Sepulchre, qui estoit pour eux la maison de l’Eternité, Ibit homo in domum æternitatis ? Seroit-il encore hors de propos de s’imaginer que le charbon estant une substance, qui quoy qu’alterée par le feu, ne laisse pas d’estre d’une plus longue durée que les matieres les plus solides, il semble qu’on l’ait choisie entre toutes les autres pour marquer l’esperance de l’Eternité, que nos corps attendent dans ce Sepulchre, Reposita est hæc spes in sinu meo ? Il y a d’autant plus d’apparence dans cette conjecture, que cette mesme matiere ayant esté autrefois embrasée, elle est tellement éteinte, qu’il est tres-facile de la rallumer, & qu’étant embrasée de nouveau, son feu en est plus vif & plus ardent. Ainsi nos corps, quoy que reduits en cendres, doivent reprendre une vie immortelle & infiniment plus parfaite, que celle qu’ils ont perduë, lorsque l’ame, qui n’est pas mal representée par le Symbole du feu, rallumera ces charbons esteints à present, Igneus est ollis vigor. Enfin, Monsieur, le charbon étant d’un costé une substance fragile, friable & facile à reduire en poussiere, est une image fort naturelle de la foiblesse de nos corps, & qui de l’autre est plus inalienable, incorruptible & durable que les marbres mesmes, comme remarquent les Naturalistes, ils peuvent estre pris pour un Symbole assez juste de l’Eternité que nos corps attendent ; si-bien qu’on l’a choisi dans cette occasion pour nous faire entendre qu’il faut que ce corps corruptible devienne incorruptible, Opportet corruptibile hoc induere incorruptionem. Toutes ces raisons, comme vous voyez, supposent que ce sont là des Urnes des Chrestiens, & qu’il n’y a que la seconde qu’on puisse ajuster aux Payens même.

Quoy qu’il en soit, Monsieur, ce sont mes conjectures que vous avez voulu que je vous disse. Je ne sçay si elles vous contenteront ; mais je sçay bien qu’elles ne me satisfont pas pleinement moy-mesme. En tout cas, peut-estre feront-elles naistre la pensée à quelqu’un qui aura plus de science, plus de loisir & plus de bonheur que moy, d’en former de plus raisonnables. Je suis seur cependant, que si vous prenez la peine de consulter S. Augustin au Livre 21. de la Cité de Dieu, au Chapitre 4. & le Cardinal Pierre Damien en l’Opuscule 36. C. 11. vous y trouverez dequoy justifier, que je n’ay pas suivi purement mon caprice dans ce que je viens de vous dire. Mais je veux y ajouster quelque chose de plus certain, en vous assurant, Monsieur, que je suis avec tout l’attachement possible, Vostre, &c.

Le Piédestal. A Mr de Bertillat, ancien Garde du Tresor Royal §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 180-183.

 

La Piece de Vers que vous allez lire, est de Mr Boursaut, connu par beaucoup d’Ouvrages que le Public a fort estimez.

LE PIEDESTAL.
À Mr de Bertillat, ancien Garde du Tresor Royal.

Je doute qu’Alexandre ait esté magnanime,
Et que Jules Cesar eust le cœur bien placé ;
Tant les Heros du temps inspirent peu d’estime
 Pour les Heros du temps passé.
 C’est ainsi qu’avec un grand flegme
S’expliquoit l’autre jour une Dame d’esprit ;
 Je trouve que cet Apohthegme
Vaut bien ceux que la Grece autrefois nous apprit.
***
Si l’on vivoit jadis comme au temps où nous sommes,
 N’en déplaise à l’Antiquité,
Ceux qui dans leurs Ecrits ont mis tant de Grands Hommes,
 Abusoient la Posterité.
Il n’en est presque point. Je n’en sçay point la cause.
 Je remarque dans tous les rangs
 Que le peu qu’on y voit de Grands,
 Sont tous montez sur quelque chose.
 L’un monté sur un grand credit,
 Ou sur une haute naissance,
 Paroist d’une grandeur immense,
Qui sans un tel secours paroistroit bien petit.
 L’autre qu’éleve la fortune,
 Et dont son orgueil se prévaut,
Seduit par une erreur à tant d’autres commune,
 Se croit grand par ce qu’il est haut.
N’estoit leur Piedestal qui leur donne du lustre
Par le rang qu’autrefois leurs Ayeux ont tenu,
 Tel qui sort d’une Tige illustre
 À peine seroit-il connu.
 Quelques éloges qu’ils entendent,
C’est à leur Piedestal que ces honneurs se font.
 Dés le moment qu’ils en descendent
 Rien n’est plus petit qu’ils le sont.
 À de certains Prelats que l’on ôte leur Mitre,
 À certains Presidens qu’on ôte leur Mortier,
 Si-tost qu’ils quitteront leur titre,
 Ils perdront leur merite entier.
Il ne part de leur ame aucun trait de noblesse :
Soit qu’ils soient dans la joye ou qu’ils soient dans le deüil ;
 Malheureux, ce n’est que foiblesse,
 Et fortunez, ce n’est qu’orgueil.
***
Toy, dont le cœur tranquille, ennemy de l’extrême,
N’est jamais orgueilleux, ny jamais abattu,
 Ton Piedestal est ta vertu,
Et c’est-là proprement estre grand par soy-mesme.

Placet a Flore §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 183-186.

 

Vous avez esté fort satisfaite des Eglogues où le nom de Cydippe est employé. Elles sont de Mr Auboüin, dont j’ay recouvré ce nouvel Ouvrage.

PLACET A FLORE.

Plaise à la Reine des Fleurs
De décider au plus vite
Une affaire, dont la suite
Causeroit de grands malheurs.
***
Les deux Fleurs, dont se compose
L’aimable teint de Philis,
Sont & la Rose & le Lis,
Ou bien le Lis & la Rose.
***
Toutes deux sur ce beau teint
Veulent la premiere place ;
L’une & l’autre a de la grace,
Et l’une & l’autre se plaint.
***
Le Lis contre sa Rivale
Remontre tres-humblement,
Que la Rose incessamment
Contre luy brigue & cabale.
***
Que contraire à sa candeur,
Et soigneuse de luy nuire,
La Rose pour s’introduire
A sceu gagner la Pudeur.
***
Qu’au plus discret badinage,
Au plus modeste entretien,
Pour un mot, souvent pour rien,
Rose aussi-tost au visage.
***
La Rose à cela répond
Tout ce qu’en pareille cause
Répondroit toute autre Rose,
Qui répondroit tout au long.
***
Sur ce vous plaise, Déesse,
De prononcer à l’instant.
Le debat est important,
Ordonnez, la chose presse.
***
Reglez le rang de nos Fleurs,
Accordez les au plus vite.
Cette affaire est d’une suite
À causer bien des malheurs.

[Lettre de Mr l’Evesque de Metellopolis] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 207-214.

 

Voicy une Lettre qui a esté écrite du mesme Royaume, par Mr l’Evesque de Metellopolis, aux Missionnaires des Pays Etrangers qui sont à Paris.

MESSIEURS & tres-chers Freres. Nostre Seigneur soit l’unique objet de vos pensées.

