1695

Mercure galant, mai 1695 [tome 5].

2017
Source : Mercure galant, mai 1695 [tome 5].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, mai 1695 [tome 5]. §

[Prélude. Portrait du Roy] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 7-14.

Je ne suis point surpris, Madame, que vous ayez trouvé de grandes beautez dans le Placet qui est au commencement de ma derniere Lettre, & qui renferme l’Eloge du Roy. On ne peut parler de ce Monarque sans dire de belles choses.

 Loüis est un Heros en guerre,
 Loüis est un Heros en Paix.
Heros par ses vertus, Heros par ses hauts faits,
Soit qu’il foudroye armé de son puissant tonnerre,
Ou qu’à tout l’Univers il donne le repos,
 Il agit toujours en Heros.

Ces Vers sont de Mr l’Abbé Saurin, dans un Portrait qu’il a fait de Sa Majesté. Voicy de quelle maniere il le poursuit en Prose.

Ce caractere luy est si propre qu’il n’en sort jamais, & quoy qu’il semble se dépoüiller quelquefois de sa grandeur dans la maniere affable dont il traite ceux qui ont l’honneur d’approcher sa Personne, il conserve toujours cet air noble qui le distingue bien mieux des autres hommes que sa grandeur mesme. L’heroïque paroist dans tout ce qu’il fait, parce qu’il ne fait rien qui ne réponde à ses vertus sublimes qui animent toutes ses actions, & qui le font admirer de tout le monde. Les Israëlites demanderent à Moyse de ne leur pas faire voir la face du Dieu Tout-puissant qu’ils adoroient, de peur qu’une Majesté si terrible ne portast dans leurs cœurs la terreur & la mort. Loüis qui est l’image de la Divinité sur terre, sçait si bien temperer par sa douceur l’éclat de cette majesté redoutable, qu’il inspire également l’amour, le respect, & la crainte, & chacun s’empresse de le voir, parce que la veuë d’un si grand & d’un si bon Maistre, excite dans l’ame de ses Sujets une joye qui n’est pas concevable. Il tient tous nos cœurs sous sa loy, & quand on le voit, on revere dans la majesté d’un grand Roy, les bontez d’un aimable Pere.

C’est cette joye qui fait les delices de la plus belle Cour du monde. Les beautez de Versailles, ce chef d’œuvre de la magnificence Royale, languissent, quand elles ne sont point animées par la presence de ce Prince, dont elles tirent leur principal agrément. S’il attire à soy les regards de tout l’Univers, lorsqu’il paroist à la teste de ses Armées toûjours victorieuses, qu’il foudroye les remparts des Villes ennemies, & qu’il force des forteresses que la nature & l’art avoient munies de tout ce qui pouvoit les rendre imprenables, il n’est pas moins digne d’admiration lors qu’assis sur son lit de Justice, il se dépoüille de ses propres interests, pour n’écouter que la voix de cette Fille du Ciel, & se soumettre luy-mesme aux loix dont il est le souverain dispensateur, ou quand il s’applique à proscrire le vice, à récompenser la vertu, & à distribuer ses graces d’une maniere qui les rend si pretieuses à ceux qui les reçoivent. Enfin, soit qu’on l’envisage comme un Conquerant redoutable, ou comme un Roy pacifique, sa vie fournira toûjours à l’Histoire des évenemens merveilleux, & plus on aura de fidelité à écrire, moins on la rendra croyable à la Posterité. La moderation peut bien donner des bornes à ses exploits, mais elle n’en sçauroit mettre à sa gloire qui en reçoit un nouvel éclat. Pour moy, qui ne crois pas qu’on puisse desormais y rien ajoûter, content de l’admirer, je demande à Dieu pour ce Prince,

 Que ses fiers Ennemis vaincus,
 Par ses bontez, par sa puissance,
 Et charmez de tant de vertus,
 Implorent enfin sa clemence,
 Et viennent demander la Paix,
Que son cœur genereux ne refuse jamais.

N’est il pas temps qu’il joüisse en repos des fruits de tant de travaux, & qu’à l’ombre de ses lauriers nous goûtions les douceurs de la Paix, sans qu’elles soient alterées par les allarmes que nous causent les perils où il s’expose pour nous les acquerir ?

Que lassé d’entasser victoire sur victoire,
Se voyant au dessus des plus fameux Vainqueurs,
 Il mette desormais sa gloire,
 A ne triompher que des cœurs.

[La Linotte, Galanterie] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 77-82.

La galanterie qui suit vous divertira. Elle est de Mr de Serencourt de Mondidier.

LA LINOTTE.

 Sans moy, sans un heureux secours,
Vostre Linotte, Iris, auroit finy ses jours.
Depuis vostre depart languissante & muette
 Elle ne se connoissoit plus.
 Tous mes soins estoient superflus,
 Elle estoit sourde à ma fleurette.
 J’avois beau luy parler de vous,
Vostre nom qui devoit luy donner un ton doux,
 Sembloit augmenter son silence.
 Je la flatois de l’esperance
Qu’elle vous reverroit, & que vostre retour
 Devoit luy marquer vostre amour,
A toutes mes raisons elle estoit insensible.
 La voyant sans force & sans voix,
 Je la crus morte mille fois,
Et cette crainte, Iris, m’a paru plus terrible
 Que je ne puis vous l’exprimer.
 J’allois nuit & jour à sa cage ;
Je tâchois d’imiter vostre aimable langage.
 Je luy disois qu’il falloit vous aimer.
Au lieu de me répondre elle battoit de l’aile,
 J’estois impuissant auprés d’elle,
 Et mes vœux, ma voix, & ma main
 Estoient un secours foible & vain.
Enfin, desesperé, craignant tout de vous-mesme,
Qui m’aviez confié le sort de cet Oiseau,
Je crus qu’il luy falloit un compagnon nouveau.
Déja d’autres Oiseaux avec un soin extrême,
 Avoient, mais inutilement,
 Tâché d’adoucir son tourment.
Ce compagnon nouveau luy redonne la vie,
C’est un Serin qu’on dit estre de Canarie,
Mais je croy bien plûtost qu’il est venu des Cieux.
 Son chant est tout misterieux ;
Il coule mille tons, & sçait marquer la note
 A vostre charmante Linote.
 Elle reçoit bien ses leçons ;
Elle apprend du Serin les airs & les chansons,
 Et lors que le Serin l’appelle,
 Vostre Linotte est un Echo fidelle.
Il n’en falloit pas moins pour l’Oiseau ny pour moy ;
Il ne craint plus la mort, ny moy vostre reproche.
Grace au Serin, tous deux, par un je ne sçay quoy,
D’un charme plus puissant nous ressentons l’approche.
 Mille gens diroient que l’amour
 Agis ainsi sur toutes choses,
 Et que telles Metamorphoses
Font sentir aux Amans des transports nuit & jour.
Chacun sçait ce que c’est qu’un amoureux martire,
Mais sans rien s’appliquer, Iris, je puis vous dire,
 Que cet exemple nous fait voir
 Combien l’amour a de pouvoir.
 Si vous sentiez ce que c’est que sa flame,
 Si vous pouviez lire au fond de mon ame,
Vous sçauriez, belle Iris, que ce qui vient de vous.…
Mais c’en est trop, parlons de la Linotte.
Elle a pour son Amant un son charmant & doux.
Que ne puis-je chanter sur cette mesme note !

[Imitation d’une Ode d’Horace] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 82-85.

Voicy d’autres Vers, faits par un Abbé qui n’a pas moins de genie pour la Poësie Françoise que pour la Latine.

IMITATION DE L’ODE
d’Horace qui commence par,
Quem tu Melpomene semel.

 Scavante Muse de la Scene,
 Sage & divine Melpomene,
Celuy qui de tout temps docile à vos leçons,
A receu de vos yeux un regard favorable,
 Méprisera l’éclat le plus durable,
 Et vivra content de vos dons.
 Il n’ira pas chercher la gloire
 Au milieu des sanglans combats,
 Et la plus illustre victoire
 N’aura pour luy que de foibles appas.
Ami du doux repos dans un sombre boccage,
Il passera ses jours assis prés d’un rivage,
Resvant tranquillement, & composant des Vers
 Qui feront bruit dans l’Univers.
Dans Paris aujourd’huy les plus fameux Poëtes
Daignent me mettre enfin au rang des beaux esprits ;
Déja les envieux & leurs ligues secretes,
 S’attachent moins à mes Ecrits.
O Muse, qui reglez les accords de ma Lire,
Qui pouvez animer les rochers & les bois,
Et d’un Cygne mourant leur inspirer la voix,
Si chacun maintenant s’empresse pour ma Lire,
Si le passant m’observe, & me suivant des yeux,
Tient attachez sur moi ses regards curieux,
  Si je plais, & si je respire,
  Par vous je respire & je plais,
 Et si quelqu’un m’applaudit & m’admire,
  Il n’admire que vos bienfaits.

La deffense des Bouts-rimez, ou Réponse à la Lettre de Mr Bellocq §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 118-167.

L’Ouvrage qui suit merite vostre curiosité ; il est de Mr de la Févrerie.

LA DEFFENSE
DES BOUTS-RIMEZ,
ou
Réponse à la Lettre de Mr de Bellocq, qui est dans le Mercure Galant du mois de Juillet 1694.

