1697

Mercure galant, mars 1697 [tome 3].

2017
Source : Mercure galant, mars 1697 [tome 3].
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Mercure galant, mars 1697 [tome 3]. §

[Sonnet] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 7-10.

Je ne puis mieux commencer cette Lettre que par une Devise qui a esté faite pour le Roy, & qui convient parfaitement au Surnom de Grand, que ses merveilleuses qualitez luy ont fait donner si justement. Cette Devise a le Soleil pour Corps, & ces mots Latins pour Ame. Non surrexit major. Vous en trouverez l’explication dans ce Sonnet.

Ces grands Heros qu’on voit tant vantez dans l’histoire,
Celebres en vertus, fameux par mille exploits,
Et qui malgré du temps les rigoureuses loix,
Dans l’Univers encor font briller leur memoire.
***
Surpris dans la défaite, enflez dans la Victoire,
Ont laissé découvrir des défauts quelquefois.
Il n’est que LOUIS seul dont le Ciel ait fait choix,
Pour arriver sans tache au comble de la gloire.
***
Tout conduit ce Monarque à l’immortalité,
Son zele, ses Edits, ses soins, son équité,
Ses immenses travaux, sa sagesse profonde.
***
Il est du nom Chrestien, & l’honneur & l’appuy.
On n’en a jamais vû de si grand dans le monde,
Et l’on n’en verra point de si Grand aprés luy.

Satire contre le Jeu. A Lycas §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 32-55.

Je vous envoye un Ouvrage, auquel l’Auteur n’a donné le nom de Satyre, que parce qu’il a cru que ce titre luy attireroit plus de Lecteurs. En effet, c’est une pure Morale, qui ne peut estre que d’une tres-grande utilité, si l’on considere quels maux naissent ordinairement du gros Jeu ; car le Jeu où la perte ne sçauroit estre assez grande pour incommoder personne, peut passer pour un divertissement permis, & quelquefois necessaire à ceux qui ont besoin de se délasser l’esprit. Il est même toujours innocent, pourvû qu’on n’y perde point trop de temps ; au lieu que le gros Jeu estant un commerce de gens avares & cruels, qui ne cherchent qu’à ravir le bien de ceux contre qui ils joüent, peut estre la source des plus grands malheurs. L’Auteur, aprés avoir averti que tout le mal qu’il dit dans cette Satyre, ne regarde que luy-même, ce qui le met à couvert de la crainte qu’il auroit dû avoir sans cela de se faire des Ennemis, explique ce qu’il a entendu par le nom de Rustan, dont il fait des railleries. Tous les Joüeurs, dit-il dans sa Préface, qui ont parcouru plusieurs Academies, me sont témoins qu’on trouve dans toutes des Rustans tels que le mien. Ce sont de vieux piliers d’Academie, gens sans politesse, qui font du Jeu leur principale occupation. Leur unique dessein est de ruiner tout le monde, s’ils peuvent, par toutes sortes de voyes. Quand les Dupes leur manquent, ils jugent des coups, ou prestent de l’argent. Ce sont ces sortes de gens que je censure en general sous le nom de Rustan. Que cette lanterne dont je parle, ne soit point suspecte. On peut se souvenir que la plûpart d’eux tous sont gens à lanterne, soit que leur condition ou leur air l’exige ainsi, ou qu’ils soient d’humeur à s’y borner.

SATIRE
CONTRE LE JEU.
A LYCAS.

