1702

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2].

2017
Source : Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2].
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Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2]. §

[Madrigal] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 5-8.

Le Roy est heureusement sorti de son année climaterique, & non seulement il ne luy est rien arrivé de fâcheux dans le cours de cette année si redoutable pour les esprits foibles, & qui mesme inquiete quelquefois ceux qui paroissent avoit le plus de fermeté, mais elle sera remarquable à la posterité dans le regne de Louis le Grand, par l’évenement dont parle le Madrigal que vous allez lire.

Sur ce que le Roy est heureusement sorti de son année climaterique.
MADRIGAL.

Du plus grand de nos Rois l’auguste, & longue vie,
De mille heureux succez suivie
A de ses ennemis confondu tout l’espoir.
Ils comptoient fort tous ses vains politiques,
Sur tous ses ans Climateriques.
Et dans quelqu’un ils s’attendoient à voir
Quelque événement remarquable.
Ils l’ont veu. Mais qui l’auroit cru,
Est il rien de plus admirable ?
Ils ont veu l’Espagnol, tout François devenu,
Cher Espagnol, combien tu les étonnes,
Quand au second des petits Fils
De nostre invincible Louis
Tu donnes vingt & deux couronnes :
  Et que ce changement s’est fait,
Lors qu’aux ans de Louis on a dit neuf fois sept.
  Mais ils attendent peut-estre
Dans neuf fois neuf quelque grand changement
Qu’ils l’attendent patiemment.
Qu’ils craignent toutefois que nostre auguste maistre.
Dont le bonheur est sans égal,
Dans neuf fois neuf encor ne leur soit plus fatal.

[Stances] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 66-70.

Mr Alison est Auteur des Vers suivans. Il les fit à l’occasion du mariage d’une Demoiselle qu’il aimoit fort tendrement.

STANCES.

Agréables transports dont le cher souvenir
Loin d’adoucir mes maux ne sert qu’à les accroistre ;
Pourquoy de vos douceurs venir m’entretenir
Si je perds pour jamais l’objet qui les fit naistre.
***
A peine nos deux cœurs épris de mêmes feux
Suivant de leurs désirs le penchant unanime,
Qu’aux tyranniques loix d’un hymen rigoureux
L’infortunée Iris a servy de victime.
***
Le souvenir charmant de nos tendres plaisirs
En vain pour quelque temps fit revolter son ame ;
Le devoir combatit ses plus secrets desirs,
Et la raison enfin triompha de sa flame.
***
Impitoyable amour, dont jadis le pouvoir
Alluma dans nos cœurs une flame si belle ;
Aprés avoir nourry si longtemps leur espoir,
Est-ce ainsi, Dieu cruel, que tu prends leur querelle ?
***
Mais, que font à mes maux ces regrets impuissans ?
Tous les plaisirs sont cours dans l’amoureux Empire ;
J’en ay jadis goûté les charmes renaissans :
Ce temps n’est plus pour moy, c’est le temps du martire.
***
Accable, il en est temps, Amour, mon triste cœur ?
Ainsi que mon ardeur, que mon mal soit extrême ;
De mon cruel destin je cheris la rigueur ;
Il est beau de souffrir quand on perd ce qu’on aime ?
***
Mais que dis-je aux sermens si j’ose ajouter foy,
Iris doit partager les peines que j’endure ;
Elle a donné sa main mais son cœur est à moy ;
Amour pour ton honneur ne la rends point parjure.
***
Enchaîne nos desirs sans éteindre nos feux,
Allume dans nos cœurs une éternelle flame.
Quoy qu’éloigné d’Iris, & toujours malheureux
Qu’il sera doux pour moy de regner dans son ame.

[Epitre sur des Maitresses enlevées par des Rivaux qui épousent] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 70-74.

Rien n’est si ordinaire que de voir des Maitresses enlevées par des Rivaux plus prompts qu’eux à se déterminer sur le Mariage. Voicy encore des Vers sur le mesme sujet. Ils ont esté faits par Mr Tesson.

EPISTRE,
A MONSIEUR DE ***

C’en est fait cher Damis, une injuste hymenée
M’enleve l’objet de mes vœux.
Qui l’eust dit, que de si beaux feux
Deussent avoir un jour pareille destinée.
Son austere vertu, son trop juste devoir
Sa trahison, son inconstance
Me privent de toute esperance ;
Heureux encor de ne la plus revoir ?
Et de reprendre enfin ma premiere indolence.
C’en est fait désormais je renonce à l’amour,
Je déteste jusqu’à ses charmes,
Déja mon cœur ne craint plus ses allarmes,
Ny ma raison un indigne retour,
Qu’un exemple si salutaire
Cher amy, te serve de loy ;
Livre l’ingrate Olinde à son humeur legere,
Méprise une vaine chimere
Et pour jamais dégage-toy.
Il est temps de te mettre à couvert de l’orage ;
On ne sçauroit trop fuir un charme dangereux ;
Regagne au plutost le rivage
Et de peur de faire naufrage
N’expose plus ton cœur sur les flots amoureux.
Dans ces paisibles lieux où regne l’innocence,
Du penible travail de la Jurisprudence
Qu’il est doux de se délasser !
Je t’en conjure, Ami, viens y passer
Tes premiers jours d’indifference.
Dans nos bois cheris des neuf Sœurs,
Loin de Themis, & de ton inhumaine
Tu pourras exercer ta poëtique veine
Et joüir à loisir des Champêtres douceurs :
Nous t’y verrons au son de la trompette
  Chanter la grandeur de Louis ;
Que dis-je ? tant de faits autrefois inoüis
Etonneront ta Muse & la rendront muette :
Ton Apollon murmurera,
Et Pegase tout hors d’haleine,
Bien-tost ne volant qu’avec peine
A t’élever si haut en vain s’efforcera.
Mais ? quoy, les Filles de Memoire,
Au seul nom d’un grand Heros,
Ne viendront-elles pas jusques sous nos ormeaux
Te tracer mille exploits inconnus dans l’Histoire ;
Et t’animer par leurs chants les plus beaux :
Ouy, pour chanter un Roy, que tout craint, que tout aime,
Vainqueur de tant de Rois & vainqueur de luy mesme,
Je te promets icy des neufs Sœurs le secours ;
Viens donc, & quitte enfin le soin de tes amours.

[Madrigal] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 85-86.

Mr de Chaleil de Sougues en Gevaudan, est l’Auteur du Madrigal que vous allez lire.

MADRIGAL.

Iris, à quoy bon vous parer ?
Ces soins, loin de me plaire allarment ma tendresse.
Quand on s’empresse tant à se faire admirer
On ne sçauroit aimer avec délicatesse,
Si vous ne voulez pas enfraindre vos sermens,
Si vous voulez garder mon cœur sous vostre Empire
Cessez Iris, vos vains ajustemens,
Je sçay que vous m’aimez cela vous doit suffire.
Ah ! quand une beauté s’attache trop aux soins
Qu’en elle l’Amour propre inspire,
Elle en plaît plus, mais on l’en aime moins.

[Traduction de trois Epigrammes de l’Antologie] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 87-90.

Voicy la traduction de trois Epigrammes de l’Anthologie.

I.

Sur l’Original Grec.

Moy dont les superbes loix,
Insulterent l’humble Grece :
Moi dont la porte autrefois
Se vit assiéger sans cesse
Par sa plus belle jeunesse.
A la fin j’offre à Venus
Cette glace trop fidelle :
Je ne veux pas m’y voir telle.
Que je suis, & ne puis plus
M’y voir telle que je fus.

Sur le Latin d’Ausone.

Laïs offre à Venus cette glace fidele ;
O Déesse, ô beauté qui ne vieillissez pas
Regardez-y toujours vos celestes appas
Pour moy que ferois-je encor d’elle ?
Je ne veux pas m’y voir comme je suis.
M’y voir comme je fus helas, je ne le puis.

II.

Sur l’Original Grec.
Niobé parle.

Vivante que j’estois, une main immortelle
Me rendit pierre jadis.
Pierre aujourd’huy je revis
Par la main de Praxitele,

Sur le Latin d’Ausone.

J’estois une superbe mere,
Je devins pierre en ma douleur amere,
On vit à me polir Praxitele assidu :
Je revis, je respire, en ma forme ordinaire ;
Hors la raison, sa main m’a tout rendu.
Mais en avois-je, ô Dieux, quand j’osay vous déplaire ?

III.

Sur l’Original Grec

Pallas ayant vû
La divine mere
Qu’adore Cithere
Porter un écu,
***
Voulez-vous, dit-elle,
En ce fier estat
Rentrer en combat
Sur nostre querelle.
***
Moy, répond Cypris
Avec un souris
Tout rempli de charmes ?
Contre vous des armes !
***
M’en faut-il ainsi ?
Et si toute nuë
Je vous ay vaincuë,
Que seroit ce ici ?

Sur le Latin d’Ausone.

Pallas à Sparte vit Cypris,
En habit de guerriere, armée.
Combattons à present, même devant Paris,
Cria-t-elle aussi-tost d’une voix enflâmée.
Eh, quoy, répond Venus, avec un souris fier ;
Lors que je suis armée, on m’ose défier.
Temeraire, j’estois nuë
Lors que je vous ay vaincuë.

[Privileges & beautez de la Ville de Pezenas] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 91-117.

Puisque vous prenez tant d’interest à la Ville de Pezenas, & que vous me mandez que ceux qui y ont passé avec Messeigneurs les Princes, & avec la Reine d’Espagne, parlent avantageusement de cette Ville & de ses Habitans, dont l’ancienne valeur, qui doit avoir passé jusqu’à leurs descendans, leur a fait obtenir de grands Privileges. Je m’en suis informé pour vous en rendre compte, & voici ce que j’ai appris.

Lorsque Saint Louis Roy de France fut fait prisonnier au Voyage qu’il fit pour la conqueste de la Terre-Sainte, les Dames de Pezenas, & ce qu’il y eut de plus notables personnes furent les premieres de la Province de Languedoc, qui porterent entre les mains des Consuls leurs Pierreries avec toute leur Argenterie, & leurs autres Bijoux, pour contribuër à la rançon du Roy ; & à leur exemple, toutes les autres Villes de la Province en firent de mesme.