Nonobstant la difficulté de vous faire tenir nos Lettres, à cause des Guerres que l’on dit estre encore bien allumées en Europe, je ne croy pas devoir me dispenser de vous écrire à tout hazard, pour vous donner avis que le Roy nous a fait rendre nostre Seminaire, & que nous y sommes rentrez dés le jour de S. Marc de la presente année 1691. Les autres François Laiques, tant Soldats, que gens de la Compagnie Royale, & quelques particuliers, avec un Moscovite, ne furent delivrez que dans le mois de Septembre suivant, & nous les avons logez chez nous. Il faut les nourrir, & les entretenir de tout, comme nous avons fait lors qu’ils estoient prisonniers. Comme leur nombre est grand, la dépense l’est aussi ; & quoy que nous ayons reçu quelque secours de Messieurs de la Coste de Coromandel. & quelques aumônes de Mrs les Espagnols de Manille, qui avoient appris l’extrême pauvreté où nous estions, nous sommes obligez d’emprunter, & de nous endetter. La cause de nostre rétablissement est que le Pere Tachard a renvoyé icy les Mandarins qu’il avoit emmenez en France, & qu’il leur a donné des Lettres du R. Pere de la Chaise, & des siennes pour cette Cour. Il écrivit qu’il s’abstenoit de venir luy-mesme jusqu’à ce qu’il sceust les intentions du Roy de Siam, & on a resolu de luy envoyer à la Coste de Coromandel trois autres Mandarins avec une Lettre du Barcalon, pour le convier à venir, & pour l’asseurer qu’il le peut faire en toute asseurance, car selon toutes les apparences, ils ne sont pas à present si éloignez de se raccommoder avec nôtre Nation, qu’ils l’estoient auparavant. Les Mandarins devoient partir peu de jours aprés qu’on eut receu le paquet du Pere Tachard, mais comme on est toujours icy lent dans les affaires, on a laissé passer la saison des vents, & il faut attendre à un autre temps. Vous pouvez avoir appris par d’autres voyes que nos chers Confreres, Mrs de Frard, Monestur, Paumard, & le Chevalier sont morts, Quant à nous qui leur survivons, nous nous sentons fort affoiblis, mais graces à Dieu, nous sommes assez en repos ; personne ne nous inquiete, & Mr Pocquet continuë ses secours à nos Ecoliers. Mr Perez, Evesque Portugais, & Vicaire Apostolique de la Cochinchine, est party aprés son Sacre pour s’y rendre. Un Prestre de la mesme Nation y est aussi en qualité de Vicaire, qu’ils appellent de Vara, avec le Pere Barthelemy d’Acosta, Jesuite. Il y a trois de nos Missionnaires qui ont quitté de force par l’excés du travail, & qui ont tous esté malades. Nos Evesques François, Vicaires Apostoliques de Tonquin, joüissent d’une assez bonne santé, & d’une assez grande paix dans leurs Missions. Mr Charmot, Missionnaire de France, arrivé à la Coste l’année derniere, est allé à la Chine. Nous n’avons encore receu aucune des Lettres qu’il a apportées de Paris. Je ne sçay s’il repassera par Siam. Mr Pin repasse de la Chine en Europe. Il est à present à Ponticheri. Nous avons secouru les Peres Madonat & Suarez, Jesuites, en tout ce que nous avons pû. Nous avons retiré dans nostre Maison, nonobstant nostre pauvreté, le Pere Madonat. Le Pere Suarez y seroit aussi, s’il estoit sorty du lieu où il est retenu par sa vieillesse & par la perte qu’il a faite de la veuë. Voila à peu prés ce qui se presente à vous mander. Nous saluons tous nos Amis avec respect, nous recommandant à vos prieres. Je suis en Nostre Seigneur.

Mrs & tres-chers Freres,

Vostre tres-humble & tres-obeissant Serviteur, louis, Evesque de Metellopolis, Vicaire Apostolique de Siam.

A Siam le 25. Octobre 1691.

[Prix proposez par l’Academie Françoise] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 215-219.

 

Vous pouvez avertir vos Amis qui voudront travailler pour les Prix que l’Academie Françoise distribuë tous les deux ans, que le vingtcinquiéme jour d’Aoust prochain, Feste de S. Loüis, elle donnera celuy de l’Eloquence, fondé par feu Mr de Balzac, de la mesme Academie. Le sujet sera, que la patience de Dieu est redoutable aux Méchans, suivant ces paroles de S. Paul ; Secundum autem duritiem, & impœnitens cor thesaurisas tibi iram. Il faudra que le Discours ne soit que de demy-heure de lecture tout au plus, & qu’il finisse par une courte priere à Jesus-Christ.

Le mesme jour elle donnera le Prix de Poësie. Le sujet sera que, Plus le Roy merite les loüanges, plus il les évite. Ce sujet, suivant l’intention de ceux qui l’ont envoyé, est pris de ce que Sa Majesté n’a pas voulu recevoir les harangues des Compagnies, sur ses deux dernieres conquestes de Mons & de Namur. Il sera permis d’y joindre tel autre sujet de loüange que chacun voudra, sur quelques actions particulieres de Sa Majesté, ou sur toutes ensemble, pourveu qu’on n’excede point cent Vers. On y ajoûtera une courte priere à Dieu pour le Roy, separée du corps de l’Ouvrage, & de telle mesure de Vers qu’on jugera à propos. Ceux qui prétendront aux Prix, seront obligez de mettre leurs Ouvrages, dans le dernier du mois de May prochain, entre les mains de Mr l’Abbé Regnier, Secretaire perpetuel de l’Academie Françoise, à Hostel de Crequi, sur le Quay Malaquest, & en son absence, chez le Sr Coignard, Imprimeur & Libraire du Roy & de l’Academie Françoise, ruë S. Jacques, à la Croix d’or. Je vous ay marqué dans d’autres Lettres que l’on ne reçoit aucun Discours sans une approbation signée de deux Docteurs de la Faculté de Theologie de Paris, & qui y resident actuellement, & que les Auteurs ne doivent point mettre leur nom à leurs Ouvrages, mais une marque ou paraphe, avec un passage de l’Ecriture-Sainte, pour les Discours de Prose, & telle autre sentence qu’on voudra pour le Prix de Poësie.

Sur le Devin de Lyon §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 223-284.

 

En vous parlant dans l’un des endroits de cette Lettre, de l’Auteur des Reflexions sur les Charbons trouvez dans les Sepulcres, je vous ay marqué que je reservois pour le mois prochain une autre piece de luy sur le Devin de Lyon, mais comme j’apprens qu’on écrit de toutes parts sur cette matiere, & que chaque jour il paroist quelque Livre nouveau qui en traite, je ne veux point differer à vous faire part des raisonnemens qu’on oppose à ceux qui veulent attribuer à des causes naturelles les effets extraordinaires & surprenans qu’on a publiez de la Baguette.

SUR LE DEVIN
de Lyon.

Quelque plaisir qu’il y ait à vous obeir, je vous avoüe pourtant, Monsieur, que pour le coup ma complaisance me coute quelque chose ; car j’ay du chagrin de voir que je risque en vous obeissant, de ne point satisfaire à vostre attente, & d’encourir la disgrace de ceux que vous voudriez détromper, en opposant mes sentimens à leurs chimeres. Ces Amis dont vous me parlez, qui philosophent à perte de veuë sur le Devin de Lyon, qui vient de donner la chasse à des Voleurs jusque sur les Costes de Genes ; ces Amis, dis-je, ne reconnoissent point de bon sens, s’il n’est revestu d’un stile de ruelles capable d’enchanter les Dames, & ils ne prennent que pour des rêveries, tout ce qui ne s’ajuste pas aux principes de Descartes. Cependant vous sçavez, Monsieur, que j’ay toujours fait estat de dire la verité sans nuls autres agréemens, que ceux qui sont absolument necessaires pour la faire comprendre, & que je ne fais point vanité de suivre des routes nouvelles & inconnuës dans la recherche que j’en fais. Cet évenement qui vient de paroistre lors qu’on s’y attendoit le moins, semble estre fait tout exprés pour ces Messieurs, puis qu’à les entendre parler, c’est une espece de triomphe qu’ils prétendent avoir remporté sur les Peripateticiens, lesquels ne voyent goute dans un pays, où tout est clair pour ces nouveaux Sçavans. Un homme qui mene battant, & la verge haute une troupe d’Assassins, quoy qu’ils luy soient inconnus, & qui les suit exactement à la piste sur le Rhône, & malgré les flots de la Mediterranée, au delà des frontieres de ce Royaume, doit estre regardé comme un nouveau Messie, que Dieu a envoyé tout à propos en faveur de la belle Physique, & pour découvrir au monde des secrets que l’ancienne Philosophie n’a jamais seulement entrevûs, & dont tout le mistere estoit reservé à ceux qui ont assez de genie pour se défaire de tous les prejugez de l’Antiquité. Hé quoy ! peut-on aprés cela vouloir troubler la joye d’un pareil triomphe, & disputer à vos Amis une victoire si complete, sans les irriter, & sans s’attirer en mesme temps, & leurs railleries & leurs censures ?

