1698

Mercure galant, juin 1698 [tome 6].

2017
Source : Mercure galant, juin 1698 [tome 6].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, juin 1698 [tome 6]. §

Sur la Paix Generale. Ode §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 7-20.

Tant de beaux Ouvrages ont esté faits sur la Paix, que quoy que je vous en aye déja envoyé plusieurs dans mes Lettres précedentes, je me crois obligé de vous faire encore part de celuy-cy, qui a esté receu favorablement du Roy. Ces sortes d’Ouvrages ne dépendent point des occasions qui les ont produits. Ils tirent leur prix des beautez qu’on y répand, & ils sont toujours nouveaux pour ceux qui n’ont pû les voir aussi-tost qu’ils ont paru.

SUR LA PAIX
Generale.
ODE.

Dans ces champs malheureux où Mars tient son Empire,
Bellone foudroyant les plus fermes rempars,
Découvroit sur son front la fureur qu’elle inspire,
Et la Discorde alors grondoit de toutes parts.
Mille ruisseaux de sang répandus dans ces plaines,
Alloient rougir la terre & grossir les fontaines,
Le Pô saisi d’horreur fuyoit de tous côtez.
Le Tage se cachoit sous ses ondes craintives,
Et la Meuse entraînoit des corps ensanglantez,
Que l’on voyoit floter sur ses tremblantes rives.
***
 Le Danube en fureur précipitant son cours
Accouroit affronter ce spectacle tragique ;
La Tamise en tous lieux mandioit du secours,
Pour voir avec éclat regner sa politique.
Pour épuiser la Seine, enflez d’un vain espoir,
Les Fleuves alliez unissoient leur pouvoir,
Et flatoient leur orgueil d’une victoire entiere.
À leur aide la Sambre avançoit à grand bruit :
Mais le superbe Rhin qui leur sert de barriere,
Les contraint quand il veut à rentrer dans leur lit.
***
 Déja le fier Germain estoit sans résistance,
L’Ibere sur ses bords combattoit foiblement,
Et l’Anglois qui s’armoit de toute sa puissance,
Sur l’Empire François attentoit vainement.
Le Lombard alarmé fuyoit sur ses montagnes.
Ses Voisins désolez dans leurs tristes campagnes
S’aprestoient à se rendre aux ordres du Vainqueur,
Lors que de ses bienfaits LOUIS toujours prodigue
Daigne les dérober à sa juste fureur,
Et briser pour leur bien une funeste Ligue.
***
 Il fait plus, il leur rend leurs Villes, leurs Etats ;
Et pour prix de la Paix une Auguste Princesse
Par un heureux Hymen engage ses appas,
Et ramene en ces lieux les Jeux & l’allegresse.
Plein d’un remords secret le Batave confus
De voir tous ses projets, ses efforts superflus,
Se dégageoit aussi de l’orgueilleuse foule,
Mais l’Ibere envieux, les Aigles irritez,
Et le Peuple inconstant où la Tamise coule,
Redoubloient à l’envi leurs jalouses fiertez.
***
 Plein d’un dépit farouche, & rempli d’arrogance,
Le Belge vivement secondoit leurs efforts,
Et se flatant entre eux de partager la France,
Afin de l’accabler ils ne formoient qu’un Corps.
L’Heresie irritoit l’ardeur de leur courage,
Et l’Erreur se glissant dans leur secrete rage,
Leur fascinoit les yeux & broüilloit leurs esprits :
Mais leurs carreaux lancez retomboient sur leurs testes.
LOUIS portant par tout la terreur de ses Lis,
Entassoit chaque jour conquestes sur conquestes.
***
 Ce Monarque qui regle au gré de ses desirs
Le destin de la Paix & le sort de la Guerre,
Touché de tant de pleurs, de troubles, de soupirs.
A voulu redonner le repos à la terre.
On l’a vû, pour punir d’injustes attentats,
Sur ses fiers Ennemis appesantir son bras,
Et redoubler sur eux l’éclat de ses tempestes.
Ses Ennemis honteux de se voir confondus,
Lassez de voir tomber sa foudre sur leurs testes.
Aux ordres de LOUIS se sont enfin rendus.
***
 Dans la Paix ce Heros affable, debonnaire,
Autant par ses bienfaits signale son grand cœur,
Que dans les champs de Mars redoutable & severe,
Il fait voir son courage & sa haute valeur.
Loin de vouloir joüir du fruit de leurs disgraces,
Il rend aux Alliez leurs Villes & leurs Places,
Et dans toute l’Europe il répand ses bienfaits.
LOUIS, nostre soutien, nostre Ange tutélaire ;
Le foudre de la Guerre, & l’ami de la Paix,
Conserve nous toujours un bien si salutaire.
***
 Par ses brillans attraits une Grecque autrefois
Jusques au fond des cœurs porta la jalousie.
Le noble & doux espoir de rentrer sous ses loix,
Contre toute l’Europe arma toute l’Asie.
Pour perdre les Troyens, ou les rendre soumis,
Devant Troye on a vû cent Princes ennemis
Dix ans marquer en vain leur courage intrepide.
Un désespoir confus redoublant leur couroux,
Sceut joindre la surprise à la valeur rapide,
Et cette Ville enfin succomba sous leurs coups.
***
 Dix ans la France a vû mille ambitieux Princes
Jaloux de sa grandeur, & pour sa perte unis,
D’un cours impetueux fondre sur ses Provinces,
Esperant s’agrandir de ses riches débris.
Elle a vû ce Heros armé pour sa défense.
Abattre leur orgueil, briser leur esperance.
Et tous ces fiers Titans soudain sont disparus.
Par un genereux soin l’aimable Adelaïde,
Pour réconcilier ces courages vaincus,
A daigné leur servir elle-même de guide.
***
 Mais de Mars en couroux le bras est desarmé,
J’entens de tous costez pousser des cris de joye ;
L’ouvrage de la Paix est enfin consommé,
Tout benit ce tresor que le Ciel nous renvoye.
Le Soleil qui voit tout, sous ses fiers étendarts,
Voyoit l’Aigle à regret privé de ses regards,
S’égarer de sa voye, & suivre une autre trace.
Il pardonne sans peine à ses legeretez,
Pour rendre à l’Univers une nouvelle face,
Et son juste couroux fait place à ses bontez.
***
 Que les Dieux, qu’Apollon, les Filles de Memoire
Celebrent de LOUIS le grand nom à jamais,
Et faisant éclater mille chants à sa gloire,
À nos derniers Neveux peignent tant de hauts faits.
Que les Graces, les Ris, & les Jeux réparoissent,
Que l’Age d’or revienne, & les plaisirs renaissent,
Et nous fassent joüir d’un éternel Printemps :
Que la moisson redouble, & les Arts refleurissent,
Que la Terre, les Cieux, & tous les Elemens
De nos cris d’allegresse ensemble retentissent.
***
 Peuples, qui joüissez des bien faits de LOUIS,
Venez à ses bontez rendre un parfait hommage.
Vous l’avez vû cent fois par des faits inoüis
Faire éclater par tout sa gloire & son courage.
Par un heureux retour sa clemence aujourd’huy
Montre qu’il est luy seul vostre plus grand appuy.
Il préfere au bonheur de conquerir la Terre
Le plaisir de donner le calme à ses Sujets :
Si son bras a lancé si longtemps son tonnerre,
C’estoit pour rétablir l’abondance & la Paix.

Cette Ode est de Mr l’Abbé de Gendron.

Sur la Révolution des Saisons §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 20-34.

Mr du Four, Ordinaire de la Musique de la Chambre du Roy, est l’Auteur du Discours que vous allez lire.

SUR LA REVOLUTION
des Saisons.

Quoy-qu’il soit tres difficile de découvrir les causes de plusieurs effets naturels, dont la Sagesse Eternelle s’est voulu reserver le secret, pour nous obliger de nous confondre par la foiblesse de nos esprits ; cependant puisque cette Sagesse a bien voulu nous permettre de raisonner, & nous a mesme comme abandonné tout ce monde visible en nous permettant d’en disputer, je crois que sans rien entreprendre sur les droits de la Providence, je puis donner mes conjectures sur les révolutions des saisons, qui fournissent à tous les hommes des sujets de raisonner, pour tâcher d’en découvrir les causes qui sont encore si cachées.

Quelques Mathématiciens prétendent que c’est l’effet d’une Planéte, qu’une Circulation centenaire fait revenir perpendiculairement au dessus de nostre horison, & que tandis qu’elle est dans cette situation, sa pesanteur arrête les vapeurs élevées de la terre, & empêche que le Soleil ne les dissipent, ayant plus de peine à pénétrer de ses rayons, une masse d’Air épaissie & pressée ; mais cela a peu d’apparence, car s’il estoit ainsi que les Périodes réglées de cette Planete pussent causer ces effets, on pourroit les prédire sur les Circulations certaines de cette Planete, & cela donneroit quelque fondement à l’erreur populaire qui attribuë ces changemens au déclin & à la fin de chaque Siécle ; ce qui se détruit de soy-mesme, puis que nous voyons par l’Histoire, qu’il y a eu des fins de Siécles dont les saisons ont esté bien plus réglées que les commencemens & le milieu de ces mesmes Siécles ; outre que la Populace ignore que ces Siécles sont établis par les hommes pour leur servir d’Epoques, & pour distinguer un si grand nombre d’années depuis la création du monde.

