1705

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1].

2017
Source : Mercure galant, janvier 1705 [tome 1].
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Mercure galant, janvier 1705 [tome 1]. §

Sonnet §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 5-8.

Le Sonnet qui suit regarde le surnom de Grand, donné au Roy, de l’aveu de toutes les Nations : Je dis de toutes les Nations, puisqu’elles avoüent hautement dans tous leurs écrits publics que la grandeur de ce Monarque est ce qui les oblige à luy faire la guerre, & qu’elles craignent qu’un Souverain qui leur paroist trop puissant, & qui fait leur admiration, ne s’emparast de toute l’Europe, s’il avoit formé le dessein de la conquerir.

SONNET.

Le suprême degré de la grandeur humaine,
Ce titre dont l’honneur est si prés des Autels,
N’est pas un ornement dont l’apparence vaine
Dépende du caprice, & du choix des mortels.
***
Mais quoique du Tres-haut la raison souveraine,
Par la voix des humains fasse les Heros tels,
Jamais cette grandeur n’est finie & certaine
Qu’aprés quelques essais de ses soins immortels.
***
Ainsi pour nous montrer le faiste de la gloire
Tous les Grands que l’on voit distinguez dans l’Histoire,
Furent les Précurseurs d’un Grand plus achevé.
***
Ta grandeur même HENRY, je l’ose dire encore,
Des grandeurs où LOUIS nous paroist élevé,
Aux François enchantez ne montra que l’Aurore ?

[Relation curieuse du Canada] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 24-98.

Ce qui suit doit estre regardé comme un fort beau morceau d’Histoire, & dans lequel il y a beaucoup à apprendre.

De l’Isle de Montreal en Canada, le 30. Octobre 1703.

La Relation de mon voyage en ce Pays-cy, Monsieur, ayant esté reçue favorablement de vous, j’ay hazardé, croyant vous faire plaisir & agir en amy, de mettre sur le papier ce qu’on m’a raconté d’une expedition militaire que nos Canadiens, aidez des Sauvages leurs alliez, ont fait dans la nouvelle Angleterre, où ils ont attaqué & pris des Forts, tué ou fait prisonniers bon nombre d’Anglois & ravagé prés de trente lieues de leur pays.

Il est bon cependant que vous sachiez avant que de commencer & pour la sureté du fait, que j’ay apris ce que vous allez lire, dans deux conferences que j’ay eu avec l’Officier qui a commandé dans cette entreprise, & qui en a esté le Chef.

Cela supposé, permettez-moy, Monsieur, d’entrer d’abord en matiere & de vous dire sans autre Préface, que les Sauvages1 Abnakis, nos alliez, ayant esté informez de la guerre qui est en Europe entre les Couronnes de France & d’Angleterre, avoient fait écrire plusieurs Lettres par le Pere de la Chasse, Jesuite, leur Missionaire, à Mr le Marquis de Vaudreüil, Chevalier de l’Ordre Militaire de saint Louis, & Commandant general dans toute la nouvelle France, pour luy demander la permission, comme à leur2 Pere, d’aller lever la 3 hache contre les Anglois nos ennemis, qu’ils ont aussi regardé comme les leurs, depuis qu’ils ont esté avertis qu’ils avoient formé le dessein de les détruire dans une Assemblée que lesdits Anglois avoient fait proposer ausdits Sauvages Abnakis, & dans laquelle ils prétendoient les surprendre. Or comme par ces Lettres ils demandoient à Mr le Marquis de Vaudreüil quelques Officiers des troupes pour les commander, & un nombre de Canadiens François pour les soûtenir ; Mr le Commandant general de Canada nomma Mr de 4 Beaubassin Chef de ce parti, & trois autres Officiers avec vingt Canadiens.

On s’assembla le 15. de Juillet à saint François5, Mission des Jesuites pour les Sauvages Abnakis, & peu de jours aprés, tout le monde se rendit au Village desdits Abnakis ; le nombre des Sauvages étoit de deux cent ; à sçavoir, Abnakis, Iroquois, Algonquins, Loups, &c.

Le 21. de Juillet tous les Canadiens & les Sauvages qui composoient le Parti, se trouverent unis, & commencerent ensemble leur marche6, ayant auparavant assisté à la Messe qui fut dite par le R.P. Aubery, de la Compagnie de Jesus.

Le 25. du même mois les Sauvages s’écarterent un peu pour chasser. Il faut un peu plus de liberté à ces gens là qu’aux autres ; ils tuerent quatre Castors & un Ours, qui servirent à diminuer la faim que l’on sentoit.

Le 26. de Juillet il se trouva des chutes d’eau formées par de grosses pierres ou des rochers rapides dangereux dans les Rivieres qu’on eut àtraverser7, & sur le soir on apperçût un Canot de Sauvages Abnakis venans de l’Acadie8, qui suivit les gens de sa Nation qui alloient en guerre ; c’est-à-dire les Abnakis du parti des François dont nous parlons.

Le 28. du mois de Juillet, la petite armée Canadienne trouva en son chemin un Lac appellé Skessouau qui a environ deux lieuës de longueur, & on le traversa. Le soir de ce jour l’armée campa à l’entrée d’un autre Lac nommé Memraaubaiguay qui est long de dix lieuës, & est environné de hautes montagnes ; ce fut dans ce Lac qu’on entra.

Le 29. Juillet aprés qu’on eust celebré la Messe, les François & les Sauvages lassez de ramer & pressez de la faim, se mirent en partie à terre pour chasser, & avoir de quoy contenter leur grand appetit ; on tuæ seulement deux Chevreüils & un Castor qui furent plustost devorez que mangez par les Chasseurs François & Sauvages. Le repas fini, on chanta la guerre 9.

Le 30. du mesme mois fut employé à traverser le Lac cy-dessus marqué, avec des Canots d’écorce de bois de Bouleau, de Pin & d’autres.

Le 31. & dernier Juillet, les Sauvages de l’armée côtoyant ce Lac long de dix lieuës, toûjours en chassant & avançant, quoique le chemin en fust escarpé à cause des montagnes, tuerent un Ours & quelques Castors, ce qui donna occasion de chanter 10encore la guerre.

Le premier jour du mois d’Aoust, la petite armée composée de Canadiens & de Sauvages leurs alliez, entrerent dans une Riviere si profonde & en mesme temps si embarassée de joncs & d’arbres, que la plûpart furent obligez de se jetter d’une branche à l’autre, de marcher comme en l’air, & de voler presque à la maniere des oiseaux qui vont de branches en branches. La navigation de cette riviere devenant de plus en plus fâcheuse & difficile, la perche & l’aviron étant devenus inutiles, on resolut de cabaner 11 dans un marais qui est formé par ladite riviere, & est rempli de cabanes de Castor12.

Le 2. du mois susdit, l’armée fut contrainte de naviguer sur une riviere pleine de joncs, d’arbres, de broussailles, ce qui fit que plusieurs laissans leurs Canots avec leurs avirons & leurs perches, qui ne leurs pouvoient pas mesme servir pour piquer de fond13, s’élancerent de branches en branches, & d’arbres en arbres dont ils furent extraordinairement fatiguez.

Le 3. Aoust, les Sauvages de l’armée qui avoient quitté les François pour chasser14, se réunirent à eux ce jour icy, pour traverser le Lac Miskouaugamé qui se rencontroit dans la route. Le peu d’eau qui se trouva dans ce Lac obligea les Guerriers15 à traîner les Canots le long de ses bords : pour surcroist de peine, un assez vaste Marais bourbeux & sale s’étant trouvé, il fallut traisner les mesmes Canots dans la vase16, au bout duquel les Canoteurs furent tres-surpris en marchant, de se voir enfoncer dans de la boüe jusqu’au ventre ; avec cela des digues qu’avoient fait des Castors dans ces marais, s’opposoient encore à la marche de l’armée Canadienne, tout en étoit plein, & il fallut les rompre (ce qui est un grand crime chez les Sauvages) pour favoriser la navigation. Le Lac Nokigan se rencontra avec un autre petit Lac dans le chemin de nos Guerriers, ils estoient si couverts d’arbres renversez par les Castors, & de chaussées ou digues17, que plusieurs furent contraints de se servir de leurs perches & de leurs avirons pour faire un chenal 18 aux Canots, en détournant quantité de branches & d’arbres entiers : cela fait, on avança un peu jusqu’à ce qu’enfin des rapides de chutes d’eau s’étant presentez, meslez de roches, on fit plusieurs portages 19, ces Lacs étant fort tortueux & serpentans en beaucoup d’endroits, ce qui rendoit la route de l’armée plus longue.

Le 4. jour du mois cité, toute l’armée s’embarqua sur la petite riviere appellée Kouvitegou, de laquelle on entra dans une autre que les Sauvages de l’Acadie nomment Amininoussi ; celle-cy conduit à la mer. Ce fut en cet endroit que se trouverent assemblez les Sauvages Acadiens qui devoient s’unir au parti Canadien.

Le 5. de ce mois les Sauvages des environs de la riviere dont on vient de faire mention, s’étant mis à chasser le long du rivage, tuerent deux Cerfs, ce qui donna lieu à faire chaudiere 20, & de chanter la guerre ; ce que les Sauvages d’Amerique font souvent lorsqu’ils vont à quelque expedition ; on a dit plus haut comment se chante la guerre.

Le 7. Aoust, on ne fit que débarquer & rembarquer, à cause de la quantité des Rochers & des grosses pierres contre lesquelles les canots de l’armée heurtoient à tous momens dans les rivieres dont on à parlé : tous ces portages finis, on se remit en canots sur une petite riviere nommée par les Sauvages, Aminkanittegou, & comme elle estoit presque couverte de Perdrix, on en tua un bon nombre, les coups de fusils résonnoient de tous costez, & Mr de Beaubassin21 le General de l’armée Canadienne qui m’a fait le détail de l’expedition militaire que je décris icy, fut blessé à l’épaule d’un assez gros grain de plomb qui venoit du fusil d’un Sauvage qui chassoit 22.

Le 8. de ce mois-cy, on fit un portage, & on traversa des montagnes escarpées, remplies de broussailles, de Cedres renversez, de Sapins pourris, dans lesquels on enfonçoit comme dans de la bouë.

Le 9. d’Aoust plusieurs qui s’étoient détachez pour trouver du gibier, vinrent se réunir au gros des troupes, & on campa au lieu de la residence du Pere Aubery Jesuite, Missionnaire des Sauvages Acadiens.

Le 10. du mesme mois, une pluie abondante harcela l’armée sans discontinuer, & on combatit en quelque maniere contre elle, malgré sa longue durée, en marchant toûjours avec vigueur.

Le 11. du mois cy-dessus marqué, on apprit auprés d’un Village de Sauvages Abnakis de l’Acadie, que neuf Sauvages députez dudit Village estoient partis en canot, il y avoit quelques jours, pour venir au devant du R.P. Aubery Jesuite ; que ces Sauvages avoient relâché, ayant reçû des nouvelles de l’arrivée de ce Pere par les gens d’un canot envoyé pour avertir tous les Sauvages de se trouver à un rendez-vous proche de la mer 23. L’armée continuant sa route, elle passa par un Village Abnaki, appellé Navvakkavigou, abandonné dés l’an 1702. en Automne, & environ trois lieuës plus avant on trouva un Village de la même Nation 24, ils le nomment en Acadie Amessouckauti. Là on reçût un billet du P. Rasle de la Compagnie de Jesus, adressé au P. Auberi son Confrere, dans lequel il luy marquoit que les Sauvages de la Mission estoient partis pour descendre à la mer 25 & se rendre au lieu indiqué par les François, il y avoit déja cinq ou six jours, & que le canot 26 qu’on avoit envoyé par ordre de Mr de Beaubassin pour les avertir, n’avoit trouvé dans le Village dont on vient de faire mention, que le Reverend Pere Rasle qui écrivoit ce mot de Lettre, & un Vieillard. Sur ces avis on marcha à grand pas, & aprés sept portages en differens endroits, l’armée Canadienne arriva enfin dans le Pays ennemi ; ce fut ce jour-icy qu’on commença à se mettre en état de n’estre point surpris : pour cet effet on monta la garde, chacun eût son poste marqué, les Sentinelles furent posées, & les Sauvages même qui faisoient tout le gros de l’armée, & qui n’ont pas d’ailleurs coûtume de se précautionner beaucoup, se tinrent sur le qui vive, à la maniere des François-Canadiens, s’estans tous ralliez, selon que la chose en avoit esté reglée dans un Conseil de guerre qui fut tenu la veille.