Pour moy, Monsieur, qui n’ay jamais songé à exiger de ma raison un sacrifice de tous les préjugez que j’ay formez sur les sentimens d’une infinité de Sages des siecles passez, & qui regarde cet effort, ou come le chef-d’œuvre du plus fin orgueil dont soient capables les esprits mediocres, ou comme le chemin le plus court pour arriver au libertinage des Mœurs & de la Religion, je ne puis juger qu’à l’antique de ce Phenomene nouveau, & de tout ce que les quatre Lettres de Lyon ont publié de l’histoire qui s’y est passée depuis trois mois. Je vous declare donc, Monsieur, qu’à peine d’estre regardé comme un Philosophe à la vieille mode, & comme un homme organizé individuellement pour donner mon consentement aux opinions extraordinaires, & qui ne sont point du ressort de la raison ; je declare, dis-je, que je ne suis pas du nombre des plus Naturalistes & des moins scrupuleux ; mais qu’au contraire je donne de tout mon cœur dans l’opinion de plusieurs, qui croyent que tous ces Phenomenes proviennent des causes surnaturelles, & qu’ils ne peuvent arriver sans Magie. Je ne prétens pas pourtant avec cela que mes Scrupules passent pour des Demonstrations ; mais peut-estre aussi les gens du bon sens jugeront ils, que ce sont-là plûtost les effets d’une crainte raisonnable, que de fausses delicatesses de conscience, ou de pures foiblesses d’esprit.

Car à ne rien dissimuler, il n’y a que trop d’apparence, que ce Devin qu’on exalte avec tant de pompe, & qu’on admire comme un prodige de nos jours, a apris par tradition quelque reste de la doctrine secrete d’Agrippa, & que cette Verge qui conduit si juste sur les voyes des Voleurs par le cours du Rhône, est un Artocrate, à peu prés de la même espece, que ce petit chien, qui alla se précipiter autrefois dans la Saone en si bonne compagnie, aprés avoir mis sur pied bien du gibier de diverse nature. Quoy qu’il en soit, Monsieur, on ne peut pas douter que cet habile Maistre en Operations extraordinaires, n’ait fait à Lyon & a Grenoble bien de ces sortes de leçons, qui durent long-temps après ceux qui les ont données, & dont on n’abolit jamais la memoire qu’avec beaucoup de peine. Le pays où il a laissé ses Reliques, pourroit bien avoir encore quelques depositaires inconnus de ses secrets surprenans, & il est à croire qu’ils ne sont pas au bout de leur science. Si on les laisse faire ils ne s’en tiendront pas là, & on doit attendre dans la suite du temps qu’ils apprendront au monde plusieurs autres raretez plus admirables que celle-là. N’a-t-on pas lieu de l’esperer, Monsieur, puisque déja huit personnes se sont trouvées revestuës de ce don ignoré jusqu’à aujourd’huy ; & que la verité de ce beau secret naturel sera bien-tost incontestablement confirmée sur l’observation qu’on a faite sur plusieurs Commençants, lors qu’ils seront Maistres passez dans le mestier dont ils ne sçavent à peine que les premiers principes ? Ce qu’il y a de bien asseuré, c’est que l’Histoire nous fait foy, que depuis l’établissement du Christianisme dans les Gaules, le rapide du Rhône a toujours paru propre aux Auteurs de toutes sortes de nouveautez, pour les faire voguer à leur gré, & que les Provinces qu’il arrose leur ont rarement refusé le droit d’hospitalité, presque dans tous les siecles où elles ont commencé à paroistre. Il ne faut donc pas douter que la Secte des joueurs de baguette, n’y fasse fortune, puis qu’elle y a déja trouvé de si grands & de si habiles Patrons ; puis qu’on a commencé de l’y regarder comme un don de Dieu ; puis qu’enfin on y cultive avec soin ce secret merveilleux, comme devant estre à l’avenir un rempart contre les Larrons & contre les homicides.

Mais pour vous donner des raisons un peu plus solides de mes Scrupules, & pour établir mon sentiment avec plus de methode, je suppose encore une chose incontestable, que l’Ecriture nous oblige à croire, qu’il y a eu des Devins & un Art de divination, que Dieu a condamné, & qui est l’effet d’un commerce criminel avec les Demons. Les Peres de l’Eglise, éclairez & des lumieres de la droite raison & de celles du S. Esprit, estant persuadez de cette verité, n’ont pas manqué de s’opposer de toutes leurs forces à ces dangereuses pratiques, lors qu’ils en ont trouvé de leur temps quelques vestiges parmy les Fidelles, commis à leur garde, & ils se sont efforcez de leur faire sentir, que c’estoient-là des restes du Paganisme que J. C. avoit détruit. Tous les Theologiens enseignent avec S. Thomas, qu’il y a une divination diabolique, qui tient de la superstition & de la curiosité, laquelle procede de la pernicieuse demangeaison, que les hommes ont de découvrir les choses qui leur sont cachées & qu’ils ne doivent pas sçavoir. Enfin les Auteurs Sacrez & Profanes conviennent unanimement, qu’il y a eu parmy les Payens un art de deviner, dont ils nous produisent diverses especes, divers exemples & divers effets dans les Livres que nous avons d’eux sur ce sujet, & dont la verité ne peut estre contestée, que par ceux qui conçoivent intuitivement aprés la derniere analyse des choses, qu’ils sont les seuls habiles, & que l’antiquité n’a presque produit que des sots qui ont esté les dupes des moins grossiers, & qui ont donné aveuglement dans les erreurs populaires.

Or vous sçavez, Monsieur, que cette divination si connuë parmy les Payens se portoit sur deux sortes d’objets, qui font encore aujourd’huy le sujet de la curiosité de bien des gens ; je veux dire, les choses futures, & les choses occultes. Les hommes ont envie de sçavoir l’avenir, dont Dieu s’est reservé la connoissance, qu’il ne communique qu’à qui il luy plaist, & comme il luy plaist. Tous les évenemens qui sont cachez dans son sein, se trouvent hors de la portée de nos esprits, & ne se rencontrent point dans la Sphere des choses qui terminent naturellement leurs veuës. Ce n’est pas, que comme on peut demander à Dieu de temps en temps ses lumieres avec humilité & sans présomption, pour connoistre quelques uns de ces objets, il n’y en ait aussi entr’eux, qui ont une telle liaison avec les causes naturelles, qu’on en peut juger probablement sur certains signes, & qu’on peut mesme asseurer certainement dans quelques hypotheses. Cependant quelque curiosité que les hommes ayent toujours euë pour connoistre les choses futures, on peut dire qu’ils n’en ont pas eu une moindre pour sçavoir celles qu’on nomme occultes, par ce qu’elles ne se presentent pas d’abord à leurs esprits, & qu’il ne les penetrent pas dans toutes les occurrences. Neanmoins il y en a de cette derniere sorte ausquelles leurs connoissances peuvent enfin parvenir, parce qu’ils ont inventé des regles & formé des arts pour les découvrir avec quelque espece de certitude. C’est ainsi qu’ils sondent la profondeur des Mers, qu’ils prennent les dimensions de la Terre, qu’ils mesurent l’étenduë du Ciel, qu’ils jugent de la hauteur des Cometes & des Astres mesmes. Mais il y a d’autres effets, qui ne paroissent pas difficiles à découvrir, qui leur demeurent pourtant cachez de telle sorte, que jusqu’à present les Sçavans sont convenus qu’il n’y avoit point d’art asseuré, ny licite pour les deviner lors qu’ils veulent, & comme il leur plaist. On voit neanmoins qu’ils ont toujours eu une forte passion de les connoistre, & il pourroit mesme estre utile au Public de ne les pas ignorer. En effet, Monsieur, ne seroit-il pas à souhaiter, par exemple, qu’on eust un moyen assuré de trouver les Sources d’eau, les Mines des Metaux, les Tresors cachez, & la Republique ne tireroit-elle pas quelquefois de grands avantages, si l’on pouvoit trouver à point nommé, lors qu’on le voudroit, les Meurtriers, les Voleurs, les Larrons, les Femmes de mauvaise vie, les Bornes des heritages fausses ou veritables, qui font le sujet de tant de procès, & mille autres choses semblables dont ont disputé tous les jours, parce qu’on ne peut deviner au vray ce qui en est. Mais nul d’entre les Sçavans n’a dit jusqu’à present, qu’il y eust un art asseuré & naturel de venir à la connoissance de toutes ces choses, qui cependant ont esté recherchées depuis si longtemps, & dans le Paganisme, & parmy les Chrestiens. Au contraire nous trouvons que S. Thomas & tous les Theologiens avec luy, asseurent que la découverte, tant des choses futures, que des choses occultes, par la Divination est criminelle, Cognitio futurorum & occultorum. Et n’est ce pas de la connoissance de pareils objets, dont il est question presentement ; & dont il conste qu’on a voulu ardemment s’asseurer dans tous les siecles par divers moyens, que les Casuistes condamnent sans hesiter de péché mortel ?