A la prise du Roy Jean, & de François I. cette mesme Ville commença toûjours à donner des marques éclatantes de sa fidelité & de son amour envers ses Rois, aussi pour recompenser son zele ils l’ont honoré de plusieurs Privileges qui l’ont distinguée de toutes les autres de la Province. Elle a l’avantage d’avoir quatre Foires franches & de tenir un des plus fameux Marchez de tout le pays, le Samedy de chaque Semaine. On y voit venir des Habitans de plus de cent Villes & Villages qui sont à six ou sept lieuës aux environs de Pezenas, & il y a défenses d’en tenir à pareil jour à quatre lieuës à la ronde. Le Roy donna aussi aux Consuls le Gouvernement de la Ville & ils en conservent encore la qualité qui leur fut confirmée en 1624. sous le Regne du feu Roy par Arrest de son Conseil, contre Mr de Saint Jean, oncle de Mr le Duc de Montmorancy qui la voulut disputer.

Charles Dauphin fils du Roy Charles VI augmenta les Armes de la Ville d’un Dauphin d’azur & le champ d’or, & à la bande ou simier de trois Fleurs de Lys d’or, en reconnoissance du secours qu’il en avoit receu, & de ce que Pezenas avoit soutenu le Siege & les efforts de l’Armée du jeune Duc de Bourgogne, qui pour vanger la mort de son pere qui fut massacré à Montreau, resolut de porter la guerre en Languedoc qui estoit fidele à Charles Dauphin. Ce Duc fit descendre une grosse Armée, le long du Rhône sous la conduite de Jean de Chalon Prince d’Orange. Cette Armée s’arresta devant le Saint Esprit, qu’elle attaqua & prit aprés quelque resistance, & de là elle s’avança vers Aiguemorte & emporta cette Ville d’assaut, & prit encore Nimes & Montpellier ; mais le Château de Pezenas l’arresta, & l’empêcha d’aller plus avant. Ce Château est fort ancien. Il fut bâtu du temps des Consulats Romains, puisque Pline en parle, ainsi que Cesar dans ses Commentaires. On y voit encore aujourd’huy des travaux faits par les anciens Romains, qui sont des Aqueducs souterrains de plus d’une lieuë de ce pays pour trouver des sources d’eau dans la profondeur de plus de cinq toises. Les eaux que l’on a conduites dans la Ville par des canaux souterrains sont divisées en trois belles Fontaines. Pline parle encore de la petite riviere de Peine, qui est tres propre pour le lavage des Laines. Elle dissout la Poix qui est attachée à la Laine ce qu’aucune autre eau de riviere ne peut faire. Sans parler de la proprieté qu’elle a de guerir les ulceres, & les maux de gorge. D’ailleurs elle rend le Linge blanc comme la neige, & de tous costez on vient laver les Laines à cette Riviere ; de sorte que la Manufacture de la Grange des Prez prés de Pezenas, ne se sert que de ce lavage.

Charles Dauphin honora les Consuls & Habitans de cette Ville d’une Lettre pour les remercier du secours qu’ils luy avoient donné au siege des la Ville & du Château de Soumiere.

Henry II. accorda aussi des Lettres Patentes aux Consuls de Pezenas, par lesquelles il les fait Juges de la Police, avec défenses à tous autres Juges d’en prendre connoissance, sauf en divers Ressort à la Cour de Parlement de Toulouze. Ces Lettres Patentes ont esté signées à Fontainebleau au mois de Decembre 1553. Ces Consuls en prennent encore la qualité de Juges de la Police & de Gouverneurs de la Ville.

Enfin Louis le Grand par ses Lettres Patentes a permis aux Consuls de cette Ville, de porter les Chaperons de satin cramoisi. Nos Rois y ont établi un College Royal bien renté, & gouverné par les Prestres de l’Oratoire.

Pezenas est Chef de Comté. C’est où la Diete & les autres Assemblées du Diocese se font, parce qu’elle en est la plus importante & la principale Ville. Elle a esté de tout temps le séjour ordinaire des personnes les plus illustres du Royaume. On y a vû des Connêtables de Montmorency, des Amiraux, & des Maréchaux de France, Gouverneurs de Provinces, Commandans des Armées, & l’illustre & ancienne Maison de Vantadour. En 1640. Monsieur le Prince, Ayeul de Monsieur le Prince d’aujourd’huy y fit son séjour, & en 1653. Armand de Bourbon obtint l’agrément du Roy pour y faire sa residence avec toute sa famille. Sa Majesté y faisant une promotion de Chevaliers de l’Ordre du S. Esprit au mois de Mars 1602. envoya le Collier de l’Ordre à ce même Prince, à Mr l’Evêque d’Albi, (Albi n’estoit point alors Archevêché,) à Mr le Marquis de Polignac, à Mr le Comte de Merinville, à Mr le Marquis de Castres, à Mr le Comte de Bioule, Lieutenant de Roy de la Province, & à Mr le Comte du Roure, qui se rendirent tous auprés de Monsieur le Prince de Conti, qui comme Gouverneur du Languedoc faisoit sa residence ordinaire à Pezenas. L’Assemblée des Etats se tenant alors à Besiers, il quitta l’Assemblée pour se rendre à Pezenas, & fut suivi de tous ceux dont elle estoit composée. Cette Ceremonie qu’on peut dire la seule dont le Roy ait honoré aucune Ville dans tout son Royaume aprés celle de Paris, fut faite dans l’Eglise Collegiale de Pezenas, où il y a un tres beau Chapitre. Ils furent accompagnez d’une influence incroyable de Noblesse & de Peuple. L’ordre leur fut conferé par Mr le Duc d’Arpajou qui se rendit pour cet effet dans cette Ville avec les Srs Martineaux & des Prez, Herauts d’Armes des Ordres du Roy. On voit encore aujourd’huy dans le Chœur neuf de l’Eglise Collegiale les Armes de ces illustres personnes pour memoire de la grace que Sa Majesté leur accorda en faveur de Mr le Prince de Conty qui mourut à Pezenas dans son Château de la Grange des Prez au mois de Fevrier 1666. au grand regret de tous les Habitans & de toute la Province. Le Roy pour marquer l’estime qu’il faisoit de sa personne, confirma toutes ses ordonnances aprés sa mort & voulut qu’elles fussent executées & eussent la même force pendant dix ans.

Quant à la Ville de Pezenas, c’est une des plus belles qu’on puisse voir dans l’Europe. Le Château est situé sur une grande hauteur bâti sur un Roc qu’on diroit que la nature a fait exprés pour l’y construire. Cette Forteresse ne contient que le terrain éminent. La Ville qui le joint est dans un terrain plein. Elle est forte agréable, dans une trés-belle situation bien percée, bien bâtie, tout de pierre de taille. L’Hostel de Ville est parfaitement beau. On y a souvent tenu l’Assemblée des Etats de la Province. Au devant est une tres belle esplanade, avec une tres belle fontaine au milieu, fort élevée & faite en forme de piramide & de deux bassins. Les maisons qui bornent cette esplanade, sont aussi fort élevées, tres-belles & bien bâties. On va ensuite à la grande Eglise qui a une tres-belle place tout proche, & de là, on entre dans une grande Halle couverte, soutenuë par dix pilliers tres beaux. A chaque costé de cette Halle, est une tres-belle Ruë, de huit toises de large. Au bout de la Halle, on entre encore dans une tres-belle esplanade d’environ trente toises, au milieu de laquelle on voit une tres-belle fontaine de la mesme forme, & aussi abondante en eaux que la premiere. Aprés cela, on trouve un grand cours appellé le quay, de plus de cinq cens toises de long & de quinze de large, bien plus élevé que les deux ruës qui sont à chaque costé, de sept à huit toises de large ; avec des maisons tres-bien bâties. Ce Quay regarde le levant & le couchant, & pour y aller il faut monter par six dégrez de pierre de taille. A chaque costé de l’entrée ; il y a deux balustrades aussi de pierre de taille, & au dessus de l’entablement, on a mis pour couronnement un gros lion couché sur ses pates, dont l’une soutient les armes de la Ville, & d’espace en espace en espace il y a des descentes à degrez pour la commodité des habitans. Les carosses n’y peuvent entrer, & c’est sur ce Quay, que quand l’Assemblée des Estats se tient à Pezenas, on voit se promener ce qu’il y a de plus beau dans la Province. Au bout de ce mesme Quay, il y a une fort belle Croix de marbre & fort haute. Elle y fut mise en 1640. en action de grace de ce que la Ville fut exempte de la peste. Aprés Cette croix, on trouve encore une autre fontaine semblable aux premieres, & par tout de belles maisons. Les ruës sont fort larges, bien pavées & extremement droites.

Les entrées & sorties de la Ville y sont tres-agréables. On y voit par tout des esplanades fort spatieuses, d’où l’on découvre la plus belle campagne du monde, & par tout des promenades couvertes de verdure qui sont regardées comme des lieux enchantez. La campagne est couverte de tres-beaux jardinages.

A la veuë de Montpellier, on ne peut voir une approche plus charmante. Aprés qu’on a passé le pont de la riviere de Peine, on trouve une grande esplanade qui peut contenir six mille hommes en bataille. De là on découvre deux portes de la Ville, l’une appellée la Porte Royale dite de la Grave ; & l’autre de S. Jean. Les murailles de la Ville de ce costé ont perçées & l’on y a fait de tres belles galleries qui font en partie l’ornement de ses entrées. Cette esplanade est soutenuë par une grande muraille qui contient les eaux dans son lit. Au delà de la riviere, on ne voit que jardins tres agreables à la veuë.

Ensuite faisant le tour d’une partie de la Ville pour aller à Beziers, afin d’éviter le pavé, on passe le long des rampars, où est le chemin royal. On voit là une des plus belle promenades que l’on puisse souhaiter. On l’appelle le pré de S. Jean. C’est la promenade de toute la Ville ; à la sortie de la Porte Royale à perte de veuë toute gazonnée, avec des allées de murieres tout autour, pour se mettre à couvert du Soleil en esté. C’estoit la promenade ordinaire de Mr le Duc de Verneüil quand il venoit tenir les Etats à Pezenas. Du côté du chemin cette promenade est fermée d’une muraille de demi toise de hauteur, qui sert pour s’y reposer & au de là, on ne voit que des jardins. Sur la droite le long des rampars, où l’on passe au devant de la porte dite de Conty, qui est placée entre deux beaux bastions, on découvre la plus belle Plaine qu’on puisse voir. Elle vient jusques au bord des rampars, avec quantité de jardins, cette Plaine est arrosée par le fleuve d’Heraut, qui n’est éloigné que de demy mille de France. On n’y voit par tout que grands chemins à droite ligne, dont les bords sont plantées de beaux muriers, ou d’oliviers, & ce sont de tous costez de tres belles promenades.

