1704

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13].

2017
Source : Mercure galant, décembre 1704 [tome 13].
Ont participé à cette édition électronique : Nathalie Berton-Blivet (Responsable éditorial), Anne Piéjus (Responsable éditorial), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale) et Vincent Jolivet (Informatique éditoriale).

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13]. §

À Madame la Duchesse de Bourgogne. Pseaume 44 §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 5-16.

Quoique l’ouvrage qui suit semble ne regarder que Madame la Duchesse de Bourgogne, il est néantmoins rempli de loüanges tres-delicates pour le Roy, & de faits qui conviennent à Sa Majesté.

À MADAME LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.
PSEAUME 44.

Eructavit cor meum verbum bonum, dico ego opera mea Regi.

Peuples qui benissez le Seigneur avec moy,
 Venez, hâtez-vous d’entendre
 Mon cœur qui se va répandre
 À la gloire du Roy.

Lingua mea, calamus scribæ velociter scribentis.

Mon cœur, à qui l’Esprit qui conduira ma main
 Donnera plus de vitesse
 Que n’aura jamais d’adresse
 Le plus vîte Ecrivain.

Speciosus formâ præ filiis hominum, diffusa es gratiâ in labiis tuis, proptereà benedixit te Deus in æternum.

Toy, qu’aucun des mortels n’égalera jamais.
 Prince plus sage qu’Auguste,
 Le Ciel aussi bon que juste,
 Te comble de bienfaits.

Accingere gladio tuo super femur tuum, Potentissime.

Tes Ennemis jaloux menacent tes Etats
 Et comptent sur leur puissance ;
 Mais tu n’as pour ta deffence
 Qu’à leur montrer ton bras.

Specie tuâ & pulchritudine tuâ, intende prospere procede & regna.

De gloire & de grandeur tout brille autour de toy,
 On en gronde, on en murmure :
 Mais le passé nous assure
 Que tu feras la Loy.

Propter veritatem, & mansuetudinem & justitiam.

La douceur, la justice avec la verité
 Pour qui ton grand cœur soûpire,
 Font l’honneur de ton Empire,
 Et ta felicité.

Deducet te mirabiliter dextera tua.

Ton regne signalé par mille exploits nouveaux,
 Malgré les plus grands obstacles,
 Finira par des miracles
 Plus frequents & plus beaux.

Sagittæ tuæ acutæ, populi sub te cadent, in corda inimicorum Regis.

Embrassans tes genoux tous tes Peuples soûmis,
 Embrassent ta destinée ;
 Et le bout de ton épée
 Perce tes Ennemis.

Sedes tua Deus in sæculum sæculi, virga directionis, virga regni tui.

Comme ton nom, grand Roy, ton Trône est éternel.
 Et si du Prince équitable
 Le Sceptre est inébranlable
 N’est tu pas immortel ?

Dilexisti justitiam & odisti iniquitatem.

Ennemi du mensonge & de l’iniquité,
 Tu n’aimes que la justice
 Et tu te rends le Ciel propice
 Par ta fidelité.

Proptereà unxit te Deus, oleo justitiæ pro consortibus tuis.

Dans les siecles passez on a vû plus d’un Roy
 Heureux & comblé de joye ;
 Mais ne crains pas qu’on en voye
 De plus heureux que toy.

Myrrha & gutta, & casia à vestimentis tuis eburneis.

Tes Palais enchantez paroissent à nos yeux
 Reduire en ta puissance,
 Et sous ton obéïssance
 La terre avec les cieux.

Ex quibus delectaverunt te filiæ Regum in honore tuo.

Là, voyant dans ta Cour mille objets à choisir :
 Le grand, le beau, l’admirable,
 Ce qu’elle a de plus aimable
 Te fait plus de plaisir.

Astitit Regina à dextris tuis in vestitu deaurato, circumdata varietate.

Oserai-je mêler parmi tous tes bienfaits
 Par qui tu m’as destinée
 Pour estre un jour couronnée
 Le don que je te fais.

Audi filia, & vide : & inclina aurem tuam.

Mes yeux ne s’ouvrants plus, grand Roy, que pour te voir ;
 Je ne preste mes oreilles
 Qu’au recit de tes merveilles
 Que je voudrois sçavoir.

Obliviscere populum tuum, & domum Patris tui.

Heureuse de t’avoir pour mon Prince & mon Roy,
 Si je n’ay point d’autre Maistre,
 Je ne veux plus reconnoistre
 D’autre Pere que toy.

Et concupiscet Rex decorem tuum, quoniam ipse est Dominus Deus tuus, & adorabunt eum.

Par là de mon Epoux, si digne de ton choix
 J’auray toute la tendresse,
 Si pour toy je m’interesse,
 Autant que je le dois.

Et filiæ Tyri in muneribus vultum tuum deprecabuntur omnes divites plebis.

Par là tous les honneurs, où ta main me conduit,
 Deviendront ma récompense,
 Et de mon obéïssance
 Seront le digne fruit.

Omnis gloria filiæ Regis ab intus, in fimbriis aureis circumamicta varietatibus.

Voy seulement les dons, qu’en moy les Cieux ont mis,
 Non, le luxe qui me pare,
 Et qui fait qu’on me compare
 À la beauté des Lis.
Ce que tu vois n’est pas ce que j’ay de meilleur,
 Ny ce que je fais paroistre ;
 Mais si tu veux me connoistre
 N’écoute que mon cœur.

Adducentur Regi virgines post eam : proximæ ejus afferentur tibi.

C’est luy dans quelques jours, grand Roy, que tu verras
 Sur tes genoux se répandre,
 Et d’autre honneur ne prétendre
 Que d’estre dans tes bras.

Afferentur in lætitiâ & exultatione : adducentur in templum Regis.

Mes Filles à ma suite embellissant ta Cour,
 Viendront en magnificence
 Marquant leur réjoüissance
 Te marquer mon amour.

Pro patribus tuis nati sunt tibi filii.

Puisse-tu toûjours vivre au milieu de tes Fils,
 De qui l’heureuse naissance
 Eternise ta puissance,
 Dont le monde est surpris.
De tes Peres jadis, si grands, si glorieux
 Par eux revivra la gloire :
 Ils orneront dans l’Histoire
 Les noms de tes Ayeux.

Constitues eos principes super omnem terram.

Mais instruits & formez sous tes yeux & tes Loix,
 Les plus puissans dans la guerre,
 Ils seront de toute la terre
 Les plus fameux des Rois.

Memores erunt nominis tui : in omni generatione & generationem.

De ton illustre nom, jusque dans l’avenir,
 Par l’éclat & les hommages,
 Qu’ils recevront dans tous les âges
 Ira le souvenir.

Propterà populi confitebuntur tibi in æternum : & in sæculum sæculi.

De leurs Peuples heureux, c’est à toy qu’ils rendront
 L’amour & l’obéïssance,
 Et dans toute leur puissance
 C’est toy qu’ils beniront.
Grand Roy, que manque t’il à ta felicité,
Le Prince que je te donne
Assure avec ta Couronne,
Ton immortalité.

[Détail de ce qui s’est passé à l’ouverture de l’Academie des Inscriptions] §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 31-59.

L’Academie Royale des Inscriptions & des Medailles, s’étant rassemblée au Louvre, aprés la Saint Martin, il y eut suivant la coûtume, une Seance publique le 14. de ce mois, à laquelle presida Mr l’Abbé Bignon, un des Presidents honoraires de la Compagnie. L’Ouverture en fut faite par Mr l’Abbé Boutard, qui lut une Piece de Poësie. C’estoit une Ode latine presentée à Monsieur de Mantoüe avant son départ, à l’occasion d’une Statuë de Virgile, autrefois élevée dans la grande Place de cette Ville ; mais qui par un caprice du Sort fut jettée il y a environ deux cent ans, dans le fleuve du Pô, où elle est encore ensevelie. Mr l’Abbé Boutard sensible à la mauvaise destinée du premier des Poëtes latins, qui sembloit revivre en cette figure de bronze, supplie Monsieur de Mantoüe de la faire retirer du fond des eaux, & de la rétablir dans la même place. Pour y exciter plus vivement ce Prince, qui est naturellement genereux & qui aime les belles Lettres, il luy dit d’abord que Virgile luy avoit apparu trois fois pendant la nuit, tel qu’il estoit au fond du fleuve, couvert de limon & de roseaux, & se plaignant de l’estat où il estoit réduit. Ensuite il luy fait entendre que c’estoit à luy qui regnoit sur ces eaux, à ordonner qu’on l’en retirast, & qu’on sauvast les restes precieux d’un si grand homme, à qui Scaliger auroit voulu qu’on eust dressé des Autels, s’il eust esté permis : Que les Statuës des anciens Poëtes conservent encore une partie de leur genie, dont l’airain est animé ; que c’est par cette portion de leur esprit qu’ils triomphent de la mort & vivent toûjours parmy les hommes : Que Virgile joüissoit de ce sort heureux sur les bords du Mincio, où il respiroit dans le bronze, & faisoit l’admiration publique : Qu’on le voyoit là couronné de laurier & joüant de sa Lyre, & qu’on le reconnoissoit aisément à la douceur & à la modestie qui formoient son caractere : Que souvent les Habitans du Mantoüan venoient luy offrir les premices de leurs fruits, & que les Etrangers se détournoient avec plaisir de leur chemin, pour repaître leurs yeux d’une si belle Figure, & baiser un métal qui leur rappelloit un si doux souvenir : mais que cette Statuë ayant esté enlevée & precipitée dans le Pô, une tristesse universelle s’estoit répanduë dans toute l’Italie : Que les champs, pour la culture desquels ce Poëte à l’imitation d’Hesiode, avoit laissé des preceptes, le regrettoient, & les troupeaux de chevres qui l’avoient eu pour Pasteur, cherchoient en gemissant leur cher Tityre : Que même les Sœurs de Phaëton n’avoient pas encore tary leurs larmes, & n’avoient jamais pleuré plus amerement la mort de leur frere. C’est par ces peintures vives que l’Auteur excite Monsieur le Duc de Mantoüe à faire cesser la douleur publique, en rétablissant la Statuë de Virgile. Aussi-tost s’appercevant que le Prince attendri, écoute sa priere, il apostrophe les Naïades du Pô, & les avertit d’executer les ordres de leur Maistre, en recevant cette Statuë dans une Barque dorée, autour de la quelle les Cygnes assemblez formeront un concert melodieux, tandis que les Dauphins accourus de la Mer Adriatique la soûtiendront sur leurs aîlerons, & la portans jusques sur le rivage, rendront à Virgile le mesme service qu’ils rendirent autrefois à Arion Poëte de Lesbos. Mr l’Abbé Boutard sur la fin de l’ouvrage, assure le Prince que sa generosité luy attirera une gloire infinie : que Virgile ne sera pas plutost rétabli dans sa patrie, qu’on verra croître autour de sa Statuë une troupe de jeunes Poëtes, qui regardant avec admiration l’image de leur Maître, se sentiront tout à coup animez par une verve poëtique : que tous, aprés avoir celebré le nom du fameux Duc de Mantoüe, & de son illustre Epouse, descenduë des Heros de Lorraine, s’empresseront à l’envy de publier la fuite des troupes Allemandes chassées de l’Italie : la conqueste du Piémont faite par les François : & la Victoire navale remportée dans la Mediterranée sur les Flotes de Hollande & d’Angleterre. Cette Ode finissoit par les vœux de l’Auteur pour ce Prince, à qui il souhaite une longue suite de Ducs, qui estant heritiers de ses grandes qualitez, puissent gouverner dans les siecles suivans les Etats du Mantoüan, illustres par la Statuë & le nom immortel de Virgile.

Aprés la lecture de cet ouvrage qui fut fort applaudi par l’Assemblée, Mr l’Abbé Bignon répondit à Mr l’Abbé Boutard avec autant de politesse que d’éloquence, & luy dit que si les autres Pieces de Poësie qu’il avoit luës jusqu’à present dans les Séances publiques, avoient plû, celle-là devoit plaire encore davantage, comme estant plus conforme à l’objet de l’Academie, qui ne s’occupe que des anciens Monumens : qu’il n’y en avoit point qui luy fussent plus agréables que les Statuës des Poëtes qui avoient éternisé les actions des Heros : qu’ainsi un ouvrage de Poësie qui parle de la Statuë de Virgile attiroit aisément l’attention publique : qu’indépendamment du sujet, pour qui tout le monde estoit prévenu, la maniere dont il estoit traité meritoit beaucoup d’éloges, puisqu’on y voyoit regner la noblesse des pensées, unie à la clarté des expressions, & un grand goust de la latinité joint à l’érudition. Ayant ensuite fait remarquer les traits les plus brillans de cette Ode, il conclut qu’on auroit plus de plaisir à la lire imprimée qu’on n’en avoit eu à l’entendre.

Mr Vaillant, Pere, dit qu’il avoit rapporté à la derniere rentrée de l’Academie comme Darius, fils d’Histaspes, Roy de Perse, avoit établi le Pont en Royaume, en faveur d’un Prince du sang des Achemenides, dont étoit descendu le grand Mithridate, onziéme Roy de cette race, & que ces Monarques aprés y avoir regné quatre cens soixante-quatre ans, le Pont fut reduit en Province Romaine, & qu’il ne resta à Pharnace fils de ce fameux Mithridate, que le Bosphore, seul de tous les Royaumes que son pere avoit conquis. Il ajoûta que presentement il alloit décrire les Descendans de la famille de Pharnace, & les autres Rois qui avoient commandez dans le Bosphore l’espace de cent ans ; & il fit voir que le dernier des Princes Achemenides, qui avoit reçû ce Royaume de la liberalité de l’Empereur Claude, en avoit esté depoüillé par Cotis, son frere uterin, fils de la Reine sa mere, provenu en secondes noces d’un Roy de la petite Armenie, du sang de ceux de Thrace descendus du grand Seuthes, l’an premier de la quatrevingt-neuviéme Olympiade, qui correspond à la trois cent trentiéme & trois cent trente-uniéme année de la fondation de Rome. Il montra ensuite par les fragmens des Auteurs qui nous restent, & par plusieurs Medailles de ces Rois qui portent l’Epoque de ces anciens Monarques de Thrace, que leur posterité avoit duré de pere en fils dans le Royaume du Bosphore, plus de deux cent ans depuis Claude jusqu’au commencement de l’Empire de Valerien, selon que rapportoit Zosime ; & ainsi il fit voir combien les Medailles antiques sont necessaires pour embellir l’Histoire Grecque & Latine. Il laissa enfin pour instruction à ceux qui voudront augmenter la suite de ces Rois du Bosphore, que leurs Medailles ont toûjours au revers la teste des Empereurs sous qui regnoient ces Rois, avec l’année de l’Epoque de ces anciens Rois de Thrace dont ils tiroient leur origine.