J’ajoute qu’il suffit d’estre versé fort mediocrement dans l’étude de l’Antiquité profane, pour ne pas ignorer ce qu’un habile Critique a observé avant moy ; sçavoir, que les Verges ont toujours esté d’un usage tres-distingué dans les choses divines parmy les Payens, Virgas in rebus divinis eximii cujusdam usus fuisse veteribus. On les trouve employées par tout dans leurs superstitions, dans leurs divinations, & dans leurs operations de Magie. Les Augures y paroissent avec leurs bastons, que les Romains appelloient, Lituos ; & les Devins avec leurs Baguettes, qu’ils nommoient, Radios, parce que c’étoient-là les instrumens ordinaires, dont ils se servoient en toutes rencontres pour les fonctions de leur mestier. Ce fut sans doute pour cela que la Cour de Pharaon se trouvant pleine de Magiciens destinez à contenter la curiosité de ce Prince, il les opposa à Moyse, & que chacun d’eux y parut armé de sa Verge, comme de l’instrument, dont ils avoient accoustumé de se servir pour faire leurs merveilles. Et de vray, ils ne les eurent pas plustost jettées à terre, qu’elles se changerent en Serpens, projeceruntque singuli virgas suas, quæ versæ sunt in Dracones. Mais la Verité de Moyse, ainsi que dit Tertullien, devora leur mensonge, sed Mosis veritas mendacium devoravit, afin que ces malheureux esclaves du Demon, connussent que la vanité de toutes les Sciences occultes de l’Egipte, ne pouvoit resister à la force du vray Dieu. Enfin on est tellement persuadé que les Verges sont les marques qui rendent sensible à nos yeux le caractere des Magiciens, que dans les tapisseries, dans les peintures, dans les Poësies & dans toutes les representations de Theatre, où l’on employe ces sortes de gens, on ne manque guere de leur en donner, comme un signe par où l’on peut les distinguer du reste des hommes.

Mais je trouve encore quelque chose de plus. Les Sçavans, qui ont traité à fond la matiere de la Divination, conviennent, qu’entre ses divers genres, il y en avoit un qui se faisoit par les Verges, & qu’on appelloit pour cela Rabdomantie, & ils ajoutent que cette sorte de divination avoit diverses especes. C’est de celle-là dont Dieu parloit par le Prophete Osée, lors qu’il disoit ; mon Peuple a interrogé le bois & son bâton luy a découvert ce qu’il desiroit sçavoir, Populus meus in ligno suo interrogavit, & baculus ejus annunciavit ci. Il vouloit dire, selon l’explication de S. Jerôme, que le Peuple de Dieu avoit interrogé le bois & les Verges, lignum interrogavit & virgas, pour découvrir les choses cachées ; ce qui est, ajoute ce Pere, une sorte de Divination que les Grecs ont appellée Rabdomantie. Or quoy qu’il y eust une espece de Rabdomantie, qui étoit purement un Sort, il y en avoit pourtant une autre, qui consistoit dans des signes exterieurs, qui faisoient connoistre la chose occulte, qu’on prétendoit découvrir par cette sorte de divination. Ces signes estoient entr’autres, comme le marquent quelques Sçavans, que les Verges se remuoient, se tournoient, & se plioient même dans la main de celui qui les tenoit, sans qu’il leur donnast ce mouvement par dessein, ny même qu’il en pust estre la cause. Je demande donc, Monsieur, une raison physique & certaine par laquelle on distingue nettement l’art du Devin de Lyon d’avec cette Rabdomantie des Payens, qui est generalement condamnée par les Peres & les Theologiens, & mesme par l’Ecriture, car on ne peut pas disconvenir que la curiosité, & des Payens, & des Chrestiens, ne se soit portée de tout temps sur les mêmes objets. La manifestation de ces choses occultes, s’est faite par le moyen des Verges, de part & d’autre, & les signes donnez par les Verges sont tout semblables. Reste donc de présumer, avec toute sorte de raison, que le même effet vient du mesme principe, qui est le Demon.

Vous en seriez plus fortement persuadé, Monsieur, si l’on vous faisoit l’Histoire Critique & Genealogique, pour ainsi parler, de cet usage des Verges dans la Divination, puis qu’il est certain qu’on en pourroit tirer des conjectures bien fondées, que les Phenomenes qu’on vous vante tant, sentent manifestement la Magie. On nous asseure, que dans l’Antiquité ceux qui ont inventé la Rabdomantie, ou l’art de deviner par les Verges, ont esté les Scythes & les Goths, dont le Climat a toujours esté fecond en Sorciers & en Magiciens, si nous en jugeons sur la foy des Histoires. Ceux qui ont voyagé dans les Pays du Nord, asseurent qu’encore aujourd’huy, on y sçait assez bien ces sortes de Sciences occultes, puis qu’on y trafique en vents comme en diverses sortes de marchandises ; qu’on y trouve des voitures fort vistes & fort commodes pour aller par tout où l’on veut, lors qu’on ne connoist point cette sorte de petit manége, & qu’on y vend à bon compte des caracteres pour réussir en plusieurs differens mestiers, qui ne sont pas trop à l’usage des veritables Fidelles. Or vous connoissez suffisamment les anciens Scythes & les anciens Goths, pour estre persuadé que l’usage des Verges dans les Divinations n’a point degeneré, & qu’il n’a pas mesme esté transplanté en passant aux Suedois. Ce furent eux qui l’apprirent aux Allemans vers le commencement de ce siecle-cy, ou plustost, qui leur en rafraîchirent la memoire ; car Tacite nous assure que leurs Peres, qui en sçavoient bien d’autres, avoient déja esté faits depuis long-temps à ce petit jeu des Baguettes. On sçait que lors que Gustave Adolphe ravagea l’Empire, la simplicité des bons Catholiques Allemans leur avoit fait esperer que les thresors des Eglises pourroient échapper à l’avarice de ses Soldats, en les cachant sous la terre avec toutes les précautions imaginables. L’experience leur fit cependant voir, qu’il n’y avoit point de chose si cachée, que les Suedois ne pussent découvrir par le moyen de leurs Verges. La chose parut si extraordinaire, que les Docteurs de ce Pays-là, qui examinerent dans le plus grand sang froid le secret des Suedois, le condamnerent de Magie, mais ces Heretiques ne craignirent point les censures de leurs Universitez, ny les murmures de leurs Docteurs, pourvû qu’il leur fust permis de se retirer chargez, comme ils l’estoient, des dépoüilles de leurs Eglises. Cet artifice est devenu moins suspect aux Allemans depuis ce temps-là ; ou ils s’y sont apprivoisez par l’inclination naturelle qu’ils ont pour le butin, car on nous mande que dans le court Voyage, qu’ils ont pris la peine de faire au bas Dauphiné, ils viennent de déterrer à Gap & en d’autres endroits les Thresors cachez, tant Sacrez que Profanes, par le secours de ces Verges, qu’ils avoient regardées autrefois comme un fleau du Demon dans les mains des Suedois.

