1696

Mercure galant, août 1696 [tome 8].

2017
Source : Mercure galant, août 1696 [tome 8].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, août 1696 [tome 8]. §

Paraphrase sur le Pseaume, Quàm bonus Israël Deus his qui recto sunt corde ! §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 26-37.

Je vous envoye la Paraphrase dont je viens de vous parler. La lecture de cet Ouvrage vous fera connoistre que jamais Mr Boyer n’a écrit avec plus de force, ny plus nettement.

PARAPHRASE
SUR LE PSEAUME,
Quàm bonus Israël Deus his qui recto sunt corde !

Que le Seigneur est bon ! sa divine clemence
Se répand tous les jours avec magnificence
 Sur les vrais Enfans d’Israël.
 Le merite de l’innocence
Est un puissant attrait aux yeux de l’Eternel.
***
Mon ame cependant foible & mal éclairée
Eleve contre luy des murmures ingrats.
 Ma raison qui s’est égarée,
En détournant mes yeux de la route assurée,
A presque dans l’erreur précipité mes pas.
***
Je n’ay pû voir sans trouble & sans envie
 Les prosperitez du Pecheur.
L’heureuse paix, le bonheur de sa vie,
Allument dans mon sein la jalouse fureur.
***
J’attendois que la foudre, ou quelque grand supplice
Rendroient sa fin honteuse & son trépas affreux,
Et que le Dieu vangeur, en se faisant justice,
Consoleroit enfin l’innocent malheureux.
Le Pecheur ne voit rien qui trouble sa fortune :
 Nul mal n’offre à son souvenir
Les horreurs de la mort, & l’idée importune
 Du tenebreux & terrible avenir.
***
 Il s’endort sur son indolence.
 Libre de crainte & de douleur,
 Il fonde sur son opulence
 L’éternité de son bonheur.
***
 Bien qu’il soit tout ce que nous sommes,
 Il semble né sous d’autres loix ;
 Et ne sentir ny le joug, ny le poids
Des maux sous qui l’on voit gemir les autres hommes.
***
 Ainsi-tout fier de sa prosperité,
 Loin de rougir de son impieté,
 Il aime à la rendre publique,
Et se couvrant de son iniquité,
 Il en flate sa vanité
Comme d’un ornement superbe & magnifique.
***
Il cherche avidement toutes les voluptez,
Et suit tous les appas dont les sens sont flatez ;
 Sa vie est une longue yvresse.
 Idolâtre de ses plaisirs,
 Vers eux il retombe sans cesse
 Comme au centre de ses desirs.
***
Il medite toujours & roule en sa pensée
La noire calomnie & l’erreur insensée,
Toujours prest, toujours prompt à les faire éclater :
 Et du haut de ce rang sublime,
 Où son orgueil l’a fait monter
 Par l’injustice & par le crime,
Il parle fierement, & se fait écouter.
***
Sa langue jusqu’au Ciel, au mépris du tonnerre
 Eleve sa témerité,
 Et sa noire malignité
 Se répand sur toute la terre.
***
 Son bonheur avec sa puissance
 Attire la foule chez luy.
Tous les Peuples flatez d’une douce esperance,
Avec empressement cherchent dans son appuy
La longueur des beaux jours, & l’heureuse abondance.
***
 Dieu, disent-ils, ne sçait-il pas
 Tout ce qui se passe icy-bas ?
Entre le Ciel & nous est-il quelque distance
 Qui nous cache au Dieu d’Israël,
Ou quelque ombre qui puisse à cet œil éternel
D’un desordre si grand ôter la connoissance ?
***
Les richesses, les biens à ses Enfans promis,
Et qui de son amour sont les marques fidelles,
 Sont aux mains des Peuples rebelles,
 À la honte de ses Amis.
***
C’est donc en vain, grand Dieu, que mon obeissance
A rempli vostre loy dans toute sa rigueur ;
En vain j’ay conservé la pureté du cœur,
 Et la gloire de l’innocence.
 Rien ne m’a separé de vous.
J’éprouve cependant tous les maux de la vie,
 Et je suis accablé des coups
Qui devroient écraser la teste de l’Impie.
***
Mais que dis-je, Seigneur ? j’imite & je deffens
 La Nation idolatre & rebelle.
  Prèvaricateur infidelle,
Je parle son langage, & donne à vos Enfant
L’exemple scandaleux d’une erreur criminelle.
***
 J’ay par de longs & penibles efforts,
Sondé vostre sagesse & ses divins ressorts.
Dans ses profonds secrets ma raison s’est perduë.
Une vaine recherche a rebuté mes yeux,
 Et de mes regards curieux
 J’ay vû l’audace confonduë.
***
Vostre justice enfin ceder à vostre bonté,
Et me faisant entrer dans vostre Sanctuaire,
J’ay de vos Jugemens dévoilé le mistere
Et du Pecheur seduit par son impunité
 J’ay compris l’orgueil temeraire,
 Et l’affreuse felicité.
***
Vous placez les Pecheurs dans un rang honorable ;
Mais ils ne sentent pas qu’en se croyant heureux,
Leur cheute d’autant plus devient inévitable,
 Que le piege tendu pour eux,
Devient sous les appas d’un sort si favorable
 Plus glissant & plus dangereux.
***
Cette fausse grandeur si longtemps respectée,
Et que l’illusion d’un espoir decevant
 A trop indignement flatée,
D’un seul soufle du Dîeu vivant
 Est dans l’abîme du neant
 Soudainement précipitée.
***
Tel qu’un songe enfanté dans le sein du sommeil
 Se dissipe dans le réveil,
 Telle sera la gloire de l’Impie.
 Vous ferez voir aux Peuples étonnez,
Pour détromper leurs yeux qu’il avoit fascinez,
De toute sa grandeur l’image évanoüie.
***
Que si je n’ay pû voir sans estre transporté
D’étonnement, de douleur & de rage,
 Le regne de l’impieté ;
Si ce spectacle affreux a glacé mon courage
 De honte & de stupidité,
 J’attendois de vostre clemence
Qu’elle m’éclairciroit sur tout ce que je voy,
Et feroit à mes yeux, pour consoler ma foy,
 Triompher vostre Providence.
***
Vous avez rassuré mon esprit incertain
Dans les égaremens de mes folles pensées,
Et vous m’avez tiré, me tenant par la main,
 De ces routes embarassées
 Qui confondent le cœur humain.
***
Tout plein de vostre amour, & conduit par luy même,
Je retrouve en luy seul ma force & tout mon bien.
 C’est ma felicité suprême
De m’attacher à vous par ce sacré lien.
 Tout ce qui n’est pas vous, n’est rien,
Et je ne suis heureux qu’autant que je vous aime.