Le 12. Aoust toute la petite armée marcha en bon ordre, disposée en bataille, autant que le terrain le permettoit, & elle avança si fort qu’elle ne se trouva plus qu’à environ huit lieuës de la mer 27, ce qui ne se fit pas sans avoir auparavant sauté quatre portages. On rencontra dans la route un canot Abnaki, sortant d’une riviere voisine, qui apprit aux Canadiens qu’il y avoit un mois qu’il estoit parti de son Village pour la chasse, & que leur gens (des Abnakis) devoient avoir eu une conference avec les Anglois qui leur avoient fait des presens à cet effet. Les Sauvages de ce canot ayans offert du gibier, du bled d’Inde & des Bluets 28 à l’armée Canadienne, à cause des Abnakis alliez des François qui estoient là ; on fit Chaudiere, la guerre fut chantée, & les exploits des Sauvages y furent élevez jusqu’au Ciel.

Le 13. du mois cité, on arriva à la mer 29 & au rendez vous marqué, ce lieu s’appelle Poussipikek, aprés avoir traversé une vaste plaine remplie de Bluets 30. Le Commandant du parti & les Officiers se trouverent embarassez lorsqu’ils apperçurent que plusieurs Sauvages de l’armée, & alliez des François, qui ne s’estoient pas resouvenus du lieu du rendez-vous, s’estoient arrestez à un endroit voisin de la mer & proche un Vaisseau Anglois ; mais par bonheur leur inquietude ne dura pas long-temps, ces Sauvages vinrent enfin se joindre au gros des troupes, & apprirent aux Canadiens que les Anglois de la nouvelle Angleterre estoient encore tout interdits du coup que Mr le Chevalier de la Durantaye 31 avoit fait sur eux depuis peu, & qu’ils desireroient avoir pour ce sujet une conference avec toute la Nation des Sauvages Abnakis ; que ces Sauvages-cy y avoient consenti, leurs disans cependant de venir à l’entrée de leur riviere d’Akibekki, comme estant le lieu le plus propre, & en mesme temps le plus sûr pour eux, croyans aussi que les Anglois n’auroient pas la hardiesse d’y venir, esperans d’éviter la conference qu’ils leurs demandoient. Que neanmoins les Sauvages Abnakis du Village le plus voisin des Anglois, s’estant arrestez à un Fort desdits Anglois, ils avoient engagez ceux des autres Villages à les venir joindre, pour se trouver un nombre suffisant & capable de se deffendre, en cas de surprise. Comme on avoit eu avis par Mr de Broüillan 32, Gouverneur du Port Royal en Acadie, que le Gouverneur 33 general de la Nouvelle-Angleterre, s’y estoit rendu dans un Vaisseau, & qu’il les avoit invitez à parler, c’est à dire, à faire leurs propositions, que les Abnakis lui avoient répondu que c’étoit à luy à commencer34 ; que ledit Gouverneur leur ayant repliqué qu’il mettroit à la voile35, s’il ne parloient bien-tost, à cause qu’il avoit le vent favorable, les Abnakis avoient reparti, qu’ils s’estonnoient de sa précipitation, vû que luy qui sçavoit la guerre, n’ignoroit pas que dans une conference, il falloit avoir le temps de parler & de pouvoir répondre ;36 qu’eux, quoique Sauvages, ils n’en usoient pas de mesme, que dans les affaires importantes ils ne se pressoient jamais quelques vents favorables qu’ils eussent, & qu’enfin s’il estoit si pressé 37, il n’avoit qu’à partir. On apprit encore par la mesme voye, que le susdit Gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, loin de se rebuter de la fierté de cette réponse des Sauvages, il leur avoit fait donner un bœuf pour les regaler 38 ; que le festin fini, les Anglois & les Sauvages, (Abnakis, voisins de la Nouvelle Angleterre) s’arrangerent, de maniere que ces derniers se trouvoient au milieu & entourez des premiers, (des Anglois) dont ils se défioient, les Sauvages ayans observé que les Anglois tenoient la main sur leurs pistolets par dessous leurs habits39, & d’une maniere qu’ils croyoient n’en estre pas apperçûs ; que les Anglois parlerent les premiers, & leurs dirent, au sujet de l’expedition de Mr de la Durantaye, que l’on n’avoit point encore vû un coup comme le sien, & que l’on ne frapoit pas sans en avoir donné occasion ; que Mylord Cornbury les exhorta40 à ne point se mêler des differens qui estoient entre sa Nation & la France ; que les François estoient aussi forts qu’eux, & que s’il voyoit dans la suite son parti avoir quelques avantages sur la leur, ils pourroient41 alors prendre leur resolution, & proteger les interests qu’ils jugeroient à propos ; qu’il les laisseroit agir avec le François, & que pendant ce temps-là, ils demeurassent en repos sur leurs nattes42 : il ajoûta à cela que cette guerre dont il avoit parlé, finiroit peut estre cet Automne43. La harangue du Gouverneur Anglois finie, les Abnakis répondirent qu’ils l’écouteroient 44, & luy obéiroient ; mais que l’Anglois devoit de son costé observer de ne point frapper le François depuis Kebec jusqu’à Port-Royal45, c’est à dire tous ceux de la Nouvelle France, renfermez dans cet espace ; d’autant, disoient-ils, qu’ils regardoient les François comme gens de leur Nation, & que lorsqu’on les frappoit46, c’estoit eux qu’on frappoit. Mylord Cornbury repliqua aux Sauvages, leurs faisant entendre qu’il leurs obéiroit aussi, à condition que les François ne déterreroient pas la hache47 contre les Anglois, en venant par les terres ou par les rivieres des Abnakis ; que pour eux leur chemin estoit par la mer. Ce fut ainsi que la conference entre le Gouverneur de Baston Capitale de la Nouvelle Angleterre & les Sauvages Abnakis finit : ceux-cy s’en retournans, rencontrerent un canot de leurs gens48 venant de Port-Royal49, & qui alloient faire la guerre aux Anglois, ils arresterent ce canot50 & encore quatre autres qu’ils trouverent en chemin, naviguans pour le mesme sujet que le premiers. Les Abnakis representerent à ces Guerriers 51, que venant d’avoir depuis peu une conference avec l’Anglois, la chose estoit trop recente pour aller si-tost lever la hache52 contre luy, 53qu’il falloit attendre & laisser passer quelque temps. Cet avis n’empescha pas neanmoins trois desdits canots de poursuivre leur pointe ; car ayant mis à terre, ils se jetterent sur des femmes en tuerent54 quelques-unes & en firent prisonnieres d’autres, mais ces Sauvages ne porterent pas loin la punition de leur desobéissance ; car ayant esté découverts, on courût dessus, & on en prit un, il avoit esté blessé à la joüe par les Anglois qui leur donnerent la chasse. Voila ce que Mr de Beaubassin, à la teste de son Parti, apprit des Sauvages qu’il trouva au rendez-vous proche de la Baye Françoise qui est encore l’Acadie & la Nouvelle-Angleterre.

Le 14. Aoust, la petite armée de la Nouvelle-France arriva proche la mer par une espece de marais, duquel on découvrit un grand Vaisseau. Un Abnaki de l’armée estoit allé la nuit précedente, avertir les autres Sauvages Abnakis, nos amis, de l’arrivée du François55, & voicy ce qu’il rapporta des choses qui furent dites dans l’assemblée desdits Abnakis avec deux autres Sauvages. Qu’ils donnoient avis de l’arrivée d’une grande Barque56 à l’endroit où on avoit découvert un gros Navire ; que de jeunes Abnakis avoient osé l’attaquer57 pour s’en servir, mais qu’ils avoient esté retenus par les Anciens58, qui leur avoient représenté qu’il falloit attendre la marée montante (le flux de la mer) laquelle estant venuë, le Commandant de l’armée de Canada s’est embarqué avec les troupes dans ses canots, lequel aprés avoir navigué59 quelque temps dans le marais dont on a parlé, entra dans une Baye, à l’opposite de laquelle estant parvenu, on fit un petit portage (on estoit à terre alors) pour arriver à un autre, & cela en marchant 60 toûjours terre à terre, afin de n’estre pas découvert du Vaisseau cy-dessus mentionné, qui estoit assez au large pour qu’il ne pust voir les soldats Canadiens ; au bout de cette marche cachée, on arriva à une Isle nommée par les Sauvages Sibaskikadigou, ce fût là qu’on trouva bon nombre de Sauvages alliez des François assemblez, avec le Pere de la Chasse de la Compagnie de Jesus, leur Missionnaire, qui reçûrent parfaitement bien les Canadiens-François & les haranguerent61 d’abord, aprés quoy ces Sauvages conduisirent les François à l’Eglise, ou plustost à la cabane62 où estoit la Chapelle de leur Missionaire, on y rendit graces à Dieu de l’heureuse arrivée de toute l’armée au lieu assigné ; de là on fut à une autre cabane63, dans laquelle les François-Canadiens & les Sauvages se complimenterent de part & d’autre, & se rendirent compte du succès de leurs marches. Les Sauvages dirent aux François, que le Navire qu’ils avoient vû estoit arrivé là pour faire la Traite64 avec eux, mais qu’ils l’avoient differée jusqu’à dix jours. Les soldats François furent regalez en dance65 & en chants de guerre par les Abnakis ; pour ce qui est du Commandant & des autres Officiers, ils souperent chez le Pere de la Chasse : les festins achevez & tous fatiguez également de la dance & du chant, les Canadiens furent conduits dans un assez vaste lieu, qui n’estoit que la terre toute nue, pour se coucher ; les Abnakis qui leurs avoient préparez ce lit fait il y a long-temps par la nature, n’en connoissent point d’autre que celuy-là, sur tout en guerre, & en Paix pour toute paillasse, matelat, lit de plume, traversin, &c. ils n’ont qu’une natte de paille ; ce soir-cy les Sauvages Abnakis apprirent aux Canadiens-François, qu’ils n’avoient plus que cinq lieuës jusqu’au premier Fort des Anglois.

Le 15. du mois d’Aoust, feste de la sainte Vierge, toutes les Troupes assisterent à la Messe. Plus de deux cens personnes, tant Canadiens 66 que Sauvages y communierent, ceux-cy pour faire le festin qui dura tout le jour, tuerent treize chiens, c’est la plus grande marque de leur resolution à la guerre. Tous les mets de ce grand repas qui se fit à l’Allemande, c’est-à-dire depuis le matin jusqu’au soir, estoient des morceaux de chiens cuits & apprestez avec du blé-d’inde67 & des Palourdes 68. Le chien est regardé chez les Sauvages de l’Amerique septentrionale pour un morceau friand, c’est les regaler délicieusement que de leur en faire present pour leurs festins lorsqu’on va les voir, ils disent que les leurs sont meilleurs (leurs chiens) plus mortifiez & plus tendres que ceux des Canadiens, cela vient peut-être de ce qu’ils les font coucher dehors en Hyver & en Esté. Au reste il ne faut pas s’étonner si les Sauvages font des repas si longs, c’est leur coûtume de manger jusqu’à tant qu’il ne trouvent plus rien dans la chaudiere, leurs morceaux ne sont interrompus que par le calumet ou pipe qu’ils ont perpetuellement à la bouche pour fumer, si la matiere manque pour exercer leurs dents. La nuit estant survenuë que l’on mangeoit encore, les Sauvages ne quittant pas pour cela leurs pipes, se mirent à dancer, chantans en leur langue, vive les hommes de la guerre, vive les guerriers ; car ces Messieurs se piquent fort de bravoure, à quoy les autres assis sur le derriere comme des Singes, répondoient par le H Hé, h hé, dont on a parlé cy-dessus.

Le 16. Aoust, on séjourna pour tenir Conseil. Il y fut resolu que les Sauvages de l’Acadie, sçavoir les Abnakis, les Micmas, les Socokis, &c. iroient attaquer deux Forts Anglois, les plus proches du Campement des soldats François. Les noms de ces Forts sont Kiaskebec, & l’autre Blagrine, & que les Canadiens avec les Sauvages de la Mission de Saint François69, avanceroient jusqu’à trois journées de là par les bois, pour attaquer les costes70 soutenuës de sept ou huit Forts ; les Sauvages Acadiens convinrent avec Mr de Beaubassin, qu’aprés qu’ils auroient fait leur coup, ils viendroient le rejoindre, & lui ameneroient ses canots71 pour le soûtenir, au cas qu’il fust inferieur aux ennemis & qu’il en fust poursuivi. Le soir de ce jour-là il y eut festin de guerre, cela veut dire qu’outre la bonne chere, les Micmas, les Socokis & les autres Sauvages chantent leurs exploits & ceux de leurs Ancestres en dançant & frappant de leurs massuës qu’ils nomment casse-testes, sur un gros piquet planté au milieu de la cabane ou du Village72 ; ils se servent aussi dans ces sortes de dances, d’une espece de tambour sur lequel ils ne frappent qu’un coup seulement à la fois, tres-lentement & d’un ton lugubre.

Le 17. du mois susdit, on demeura encore là pour déliberer sur la marche qu’on feroit. Dans le temps qu’on tenoit le Conseil, les Sauvages donnerent une fausse alarme, en criant qu’on estoit découvert ; mais le soir mesme de ce jour dans le festin de guerre, on connut la fausseté du bruit qui avoit couru.