Vous voyez, Monsieur, que ce premier exemple des Peuples du Nort est devenu contagieux pour les Soldats, & vous avez sans doute oüy dire, qu’il s’en est trouvé dans les Troupes de tous les Partis, qui ont sceu profiter de ce secret pour découvrir l’argent caché de leurs Hostes. Il est mesme arrivé, je ne sçay comment, qu’on s’est servi du mesme artifice pour chercher les Sources d’eau, & les Mines d’or & d’argent, de sorte que l’usage en est devenu si public, qu’on ne s’est point récrié generalement dans le monde contre cette pratique. Les gens de bien, quoy qu’ils la tiennent pour suspecte, n’osoient s’élever contre cette Secte de Philosophes, à qui Mere Nature a toujours paru un Agent admirable, pour faire précisément tout ce qu’ils ont bien voulu qu’elle fist. On nous disoit pour justifier cet usage, que les Verges à deviner devoient estre necessairement de Coudrier. Il estoit assez vray-semblable, que cet arbre pouvoit avoir des proprietez particulieres, qui le rendoient propre, & qui le déterminoient à de pareils effets, puis qu’on voyoit des choses approchantes en d’autres corps, qui n’estoient pas plus parfaits que celuy-là. Ces raisons, quoy que tres-peu solides, n’estoient pas sans quelque apparence ; car enfin il estoit assez malaisé de mettre une entiere disproportion entre l’effet & la cause, & on gardoit mesme quelque espece de regularité dans l’usage qu’on faisoit de ces Verges. Mais comme la Philosophie occulte ne s’arreste pas en si beau chemin, elle a trouvé de nouvelles naissances pour faire jour à la Physique, & elle vient de donner une grande étenduë à un secret, qui n’est qu’à demy inventé. Ce n’est plus cela, Monsieur, l’effet n’est point attaché à la vertu du Coudrier, ny mesme aux Baguettes. Une verge si miraculeuse, que je pourrois appeller un present du Dieu des Larrons, contre lesquels on fait semblant de la lever, n’a plus la fatalité de Mercure ; elle se fait de tout bois, & le bois mesme n’y est pas necessaire. On peut se servir d’une paille, d’un morceau de fer, & de tout ce qu’on voudra, parce que ce qu’on prend a la main n’a pas plus d’efficace dans tous ces Phenomenes qu’on admire, que la matiere dont on fait le stile d’un Cadran, en a pour marquer les heures du jour.

En bonne foy, Monsieur, n’est-ce pas nous traiter comme les Arracheurs de dents traitent les simples ? Tout leur est indifferent, disent ils, pour leur operation. Une paille, une aiguille, une épingle, un fer d’aiguillette, en un mot, ce qu’il vous plaira de leur donner, réussit également bien, parce que ces apparences ne leur servent qu’à ébloüir les yeux, & qu’à dérober à leur veuë le veritable instrument dont ils se servent. Pareillement nos Physiciens Machinistes, qui démontrent tout méchaniquement, se contentent des choses les plus ordinaires pour les effets les plus surprenans, parce qu’ils n’ont besoin que des dehors pour cacher le ressort, qui fait jouër à plaisir tous leurs beaux Phenomenes. On s’estoit imaginé jusqu’à present, que les verges n’estoient bonnes qu’à découvrir les Sources d’eau & les Mines d’or & d’argent, encore les Sages jugeoient-ils qu’il n’y en avoit la que trop ; mais à present voicy les choses dans un tout autre point de veuë, & à n’en juger que par ce qui s’est fait, on doit attendre une merveilleuse dilatation des objets de cette foy physique qu’on exige de nous. Sçachez donc, Monsieur, que la vertu des Verges s’étend à bien des choses découvertes de nos jours, qu’on n’avoit jamais imaginées du temps de nos Peres. Si vous voulez sçavoir qui sont les Larrons, les Voleurs, les Homicides & les Meurtriers, qui ont fait quelque mauvais coup, dont on ne connoist point l’Auteur, vous avez dequoy vous contenter dans l’usage des verges. Si vous voulez trouver des Sources d’eau, des Mines d’or & d’argent, de la monnoye de quelque espece & de quelque coin qu’elle puisse estre, des hardes, des Bijoux, des Pierreries, & des tresors cachez, les verges sont d’un secours admirable pour réussir dans cette recherche. Estes vous en peine de trouver des corps noyez, des corps de personnes assassinées, & generalement toute sorte de corps enterrez ? Soyez en repos, vous les trouverez infailliblement avec la nouvelle machine du Devin de Lyon. Enfin, avez-vous la curiosité de sçavoir les Filles & les Femmes, qui ont mal ménagé leur honneur, & les veritables & les fausses limites des heritages, des fiefs & des terres sur lesquelles on entre si souvent en contestation, la verge de nos Connoisseurs peut vous aider à deviner sans faillir toutes ces choses ? Il est vray que cet art merveilleux n’en est venu à present que jusque là ; aussi n’est-il pas encore arrivé à sa perfection ; mais pour peu qu’on sçache ménager ce don de Dieu, avec le temps on découvrira par son moyen les Faussaires, les Sacrileges, les Parjures, les faux Témoins, les Nobles de nouvelle fabrique, les Titres veritables & supposez, en un mot, une infinité d’autres choses pareilles, sur lesquelles on est en peine tous les jours, faute d’avoir bien penetré le secret de la Nature ; car enfin que ne peut-on pas faire avec le secours de ces verges miraculeuses, quand on connoistra leur force dans toute son étenduë ?

Raillerie à part, ne faut-il pas estre individuellement organisé, pour recevoir toutes sortes de nouveautez dés qu’elles se presentent, afin de s’estre persuadé analytiquement, que tous ces Phenomenes sont naturels ? Il n’est point d’homme de bon sens, qui les envisageant d’un premier regard, n’y soupçonne d’abord quelque chose de Magique ; car comme les Theologiens conviennent qu’il faut avoir l’esprit fort foible & bien scrupuleux, pour craindre que tous les effets extraordinaires qu’on découvre tous les jours, ne soient des suites d’un mauvais commerce avec le Demon, c’est aussi une marque de libertinage en matiere de Religion, de vouloir soustenir qu’ils ont tous leurs causes dans la nature. Je pourrois justifier cela par mille impietez, qui ont esté avancées de nostre temps par de semblables Naturalistes, lesquels ayant prétendu rendre raison de tout, ont bien fait voir la verité de ce que Saint Augustin a dit, que la recherche des Sciences occultes est une vaste Forest pleine d’embusches & de perils, Immensa sylva plena insidiarum & periculorum. En effet, pour peu qu’on prenne la peine d’approfondir les effets prodigieux, que nous venons de dire & qu’on attribuë à cette Verge, on trouvera, selon les regles que les Theologiens donnent pour distinguer les operations, qui sont veritablement naturelles, d’avec celles, où le Demon prend quelque part, on trouvera, dis-je, que l’art du Devin de Lyon doit estre suspect aux bonnes ames.