Les Nitres, dont d’autres prétendent que l’Air soit obscurci, ne sont pas la premiere cause de ces changemens, puisqu’il faudroit remonter à la cause qui produit ces vapeurs Nitreuses, pour pouvoir raisonner juste. Ainsi elle ne satisfait pas, si l’on passe jusques à ses principes.

D’autres veulent que ce soit le tremblement de terre de 1692. qui a éloigné de l’Equateur de quelques dégrez ce grand Continent, d’entre la Mediteranée & l’Ocean septentrional, ce qui compose nostre Zone temperée. Ceux-cy se trompent tres-grossiérement, puisque le Globe de la terre se soûtient dans le milieu du liquide de l’Air qui l’environne sur son propre centre, sans qu’aucune partie s’en puisse détacher, à moins que ce grand Continent ne fût comme fondu, & ainsi éloigné du Soleil. Mais nous ne voyons aucune augmentation dans nos jours d’Eté ni d’altération dans ceux d’Hiver, & les deux Equinoxces & les deux Solstices se sont trouvez justes dans les temps ordinaires.

Voicy mes conjectures que je soûmets à de plus habiles Philosophes que je ne suis, ne m’estant proposé que ce qui paroît sensible & plus naturel, sur une question qui occupe tant de gens.

Les Géographes, selon toutes les Relations des Voyageurs, conviennent que jamais Vaisseau n’a aproché du Pôle Artique plus prés que du quatre-vingt-sixiéme degré à cause des glaces perpétuelles qui y sont. Il reste donc jusques au quatre-vingt dixiéme degré, quatre degrez impratiquables qui font quatre-vingt bonnes lieuës de France, & quatre cens quatre-vingt de circonférence de glace, qui autre-fois (n’y ayant que ces quatre degrez de glace) nous fournissoient dans les Etez de si agréables vents & si purs, mais cela n’estant pas égal tous les ans, nous nous ressentons aujourd’huy de l’âpreté du froid & des broüillards que les glaces étrangeres nous envoyent. Il est certain que les glaces s’étendent plus ou moins selon la chaleur que le Soleil a laissé à nostre Hémisphere dans les six mois qu’il l’éclaire. L’Hiver de 1692. fut si âpre pendant quelques jours, que ces Mers glacerent jusqu’au cinquante-cinquiéme degré, & toute la Mer Baltique nostre voisine de deux cens lieuës, s’en trouva prise, de sorte que le Soleil dans son cours ordinaire repassant l’Equateur, & cessant d’éclairer nostre Pole, ne put fondre les glaces que jusqu’au soixante & dixiéme degré par l’opposition des Broüillards que le dégel de ces quinze degrez de glaces nouvelles apporta à ses rayons, & à quelques vents du Sud qui estoient d’abord repoussez, ce qui fit que nostre Europe se ressentit de ce fracas, & ne put faire ses moissons dans la maturité ordinaire.

On demandera pourquoy le Soleil n’échauffe pas également toutes les années. Mais il est à remarquer que lors que le Soleil arrive au Tropique de l’Ecrevisse, & lorsqu’il commence de rétrograder, quand les glaces du soixante & soixante & dixiéme degré ne sont pas fonduës, à peine trouverons nous quinze jours d’un veritable chaud jusqu’à l’Equinoxe de Septembre. La raison est que nous ne sommes distans que de deux cens, trois cens & quatre cens lieuës de ces glaces, & il y en a cinq cens soixante de nostre cinquantiéme degré jusqu’au Tropique. Ainsi le voisinage de ces glaces repousse trop aisément le vent du Sud, & empêche que ce bel Astre n’échauffe nostre horison à l’ordinaire. Nostre seule ressource est qu’il puisse arriver de frequents grains entre les Tropiques, les mois de Juillet & d’Aoust, afin de nous distribuer des vents suffisamment pour fondre ces glaces étrangeres, & les recoigner jusqu’au quatre-vingtiéme degré avant que le Soleil ait passé dans l’autre Hemisphere, & nos Terres pourront reprendre leur ancienne vigueur.

On demande encore pourquoy les Vents du Nord’Est & Nord’Oüest, & leurs composez, quoy que paralleles en distance du Septentrion, se font ressentir si differemment. Le Nord-Est venant du soixante & dixiéme degré de la Mer glacée de Tartarie, & passant par ce long Continent de Tartarie, Pologne, Allemagne jusques à nostre France, est souvent plus âpre & bien plus pur que le Nord.

Le Nord-Oüest, quoy qu’il parte du soixante & dixiéme degré de la Groënlande glacée, parallele au Nord-Est, les vapeurs de la Mer où il passe jusques à nous, nous l’adoucissent & le rendent mol, ce qui nous cause tant de neges fonduës. L’Angleterre, les costes de Hollande, & la Bretagne, nous l’épurent un peu par la crasse qu’elles en reçoivent avant qu’il arrive à nous.

[Entrée des Chevaliers de l’Arquebuse à Saint Denis]* §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 34-41.

L’entrée que les Chevaliers de l'Arquebuse ont faite depuis peu à Saint Denis, merite que vous en sçachiez les circonstances. Le Lundy 10. du mois passé, toutes les compagnies mandées arriverent en bon ordre. Aprés avoir esté receuës & complimentées hors les Portes par ceux de la Ville de Saint Denis, qui avertis par l'Etendart mis au bout du plus haut Clocher, monterent à cheval pour aller à leur rencontre, ils entrerent tous ensemble, ceux de la Ville l'épée à la main ayant la gauche, & les autres la droite, avec leurs Aumôniers & Officiers à leur teste, précedez de Tambours, Hautbois, & autres Instrumens, & suivis de leurs Caissons & Bagages ; leurs Drapeaux & leurs Guidons faisoient voir d'où ils estoient. Il y avoit seize Compagnies, quatre du costé du Nord ; sçavoir, Beaumont, Pont, Verberie, & Senlis ; cinq du costé de l'Est, Meaux, Crespy, Lagny, Torigny, & Crecy ; trois du costé du Midy ou Sud Est, Brie-Comte-Robert, Corbeil, Charenton & les Carrieres, & quatre du costé du Couchant, Poissy, Mante, Magny, & Pontoise. Toutes ces Compagnies ainsi entrées, furent conduites par celle de la Ville dans les Hôtelleries qu'on leur avoit marquées, sur la porte de chacune desquelles l'on avoit mis sous le nom d'Hostel, la Ville qu'elle logeoit. Celle de Meaux estoit à l'Epée Royale, sur la Place. C'est la plus belle & la plus grande. Elle estoit bien dûë à cette Compagnie, puis qu'il ne s'en peut voir une plus belle ny plus grande d'Arquebusiers. elle est composée de plus de soixante Tireurs, sans les Officiers, tous tres-bien faits. Ensuite on presenta à toutes les Compagnies le Vin ordinaire, & à chacune un Pasté de la part des Chevaliers de la Ville. Cette entrée, qui dura toute l'aprédisnée, fut faite au son & au carillon de toutes les cloches de l'Abbaye. Le soir & le reste de la nuit s'employerent aux Serenades & Aubades avec Violons, Tambours, & Hautbois. Le lendemain, les Députez de chaque Compagnie se rendirent au Jardin de l'Arquebuse, pour tirer à qui auroit le pas à la Messe & à la marche. Cela dura jusques à onze heures. Ceux de Beaumont gagnerent le premier pas, & se mirent aprés celle de Saint Denis, qu’ils avoient à leur reste, à celle de toutes les Compagnies ; car celle de la Ville ne tira point pour le pas. Ils se rendirent à l'Abbaye chacun dans l'ordre que le sort luy avoit donné, avec leurs armes, précedées de leurs Tambours & Hautbois. Ils se placerent dans le Choeur dans le même ordre. Toutes les cloches sonnerent encore & carillonnerent pendant cette marche. La Messe fut celebrée avec beaucoup de ceremonie. Tous les Chevaliers allerent à l'Offrande avec leurs Aumôniers & Officiers à leur teste, dans l’ordre observé à la marche, & saluerent l’Officiant avec les Armes. Guidons & Enseignes, la pointe ou bout en bas. Pendant cette ceremonie, qui dura prés d'une heure, les Orgues, les Hautbois & les Tambours se firent entendre. À l’Elevation tous les Chevaliers mirent l’épée à la main, ainsi qu'à l’Exaudiat, chanté la fin de la Messe. Lors qu’elle fut achevée, chaque Compagnie retourna à son Hostel, dans l’ordre qu’elle en estoit sortie, & y demeura jusques à quatre heures, qu’elles allerent dans le même ordre prendre le Prix, aprés quoy elles se rendirent à l’Abbaye. Là elles joignirent ce Prix au Bouquet, & porterent ensuite ces deux pieces par toute la Ville, ce qui dura jusques à sept heures. [...]