Mes Amis de Cabinet, qui sçavent mes goûts, & mes sentimens pour les ouvrages d’esprit, s’étonneront sans doute de me voir prendre la deffense des Bouts rimez, pour lesquels je leur ay toûjours marqué assez peu d’inclination, & mesme pour le Sonnet ordinaire, qui est entre les petits Poëmes, le chef-d’œuvre des Poëtes ; mais quoy qu’on n’aime pas certaines choses, on ne laisse pas de les estimer, & de les loüer quand elles le meritent, & qu’elles ont l’approbation des habiles gens, & des connoisseurs. J’ay chargé autrefois mes tablettes & ma memoire des plus beaux Sonnets, sans oublier mesme celuy de Desportes, qui faisoit les delices de Henry III. & qui valut dix mille écus à ce Poëte. C’est l’ouvrage d’esprit le plus précieux, & qui a esté le mieux payé. Je recite encore souvent les Sonnets de Job & d’Uranie, & si j’avois esté de ce temps là, j’aurois esté Jobelin, ou Uranin, car assurément j’eusse pris party, & je n’aurois pas fait comme Balzac, & plusieurs autres beaux Esprits, qui n’oserent jamais se déclarer ny pour ny contre. Les Bouts-rimez de Sarasin sur la mort du Perroquet, m’ont toujours plû ; & pour venir à ceux que Mrs les Academiciens de Toulouse, nommez Lanternistes, ont proposez au Public, je trouve le Sonnet du Chevalier de Pont, qui a remporté le Prix, fort beau. Peut estre mesme qu’on m’auroit vû dans le Mercure Galant luy en disputer la gloire, si d’autres occupations ne m’en avoient empêché ; car quand il s’agit d’un Prix à la loüange du Roy, il est difficile de n’estre pas tenté d’entrer dans la lice comme les autres. C’est une témerité qui est pardonnable. Aussi j’avouë que ce n’est point par prudence ou par modestie que je ne l’ay pas fait ; mais à l’heure qu’il est, je ne m’aviseray pas de grossir le triomphe du Vainqueur par le nombre des Vaincus. Je suis plûtost d’avis, battu pour battu, de prendre le party des Bouts-rimez, que je voy tomber en ruine, si quelqu’un ne s’oppose à Mr Bellocq, qui vient de leur faire une cruelle guerre, dans une Lettre fort spirituelle, & galamment écrite, qui se trouve dans le Mercure Galant du mois de Juillet dernier. L’entreprise est hardie, mais elle est loüable, quand mesme je n’y réussirois pas, & si j’y réussis, quel honneur n’auray-je point d’avoir combattu le General Bellocq, rétabli les Bouts-rimez, & défendu la cause des Lanternistes ? Cela me donne des idées qui me réjoüissent par avance, & qui me font prendre la plume aux perils de qui il appartiendra.

Cependant comme j’entreprens seulement la défense des Bouts-rimez, & que je n’ay nullement en vûë d’attaquer Mr Bellocq, pour qui j’ay toute l’estime & toute la consideration que ses Ouvrages peuvent inspirer dans l’esprit d’un honneste homme, je n’ay pas dessein de faire une Critique de cette Apologie, quoy qu’il soit permis de repousser la force par la force. On ne doit donc pas s’attendre que je m’attache icy à examiner sa Lettre, & son Sonnet pour Madame la Princesse de Conty. La Lettre est pleine d’esprit, de sel, & d’agrément, & s’il y a quelque chose de dur & de violent qui retombe sur Mrs les Lanternistes, c’est à eux de le peser, & d’y faire toute l’attention qu’il leur plaira. Pour le Sonnet, l’incomparable Princesse à la gloire de laquelle il est fait, le met à couvert de toute censure. Neanmoins comme l’Auteur a relevé luy-mesme le mot de Robuste dans le sens qu’il luy a donné, & dont il se fait un scrupule, je veux bien luy dire ma pensée la-dessus, & je le fais d’autant plus volontiers, que cela peut servir à l’intelligence des Bouts-rimez, & pour les justifier auprés de ceux qui sont prévenus contre ce genre de Poësie. Il est surprenant que Mr Bellocq, qui se récrie tant contre la bizarrerie des Bouts-rimez, ait rendu celuy de Robuste barbare, de propre & simple qu’il estoit, par l’application metaphorique qu’il en a faite. A le bien prendre, les Bouts-rimez doivent estre composez de termes propres, naturels & usitez, quoy qu’ils paroissent heteroclites & barbares, & toute leur singularité ne vient que de leur arrangement, & du peu de convenance qu’ils ont ensemble. Il est vray que pour les remplir plus facilement, on peut leur donner un sens figuré, mais il ne faut pas abuser de cette regle, autrement on fait un Sonnet en galimatias, qui n’a rien de naturel, en quoy consiste toute sa beauté ; naturel difficile à attraper, & qu’on ne trouve qu’en s’éloignant de la metaphore, & en laissant aux mots leur signification propre & ordinaire. Cette façon de parler est trop hardie, sur tout dans un petit Poëme, où tout doit estre poli, exact & correct. Cette epithete pourroit passer dans quelque description d’un Poëme Epique, où la fougue du Poëte, qui ne luy donne pas le loisir de réflechir, est pardonnable ; mais icy, où l’on doit agir de sang rassis, on ne luy fera point de grace, ny de quartier, par la raison mesme qu’il en devroit le plus attendre pour la beauté & l’élegance de son stile, qu’il a fait paroistre ailleurs.

Un celebre Auteur, ennemy dangereux & redoutable, & qui avoit sçû joindre l’adresse à la force, tenta autrefois la deffaite des Bouts-rimez, mais si Dulot fut vaincu, & les Bouts-rimez mis en fuite, la défaite ne fut pas entiere, & le vainqueur ne joüit pas long-temps du fruit de sa victoire. Comme Sarazin entreprit cette guerre sans necessité, & seulement pour complaire à un grand Prince qu’il servoit, il fit paroistre plus d’emportement & de faux zele, que de prudence, & de conduite ; car puis qu’il avoit rempli avant la défaite des Bouts-rimez, ceux qu’un fameux Ministre d’Estat avoit proposez sur la mort du Perroquet d’une Dame illustre de la Cour, il ne devoit pas détruire ensuite ce qui avoit contribué à sa gloire, & pousser de la sorte l’Inventeur d’une chose qui luy avoit esté si avantageuse. Je sçay bien qu’on a loüé Sarasin d’avoir employé les mesmes mots prescrits à la défaite des Bouts rimez, en faisant de ces rimes burlesques, les Heros imaginaires de son Poëme ; mais s’il y a de l’esprit, & de l’invention en cela, il y a aussi de la ruse & de la malice, & je doute fort si ce ridicule ne rejallit point sur la Dame qui pleuroit son Perroquet, & sur le Ministre qui avoit donné les rimes pour faire son épitaphe.

Mais quoy qu’il en soit, ces deux formidables ennemis des Bouts-rimez, ont tenté une entreprise vaine, & à laquelle ils n’ont pû réussir. Dulot vaincu avec ses quatorze Generaux, & ses Troupes taillées en pieces dans la Plaine de Grenelle, n’ont pû abattre & ruiner ce parti. Cette Plaine a esté comme le Champ de Cadmus, qui a produit de nouveaux Soldats qui l’ont relevé, & qui le soutiendront toûjours malgré tous ses ennemis. Les Bouts-rimez, semblables aux Gots à qui Mr Bellocq les compare si plaisamment, ont reparu de temps en temps, & fait des courses sur le Parnasse François, où ils ont bien la mine de regner plus long-temps, que ne firent ces Peuples dans les Gaules : & comme s’ils avoient la mesme destinée, ils ont choisi aussi-bien qu’eux le Languedoc, & la Ville de Toulouse pour retraite, & pour y établir leur empire, sous les loix & la conduite des Lanternistes, Chefs qui ont succedé glorieusement au fameux Dulot. Quelle joye pour ce Dulot, lors qu’un de ces Lanternistes luy viendra annoncer quelque jour, dans les Champs Elisées, le rétablissement de ces chers enfans, & fidelles sujets les Bouts-rimez ! Quelle gloire pour ces Lanternistes de les avoir ralliez, & mis non-seulement en estat de tenir teste à leurs ennemis, mais d’aller de pair dans l’empire de la Poësie, avec tous les autres Poëmes, & d’avoir la Muse Terpsicore pour Patronne, & Apollon mesme pour Protecteur.

Aprés cela, on aura beau faire, on ne viendra jamais à bout de chasser les Bouts-rimez du Parnasse. En vain on presentera des requestes à Apollon ; en vain on les décriera à la Cour & à la Ville. La Muse enjoüée & badine qui préside aux Jeux Poëtiques, aura soin de les deffendre & de les proteger, & ils feront toujours le divertissement des jeunes Poëtes, & des personnes galantes qui aiment nostre Poësie. A Versailles comme à Paris, à Paris comme à Toulouse, on fera des Bouts-rimez, on les remettra sur le tapis, & ils redeviendront à la mode. Il en est comme des Proverbes ; ils sont décriez, on plaisante de ceux qui s’en servent ; cependant, on joüe encore tous les jours aux Proverbes. C’est un jeu, dit-on ; & je répons que les Bouts-rimez sont aussi un jeu qui amuse, & qui fait plaisir aux personnes spirituelles qui ont du genie pour les Vers. Toutes les Sciences, tous les beaux Arts, ont leurs jeux, & leurs délassemens, pour ceux qui s’attachent avec trop d’application, ou qui ne sont pas capables d’une meditation profonde, & d’un travail assidu. Telles sont les Recreations Mathematiques, les Questions, les Experiences, & les Problèmes dans la Philosophie & dans la Morale, & les Bouts-rimez, les Rondeaux, & les Ballades dans nostre Poësie, pour délasser les Poëtes qui travaillent à des Poëmes serieux & de longue haleine, ou pour amuser ceux qui ne font des Vers que pour se divertir. Mais de tous ces Jeux poëtiques, il est certain que les Bouts-rimez sont les plus spirituels & les plus agréables dans les Compagnies, & j’ajoûte, les plus propres pour exercer un commerce avec les Dames & avec ses Amis. Tout le monde n’a pas de genie pour les Impromptu ; il faut rêver quelquefois longtemps pour bien tourner un Rondeau, & pour en faire un bon, & du goust de Marot & de Voiture, mais pour remplir des Bouts-rimez il ne faut qu’un peu d’esprit & de feu d’imagination, & sçavoir la mesure des Vers, on fait un Sonnet dans un moment. Les meilleurs & les plus heureux sont ceux qu’on remplit sur le champ, & dont les rimes sont les plus heteroclites. Je parle dans les occasions de galanterie, où l’on joüe & où l’on badine ; car en matiere serieuse, & dans le stile sublime, j’avouë qu’ils sont tres-difficiles, & qu’on en fait peu d’excellens. C’est mesme un fort bon moyen pour apprendre à faire des Vers & à composer juste, parce qu’on apprend par là tout d’un coup la rime, la mesure du Vers, & la suite, & la liaison du discours, sans parler de la composition du Sonnet, qui de tous les petits Poëmes est le plus ingenieux, & le plus difficile. Les Bouts-rimez en sont comme le canevas, & quand ils sont bien disposez, cela donne une grande facilité pour en faire un bon.

