Louis-Simon Auger

1825

Notices des œuvres de Molière (IX) : La Comtesse d’Escarbagnas ; Les Femmes savantes ; Le Malade imaginaire

2015
Louis-Simon Auger, Œuvres de Molière, avec un commentaire, un discours préliminaire et des notes, par M. Auger, de l’Académie françoise, t. IX, Paris, T. Désoer, 1825, p. 53-61, 214-240, 243-247, 477-492. Graphies modernisées. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Floria Benamer (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Notice historique et littéraire sur La Comtesse d’Escarbagnas §

{p. 53}Veuf, depuis un an et demi, de cette charmante Henriette d’Angleterre, dont la mort, si prompte et si suspecte, fut déplorée par Bossuet dans un de ses chefs-d’œuvre, Monsieur, frère du Roi, venait d’épouser Charlotte-Élisabeth de Bavière, princesse plus que dépourvue de beauté, qui apportait dans ce pays, avec toute la franchise du sien, l’horreur des mésalliances, des maîtresses et des enfants naturels. Le Roi, voulant donner à sa belle-sœur une idée éblouissante des pompes et des plaisirs de sa cour, choisit lui-même les plus beaux endroits des divertissements qui avaient été représentés devant lui depuis plusieurs années, et ordonna à Molière de faire une comédie qui enchaînât tous ces différents morceaux de musique et de danse.

Pour obéir à cet ordre, Molière composa La Comtesse d’Escarbagnas, et une pastorale dont le titre n’a pas même été conservé. La pastorale était cette comédie, ce divertissement, que le vicomte feint de donner à la comtesse, et qui est véritablement pour Julie, son amante. Ainsi, la pièce comique servait d’introduction, de cadre à la pièce pastorale ; et celle-ci, à son {p. 54}tour, était destinée à recevoir ces morceaux de chant et ces entrées de ballet, dont le Roi avait fait choix. Le tout fut appelé Le Ballet des ballets. Suivant le livret, la comédie était divisée en sept actes. Par comédie, on entendait sans doute à la fois la pastorale et La Comtesse d’Escarbagnas. Mais, pour combien d’actes, cette dernière pièce était-elle comprise dans les sept actes qui formaient l’ensemble du spectacle ? On l’ignore. Dans son état actuel, elle n’a qu’un seul acte, dont toutes les scènes se suivent jusqu’au divertissement, donné par le vicomte. Ce qu’on peut conjecturer de plus raisonnable, c’est que la pastorale n’avait que cinq actes, suivant la règle ordinaire, et que les deux parties inégales de la pièce comique, dont l’une précède et l’autre suit la représentation de ce divertissement, furent comptées chacune pour un acte. Quelle que fût, au juste, la distribution du spectacle, on peut dire que Molière en fit seul tous les frais ; car le prologue et tous les intermèdes furent tirés de ses propres pièces, Les Amants magnifiques, Psyché, George Dandin, Le Bourgeois gentilhomme, et cette Pastorale comique qu’il avait composée pour le Ballet des Muses. Ce spectacle, uniquement destiné pour la cour, fut donné une seule fois, sur le théâtre de Saint-Germain-en-Laye, dans le courant du mois de décembre 1671 ; et, le 8 juillet de l’année suivante, Molière fit jouer sa comédie, telle que nous la voyons aujourd’hui, sur le théâtre du Palais-Royal, où elle eut quatorze représentations consécutives.

Molière, dans sa jeunesse, avait beaucoup parcouru la province, et il l’avait vue, comme il voyait tout, en observateur attentif et profond. La province alors différait de la capitale beaucoup plus qu’elle n’en diffère aujourd’hui. À mesure que {p. 55}l’on s’éloignait de Paris et de Saint-Germain, on était de plus en plus frappé de la rusticité des mœurs, du ton et du langage. Le défaut ou le mauvais état des routes et leur peu de sûreté, quelques autres circonstances encore, rendaient difficiles et rares les communications entre le centre du royaume et ses extrémités. On voyageait peu, on ne correspondait guère, et l’on n’avait pas, comme aujourd’hui, pour y suppléer, vingt feuilles publiques destinées à porter en tous lieux les événements, les usages, les expressions et les modes de la capitale. Il est presque vrai de dire qu’à cent lieues de distance de Paris, on en était à cent ans en arrière pour tout ce qui tient à la civilisation. Séparés du monde entier, les habitants d’une petite ville n’étaient pas même réunis entre eux ; nul commerce, nul mélange entre les différentes classes de la société. Tandis que les uns se livraient à une obscure industrie, sans autre plaisir que d’amasser un or dont ils ne savaient pas jouir ; les autres végétaient dans une insipide oisiveté, qu’animaient seules quelques nouvelles bien surannées ou quelques tracasseries bien ridicules. Un voyage à Paris était une plus grande affaire qu’aujourd’hui le trajet d’Europe en Amérique : on était des années à s’y décider ; pour s’y préparer, il fallait des mois ; on faisait même toutes les dispositions qu’exigeait le danger de l’entreprise, et celui qui l’avait mise à fin, en acquérait une célébrité qui durait toute sa vie. Peut-on se figurer l’importance qu’avait, aux yeux des autres et à ses propres yeux, l’habitant d’une petite ville de quinze cents ou de deux mille âmes, qui, seul de ses concitoyens, avait vu la Seine et le Louvre, les Tuileries et la Place-Royale, qui peut-être même avait aperçu le Roi allant à sa chapelle, ou montant dans son carrosse ? Comment se défendre {p. 56}d’un peu d’orgueil au milieu d’un tel triomphe ? Comment n’avoir pas quelque dédain pour ceux au-dessus desquels on se sentait si élevé ? Comment surtout ne pas faire étalage devant eux des belles expressions et des belles manières qu’on avait apprises en un grand mois passé dans quelque hôtel garni du Marais ou du faubourg Saint-Germain ? Mais quel bonheur est sans mélange, et quelle gloire sans envie ? Le malheur est qu’on avait affaire à des parents, à des amis, à des voisins grossiers, qui, n’entendant rien aux grands airs et au beau langage, s’en moquaient, au lieu de les admirer. La mortification était complète, si, en leur présence, on tombait aux mains de quelque habitant de Paris, spirituel et railleur, qui se fît un malin plaisir d’exciter, de presser votre manie, pour en bien faire sortir tout le ridicule, et le livrer ensuite à la risée universelle. C’est à peu de chose près l’histoire de madame d’Escarbagnas, qui vient d’être racontée ici ; et l’on ne peut pas douter que ce ne fût celle de presque tous les provinciaux de son temps, qui avaient fait, comme elle, le grand voyage de Paris. Molière ne pouvait manquer d’en avoir rencontré dans ses courses ; et la comtesse d’Escarbagnas était certainement un type de caractère comique, qu’il avait depuis longtemps en réserve dans l’esprit, avant de le faire figurer sur la scène.

Madame d’Escarbagnas n’est pas seulement une provinciale qui a rapporté les grands airs de Paris dans Angoulême, pour les y singer grotesquement. À ce travers accidentel, elle en joint un autre ; c’est, comme dit Julie, son perpétuel entêtement de qualité. En cela, elle se rapproche beaucoup de monsieur et de madame de Sotenville ; mais elle n’est certainement pas de la maison de la Prudoterie, ou elle a beaucoup dégénéré : car elle {p. 57}reçoit en même temps les soins de trois adorateurs ; et, de ces trois, il y en a un dont elle reçoit de l’argent.

Voltaire et beaucoup d’autres ont appelé La Comtesse d’Escarbagnas, une farce : c’est une fausse application du mot. Une farce est une petite pièce, où domine un comique bouffon et outré, comme Pourceaugnac ou Les Fourberies de Scapin. On ne peut reconnaître à ces traits et ranger dans cette catégorie une petite comédie, où la peinture des mœurs et des caractères est sans aucune exagération ; où le langage naïf, simple, et, si l’on veut même, populaire de quelques personnages, est toujours de bonne foi, et n’emprunte jamais, pour exciter le rire, les ressources de la caricature ou de la facétie.