Les Elemens du Trictrac §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 57-76.

C’est avec raison que le Trictrac passe pour le plus beau de tous les Jeux de hazard. En voicy les regles que Mr Cassan, qui professe les Mathematiques chez Monsieur le Duc du Maine, & chez Monsieur le Comte de Toulouse, a mises en Vers François. Si elles ont quelque obscurité pour ceux qui ne sçavent pas ce Jeu, c’est qu’il est difficile par luy-même, & qu’on ne peut bien l’apprendre que par une longue habitude à le joüer.

LES ELEMENS
DU TRICTRAC.

Le Trictrac prend son nom du bruit que font les Dez,
Au sortir du cornet lors qu’ils sont amenez
Sur deux tables d’ébeine, ou matiere semblable,
Ayant un bord conforme autour de chaque table,
Que deux fiches, d’acier joignent par un costé
Pour ouvrir & fermer avec commodité.
Dans chaque Table on voit des fléches arrangées,
Six en haut, six en bas, par ordre mélangées
Du blanc avec du vert, ou bien d’autres couleurs,
Pour y marquer dessus les coups & leurs valeurs.
Sur un même costé doivent estre posées
Quinze Dames par bout en trois tas disposées.
Ce Jeu se joüe à deux ; chacun a son cornet,
Et deux Dez en commun dont les as font Besét,
Les deux deux, Double deux, & les deux trois font Ternes,
Les deux quatre sont pris pour Carmes ou Quadernes,
Pour Quines les deux cinq, les deux six pour Sonnez,
Et les Impairs sont pris comme ils sont terminez.
Au sort du plus gros Dé la main est accordée,
À qui l’a devers soy le Jeu l’a concedée,
Et de ce même coup en abattant son bois,
Met à profit les Points pour ne joüer deux fois.
 Les Fléches pour caser sont d’abord en usage.
Ensuite pour marquer les points & l’avantage,
On met en abattant les Dames sur son bord
Et si l’on peut caser on le fait dés l’abord.
Si l’on méne Besét, à la Fléche premiere
On met Dame sur Dame, & c’est la case entiere.
Si c’est un Double deux, sur la Fléche d’aprés
Ternes sur la troisiéme, & toûjours ce progrés
Et de Eléche & de Point se doit trouver conforme,
Mais on voit rarement cette suite uniforme,
Car de vingt coups de Dez égaux ou differens
Les doubles ne sçauroient estre les plus frequens.
Si par un quatre & trois on commence d’abattre,
Aux fléches de ce nom on mettra trois & quatre ;
Ainsi pour deux & l’as, ainsi pour cinq & trois,
De même à six & cinq, de même à chaque fois,
Observant de couvrir la Dame découverte ;
C’est ce qu’on dit caser, pour éviter la perte
Des Points qu’on prend dessus, & dont le jeu se fait,
Aussi bien que du Plein dont nous verrons l’effet,
Aprés que nous aurons par une seule idée
Compris l’ordre du Jeu d’une maniére aisée.
 Aux Fléches les jettons font connoistre les coups ;
Un d’abord & puis deux, peuvent suffire à tous ;
Si l’on gagne deux Points on marque à la deuxiéme ;
Si c’est quatre, l’on met dessus la quatriéme,
À six, huit, dix, de même, & cet ordre est suivy
Jusqu’à ce que d’un trou le nombre soit finy.
On le compte Bredouille en le faisant de suite,
C’est-à-dire deux trous ; que si l’autre l’évite,
Il marque à deux jettons les coups qu’il gagne aussi
Et Bredouille à son tour en les manquant ainsi.
Douze Points font le trou, douze trous la partie,
Dont chaque table au bord doit estre repartie,
Chaque bord en six trous, les deux faisant le tout,
Et l’on gagne le tout quand on arrive au bout.
 Cela dit, il est temps de voir ce que rapporte
Le gain de tous les Jeans qu’on nomme de la sorte,
Le grand Jean, le petit, & le Jean de retour.
Le petit Jean arrive en commençant le tour,
Lors qu’on fait en passant les six cases premieres,
Le grand au même bord quand on fait les dernieres,
Ce Jean s’appelle Plein, soit petit ou soit grand,
Et le coup qui l’achéve est le plus important.
On compte quatre Points quand nombre impair le donne,
Six si c’est par doublet, comme le Jeu l’ordonne.
Si chaque Dé remplit, on compte pour deux fois
Avec leur composé l’on les compte pour trois.
Les impairs seulement ont ce triple avantage
Car les doublets ne font qu’un double remplissage.
Si par cette raison on le compte plus fort
C’est ce qu’on ne dit pas, bien qu’on en soit d’accord.
À chaque coup de Dé, tant que le Plein subsiste,
On compte quatre ou six, mais le premier n’existe
Que pour un ou deux trous, puis on doit entasser
Les Dames de nouveau pour mieux recommencer,
Autrement ce profit peut nuire dans la suite
Si l’opposé s’avance, & s’il case au plus vite.
Il faut donc prendre garde à ne pas s’engager.
Le grand Jean estant fait, on doit le ménager
Il fait le fort du Jeu pour gagner la partie,
Qui sans luy ne seroit que tres-mal assortie.
 Jean de retour encor se doit examiner
Dans la suite on verra comme on peut l’amener.
On l’évite souvent par sa longueur extrême,
Mais quand le Jeu le veut, il n’en est pas de même,
Car qui change de bord en passant le premier
Se procure souvent un avantage entier.
 Il est encor un Jean qu’on nomme de six tables.
Un autre des deux coins, aux premiers dissemblables.
Jean d’obstacle a son tour qui n’arrive que peu.
Pour le premier il vient en commençant le jeu.
Quand dans trois coups l’on voit six Dames étalées
Sur six fléches de suite & par ordre assemblées,
On donne quatre points à ce Jean pour sa part,
Les deux autres aussi n’ont qu’un coup du hazard,
Comme Jean de deux coins dont l’étymologie
Démontre ce qu’il est sans beaucoup d’énergie.
À ce Jean il ne faut que deux Dames d’abord,
Donnant dans chaque coin de l’un à l’autre bord,
Estant seules à bas, car sans ce privilege
Le coup resteroit seul, & tout ce beau manége
Donne quatre gros points & six par un doublet.
Jean d’obstacle est en tout contraire à son effet,
Car si le coin contraire est pris quand le coup porte,
On pert autant de points en donnant de la sorte.
 Laissons là pour un temps ces Jeans grands & petits,
Pour dire la valeur des points donnez au prix.
Mais avant que d’entrer dans ce détail pénible,
Il est certains endroits dont il n’est pas loisible
D’ignorer ny le nom ny les commoditez
Qu’ils rapportent au jeu par d’autres facultez.
Comme des coins Bourgeois de la case du Diable
Et du coin de repos à la seconde table.
 À la cinquiéme case & la septiéme aussi
On fait les coins bourgeois, & l’on les nomme ainsi,
Parce que d’un seul coup l’on saute à la derniere.
C’est le coin du repos que l’on ne tarde guere
D’attaquer, si l’on peut, par le bord opposé.
Le contraire estant pris, & le plus avisé
S’il a le coup devant le doit prendre de même.
Pour la case du Diable, elle est à la septiéme ;
On ne peut la remplir qu’avec difficulté.
Elle vient quelquefois de l’inégalité
Des points qu’elle requiert, & dont l’experience
Au premier coup de Dé fait connoistre la chance.
 Quant au coin de repos, le Jeu nous fera voir
Dedans l’occasion tout ce qu’il peut valoir.
Maintenant supputons les profits & les pertes,
Que nous donnent au Jeu les Dames découvertes,
C’est à dire qui n’ont une Dame au sommet.
 Que le Joüeur d’abord jette de son cornet
Cinq & trois qui font huit, & que d’un point semblable
Son coup trouve une Dame à l’autre bord de table
De huit fléches distante à celle de son bord,
Il comptera deux points, & marquera d’abord
Avec un seul jetton sur la fléche seconde,
S’il bat par deux endroits, & que le Jeu seconde,
Comme d’un cinq tout seul, & puis d’un cinq & trois
Il en marquera quatre & deux pour chaque fois.
S’il bat par trois encor il augmente le compte
De deux points, qui font six, à quoy le tout se monte.
S’il donne par doublet il marque quatre points,
Et quatre points encor, si par ces deux conjoints,
Ou par double doublet il donne sur le même,
Et mettra son jetton sur la fléche huitiéme.
Si par ce dernier coup il donne dans le coin,
Il en gagnera six ; ensuite il prendra soin
De marquer les deux troux, & les deux points de reste.
Si son jeu luy déplaist il pourra sans conteste
Entasser derechef, en disant je m’en vais,
Aprés avoir marqué les deux troux sur les ais.
S’il marque les deux points, cette faute l’engage
À poursuivre le Jeu contre son avantage.
 Il est encor des coups qu’on fait en autre lieu,
En sautant sur le pont ou bande du milieu
Vers l’autre Petit Jean, car la Dame y vaut quatre,
Quand le nombre est impair, & lors qu’on peut la battre
Par un des trois doublets qui donnent au plus loin,
On la compte pour six, comme au Jean, comme au coin ;
Car au coin comme au Plein les impairs sont conformes,
Et les doublets aussi dessous toutes les formes.
 Les Ecoles encor font article à leur tour,
Et le Jean qui ne peut, & le Jean de retour.
Les Ecoles au jeu sont les points qu’on oublie,
Ou qu’on marque de trop au cours de la partie.
Ce sont autant de points ajoûtez au produit
Du Joüeur opposé, qui les compte sans bruit.
 Pour le Jean qui ne peut, que je n’ay voulu mettre
Dans l’ordre des premiers, il ne faut pas l’obmettre,
Bien que ses attributs malins à discuter,
Quand ils sont contre nous fassent souvent pester
Un Joueur qui n’a pas le don de patience.
 Si le coup qui survient dans la même distance,
Et de cinq & de trois trouve chemin bouché,
Au lieu de profiter il en est empêché
Par un effet contraire, & perd autant que monte
Le coup qu’on gagneroit, que l’autre met en compte,
Ajoûtant à son jeu ces profits clairs & nets,
Et tout autant de coups, soit impairs ou doublets
Qui rencontrent ainsi, c’est toujours même perte,
Ce qui n’arrive plus quand la Dame est couverte,
Ou quand l’ôtant de place on la met autre part
En lieu de seureté, mais souvent c’est trop tard.
 Jean de retour se fait passant d’un jeu dans l’autre,
Nous dans l’autre costé, l’opposé dans le nostre
Devers le Petit-jean, les grands estant rompus,
Et les chemins ouverts pour y ranger dessus
Le dernier plein du jeu, puis relever de suite
Les Dames sur le bord, ce qu’on fait au plus vite,
Pour prendre le devant, car le premier qui sort
Gagne quatre ou six points, qu’il employe d’abord,
À nouvelle reprise, où pour finir le compte,
De douze points comptez à quoy le trou se monte.