Mr Henrion fit l’examen d’une Dissertation donnée depuis peu au public sur Magnia urbica.

Il fit voir, 1°, qu’à s’en tenir aux raisons de l’Auteur, chacun des Empereurs à qui on avoit voulu oster cette Imperatrice, étoit encore en droit de la revendiquer.

2°. Aprés avoir montré la foiblesse & la nullité des preuves alleguées en faveur de Carus, il tira du Medaillon mesme produit par l’Auteur, des objections qui rendoient le nouveau sentiment tout-à-fait insoûtenable ; il ajoûta que quoiqu’il eust rapporté plusieurs raisons capables de le faire pencher à donner cette Imperatrice à l’Empereur Tacite, neantmoins il n’osoit prononcer là-dessus sans quelque monument plus formel & plus decisif.

Enfin aprés avoir remarqué qu’on ne devoit gueres se fier aux lumieres d’un homme, qui avoit pris un voile pour une pomme, dans la description du Medaillon : aprés avoir passé legerement sur un grand nombre d’endroits de la Dissertation sujets à critique, il s’inscrivit en faux contre l’Approbation que l’Auteur s’y vante mal à propos d’avoir reçû de l’Academie.

Mr le President insista d’abord, mais avec toute la delicatesse & avec tout le menagement imaginable sur la méprise du jeune Antiquaire qui avoit pris une loüange personnelle de ses études & de son application, pour une Approbation expresse de son Ouvrage. Il finit en remarquant que ce qu’il y avoit de singulier dans la lecture de Mr Henrion, étoit que contre la coûtume des Ecrivains il se fust contenté de combattre une opinion sans en vouloir établir une nouvelle sur les ruïnes de celle-là, en quoy il avoit mieux aimé nous replonger dans les tenebres où nous estions avant la Dissertation, que de souffrir que nous fissions les faux Sçavans en adoptant les prétenduës lumieres qu’on avoit voulu nous y donner avec tant de peine, ce qui peut-estre devoit causer à la vanité humaine la plus grande mortification qu’elle pust recevoir.

Mr Vaillant, fils, fit une Dissertation sur une Medaille de l’Empereur Septime Severe. Elle a d’un costé la teste de Severe ornée d’une Couronne à rayons, & ces mots en abregé. ΑVΤόκρατορ ΚΑΙϹαρ Λούκιος ϹΕΠΤίμιος ϹΕΒΗρος ϹΕΒάςτος au revers, ΕΠΙϹΤΑΤηγου ΑΠΟλόνιου ΜΟΔΕϹΤΟV ΚΥΖΙΚΗΝΩΝ & à l’exergue ΑΙϹΗΠα. Imperator Cæsar Lucius Septimius Severus Augustus. Sub prætore Apolonio, Modesto, Lyzicinorum, asepus. Une Victoire en l’air apporte une Couronne à l’Empereur qui est élevé sur une Colomne, representé en Mars, le Casque en teste & la Lance à la main sur le devant, à l’opposite de la Colomne une figure de Fleuve avec une grande barbe est couchée à terre le bras appuyé sur son Urne. Derriere est un Trophée auquel est attaché un homme debout, les mains liées derriere le dos.

La Medaille est un grand bronze, presque Medaillon, qui rapporte la premiere victoire de Severe sur Pescennius. Mr Vaillant pour une plus grande intelligence de ce qui avoit causé la guerre entre ces deux Capitaines, fit un precis de la vie des Antonins, & comme aprés Comode, Pertinax fut élû, Didius Fulianus ayant ensuite emporté l’Empire par argent, le Peuple Romain envoya prier Pescennius qui gouvernoit pour lors en Asie, de le venir delivrer de cette tyrannie.

Dans ce temps l’armée qui estoit en Pannonie, proclama Empereur, Severe qui estoit son General. On fait un abregé de la vie de Severe qui marcha en Levant à la rencontre de Pescennius. Les Generaux de ces deux Empereurs en vinrent à un combat auprés de la Ville de Cyzique. Pescennius effrayé par quelques prodiges, avoit confié ses troupes à Emilien le plus habile de ses Capitaine, qui perdit la bataille & y fut tué.

Comme la Medaille est frappée à Cyzique, on a dit que c’estoit une Ville de la Propontide, située dans le Cherzonnese. Des Rois d’abord la gouvernerent, & Cyzicus l’ayant fort embellie, elle porta son nom. Sa teste ceinte d’un Diademe se trouve sur les Medailles. ΚΥΖΙϹΟϹ au revers ΚΙΖΙΚΗΝΩΝ ΝΕΩΚΟΡΩΝ. À ce sujet l’on a fait remarquer qu’à cause du mot de ΝΕΩΚΟΡΩΝ mis sur la Medaille de Cyzicus, l’on ne doit pas croire que ces Peuples furent Neocores du temps de ce Roy, puisque les Cyziceniens n’obtinrent la premiere Neocorie que de la liberalité de l’Empereur Adrien.

Cyzique en differens temps a eu des évenemens tres-considerables. Alexandre le Grand, d’Isle qu’elle estoit, la joignit au Continent. Le grand Mithridate l’assiega long-temps par mer & par terre. Luculle luy en fit lever le siege. Les Romains pour recompenser la valeur des Cyziceniens la declarerent libre. Elle estoit gouvernée pour lors par trois Magistrats. Auguste luy osta la liberté pour avoir maltraité des Citoyens Romains. Il la luy rendit cinq ans aprés. Tibere l’en priva une seconde fois pour la punir d’avoir negligé le Temple qu’elle avoit commencé de faire bâtir à Auguste ; elle ne la recouvra que sous Vespasien. L’an de la fondation de Rome 890. le Temple des Cyziceniens qui estoit-le plus vaste & le plus magnifique de toute l’Asie fut renversé de fond en comble par un horrible tremblement de terre. M. Aurelle & Lucius Verus le retablirent. Leur Déesse Protectrice estoit Proserpine ; elle avoit conservé leur Ville contre l’effort des Geans. Ils l’ont appellée dans leurs Medailles ϹΩΤΕΙΡΑ Servatrix. Pour flater Faustine, femme de l’Empereur, qui avoit rétabli leur superbe Temple, ils la nommerent aussi ϹΩΤΕΙΡΑ la comparant à leur Déesse. Les Cyziceniens dans cette Medaille, ont mis un Trophée, auquel un homme debout qui represente Emilien, est attaché pour faire connoistre que c’estoit ce Capitaine qui avoit esté vaincu. Le Fleuve Asepus est couché sur le devant de la Medaille. Ce Fleuve se promene dans la Mysie, prenant son origine du Mont Ida, & passant par l’Helespont vient arroser la Ville de Cyzique. Il paroist avec une grande barbe pour signifier qu’il se degorge dans la mer ; il est dans la Medaille de Severe, pour monstrer que la bataille s’est donnée dans son voisinage. On voit une Colomne, sur le haut de laquelle est posée la Statuë de l’Empereur sous la figure de Mars. Les Cyziceniens pour temoigner leur zele à Severe, luy éleverent ce Monument dans leur Ville. Plusieurs Medailles luy ont conservé le titre de Mars. Comme dans celles où on lit Marti victori, dans d’autres, Mars Pater, Mars Paccator.

La Victoire vole en l’air & luy apporte une couronne, pour marquer qu’elle est envoyée du Ciel pour proteger Severe ; elle tient une Couronne qui est le prix des Vainqueurs.

La Medaille est frappée par l’ordre du Préteur de cette Ville. Son nom est Apollonius Modestus. Le nom Apollonius, n’est point de famille Latine, quoique le sur nom de Modestus le soit ; ce qui fait juger qu’il pouvoit bien descendre de quelque Grec qui eust esté affranchi d’un Romain. On parle ensuite de la seconde bataille que Severe a remporté sur Pescennius, qui se donna dans le Detroit de Nicée & de Cium, en Bythinie, & de la troisiéme qui fut en Cilicie, au lieu même où Alexandre le Grand deffit Darius. L’on prouve par les Medailles de Nicée, de Nicomedie & de Tarse qui firent celebrer des Jeux en l’honneur de Severe, que toutes ces Villes furent soûmises à cet Empereur.

[Nouvelle Relation de la tentative faite sur Brisack, avec des Lettres de Mr de Raousset, & du Gouverneur de Fribourg sur ce sujet] §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 59-106.

Je vous ay souvent dit & je vous repeteray toûjours, que je suis persuadé qu’il est impossible que je vous apprenne les premieres nouvelles des actions éclatantes qui se passent, puisque ceux qui se sont chargez du soin de les rendre publiques ont le temps d’en parler plusieurs fois avant moy. Mais je puis vous dire avec certitude que vous ne sçauriez trouver ailleurs que dans mes Lettres le fonds, le détail, toutes les circonstances & la verité d’une action importante, quelque enveloppée qu’elle soit. Il sembloit qu’aprés vous avoir donné trois Relations de la tentative faite sur la Ville de Brisack, je ne pouvois plus rien vous en dire ; cependant je vous envoye quatre pieces originales touchant cette action, dans lesquelles vous découvrirez des faits qui n’ont point encore esté sçus. La premiere est une Lettre écrite par Mr de Raousset mesme, & apportée à la Cour par Mr de Pertuis, lorsqu’il y a esté envoyé par le mesme Mr de Raousset pour rendre compte de ce qui s’est passé dans l’action dont il s’agit. Cette Lettre est dattée du dixiéme du mois dernier.

Huit Bataillons & cent Maîtres de la Garnison de Fribourg, avec vingt Chariots chargez d’armes, de grenades & de feux d’artifice, partirent hier au soir à neuf heures de Fribourg, aux ordres du Gouverneur de la Place, des Lieutenans Colonels de Bareith, d’Heirclens, d’Osnabruck & des Colonels des Regimens Suisses, pour se rendre maistres tant du vieux que du nouveau Brisack. Ils avoient pour cet effet sept Batteaux chargez de Soldats, de grenades, & d’échelles, qui avoient ordre, lorsqu’ils seroient maistres du vieux Brisack, de débarquer de l’autre costé, pour s’emparer du neuf Brisack. J’avois eû le jour d’auparavant la précaution de faire condamner la Porte du Coffre, ne jugeant pas ma Garnison assez forte ; c’est ce qui m’avoit engagé de mettre à la Porte neuve trente Grenadiers de garde, avec un Capitaine, & quinze hommes à l’Avancé, commandez par un Lieutenant. Heureusement ladite Porte ne s’est ouverte qu’à sept heures trois quarts du matin, afin qu’on eust le temps de placer dans nos fossez douze cent Paysans du Brisgaw, pour travailler aux ouvrages de cette Place. J’ay eu le soin de tout temps d’ordonner que la Barriere fust toûjours baissée, & que tous les Chariots de foin qui entreroient pour le Magasin, fussent visitez à coups d’épée. Le broüillard qu’il a fait toute la nuit, & qui fait encore, est si épais qu’à peine du corps de la Place puis-je découvrir mes Demi-lunes. Cependant malgré toutes mes précautions, l’ennemy, aprés avoir fait entrer trois Chariots sur le Pont, dans lesquels il y avoit nombre d’armes, de grenades, de feux d’artifice, & d’hommes cachez & couverts de foin pardessus ; ces Chariots ayant neantmoins esté sondez avec l’épée, deux cent Grenadiers ont poussé jusques dans la porte de la Ville, où je me suis heureusement trouvé ; & estant accompagné du Capitaine des Grenadiers de Guitaut, nommé Bonneval, commandant ladite garde, d’un Garçon-Major du Regiment de Franquiere, nommé Pierrefitte, & d’une vingtaine de Soldats du Regiment de Guitaut logez prés de la Porte, j’ay pris le party d’attaquer les deux cens Grenadiers qui estoient sous ladite Porte, commandez par des Chefs de Regimens ; dont j’ay tué, blessé & culbuté dans le fossé un grand nombre, le reste s’estant sauvé au gros de leurs Troupes, qui estoient dans la Demi-lune. En même temps j’ay fait fermer le premier pont du Corps de la Place, & les deux Portes qui suivent. J’avois auparavant attaqué la Porte, donné mes ordres pour que les flancs des Bastions de Richelieu & de Sainte-Croix fussent bordez de Soldats du Regiment de Franquiere, que j’avois envoyé chercher en diligence, ainsi que le reste du Regiment de Guitaut, à la teste duquel j’avois mis Mr de Pertuis & Mr Durban à la teste de Franquiere. De maniere que le grand feu que j’ay fait faire des deux Bastions a obligé les ennemis d’abandonner la Demi-lune & le chemin couvert, dans lesquels j’ay trouvé ensuite trois Officiers blessez, trente Soldats tuez des ennemis, & cinq cens fusils avec plusieurs haches, que les blessez ont esté obligé de quitter. À mon attaque de la Porte de la Ville deux ou trois Officiers de distinction ont esté tuez, un Lieutenant Colonel a esté fait prisonnier, & trente hommes ont esté tuez ou blessez. Plus de trois cent Bourgeois qui ont pris les armes sont venus à mon secours, & ont parfaitement bien rempli leur devoir, aussi bien que Mrs les Officiers des Troupes ; ceux de l’Artillerie de la Place, & les Ingenieurs, & tous ces Officiers & les Habitans François ont témoigné beaucoup de zele dans cette occasion. Je fais actuellement une recherche de tous les étrangers qui peuvent estre dans cette Place, ayant toute la Garnison sous les armes pour cet effet, ainsi soyez tranquille sur Brisack ; il est encore au Roy aussi bien que le neuf. Les ennemis ayant manqué leur coup ont coulé à fond leurs batteaux, aprés avoir retiré ce qu’ils avoient dessus. En verité, je suis bien content de ma journée, puisqu’à la teste de cinquante Soldats avec trois Officiers seulement, j’ay chassé les ennemis. Je croy qu’il n’y a qu’une vingtaine de Soldats tuez ou blessez de la garnison, qui sont la pluspart du Corps-de-garde de l’Avance. Le Lieutenant qui y commandoit, nommé Dorigny a fait merveille, & a reçu cinq coups de bayonnette. Le Capitaine Bonneval est blessé à la teste. Voila toute la perte que j’ay faite. J’ay l’honneur d’estre, &c.

Comme il est impossible de mander toutes les circonstances d’une grande action, le même jour qu’elle s’est passée, & que Mr de Raousset avoit écrit en Cour dés le même jour, il écrivit trois jours aprés la Lettre suivante, où vous trouverez des circonstances qui luy avoient échapé dans sa premiere Lettre.