Mais rien ne me confirme davantage dans mes Scrupules sur le fait dont il s’agit, que les raisons mesmes dont se servent vos Naturalistes pour soustenir leur Hypothese, car on voit assez par les choses qu’ils ont écrites, que ce sont des gens d’esprit & d’étude, qui font les derniers efforts pour deffendre une cause, qui dans le fond leur paroist insoutenable. Ils ont employé de foibles apparences prises de la Nature dans des choses fort obscures d’elles-mesmes, pour en conclure, que les Phenomenes qu’ils examinent, y ont aussi leurs principes cachez. Je vous prie pourtant de bien remarquer un point fort irregulier dans le procedé de ces Messieurs, sçavoir, qu’ils n’ont fait nulle attention, que pour venir à bout de leur dessein, il ne leur falloit pas seulement justifier la découverte particuliere du petit Bossu; mais encore donner une cause commune & generale de toutes les autres, faites par la mesme personne & par le moyen de la mesme Verge. C’est à quoy ils n’ont point songé, & ce dont ils ne sçauroient venir à bout, puis qu’ils n’ont donné que des causes tres-insuffisantes pour produire tant d’effets si divers & si surprenans. La chose paroistra évidente à ceux qui examineront serieusement leurs raisons, puis qu’elles portent par tout le caractere de cette Philosophie, qui fait, comme dit Tertullien, de ses opinions particulieres des Loix indispensables de la Nature, leges naturæ opiniones suas facit, car enfin elles ne prouvent pas ce qui est, mais ce qu’il leur plaist de nous faire accroire ; ou plustost ils nous donnent pour des preuves valables tout ce qu’ils peuvent s’imaginer pour vray. Ne paroist-il pas qu’ils sentent eux-mesmes le foible de leurs raisonnemens, puis qu’ils les abandonnent aprés tout malgré eux ; & que quelques-uns sont forcez de recourir à l’Etoile du Devin, & les autres à l’œuf de la mere qui l’a pondu & au germe qui l’a rendu fecond ? En bonne verité, n’est-ce pas-là abuser de la credulité des Gens, que de nous debiter de semblables bagatelles pour des points de Physique ; & ne peut-on pas dire que cette Etoile & cet œuf sont le Vin Emetique que nos Naturalistes donnent à une cause dont ils desesperent ? On pourra par le mesme moyen justifier toutes sortes d’operations de Divination & de Magie, qui sont generalement condamnées par tous les Casuistes. Il sera permis, selon cela, de chercher des Thresors avec un peloton de filet, de découvrir un Larron secret, en faisant tourner le Sas ; de deviner quelle heure il est, en faisant battre un anneau suspendu contre un verre plein d’eau, & de pratiquer cent autres choses semblables, comme estant des effets, ou de la vertu specifique de l’œuf, ou de la force toute-puissante de l’Etoile de ceux qui s’en voudront mesler.

Pour éclaircir à fond cette matiere, je voudrois bien que ces Messieurs nous dissent précisément à quoy sert dans cette découverte la Baguette dont on use pour la faire, puis que dans leur hypothese toute la vertu reside dans la personne du Devin, & qu’il ne la doit qu’à la rare puissance de son Etoile, ou à la merveilleuse proprieté de son œuf. Ils ne seroient pas peu embarassez à nous dire d’où vient la diversité du mouvement de cette Baguette, qui gauchit, & qui tourne selon les differentes routes qu’a tenuës celuy qu’on cherche. On nous obligeroit de nous apprendre d’où vient encore qu’un talent si admirable a demeuré si long-temps caché dans un homme, qui a déja quelques années. Comment est-ce que cet Habitant de Lyon, touché de la mort de ses Amis, s’est avisé luy seul d’aller déterrer un homme caché dans les Montagnes de Dauphiné, pour le produire sur un Theatre, & pour découvrir son sçavoir-faire avec tant d’éclat ? Qui a donné la hardiesse à son Devin de se promettre sans balancer, qu’il pourroit suivre les Meurtriers sur le Rhône & sur la Mediterranée, sans qu’il eust jamais experimenté auparavant rien d’approchant ? Pourquoy ne dirons-nous pas que ces agitations & ces simptomes, qui le prennent dans cette action, ne sont point d’un homme qui a l’esprit de Divination, Habentem spiritum Pythonem, puis que nous lisons que ceux des Payens en sentoient presque toujours de semblables dans leurs operations ? Cela, Monsieur, à ne rien dissimuler, & pour peu qu’on l’étudie, porte tout l’air qu’on y reconnoist, & qu’on s’efforce de cacher ; ou pour le moins j’y trouve dequoy nourrir mes Scrupules ; & je voudrois bien que Messieurs vos Medecins m’en guerissent par des remedes plus efficaces que ceux qu’y ont appliquez jusqu’icy ces prétendus Naturalistes.

Car en verité toutes les apparences qu’on trouve pour se persuader que cette operation est naturelle, bien loin d’estre de veritables demonstrations, sont plus capables de redoubler mes défiances, que de me détromper. En effet, je trouve que les Theologiens remarquent positivement, que c’est assez souvent un effet de la malice du Diable, de mesler à dessein des choses naturelles avec d’autres qui ne le sont pas, pour tromper par-là les simples & les curieux, qui ne se laisseroient pas prendre sans cette ruse, par laquelle sous de vains dehors, il cache un Pacte criminel fait avec luy. Au reste, c’est une mauvaise défaite de vouloir tourner en ridicule la distinction de Pacte implicite & explicite ; elle est connuë parmy les Canonistes & les Theologiens, à qui il appartient de juger de ces choses & de redresser les égaremens des Medecins & des Philosophes, lors qu’il s’agit des points qui ont quelque rapport à la Religion. Le grand S. Augustin & avec luy tous les Peres de l’Eglise, reconnoissent des engagemens & des pactes faits avec les Demons, lesquels il appelle une amitié trompeuse & infidelle faite entr’eux & les hommes, quasi pacta infidelis & dolosæ amicitiæ constituta, & il ajoûte que quelquefois la seule présomption de l’esprit humain sert de langue pour lier & pour entretenir ces dangereux commerces, præsumptione animorum quasi quadam lingua cum dæmonibus fæderata sunt. Son fidelle Disciple S. Thomas & les Theologiens, qui les regardent & l’un & l’autre comme leurs Maistres, enseignent qu’il se fait bien des choses par les hommes en vertu d’un pacte, ou explicite, ou implicite, avec les Demons pacto cum dæmonibus inito tacito vel expresso. La Faculté de Theologie de Paris, qui n’est pas moins fameuse dans le monde, que la Faculté de Medecine de Montpellier, a condamné autrefois des Doctrines, qui vouloient autoriser dans de pareils cas des pactes exprés ou tacites faits avec l’Enfer, pactum cum dæmonibus tacitum vel expressum. Je ne vois donc pas que nos Naturalistes ajoûtent rien à la bonté de leur cause, en mettant les rieurs ignorans de leur costé contre les Docteurs qui examinent serieusement les choses, ny qu’il leur siée bien de badiner dans une matiere aussi grave & aussi importante que l’est en effet l’observation du premier Commandement de Dieu. Tout ce qui leur en peut arriver de plus seur, c’est qu’ils feront ressouvenir les gens de bien de ce qu’a dit Tertullien ; qu’en connoissant assez la bonne intelligence qu’il y a eu de tout temps, entre les Heretiques, les Magiciens, les Charlatans, les Astrologues & les Philosophes amateurs des Sciences occultes, & cum Philosophis curiositati deditis, il ne seroit pas malaisé de deviner au vray ce qui entretient cette parfaite correspondance qu’on a observée dans tous les siecles, ny quel est le nœud qui joint ces sortes de gens ensemble.

Il me suffit que vous voyiez à quel prix je suis du nombre des Scrupuleux ; & je ne craindray point de vous dire aprés cela, que si j’en suis, c’est parce que je n’ay jamais essayé, graces à Dieu, de me défaire des sentimens de Religion. J’espere de vous faire voir au plûtost que je ne puis estre Naturaliste dans cette rencontre-cy, parce que l’amour sincere que j’ay pour la verité, y forme un obstacle insurmontable, & que j’aime trop mes prejugez pour m’efforcer de donner le dessus à la nouveauté au prejudice de ce que j’ay appris de plus sages que moy. Je ne manqueray pas, Monsieur, de m’acquitter au premier jour de l’engagement que je viens de prendre avec vous, & ce sera moins dans l’esperance de détromper vos Amis que pour vous donner par là une preuve sensible que je suis, Vostre, &c.

Air nouveau §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 285-286.

Il y a peu de Corps au monde plus connus que celuy des Janissaires.Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 285. Il est fort nombreux, & marche toujours au son de divers Instrumens. L'air de sa marche a esté trouvé si beau, qu'il a passé jusqu'en France, & Mr de Philidor, Ordinaire de la Musique du Roy, en a souvent regalé la Cour, qui a pris beaucoup de plaisir à l'entendre. Je croy que vous me serez obligée du soin que je prens de vous l'envoyez gravé.

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A Cephise §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 289-290.

 

Je vous envoye des Vers de Mr de Boissimon d’Angers, qui ont esté donnez au commencement de cette année, en façon d’Etreines.

A CEPHISE.

