1695

Mercure galant, avril 1695 [tome 4].

2017
Source : Mercure galant, avril 1695 [tome 4].
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Mercure galant, avril 1695 [tome 4]. §

Placet au Roy §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 7-9.

Je ne puis mieux commencer ma Lettre que par l’Eloge du Roy que je vous envoye. On n’a jamais dit tant de choses en si peu de paroles.

PLACET AU ROY.

LOUIS, nous distinguons deux Personnes en toy,
 L’une est Louis, l’autre est le Roy.
 Le Roy n’est que le Roy de France,
Mais qu’est-ce que Louis ? J’assure par avance
Qu’icy tout l’Univers va répondre avec moy,
 C’est un grand homme dès l’enfance,
 Plus équitable que la Loy,
 Plus illustre que sa naissance,
 Plus grand même que sa puissance,
Bon, obligeant, vray Pere, & l’appuy de la Foy.
 Mais à propos d’obligeant, de vray Pere,
Louis voudroit-il bien me presenter au Roy ?
 Tous mes Amis n’osent le faire.

[Lettre en Vers] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 9-12.

Ces Vers sont de Mr de Sanlec, dont tous les Ouvrages meritent l’empressement qu’on a de les voir. En voicy d’autres qui font bruit icy. Vous y trouverez beaucoup d’esprit, du bon goust, & de la délicatesse.

À MADAME D.
Qui avoit prié l’Auteur de luy faire des Vers.

Cesse, charmante Iris, cesse de souhaiter
 Des Vers qu’Apollon me refuse ;
 Et n’espere pas que ma Muse
 Puisse à present te contenter.
Je ne suis plus, quoi que tu fasses,
 Tel que j’estois dans mes beaux jours,
 Quand à la suite des Amours
Je badinois avec les Graces.
***
 C’est alors que j’aurois chanté
 Tous les charmes de ta beauté
 Sur un ton si doux & si tendre,
Que ton cœur par mes Vers se laissant émouvoir,
Auroit presqu’autant pris de plaisir à m’entendre,
 Que mes yeux en ont à te voir.
***
Cet heureux temps n’est plus, excuse ma foiblesse ;
Tout ce que je puis faire en l’estat où je suis,
 C’est de combattre les ennuis
 Que traîne avec soy la vieillesse.
Mon esprit plus timide, & mon corps plus pesant,
 Me font voir toute ma misere,
Je pleure le passé, je me plains du present,
 Et l’avenir me desespere.
***
 Non, non, puisque mes cheveux gris
 Ont fait fuir les jeux & les ris,
 Il ne faut pas que je t’ennuye.
 Quel agrément trouverois-tu
A m’entendre parler d’un ton de Jeremie,
Qu’il n’est aucun plaisir sur la fin de la vie,
 Que celuy d’avoir bien vécu ?
***
 Cependant c’est ce que je pense,
 Ce que chacun pense à son tour,
Ce que toy-mesme enfin tu penseras un jour
Heureuse si tu peux m’en croire pas avance,
Et si dés aujourd’huy faisant quelques efforts,
 Un sentiment si salutaire
T’arrache à des plaisirs qui ne dureront guere,
 Pour t’épargner mille remords.

[Lettre sur les mots d’Hostilement, Payen, et Chiourme] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 13-23.

La Lettre qui suit est toute remplie d’érudition, & je suis persuadé que vous ne la trouverez pas moins belle, que plusieurs Ouvrages du même Auteur, que je vous ay envoyez depuis quelques années.

À MONSIEUR…

Tandis que je suis dans le train de la Critique, il faut, Monsieur, répondre aux trois articles de vostre Lettre. Vostre premiere question est sur le terme Hostilement, sçavoir si c’est un mot de bon aloy, & qui ait cours dans le stile correct & châtié. A vous dire le vray, je ne le croy pas, & je vais vous en dire la raison. La regle veut que de semblables Adverbes soient formez, non de leurs substantifs, mais de leurs adjectifs. Les exemples sont conformes à la regle. Subtilement, utilement, facilement, &c. sont formez, non de subtilité, utilité, facilité, mais de subtil, utile, facile, &c. Il ne suffit donc pas qu’on dise hostilité, mais jusqu’à ce qu’hostile, qui ne se dit pas encore, ait passé devant, & qu’il ait obtenu le droit de bourgeoisie, il me semble que ce ne sera ny bien parler, ny bien écrire, que de se servir du mot hostilement. Au contraire, ce sera commettre un acte d’hostilité contre la Langue, & violer la regle & ses exemples, pour établir un mot adulterin, sans Pere & sans Freres qui le reconnoissent. Aussi Richelet, qui a herité du bon goust d’Ablancourt, son Maistre tres habile, n’a point inseré hostilement dans son Dictionnaire ; & s’il se trouve autre-part, on peut dire qu’il s’y est fourré sans aucun droit d’y estre ; à peu prés comme ces gens qui entrent furtivement aux Balets du Louvre, sans estre de qualité à y estre admis, & qui courent risque d’estre mis dehors dés qu’ils seront apperceus. Enfin pour me servir d’une figure plus douce, hostilement est un fruit qui n’est pas meur encore, qui doit demeurer sur l’arbre, & n’estre cueilly qu’avec hostile.