Le 18. de ce mois les Canadiens soûtenus des Sauvages de la Mission73 de S. François, partirent sur le soir pour executer ce dont on estoit convenu dans le Conseil de guerre tenu le 16. d’Aoust. On marcha toute la nuit en canot le long des costes de la mer, pendant laquelle on passa vis-à-vis le Fort Anglois nommé Kiasquebec, & ce à travers plusieurs Isles ; la petite armée navale entra ensuite dans une Baye à deux lieuës au delà dudit Fort, au fond de laquelle les canots furent mis à couvert. Ce fut là qu’on attendit le jour.

Le 19. d’Aoust, chacun ayant son petit paquet74, on marcha tout le jour au travers des bois qui estoient si épais de broussailles75, de ronces & d’épines qui s’élevoient fort haut, qu’on n’apprehendoit pas d’estre découvert dans la route. On fit cette marche quoique fatigante, pour couvrir son dessein.

Le 20. l’armée s’estant trouvée à portée des Places qu’on vouloit attaquer, le General la partagea en plusieurs bandes. Un des détachemens, qui estoit de quarante Sauvages & de plusieurs François, fut dans une coste défenduë de neuf Forts ; il se tint caché jusqu’au lendemain midy. On estoit convenu de cette heure, afin que chaque petit Parti se trouvast rendu aux endroits differens qu’on avoit resolu d’attaquer en mesme temps. Tous les postes estant distribuez, le Commandant à la teste des plus braves, marcha76 avec vigueur jusqu’à une coste avancée & au delà de celle où il avoit posté ses differens Partis, elle estoit soutenue d’un Fort de pierre77 ; la fin de la marche se termina par le passage d’une riviere à la nage, les provisions & munitions de guerre furent mises sur des radeaux. On n’eut pas si-tost traversé cette riviere, qu’une pluye étonnante avec un orage épouvantable survenant, il fut impossible d’avancer, cependant chacun s’étant animé, on poursuivit la marche & les troupes traverserent encore une autre riviere qui donna de l’eau jusqu’à la ceinture, puis on alla camper à l’autre bord.

Le 21. du mois cy-dessus marqué, l’ordre estant donné, tous marcherent droit aux Habitations, en se couvrant neanmoins d’un bois assez épais, pour n’estre point vûs. La marche fut reglée de telle maniere qu’on n’y arriva qu’à midy ou environ. On prit d’abord un Anglois qui alloit chercher des chevaux dans le bois, on se saisit encore de deux autres & enfin on donna vigoureusement dans les maisons des Habitans jusqu’au Fort de pierre, appellé le Fort Sako, d’où l’artillerie fit feu pendant tout le jour. On laissa ce Fort pour descendre le long de la riviere de Sako & les François aidez des Sauvages estant venus aux mains avec les Habitans de cette coste, ceux-là leurs tuerent quantité de gens, brûlerent grand nombre de maisons ou habitations, s’emparerent d’une multitude prodigieuse de bestiaux ; les Sauvages de leur costé estoient descendus en partie en canot le long de ladite riviere, & avoient fait un carnage effroyable des Anglois, ils s’estoient de plus emparé d’une Barque dans laquelle ils revinrent trouver le gros des troupes de l’armée Canadienne. Quelques-uns cependant des differens Partis qui avoient poussé à travers les habitations Angloises, ne s’étant pas trouvez au gros de l’armée, on campa autour d’une grande maison appartenante à un François fort accomodé & habitant du lieu en les attendant ; ils vinrent assez tard ; mais aussi amenerent-ils un bon nombre de prisonniers, hommes, femmes & enfans ; les Sauvages firent autant de cris78 qu’ils avoient tué de personnes. Le Commandant voyant tout son monde assemblé, fit mettre des Sentinelles autour de son Camp & de la maison de l’habitant François, qui estoit comme le lieu du quartier du Roy où estoit le General. On prit là un peu de repos, & autant que les circonstances & le temps le permettoient.

Le 22. Aoust jusqu’à midi, les François & leurs Alliez demeurerent en paix aux environs de l’habitation du François establi en la Nouvelle-Angleterre ; l’aprédinée, les Sauvages allerent insulter le Fort de pierre dont on a parlé plus haut, & ils en revinrent avec un des leurs blessé à la main. Sur le soir toutes choses estans concertées, les François avec les Sauvages marcherent en bon ordre jusqu’au pied dudit Fort. L’attaque fut chaude & pleine de vigueur, la bravoure y parut avec éclat, & aprés une heure d’un combat opiniâtré, les Anglois se virent obligez de se rendre à composition ; ils demanderent la vie sauve & cela leur fut accordé. On entra ensuite dans le Fort, toutes les maisons qui y estoient furent brûlées aprés que le soldat se fust accomodé des effets qu’il pouvoit emporter. À la vûë de tout ce butin, Mr de Beaubassin 79 disoit comme Annibal : partagez entre vous le fruit de la Victoire, pour moy je ne me reserve que celuy de la gloire. Les bœufs, moutons & autres bestiaux qui se trouverent là furent égorgez pour faire des vivres à l’armée. On trouva dans le Fort le Sako, une femme qui avoit eu le bras cassé d’un coup de fusil, deux hommes tuez & un autre qui avoit une oreille emportée ; cela fait, l’ordre fut donné aux Chefs des Brigades de faire retourner leur monde à la maison de l’habitant François, & defaire bonne garde alentour. On ne demeura pas long-temps là ; car aussi-tost que la nuit vint & que la Lune fut levée, le Commandant des troupes fit défiler les soldats le long du rivage de la mer, & aprés une marche assez secrete jusqu’au coucher de la Lune, on s’arresta dans un petit bois & ce fut-icy qu’on attendit le jour.

Le 23. du mesme mois, on continua à marcher jusqu’à un bras de mer que l’on passa en canot80. Lorsqu’on eut traversé ce petit Golphe, on alla assieger un Fort placé sur une longue pointe de terre qui avançoit en mer & formée par la Baye dont on vient de parler. Dans le temps que les François aidez des Sauvages pressoient les assiegez de se rendre, une assez grande Barque81 venant de Baston82 & amenant du secours ayant paru aux assiegeans, ils jugerent à propos de se retirer dans un bois voisin, où ils camperent, non sans coup ferir83 ; car ils y trouverent plusieurs cabanes & habitations Angloises, dont les habitans qui avoient osé disputer le terrain, eurent lieu d’estre fort fâchez, puisque la plûpart des leurs y demeurerent sur la place, les Sauvages84 ne leurs donnant point de quartier. Quelques soldats Canadiens85 se jetterent sur des troupeaux de moutons qu’ils enleverent, & cela servit à faire chaudiere86.

Le 24. d’Aoust l’armée poursuivit sa route dans le Pais ennemi, brûlant les habitations87 qui se rencontroient, aprés avoir pillé ce qui étoit dedans ; comme cette marche fatiguoit beaucoup le soldat, on mit les canots à l’eau, & on passa à la vûë du fort que les Abnakis de Nouausouan tenoient assiegé, & où ils avoient manqué leur coup, pensant l’emporter d’emblée ; car ils avoient tué le Commandant de ce Fort88 & son Lieutenant, qui par imprudence s’en estoient écartez, mais les autres Anglois s’estant bien fortifiez au dedans rendirent inutiles les efforts desdits Sauvages. À l’arrivée des François-Canadiens les Abnakis Nouausouaniens firent leurs cris de mort89 des Anglois90 qu’ils avoient pris & qu’ils avoient tuez le long des costes de la mer & dans leurs habitations. Mr de Beaubassin m’a dit qu’il en avoit compté cent quatre-vingt-dix, autant de cris, autant de personnes ; ceux cy, c’est-à-dire les Canadiens, leur répondirent de cent quarante-six, en cris s’entend, pour s’accommoder à la maniere Sauvage. Ces cent quarante-six cris signifioient aux Sauvages Alliez, que les François habitans du Canada avec leurs Sauvages, avoient tué le nombre qu’on leur crioit. C’est beaucoup en ce pays icy, où on ne fait la guerre qu’à pied, dans les bois, sur des rivieres, ou dans des côtes. Lesdits Sauvages de Nouausouan, avoient enlevé aux Anglois sur les côtes de la Mer quatre Bâtimens, sous le canon & à la vue du Fort qu’ils avoient voulu emporter d’assaut. Les Canadiens ayant accepté l’offre que leurs firent ces Sauvages de ces quatre petits Navires ou Barques, ils se sont joints à eux pour tâcher de se rendre maîtres de la Place que les Nouausouaniens avoient manqué ; voicy ce que c’est que cette Place : elle est flanquée de Bastions bien terrassez, & tout au tour d’une Palissade de pieux élevez de douze à quinze pieds hors de terre, avec des Guérites qui répondoient aux gorges des Bastions qui sont munis de cinq pieces de canon, la Garnison est de cinquante hommes. Le Fort Anglois estant en cet état, n’empêcha point les Canadiens soûtenus des Sauvages leurs Alliez, d’ouvrir la Tranchée pour en approcher avec plus de sureté, & sur tout à cause des Sauvages qui ne veulent point se battre à découvert91.

Le 25. dudit mois, jour de Saint Louis, le Soldat François aidé du Sauvage, commença à ouvrir la Tranchée. Pour couvrir les Travailleurs, il y eut ordre de faire grand feu de mousqueterie sur les Assiegez, ceux-cy répondirent à coups de canons, qu’ils tirerent même pendant la nuit, de temps à autre, & d’une maniere qu’ils sembloient demander du secours, & les canonades des Anglois ne détournerent point nos Travailleurs, ni ce jour-là, ni la nuit suivante, jusqu’à midy du 26 Aoust.

Le 26 du mois d’Aoust, deux Vaisseaux Anglois munis de plusieurs piéces d’Artillerie avec un nombreux Equipage, parurent entre le Fort & les Canadiens déja retranchez à moitié. Ces Navires ayant tiré une bordée sur les Assiégeans, virerent de bord & en envoyerent une autre ; comme cet épouventable tonnerre & cette grêle de boulets continuoit, & que d’ailleurs on ne se voyoit point assez couvert, n’ayant ni Gabions, ni bales de laine pour empêcher le grand feu des Ennemis, on quitta la pioche pour se servir du mousquet, & on se battit jusqu’à la nuit. Principalement les Sauvages que la résistance rendoit plus braves, avec quelques François, s’étans jettez en mer par le moyen de leurs Canots, firent des décharges à fleur d’eau sur lesdits Vaisseaux, qui n’avoient pas le même avantage sur les Canots, les bords de ceux-là étant trop élevez ; les Navires neanmoins voulant absolument ravitailler le Fort assiegé, approcherent de terre le plus qu’il leur fut possible, & à travers une pluye de balles de mousquet des Canadiens. On remarqua que pas un seul boulet de plusieurs bordées que les Anglois tirerent sur les François-Canadiens assiégeans, n’atteint qui que ce soit ; la prudence cependant demandant qu’on se campast hors la portée du canon de ces Troupes auxiliaires Angloises, on alla se couvrit d’un bois voisin, d’où l’on fit un feu continuel, tant sur le Fort que sur les Vaisseaux mouillez en rade du Fort. Les Capitaines de ces Vaisseaux craignant de secourir trop tard la Place, firent armer des Chaloupes pour jetter des Troupes dans la Place assiegée, ce qu’apperçevant les François aidez des Sauvages, ils s’y opposerent avec une bravoure & une intrepidité si extraordinaire, qu’il ne fut pas possible aux Commandans de ces Navires, d’en venir à bout. Pendant ces escarmouches & ces differens efforts & des François & des Anglois, qui estoient assurément fort92 superieurs en nombre, en forces, en munitions de guerre & en tout : on considera que non seulement les vivres manquoient, & pour continuer un long siege, & pour retourner en la nouvelle France ; mais pour examiner plus murement toutes choses, on tint conseil, & l’avis des plus Sages fut : Que l’Armée Canadienne estant trop exposée au canon des Vaisseaux Anglois & à l’artillerie du Fort ; que manquant aussi de munitions de bouche, il falloit se désister de l’entreprise, prévoyant d’ailleurs qu’on n’y réussiroit pas ; les Navires susdits estans mouillez vis-à-vis du Fort & forts d’Equipage. On décampa donc, & le Soldat Canadien avec le Sauvage, ayant mis les Canots à l’eau, on alla mouiller à une petite Isle voisine qui estoit hors de l’atteinte de l’Ennemi.