Depuis la Lettre que j’ay eu l’honneur de vous écrire par Mr de Pertuis pour vous rendre compte de tout ce qui s’est passé à l’entreprise que les ennemis avoient faite pour surprendre les deux Villes de Brisack ; j’ay esté informé par un Lieutenant Colonel du Regiment d’Osnabruck nommé Brilieth, que j’avois fait prisonnier, qui avoit esté blessé de cinq coups de feu, & qui mourut hier au matin, que depuis huit jours Mr le Prince Eugene avoit donné ses ordres pour cette execution, & qu’il n’y avoit que le Gouverneur de Fribourg & luy qui fussent du secret, avec le Major de Bareith, & le Lieutenant Colonel de ce Regiment, qui ont esté tuez ainsi que bien d’autres Officiers de distinction, dont je ne sçay pas les noms. Le Gouvernement de Brisack avoit esté promis au Lieutenant Colonel d’Osnabruck, en cas qu’il eust pû se rendre maistre de la Place. Il m’a dit de plus qu’ils avoient eu deux cens bas Officiers sous la voûte de la Porte de la Ville, dont la pluspart estoient déguisez, au lieu des deux cens Grenadiers que je vous avois mandé qui s’en estoient emparé, & qu’à mon arrivée dans le temps qu’ils commençoient d’entrer, ils avoient desesperé du succés, sur les ordres qu’ils m’entendirent donner, y ayant ajoûté foy comme si les choses avoient esté telles que je les disois ; criant à haute voix que j’avois déja mille hommes en bataille à mon costé & du canon à cartouche, que je faisois avancer pour les chasser du Poste qu’ils occupoient, & que les flancs de mes Bastions de Sainte-Croix & de Richelieu estoient déja bordez d’Infanterie & de canon pour passer par les armes tous ceux qui pourroient les venir secourir de la Demi-lune & du Chemin-couvert. Je m’apperçûs qu’aprés une demie-heure d’escarmouche faite dans la Porte, leurs Troupes diminuoient considerablement, & ayant vû ce desordre j’ay jugé à propos sans attendre plus long-temps de charger moy-même à la teste de cinquante hommes que j’avois, afin de me rendre maistre de mon premier Pont-levis. L’affaire me réüssit parfaitement, & je profitay de l’occasion malgré le feu de la Demi-lune pour lever ledit Pont, aprés l’avoir débarassé de cinq ou six corps morts qui estoient dessus. J’appris hier par un Tambour que le Gouverneur de Fribourg m’a envoyé, que leur perte montoit à plus de trois cens hommes tuez ou blessez, parmy lesquels il y a soixante Officiers. Voila tout ce que j’ay à augmenter de plus particulier à la premiere Relation qui j’ay eu l’honneur de vous envoyer. J’ajoûteray en même temps pour vous faire connoistre tout le merite du Major de cette Place, qui est Mr le Chevalier de Corbec, qu’il a fait voir beaucoup de vigilance, & qu’il m’amena le Regiment de Franquiere, qui me fut d’un grand secours pour achever de chasser les ennemis de dessus les flancs de mes ouvrages du dehors, & qu’il executa mes ordres pendant toute la journée avec une application à faire plaisir ; de maniere que le Roy ne sçauroit trop recompenser un si bon sujet.

J’ay l’honneur de vous envoyer aussi une Copie d’une Lettre que j’ay écrite au Gouverneur de Fribourg, pour me plaindre des moyens indignes dont il s’est servi, en m’envoyant son Valet de chambre pour luy procurer quelques bouteilles de Ratafia sur un Passeport qu’il m’avoit demandé le jour precedent, lequel Valet je fis sortir à huit heures du matin le jour de l’affaire ; & la Lettre qui m’a esté envoyée par ce Gouverneur avant qu’il eust reçu la mienne.

Il m’arriva la nuit du 10. au 11. à neuf heures du soir, un renfort de quatre cent hommes Bourgeois de Colmar, commandez par Mr de Saint Martin, Capitaine dans Coëtquen, quoy que blessé, dont je me sers actuellement, en attendant les troupes que Monsieur le Maréchal de Marsin voudra bien m’envoyer. Tout est icy plus tranquille que jamais ; c’est l’assurance que je vous prie de vouloir donner à Sa Majesté, & de me rendre la justice de croire que j’ay l’honneur d’estre, &c.

Mr de Raousset estant encore tout rempli, le lendemain de la tentative faite sur Brisack, du chagrin qu’il avoit contre le Gouverneur de Fribourg, qui avoit abusé de ses honnestetez, & qui s’en estoit servi pour tenter de surprendre Brisack, luy écrivit la Lettre suivante, où le ressentiment d’un homme de cœur & d’honneur, & qui n’a plus de menagement à garder avec celuy dont la sujet de se plaindre, est parfaitement bien dépeint.

Je ne croyois pas, Monsieur, qu’un homme qui fait profession d’être honnête homme dust se servir d’une voïe aussi indigne que celle que vous avez pris pour surprendre Brisack. Je n’ignore point que l’on ne doive faire tout ce que l’on peut pour l’interest de son Prince ; cependant je croy l’Empereur trop juste pour ne pas vous blâmer de m’avoir envoyé un de vos valets sous la bonne foy d’un Passeport que j’ay bien voulu vous donner, comme une chose qui ne se refuse guere à gens revestus de nostre caractere, & d’avoir fait servir d’espion ce mesme Valet pour l’execution de vos desseins, & je ne dois vous regarder que comme un homme peu experimenté dans le fait de la guerre, & qui a eu besoin de fourberie pour executer un dessein qui vous a si mal réussi. J’aurois crû que le Ratafia que l’on vous avoit porté, vous auroit donné assez de cœur pour mieux remplir vostre devoir, & disputer avec moy l’interest de nos Princes, au lieu que vous vous estes tenu hors de la portée de mes coups. J’auray soin une autrefois de vous en envoyer d’une nature à vous engager à mieux prendre vos mesures, & je suis bien aise de vous dire qu’avec cinquante hommes j’ay trouvé le moyen de chasser de ma Ville vos deux cens Officiers de l’avant-garde, aprés en avoir fait perir la plus grande partie. Jugez, Monsieur, si le reste de ma Garnison eust eu le temps de s’y rendre, quel plaisir je n’aurois point eu de vous battre comme vous le meritez ? Vous pouvez prendre à l’avenir le parti que vous jugerez le plus à propos, je tâcheray de vous recevoir de maniere à vous dégoûter de vos entreprises : tout le Pays doit estre averty que je vous regarde comme un homme pour lequel je cesse d’avoir de la consideration, & que tous les Bourgeois qui ont des Passeports de moy, seront traitez comme vous-mesme, c’est-à-dire, en veritable ennemi rempli de trahison. J’ay bien voulu, par charité, faire quartier à plus de quarante prisonniers que j’ay fait, & faire pancer vos blessez ; mais ne croyez-pas que tout cela soit en vûë de vous faire plaisir. C’est l’avis que vous donne Raousset.

Souvenez-vous que si le ressentiment que vous pourrez avoir de ma Lettre, vous oblige à vous vanger sur mes trois Villages de la dépendance de Brisack, je mettray à feu & à sang tous ceux du Brisgaw, ne devant plus les regarder que comme des ennemis jurez du Roy mon Maistre.

Dans le mesme temps que Mr de Raousset n’écoutoit que son ressentiment en écrivant cette Lettre, Mr de Weincklauffen, Gouverneur de Fribourg, en écrivoit une autre à Mr de Raousset ; mais les motifs qui les faisoient écrire étoient bien differens, puisque le Gouverneur de Fribourg, honteux de son procedé, cherchoit à l’excuser. Les deux Lettres de ces deux Gouverneurs partirent apparemment environ dans le mesme temps, & leur furent renduës aprés qu’ils eurent fait partir leurs Lettres. Peut estre que ces Lettres seroient autrement, si elles étoient en réponse l’une de l’autre.

MONSIEUR,

Vous sçavez, comme moy, les regles de subordination qu’il y a dans le mestier de la guerre, & avec quelle exactitude, des gens comme nous, sont obligez d’entreprendre aveuglement, quoiqu’il en couste, l’execution des desseins conçûs dans le Cabinet de ceux à qui nous devons une souveraine obéissance, de mesme qu’à ceux qui ont l’honneur d’estre revestus de leur autorité. Un ordre parti de ce dernier endroit a donné lieu à la journée d’hier. De la maniere dont elle s’est terminée, je ne puis croire que vous m’en vouliez plus de mal, puisqu’elle vous a fourni dequoy faire paroistre vostre grande conduite & vostre intrepidité dans une occasion & dans une entreprise aussi peu connuë : stratagesme qui auroit cependant eu son effet, si la bravoure de tous les soldats avoit imité les Officiers, & je serois certainement maistre de vostre Place, si des soldats de recruë, dont ma petite troupe étoit presque entierement composée, eussent esté capables de faire leur devoir ; mais ayant esté impossible de les faire mordre à l’hameçon de gloire où les autres étoient acharnez, une entreprise si bien concertée, & sans vanité & sans contredit, jusque là si bien executée, a tourné à vostre salut & à vostre avantage. Croyez, Monsieur, s’il vous plaist, que de bon cœur je vous felicite sur l’honneur personnel qui vous en revient, & qu’aprés le chagrin de n’avoir pû mettre à perfection une œuvre si essentielle au service de Sa Majesté Imperiale, mon Maistre, le seul deplaisir qui me reste c’est la perte du Lieutenant Colonel & du Major de Bareith, du Lieutenant Colonel d’Osnabruck & des autres Officiers, de mesme que des soldats qui ont si bien merité de survivre à cette action. Toutes ces choses à part, je me flatte, Monsieur, que la necessité où nous nous trouvons pour l’avantage & le soulagement des Habitans d’entre nos deux Places, & pour leur donner moyen de contribuer des deux costez, la correspondance qui a jusqu’icy esté entre nous, ne recevra aucune atteinte, de mesme que les offices d’amitié & de civilité reciproque que la bienseance & la proximité nous ont fait entretenir ; estant pour ce qui me regarde, toûjours dans les mesmes sentimens d’estime & de consideration pour vous que j’avois auparavant, & desirant avec plus d’ardeur que jamais, vous prouver le cas particulier que je fais d’un aussi honneste homme & aussi brave que vous estes. Si sur ce pied-là, Monsieur, & si autant que le service des Maistres le peut souffrir, vous me jugez encore digne de l’honneur de vostre bienveillance, je vous en demande la continuation, & je suis prest de tenir avec vous les mesmes facilitez que cy-devant, c’est-à-dire, d’observer ce dont nous estions convenus, pour donner moyen aux Bourgeois de nos deux Places, & aux Habitans du Pays qui se trouvent entre deux, d’aller & de venir pour leur commerce, pour la culture de leurs biens & de leurs terres, & pour la perception & recette de leurs fruits, de leurs revenus & de leurs rentes. Le renvoy que je fais de deux des trois Bourgeois de Brisack qui se rencontrerent hier dans mon chemin, & que je ne fis arrester que par raison de guerre, vous marquera cette mienne bonne disposition. Le troisiéme de ces hommes échappa à la Garde ; ils n’ont reçû aucun autre déplaisir que celuy de venir à Fribourg, & on ne leur a pas pris la moindre chose. Au surplus, Monsieur, ayant toujours une tres-grande confiance en vostre generosité, j’espere que les Officiers & Soldats de mon Parti qui peuvent estre restez prisonniers de guerre dans vostre Place, recevront de vous les mêmes bons traitemens que les vostres qui sont icy, reçoivent de nous ; & sur tout, que vous aurez la bonté de faire pancer & de prendre soin des blessez, dont la plûpart deguisez en Paysans & conduisant des Chariots, sont de distinction. Je me trouve à ce propos obligé de vous dire que tous les Chariots & les équipages dont je me suis servi, appartiennent à des lieux que j’ay contraints par execution militaire, & qu’ainsi j’ay sujet de croire que vous ne leurs ferez essuyer aucun ressentiment de tout ce qui s’est passé ; ces pauvres gens qui n’ont rien sçû de nostre entreprise, en estant innocents, & n’ayant obey que par une extrême contrainte, & la plus grande partie nous ayant abandonné leurs dits équipages, que ces mesmes Officiers & Soldats deguisez ont seuls conduit dans vostre Place, & par cette raison aussi, j’espere que vous aurez la charité de rendre à ces gens-là, qui payent la contribution, ceux de leurs Chevaux, de leurs Bœufs & Chariots qui vous sont restez entre les mains. Je reviens, Monsieur, aux prisonniers que vous avez de la journée d’hier, & si vous voulez bien m’envoyer un état de leurs noms & de leurs qualitez, je vous en seray particulierement obligé, & nous aviserons aux moyens de les échanger soit avec ceux des vostres qui sont icy, soit avec d’autres. Je suis, je vous proteste, tres-parfaitement, &c.

Comme vous me fistes, Monsieur, il y a quelque temps la faveur de m’envoyer un Passeport pour Me de Weincklauffen, pour une Demoiselle de qualité & pour un Officier de cette Garnison, avec Carosse, Chevaux & Domestiques pour aller à Nostre-Dame de la Pierre, je vous supplie de me marquer si vous voulez bien que ce mesme Passeport soit encore valable ; auquel cas je vous seray tres-obligé, si vous voulez me renvoyer mon Tambour demain de bonne heure, afin que je puisse le faire sçavoir à mon Epouse, pour qu’elle s’en retourne.

Je vous demande encore en grace de vouloir faire enterrer honnestement ceux de ma troupe, qui finirent hier si genereusement leur vie, aux offres, Monsieur, du reciproque dans les occasions.

La modestie de Mr de Raousset l’ayant empesché de parler aussi avantageusement de luy qu’il auroit pû dans ses Lettres ; je croy devoir ajoûter icy une Relation dont la lecture vous fera beaucoup de plaisir, non-obstant tout ce que vous avez déja appris touchant la tentative faite sur Brisack.