La Comtesse d’Escarbagnas est donc une véritable comédie, du moins quant au genre, qui est peu relevé sans doute, mais qui est toujours naturel et vrai. Sous le rapport de l’action, cette comédie est mille ; elle n’est qu’une suite de conversations, que suspend la représentation d’un divertissement, interrompue elle-même par l’apparition d’un personnage qu’on n’attendait pas, et que termine l’arrivée d’un billet qu’on attendait encore moins. Ceci n’est point un reproche : la pièce est tout ce qu’elle devait et pouvait être, une espèce de prologue dialogué ; mais Molière y a su mettre plus de génie comique qu’on n’en trouve dans beaucoup de grandes pièces fortement intriguées.

Quand on voit, dans Tartuffe ou dans Le Misanthrope, une foule de personnages, ayant tous des physionomies différentes, qui sont toutes également vraies et frappantes, on admire et l’on ne s’étonne pas. Mais ce qui cause une véritable surprise, c’est d’apercevoir, dans un simple croquis, dans une esquisse légère, jusqu’à sept personnages divers, dont les figures ont {p. 58}entre elles autant de variété, que chacune d’elles, prise à part, a d’originalité et de vie. Je ne parle plus du personnage principal ; je ne considère que ceux qui sont groupés autour de lui, uniquement pour mettre en action son ridicule, ou pour lui donner du relief. Est-il un contraste plus frappant et moins affecté que celui des airs grotesquement nobles de notre comtesse angoumoise, avec les manières élégamment aisées de Julie et du vicomte, deux des plus aimables, des plus gracieux personnages qui soient sortis du pinceau de Molière ? Est-il un accessoire plus propre à mettre en jeu, à faire valoir et en même temps à punir les folles prétentions de cette provinciale, que la naïve rusticité de ces deux valets, qui, n’ayant pas fait le voyage de Paris, parlent et agissent tout comme auparavant, ne peuvent plus comprendre leur maîtresse, et ne savent plus comment la servir ? Monsieur Bobinet, le précepteur, n’est pas un de ces pédants outrés, toujours parlant latin, même quand ils parlent français, que nos premiers comiques ont empruntés au vieux théâtre italien, que Molière lui-même a imités dans le Métaphraste du Dépit amoureux, et dont nous avons vu le dernier dans le Mamurra du Grondeur. Monsieur Bobinet représente au naturel cette classe d’êtres malheureux, que la misère oblige à vendre du latin aux enfants de famille ; que leurs élèves détestent, tourmentent, s’ils n’en ont fait leurs complaisants et leurs esclaves ; que les parents traitent comme les moins utiles de leurs valets, et qui, pour se maintenir dans cet agréable poste, font bassement la cour à tous les habitants de la maison, sans oublier le petit chien, le singe ou le perroquet. Mais deux personnages d’un comique plus fort, plus saillant, ce sont messieurs Tibaudier, le conseiller, et Harpin, le receveur des {p. 59}tailles. L’un, robin pédant, galant et fade, mêle, dans ses billets doux, les expressions du Digeste à celles de L’Astrée ; sentant l’énorme distance qui sépare un homme de robe de la veuve d’un noble d’épée, il adore, en gémissant, les rigueurs d’une tigresse qui n’a que trois amants, dont un la paie. L’autre, M. Harpin, brusque, bourru, dur, ainsi qu’il convient à un homme de finance, n’a pas pour la naissance le même respect que son doucereux rival, et, comme s’il était de notre siècle, pense que l’or se met au niveau de tout, si même il ne s’élève au-dessus ; il croit, le grossier personnage, qu’on lui doit de l’amour en échange de son argent, et qu’il a le droit de s’emporter quand il s’aperçoit qu’on le trompe ; enfin, monsieur le receveur ne veut plus être monsieur le donneur, et il sort en outrageant la noble friponne, après avoir ménagé le vicomte, qu’il redoute, et insulté le conseiller, dont il n’a rien à craindre.

Chamfort a dit quelque part : « C’est une chose remarquable que Molière, qui n’épargnait rien, n’a pas lancé un seul trait contre les gens de finance. On dit que Molière et les auteurs du temps eurent là-dessus les ordres de Colbert. » Je ne connais, pour ce fait singulier, d’autre autorité que celle de Chamfort. En admettant l’anecdote pour vraie, il faudrait convenir que Molière n’a pas tout à fait tenu compte des ordres du puissant ministre ; car, si le rôle de M. Harpin ne contient pas de traits directement lancés contre la profession des gens de finance, on ne peut nier qu’au moins cette profession ne soit indirectement tournée en ridicule dans le personnage d’un receveur des tailles, vicieux, prodigue et brutal, qui fournit de l’argent aux belles dames, et leur dit ensuite des injures grossières, pour les punir de leurs tromperies, ou plutôt de sa propre {p. 60}sottise. Sans doute, la comédie de Turcaret porte aux traitants des coups plus rudes, plus nombreux et moins détournés. Mais peut-être qu’à l’époque où écrivait Molière, les traitants, en général, encore retenus par le frein des bienséances publiques, ainsi que par la crainte des chambres ardentes, n’étalaient pas ce scandaleux abus de leur scandaleuse richesse, qui, plus tard, leur attira les rigueurs de la censure du théâtre ; peut-être qu’il fallut un relâchement considérable dans le gouvernement et dans les mœurs, pour qu’ils osassent en venir à ce point d’impudente dépravation, dont le chef-d’œuvre de Lesage est à la fois le tableau et le châtiment. Quoi qu’il en soit, si Lesage, trouvant tout développé dans la société de son temps le personnage qui n’était, pour ainsi dire, qu’en germe dans la comédie de Molière, n’a pas eu besoin que M. Harpin lui fournît l’idée de M. Turcaret, il est difficile de croire que la scène où le receveur des tailles vient faire tapage chez sa perfide comtesse, n’ait pas inspiré celle où le fermier-général vient tout briser chez sa déloyale baronne : le procédé est tout semblable, le ton est absolument le même, et le mot de M. Harpin, montrant M. Tibaudier, Cherchez vos benêts à vos pieds, est d’une insolence égale à celui de M. Turcaret, Vous n’avez point affaire à un abbé, je vous en avertis.

Partout les ridicules se sont affaiblis, ou du moins ils n’ont plus cette empreinte saillante et vive qui était si favorable à la comédie. La province copie toujours la capitale ; mais elle la copie avec moins de gaucherie, et l’on serait quelquefois embarrassé de décider lequel vaut le mieux du modèle ou de l’imitation. La Comtesse d’Escarbagnas, vraie du temps de Molière, l’est donc beaucoup moins aujourd’hui ; et voilà pourquoi les {p. 61}comédiens, qui la représentent, en outrent tous les caractères : à la place de cette ressemblance exacte, dont on ne peut plus être frappé en l’absence des originaux, ils mettent cette charge bouffonne, qui peut toujours plaire à l’imagination. C’est là principalement ce qui a trompé les critiques eux-mêmes, et leur a fait ranger parmi les farces une petite comédie qui n’appartient point à ce genre d’ouvrages.

Notice historique et littéraire sur Les Femmes savantes §

{p. 214}Il y avait treize ans que Molière avait frappé les précieuses d’un coup dont il semblait qu’elles ne dussent pas se relever. Mais un ridicule est bien vivace, quand il a pour racine l’amour-propre. On croit l’avoir détruit : il n’a fait que changer de forme. Chez les femmes de la haute société, le désir de se singulariser, de se distinguer autrement encore que par l’éclat du rang et de la richesse, avait engendré cette manie d’un langage subtil, affecté et presque énigmatique, dont les secrets, renfermés entre les adeptes, étaient inconnus au profane vulgaire. Molière, n’osant attaquer de front une coterie que de grands noms, de grandes alliances rendaient redoutable, avait déguisé, sous les noms bourgeois de Cathos et de Madelon, les puissantes dames que réunissait l’hôtel de Rambouillet. Il semblait ne diriger ses traits que contre leurs grossières et maladroites imitatrices, en faisant de celles-ci une espèce particulière qu’il avait appelée les précieuses ridicules, comme si cette qualification n’eût pas dû appartenir au genre entier. Les véritables précieuses ne furent pas dupes du détour ; elles se {p. 215}tinrent pour averties, et elles renoncèrent du mieux qu’il leur fut possible, au platonisme hypocrite et au jargon quintessencié qui venait de faire rire tout Paris à leurs dépens.