Le 28 jour du mois d’Aoust, l’Armée de Canada composée de François & de Sauvages s’estant mise dans des Canots, elle prit à peu prés le même chemin dont elle s’estoit servie en venant chez les Anglois pour s’en retourner à Kebec. On ne repetera point icy les noms des Rivieres ou des Lacs, qu’il fallut traverser avec beaucoup de fatigues & de dangers en même temps. Il seroit ennuïeux aussi de parler encore de ces Montagnes escarpées & de ces bois épais, au milieu desquels il fallut marcher & porter les Canots, les divers portages seroient aussi inutilement retracés, puisqu’on a répassé par la même route, & s’il est permis de parler ainsi, sur les mêmes pas, où au moins, pour dire les choses avec toute l’exactitude possible, presque sur les mêmes. Le 27. jour du Septembre fut le dernier jour de la route qui étoit d’environ cent cinquante lieues & celuy de l’arrivée du parti Canadien avec bon nombre de prisonniers & beaucoup de butin, sans que les François aïent perdu aucun de leurs ; il s’est trouvé cinq ou six Sauvages seulement de tuez dans cette expedition militaire dans la nouvelle Angleterre.

Voila, Monsieur, l’état des differens Combats que les Canadiens aidez des Sauvages leurs Altiez ont donné aux Anglois, jusqu’aux portes de Baston Capitale & la principale Ville des Anglois dans l’Amerique Septentrionale. Je suis, &c.

[Le Poëte Courtisan] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 161-163.

Il paroît depuis peu un petit Livre, intitulé le Poëte Courtisan, ou les intrigues d’Horace à la Cour d’Auguste. Mr de Sainville, Auteur de cet Ouvrage, prétend qu’il peut servir aux personnes qui ont le genie propre pour s’avancer auprés des Grands. On y trouve une maniere d’Histoire de la vie & des Odes d’Horace, si l’on peut appeller Histoire ce que cet Auteur dit des Odes de ce Poëte, ayant donné dans son Ouvrage un détail Historique des raisons qui ont porté Horace à faire ses onze premieres Odes. Ce détail est fort ingenieux & le tout ensemble compose une maniere d’Histoire assez divertissante, & qui peut faire plaisir aux Lecteurs, soit qu’ils la regardent comme une verité, ou comme un jeu de l’imagination de celuy qui a composé cette Histoire, où l’on trouve que les manieres de la Cour d’Auguste ont beaucoup de rapport à celles d’aujourd’huy ; aussi l’esprit & la galanterie regnoient-ils dans cette Cour. Le stile de cet Ouvrage est aisé & naturel, & on peut le lire avec plaisir. Il se vend chez le sieur Ribou, prés des grands Augustins, à l’Image S. Louis.

[Geographie Historique] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 202-206.

Il paroît depuis peu un Livre, dont le succés est tres grand, il est intitulé : Geographie Historique ou Description de l’Univers contenant la Situation, l’Estenduë, les Limites, la Qualité, &c. de ses principales parties.

Avec l’établissement des Empires, Royaumes & autres Etats, leurs Gouvernemens tant anciens que modernes, les noms qu’avoient autrefois leurs Habitans, & ceux qu’ils ont aujourd’huy ; de même que la Religion, les mœurs & les richesses de chaque Nation.

Les Hommes Illustres, les Bâtailles & les évenemens les plus remarquables.

La Genealogie abregée des Empereurs, des Rois & des autres Potentats du Monde, & l’Origine de plusieurs Maisons considerables de l’Europe.

Par Mr de la Forest de Bourgon.

Je dois ajouter à ce Titre, que ce Livre est enrichi de plusieurs Cartes Geographiques. L’auteur qui a fait plusieurs voyages de long cours doit parler avec plus de verité que beaucoup d’autres, des choses qu’il a luy même vuës & examinées, & ceux qui parlent avec une pareille connoissance, doivent estre plûtôt crûs, que ceux qui n’écrivent que sur le rapport d’autruy. Je n’entre point dans le détail de cet Ouvrage, dont je ne vous parle que pour vous l’annoncer.

Je vous diray seulement qu’il doit estre parfait en son genre ; puisque Mr Pouchard, qui est du nombre de ceux qui sont commis pour examiner les Livres que l’on doit imprimer, & qui travaille aux Journaux des Sçavans, en a dit beaucoup de bien, ce qu’il fait rarement, à moins qu’un Livre ne soit parfaitement bon. Celuy dont je vous parle doit avoir quatre Volumes, & l’on commence à imprimer le second. Le premier se vend chez-Pierre Aubouin, sur le Quay des Augustins : Jean de Laune, ruë de la Harpe : Nicolas le Clerc, ruë S. Jacques : Claude Gasse, sur le Quay des Augustins : la veuve Pierre Pluquet ruë de la Harpe : Pierre Ribou, sur le Quay des Augustins : Augustin Brunet, dans la grande Salle du Palais : & Jacques Quillau, ruë Galande.

[Mort de Dame Marie Catherine le Jumel de Barneville]* §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 244-249.

Dame Marie Catherine le Jumel de Barneville, veuve de Mre François de la Motte, Comte d’Aulnoy. Elle estoit fille de feu Mre N… le Jumel de Barneville qui avoit esté long-temps dans le service, & qui estoit allié aux meilleures Maisons de Normandie, sçavoir à celles d’Estouteville, de Breteville & à plusieurs autres aussi considerables. La mere de Me d’Aulnoy s’estoit remariée en 2. Noces à feu Mr le Marquis de Gudaigne, & elle est morte à Madrid depuis 2. ou 3. ans ; elle y estoit honorée d’une pension considerable que le feu Roy d’Espagne luy avoit donnée pour un grand service qu’elle avoit rendu à l’Estat, pendant qu’elle estoit à Rome, & le Roy Philippe V. la luy avoit conservée. Me d’Aulnoy laisse 4. filles : l’aînée est mariée à Mr Derre Gentilhomme de merite : le seconde a épousé Mr de Préaux d’Antigni Gentilhomme de la Province de Berry, c’est une trés belle personne. Les deux autres filles ne sont pas mariées, il y en a une qui est restée en Espagne aprés la mort de sa grande Mere, auprés de laquelle elle avoit esté élevée ; l’autre qui est icy, a aussi demeuré long-temps en Espagne ; elle ont toutes deux une pension de S. M. C. Me d’Aulnoy donc je vous aprens la mort, s’estoit acquis une grande reputation par ses Ouvrages. Elle en avoit fait plusieurs qui ont eu un grand succés. Le premier qui a paru est le Voyage d’Espagne. Elle écrivoit sur de bons memoires, puis qu’elle avoit fait le voyage avec la feue Reine d’Espagne, fille de feu Monsieur. Ses autres Ouvrages sont les Memoires de la Cour d’Espagne. Ce Livre a esté imprimé 3. fois en France, & une fois en Hollande ; on y trouve une infinité de faits Anecdotes qui interessent agréablement le Lecteur, & il paroist qu’elle estoit bien entrée dans le secret du Gouvernement, pendant le sejour qu’elle avoit fait en Espagne. Les Memoires de la Cour d’Angleterre. Ils sont écrits avec la même pureté. Cette Dame a aussi donné plusieurs Contes de Fées dont le succés a esté grand. Elle a donné une Paraphrase sur le Miserere. Mais celuy de ses Livres qui luy a fait le plus d’honneur, est Hyppolite, Comte de Douglas. C’est un vray chef d’œuvre en ce genre, & plusieurs personnes en le lisant n’ont pu s’empêcher de repandre des larmes. Le Prince de Bourbon-Carency sort aussi de sa Plume. Le dernier Ouvrage que cette spirituelle Dame a donné, est le Comte de Warvick, Histoire Angloise qui a eu un grand cours.

[Mort de Messire Etienne Pavillon]* §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 249-253.

Mre Estienne Pavillon, Conseiller du Roy en ses Conseils, cy-devant Avocat General au Parlement de Metz, l’un des 40. de l’Academie Françoise, & de l’Academie des Medailles & Inscriptions. Nicolas Pavillon, Avocat au Parlement de Paris, vivoit en 1580. La Croix du Maine dit, qu’il a esté Docte en Grec & en Latin, & excellent Poëte. Nicolas Pavillon, son petit-fils, Evêque d’Alet en Languedoc, a beaucoup fait parler de luy dans le dernier siecle : il mourut en 1678. La mere de feu Mr Pavillon passoit pour une Dame tres-spirituelle. Feu Mr Pavillon dont je vous apprens la mort, estoit un de ces hommes brillans, qui convertissent en or tout ce qu’ils touchent. En effet, tout ce qu’il écrivoit sur quelque matiere que ce fust, estoit si ingenieux & si rempli de pensées brillantes, & ses ouvrages estoient si achevez, qu’il est difficile d’arriver à cette perfection d’écrire, & l’on peut dire qu’il faisoit des Chefs-d’œuvres en badinant, & que personne n’a mieux écrit que luy dans le goût de Voiture.

Les Vers suivans ont esté faits sur la mort de ce gracieux Auteur. Comme ils peignent bien son caractere, je n’en diray pas davantage.

Pavillon ne vit plus ; les Amours en gemissent,
Apollon en verse des pleurs ;
Des tristes regrets des neuf Sœurs
Leurs antres Sacrez retentissent.
Qui sçût dés ses plus jeunes ans
Unir tant de rares Talens ?
Rival ingenieux d’Ovide,
S’il vouloit flechir une Iris,
Les Graces dictoient ses écrits,
Et l’Amour luy servoit de Guide.
La Sagesse bientôt sçût bannir de son cœur
Les vains amusemens de l’amoureuse ardeur,
Par une adresse sans égale,
Il prit soin de former les mœurs,
En cachant sous l’apas de ses Vers enchanteurs,
Les traits d’une austere Morale.
Les beaux Arts en luy rassemblez
Firent par tout briller sa Gloire ;
Il n’ignora rien de l’Histoire,
Et les temps les plus reculez
Estoient presens à sa memoire.
Son Entretien estoit charmant,
Il possedoit parfaitement
Tout ce qu’eut de meilleur, l’Italie, & la Grece.
France, tu ne peux trop faire voir ta tristesse ?
En le perdant, tu perds ton plus riche Ornement.

[Mort de Messire N… de Charron de Villemarechal]* §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 253-260.

La Republique des Lettres vient de faire une perte considerable en la personne de Mre N… de Charron de Villemarechal ; c’estoit un de ces heureux Genies, nez pour la culture des Sciences, & qui preferent ce soin à celuy de toutes les autres choses de la vie. Mr de Villemarechal avoit reçu une excellente éducation, & on ne sçait qui a esté le plus honoré, ou le Docte Marcassus, connu par tant d’ouvrages sortis de sa plume, qui la luy avoit donnée, ou le Disciple, qui avoit esté élevé par un si Sçavant Homme. Ses Amis sentoient dans le commerce qu’ils lioient avec luy, cette politesse & cette douceur de mœurs, qui sont toûjours le fruit d’une riche instruction, & qui seront long-temps le motif de leurs justes regrets. Le progrés qu’il avoit fait dans les sciences estoit surprenant. Il avoit appris plusieurs Langues qu’il parloit aussi-bien que sa Langue naturelle ; il seroit à souhaitter que ceux qui auront pour leur part de sa succession ses papiers, voulussent faire part au Public de ses Ouvrages manuscrits. On y trouveroit des preuves convaincantes de sa connoissance dans les Langues mortes & étrangeres. Les deux Traductions Françoises qu’on le pressoit dans les derniers jours de sa vie de donner au Public, l’une de la Somme de S. Thomas, & l’autre du Livre d’un Medecin Anglois intitulé, Religio Medici, font foy de ce que je dis. On y trouve un stile aisé, dont le premier de ces Ouvrages n’est pas susceptible. À l’égard du Religio Medici, le Traducteur travailloit à le purger de certaines pensées hardies, & qui sentent trop l’esprit de tolerance, afin de le faire imprimer. On peut voir ce qui a esté dit de ces deux Traductions, & de leur Autheur, dans un petit Livre intitulé, Essais critiques de Prose & de Poësie, qui parut en 1703. & dans l’Essay de Litterature du mois de Novembre 1703. Mr de Villemarechal joignoit à cette facilité de stile, & à la pureté de son élocution, qu’il marquoit sur tout dans la conversation, un talent singulier pour la Poësie. Il y réussissoit dans tous les genres, & il avoit un goût fin & delicat pour juger des pieces des autres. Cela a paru durant plusieurs années, dans les Conferences qui se tenoient chez luy les Jeudis de chaque semaine. On y examinoit d’une maniere libre & dégagée de la contrainte des autres Assemblées, tous les Ouvrages des Sçavans. Les personnes qui y venoient estoient capables d’en juger. On avoit souvent le plaisir d’y entendre le sentiment des Dames qui s’y trouvoient, & qui donnoient beaucoup de relief & beaucoup d’agrément à cette Assemblée. Me de Pringi y brilloit beaucoup. Vous sçavez qu’elle a un discernement fort juste pour la découverte des veritez les plus abstraites, & que dans la recherche qu’elle en fait, elle procede avec une précision qui fait juger de la netteté & de la profondeur de son esprit. La confiance que Mr de Villemarechal avoit en cette Dame, l’estime qu’il avoit pour elle, & le cas qu’il faisoit de ses décisions, doivent naturellement faire partie de son éloge. Il estoit fils de Mr de Charron Intendant des Finances & Me des Requestes, & frere de feuë Me la Maréchale du Plessis-Pralin ; il n’estoit resté à Mr de Villemaréchal que les biens de l’esprit, avec lesquels il se tenoit bien partagé. L’indifference qu’il a marqué toute sa vie pour ceux de la Fortune, & le peu de faveurs qu’il en a reçu, doivent luy assurer une place dans le Supplément du Livre de Pierius-Valerianus de Infelicitate Litteratorum, si on fait ce Supplément. Mr de Villemarechal avoit deux Sœurs, l’une mariée à feu Mr de Maupeou Maistre des Comptes, & l’autre à feu Mr de Pradines. Il estoit allié à plusieurs Maisons considerables de la Robe, entr’autres à celle de Charron-Mesnars qui porte le même nom que luy.