[Lettre touchant la Société des Lanternistes, & quelques autres Compagnies] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 77-94.

Je vous ay parlé souvent de Mrs les Lanternistes de Toulouse. La Lettre qui suit vous instruira de ce que vous pouvez ignorer touchant l’établissement de cette Societé. Elle est d’un Gentilhomme de Normandie, extrêmement distingué par son esprit.

À MADAME
LA MARQUISE DE C.

Comme je prens beaucoup d’interest, Madame, à ce qui regarde la celebre Compagnie des Lanternistes, je suis bien aise qu’on ait fait tant d’attention dans vostre Province aux Bouts-rimez qu’elle a proposez cette année, & que le Mercure Galant du mois de Mars dernier a annoncez. Je ne le suis pas moins d’apprendre que plusieurs de vos Amis veulent travailler sur ces Bouts-rimez pour disputer le Prix que donne cette docte Assemblée ; mais je suis un peu surpris des questions que vous me faites au sujet de son nom, & de son établissement, car il me paroist que les Lanternistes ont déja fait assez de bruit dans le monde, pour meriter que vous ayez pris soin de vous informer de leur histoire, mais puisque vous n’en sçavez aucunes circonstances, c’est avec plaisir que je satisfais à la curiosité que vous me marquez sur cet article.

Quelques Conseillers du Parlement de Toulouse, quelques Cavaliers, quelques Abbez, & enfin des Sçavans de tous étages ; voulant former entre-eux une Societé réglée pour se communiquer leurs lumieres les uns aux autres, résolurent de choisir un jour fixe, dans lequel ils pussent s’assembler chez quelqu’un de la Societé. Ils executérent leur dessein ; & pour n’estre pas troublez dans leurs conversations, ils convinrent de ne les faire que le soir, afin que l’heure des visites ordinaires fust passée. Ils tinrent exactement leurs conditions, & pour conserver un entier secret à ces Assemblées, on ne se faisoit point porter de flambeau pour y aller, on se contentoit de s’éclairer soy même avec une petite lanterne. Ces Messieurs continuérent quelque temps ces conversations secrettes & sçavantes, avec beaucoup de plaisir & de fruit ; mais enfin il n’y a rien qui ne se découvre. On fut informé de leurs Assemblées, & tous les honnêtes gens loüérent extrêmement leur projet. Quand il fut connu, ils le poussérent encore plus loin. Ils augmentérent leur Societé & firent une Compagnie en forme. À cause de leurs petites lanternes, quelques Sçavans enjouez leur donnerent le nom de Lanternistes. Ils l’acceptérent agreablement à l’imitation des doctes Academies d’Italie, qui toutes ont des noms badins, comme chacun sçait, & pour conserver le souvenir de leur origine, ils prirent pour Devise une Etoile, avec ces mots, Lucerna in nocte. Ensuite ils établirent un Prix pour estre donné tous les ans à celuy ou celle qui feroit le plus beau Sonnet à la loüange du Roy, sur des Bouts-rimez que la Compagnie publieroit. Ce Prix est une fort belle Medaille qui represente l’Etoile, qui est le corps de la Devise de la Compagnie ; & qui est entourée de mots, qui luy servent d’ame. Au revers de la Medaille il y a un Apollon qui joüe de la Lyre, assis sur un des sommets du Parnasse, avec ces mots Apolloni Tolosano.

Un tel établissement n’est-il pas digne de ceux qui l’ont fait, & ces Messieurs ne meritent ils pas qu’on leur donne beaucoup de loüanges, & de leur zele pour le Roy, & de leur soin à exciter une noble émulation entre ceux qui ont d’heureux talens pour la Poësie ? L’attention qu’ils ont dans leurs doctes exercices à faire fleurir les belles Lettres, leur doit attirer l’aplaudissement de tous ceux qui les aiment ; mais outre l’aplaudissement general, vostre Sexe charmant leur doit encore des sentimens particuliers de reconnoissance, puisqu’ils sont si exacts à luy rendre justice, que contre l’usage ordinaire, ils l’admettent à leur sçavante Societé. Ils en ont donné un exemple d’éclat en la personne de Mademoiselle l’Heritier, persuadez que l’esprit & le merite doivent estre honorez dans le beau Sexe, comme dans l’autre.

Quand je fais reflexion à l’empressement que vous me témoignez sur tout ce qui a raport à cette Academie, j’ay sujet de croire que vous serez bien aise de voir les Lettres de Reception que les sçavans Hommes qui la composent, ont envoyées à Mademoiselle l’Heritier en l’agrégeant dans leur Compagnie. Non seulement je vous ay envoyé une copie de ces sortes de Patentes, mais encore j’ay eu soin de vous faire part de la Lettre que la Compagnie a écrite à Mademoiselle l’Heritier en luy envoyant ces Patentes, & la réponse que cette Demoiselle luy a faite. Ces trois Pieces n’ont pû que vous causer beaucoup de plaisir, puis qu’elles sont tout à la fois concises & academiques ; mais vous ne serez pas sans doute fâchée que je vous fasse la description de la maniere galante & ingenieuse dont la Compagnie des Lanternistes a envoyé ces Lettres de Reception à Mademoiselle l’Heritier. Elles sont écrites sur un beau velin en caracteres dorez. Le sceau de la Compagnie est attaché à ce velin par des cordons de galons d’or & de satin bleu. Ce sceau est en cire blanche. Il est entouré pour le conserver, d’une petite machine d’argent dentelée & travaillée fort proprement ; & le tout est enfermé dans une Boëte d’argent, qui est passée dans les galons d’or ; & au bas de laquelle pendent de petites houpes d’or. Tout cela estoit enfermé en dernier lieu, dans une Boëte à coulisse émaillée de bleu & semée d’étoiles d’or.

Voyez, Madame, si Messieurs les Lanternistes ne sont pas bien polis, & si la maniere dont ils honorent les grands talens dans vôtre beau Sexe, ne doit pas l’exciter à ne les point ensevelir, quand il en est partagé. Les sentimens équitables qu’ils ont pour ce Sexe charmant, feront honneur à jamais, & à leur Compagnie, & à Toulouse. Cette grande Ville est celebre par divers beaux endroits ; mais elle se distingue tres-particulierement par la maniere dont elle cultive les sciences. Outre la Compagnie de Messieurs les Lanternistes, dont je viens de vous parler, Toulouse a chez elle, comme vous sçavez, l’illustre Academie des Jeux Floraux, qui distribuë tous les ans plusieurs Prix pour des Ouvrages de Poësie sur differens sujets, & un Prix pour la Prose, dont elle annonce le sujet chaque année. Il y a encore dans la même Ville Mrs de la Societé des Belles Lettres, qui cherchent à perfectionner l’Eloquence, & qui donnent des Prix à ceux qui l’employent le mieux dans des Discours dont ils prescrivent les sujets. Rien n’est plus loüable que de voir dans une seule Ville trois Compagnies appliquées à faire briller les Sciences & les Belles Lettres.