A prendre la chose dans son origine, les Bouts-rimez doivent leur naissance au Sonnet. Tous les Poëtes qui s’attachent à ce genre de Poësie, commencent presque toujours par là, car on est bien avancé quand on a trouvé & disposé les rimes. Du Lot, celebre Inventeur des Bouts-rimez, ne fit que publier ce secret, & en établir l’usage ; ce qui donna lieu ensuite d’en choisir de bizarres & de ridicules pour se faire un jeu, & pour rendre le Sonnet plus difficile. Comme l’histoire de cette Invention de Dulot est dans la Préface que Mr Pelisson fit pour mettre à la teste du Poëme de la défaite des Bouts-rimez par Sarasin, je n’en parleray pas davantage ; j’aime mieux dire quelque chose de la nature des Bouts-rimez, afin que le Lecteur pleinement instruit, puisse juger plus équitablement du merite de leur cause.

Pour bien réussir dans la composition des Bouts-rimez, il faut choisir des Rimes propres & convenables au sujet qu’on veut traiter ; car je ne suis pas de l’avis de ceux qui commencent d’abord par des Rimes vagues & arbitraires, sans se proposer aucune matiere déterminée. Je sçay bien qu’on les peut appliquer ensuite à differens sujets, mais comme il est libre à chacun de les appliquer à celuy qu’il aime le mieux, je soutiens qu’on doit au commencement choisir une matiere à laquelle ils conviennent ; mais sur tout qui soit propre à inspirer des sentimens nobles & relevez, tendres & galans, selon que le sujet le demande, des pensées ingenieuses & délicates, judicieuses & raisonnables ; des expressions justes & naturelles ; un stile pur & intelligible ; & non pas des sentimens bas, & des pensées fausses & extravagantes ; des expressions forcées, & précieuses ; un stile obscur & barbare. Et c’est en cela que doit consister la difference des Bouts-rimez, & de la Poësie burlesque. Les Rimes capricieuses & fantasques sont bonnes, ou du moins supportables, dans les sujets de Satire & de galanterie, où il est permis de badiner quelquefois, & d’outrer les choses ; mais non pas dans les matieres graves & serieuses, où tout doit estre sensé, grand, pompeux, & sublime. Les Bouts-rimez sur la mort du Perroquet de Madame du Plessis Belliére, estoient fort bien trouvez, mais je vous avouë que je n’en pourrois souffrir sur la mort d’un grand Prince, quelque invention, & quelque tour que le Poëte pust leur donner. Il en a paru d’autres longtemps aprés, qui ont fait bruit dans le monde, par les veritez dont ils estoient remplis sur plusieurs personnes de differentes conditions. Ils eurent un merveilleux succés dans la Satire, mais il s’en fallut bien qu’ils n’eussent le mesme bonheur, lors qu’on voulut les remplir à la loüange du Roy, & de quelques Dames de la Cour. Ils commençoient par Bioüac, Brique, Affrique, Tabac, & finissoient par Eclanche, & Rebus. La pluspart de nos Poëtes y échouérent, & il n’y eut que Mademoiselle de Scudery qui en remporta toute la gloire ; mais en effet, il n’appartient qu’à elle de changer la brique en diamant, & de faire un Sonnet achevé d’un Rebus.

Ce n’est pas en ces termes qu’on doit loüer un grand Roy. Il me semble que je l’entens haranguer par les Députez de la Villette, ou de Vaugirard. Je ne prétens pas pour cela blâmer le dessein des Lanternistes, & condamner plusieurs Bouts-rimez que des personnes distinguées par leur qualité, & par leur esprit, ont proposez autrefois au public, à la gloire du Roy. Au contraire, je les approuve, je les loüe, mais ils pardonneront à ma sincerité, si en deffendant les Bouts-rimez, j’en condamne l’excés qui consiste principalement dans le choix bizarre des Rimes. Mais, dit-on, si on en exclut les Rimes extraordinaires, ils n’auront rien de rare, d’ingenieux, de difficile ; ce ne sera plus que le simple squelete d’un Sonnet commun. Comme on ne se lasse point de rebattre toûjours la mesme chose, je repeteray encore une fois pour toutes, que je ne prétens point exclurre les Rimes singulieres des sujets enjoüez, ou satyriques ; mais seulement des matieres serieuses, & relevées, telles que sont les Panegyriques des Princes, dans lesquels il est assez malaisé de réussir avec les Rimes les plus nobles, & les plus riches ; & si on y fait un peu d’attention, on avoüera avec moy, que des Bouts-rimez tout simples sont plus difficiles à remplir que les autres. On en voit tous les jours de fort beaux de cette maniere, qui confirment l’opinion que j’avance. Cela estant ainsi, il n’y aura plus rien à critiquer dans ce genre de Poësie, & l’on conviendra mesme qu’elle peut estre de quelque utilité, sans parler du plaisir qu’elle peut donner, comme un jeu d’esprit fort agreable.

Il y a encore une autre chose fort blâmable dans les Bouts-rimez ; elle vient de la part de ceux qui les donnent, c’est le mauvais arrangement, ou plûtost l’affectation avec laquelle ils les disposent. Ils croyent qu’il y a une grande finesse à ce jeu, mais en voulant les rendre plus difficiles, ils les rendent seulement plus bizarres & plus ridicules, car ceux qui n’ont en vûë que de remplir les rimes, & faire simplement quatorze Vers, ne s’arrestent pas pour cette difficulté, & se mettent peu en peine de cet impertinent arrangement ; mais ceux qui veulent faire un Sonnet juste, lié, & suivi, tombent par là dans un galimatias qu’il est impossible d’éviter, quelque penetration, & quelque netteté d’esprit qu’ils puissent avoir. C’est icy le plus grand deffaut des Bouts-rimez, & un abus étrange de ceux qui s’y appliquent ; car pourquoy ne leur pas donner une disposition naturelle, & convenable dans les Quatrains & dans les Tercets, afin que le Sonnet n’ait rien d’extravagant ? Ceux que Mrs les Lanternistes ont proposez au Public, n’ont rien de bizarre & d’affecté, & sont placez dans cette raisonnable œconomie que je demande. Aussi ont-ils produit des Sonnets fort justes & fort beaux ; mais quelquefois on échouë sur de certaines rimes pour trop de rafinement, & pour ne vouloir pas s’en servir dans leur sens naturel. C’est ce que la pluspart ont fait au mot de Buste dans les rimes des Lanternistes. Monsieur le Duc, Mr l’Abbé Brunet, l’ont pris figurément pour le mot de corps, dans leurs beaux Sonnets pour Madame la Princesse de Conty. Je n’ay garde de reprendre cela comme une faute, dans des Sonnets dont le stile est si pur, & la construction si aisée, & où les rimes sont appliquées avec tant de justesse, qu’il semble que tout ce qu’elles pouvoient avoir de dur & de barbare, n’ait servi qu’à rendre les Vers plus forts & plus majestueux. Mais pour revenir au mot de buste, qui est un terme de l’art, dont les Sculpteurs & les peintres se servent pour exprimer une maniere antique de representer les personnes à demi-corps, & sans mains, on peut facilement s’en servir dans sa signification propre sans employer le sens moral ; & c’est ce qu’a fait heureusement Mr le Duc de la Feuïllade.

Que l’on montre, Conty, seulement vostre Buste
Dans les tristes climats où regnent les glaçons.

Il y a encore une autre sorte de Bouts-rimez, qu’on fait tous les jours, & dont l’origine est aussi ancienne que nostre Poësie. C’est quand on répond dans les mesmes rimes aux Vers que l’on nous envoye ; ce qui arrive souvent sans y penser, & sans prémeditation ; & pour lors on y réussit, car cela vient naturellement, & sans y estre forcé ; mais s’il y a de l’affectation, & qu’on s’en fasse un jeu, ce n’est plus rien qui vaille, & l’on est encore plus contraint que dans les prescrits de commande. Mais c’est assez parler de la composition des Bouts-rimez, achevons leur Apologie. Comme je suis trop sincere pour approuver ce qui est blâmable, & pour loüer ce qui ne le merite pas, je conviens ingenument avec les Critiques, que les Bouts-rimez ne sont qu’un jeu d’esprit ; qu’on les a poussez trop loin, que l’excés en est condamnable, & qu’on a raison de vouloir reformer cet abus sur le Parnasse : mais aussi on demeurera d’accord ave moi, que l’invention en est loüable ; qu’ils ne sont pas indignes de l’amusement des bons Poëtes, & des honnestes gens, & qu’ils ne doivent pas estre bannis de la Republique des Lettres. Il ne faut pas s’étonner qu’on les ait décriez & tournez en ridicule aprés que Sarasin s’en fut avisé le premier, & qu’il eut fait connoistre le caractere extravagant de leur Auteur. Tous les Critiques enjoüez & spirituels ont triomphé depuis sur ce sujet, & ont eu un beau champ de plaisanter. Mr Bellocq y est entré comme les autres, & semble en estre sorti victorieux. Cependant quand la grace de la nouveauté est perduë pour ces sortes de choses, elles ont peu d’agrément, on s’en lasse & on s’en dégoûte, quoy que la matiere soit inépuisable.