[Mort du Pere Menestrier]* §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 288-291.

Le Pere Menestrier, Jesuite, étant déja fort avancé en âge, est mort depuis quinze jours. C’étoit un homme universel, comme sont la plûpart de ceux de son Corps. Il avoit prêché avec succés dans plusieurs Chaires, tant de Paris que des Provinces de France. Jamais homme n’a mieux sçû tout ce qui regardoit la décoration des lieux où l’on devoit donner des Festes publiques. Il l’a fait voir dans une infinité d’occasions, & la décoration des Galeries du Louvre, à la naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne, étoit de son invention ; il en avoit fait toutes les Devises & toutes les Inscriptions. Cette décoration passa pour une des belles choses qui se soient vûës à Paris depuis long-temps. La Feste donnée par Monsieur le Cardinal d’Estrées, à la naissance de Monseigneur le Duc de Bretagne, est aussi de l’invention de ce Pere. Ce Spectacle a paru tres-grand & tres-magnifique, & tout Paris a couru pour le voir. Il en avoit aussi composé toutes les Devises & toutes les Inscriptions. Jamais homme n’a tant fait de Devises, & tant qu’il a vécu, il en a fourni à tous ceux qui en ont eu besoin, & qui luy en ont demandé. Il a donné au Public plusieurs Traitez des Carrousels, Joustes & Tournois, Mascarades & Ballets, avec des descriptions de toutes les Festes de cette nature, qui se sont faites dans les principales Cours de l’Europe. Les Peres de sa Societé qui travaillent au Journal de Trévoux, & qui s’acquittent si bien de tout ce qu’ils font, donneront sans doute au Public un Article plus curieux & plus étendu que moy, puisqu’ils doivent mieux connoistre ce Pere, & tout ce qui le rendoit recommendable. Il a fait aussi beaucoup d’autres Ouvrages, du nombre desquels est une nouvelle Histoire de la Ville de Lyon.

[Suite du Siege de Verue, contenue en plusieurs relations] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 291-343.

Je reprend le Siege de Veruë où je l’ay laissé.

Au Camp devant Veruë le 21. Decembre 1704.

Les huit pieces de la nouvelle batterie commencerent à tirer la nuit du 16. au 17. & celles des anciennes firent feu sur les deffenses des ennemis. Mr Filtz, Colonel de Hussars fut détaché cette même nuit avec trois Compagnies de Hussars, deux de Grenadiers, & deux cent cinquante chevaux pour aller enlever un Regiment de Hussars ennemis, établi à Sancta Maria, de l’autre costé du Pô ; mais un deserteur du détachement de Mr Filtz les ayant avertis, ils se retirerent ; de sorte que nous fismes seulement dix prisonniers & que nous n’enlevâmes que vingt chevaux & trois Etendarts.

Le 18. les assiegez firent sauter un fourneau à l’angle du centre de la Place-d’armes, qui renversa deux embrasures de nostre batterie & enterra deux pieces de canon ; mais cela n’empêcha pas les six autres de tirer pendant le reste de la nuit, que l’on passa à reparer le desordre.

Le 19. Monsieur de Vendôme passa une partie du jour dans la tranchée, & ordonna de percer le chemin-couvert pour se loger dans le trou que la mine des ennemis avoit fait. Son Altesse fit établir une nouvelle batterie pour tâcher de demonter celle des ennemis. On remit en batterie les deux pieces qui avoient esté enterrées, aprés quoy on commença deux heures avant le jour, à tirer contre les bastions qui sont déja fort endommagez.

Le 20. nostre Mineur continuant à travailler à l’ouverture du chemin-couvert, donna avis qu’il entendoit à trois pieds de luy, celuy des ennemis. Sur cet avis, Monsieur de Vendôme fit charger promptement la mine, que l’on fit sauter par son ordre, à une heure aprés minuit. Elle réussit de maniere que la maçonnerie de la face gauche de la fausse braye jusqu’à l’angle, fut renversée dans le fossé.

Aujourd’huy, pendant que Monsieur de Vendôme étoit à l’angle droit du chemin-couvert, les assiegez ont fait sauter une fougade qui a enterré huit hommes, en a blessé cinq, a renversé environ trois toises de Palissades du chemin-couvert, & a comblé le puits par où nostre mineur s’avançoit à la gauche. On doit travailler cette nuit à reparer le dommage, & à faire sauter la contrescarpe du fossé, pour y descendre & pour se loger ensuite sur la fausse-braye, d’où l’on se flatte d’attacher le Mineur au bastion.

Depuis le 21. jusqu’au 26. il ne se passa rien de fort considerable. On continua d’avancer les travaux & de battre les deffenses de la Place, & Monsieur de Vendôme s’exposa souvent, & fut mesme couvert de la terre que laboura le canon des ennemis.

Je viens à la memorable Journée du 26. qui doit couvrir de gloire tous les François qui ont combatu ce jour-là, devant Veruë, puisqu’il est inoüi que sept cent hommes attaquez en front, en queuë & par les flancs ayent resisté à une petite armée qui étoit persuadée qu’il n’en resteroit aucun, aprés ses premiers coups. Cependant comme on n’a point donné icy de Relations détaillées de ce qui s’est passé dans cette grande journée, j’ay crû devoir ramasser tout ce qu’en ont écrit quelques Officiers Generaux, & des principaux Officiers de l’armée, & je vous envoye ces Relations dont chacune contient des faits qui ne se trouvent point dans les autres. La premiere est de Monsieur de Vendôme. Vous sçavez que ce Prince établit seulement les faits dans ses Lettres, & que sa modestie le fait tellement tenir en garde sur ce qu’il dit, de crainte de parler à son avantage, qu’elles sont toûjours peu étenduës ; mais il suffit qu’elles établissent le fait : ce qui donne lieu d’ajoûter foy à ceux qui l’écrivent avec plus de détail.

Du Camp devant Veruë le 27. Decembre1704.

Les Ennemis sortirent hier à quatre heures aprés midy, à la faveur d’un brouillard, & vinrent avec toute leur Armée, Cavalerie & Infanterie, attaquer nostre Tranchée, par le front, par le côté, & par les derrieres. Nos gens se voyant enveloppez de toutes parts ne purent faire que tres peu de resistance ; mais l’Infanterie de l’Armée arriva si promptement, qu’ils furent bien-tost rechassez de toutes nos Tranchées. Ils n’eurent pas le temps de rien gaster, & quoy qu’ils ayent fait tout ce qu’ils ont pû pour enclouer nos Canons & nos Mortiers, toute nostre Artillerie est dans le même estat. Nos Grenadiers les ont poussez si vivement, qu’il en est resté plus de trois cens sur la place, tant de nostre Batterie du Chemin couvert que des autres. Les Ennemis ont laissé plus de 400 hommes en tout sur le Champ de bataille : pour nous, nous n’avons à l’Hôpital que 30 blessez. Leur Cavalerie est venue fort prés du Quartier general ; mais la nostre, quoy qu’au nombre seulement de 400 Chevaux, aidée par deux Compagnies de Grenadiers, l’a obligée de se retirer promptement avec perte d’une vingtaine d’hommes & d’autant de chevaux. Nous avons fait quantité de Prisonniers, nous n’en sçavons pas encore le nombre. Nous n’avons perdu que Mr d’Imecour, Maréchal de Camp, & un Capitaine de Grenadiers, & nous avons parmi les Prisonniers qu’ont fait sur nous les Ennemis, Mr de Chartogne & huit Officiers.

Toutes les Relations qui suivent sont necessaires, pour faire bien comprendre ce qui s’est passé dans cette glorieuse journée, & plus vous en lirez, plus vous y prendrez de plaisir, puisque vous trouverez des circonstances nouvelles jusque dans la derniere, qui est beaucoup plus ample que les autres, & qui rend justice à beaucoup de Personnes qui se sont distinguées.

Du Camp devant Veruë ce 27. Décembre 1704.

Je me sers du Courrier de S.A. pour vous faire le détail d’une Sortie que les Ennemis ont faite hier au soir, une heure avant la nuit, au nombre de 900 hommes, qui, quoy qu’assez heureuse pour eux dans les commencemens, ne leur a pas produit d’autre effet que le retardement d’un jour. Comme il faisoit un petit brouillard, ils en profiterent si à propos, qu’ils nous couvrirent leur marche, & s’avancerent par un Ravin qui est sur nostre Flanc gauche, au nombre d’environ 400 hommes, & marcherent droit à une Batterie de six pieces, qui est à la queue de la Tranchée, sans trouver aucune resistance. Ils commencerent par mettre le feu à l’Epaulement, & à rompre un Merlon ; de là ils se coulerent par nostre vieille parallele, qui n’est plus occupée, pour se joindre à un corps égal soutenu comme la gauche, & qui marchoit sur nostre droite, pendant que quelques Troupes sorties des Chemins couverts attaquoient la teste de la Tranchée. Cette manœuvre fit plier les Troupes veritablement, & les obligea de sortir des Boyaux pour n’estre pas investies & accablées de tous costez, de sorte que les Ennemis s’y jetterent.

Mr de Chartogne, Lieutenant-General, qui commandoit, & qui avoit relevé le matin Mr de Chemerault, envoya Mr d’Imecour, Mareschal de Camp pour charger les Ennemis, qui attaquoient la queue de la Tranchée, & qui ruinoient les deux Batteries voisines. Il les repoussa d’abord, mais il y reçut un coup de Mousquet, dont il mourut une heure aprés ; ce qui donna le temps aux Ennemis de se reconnoistre, & de tenir bon, jusqu’à ce que des Trouppes fussent arrivées du Camp, qui les chasserent avec une perte assez considerable. Comme S.A. n’estoit qu’à un pas de la Tranchée, d’où elle sortoit, elle y revint, fit charger ces Troupes elle-mesme, & chassa les Ennemis de ces Boyaux, aprés quoy elle fit attaquer les autres Boyaux, qui furent regagnez avec la même vigueur, aussi-bien que nos Batteries de Bombes & de Canons de la Contrescarpe, dont les Ennemis furent les maîtres pendant plus de trois quarts d’heure. Ils enclouerent tous les Canons & les Mortiers, mais si mal, que c’est comme s’ils n’avoient rien fait ; de sorte qu’un jour de travail a reparé la Batterie des Pallissades qui tirera demain, & les autres Batteries & Mortiers ont tiré ce matin à l’ordinaire. Mr de Chartogne, qui estoit resté pour soutenir la teste de la Tranchée, y a esté fait prisonnier, & blessé en deux endroits ; sans cela, & sans la mort de Mr d’Imecourt, nous aurions gagné à cette affaire : car il est certain qu’elle ne nous coûte pas 80 hommes tuez ou blessez, & que les Ennemis y ont perdu plus de 300 hommes, nous avons bien 45 à 50 de leurs prisonniers & plusieurs Officiers.

Ils firent passer un corps de Cavalerie, qu’ils pousserent du costé du Quartier general ; mais Mr de Chemerault marcha avec deux troupes de Cavalerie, & un Bataillon, qui le fit retirer plus viste qu’il n’estoit venu.

Voilà à peu-prés le détail. Vous verrez par là que cette affaire nous est plus avantageuse qu’aux Ennemis, puisqu’ils y ont perdu beaucoup plus de monde que nous, sans aucun fruit. Nous travaillons à la descente du Fossé ; je croy que le bonheur de nostre affaire, vient de ce que S.A. s’y est trouvée, sans quoy les choses auroient peut-estre tourné autrement. Les Ennemis ont perdu un Officier General, & 7. à 8. Officiers de marque.

Au Camp devant Veruë ce 27. Decembre 1704.

Il nous est arrivé hier au soir une affaire la plus heureuse du monde par l’évenement, dont voicy le détail.

Les Ennemis ayant esté avertis par un Sergent du Regiment des Vaisseaux, qui a deserté depuis 3. ou 4. jours, que la gauche de nostre tranchée estoit dégarnie, & qu’on n’y faisoit monter que 700. hommes, sont venus, trois quarts d’heure avant la nuit, à la faveur d’un brouillard, au nombre de 2000. hommes d’Infanterie au moins, & avec leur Cavalerie. Ils ont debouché par l’ouvrage qu’ils ont à la teste de leur Pont, & ont en même temps poussé toute leur Cavalerie dans la Plaine, qui est au pied de la Colline, par où ils sont montez tout le long des Fortifications de la Place.