Mr de Weincklauffen Gouverneur de Fribourg, animé de l’esprit du Prince Eugene, voulut Lundy dernier 10. du mois, surprendre cette Place ; & il est aussi étonnant qu’il ne soit pas venu à bout de son dessein, qu’il est glorieux à Mr de Raousset de l’en avoir garantie. Les grandes mesures des Ennemis ; la foiblesse de la Garnison ; le broüillard noir & épais qu’il faisoit ce jour-là ; le pretexte de douze cens Paysans pionniers qui arrivent du Brisgaw pour travailler aux Fortifications du vieux & du neuf Brisack, avec une infinité de Chariots de fourages des contributions, qui entrent dans la Ville, sont les moyens presque sûrs que les Ennemis ont mis en usage pour l’execution d’un si grand dessein. Mr Weincklauffen partit de Fribourg la nuit, avec quatre mille hommes d’élite : Sçavoir, deux Bataillons d’Osnabruck, deux Bataillons d’Heirclens, deux de Bareith, deux Bataillons Suisses, & cent chevaux, pour arriver à huit heures devant la Place. Il menoit avec luy cinquante Chariots chargez d’armes & de munitions, recouverts de fourages, dans la pluspart desquels il y avoit des hommes cachez. Deux cent-dix Officiers choisis faisoient l’avantgarde de toute l’affaire, travestis en Paysans ou en Charretiers, & marchoient par petits pelotons, à la teste ou à la suite des premiers Chariots. Ils avoient ordre de se saisir de la Porte, aprés avoir égorgé la premiere Garde de la Demi-lune, & devoient aller occuper le Corps-de-garde de la Place estant relevez à la Porte par deux cent Grenadiers, qui estoient suivis de six cent hommes qui devoient nettoyer le Rempart & occuper le Bastion de Richelieu. Pareil nombre devoit occuper celuy de Sainte-Croix. Mr de Wincklauffen suivoit avec cent Chevaux & le reste de son Infanterie. Ce Gouverneur s’estoit servi d’un Valet-de-chambre, lequel sous la bonne foy d’un Passeport qu’il avoit obtenu de Mr de Raousset, entroit & sortoit de la Place, sur le pretexte d’acheter des vins de Bourgogne, des Citrons, du Ratafia, &c. & rendoit bon compte de l’estat de la Garnison. Ce même jour, il sortit de la Place à porte ouvrante, & rencontra son Maistre à un quart de lieuë, où on fit alte pour prendre du ratafia, & où l’ordre fut distribué à chaque troupe de ce qu’elle avoit à faire. Nous sçavons cecy par les Officiers prisonniers. Les trois premiers Chariots qui se presenterent, passerent sans difficulté, quoy que sondez avec l’épée, mais comme ils voulurent entrer en foule, la Sentinelle qui ferma la Barriere fut tuée d’un coup de hache, & la chaisne du Pont de la Demilune fut coupée d’un coup de hache aussi par un Officier travesti en Paysan. Dans le même moment un Piqueur, Commis sur les Travaux, qui a ordre de compter & de visiter les Paysans travailleurs avant que de les laisser entrer, surpris de la bonne mine de plusieurs, en interrogea quelques-uns, & comme on ne luy répondit pas, il chargea de coups de canne le Lieutenant Colonel de Bareith, dont la belle figure estoit mal masquée sous l’habit de Paysan. Ce Lieutenant Colonel peu accoûtumé à pareille remontrance, sauta à un Chariot & tirant une botte de foin qui en fermoit le derriere, se saisit d’un fusil ; ceux qui estoient avec luy en tirerent de même. Le Piqueur étonné sauta dans le chemin-couvert & dans le fossé, aprés avoir essuyé quarante coups de fusil, ce qui donna la premiere allarme. L’Officier qui commandoit l’Avance n’eut point le temps de lever son Pont, & fut attaqué sur le champ. Il fit des merveilles de sa personne, quoy qu’abandonné de sa troupe, qui fut presque toute égorgée, & resta blessé de cinq coups de bayonnette. Les Ennemis pousserent sur le Pont & à la Porte ; déja même il en estoit entré dans la Ville avec deux Chariots chargez d’armes, quand Mr de Raousset arriva, qui trouva treize hommes seulement déja reculez de leur Poste, & qui saisoient feu. Le reste de la Garde estoit avec le Capitaine au dessus de la Porte, qui tiroit sur le Pont & sur la Demi-lune, où les ennemis arrivoient en foule, & se mettoient en bataille. Mr de Raousset rapprocha ces treize hommes de la Porte, & continua un instant de faire feu, l’augmentant à mesure qu’il luy arrivoit quelques Soldats de la Garnison. Les ennemis voulurent le forcer, mais comme en arrivant il avoit fait tuer les Chevaux du chariot qui se trouva sous la voûte, l’intervalle qui restoit pour entrer estoit étroit, & le deffendant de la main à la main, les six premiers Officiers qui se presenterent, furent tuez, le reste se contint. Mr de Raousset profitant de ce moment parla à sa Garnison comme si elle avoit esté presente, marquant à chaque Regiment le terrein de la Bataille, & donnant des ordres que les ennemis entendoient, n’en estant separez que de la longueur du Chariot. Ensuite s’adressant à eux-mêmes, il leur dit : Messieurs, vous soyez les bien-venus. Je vous tiens à l’heure qu’il est. C’est moy qui commande. Entrez, je vous fais jour, & le fit. Mais prêtant toûjours l’œil, il connut de l’incertitude parmy eux, ce qui le détermina à dire au Capitaine des Grenadiers de Guitaut nommé Bonneval, & à l’Aide-Major de Franquieres, nommé Pierrefitte, qui arrivoit avec quelque monde, de le suivre ; & en même temps il chargea l’épée à la main, & culbuta tout ce qui se trouva sous la voûte & sur le Pont. Il se contint à l’extremité du premier Pont-le-vis, & aprés l’avoir fait déblayer des corps morts qui l’embarassoient il le fit lever. Dés ce moment, la bataille fut gagnée. La Garnison qui arrivoit, borda le Rempart, & on commença un feu tres-vif. Le Canon se mit de la partie : Enfin les ennemis furent chassez de tous les ouvrages, aprés avoir eu plus de trois cent hommes tuez ou blessez, parmi lesquels on compte au moins cinquante Officiers de marque, outre sept ou huit qui sont icy prisonniers & blessez. Nous n’y avons eu que vingt hommes tuez ou blessez.

Le dessein des Ennemis s’étendoit jusqu’au neuf Brisack. Ils avoient pour cet effet voituré sur le bord du Rhin huit grands Batteaux, qui le devoient passer ; ils estoient chargez d’hommes & d’échelles. Ils avoient aussi un gros détachement qui auroit passé sur le Pont d’icy, si leur dessein n’avoit pas échoüé, & ils auroient pû l’emporter si la presence d’esprit & la valeur d’un seul homme n’avoient rendu à l’Etat, dans cette occasion, un des plus importans services dont on puisse entendre parler.

Relation de la deffense de Landau, en l’année 1704 §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 106-173.

La nouvelle qui courut à la fin du mois passé du stratageme de Mr de Laubanie pour allonger la deffense de Landau, & que j’ajoutay à la fin de ma Lettre, estant arrivée dans le moment que je la fermois, venoit d’un si bon lieu, & avoit esté mandée à la Cour par un Gouverneur de Place frontiere de si grosse consideration, & l’on en estoit tellement persuadé que je crus la devoir hazarder : ce qui m’arrive rarement, ne vous envoyant jamais de nouvelles que lorsqu’elles sont épurées ; mais je crus que si celle-là s’estoit trouvée veritable, comme on le publioit à la Cour, vous ne m’auriez point pardonné si je ne vous l’avois pas mandée. Je vous envoye en recompense une Relation aussi belle & aussi curieuse qu’elle est veritable. C’est celle que Mr de Laubanie a fait faire pour informer la Cour de tout ce qui s’est passé pendant le Siege de Landau. Je ne doute point que cet Ouvrage n’attire toute vostre attention, & que vous ne le regardiez comme un tres-beau morceau d’Histoire.

RELATION
De la deffense de Landau, en l’année 1704.

Comme le Siege de Landau par le Roy des Romains & les troupes des Alliez fait depuis long-temps l’attention de toute l’Europe ; je croy vous faire plaisir en vous en faisant une fidelle & succinte Relation.

Cette Place fut investie le neuf Septembre, sur les deux heures aprés midy, par deux armées de l’Empereur & de l’Empire ; l’une commandée par le Prince Eugene ; l’autre par le Prince Louis de Baden ; & l’autre d’Anglois & d’Hollandois que commandoit Milord Marlborough, faisant entr’elles le nombre de soixante dix mille hommes.

Mr de Laubanie, qui depuis le bruit de l’approche des ennemis songeoit continuellement à deffendre avec honneur cette Place, dont il avoit lieu de craindre le Siege, fit venir un nombre d’Armuriers de divers endroits pour tenir les armes de la Garnison en estat ; pourveut avec une activité infatigable & peu commune dans une personne de son âge, à la reparation de la Place, dont les ouvrages étoient encore fort delabrez, la maçonnerie toute nouvelle de peu de resistance, & les Parapets des Courtines imparfaits. Il y fit travailler à la vûë mesme des ennemis, ainsi qu’à perfectionner de nouveaux ouvrages pour couvrir l’entrée & la sortie des eaux.

En mesme temps qu’il pour-voyoit à la deffence de la Place, il ne songeoit pas moins à faire subsister abondamment la Garnison ; & pour cet effet, il envoya plusieurs petits détachements enlever tous les bestiaux des Villages circonvoisins, en sorte que pendant un Siege fort long les troupes n’ont souffert aucune disette des choses necessaires à la vie, par la sage œconomie qu’on a observée dans leur distribution.

Outre le mauvais estat de la Place, Mr de Laubanie y voyoit une Garnison composée à la verité de quelques Compagnies détachées, d’un Regiment de Cavalerie, & de douze Bataillons, mais dont les uns étoient nouveaux, & les autres qui revenoient de Baviere, si affoiblis par la perte qu’ils y avoient faite & par leurs longues marches, que la Garnison en tout n’étoit que de cinq mille hommes, y compris les Officiers, les Sergents, les Tambours & mesme les Officiers de l’Artillerie (de l’aveu des Commandans & des Majors des Corps) ce qui luy faisoit craindre que les ennemis ne divisassent ses forces par une double attaque. Ainsi il demeura dans l’attente de leurs desseins jusqu’à la nuit du 13. au 14. qu’il apprit par le moyen des Patroüilles, qu’il envoyoit à la decouverte, que les assiegeants ouvroient la tranchée auprés de la Justice, à la faveur d’un chemin creux environ à quatre cent toises de la Porte de France. Ayant donc reconnu que les ennemis faisoient la mesme attaque que nous avions faite au Siege de cette Place, il fit mettre la plus grande partie de l’Artillerie en batterie sur les Cavaliers, sur les remparts, sur la demi-lune, sur les contregardes & sur les demi-lunes collaterales de la Porte de France ; & en mesme temps il fit planter un double rang de Palissades dans tout le chemin couvert, & fit construire des retranchements de gros bois à creneaux, fraisez par devant, dans toutes les Places d’armes de ce front, pour servir de retraite sûre aux troupes, & pour disputer, jusqu’à la derniere extremité, le chemin couvert aux ennemis ; précaution qui fut d’un merveilleux usage.

Comme je me suis engagé à vous faire une Relation succinte, & non un Journal embarassé de circonstances ennuyeuses ; je ne vous parleray point jour par jour des travaux des ennemis, que l’on incommodoit continuellement tant par le feu de la mousqueterie du chemin couvert & de la Lunette de la Porte de France, que par celui de nostre canon. Je me contenteray de vous faire un recit simple des actions les plus remarquables pendant le cours de l’industrieuse deffense de cette Place.

Depuis le jour de l’ouverture de la tranchée jusqu’au 19. il ne se passa rien de remarquable, que la continuation des travaux des assiegeants, & l’ouverture d’une autre tranchée sur le chemin de Wolmesheim, à nostre droite, où ils firent deux batteries dont ils ne tirerent presque point.

Le 20. pour incommoder davantage leur tranchée, & les prendre à revers, Mr de Laubanie, escorté d’une Compagnie de Grenadiers, alla luy-mesme placer quatre pieces de canon sur la digue du Canal, dont ils furent tres-incommodez. Il fit avancer dans son jardin cette Compagnie, soûtenuë de nostre grande garde de Cavalerie, sur laquelle les ennemis tirerent pour la premiere fois du canon, des batteries dont ont vient de parler.

Le 21. Mr de Laubanie, que la foiblesse de la Garnison empeschoit de faire faire des sorties aussi frequentes qu’il auroit voulu, (crainte de perdre au commencement du Siege ses meilleurs Soldats) resolut d’en hasarder une de cent hommes détachez des Grenadiers commandez par Mr de Saint-Ville, qui marcha droit aux deux sappes que les ennemis avoient poussées sur la capitale de la lunette. Nos Grenadiers furent d’abord reçus avec un feu épouventable ; mais Mr de Saint-Ville qui estoit à leur teste, estant entré avec fierté dans les sappes, il les nettoya en peu de temps. Tandis que nos Travailleurs, malgré le feu terrible des boyaux voisins, combloient ces sappes, une troupe d’infanterie & quelques Escadrons ennemis s’avancerent pour couper nos Grenadiers ; mais leurs boyaux leur bouchant le passage, & nostre canon, qui en emportoit beaucoup, les tenant en respect, nos troupes eurent le temps de faire une heureuse retraite, aprés avoir fait au-delà de ce qu’on pouvoit attendre d’une si petite troupe. Nostre perte y fut tres-mediocre, & celle des ennemis de plus de deux cent hommes. Mr de Marcey, Brigadier, qui estoit sorti sur la droite, fut blessé à la jambe.

Mr de Laubanie ne discontinuoit pas cependant de visiter jour & nuit tous les Postes. Il alloit arranger luy-même la mousqueterie du chemin couvert, pour tirer sur les endroits où il prévoyoit que les ennemis travailleroient pendant la nuit ; & il y faisoit faire un feu de canon & de bombes, tel que l’œconomie qu’il falloit avoir dans la consommation que la quantité de poudre que nous avions montant à cinq cent cinquante mille livres, le pouvoit permettre, voulant l’étendre à une longue défense ; ce qui l’obligea même de faire cesser le feu du gros canon pendant un mois.

Le 22. un Deserteur nous rapporta que le Roy des Romains estoit arrivé ce jour-là au Camp, & que le Prince Louis de Baden commandoit sous ses ordres, l’Armée assiegeante. Le 26. Mr de Laubanie envoya un Trompette au Camp, pour demander le quartier du Roy des Romains, afin de deffendre à ses Canonniers de tirer de ce costé-là. Le Prince Louis de Baden luy fit une réponse civile, par laquelle il luy marquoit que le Roy luy estoit obligé, & qu’il n’avoit point de poste fixe.

Le 27. Mr de Laubanie satisfait du succés de sa sortie precedente, commanda Mr de Bois-fermé, Colonel, à la teste des deux Compagnies de grenadiers de son Regiment, de deux de Toulouse & de quatre piquets, chacun de cinquante hommes, accompagnez de trois cent Travailleurs pour sortir sur l’extremité de la tranchée, & en prendre les revers. Nos troupes marcherent avec une audace admirable, & aprés avoir essuyé un feu terrible des ennemis, entrerent dans leurs tranchées qu’elles comblerent bien-tost de corps morts, & pousserent jusqu’à une grande batterie que les assiegeants avoient en arriere, & dont ils n’avoient pas encore tiré. Pendant ce temps-là nos Travailleurs combloient leurs travaux, & nostre Cavalerie qui estoit sortie à nostre gauche, repoussa celle des ennemis qui venoit à leur secours, jusqu’au ruisseau derriere la Chapelle, en culbuta & tua plusieurs, malgré tout le feu de la mousqueterie des boyaux voisins. Nous n’eûmes pas plus de 30. hommes tuez ou blessez en cette occasion qui en cousta plus de trois cent aux ennemis ; mais nous y fîmes une perte considerable en la personne de Mr de Bois-fermé dont le merite & la valeur estoient recommandables. Il eut les deux jambes cassées, dont il mourut quelque temps aprés. Mrs de Roche-Colombe & de Verdal, qui commandoient les Compagnies de Toulouse, furent blessez en se retirant, & se signalerent ainsi que Mrs de la Tour & Deschamps, Capitaines des Grenadiers de Boisfermé, & plusieurs autres Officiers. Comme le détail de ces belles actions me meneroit trop loin, si j’entreprenois de le faire, vous me permettrez de les passer sous silence.