La seconde question de vostre Lettre, est sur le mot de Paien, sçavoir s’il faut prononcer paien, en separant l’a d’avec l’i ; ou s’il faut prononcer pai-en, joignant en diphtongue l’a avec l’i. Ciceron en feroit une remarque importante, luy qui dit, qu’il y a une musique dans la prononciation, est autem in dicendo quidam cantus ; tellement que prononcer mal, c’est comme celuy qui fait un faux ton en chantant, ce qui blesse rudement l’oreille. Quand on ne convient pas de l’usage, il faut s’en rapporter a l’oreille, & à l’analogie, ou conformité des mots. Pour l’oreille elle favorise pai-en, car cette prononciation est douce, & l’autre, pa-ien, est rude. L’a est une voyelle d’un son âpre, qui se tempere dans l’union avec l’i. L’analogie semble encore estre pour pai-en, car les mots François qui viennent du Latin, changent ordinairement a en ai. On fait raion de radius, pain de panis, main de manus. Si donc paien vient de paganus, l’analogie conclut pour pai-en. Il y a une irregularité dans les termes amour & aimer. La conversion de l’a en ai est au verbe, on a fait aimer d’amare, & l’a demeure au nom comme en Latin, on en a fait amour d’amor. Comme il y a du caprice & du changement dans cette passion, il ne faut pas s’étonner s’il y en a dans les termes qui servent à l’exprimer. Si la prononciation partagée dans le verbe & dans le nom, se pouvoit de même partager entre les personnes, il semble que les Femmes qui ont le gosier étroit & joly, devroient prononcer pai en ; & les hommes qui ont la voix grosse & forte, pourroient dire pa-ien. Enfin il se trouve un autre mot qui est du party de pa-ien. C’est Aieul, qui vient d’Avus, où l’a est separé de l’i, on dit a-ieul, & non pas ai-eul. L’usage qui a fait passer a-ieul contre l’oreille & l’analogie, peut de mesme autoriser pa-ien dans la prononciation, quoy que rude & irreguliere ; ce qui convient au caractere de ces Idolâtres qui sont barbares, & hors de la regle de la Religion. Cette opinion se fortifie du mot même de paganus, car lors qu’il signifie un homme de village, on dit pai-san comme phaisan. Ainsi pour éviter l’omonymie, quand paganus signifie paien, il faut prononcer pa-ien. Je suis pourtant du sentiment que n’y ayant point d’h entre l’a & l’i, comme en ca-hier, il ne faut pas ouvrir si fort la bouche, ny aspirer l’a autant que dans ce mot.

Enfin il faut satisfaire à vostre troisiéme question sur l’origine du mot de Chiourme. C’est une chose assez singuliere, que la Galere estant un Vaisseau de supplice pour ceux qui en font la manœuvre, les termes qui luy sont propres font aussi la torture des gens de Lettres. On s’est tourmenté de sçavoir ce qu’estoient les Triremes des Anciens. Scaliger est d’une opinion, & plusieurs Sçavans sont d’une autre. On ne convient pas mesme du mot de Galere, que les uns dérivent de galea, un casque, les autres d’un poisson nommé Galiotis, & d’autres encore de galerus, un chapeau, ou d’un mot Syriaque. C’est encore pis du mot de chiourme, qui est vostre article. Menage n’en a rien dit dans ses Origines ; & pour le Ciorme de Furetiere, ce n’est que le mot Italien du François. La syllabe chi, qui est une lettre de l’Alphabet Grec, & qui entre dans plusieurs mots, Chirographe, Chirurgie, Chiromance, me feroit croire qu’il faut chercher dans cette Langue l’étymologie du mot de Chiourme, laquelle pourroit estre, Cheiros ormè, Manuum impetus, un effort extraordinaire des bras ; car le travail de ces miserables Matelots est prodigieux. Ce n’est pas ramer comme les Mariniers qui se ménagent dans leur travail ; c’est un mouvement tres violent jusqu’à se lever de dessus les bancs, pour donner un plus grand ébranlement à la rame, aussi en ont-ils le nom de Forçats, tirant la rame avec une plus grande force qu’on ne fait autre-part ; & ce qui aide à cette origine Grecque du mot de Chiourme, c’est que Marseille, qui est le Port des Galeres de France, a esté autrefois une Colonie Grecque, & qu’il reste toujours dans un lieu des traces de l’ancienne Langue à laquelle la nouvelle a succedé. Je suis, &c.

Epistre à Mr le Duc de Vandosme §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 108-119.

J’ay remarqué que le stile de Marot a toujours plû dans les Contes. Ainsi je ne doute point que vous ne lisiez ce qui suit avec plaisir.

EPISTRE
À MONSIEUR LE DUC
DE VANDOSME.