La Ville s’addonne fort au negoce, & le terroir qui est excellent, produit toute sorte de fruits en telle abondance, qu’elle en pourvoit la Ville de Montpellier & les autres lieux des environs : Il y a un nombre infini de Villages à l’entour, ce qui est une grande commodité pour les habitans. On voit à Pezenas une machine, nommée le Poulain. Elle est en forme du gros cheval de Troye, & fut inventée du regne de Loüis VIII. lors qu’il y vint, dans le temps de la Croizade contre les Albigeois, il y a plus de 520. ans. Cette machine a diverti plusieurs fois nos Rois, Monseigneur le Duc de Bourgogne & Monseigneur le Duc de Berri la voulurent voir lorsqu’ils passerent à Pezenas. Ce Poulain danse tres bien au son des haubois & des petits tambours. La robe qui le couvre jusqu’à terre, est peinte d’azeur & parsemée par tout de fleurs de lis d’or. On y met dessus la figure d’un homme & d’une femme fort proprement habillez ; il est fort agile, & fait de tres grandes courses, renversant tout ce qui se trouve à son passage comme aussi, avec sa machoire que l’on fait joüer. Aucun cheval ne peut tenir devant luy, il épouvante tout. On ne sçauroit bien décrire tout le secret de cette machine : nos Seigneurs les Princes luy firent donner dix loüis, & ne pouvoient se lasser de le voir.

Le Marquis de Castel Luci, un des Chefs de la Conspiration de Naples, s’estant retiré à Vienne, y a fait un Manifeste auquel on a répondu. Je vous envoye la Traduction de cette réponse.

[Epitre à Mr Nivelle] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 146-153.

L’Epitre que vous allez lire a esté faite sur l’incertitude où Mr Maugart qui en est l’Auteur s’est vû touchant le choix qu’il avoit à faire d’une profession.

A MONSIEUR NIVELLE,
Avocat au Parlement.
EPITRE.

Avocat renommé dont les sages avis.
Sont des prudens cerveaux approuvez & suivis,
Maintenant que soumis aux loix du Mariage
A chercher un estat le nom d’homme m’engage,
Et qu’il me fait songer à m’assurer un port
Pour me mettre à l’abri des caprices du sort,
Nivelle, enseigne moy ce qu’il faut que je fasse.
Dois-je encore monter sur le haut du Parnasse,
Et cultivant sans cesse un langage divin
Me proposer les vers pour étude & pour fin ?
Mais pourquoy, diras-tu, ce travail inutile
Qui ne rapporte pas cinq sols dans vostre Ville,
Qui ne fait qu’irriter mille jaloux esprits,
Et traiter d’insensez tous les faiseurs d’écrits ?
Iray-je m’exposant sur l’élement humide
Suporter les ardeurs de la zone torride,
Et dans les chauds climats cherchant la perle & l’or
Préferer à ma vie un dangereux Tresor ?
Me faut-il, trafiquant sur la bourse Publique,
Dans Troye ou dans Lion dresser une boutique,
Et comme un gros Marchand sur un Maistre Comptoir
Les jettons à la main, établir mon sçavoir ?
Vaut-il mieux pratiquer l’interest & l’usure
Et retirer d’un sac une double moture,
Ou sous main des marchez enlevant tout le grain
Aux Pauvres attroupez faire crier la faim ?
Dois je, loin des honneurs que nostre siécle adore,
Ensemencer les champs de Cerés & de Flore,
Et sous un toit rustique au ménage attaché,
Dans un honteux oubli vivre toujours caché ?
Est-il plus à propos que je reste en Province ?
Ou me conseilles tu de m’approcher du Prince ?
Dois-je acheter chez luy quelque Office d’honneur,
Et l’épée au costé faire le gros Seigneur ?
Du faussaire Damon, dois-je emprunter l’adresse
Afin de me forger des titres de Noblesse,
Et vouloir, quoy que fils d’un pére roturier,
Faire accroire au public que je suis Ecuyer ?
Choisirai-je flottant au gré d’une humeur folle,
Aujourd’huy le compas, & demain la boussolle ?
Où dans mon Cabinet le crayon à la main
Resverai-je six mois sur un nouveau dessin ?
Faut-il, les yeux clouez sur la note bizarre,
Descendre où bien monter de b mol en b quarre,
Et de l’Ut & du Fa vingt fois cherchant les tons,
Consumer tout mon tems en d’inutiles sons ?
Nivelle, encore un coup quel parti dois-je prendre ?
Irai-je, las du monde, à la Trape me rendre,
Pour laisser dans un cœur par l’himen abusé
Un éternel regret de m’avoir épousé ?
Mais dequoy me sert-il, lassant ta patience ;
De tenir plus longtemps mon esprit en balance ?
Ton seul nom n’est-il pas une assez forte voix
Qui me fait la leçon & m’instruit de mon choix !
Ouy, je cede à ce nom, ton exemple m’anime
Laissant tout autre employ, mesme jusqu’à la rime,
Et contemplant sans cesse un modele si beau,
A courir comme toy dans le champ du barreau.
Mais par où commencer cette vaste carriere
Si toy même ne vient m’en ouvrir la barriere ?
Comment puis-je tenir un si glissant chemin
Si pour me soutenir tu ne m’offres la main ?
Prête-moy dont la voix, le sçavoir, l’éloquence,
Nivelle, inspire moy ton air, ton assurance.
Tes bons conseils pourront me faire executer
Ce qu’en te regardant je viens de projetter.

[Sonnet] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 153-155.

J’ajoute un Sonnet qui a esté fait pour exciter un jeune Avocat à vaincre une certaine timidité qui l’empêche de paroître souvent au Barreau quoy qu’il ait beaucoup de talent & de grandes parties pour y acquerir de la gloire.

SONNET.

Quelle raison, dis-moy, quelle necessité
Peut t’imposer le joug d’un austere silence ?
Manques tu de sçavoir, de feu, de vehemence ;
Répons, est-ce prudence, est-ce timidité ?
***
Des yeux de nos Argus ne crains point la clarté,
Par la sublime voix de ta vive éloquence
Tonne dans le barreau, fais taire l’ignorance,
Et contre le mensonge arme la verité.
***
Terrasse la chicane & confons l’injustice,
Ce beau champ est ouvert, va, cours dans cette lice,
D’un visage assuré, d’un pas ferme & certain.
***
Montre toy de nos loix un fidelle interprete,
Et des droits de Thémis un vigoureux Athlete
Un digne éleve enfin de l’Orateur Romain.

[Reflexions qui doivent faire plaisir aux Femmes] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 156-158.

Voici des reflexions sur des paroles de Saint Paul, qui font de la peine à beaucoup de Femmes. Ces paroles sont Que les Femmes soient soumises à leurs Maris ; & vous, Maris, aimez vos Femmes.

Maris trop entestez du pouvoir marital,
Vous alleguez Saint Paul, mais vous l’entendez mal.
D’un sourcil élevé vous prononcez l’Oracle
Que ce grand Apostre a dicté ;
Et prétendez que sans obstacle
Il soit toûjours executé.
Aux Femmes, il est vray, ce saint Docteur commande
D’estre soumises aux Epoux ;
Mais que commande-t-il, quand il s’adresse à vous ?
Répondez, je vous le demande.
Aimez vos Femmes, vous, Maris.
Vous devez donc comme Chefs les conduire,
Et par exemples les instruire,
Vous avez de plus forts esprits.
Commencez d’obéir à l’ordre de l’Apôtre.
Les Femmes ont leur ordre, & vous avez le vostre.
Vous n’avez donc qu’à les cherir,
Vous aurez trouvé l’art de vous faire obéir.
Quel plaisir goûtez-vous quand la crainte servile,
Au lieu d’une sincere & tendre affection
Fait naistre la soûmission
De ce Sexe fragile ?
Estes-vous des Tyrans, pour ne rien imiter
Que ce qu’un dur tiran enseigne,
Et direz-vous, sans vous inquieter,
Qu’on haïsse, pourvû qu’on craigne ?
Paul nous a dit d’aimer de bon cœur, sans détour,
Ce n’est pas là tout. Pierre ordonne
Pour achever nostre couronne
De joindre l’honneur à l’amour.
Faites vostre devoir, Maris, sans resistance,
Le Sexe, comme on sçait, vous doit la préseance,
Passez devant, les Femmes vous suivront,
Aimez les bien, on vous répond
D’une sincere obéissance.

[Galanterie] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 159-160.

Une Dame illustre par plusieurs grandes qualitez, s’étant levée depuis peu avant l’Aurore, une Muse de ses amies l’estant venuë voir, la trouva si belle & si brillante qu’elle s’écria. Je ne m’étonne pas qu’on n’ait vû aujourd’huy ny Aurore ny Soleil ; assurement on vous a cedé, ajouta-t-elle l’Empire du jour & pour s’exprimer en Muse, car les Muses s’expriment en vers, elle prit des tablettes qu’elle remarqua sur la toilette, & y écrivit ce Madrigal.

Helene un jour matinale,
D’une brillante beauté
Qui surpassoit la clarté
De l’Amante de Cephale :
Phebus n’osa s’exposer
A sortir du sein de l’onde,
Et sans luy rien opposer,
Elle fut l’Astre du monde.

Air nouveau §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 160-161.

Je croy que vous serez contente de l’Air nouveau que je vous envoye. Il est de la composition de Mr le Camus le fils, aussi bien que les paroles.

AIR NOUVEAU.

L’Air qui commence par Un Berger soupiroit auprés d’une Fontaine, doit regarder la page 161.
Un Berger soupiroit auprés d’une Fontaine,
Quand Philis en passant luy demanda sa peine.
Quoy, dit-il, ne sçavez-vous pas
Que j’expire pour vos appas ?
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[Lettre de la Martinique] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 190-217.