Voila ce que je répons aux Antilanternistes, & à tous ceux qui font une si cruelle guerre aux Bouts-rimez, car il faut plaisanter avec ceux qui plaisantent, ou plûtost avec ceux qui donnent des plaisanteries pour de bonnes raisons. Mais pour finir plus serieusement ce discours, je suis persuadé que tous les esprits bien sensez feront grace aux Bouts-rimez, & prendront leur parti, aprés avoir reconnu leur merite, & ce qu’on en peut faire lors qu’ils tombent entre les mains d’un genie heureux, & qui a du talent pour la Poësie. Je n’en veux pour exemple que les beaux Sonnets qui viennent de paroître sur les rimes des Lanternistes, à la loüange de Madame la Princesse de Conty, comme la plus belle & la plus riche matiere qu’on pouvoit prendre pour luy plaire, dans le desir qu’elle avoit marqué de les voir dignement mis en œuvre ; ayant proposé son Portrait enrichi de Diamans à celuy qui y réussiroit le mieux ; Prix bien capable d’exciter la plus noble émulation qui fut jamais entre les Poëtes ; Portrait dont la seule idée vaut un enthousiasme, & qui peut inspirer tout ce que le naturel, l’art & l’intention sçauroient avoir de grand, de merveilleux, de sublime, de tendre, de fin, & de délicat, comme on le peut voir entre autres dans le Sonnet de Monsieur le Duc, si digne de ce Prix, ce qui fait que je ne puis m’empescher d’appliquer à tous les deux cette Epigramme d’un Ancien, sur le Portrait celebre de la Venus d’Appelle.

Egressam nuper Venerem de marmoris undis,
Aspice præclarinobile Apellis opus.
Hac visâ Pallas, sic cum Junone locuta est :
De forma Veneris cedere jure decet.

En voicy la traduction, que j’ay faite seulement pour mieux expliquer ma pensée.

Quand d’un docte pinceau l’ingenieux Appelle
Representa Venus en sortant de la mer,
Pallas en fut charmée, & d’un sourire amer,
La montrant à Junon : Cedons-luy, luy dit elle,
 La gloire d’estre la plus belle.

Madame la Princesse de Conty n’a t-elle pas le mesme droit que Venus eut autrefois sur les Déesses, d’exiger des plus belles Personnes de la terre, qu’elles luy cedent tout l’avantage de la beauté ; beauté dont on doit reconnoistre icy le pouvoir, & qui échauffe si vivement les ames, que je ne suis point surpris qu’on ait si bien réussi pour elle dans ces Bouts-rimez. Avoüons que le triomphe seroit complet, de celuy qui par deux Sonnets superieurs à tous les autres, emporteroit sur ses Concurrens le Portrait de nostre Auguste Monarque, & celuy de cette incomparable Princesse. On pourroit bien dire de cet heureux Vainqueur.

 Heureux d’avoir fait un Ouvrage
Qui de Louis & d’elle a merité l’image ;
Il voit, en regardant l’un & l’autre tableau,
Tout ce que l’Univers a de grand & de beau.

Mais heureuse & glorieuse tout ensemble, cette naissante Academie de Toulouse, de s’estre attiré les regards, & la protection de cette incomparable Princesse, en travaillant à la gloire du Roy. Que de graces ne doit elle point rendre à Apollon, & aux Muses d’avoir rendu ses jeux & ses amusemens si précieux ! L’honneur d’avoir rétabli les Bouts-rimez est le moindre avantage qu’elle s’en doit promettre ; elle peut encore se vanter d’avoir fait mettre au jour les plus beaux Sonnets qui ayent paru depuis ceux de Job & d’Uranie, de galante & d’amoureuse memoire, & qui ne font pas moins de bruit dans le monde. Ils font déja secte & party à la Cour & à la Ville, & je prévoy qu’ils vont exciter une grosse guerre sur le Parnasse, car leurs Auteurs sont bien d’autres Paladins que Voiture, & Benserade. Ce sont la pluspart des Heros & des Demi-Dieux qui font trembler l’Olimpe, & dont on doit craindre la foudre ; mais Apollon sur tout.

Enfin, aux Bouts-rimez tout devient favorable,
Et le nom de Conty qui leur fut si fatal,
 Sous cette Princesse adorable,
Leur fait autant de bien, qu’il leur a fait de mal.

L’Amant heureux §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 167-176.

Vous demeurerez d’accord, Madame, quand vous aurez lû l’Ouvrage qui suit, que son Auteur a beaucoup de talent pour la Poësie. Je luy rendrois la justice qu’on luy doit, si son nom m’estoit connu.

L’AMANT HEUREUX.

D’un peril évité l’image retracée
Ne porte pas toûjours l’effroy dans la pensée.
Le trouble, les tourment, les chagrins surmontez
Souvent avec plaisir nous sont representez.
 Un Soldat échapé d’un carnage terrible,
Conserve du Combat un souvenir paisible,
Et quand malgré les vents, les écueils & les flots,
Un Vaisseau met à bord les tristes Matelots,
Dans le Port assurez, à couvert de l’orage,
Ils racontent joyeux les dangers du naufrage.
 Mais est-il sous le Ciel un estat plus heureux,
Que celuy qui succede aux soupçons trop affreux
D’un Amant qui craignant de perdre sa Maistresse,
Retrouve dans son cœur sa premiere tendresse ?
 Daphnis, depuis longtemps des yeux d’Iris charmé,
Brûloit pour cette Belle, & s’en voyoit aimé.
Ses soins toûjours nouveaux sçavoient attirer d’elle
Toûjours nouveaux bienfaits, toûjours douceur nouvelle,
Et leur goust toûjours vif, dans les mesmes objets,
Trouvoit pour s’amorcer de differens sujets.
 Telle de ces Amans estoit la destinée,
Telle de leurs amours la suite fortunée,
Quand un soupçon jaloux s’emparant de Daphnis,
Attaqua dans son cœur l’innocence d’Iris.
Iris, jusqu’à ce jour, douce, tendre, fidelle
Ne luy parut enfin, qu’ingrate & criminelle.
Son silence, sa voix, tout mal interpreté,
L’accusoit d’injustice & de legereté.
 Dans ce trouble secret Daphnis sombre & farouche
Cherche Iris en tous lieux le reproche à la bouche ;
Il la suit, sur ses pas rien ne peut l’arrester,
Il la trouve, il l’aborde, il est prest d’éclater ;
Mais contre ce qu’on aime en vain l’esprit murmure
Si le cœur ne veut pas consentir à l’injure ;
Pour détruire ses droits, la raison & les sens
Consument tous les jours des efforts impuissans.
 Ainsi de ces projets l’injurieuse audace
A de plus doux transports laissant prendre la place,
Daphnis, se repentant d’avoir esté jaloux
Se jette aux pieds d’Iris, embrasse ses genoux.
Pardonnez, luy dit-il, mon aimable Maistresse,
Pardonnez à mon cœur un excez de tendresse.
Ce cœur par ses soupçons vivement allarmé
Seroit plus innocent, s’il avoit moins aimé.
Helas ! suis-je le seul penetré de vos charmes ?
Ay-je seul éprouvé le pouvoir de vos armes ?
Vos coups par tout sentis, & le peu que je vaux,
Me font auprés de vous mille fâcheux rivaux.
Inquiet & tremblant je parle de mes craintes.
Vous n’entendrez icy que de modestes plaintes ;
Je souffre, mais enfin ma timide douleur
Ignorera toûjours un langage d’aigreur.
De mes soucis cuisans, de mes peines secrettes,
Mes tristes yeux, Iris, seront les Interpretes.
Un silence éternel.… Ah, trop ingrat Amant,
Meritay-je, dit-elle, un si dur traitement ?
Où sont donc mes rigueurs, où sont mes injustices ?
Non, vos chagrins, vos maux, ne sont que vos caprices.
Lors que tant de raisons pouvoient vous soulager
Par de vaines terreurs vous venez m’outrager.
Vous deviez, appuyé de mes bontez insignes,
Vivre persuadé que j’en croyois indignes
Tous les cœurs qui se sont offerts depuis le jour
Que vos tendres regards m’apprirent vostre amour,
Je le connus d’abord, je le voulois connoistre
Mesme longtemps avant que je le visse naistre,
Et si j’ay prévenu vos paresseux desirs,
Comment mépriseray-je aujourd’huy vos soupirs ?
Cependant vostre esprit rempli de ses ombrages
Croit que de vos Rivaux j’accepte les hommages
Il pense qu’insensible à vos respects rendus
Mon oreille est ouverte à leurs vœux assidus.
Ah ! deffendez-vous mieux d’une indigne foiblesse ;
Vous avez des rivaux, ouy, je vous le confesse,
Mais ils sont, cher Daphnis, nos ennemis communs.
De concert profitons de leurs soins importuns.
Que leurs empressemens, bien loin de nous déplaire,
Servent à couronner nostre amitié sincere ;
Par leurs vives ardeurs mon merite est loüé,
Vos gousts sont approuvez, vostre choix avoüé ;
Et ces mesmes ardeurs que la vostre surpasse
Montrant de leurs desseins la témeraire audace,
La gloire & les plaisirs dans l’Empire amoureux
Vous rendent des amans l’amant le plus heureux.