Hé bien, Madame, ne devez vous pas estre fort contente de moy, qui vous apprens tant de curieuses particularitez des Academies nouvelles, & de la sçavante Mademoiselle l’Heritier ? Pour vous satisfaire entierement au sujet de cette illustre Fille, pour qui vous m’avez marqué bien des fois vous interesser tres-vivement, je dois vous dire que l’Italie luy a rendu la même justice que la France. L’Academie de Ricovrati de Padouë luy a envoyé des Lettres d’Academicienne. Elle est aggregée à cette fameuse Academie, ainsi que l’estoit feuë l’admirable Madame des Houlieres, & comme l’est encore aujourd’huy l’incomparable Mlle de Scudery, & quelques autres Dames sçavantes du Siécle. Padouë, comme chacun sçait, est une des plus celebres Villes d’Italie, & si distinguée par son courage, & par la maniere merveilleuse dont elle fait fleurir les Sciences, que parmy les Epithetes des Villes d’Italie, la sienne est, Padoa la dotta. La Noblesse y est polie & genereuse. L’accueil qu’elle fit au sçavant Mr Patin, marque assez qu’elle merite bien ces deux qualitez.

C’est dans cette même Ville qu’il y a une Université renommée, qui donna le Bonnet de Docteur en Medecine à la docte Mademoiselle Cornaro. Vous voyez qu’une Ville si accoutumée à rendre honneur au merite du beau Sexe, n’avoit garde de ne pas faire justice à Mademoiselle l’Heritier, si illustre par sa vertu, par son sçavoir extraordinaire, & par ses grands talent en Poësie, qui ont éclaté par tant de Prix qu’elle a remportez. Je vous informe de toutes ces choses de Padouë, de Mademoiselle Cornaro, & des autres rares personnes de vostre Sexe, parce que je sçay que de tels détails vous font plaisir, & que je ne rechercheray jamais rien avec plus d’ardeur, que les occasions de vous témoigner combien je suis veritablement vostre tres-humble, &c.

[Reception faite à Mr l’Evesque de Troyes dans son Evesché] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 94-98.

 

Mr l'Evêque de Troyes a esté receu dans son Evêché avec tout le respect & tout l'empressement que l'on doit à son mérite. Il trouva à Pont sur Seine, où est la belle maison de Mr Bouthillier, Surintendant des Finances, Mr son Oncle, l'ancien Evêque, Mr l'Abbé Vinot, Doyen, & Mr Maillet, Chanoine de la Cathedrale, qui estoient venus au devant de luy. Le lendemain de son arrivée à Pont, il y fut complimenté par Mr l'Abbé de Chavaudon, accompagné de trois Chanoines de son Eglise, qui en estoient les Députez. Le jour suivant, Mr l'Evêque vient à Troyes, accompagné de la Maréchaussée, qui estoit venuë au devant de luy le Mercredy de devant la Pentecoste. Le Jeudy matin, Mr le President le Virloys vint le complimenter à la teste du Presidial. Le Vendredy ce Prelat alla entendre la Messe à l'Abbaye de Nostre-Dame. C'est une Abbaye de Filles des plus anciennes & des plus illustres du Royaume. Elle a de grands privileges, & Mr l'Evêque de Troyes est obligé de venir prêter serment entre les mains de l'Abbesse, pour leur conservation. Cette cérémonie se fit à la Grille entre les mains de la Prieure, parce que Madame d'Arrest qui est nommée à cette Abbaye, n'en a pas encore pris possession. L’aprésdînée, Mr l’Evêque fut receu à la porte de l’Eglise de Troyes par le Chapitre. Mr le Doyen le complimenta en Latin, & ce Prelat répondit en la même Langue. Le Grand Archidiacre de Sens, qui doit installer les Evêques Suffragans de cette Metropole, & à qui il est dû un marc d'or pour cette cérémonie, se présenta pour la faire, mais s'étant retiré pour quelque difficulté qu'il eut avec le Doyen pour la préseance, celuy-cy installa Mr l'Evêque, qui entonna le Te Deum, par où finit la cérémonie.

Si l’Amour est plus fort que l’Eloquence §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 98-111.

Les Avocats du Siege Présidial de Riom ont établi depuis quelques années des Conferences publiques, où ils font briller également leur esprit & leur érudition. Quoy qu’elles soient établies principalement pour leur instruction, ils ne laissent pas quelquefois de quitter les matieres de Droit pour prendre des questions de Belles Lettres ; ce qui oblige les plus beaux esprits de la Province de s’y trouver, pour joindre leurs lumieres à celles de cette Societé. Mr Dormeslon, Intendant de la Province, les honore souvent de sa presence, & la satisfaction qu’il paroist en recevoir, les engage agréablement à continuer ces exercices. Ce fut dans une de leurs Conferences que l’on donna à examiner lequel étoit plus fort de l’Amour ou de l’Eloquence. Sur quoy Mr Faydit de Saint-Bonnet, qui est un des Avocats de ce Siege, fit les Vers suivans.

SI L’AMOUR EST
plus fort que l’Eloquence.

L’esprit depuis longtemps est la dupe du cœur,
Et l’Amour, quoy qu’on dise, est toujours le vainqueur.
Que servit à Pallas dans les champs de Phrygie,
Des figures de l’Art sa Harangue enrichie ?
Ce Discours si puissant à ravir les esprits,
Luy fit-il meriter une pomme pour Prix ?
Paris fut insensible, & Venus sans rien dire,
Gagna de la beauté le glorieux Empire.
Mercure qui jadis fut le Dieu du Discours,
Se fit l’Ambassadeur de celuy des Amours.
Toujours prest d’obeïr dans l’amoureux mistere,
Pour servir Jupiter il se mit à tout faire,
Quittant même le soin des ames aux Enfers,
Souvent la Nymphe Issa luy fit porter des fers.
Mais l’Amour tout-puissant en son pouvoir suprême,
S’il connut un vainqueur, ce ne fut que luy même,
Et son arc à la main toujours victorieux,
Le plus jeune du Ciel fut le Maistre des Dieux.
Que sert à Jupiter d’estre armé du tonnerre ?
Europe, que l’Amour luy fait voir sur la terre,
L’oblige de cacher par un effet nouveau,
La majesté d’un Dieu dans le corps d’un Taureau.
 Apprens-nous ton pouvoir, triomphante Eloquence,
Tu pourrois, j’y consens, proteger l’innocence,
Sauver, s’il le falloit, la victime à l’Autel,
Et des feux allumez tirer un Criminel.
Tu peux, quand il te plaist, bouleverser la terre,
Etablir une Paix, recommencer la Guerre.
Mais tous ces grands effets ne sont-ils dûs qu’à toy ?
L’Amour pourroit bien mieux imposer cette loy.
Qui porta tous les Grecs à s’armer contre Troye ?
Qui fit que Tenedos devint enfin leur proye ?
Helene qu’on ravit arma tous les Maris,
Et les fit embarquer pour poursuivre Paris.
 S’il est pour l’Orateur quelque illustre victoire,
Le seul esprit de l’homme est le champ de sa gloire.
C’est de luy qu’il triomphe, & qu’il est le vainqueur ;
Mais ce n’est que l’Amour qui peut changer le cœur.
 Certain Abbé Docteur, poussé d’un zele extrême,
Prêchoit contre l’Avare à la fin du Carême.
Son Sermon estoit vif, les preuves en leurs rangs,
Faisoient voir l’avarice un vice des plus grands.
En un coin de l’Eglise un Usurier l’écoute.
Il voit que du salut il n’est pas dans la route.
Le Docteur le repete, & l’Usurier contrit,
Songe à rendre au prochain tout le bien qu’il luy prit.
Il sort pour l’accomplir ; il n’est pas dans la ruë,
Qu’un homme qui le voit l’aborde & le saluë,
Implore son secours en un besoin urgent,
En un mot, il l’exhorte au prest d’un peu d’argent.
Ce discours si soumis fut d’abord inutile,
Le Sermon de l’Abbé le rendoit difficile,
Mais l’offre qu’on luy fait d’un profit excessif,
Modere son scrupule, & le rend moins craintif.
 Ne te vante donc plus, impuissante Eloquence,
Ton pouvoir se détruit dés qu’on fait résistance.
L’Amour seul triomphant du plus pressant danger,
Sçait commander en maistre à qui veut l’outrager.
Ainsi qu’un fier tiran il entre dans une ame,
En regle les desirs, la fait agit, l’enflâme.
L’Avare, quand il veut, ouvre ses coffres forts,
Et prodigue pour luy ses plus rares tresors.
L’ambition se tait, fut-ce même Alexandre ;
Dés qu’il est amoureux, il cesse d’entreprendre.
Voyez le fier Antoine équiper des Vaisseaux,
Du poids de ses Soldats il fait gemir les eaux.
Au pompeux appareil qu’il étale sur l’onde,
On le prendroit déja pour le Maistre du monde.
À peine est-il en mer que l’Amour le conduit,
Sa Cleopatre a peur, & le Heros la suit.
 Quel Discours convainquit d’aimer la tirannie ?
Qui vit avec plaisir sa volonté bannie ?
Ineffable pouvoir de l’invincible Amour !
Vous causez dans nos coeurs ces effets chaque jour.
Cet amant qui s’attache à suivre une volage,
N’est-il pas le portrait d’un parfait esclavage ?
D’un souris, d’un coup d’œil vient sa vie ou sa mort.
Quel esclave jamais subit un plus dur sort ?
Sans estre en mouvement il n’est jamais le même,
Son visage rougit, l’on voit qu’il devient blême.
Sa langue ne dit mot, & comme plein d’effroy,
Il ne respire plus, & n’est pas même à soy.
Il ne voit ny n’entend, son corps chancelle & tremble,
La crainte le saisit, il gele & brûle ensemble.
Puissance de l’Amour dans le coeur des Amans,
C’est vous qui leur cousez ces divers changemens.
Ils trouvent des attraits dans les plus rudes peines ;
Vous leur faites cherir les plus pesantes chaisnes ;
Le destin le plus dur leur paroist moins affreux.
La mort même en aimant n’a rien de rigoureux.
 Qu’a produit, dites-vous, l’Eloquence dans l’homme ?
De la fureur des Huns elle conserva Rome.
J’en demeure d’accord, mais enfin prétend-on
Qu’un Monarque des Huns l’emporte sur Sanson ?
Jamais Attila seul n’ébranla de muraille,
On ne dut qu’à son bras le gain d’une Bataille.
Sanson combattit seul : cependant quoy qu’il fist,
Il se trouva trop foible, & l’Amour le défit,
Il est vray, dira-t-on, Sanson manqua d’adresse,
Un mot l’eust empêché de croire à sa Maistresse,
Il falloit luy parler, peut-estre qu’à la fin
Il eust de Dalila penetré le dessein.
Pour vous désabuser il est donc necessaire
Que je vous fasse voir ce qu’Amour a sceu faire.
 Dans le temps d’Alexandre au siecle des Laïs,
Vivoit une Phryné, la Venus du Pays.
Jamais en un beau corps on ne vit tant de grace.
L’Amour dans ses beaux yeux avoit fixé sa place :
Au milieu des douceurs d’un paisible destin
Phryné devant son Juge est conduite un matin.
D’un crime capital on la faisoit complice,
L’Accusateur paroist pour hâter son supplice.
Jamais un Orateur par les regles de l’Art
Ne fit dans un Discours éclater tant de fard.
Il n’est point d’argument, il n’est point de maxime,
Qui ne soit en son lieu pour luy prouver son crime.
Le fait est donc certain, & Phryné doit mourir.
Non, l’Amour se prépare, & va la secourir.
Sans songer aux détours que nous apprend l’Ecole,
Sans chercher l’Antithese, & la vaine hyperbole,
Elle quitte sa robe, & montrant ses attraits,
Du Juge qui la voit attire les regrets.
Il en devient épris : ainsi loin qu’elle meure,
La Sentence est pour elle, & l’on l’absout sur l’heure.
Ce que ce Juge a fait, arrive chaque jour.
L’Eloquence est toujours la dupe de l’Amour.