Le 28. Mr de Laubanie fit faire un retranchement de poutres à creneaux dans la Demilune de l’attaque, avec un chemin couvert. Les reduits des Places d’armes du chemin couvert de l’attaque furent achevez ce mesme jour ; & sur les six heures du soir, l’armée des ennemis sur deux lignes, à la hauteur de Bellikum, fit une triple décharge de soixante pieces de canon, & de toute la mousqueterie, en réjoüissance de la reddition d’Ulm.

Le premier Octobre, environ les neuf heures du matin, les ennemis commencerent à canoner la Lunette de la Porte de France, & nos batteries pour les demonter, avec trois pieces de canon qu’ils avoient en batterie sur le front gauche de l’attaque.

Le 3. Mr de Castelet, Colonel, à la teste des Compagnies de Grenadiers d’Angoumois, de Hessy, de Ponthieu, de Savigny, de Castelet & de cinquante hommes, eut ordre de Mr de Laubanie de faire une sortie sur le ziguezague de la contregarde droite : ce qui s’executa sur le midy ; mais aprés un quart d’heure de combat, la blessure mortelle du Lieutenant Colonel de Savigny ayant ébranlé quelques nouveaux Soldats qui entraînerent le reste ; Mr de Castelet, qui estoit entré dans le boyau des ennemis l’épée à la main, ne se trouva suivi que de quelques Officiers qui n’avoient pû r’assurer leurs troupes. Mr de Laubanie voyant ce desordre du chemin couvert, où il estoit ainsi qu’à toutes les sorties precedentes, fit donner sur le champ le signal de la retraite. Cette action quoique moins belle que les précedentes, ne laissa pas de déranger le travail des ennemis, & de leur coûter plus de cent hommes.

Jusques au 7. les assiegeants ne firent que pousser leurs tranchées, sur lesquelles ont fit plusieurs petites sorties avec assez de succés ; & ce jour là, ils tirerent d’une nouvelle batterie à nostre droite, de trente pieces de canon, dont ils tâchoient de demonter nos batteries de la droite & endommageoient beaucoup la Ville, aussi-bien que de leurs bombes ; en sorte qu’il n’y a pas une maison qui n’en ait esté ruïnée. Mr de Laubanie cependant continuoit d’harceler les ennemis toutes les nuits par de frequentes sorties sur leurs sappes, dont on rapporta plusieurs fois des gabions & des habits ; ce qui ne retardoit pas peu leurs travaux.

Enfin, les ennemis voyant que tout le feu de leur canon ne pouvoit nous obliger à abandonner la Lunette de la Porte de France, ils prirent le parti de l’attaquer de vive force, la nuit du 9. au 10. environ minuit. Leur brusque attaque chassa d’abord cent hommes qui y estoient de garde, tant dans le fossé que dans le corps de l’ouvrage ; mais Mr de Laubanie s’estant porté au chemin couvert, il fit aussi-tost marcher huit Compagnies de Grenadiers, qui rentrerent par divers costez dans cette piece, tomberent sur les ennemis qui commençoient à s’y retrancher & à chercher nos mines, & enfin les chasserent aprés un quart d’heure de combat, qui leur coûta plus de quatre à cinq cent hommes. Mrs Buffle, Capitaine Suisse, de la Tour, Deschamps, Bouchon & S. Clare y firent des actions dignes d’admiration.

Le lendemain, les ennemis irritez de l’affront qu’ils avoient reçû la veille, revinrent attaquer cet ouvrage sur les huit heures du soir, en beaucoup plus grand nombre, & s’en rendirent les maistres ; mais le feu ayant pris à un Magasin de grenades, par un accident qu’on n’a pû sçavoir, ils crurent apparemment qu’on faisoit joüer des mines, & cette terreur panique les fit retirer avec precipitation du corps de cet ouvrage, où la Compagnie des Grenadiers de la Tour du Regiment de Boisfermé, & quelques détachemens rentrerent aussi-tost. Mr de Laubanie attiré par le bruit de l’attaque se transporta au chemin couvert, & apprit, à son arrivée, que les ennemis s’étoient encore rendu maistres de cet ouvrage. Il donna à l’instant de nouveaux ordres pour le reprendre ; mais une bombe qui tomba prés de luy, & dont il fut mal averti, le couvrit de tant de terre & de pierres qu’il en fut defiguré, en perdit l’usage de ses yeux, & fut blessé au dessous de l’estomach. Ce funeste accident l’obligea de se faire remporter, & il y eut tant de confusion dans le commandement, qu’on ne pût executer ses ordres. En abandonnant cette piece, on mit le feu à trois fourneaux qui malgré la deffiance des ennemis, firent assez d’effet, & dans la suite ils s’y retrancherent.

Mr de Laubanie, qui non-obstant la vive douleur qu’il ressentoit de ses blessures, & sur tout aux yeux, n’en avoit pas moins d’attention à la deffense de la Place, craignant que les ennemis ne vinssent le lendemain attaquer le chemin couvert, de la mesme maniere, mit toutes les Troupes de garde au chemin couvert, dans les Places d’armes & dans leurs retranchemens, les intervalles estant suffisamment deffendus par le feu des ouvrages superieurs ; mais les ennemis prévenus que le chemin couvert estoit bordé de mines, & que les retranchemens des Places d’armes n’estoient pas insultables, n’oserent jamais y venir qu’à la sappe, ce qui leur fit consommer un temps considerable.

J’oubliois à vous dire que Mr de Laubanie ayant reçu un Trompette de la part de Mr de Thungen, par lequel ce General le prioit de luy renvoyer les prisonniers que nous avions faits tant à la premiere action de la Lunette, qu’à des sorties, du nombre desquels estoit le Comte d’Eck, & plusieurs autres Officiers, il les renvoya genereusement le lendemain.

Le 12. les Ennemis connoissant le peu d’effet de leurs grandes batteries à la droite & à la gauche du front de l’attaque, & qu’elles leur consommoient d’ailleurs une grande quantité de munitions, ils en firent cesser presque tout le feu, & ne se servirent plus que de quelques batteries qui tiroient à ricochets, & sur tout d’une, à l’extremité de leur droite, qui nous incommodoit beaucoup. Ils ne s’attacherent plus qu’à pousser leurs sappes aux Places d’armes du Chemin couvert qu’ils ne pouvoient esperer de gagner par une autre voye, à moins que d’y sacrifier un nombre infini de Troupes. Il est sûr cependant que nos bombes, nos grenades & les pierres jointes au feu continuel de nostre petit canon & de la mousqueteries, leur causoient tous les jours de grandes pertes, comme nous l’avons sçû de leurs prisonniers, & même de leurs deserteurs. Il se faisoit aussi toutes les nuits des sorties dont nos soldats rapportoient des gabions & des depoüilles des ennemis, qui n’oserent tenter de se loger sur le parapet du chemin-couvert, que le 17. Octobre, aprés trente trois jours de trenchée. Ce jour-là, à sept heures du soir, ils se présenterent au nombre de quatre cent comme on là sçû depuis, à l’angle saillant de la Place d’armes qui est derriere la Lunette qu’ils nous avoient prise & poserent plusieurs gabions sur les deux faces ; mais les deux Compagnies des Grenadiers de Vermandois, avec cent hommes de garde, soûtenuës des Places d’armes voisines, les repousserent avec tant de valeur, malgré le feu terrible qu’ils faisoient, qu’ils y perdirent prés de trois cent hommes ; qu’on leur enleva leurs gabions, & qu’on les empêcha de faire ce logement.

La nuit du 18. au 19. on fit encore une sortie de trois Compagnies de Grenadiers, qui eut tout le succés qu’on en pouvoit attendre, & l’on peut dire avec justice, que Mr de Laubanie quoiqu’accablé de douleurs, n’oublioit rien de ce qui pouvoit rendre sa deffense aussi industrieuse que vigoureuse. Dans le temps que les ennemis estoient plus éloignez de la Place, il les avoit éclairez par des Charettes pleines de gros bois goudronné, qu’on poussoit à la droite & à la gauche de l’attaque ; & dans le centre, il faisoit porter des barils ardents auprés de leurs travaux ; en sorte qu’ils estoient aussi éclairez que de jour. Et lors qu’ils estoient au pied du glacis, il faisoit jetter des fascines goudronnées au-delà des angles saillans des Places d’armes.

La nuit du 23. au 24. les ennemis tenterent encore (mais inutilement) de se loger à l’angle de la Place d’armes du chemin-couvert de la contregarde gauche. Ils jetterent dans cette Place d’armes quatre à cinq mille grenades ; on leur en jetta aussi, mais en beaucoup plus petit nombre, d’autant plus qu’il n’y en avoit que vingt-huit mille dans les Magasins, qui auroient esté consommez en peu de jours. Les ennemis ne discontinuoient ny nuit, ny jour de nous envoyer des bombes, des pierres, des Perdreaux ou doubles grenades & des barils foudroyants ; ce qui faisoit tous les jours diminuer considerablement la Garnison.

Du 24. au 25. le Mineur ennemi ayant decouvert une de nos mines, sous l’angle saillant de la Place d’armes du chemin-couvert de la Demi-lune de l’attaque, il le fit sauter sans autres succés que d’enlever quelques palissades & de blesser quatre soldats ; car cent hommes de Boisfermé qui estoient dans cette Place d’armes, soûtenus d’une Compagnie de Grenadiers de Vermandois que commandoit Mr de S. Ville, & les troupes des Places d’armes voisines firent un si grand feu, pendant toute la nuit, sur les travailleurs des ennemis, qu’ils ne purent jamais parvenir à se loger sur cet angle.

Ils avoient une batterie qui tiroit à ricochets à nostre droite, & qui nous inquiétoit beaucoup parce qu’elle tiroit de temps en temps aux Ecluses de l’entrée des eaux, mais avec peu de succés.

Le 26. à huit heures du matin, Mr de Valliere, Capitaine de Mineurs, homme de capacité & de valeur, eut ordre de faire joüer une mine, qui étoit à l’angle saillant de la Place d’armes du chemin couvert de la contregarde gauche, & sur laquelle l’ennemi avoit alors un logement qui paroissoit fort plein de monde. Cette Mine fit un effet merveilleux, malgré les lentes précautions que les assiegeans prenoient pour la découvrir. Elle en enleva un grand nombre, & en jetta quatorze en deça de nos palissades avec deux Capitaines, dont l’un mourut sur le champ, & l’autre fut porté dans la Ville, où il est mort de ses blessures, aprés avoir dit qu’il y avoit sept cent Travailleurs sur ce logement ; qu’il croyoit qu’ils y estoient presque tous peris. Nous avons sçû depuis que les ennemis y ont perdu plus de trois cent hommes.

Aussi-tost que cette Mine eût joüé, nostre canon, nos bombes & nostre mousqueterie firent un grand feu sur ce logement, où ils revinrent cependant se rétablir quelque temps aprés, à la faveur d’un grand feu qu’ils faisoient aussi de leur costé.

Le même jour, Mr de Laubanie voulant employer utilement toute sa Garnison, ordonna à la Cavalerie de faire la garde de la Place, & se fit donner des états nouveaux des troupes de la Garnison en estat de servir, & elle se trouva si diminuée, qu’en tout elle ne faisoit que trois mille hommes.

Du 26. au 27. les ennemis se logerent malgré nostre feu, sur les deux faces de la Place d’armes saillante à l’angle de la contregarde droite, & Mr de Laubanie ne laissa plus dans ce retranchement que vingt-cinq hommes de cinquante qui y estoient, à cause du grand nombre de grenades dont ils estoient accablez. Les vingt-cinq autres demeuroient à l’abri dans le fossé. Les ennemis firent la même manœuvre à la Place d’armes de l’angle flanqué de la contregarde droite, où ils parurent depuis chercher la mine, ce que souhaittoit Mr de Laubanie pour leur faire perdre du temps.

Du 28. au 29. les ennemis commencerent à travailler à une batterie sur la face gauche de la Place d’armes de l’angle de la contregarde gauche, dont nous gardions toûjours fierement le retranchement, quoique si prés les uns des autres, que nos soldats parloient à ceux des ennemis & leur jettoient du pain.

Le 30. Octobre, sur les neuf heures du soir, les ennemis firent sauter les retranchements de la Place d’armes, à l’angle saillant de la contregarde gauche, par le moyen d’un fourneau, qui fit perir un Lieutenant de Vermandois & onze grenadiers, le reste se sauva. Ainsi nous pouvons dire que jusqu’au quarante sixiéme jour de trenchée ouverte, nous n’avons pas abandonné un seul poste du chemin-couvert aux ennemis, qui se logerent cette nuit là, dans cette Place d’armes.

Le 31. on voulut faire joüer une mine sous une batterie que faisoient les ennemis, à la gauche de la Place d’armes saillante de la contregarde gauche, mais la mine se trouva éventée, & Mr de Laubanie craignant qu’un semblable accident n’arrivast à celle qui étoit sous l’angle rentrant de la Place d’armes entre la contregarde gauche & la Demi-lune de l’attaque, s’il laissoit aux ennemis le temps de la trouver, il ordonna d’y mettre le feu à huit heures du matin, ce qui reussit parfaitement bien, & causa une grande perte aux ennemis. On en fit encore joüer une autre à la Place d’armes de la face gauche saillantes de la contregarde à droite, avec autant de succés que la précedente.

Mr de Laubanie commença alors à ne plus laisser que sept hommes & un Sergent dans les retranchements des Places d’armes saillantes, & trente dans les rentrantes de la Demi-lune, craignant que le Mineur ennemi ne les fist sauter. On observoit cependant son travail avec grand soin, par des puits que nos mineurs avoient faits dans ces retranchements pour l’écouter.

Le premier Novembre, nous fîmes joüer une mine sous l’angle de la Place d’armes rentrante, à la gauche de la Demi-lune, qui renversa encore le logement des ennemis avec beaucoup de perte pour eux, & jetta même de leurs soldats dans nos contregardes, & en même temps toute notre artillerie & nostre mousqueterie firent un feu terrible sur ce logement.