[Histoire] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 176-211.

Il n’y a rien de plus surprenant que l’avanture que je vais vous raconter ; mais de quoy l’amour n’est il point capable ? Un Cavalier des plus accomplis, soit pour l’esprit, soit pour la personne, s’estant trouvé à Marseille, où une troupe de jeunes gens comme luy estoit preste à s’embarquer pour passer en Italie, prit tout à coup le dessein d’être du voyage. L’occasion luy parut commode, & comme le rapport d’humeurs fait les grandes liaisons, il s’attacha particulierement à un Gentilhomme, dont la Famille luy étoit connuë. Ils étoient tous deux de la mesme Ville, & ils avoient déja fait ensemble plusieurs parties de plaisir, où leurs manieres ouvertes & pleines d’honnesteté, leur avoient fait prendre l’un pour l’autre une estime reciproque. Cette estime augmenta dans le voyage, & l’habitude des mesmes plaisirs qui les rendoit presque inseparables, leur fit lier en fort peu de temps l’amitié la plus étroite. Aprés avoir vû ce qu’il y avoit de plus curieux dans plusieurs Villes, ils arriverent à Rome, où ils passerent deux années entieres. Le Cavalier s’y fit connoistre bientost pour un homme d’un merite distingué ; & s’il y brilla par son esprit, il y fut encore plus estimé par la sagesse de sa conduite. Le Gentilhomme beaucoup plus boüillant dans ce qu’il entreprenoit, & moins circonspect sur bien des choses, se fit de temps en temps des affaires, qui auroient eu des suites fâcheuses, si la consideration qu’on avoit pour son Ami ne l’en eust tiré. Il fallut mesme que le Cavalier exposast son sang pour luy en plusieurs occasions, & il le fit avec tant de zele & tant de courage, que le Gentilhomme, qui avoit un cœur tres-reconnoissant, comptoit pour le plus grand bonheur de sa vie, l’avantage d’avoir un Ami qui ne luy manquoit en rien. Des services si essentiels l’obligerent à partager sa bourse avec luy. Elle estoit toujours assez bien remplie, son Pere, qui estoit riche & ambitieux, ne voulant rien épargner afin qu’il parust par sa dépense. Ce secours estoit commode pour le Cavalier, qui ayant fort peu de bien, se fust trouvé fort souvent embarrassé sans ce partage, qui fournissoit à tous ses besoins. Enfin le Pere du Gentilhomme ayant formé le dessein d’établir son Fils, le rappella aprés trois années d’éloignement, & apprit à son retour les bons offices que son Ami luy avoit rendus. Ils estoient assez considerables pour faire approuver l’amitié parfaite qui les unissoit. Le Cavalier avoit d’ailleurs beaucoup de naissance, & on se faisoit honneur de le recevoir par tout. Vous pouvez juger de l’accueil qui luy fut fait dans la Famille du Gentilhomme, où ses belles qualitez furent aussitost connuës. Le Pere & la Mere le virent avec plaisir, & il eut chez eux un accés tres-libre. Le Gentilhomme avoit une Sœur qu’il avoit laissée tres-jeune, & sa beauté s’estoit si fort augmentée pendant son absence, qu’il fut surpris de la revoir avec tant de charmes. Le Cavalier la trouva fort à son gré, & cherchant en elle d’autres agrémens que ceux du visage, il découvrit tant d’égalité dans son humeur, & je ne sçay quoy de si droit dans ses sentimens, qu’il ne s’ennuyoit jamais dans sa conversation. La Belle qui connoissoit qu’il y avoit beaucoup à profiter de la sienne, ne negligeoit pas l’occasion d’en joüir, & s’il estoit toujours prest à faire tout ce qu’elle pouvoit souhaiter de sa complaisance, elle l’en récompensoit par des marques d’estime assez obligeantes, pour luy faire voir qu’elle estoit touchée du vray merite. La Mere de son costé se plaisoit à voir le Cavalier, qui estoit sans cesse avec son Fils, & qui mesloit beaucoup d’enjoüement d’esprit à une tres-grande solidité. Il passa un an dans ce commerce agreable, regardant toute la Famille de son Ami comme la sienne, & ne songeant qu’à se conserver avec les uns & les autres dans la familiarité qu’on luy permettoit ; mais enfin a force de voir la Belle, il commença à s’appercevoir qu’il avoit pour elle des sentimens plus vifs & plus tendres qu’il ne les croyoit. Son image luy estoit toujours presente quand il ne la voyoit pas, & tous les efforts qu’il faisoit pour la bannir estoient inutiles. L’attachement qu’il sentoit pour elle le faisoit souvent rêver, & sa rêverie l’embarrassa. Il ne douta point que l’amour n’en fust la cause, & faisant de tres-serieuses reflexions sur ce qu’il auroit à souffrir de cet amour, s’il luy laissoit prendre plus d’empire sur son cœur, il crut devoir travailler à son repos, & ne pas risquer à se mettre mal avec des gens, qu’il y alloit de son interest d’avoir toujours pour Amis. La Belle estoit riche, il n’avoit presque aucun bien, & c’eust esté s’aveugler soy-mesme que de penser qu’on luy eust souffert des prétentions. Ainsi il supposa des affaires qui l’empêchant de voir si souvent l’aimable personne dont il se sentoit charmé, devoient le mettre en estat de vaincre une passion, dont il vouloit affoiblir la violence. Son Ami qui avoit peine à vivre sans luy, alloit le chercher à tous momens, & trouvant que ces prétenduës affaires ne meritoient pas qu’il s’y donnât tout entier, il joignit aux plaintes qu’il luy faisoit pour son compte, celles de sa Mere & de sa Sœur qui voyoient avec chagrin qu’il commençoit à les negliger. Il se plaignit si souvent pour luy & pour elles, que le Cavalier fut enfin contraint de luy avouër ce qui l’obligeoit à la retraite. Son Ami touché de la contrainte qu’il se vouloit imposer, luy dit là-dessus les choses du monde les plus obligeantes. Non seulement il approuva son amour, mais il l’assura qu’il feroit si bien, qu’il l’obligeroit à luy estre favorable, pourvû que sa Sœur, dont il faloit laisser le choix libre, ne fust point contraire à sa passion. Il ajoûta qu’il y avoit fort longtemps qu’il le regardoit comme son Frere, & que n’ayant aucune inclination pour le mariage, il seroit ravi qu’il le devinst pour partager son bien avec luy. Quant à son Pere, il luy avoüa qu’on pourroit avoir de la peine à le gagner, mais il ne luy parut pas qu’il fust impossible d’en venir à bout, & sa Sœur estant la partie la plus interessée dans l’affaire, il le pria avant toutes choses de n’épargner rien pour s’en faire aimer. Le Cavalier appuyé d’un Ami si genereux, ne crut plus devoir se défendre l’esperance. Il reprit ses premieres assiduitez, & par de nouveaux soins rendus à la Belle, il se mit si bien dans son esprit, qu’il connut bien-tost que ce ne seroit jamais par elle que viendroit l’obstacle qu’il craignoit à son amour. Il en reçût l’assurance d’elle-mesme, lors qu’ayant trouvé l’occasion de luy déclarer la force des sentimens que sa passion luy avoit fait prendre, elle s’y montra assez sensible pour ne luy déguiser pas qu’elle obéiroit sans répugnance quand son Pere luy ordonneroit de l’épouser. Ce fut pour luy un transport de joye qui ne se peut exprimer. La Mere qui lisoit son amour dans ses regards, & qui d’ailleurs le remarquoit tous les jours dans ses manieres, s’en expliqua avec luy, & luy dit obligeamment qu’aimant cherement son Fils, elle appuyeroit de tout son pouvoir le dessein d’une alliance qu’elle luy voyoit souhaiter avec ardeur. Il devint aprés cela le plus amoureux de tous les hommes, & la Belle autorisée par sa Mere & par son Frere, à toutes les complaisances qu’elle avoit pour luy, ne défendit plus son cœur de ces doux je ne sçay quoy qu’une agreable habitude y forme insensiblement, & qu’il est ensuite si difficile d’en arracher. C’estoit sa premiere passion ; & comme on l’y avoit enhardie, & qu’il luy estoit permis de s’y abandonner sans réserve, plus elle voyoit le Cavalier, plus son merite l’obligeoit à s’applaudir d’avoir fait cette conqueste. Il n’estoit plus question que d’obtenir le consentement du Pere, dont on luy avoit toujours répondu ; & le Cavalier, par l’avis de son Ami, passoit à l’entretenir toutes les heures qu’il n’employoit pas à ses affaires ou à ses plaisirs, & tâchoit à force de complaisances, de luy inspirer des sentimens qui pussent tourner à son avantage. L’inegalité qui se rencontroit entre la fortune de l’un & de l’autre, l’empêchant de soupçonner qu’on luy eust permis des prétentions, il le recevoit toujours agreablement, & dans la pensée que l’estime qu’il marquoit pour luy, jointe à la consideration particuliere que chacun avoit pour sa naissance, l’emporteroit sur les veuës de l’interest, on estoit prest à luy découvrir le secret des deux Amans, quand le Fils tomba dangereusement malade. Le Cavalier en eut un chagrin inconcevable, & les soins officieux