Je le vois bien, Lycas, dans ton impatience
Ton cœur secretement se plaint de mon silence.
Sur le sort des Joüeurs, il est vray, dés long-temps
Ma Muse eust à tes yeux tracé mes sentimens,
Si je n’avois songé qu’en sage Politique
Je devois sur ce point supprimer ma critique,
Qu’en voulant pour le Jeu t’inspirer du mépris,
Mes leçons dans ma bouche auroient perdu leur prix.
Un débauché fameux endurcy dans ses crimes,
Etablit vainement de pieuses maximes.
Que luy sert de prêcher, tandis que tous les jours
On voit ses actions démentir ses discours ?
N’en doute point, Lycas ; cette delicatesse,
Seule a pu reculer l’effet de ma promesse.
Sous le nom de Joüeur, il me conviendroit mal
De censurer un fou qui court à l’Hôpital,
N’étoit que la raison a changé ma conduite.
On blâme en vain le vice à moins qu’on ne l’évite.
Maintenant que le Ciel m’a dessillé les yeux,
Que du Jeu jusqu’au nom tout m’en est odieux,
Je puis en liberté t’étaler la science
Que m’ont fait acquerir dix ans d’experience,
Où sans cesse attaché par ce funeste employ
J’ay vû que le repos n’estoit pas fait pour moy.
En vain à mes desirs le destin favorable
Quelquefois accordoit un gain considerable,
Eussay-je en un seul jour gagné deux mille écus,
C’eût esté peu pour moy, j’en aurois voulu plus.
Toujours mille regrets tirannisoient mon ame.
Ah ! pourquoy falloit-il écarter cette Dame ?
Malheureux que je suis ! sans ce maudit Valet
J’aurois eu mon quatorze, & le pic estoit fait,
Disois-je étincelant de colere & de rage,
Une vive douleur me dictoit ce langage ;
Et le Dieu du sommeil comptoit jusqu’à trois nuits
Sans voir sous ses pavots mes yeux appesantis.
C’est ainsi que souvent mon ame forcenée
Même dans son bonheur plaignoit sa destinée,
Mais ne croy pas, Lycas, qu’à de pareils excés,
Mon esprit dans la perte eust borné ses regrets.
On le croiroit à peine, & ma Muse sterile
Tenteroit en ces Vers un effort inutile,
Pour te bien exprimer ces longs cris furieux
Que ma bouche écumante envoyoit jusqu’aux Cieux.
Non, je ne réponds pas qu’un affreux précipice
N’eust de mes tristes jours reçû le sacrifice,
Si parmy ces transports qui m’agitoient les sens
Je n’eusse craint du Ciel les justes chastimens ;
Il estoit peu de Loix que je n’osasse enfraindre,
Et tout, jusqu’au beau sexe, avoit lieu de s’en plaindre.
Sur mon cœur irrité, la raison, le devoir,
Les Dames leur beauté, tout perdoit son pouvoir ;
Et même quelquefois, je l’avoüe à ma honte,
Dans l’excés du malheur ma langue un peu trop prompte,
Par mille emportemens qui font fremir d’horreur,
De ce sexe charmant offensoit la pudeur ;
Et telle m’avoit vû, les yeux pleins d’allegresse,
M’applaudir à ses pieds d’un retour de tendresse,
Qui deux heures aprés voyoit ces mêmes yeux
Moins tendres, moins soumis, devenir furieux.
Mais de retour enfin chez mes Dieux domestiques,
J’allois leur confier mes disgraces tragiques.
Là, plus que mon argent je plaignois mon honneur.
Ce triste souvenir me déchiroit le cœur.
D’inutiles remords mon ame possedée
Des discours du Public se retraçoit l’idée.
Sur tout il me sembloit incessamment le voir
Se donner sur mon sort un absolu pouvoir.
L’un blâmant les transports dont je n’estois pas maistre
Disoit qu’en compagnie indigne de paroistre,
On m’en devoit bannir, & m’envoyer ailleurs
Donner un libre cours à toutes mes fureurs.
Un autre regardant le destin de la Fille
Qui doit par mon Hymen s’unir à ma famille,
La plaignoit par avance, & disoit que la faim
Peut la reduire un jour à mandier son pain.
Telle dans ces discours ma gloire interessée,
Dans mes tristes foyers s’offroit à ma pensée.
Heureux, trois fois heureux, si ces reflexions
Avoient fait sur mon coeur quelques impressions,
Et si pour l’avenir de si justes reproches
M’avoient fait du gros jeu detester les approches !
Mais non, à mon malheur tout sembloit conspirer ;
J’ay perdu mon argent, je veux le retirer,
Disois-je, & mon esprit pressé de cette envie
Ne respiroit alors que pour l’Academie ;
Mais c’estoit pour me perdre un abîme nouveau
Dont je vais en ces vers te montrer le Tableau.
Figure-toy, Lycas, cette maison fatale,
Comme ce Labyrinthe inventé par Dedale,
Où l’on ne vit jamais se sauver de la mort
Un seul de tous les Grecs qu’y condamnoit le sort,
Là, de vieux affamez, ardens à ma ruine,
Fondoient sur mes débris l’espoir de leur cuisine.
Ils ont pour tout venant des piéges toujours prests ?
Malheur à tout mortel qui tombe en leurs filets !
Je passe icy les noms de tous ces vieux Centaures
Qui sont pour la jeunesse autant de Minotaures.
Sans m’étendre si loin, il suffit à mon coeur
De t’inspirer pour eux une éternelle horreur.
Je ne veux en ces vers ny mordre ny médire,
Et ma plume à jamais renonce à la Satire.
Sans ce voeu que j’ay fait, il est vray, cher Lycas,
J’en connois qu’aujourd’huy je n’épargnerois pas,
Sur qui j’exercerois ma fureur vangeresse ;
Sur tout, certains esprits dont les tours de souplesse…
Mais non, sur ce sujet je n’ose m’expliquer,
Peut-estre malgré moy j’irois les demasquer ;
Un plus digne motif & m’anime & m’inspire,
En qualité d’amy, j’ay cru te devoir dire,
Que cette Academie en mille endroits divers
Offre pour t’engloutir des gouffres tous ouverts,
Qu’ailleurs la politesse a choisi son azile ;
J’ay pris pour l’y trouver une peine inutile.
Il semble que Rustan ait rendu general
Cet air qu’on voit en luy si grossier, si brutal.
 Rustan, dans ce Portrait je n’attaque personne,
Rustan verra dans peu la quarantiéme Automne
Depuis que tous les jours son visage odieux
Dans ce funeste lieu se presente à nos yeux.
Là, comme ce Renard qui mangea le fromage,
Taciturne, il attend les dupes au passage.
Il sçait les attraper, il excelle en cet art,
Mais d’un tour different de celuy du Renard.
A force de flatter le Renard eut sa proye ;
Rustan ne connoist point une si douce voye,
Ainsi que son abord son langage est grossier,
Chacun sçait bien qu’en dire, & moy tout le premier.
Jamais un mot poli n’est sorti de sa bouche,
Le Ciel ne connoist pas un esprit plus farouche.
Qu’un coup en question se trouve dans son jeu,
D’abord sans raisonner on le voit qui prend feu.
“Vous vous faites, Monsieur, un chagrin inutile,
Pourquoy sur ce sujet vous échauffer la bile ?
Luy dit-on, sans qu’il faille icy nous disputer,
Au sentiment d’autruy l’on peut s’en rapporter.”
Non, je n’écoute point les sentimens des autres,
Mes raisons à coup seur valent mieux que les vôtres,
Dira-t-il brusquement, & toujours plus mutin
On n’a raison de luy que la force à la main.
Si j’en crois le Public, Rustan dés son jeune âge,
En l’Art de friponner fit son apprentissage.
Depuis long-temps, dit-on, il en goûte les fruits,
Et l’on voit tous les jours qu’il en a bien appris.
Un jour à mes dépens, j’enrage quand j’y pense,
J’en fis pour mes pechez la triste experience.
Que maudit soit le jour, ou plutost le destin,
Qui me mit contre luy les Cartes à la main !
Nous joüons, & bien-tost la fortune contraire
Eut épuisé sur moy les traits de sa colere.
Par son ordre cruel, je vois mon pauvre argent
Faire un saut de ma bourse en celle de Rustan ;
Mais c’est peu ; de mes maux voicy quel fut le pire.
Content de son profit mon homme se retire.
Eh ! de grace, luy dis-je, une partie encor,
Daignez en ma faveur vous faire cet effort.
Me refuserez-vous ce trait de complaisance ?
Le brutal me répond par un morne silence.
Dans un tel procedé, j’entrevoy son dessein,
Et qu’il me quitte ainsi de crainte qu’à la fin
Je n’aille de ses doigts découvrir l’artifice,
Et du vol qu’il me fait luy demander justice.
Alors, dans la fureur qui saisit mon esprit,
De mes justes regrets l’air au loin retentit,
Tandis que precedé d’une sale lanterne
Rustan secretement s’applaudit & me berne,
Et que pour six deniers, jusques à son logis,
Un gueux pris dans la ruë escorte mes loüis.
C’est ainsi que l’on vit dans cette Academie.
Déteste-la, Lycas, & pour toute ta vie,
Et croy que la pluspart de tous ses partisans,
A la lanterne prés, sont autant de Rustans.
 Heureux, qui dégagé d’un interest sordide,
Ne connoist dans le jeu que la raison pour guide,
Et qui comme Damon s’attache à ce plaisir
Pour remplir seulement ses heures de loisir !
Jouer par ce motif est un noble exercice,
Mais je hais tous les jeux fondez sur l’avarice,
La raison en prescrit, où pour se délasser,
Un esprit quelquefois a droit de s’exercer.
On peut les pratiquer sans estre mercenaire,
Le tout dépend du choix que chacun en sçait faire.
Palamede dans Troye inventa les Eschecs,
Ce jeu presque aussitost fut connu chez les Grecs ;
Il est ingenieux, heureux que d’âge en âge,
On ait pû jusqu’à nous en conserver l’usage.
L’Hombre moins difficile a plus de partisans,
Il s’est rendu fameux, & sur tout dans ce temps
Où les Dames pour luy font pencher la balance.
Il seroit à couvert des traits de l’inconstance
S’il n’avoit point à craindre un dangereux rival.
Pour luy le Trictrac seul est un écueil fatal
Je vois par tout des coeurs disposez à le suivre ;
L’ignorer, selon eux, c’est ne sçavoir pas vivre.
 Pour moy, sur tous les Jeux je supprime ma voix,
Où l’interest n’est point je laisse un libre choix.
Il en est toutefois que je voudrois proscrire,
Heureux, si par mes vers je pouvois les détruire !
A quiconque les aime ils sont pernicieux,
Ce siecle m’en fournit mille exemples fameux.
De Joueurs enrichis à dire Tope & Tingue
Alcippe & Dorilas sont les seuls qu’on distingue,
Le reste maudissant les Dez & le Cornet
Eprouve à l’Hôpital le destin de Galet.
Philargire & Clytus ne sont pas moins à plaindre,
Aux Cartes, comme aux Dez, je vois beaucoup à craindre.
Qu’à jamais, cher Lycas, on ignore ton nom
Dans ces Cercles nombreux qu’assemble Pharaon,
Parmy les Lansquenets, & tous ces Jeux funestes,
Qui sont autant de traits des vangeances celestes,
Dans le nombre des maux que les Dieux en courroux
Par les mains de Pandore ont répandus sur nous.

Seconde réponse d’une Explication nouvelle d’un Passage de Virgile §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 83-112.

Le titre de la Piece que vous allez lire, vous fera voir que les Sçavans ont toujours des raisons prestes pour soutenir leurs opinions.

SECONDE RÉPONSE
d’une Explication nouvelle d’un Passage de Virgile.

A MONSIEUR ***

Le Procés, Monsieur, grossit contre mon Virgile. Je ne vois qu’une partie adverse qui se déclara au mois de Novembre dernier. En voicy deux autres, & de nouvelles écritures qui viennent de paroistre au mois de Janvier ; mais ce surcroist de Parties & d’Ecritures ne me paroist pas affoiblir ma cause. Ainsi je persiste toujours dans mes conclusions, qu’on ne peut entendre dans le Vers de Virgile,

Inde Lupæ fulvo nutricis tegmine lætus

Romulus, &c. ny la peau de la Louve, ny celle d’un Loup, ny le dessous du ventre de la Louve ; & que mon sens nouveau est vrai-semblable, sçavoir, que la Louve, pour remplir les deux devoirs d’une Nourrice, outre qu’elle allaitoit Romulus, l’emmaillottoit encore, pour ainsi dire, en le couvrant de feüilles. J’ay répondu à la Lettre du mois de Novembre ; je vay faire des remarques & des reflexions au sujet des deux Lettres du mois de Janvier. A de nouvelles attaques il faut de nouvelles défenses.

L’effort le plus considerable qu’on y fait contre moy, c’est de dire que Romulus ayant esté nourri par une Louve, la raison veut qu’il porte la peau de cette Louve. Il faut avoüer que la maniere d’envisager les choses est bien differente dans les esprits ; car pour moy je pense icy tout autrement, & je tiens au contraire, que parce que Romulus a esté nourri par une Louve, la raison ne veut pas qu’il porte la peau, ny de cet animal, ny de cette nourrice. Je ne dois pas repeter ce que j’ay déja dit sur cet article dans mes deux Lettres precedentes ; mais j’ay des additions à y faire. En honesta Litteratorum oblectamenta Voila, dit-on, les plaisirs honnestes que prennent les gens de Lettres. Il me semble donc qu’il n’y a déja que trop du Loup dans la maniere dont Romulus a esté nourri, sans pousser la chose plus loin. Il n’y a que trop du lait de la Louve, sans y joindre encore sa peau. Je regarde cette Louve comme une nourrice indigne de Romulus. Qu’Achille ait esté nourri de la moëlle d’un Lion, cela aide au Heros. Le Lion est un animal noble, le Roy même des animaux ; mais la Louve est un animal infame, horrible, & l’opprobre des animaux. On va à la chasse du Loup avec quelque indignation, à dessein de détruire cette vilaine & hideuse beste, dont on voudroit pouvoir exterminer la race : au lieu qu’on ne va à la chasse des autres bestes que par le seul plaisir. On seroit tres-fâché d’en faire perir l’espece. Tout ce qui se distingue dans la Louve, c’est d’avoir surmonté sa ferocité naturelle, & sa voracité toujours cruelle, pour allaiter & nourrir des Enfans qu’on s’attend qu’elle va devorer comme sa proye. Virgile ajoûte dans le bouclier d’Enée que Vulcain fit à la priere de Venus, que cette Louve aussi le caressoit.