On a fait un Service solemnel & tres-magnifique pour feu Monsieur à la Martinique. Vous en trouverez tout le détail dans la Lettre que je vous envoye.

A MONSIEUR ***
A la Martinique ce 20. Novembre 1701.

Puisque vous m’avez fait part des nouvelles de l’Europe, je crois que vous ne serez point fâché, Monsieur, que je vous aprenne celles de l’Amerique. Vous me fites dans vostre derniere Lettre une ample description des honneurs funebres qu’on avoit rendus à Son Altesse Royale Monsieur, aprés sa mort & vous voulûtes me faire connoistre qu’ils estoient des preuves sensibles de l’amour qu’on avoit pour ce Prince & du regret qu’on a eu de le perdre, mais sur ce principe, je puis vous assurer, Monsieur, que nostre amour n’a pas esté moins grand, ny nostre douleur moins sensible, puisque nous n’avons eu ny moins de zele pour luy procurer les secours de l’Eglise, ny moins d’empressement pour luy rendre les honneurs dûs à son haut rang & à son merite. A peine les tristes nouvelles de sa mort furent-elles répanduës dans cette Isle de la Martinique, que les Capucins qui résident au Fort Royal, & qui y exercent les fonctions Curiales, firent d’abord dans leur Eglise un Service solemnel, auquel assisterent plusieurs Religieux & où se trouverent toutes les Puissances de cette Isle (terme dont on se sert dans le Pays pour nommer Mr le General, Mr l’Intendant & les Officiers de l’Etat Major). Les Peres Jesuites qui résident au Fort Saint Pierre & qui y exercent les mêmes fonctions, en firent autant six semaines aprés & se distinguerent même par une Chapelle ardente. On vit bien que les Peres Jesuites de Saint Dominique qui résident dans le même lieu, & qui y ont la Paroisse du Moüillage, n’avoient esté les derniers, que pour donner des marques plus sensibles de leur douleur & des témoignages plus éclatans de leur reconnoissance.

Le jour que leur Superieur avoit arresté avec les Puissances estant enfin arrivé, le Clergé & toutes les personnes de distinction suivies d’une multitude de Peuple se rendirent à neuf heures du matin dans leur Eglise de Nostre-Dame de Bon Port & tous furent également surpris de l’ordre de leur tenture, de la multitude de leurs cierges, du nombre des Armoiries de Monsieur, placées de distance en distance & d’une Representation des plus magnifiques & des mieux entenduës qu’on puisse voir. Elle estoit de l’invention du fils de Mr Benoist si connu par ses Ouvrages du Cercle Royal. Voicy la description de cette pompe funebre.

L’Eglise estoit tenduë depuis le haut jusques au bas. Autour du Chœur & de la Nef étoit d’espace en espace un rang de grands Cartouches de deux pieds de haut où estoient les Armes de Monsieur entourées des Cordons de saint Michel, & du saint Esprit. Au milieu de la Nef estoit la representation élevée sur une haute estrade où il avoit trois marches garnies de prés de trois cent chandeliers avec leurs cierges où estoient attachées les Armes de Monsieur. La Representation estoit couverte d’un magnifique Poisle de velours noir, où estoient attachées les armes de Monsieur. Sur la teste de la representation estoit un carreau de velours sur lequel estoit la Couronne & les Coliers des Ordres couverts d’un grand Crespe. Au dessus de tout, estoit un Dais magnifique de quinze pieds de long sur douze de large. Il estoit en maniere de lit d’Ange suspendu en l’air, aux quatre faces. Sur le milieu de la corniche, qui estoist chargée d’ornemens, estoit un grand cartouche dans lequel estoient les Armes de Monsieur, entourées des Colliers des Ordres, & des supports : aux quatre coins estoient de gros Bouquets de plumes, chargés chacun de son Aigrette. Au dessous de la corniche regnoit une Campane par festons à fond noir bordée d’argent, & au milieu une fleur de lis d’or. Au bas de chaque feston pendoit une grosse houppe d’argent. Le fond du Dais estoit de Velours ; au milieu duquel étoit une Croix de Satin blanc, les Armes de Monsieur dans chaque Angle, & pour finir le Dais, il y avoit quatre grands rideaux de Drap noir retroussez par festons les bouts pendans aux quatre coins. L’Autel estoit pareillement paré d’un grand nombre de Chandeliers & de Cierges où estoient attachées les Ecussons de Monsieur. Le Portail estoit tendu aussi de noir, avec un rang d’Armoiries.

Toutes choses ainsi disposées, le P. Paris Curé de la Paroisse accompagné des Ministres & des Officiers qui ont accoutumé de servir aux saints Autels commença la Ceremonie par l’Office des Morts. La grande Messe suivit, & y fut solemnellement chantée, tant par les meilleurs Chantres qu’on avoit eu soin de ramasser, que par le Clergé composé de douze Dominiquains, qui s’estoient rendus de leurs Cures, dont plusieurs sont éloignées de quinze à vingt lieuës ; de sept Peres Jesuites, de trois Ecclesiastiques, de deux Peres Capucins, & de cinq Religieux de S. Jean de Dieu qui furent tous placés dans le Chœur chacun selon son rang.

Ce qui rendit cette Ceremonie complette, fut l’Oraison funebre prononcée par le P. Giraudet Religieux de la Province de Toulouze Superieur des Missions de S. Dominique, qui est la seule qu’on ait fait dans les Isles à l’honneur de Monsieur & qui fit connoistre à ces Peuples la haute vertu de ce Prince, les qualitez éminentes qu’il possedoit, & la perte que la France avoit faite. Elle fut universellement applaudie. Il prit pour son texte. Nam ignoratis quoniam Princeps & maximus cecidit in Israël. Ignorez-vous qu’un Prince est mort & que dans sa personne nous avons perdu un des plus grands hommes d’Israël.

C’est ainsi Messieurs, poursuivit-il, que parloit autrefois un saint Roy, aprés qu’il eut appris la mort fatale de son cher & genereux Abner : Ce grand Prince affligé d’une separation si impréveuë, penetré jusqu’au fond du cœur d’une perte si considerable, perçé de douleur à la vuë de son Cadavre, aprés s’estre épuisé en Eloges, aprés avoir arrozé son Tombeau de ses larmes, voulant enfin exciter son peuple à la douleur, immortalizer la memoire de celuy qu’il regrettoit, & rendre son nom à jamais recommandable s’écria dans les transports de son affliction : Ignorez-vous qu’un Prince est mort & que dans sa personne nous venons de perdre un des plus grands hommes d’Israël.

Chrétiens, qu’une des plus tristes, des plus lugubres, mais des plus salutaires Ceremonies de l’Eglise assemble icy de toutes parts, ce que ce Saint Roy disoit autrefois, n’ay-je pas sujet de le dire à ce jour ? Et ma foible voix estoit-elle donc reservée pour vous annoncer une nouvelle si triste & si affligeante ? Quel homme sous le Ciel fut jamais plus grand que Tres-haut, Tres-puissant, Tres-excellent Prince Philippe de France Duc d’Orleans, & quel Prince fut jamais environné de tant de gloire ? Les grandeurs, les richesses, l’indépendance, l’éclat, la majesté, les honneurs suprêmes n’ont-ils pas toûjours esté l’appanage de la Maison des Bourbons ? Et en falloit-il davantage pour rendre Monsieur le plus glorieux de tous les Princes, que d’avoir esté le Frere unique de Louis le Grand ? Mais où a passé cette gloire, Messieurs, & qu’est enfin devenuë cette Puissance & cette Grandeur ? O neant ! ô vanité des Grandeurs mondaines, que ton brillant est faux, que ta durée est courte, que tes esperances sont vaines, que tes idées sont flateuses, que tu ébloüis, que tu trompes aisément ceux qui s’en repaissent, & qu’heureux sont ceux qui ne mettent leur confiance que dans le Seigneur !

Vous le sçavez, Messieurs, les Lettres que vous avez receuës, les Nouvelles qui vous sont venues, ces Sacrifices solemnels qu’on a déja faits, ces representations aussi lugubres que magnifiques, ces Chapelles ardentes, ces Pompes funebres établies pour honorer la memoire des Grands, Augustes, mais tristes & pitoyables restes de la vanité des Mortels ne nous l’ont déja que trop appris, que depuis six mois est mort Tres-haut, Tres-puissant, Tres-excellent Prince Philippe de France, estimé, cheri, loüé, regretté du plus grand de tous les Rois, dont l’approbation seule vaut plus que tous les Eloges, & pleuré de tout un Peuple qu’il cherissoit tendrement, dont il estoit luy-mesme plus que cheri, qu’ils appelloient leur Pere commun & dont il faisoit l’amour & les delices.

Vous le sçavez donc, Messieurs, & personne ne l’ignore, qu’un Prince & un des plus grands Princes de la Maison de France est mort, mais ses actions immortelles, ses vertus heroïques, ses rares & éminentes qualitez, ses œuvres de pieté, de religion, de justice, de misericorde, de charité, de devotion nous sont-elles connuës, & nous en a-t-on encore fait le recit ? Accomplissons, Chrétiens, toute justice, rendons à Monsieur les tributs d’honneur & de loüange qu’il merite & qui luy sont dûs, que la triste Ceremonie qui nous a icy assemblez ne soit point imparfaite, & qu’un Prince cheri de Dieu & des hommes reçoive à ce jour la portion de nous qu’il merite & que nous luy devons, Tres RR. Peres, Nous qu’il a honorez de son amitié & de ses visites, qu’il a consolez, qu’il a mesme édifiez par ses entretiens, qu’il a hautement protegez dans les affaires les plus importantes, & à qui il a rendu des services pendant tout le cours de sa vie, rendons-luy, dis-je, les tributs d’honneur & de loüange qu’il merite, & qui luy sont dûs, que la justice & la reconnoissance se ioignent ensemble, & qu’elles s’empressent auiourd’huy de nous faire voir en la personne de Monsieur, un Prince tres-religieux envers Dieu, tout attaché aux interests du Roy, & plein de bonté pour les Peuples. Tel fut, Messieurs, le caractere de celuy que nous regretons à ce jour, que nous ne sçaurions assez regretter, & tel est l’Eloge funebre que je consacre à la memoire immortelle de Tres-haut, Tres-puissant, Tres-excellent Prince Philippe de France, Duc d’Orleans, & Frere unique du Roy.