qu’il luy rendoit jour & nuit, prouvoient assez l’amitié sincere qu’il avoit pour luy. Toute sa Famille fut dans une grande consternation de son mal. La fiévre estoit violente, & accompagnée d’accidens fâcheux qui embarrassoient les Medecins. Le Malade se condamna luy-mesme dés les premiers jours, & voyant sa Mere & sa Sœur en pleurs, il leur fit promettre, si elles vouloient qu’il mourust content, qu’elles demeureroient fermes sur le mariage du Cavalier. Quelques jours aprés, se sentant prest de mourir, il dit à son Pere, que quand le Ciel luy ostoit un Fils, il luy en vouloit donner un autre qui répareroit sa perte avec beaucoup d’avantage, & qu’il le conjuroit instamment de vouloir bien l’accepter. Il luy expliqua ensuite le dessein qu’il avoit fait de faire épouser sa Sœur à son Amy, & luy demanda par grace de consentir à cette alliance, qui ne pouvoit recevoir d’obstacle que de sa part. La chaleur avec laquelle il parla sur cette affaire ayant épuisé ses forces, le fit tomber dans une foiblesse, qui fut bientost suivie de sa mort. Elle apporta de grands changemens. Le Cavalier qui en fut tout penetré de douleur, prévit le malheur qui luy devoit arriver. La Mere & la Fille l’assurérent de nouveau de tout ce qui pouvoit dépendre d’elles pour le rendre heureux, mais il n’y avoit pas sujet d’esperer que le Pere se rendist sur la priere que son Fils luy avoit faite en mourant. C’estoit un homme fort ambitieux, & sa Fille estant devenuë un des plus riches partis de la Province, il eut un Gendre à choisir entre plusieurs Prétendans considerables. La Belle qui avoit pris une vraye tendresse pour le Cavalier, fut inconsolable, lors qu’ayant fixé son choix il luy ordonna de luy obéir. La Mere qui ne pouvoit oublier ce qu’elle avoit promis à son Fils, la fortifia dans le dessein de ne luy pas manquer de parole, & employa toutes sortes de moyens pour gagner l’esprit de son Mary, mais tous ses efforts demeurérent inutiles. Il ne s’occupa que du plaisir de contenter son ambition, & ne voulut point écouter sa Fille, qui n’ayant pû le fléchir, se servit des termes les plus tendres pour obtenir qu’il voulust bien au moins luy donner le temps de s’arracher du cœur une passion trop violente, que sa Mere & son Frere avoient soufferte, & que l’un & l’autre avoit flattée jusque-là, de l’esperance d’un heureux succez. Il la vit si agitée, & ce qu’elle demandoit estoit si juste, qu’enfin aprés une longue contestation, il luy accorda trois mois pour se préparer à recevoir favorablement celuy qu’il vouloit qu’elle épousast, & qu’il jugea à propos de ne luy nommer qu’en ce temps-là. C’estoit luy accorder peu de chose, & comme elle ne l’obtint qu’à condition qu’elle ne verroit jamais le Cavalier, ce qui fut un ordre irrevocable, elle demeura dans un accablement de douleur dont rien ne peut approcher. Elle luy prononça son arrest, & ne pouvant l’épouser malgré son Pere, elle tâcha de le consoler, en l’assurant qu’elle ne seroit jamais à un autre, quelque rigueur qu’il pust employer pour l’y contraindre. Si elle fut privée de sa vûë, qui n’auroit fait qu’entretenir son amour, son attachement à penser sans cesse à luy, fit la mesme effet. Elle en parloit à toute heure avec sa Mere, & l’ayant toûjours present dans son souvenir, elle s’enfonça le coup qui luy avoit fait une playe mortelle. Ses chagrins la devorérent. Elle tomba insensiblement dans une maigreur qui ne se peut croire, & une fiévre lente qui la consuma, laissoit à peine reconnoistre en elle la mesme personne que l’on avoit vûë auparavant dans tout l’embonpoint qu’une Fille peut avoir. Quoy que les trois mois fussent passez, son Pere doublement touché de sa langueur & par sa cause qu’il ne pouvoit ignorer, & par les suites qu’il en devoit craindre, songea bien moins à luy donner un Epoux qu’à luy faire rendre sa santé. Les Medecins furent appellez, & ils employerent inutilement leurs remedes les plus specifiques contre un mal qui augmentoit tous les jours. Une profonde mélancolie en estant la source, ils luy proposoient la joye comme necessaire pour vaincre ce mal, & afin que d’agreables idées luy en fissent prendre, ils luy parloient quelquefois de l’heureux estat où elle seroit si elle vouloit travailler à se guerir, ayant à choisir pour se marier, parmy ce qu’il y avoit de plus éclatant dans la Province. Il n’en falloit pas dire davantage pour la faire soupirer, & pour mettre dans ses yeux je ne sçay quoy de funeste qui ne pouvoit estre que d’un tres-méchant présage. Son avanture leur estant connuë, ils voulurent éprouver quel effet feroit sur elle l’esperance de revoir le Cavalier. Ils luy en parlérent plusieurs fois, en luy promettant d’agir pour elle auprés de son Pere, & chaque fois son nom prononcé mit quelque chose de si vif dans ses regards, qu’ils furent persuadez que sa guerison dépendoit entiérement de ce mariage. Ils en avertirent son Pere, & voyant de plus en plus l’inutilité de leurs remedes, ils luy dirent que s’il ne se resolvoit à luy faire au plûtost épouser le Cavalier, ils ne pouvoient luy répondre de sa vie, & que sa langueur continuant, elle les mettroit dans peu de temps hors d’état de la sauver. Il balança quelques-jours sur ce qu’il avoir à faire, & enfin la crainte de perdre sa Fille que rien ne pouvoit tirer de l’estat déplorable où elle estoit, luy fit dire qu’il aimoit mieux la donner à un homme sans bien, mais qui estoit distingué par sa naissance, que de la laisser mourir par son obstination à vouloir contraindre les sentimens de son cœur. Sa Mere courut aussi-tost luy porter cette nouvelle, mais la Belle n’en demeura pas moins abbatuë. Elle dit qu’elle connoissoit l’esprit de son Pere, dont les resolutions luy avoient toûjours paru inébranlables, & qu’à moins qu’il ne l’asseurast luy-mesme de ce qu’on vouloit qu’elle esperât, elle se croiroit toûjours également malheureuse. Non-seulement il voulut bien luy dire luy-mesme qu’il consentiroit à son mariage, si-tost que sa santé seroit rétablie, mais il trouva bon que le Cavalier luy renouvelast ses soins. Ce fut pour elle un fort grand sujet de joye. Cependant la pensée qu’elle eut que son Pere ne flattoit son esperance qu’afin que la tranquillité de l’esprit redonnast au corps les forces qui luy manquoient, la laissa toûjours dans un chagrin devorant qu’elle ne put surmonter. On eut beau luy dire que son Pere luy tiendroit parole, & que son bonheur dépendoit du soin qu’elle prendroit de sortir de sa langueur. Un pressentiment secret luy fit toûjours croire que son mariage ne se feroit point, & son Pere persuadé que sa défiance estoit un obstacle à sa guerison se détermina à faire cesser toutes ses craintes par des articles dressez. Il fit venir son Notaire, & ce fut alors que la Belle se sentant seure de ce qui combloit tous ses desirs, ne pût plus se posseder. Elle s’abandonna toute entiere, au ravissement que luy causa l’heureux succés de sa passion. Un rouge éclatant parut sur tout son visage, & fit dire à ceux qui la regardérent, que la joye estoit un remede essentiel pour les plus grands maux. On luy parloit, & elle rioit au lieu de répondre, le saisissement où son transport la mettoit, ne luy laissant presque point l’usage de la parole. Les Articles ayant esté redigez par le Notaire, le Cavalier les signa, & luy presenta la plume ensuite. Elle la prit d’une main tremblante, & à peine eut-elle formé la premiere lettre de son nom, que les forces luy manquerent. La plume luy tomba des mains, & elle seroit tombée elle-mesme, si on ne l’eust soutenuë. On fut obligé de la porter sur un lit, la voyant sans connoissance, & l’évanoüissement dura un quart-d’heure entier sans qu’on l’en pust retirer. Enfin elle ouvrit les yeux, regarda tous ceux qui estoient présens, & ayant remarqué le Cavalier, elle luy tendit la main, sans rien prononcer. Un accident si long & si imprévû fit craindre ce qui arriva, de ce grand excés de joye. On connut presque aussitost qu’elle estoit morte, & les cris de desespoir, qui furent poussez par le Pere & par la Mere, firent fondre en larmes tous ceux qui estoient presens. Je ne vous dis rien de l’accablement du Cavalier, qu’il est impossible de vous bien representer. Il perdoit ce qui le flatoit le plus du costé du cœur, & en mesme temps tout ce qu’il avoit pû souhaiter du costé de la fortune. Rien ne luy pouvoit faire mieux comprendre le peu que sont les choses du monde. Il en fut desabusé ; & sentant par cette mort ce que Dieu vouloit de luy, il se retira dans un Monastere de Religieux tres reformez, où il prit l’habit un mois aprés.