Illam veluti cervice reflexam
Mulcere alternos, & fingere corpora linguâ Æneid. 1.

Hors de cette singularité surprenante qui se fait remarquer, quelle dangereuse nourriture pour Romulus que le lait d’une Louve ? N’y a-t-il pas tout sujet de craindre qu’un tel lait ne fasse une impression brutale dans le sang, & ce sang dans les passions ? Le Poëte semble remarquer cet effet cruel dans Romulus ; car incontinent & au même endroit, il rapporte le ravissement des Sabines.

Raptas sine more Sabinas.

Factum improbum, dit un sçavant Interprete, comme si c’estoit l’action cruelle d’un Loup emportant des agneaux. Aussi pour corriger le cours & le venin de cette vicieuse nourriture, les Historiens ajoûtent à la Louve des Poëtes, lupæ nutricis Acca Laurentia, Femme de Faustulus, comme une seconde nourrice substituée à la premiere, qui formast dans Romulus un nouveau sang, & qui luy fist recouvrer un temperament humain, lequel avoit esté alteré & corrompu par le lait d’une Louve. Outre l’opposition remarquable d’une Femme à une Louve, il y a de plus celle-cy, c’est qu’elle est la Femme d’un Berger. Or les Bergers sont incompatibles avec les Loups. Heureux & salutaire moyen par cette seconde nourrice, pour faire que Romulus fust appris à ne rien tenir de Loup, & à n’avoir plus, s’il se peut, que des mouvemens de la nature humaine. Je trouve que la memoire de la Louve n’estoit pas comparable parmy les Romains, à celle de la Femme de Faustulus, parce qu’on trouve dans le Calendrier de l’ancienne Rome, une Feste nommée Larentia, laquelle se celebroit au dernier jour d’Avril, à l’honneur de cette seconde nourrice, Femme de Berger, & qu’on n’y en trouve point pour la Louve, premiere nourrice de Romulus ; car les Lupercales du mois de Février n’ont aucun rapport à cette Louve. C’estoit au contraire une Feste du Dieu Pan, que Virgile nomme Ovium custos, qui garde les Brebis, & les défend du loup. Il n’y a donc nulle apparence que Romulus portast une peau de Louve chez un Berger, où il auroit esté l’épouvante d’un grand bestail, & où il auroit couru risque luy-même d’estre déchiré par les chiens de Faustulus. Mais peut-estre qu’il ne porta cette peau de Louve que lors qu’il fut Roy ? Quelle figure, quel caractere pour le premier Roy des Romains ! Quoy, le faire ressembler à Lycaon, ce cruel Roy d’Arcadie ! Fit lupus, dit Ovide au 1. livre de ses Metamorphoses. Il y avoit raison pour ce Prince méchant & impie, en qui il n’y avoit aucun reste d’humanité ; mais il n’y a pas le même sujet pour Romulus. Il n’estoit pas sans défauts, mais il n’avoit pas les vices énormes de Lycaon. Aussi, dira t-on, y a-t-il de la difference. L’un devint Loup, fit lupus : & l’autre porte seulement une peau de Louve. N’importe, une peau de Louve donne la ressemblance d’une Louve, défigure la personne, la rend hideuse, & cause de l’horreur & de l’aversion. On diroit aussi que la Metamorphose de Lycaon ne consiste que dans une peau de Loup.

Fit Lupus, & veteris servat vestigia formæ.
 Canities eadem est, eadem violentia vultus,
 Iidem oculi lucent.

Ce sont les mêmes traits d’homme, son même poil grison, son visage toujours horrible, ses mêmes yeux ardens.

Pour moy, je ne puis souffrir que Romulus devienne un Lycaon ; que gardant sa teste & ses yeux, que gardant son même corps, ses mains & ses pieds, il soit couvert d’une peau de Loup, qui fasse dire fit Lupus ; d’autant moins encore, que le sort de Lycaon s’étendit à la désolation de sa Maison, occidit una domus ; & Romulus devoit fonder un Empire redoutable, mavortia condet mœnia. Je ne puis consentir non plus que par cette peau de Loup sur luy, il défigure si fort l’air & le caractere, qu’Homere, le grand original de Virgile, donne à ses Rois, qu’il nomme Poimenes laon, des Pasteurs, des Bergers c’est à dire, ennemis des Loups. Enfin, pour couper court, sans étendre davantage la peau de la Louve, je dis qu’on peut voir dans Vigenere parmy les Figures de ses Antiques, celle de Romulus habillé en Roy & en guerrier. Y trouve-t-on là la peau de la Louve, comme on trouve la peau du Lion dans les Statuës d’Hercule ? Ce devroit estre là sa place : cependant cette peau de Louve n’y est point. On y voit bien une teste du haut de sa poitrine, & à chacune de ses jambes une teste encore toute semblable ; mais cette teste n’est pas celle de la Louve. Que l’on compare cette teste de l’habillement de Romulus avec celle de la Louve, representée en figure entiere au même volume de son Tite-Live, on la trouvera tres-differente. De plus, il y a dans l’habillement d’Ancus Marcius une teste faite tout de même que celle qui est dans l’Effigie de Romulus : or il n’y a rien dans la personne & dans le regne de ce quatriéme Roy des Romains, qui ait induit à representer là une teste de Louve.

On me fait toujours les difficultez sur ce que j’ay avancé que la Louve estoit un animal de mauvais augure. Je croyois en avoir assez dit sur cet article, pour que l’on en dust estre content, mais enfin puis que superflua non nocent, voicy encore une appendice à ce sujet. Il ne se peut rien de plus formel que ce que dit Horace dans son Ode 23. au Livre 3. Rava decurrens Lupa Lanuvino. Qu’il rencontre une Louve rousse descendant de Lanuvium. Cette rencontre est qualifiée de luy, Omen, un mauvais présage. L’autre remarque est tirée de Virgile, qui dit que le Loup est un animal nocturne. Nocturnus obambulat. Aussi a-t-il des yeux faits pour la nuit. Ils éclairent comme deux chandelles affreuses, qui épouvantent & qui saisissent ceux qu’elles surprennent. On dit qu’on en perd quelquefois la voix. C’est que l’effort qu’on fait à crier subitement aprés le Loup, élevant & abaissant violemment les poulmons, les peut ulcerer, & qu’une extraordinaire abondance d’air se transmettant dans les arteres, offense les muscles destinez au mouvement de la langue. Ils se relâchent ensuite, & il y a moins d’esprits, ce qui cause une privation de la voix. Un si affreux spectacle de nuit, & ayant des effets si terribles, ne sçauroit estre que de tres-méchant augure. Lors que Jupiter veut épouvanter Turnus, & luy faire paroistre un mauvais augure, il luy envoye une Furie, qu’il dit estre Sata nocte, issue de la nuit ; & il luy fait prendre la figure d’un oiseau de nuit.

Alitis in parvæ subito collecta siguram, &c.
Nocte sedens, Æneid. 12.

J’infere de tout ce que je viens de remarquer ; que ny la Louve, ny le Loup ne doivent estre soufferts sur la personne de Romulus, & le Loup encore moins que la Louve ; car enfin l’une est nommée, & l’autre ne l’est pas. De dire que l’individu est mis là pour l’espece, c’est ce qui ne se peut comprendre. Où il est parlé d’une femelle, on ne peut pas la prendre pour le masle. Une Louve n’est pas un Loup. De plus, c’est une Louve nourrice, Lupæ nutricis. Un Loup ne peut pas estre nourrice. Ainsi demeurant d’accord qu’on ne peut pas icy entendre la peau de la Louve, & celle d’un Loup luy pouvant estre encore moins substituée, il faut necessairement chercher un autre sens qui convienne au sujet.