Mais devaient-elles pour cela devenir simples et naturelles dans leurs sentiments, dans leurs manières, dans leurs expressions ? Étaient-elles radicalement guéries de cet amour de la distinction, qui fonde toutes les sectes, qui dicte tous leurs symboles et tous leurs vocabulaires ? Non, sans doute. Débusquées, pour ainsi dire, du genre précieux, elles se retranchèrent dans le genre pédant. Ne pouvant plus aussi ouvertement raffiner sur le sentiment et le bel esprit, elles se mirent à déraisonner sur la science. Les fades madrigaux étaient toujours de leur goût ; niais elles s’extasiaient bien davantage sur le grec qu’elles ne savaient pas même lire, et sur la théorie des tourbillons, à laquelle elles ne comprenaient rien. Descartes avait mis à la mode la physique transcendante, et nos précieuses réformées n’avaient pas été les moins ardentes à se perdre dans les spéculations de la philosophie corpusculaire. Molière, qui observait leur marche et n’était pas trompé par leur métamorphose, résolut de les attaquer une seconde fois sous leur nouvelle forme ; il composa Les Femmes savantes.

Une simple observation suffit pour prouver que Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes, ces deux ouvrages dont, en quelque sorte, l’un ouvre et l’autre ferme la carrière dramatique de Molière, sont comme deux actes d’une même volonté, deux résultats d’un même dessein, c’est que la petite pièce en prose est proprement le germe de la grande comédie en vers. Les personnages de la première sont devenus, avec un peu plus d’élévation dans l’état et dans le langage, les personnages {p. 216}de la seconde ; et ceux-ci agissent exactement comme ceux-là. Chrysale est un nouveau Gorgibus, dont la juste colère s’exhale en termes un peu moins grossiers. Philaminte, Armande et Bélise montrent, sous des formes un peu moins vulgaires, tous les mêmes ridicules que Cathos et Madelon, savoir, leur prétention au beau langage, leur désir de briller et d’être connues, leur bonne opinion d’elles-mêmes, leur dédain pour les autres, leur engouement, enfin, pour un bel esprit fort ridicule, qui se trouve être au dénouement un faquin fort méprisable. Trissotin vient, comme Mascarille, lire ses sottises rimées à des folles qu’elles font pâmer de plaisir ; et, comme lui encore, il leur présente un de ses amis, qui n’est pas moins impertinent que lui, et conséquemment n’est pas accueilli avec moins de faveur : il n’y a qu’une différence, et elle est peu considérable, c’est celle qui existe entre deux laquais travestis en hommes de qualité, et deux auteurs qui déshonorent leur profession. Enfin, Martine, avec ses mots estropiés et ses phrases villageoises, imite exactement le langage de Marotte, qui n’a pas appris, comme ses maîtresses, la filofie dans le grand Cyre, et demande qu’on lui parle chrétien.

Ni Clitandre, ni Henriette ne sont indiqués dans Les Précieuses ridicules ; mais ils le sont l’un et l’autre dans La Critique de l’École des femmes. Là se trouvent aussi, comme deux esquisses légères, que Molière semble n’y avoir jetées que pour les transporter plus tard dans une composition plus vaste et plus régulière, et cette Élise qui, franche et naturelle comme la fille cadette de Chrysale, se moque si bien de la prude Climène, dont le scrupule veut voir des impuretés dans d’innocentes syllabes, et ce Dorante qui, dans les mêmes termes que {p. 217}l’amant d’Henriette, venge si bien la cour des mépris de M. Lysidas, auteur vain et jaloux, dont la peinture a également fourni quelques traits pour celle de Trissotin.

Molière n’employa ni autant de temps ni autant de soin à l’exécution d’aucun autre ouvrage. Dans aucun autre, en effet, la versification n’est aussi régulière, la diction aussi exacte et aussi élégante. Les négligences qui se laissent apercevoir en assez grand nombre dans ses plus belles pièces, ont presque entièrement disparu dans celle-ci ; et elle peut passer pour un modèle de style aussi bien que de composition. On a prétendu qu’il n’avait tant tardé à montrer ses Femmes savantes sur le théâtre, que pour laisser au ridicule qu’il peignait le temps de s’affaiblir, et à quelques-uns de ses modèles le temps de disparaître de la scène du monde. A l’appui de cette vaine supposition, on a rappelé que la mort de madame de Montausier, la grande maîtresse de l’ordre des précieuses, avait précédé d’un an la représentation des Femmes savantes. Rien n’est moins raisonnable. Celui qui n’avait pas craint d’attaquer l’hôtel de Rambouillet dans toute la force de sa puissance, dans tout l’éclat de sa gloire, aurait-il redouté les débris d’une coterie vieillissante ; expirant sans bruit au sein d’une génération nouvelle qui daignait à peine s’en souvenir ? Et Molière connaissait-il si peu les intérêts de son art et de sa gloire, qu’il attendît, pour étaler des portraits comiques sur la scène, que les originaux ne pussent plus être aperçus dans la société, ou ne méritassent plus d’y être remarqués ?

La comédie des Femmes savantes fut représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 11 mars 1672, et elle n’eut que dix-neuf représentations, dont les neuf premières seulement {p. 218}furent un peu suivies. La pièce avait été, en quelque sorte, condamnée avant d’être entendue. Sur le titre seul, on avait jugé que le fond était trop stérile pour qu’il pût en sortir autre chose qu’un ouvrage languissant et froid, où le défaut d’action entraînerait l’abus du dialogue, et où quelques portraits satiriques tiendraient lieu de caractères. La prévention avait fasciné les yeux à ce point, qu’on vit l’ouvrage, non pas tel qu’il était, mais tel qu’on se l’était figuré d’avance. Il fallut que la voix tardive des hommes de goût s’élevât contre cette injuste froideur qui accueillait un chef-d’œuvre, et ramenât le public à la vérité de ses propres impressions.

La pièce n’avait point encore paru sur le théâtre, et le bruit courait que l’abbé Cotin y devait être immolé à la risée du parterre. De Visé, dans son Mercure galant, rendant compte de la première représentation, dit que, deux jours auparavant, Molière s’en était suffisamment justifié par une harangue qu’il fit au public. Il est fâcheux, à tous égards, que cette harangue ne nous ait pas été conservée. Il serait curieux de voir comment Molière se justifie suffisamment d’avoir traduit sur la scène un homme vivant, dont il emprunte les vers et parodie le nom même. Ménage prétend qu’il alla jusqu’à faire acheter un des habits de l’abbé Cotin, pour le faire porter à l’acteur chargé du personnage. Le fait de la harangue est trop bien constaté, pour que ce dernier soit croyable. Il y aurait eu, de la part de Molière, une impudente contradiction à désavouer publiquement le dessein de jouer l’abbé Cotin, et à le faire paraître ensuite sous ses propres vêtements. Ajoutons que, dans ce temps-là, le costume des auteurs et de tous les hommes de profession grave ne différait guère de celui des ecclésiastiques. {p. 219}L’habit noir, le manteau, les cheveux courts, la calotte et le rabat même, dont la forme n’était pas celle d’aujourd’hui, leur étaient communs à tous ; et le même habillement qui convenait à un poète de condition laïque, était, à peu de chose près, celui que devait porter un abbé courant le monde et fréquentant les ruelles. Ménage peut y avoir été trompé : c’est la seule manière d’expliquer son assertion, que démentent des faits prouvés, et que sa bonne foi reconnue empêche de regarder comme une imposture.