[Epistre en Vers] §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 108-114.

Vous me devez tenir quelque compte du soin que je prens de vous envoyer ce que je puis recouvrer des Ouvrages de Mademoiselle l’Heritier, dont l’heureux talent vous est connu. Voicy une Epistre & une Elegie de sa façon, qui me sont tombées entre les mains.

À MADEMOISELLE
D’ALERAC,
En luy envoyant une Elegie sur la mort d’Acante.
EPISTRE.

Je ne suis aujourd’huy badine ny naïve,
Je vais grimper mes vers sur les grands sentimens.
Aimable d’Alerac, daignez estre attentive
Aux accens langoureux d’une Muse plaintive
Qui va chanter deux malheureux Amans.
Vous qui me reprochez que l’amour ny ses chaisnes
 N’excitent jamais ma pitié,
 Quoy qu’il soit vray que l’amitié
Fasse seule à son gré mes plaisirs & mes peines.
Je sçay parler de feux, de soupirs, & de gesnes :
 Vous m’allez voir plaindre le sort
D’une Iris de ces lieux aussi tendre que belle,
Qui d’un Amant chery pleure la triste mort.
 Jusqu’au tombeau cet Amant fut fidelle,
Je croy que de nos jours on n’en pourra compter
 Aucuns qui veüillent l’imiter.
Vainement d’Amadis l’heureux temps se rappelle,
Vainement Celadon offre un parfait modele,
 On ne sçait plus que coquetter.
La tendresse regnante est fort propre à gâter
 Le cœur ainsi que la cervelle,
Sage, & cent fois heureux qui peut s’en exempter !
 En étalant cette Morale,
Si je croyois changer & le siecle & les mœurs,
 Mon erreur seroit sans égale.
 Mais puisqu’une étoile fatale
Fait qu’on ne peut fixer l’inconstance des cœurs,
Laissez-moy, s’il vous plaist, tranquillement médire
 De l’Amour & de son empire.
Ce commerce coquet de trompeuses ardeurs
Ne merite-t-il pas mille traits de satyre ?
 Il est vray que si j’apprenois
 L’heroïque delicatesse
 D’un nouveau Phenix de tendresse,
Comme la rareté m’anime & m’interesse,
 De nouveau je le chanterois.
 Bien-tost vous me verriez encore
Le cœur plein d’enjoüement pleurer par metaphore,
 Mais à parler de bonne foy
Ce sera grand hazard quand j’auray cet employ.
L’usage de traiter comme de Turc à More
Un cœur, dont certain temps on adora la loy,
 S’interrompra fort peu, je croy.
Si je voulois prôner les regrets des Bergeres,
Qui vont se plaindre aux rochers d’alentour,
 De maux que leur cause l’amour :
Par des Amans sujets à des flames legeres,
 Je me donnerois trop d’affaires.
Il vaut mieux celebrer les immortels lauriers
 Qui couvrent le front des Guerriers.
 Je laisse à vostre aimable Muse
 Exactement suivre les pas
 De l’Illustre & tendre la Suze.
Pour moy j’aime à chanter les Heros, les combats,
Et je peindray toujours leurs glorieux fracas,
Sans craindre d’en tracer une image confuse.
Quand je veux celebrer Louis & ses Exploits,
La troupe des neuf Sœurs jamais ne me refuse,
 Le secours de sa docte voix
 On a toujours les Muses favorables
Lors que de ce Heros, le modele des Rois,
 On vante les faits admirables :
 Trop heureux qui vit sous ses loix.
D’Alerac, dont l’illustre & vaillante famille,
Luy marqua son ardeur, & son zele à la fois,
Admirez avec moy la gloire dont il brille ;
Puis écoutez les plaintives chansons
De l’Iris, dont je peins la douleur infinie.
 Vous verrez par leur harmonie
Que je prens bien ou mal toutes sortes de tons.

Elégie sur la Mort d’Acante §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 115-125.

ELEGIE
SUR LA MORT
D’ACANTE.