Accord fait entre Alcidor & Uranie §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 140-148.

La galanterie qui suit vous fera plaisir à lire. Elle est de Mr de la Tronche de Roüen.

ACCORD FAIT ENTRE
Alcidor & Uranie.

Nous soussignez, avons bien voulu de propos déliberé & sans contrainte, établir entre nous des loix de rigueur aussi-bien que des regles de bien-séance, afin que nostre amitié ne dégenere pas en amour, car d’ordinaire il est tres difficile qu’on ne passe imperceptiblement de l’une à l’autre, de sorte que pour empêcher que le frere n’égorge la sœur, & qu’on ne crie aprés nous comme complices du meurtre, nous nous sommes obligez, & permettons d’exécuter ponctuellement les Articles cy-dessous.

I. Que lorsque nous nous trouverons seuls, nous promettons d’agir de la mesme maniere, & avec autant de circonspection que si nous estions en compagnie.

II. Que nos regards seront si bien ménagez, qu’ils ne se chercheront que fort rarement, afin d’éviter par leur frequente rencontre le langage des yeux, qui est d’autant plus à craindre, qu’il est fort tendre & fort insinuant.

III. Que les mots d’amour, de tendresse, de langueur, de passion & de transports seront entierement bannis de nostre conversation, comme des monnoyes de méchant aloy, tres dangereuses à ceux qui s’en servent dans le commerce de l’amitié.

IV. Que bien loin de donner au bras la plus legere atteinte, nous ne pourrons sans scrupule nous toucher seulement le bout du doigt, parce que cette sorte de familiarité porte avec elle une espece de poison lent, qui se glisse insensiblement au cœur, étant de la nature de la gangréne qui gagne toûjours chemin, de maniere que pour éviter ce danger il y aura toûjours un Fauteüil entre nous deux.

V. Que l’on ne soûpirera jamais, que lorsqu’on exposera la perte de quelques Parens, d’amis, de biens ou quelque autre disgrace ; autrement les soûpirs seront rejettez comme marquant trop l’amoureuse passion.

VI. Que le tête-à-tête ne durera qu’une demi-heure, de peur que dans un plus long espace de temps, on ne perde son sérieux en prenant un air plus enjoué, qui sans doute changeroit la situation du cœur.

VII. Qu’on se quittera avec beaucoup d’honnêteté, sans y apporter cependant trop de ceremonie, & qu’on se gardera bien de se dire l’un à l’autre d’un air trop vif, nous nous reverrons bientôt, car ce mot de bientôt porte avec luy je ne sçay quel empressement plein d’inquietude qui pourroit faire douter, si ce n’est pas l’amour qui parle, puisque naturellement il est toûjours beaucoup moins tranquille que l’amitié.

VIII. Que les visites qu’on se rendra ne seront pas trop frequentes ni trop redoublées, car il y auroit à présumer que retournant si promptement au lieu d’où l’on vient de sortir, il y auroit quelque tendre engagement.

IX. Que s’il arrive qu’on soit deux ou trois jours sans se voir, il ne sera pas permis de faire aucun reproche de tiédeur, d’indifference ou de changement, de peur que les sentimens du cœur ne se dévelopent trop par des explications aussi sinceres qu’amoureuses.

X. Qu’on se gardera bien aprés quelque temps d’absence, de faire paroître sur son visage ou dans ses paroles trop d’épanchement de joye, de crainte que l’amour qui s’attribuë presque tout, ne s’en dise la cause, & ne triomphe au désavantage de de sa sœur.

XI. Il faudra qu’il y ait d’un côté beaucoup de modestie & de retenuë, & de l’autre beaucoup de moderation & de respect, afin d’étouffer les differens mouvemens que la liberté qu’ont deux personnes qui sont sans témoins, pourroit inspirer.

XII. Que lorsque nous nous trouverons ensemble en quelque repas, nous éviterons d’être proche l’un de l’autre, de peur que quelque coup impréveu ou du genouïl ou du pied, ne soit mal interpreté, car l’amour est trop ingenieux pour ne pas prendre le faux pour le vray. Fait double ce 10. Juin 1698.

[Sonnet contre le Jeu de la Bassette] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 148-150.

On a fait plusieurs défenses de joüer à la Bassette. Voicy un Sonnet que Mr Morelet, Auditeur des Comptes de Dijon, a fait sur ce sujet.

SONNET.

Plaisir pernicieux, que l’usage autorise,
Jeu que chacun recherche, & fuit en même temps,
Et qui pour un heureux fais mille mécontens,
Que ne demeurois tu pour jamais à Venise ?
***
De tes effets la France étrangement surprise,
Fit pour les arrester des efforts éclatans.
Elle a beau contre toy s’armer depuis longtemps ;
Te détruire seroit une grande entreprise.
***
On voit Pontes émus toujours se rebuter,
Et Dupes trop ardens toujours prests à ponter.
Tailleurs, vostre fortune y fait souvent naufrage.
***
Mais la commune loy par où tu dois perir,
Du temps qui finit tout est l’infaillible ouvrage.
Bassette, il te vit naistre, il te verra mourir.

[Histoire] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 179-201.