Mais laissons Ménage et son erreur ; laissons l’apologie de Molière, que nous ne pouvons apprécier, puisqu’elle n’existe plus, et examinons la question en elle-même, telle qu’elle s’offre à nous, d’après la comédie que nous avons tous sous les yeux, et les détails avérés que l’histoire littéraire nous transmet sur l’abbé Cotin. Le personnage de la pièce s’appelait d’abord Tricotin. Lorsque le sonnet sur la fièvre de la princesse Uranie et le madrigal sur le carrosse amarante sont extraits textuellement des œuvres imprimées du malencontreux poète, qui oserait soutenir que ce nom de Tricotin n’est pas le nom de Cotin même, précédé d’une syllabe qui l’allonge et ne le déguise pas ? Molière changea bientôt Tricotin en Trissotin : étrange réparation, qui doublait l’injure en paraissant l’effacer ! C’est une satisfaction toute semblable à celle que Piron offrit à l’abbé Desfontaines, lorsque, celui-ci se plaignant d’être appelé bouc dans une de ses épigrammes, il lui proposa de remplacer le mot entier par la lettre initiale. Cotin étant désigné dans la pièce par son nom et par ses propres écrits, est-il besoin d’ajouter qu’il y est fait une allusion évidente au malheur qu’il avait d’être incessamment en butte au {p. 220}courroux satirique de Boileau ? Est-il nécessaire aussi de rappeler que la querelle entre Trissotin et Vadius est la peinture d’une dispute semblable que l’abbé Cotin et Ménage eurent, au palais de Luxembourg, en présence de Mademoiselle ? Ces preuves sont surabondantes, et il est tout à fait inutile de s’y arrêter. Que pouvait dire Molière pour sa justification ? Une seule chose, à ce qu’il semble, c’est que l’abbé Cotin, étant dans les ordres sacrés, étant prêtre en un mot, ne pou voit être le personnage qui aspire à la main d’une jeune fille, et qui est sur le point de l’obtenir. Sans doute les lâchetés de Trissotin se résignant philosophiquement à certaine disgrâce que lui peut faire subir le dépit d’une femme épousée malgré elle, puis renonçant à ce mariage qu’il a tant poursuivi, dès qu’il croit que la dot a disparu, ces lâchetés sont des traits qui ne peuvent porter sur l’abbé Cotin : sa robe seule l’en garantit. Mais n’y a-t-il donc de personnalités au théâtre que celles qui enveloppent tout un personnage et durent toute une pièce ? Trissotin, quand il s’agit d’Henriette, n’est plus l’abbé Cotin ; mais il est l’abbé Cotin lui-même, en propre original, quand il récite complaisamment ces fameux vers si ridicules, quand, après avoir comblé de louanges impertinentes un pédant qui l’en accable par réciprocité, il le charge d’injures grossières qui lui sont rendues avec la même exactitude.

En une telle affaire, il eût été tout à fait indigne de Molière d’être l’agresseur : aussi ne le fut-il point. Mais il eût été vraiment digne de lui de mépriser l’injure reçue, et de n’en point tirer cette énorme vengeance. Attaqué par Despréaux, Cotin avait, à son tour, lancé contre lui quelques écrits satiriques : {p. 221}c’était une représaille juste, quoique bien inégale et bien imprudente. Mais il avait fait une chose à la fois téméraire et injuste, en mêlant dans cette querelle Molière, qui n’y était pour rien1. Il avait encore donné depuis à l’auteur du Misanthrope {p. 222}une marque de son malin vouloir, en essayant de persuader au duc de Montausier qu’il était joué ouvertement dans le rôle d’Alceste. Molière, occupé des Femmes savantes, et ayant besoin d’un poète ridicule pour mettre en jeu le mauvais goût et le fol enthousiasme de ses trois héroïnes, se souvint du malheureux abbé ; et, son ressentiment lui faisant trouver légitime ce qu’en tout autre cas son honnêteté naturelle lui eût défendu, il le traduisit en personne et, pour ainsi dire, le piloria en plein théâtre.

Tout le respect qui environne le nom de Molière et tout le {p. 223}mépris qui s’attache au nom de Cotin, ne peuvent empêcher qu’un tel procédé ne nous paroisse aujourd’hui un acte de licence, digne de la muse effrontée d’Aristophane. Mais, comme j’ai déjà eu occasion de le faire observer, on n’en jugeait pas avec la même sévérité dans ce beau siècle où pourtant les plus étroites bienséances semblaient régir la société entière. Les auteurs dramatiques ne se faisaient point scrupule de se nommer eux-mêmes, et de nommer les autres dans leurs ouvrages. On ne peut le nier, lorsque, sur le théâtre, on signale un homme, fût-ce pour le louer, soit par son nom, soit par le titre ou le {p. 224}texte d’un de ses écrits, on dispose d’une chose propre, inhérente à sa personne, et qui ne peut appartenir à aucun autre. L’usage admis des personnalités louangeuses entraîne facilement celui des personnalités satiriques, et l’on finit par ne se refuser guère plus celles-ci que les autres. C’est ce qui était arrivé. Déjà, Molière lui-même, dans L’Impromptu de Versailles, avait nommé injurieusement Boursault, qui, dans Le Portrait du peintre, avait commencé par le désigner outrageusement ; et Louis XIV, arbitre et modèle des bienséances, avait autorisé de sa présence, de son approbation même, cette cruelle représaille. Ceci n’est point une apologie du tort de Molière : c’est simplement une remarque qui peut servir à en mesurer l’étendue.

Cotin, qui avait assez bravement supporté les coups redoublés de Boileau, et les lui avait rendus de son mieux, resta écrasé sous celui que Molière venait de lui porter. Quelle différence, en effet, de la publicité des livres les plus répandus, à la publicité des ouvrages dramatiques : l’une, s’adressant à des lecteurs isolés qui ne peuvent se communiquer que de loin à loin leurs froides réflexions ; l’autre, produisant simultanément ses vives et promptes impressions sur un peuple d’auditeurs que paraît animer un seul esprit, et rassemblant mille fois de suite une même foule composée d’individus différents, pour lui faire partager les mêmes émotions, les mêmes sentiments ! Afin d’aggraver le tort de Molière, on a prétendu que Cotin en était mort de chagrin. « Si le chagrin le tua, dit La Harpe, ce fut un peu tard ; car il mourut à quatre-vingt-cinq ans. » La Harpe aurait dû dire, soixante-dix-huit ans ; il aurait dû aussi ajouter qu’entre cette mort et la première représentation des Femmes savantes, il ne s’était pas écoulé moins de dix années. Ce qu’il {p. 225}y a de vrai, c’est que, pendant tout cet intervalle, sa vie fut une mort anticipée, qui put être prise pour une mort véritable. S’apercevant qu’on s’éloignait de lui, comme si le ridicule dont il était frappé était quelque chose de contagieux, il se retira d’un monde où il ne pouvait plus paraître sans exciter la moquerie ou la pitié. Désirant, mais désespérant sans doute d’être oublié, il s’abstint du moins de tout ce qui pouvait entretenir sa triste célébrité, et il se condamna dès lors à un silence absolu. Sur la fin de ses jours, les facultés de son esprit parurent baisser, et ses parents agirent pour qu’il fût mis en curatelle. Alors, tel que Sophocle, lisant son Œdipe à Colone devant les magistrats, pour prouver que sa raison n’était point affaiblie, comme d’ingrats enfants le prétendaient, il invita ses juges à venir l’entendre prêcher, et il gagna sa cause tout d’une voix. Le public n’apprit qu’il n’existait plus, qu’en apprenant qu’on venait de le remplacer à l’Académie Française. À peine son successeur osa-t-il parler de lui ; et, comme si l’on eût craint de divulguer le peu qu’il en avait dit, son discours ne fut point inséré dans le recueil des harangues de la compagnie. Quant au directeur, comme il n’avait pas fait la moindre mention du défunt, on ne vit aucun inconvénient à publier sa réponse ; et elle nous a été conservée. Telle fut la fin, telles furent les obsèques littéraires d’un homme qui n’était dépourvu ni d’esprit, ni de savoir, qui était versé dans la philosophie humaine et divine, qui savait l’hébreu et le syriaque, qui pouvait réciter par cœur Homère et Platon, qui fit un madrigal charmant, au moins égal à celui qui seul fait toute la réputation de Saint-Aulaire ; mais qui eut le tort, bien cruellement expié, d’irriter deux hommes, dont un trait de plume, suivant l’expression de {p. 226}l’abbé d’Olivet, donnait à qui bon leur semblait, une immortalité de gloire ou d’ignominie.