Aprés cet Exorde, l’Orateur fit une description touchante des malheurs qui accompagnoient la naissance des hommes. Il fit voir le peu de sujet qu’ont les Grands de s’en glorifier, & dit que leur bonheur n’estoit point d’estre nez de parents nobles selon la chair, mais d’avoir esté regenerez par la grace de J.C. & qu’un Prince juste & religieux estoit infiniment plus élevé par sa pieté que par son rang. Ses vertus, ses bonnes œuvres, ajouta-il, le loüent assez hautement, & tout ce que nous pouvons dire de son Origine ; c’est que Monsieur rendit autant d’éclat à ses Ancestres qu’il en avoit luy-mesme reçû, & que si descendre sans contredit de la plus illustre de toutes les familles de l’univers fut un honneur pour luy. Il honora encore autant cette glorieuse Famille. Et, continua-t-il, quel Prince fit jamais tant d’honneur au noble Sang donc il estoit issu, & quel Prince fut jamais plus digne de descendre d’un Sang si pur & si noble aprés Loüis le Grand qui fait un rang à part parmi les Rois, & qui seul merite l’admiration de l’univers, jamais Prince fut-il si accomply, & tout autre que Philippe de France eust-il esté digne d’estre le frere unique de Loüis le Grand ? Dieu, dit-il en un autre endroit, luy donna un naturel si bon, si doux, si honneste, si affable, qu’on ne pouvoit s’empêcher de l’aimer en le voyant & qu’on ne pouvoit se lasser de le voir, tant on l’aimoit, Jamais tant de douceur, tant de modestie, tant d’affabilité n’accompagnerent tant de Grandeur, & jamais des manieres si naturelles & si simples ne conserverent tant de Grandeur ny de Majesté. Par là il s’attira l’estime, l’admiration des Estrangers, par là il fist des impressions d’amour, de tendresse, d’affection sur les jets du Roy, par là il se concilia le cœur de tous les François & j’ose dire, Messieurs, que nul autre n’eust esté si digne de regner sur eux, s’ils n’avoient déja en la personne de Loüis le Grand, le plus sage, le plus juste, le plus moderé, le plus puissant, le plus bienfaisant, le plus aimable de tous les Rois & s’ils n’avoient en la personne des Enfans de France, des dignes & legitimes Successeurs capables de remplir leurs plus hautes esperances & de rendre les Peuples les plus fortunés du monde.

Il dit dans la suite que ce qui avoit rendu Monsieur veritablement heureux n’estoit ny la dignité de son rang, ny l’éclat de sa gloire ny l’abondance de ses Richesses ny le brillant de ses qualités, mais ce fut d’avoir esté aimé de Dieu & des hommes, dilectus Deo & hominibus, d’avoir laissé sa memoire en benediction par les exemples de vertus qu’il nous a donnés, cujus memoria in benedictione est, & d’avoir acquis par sa pieté une gloire presque égale à celle des Saints, similem illum fecit in gloria sanctorum : Ensuite il s’étendit sur sa pieté, & sur sa devotion ; il entra dans un détail qui fit connoistre la haute vertu de ce Prince, & qui seroit trop long de rapporter. Voici ce qu’il dit en son second point. Toutes fois ne pensez pas Chrétiens, que la pieté de Monsieur ait fait aucun tort à sa valeur, ny qu’elle ait esté moins intrepide, parce qu’il a esté plus devot. Sa pieté, sa dévotion ne firent qu’augmenter son courage, & sa fermeté, & l’un & l’autre Messieurs, parurent dans tout leur éclat, soit qu’il suivit le Roy dans ses glorieuses Conquestes, soit qu’il fust luy-mesme à la teste de ses Armées, soit enfin qu’il restast sur nos Frontieres pour empescher cette nuée d’ennemis de se répandre dans le cœur de la France par les descentes dont ils nous menaçoient toutes les années, & que Monsieur empescha toutes les fois que nous fûmes menaçez. On eust dit que le Roy luy confiant tantost le dehors, tantost le dedans de son Royaume, luy avoit inspiré sa sagesse, sa prudance, son courage, sa fermeté, sa valeur, & que Monsieur n’estoit né que pour imiter un Roy inimitable à tout autre, attentif à la gloire de ce Monarque comme à son plus cher interest, étudiant ses sentimens pour les suivre & sa conduite pour l’imiter. Il n’eust d’autres veuës, d’autres pensées, d’autres desirs, d’autres projets, que ceux du Roy, & le plus grand éloge que nous puissions luy donner : c’est d’avoir étudié sa conduite & d’avoir eu part à ses Victoires. Allés, disoit autre fois le fameux Machabée à son frere Simon, allés prenés des Troupes avec vous, mettés-vous à la teste de cette Armée, comportez-vous en homme vaillans, faites voir la grandeur, la fermeté de votre courage, & délivrez vos freres qui sont en Galilée, tandis que Jonathas & moy irons secourir ceux qui sont en Galaad, Il alla Messieurs dit l’Ecriture il livra plusieurs Combats, les nations furent défaites, elles s’enfuirent devant luy il les poursuivit jusques aux portes de Ptolemaïde : Abiit & commisit prælia multa, & contritæ sunt gentes & persecutus est eos usque ad portam Ptolemaidis. Chrétiens, ce que l’Ecriture raconte, ne l’avez-vous pas veu arriver de nos jours ? & pouvois-je mieux exprimer que par ce trait, la confiance du Roy en l’habileté de Monsieur, & l’habileté de Monsieur qui n’estoit pas indigne de la confiance du Roy ? La dessus il parla de la prise de Bouchain, de Zutphen, & de la Bataille du Mont Cassel, & voicy comment il toucha la prise de S. Omers Je dis trop peu : Monsieur fit encore plus que n’avoit fait le frere de Judas Machabée. Non seulement il batit les ennemis, non seulement il mit leur Armée en déroute, non seulement il les poursuivit jusqu’aux portes de la Ville, abiit & commisit prælia multa, & contritæ sunt gentes & persecutus est eos usque ad portam Ptolemaidis.

Mais profitant de sa victoire en habile General, il pressa si vivement Saint Omer, que la Ville fut prise en vingt jours de siege malgré toute la resistance des Ennemis. Qu’il faisoit beau voir, s’écria-il, Louis le Grand, partager avec Philippe de France une gloire qu’il pouvoit se reserver pour luy seul, & qu’il faisoit beau voir Philippe de France répondre aux attentes de Louis le Grand, entrer tout entier dans ses interests, les soutenir au peril de sa vie, & devenir, pour ainsi dire, un mesme esprit avec luy ? Mais où nous emporte, poursuivit-il, la douceur d’un si agréable souvenir ? Ignorons-nous que Monsieur est mort, & qu’il n’est rien de si vain que la gloire du siecle ? Tardifs Admirateurs d’un Prince qui cesse de paroistre à nos yeux : En vain nous plaignons-nous du larcin que la mort nous a fait. Il disparoist pour toûjours ce Grand Prince, ce Prince aimable, ce Prince bienfaisant, il disparoist pour toûjours. Sa gloire, sa puissance, ses richesses, sa valeur & nos larmes mesme ne sçauroient le dispenser de cette fatale necessité. Heureux d’avoir connu le neant, la vanité de toutes les choses créées, heureux de les avoir méprisées les ayant une fois connuës, & plus heureux d’avoir souvent pensé qu’il devoit mourir, & de s’estre servi de cette triste, mais salutaire pensée pour s’avancer toûjours dans les routes de l’éternité. Il y pensa souvent, Messieurs, la mort estoit le sujet le plus ordinaire de ses entretiens, & non content d’y penser il s’y disposoit par une application serieuse à la Priere, par des Meditations presque continuelles par des revûës exactes sur soy-mesme, par des Communions réiterées, par des jeûnes qu’il s’imposoit luy-mesme, & l’on eut dit, Messieurs, qu’il prévoyoit le jour du Seigneur, tant on le voyoit occupé à purifier son ame, & à l’enrichir de tous les tresors & de toutes les richesses immortelles que l’Eglise offre à ses enfans au temps heureux du Jubilé : Voilà quelques endroits qui vous feront juger, Monsieur, de la bonté de cette Piece qu’on a generalement approuvée, & ne croyez pas que nous manquions icy de bons Connoisseurs.

Cette Isle est toute autre que vous ne pensez, car outre qu’il y a icy un Conseil Souverain, une Justice Royale qui y ressort, & que le Gouverneur General & l’Intendant des Isles y font leur residence, aussi bien que tous les Superieurs generaux des Missionnaires qui sont dans l’étenduë des Isles. Elle est encore l’abord de tous les Vaisseaux de guerre & autres qui sont destinez pour l’Amerique, ce qui la rend tres-considerable, & vous seriez sans doute surpris, d’y voir un grand nombre de personnes d’esprit dont les manieres sont telles qu’on les peut avoir dans les meilleures Villes de France.

[Prix distribuez à Caën] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 251-260.

Peut estre ne sçavez vous pas que le jour de la Feste de la Conception de la Vierge, on distribuë à Caën tous les ans divers Prix à ceux qui ont fait la meilleure Ode Françoise, & les meilleures Epigrammes Latines sur des sujets dont on peut faire l’allusion au mystere celebré par cette Feste. Le Pere Mahoudeau, jeune Jesuite, Professeur en Physique dans le College Royal des Jesuites, qui est de l’Université de cette Ville, a remporté cette année le prix de l’Ode Françoise & le premier Prix de l’Epigramme Latine. Mr Stallot, Orateur & Recteur de la mesme Université a eu le second. Je vous envoye seulement l’Ode Françoise. Le sujet est pris de ce que Danaüs ayant appris de l’Oracle qu’un de ses Gendres luy devoit oster la vie, engagea ses Filles à tuer leurs maris la nuit de leurs noces. Ils estoient au nombre de cinquante, & tous enfans d’Ægyptus frere de Danaüs. La seule Hypermnestre fit évader Lyncée son époux.