Je l’ay proposé, ce sens nouveau ; sçavoir d’entendre par tegmine, non une peau d’animal, mais une couverture de feüilles. Ce sens est propre à une nourrice, de tenir envelopé son nourriçon, & il est propre aussi à la Louve par son instinct, qui la porte à couvrir de feüilles sa proye. J’en ay déja allegué un exemple dans l’espece des bestes ; j’y joins celuy-cy, qui n’est pas moins sensible dans l’espece humaine. Une Dame me dit il n’y a pas longtemps, qu’estant à la campagne, son petit Laquais s’endormit dans un bois au pied d’un chesne. Un Loup l’apperceut, & s’approcha de luy pour le couvrir de feüilles ; ce qu’ayant fait, il s’avança dans le fort du bois en hurlant pour appeller d’autres Loups, à dessein de leur faire part de sa proye. Ce hurlement éveilla en sursaut ce petit Laquais, qui se trouva tout couvert de feüilles. Sa frayeur le porta aussi-tost à grimper au haut de l’arbre. Timor addidit alas, & bien luy en prit ; car il vit arriver son Loup en compagnie de plusieurs autres Loups, qui le cherchoient pour en faire un bon repas. Il n’y a dans ce second exemple d’autre difference d’avec celuy de Romulus, sinon que le Loup couvrit de feüilles ce petit garçon pour le cacher, & le manger ensuite le croyant mort : au lieu que la Louve avoit couvert Romulus qu’elle nourrissoit, afin de luy conserver une vie qu’il tenoit d’elle. On me demande où la Louve trouva des feuïlles, & si c’est sur la rive du Tybre ? Je dis que c’est dans le bois où elle avoit laissé ses petits, & où elle porta Romulus, petit Enfant. On demande en particulier où je trouve des feüilles de chesne, parce que j’en tire une induction glorieuse pour Romulus. Je répons que les feuïlles de chesne sont dans les bois où se retirent les Loups. Cette allegation le prouve pour le Pays Latin. Horace dit qu’il rencontra dans la Forest Sabine un grand Loup, plus terrible qu’aucun autre qui fust dans la guerriere Apulie, toute couverte de chesnes. Quale portentum, neque militaris Daunia in latis alit esculetis. On s’arme aussi de la grammatication contre moy, & on me dit qu’il n’y a dans le Vers de Virgile que tegmine, & non pas tegmine frondis. Mais qui ne sçait que dans les Poëtes, & dans Virgile luy même, l’expression est souvent coupée pour la structure & la mesure du Vers, & qu’un mot en présuppose un autre.

Inque feri curvam Compagnius alvum

Contorsit. Il lança contre les flancs du cheval. Feri ne signifie pas un cheval, mais il faut supposer equi pour le sens, parce qu’il est parlé en cet endroit de la machine nommée le Cheval de Troye. Ainsi pourquoy ne pas sous-entendre aprés tegmine des feuïlles, puis que le sujet y conduit, par tant de raisons cy-devant alleguées ; même en François, un Pays couvert, s’entend couvert d’arbres. Il n’y a que le terme couvert, mais ce terme-là seul fait qu’on suppose pour le sens un autre terme, sçavoir celuy d’arbres. Il s’agit icy d’une couverture, tegmine, couverture qui vient d’une Louve. Qui empêche qu’on n’entende couverture de feüilles, parce que c’est l’unique couverture que peut faire la Louve, & qu’elle a de coutume de faire. On continuë de m’objecter que fulvo n’est pas l’épithete des feuïlles. Je l’avouë, des feuïlles qui sont encore sur l’arbre. Je le nie de frondibus deciduis, des feuïlles qui sont tombées. C’est la même couleur qu’on leur donne lors qu’on les fait servir d’ornemens dans des ouvrages de Sculpture, soit en pierre, soit en bois ; car on ne les met point en verdure, mais couleur d’or, pour designer une plus grande durée, & où il n’y ait point de changement. Enfin on ne veut point que lætus soit un terme de présage. Je pourrois opposer à cette negative l’autorité de Festus, qui le dit positivement ; mais je puis en particulier le soutenir par un exemple de Virgile. Qu’on lise dans sa quatriéme Eglogue ce qu’il dit d’un celebre Enfant : Incipe, parve puer, risu cognoscere, &c. Le ris est là dans sa suite un terme de présage. Pourquoy dans le même Poëte, lætus ne le seroit-il pas pour un autre Enfant encore plus illustre, sçavoir Romulus, & qui est regardé dans un avenir d’une puissance & d’une gloire extraordinaire ? Voilà, Monsieur, toutes les manieres dont mes feuïlles ont esté agitées, & comment elles résistent à divers vents, sans qu’aucun puisse les emporter.

Folia haud ullis labentia ventis.

Je vous baise tres-humblement les mains, & suis toujours, &c.

Epistre §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 113-125.

Voicy des Vers qui sont de saison, puis que la sainteté du temps où nous sommes, nous porte à songer que le monde n’a que de faux plaisirs à faire goûter à ceux qui s’attachent à ses Maximes.

EPISTRE.

Est-il possible, Arcas, que ton Ame rebelle
Refuse d’obéir à la voix qui l’appelle,
Et que d’un Dieu benin méprisant les faveurs,
Elle ferme l’oreille à ses Prédicateurs ?
Vainement dans la Chaire Oronte suë & tonne,
Tu ris sous le chapeau des peines qu’il se donne,
Et ses raisonnemens, si propres à toucher,
Du sein des voluptez ne peuvent t’arracher.
N’apprehendes-tu pas que le Ciel équitable
Contre toy ne fulmine un Arrest formidable,
Et que son bras armé par tes excés honteux,
Ne te force à gemir sous un joug rigoureux ?
Dans ce bourbier profond, où ton Ame se noye,
L’Enfer à tout moment en peut faire sa proye,
Avide, insatiable, & prest à t’engloutir,
Il attend que le Ciel y daigne consentir.
Préviens ce triste aveu par un regret sincere ;
De ton Maistre offensé desarme la colere.
Le cœur gros de soupirs, & brisé de douleur,
Cours te précipiter aux pieds d’un Confesseur.
Là faisant de ta vie un narré veritable,
Rejette loin de toy le fardeau qui t’accable ;
Tourne le dos au monde, & renonce à jamais
A ce fier Ennemi du calme & de la paix.
Les cœurs infortunez qui suivent ses maximes
D’un chagrin éternel sont les tristes victimes,
Le desordre en tout temps regne dans leurs desirs,
Ils ne goûtent jamais de tranquilles plaisirs.
Plus vite qu’un éclair leur felicité passe,
Un moment les éleve, un moment les terrasse.
Les exemples suivans à tes yeux presentez,
Te feront convenir de tant de veritez.
 Vois-tu ce malheureux, que sa vangeance guide ?
Plein de haine & de joye il court à l’homicide,
Tandis que le remords abhorrant son dessein,
Avec tous ses Aspics s’empare de son sein.
***
 Cet autre qui languit sous les loix de l’Envie,
Trouve de la douceur à diffamer ta vie ;
Mais de sa passion infortuné martyr,
Il souffre plus de maux qu’il ne t’en fait sentir.
***
 Malgré son sang abjet, & sa vertu commune,
Crispe voit tout un peuple adorer sa fortune,
A l’encens qu’on luy donne il se laisse entester,
Tout rempli de luy-même il croit le meriter.
Dans sa grandeur naissante il se perd, il s’oublie,
Et son orgueil outré dégenere en folie.
Pour surcroist de malheur il apprend que la mort
Ayant de son Patron terminé l’heureux sort,
Du même coup de faux l’a fait cheoir dans l’orniere,
Où jadis, vil Insecte, il receut la lumiere.
***
 De son ambition Claude prenant la loy,
A toute heure du jour se trouve chez le Roy.
Si ce Prince occupé des soins de son Empire,
Le voyant dans sa chambre, oublie à luy sourire,
Rêveur, confus, dolent, il se ronge les doigts,
Et ce rien imprévu le réduit aux abois.
***
 Ce brave General, tout rayonnant de gloire,
Qui voloit autrefois de victoire en victoire,
Aujourd’huy prisonnier, vaincu, chargé de fers,
Voit jaunir sur son front ses Lauriers les plus verds.
***
 Ce Juge est obligé par ses foles dépenses,
De vendre au plus offrant son Ame & ses Sentences ;
Mais les cris du public, indigné contre luy,
Ne le laissent jamais sans crainte & sans ennuy.
***
 Ce jeune Chevalier prés de cette Coquette
N’a pas assurément l’ame en meilleure assiette ;
Il tremble qu’un caprice à sa flâme fatal,
Ne luy préfere un jour son indigne Rival.
***
 Ce Comte de l’Amour évite les alarmes ;
Pour son coeur indolent le jeu seul a des charmes ;
Mais si l’aveugle sort répond mal à ses vœux,
Il s’arrache en jurant la barbe & les cheveux.
***
 Ce pilier de Bouchon, peu jaloux de sa gloire,
Se gorge avidement de manger & de boire,
Et dés qu’il sort de table, un catherre vineux
L’étend pour deux hivers sur un lit ennuyeux.
 Ce Chasseur trop ardent s’échaufe aprés un Liévre.
Dans ce maigre plaisir il attrape une Fiévre,
Qui se moquant des soins d’un Medecin zelé,
Consume en peu de jours son sang acre & brûlé.
***
 Pour laisser à son Fils un puissant heritage,
Ce Marchand, de Nerée ose affronter la rage,
A travers ses écueils & ses Syrtes affreux,
Celebres par la mort de tant de malheureux,
Il va sur son Vaisseau chez des peuples barbares,
Acheter à vil prix les drogues les plus rares ;
Mais sa femme trop vaine en points, habits, rubans,
Luy dissipe en trois mois ce qu’il gagne en trois ans.
***
 De son avare humeur ce gros Bourgeois esclave,
S’est avec ses Loüis enterré dans sa cave.
Il fuit pour les garder la lumiere des Cieux,
Sans cesse il les devore & du coeur & des yeux,
Regarde-le pourtant, sa joye est imparfaite,
La peur d’estre volé le trouble & l’inquiete.
Il craint à tout moment que quelque Esprit-Folet
Ne montre dans la nuit sa cache à son Valet.
***
 Voilà du monde, Arcas, une fidelle image,
Son air riant nous voile un coeur d’Antropophage.
Des Serpens venimeux sont cachez sous les fleurs,
Dont il orne le front de ses Adorateurs.
Heureux qui comme moy * muni d’un caractere
Est en droit de braver leur rage meurtriere,
Et qui de ses erreurs par la Grace éclairci,
Peut dire hardiment, veni, vidi, vici.
Autrefois entraîné par le torrent des vices,
J’ay de ce Maistre ingrat essuyé les caprices.
Ouy, j’avoüe à regret que dans ce temps maudit,
La Pieté sur moy n’avoit aucun credit.
Mais dés que d’un Ami la Plume charitable **
Eut dépeint à mes yeux cette Reine adorable,
De ses divins appas soudainement charmé,
Je secoüay le joug dont j’estois assommé,
Et mon coeur transporté d’amour & d’allegresse,
Courut au même instant l’avoüer pour Maistresse.
Quelle felicité de vivre sous sa loy ?
L’adorer, la servir c’est estre plus que Roy,
Le repos & la paix sont toujours avec elle.
La joye est en tout temps sa compagne fidelle,
Et sa table aux Chrestiens offre le même miel
Dont les Esprits heureux sont repus dans le Ciel.
A ses sacrez Banquets, Arcas, elle t’invite.
Sans honte desormais deviens son Parasite.
Ton coeur de vrais plaisirs à present alteré,
Ne sçauroit y penser qu’il n’en soit enyvré.
1 2