Ménage est-il l’original de Vadius, comme l’abbé Cotin est celui de Trissotin ? Écoutons sur ce point Ménage lui-même : « On veut me faire accroire, dit-il, que je suis le savant qui parle d’un ton doux : c’est une chose cependant que Molière désavouait. » Molière, sans trahir la vérité, a pu nier que Vadius fût Ménage, par la raison que le rôle du premier n’offre aucun trait qui soit entièrement propre et particulier à la personne du second. Beaucoup de savants, comme Trissotin le reproche à Vadius, et comme on le reprochait à Ménage lui-même, avaient pillé les auteurs grecs et latins. Plus d’un écrivain, comme il est dit de Vadius, et comme il était vrai de Ménage, n’avait vu son nom enchâssé qu’une seule fois dans les malins hémistiches de Despréaux. Enfin, c’était un événement trop naturel, trop commun, que deux beaux esprits commençant un entretien par des louanges réciproques, et le finissant par des injures mutuelles, pour qu’il fallût absolument que la querelle entre Trissotin et Vadius eût été copiée d’après celle que Cotin et Ménage avaient eue ensemble ; et j’ajouterai que l’histoire littéraire, voulant indiquer le véritable type de la scène, semble hésiter entre quatre altercations toutes pareilles, dans l’une desquelles Molière lui-même figure comme acteur. Je l’avouerai toutefois, j’ai la conviction que Ménage est le modèle qu’eut principalement en vue Molière, lorsqu’il créa le rôle de Vadius. Mais, comme les traits empruntés à la figure de ce savant pouvaient appartenir à celle de beaucoup d’autres, Molière avait le droit de ne pas convenir qu’ils fussent ceux de Ménage lui-même ; et surtout celui-ci avait parfaitement {p. 227}raison de ne pas le croire, on du moins d’en faire le semblant. Je serais fâché, je l’avoue, que Molière eût eu envers Ménage un tort plus grave et plus évident. Nous avons vu Ménage, en plusieurs circonstances importantes, prendre hautement le parti du poète calomnié ou méconnu, depuis Les Précieuses ridicules à la représentation desquelles il eut le courage de proclamer l’abolition du faux culte dont il était un des ministres2, jusqu’aux Femmes savantes elles-mêmes, qu’il eut la bonne foi ou, si Ton veut, le bon esprit de défendre contre les fureurs de madame de Montausier. Eh quoi ! monsieur, lui avait-elle dit, vous souffrirez que cet impertinent de Molière nous joue de la sorte ! Madame, avait répondu Ménage, j’ai vu la pièce ; elle est parfaitement belle ; on n’y peut trouver à redire ni à critiquer.

L’opinion de Ménage est devenue le jugement même de la postérité. Oui, la pièce est parfaitement belle, et la critique la plus sévère n’a presque rien à y reprendre. Elle forme, avec Le Misanthrope et Tartuffe, la première ligne des chefs-d’œuvre de Molière. La peinture des mœurs y est moins étendue, moins générale que dans Le Misanthrope ; mais l’action en est plus vive et plus animée. L’intérêt y est beaucoup moins puissant que dans Tartuffe ; mais la marche en est plus régulière et l’exécution plus correcte. Il fallait toutes les ressources du génie le plus fécond, pour rendre comique et même attachant, ce tableau d’un intérieur bourgeois, où la lutte n’est établie qu’entre le bon sens un peu grossier d’un chef de famille, et la folie pédantesque de sa femme, de sa sœur et de sa fille aînée ; {p. 228}où tout le danger qui menace les personnages est le projet d’un mariage ridicule, opposé à celui d’un hymen bien assorti.

La pédanterie, déjà fort impertinente chez les hommes, est vraiment intolérable chez les femmes. Elle détruit, elle exclut leurs plus naturelles et leurs plus aimables qualités, la grâce, et cette sorte de pudeur qui doit voiler leur esprit même. Une femme vraiment savante aurait déjà à se faire pardonner d’être supérieure à tout son sexe, et de rivaliser avec l’élite du nôtre. Une femme pédante ne mérite et n’obtient aucune indulgence. En punition des avantages qu’elle affecte, on lui refuse ceux qu’elle possède. Les hommes et les femmes, le savoir et l’ignorance, la modestie et la vanité, elle choque tout, blesse tout, et tout se réunit contre elle. Il y a eu depuis Molière, il y a encore aujourd’hui, il y aura toujours des pédantes telles qu’il les a peintes, c’est-à-dire des femmes douées de quelque esprit et ornées de quelques connaissances, mais s’en croyant beaucoup plus qu’elles n’en ont, et brûlant d’en montrer encore plus qu’elles ne s’en croient ; puristes et prudes tout ensemble ; raffinant sur les idées, les sentiments et les expressions ; dédaignant tous les soins d’épouse, de mère et de maîtresse de maison ; méprisant tout ce qui n’est pas de leur coterie, et réservant tout leur enthousiasme pour elles-mêmes d’abord, puis pour quelque petit auteur bien sot, bien vain, bien envieux, qui les flagorne, et qui fonde sur leur engouement l’espoir de sa renommée, souvent même celui de sa fortune. Le travers que Molière a mis sur le théâtre, est heureusement borné à un petit nombre de personnes ; mais il n’est rien moins que passager. Il subira des variations, il changera d’objet et de forme, selon le mouvement des esprits et des {p. 229}mœurs ; mais il subsistera toujours, et la race des Philamintes est impérissable comme celle des Trissotins.

Un auteur du dernier siècle, dont le caractère avait autant d’élévation véritable et la conduite de noblesse réelle, qu’il y avait quelquefois de fausse grandeur dans ses idées et de pompe affectée dans son langage, Thomas, a fait le procès à Molière, au sujet des Femmes savantes. « Il mit, dit-il, la folie à la place de la raison, et l’on peut dire qu’il trouva l’effet théâtral plus que la vérité… Armande et Philaminte sont des êtres très ridicules, j’en conviens, et qui méritent qu’on en fasse justice ; mais le bonhomme Chrysale, qui, dans sa grossièreté franche et bourgeoise, renvoie sans cesse les femmes à leur dé, leur fil et leurs aiguilles, et ne veut pas qu’une femme lise et sache rien, hors veiller sur son pot, n’est plus du siècle de Louis XIV. C’était remonter à deux cents ans ; c’était oublier que les mœurs d’un siècle sont incompatibles avec celles d’un autre, et que, par un certain enchaînement de vertus et de vices, il y a un progrès nécessaire de lumières comme de mœurs, auquel il est impossible de résister. »

Qui ne rirait un peu d’entendre un rhéteur de nos jours reprocher à Molière, où de n’avoir pas bien connu les mœurs, les opinions, les préjugés de son siècle, ou d’avoir violé une des premières règles de son art, en introduisant dans une peinture contemporaine un personnage d’une autre époque, c’est-à-dire en manquant au costume, en faisant ce qu’on pourrait appeler un anachronisme dramatique ? Thomas était-il bien sûr qu’il n’existât plus de Chrysales sous Louis XIV, et que, pour en trouver, il fallût remonter jusqu’au règne de Louis XI (car la {p. 230}prétendue erreur commise par Molière n’est pas de moins de deux siècles, selon lui) ? Il me semble, à moi, que Chrysale est de tous les temps, et que, dans le nôtre même, malgré les lumières dont il s’enorgueillit, il ne serait pas difficile de trouver un bon bourgeois, même de la classe la plus opulente, qui fît fort peu de cas du savoir et du beau langage, et qui mît bien au-dessus les commodités et les jouissances de la vie. L’indifférence d’un tel homme pour la philosophie et les lettres se changerait certainement en haine, en emportement, s’il avait une femme telle que Philaminte, qui, négligeant son ménage pour cultiver son esprit, fût cause qu’il dînât mal et qu’il fût mal servi. Cet homme, s’il parlait comme Chrysale, parlerait fort bien, et on ne le prendrait pas pour un contemporain de Jacques Cœur ou de Monstrelet.