Ils marchoient sur deux colonnes, l’une a pris sur les hauteurs derriere la tranchée, où sont deux de nos Batteries, l’autre est allée au centre.

Les Troupes de la tranché se voyant prises par derriere & en flanc ont esté obligées de se jetter dans un fond qui est sur la droite de la Tranchée, qu’ils ont abandonnée aux Ennemis. Monsieur de Vendôme, qui ne faisoit que d’en sortir, s’y est rejetté à la teste des Troupes, & le Regiment de Medoc & de Lionnois, auxquels cet alerte avoit fait prendre les armes, sont heureusement arrivez. En mesme-temps Monsieur de Vendôme les a postez pour arrester les Ennemis ; ce qu’ils ont fait jusqu’à ce qu’il fust arrivé d’autres Bataillons du Camp, qui venoient en assez bon nombre. Les Ennemis ont pris le party de se retirer, & ne pouvant le faire par le même chemin qu’ils estoient venus, de peur d’estre coupez, ils se sont jettez avec beaucoup de precipitation dans le chemin Couvert. Les Bataillons qui les poussoient vigoureusement, & qui les chargeoient en queue en ont tué une infinité, sans qu’ils tournassent la teste pour se deffendre, & lors qu’ils ont esté entassez les uns sur les autres dans le fossé, nos gens sont montés sur la Batterie & sur le Logement de la Contrescarpe, & les ont tirez à bout portant. Il est certain qu’il leur en coute plus de 300. hommes dans une heure de temps.

Ils ont esté les Maistres de la Tranchée pendant plus de demi-heure, & ont encloué nostre Canon & nos Mortiers. C’estoit le plus grand malheur qui nous pust arriver s’ils avoient eu le loisir de le faire comme il faut ; mais comme ils estoient pressez, & qu’ils n’avoient pas de cloux proportionez aux lumieres de nos pieces, qui se sont agrandies, ayant servi à plusieurs Sieges, il se trouve que le Canon tire mieux qu’auparavant & les Mortiers de même, dés le point du jour on leur a fait un feu continuel, à quoy ils n’avoient pas lieu de s’attendre.

La Batterie de la Contrescarpe ne tirera que demain, à cause qu’ils y avoient mis le feu avec des Fascines goudronées qu’on a éteint pendant la nuit. Un Trompette de Monsieur de Savoye vient de nous apprendre que Mr de Chartogne qui commandoit la Tranchée, & dont on n’avoit nulle nouvelle, est blessé legerement & fait prisonier avec 7. ou 8. Officiers. Mr d’Imecourt, qui venoit d’estre fait Mareschal de Camp, a esté tué. L’Aide de Camp de Tranchée nommé Monferrier, & Capitaine de Dragons Reformé dans du Heron a les deux jambes percées d’un coup de Mousquet ; d’ailleurs nous n’avons pas perdu 50. hommes. Nous avons pris quantité d’Officiers Ennemis. Voila comme l’affaire s’est passée ; le Siege n’en sera pas retardée.

Du Camp devant Verue le 27. Decembre 1704.

Mrs de Chartogne, d’Imecourt & de Maulevrier-Langeron releverent la Tranchée le 26. Monsieur de Vendôme s’y trouva de fort bonne heure & aprés avoir visité les Ouvrages, il donna ses ordres pour ceux de la nuit. Il en partit une demi-heure avant le coucher du Soleil. À peine estoit-il éloigné d’une portée de fusil de la tranchée, qu’un bruit confus qu’il entendit luy apprist qu’un gros corps d’Infanterie & de Cavalerie sortoit de Verue par le costé du Pô, & marchoit à la gauche de la Tranchée. Il n’en douta pas voyant dans l’instant nos gardes avancées se retirer, & jugeant que les Ennemis n’osoient entreprendre une sortie par ce chemin là qu’avec toute leur Armée, il donna ordre en même temps de faire marcher les Brigades les plus voisines de la Tranchée.

Les Ennemis favorisez d’un brouillard, n’avoient esté decouverts qu’en approchant de nos Postes. Ils sortirent avec toute leur Infanterie & toute leur Cavalerie. Partie de la Cavalerie remonta le Pô le long de la Prairie au dessus de Verue, l’autre partie se coula au dessous dans le Vallon pour donner de l’inquietude en même temps à tous nos quartiers, & pour favoriser la retraite. Leur Infanterie tomba sur nostre Tranchée, par le front, par les deux flancs & par les derrieres. Vous sçavez que nous attaquons Verue par un plateau escarpé par la droite & par la gauche, & qu’on arrive sur le plateau en descendant des hauteurs de Guerbignan qui le dominent, & que c’est sur le penchant des ces hauteurs que nous avons ouvert la Tranchée & établi nos premieres & nos secondes Batteries. Le plus gros de l’Infanterie des Ennemis coulant le long de la gauche de nostre attaque, marcha droit à la hauteur de Guerbignan, & se rendit Maistre de nos Batteries. Un autre Corps montant par le glacis, & se joignant à ceux qui sortoient par le chemin Couvert, attaqua la Tranchée par le front & par le flanc. Mr de Chartogne détacha Mr de Maulevrier avec 100. hommes pour fortifier la garde des Batteries, & prit le parti d’arrester les Ennemis dans le centre de la Tranchée, avec six Compagnies de Grenadiers qui luy restoient.

Ce petit nombre ne put faire que tres-peu de resistance, se voyant envelopé de toutes parts. Monsieur de Vendôme qui arriva prés de Guerbignan, en même temps que les Ennemis, d’où il essuia une décharge de 30. pas, y trouva 25. hommes épars. Il les rassembla & les posta dans un Fortin appellé le Cornichon ; Mr de Bezons qui le suivoit ayant crié à la garde de la Tranché qui se retiroit, que Monsieur de Vendôme estoit present, tous les Soldats s’arresterent dans le moment auprés de luy & s’y rallierent. Ils furent joints aussi-tost par les Brigades de Lionnois, de la Marine, de Normandie, de Maulevrier & de Leuville. La garde de la Tranchée retourna sur les Ennemis. La Brigade de Lionnois entra dans la Batterie d’où elle les chassa. Mr de Guerchy les poursuivit l’épée à la main, à la teste des deux Compagnies de Grenadiers des Vaisseaux. Les autres Brigades les coupant par la gauche, obligerent la plus grande partie de se retirer par les Boyaux de la Tranchée, dans lesquels elles les renverserent à coups d’épée, jusqu’au de-là de la Batterie du chemin Couvert, où les Grenadiers ayant monté sur les epaulemens & dans les embrasures, tuerent plus de 200. hommes sur la Contrescarpe & dans le fossé. Quelques pelotons de Soldats Ennemis voulurent se rallier sur le chemin Couvert, favorisez par deux petits logemens que Monsieur de Vendôme avoit fait faire à la droite & à la gauche, dont ils s’estoit rendu maistres : mais ils en furent encore chassez l’épée à la main. Le Combat dura cinq gros quarts d’heure. Les Ennemis s’étant rendu maistres de la Tranchée au commencement de l’action, Mr d’Imecour y fut tué, & Mr de Chartogne y fut fait prisonnier avec Mrs d’Airon. Lieutenant Colonel de l’Isle de France, de Razilly Major de Medoc, de Gadagne, Capitaine dans Piémont, Champigny Capitaine dans Lyonnois, Pogue Lieutenant dans la Sare & Soulas Lieutenant dans Medoc. Mr de Pointis Capitaine dans le Regiment des Fusiliers & Mr de Vissac Lieutenant des Bombardiers ont esté tuez. Mr de Monferrier, Aide de Camp de Monsieur de Vendôme, a esté blessé. Les ennemis avoient commandé des gens pour enterrer nos canons & nos mortiers, & pour mettre le feu aux affuts ; ce qu’ils n’ont pû faire qu’imparfaitement dans le peu de temps qu’ils ont esté maistres de la tranchée ; car de vingt-deux pieces que nous avons en batteries, quatorze ont tiré ce matin, les huit autres ne sont pas en estat de tirer, parce que nous en avons rompu les embrasures en poursuivant les ennemis, mais elles tireront demain. Il n’y a que trois pieces où les cloux soient restez, on y met le feu par la lumiere, comme si les cloux n’y étoient pas. Onze mortiers de douze que nous avons en batteries ont jetté aujourd’huy des pierres & des bombes pendant tout le jour. Les ennemis ont perdu plus de cinq cens hommes dans cette action, dont plus de quatre cens sont restez sur la place. J’ay vû plus de quarante de leurs prisonniers ; outre un Lieutenant Colonel, deux Capitaines & deux Lieutenans, il y en a que l’on n’a pas encore amenez au quartier general. Nous n’avons eu que trente blessez qui sont à l’Hôpital. Je ne sçay pas le nombre des morts, mais je ne croy pas qu’il excede celuy des blessez.

Pendant le temps de l’attaque, la Cavalerie ennemie qui avoit remonté le long du Pô, s’avança fort prés du quartier general. La nostre monta brusquement à cheval, & quoiqu’elle ne consistast qu’en un détachement de quatre cens chevaux, elle passa deux ravins devant celle des ennemis, & protegée par deux Compagnies de Grenadiers, elle les obligea de se retirer avec perte de vingt hommes & d’autant de chevaux.

On ne sçauroit donner trop de loüanges à Mrs d’Orgemont, de Guerchy, d’Estaire de Chiusac, de Leuville & du Guerchois, qui se sont distinguez d’une maniere qui leur a attiré les aplaudissemens de toute l’armée. Quant à Monsieur de Vendôme, j’aurois tant de choses à en dire que je croy devoir plûtost me taire que d’en parler ; ce que j’en devrois dire, estant au-dessus de toute expression. Ce Prince s’expose tous les jours d’une maniere qui fait apprehender toute l’armée pour sa vie. Ce fut luy qui remena les troupes à la tranchée, qui les fit charger, & qui essuya à leur teste plusieurs décharges de mousqueterie. Enfin, il est present à toutes les actions perilleuses, & veut voir tout par luy-même.

Il n’y a point de doute que la journée du 26. de Decembre ne se soit passée de la maniere qu’elle est marquée dans les Relations que vous venez de lire, puisque la bonne foy se trouve toûjours dans les Relations des François, & que si on n’y peut trouver quelque chose à redire, c’est qu’ils ne sont jamais contens de leurs exploits, & qu’au lieu de grossir tous les avantages qu’ils remportent, ils les diminuent toûjours. Enfin, on voit un tres grand rapport dans toutes ces Relations écrites par differents Officiers, qui, selon toutes les apparences, ne se les sont point communiquées, & dont l’un campé d’un costé, & l’autre de l’autre ; & ce qui empêche encore de douter de la verité de ce qu’elles contiennent, est que l’évenement n’a pas esté avantageux aux Ennemis. Cependant ceux qui cherchent à tromper les peuples d’Angleterre & de Hollande, afin de les engager de fournir avec moins de chagrin aux frais de la guerre, ont osé assurer dans leurs nouvelles publiques, que les François avoient perdu 3000. hommes dans cette journée, sans faire refléxion que les troupes Allemandes & Savoyardes n’avoient envelopé que 700. hommes qui gardoient la tranchée, le terrain ne pouvant en contenir davantage, & que Monsieur de Vendosme, qui vint aussitost à leur secours, ne fut pas plûtost arrivé que les Allemans & les Savoyards prirent la fuite avec toute la précipitation imaginable : de sorte qu’ayant le dos tourné, il fut d’autant plus aisé d’en tuer que tous les coups porterent, & qu’ils n’avoient qu’un lieu pour rentrer, appellé la Porte du Secours, & que ne pouvant tous rentrer en même temps par une seule porte, le carnage fut grand. Il est constant, qu’outre ceux de leurs Officiers qui ont esté tuez en cette occasion, on leur en a pris 42. & que ceux qui ont écrit, aprés le combat, les Relations que je vous envoye, n’étoient pas encore informez de ce grand nombre de prisonniers. Ces faits sont constans, & l’évenement doit empêcher d’en douter. Si les Ennemis avoient fait un aussi grand carnage qu’ils ont voulu le persuader, ils ne se seroient pas retirez avec tant de précipitation, & ils seroient demeurez plus longtemps maistres du terrain qu’ils avoient occupé d’abord : mais on peut dire qu’ils n’ont fait que venir, voir, & s’enfuir. Ce qui suit regarde les deux Officiers Generaux de nos troupes, dont l’un a esté tué dans cette action & l’autre est mort depuis, de ses blessures.