Las de faire briller sa lumiere feconde
Le bel Astre du jour s’alloit cacher sous l’onde,
Lors que portant mes pas vers un Boccage épais
Où ie voulois chercher le silence & le frais,
J’y vis une Beauté, dont le charmant visage
Enchaîne mille cœurs dans un dur esclavage.
C’estoit la jeune Iris, mais qui dans ce moment
Avoit beaucoup perdu de son vif agrément.
Paroissant se livrer aux plus rudes allarmes,
Ses beaux yeux ne brilloient qu’au travers de ses larmes,
Et leur eau flétrissoit les roses de son teint.
D’un tourment si cruel son cœur estoit atteint,
Que dans l’accablement de sa douleur mortelle
Elle n’apperçut point que i’estois auprés d’elle.
Ainsi je l’entendis sur des tons languissans
Exprimer par ces mots le trouble de ses sens.
 Le Printemps vainement vient embellir nos Plaines,
Ses renaissans attraits vont augmenter mes peines,
Je me souviens, helas ! que son dernier retour
M’enleva pour jamais l’objet de mon amour.
 Trop sensible aux lauriers que donne la Victoire,
Aux combats mon Acante entraîné par la gloire,
Quel que fust sur son cœur le pouvoir de mes yeux,
Se resolut bien-tost d’abandonner ces lieux.
Mais ce jeune Heros, dont l’ame grande & belle
Brûla toûjours pour moy d’une ardeur si fidelle,
Me dit en me quittant d’un air touchant & doux,
Le devoir, belle Iris, va m’éloigner de vous,
Luy seul peut exiger cet effort de ma flâme :
La gloire & vos beaux yeux regnent seuls sur mon ame.
Peut-estre qu’en suivant Louis & ses Guerriers,
Je pourray partager quelqu’un de leurs lauriers :
Et peut-estre qu’aussi l’aveugle destinée
Rendra d’un coup fatal ma course terminée.
Cependant, tel que soit mon sort dans les combats,
Mourant au champ d’honneur je ne m’en plaindray pas.
Mais avant mon départ, apprenez-moy, de grace,
Si pour moy vostre cœur n’a point fondu sa glace.
Si j’apprens que vostre ame est sensible à mes feux,
Après ce doux aveu ie mourray trop heureux :
Ou si dans les perils, le sort malgré les armes,
Veut conserver mes jours pour me rendre à vos charmes,
Je viendray consacrer à vos brillans regards
Les lauriers les plus doux dont m’aura chargé Mars.
Ah, cruel souvenir, dont la douleur me tuë !
D’Acante à ce discours je détournay la vûë.
Son ardeur, ses soupirs, sa generosité,
Triomphoient en secret de toute ma fierté :
Et cependant, helas, cette fierté severe
Vouloit qu’il ignorast qu’il avoit sceume plaire.
Ainsi pour contenter ses injustes rigueurs,
Quoy que je fusse preste à répandre des pleurs,
Je dis en affectant une ame indifferente,
De mon tranquille cœur n’esperez rien, Acante.
Mais cependant croyez, pour soulager vos maux,
Que vous n’aurez pas lieu de craindre vos rivaux.
Ils trouveront toujours ma rigueur inflexible ;
Je me garderay bien d’estre jamais sensible,
Puis qu’aujourd’huy l’on voit l’Amant le plus charmé,
Devenir inconstant si tost qu’il est aimé.
Acante desolé de ma froideur cruelle
Me jura vainement une ardeur éternelle,
Il n’obtint pour ses feux nul espoir de secours,
Mais me voyant former mille vœux pour ses jours,
A travers ses douleurs il garda l’esperance
Que je pourrois enfin couronner sa constance.
Il partit. Quel tourment ! quelle affreuse langueur
Par ce triste départ troubla mon foible cœur !
Je le blâmay cent fois d’avoir pû se deffendre
D’un Amant si parfait, si constant, & si tendre,
Et juray qu’aussi-tost qu’il seroit prés de moy
Il sçauroit mon ardeur & recevroit ma foy.
 Tous les jeunes Amans empressez à me plaire
Attiroient mes mépris, attiroient ma colere.
Je les voyois languir dans un honteux repos,
Bien loin de ressembler à mon charmant Heros,
Dont en cent lieux divers la prompte Renommée
Racontoit les exploits à mon ame charmée.
 Mais que je goutay peu ce plaisir trop flateur !
Bien-tost, helas, bien-tost un coup plein de fureur
Accablant mon Amant sous sa rude tempeste
Malgré tant de lauriers n’épargna pas sa teste.
Quoy, je respire, ah Ciel ! quand une affreuse mort
De cet objet si cher à terminé le sort ?
Encor si dans le cours d’une si belle vie
J’avois à mon Acante, au gré de son envie,
Laissé voir un moment que ses ardens soupirs
M’avoient rendu sensible à ses tendres desirs,
Je ne souffrirois pas une peine si rude.
Mais qui peut adoucir sa triste inquietude ?
Toujours aveuglément ma barbare fierté,
Sans se laisser fléchir par sa fidelité,
Accabloit sous l’orgueil d’une dure conduite
Un Amant dont mon cœur adoroit le merite.
Helas ! pour luy ravir la lumiere du jour,
Sort, que n’attendois-tu du moins que mon amour
Eust appris son ardeur à ce Guerrier aimable.
J’aurois quitté le jour sans estre si coupable.
Mais puisque tout conspire à mes tristes malheurs,
Ne tarissons jamais la source de nos pleurs.
Tant de mois écoulez depuis la mort d’Acante
Me font connoître assez que le temps les augmente.
Mais si lors que vécut ce Heros amoureux,
Je luy fis ressentir un destin rigoureux,
Je veux qu’après sa mort, pour n’estre point ingrate,
De nos tristes amours la tendre histoire éclate.
Ah ! pour éterniser un feu qui fut si beau,
Allons nous enfermer dans le mesme Tombeau.

[Histoire] §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 171-238.

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Vous avez pris trop de plaisir à lire les avantures de la petite Marquise Marquis de Banneville, pour en avoir perdu la memoire. La Dame qui s'estoit donné la peine de les écrire, avoit oublié plusieurs circonstances, dont je n'ay pû jusqu'icy vous faire part, comme vous le remarquerez par l'histoire du beau Sionad, que vous n'avez point veuë, & la même Dame l'ayant ajoûtée, avec plusieurs autres particularitez, je ne veux pas vous priver d'une lecture qui assurément vous sera très-agréable, quoy que la matiere vous en soit déjà connuë pour la plus grande partie.

 

HISTOIRE

De la Marquise-Marquis
de Banneville.

 

Il n'y avoit que six mois que le Marquis de Banneville, Gentilhomme de Berry, estoit marié à une jeune personne, belle, de beaucoup d'esprit & heritiere, lors qu'il fut tué au Combat de Saint Denis. Sa Veuve fut touchée sensiblement. Ils estoient encore dans les premieres ardeurs, & nul chagrin domestique n'avoit troublé leur bonheur. Elle ne se laissa point aller à une douleur éclatante, & sans faire les cris ordinaires, elle se retira à une de ses maisons de campagne, pour y pleurer à son aise, sans contrainte & sans ostentation ; mais à peine y fut-elle arrivée, qu'on luy fit remarquer à des signes certains, qu'elle estoit grosse. D'abord la joye de revoir un petit modele de ce qu'elle avoit tant aimé, s'empara de toute son ame. Elle songea à conserver les précieux restes de son cher Epoux, & ne negligea rien de ce qui pouvait contribuer à sa propre conservation. Sa grossesse fut fort heureuse, mais quand les temps approcherent, mille pensées la vinrent tourmenter. La mort funeste d'un homme de guerre se representa à ses yeux avec toutes ses horreurs ; elle crut voir la même avanture pour ce cher enfant qu'elle attendoit, & ne pouvant s'accoutumer à une idée si triste, elle souhaita mille fois que le Ciel luy donnast une Fille, qui par son Sexe se trouvast à couvert d'une si cruelle destinée. Elle fit plus, & se mit en teste de corriger la nature, si elle ne répondoit pas à ses desirs. Elle prit toutes les précautions necessaires, & fit promettre à sa Sage-femme d'annoncer à haute voix la naissance d'une Fille, quand même ce seroit un Garçon. La chose ainsi resoluë fut aisément executée. L'argent fait tout ; la Marquise estoit la maistresse dans son Chasteau, & la nouvelle courut bien tost qu'elle avoit eu une Fille, quoy que dans la verité elle eust eu un Garçon. On porta l'Enfant au Curé, qui dans la pure bonne foy le baptisa sous le nom de Mariane. La Nourrice fut ainsi gagnée, & la petite Mariane fut élevée par sa Nourrice, qui dans la suite devint sa Gouvernante. On luy apprit tout ce qu'une Fille de qualité doit sçavoir, la Danse, la Musique, le Clavessin. Ses Maistres n'avoient qu'à dire, & dans le moment elle saisissoit tout ce qu'ils avoient à luy dire. Une si grand facilité de genie força sa Mere à luy faire apprendre les Langues, l'Histoire ; & même la Philosophie, sans craindre que tant de sciences se broüillassent dans une teste, où tout se rangeoit avec un ordre admirable ; & ce qui ravissoit en admiration, c'est qu'un esprit si beau sembloit estre dans le corps d'un Ange. Sa taille à douze ans estoit déja formée. Il est vray qu'on l'avoit un peu contrainte dés l'enfance avec des corps de fer, afin de luy faire venir des hanches, & luy faire remonter la gorge. Tout avoit réussi, & son visage, dont je ne vous feray la description qu'à son premier voyage de Paris, estoit déja d'une beauté achevée. Elle vivoit dans une ignorance profonde, ne soupçonnant pas seulement qu'elle pust estre autre qu'une Fille. On l'appeloit dans la Province, la belle Mariane. Tous les petits Gentilshommes voisins, qui la regardoient comme une grande heritiere, luy venoient faire la cour. Elle les écoutoit tous, & répondoit à leurs galanteries avec beaucoup de liberté d'esprit. Mon cœur, disoit-elle un soir à sa Mere, n'est pas fait pour des Provinciaux, & si je les reçois bien, c'est que je veux plaire à tous le monde. Prenez garde, mon Enfant, luy dit la Marquise, que vous parlez come une Coquette. Hé, Maman, laissez-les faire ; qu'ils m'aiment tant qu'ils voudront, que vous importe, pourvû que je ne les aime pas ? La Marquise se réjoüissoit extrémement de l'entendre parler ainsi, & luy donnoit toute liberté avec ces jeunes gens, qui d'ailleurs ne sortoient jamais du respect. Elle sçavoit le fond des choses, & be craignoit point de suite.