Bien que Thomas vécût dans un monde à part, dans un monde presque idéal, il ne pouvait ignorer à ce point la société commune. Son erreur, si ce n’est qu’une erreur, doit avoir une cause particulière qu’il importe d’éclaircir. Il semble nier positivement qu’il y eût, du temps de Molière, des hommes de l’humeur et du sentiment de Chrysale. Mais ce n’est pas là ce qu’il dit, ou plutôt ce qu’il veut dire. Ce qu’il reproche à Molière, c’est d’avoir uniquement opposé Chrysale à Philaminte, comme le représentant, l’organe de l’opinion générale de l’époque sur le degré de savoir auquel il était permis aux femmes d’aspirer. « Chrysale, dit-il, est donné pour l’homme raisonnable de la pièce. » Nous avons vu Rousseau, voulant accuser Molière d’avoir favorisé les mauvaises mœurs dans Le Bourgeois gentilhomme, prétendre faussement que Dorante, malhonnête homme moralement parlant, est l’honnête homme de la pièce, {p. 231}c’est-à-dire l’homme qui a raison et à qui l’on s’intéresse. Le doux et sincère Thomas, pour un autre motif que je ferai connaître tout à l’heure, donne exactement ici la même entorse à la vérité que le sophiste éloquent et chagrin. Chrysale est raisonnable, quand il se plaint de la tyrannie que Philaminte exerce sur lui ; et il le serait encore davantage, s’il savait se résoudre à secouer ce joug humiliant. Il est raisonnable, lorsqu’il trouve mauvais qu’à l’exemple de sa femme, tous ses valets fassent de l’esprit, au lieu de faire leur service, et qu’il désapprouve qu’on chasse une bonne servante pour une faute de français. Il est raisonnable, enfin, lorsqu’il préfère pour époux de sa fille l’aimable et honnête Clitandre à ce vil et sot pédant de Trissotin. Mais il cesse d’être raisonnable, lorsque, dans son juste dépit contre le faux savoir et le faux esprit, il attaque l’esprit et le savoir véritables ; quand, révolté de voir des femmes qui abandonnent les travaux de leur sexe pour manier le télescope et l’astrolabe, il voudrait qu’elles ne touchassent même pas un livre ; quand, enfin, il regrette le temps où toute leur science se bornait à connaître un pourpoint d’avec un haut de chausses. Il est alors, dramatiquement parlant, bien mieux qu’un personnage raisonnable ; il est un personnage comique, passionné, opposant un ridicule à un ridicule, un excès à un excès. Ce n’est assurément pas, en tenant de semblables discours, qu’il exprime l’opinion de Molière et celle de tous les hommes sensés de son siècle. Cette opinion, elle est placée dans la bouche de Clitandre, lorsqu’il dit :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante ;
{p. 232}Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait ;
De son étude, enfin, je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Cela est net et positif. Clitandre est d’avis qu’une femme étudie et acquière du savoir. Il ne limite pas même la sphère de son instruction, car il consent qu’elle ait des clartés de tout. Certes, les plus zélés partisans des prérogatives du sexe n’en sauraient demander davantage. Mais, à ces concessions si larges, et j’ajouterai, si légitimes, il met une seule restriction, c’est que les femmes ne fassent point parade de leurs connaissances, qu’elles sachent même quelquefois les dissimuler ; et voilà ce que les pédantes et leurs complaisants ne pardonneront jamais à Clitandre, ou plutôt à cet impertinent de Molière, comme elles l’appellent toutes, à l’exemple de madame de Montausier. Voilà, pour dire la vérité et donner enfin l’explication que j’ai promise, ce qui est cause que Thomas a fait de la comédie de Molière un faux exposé, pour en tirer une fausse conséquence.

C’est un fait connu de tout le monde, que la tendre amitié qui l’unissait à madame Necker, personne douée des plus hautes vertus, mais qui avait reçu, du côté de l’esprit, une éducation toute masculine, et avait apporté, au milieu de nos mœurs élégamment frivoles, les idées sévères et en même temps les manières raides et empruntées qu’on attribue aux femmes de son pays. Éprise de la célébrité, elle avait voulu se la procurer par des publications littéraires. Son mari, qui était dévoré de la même passion, mais qui la croyait peu compatible avec la destination naturelle d’une femme, avait obtenu de la sienne qu’elle {p. 233}ne se livrât pas, comme auteur, aux jugements du public. Elle avait renoncé à se faire imprimer, mais non pas à écrire ; elle écrivait sans cesse, et de beaux esprits, dont elle était toujours entourée, étaient les confidents indiscrets de ces mêmes productions qu’elle regrettait de ne pas étaler à un plus grand jour. Elle entretenait surtout un grand nombre de correspondances ; et ses lettres, qu’on montrait en divers lieux, ressemblaient trop aux pages d’un livre écrit sans naturel, sans grâce et sans facilité. Ainsi madame Necker, quoique aucun ouvrage sorti de sa main, ou du moins portant son nom, n’eût été multiplié par la presse, avait acquis, dans l’opinion, le titre de femme auteur ; et la malignité ne lui épargnait pas celui de pédante : le nom de Philaminte était même employé, dans mainte épigramme, comme le voile ou plutôt le synonyme du sien. Thomas, si je l’ose dire, en voulut mal à Molière : il se persuada, du moins, qu’il avait contribué à établir, chez notre nation moqueuse, ce préjugé contre le savoir des femmes, dont sa vertueuse amie lui paraissait être victime ; et, pour la venger, pour la louer en même temps, il affronta courageusement le ridicule d’enseigner à Molière comment il aurait dû s’y prendre pour faire sa comédie. Le moyen qu’il propose consisterait à faire contraster avec Armande et Philaminte, au lieu de Chrysale (qui, soit dit en passant, ne contraste pas avec elles), « une femme jeune et aimable (ici je transcris), qui eût reçu, du côté des connaissances et de l’esprit, la meilleure éducation, et qui eût conservé toutes les grâces de son sexe ; qui sût penser profondément et qui n’affectât rien ; qui couvrît d’un voile doux ses lumières, et eût toujours un esprit facile, de manière que ses connaissances acquises parussent ressembler à la {p. 234}nature ; qui… ». Mais je m’arrête ; car Thomas, qui n’était pas, comme on sait, avare de périodes, en est vraiment prodigue en cette circonstance, et il n’emploie pas moins d’une demi-page encore à terminer sa phrase, dont chacun des membres renferme fine des qualités de son amie. De peur que ce portrait ne fût pas reconnu (et, il faut l’avouer, il était assez flatté pour qu’on s’y trompât), l’auteur eut, pour ainsi dire, le soin d’écrire au bas le nom de celle qu’il avait voulu peindre. « Je ne sais pas, dit-il en note, si Molière eût trouvé un pareil modèle dans le siècle de Louis XIV ; mais je sais bien qu’il l’eût trouvé dans le nôtre. » La liaison si célèbre de Thomas et de madame Necker ne permit pas qu’on hésitât un seul instant sut le mot de cette flatteuse énigme.

Admirons, en nous résumant, dans quelles erreurs étranges peut tomber un homme, d’ailleurs plein de lumières et de bonne foi, quand la prévention lui a mis son bandeau sur les yeux. Thomas voit dans Chrysale, qui est de tous les siècles, un homme qui, depuis deux cents ans, n’était plus du siècle de Molière ; il voit surtout en lui le personnage que Molière a chargé d’exprimer l’opinion commune et la sienne propre sur la part qu’une femme doit prendre aux choses de l’esprit, et il n’aperçoit pas, il ne veut pas apercevoir Clitandre, qui, sur ce point où est renfermée toute la moralité de la pièce, professe l’opinion de tous les hommes raisonnables et celle de Molière lui-même. D’un autre côté, voyant encore, dans ce même Chrysale, le personnage qui contraste avec Armande et Philaminte, bien qu’il leur soit seulement opposé, ce qui est fort différent, il n’aperçoit pas Henriette, qui contraste véritablement avec elles, puisque ayant, comme on doit le conclure de l’élégante pureté {p. 235}de ses discours, toute l’instruction qu’on peut souhaiter dans une femme, elle a aussi la timide réserve et la grâce modeste qui conviennent à son sexe, et dont nos deux pédantes sont privées. Lorsqu’on voit un homme tel que Thomas faire de telles bévues, ou, si l’on veut, avoir de telles distractions, doit-on être surpris que certaines gens, qui n’ont ni son savoir, ni son jugement, ni son esprit, s’évertuent si ridiculement à chercher dans Molière ce qui n’y est pas, par compensation apparemment de ce qu’ils ne savent pas apercevoir ce qui s’y trouve ?