Du 2. au 3. les ennemis firent joüer une fougasse à l’angle de la Place d’armes saillante de la Demi-lune de l’attaque ; le Mineur ennemi n’ayant pas osé pousser son fourneau plus avant, de crainte de rencontrer le nostre qui alloit au devant de luy, & qui l’avoit apparemment entendu : mais il n’y avoit personne alors dans ce retranchement, & les ennemis se logerent sur les deux faces de cet ouvrage.

Les ennemis s’établirent de cette sorte dans le chemin-couvert ; mais quoiqu’ils fussent maistres de tout le front de l’attaque, depuis la Place d’armes saillante de la contregarde gauche, jusqu’à la Place d’armes saillante de la contregarde droite ; nous occupions encore la rentrante de la droite de la Demi-lune de France, quoyqu’au milieu du feu des ennemis.

Le 4. les ennemis commencerent à battre en breche avec huit pieces de canon sur la contrescarpe de l’angle saillant de la contregarde gauche, & ce mesme jour-là on fit encore joüer trois mines sur le glacis de la contregarde droite, avec beaucoup de succés, & sur tout la derniere qui fit perir beaucoup de monde. Les assiegeans continuerent de faire des batteries le long du chemin couvert d’une contregarde à l’autre ; en sorte que le 8. ils battoient en breche la Demi-lune, les deux contregardes, la Tenaille & la Courtine de la Porte de France avec soixante-cinq pieces de canon & soixante & quinze mortiers ou pierriers.

La Place d’armes rentrante de la gauche de la Demi-lune ne fut enfin abandonnée que la nuit du 8. au 9. & la communication de la Tenaille & de la Demi-lune fut plusieurs fois rompuë par le canon & les bombes des ennemis, & toujours raccommodée en diligence, aussi-bien que les autres ouvrages.

Un Espion rapporta à Mr de Laubanie que les ennemis avoient un grand nombre de doubles eschelles & de ponts dans leurs trenchées (dont cependant ils ne firent aucun usage) & qu’ils étoient fort inquiets de ce qu’on ne mettoit point d’eau dans les fossez, ce qui leur faisoit toûjours apprehender les mines.

Le 11. Mr de Laubanie ayant esté averti qu’on avoit vû vingt Bataillons ennemis entrer dans les trenchées, & craignant un assaut aux contregardes & à la Demi-lune qui estoient déja tres-ouvertes, les mines des assiegeants ayant d’ailleurs ouvert & applani la contrescarpe de la contregarde gauche ; ce qui leur facilitoit la descente du fossé, il fit mettre les eaux dans le grand fossé seulement, & tint toûjours le petit, du costé du corps de l’attaque, à sec, par une écluse qu’il fit faire à travers le batardeau de la sortie des eaux, dont on a tiré une grande utilité. Les ennemis voyant les eaux dans le fossé, renvoyerent leurs vingt Bataillons.

Le 14. les ennemis avoient achevé leur Pont de fascines dans le fossé de la face gauche de la Demi-lune, qu’on tenta inutilement d’emporter par le mouvement des eaux.

Le 15. sur les sept heures du soir, comme on relevoit la garde de la Demi-lune, on s’apperçut que les ennemis se logeoient sur la breche, ce que tout le feu qu’on fit sur eux ne pût empêcher. Le lendemain matin, on fit joüer des mines qui renverserent ce logement, où ils se rétablirent quelque temps aprés.

La nuit du 16. au 17. les assiegeants se logerent sur l’épaisseur du parapet de cet ouvrage, d’où ils jettoient un grand nombre de grenades dans le chemin-couvert interieur, & le retranchement de cette piece. La nuit suivante ils firent trois attaques pour enlever ce poste, mais ils y furent toûjours repoussez avec perte.

Le 20. nous apperçûmes une batterie que les ennemis avoient faite sur le parapet de la Demi-lune, pour nous obliger d’en abandonner le retranchement, dans lequel ils jettoient une grande quantité de bombes, & Mr de Laubanie se contenta d’en diminuer la garde, & fit tirer sans cesse d’une nouvelle batterie de quatre pieces de gros canon, qui ruïna celle des ennemis. Ils faisoient faire depuis quelques jours un feu continuel de toute leur artillerie, mais on n’abandonna point le retranchement de la Demi-lune, qu’à la reddition de la Place.

Le même jour au matin, le Pont des ennemis à la face droite de la Contregarde gauche nous parut achevé, & nôtre Mineur de garde dans la contremine entendit travailler celuy des ennemis. Sur les neuf heures du soir, ils se logerent sur l’angle saillant de cet Ouvrage, à la faveur de quantité de Grenades qu’ils jettoient dans les retranchemens palissadez, dont cette partie estoit toute coupée. Une de leurs grenades tomba malheureusement à la porte d’un Magasin qui nous fit sauter, & enterra plus de cent hommes, du nombre desquels estoient les deux compagnies de grenadiers de Boisfermé avec Mrs de la Tour & Deschamps leurs Capitaines, & Mr des Arennes Lieutenant Colonel de Vermandois qui commandoit dans cette Piece. Ils furent tous jettez dans le petit fossé, mais malgré les contusions qu’ils receurent, ils remonterent dans la contregarde pour rassurer les troupes. Ce fâcheux accident nous mit cette nuit-là environ deux cent hommes hors de combat ; mais la fougasse que nostre Mineur fit joüer quelque temps aprés, pour étouffer le feu des ennemis, l’ayant mis à des poudres, dont apparemment ils vouloient se servir pour charger leur mine, ne leur causa pas une moindre perte. Nôtre canon ne discontinuoit pas cependant de tirer sur les passages & sur le logement des ennemis.

On tenta d’ébranler leurs Ponts, en ouvrant tout d’un coup les écluses de la sortie des eaux, mais leur peu de largeur nous fit connoître pour la seconde fois qu’on n’y devoit faire aucun fond.

Le 22. au matin, comme on avoit entendu les jours precedens le Mineur ennemi travailler à la contregarde droite, l’on fit joüer une fougasse pour écraser sa galerie. Mr de Laubanie ne pouvant souffrir les ennemis tranquilles, ordonna sur les six heures du soir à un detachement de cinquante Grenadiers, commandé par Mr de Bruinieres, Capitaine dans Toulouse, & homme de valeur & de merite, d’aller chasser les ennemis de leur logement sur l’angle de la contregarde gauche, mais ces Grenadiers furent reçus par une si grande quantité de grenades, qu’ils furent obligez de se retirer dans leur retranchement. Mr de Bruinieres fut blessé mortellement en cette action, une heure aprés laquelle les ennemis ne pouvant plus rien attendre de leur mine à la contregarde de la droite, dont la galerie avoit esté défaite par nostre fougasse, prirent le parti de se loger sur la breche de vive force. Sur les neuf heures du soir, les troupes de Brandebourg s’y presenterent en bon nombre, venant droit à nos retranchemens, mais elles furent reçuës avec un si grand feu, tant de cette piece que du rempart & de la Tour bastionnée, que ce qu’elles purent faire fut de se retirer dans le logement que leurs travailleurs leur avoient fait le long du parapet exterieur de la breche. Pendant deux heures que dura cette action, Mr de Savigny, qui y commandoit y fut blessé, & ne voulut cependant point se retirer, encourageant toûjours nos troupes à une vigoureuse resistance. Nous y eumes quelques Officiers, & environ cent soldats hors de combat, & les ennemis de leur aveu ont eu en cette occasion plus de deux cent hommes tuez ou blessez.

Le 23. au matin Mr de Laubanie voyant les ennemis logez sur les deux contregardes & sur la demi-lune, considerant le peu de deffense qu’il devoit attendre d’une garnison foible & consumée par le travail d’un long siege, & reflechissant d’ailleurs qu’il n’avoit point de secours à esperer, il fit assembler les principaux Officiers de la garnison, pour leur demander leur avis sur la conjoncture presente, & la force de chaque Regiment. Toute la garnison ne se trouva que de deux mille hommes en estat de servir, y compris les Canoniers, les Bombardiers, les Mineurs, & le bataillon d’Angoumois, avec les deux Compagnies franches, (tout cela estoit employé uniquement au service de l’Artillerie) en sorte qu’il ne restoit plus que quinze cent hommes. Il en falloit prendre sur ce nombre deux cent pour la garde du Fort, & quatre cent pour l’entrée & la sortie des eaux, & pour les Places d’armes du chemin couvert de la droite & de la gauche du front de l’attaque, de maniere qu’il ne restoit plus que neuf cent hommes pour la deffense de l’attaque, la plûpart soldats de recruës, les plus braves ayant esté tuez, & les Compagnies des Grenadiers aïant été renouvelées plusieurs fois. Le sentiment unanime ayant esté de capituler, Mr de Laubanie ordonna à Mr du Gasquet de faire battre la chamade, ce qu’il executa à dix heures du matin. Mr le Prince d’Anhalt, General des troupes de Brandebourg qui commandoit la tranchée, s’avança à la breche, & répondit à Mr du Gasquet qu’il alloit informer le Roy des Romains de ses intentions. Aprés midy les Ostages furent envoyez de part & d’autre, & le lendemain dés le matin, on envoya les articles de la Capitulation, qui furent signez le 25. & les troupes Imperiales prirent poste à la porte d’Allemagne, aux deux Contregardes & à la demi-lune. On peut dire avec verité, que les troupes ont rempli leur devoir avec beaucoup de zele pendant ce siege, & que les Régimens de Vermandois, de Toulouse, de Boisfermé, & de Hessy, y ont soûtenu avec éclat leur reputation, aussi-bien que les compagnies de Galiottes qui se sont fort signalées. Plusieurs personnes de distinction y ont esté tuées ou blessées, & nous avons perdu beaucoup de monde pendant ce siege. Quant à la perte des ennemis, ils la font monter à dix mille hommes, & ils nous ont avoüé, qu’ils auroient esté contraints de lever le siege s’ils n’avoient eu un temps si favorable, qu’il n’a pas plû plus de trois jours pendant tout ce siege.

Comme c’est par ordre de Mr de Laubanie que j’ay écrit cette Relation, je ne dirai rien de luy, de peur d’offenser sa modestie. Il est d’ailleurs au dessus de tout ce que j’en pourrois dire.

Voila ce que contient la Relation qui a esté apportée à la Cour par Mr de Genonville Ingenieur en chef, & qui a eu beaucoup de part à la glorieuse deffense de Landau. Elle ne dit rien de la Capitulation. Vous sçavez que le Roy des Romains a accordé à Mr de Laubanie toutes les marques d’honneur qu’il pouvoit souhaiter pour une garnison, qui n’a pas manqué un seul jour à se couvrir de gloire pendant tout le cours d’un tres-long siege. Vous sçavez aussi qu’elle a esté conduite à Strasbourg, ainsi je ne vous en dirai pas davantage sur cet article.

[Suite du Siege de Gibraltar, contenuë en plusieurs Relations] §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 239-279.

Je vous envoy la suite du Siége de Gibraltar par relations, ainsi que j’ay commencé à vous en envoyer dans ma derniere lettre. Vous apprendrez beaucoup mieux par là tout ce qui s’est passé à ce Siége que vous ne feriez par un simple Journal qui marque des faits nuëment & sans étenduë, & qui n’est souvent l’ouvrage que d’une seule personne au lieu qu’il est impossible quand on en a plusieurs relations que l’on ne trouve pas dans les unes ce qui est oublié dans les autres ; ainsi ce n’est que par le grand nombre & la diversité des relations qu’on peut apprendre au vray & à fond tout ce qui s’est passé dans un Siége & en découvrir jusqu’aux moindres particularitez, & même celles qui sont les plus cachées.

Au Camp devant Gibraltar le 15. Novembre 1704.

Je vous ay mandé par ma derniere Lettre qu’il me paroissoit que nous prendrions la Ville & qu’insensiblement nos Trenchées finissoient & que nos batteries seroient parfaites en peu de temps ; mais cela n’a pas esté tout-à-fait comme je le pensois puisque nous avons encor 20. ou 22. piéces à placer dans les plattes formes ne sont pas encore achevées ; on nous les promet pour la fin de cette semaine, en attendant que sept Canons de la grande baterie qui ont esté placez il y à déja quelques temps ayent renversé un bastion & demonté les Canons de ce bastion pour battre la courtine où l’on pretend faire la principale brêche ; car à present nous n’avons plus d’autre ressource pour la prise de la Ville que d’y monter. Il y avoit deux autres projets pour forcer la Place qui ont manqué ; le premier estoit de Mr de Pointis : projet bien imaginé & dont l’execution auroit fait son effet sans l’arrivée des Vaisseaux Anglois qui sont icy depuis huit jours. Je croy vous avoir dit que ceux de Gibraltar attendoient un secours de Troupes & de Munitions. L’arrivée subite de 15. Vaisseaux de guerre & de 10. autres bâtimens nous persuaderent que c’estoit le secours ; mais nous avons appris que c’estoit des Vaisseaux de Lisbonne qui venoient les rassurer, en attendant ledit secours, & que de là ils iroient tous chercher leur flotte de Smirne. Les Navires parurent à l’entrée de la rade dans le temps qu’on les attendoit le moins, le vent leur estoit si favorable & estoit si frais qu’il ne permit pas à quatre de nos fregattes & à deux prises que nous avions de sortir hors la rade, elles furent contraintes de se brûler hors une qui voulut hazarder le passage & qui fust prise ; cela nous causa un chagrin mortel. Mr de Pointis devoit joindre le lendemain 1500. hommes arrivez dans 50. ou 60. bateaux où chaloupes pour debarquer de l’autre costé de Gibraltar, en un lieu que l’on nomme Nôtre Dame d’Europe ; il avoit pris toutes les mesures necessaires pour la réüssite de son entreprise, & je croy qu’il auroit, eu l’honneur de cette affaire ; mais les Anglois ont empesché cette execution. Mr de Villadarias, General de ce pays, avoit un autre projet. Vous sçavez que cette Ville est bastie au pied d’une haute montagne tout escarpée du costé du Nord & de l’Est, & que l’on ne peut aller à la place que par un seul endroit assez étroit ; c’est par cet endroit qui est des plus escarpez qu’il voulut prendre la Ville ; il choisit pour cette execution un jeune Colonel, son parent & cinq cens hommes de bonne volonté dont estoient plusieurs Officiers Espagnols & quelques Soldats Vallons. Ils arriverent au lieu escarpé & se partagerent en deux endroits ; mais le lieu est si peu accessible qu’à la pointe du jour la moitié de leurs gens seulement arriva en haut. Les Sentinelles avancées furent tuées d’abord & le Colonel qui fut pris cria à ses gens de se sauver. Mr de Pointis n’arriva au pied de la montagne que lors que les fuyards estoient descendus ; mais il n’avoit pas plutost esté averti de ce qui se passoit ; quoy que nous montions la tranchée de trois jours l’un, il est surprenant que nous ayons perdu si peu de monde ; mais par bonheur on nous tire d’en haut. Nous travaillons fortement à la grande batterie, je ne doute pas que les Anglois ne soutiennent l’assaut, nous comptons que cela sera fini dans ce mois. Mr de S. Estienne Capitaine de Grenadiers courut risque d’estre tué hier matin, il estoit assis le long du parapet de la trenchée ; mais par bonheur il avoit une blinde faite de 2. ou 3. facines pour le garantir des pierres que l’on tire des mortiers, un éclat de bombe tomba dessus lui, lui effleura le bras & luy tomba sur la cuisse, on l’a crû cassée, mais il en est quitte pour les 2. plus terribles contusions qui se soient veuës. On luy a ouvert la cuisse & le bras en luy donnant plusieurs coups de rasoirs ; mais l’on croit qu’il en sera quitte pour le mal. Il pensa estre écrasé des pierres qui tomberent sur une tente de Chirurgiens, où on le porta ; elles venoient d’un Moulin à poudre où le feu se mit & fit beaucoup de desordre. On dit qu’il y a eu prés de 100. hommes tuez ou blessez & beaucoup plus d’Espagnols que de nos gens ; je croy même que le mal n’est pas si grand.