La belle Mariane employoit jusqu'à midi a étudier, & le reste du jour à se parer. Après avoir donné, disoit-elle, agreablement, tout le matin à mon esprit, il est bien juste de donner l'apresdînée à mes yeux, à ma bouche, à toute ma petite personne. Et effectivement elle ne commençoit à s'habiller qu'à quatre heures du soir. La Compagnie etoit d'ordinaire assemblée à cette heure là, & se faisoit un plaisir de la voir à sa toilette. Ses femmes de chambre la coiffoient mais elle ajoutoit toûjours d'elle même quelque nouvel agrément à sa coiffure. Ses cheveux blonds retomboient par grosses boucles sur ses épaules. Le feu de ses yeux & la vivacité de son teint éblouissoient & tant de beautéz estoient animées & soutenuës par mille jolies choses, qui sortoient à tous moment de la plus belle bouche du monde. Tout ce qu'il y avoit de jeunes gens autour d'elle étoient dans une espece d'adoration ; aussi n'oublioit-elle rien, pour les piquer encor davantage. Elle passoit elle même dans ses oreilles avec une grace admirable, des pendans, ou de perles, ou de rubis, ou de Diamans. elle mettoit des mouches, & sur tout des imperceptibles, qui étoient si petites, qu'il faloit avoir le teint aussi delicat, & aussi fin qu'elle avoit, pour qu'on les pût appercevoir ; mais en les mettant, elle faisoit mille petites façons, consultant tantôt l'un, tantost l'autre, sur ce qui lui seïoit le mieux. la mere étoit ravie de joie, & se remercioit à tous moment de son habileté. Il a douze ans, disoit-elle tout bas, il faudroit bientost songer à le mettre à l'Academie & dans deux ans, il suivroit son pauvre pere. Et là-dessus transportée d'affection elle alloit baiser sa chere Fille & lui laissoit toutes ces petites coquetteries quelle eust condamnées dans la Fille d'un autre.

Les choses en étoient là, lorsque la Marquise de Banneville fut obligée de venir à Paris solliciter un Procés, que lui fit un de ses voisins. Elle ne manqua pas d'y mener sa Fille, & reconnut dans la suitte, qu'une jolie personne n'est pas inutile dans les sollicitations. La Mere parloit procés au Conseiller, qui souvent l'interrompoit pour luy dire, Madame, vous avez là une belle enfant ; & la dessus Mariane faisoit la reverence, & rougissoit. La Mere recommençoit le narré de son affaire, & le Conseiller tournoit toûjours la teste du côté de la Fille, qui un jour fâchée tout de bon de qu'on n'écoutoit pas sa Mere, mais, Monsieur, dit elle au vieux Conseiller, écoutez donc ce que dit maman. Hé allez ma belle enfant, lui repondit-il, j'écoute des yeux, & je vois que vôtre procès est fort bon. Venez seulement me solliciter de temps en temps & soyez toûjours aussi sage que vous estes belle.

La Marquise de Banneville en arrivant à Paris, alla voir la Comtesse d'Aletref, son ancienne amie, & luy demanda ses avis & sa protection pour sa Fille. La Comtesse fut frapée de la beauté de Mariane, & la baisa avec tant de plaisir qu'elle y retourna plusieurs fois. Elle se chargea de sa conduite, pendant que la mere vaqueroit à ses procés, & promit de ne pas la laisser manquer de plaisirs. Elle ne pouvoit tomber en meilleure main. La Comtesse née pour la joye, avoit trouvé le moyen de se separer d'un Mary incommode, non qu'il ne fust homme de merite aimant le plaisir aussi-bien qu'elle, mais ne convenant pas dans le choix de leurs plaisirs, ils avoient l'esprit de ne se point contraindre, & de suivre chacun son inclination. La Comtesse avoit esté assez jolie de visage, la taille mal faite. L'envie d'avoir des Amans avoit cedé à l'envie d'avoir de l'argent, & le jeu estoit devenu sa passion dominante. Elle avoit une fille d'une beauté parfaite, & si belle à douze ans, qu'on craignoit pour la durée, & que des traits formez de si bonne heure, ne perdissent bien tost le mignon, qui en faisoit tout l'agrément. La petite Mariane fut reçûë à bras ouverts & de la mere & de la fille, à qui elle tenoit compagnie, pendant que la mere joüoit. Elles se faisoient fort grand plaisir l'une à l'autre, & se consoloient ensemble des petites incivilitez que le jeu leur attiroit journellement.[...] C'est ainsi que ces deux jeunes personnes moralisoient au dessus de leur âge. À voir leur petit minois, fin, delicat, éveillé, on ne les eust pas cru capables de reflechir sur les vices du temps, & selon les apparences, les Fontanges, les Jardinieres devoient tenir le premier rang dans la plupart de leurs conversations.