Sur le Néant des choses de la Terre §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 125-129.

Ces autres Vers sont d’une Demoiselle, qui est entrée dans un Convent aprés la mort d’un Amant qu’elle estoit sur le point d’épouser.

SUR LE NEANT
des choses de la Terre.

Qu’heureux est le Mortel, dont l’ame indifferente
Ignore de l’Amour la mortelle douceur,
Et qui libre toujours a sceu garder son coeur
Des funestes appas d’une beauté charmante !
 Heureuse encore l’ame exempte
 D’avarice & d’ambition,
 Et qui d’aucune passion
 N’a suivi la fatale pente !
Amour, plaisir, honneur, j’abhorre vos attraits,
L’éclat dont vous brillez n’a plus rien qui m’enchante
Tant que je vous suivis, je ne goûtay jamais
 Une tranquille paix.
Il ne s’en trouve point parmy vous qui n’enfante
 Le trouble & la confusion.
 Vos promesses sont incertaines,
 Mais aprés mille affreuses peines
Arrive-t-on enfin à la possession,
 On reconnoist l’illusion
 Qui rend nos esperances vaines.
***
L’ame par vos faveurs ne se peut assouvir,
Elle ressent toujours quand elle croit joüir,
Une soif que jamais vous ne sçauriez éteindre ;
Un vuide que jamais vous ne sçauriez remplir,
Et desirant toujours, elle a toujours à craindre,
Ou que quelque ennemi ne vienne luy ravir
Ce bien dont avec peine elle s’est emparée,
 Ou de ne pouvoir obtenir
Ce chimerique honneur dont elle est alterée.
 Quand même suivant ses souhaits,
 Sans infortune & sans alarmes
 Elle goûteroit à longs traits
 Ces biens qui pour elle ont des charmes,
Helas ! combien de temps s’y peut-on attacher ?
 Peut-estre que dés cette année,
 Dés demain, dés cette journée,
La mort, l’affreuse mort viendra nous l’arracher.
***
Dieu seul peut appaiser l’ardeur insatiable
 De nos voeux & de nos desirs ;
  Il a de mille plaisirs
  Une source inépuisable.
***
 Des biens qu’il fait gouster
Trop heureux qui connoist la douceur infinie,
De ces biens que le temps, ny la mort, ny l’envie
 Ne nous sçauroient ôter.

[Reflexions sur le Ridicule] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 155-158.

Rien ne prouve mieux la bonté d’un Livre, que le grand nombre d’Editions qu’on en fait. C’est ce qui ne sçauroit manquer d’arriver à celuy qui a pour titre, Reflexions sur le Ridicule, & sur les moyens de l’éviter. Il y a fort peu de temps qu’il fut imprimé pour la premiere fois, & il vient de l’estre de nouveau avec des augmentations considerables. La matiere en est excellente, & cet Ouvrage a d’autant plus de quoy plaire, que les differens caracteres & les mœurs des personnes de ce siecle, y sont representez fort au naturel. Ce qui cause le ridicule répandu dans tous les hommes, c’est qu’on ne s’accoutume point à faire des reflexions sur ce qui déplaist dans les autres, & que si l’on se propose des modeles, souvent au lieu de copier ce que ces modeles ont de meilleur, on les imite dans des imperfections qu’il faudroit avoir grand soin d’éviter. Cela fait voir que nous ne sommes point touchez du desir de nous corriger de nos défauts. Cependant si on veut lire ce Livre dans cette veuë, c’est à dire, par la seule envie de se défaire des impertinences dans lesquelles le manque de reflexion fait tous les jours tomber la pluspart des hommes, on peut s’assurer qu’on n’en lira pas une seule page, qu’on n’y trouve à profiter, la peinture des vices que l’on y critique estant un miroir qui nous represente à nous-mêmes dans toutes nos imperfections, si nous voulons bien nous y regarder sans nous flater.

[Modeles de Conversations pour les personnes polies] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 158-164.

Mr l’Abbé de Bellegarde, qui est l’Auteur des Reflexions sur le ridicule, vient de nous donner un autre Ouvrage, dont la lecture doit estre d’une grande utilité pour toutes les personnes de bon goust. Il a pour titre, Modeles de conversations pour les personnes polies. Comme la pluspart des gens de qualité sont sans occupation pour l’ordinaire, & passent le temps à rendre ou à recevoir des visites, l’Auteur a raison de dire qu’il leur est tres-important de s’instruire de tout ce qu’il faut sçavoir pour y soutenir leur caractere, parce qu’on décide souvent du merite d’un homme sur la maniere dont il se tire d’une conversation, sans qu’on se donne la peine d’approfondir ses bonnes ou ses mauvaises qualitez. Il est certain que les Conversations, quand on sçait en faire un bon usage, contribuent beaucoup à la douceur de la societé, & qu’il n’y a point de plaisir plus exquis ny plus delicat, que celuy qu’on gouste dans le commerce des personnes agreables, qui ont du bon sens & de la raison ; mais outre que le monde est plein de gens fades, insipides, ennuyeux, impertinens, pleins de vanité, qui veulent toujours parler, quoy qu’ils ne disent rien que de trivial & de puerile, on a le malheur encore de se trouver quelquefois avec de certaines personnes, qui ont de l’esprit, de d’usage du monde, & même de la politesse, & qui ne laissent pas d’ennuyer comme les autres, en sorte qu’on est fatigué de les voir lors que leur visite est un peu longue, ce qui ne sçauroit venir que de ce qu’ils n’ont pas l’adresse d’entrer dans le goust & dans le genie de ceux avec qui ils sont en commerce, le plus grand secret de la Conversation estant de se proportionner au caractere des personnes qu’on frequente. Il faut en quelque maniere, dit l’Auteur, prendre le point & le degré de leur esprit, pour s’abaisser, ou pour s’élever selon les occurences, & pour leur dire des choses qui leur conviennent. La Morale, l’Histoire, la Politique, & les divers évenemens de la vie estant des sources inépuisables pour les Conversations des personnes polies, qui ont quelque teinture des belles Lettres, on en trouve dans ce Livre quantité de traits, qui donnent un grand agrément aux conversations qu’il renferme. Ainsi ceux qui ont beaucoup lû y trouveront une espece de recueil, qui les fera souvenir de leur lecture, & les autres s’y instruiront de ce qu’ils ne sçavent pas. C’est même un secours qu’ils recevront pour connoistre ce qui leur est utile de remarquer dans les Livres, les traits d’Histoire & de Morale, qui peuvent contribuer à polir l’esprit, à regler les mœurs, & à apprendre aux hommes comment ils se doivent conduire. Les Modeles de Conversations, ainsi que les Reflexions sur le Ridicule, se debitent chez le Sieur Jean Guignard, à l’entrée de la grand’ Salle du Palais, à l’Image de Saint Jean.