SUR L’IMMACULÉE CONCEPTION.
ODE.

Quel meurtre, Prince, allez-vous faire ?
Pour éluder l’arrest du sort,
Cruel, vous condamnez à mort
Ceux dont vous devenez le pere.
Pour la vie ayez du mépris,
Plutost que de vivre à ce prix.
Quand on ne sçauroit sans un crime
Du destin éviter la loy,
Il est beau d’en estre victime,
S’il faut mourir, mourez en Roy.
***
Pour parer à vostre disgrace,
Croyez vous donc, cœur inhumain,
Prévenir la fatale main
De celuy dont on vous menace ?
Esperez vous fléchir les Dieux
En massacrant tous vos neveux ?
Ce qui doit rendre inévitable
L’arrest qu’ils viennent de porter,
Ah ! c’est le moyen détestable
Que vous prenez pour l’éviter.
***
Je parle en vain : ce temeraire
Fait déja servir d’instrument
L’amante à la mort de l’amant.
Helas ! de peur de luy déplaire,
La femme de sa propre main
De son mari perce le sein ;
Et pour comble de tant de crimes,
Le lit nuptial est l’autel,
Où ces innocentes victimes
Se voient donner le coup mortel.
***
Cruels enfans d’un cruel pere,
Par quel outrage vos époux
Ont ils pû meriter vos coups,
Et l’effet de vostre colere ?
Ce poignard estoit-il le bien
Qu’ils attendoient de leur hymen ;
Le premier jour du mariage
Leurs yeux cessent de voir le jour.
Et la mort est le premier gage
Qu’ils reçoivent de vostre amour.
***
 Tandis que ce Prince perfide
Fait trouver aux maris nouveaux
Dans leurs épouses leurs bourreaux ;
Une d’entre elles plus timide,
N’ostant imiter leur fureur,
Consulte, interroge son cœur,
Doute en soy-mesme & délibere,
Tenant suspendu son courroux,
S’il faut obeïr à son pere,
Ou pardonner à son époux.
***
 Si son bras épargne Lyncée,
L’infortuné Roy Danaüs
Bientost aprés ne vivra plus,
La sentence en est prononcée.
La mort d’un pere & d’un amant,
Qu’elle aprehende également,
Met son cœur tendre à la torture ;
Et fait succomber tour à tour.
Tantost l’amour à la nature,
Tantost la nature à l’amour.
***
 Enfin cette épouse fidelle
En s’approchant de son époux.
Sortez de ces lieux, sauvez vous,
Fuyez au plûtost, luy dit elle ;
Ce sommeil durera toûjours,
La Parque va trancher vos jours,
Si vous differez vostre fuite :
Et vostre ombre ira sur les bords
De l’Acheron & du Cocyte,
Accompagner vos freres morts.
***
 Vous avez irrité mon pere ?
Mais il seroit hors de saison.
De vous dire quelle raison
Vous fait l’objet de sa colere.
Ce qui l’anime contre vous.
C’est que vous estes mon époux ;
Ouy vôtre amour vous rend coupable ;
Mais si vous vivez en ce jour,
Vous estes aussi redevable
De ce bienfait à mon amour.
***
Touché de ce discours, Lyncée
Sans user de retardement,
Profite de l’heureux moment ;
Dont dépendoit sa destinée ;
Et s’échapant de ce danger,
Bientost aprés pour se vanger
De cet attentat execrable,
Il accomplit l’arrest du sort.
Sur le tyran impitoyable,
Qui luy vouloit donner la mort.

ALLUSION.

Sans avoir commis aucun crime,
Comme ces malheureux époux
Mortels, le peché nous rend tous
de l’Enfer la triste victime.
Toy seule VIERGE, du serpent
Ecrase la tête en naissant :
Et le Ciel veut, t’ayant choisie
Pour donner la vie à ton Roy,
Qu’au premier moment de ta vie,
A l’Enfer tu donnes la loy.

[Messe Solemnelle] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 282-283.

Le Chapitre de S. André de Bordeaux, pour reconnoître les nouvelles graces qu’il a plû à S.M. de luy faire, a ordonné qu’on celebreroit tous les ans à perpetuité une Messe solemnelle pour demander à Dieu une longue continuation de santé & de prosperité pour ce Monarque.

Cette Messe qui sera du Saint Esprit pendant sa vie, & ensuite pour le repos de son ame fut celebrée pour la premiere fois par Mr l’Abbé de Cantenac qui avoit esté choisi & deputé du Chapitre pour la dire. Il se trouva à cette ceremonie un grand nombre de personnes de distinction.

[Service Solemnel] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 284-248.

Le 15. de ce mois, la Compagnie Royale des Penitens bleus de Toulouze fit un Service Solemnel pour le repos de l’ame de feu Monsieur Frere unique de Sa Majesté, à cause qu’ils ont l’honneur d’avoir son seing dans leur Registre en qualité de leur Confrere : l’action fut fort celebre. Leur Chapelle estoit toute tenduë en noir depuis la voûte jusqu’à terre. Un lez de velours noir regnoit autour, chargé d’un grand nombre d’écussons aux armes de Monsieur & de plaques garnies de Bougies de cire blanche, la representation couverte d’un sac bleu estoit dans un lit de Velours noir, sous une Chapelle ardente, entourée d’un grand nombre de gros cierges de cire blanche, la Messe fut celébrée par Mr Colbert Archevesque de Toulouze leur Confrere, & chantée par les deux Chapelles de Musique des deux Chapitres de cette Ville, à quoy l’on avoit joint la simphonie, ce qui formoit une harmonie fort lugubre. Cette Musique estoit de la composition de Mr Aphrodise Maistre de la Chapelle du Chapitre Abbatial & Collegial de S. Sernin de Toulouze. Le Parlement, le Senechal, & les autres Cours & Corps de Ville y assisterent, aussi bien que tout ce qu’il y a de plus qualifié dans la Ville. L’Oraison funebre fut prononcée avec beaucoup d’éloquence, & d’applaudissement par le Pere Capistron Jesuite. Tout cela fut executé par les soins de Mr D’Aspe President à Mortier au Parlement de Toulouze, qui est cette année Prieur de cette Compagnie, & sous luy, par les soins de quatre zelez Confreres distinguez par leur qualité & par leur charges, avoient été nommez Commissaires, afin que cette action se fist avec tout l’éclat possible. Cette Compagnie de Penitens est la plus celebre du Royaume. Elle a l’honneur d’avoir dans ses registres les Seings augustes du feu Roy, du Roy aujourd’huy regnant, des deux Freres uniques de leurs Majestez, de Monseigneur le Duc de Bourgogne, de Monseigneur le Duc de Berry & de tout ce qu’il y a de plus celebre dans le Royaume, tant du Clergé, que de la Robe, & de l’Epée.

[Belle pensée de cet Ambassadeur & Sonnet fait à cette occasion] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 301-308.

Je ne vous ay pas encore parlé de la réponse délicate que fit Son Excellence à quelqu’un qui luy montroit la figure de la France qui se repose ; elle a esté mise au dessus du lit du Roy dans son nouvel Appartement. Je ne suis pas surpris, dit ce Ministre, de voir là en repos la France, puisque c’est là que le Roy dort. Cette pensée a donné lieu au Sonnet Espagnol, dont je vous fais part avec la Traduction Françoise. Don Joan de Rojas y Solorzano en est l’Auteur. Il est Secretaire de Sa Majesté Catholique, & Secretaire de l’Ambassade. C’est un jeune Gentilhomme bien fait de sa personne, qui avec un esprit delicat & cultivé, a la conduite la plus reglée. Il est homme de condition. Toute l’Espagne connoist la distinction des deux noms qu’il porte, & le merite de ceux qui avant luy les ont dignement portez. Il a eu dans sa famille un fort grand nombre de Chevaliers des trois Ordres Militaires d’Espagne, où l’on n’est reçu qu’en faisant des preuves du costé de Pere & de Mere. Sa Maison a fourni aussi de grands Prelats à l’Eglise & un de ses Oncles est encore aujourd’huy Evêque d’Avila. Le Sonnet que vous allez lire vous fera juger de l’esprit de son Auteur.

SONETO.

Esa Estatua que miras sublimada,
Emulazion de Phidias prodigiosa,
Que en el templo de Marte Venturosa,
Se ve de los Cinçeles admirada.
***
La Francia representa recostada
Sobre el lecho des Luis, y tan dichosa,
Que en el ôçio feliz en que reposa
Mayor ventaja logra acreditada.
***
No es mucho que sosieque con gloria,
Si en tan sabio Monarcha, y Dueño,
Es un dulçe reposo su Cuydado.
***
Y si este triumpho adquiere su victoria,
Guardele assi la Francia â Luis el sueño,
Pues quiere â Luis la Francia desbelado.

Voici de quelle maniere ce Sonnet a esté traduit.

SONNET.

Regarde cette image & vois cette figure
De l’art de Phidias effort prodigieux
Du vray Temple de Mars ornement prétieux
Qui confond les pinceaux & surprend la peinture
***
C’est la France en repos. Tu vois à sa posture
Que du sommeil d’un Roy qu’on redoute en tous lieux
Elle tire l’espoir d’un sort plus glorieux
C’est-là que son credit au repos se mesure
***
Dans les bras du Sommeil dans le sein de la Paix
Quand Louis se repose il ne s’endort jamais
Son repos est le fruit de plus d’une Bataille
***
La France doit sa gloire aux soins de son Heros,
On la voit triompher aussi-tost qu’il travaille
Y gagne-t-elle moins quand il est en repos ?

Cette Traduction est d’un Gentilhomme qui parle Espagnol comme les Espagnols mêmes. Il est fort connu à la Cour & fort estimé à la Ville. Peu de gens peuvent se flatter d’avoir plus d’amis que luy, & d’estre mieux reçus chez les Personnes les plus considerables. Mr l’Ambassadeur d’Espagne luy a accordé aussi cette amitié que ne peuvent lui refuser les plus grands Seigneurs qui le connoissent. Il a fait sur le même sujet le Madrigal que vous allez lire.

[Madrigal sur le mesme sujet] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 308-309.

MADRIGAL
sur le même sujet.