Cependant la marquise de Banneville dormoit en paix. Elle connoissoit assez la reputation de la Comtesse, qui n'y prenoit pas garde de si prés, & jamais elle ne luy eust confié sa veritable Fille ; mais pour Mariane, outre qu'elle l'avoit élevée dans des sentimens de vertu, elle voulut un peu, pour se divertir, la laisser sur sa bonne foy, se contentant de luy dire, qu'elle alloit monter sur un Théatre bien différent de celuy de la Province ; qu'elle y trouveroit à chaque pas des Amans aimables, tendres, passionnez (ce qui n'estoit pourtant pas trop vray) qu'il ne faloit pas les croire legerement, & que si son cœur se sentoit foible, elle vinst à elle luy conter tout ; qu'à l'avenie, elle la regarderoit comme son amie, plustôt que comme sa Fille, & lui donneroit les conseils qu'elle prendroit pour elle même.

Mariane, que l'on commença a nommer la petite Marquise, promit à sa mere de lui decouvrir tous les mouvemens de son coeur, & se fiant sur le passé, elle crut pouvoir affronter sans peril la galanterie de la Cour de France. C'eust été une entreprise bien temeraire il y a trente ans. On lui fit des habits magnifiques ; on essaya sur elles les modes les plus nouvelles. La Comtesse qui presidoit à tout cela, prit soin elle-même de la faire coiffer par Mademoiselle de Canillac. Elle n'avoit que des boucles d'oreilles d'enfant & peu de pierreries. La mere donna toutes les siennes, qui estoient mal en œuvre, & sans faire beaucoup de dépense, on trouva moyen de luy faire deux paires de pendans d'oreilles des Diamans, & cinq ou six poinçons pour mettre dans ses cheveux. Il n'en faloit pas davantage pour la parer extremement. La Comtesse luy envoya son carosse l'aprés dinée & la menoit à la Comedie, à l'Opera, ou dans des maisons de jeu. On l'admiroit par tout. Les filles & les femmes ne pouvoient se lasser de lui faire des caresses, & les plus belles n'avoient aucune jalousie des louanges qu'on donnoit à sa beauté. Certain charme caché, qu'elles sentoient sans le comprendre, entrainoit leurs coeurs, & les forçoit à rendre un hommage sincere au merite de la petite Marquise ; car personne ne lui échapoit, & son esprit encore plus imperieux que sa beauté, lui faisoit des conquestes plus seures & plus durables. On estoit pris d'abord par un teint d'une blancheur éblouissante ; un incarnat toûjours renaissant surprenoit toûjours. Ses yeux étoient bleux & n'en étoient pas moins vifs ; ils sortoient de deux paupieres épaisses, qui rendoient leurs regards plus tendres & plus languissans. Le tour du visage etoit ovale & sa bouche vermeille & rebordée pesentoit dans le tems même qu'elle parloit le plus serieusement, vingt petits trous creusez par les Graces, & autres plus aimables qu'elle formoit en riant. Un exterieur si charmant étoit soutenu par tout ce qu'une bonne éducation peut ajouter à une nature excellente. La petite Marquise avoit sur le visage, un lustre de modestie, qui lui attiroit le respect ; elle sçavoit distinguer les temps, & n'alloit jamais à l'Eglise qu'avec des coiffes, point de mouches, évitant l'étalage, que recherchent la plupart des femmes. Il faut, disoit-elle, prier Dieu à la Messe, & danser au bal, & le faire de tout son coeur.

Il y avoit trois mois qu'elle passoit la vie fort agreablement, lors que le Carnaval arriva. Tous les Princes, tous les Officiers étoient revenus de l'armée, & les divertissemens publics se réchauffoient de toutes parts. Chacun faisoit des parties de plaisirs, & M... preparoit un grand bal dans son Palais. Ce Prince aussi beau que vaillant, aussi aimable parmi les Dames, que fier parmi les soldats, vouloit qu'on se divertît dans sa maison, & selon sa coutume, on y disposoit toutes choses pour la feste du Lundi gras. La Comtesse qui n'estoit plus assez jeune pour aller au bal à visage découvert, y voulut aller en masque, & mit la petite Marquise de la partie. On l'habilla en Bergere avec des habillemens trés simples, mais trés propres. Ses cheveux qui lui pendoient à la Ceinture, étoient renouez en grosses boucles avec des rubans couleur de rose ; ni perles ni Diamans, de belles cornettes ; deux ou trois petites mouches, elle n'étoit parée que d'elle-même & ne laissa pas d'attirer tous les regards. La beauté y étoit alors dans son triomphe. La Princesse de C... & Madame la D...... étoient arrivées de V.... incognito. La Duchesse d'H..... & la Marquise de R... y disputoient de charmes, & l'on y remarquoit avec encore plus d'etonnement & de plaisir, le beau Prince Sionad, qui aprés avoir vaincu les ennemis du Roi par la force de son bras, venoit sous des habits de femme disputer au beau Sexe, & remporter au jugement des connoisseurs, le prix de la souveraine beauté.

En entrant dans le bal, la Comtesse prit son parti, & s'alla mettre derriere le beau Sionad. Ma Princesse, luy dit elle en l'abordant & lui presentant la petite Marquise, voici une petite Bergere, qui n'est pas indigne de quelques uns de vos regards. Elle s'approcha aussitost avec respect, & voulut baiser le bas de la robe du Prince, ou pour mieux dire, de la Princesse, mais il la releva & l'embrassant avec tendresse, la belle Enfant, s'écria-t-il avec transport, les jolies traits ! Quel souris ! quelle finesse ! Ou je me trompe, ou elle a encore plus d'esprit que de beauté. La petite Marquise n'avoit encore répondu que par une petite mine riante & modeste, lorsque le D.... de C...... la vint prendre pour danser. Le respect que toute la Compagnie devoit à ce grand Prince, attira d'abord les yeux & l'attention, mais quand on vit avec quelle grace la petite Marquise lui rispostoit sans estre embarassée, son oreille, sa legereté, ses petits sauts en cadence, ses souris fins sans estre malicieux, l'eclat nouveau qu'un exercice violent répandoit sur son visage, on fit dans toute la salle comme de concert, un profond silence. Les violons eurent le plaisir de s'entendre, & chacun parut occupé de la voir & de l'admirer. La dance finit avec des acclamations, dont le Prince, tout beau & tout aimé qu'il est, n'eut que la moindre partie.