Mr d’Imecourt, Maréchal de Camp, estoit d’une Maison qualifiée de Picardie, qui a produit plusieurs Officiers d’une grande valeur. Mr le Marquis d’Imecourt, son pere, avoit servi avec beaucoup de distinction pendant toute sa vie. Il est mort Gouverneur de Montmedy. Il étoit Colonel lorsque ses enfans entrerent dans le service, & il eut le plaisir de les voir tous occuper les premiers postes du Regiment qu’il commandoit, & de leur voir fournir leur carriere avec beaucoup de gloire. Mr d’Imecour, son fils a esté regretté de toute l’armée, & sur tout de Monsieur le Duc de Vendosme, qui en faisoit un cas particulier, & qui en a même parlé en des termes qui font beaucoup d’honneur à sa memoire. Mr d’Alba Lieutenant Colonel de son Regiment, homme generalement estimé, & d’un courage éprouvé a eu le Regiment. C’est celuy d’Auvergne qu’avoit le défunt, & dont il estoit sur le point de se défaire, parce qu’il venoit d’estre nommé Maréchal de Camp, & qu’il n’est permis qu’aux Brigadiers de conserver des Regimens, à moins d’en avoir une permission particuliere ; ce qui ne s’accorde qu’à peu de personnes. L’aîné des freres de feu Mr d’Imecourt est Lieutenant General, Lieutenant des Gendarmes, & Gouverneur de Montmedy. On peut dire que la valeur & le zele pour le service du Roy sont hereditaires dans cette Famille.

Mr de Chartogne, dont toutes les Relations avoient parlé de la blessure, comme d’une blessure tres-legere, mourut 4 heures aprés avoir esté fait prisonnier. Monsieur le Duc de Savoye, qui avoit des raisons pour empêcher que sa mort ne fut sçuë, donna des ordres par lesquels il défendit de la publier : Il estoit Lieutenant General, & Directeur General d’Infanterie. Sa valeur & ses belles actions l’avoient élevé par degrez à ces deux grands Emplois. Il avoit servi dans le Regiment d’Artois, où il avoit esté Capitaine de Grenadiers, & Lieutenant Colonel de ce Regiment. Il fut ensuite Lieutenant de Roy de Barcelone, dont il touchoit encore les appointemens, lorsqu’il est mort. Il s’étoit tellement distingué par un nombre infini de belles qualitez, qu’il avoit esté fait Officier General sans avoir esté Colonel. Le Roy a jugé à propos de supprimer aprés sa mort la Direction generale, persuadé qu’il suffisoit que les troupes eussent des Inspecteurs ; ainsi à mesure que ceux qui ont des Directions generales viendront à deceder, leur Direction sera supprimée. Feu Mr de Chartogne a vû mourir avant luy deux de ses enfans qui estoient dans le service, & dont il y avoit lieu d’esperer beaucoup, puisqu’ils marchoient sur les traces de leur pere.

Depuis la journée du 26. de Decembre, jusqu’au 18. de Janvier, il ne s’est rien passé de considerable devant Veruë, & les combats ont esté plus grands & plus sanglants sous terre qu’ils n’y sont ordinairement. Monsieur de Vendosme ayant fait soutenir ses mineurs par des Grenadiers, 3. de nos mineurs ont esté tuez dans ces combats & les Ennemis en ont perdu onze.

Le 4. de ce mois on vit arriver de Turin 2. bataillons, l’un d’Aost de 200. hommes, & l’autre de Tarantaise.

Le 9. il y avoit sept nouvelles pieces de canon déja arrivées, & vingt autres les devoient suivre de prés. La Relation qui suit vous apprendra ce qui s’est passé depuis.

Au Camp devant Veruë ce 18. Janvier 1705.

Depuis ma derniere Lettre il n’y a rien icy de nouveau, sinon que les mines que les ennemis ont fait sauter, & les nostres ont entierement ruiné la courtine des fausses-brayes, les caponieres & le reste des murailles des deux bastions de l’attaque. La seconde envelope est aussi ruinée à un point qu’on y peut monter, mesme à cheval. On voit aussi le jour à travers de la troisiéme envelope, & elle est aussi abbatuë à la hauteur au moins de deux hommes ; si bien que si quelque chose empesche Monsieur de Vendôme de monter à l’assaut, c’est qu’il veut que cette troisiéme envelope soit aussi entierement ruinée. La consequence est que tous les bastions sont ou minez, ou contreminez, & qu’avant l’assaut Son Altesse veut faire marcher les troupes si viste, que les ennemis n’ayent pas le temps de mettre le feu à leurs mines ; ce qui arrivera d’autant plus surement que les saucissons de chacune des mines de chaque bastion, partent tous de derriere la derniere envelope. Son Altesse a fait faire une batterie nouvelle qui bat la courtine qui est entre le Donjon & les ouvrages de la Ville. Dés que cette courtine sera à bas, on pourra monter avec de bonnes troupes par cette breche, pour se rencontrer le jour de l’attaque avec les troupes qui monteront par les breches des bastions. On rend l’attaque plus sûre en la differant ainsi, & on ruine l’armée des ennemis. On ne nous tuë presque personne à la tranchée, & il n’y a point de jour, l’un portant l’autre, qu’il ne deserte aux ennemis dix ou douze fantassins, & deux ou trois hommes de cheval. Mr le Comte d’Estain s’est avancé avec toute nostre Cavalerie, quelques Bataillons & huit ou dix Compagnies de Grenadiers. On dit icy que c’est seulement pour la subsistance ; mais il y a surement quelque chose de plus. Je ne sçay qu’en penser, si ce n’est pour tomber sur quelque endroit qui puisse oster à Monsieur de Savoye la communication de Turin avec Veruë.

Les gelées ont cessé depuis trois jours, & il est tombé de la neige de quatre pieds de haut. Il fait aujourd’huy une petite pluye qui découvrira bien-tost la terre. Si elle continuë le Pô deviendra assez haut pour emporter encore une fois le Pont de Crescentin.

Vous voyez que par la situation où se trouvoient le 18. toutes les choses qui regardent ce Siege, il y a lieu d’esperer que la Place sera bien-tost prise, & je ne doute point qu’elle ne se soit renduë, ou qu’elle ne soit emportée d’assaut avant que vous receviez ma Lettre. Jamais on a vû une plus heureuse disposition, & celuy qui a écrit cette Relation fait voir qu’il entend parfaitement bien la guerre, & que Monsieur de Vendôme la sçait si bien faire, qu’il est impossible d’aller plus loin dans ce métier.

[Detail de ce qui s’est passé à la ceremonie du mariage de Mr le Comte de Rupelmonde avec Mlle d’Alegre] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 349-377.

Le 25e de ce mois Mr le Comte de Rupelmonde, sujet du Roy d’Espagne, épousa Mlle d’Alegre, seconde fille de Mr le Marquis d’Alegre Lieutenant General des Armées du Roy, & qui commande celle de la Moselle. La Ceremonie des Fiançailles se fit le même jour, sur le midy, dans l’Eglise de S. Suplice, en presence d’un grand nombre de personnes de la premiere qualité. Me la Marquise d’Alegre, qui ne fait rien qu’avec beaucoup de Noblesse, donna un magnifique repas à cette illustre Assemblée. Monsieur le Duc & Madame la Duchesse d’Albe furent de cette Feste ; & le soir du même jour, Leurs Excellences en donnerent à cette occasion une des plus grandes que l’on ait vuës à Paris depuis long-temps. La Nôce se fit dans leur Hôtel, & la ceremonie du Mariage dans leur Chapelle. Voicy le détail de cette magnifique Feste. Sur les six heures du soir, ceux qui en estoient priez commencerent à se rendre chez Monsieur le Duc d’Albe. Tout le plein-pied de son Appartement étoit éclairé d’une infinité de grosses bougies ; & celuy de Madame la Duchesse estoit éclairé de même. Ces deux Appartemens sont des plus beaux, & des plus richement meublez. Il y avoit dans celuy de Monsieur le Duc, plusieurs tables de jeu, & dans une des pieces un tres beau Concert. Ceux qui aiment la Musique avoient de quoy se contenter en arrivant, & ceux qui preferent le Jeu à d’autres plaisirs, n’avoient qu’à choisir à quel jeu ils vouloient joüer. La jeunesse prit le parti de dancer ; & on commença un petit Bal qui dura jusqu’à neuf heures & demie, qu’on se mit à Table. On n’avoit compté que sur trente cinq ou quarante couverts, & plus de quatre-vingt personnes s’y trouverent, tous Sujets des Rois de France & d’Espagne. Tout autre que Monsieur le Duc d’Albe auroit esté embarassé, mais la grandeur & la magnificence dont il vit, & le nombre & l’attention de ses domestiques le tirerent bien-tôt de peine. Le soupé n’en fut pas differé d’un quart d’heure. On servit dans le moment deux grandes Tables, outre celle qui estoit préparée pour le nombre des personnes qu’on attendoit. Il ne s’en est guere vû de plus somptueuse, de plus delicate, ny de mieux servie. Un fort riche sur-tout d’Argent, & d’un beau travail, chargé de plusieurs bougies, en remplissoit & en ornoit le milieu. La Table estoit beaucoup plus longue que large, mais bien proportionée. Il y avoit dans la longueur, à droite & à gauche du sur-tout, trois grands bassins de chaque costé, & le tout estoit bordé de vingt six plats, & d’un pareil nombre de hors-d’œuvre. Il y eut dans la même symmetrie, trois services de viande, & un d’entremets. Quant au dessert, le dessein en fut tout nouveau, & tout le monde avoüa qu’il ne s’en estoit point encore vû de mieux entendu, de plus delicat, ny de plus agréable à la vûë. Deux grandes corbeilles d’environ trois pieds de long, sur deux pieds de large, à costé du sur-tout, s’élevoient en forme de grottes, percées à jour de tous costez. Les centres en estoient brillans, bien colorez & chargez ainsi que tout les dedans de ces grottes, des plus rares confitures seiches. Deux autres grandes corbeilles, d’un dessein different, se voyoient ensuite dans le long de la Table, & deux autres de pareille grandeur dans le large ; elles estoient également chargées de differens compartimens de confitures seiches des plus exquises. D’autres corbeilles du plus beau & du plus rare fruit, les accompagnoient de tous côtez, & le tout estoit bordé d’autant de compotes differentes qu’il y avoit eu de hors-d’œuvres, à chacun des autres services. De grands pots d’argent remplis des Liqueurs les plus exquises, estoient distribuez le long de la Table ; & les liqueurs les plus estimées y furent prodiguées, ainsi que les Vins les plus rares. Les deux autres Tables furent servies avec une magnificence égale, & sans aucune confusion. On demeura prés de deux heures à Table, & on fut diverti durant ce temps-là par une excellente Musique. À peine le Soupé fût-il fini, qu’on recommança le Bal : on l’interrompit aussi-tôt, qu’on fut averti de l’arrivée de Mr l’Evêque de Blois, qui devoit faire la Ceremonie, & on se rendit à la Chapelle de cet Hôtel. Ce Prélat, qui a toûjours autant édifié par sa conduite, qu’il instruit par ses entretiens, fit d’abord un discours, qui quoique court, estoit rempli de l’onction, & de la force qui accompagnent & ce qu’il dit & ce qu’il fait. À l’issuë de la Messe, on conduisit les nouveaux Mariez à l’Hôtel d’Alegre. Les Jardins de ces deux Hôtels se touchant, on les trouva tres bien illuminez, & le vestibule, le grand escalier & l’appartement de Me d’Alegre estoient illuminez, & éclairez de même. Pendant que l’on couchoit les nouveaux Mariez, les filles, qui ne se trouverent point à cette Ceremonie, recommencerent le Bal avec les meilleurs Danceurs, dans l’appartement de Monsieur le Duc d’Albe. Tout le monde y revint aprés le couché des nouveaux Mariez : on y servit encore toute sorte de glaces, des Liqueurs, des Oranges & des Confitures seiches. Plusieurs personnes se remirent au jeu, & le Bal & le jeu ne finirent qu’à quatre heures du matin. On ne peut assez exprimer de quelle maniere noble & aisée, Monsieur le Duc & Madame la Duchesse d’Albe font les honneurs chez eux, il suffit de les avoir vûs, pour n’estre plus surpris de tout ce qu’on trouve en eux, de grandeur & de politesse. Leurs manieres nobles & douces & un caractere de bonté qui se répand dans tout ce qu’ils font, leur attirent aussi le cœur de tous ceux qui les approchent. C’est ce que se disoient à tous momens ceux qui se trouverent à cette grande Feste. Voicy les noms des principales personnes qui en estoient. Madame la Princesse des Ursins ; Madame la Mareschale Duchesse de Bouflers ; Madame la Princesse de Monbazon ; Madame la Duchesse d’Aumont ; Me la Marquise de Crequi sa belle sœur ; Me la Comtesse d’Egmont ; Madame la Duchesse de Rohan ; Mlle de Rohan sa fille, & Mlle de Furstemberg ; Madame la Duchesse de Chatillon ; Madame la Duchesse de S. Pierre ; Me la Comtesse de Solre & Mlle de Solre sa fille, Me de Croissi, Me la Marquise de Bousols, & Mlle de Croissi ses filles ; Me la Marquise de Florensac, Me de Barbezieux, Me de Meyercron ; Me de Beuvron ; Me de Fimarcon ; Monsieur le Duc de Coeslin ; Monsieur le Duc de Chatillon ; Monsieur le Prince de Bournonville ; Monsieur le Duc de Bisache & Mr son frere ; Mr le Comte de Solre, Mr le Marquis d’Urfé, Monsieur le Prince de Bergue ; Monsieur le Prince d’Aquaviva, Monsieur le Prince de Robecq ; Mr le Comte Chacq ; Mr le Marquis de Crevecœur, le fils de Mr de Meyercron ; Mr le Comte & Mr le Chevalier de S. Germain Beaupré ; Mr de Carraccivolo ; Mr Pignatelli, & plusieurs autres. Me la Marquise d’Alegre en faisoit les honneurs, ainsi que Monsieur le Duc & Madame la Duchesse d’Albe. Il ne paroissoit pas que Leurs Excellences donnassent aucun ordre ; mais on s’apercevoit bien que parmi le grand nombre de leurs domestiques, elles estoient obeïes par tout, sans qu’il parust aucun embarras & aucune confusion. Monsieur le Duc d’Albe qui n’a rien tant à cœur que de voir toûjours les deux Nations dans la liaison parfaite qui les unit, estoit charmé de voir tant de dignes Sujets du Roy son Maître, lier une étroite amitié, avec les François. C’est dans cet esprit qu’il a esté charmé de ce Mariage, & qu’il en a témoigné sa joye par des demonstrations aussi éclatantes. Outre l’estime qu’il a pour la Maison d’Alegre, & le cas qu’il fait des nouveaux Mariez, il se sent porté par des sentimens dignes de luy à contribuer de son mieux à faire & à entretenir de pareilles liaisons entre les deux Nations. Il ne tiendra ny à son affection ny à son zele, que cet exemple ne soit suivi de beaucoup d’autres. Il a pour les interests de sa patrie, ce cœur qui a consacré le nom & les services de ses Peres, & il a pour la France, cette estime & cette affection que les grands hommes ne refusent jamais à la justice & à la droite raison.