A Dame Alix, que point ne connoissez,
(Ainsi du moins, Seigneur, je le soupçonne,
D’autant qu’estoit peu chaste sa personne,
Et que d’ailleurs cent ans se sont passez
Depuis qu’elle est au rang des Trépassez)
A Dame Alix, dis-je, vint un scrupule,
Que quelques gens trouverent ridicule,
D’autres aussi le trouverent sensé.
Elle craignit que le Ciel offensé,
Ne la punist du métier de tendresse,
Qu’elle avoit jà plusieurs ans professé ;
Ainsi bien qu’alors de mille cœurs maistresse,
Et bien qu’elle eust encor tous ses appas,
(Point remarquable, & qu’on ne trouve pas
Communement) elle renonce au monde,
Vers la retraite elle tourne ses pas,
Couvre son sein, coupe sa tresse blonde,
Manches d’aller jusqu’au bout de ses doigts,
Habit grossier, enfin toute la suite,
Tout l’attirail que prend souventefois
Femme galante, en changeant de conduite.
Dans cet estat Alix passa trois mois,
Fuyant le monde, & méprisant sa voix.
D’impurs desirs son cœur elle netoye,
Et sa vertu chancelante elle étaye
Par jeûne austere & macerations.
Mais c'est pitié que nos complexions,
Leur doux panchant malgré nous nous entraîne.
A cet écueil, quelque soin que l’on prenne,
Vont se briser nos resolutions.
Alix avoit choisi pour sa retraite,
Une maison solitaire & secrete,
Où les Hiboux n’auroient voulu nicher.
Là toutefois amour vint la chercher.
Il vous luy va bourdonnant à l’oreille,
Certain recit de ses plaisirs passez,
Et tant parla qu’en son cœur il réveille
Mille desirs non encore effacez.
Là Dame Alix moins close & moins couverte,
Se déplaisant dans sa loge déserte,
Elle se va promenant dans les bois,
Rêve souvent, & d’une voix touchante
Chansons d’amour en rêvant elle chante
Avec plus d’art mêmement qu’autrefois.
Là sur les bords d’une onde gazoüillante,
Dont se paroît ce sejour écarté,
Alix par fois va mirer sa beauté.
Elle s’y plaist, s’y trouve encor brillante,
S’y lave bras, jambes, cuisses, puis tout
Se va frottant de l’un à l’autre bout,
Aime à revoir chez elle toutes choses
Au même estat, rondeur & fermeté,
Lis répandus où toujours ont esté,
Roses où sont d’ordinaire les roses.
Or bien voudrois sçavoir si sainte Alix
Pût parcourir ces roses & ces lis,
De tant d’endroits toucher la beauté nuë,
Sans tant soit peu se trouver l’ame émuë
Mais laissons là cette reflexion,
Et revenons à l’occupation,
Aux petits soins de nostre Penitente.
Dans le moment que d’elle si contente,
Elle se mire & se lave au ruisseau,
Passe un Chasseur galant & jouvenceau,
Qui par malheur ayant perdu la trace
D’un animal qu’avec ardeur il chasse,
Vient alteré pour boire de cette eau,
Y voit Alix ; Alix le voit de même,
De tous les deux la surprise est extrême.
Occasion, glissante occasion !
Pour résister à la tentation.
Faut-il qu’en vain nos cœurs toujours travaillent ?
 Alix voudroit soutenir sa vertu,
Mais tout trahit son esprit abbatu.
Elle veut fuir, les jambes luy défaillent.
Quand le Chasseur charmé de ses appas,
À ses genoux la presse d’un air tendre,
De ses efforts veut-elle se défendre,
Dans cet instant elle n’a plus de bras.
Si le Galant ores sans retenuë,
Tout au plus loin s’avance & s’insinuë,
Alix voudroit par ses cris l’effrayer :
La voix lui manque, elle ne peut crier.
Veut-elle enfin essayer de distraire
De ce projet cet Amant témeraire,
Par un regard plein d’ire & de couroux,
Son regard prend une route contraire,
Et vous diriez qu’elle fait les yeux doux.
Que faire donc ? Elle perd patience.
(Pour moins aussi patience l’on perd.)
Et de dépit d’avoir jà tant souffert,
Plus ne lui fait la moindre resistance.
De ce dépit si trop se courouça
Le Juvenceau, je vous en fais le juge.
Jugez aussi ce qui lors se passa
Depuis qu’Alix, avisée, embrassa
Ce beau dépit pour son plus seur refuge ;
Car pas ne sçay, du moins precisément,
Ce qui fut fait en cet heureux moment ;
Mais je sçay bien en une telle affaire
Ce qu’aurois fait, & ce qui se dût faire.
Or si voulez sçavoir à quel propos
Je vous ay fait un conte si frivole,
Je vais, Seigneur, vous le dire en deux mots.
Ce conte-ci n’est qu’une Parabole,
Dont le dessein n’est rien moins qu’excellent.
Mais reduisons cette fable à l’histoire.
Je suis Alix. Auriez-vous pu le croire ?
Et vous, Seigneur, vous êtes le Galant.
Persuadé que pour moy c’étoit crime
Que m’amuser à composer des Vers,
J’avois juré que pour tout l’Univers
N’agencerois desormais une rime,
Et dans ces lieux où je suis retiré,
J’aurois tenu ce que j’avois juré.
Ma Muse en vain sans cesse dans ma teste,
Pour m’exciter, fredonnoit quelque chant,
J’y résistois, & même à mon penchant,
Quand vous venez par une Epître honnéte,
De mon projet interrompre le cours.
Je cede enfin, vous me rendez parjure.
Voila d’Alix justement l’avanture,
Et mainte Alix peut-être tous les jours,
Non comme ici feinte & parabolique,
Mais mainte Alix ventable, historique
En chair, en os, plus belle que n’est pas
Celle dont j’ay peint ici les apas,
En prodiguant à vos yeux tous ses charmes,
Et vous cedant dés que vous la pressez,
A ses dépens me justifie assez,
De vous avoir, Seigneur, rendu les armes.

[Histoire] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 119-142.