À peine la Marquise de Banneville fut elle retournée chez elle, que sa Fille lui dit ; Est-il possible, ma chere, Maman, que cette belle Princesse, qui m'a fait tant d'amitiez au bal, qui est si belle, si aimable, soit un garçon ? La Comtesse d'Aletref me l'a dit tout bas, mais pour moi je ne le sçaurois croire. Cela est pourtant vrai, repliqua la Mere, & la premiere fois que nous verrons la Comtesse, je la prierai de nous conter son histoire. Oh pour moi, s'écria la petite Marquise avec une simplicité admirable, je ne crois pas que je voulusse m'habiller en Fille, si j'étois garçon. Ne jurez de rien, reprit sa mere. Contentez-vous, ma chere Enfant de faire vôtre devoir, & ne trouvez jamais à redire à ce que font les autres.

Le lendemain, la Comtesse d'Aletref étant venuë les voir, elles la mirent d'abord sur le beau Sionad. Ah Madame, lui dit la petite Marquise en lui baisant les mains, contez-nous les avantures d'une si belle Princesse. Maman m'a dit que vous sçaviez tout. Il est vrai reprit-elle, que personne ne sçait mieux que moi, tout ce qui regarde le beau Sionad. Le Prince qui luy a donné la naissance m'avoit fait l'honneur de me charger de son éducation, par ce que mon mari a été autrefois Ambassadeur auprés de lui, & je ne l'ai abandonné à lui même, que depuis qu'il va à la guerre. Je satisferai vôtre curiosité, ma belle Enfant, quand vous voudrez. Tout à l'heure, Madame, dit la petite Marquise en se jettant à son cou. Vous êtes vive, reprit la Comtesse, mais vous étes si aimable, qu'il faut faire tout ce que vous voulez.

 

HISTOIRE

Du beau Sionad.

 

Le beau Prince dont j'ay à vous entretenir, est né dans les glaces du Septentrion. Le Prince son Pere l'eut en secret de la belle Sophie, qui pour cacher son avanture amoureuse, voulut danser au Bal trois jours aprés estre accouchée, & par là contracta une maladie qui luy donna la mort au bout de sept ou huit mois, les apparences de l'honneur luy ayant paru plus précieuses que la vie. Sa perte redoubla la tendresse du Pere envers l'Enfant, reste unique d'une Mere si vertueuse. On n'épargna rien pour le conserver dans un âge fort tendre & une complexion si delicate. Il avoit, comme vous le voyez, toute la beauté, & par conséquent toute la delicatesse de la belle Sophie. Enfin dès qu'il eut atteint l'âge de douze ans, le Prince son Pere n'estant pas content des Maistres de son pays, & ne le les croyant pas assez habiles, l'envoya en France, pour y achever des études qu'il avoit fort heureusement commencées. Il luy donna un équipage honneste, mais modeste, ne voulant pas qu'il fust connu pour ce qu'il estoit, & luy fit porter le nom de Comte de Garden. Son Gouverneur eut ordre de s'adresser à moy, & de prendre mon avis en toutes choses. Je le mis au College d'Harc.... le plus beau de Paris, & en meilleur air. Le jeune Comte s'y perfectionna bien-tost dans la connoissance des Langues, & devint le premier de ses Classes. On songea vers la fin de l'année à representer une Tragedie, selon la coutume. Le Regent prit pour objet les amours d'Alexandre & de Statira ; il falloit donner les Personnages ; on choisit le Comte de Garden pour representer la Princesse. Sa beauté n'estoit pas encore dans l'estat de perfection où vous la vîtes hier. Il n'avoit que quinze ans ; tous ses traits n'estoient pas encore formez, mais on ne laissoit pas déja sur son visage le plus beau teint du monde, le plus ébloüissant de blancheur, avec un incarnat qui ne paroissoit pas naturel, tant il estoit bien placé, & toujours égal, quelque temps qu'il fist. Quoy, Madame, interrompit la petie Marquise, le teint de ce beau Prince est naturel ? J'aurois juré qu'il mettoit du rouge. Non, reprit la Comtesse, il ne doit qu'à la nature ce que nous admirons en luy, & ce n'est pas à vous, petite Marquise, avec les couleurs que vous vous presentez à trouver cela extraordinaire.

Mais pour revenir à son histoire, son Gouverneur vint m'avertir deux mois avant qu'on representast la Tragedie, que son Maistre y devoit faire un des principaux Personnages, & qu'il avoit recours à moy pour l'aider à y réussir. J'allay aussi-tost au College, & trouvay que ces bons Regens avoient les yeux justes, de choisir le petit Comte pour en faire une Fille. Je luy demanday si ce personage luy feroit plaisir, & il me dit qu'il n'en sçavoit rien. Helas ! je me reproche de luy avoir mis dans la teste l'amour de luy-même. Il ne sçavoit pas qu'il estoit beau, je l'en fis appercevoir. Je luy donnay un miroir de poche, je le poudray, je luy mis des mouches, je luy fis percer les oreilles pour y mettre des pendans de Perles & de Diamans, dans la crainte que ceux que luy préterois, ne tombassent sur le theatre en déclamant. Je me chargeay de luy faire faire une robe magnifique, & même pour l'accoutumer, je luy envoyay deux jours aprés un Maistre à danser, pour luy apprendre à marcher & à faire la reverence en Fille, & même à conduire ses yeux avec la modestie du Sexe. J'estois entestée du jeune Comte, & voulois absolument qu'il réussist à tout ce qu'il entreprendroit.

Mes soins ne furent pas inutiles. Je l'allois voir au College tous les huit jours, & le trouvoit toujours changé. [...] Sa démarche estoit toute changée, & jusqu'au ton de sa voix, il l'avoit adouci pour paroistre entierement Fille. [...]

Enfin, huit ou dix jours avant la Tragedie je l'amenay chez moy, pour l'accoutumer entierement aux habits de femme. Je luy mis dés le lendemain ceux que je luy avois fait faire exprès, qui luy allerent admirablement ; & comme ce n'estoit point des habits de Comedien, je le menay avec moy à l'Opera & à la Comedie, où chacun se récria sur sa beauté. Je le menay aussi deux ou trois fois au College pour repeter son rôle avec les autres. Il avoit tout l'air d'une Fille ; on luy portoit la queuë. [...] & quoy qu'il ne fust pas aussi paré de Diamans qu'il le devoit estre le jour de la Tragedie, on ne laissoit pas de l'admirer, & les Regens me remercioient bien affectueusement du soin que j'en prenois. Il passoit comme en triomphe au milieu de la cour, [...].