Il y a de certaines destinées qui semblent estre marquées dans le Ciel. Ce qui est arrivé depuis assez peu de temps à une jeune Demoiselle, dont la maison est distinguée par beaucoup d’endroits, ne permet presque pas que l’on en doute. Elle avoit l’esprit aisé, l’humeur douce & insinuante, & joignoit beaucoup de raison à une fort grande simplicité. Son penchant s’estoit déclaré pour le Convent dés ses plus tendres années, & comme à cet âge, la pluspart des Filles témoignent aimer l’habit de Religieuse, sa Mere qui avoit pour elle une fort grande tendresse, ne s’estoit point allarmée de cette premiere inclination, & luy avoit fait apprendre toutes les choses qui peuvent donner de l’agrément à une personne qu’on destine pour le monde. La Dance, la Guitarre & la Musique furent celles qui l’occupérent d’abord. Elle y réüssit assez pour satisfaire ses Maistres, & ces avantages soutenus de plusieurs traits de beauté, la distinguérent bien-tost parmy celles de son sexe. On prit plaisir à la voir, & elle n’eut pas si tost atteint sa seiziéme année, qu’elle eut des Adorateurs en assez grand nombre. Sa Mere ravie de voir que son esprit se formoit par la conversation, la menoit par tout où il se faisoit d’agreables Assemblées, & pour la tirer de la froide non chalance qui la portoit naturellement à aimer la Solitude, elle cherchoit à luy procurer tous les divertissemens qui sont le charme des jeunes personnes. La Belle les agréoit, mais sans y estre sensible, & si on la trouvoit toûjours preste pour les parties de plaisir, c’estoit moins par goust que par complaisance. Elle s’échapoit souvent à dire, que n’y ayant rien de plus doux que le repos, la retraite estoit à souhaiter, puisqu’on l’y goûtoit sans trouble, au lieu que la vie tumultueuse du monde empeschoit toûjours qu’on ne fust à soy, & ne laissoit aucun temps où l’on pust se recueillir. Ces discours réïterez, & sa vigilance à remplir tous les devoirs où la pieté engage, faisant apprehender à sa Mere qu’elle ne voulust renoncer au monde, luy firent saisir avec ardeur une occasion qui se presenta de la marier avec avantage. La Belle ne résista point à ce que sa Mere résolut pour elle. Les conditions furent arrestées, & on dressa des articles, en attendant l’arrivée d’un Oncle qu’on vouloit faire signer au Contrat. Une affaire qui le retenoit dans la Province, recula pour quelque temps la conclusion du Mariage, & l’Amant, soit par inconstance naturelle, soit parce que la Belle luy parut toujours plutost obéïr que suivre les mouvemens de son cœur, tant elle estoit reservée à luy expliquer ce qui s’y passoit, se refroidit insensiblement. Il prit même ailleurs quelque attachement, dont il voulut bien qu’on l’avertist, pour voir quels seroient ses sentimens, & si l’amour ne parleroit point en elle ; mais cette infidelité ne la toucha point assez pour l’obliger à s’en plaindre. Elle le reçut ainsi qu’elle avoit accoûtumé, & dédaigna, quoy qu’on luy eust dit, de luy faire aucun reproche. Ce fut ce qui acheva de le dégoûter. Abandonné à luy même, il se donna tout entier à la passion qui le flatoit, & ayant pris congé de la Belle pour un voyage de huit ou dix jours qu’il disoit pressé, il se servit de ce temps pour se marier secrettement. La Mere outrée d’un changement si peu attendu, entra dans une colére inconcevable, & la Fille le souffrit sans témoigner qu’elle en fust émuë. Elle admira le caractére des hommes, & dit seulement qu’il estoit aisé de voir que Dieu la vouloit dans un autre estat. Il n’en fallut pas dire davantage pour faire trembler la Mere. Ce desir renouvellé de retraite, luy fit chercher à y mettre un prompt obstacle par quelque autre engagement qu’elle s’empressa de former pour elle. Ce n’estoit pas une chose où il luy dust estre mal-aisé de réüssir. La Belle avoit du bien & de la naissance, & les agrémens de sa personne éclatoient assez pour ne la pas laisser sans Amans. La Mere en eut un en vûë, fort capable d’inspirer une tendre passion. Il la voyoit depuis quelque temps, & elle avoit remarqué que le plaisir qu’il prenoit à estre auprés de sa Fille, tournoit l’habitude en necessité. Elle favorisa autant qu’elle put ces premiers effets d’un amour naissant, & le voyant assez engagé pour ne pouvoir plus renoncer sans peine à ce qui flatoit agreablement son cœur, elle l’obligea de se déclarer. On fut d’autant plus surpris de la déclaration qu’il passoit pour l’homme du monde le plus ennemi du Mariage. Il avoit aimé en divers endroits, & les plus jolies personnes n’avoient point esté en pouvoir de le fixer. Comme il estoit d’un goust délicat, il y découvroit en fort peu de temps mille défauts qui le faisoient fuir, & qui l’avoient obligé souvent à dire, que de toutes les folies que l’on pouvoit faire, celle de s’engager pour toûjours estoit la moins pardonnable. Il n’en fut pas ainsi de la Belle. Il eut beau l’examiner pour trouver dans son esprit ou dans son humeur, ce qui l’avoit dégousté dans toutes les autres. Elle avoit je ne sçay quoy de doux & de simple, qui la rendoit toute accomplie à ses yeux, & soit qu’elle eust rencontré son foible, soit que l’heure d’aimer veritablement fust venuë pour luy, quoy qu’il eust pû faire pour s’en détacher, il n’avoit pû en venir à bout La Belle de son costé estoit assez touchée de sa passion pour luy avoüer que la seule obeissance ne l’obligeoit pas à l’écouter aussi favorablement qu’elle faisoit. Elle receut tous les complimens qu’on luy voulut faire sur son mariage. Le jour en fut arresté. On acheta les habits de Noces, & la Belle avoit l’esprit content, lors qu’une Lettre qu’on receut du Cavalier changea la joye en tristesse, & causa une surprise qui fit parler tout le monde. Il ne put se voir à la veille de se marier sans faire reflexion sur les suites d’un engagement qui ne finit que par la mort de l’un ou de l’autre. Ces reflexions l’épouvanterent, & firent sur son esprit une si puissante impression, que ne pouvant douter du dégoust qui le prendroit, quand il ne pourroit plus y remedier, il résolut de ne pas pousser la chose plus loin. Il sentoit bien que tant qu’il verroit la Belle, il ne pourroit se résoudre à luy manquer de parole. Ainsi la fuite luy ayant paru le seul moyen qu’il pust employer pour demeurer libre, il avoit pris la poste pour aller en Italie, & il estoit déja loin quand la Lettre fut donnée. Il y expliquoit toutes ces choses avec des marques de la plus vive douleur, comme estant forcé de commettre une injustice par l’interest même de la Belle, à qui il vouloit épargner le chagrin sensible du dégoust où son caractere luy faisoit connoistre qu’il tomberoit infailliblement, ajoûtant que pour se punir de l’injure qu’il luy faisoit malgré luy, il s’imposoit un exil qui ne finiroit que quand il auroit appris qu’elle eust fait choix d’un estat où elle vécust heureuse. Il est aisé de s’imaginer tout ce qui fut dit sur un procedé si peu ordinaire. La Belle pria sa Mere de luy permettre de se retirer dans un Convent, afin qu’elle ne differast plus à répondre à la voix qui l’appelloit ; mais elle pria inutilement. C’étoit luy ôter la vie, & la douleur qu’elle en fit paroistre la toucha si fort, qu’elle fut enfin obligée de luy promettre qu’elle ne songeroit plus à l’abandonner. Cependant elle vécut avec beaucoup plus de réserve pour les plaisirs permis à son âge, qu’elle n’avoit fait auparavant ; & sa vertu se fortifiant par les épreuves, devint un sujet d’admiration pour tous ceux qui la connurent. L’exacte régularité de sa conduite, & l’éloignement qu’elle fit voir pour tout ce qui paroissoit tenir de la bagatelle, luy acquirent une réputation de merite singulier, qui fit plus pour elle, que tous les soins de sa Mere à luy chercher un Amant. Un Officier estimé de tout le monde, & plus distingué par ses belles qualitez que par son grand bien & par une Charge des premieres de la Robe, estant résolu de se marier, crut ne pouvoir faire mieux que de la choisir pour Femme. Il luy fit parler de son dessein, & la proposition fut receuë de sa Famille avec une joye qui ne se peut exprimer. La Belle seule n’en eut point d’abord. Elle dit plus d’une fois à sa Mere, que plus le Party luy estoit avantageux, moins il estoit de sa destinée que la chose réussist. Il n’y avoit cependant aucun lieu de croire qu’il y survinst des obstacles qui en empêchassent le succés. L’Officier estoit un homme tres sage, maistre de luy-même de toutes manieres, qui avoit déliberé avant que de s’affermir dans sa résolution, & aprés s’estre déclaré aussi hautement qu’il avoit fait, la legereté n’estoit point à craindre. Comme il n’avoit songé à la Belle que pour estre heureux & la rendre heureuse, il voulut se faire aimer avant que de rien conclurre, & il employa pour y réussir des manieres si honnestes & si engageantes, que la Belle ne put se défendre d’en avoir le cœur touché. Tout la portoit à répondre à son amour. Outre une tendresse tres sincere qu’il marquoit avoir pour elle, accompagnée de l’estime la plus forte, il luy faisoit tous les avantages qu’elle pouvoit souhaiter, & luy assuroit un rang, qui auroit flaté la vanité de la plus ambitieuse. Les sentimens qu’il cherchoit à voir en elle ayant assez éclaté, la chose fut bien tost mise en estat d’estre consommée. L’Officier tout plein d’amour quitta la Belle à minuit, pour se marier à cinq heures du matin. Le terme estoit court, & la Mere aussi charmée que sa Fille, luy applaudissoit d’avoir perdu deux Amans, puis que cette perte luy procuroit une si haute fortune. C’estoit pourtant un décret du Ciel qu’elle n’en joüiroit pas. L’Officier, dans cette nuit-là-même, se trouva surpris d’une apoplexie si violente, qu’il en mourut deux heures aprés. Ce coup étourdit la Belle, qui demeura sans parole, & ne put trouver de larmes pour soulager sa douleur. Elle passa trois ou quatre jours dans ce triste estat, sans presque répondre à tout ce qu’on luy disoit pour la consoler ; & cette troisiéme disgrace, plus cruelle encore que les deux autres, achevant de l’affermir dans la résolution d’abandonner pour toujours le monde, elle alla se jetter dans un Convent sans parler de son dessein à personne. La Mere ayant appris en quel lieu elle s’estoit retirée, y courut en larmes, & n’oublia rien pour l’obliger à revenir avec elle ; mais ces larmes furent répanduës inutilement, & tout ce que ses tendres remontrances purent obtenir, ce fut qu’elle ne prendroit l’habit qu’aprés avoir éprouvé sa vocation pendant une année entiere. Ce temps n’a servi qu’à luy donner plus de force pour executer ce qu’elle avoit résolu, & elle a pris le voile depuis quelques mois avec une joye qui passe tout ce qu’on s’en peut imaginer. Sa Mere vouloit s’enfermer dans le même Monastere, mais il a esté résolu qu’elle n’y seroit receuë qu’aprés que sa Fille auroit fait profession.