Le Projet de nostre Dame d’Europe est manqué. L’on a fait venir 700. hommes des troupes & les Officiers & les Matelots, & plusieurs Officiers s’en retournent à Cadix.

Voilà, Monsieur, l’estat où nous sommes, il faut esperer que tout ira bien & que nous sortirons d’icy heureusement. Mr de Pointis à donné ordre de sortir nos Vaisseaux du Pontal ; je ne sçay s’ils les fera venir icy, il est sur qu’ils seroient capables de batre ceux qui sont dans cette rade. Trois canons que nous avons mis en batterie sur la mer ont fait lever l’ancre à une fregate qui nous canonoit & à une Galiotte à Bombes ; tellement qu’à present nous avons en batterie 7. gros canons 8. autres qui continuent qui y sont de ce matin, 3. qui battent la mer & 3. autres qui battoient un ouvrage avancé qui a esté demoly avec 5. Canons de la grande batterie, on en ajoutera 12, autres ; la Courtine commence à estre endommagée, 3. Canons en sont déja demontez. Voilà où nous en sommes.

À Cadix, à Bord de l’Eclatant, le 16. Novembre 1704.

Le 8. de ce mois, une batterie de 7. Canons commença à tirer contre le Bastion avec beaucoup de succés, & on comptoit pour assuré ce jour-là d’emporter cette Place dans huit jours au plus tard ; mais le lendemain arriverent à Gibraltard 16. Vaisseaux Anglois & Hollandois, qui y moüillerent vers les 5. heures du soir. Nos Fregattes voulurent appareiller si-tost qu’elles les apperçûrent, pour se sauver dans la Méditerranée ; mais les vents étant forcez au sud-ouest, elles ne purent doubler le Cap de Nôtre-Dame de l’Europe : il n’y eut que l’Etoille, qui malheureusement doubla ; car un Vaisseau ennemi la joignit peu aprés, & la prit aprés un combat aussi rude qu’inégal. Les autres voyant qu’il étoit impossible de se sauver, vinrent s’échoüer à terre, où ensuite elles se brûlerent. Mr de Feuquieres qui commandoit l’Oiseau, arriva hier icy, & nous apprit toutes ces nouvelles. L’Oiseau, l’Hercule, le Croissant, la Sybille, & les deux prises ont été brûlées, & l’Etoille a été prise. Toutes nos Chaloupes étoient dans la riviere hors d’insulte des ennemis ; elles y sont encore. Quoique ce secours donnast beaucoup d’esperance & de joye aux Assiegez, cependant la Ville étoit peut-être prise le lendemain, si une entreprise qui avoit été bien imaginée, avoit réüssi. Mr de Villadarias & Mr de Pointis sçavoient seuls une petite route par la montagne, par laquelle on pouvoit assaillir les Assiegez dans leurs Retranchemens, & entrer dans la Ville. La chose étoit concertée pour le 10. de ce mois. Nos Chaloupes qui étoient déja toutes prêtes pour ce grand assaut, devoient faire ce jour-là cinq differentes attaques du côté de Nôtre-Dame de l’Europe, & il est vraisemblable que la Ville auroit été emportée d’assaut ce jour-là, sans l’arrivée des Vaisseaux ennemis, qui fit changer tout ce projet, ou du moins le surseoir, & le remettre à un autre temps ; cependant le 10. Mr de Villadarias commanda Mr de Bouquaro Colonel Espagnol, pour aller avec 500. hommes, par le petit sentier de la montagne qu’il luy montra, & pour y monter de nuit, afin qu’au point du jour, il surprît les Ennemis. La chose étoit bien concertée. Le 10. à la petite pointe du jour, nos 500. hommes Espagnols parurent sur la croupe de la montagne, & chargerent si brusquement les Ennemis, qu’ils les chasserent d’abord du Pasté, & s’avancerent toûjours, les faisant plier par tout où ils arrivoient ; mais toute la Garnison étant survenuë à l’allarmé, les Assiegez presserent à leur tour vivement nos Gens, qui furent obligez de faire retraite, n’ayant plus dequoy tirer, ni personne pour les soûtenir. Le Colonel qui les commandoit, aprés avoir fait paroître dans cette occasion toute la fermeté & toute la valeur d’un homme plein d’honneur, eut le malheur d’être tué ; & son frere qui ne s’est pas moins acquis de gloire en cette même occasion, fut pris l’esponton à la main, se battant avec fureur, aprés avoir essuyé plusieurs décharges de mousqueterie. Si cette affaire avoit réussi, nous aurions eu la gloire d’avoir emporté d’assaut Gibraltar, à la vûë du secours qui y étoit arrivé le jour precedent. Mr de Villadarias assure qu’il prendra la Ville malgré le secours ; Mr de Pointis est aussi de ce sentiment. Mr Ricouart arriva hier icy avec Mr de Feuquieres. Il m’a dit de faire distribuer sur l’Escadre, les Matelots qui viennent de Gibraltar ; ce sont les équipages des Fregates brûlées. Mr Ricouart & moy, travaillons avec diligence à faire fournir à nos Vaisseaux tout ce qui est necessaire pour les mettre incessamment en Mer, ce qui nous fait croire que nous pourrions bien encore tirer du canon, & donner un second combat. Pour peu que les Ennemis dégarnissent leurs Vaisseaux, on ne doute point que Mr de Pointis ne vienne reprendre icy les siens, & qu’il n’aille sur ceux des Ennemis devant Gibraltar ; ainsi nous voila encore à la veille d’une trés-rude action. J’espere, s’il plaît au Seigneur, de vous en mander encore l’agréable nouvelle ; car cette action ne peut que nous être avantageuse, étant certain que Mr de Pointis est maître de combattre ou de ne point combattre, & qu’il n’entreprendra rien qu’il ne soit sûr d’executer avec succés.

On ne dit point que les Vaisseaux ennemis ayent apporté des troupes pour Gibraltar, mais seulement des vivres & des munitions de guerre.

Quoyque la Lettre qui suit ne commence pas par des nouvelles du Siege de Gibraltar, je croy que comme elle en contient beaucoup, elle doit avoir icy son rang parmy les autres Relations de ce Siege.

De Madrid le 21. Novembre 1704.

Lundy passé 17. Monsieur le Maréchal de Tessé prit possession de la Grandesse de la premiere place que luy a donné Sa Majesté. L’usage est qu’un Grand conduise à cette Ceremonie celuy pour qui elle se fait, & on luy donne le nom de Parrein. Monsieur le Maréchal de Tessé avoit choisi pour le sien Monsieur le Duc de Veraguas, qui a esté Viceroy de Scicile. Il est magnifique dans tout ce qu’il fait, & il ne la jamais tant paru que dans cette occasion. Tous les Grands qui sont icy se sont trouvez à cette Ceremonie, & Monsieur le Duc de Veraguas leur donna ensuite, chez luy, une feste qui dura le reste du jour & une partie de la nuit. Plusieurs tables y furent servies avec un goût qui en égaloit la magnificence. Il y eut deux belles Comedies représentées par les deux Compagnies de Comediens de cette Cour. L’un de ces deux divertissemens avoit esté fait sur le sujet de cette feste. C’étoit une allegorie judicieuse & delicate sur l’union des deux Couronnes, & sur les avantages reciproques qui en reviennent aux deux Nations. Les éloges des deux Rois y étoient menagez avec beaucoup d’art & d’esprit, & Monsieur le Maréchal de Tessé dans un Prologue en Musique fut loüé avec beaucoup de delicatesse sur tous les succés qu’il a eu en Italie. La Musique y merita de grands applaudissements, & toute cette magnifique feste a eu l’approbation de tous ceux qui en ont esté, ou qui l’ont vûë.

Les nouvelles de Gibraltar du 13. de ce mois sont, qu’il estoit arrivé une Flote de vingt-deux voiles. Ce qui donna lieu à Mr de Villadarias & à Mr de Pointis de faire un mouvement, & de faire avancer leurs troupes du costé de la Place, pour ne les laisser pas exposées au feu de ces Vaisseaux. Sur les dix heures du matin, tous ces Vaisseaux se mirent sur une mesme ligne, & ils firent un feu continuel ; mais par bonheur nous avions déja en bon estat une batterie de dix pieces de gros canon placée avantageusement du costé de la baye. Cette batterie fit un feu continuel sur cette flote, & on y jetta une si grande quantité de bombes, qu’on l’obligea à se separer & à s’éloigner. Sur le soir, cependant, il revint une Fregate Angloise de trente-deux pieces de canon, qui canona nostre Camp pendant deux heures ; mais nostre canon l’obligea aussi de se retirer. Le lendemain sur les onze heures du matin, nostre batterie qui battoit en breche le Boulevart ancien de Saint Paul, cessa son feu, la breche y estant assez grande & telle qu’on la pouvoit souhaitter. On commança de battre en breche la Courtine. Et si la pluye pouvoit cesser nos travaux s’avanceroient bien d’avantage, & la Place pourroit estre prise plustost. On n’a pû empêcher que cette flote n’ait jetté quelques munitions dans la Place ; mais il n’y avoit aucunes troupes de debarquement, & il n’y en est point entré.

Celuy qui commande cette flote avoit envoyé ce même jour un Gentilhomme Anglois sur un petit Bastiment avec une banniere de Paix, pour demander l’échange des prisonniers, ce qu’on luy accorda. Ce Gentilhomme s’appelle Dom Hierome Santer, il a esté seize ans Consul de sa Nation, à Bilbao ou à la Corogne.

Le 14. quatre Biscaïens, Sujets de Sa Majesté, qui avoient esté faits prisonniers, & qui estoient sur un des Vaisseaux ennemis, se jetterent sur une Barque & vinrent à bord, sans que les ennemis s’en apperceussent. Ils confirmerent qu’il n’y avoit aucunes troupes dans cette Escadre, & qu’elle n’a point de provisions ; qu’ainsi elle ne pourra demeurer que peu de jours en mer. On sçait aussi par eux que le feu de nostre Camp avoit tué aux ennemis trente-six hommes, parmi lesquels il y avoit quelques Officiers. Le temps s’étoit mis au beau, & c’étoit tout ce que souhaitoient nos troupes. Les assiegez souhaitent un autre secours, s’il ne leur en vient pas un considerable, ils ne resisteront pas fort long-temps.

Monsieur le Duc d’Ossone qui est allé volontaire à ce Siege, & qui y signale sa valeur, a esté blessé. Il veut estre par tout, & il n’y a pas une occasion d’acquerir de la gloire où il ne courre avec un empressement digne de sa naissance & de son grand cœur. Il n’est pas moins aimé qu’il est estimé. Il s’est acquis par ses bonnes qualitez & par ses belles actions l’affection & l’estime de toutes les troupes des deux Couronnes.

De Cadix le 23. Novembre 1704.

C’est aujourd’huy que doivent sortir du Pontal les 14. Vaisseaux de France pour entrer dans la Baye, & les quatre Galions de Sa Majesté les suivront de prés. L’Almiranta est aussi en estat. Cette Flotte est destinée à l’attaque des seize Vaisseaux que les ennemis ont encore devant Gibraltar. Il seroit à souhaiter que nostre Flote les y trouvast encore. Mr de Pointis n’attendra plus pour aller à eux qu’un vent favorable : cependant on croit qu’il ne sçauroit mettre à la voile avant le 28. On nous écrit du Camp de Gibraltar que l’on crut remarquer le 17. que les ennemis faisoient entrer de leur gens dans la Place, mais en petit nombre : que les assiegez ne faisoient presque plus aucun feu : que presque tout leur canon estoit demonté : que toutes les fortifications du costé de la terre estoient à bas, & la Courtine de même, ainsi que le Pont-levis & une partie du Château. Toutes leurs batteries sont ruinées aussi, de sorte que du jour au lendemain on peut donner l’assaut, si on le trouve à propos, mais on croit que l’on attendra pour cela, que nôtre Flotte y soit arrivée.

Du Camp de Gibraltar, le 30. Novembre 1704.

Nous sommes bien prés de la Place, & nos ouvrages se sont avancez avec succés malgré tous les efforts des Assiegez. Ils ont recommencé de faire un grand feu, sur tout, du haut de la montagne, d’où ils nous incommodent un peu. Nous avons approché aussi nôtre artillerie pour battre quelques fortifications interieures qui deffendent la breche. Nous sommes déja à vingt pas ou environ du corps de la Place, & nous n’attendons plus que l’arrivée de nos Vaisseaux pour donner l’assaut. Les Ennemis firent avant-hier une sortie qui ne leur a pas réussi. On leur tua quelques soldats, & on les repoussa vivement. Nous vîmes hier trois des Ennemis avec des habits de couleur, qui descendoient le long de la montagne, portant chacun un fardeau sur leurs épaules. Un de nos Canoniers les visa si bien, que d’un coup de canon il les renversa, & les trois hommes & les trois balots roûlerent le long de la montagne avec tant de vitesse, que quelques-uns des nôtres y furent embarassez.

De Seville, le 2. Decembre 1704.

Les Lettres de Cadix nous apprennent que nos Vaisseaux sont tous en mer, & que Mr de Pointis n’attend plus que les troupes qui doivent s’embarquer avec luy. Elles devoient arriver incessamment, & il doit mettre à la voile dés qu’il les aura. Les 16. Vaisseaux ennemis sont encore devant Gibraltar, ainsi on est dans l’attente d’un grand combat. Bien des gens doutent cependant que la Flotte ennemie veüille attendre attendre la nôtre, & hazarder ce combat.

Extrait d’une Lettre écrite à Bord de l’Eclattant, le 23. Novembre 1704.