En fin le jour de la Tragedie etant arrivé, je pris plaisir à l'habiller moi-même. Sa robe étoit de tafetas incarnat, recouvert par tout d'une broderie d'argent fort legere, la jupe de même. Toutes les tailles de sa robe étoient marquées par des Diamans. Il avoit sur la tête un petit bonet à l'antique dont le devant étoit tout garni de Diamans. Le dessus étoit couvert de plumes incarnat & blanc en aigrette. Ses cheveux sortoient de tous côtez de dessous ce bonnet par grosses boucles ratachées avec un ruban incarnat. On voyoit entre ses cheveux des pendans d'oreilles de gros Diamans, qui jettoient un grand eclat. Un colier de grosses perles étoit autour de son cou, & il pendoit sur sa gorge une croix de Diamans & de Rubis. je lui mis avec le plus grand plaisir du monde sept ou huit mouches, mais par malheur nous nous oubliames en l'ajustant.La Tragedie devoit commencer à une heure selon la coutume, & il en étoit deux que nous n'étions pas encore sortis de chez moy. On nous vint querir en grande hâte & je crus en arrivant au College que tout étoit perdu. Madame, me dit le Principal, les yeux rouges de colere, on vous attend il y a plus d'une heure, & le monde s'impatiente. On representoit la Tragedie dans la Chapelle. Je passai par la petite porte, & montant sur le teatre je fis avancer ma petite Princesse, & dis tout haut. Nous vous avons fait attendre, mais c'étoit pour parer la Reine Statira. Chacun cria qu'elle étoit belle comme un Ange, & la Tragedie commença. Je ne vous dirai point qu'elle y fit des merveilles, mais ce qui vous surprendra, c'est qu'à la distribution des prix, le Comte en eut trois, se montrant superieur aux autres par la science, aussi bien que par la beauté.

Comme je m'étois apperceuë qu'il étoit fort aise d'être habillé en fille, je luy dis le soir pour me réjouir, Monsieur le Comte, voilà la Tragédie jouée. Il faut reprendre l'Epée & le Justaucorps. Il y a assez longtems, que vous vous contraignez. Moy, Madame, me contraindre, reprit-il avec précipitation, & croyant que je parlois tout de bon ! Je ne me suis point contraint, & c'est un fort grand plaisir pour moy, d'entendre par tout où je vais, ah la belle fille ! la jolie enfant ! qu'elle est aimable ! Je serois cens ans avec un Justaucorps & une Epée, qu'on ne me diroit rien de pareil. Je l'embrassai de tout mon coeur, & luy dis, hé bien, ma belle Princesse, vous serez fille, tant que vous serez avec moy. Je luy fis faire trois ou quatre habits plus galans que magnifiques, & luy achetay toutes sortes de garniture de tête. Je manday par le premier Courier au Prince son Pere, toutes nos petites avantures & il m'envoya de grosses lettres de change, non seulement pour payer tout ce que nous avions depensé, mais même pour acheter des pendans d'oreilles & quelques bagues, qu'on n'est pas bien aise d'emprunter toûjours. Ainsi la belle Princesse de Garden parut à la Cour & à la Ville dans tout son éclat. Tout le monde la prenoit pour une fille, & ceux même, qui sçavoient son histoire, avoient peine à s'imaginer la verité. Nous faisions tous les jours des parties de divertissement. Un jeune Prince de Saxe, qui étoit à Paris à l'Académie, nous donna bien du plaisir. Il devint amoureux de la Princesse, & ne nous quittoit point d'un pas. Nous le trouvions par tout, à l'Opera, à la Comedie, aux Tuilleries. Son Gouverneur, qui avoit oui dire dans les Universitez d'Allemagne, qu'il faut un peu d'amour pour débourrer les jeunes gens, ne s'opposoit point à une passion, qu'il croyoit fort innocente. Il luy fournissoit tout l'argent, dont il avoit besoin pour ses galanteries, & même pour avancer les affaires, il vint un jour me trouver & me dit avec une franchise, qui me charma. Madame, je viens à vous. Monsieur le Prince de Saxe est amoureux de Madame la Princesse de Garden. Il ne dort ni ne mange. ayez pitié de luy, & permettez qu'il puisse la voir à son aise. Il est sage, il aime de tout son cœur. Qu'y a-t-il à craindre ?

À ce discours du bon Allemand, je ne pus m'empêcher de rire, mais m'étant un peu remise, je pris mon serieux. Monsieur, luy dis-je, vous ne connoissez pas les dames Françoises. Elles ont beaucoup de liberté, mais elles n'en abusent pas, & quand on vient tout droit à leur parler d'amour, on n'est jamais écouté. Il faut de longs détours, se servir d'insinuation, que les petits soins fassent entendre ce qu'on pense. C'est un métier qu'on n'apprend qu'en le faisant, vôtre Prince est jeune, il a du temps devant luy. S'il aime, il trouvera le moyen de se faire aimer. Je faisois bien la méchante, mais je m'humanisay bientost. J'avois envie de me divertir. Je permis au Prince de Saxe de venir chez moi. la Princesse de Garden le receut avec civilité. Il étoit toûjours à ses genoux & luy contoit ses raisons. À peine sçavoit il vingt mots françois & cependant la bouche ne luy fermoit point. Il disoit bien, & n'avançoit gueres. La Princesse ne le pouvoit pas souffrir, & quand la Saint Remy fut venuë & qu'on parla de retourner au College, elle s'en consola, en pensant, qu'elle ne seroit plus exposée à la tendresse du Saxon. Ce fut pourtant avec bien de la peine, qu'il falut quitter tous les agréments d'une Princesse fort aimable, pour endosser le harnois d'un écholier fort mal propre.

L'année suivante se passa à peu prés de la même maniere, mais au Printemps de 1694. le jeune Comte voulut absolument aller à la guerre. Il avoit dix-sept ans, & il en a presentement dix-neuf. Il a fait deux Campagnes, & s'est fait connoistre digne de sa naissance ; mais quand l'hiver ramene la saison des divertissemens, il se souvient de sa beauté, qu'il oublie pendant qu'il se faut battre, & se fait un plaisir assez souvent de prendre les habits du beau Sexe, qui ne luy sont pas desavantageux. Vous fustes hier témoin de ses charmes, & qu'à la réserve de la Princesse de C..... & de Madame la D.. qui le disputeroient à Venus, je ne dis rien de vous, petite Marquise, il attiroit toute l'attention du Bal, & en faisoit l'un des principaux ornemens.