[Ouvrages Galans] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 201-207.

Mr Dader a fait un Rondeau à l’avantage de Mademoiselle de Scudery, à qui il l’a envoyé, avec ce Billet.

Rien n’est plus capable de gagner l’estime generale que la science & la vertu. Les personnes qui les possedent comme vous, Mademoiselle, meritent les hommages de tout le monde. L’Univers qui leur est obligé de leurs exemples & de leurs lumieres, les paye de son admiration, & les hommes qu’elles instruisent par les Ouvrages qu’elles laissent à la posterité, sont portez à les honorer par reconnoissance. Penetré de ce sentiment, j’ose me flater, Mademoiselle, que vous approuverez le desir que j’ay de vous rendre mes devoirs. J’ay raison d’esperer que mes démarches ne vous déplairont pas, puis que les personnes les plus fameuses dans l’Empire des Lettres m’en ont donné l’exemple. Souffrez donc, Mademoiselle, que sans que je prétende égaler, par une présomption témeraire, un nombre infini de gens de merite & de distinction, qui vous honorent, je vous offre mes respects avec eux, & vous assure que je suis tres parfaitement vostre, &c.

À MADEMOISELLE
DE SCUDERY.
RONDEAU.

Le plaisir d’un riche appanage,
Valust il plus que l’or du Tage,
N’auroit pour moy rien de charmant ;
J’aime mieux vivre simplement,
Sans envie & sans équipage.
 Ennemi de tout esclavage,
La liberté fait mon partage,
Mon cœur en aime uniquement
  Le plaisir.
 Mais, Sapho, lors que j’envisage
La gloire de vous rendre hommage,
Elle fait mon empressement ;
J’y borne mon attachement,
Et j’y trouve avec avantage
  Le plaisir.

Mr Turgot de Saint-Clair, Maistre des Requestes, fit ces Vers sur le champ en presence de l’Auteur de la Lettre & du Rondeau, qui luy demandoit une recommandation auprés de Mademoiselle de Scuderi, & Mr Dader les luy porta avec son Ouvrage.

 Sapho, recevez un hommage,
 D’un des Favoris d’Apollon.
 Les neuf Sœurs du sacré Vallon
 Portent envie à son Ouvrage,
 Et condamneroient son courage,
S’il n’estoit soutenu de vostre illustre nom.

Mademoiselle de Scudery fit cette réponse à Mr Turgot.

Puis que vous approuvez l’Ouvrage
 De ce jeune Amant des neuf Sœurs,
Dont il connoist si bien les charmes, les douceurs,
 Il ne faut point d’autre suffrage.
 Il n’a nul besoin de mon nom,
 Et voicy sur quoy je me fonde ;
C’est que ce qui vous plaist, doit plaire à tout le monde.
 Car vous valez bien Apollon.

Réponse de Mademoiselle
de Scudery au Rondeau
de Mr Dader.

Vostre Rondeau, Dader, me paroist fort joli,
Le tour en est galant, le stile en est poli.
 Malgré l’excés de ma loüange,
 On ne doit pas trouver étrange
 Que je dise pour le loüer,
Si Voiture vivoit il pourroit l’avoüer.

[Nouvelle Edition de plusieurs ouvrages de Mr de Fontenelle] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 222-224.

Le Sr Brunet, Libraire au Palais, fait faire une nouvelle Edition de tous les Ouvrages de Mr de Fontenelle, pour les donner plus corrects & en meilleur ordre. Il vient de faire paroistre celle de l’Histoire des Oracles, & donnera dans fort peu de temps la Pluralité des Mondes, avec les Poësies Pastorales. Ce dernier volume doit estre augmenté d’un tiers, & je vous entretiendray dans une autre Lettre des Pieces nouvelles qu’il doit contenir. Le plaisir que vous prenez à lire tout ce qui vient de Mr de Fontenelle, me fait croire que vous me sçaurez gré de l’avis que je vous donne de cette augmentation.

[Relation de l’Entrée de Mr le Comte de Tallard à Londres] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 229-237.

 

L’Entrée publique de Mr le Comte de Tallard, Ambassadeur Extraordinaire de France auprés de S. M. Britannique, se fit à Londres le 26. du mois dernier. [...] On servit ensuite une Table pour S. E. dont le Maître des Cerémonies fit les honneurs. Une seconde fut servie pour la Noblesse de sa suite, dont le Maréchal fit les honneurs, & deux autres pour les Officiers de sa Maison. On but à la santé des Rois de France & d’Angleterre, au son des Tambours, des Timbales, & des Trompettes. Ce Régale qui fut des plus magnifiques, dura depuis le Lundy 26. May jusqu'au Jeudy 29. jour destiné pour l’Audience. [...]

Chanson nouvelle §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 241-242.

La Chanson qui suit est du temps. Je croy qu'on la chantera dans vostre Province avec autant de plaisir qu'on la chante icy.

CHANSON NOUVELLE.

La Chanson qui commence par, Tout est calme sur la terre, doit regarder la page 241.
Tout est calme sur la terre,
Nous ne craignons plus les hazards.
Après une si longue & si sanglante guerre
La Paix a triomphé de Mars.
Loüis le Grand en a toute la gloire.
Heureux qui vit sous sa loy,
Et qui peut s'écrier en ne cessant de boire,
Vive le Roy, vive le Roy.
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[Mariage de Mr le Marquis de la Valliere] §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 243-246.

 

Le mariage de Mr le Marquis de la Valliere avec Mademoiselle de Noailles, quatriéme Fille de Mr le Maréchal Duc de ce nom, se fit à Versailles la nuit du 15. au 16. du mois passé à l'Hostel de Madame la Princesse de Conty la Doüairiere, qui en a voulu prendre tout le soin. Monseigneur luy fit l'honneur de la prendre au Chasteau, & de la mener dans son Carosse à son Hostel, où ils se rendirent vers les neuf heures du soir le Dimanche 15. Monsieur le Prince de Conty estoit avec eux. Les Epoux & les Parens arrivérent un peu après. Ils furent aussi-tost fiancez dans la Chapelle de l'Hostel, aprés quoy Monseigneur estant allé souper chez le Roy, le souper que Madame la Princesse de Conty donnoit fut servi dans un Salon fort éclairé, comme tout le reste de l'Appartement, qui consiste en sept grandes pieces & une galerie. Il y avoit deux tables en ovale de vingt couverts chacune, servies également & en même temps. Chaque service estoit de vingt plats. Madame la Princesse de Conty avoit à sa table les Fiancez & leurs proches Parens, hommes & femmes. Monsieur le Prince de Conty estoit à cette table. Madame estoit au milieu & avoit à sa droite Mademoiselle de Lislebonne, Madame la Maréchale de Noailles, & Monsieur le Prince de Conty. La Fiancée estoit immediatement à sa gauche, Mr le Comte d'Ayen & le Fiancé suivoient. Le repas finy, la Musique qui estoit preparée dans la Galerie commença, & dura jusqu'aprés minuit. Monseigneur arriva un peu avant la fin de cette Musique, & lors qu'elle fut cessée, Madame la Princesse de Conty alla avec les Fiancez & les Parens à la Paroisse, où se fit la celebration du mariage par Mr le Curé de Versailles, qui les avoit fiancez. A leur retour Monseigneur qui estoit demeuré à l’Hostel, fit l’honneur au Marié de luy donner la chemise; Madame la Princesse de Conty en fit autant à la Mariée.

Air nouveau §

Mercure galant, juin 1698 [tome 6], p. 275-276.

Je vous envoye une seconde Chanson. Elle est d'un habile Musicien.

AIR NOUVEAU.

L'Air qui commence par, Jeune Iris, que vous estes belle, doit regarder la page 276.
Jeune Iris, que vous estes belle,
Et que mon cœur est amoureux !
Que je m'estimerois heureux,
Si vous n'estiez pas si cruelle !
A quoy vous sert de charmer,
Si vous ne sçavez aimer ?
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