À l’égard des nouveaux Mariez, ils ne sont pas moins assortis par leurs Personnes & par leur âge, que par leur naissance & par leurs belles qualitez. Mr le Comte de Rupelmonde est fort bien fait. Il est d’une taille avantageuse, il a l’abord noble, un acceuil prévenant, le regard gratieux, & tout ce qu’on voit en luy parle à son avantage. Il a de la douceur dans ses discours & de la grace dans ses manieres. Il a des sentimens d’honneur qui se repandent dans sa conduite ; & une attention à ses devoirs qui passe jusqu’au moindres bien-seances. Qui le connoît l’estime, & qui le voit pense toûjours quelque chose en sa faveur. Me la Comtesse de Rupelmonde a tous les avantages de son sexe, & d’une belle éducation. Elle est belle, elle a de la douceur, elle est polie, sa raison devance son âge, & l’égalité de son humeur fait honneur à son sexe & à sa beauté. Elle a un riche naturel, une ame qui se porte au bien d’elle-même, & un cœur qui ne paroit accessible à aucune foiblesse. Elle s’est renduë comme naturelle la pratique des vertus, & elle trouve dans son sang, ce penchant au bien, que son éducation & les exemples domestiques l’ont accoutumée à écouter & à suivre. On luy trouve tous les jours quelque perfection nouvelle, & l’envie & la malice n’ont encore pû faire découvrir en elle aucun défaut, ny mesme luy en faire supposer. On n’est pas surpris de sa bonne grace aprés l’avoir vû dancer, & on ne s’étonne pas de luy trouver tant de raison & tant de conduite, quand on connoît l’esprit, la vertu, & le merite de Me la Marquise d’Alegre, sa Mere, qui a pris soin elle mesme de l’élever, & qui n’a rien épargné pour une éducation, qu’un aussi riche naturel rendoit aisée, & dont les suites ne pouvoient rien avoir de douteux. Je ne vous diray rien icy de la Maison d’Alegre. Ce nom est si grand & si connu & je vous en ay parlé en tant d’autres rencontres, que je ne ferois que repeter ce que j’en ay dit, ou vous parler de ce que vous sçavez, & que personne n’ignore. Quant à Mr le Comte de Rupelmonde, il tire son origine de la Maison de Boulogne, ainsi qu’il est prouvé par de bons Titres. Je ne vous donneray icy qu’un extrait succint de la Genealogie de cette ancienne Maison.

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de la Maison de Boulogne-Licques.

Eustache Cuens de Boulogne, surnommé Auguienen, épousa Yde, fille de Godefroy le Bon, Duc de Boüillon & de Lorraine. Godefroy de Boüillon, Baudoin, Roy de Jerusalem & Eustache, Comte de Boulogne, sont issus de ce mariage.

Eustache, Comte de Boulogne épousa Marie, fille de Maleome, Roy d’Ecosse, dont est issu Eustache de Boulogne, qui fut tué devant Rama en 1107. deux de ses freres y perdirent aussi la vie. Ce dernier avoit épousé Gabine, fille de Bodebacque, Jacque, Seigneur de Wauvin. Ils eurent pour enfant, Godefroy de Boulogne, qui n’avoit que trois ans lorsqu’Eustache son pere, fut tué. Eustache, son Ayeul, l’envoya à la Cour de Baudoin son grand oncle, & Roy de Jerusalem. Aprés avoir servi dans ses armées, il commanda sa Gendarmerie. Il deffit les Sarrasins en plusieurs rencontres, & il fut fait prisonnier. On le conduisit à Antioche, où il demeura en captivité. Nogora, fille du Roy d’Antioche, touchée du merite & du malheur de Godefroy, embrassa sa Religion, se fit Chrêtienne & l’épousa. Dans le temps qu’ils se sauvoient ensemble, ils furent atteints par ceux qui avoient ordre de les poursuivre. Godefroy fut tué dans le combat, & Nogora fut ramenée chez le Roy son pere, où elle accoucha d’un fils, nommé Noradin de Boulogne. Il passoit pour un des plus braves Chevaliers de son temps, & pour ennemy declaré des Chrestiens. Philippe d’Alsace, Comte de Flandre, le retira d’entre les mains des Chrestiens qui l’avoient fait prisonnier, & le mena en Flandre, où il le remit entre les mains de ses parens & de ses amis. Deux ans aprés Noradin se convertit. Il fut baptisé à Bruges dans l’Eglise de saint Donat & nommé Eustache, ainsi que son Ayeul. On luy donna la Chastellenie de Lens. Enfin il retint les armes qu’il avoit avant sa prison. Il portoit écartelé d’or & de sable. Il épousa Matilde de Jausse dont il eut Jean de Boulogne premier du nom, Chastelain de Lens en Artois. Il eut de Marie d’Enghien sa femme, Baudoin de Boulogne, Chastelain de Lens, qui épousa Sara de Mello, & en eut Jean de Boulogne, second du nom, pareillement Chastelain de Lens. Il épousa Isabeau de Brimen, dont nâquit Jean de Boulogne, troisiéme du nom, aussi Chastelain de Lens. Marie d’Esne, Dame du Conroy fut sa femme, dont il eut François de Boulogne, Chastelain de Lens, & Seigneur de Chamblinton. Il épousa Leonore de Licques, Dame & Baronne dudit lieu, dont il eut Jean de Boulogne quatriéme du nom, Chastelain de Lens, Seigneur de la Comté de Raicourt, de Comelin, Baron de Licques & de Bommingue. Il épousa Catherine de Bethune, fille du Seigneur d’Havesszerthe. Ils eurent plusieurs enfans, & entr’autres Charles de Boulogne, Amiral de France, & Jean de Boulogne, cinquiéme du nom, surnommé Agrive, Chastelain de Lens, Baron de Licques, & de Bommingue, Seigneur de Raicourt & Comte de Stéenvorde, qui s’allia avec Marguerite d’Allennes, Dame de Ternaset & d’Essorbe. Jean de Boulogne sixiéme du nom, Chastelain de Lens, & Baron de Licques fut leur fils. Il épousa Jeanne de Stavelle dont il eut Jacques de Boulogne, Chastelain de Lens, Baron de Licques, Seigneur de Lyeres, & Conseiller Chambellan de l’Empereur Charles V. Il épousa Jeanne de Fay, fille du Seigneur de Hully, Maistre d’Hôtel de Charles VII & de Louis XI. Rois de France, de laquelle il eut François de Boulogne, Seigneur de Raicourt, Chastelain de Lens. Il se maria avec Barbe de Morbecq de S. Omer. Philippe de Boulogne fut son fils. Il estoit Baron de Licques & Gouverneur de Tournay. Il épousa Jeanne de Wilhem, dont il eut Philippe de Boulogne, Baron de Licques ; il fut marié à Marguerite de Stéelant. Servais de Boulogne, son fils, Baron de Licques, & de Wissekerke, épousa Marguerite de Robles, dont il eut Philippes de Boulogne, Baron de Licques. Il se maria avec Madelaine de Baërlant, & en eut N.… de Boulogne, Baron de Licques, Comte de Rupelmonde, Baron de Wissekerke, qui a épousé N.… Baronne de Truches, Comtesse de Volseg, fille de Maximilien Winebolde, Baron de Truches, & de Claire Isabelle, Duchesse d’Arambergh, dont il a eu Maximilien de Boulogne, Baron de Licques, Comte de Rupelmonde qui vient d’épouser Mlle d’Alegre, fille de Mr le Marquis d’Alegre, Commandant l’Armée du Roy, sur la Moselle.

Enigme §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 377-380.

Le mot de l’Enigme du mois passé étoit la Bombe. Ceux qui l’ont trouvé sont, Mrs de Vaux, Avocat au Parlement de Bretagne, & Seneschal de la Thebaudays : Bardet & son ami Duplessis, Maistre Chirurgien au Mans : Robinet proche S. Pierre aux bœufs : Nochié de l’Hostel Nicolaï, rue Bourtibourg : Fleurant de Grimaudin : le Doyen de la Montagne & son ami Caron : le cadet barbier du balcon d’Avignon : l’Ami content de Versailles : l’Archimede de l’Isle Nostre-Dame & son ami Pythagore de la rue Geoffroy-l’ânier : l’aîné des trois freres : le Vainqueur de la rue de Savoye : & les charmants Oiseaux du quartier saint André. Mlles Thain de la rue neuve saint Paul, & son amie des Sales de la rue de la Verrerie : Sauvage, du quartier S. André : Saumon, de la rue des Gravilliers & son amie le Vasseur : la bergere Climene & son berger Tirsis : l’Aimable tante de Julie : la belle enrumée de la belle étoille de la rue S. Severin, & son ami le banquier : la Précieuse de la même rue : la petite Etoille & son berger, aussi de la même rue S. Severin : Tamiriste & sa fille Angelique : la plus belle & gracieuse Dame du Cloître Nostre-Dame : la cadette des trois aimable sœurs de la rue S. Jacques ; la grosse femme du coin de la rue de Savoye : du Rondet, le grand voyageur : & Dellille, Officier d’esperance.

Je vous envoye une Enigme nouvelle.

ENIGME.

Mon corps est dur est plat, ma taille est inégale,
On me charge souvent d’un auguste blason ;
Quel sort plus glorieux ! cependant on m’étale
Au pied d’un sombre mur : sage précaution.
Pendant l’Esté je suis, en certains lieux cachée ;
Alors humide & froide, on me tourne le dos :
Mais en Hyver par tout découverte, échauffée,
On vient auprés de moy conferer en repos.
Le feu, qui fait changer ma couleur naturelle,
M’altere lentement. Je tiens bon contre luy,
Pendant un siécle entier, & ma substance est telle,
Que je conserve encor ce qui me sert d’appuy.

[Dernier voyage de Marly] §

Mercure galant, janvier 1705 [tome 1], p. 396-398.

La Cour a demeuré pendant les huit derniers jours de ce mois à Marly, & elle y a pris les divertissemens que les personnes les plus severes ne se refusent point dans cette saison. Elle est heureuse que ces divertissemens se soient passez sous les yeux du Roy, ce qui les rend plus épurez : quand je dis sous les yeux du Roy, je n’entens pas que ce Prince y ait demeuré present pendant tout le temps qu’ils ont duré, il en voit seulement les commencement & va ensuite travailler avec ses Ministres jusqu’à l’heure du soupé. Les divertissemens qui ont regné pendant les huit jours dont je viens de vous parler, sont la Musique & le Bal, alternativement, dans lequel Madame la Princesse d’Angleterre a brillé. On a joüé & chassé pendant tous les autres jours, & le Roy a toûjours pris ce dernier divertissement, parce qu’il est utile à sa santé, & que s’éloignant beaucoup des personnes qui l’accompagnent il trouve moyen par là de resver à ses affaires, en attendant l’occasion de tirer.