Quelque violente passion que la connoissance du vray merite fasse naître, elle ne se trouve jamais assez forte pour n’estre point affoiblie par le mariage. Les plaisirs y deviennent trop unis pour piquer long-temps le goust, & un bien qui nous est deu, quoy qu’il nous soit toûjours cher, perd insensiblement beaucoup de son prix. Ce que je vais vous conter en est une preuve. Un Cavalier éperdument amoureux d’une fort jolie personne, fut assez heureux pour estre écouté favorablement dans la permission qu’il luy demanda de se déclarer à ses Parens ; mais si elle luy trouva assez de merite pour voir son amour avec plaisir, il n’eut pas la mesme facilité à obtenir leur consentement. La Demoiselle estoit riche, & beaucoup de bien joint aux avantages que luy donnoit sa beauté, leur faisant voir ce party inégal aux esperances qu’il luy estoit permis de former, ils furent persuadez qu’elle n’auroit pas de peine à trouver une alliance qui la mettroit dans un rang plus distingué. En effet d’importans Rivaux se presenterent, & le Cavalier eut à surmonter de puissans obstacles ; mais le cœur de la Demoiselle, qu’il estoit juste de consulter, s’expliquant toûjours en sa faveur, il fut enfin arresté qu’on feroit le mariage. Comme il estoit obligé de toutes manieres à cette aimable personne, sa reconnoissance auroit encore augmenté sa passion, si elle n’eût pas déja esté dans tout l’excés où elle pouvoit estre portée. La qualité de Mary ne l’empêcha point de continuer à estre Amant, & il eut pour elle un attachement si tendre, qu’il paroissoit s’ennuyer par tout où il ne la voyoit pas. C’estoient tous les jours des soins nouveaux pour toutes les choses qui pouvoient luy plaire, & il alloit au devant de tous ses souhaits, soit pour luy procurer des plaisirs, soit pour luy faire des presens galans, dont elle estoit d’autant plus charmée, que rien ne la touchoit tant que de connoistre qu’il l’aimoit parfaitement. Cependant il s’accoûtuma insensiblement à estre heureux, & goûtant moins son bonheur par l’habitude, aprés deux années passées dans ce grand attachement, il commença à se dissiper & à se répandre dans plusieurs societez. L’agrément de son esprit luy donnant accés par tout, on ne faisoit aucune partie où l’on ne cherchât à le faire entrer. Il en estoit l’ame par son humeur enjoüée, comme il l’estoit de la conversation sur quelque matiere qu’on la fist rouler ; mais l’amusement qu’il se faisoit de toutes ces choses, & dont tous les soirs il rendoit compte à sa Femme, n’avoit rien qui diminuât les sentimens de tendresse qu’il luy avoit marquez jusque-là. Elle étoit trop raisonnable pour s’inquieter mal-à-propos, & pour s’opposer à des plaisirs innocens, qu’il pouvoit prendre sans elle. Son amour luy paroissoit toûjours dans la mesme force ; mais la crainte qu’elle eut que son cœur ne luy échapât avec le temps, l’engagea à prendre des précautions pour estre informée de toutes ses habitudes. Elle gagna son Valet de chambre, qui sçavoit de ses laquais en quels lieux alloit son Maistre, & son rapport se trouvant conforme à ce qu’elle apprenoit par luy-mesme, elle vivoit en repos. Le Cavalier s’estant arresté un jour fort tard dans les Tuileries, se sentit frappé par une assez belle voix qui l’attira au lieu où il l’entendoit. Comme la Musique estoit de son goût, il l’écouta avec grand plaisir, & la personne qui avoit chanté s’estant levée peu de temps aprés qu’elle eut finy, il ne put s’empescher de l’aborder. C’estoit une jeune Demoiselle qui avoit de la naissance, mais fort peu de bien, & qui n’estoit pas fâchée de faire des connoissances, parce qu’elle vivoit avec une Mere qui avoit l’art de les rendre utiles. Elle répondit d’une maniere fort spirituelle aux complimens que luy fit le Cavalier sur sa belle voix : & la Lune qui estoit alors dans son plein, luy fit remarquer que c’estoit une brune des plus agreables. Il ne cacha point qu’il sçavoit chanter, & ce fut assez pour luy faire donner par la Mere la permission qu’il leur demanda de les aller voir. Elles consentirent qu’il les remenât dans son Carrosse, & il leur rendit dés le lendemain une visite assez longue. La Belle luy plut, & il luy trouva cet esprit insinuant du monde qui fait toûjours effet sur les tendres cœurs. Il la quitta neanmoins sans en rien craindre ; mais ce qui le devoit porter à se défier de sa foiblesse, quelque confiance qu’il crût devoir avoir en luy-mesme, il ne laissa pas de cacher cette avanture à sa Femme. Il vit la Belle encore trois ou quatre fois avec le mesme mistere, & sa Femme qui l’apprit presque aussi tost, fut fort étonnée de le voir continuer à luy en faire un secret. Elle commença à l’observer, & il luy parut qu’il tomboit de temps en temps dans des rêveries qui ne luy estoient point ordinaires. Il les rejettoit sur des distractions d’esprit qui l’emportoient sans qu’il y prît garde, & elle disoit en riant qu’il devoit craindre qu’elles ne vinssent de quelque jolie personne qui luy eust blessé le cœur ; qu’elle prétendoit y regner toûjours absolument, & qu’aprés tant de marques de tendresse receuës de luy, il seroit fâcheux que leur union troublée donnât sujet à de méchans contes. Peu de jours aprés, la conversation estant tombée devant luy sur les belles voix, elle prononça le nom de la belle Brune, comme d’une personne dont on estimoit la maniere de chanter, & le regardant attentivement, elle demanda s’il ne l’avoit jamais entenduë. Cette demande le mit dans quelque embarras. Il ne voulut point nier tout-à-fait qu’il connust la Demoiselle, & se contenta de dire qu’elle avoit chanté fort souvent le soir aux Tuileries pendant tout l’Esté, & qu’il luy trouvoit assez de methode. Cette attaque de la Dame, jointe aux reproches