[Madrigaux] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 212-216.

Vous sçavez, Madame, avec quel succés Mr l’Evêque d’Agen prêcha l’Avent dernier à Versailles. Il alla aussi prêcher à Saint-Cyr, & c’est sur ce Sermon que Mademoiselle de Scudery a fait le Madrigal que vous allez lire.

A Mr L’EVESQUE
COMTE D’AGEN.

Aprés avoir charmé des Courtisans sans nombre,
Et touché fortement les plus ambitieux,
Vous allez à Saint-Cyr, desert delicieux,
Où l’on voit la vertu sans nuage & sans ombre,
 Telle qu’elle descend des Cieux.
Dans tant de jeunes cœurs, vostre vive éloquence
Va fixer pour toujours l’amour de l’innocence,
Comme un contre-poison des injustes desirs,
Et des appas trompeurs des frivoles plaisirs.
Que vous serez surpris de voir cette Jeunesse,
Sans le secours des ans, avoir tant de sagesse,
Et remplir dignement les soins & les souhaits
 De cette Heroïne Chrestienne,
Qui par ce beau dessein a signalé la sienne,
Et dont l’illustre nom ne perira jamais.

Cet autre Madrigal a esté fait par Mr Bosquillon, de l’Academie Royale de Soissons, sur ce que le même Prelat devoit prêcher à Saint-Cyr le jour de l’Annonciation.

Pour inspirer l’amour des plus hautes vertus,
Si tu vas à Saint-Cyr porter ton éloquence,
Tes soins toujours heureux y seront superflus,
Prelat, dans ce sejour de l’aimable innocence,
La sage Maintenon exerce tous tes droits,
Et son illustre exemple a prévenu ta voix.

Le même Mr Bosquillon a adressé ce troisiéme Madrigal à Mr l’Evêque d’Agen.

Des hommes distinguez par la haute naissance,
La pieté, le rang, la valeur, la science,
 J’assemble avec soin les Portraits.
 Souvent en observant leurs traits,
De leur histoire encor j’acquiers la connoissance,
J’ay de bien des vertus le modéle accomply
 Sur qui j’attache un œil avide,
Mais, Prelat, mon Recueil me fait voir un grand vuide,
Qui sans Ambroise, ou Vous, ne peut estre rempli.

[Mort du marquis de Sourdéac]* §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 220-224.

 

Messire Alexandre de Rieux, Marquis de Sourdeac, mort le 7. de ce mois. Il estoit Fils de Guy de Rieux, Marquis de Sourdeac, premier Ecuyer de la Reine Marie de Medicis, & de Louise de Vieuxpont, Dame du Neubourg, Dame d’honneur de la mesme Reine, & petit Fils de René de Rieux, Seigneur de Sourdeac, Marquis d’Oixant, Chevalier des Ordres du Roy, Lieutenant General en Bretagne, Gouverneur de Brest, & de Suzanne de Sainte-Melaine. La Maison de Rieux est une des plus illustres de cette Province, & a donné des Mareschaux de France, des Evesques, & des premiers Officiers dans l’épée. Mr le Marquis de Sourdeac avoit épousé Helene de Clere, Dame d’un fort grand merite, qui s’est toûjours distinguée par son esprit & par sa vertu, & dont il laisse un Fils vivant, à present Marquis de Sourdeac, & quatre Filles, dont il y en a deux Religieuses ; l’une au calvaire du Fauxbourg Saint Germain, & l’autre aux Filles de S. Sacrement du mesme Fauxbourg. On se souviendra longtemps de la magnificence avec laquelle ce Marquis donna une grande Feste dans son Chasteau du Neubourg, en réjoüissance de l’heureux mariage de Sa Majesté, & de la Paix qu’il luy avoit plû donner à ses Peuples. La Tragedie de la Toison d’or meslée de Musique & de superbes spectacles, fut faite exprés pour cela. Il fit venir au Neubourg les Comediens du Marais, qui l’y representérent plusieurs fois en presence de plus de soixante des plus considerables personnes de la Province, qui furent logées dans le Chasteau, & regalées pendant plus de huit jours avec toute la propreté & toute l’abondance imaginable. Cela se fit au commencement de l’hiver de l’année 1660. & ensuite Mr le Marquis de Sourdeac donna aux Comediens toutes les machines & toutes les decorations qui avoient servy à ce grand spectacle qui attira tout Paris, chacun y ayant couru longtemps en foule.

[Apotheose à la memoire de Mr le Mareschal Duc de Luxembourg] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 225-244.

 

Le Pere de Longuemare, Regent de Rhetorique au College des Jesuites à Rennes, continuant d’exercer son genie heureux & aisé dans tout ce qui a rapport à l’Art dont il fait profession, fit representer le 16. jour de Mars dernier une Piece en trois Actes, sous le nom d’Apotheose de Laodamas, à la memoire de Mr le Mareschal Duc de Luxembourg, avec des Intermedes convenables au sujet, dont les paroles furent trouvées tres-agreables, aussi bien que la Musique, composée par Mr Charpentier. Cette Piece fut representée aux flambeaux par un nombre de Rhetoriciens choisis entre les disciples de ce Pere, qui pour honorer le merite d’un Heros qui a rendu de si grands services à l’Estat, avoit pris un dessein qui representoit d’une maniere allegorique & propre au Theatre, ce que Dieu & les hommes avoient fait à sa mort pour la rendre plus glorieuse. Ce dessein renfermoit, non seulement l’amour & la confiance que les Soldats de son Armée ont euë de tout temps pour Mr de Luxembourg, mais aussi l’estime que la France a toûjours faite de sa valeur, & la justice que Dieu a voulu rendre aux Victoires qu’il a remportées contre les ennemis de la Religion, en luy donnant tout le temps de se preparer à aller joüir de la gloire immortelle qu’elles meritent dans le Ciel. On soutint l’Allegorie, en representant ce Mareschal sous le nom de Laodamas, qui veut dit Vainqueur des Peuples, nom dont il a si bien remply la signification, ayant gagné jusqu’à dix Batailles contre differens Peuples de l’Europe. La qualité de Chef & de Maistre des Pasteurs luy fut donnée, parce qu’il a commandé les Troupes en chef, & on representa l’Isle de France, lieu où il nâquit, & la Flandre conquise, qui a esté le Theatre de ses Victoires, par les Genies qui président à ces differens endroits du Royaume. La Justice de Dieu fut representée par la Déesse Uranie, qui éleva ce Heros à une gloire celeste & immortelle. Aprés que cette Deesse, accompagnée de Phosphore & d’Hesper, Dieux des Astres, eut fait le Prologue de la Piece, les Pasteurs du Pays de la Sambre, qui avoient eu les premieres apprehensions de la mort de Laodamas leur Chef, par son Ombre qui leur estoit apparuë en songe, par l’aspect du Ciel, par la vûë de leurs Prairies & de leurs Boccages, & par le son de leurs voix & de leurs Musettes, qui leur sembloient plus sombres & plus tristes qu’à l’ordinaire, demeurérent dans une inquiétude mortelle, quoy qu’on leur pust dire de sa santé & de l’honneur qu’il venoit de recevoir à la Cour du Dieu Pan, Dieu des Bergers, & pour en sçavoir quelque chose de plus certain, ils interrogerent l’Echo qui ne leur rendant que des réponses ambiguës, les obligea d’avoir recours au Devin. Les conjurations ordinaires ayant esté faites, le Devin ne leur put cacher que Laodamas estoit mort. Cette fâcheuse nouvelle donna lieu au premier Intermede & aux plaintes des Bergers, qui chantérent ces paroles.

LYCIDAS.

O Ciel ! ô digrace cruelle !
O la triste nouvelle ?

DAMON.

Lycidas, qu’avez-vous ?

LYCIDAS.

O le malheureux sort !
O la funeste mort !

TITYRE.

Qu’avez-vous, Lycidas ?

LYCIDAS.

O le cruel martyre !
Je perds ce que j’aimois le mieux.
Ah, quand Laodamas expire,
Puis-je voir plus longtemps la lumiere des Cieux ?

TITYRE.

Cessez de soupirer, tout finit sur la terre.
La Paix & la Guerre
Viennent tour à tour.
Aprés un triste jour
Vient la saison plus belle.
Tout fleurit, tout se renouvelle.
Pourquoy la douleur,
Berger, dans ton coeur,
Sera-t-elle éternelle ?

TITYRE & DAMON.

Pourquoy la douleur, &c.

LYCIDAS.

La plus tendre amitié dans ses aimables noeuds,
N’unit jamais deux Bergers plus fidelles,
Mais les Parques cruelles
Ne rendirent jamais Berger plus malheureux.

Choeur de Bergers.

Mort déplorable,
Mort implacable !
O le malheureux sort !
O la funeste mort !

LYCIDAS.

Dans nos hameaux tout se plaint, tout soupire,
Par tout l’on n’entend plus que les cris des Pasteurs.
Et tu voudrois, mon cher Tityre,
Que je ne fusse pas sensible à nos malheurs ?

TITYRE.

Non, non cher Lycidas, je ne puis plus entendre
D’un Berger les tristes soupirs,
Et ne pas prendre
Quelque part à ses déplaisirs.

Choeur de Bergers.

Mort déplorable, &c.

DAMON.

Allons, Bergers, allons ; qu’une douleur extrême
Ne nous arreste plus, preparons un tombeau.
C’est le dernier devoir d’un fidelle Troupeau,
En perdant un Pasteur qu’on aime.

Choeur de Bergers.

Allons, Bergers, &c.

La resolution ayant esté prise d’ériger un magnifique Tombeau à Laodamas, les Pasteurs parurent dans le second Acte, pour executer la commission qu’on leur en avoit donnée. Pendant qu’ils prenoient leurs mesures, deux petits Dieux des jardins & des boccages, vinrent les consoler de leur perte, & leur offrir leurs services, pour faire plus d’honneur à Laodamas ; mais à peine furent-ils partis, que le Genie de la France interrompit les Pasteurs, & leur défendit de continuer, prétendant que c’estoit à luy & à ses Pasteurs à rendre à Laodamas l’honneur qui luy étoit dû. Il menaça même de renverser le Tombeau déja commencé ; mais ses menaces se trouverent inutiles à l’arrivée du Genie de la Flandre, qui soutint si bien ses droits, que ne pouvant tous deux terminer leur differend, ils s’en rapporterent au jugement d’Uranie, & se separerent, laissant les Pasteurs, qui de leur costé prirent resolution de consulter leur Devin, afin d’apprendre de luy quel succés auroit cette contestation, ; Elle devint le sujet du second Intermede, dans lequel la Musique fit entendre ces parole.

LYCIDAS. Berger de la suite de Sequanide, Genie de la France.