Cette figure de la France
Qu’on voit se reposer sur lit du Heros
N’est pas celle de la Prudence
Qui cherche à prendre du repos.
Louis dans les travaux, dans soins qu’il s’impose
Sans relâche occupé veille sur ses Etats ;
C’est la Sagesse qui repose
Mais sa Prudence ne dort pas.

[Actions de graces rendues à Dieu par la Faculté de Medecine pour le retour de la santé de Mr Fagon] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 312-320.

La Faculté de Medecine de Paris estoit trop interessée au succés de l’operation faite à Mr Fagon, pour ne pas s’empresser à donner des marques authentiques de sa joye & à rendre graces à Dieu pour le rétablissement d’une santé qui luy est & si chere & si précieuse.

Le 6. de ce mois il y eut une convocation generale des Docteurs de cette Faculté, pour assister à une Messe solemnelle qui fut celebrée par Mr le Curé de saint Estienne du Mont dans la Chapelle des Ecoles de Medecine, où l’on chanta ensuite un Te Deum. Messieurs les Medecins firent bien paroistre ce jour-là l’ardeur de leur zele, puisqu’il n’y en eut aucun qui n’assistast à cette Ceremonie en Robe & en Chaperon.

Aprés la célébration de la Messe, Mr de Farcy, Doyen de cette Compagnie, homme d’un merite distingué, prononça un discours latin, qui fut fort applaudi de toute l’Assemblée.

Il s’attacha à montrer dans ce discours les obligations que tout le Corps de l’Université avoit à Mr Fagon, & en particulier la Faculté de Medecine de Paris, pour mieux faire sentir par là combien il estoit juste qu’elle se signalât dans la conjoncture présente en donnant au Public des témoignages de la plus vive & de la plus parfaite reconnoissance. En effet la Faculté doit beaucoup à Mr Fagon. Il n’a pas perdu une occasion depuis qu’il occupe la place de premier Medecin du Roy, de la maintenir dans tous ses droits & ses privileges, & l’on pourroit dire en quelque maniere que c’est à luy qu’elle est redevable du retablissement de sa gloire.

Mr le Doyen fit presque rouler tout son discours sur le récit des avantages que la Compagnie avoit retiré de la protection de Mr Fagon. Il passa ensuite aux grandes qualitez de ce premier Medecin qui l’ont si fort élevé au dessus de tous ceux de sa profession, & par lesquelles il a merité la place qu’il occupe avec tant de distinction.

Je ne vous en fais point de détail, on lit & on entend par tout l’éloge de Mr Fagon. Ce discours finit par une priere & un renouvellement de vœux à Dieu pour l’affermissement & la conservation de la santé d’un homme, qui chargé du soin de celle de nôtre Monarque, devient si cher & si necessaire à l’Etat, qui fait d’ailleurs le bonheur d’un grand nombre de gens de Lettres, & le principal ornement d’une des plus celebres Facultez du monde.

Je croy que vous ne doutez pas de l’empressement qu’avoit Mr Fagon de revoir le Roy. A peine s’est il trouvé en état de quitter la chambre, que l’impatiente ardeur qu’il avoit d’aller remercier ce Prince de toutes les bontez qu’il avoit euës pour luy pendant le cours de sa maladie, l’a fait voler dans l’Appartement de Sa Majesté, s’il m’est permis de parler ainsi, & le Roy en l’embrassant luy a donné de nouvelles marques de sa bonté encore plus éclatantes que les premieres. Rien n’estant plus glorieux pour Mr Fagon, je ne puis finir cet article en plus bel endroit, tout ce que je dirois ne pouvant approcher de l’honneur que ce Pince luy a fait en cette occasion, & de la tendre bonté dont il a plû à Sa Majesté de le combler.

Enigme §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 367-374.

Le mot de l’Enigme du mois passé, qui estoit la Trufe, a esté trouvé par Mrs l’Abbé du Vignac de Vendosme ; de Verneüil, & de S. Germain de l’Hostel du Maine, à Versailles ; Bardet & son amy du Plessis du Mans ; de Woolhouse Medecin Oculiste attaché au service du Roy d’Angleterre à S. Germain en Laye ; Edeline ? Avocat ; Cadot : Notaire ; & Joly son compagnon ; Boury, Avocat au Parlement ruë & devant l’Eglise Saint Honoré ; Millin & sa nouvelle Epouse : & Mrs Sermenté de la ruë Bourtibourg : le Marquis de Tabla de la ruë de Vaugirard : le Pigmée de la ruë des Barres, le petit Serlant & le petit Argus de la ruë de la Harpe : le jeune Canonique de la ruë de Haute-feüille : le grand Papa mignon de la ruë de l’Hirondelle & sa compagnie : l’Evêque de Villepreux : Arnulphe : l’Examiné non encore gratifié : l’Avanturier Barbenville de Chartres : l’aimable Catin Salomon de la ruë des vieux Augustins : l’Abbé Lorré de la ruë de Richelieu, & l’Amant des quatre vingts mille livres de la même ruë : le Prophete Daniel L.C. & son amy D. de la ruë de la Truanderie : les deux freres jaloux du second mois de l’année, & les deux aimables Associées amoureuses du même mois : Mr Derangé : Mr Importante : le Chevalier de l’Etoile, & son aimable Lisette : l’Asthmatique de la ruë du Chantre ; & les Amis inseparables, le Juge auriculaire de la ruë de la Feronnerie, & sa spirituelle moitié : le Controlleur anonime, ou l’Amant de la ruë des Deux Portes, & son agreable Rival du Pont S. Michel ; le Chevalier de S. Celle rien du Quay des Augustins : les Associez divisez : l’Officier Protocoliste, voisin du Cadran de Saint Honoré, & le Renard du quartier Saint Roch, son confrere : le Patriarche d’Aubervilliers, & le futur Docteur és Loix son amy du Quay des Augustins. Mr Touard de Chastillon & son fils Alexandre : Verdin de la ruë des Ponts : Midas ressuscité : M. de Grand-Bois : Madame Morelle, & Mr de Gissey, & Mademoiselle Bouvot : le Noble de la cloche de l’Hostel d’Hoquincourt, & la Roupie du Faubourg S. Germain : les Donneurs de Bal de devant S. Severin ; & la Dame des trois Pucelles du Quay des Augustins. Le bon Sableur du Petit-Paris, & le Justinien Minor de la même maison : le courroucé Rigoulet, & l’Oedipe malgré luy de la ruë S. Martin : l’Aprenty Financier, & le Cujas de Girolle du mouton rouge de la ruë Montmartre. l’Enfant d’Amiens ; l’Anti Jacobiste, & son irreconciliable Goudin de la ruë des Gonets ; le Chevalier de Mutine, le Sr du Sautoüar, & l’aymable des jours.

Mademoiselle Javotte Ogier jeune Muse du coin de la ruë de Richelieu. Mesdemoiselles Langlet de Larsenal ; du Jardin ; l’Aimable Marianne de Mainliévre de Vennes en Bretagne : & son Amant le Solitaire vagabond ; l’Amant inconnu de la belle Damoiselle Javotte Ogier, Jeune Muse du coin de la ruë de Richelieu : Claudine Gauffre de Basnans, & Charlotte Pichery de Chalaize de Salins en Franche-Comté

ENIGME.

Je suis toûjours errant & chacun sçait son nom.
On doit me redouter quand j’éleve le ton,
Mon pouvoir que l’on craint aux quatre coins du monde
Sçait se faire sentir sur la terre & sur l’onde,
Et tels ont crû cent fois se soustraire à mes coups,
Qui se sont vûs contraints de les essuyer tous.
La nuit comme le jour j’habite les montagnes,
L’Hiver comme au Printemps les plus vastes Campagnes,
Plus je combats de forts, & puissans ennemis,
Et plus je prens plaisir à me les voir soûmis,
Cent exemples divers que me fournit l’Histoire,
Et qu’on aura peut-estre peine à croire,
Ne suffisent que trop pour faire concevoir,
Que rien ne sçeut jamais égaler mon pouvoir.

Air nouveau §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 374-375.

Les Vers que vous allez lire, ne vous plairont pas moins que la maniere agréable dont ils ont esté mis en air.

AIR NOUVEAU.

L’Air qui commence par Au temps heureux où regnoit l’innocence, doit regarder la page [3]75.
Au temps heureux où regnoit l’innocence
On goûtoit en aimant mille & mille douceurs
Et les Amans ne faisoient de dépence
Qu’en soins, qu’en tendres ardeurs
Aujourd’huy sans l’opulence
Il n’est point de vrais plaisirs
Un Amant qui ne peut dépenser qu’en soupirs
N’est payê qu’en esperance.
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[Comedies jouées en particulier à la Cour, pendant le Carnaval.] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 376-386.

Madame la Duchesse de Bourgogne & Monsieur le Duc d’Orleans ont joüé ce Carnaval en particulier deux Tragedies, & deux pieces comiques, dont les representations ont donné une extrême satisfaction à S.M. & à toutes les personnes qui ont eu l’avantage d’y assister. La premiere à esté Absalon de la composition du St Duché, qui fit exprés Jonathas il y a deux ans ainsi qu’il a fait celle-cy. Dans laquelle parut aussi Madame la Duchesse de Bourgogne. Cette Princesse a fait dans cette derniere le Rôle de Thamar fille d’Absalon, Monsieur le Duc d’Orleans celuy de David, Mr le Comte d’Ayen celuy d’Absalon. Madame la Comtesse d’Ayen celuy de Thares femme d’Absalon, & Mademoiselle de Melun celuy de la Reine. L’on joignit à cette Tragedie, à la seconde representation, la petite Piece de la Ceinture Magique que Mr Rousseau avoit composée exprés, dans laquelle Monseigneur le Duc de Berry fit un petit Role. Comme la Salle de l’Hôtel de Conty ne contient gueres plus de quatre vingt personnes, les places y ont été fort rares, & qui que ce soit n’y est entré, sans être écrit auparavant sur le Memoire de Madame la Princesse de Conty.