qu’elle luy avoit déja faits sur sa réverie, luy causa beaucoup d’inquietude. Il luy devoit tant qu’il auroit esté fâché de luy donner sujet de se plaindre. Cependant il se sentoit assez attaché à cette aimable personne, pour ne pouvoir renoncer sans peine au plaisir qu’il se faisoit de luy rendre quelques soins. La crainte qu’il eut d’estre remarqué chez elle par ceux qui y venoient comme luy, luy fit chercher à y devenir assez familier pour estre en droit de la voir en de certains temps, où il pouvoit se flater de la trouver seule. Quelques presens faits assez liberalement luy eurent bien-tost acquis ce privilege. Ils estoient toûjours agreablement receus : & comme la Belle qui n’estoit pas bien dans ses affaires, sembloit en avoir le cœur touché, la fin de l’année estant fort proche, il resolut de luy envoyer un fort bel habit pour ses estrennes. La Belle aimoit extrémement la parure, & elle avoit plusieurs fois consulté sa Mere en sa presence sur une sorte d’étoffe qu’elle auroit portée avec plaisir si la dépense ne luy eust fait peur. C’estoit en dire plus qu’il ne falloit au Cavalier, qui estant d’un bon goust sur toutes choses, alla acheter une étoffe des plus riches. L’envie qu’il eut de luy envoyer l’habit tout fait, fit qu’il employa son Valet de chambre pour en avoir un de ceux de la Garderobe de sa Femme, qui estoit de la mesme taille que la belle Brune, & il le fit porter pour modele avec l’étoffe à une des plus habiles Couturieres de Paris. Le Valet de chambre qui avertissoit la Dame de tout, n’eut pas de peine à avoir l’habit qu’il luy demanda. Si-tost qu’il luy eut nommé la Couturiere dont il devoit se servir, & qu’il choisit dans un quartier des plus éloignez, selon l’ordre de son Maître, elle se souvint qu’elle habilloit une de ses meilleures Amies. Elle alla prendre cette Amie dés le lendemain, & luy ayant découvert ce qu’elle avoit resolu de faire, elles se rendirent chez la Couturiere, sous prétexte de quelque mode nouvelle dont elles vouloient estre éclaircies. A peine furent-elles dans sa chambre, que l’étoffe qu’on luy avoit apportée le soir précedent, les ayant frappées l’une & l’autre, elles s’écrierent sur sa beauté, & luy demanderent pour qui elle faisoit un habit si magnifique. La réponse fut qu’elle avoit receu l’étoffe par une maniere de Valet de chambre, & qu’apparemment l’habit étoit pour une Dame de Province, puisqu’on luy en avoit apporté un tout fait pour se regler sur la taille. La Dame ayant tourné les yeux d’un autre costé, & apperceu son habit qu’elle fit reconnoistre à son Amie, feignit une fort grande surprise, & dit qu’elle estoit la plus heureuse de toutes les Femmes. En mesme temps elle peignit le Valet de chambre, dont la Couturiere demeura d’accord, & commença à dire tout haut que c’estoit une galanterie de son Mary qui faisoit toûjours l’Amant, & qui avoit ordonné cet habit pour elle sans l’en avertir, comme il faisoit tous les jours en d’autres choses qu’on luy apportoit quand elle s’y attendoit le moins. Son Amie avec qui la Scene estoit concertée, répondit que puisqu’elle avoit deviné si juste, elle vouloit bien luy avoüer que son Mary l’avoit mise du secret, & que voulant luy donner un habit pour ses estrennes, il avoit pris son conseil sur le choix de l’étoffe. La chose estant vray-semblable, la Couturiere ne douta point que tout ce qu’elle entendoit ne fust veritable ; ce qui luy fit dire que puisque l’habit devoit estre pour la Dame, il seroit mieux qu’elle le taillât sur elle-mesme que sur le modele qu’on luy avoit envoyé. Aprés que cela eut esté fait, on prit un jour pour le venir essayer. Les Dames ne manquerent point de venir encore chez elle à l’heure marquée, & l’habit fut trouvé bien fait à fort peu de chose prés. Comme il estoit des plus beaux, la Dame parut dans un éclat merveilleux, & dit que puisqu’elle estoit en ce quartier-là, elle vouloit l’aller faire voir à une Dame qui n’en estoit pas fort éloignée. La Couturiere y consentit volontiers pour avoir l’avis de plusieurs personnes, & les deux Dames estant montées en Carrosse, se firent mener chez le Mary, qui fut fort surpris de voir sa Femme parée d’un habit dont il reconnut aussi tost l’étoffe. Elle l’embrassa, en luy faisant de tendres remercimens de la plus obligeante galanterie qui eust jamais esté faite. Il fit l’ignorant d’abord, & ne voulut demeurer d’accord de rien : mais aprés luy avoir dit qu’étant allée par hazard chez la Couturiere de son Amie elle y avoit trouvé un de ses habits qui luy avoit découvert la chose, elle eut tant d’adresse à luy faire croire qu’elle estoit persuadée qu’il faisoit faire cet habit pour elle, afin de la surprendre agreablement par un present de cette nature ; que son Amie ayant parlé cette mesme langue, il crut qu’il devoit se prévaloir de l’heureuse prévention où il les trouvoit, pour se tirer d’un si méchant pas. Ainsi il feignit qu’on avoit deviné juste, & sa Femme l’ayant consulté sur les défauts qu’il pouvoit trouver en cet habit, l’alla reporter à la Coûturiere, pour le recevoir le lendemain de la main de son Mary. Cela fut executé de si bonne grace qu’il ne parut pas qu’il eust eu dessein de le faire faire pour une autre. Sa Femme ne luy dit rien qui pust luy faire connoistre qu’elle eust esté avertie d’aucune chose ; mais cela n’empêcha pas qu’il ne fist refléxion sur les difficultez qui se trouvent à tenir long-temps secret ce qu’on seroit fâché qui fust sçu. Il devoit tout à sa Femme, qui par sa beauté & par sa vertu meritoit son entier attachement, & se faisant une honte de s’attirer des reproches de sa part sur l’intelligence qu’il avoit avec la belle Brune, il supposa quelques embarras d’affaires pour ne la plus voir que tres-rarement.