[Airs de Mr de Gilliers] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 164-167.

Mr Gillier, Ordinaire de la Musique de Monsieur, s’est enfin déterminé à donner ses Ouvrages au public, qui les souhaite depuis long-temps. Il a commencé par un Livre d’Airs & de Simphonies avec les Basses continuës, qu’il a fait graver tres proprement, & qu’il a dédié à Monsieur le Duc de Chartres. Il a pris soin d’y marquer les agrémens, & il a disposé les pieces de maniere à pouvoir en faire commodement de petits Concerts de chambre. Ce recueil se vend chez l’Auteur, ruë de Berry au Marais, prés le petit Marché, & chez le Sieur Foucaut, Marchand, ruë Saint Honoré, à la Regle d’or, prés le Cimetiere de Saint Innocent. Il sera suivi d’autres Recueils de differens caracteres, comme Motets, Leçons de Tenebres, Concerts détachez, & Airs à boire, à voix seule & à deux & trois parties, mélez de simphonies. Le nom de Mr Gillier fait son éloge. On sçait combien il excelle en son art par l’harmonie & la modulation naturelle de ses chants, par les accompagnements expressifs & recherchez, & par la belle metode, qui imite d’aussi prés qu’il se peut, celle de l’incomparable Lambert, sous lequel il a esté élevé Page de la Musique de la Chambre du Roy.

Sur les Ravages du dernier Hiver §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 168-175.

L’Hiver d’où nous sortons a esté si rude, qu’il a donné lieu de parler à tout le monde. Les ravages qu’il a faits ont produit les Vers qui suivent. L’Auteur a affecté d’y mesler beaucoup de pensées plaisantes, qui doivent faire plaisir à ceux qui aiment une Poësie enjoüée.

SUR LES RAVAGES
du dernier Hiver.

Que l’Hiver en nos champs a causé de dommages !
 Rien n’est exempt de sa rigueur ;
Mais, Philis, il a fait encor moins de ravages,
 Que vous n’en faites dans mon cœur.
***
Les charettes passoient sur l’Isere & la Saone,
Le Fleuve le plus grand de glace estoit chargé.
 Quand le Rhône estoit engagé,
 Je l’estois bien plus que le Rhône.
***
D’abord qu’on regardoit la blancheur des campagnes,
D’en détourner la veuë on se voyoit contraint :
Mais si l’on détestoit la nege des montagnes,
J’admirois chaque jour celle de vôtre teint.
***
Bien que faute de bois on se chaufast tres-peu,
Lors qu’on pleuroit de froid je n’en faisois que rire ;
 Car en brûlant sous vostre Empire
 Je ne pouvois manquer de feu.
***
Si l’on n’appercevoit que gresle & que bruine,
 Je me moquois du mauvais temps,
 Et contemplant vostre beauté divine
 Je trouvois toujours le Printemps.
***
Que le bled meure en terre au milieu de l’Hiver,
Il m’importe fort peu qu’à grand prix on l’expose,
 Et que le pain me coute cher,
Si vos faveurs me coutent peu de chose.
***
Les Vignes ont manqué, chacun s’en inquiete,
 Mais je compte cela pour rien,
Et consens de bon cœur que Bacchus me maltraite,
 Pourvû qu’Amour me traite bien.
***
Que l’hiver ait glacé nos Roses & nos Lis,
 Je suis indolent pour ces choses.
Sur vostre beau visage, adorable Philis,
Ne vois-je pas toujours & des Lis & des Roses ?
***
 Que des Aquilons les rigueurs
 Ayent fait mourir nos œillets, nos ambrettes ;
Au moins si je ne puis vous envoyer des fleurs,
Vous recevrez de moy toujours quelques fleurettes.
***
Que nos Oliviers morts soient de tristes effets
 De cette froideur excessive.
 Helas ! qu’ay je affaire d’Olive,
 Quand vous & moy sommes en paix ?
***
Enfin, belle Philis, que le verglas ait cuit
 Les arbres fruitiers de nos plaines,
Je me consoleray de n’avoir point de fruit.
Si je cueille avec vous le doux fruit de mes peines.
***
Tandis que tout le monde estoit presque aux abois,
Je goustois une joye à nulle autre pareille,
De voir que dans le temps qu’on se soufloit aux doigts,
Vous me soufliez toujours quelque mot à l’oreille.
***
J’estois plein de chaleur dans le mois de Novembre ;
Ou pour citer icy deux Vers de Sarrazin,
 Quand le pauvre Esté S. Martin
 Trembloit sous sa robe de chambre.
***
 Quelque famine qui nous touche,
J’auray de quoy manger malgré les envieux.
 Si je ne mange de ma bouche ;
 Je vous mangeray de mes yeux.
***
Qu’on ait trouvé des gens morts de faim dans leurs lits,
Je crains moins d’en mourir qu’aucun autre en Europe,
 Puis que selon mon Horoscope,
Je ne mourray jamais que d’amour pour Philis.
***
Que nos choux soient tout secs jusque dans leurs racines,
 Cela ne me tourmente pas.
Philis, quand vous souffrez mes manieres badines,
 Ne fais-je pas bien mes choux gras ?
***
Les Pommiers renommez par le premier des hommes,
Ne porteront nul fruit cet Automne prochain,
 Mais je me passeray de pommes,
Tant que je pourray voir celles de vostre sein.

Cris d’Allegresse d’un Berger du rivage de la Seine §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 176-179.

Voicy des Vers qui ont esté mis en air par un habile homme. Ils sont de Mr Dader de Toulouse, & ils ont esté faits sur l’arrivée de Madame la Princesse de Savoye en France. Je vous envoye un quatrain noté, qui vous servira à chanter les autres.

CRIS D’ALLEGRESSE
d’un Berger du rivage
de la Seine.

L’Air doit regarder la page 176.
En quittant la Savoye
Pour nous donner des Loix,
Vous allumez la joye
Dans le coeur des François.
***
Vostre auguste presence
Qui remplit nos desirs,
Redouble de la France
Les jeux & les Plaisirs.
***
LOUIS & vostre Pere
Avec nostre Dauphin,
Sont charmez du mistere
Qu’accomplit le destin.
***
Le Prince qu’on vous donne
Ne vous promet pas moins
Qu’une riche Couronne,
Pour payer tous vos soins.
***
Son coeur, comme le vostre,
Est rempli de vertus ;
Ils sont faits l’un pour l’autre,
Et du Ciel reconnus.
***
La Paix ensevelie
Dans son bannissement,
Est enfin rétablie
Par vostre Himen charmant.
***
A vostre Mariage
L’on en doit les douceurs ;
Achevez ces Ouvrages
Au gré de tous nos coeurs,
***
Ma fluste est toute preste.
Mes petits chalumeaux
Reservent pour la Feste
Leurs concerts les plus beaux.
***
L’on m’entendra sans cesse
Chanter avec ardeur
La Prince & la Princesse
Qui font nostre bonheur.
***
Sur le bord de la Seine,
Pour me faire écouter,
Quand j’auray pris haleine,
Je m’en vais concerter.
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[Histoire] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 188-209.