Mr de Longepierre si connu par ses ouvrages, ayant fait depuis plusieurs années la Tragedie d’Electre pour sa propre satisfaction, & sans aucun dessein de la donner au Public, Monseigneur & Madame la Princesse de Conty, aprés luy avoir demandé, & ordonné aux Comediens de l’apprendre & de la répeter l’ont fait representer trois fois sur le Theatre de l’Hôtel de Conty à Versailles ; où elle a receu des applaudissemens conformes à son merite. Elle en avoit eu déja d’extraordinaires dans les répetitions qui en avoient esté faites à Paris où tout le beau monde & les beaux esprits avoient couru en foule. Le sujet de cette Tragedie, qui est admirable & qui a esté traité par Sophocle & par Euripide, a reçû de nouvelles beautez de Mr de Longepierre. Le sieur Baron le Pere, qui a quitté le Theatre depuis plusieurs années, le Sieur Rosols qui s’en est retiré depuis peu de temps, y ont joüé. Le premier a fait Oreste & le second Egiste. Le sieur Baron a fait voir que bien loin qu’il eut perdu quelque chose de ses talents par le manque d’exercice, il estoit encore au dessus de ce qu’il estoit il y a vingt ans. Mademoiselle du Clos dans le personnage d’Electre, a fait dire generalement, qu’aucune Comedienne n’avoit jamais esté plus loin qu’elle, n’y joué avec tant de force & de grace.

On a joüé trois fois Athalie de Mr Racine avec tous les ornemens & les Chœurs mis en Musique depuis longtemps par Mr Moreau qui avoit fait ceux d’Esther. Ces Chœurs ont été parfaitement bien executez par les Demoiselles de la Musique du Roy. Madame la Duchesse de Bourgogne a joué Josabel avec toute la grace & tout le bon sens imaginable, & quoy que son rang pust luy permettre de faire voir plus de hardiesse qu’une autre, celle qu’elle a fait paroistre seulement pour marquer qu’elle estoit maistresse de son rôle a toûjours esté mêlée d’une certaine timidité que l’on doit nommer plûtôt modestie que crainte. Les habits de cette Princesse estoient d’une grande magnificence, cependant on peut dire que sa personne ornoit encore plus le Theatre que la richesse de ses habits. Monsieur le Duc d’Orleans a parfaitement bien joué le Role d’Abner & avec une intelligence que l’on n’attrape que lorsque l’on a beaucoup d’esprit, Mr le Comte d’Ayen a joué Joab & Madame la Comtesse sa Femme Salomite. Ceux qui les connoissent sont persuadez qu’ils ont tres bien remply ces deux Roles. Quand on a de l’esprit infiniment on réussit dans tout ce qu’on veut se donner la peine d’entreprendre. Madame la Presidente de Chally s’est fait admirer dans le Rôle d’Athalie. Mr le Comte de l’Espare second fils de Mr le Duc de Guiche qui n’a que sept à huit ans, a charmé dans le personnage du jeune Roy Joas ; Mr de Champeron qui est encore fort jeune a tres-bien réussi dans le Role du fils du grand Prestre Joad, & celuy de ce grand Prestre a esté joué par le sieur Baron, qui au sentiment de tous ceux qui ont eu l’honneur d’estre nommez pour voir jouer cette piece, qui n’a esté representée que devant tres-peu de monde, n’a jamais joué avec plus de force. A l’égard des autres Acteurs qui ne s’estant point encore donné le divertissement de representer des pieces de Theatre ignoroient eux mesmes s’ils avoient quelque talent pour cela, tous ceux qui ont eu le plaisir de les voir jouer, ont dit hautement que les meilleurs Comediens n’auroient pû jouer avec plus d’intelligence, & de feu, n’y faire répandre plus de larmes. On joignit à la troisiéme représentation d’Absalon les Précieuses ridicules de Moliere ; Cette petite Comedie fut executée en perfection, & Monsieur le Duc d’Orleans dans le rôle du Vicomte & Mr le Marquis de la Valliere dans celuy du Marquis, réioüirent fort la Compagnie.

[Divertissemens de la Cour pendant les quatre derniers jours du Carnaval] §

Mercure galant, février 1702 [première partie] [tome 2], p. 400-412.

Voicy ce qui s’est passé à la Cour pendant les quatre derniers jours du Carnaval.

Le Samedy vingt-uniéme de ce mois, la Tragedie d’Athalie fut representée pour la troisiéme & derniere fois, & parut dans une grande perfection. Monseigneur le Duc de Bourgogne donna à minuit un grand Medianoche aux Dames Actrices de la Tragedie & à quelques autres.

Le dimanche gras le Roy aprés avoir tenu Conseil l’apresdinée partit à cinq heures & demie de Versailles pour se rendre à Trianon. Madame la Duchesse de Bourgogne y estoit arrivée quelques momens plustost vestuë à l’Espagnole, les Comediens representerent à sept heures la piece nouvelle de Montesume qui fut suivie de celle du Grondeur. Le Roy vit l’une & l’autre de la tribune, & Madame la Duchesse de Bourgogne demeura aupres de luy. Monseigneur, les Princesses, les Princes & toute la Cour étoient en bas dans le Parterre en face du Theatre. Il resta apres la Comedie grand nombre de Dames qui avoient esté nommées pour le souper. Elles étoient toutes magnifiquement vêtuës d’étoffes or & argent, mais non pas en robes. Les deux grandes tables furent remplies, c’est à dire celle du Roy & de Monseigneur, & furent tenuës l’une & l’autre dans le mesme lieu. Au sortir de Table S.M. suivie de toute la Cour alla dans le Sallon du bout de la Galerie du côté du Bois & y joüa au Portique.

Le Lundy le Roy tint le matin Conseil de Ministres. Les Princesses prirent de nouveaux habits encore plus-riches, que ceux du jour précedent ; il n’y eut qu’une Table pour le dîner. Madame vint de Versailles dîner avec S.M. le temps qui fut tres-vilain, ne permit pas la promenade aux Dames. Cependant Madame sortit avec le Roy dans le Jardin pour voir une nouvelle Fontaine, mais elle n’y demeura pas long temps. Sur les quatre heures, les Dames arriverent fort parées pour passer la soirée à Trianon. L’Opera d’Omphale commença un peu avant sept heures. La Compagnie y fut belle & nombreuse. Le Roy accompagné de Madame la Duchesse de Bourgogne le vit de la Tribune, & Monseigneur & toute la Cour se placerent en bas, comme le jour precedent, pour la Comedie S.M. fut tres-satisfait de cet Opera qu’elle n’avoit point encore vû representer, & le témoigna en termes fort obligeans au sieur Destouches qui en a fait la Musique. Comme le Theatre de Trianon n’est pas grand l’on avoit placé les Acteurs & les Actrices qui ne chantent que dans les Chœurs, sous des portiques & dans des Tribunes qui regnent tout au tour du Theatre. Le souper fut servi ensuite en la même maniere que le soir précedent.

Le Mardy, Madame vint encore dîner avec le Roy, & s’en retourna de bonne heure à Versailles, ainsi qu’elle avoit fait le Lundy. Le Roy malgré le temps qui étoit tres-rude, se promena dans le Jardin pendant deux heures. Toutes les Dames arriverent sur les quatre & cinq heures pour le Bal qui commença à dix heures & demie, le souper ayant esté avancé d’une heure. Le Bal se passa dans la Sale de la Comedie, dont on avoit osté l’Orchestre. Le Roy se plaça dans la Tribune, & Madame la Princesse de Conty demeura prés de Sa Majesté. Les Dames dansantes furent Madame la Duchesse de Bourgogne Madame la Duchesse, Mademoiselle de Melun, Madame de la Vrilliere, Madame la Comtesse d’Ayen, Madame la Duchesse de Lauzun, Madame la Comtesse d’Estrées, toutes vestues magnifiquement à l’Espagnole. La parure de Madame la Duchesse de Bourgogne étoit superbe. Madame la Duchesse d’Orleans étoit vêtuë de la mesme maniere ; mais elle ne dansa point, les autres Dames du Bal étoient Mademoiselle d’Armagnac, Mademoiselle d’Elbeuf, Mesdemoiselles de S. Simon, de Souvré, d’Albret, de Chaumont & de Ravetot, Mademoiselle des Marests. Les Danseurs estoient Monseigneur le Duc de Berry, Monsieur le Duc d’Orleans, Monsieur le Comte de Toulouze Mr le Comte de Brionne, Mr le Duc de S. Simon, Mr le Marquis de Sentmant fils de Mr l’Ambassadeur d’Espagne, Mr le Chevalier de la Vrilliere, le Marquis de Nonant, Mr de Montbazon, Mr de Livry, le fils, Mr de la Chastre, Mrs le Marquis de Nangis, de la Baume & de Seignelay, Mr le Prince Camille, Mr le Duc d’Estrées Mr le Prince Charles & Mr le Marquis de Nesle qui eut cet honneur pour la premiere fois. Le Roy se retira avant minuit, & le Bal continua.

Rien n’estoit plus galant que l’habit à l’Espagnole de Madame la Duchesse de Bourgogne. La Reine d’Espagne l’a envoyé à cette Princesse. Il estoit accompagné d’une Coëffure qui n’est pas non plus que l’habit selon l’ancienne Mode. Cette Coëffure a tellement plû, qu’on croit à la Cour que de celles de France & d’Espagne, on en composera une nouvelle qui tiendra de l’une & de l’autre, les personnes de bon sens & de bon goust, ne pouvant s’accommoder de la hauteur de celles de France. Si vos Amies sçavoient ceux qui les condamnent, elles se garderoient bien d’en mettre jamais de si élevées.

Tous ceux qui ont vû Madame la Duchesse de Bourgogne avec son habit à Espagnole en ont esté charmez, & l’empressement de la voir a esté grand, mais il faudroit entendre cette Princesse parler Espagnol ; cette Langue ne paroist pas moins agréable dans sa bouche que l’habit Espagnol sur son Auguste Personne. Mr Philippe de Souvré qui a eu l’honneur de luy apprendre la Langue Espagnole, doit s’estimer heureux d’avoir trouvé un si bon sujet, de sorte qu’il n’a pas eu besoin de toute son habileté qui est connuë pour enseigner cette Langue à cette grande Princesse. Il y a deux mois qu’il a commencé à en donner des Leçons à Monseigneur le Duc de Berry. Ceux qui connoissent l’esprit, & la vivacité de ce Prince, doivent estre persuadez que l’étude de cette Langue n’est pas un travail pour luy.