Portrait de Madame la Princesse de Conty §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 142-145.

Voicy des Vers qui ont esté faits pour une grande Princesse, dont le Portrait avoit esté proposé pour prix à celuy qui réussiroit le mieux à faire un Sonnet à sa gloire.

PORTRAIT
de Madame la Princesse de Conty.

On voit en la même personne
 Les differentes qualitez
 Des plus grandes Divinitez.
 L’Univers charmé s’en étonne,
 Tous les cœurs en sont enchantez,
Iris a de Junon le bel air, la sagesse,
 La naissance, la majesté,
 Le grand cœur, la noble fierté ;
 Des Graces la délicatesse ;
 Des Muses les rares talens,
 Et de Minerve la science,
 L’esprit élevé, l’éloquence ;
 De Venus tous les agrémens.
 Elle a sa taille riche & belle,
 Sa bouche, ses roses, ses lys,
 Ses beaux yeux, son charmant souris,
 Les Amours de ses traits épris
 La prirent pour cette Immortelle :
 Mais restant peu dans leur erreur,
Ils dirent, il est vray que nôtre Mere est telle,
 Mais cependant ce n’est pas elle.
 Venus n’a point tant de pudeur.
 Le Portrait de cette Princesse
 Du vainqueur doit estre le prix.
 Il est si beau, d’un si grand prix
 Qu’en lice on voit sur le Permesse
 Une troupe de beaux esprits.
Que le Mortel, chéry des Filles de Memoire
 Qui sera couronné vainqueur,
 Aura de plaisir & d’honneur !
Pour moy, qui n’oserois prétendre à la victoire
D’Icare avec raison craignant le juste sort,
 Je ne fais point un vain effort,
 Mais je travaille pour la gloire
 De paroître aussi sur les rangs
 De tant d’Illustres Combatans.

[Lettre touchant les Satires publiées contre le Mariage] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 145-152.

Vous ne serez pas fâchée de voir une Lettre qui a esté écrite au sujet de deux Satyres qui ont esté publiées depuis quelques mois contre le Mariage.

À MONSIEUR…

Il y a déja quelque temps, Monsieur, que nous avons icy deux Satyres nouvelles ; l’une contre les Femmes, & l’autre contre les Maris. Ce sont deux Pieces ingenieuses, qui ont chacune leur prix, & qui meritent qu’on les estime. Il seroit à souhaiter que les Portraits de l’un & de l’autre Sexe n’y fussent pas tirez d’aprés Nature, & qu’il n’y eust point d’originaux de ces copies. Je sçay bien qu’il y a des expressions un peu fortes, & des idées surprenantes ; mais neanmoins des gens mariez s’y reconnoissent, & nonobstant la maniere dure des Peintres, & la quantité des ombres dont leurs Tableaux sont chargez, l’air de ressemblance y est sensible. C’est un malheur que le mariage, qui est une societé merveilleuse & necessaire, & que les Loix humaines & divines autorisent, n’ait pas toujours une suite conforme aux beaux jours qui le commencent, & qui y brillent. Il n’arrive que trop, contre la nature de son institution, que plusieurs personnes en deviennent pires qu’elles n’estoient avant l’union conjugale. Outre les Enfans qui en viennent, il donne assez souvent naissance à divers defauts, & à de nouvelles passions qui ne paroissoient pas auparavant, & qui sont une posterité étrangere & illegitime.

Il est difficile de décider, de quel costé vient le mal, & qui est la cause de la mauvaise intelligence & des orages qui s’y élevent. Chacun a ses raisons, qu’il fait valoir pour s’en décharger sur l’autre, & pour le rendre responsable de l’antipathie que le mariage a enfantée, au lieu d’une amitié honneste & charmante qui devoit durer jusqu’au tombeau. Cependant comme le desordre d’une Republique s’attribuë ordinairement à ceux qui en sont les Maistres, & qui la gouvernent, puis que le Mary est le superieur dans la Societé conjugale, & semble aussi avoir le plus de part aux revolutions fâcheuses qui y arrivent, l’accusation & les reproches du mauvais estat & de la contrarieté qui s’y rencontrent, le regardent davantage. C’est l’opinion de Tacite, au 3. Livre de ses Annales ; où l’on agite la question, si ceux que le Senat envoie dans les Provinces, doivent mener leurs Femmes avec eux. Cecina en fit la proposition avec une déclamation vehemente contre le Sexe ; & Valerius Messala fut le Contretenant par un Discours fort sage & fort beau, & qui l’emporta sur celuy de Cecina. Il y dit entre autres choses, Viri culpa, si femina modum excedit. Cestile concis dit beaucoup ; que c’est la faute du Mary, si la Femme s’émancipe, & qu’elle viole la regle & les loix que la vertu & son devoir luy prescrivent. En effet, le Mary doit servir de bon exemple à sa Femme, & luy donner des conseils & des avis assaisonnez de douceur & de tendresse ; & quelquefois, s’il en est besoin, animez d’un air de superiorité. S’il en use autrement, qu’il neglige sa Femme, & qu’il ait du mépris pour elle ; qu’il ait une mauvaise conduite, & que ses mœurs & ses passions soient dans un excés criminel, c’est là un air de contagion pour sa Femme, il se rend coupable de ses defauts & de ses déreglemens. Les vices de la Femme procedent de ceux du Mary. Viri culpa, si femina modum excedit. Jugez de ce passage de Tacite, combien l’endroit où il est enchassé doit estre beau. Je vous conseille de joindre à la lecture des Vers de nos deux Poëtes, celle de la Prose admirable de cet excellent Historien, qui y represente si bien dans l’occasion qui s’en presente, les caracteres de la Femme & de l’Homme. C’est une matiere de la saison, puis que les deux Satyres l’ont remise sur le tapis. & qu’il est bon aussi d’entendre parler les Anciens sur les sujets qui approchent de ceux que les Auteurs du Temps entreprennent de traiter. Je suis, &c.

Response d’un Cartesien à la Lettre d’un Peripateticien §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 202-214.

La Lettre qui suit estoit attenduë, & je suis persuadé que vous la lirez avec plaisir.

RESPONSE
D’un Cartesien à la Lettre d’un Peripateticien, inserée dans le Mercure de Février 1695.

Monsieur.