Un petit rendez-vous est un joly present.
 Donnez-m’en un, je vous en prie.
Cela n’appauvrit point, & dans toute ma vie
 Vous m’en verrez reconnoissant.
Retiré du fracas du monde,
Cephise, mon amour sur cet espoir se fonde.
 Permettez donc que par ce Billet doux,
 Au lieu de vous conter mes peines,
 Je vous demande pour Etreines
  Un petit rendez-vous.

[Morts] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 294-300.

 

Voicy les noms de quelques autres Personnes considerables de l’un & de l’autre Sexe qui sont mortes depuis peu. Mr Chassebras du Breau, Chevalier de l’Ordre du Roy. Il s’estoit acquis une parfaite connoissance dans l’intelligence des Monnoyes, & de l’Histoire, & il connoissoit à fond les principales Familles de l’Europe. Il avoit une memoire heureuse, & joignoit à ces beaux talens une si grande probité & une telle integrité de mœurs, que plusieurs personnes le faisoient volontairement l’arbitre de leurs differends. Il tenoit Academie chez luy tous les Samedis, & l’on y discouroit sur toutes sortes de sujets. Il a esté inhumé en l’Eglise des Carmes de la Place Maubert, dans la sepulture de ses Ancestres. Il avoit épousé Dame Gabrielle Collet, dont il ne laisse point d’Enfans. Il luy reste un Frere unique, Mr Chassebras de Cramailles, qui s’adonne à la connoissance des belles Lettres, & dont je vous ay fait voir de temps en temps plusieurs Relations curieuses & sçavantes. Il se trouve aujourd’huy le seul de la branche aînée de sa Famille. Je vous en ay parlé en diverses occasions, & vous pouvez en apprendre davantage dans les Ouvrages de Mrs du Chesne, le Laboureur, & de la Roque. Il portoit pour armes, coupé de pourpre sur or, à deux Soleils, & une ombre de Soleil de l’un en l’autre, écartelé de Melun.

Mr l’Abbé Cocquelin, Docteur de la Maison & Societé de Sorbonne, Chanoine & Chancelier de l’Eglise de Paris, & ancien Curé de Saint Mederic. Il avoit un merite distingué, & a fait paroistre la force de son éloquence par differentes Predications. Mr le Chancelier l’avoit choisi pour un des Censeurs & Examinateurs des Livres qui s’impriment. Il nous a donné plusieurs Ouvrages, parmy lesquels sont la Morale d’Epictete, l’Interpretation des Pseaumes, le Traité des Puissances, & un Recueil de diverses Pieces qui regardent la dignité de Chancelier de l’Université. Il a esté enterré en l’Eglise de Nostre-Dame. Il laisse un Neveu, Mr de Bonigale, Maistre des Comptes, qui a aussi beaucoup de merite. Mr l’Archevesque de Paris a donné la dignité de Chancelier de Nostre-Dame, à Mr l’Abbé Pirot, Docteur de la Maison & Societé de Sorbonne, Professeur & Sindic de la Faculté de Theologie, qui est aussi un des Censeurs & Examinateurs des Livres qui se doivent imprimer.

Madame de la Sabliere. Elle estoit Veuve de Mr de la Sabliere Ramboüillet. Son merite n’est ignoré de personne. Elle s’estoit fait dans le monde une grande réputation d’esprit, & on ne croit pas qu’il reste encore dans Paris trois personnes de son Sexe qui en ayent une pareille. Aussi avoit-elle un charme particulier dans la conversation, & un don de plaire qu’on ne sçauroit exprimer. Elle avoit pour Amis les gens de la plus grande qualité, & du goût le plus exquis. Quelques années avant sa mort, elle avoit entierement rompu avec le monde, & elle s’estoit fait aux Incurables une espece de retraite, & de solitude, où elle ne s’occupoit qu’à des œuvres de pieté.

[A propos du siège de Charleroy]* §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 300-310.

 

Il s’en faut encore beaucoup que l’hiver ne soit finy, & depuis que cette rigoureuse saison est commencée, non-seulement nous avons bombardé Charleroy, que nous tenons resserré par plusieurs Postes fortifiez, & remplis de Troupes ; mais nous avons pris un Fort considerable, & deux Places importantes par leur situation, & par les avantages que les Ennemis en pouvoient tirer. Nous avons levé un Siege, il est vray, mais qui manque à gagner ne perd pas. D’ailleurs on n’avoit resolu que de faire une tentative, & ce Siege n’avoit pas esté entrepris comme ceux qui ayant esté concertez par le Roy, font dire d’abord que le succés en est infaillible. Si cette entreprise avoit esté formée de la sorte, l’évenement en auroit esté plus heureux. On n’a esté forcé de se retirer de devant Reinfelz, que par la mauvaise saison. Ainsi on n’a rien laissé dans le Camp. Ceux qui abandonnent un Siege, sont ordinairement allarmez en le levant, mais au contraire nous avons inquieté les Ennemis qui n’ont osé se montrer, & qui tremblent encore presentement pour leurs autres Places. Leurs Ecrivains qui ne sont jamais occupez à publier leurs avantages, mais toujours à pallier leurs disgraces, ont esté ravis de trouver cette occasion de parler beaucoup, mais sans avoir pourtant rien à dire qui leur fust avantageux, puis que tout leur bonheur consiste à se voir encore Maistres de Reinfelz, & que ce n’est pas gagner que de ne pas perdre. Ils ont fait neanmoins beaucoup de bruit, pour empescher les Peuples de prester l’oreille aux nouvelles de la prise de Furnes & de Dixmude, d’autant plus étonnante que les Alliez croyoient avoir reparé par là la perte de Namur, & de la Bataille de Stein-kerque, & que toutes leurs Troupes, le Prince d’Orange à leur teste, avoient couvert pendant trois mois ces deux Places, tandis qu’on travailloit aux fortifications, esperant par ce moyen resserrer Dunquerque & en faire le Siege au commencement de la Campagne prochaine. Le Prince d’Orange l’a si hautement publié que je puis assurer en le disant, que je n’allegue que des faits. Cependant Furnes n’a tenu que seize heures de Tranchée ouverte, & la prise de cette Place a tellement fait trembler Dixmude, que la Garnison s’en est retirée sans attendre qu’on eust assiegé la Place. Ainsi s’il y avoit quelque description à faire touchant la prise de l’une & de l’autre, la frayeur des Ennemis en fourniroit plus de matiere que les Combats qu’ils ont soutenus. Le Comte de Horne, General de l’Artillerie Hollandoise qui commandoit dans Furnes, estant venu trouver l’Electeur de Baviere aprés la reddition de cette Place, cet Electeur le receut fort froidement, & luy dit, Monsieur le Comte, je ne dois pas vous entretenir long-temps, & vous entendre sur vostre deffence. Nous avons besoin de repos aprés tant de travaux ; allez vous reposer, on en parlera plus à loisir quand vous serez délassé. Quant au Prince d’Orange, il n’a pas sujet de se plaindre de la manœuvre que l’Electeur de Baviere a faite. Ce Prince a assemblé le plus qu’il a pû de Troupes ; il a marché ; il s’est campé à portée de donner Bataille ; il a vû prendre Furnes, il est revenu. Je croy qu’il seroit bien difficile de mieux imiter le Prince d’Orange.