De quoy n’est-on point capable quand on aime veritablement ? Une jeune Demoiselle, plus touchante par les agrémens de sa personne, que par l’exacte regularité de ses traits, mais vive, & d’un enjoüement qui faisoit plaisir à tout le monde, estoit recherchée dans tout son quartier, & les societez les plus agreables paroissoient manquer de quelque chose quand on ne l’y voyoit pas. Elle avoit beaucoup de grace à toucher le Clavessin ; elle chantoit avec assez de metode, & la penetration de son esprit qu’on ne pouvoit assez admirer, faisoit que la conversation ne languissoit jamais avec elle. Il se presenta divers partis qui l’auroient mise dans un établissement considerable ; mais soit que la raison luy fist voir qu’elle n’étoit point encore dans un âge propre à pouvoir faire un bon choix, soit que son cœur ne luy parlast pour personne, elle ne voulut souffrir d’assiduité à aucun de ceux qu’elle connut touchez de ses charmes, & tout ce qu’ils luy disoient de flateur & d’obligeant, estoit receu d’elle d’une maniere honneste & civile, mais sans qu’elle cherchast à les engager à des explications qu’il eust fallu qu’elle eust écoutées sérieusement. Enfin le moment fatal arriva pour elle, comme il arrive pour beaucoup de Femmes. On la mit un jour d’une partie dont étoit un Cavalier fort bien fait, & de la plus heureuse physionomie du monde. Elle fut frapée en le voyant, & s’il luy plut par tout son exterieur, on peut dire qu’il la charma dés ce premier jour par son esprit & par ses manieres. Il n’avoit pas moins de complaisance que de politesse, & ce sont des charmes contre lesquels peu de personnes ont la force de tenir. Il s’attacha à entretenir la Belle, & l’effet de la sympatie fut reciproque entre l’un & l’autre. Il rendit des soins à cette aimable personne, & ils parurent ne déplaire pas. Il la vit souvent, & elle agréa toutes ses visites. Il est vray que pour empescher qu’on ne connust qu’elle se relâchoit en sa faveur de la severe conduite, qui ne luy avoit laissé souffrir jusque là aucuns devoirs assidus, elle commença à voir plus de monde qu’elle ne faisoit auparavant. Ainsi le Cavalier demeuroit caché en quelque sorte dans le grand nombre de ceux que son merite attiroit chez elle, mais comme il avoit beaucoup d’adresse, & qu’il reconnut fort peu de temps que ses soins estoient reçûs preferablement à ceux des autres, il profita si bien de certains momens qu’elle estoit bien aise de luy donner lieu de ménager, qu’il trouvoit toujours moyen de l’entretenir en particulier. Il eut bien-tost découvert ce qu’elle avoit de plus secret dans le cœur, & plus il vit que son penchant l’avoit prévenuë pour luy, plus il s’attacha à fortifier les favorables dispositions qui la portoient à vouloir en être aimée. Il y réüssit si bien, qu’il fut convaincu par mille obligeantes marques d’estime & de confiance, qu’elle s’attachoit veritablement à luy, & lors qu’il se vit assuré de sa conqueste, il ne put plus se contraindre assez pour cacher un foible, qui diminuoit un peu de ses bonnes qualitez. C’étoit une extrême jalousie. Il estoit blessé des moindres honnestetez que la Belle avoit pour ses Rivaux, & tous les regards qu’elle détournoit ailleurs que sur luy, estoient des sujets de plainte. Comme elle l’aimoit effectivement, & que le party luy estoit avantageux, elle prenoit soin de s’observer, & si elle estoit civile pour tous ceux qui la voyoient, il y avoit un certain froid répandu dans toutes les choses qu’elle leur disoit, qui auroit dû mettre le Cavalier en repos. C’estoit luy donner un grand témoignage de distinction, mais il ne suffisoit pas à le guerir de sa jalousie. Il auroit voulu qu’elle n’eust reçû aucune visite, afin que le plaisir de la voir eust esté un privilege particulier dont il eust joüy, à quoy elle répondoit que devant compte de sa conduite au Public, elle ne pouvoit marquer qu’elle vouloit vivre pour luy seul, comme son inclination l’y portoit, à moins qu’elle ne pust dire que leur mariage estoit arresté. Il l’assuroit que si elle l’estimoit assez pour se contenter de sa fortune, elle s’en pouvoit compter la Maîtresse, & qu’il ne tiendroit qu’à elle qu’il ne l’épousast ; mais il ne luy cachoit point qu’il ne pouvoit se resoudre à s’engager pour toûjours, sans estre plus seur de son cœur qu’il ne l’estoit, & que voulant se donner à elle sans aucun partage, il croyoit pouvoir demander la mesme chose, sans quoy il ne pourroit croire qu’il fust pleinement heureux. Il y avoit un peu de bizarrerie dans ses sentimens, mais il n’estoient pas sans delicatesse, & la Belle qui ne les pouvoit condamner entierement, estoit fort embarassée sur la conduite qu’elle devoit tenir avec luy. Ce qui déconcerta toutes les mesures qu’elle prenoit pour le satisfaire, fut une chose des plus singulieres dont on ait jamais entendu parler. On luy apprit quelques Airs nouveaux qui estoient fort à la mode. Elle les chantoit avec plaisir aussitost qu’on l’en prioit, & en les chantant elle faisoit voir les plus belles dents du monde & les mieux rangées. Si l’on applaudissoit à sa voix, on se récrioit sur la beauté de ses dents, & les loüanges qu’elle recevoit de ce côté là, luy estoient fort agreables. Le Cavalier s’avisa de se mettre en teste que le soin qu’elle en prenoit, venoit d’une envie de plaire, & prétendit que ce soin estoit contraire à l’amour qu’elle protestoit d’avoir pour luy, puisque loin de se soucier de cet agrément, il auroit voulu qu’elle eust eu les dents moins belles, pour n’avoir pas le chagrin de remarquer dans ses yeux combien elle estoit sensible aux loüanges que tous ses Rivaux luy donnoient sur cet article. Elle eut beau luy dire que la propreté demandoit d’elle les soins dont il se plaignoit, & qu’il estoit assez naturel de chercher à se conserver les avantages qu’on avoit reçûs de la nature. Il n’eut point d’égard à une raison si juste, & voulut toûjours que la seule envie de s’attirer des douceurs, eust part à ce qu’elle appelloit une propreté indispensable. Il poussa si loin la chose que pour ne se pas broüiller avec luy, elle se trouva obligée de renoncer à tout ce que les femmes, & les hommes mesme, ont coutume d’employer pour tenir leurs dents en bon estat. Cette negligence n’ayant point diminué la blancheur des siennes, le Cavalier demeura dans son caprice, & luy dit d’un air chagrin, qu’il voyoit bien qu’elle aimoit quelque chose plus que luy, puisqu’elle estoit si fort attachée à la beauté de ses dents, qu’elle préferoit le plaisir de les entendre loüer à la satisfaction de luy épargner le chagrin qu’il luy marquoit. La Belle pensa perdre patience à ce reproche, & aprés luy avoir dit qu’il ne tenoit pas à elle que ses dents ne se jaunissent, puisque pour luy plaire elle avoit cessé d’en prendre soin, elle ajoûta qu’elle ne sçavoit ce qu’elle pouvoit faire de plus pour le contenter, à moins qu’il ne souhaitast qu’elle s’en fist arracher quelqu’une. Il répondit qu’il croyoit qu’une personne qui sçauroit aimer veritablement, prendroit sans peine cette resolution, mais qu’elle ignoroit ce qu’un amour delicat estoit capable de faire. La conversation devint un peu aigre, & peu s’en fallut qu’elle ne fust terminée par une querelle. La Belle crut que la bizarrerie du Cavalier passeroit, & qu’un autre jour il seroit plus raisonnable, mais il continua de se plaindre, & toutes les fois qu’on reprenoit la matiere, il n’oublioit pas de dire qu’une Dent n’estoit pas un prix trop haut pour s’acquerir toute la tendresse d’un Amant. Enfin la Belle ennuyée d’entendre toûjours la mesme chose, resolut de luy donner la preuve d’amour qu’il souhaitoit. Elle s’y sentoit portée, & par un penchant qui l’attachoit fortement au Cavalier, & par l’établissement considerable qu’elle s’assuroit en l’épousant. Elle alla trouver un des plus habiles hommes que nous ayons pour les dents, & sous prétexte de ne pouvoir plus souffrir la douleur aiguë que luy causoit une des siennes, elle le pria de l’arracher. Celuy à qui elle s’adressa luy dit bien des fois, que cette dent qu’elle luy marquoit dans le devant, n’estoit point gâtée, & refusa même fort longtemps de faire ce qu’elle exigeoit de luy, se reprochant comme un meurtre la cruauté qu’il auroit, s’il contribuoit à déranger de si belles dents ; mais elle luy protesta tant de fois qu’elle se les feroit plûtost arracher toutes, que de souffrir ce qu’elle souffroit ; que pour ne la pas laisser tomber dans les mains d’un ignorant, chez qui elle eust pû aller s’il l’eust refusée, il fit enfin ce qu’elle voulut. Elle retourna chez elle, & le Cavalier y estant venu, elle n’eut pas si tost ouvert la bouche pour luy parler, que remarquant qu’il luy manquoit une dent, il demanda tout surpris quelle avanture l’avoit mise en cet estat. La Belle prit une mine fort riante, & sans luy montrer le moindre chagrin, elle luy dit qu’une de ses dents perdue n’estoit rien pour luy marquer qu’il luy tenoit lieu de tout, & qu’elle estoit preste de luy faire le sacrifice de toutes les autres, si cette preuve estoit necessaire pour le convaincre de son veritable attachement. Le Cavalier qui se reprochoit les bizarres sentimens qu’il avoit fait éclater, se jetta à ses genoux, les arrosa de ses larmes, luy demanda mille fois pardon de sa ridicule jalousie, & ne pouvant plus douter qu’il ne fust aimé parfaitement, non seulement il la conjura de se faire appliquer ce jour-là même une fausse dent, pour cacher la perte dont il estoit cause, mais il fit enfermer la veritable dans une petite bouteille de cristal enrichie d’or, & la garda comme un gage précieux du sincere amour que la Belle avoit pour luy. Ensuite son unique soin fut de luy donner des marques incontestables du sien, en signant un Contrat de mariage, par lequel il luy fit tous les avantages que luy permirent les Loix. Si elle parut heureuse du costé du bien, on craignit que le Cavalier, quoy que parfaitement honneste homme, ne la fist souffrir par par quelques caprices de temperament ; mais il ne l’eut pas si-tost épousée, qu’il voulut qu’elle vist tous ses Amis. Ainsi rien ne manque au bonheur de cette aimable personne. Les visites qu’elle reçoit d’eux ne font nulle peine au Cavalier ; & il s’est si bien défait de sa jalousie, qu’il n’a point de plus forte joye, que quand il entend donner des loüanges à sa Femme.