Voilà tout ce que j'ay à vous dire du beau Sionad, mais je suis trompée si vous ne le connoissez bien tost aussi bien que moy. Il m'a fait voir beaucoup de curiosité pour la petite Marquise, & s'il me prioit de l'amener icy ; vous luy diriez, Madame, que cela ne se peut pas, reprit brusquement la petite Marquise. Nous n'avns que faire de tous ces Etrangers, qui ne sortent plus d'une maison quand une fois ils y sont entrez. Mais, Madame, il ne vous en priera pas. Ces beaux garçons s'aiment, & n'aiment qu'eux. Il estoit tard, la conversation finit, & la Comtesse retourna chez elle plus enchantée que jamais de la petite Marquise. elle ne pouvoit plus s'en passer, & pour en joüir tout à son aise, elle voulut luy donner un appartement dans sa maison, mais la Mere n'y voulut jamais consentir. la petite Marquise avoit prés de quatorze ans, & il estoit important pour le secret de sa naissance, que personne n'approchast d'elle familierement. Sa seule Gouvernante la levoit & la couchoit, elle estoit encore dans une profonde ignorance sur son estat, & quoy qu'elle n'eust beaucoup d'Amans, elle ne sentoit rien pour eux, uniquement attentive à elle même & à sa propre beauté. On ne luy parloit d'autre chose ; elle avaloit à longs traits un breuvage si delicieux, & se croyoit la plus belle personne du monde, d'autant plus que son miroir l'assuroit tous les jours de la même chose.

Cette Histoire se trouvant plus longue qu'elle ne m'avoit paru, je suis obligé d'en remettre la suite jusqu'au mois prochain, pour vous faire part des nouvelles de la guerre.Voir la suite dans cet article

[Ceremonie faite en l'Eglise Sainte-Geneviéve] §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 266-280.

 

Vous vous souvenez, Madame, qu'en l'année 1694. trois mois de secheresse obligerent Mr l'Archevêque de Paris d'ordonner des Processions particulieres pendant neuf jours, par un Mandement du 14. de May. Mrs les Prevosts des Marchands & Echevins, accompagnez des Conseillers & Quartiniers de la Ville, sortirent le 19. de ce mois de l'Hostel de Ville à pied, en robes noires, & aprés avoir fait leurs stations à Nostre-Dame, ils allerent entendre la Messe à Saint Geneviéve, où au nom de toute la Ville, ils demanderent à Dieu par l'intercession de cette sainte Patronne de Paris, les secours qui leur estoient necessaires. Mr l'Archevêque, qui avoit sceu leur dessein, se rendit en même temps dans la même Eglise, & il y dit la Messe pontificalement, estant servi seulement par les Officiers de Mr l'Abbé de Sainte Geneviève. Le 27. May de la même année la Procession generale se fit, aprés que le Parlement l'eut ordonnée par un Arrest, qu'il rendit sur l'ordre exprés qu'il en avoit receu de Sa Majesté. Elle fut fort solemnelle, & vous en sçavez la marche, & toutes les ceremonies qui s'y pratiquerent. La Messe ayant esté dite à Nostre Dame, & tout le monde en estant sorti pour accompagner la Chasse de Sainte Geneviéve, à peine fut-elle dans son Eglise, & Mrs de Ville dans leur Hostel, qu'il tomba une pluye tres-abondante, qui fut un signe de l'heureuse recolte des biens de la terre qu'on devoit avoir. En effet, toutes les Provinces du Royaume se trouvérent tres-fertiles en toutes sortes de fruits, & Mr l'Archevesque ordonna le 9. Aoust suivant, des Prieres de Quarante-heures par toutes les Eglises de son Diocese, pour en rendre grace à Dieu. Mrs les Prevost & Echevins, qui avoient esté le 19. May à Sainte Geneviéve, resolurent d'y retourner le 10 Septembre, pour rendre à Dieu, de pareilles actions de graces ; ce qu'ils firent par une Messe solemnelle que Mr l'Abbé de Sainte Geneviéve celebra Pontificalement, après quoy le Te Deum fut chanté. Ce jour là ils s'engagérent solemnellement de faire faire un Tableau, qu'ils offriroient, & qui seroit un monument éternel de leur reconnoissance pour les faveurs qu'ils avoient reçûës du Ciel par l'entremise de cette Sainte Patronne. Mr Largilliere, Peintre fameux par quantité d'excellens ouvrages, fut choisi pour executer le dessein de ce Tableau, & l'ayant achevé le premier jour de ce mois, il fut arresté que le 9. on feroit la ceremonie de le presenter. Ainsi ce jour-là, Mrs les Prevost des Marchands, & Echevins en robes rouges & my-parties, sortirent de l'Hostel de Ville, accompagnez des Conseillers & Quartiniers, & se rendirent sur les neuf heures du matin à Sainte Geneviéve, où ils furent reçûs à la porte de l'Eglise par Mr l'Abbé & par les Religieux, qui leur presentérent de l'eau-benîte. Mr le Prevost des Marchands fit un petit Discours au nom de la Ville sur le sujet qui les amenoit, & aussi-tost le Tableau qui estoit élevé vis-à-vis le Crucifix & au-dessus de la Porte du Choeur, fut découvert. [...]

Mrs les Prevost des Marchands & Echevins & autres Officiers de Ville, ayant pris leurs places dans le Choeur selon leur rang, on commença la Messe qui fut chantée en Musique. Elle estoit de la composition de Mr Campra, qui y réüssit parfaitement. On chanta à l'Offertoire un fort beau Motet, qui fut admiré de tout le monde, & dont voicy les paroles. Cantate Domino omnis terra, annunciate ex die in diem salutare Dei Narrate ingentibus gloriam ejus, & in cunctis populis mirabilia ejus. Deest panis, non sunt aquæ. Ecce Virgo Genovefa oravit, & coelum dedit pluviam & terra fructum suum. Pendant la Messe la Chasse fut découverte & éclairée d'un grand nombre de cierges chargez d'Ecussons aux Armes de la Ville. Ceux qui ont l'honneur de porter cette précieuse Relique quand on la porte processionnellement, furent invitez à cette Ceremonie, & tinrent toujours un cierge ardent en leur main, selon leur coutume, pour marque qu'ils sont préposez pour faire amande honorable devant Dieu, en reparation des crimes qui ont attiré sa colere sur son Peuple. La Messe finie, on chanta la Priere pour le Roy, qui fut suivie de la Benediction que donna Mr l'Abbé de Sainte Geneviéve.

Air nouveau §

Mercure galant, août 1696 [tome 8], p. 333-334.

Voicy un Air nouveau estimé des Connoisseurs.

AIR NOUVEAU.

L’Air doit regarder la page 333.
Iris, que vous estes charmante,
Vostre beauté me ravit & m'enchante ;
A ne vous déguiser rien ;
Si vous vouliez m'aimer, je vous aimerois bien.
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