Je n’ai pas achevé de comparer entre eux Clitandre et Chrysale. Leur parallèle est fertile en observations morales et dramatiques. Ils ont un intérêt, un but commun ; c’est la main d’Henriette, que l’un brûle d’obtenir, et que l’autre brûle de lui accorder. Leurs ennemis sont les mêmes : c’est l’altière Philaminte, qui veut disposer de sa fille en faveur d’un autre ; c’est la jalouse Armande, qui seconde les projets de sa mère, afin que Clitandre lui reste ou lui revienne ; c’est le ridicule et odieux Trissotin, qui, ne voyant que la dot, épouserait aussi volontiers l’aînée que la cadette, mais qui est obligé de s’attacher aux volontés toutes puissantes de la mère. Envers ces trois ennemis, chacun d’eux a une manière particulière d’agir. Chrysale, qui aurait droit de donner des ordres à sa femme, n’ose pas même lui adresser des reproches, et il se sert d’un détour pour lui faire entendre quelques vérités qu’il ne peut plus retenir : Clitandre, qui voit le sort de son amour dépendre de cette femme impérieuse, ne saurait se faire violence au point d’admirer ses écrits, et il la blesse sensiblement en perçant devant elle, des traits les plus acérés, l’homme dont elle est enthousiasmée. Chrysale appelle à son secours et son frère et sa fille {p. 236}et sa servante ; il ferait venir jusqu’aux gens du voisinage : Clitandre compte peu sur tous ces auxiliaires, et il met, avec raison, sa plus grande espérance dans l’amour persévérant d’Henriette. Chrysale, qui voit que la science est cause de ce que son pot-au-feu ne va pas bien et de ce qu’on veut marier déraisonnablement sa fille, vante, dans l’intérêt de sa fille et de son pot-au-feu surtout, les avantages de l’ignorance, qui lui paraît être le seul remède à tous ces maux : Clitandre, victime aussi de la pédanterie, ne méprise pas, ne déteste pas pour cela le savoir ; il n’en hait que la charlatanerie, l’apparence fausse et ridicule. Cette différence de conduite et de sentiments, dans une situation presque semblable, provient tout naturellement de la différence des états, des esprits et des caractères. Chrysale est un honnête bourgeois, riche d’un patrimoine acquis peut-être par le commerce, qui, restant indifférent, étranger même au progrès de la civilisation, a conservé toute la simplicité des opinions anciennes et des mœurs paternelles : du reste, raisonnable, mais borné, ayant des volontés, mais privé de la force nécessaire pour les faire prévaloir, il est le type de ces bons maris, qui ont laissé prendre à leurs femmes un empire dont ils enragent ; qui, cachant leur faiblesse sous le nom d’amour du repos, endurent un malheur de toute la vie pour éviter une querelle d’un quart d’heure ; mais qui se vengent de la tyrannie qu’ils subissent, en querellant ceux qui sont de leur avis, en les contraignant quand ils ne s’opposent à rien, et en leur ordonnant impérieusement ce qu’ils ont envie de faire. Clitandre est un jeune gentilhomme, qui n’est pas d’une assez haute naissance pour se mésallier en épousant la fille d’un roturier, et qui a trop peu de bien pour ne pas désirer de faire un riche mariage, mais {p. 237}qui ne fait pas de son nom un trafic, et de sa recherche une spéculation ; qui aime Henriette bien moins pour sa richesse, que pour ses vertus, ses charmes et ses grâces, et qui se montre désintéressé, en offrant de partager sa fortune avec une famille qu’il croit entièrement dépouillée de la sienne : d’ailleurs, plein d’honneur et de loyauté, sensible au mérite parce qu’il en a lui-même, trop naturel pour ne pas être ennemi de l’affectation, et trop franc pour cacher un sentiment qui peut lui nuire, il est le modèle de ces jeunes gens raisonnables sans froid calcul, sensibles sans exaltation romanesque ; et généreux sans faste, comme sans effort, dont je voudrais pouvoir dire que la société abonde, mais que certainement toutes les mères devraient vouloir pour gendres, ainsi que leurs filles pour maris. On parle de contraste : en est-il un plus vrai, mieux ménagé, plus suivi, et toutefois moins tranchant et moins symétrique, que celui de Chrysale et de Clitandre, dont je viens de marquer les principaux traits ? Voilà les contrastes tels que les donne la nature, et que Molière les savait imiter.

Il n’est pas un personnage de la comédie des Femmes savantes, qui, soumis à cette espèce d’analyse, et considéré soit à part, soit comparativement, ne pût suggérer de ces réflexions propres à faire éclater le génie de Molière dans la composition et le jeu des caractères. Trois femmes sont affectées exactement du même ridicule. Combien la monotonie qui pourrait en résulter est habilement sauvée par la variété des positions, des rapports et des humeurs ! La pédanterie de Philaminte est hautaine, impérieuse, comme il convient à une femme qui règne despotiquement sur son mari et toute sa famille : elle fait des règlements, des statuts, des lois ; elle envahit toutes les sciences pour les {p. 238}faire entrer dans son domaine ; elle proscrit les mots qui lui déplaisent, elle exclut les personnes qui lui font ombrage. La pédanterie d’Armande est un mélange hypocrite de platonisme et de sensualité ; c’est celle d’une sœur jalouse de sa cadette, qui ne s’est peut-être faite savante que pour complaire à sa mère, maîtresse absolue au logis, et qui est toute prête à sacrifier son horreur pour la matière au désir de rattraper l’amant qui lui échappe. La pédanterie de Bélise est exaltée et presque visionnaire ; c’est celle d’une vieille fille qui, n’ayant sans doute pas trouvé à se marier, s’imagine qu’elle n’a voulu accepter la main d’aucun homme, et croit qu’ils sont tous amoureux d’elle, même quand ils lui jurent le contraire. Ce rôle de Bélise, il le faut bien avouer, manque de vérité ; du moins il n’a pas la vérité dramatique, qui n’est autre que la vraisemblance. Il n’est pas impossible qu’il existe une folle telle que Bélise ; mais ce serait la manie d’un individu, et non le travers d’une espèce : le théâtre ne doit point représenter ce qui ne peut se trouver dans le monde que par accident. Le rôle de Bélise est la seule tache de ce chef-d’œuvre.

Les deux pédants ont aussi chacun leur physionomie très distincte. L’un est le pédant du bel esprit, l’autre est celui de l’érudition. Le premier, répandu dans le monde, a une vanité sournoise et jalouse qui ne loue que pour être louée, et une galanterie intéressée qui ne feint la passion que pour arriver à la fortune ; le second, vivant dans la poussière de ses livres grecs et latins, a une brutalité d’orgueil et de colère, qui rappelle les injurieux démêlés des Scaliger et des Scioppius.

Martine, l’excellente Martine, à qui l’on ne peut comparer que Nicole, a une place à part dans l’ouvrage, et il est impossible {p. 239}de la passer sous silence. À elle seule, elle a plus de raison que tous ses maîtres ensemble, en exceptant Henriette, et sans excepter Chrysale. Elle ne hait pas, comme celui-ci, la science qu’elle ne connaît point, et avec qui elle ne devrait avoir rien à démêler. Chassée pour un solécisme, elle ne comprend pas un mot dieu merci, à la querelle qu’on lui fait : mais elle sait très bien, elle dit très bien aussi, qu’une servante qui fait son devoir ne doit pas être renvoyée ; qu’un mari qui n’est pas le tyran de sa femme, ne doit pas être pour cela son esclave, et qu’une jeune fille, recherchée par un galant homme qu’elle aime, ne doit pas être sacrifiée à un pédant qu’elle déteste. Martine ne parle pas en fort bons termes ; mais, d’après le témoignage de Chrysale, il paraît qu’elle fait une fort bonne cuisine ; et l’on ne dit pas qu’elle gagne sur ses marchés. Elle pourrait, comme un autre, flatter sa maîtresse, sous qui tout tremble au logis ; mais, par droiture d’esprit, comme par générosité de cœur, elle est du parti de ce pauvre mari, qui a toujours raison et à qui l’on donne toujours tort. Martine, il en faut convenir, est une servante comme on n’en voit plus qu’au théâtre.

Si l’on ne considérait qu’elle, il faudrait être de l’avis de ceux qui prétendent que la comédie des Femmes savantes peint des individus qui n’existent plus et des mœurs qui sont passées de mode. Mais, je l’ai déjà dit, et je le répète en finissant, tous les autres personnages de la pièce sont de notre temps, comme ils étaient du temps de Molière. Les Henriettes et les Clitandres sont rares ; mais en quel siècle ont-ils été communs ? Les Philamintes et les Armandes ne nous manquent point : n’avons-nous pas celles de la politique, celles du romantisme, aussi vaines, aussi dédaigneuses, aussi exclusives que leurs aînées ? {p. 240}Les Vadius, assez peu nombreux de nos jours, sont un peu moins grossiers et beaucoup moins savants ; mais, en revanche, les Trissotins fourmillent, et ils sont, pour le moins, aussi ridicules que leur illustre ancêtre, Trissotin premier du nom. Quant aux Chrysales, c’est-à-dire aux maris débonnaires que leurs femmes mènent par le nez, on assure qu’en cherchant un peu, il n’est pas impossible d’en rencontrer encore.