Epitre §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 209-218.

Les Vers qui ont paru de Mr Danchet depuis quelques années, sont dans une estime si generale, que vous ne serez pas fâchée de voir ceux qu’il adresse à Mr Poultier, de l’Academie Royale de Peinture & de Sculpture, au sujet d’un Buste representant Adam & Eve, placé dans le jardin de Mr Tera, Chancelier de Son Altesse Royale Monsieur.

EPITRE.

C’est en vain, cher Poultier, que l’orgueilleuse Grece
Des Maistres de ton Art nous a vanté l’adresse.
Si Praxitele même eust vécu parmy nous,
De ton dernier Ouvrage il eust esté jaloux.
Je sçay pour augmenter son éclat & sa gloire,
Tout ce qu’en sa faveur nous a marqué l’Histoire.
Le Marbre s’animoit sous ses sçavantes mains,
Les mouvemens du cœur y paroissoient empreints ;
S’il armoit Jupiter de son pouvoir suprême,
En voyant son Ouvrage il fremissoit luy-même.
S’il formoit de Venus les appas enchanteurs,
Venus, quoy que de marbre, embrasoit tous les cœurs ;
D’un témeraire Amant les coupables tendresses,
Osoient la profaner par de folles caresses,
Tel estoit son pouvoir. Mais enfin quels appas
Avoit cette Venus que ton Eve n’ait pas ?
 Quel triste enchaînement de trouble & de misere
Suivit l’ambition de nostre premier Pere !
Dans des lieux enchantez mille innocens plaisirs
Le flatoient chaque jour, prévenoient ses desirs.
Ses Neveux jouïroient de ce bonheur durable,
Sans le fatal objet qui le rendit coupable.
Cet objet de tes mains reçoit des traits si beaux,
Poultier, que nous aimons la cause de nos maux.
A son aspect flateur le cœur plein de tendresse,
Criminel comme Adam, j’excuse sa foiblesse.
Vous qui le condamnez, Mortels, dont la vertu,
Si l’on veut vous en croire, auroit mieux combattu,
Venez, prenez sa place, & contemplez ces charmes.
Pourriez-vous résister à de si fortes armes ?
Ce marbre semble vivre, & le cœur enchanté
N’en sauroit trop long-tems admirer la beauté,
De tant d’attraits divers la douceur nous attire ;
Plus on est connoisseur & plus on les admire,
L’œil demeure immobile, & n’en peut arracher
Les avides regards qui s’y vont attacher.
 D’un espoir dangereux follement entêtée,
Voyez avec quels traits Eve est représentée.
La vaine ambition exprimée en ses yeux
Semble asseurer son cœur d’un destin glorieux,
D’un seducteur adroit écoutant la promesse
Elle s’enorgueillit, & croit être Déesse,
Pour seduire à son tour un trop credule Epoux
Voyez comme elle affecte un air pressant & doux.
Dans ce group merveilleux tout parle, tout s’anime.
Adam semble prévoir les effets de son crime,
Mais en vain à l’aspect de ce fruit deffendu
La menace d’un Dieu tient son cœur suspendu.
Pour un objet aimé sa passion plus forte,
Aprés de longs combats sur la crainte l’emporte ;
Il céde, il prend ce fruit qui lui causant la mort
A tous ses Descendans prepare un même sort.
 Ce sexe, cher ami, n’est fait que pour nous nuire,
Adam n’est pas le seul qui s’est laissé seduire ;
Tout cede à ses attraits, & l’on voit chaque jour
Les mortels les plus fiers l’éprouver à leur tour.
D’un objet enchanteur la puissance est extrême,
Et fait dans les deserts trembler la vertu même,
Enfante la discorde, & le mépris des Loix,
D’un conquerant fameux arrête les Exploits
Soûmet son grand courage à des soins ridicules,
Met d’indignes fuseaux dans les mains des Hercules.
Lorsque l’amour le veut, par un culte odieux
Le mortel le plus sage encense de faux Dieux.
Toi-même, dont la main avec tant d’artifice
Des femmes dans ton Eve a tracé la malice,
De même que le mien je gage que ton cœur
N’en sçauroit éviter le charme seducteur.
Nous detestons ce sexe & l’accablons d’injures ;
En jurant de le fuir nous devenons parjures.
Dans ces vers contre lui fierement révolté
En des termes piquans je me suis emporté.
Il est une Eve au monde à qui je n’ose lire
Ce que contre le sexe ici je viens d’écrire.
 Mais c’est trop m’écarter, je reviens donc à toy
Ami, quand Mars en feu porte par tout l’éfroi,
Et que chez les humains les Muses avilies
Avec tous les beaux Arts semblent ensevelies,
La France trouve encor de sçavans ouvriers
Qui ne cedent en rien à nos braves Guerriers
Tu sçais aussi-bien qu’eux, en volant à la gloire,
Du siecle de Loüis embellir la memoire ;
Tandis que nos Soldats vont briser des rempars,
Des hommes tels que toi font fleurir les beaux Ars.
Tant que nous trouverons de genereux Mecenes,
Qui sçauront malgré Mars récompenser nos peines,
Tant que nous trouverons, des Damons, des Teras,
Et ton art & le mien, Poultier, ne mouront pas.

A M. l’Evesque Duc de Langres §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 218-219.

En vous parlant du séjour que M. l’Evêque Duc de Langres a fait à Dijon, j’ai oublié de vous dire que M. Moreau Avocat General de la Chambre des Comptes, lui donna ce Madrigal qui fut trouvé tres-digne de son Auteur.

A M. L’EVESQUE
DUC DE LANGRES.

 Le respect, l’amour & l’estime,
Sont les tributs qu’on doit, & l’hommage qu’on rend,
 A ceux qu’un merite sublime,
 Eleve en un sublime rang.
Digne choix d’un grand Roi, que l’univers admire,
Et que dans ses projets le Ciel toûjours inspire,
Clermont, reçois icy l’hommage qui t’est dû.
Nous donnons nos respects à ta haute naissance ;
Nostre estime à ta vaste & profonde science,
 Et nôtre amour à ta vertu.

La Marche des Echets §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 220-221.

Je vous envoye les regles que M. Cassan Professeur de Mathematiques, à faites en douze Vers, sur la marche des Echets. Elles sont si succintes & si claires qu’avec leur secours une seule leçon suffit pour la sçavoir, & pour entrer en goût de continuer d’apprendre le jeu.

LA MARCHE DES ECHETS.

Les pions en partant peuvent faire deux pas,
Puis n’en font jamais qu’un, & ne reculent pas.
Leur chemin est tout droit, & faisant leur approche
Ils prennent sur leur front vers la droite ou la gauche.
Le Roy ne fait qu’un pas, & va de tous côtez.
La Dame va par tout jusqu’aux extremitez.
Les Fous y vont aussi, mais en diagonale ;
Et se croisent entr’eux sur couleur inégale.
Les Chevaux font trois pas sur l’une ou l’autre main ;
En changeant de couleur & cernant leur chemin.
Les Tours marchent tout droit, soit en long soit en large,
Et peuvent parcourir de l’une à l’autre marge.

[Arrivée de Mr Morant à Toulouse]* §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 221-223.

Mr Morant, premier President du Parlement de Toulouse, y arriva vers les derniers jours de Janvier. Quoy qu’on ne fasse à ces premiers Magistrats qu’une entrée de devoir la premiere fois qu’ils viennent prendre possession de leurs Charges, on luy en fit une d’inclination à ce dernier retour de Paris. Toutes les personnes de distinction allérent au-devant de luy avec leurs carrosses ou à cheval. Le Peuple y accourut en foule. Des Compagnies Bourgeoises se mirent sous les armes, avec des tambours, fiffres, & haut-bois, & lors qu’il entra ce furent des cris de joye de tout le Peuple. Comme il estoit tard, on mit des flambeaux aux fenestres, pour mieux marquer le plaisir que l’on se faisoit de son retour dans toute la Ville.

[Métamorphoses d’Ovide en Vers] §

Mercure galant, mars 1697 [tome 3], p. 275-276.

Je n’ajoûteray rien à ce que je vous manday le mois passé des Metamorphoses d’Ovide, mises en Vers François par Mr Corneille, avec des Figures au commencement de toutes les Fables, sinon qu’elles se vendent actuellement chez les Sieurs Guillaume de Luynes, Jean Guignard, & Michel Brunet, Libraires au Palais, & chez le Sieur Jean-Baptiste Coignard, ruë Saint Jacques, à la Bible d’or. Je suis, Madame, vostre, &c.

 

A Paris, ce 31. Mars 1697.