J’ay eu l’honneur de vous mander par l’ordinaire dernier, le désastre de nos Fregattes devant Gibraltar, mais aujourd’huy je vous apprendray les mesures que nous avons pris pour avoir nôtre revenche. Mr de Chavagnac Major-general, arriva icy le 16. avec des ordres de Mr de Pointis, pour assembler les Capitaines des Vaisseaux, & voir ce que l’on trouveroit à propos de faire pour chasser les Ennemis de Gibraltar. Tous les Capitaines furent d’avis, comme Mr de Pointis, qu’on mettroit nos Vaisseaux en état de sortir pour aller à eux, à quoy nous avons travaillé avec une diligence incroyable, & si bien que toute nôtre Escadre ayant des vivres embarquez pour jusques au dernier Janvier, on tint hier conseil pour sçavoir si nous sortirions le lendemain du Pontal, afin de nous mettre en rade : ce qui n’a pas été jugé à propos, à cause que nos soldats n’étoient pas encore arrivez de Gibraltar ; mais comme ils arriveront sûrement le 26. avec Mr de Pointis & Mr de Villars, qui doivent être icy sans faute ce jour-là, nous esperons mettre ce même jour en rade, & partir le lendemain ou le sur-lendemain, pour aller donner une vigoureuse aubade aux Vaisseaux Anglois & Hollandois, s’ils nous attendent, comme on le croit, se fiant sur ce qu’ils ont sçû que nous avions désarmé, & que nous ne pourrions être en état de tenir la Mer de plus d’un mois. Nous sçavons à present pour certain, que les Ennemis sont au nombre de 16. Vaisseaux de guerre, depuis 50. canons jusqu’à 70. dont ils en ont 5. ou 6. mais nous sommes 13. Vaisseaux depuis 50. canons jusqu’à 94. que porte le Lys : Nous avons outre cela 5. Galions qui viennent avec nous, dont 2. sont de 60. canons, 2. autres de 52. & l’autre de 42. ainsi nous voila 18. Vaisseaux de guerre, & 4. Brulots, 3. Navires Marchands François, ayant été pris en cette Rade pour cet effet, sur lesquels on a mis des Officiers de Marine. Si les Ennemis ont la bonté de nous attendre devant Gibraltar, vous pouvez être assuré que cette affaire-cy sera un autre tabac, c’est-à-dire qu’elle sera une des plus chaudes qu’on puisse voir, puisqu’il n’y a point de milieu entre prendre & brûler nos Ennemis, ou l’être nous-mêmes ; car en entrant à Gibraltar, personne ne tirera qu’il ne soit moüillé sur la bouë de son ennemi, & n’en démarera pas qu’il ne l’ait pris ou coulé à fond. L’Ordre de bataille est que les cinq Vaisseaux Espagnols auront la tête, ce qui fera changer nôtre ancien ordre ; mais nous serons toûjours Matelot d’avant de Mr de Pointis & l’Ardent, commandé par Mr de Pontac, Matelot d’arriere, à moins que cela ne change. Les dernieres Lettres que j’ay reçûës de Gibraltar, portent que le Siege s’avançoit toûjours : que nous avions trois Batteries qui tiroient continuellement : que le 20 ou le 22. on esperoit qu’il y auroit une breche assez considerable, & qu’on croyoit que l’on donneroit assaut à la Ville le jour du combat. J’espere, s’il plaît au Seigneur, vous mander nôtre victoire, & la perte entiere des Ennemis ; car il faut necessairement qu’il n’en réchappe pas un, ou que nous périssions tous. Je suis persuadé que toute la France, nôtre chere patrie, a les yeux attachez sur nous ; mais nous esperons, Dieu aidant, de la rendre contente, & de luy donner de véritables sujets de se réjoüir. Nous avons perdu devant Gibraltar Mr de Montrozier Capitaine des Grenadiers, qui a esté tué d’un boulet de canon. Le Maistre Canonier de nôtre Vaisseau, qui y étoit aussi, a esté tué : c’étoit un bon homme, que nous aurions esté bien aise d’avoir dans cette occasion, mais il s’en faut passer.

[Caractere de Monsieur le Duc d’Albe] §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 298-315.

Ce que je vous vais dire doit suivre cet Article, puisque Monsieur le Duc d’Albe y donne lieu.

Il y a environ quarante ans qu’il s’établit une mode en France, qui fut suivie de tous ceux qui estoient capables de penser & de reflechir sur eux-mêmes. Chacun s’étudia autant qu’il luy étoit possible pour se peindre soi-même dans des Ouvrages appellez Portraits, faits en Vers ou en prose, ou mêlez de l’un & de l’autre. Ceux qui n’estoient qu’à peine sorti de l’enfance mirent la main à la plume pour travailler à leurs Portraits. Les amis firent ceux de leurs amis ; les Sçavants, ceux des Sçavants ; les Amants, ceux de leurs Maistresses, & plusieurs firent ceux des Souverains & de quantité de personnes distinguées. Ceux même qui avoient des défauts naturels & connus, travaillerent à leurs Portraits pour ne les pas laisser faire à d’autres, & plusieurs d’entre eux firent des chefs-d’œuvres qui firent admirer leur esprit en avoüant & excusant leurs défauts d’une maniere toute agréable & toute spirituelle. Enfin en moins de deux années tout Paris fut rempli de ces sortes d’Ouvrages, dont on imprima plusieurs recüeils. Rien n’estoit plus galant & plus spirituel, & si la Satire y avoit quelque part, elle y entroit d’une maniere si fine & si délicate que personne ne s’en pouvoit fâcher. Enfin l’on peut dire que le combat finit faute de combattant, c’est-à-dire qu’on ne cessa de faire des Portraits que lorsqu’il ne se trouva plus personne à Paris qui fut de quelque merite & de quelque consideration, dont le Portrait ne fust pas fait. Ces sortes d’Ouvrages ne produisirent que de bons effets. Ils firent estimer des personnes dont les belles qualitez n’étoient pas connuës. Ils en firent aimer d’autres, & firent connoistre à toute l’Europe que Paris étoit rempli de personnes d’esprit & de merite, & les Peintres de Province auroient pû peindre sur ces Portraits les personnes qui y estoient dépeintes, tant ceux qui y avoient travaillé en avoient bien marqué tous les traits.

Plusieurs années ensuite, un homme qui estoit dévoré du desir de paroistre bel esprit, qui en avoit en effet, mais qui loin d’avoir trouvé le moyen de le faire connoistre, avoit trouvé celuy de se rendre ridicule à la Cour par les manieres outrées qu’il affectoit d’exceller en tout, & qui sans sçavoir chanter ny avoir la voix & les agrémens necessaires pour cela, vouloit chanter chez les Personnes les plus distinguées de la Cour & mêler sa voix avec elles pour se faire distinguer par cette familiarité ; cet homme-là, dis-je, s’attira la raillerie de la plus grande partie de la Cour & servit de divertissement comique à ceux dont il vouloit faire l’admiration. Il ne le connut pas d’abord ; mais lorsqu’il s’en fut apperçû, il resolut de s’en venger à outrance, & d’attaquer vivement par les Portraits les plus satiriques tous ceux mêmes qui n’avoient aucune part à son avanture, & dont il n’estoit pas connu de la plus grande partie. Il sçavoit que l’on se fait bien-tost connoistre par ces sortes d’ouvrages, & que si le monde n’en est pas remply, c’est qu’il se trouve peu de gens capables de déchirer leur prochain : que rien n’est plus aisé à un homme qui a de l’esprit & du genie, & qui ne croit personne au dessus de luy, que de réüssir dans ces sortes d’ouvrages ; puisqu’il est peu d’hommes qui n’ayent quelques défauts, & qu’il n’y a qu’à les peindre du mauvais côté, qu’à grossir leurs défauts, qu’à leur en donner même pour se faire une belle matiere, & qu’à se saisir des endroits sur lesquels l’éloquence se peut joüer agréablement & vivement, & qu’en fin tous les morceaux travaillez, chargez, peints avec des traits vifs & plaisants, & qui déchirent le prochain, forment un tout auquel l’homme ne peut s’empêcher d’applaudir d’abord : la foiblesse humaine prenant toûjours le dessus en de pareilles occasions, & l’homme paroissant naturellement ce qu’il est, c’est-à-dire, foible & envieux, & prenant beaucoup plus de plaisir à entendre médire de son prochain, qu’à l’entendre loüer ; aussi aprés avoir admiré l’esprit d’un faiseur de satires lorsqu’il s’en trouve parmy son venin, ne l’épargne-t’il pas, & le regarde-t’il comme un homme criminel devant Dieu & devant les hommes, & qui pour avoir déchiré son prochain, est souvent cause de sa ruine, & de la perte de sa réputation & de sa fortune. Je ne vous dis rien contre les satiriques qui approchent de la centiéme partie de ce qu’en a toûjours dit feu Monsieur de Montausier, qui passoit avec raison pour un des plus honnestes hommes du monde. Les Auteurs satiriques ne se doivent point glorifier du succés de leurs ouvrages, & de les voir entre les mains de tout le monde. On court au mal, du moins autant qu’au bien. On va voir des executions ainsi que des spectacles agréables. Chacun veut voir un Livre qui fait du bruit. Chacun craint de s’y trouver, & veut voir s’il s’y trouverra. Chacun veut sçavoir ce qu’on dit de son prochain. Chacun veut parler d’un Livre dont tout le monde s’entretient pour ne pas ignorer seul dans une compagnie ce que ce Livre contient, & pour en parler comme les autres : mais tout cela n’en fait pas estimer davantage l’Auteur & son Ouvrage, qui dans la suite lui acquiert une réputation qui ne doit pas faire plaisir à un honnête homme ; & quand même son Ouvrage seroit trouvé beau, l’Auteur ne pourroit qu’être comparé à cet Ecolier, qui ayant travaillé pour gagner un Prix proposé, reçût en même temps & le Prix & le châtiment dû à sa Satire. Enfin, il n’y a ni gloire ni honneur à déchirer la réputation de son prochain, sous quelque prétexte que ce puisse être. On l’aigrit par-là, loin de le corriger ; & les voyes les plus douces & les plus insinuantes, ainsi que les exemples les plus forts de recompenses & de châtimens ont bien de la peine à faire changer le cœur de l’homme, lorsqu’il a une fois pris du penchant pour quelque sorte de vice ; ainsi toutes les Satires ne font que l’aigrir ; supposé qu’elles disent vray ; ce qui n’arrive jamais au pied de la lettre, puisqu’elles ne sont remplies, ainsi que je l’ay déja dit, que de quelques legers défauts chargez & outrez, & que même un Satirique a souvent l’adresse en chargeant des vertus, de les faire passer pour autant de défauts, puisque tout ce qui est outré, mérite presque ce nom.

Je reviens à l’Auteur Satirique dont j’ay commencé de parler. Il donna le nom de Caracteres à son Ouvrage, & non celuy de Portraits ; & n’osant nommer les personnes qui avoient servi d’objets à sa Satire, il se contenta d’en faire sous main distribuer une Clef. Cet ouvrage fit dés le premier jour tout le bruit imaginable. Le débit en fut grand dans la suite, & l’on ne parla que de l’ouvrage où l’Auteur avoit eu la hardiesse de déchirer la plus grande partie de tout ce que la France avoit de plus distingué. L’Auteur s’en applaudissoit pendant ce temps, & croyoit que le seul mérite de son Ouvrage le faisoit rechercher, tant il est naturel à un homme de son caractere de se flatter toûjours ; mais divers incidens luy firent bien connoître dans la suite, qu’il se trompoit ; & pour avoir osé satiriser des personnes de mérite dans un discours public, prononcé dans une Academie, il fut cause que l’on fit un Statut qui est contre sa memoire, & qui porte : Que tous les Discours que l’on y feroit à l’avenir, seroient examinez avant que d’être prononcez. Depuis ce temps-là on n’a rien vû de cet Auteur, qui sembloit avoir besoin des défauts d’autruy pour enfanter quelque Ouvrage & du plaisir que le public prend à la Satire, ou du moins, de l’empressement qu’il a pour voir tous les Ouvrages satiriques, pour réüssir. Il a paru depuis quelques Ouvrages sous le nom de Caracteres, qui ont esté favorablement reçûs du public ; mais tous les Ouvrages où l’on se sert de Clef pour faire connoître ceux dont on parle, sont toûjours suspects.

Depuis quelque temps il a paru, non pas des Volumes, mais des Pieces volantes, où l’on fait le portrait de plusieurs personnes, mais en les nommant. Ces Caracteres ressemblent aux Portraits dont je vous ay parlé au commencement de cet article, & il seroit à souhaiter que pour la satisfaction des honnêtes gens, cette mode recommençast son cours. Je voulois vous dire en commençant cet article, qu’il paroist un de ces Portraits sous le nom de Caractere de Monsieur le Duc d’Albe, qui fait beaucoup de bruit ; & je me suis insensiblement étendu plus que je n’avois résolu, sur les Portraits & sur les Satires sous le nom de Caracteres, dont ils ont esté suivis. Il est à souhaiter que ces Caracteres nouveaux réüssissent, & qu’ils effacent tout le mal qu’on a trouvé jusques icy sous le nom de Caracteres.

Prophetie §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 346-347.

Je vous envoye une Prophetie à la maniere de celles de Nostradamus. Vos amis pourront en envoyer l’explication.

PROPHETIE.

 66. Fera trois 22.
Mais point trois 22 feront 66.
Le Berceau couronné nous dira ce précis.
Gaulois verra, pour comble de ses vœux,
 66. De calcul en calcul,
Par quatre 22. encore trisayeul.

[Articles des Enigmes] §

Mercure galant, décembre 1704 [tome 13], p. 353-355.

Le mot de l’Enigme du mois passé, estoit la Basse-de Viole. Ceux qui l’ont trouvé sont :

Mrs de Vaux, Senechal de la Thebaudais : Bardet & son amy Duplessis, Chirurgien au Mans : de Beauvais de la ruë saint Martin. Martel le jeune de la ruë Betizy : Robinet, proche S. Pierre aux bœufs : Le beau Collard, de la ruë du petit Lion : Noël le Frisé, de la ruë pavée : Le Fontenay sans pareil, & le Facile, de la même ruë pavée : Le Pere André & sa Sauvage : Broüillon, Marchand de vin, dans la ruë de l’Hirondelle : Les trois Confederez de Beauce, de Champagne, & de Bourgogne : L’Avocat sans Cause : Et l’Abbé de sainte esperance : Me la Presidente de l’Election de Magny : Mlles. Thain, de la ruë neuve S. Paul, & son amie des Sales, de la ruë de la Verrerie : Richard, de la ruë Beau-Bourg : Le Vasseur & Saumon, de la ruë des Gravilliers : La Maîtresse du Coin, de la ruë de Savoye : L’Aimable Margotton : La Brunette aux yeux doux, & son folâtre Amant : La Bergere Climene, & son Berger Tirsis de la Place Royale : Et la belle Florimonde.