Je suis fort surpris qu’aprés avoir lû la Philosophie de Mr Descartes, & sans doute les Livres des plus beaux Genies de ce siecle qui l’ont commenté, vous n’ayez pas trouvé la resolution du doute que vous proposez, si l’ame seule est capable des sentimens de douleur, de plaisir, de joye, tristesse, &c. Donc nostre divin Redempteur n’a rien souffert pendant tout le cours de sa Passion ; bonne consequence, comme si J.C. avoit cessé d’avoir une ame qui fust triste jusqu’à la mort, comme il le dit luy-mesme ; tristesse qui n’avoit point d’autre cause que la douleur dont son ame estoit frappée à la veuë des peines qu’il devoit endurer ; car si la douleur étoit seulement dans le corps, d’où vient que le corps n’avoit pas la tristesse aussi bien que la douleur ? Ne sont ce pas deux qualitez sensibles qui peuvent également affecter le corps ? D’ailleurs la tristesse est une suite necessaire de la douleur. Comment voulez-vous donc que l’ame soit triste tandis qu’elle ne souffre rien ? ou bien comment voulez-vous que le corps souffre sans estre triste, & quelle raison avez-vous de luy refuser la tristesse, aprés que vous luy avez donné la douleur ? Comment voulez-vous donc que l’ame soit triste tandis qu’elle ne souffre rien, ou bien comment voulez-vous que le corps souffre sans estre triste, & quelle raison avez-vous de luy refuser la tristesse aprés que vous luy avez donné la douleur ? Mais, me dites-vous, l’ame sainte du Sauveur joüissoit de la vision beatifique, son bonheur n’a pu estre troublé par les plus rudes tourmens, & par consequent la douleur n’a pu penetrer jusques à l’ame ; argument qui prouve trop, puisque non-seulement il prouve que l’ame de J.C. a esté incapable de la douleur causée par les peines, mais mesme qu’elle n’a point participé aux souffrances de son corps, & qu’ainsi le sacrifice du Sauveur a esté un sacrifice purement materiel, dont son ame n’a point dû s’attrister, quoique dise celuy dont le témoignage est veritable ; car dites-moy, je vous prie, l’ame pouvoit-elle s’affliger d’une douleur qu’elle ne ressentoit point, & dont elle n’avoit pas seulement la moindre perception ? Mais ce n’est pas à quoy je veux m’arrester, je suis dans la resolution d’accorder le sentiment des Peres que vous apportez avec le sentiment de Mr Descartes que je soûtiens ; & pour le faire avec succés, remarquez en passant que l’ame sainte de J.C. avoit deux rapports, l’un au Verbe divin avec lequel elle estoit unie hypostatiquement, l’autre à son corps avec lequel elle estoit unie naturellement : deux differens rapports qui estoient la cause de plusieurs sentimens contraires dont elle estoit frappée. Par rapport au Verbe, elle ne ressentoit que du plaisir ; par rapport à son corps, elle ressentoit tantost du plaisir, tantost de la douleur, conformement aux differens mouvemens dont il estoit ébranlé. Or voicy ce que je tire de ce principe. L’ame de J.C. estoit frappée de douleur pendant que son corps souffroit ; elle devoit s’appercevoir de ce qui s’y passoit, & elle ne pouvoit s’en appercevoir que par un sentiment de douleur, en sorte que ce sentiment n’estoit pas capable de troubler son bonheur, à moins que ce Dieu qui avoit en sa puissance de mettre son ame ou de la retirer selon sa volonté, ne l’eust détournée pendant quelque moment de la veuë de la gloire ; & c’est peut estre ce qu’il fit au jardin des Olives, lorsqu’il voulut nous faire remarquer l’amertume où son ame estoit plongée, par le peu de courage qu’il fit paroître. Inferez de-là que les Peres disent vray, mais que la verité de leur doctrine n’est point contraire à la verité de la doctrine Cartesienne, parce que la verité ne combat jamais la verité. L’ame sainte de nostre Redempteur ne fut point troublée par les tourmens de sa Passion, je l’avouë ; donc elle ne fut point frappée de douleur, c’est ce que je n’avouë pas. Les sentimens dont elle estoit troublée à l’occasion de son corps estoient assez forts pour la frapper, mais ils n’avoient pas assez de force pour l’occuper, parce qu’à l’occasion de son union avec le Verbe, elle estoit touchée de sentimens incomparablement plus forts, & plus vifs, & par consequent incomparablement plus capables de l’occuper. De là vient que J.C. ne se trouble point ; de la vient qu’il souffre avec autant de fermeté & de constance que s’il ne souffroit pas ; fermeté & constance, qui ne pouvoit se trouver que dans une ame occupée de quelque chose de plus fort ; ce qui se confirme par l’experience journaliere où nous voyons que nostre ame estant frappée de quelques tentations fortes & vehementes, ne s’apperçoit presque point des autres moins vives & moins vehementes. Voila, Monsieur ; si je ne me trompe, la resolution de vostre doute. Voila en mesme temps la maniere dont on se sert pour expliquer comment J.C. estoit tout ensemble Viateur & Comprehenseur. J’aurois encore plusieurs belles choses à vous dire, mais j’espere de vous les déduire dans les autres difficultez que vous pourriez me proposer, cela me suffit pour le present. Je suis, &c.

[Mariage] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 229-245.

 

Il est rare de trouver des mariages aussi considerables & aussi bien assortis que celuy de Mr le Duc de Saint-Simon avec Mademoiselle de Lorges, qui se fit au commencement de ce mois. Il semble que l’on ait voulu former une societé parfaite, puis que les proportions d’âge, de vertus, de qualitez, & de biens s’y trouvent. La Mariée est Fille aînée de Mr le Maréchal Duc de Lorges, Chevalier des Ordres du Roy, Gouverneur de Lorraine & de Barrois, Capitaine des Gardes du Corps de Sa Majesté, & General de ses Armées, aussi recommandable pour sa grande probité, que par tous ces titres, & par sa naissance. Mademoiselle de Lorges sçait tout ce que peut apprendre une Fille élevée dans un Convent, & auprés d'une Grande-mere d'une vertue consommée, & d'une habileté pour l'éducation au dessus de tout ce qu'on peut dire. Cette jeune personne qui pratique tout le bien qu'elle connoist, se fait un devoir de marcher sur les traces de Madame sa Mere, dont la reputation est telle, que la malice la plus noire, & l'envie la plus fine de la Cour n'ont jamais osé l'attaquer. On ne doit pas s'étonner après cela, si Mademoiselle de Lorges ayant toujours tâché de l'imiter, s'est fait si generalement estimer par ses manieres engageantes, par sa complaisance, & par sa bonté. Tout cela est soutenu de quatre cent mille livres qu'elle a euës en se mariant, ce qui ne doit faire un jour qu'une partie de son bien.