Quel malheur aujourd’huy m’accompagne en tous lieux ?
Qu’un funeste destin, qu’un Astre malheureux
A de facheux revers a condamné ma vie !
Helas ! Pour un Pasteur cheri des Immortels,
Je meditois des voeux, je dressois des Autels.
La gloire d’achever me vient d’estre ravie.

SEQUANIDE, Genie de la France.

Sambiride jaloux d’un bonheur sans égal,
Veut peut estre en ce jour devenir ton Rival ;
Mais le Ciel dans nos bois Laodamas fit naistre,
Et jamais sur le bord de ces charmans ruisseaux,
Le Dieu Pan ne le vit paroistre
Qu’avecque mille attraits nouveaux.
Vainqueur des Leopards, suivi de la Victoire,
Il fut icy comblé d’une brillante gloire.
C’est donc à nous d’ériger un Tombeau
Pour honorer un triomphe si beau.

CHOEUR de Bergers de la suite de Sequanide.

C’est donc à nous, &c.

SAMBIRIDE, Genie de la Flandre.

Toujours terrible dans la guerre,
Cent fois nous l’avons vû seul braver le trépas,
Faire marcher par tout l’effroy devant ses pas.
Il estoit en ces lieux plus craint que le tonnerre,
Effrayant par son nom les Princes de la terre.

CHOEUR de Bergers de la suite de Sambiride.

C’est donc à nous d’ériger un tombeau,
Pour honorer un triomphe si beau.

SAMBIRIDE.

Le Dieu qui fait gronder la foudre,
Fit tomber devant luy ses ennemis en poudre.
Non, non, il n’estoit rien d’impossible à son bras,
Le fier Lion ne luy resista pas

CHOEUR des Bergers de Sambiride.

Non, non, il n’estoit rien, &c.

Dans le troisiéme Acte, le Devin n’ayant pû tirer rien de certain sur le sujet de la contestation des deux Genies, s’emporta contre les Pasteurs, qui ne l’avoient pas averti qu’on estoit allé d’ailleurs consulter Uranie, laquelle s’estoit reservé le secret malgré tous ses enchantemens. Il les quitta brusquement, & en mesme temps les deux Genies arriverent pour attendre Uranie au lieu assigné. Un concert melodieux leur ayant promis son arrivée, deux petits Dieux des Astres attachez à cette Déesse, la précederent, & par leur entretien exciterent dans l’ame des Pasteurs diverses passions de joye & de tristesse. Uranie arriva enfin, & ayant écouté les deux Genies, qui soutinrent leurs prétention l’un aprés l’autre, elle ajugea le coeur de Laodamas au Genie de la Flandre, & son corps au Genie de la France, reservant pour elle sa grande ame, qu’elle emporta dans les Cieux pour y achever son Apotheose. Voicy les Vers que la Musique chanta dans le troisiéme Intermede.

MERCURE.

Bergers, reprenez vos houlettes,
Bergers, heureux Bergers, reprenez vos Musettes,
Et faites retentir ces lieux
De cent concerts melodieux.

SEQUANIDE.

Mercure, quel dessein vous fait icy descendre ?

MERCURE.

De la part d’Uranie on vient pour vous apprendre
Que le Ciel aujourd’huy favorable à vos voeux,
A mis Laodamas au rang des Demi-Dieux.
Dans vos champs vont regner la paix & l’abondance,
Bientost vous reverrez & les Ris & la Danse.
Que ce triomphe est glorieux !
Laodamas est au plus haut des Cieux.

Choeur de Bergers.

Que ce triomphe, &c.

UN BERGER.

Puis que le Ciel l’ordonne,
Finissons nos malheurs, oublions nos regrets,
La mort a des attraits
Quand c’est le Ciel qui la donne.

CHOEUR.

Que ce triomphe, &c.

SAMBIRIDE.

Que tout réponde à nos concerts de joye,
Joüissons du bonheur que le Ciel nous envoye,
Laodamas, le plus grand des Heros,
Dans le sejour des Dieux goûte un heureux repos.

CHOEUR de Bergers.

Que tout réponde à nos concerts de joye.
Joüissons du bonheur que le Ciel nous envoye.
N’appellons point le destin rigoureux,
Quand un Vainqueur est pour jamais heureux.

LES GENIES & LES BERGERS.

Que tout réponde à nos concerts de joye.
Joüissons du bonheur que le Ciel nous envoye.
Laodamas, le plus grand des Heros,
Dans le sejour des Dieu goûte un heureux repos.

[Service solennel fait pour Mr le Mareschal Duc de Luxembourg, avec l’Oraison funebre prononcée par le Pere de la Ruë, Jesuite] §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 244-252.

 

Le Mardy 21. du mois passé, on fit un Service solemnel pour Mr le Maréchal Duc de Luxembourg, dans l’Eglise de la Maison Professe des Jesuites de la ruë Saint Antoine, qui est une des plus grandes & des plus commodes pour ces sortes de Ceremonies, estant fort étenduë & ouverte, sans separation de Choeur ny de Nef, à la maniere des Eglises d’Italie. [...] [L]a Messe commença à onze heures, & fut celebrée par Mr l’Evêque & Comte de Noyon, Pair de France, & réponduë en Musique par un grand nombre de Musiciens des meilleurs de Paris. La composition étoit Mr Charpentier.

[Mariage de M. de Mesme et Mlle de Brou]* §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 273-281.

 

Le Lundy 23. de ce mois, Mr le President de Mesme fut marié dans l’Eglise de S. Paul, avec Mademoiselle de Brou. Cette Eglise, quoy que grande, se trouva trop petite pour contenir le concours de peuple qui voulut voir la ceremonie. On fut d’abord averti de l’arrivée de la Mariée par un bruit éclatant de Tambours, qui se fit entendre à l’entrée de l’Eglise, & qui fut suivi de la Simphonie qui estoit dans l’Orgue. La Mariée fut conduite par Mr l’Abbé de Mesme dans le Choeur, au pied du grand Autel, où elle se mit à genoux vis à vis de Mr de Mesme, sur un Prie-Dieu posé sur un grand tapis de Turquie. Les Ducs, les Duchesses, & autres Parens, & les personnes de la premiere qualité, qui accompagnoient les Mariez, ayant tous pris leurs places dans des Fauteüils, la celebration du mariage fut faite par Mr l’Evêque d’Amiens, Oncle de la Mariée, & ensuite la Messe dite Mr le Curé de Saint Paul, tandis que l’Orgue & la Simphonie se faisoient entendre de toutes parts. Aprés la Messe, Mr le President de Mesme, accompagné de Mesdames de Vivonne, d’Elbeuf, & des plus proches Parens, remena la Mariée chez Madame sa Mere. Il se retira ensuite en son Hostel, & tout le monde se separa. Sur les six heures du soir, Madame la Duchesse de Vivonne, & Madame la Comtesse de Nancré, comme plus proches Parentes de Mr de Mesme, allerent prendre la Mariée, & la menerent à l’Hostel de Mesme, où elle fut receuë par Mr de Mesme, & par un grand nombre de personnes de la premiere qualité, qui l’attendoient. Elle fut conduite dans le grand Appartement de l’Hostel de Mesme, qui estoit superbement meublé & où l’on voyoit briller de toutes parts la magnificence, la propreté, le bon goust, & la delicatesse. On passa jusqu’à huit heures à recevoir tous les Conviez, Monsieur le Duc visita dans ce temps-là Madame de Mesme, & aprés le compliment ordinaire, on se rendit dans l’appartement à l’Italienne, où toute la Compagnie fut regalee d’un excellent concert de Musique. Sur les neuf heures, on monta dans une grande Salle, où le Soupé se trouva servi. Cette Salle estoit éclairée par un grand nombre de Lustres & de Bougies. Il y avoit deux tables de grandeur égale, de trente couverts chacune, & un buffet d’une extrême magnificence. La Mariée, & toutes le Dames se mirent à une même table, & tous les Homme à l’autre, avec cette circonstance, que cette table se trouvant plus remplie qu’il ne falloit, Mr de Mesme en fit dresser un troisiéme où il se mit avec Mr le Duc d’Elbeuf, & deux ou trois autres personnes. Les viandes furent servies par quarante Suisses divisez en quatre quadrilles, distinguées par quatre differentes couleurs. Quatre Maistres d’hostel avoient soin de servir chaque table, & quarante Valets de chambre estoient occupez à donner à boire, sans qu’il y eust une seule personne de Livrée dans la Salle. Le repas, fut composé de tout ce qu’il y avoit de plus delicat pour la saison ; mais l’ordre & la propreté fut ce qu’il y eut de plus admirable. Dés qu’on fut à table, on entendit dans une Salle voisine toute la Simphonie de l’Opera, qui ne discontinua point pendant ce repas. Quelque soin que quatre Suisses eussent pris de refuser l’entrée de l’Hostel à toutes autres personnes qu’aux Conviez, la maison ne laissa pas de se trouver remplie d’un peuple infini, que la curiosite aussi-bien que l’affection que tout le monde, pour de Mr de Mesme, avoit porté à vouloir estre témoin de cette feste. Aprés le Soupé, toute la Compagnie descendit dans l’appartement à l’Italienne, où l’on trouva encore un autre concert de Musique qui dura jusques à minuit. Ensuite la Mariée fut conduite dans son appartement, & aprés qu’elle fut deshabillée, tous les Conviez s’en retournerent chez eux.

Air nouveau §

Mercure galant, mai 1695 [tome 5], p. 315-316.

On estime fort icy l'Air nouveau que je vous envoye gravé, & dont vous allez lire les paroles.

AIR NOUVEAU.

Avis pour placer les Figures : l’Air doit regarder la page 316.
Quand on aime bien tendrement,
On ne peut estre un jour sans voir ce que l'on aime,
Et l'absence d'un seul moment
Fait souffrir un chagrin extrême.
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