La prise de Furnes n’auroit pas cousté un homme au Roy, sans la perte de Mr le Marquis de Vilacerf, Fils de Mr de Vilacerf, Surintendant des Bâtimens de Sa Majesté. Il fut emporté à un Bivouac de Cavalerie, auprés de Mr de Bouflers, d’un coup de Canon, tiré de Nieuport. Il avoit commencé de si bonne heure à faire connoistre son merite, qu’il avoit eu des Emplois de distinction dans un âge, où les autres ont pû à peine se faire remarquer dans le service. On ne peut avoir plus d’application, plus de vigilance, & plus de valeur qu’il en avoit. Ce sont des qualitez qui estoient si bien connuës de Sa Majesté, qu’Elle avoit eu souvent la bonté de loüer. La beauté extraordinaire de son Regiment de Cavalerie, dont Monseigneur le Dauphin fut témoin à Philisbourg, le fit devenir Regiment Royal, sous le nom de Berry. Ce Colonel faisoit paroistre une telle vivacité, qu’en 1691. on luy donna l’Employ de Commandant des Carabiniers d’Allemagne, & l’Hiver suivant, il fut nommé Inspecteur de Cavalerie. Il estoit aimé, & estimé de toute l’Armée, & l’on trouvoit en luy l’affabilité, la droiture, & la fidelité de Mr de Vilacerf son Pere, qui depuis quarante-cinq ans qu’il sert, a fait connoître avec combien d’avantage il possede toutes ces qualitez. C’est le second de ses Fils qui a répandu son sang pour le service du Roy Il en a un troisiéme Capitaine de Vaisseau, tous ayant cherché à marquer leur zele à Sa Majesté, à l’imitation d’un si digne Pere. Le Roy a donné le Regiment de Berry à Mr de Vilacerf, pour en disposer comme il voudroit.

[Sur la traduction du premier chapitre du Livre de Job]* §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 321-324.

 

En vous envoyant le mois passé la traduction du premier Chapitre du Livre de Job, je vous marquay que l’Auteur, pour y travailler avec plus de confiance, auroit obligation aux Curieux qui voudroient bien me faire connoistre leur sentiment sur son dessein, & sur la maniere dont ils croiroient qu’il faudroit l’executer. Voicy ce qui m’a esté écrit là-dessus d’un lieu où le goust est fin, & où l’on juge fort solidement des plus beaux Ouvrages.

On a trouvé icy le dessein du jeune Provençal fort raisonnable. Le Livre de Job qu’il prétend de nous faire voir en Vers, est assez susceptible des ornemens de la Poësie. Il est des Auteurs qui nous l’ont donné en Vers Latins, comme Jean de Sousa, Conseiller du Roy à Paris. Il en est d’autres qui nous l’ont paraphrasé, comme a fait le P. Senault de l’Oratoire. On ne pense pas qu’il y ait encore personne qui l’ait bien tourné en Vers François. On peut dire cependant que ce que nous a déja montré le jeune Provençal, nous fait desirer avec ardeur le reste de cet Ouvrage. Ses Vers sont beaux, naturels, cadentieux, expressifs, & font tres-bien sentir les beautez du Texte Latin. On peut mesme dire qu’il a bien fait de choisir, quand il faut simplement narrer, ce stile libre de la Poësie, qui dans cette rencontre est d’autant plus agreable, qu’il est moins gêné. On voudroit, si l’Auteur le peut faire sans se contraindre beaucoup, que lors qu’il s’agira de faire parler Job luy-mesme, il se servist de Vers mesurez sur la Strophe ou la Stance ; sur tout, quand il luy faudra mettre en Vers ces neuf belles Leçons qu’on recite à l’Office des Morts.

[Article contenant plusieurs choses touchant le Prince de Dannemark] §

Mercure galant, janvier 1693 [tome 1], p. 324-331.

 

Je vous ay déja parlé plusieurs fois du sejour que Monsieur le Prince Royal de Danemarck a fait en quelques Villes de France. Quoy qu’incognito il y a par tout paru en Fils de Roy, par ses manieres genereuses, & par sa magnificence. Il est galant, honneste, & ce n’est que par-là qu’il a voulu se distinguer avec les Dames. Il a demeuré prés de trois mois à Angers, dans l’Académie de Mr de Pignerolle, qu’on luy a cedée toute entiere. Le Roy de Dannemarck son Pere, voyageant en France en 1663. fit ses exercices dans la mesme Ville d’Angers. Ce Prince marchant sur les traces de ce Monarque, y a fait les siens, avec toute l’adresse & toute la vigueur imaginable, & a beaucoup réussi aux courses des testes. Quoy que le sejour qu’il a fait à Angers, ait esté long, il n’a pas laissé d’y tenir une table de douze couverts, matin & soir, à laquelle il invitoit tour à tour les personnes les plus qualifiées de la Ville. Il tenoit appartement trois fois la semaine. Il y avoit Symphonie, on y joüoit, & les Dames y estoient regalées. Comme en apprenant ses exercices il cherchoit à s’instuire à toutes choses, ayant sçu que Mr le Fevre Chamboureau, qui demeure à Angers, avoit acquis de grandes connoissances de la Marine, pendant qu’il avoit servy sur les Vaisseaux du Roy, il fit prier ce Gentilhomme de venir manger à sa table, & fut si satisfait des entretiens qu’il eut avec luy, qu’en partant d’Angers il luy fit present d’une tres-belle épée, & luy marqua par des paroles fort obligeantes la satisfaction que sa conversation luy avoit donnée. Ce Prince estant party d’Angers pour se rendre à Paris, passa le 7. de ce mois par Saumur. Le Chasteau le salua de vingt-sept coups de Canon, & son Altesse fut complimentée par les Corps. Mr de Meyercron, Envoyé extraordinaire de Dannemarck en France, regala ce Prince aussi-tost après son arrivée à Paris, & luy donna un magnifique souper. Il y eut plusieurs tables, remplies des personnes de distinction, qui y furent invitées. La table du Prince fut servie en vermeil doré. Il y eut Bal apré le soupé, & l’affluence des masques y fut grande. Quelques jours aprés, ce Prince alla à Versailles, & continuant toujours d’estre incognito, il y vit le Roy, Monseigneur le Dauphin, Monseigneur le Duc de Bourgogne, Monseigneur le Duc d’Anjou, & Monseigneur le Duc de Berry. Il revint à Paris le mesme jour, & alla au Palais Royal voir Monsieur & Madame. Le 24. de ce mois, ce Prince se trouva à un Bal donné par Monsieur dans le mesme lieu. Il y avoit cent soixante Dames priées, & la plupart y allerent en habit de velours noir couvert de pierreries. Il y avoit autant de Seigneurs pour les mener. Ils estoient tous magnifiquement vestus. Monseigneur le Dauphin, & toute la Maison Royale se trouva à ce Bal. Monsieur le Prince Royal de Dannemarck y alla incognito, avec un habit des plus superbes, accompagné de dix ou douze Seigneurs Danois, ayant aussi des habits fort magnifiques. Il y dança quatre fois. Madame la Duchesse de Chartres, & Madame la Princesse de Conty, dancerent avec ce Prince. Il ne fut permis aux Masques d’entrer à ce Bal, que lors que toutes les Dames eurent dancé chacune une fois, de sorte qu’il estoit deux heures aprés minuit quand il y entrerent. La foule en fut extraordinaire, & quoi que l’enfilade du grand appartement de Monsieur soit de huit ou neuf pieces, avec une grande gallerie, toutes ces pieces se trouverent tellement remplies, qu’il en demeura encore beaucoup dans la Salle des Gardes, sur les degrez, & dans les cours. Monseigneur le Dauphin y parut sous deux habits, & Monsieur le prince Royal de Dannemark s’y trouva vestu en Maure avec les Seigneurs de sa suite. Cette feste fut digne de la magnificence de Monsieur, & se passa avec autant d’ordre qu’il est possible, quand la multitude est aussi grande.

Mardy dernier, 27 de ce mois, ce mesme Prince alla à Versailles pour la seconde fois. Le Roy achevoit de s’habiller lors qu’il arriva avec plusieurs Seigneurs de sa suite. Comme il continuë de paroistre incognito, il se mit au premier rang du Cercle, que forment ceux qui ont l’honneur d’estre au levé du Roy, & dés qu’il eut pris place, S.M. luy parla. Le levé finy, le Roy entra au Conseil, & le Prince Royal alla voir ce qu’il y a de plus curieux à Versailles. Le Roy le trouva à son retour de la Messe, & luy dit encore plusieurs choses obligeantes. Ce Prince alla ensuite dîner chez Mr de Croissy, où il fut magnifiquement traité, & retourna à Paris. Sa livrée est nombreuse & riche, & tout marque en ce Prince ce que l’usage de paroistre incognito, pour éviter l’embarras des ceremonies, oblige à cacher. Il y eut encore le mesme jour Bal au Palais Royal.