Mr le Duc de Saint Simon n’a que vingt ans, il est Duc & Pair de France, Gouverneur de Blaye, Gouverneur & Grand Bailly de Senlis, & possede plusieurs grandes Terres. Il a servi pendant plusieurs années, & commande un Regiment de Cavalerie. [...] Le Jeudy 7. Mr le Mareschal de Lorge donna un grand soupé, où de part & d’autre il ne se trouva que jusques aux Cousins germains des Mariez. On fut diverty devant & aprés par un concert de flutes & de hautbois, où les sieurs Philbert & Descoteaux charmérent à leur ordinaire. À minuit, Mr le Curé de Saint Roch commença la ceremonie du mariage, à la Chapelle de l’Hôtel de Lorge, & y dit la Messe, aprés quoy on mena les Mariez dans le grand Appartement de Madame la Marêchale de Lorge, où Madame la Duchesse de Saint Simon donna la chemise à sa Belle fille, & Mr le Maréchal de Lorge à son Gendre, qui coucherent dans cet Appartement. Le lendemain matin, ils receurent les complimens des deux familles, & de toutes les personnes distinguées de la Cour & de Paris, dans l’Appartement de Mr le Marêchal, l’un des plus beaux qu’il y ait en France, tant par sa construction que par sa magnificence. [...] Le Lundy 11. elle [la duchesse de Saint Simon, la mariée] rendit ses visites, & retourna le Mardy à Paris chez Mr le Duc de Saint Simon son Epoux, qui donna le Mercredy à tous les conviez de la Noce un soupé des plus somptueux, & où la délicatesse le disputoit avec l’abondance. Il y eut une simphonie & une Musique choisie, le tout accompagné de toutes les marques possibles d’honnesteté & de joye de la part de Mr le Duc de Saint Simon & de Madame la Duchesse sa mere.

[Mort de Jean de la Fontaine]* §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 266-268.

L’Academie Françoise vient de faire une perte considerable en la personne de Mr de la Fontaine. Il estoit Original dans son genre, & ses Fables & ses contes sont des Pieces achevées. Il a fait un Livre en Prose, intitulé la Psyché, & rien ne partoit de luy qui n’eust un caractere singulier qui le distinguoit des autres Ouvrages de même nature. Il s’appelloit Jean, & vous serez bien aise de voir son Epitaphe, faite par luy-mesme, quelques années avant qu’il mourust.

Jean s’en alla comme il estoit venu,
Mangea le fond comme le revenu,
Tint les Tresors chose peu necessaire.
Quant à son temps, bien le sçut dispenser ;
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, & l’autre à ne rien faire.

Il estoit de Chasteau-Thierry, & est mort âgé de soixante & seize ans. C’est une vraye perte. Ces sortes d’heureux Genies ne se trouvent pas dans chaque siecle.

Air nouveau §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 320-321.

Je ne vous dis rien de l'Air nouveau dont vous allez lire les paroles. Vous estes trop connoisseuse pour n'en pas juger par vous-mesme.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 320.
Aux armes, Camarades,
L'Ennemy n'est pas loin, courons tous au vin ;
Aux armes, Camarades,
Ayons tous le verre à la main,
Au milieu des rasades
L'Amour nous a surpris.
Il est en embuscade
Pour nous faire bravade,
Il est en embuscade
Dans les beaux yeux d'Iris.
A grands coups de verre
Allons l'attaquer,
Ce superbe Guerrier.
Pour l'enyvrer,
Faisons-luy la guerre
Sans quartier
Pour l'enyvrer
Je bois le premier.
Il faut me seconder.
Celebrons la victoire,
Il commence à boire.
Et-il un plus charmant destin
Que de boire avec sa Catin ?
Est-il un plus charmant destin
Que d'accorder l'amour & le vin ?
images/1695-04_320.JPG

[Oracles des Sybilles] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 322-323.

Je vous parlay il y a quelque temps d’un Livre intitulé, Pratique Curieuse, ou, les Oracles des Sibilles sur chaque question proposée. Le succés de ce Livre a esté fort grand, puisqu’on en a fait une seconde Edition. Elle est augmentée de la Fortune des Humains décidée par les Dieux, Déesses, demy-Dieux & grands Hommes de l’Histoire profane, avec une explication de leur origine & de leur caractere, ce qui rend le divertissement que donne ce Livre utile & agreable. Il y a plusieurs questions nouvelles dans la seconde Partie de cette Edition, où tout est nouveau jusques à la maniere de trouver les questions dont le nombre est augmenté. Ainsi il y a sujet de croire qu’elle n’attachera & ne réjoüira pas moins qu’a fait la premiere. Ce Livre vend chez le Sieur Brunet dans la grande Salle du Palais, au Mercure Galant ; où se trouvent aujourd’huy la plus grande partie des nouveautez qui regardent le Palais.

[Pieces de Theatre] §

Mercure galant, avril 1695 [tome 4], p. 323-324.

Il debite aussi la Tragedie de Judith, & la Comedie des Dames Vangées, ou la Dupe de soy mesme. Vous sçavez que ces deux Pieces ont alternativement occupé le Theatre pendant les deux derniers mois de cet hiver.