Avertissement du commentateur [Le Malade imaginaire] §

{p. 243}La comédie du Malade imaginaire, sous le rapport de l’impression, présente une question à la fois littéraire et bibliographique, qui n’est ni sans importance ni sans difficulté. Le 7 janvier 1674, la troupe de Molière obtint une lettre de cachet, portant défense à tous autres comédiens de la jouer, tant qu’elle ne serait pas imprimée. Voulant jouir longtemps du privilège de la représenter, ils ne se hâtèrent point de la livrer à l’impression. Ce délai ne faisait pas le compte des libraires étrangers, toujours prêts à multiplier les ouvrages français, à leur profit et au détriment de nos auteurs ou de nos libraires ; mais il fallait avoir la pièce. Il est probable que, ne pouvant s’en procurer une copie, ils chargèrent quelque obscur écrivain de leur en fabriquer une. Il parut, en 1674, chez Daniel Elzévir, un Malade imaginaire, croquis informe de celui de Molière, où tout est stupidement changé, altéré, défiguré, tout jusqu’au nom des personnages, dont un même, le notaire Bonnefoi, est totalement supprimé. Désespérant d’exprimer combien la supposition est {p. 244}grossière, je prends le parti de transcrire le monologue d’Argan, appelé Orgon par le faussaire : à peine cet échantillon donnera-t-il une idée du reste.

« Quinze médecines, trois de reste du mois passé, et douze pour tout le mois de janvier, trente livres. Ho ! monsieur Turbon, si j’ai bonne mémoire, je ne pris que dix médecines dans tout le mois de décembre ; et vous m’en comptez douze pour tout le mois de janvier que nous achevons ; à ce compte, je suis plus malade ce mois-ci que l’autre. Plus, vingt-deux lavements, trente-trois livres. Mais, monsieur Turbon, il me semble que vous m’en ordonnez plus que de coutume ; et vous, monsieur l’apothicaire, que vous me les comptez un peu trop ; et, à la quantité de remèdes que je prends, ce serait bien assez de vingt sols pour lavement, et trente pour médecine. Plus, six juleps, neuf livres : passe pour cet article. Plus, en apozèmes et divers sirops, treize livres quinze sols. Plus, pour une potion cordiale et quelques conserves, trois livres cinq sols. Cinq et cinq sont dix, et dix sont vingt. Plus, pour un vomitoire, trente-cinq sols. Vingt et dix sont trente, un, deux, trois, quatre et cinq sols. Quatre-vingt-douze livres quinze sols. Vos parties sont un peu grasses, monsieur l’apothicaire, et je m’en plaindrai à monsieur Turbon. Holà, Cato, quelqu’un, drelin, drelin, drelin. »

{p. 245}Le public, même celui de Hollande, ne pouvait être longtemps dupe d’une si dégoûtante falsification. Dans la même année 1674, Jean Sambix, libraire de Cologne, fit paraître un nouveau Malade imaginaire. Le texte de celui-ci est le même, en très grande partie, que celui de l’édition de 1682, répété par toutes les éditions suivantes ; et, dans les endroits où il en diffère, il n’est pas indigne de Molière : Bret penche même à croire qu’il est le texte véritable. Quoi qu’il en soit, cette édition de 1674 fut reproduite plusieurs fois à l’étranger ; elle le fut même à Paris, en 1675, par les mêmes libraires, Thierry et Barbin, qui, sept ans plus tard, en 1682, publièrent l’édition des Œuvres de Molière, donnée par La Grange et Vinot. Ceux-ci annoncèrent la comédie du Malade imaginaire, comme corrigée sur l’original de l’auteur, de toutes les fausses additions et suppositions de scènes entières, faites dans les éditions précédentes. De plus, ils eurent soin d’avertir, en tête de deux scènes du premier acte et au commencement du troisième acte, que ces deux scènes et cet acte tout entier, dans les éditions précédentes, n’étaient point de la prose de M. Molière, et qu’ils les donnaient rétablis sur l’original de l’auteur. Que La Grange et Vinot, tous deux amis de Molière, et le premier son camarade, aient été mis par sa veuve en possession des manuscrits de ses comédies inédites, pour faire l’édition de ses œuvres, c’est un {p. 246}fait dont on n’a aucune raison de douter. Mais il a été prouvé plus d’une fois, dans le cours de la présente édition, qu’ils s’étaient permis d’altérer plus ou moins gravement le texte de leur auteur, constaté par des éditions faites sous ses yeux (voyez tome Ier, page 98, note 13). S’ils ont pu retrancher des Fourberies de Scapin (voy. t. VIII, page 372, note 14) une portion de scène qui se trouve dans l’édition originale de la pièce, imprimée du vivant de Molière, par la seule raison peut-être qu’elle est répétée littéralement dans Le Malade imaginaire, n’ont-ils pas pu introduire, dans le texte de cette dernière comédie, des altérations plus ou moins considérables, soit de leur propre fait, soit d’après ces changements que les comédiens se permettent souvent à la scène, surtout lorsque l’auteur n’est plus là pour s’y opposer ? On pourrait douter qu’ils eussent eu la hardiesse d’en agir ainsi à l’égard d’une pièce qui n’avait que onze ans de date, et qui pouvait être restée dans la mémoire de beaucoup de personnes, telle que l’avait laissée Molière. Mais comment qualifierait-on l’audace de Thierry et de Barbin, deux libraires considérables de Paris, qui, deux ans seulement après la première représentation du Malade imaginaire, et quand cette comédie faisait encore courir toute la ville au théâtre, n’auraient pas craint de l’offrir aux lecteurs toute différente de ce qu’ils l’auraient pu voir la veille comme spectateurs ? Ayant imprimé {p. 247}deux actes, moins deux scènes, tels qu’ils sont dans l’édition de 1682, leur aurait-il été si difficile de se procurer le véritable texte du reste, ne fut-ce qu’à l’aide de ces mémoires heureuses comme celle du sieur de Neufvillenaine, qui apprit par cœur Le Cocu imaginaire, et le fit imprimer ? Je ne prétends point toutefois décider entre les deux textes : chacun d’eux peut être le texte original, le texte même de Molière. Je me suis contenté d’exposer la difficulté, et je laisse le soin de la résoudre à de plus éclairés ou à de plus hardis que moi. À l’exemple de tous les éditeurs qui m’ont précédé, je donne le texte de 1682, celui que les comédiens suivent, et j’imprime, en variantes, celui de 1674, d’après l’édition de Paris, 1675, purgée de toutes les fautes typographiques qui défigurent l’édition de Cologne. Ces variantes, qui consistent principalement en deux scènes et en un acte entier, seront, à cause de leur étendue, rejetées à la fin de la pièce, au lieu d’être, suivant la coutume, portées au bas des pages, où je continuerai de mettre celles qui n’offriront que des différences peu importantes.

Notice historique et littéraire sur Le Malade imaginaire §

{p. 477}Les comédies-ballets, composées par Molière, à l’exception des Fâcheux, la première de toutes, avaient été demandées par Louis XIV lui-même, et représentées d’abord devant lui sur le théâtre de la cour. Il paraît que, cette fois, Molière ne reçut point d’ordre du roi, et que ce fut de son propre mouvement qu’il fit Le Malade imaginaire. On peut même douter que le projet de cette comédie ait été fait, comme il est dit en tête du prologue, pour délasser le roi de ses nobles travaux. Mais, du moins, Molière, voulant célébrer le retour de ce prince, accommoda sa pièce à la circonstance, en y attachant ce même prologue où sont chantés les glorieux exploits de la campagne de Hollande. Le Malade imaginaire fut représenté, pour la première fois, le 10 février 1673, non à Versailles ou à Saint-Germain, mais à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal ; et il ne fut joué devant le roi que le 19 juillet 1674, dans la troisième journée d’une fête donnée à Versailles, au retour de la campagne où la Franche-Comté fut conquise. Molière alors n’existait plus.

La mort de ce grand homme se lie à l’histoire de cette excellente comédie : elle est comme un triste épisode de ce dernier {p. 478}acte de sa vie dramatique et théâtrale ; et l’on est forcé d’en mêler le récit douloureux au compte qu’il faut rendre d’un chef-d’œuvre de gaieté comique.

Le vendredi 17, jour de la quatrième représentation, Molière, qui remplissait le rôle d’Argan, se sentant plus incommodé qu’à l’ordinaire de son inflammation de poitrine, mais ne voulant pas priver sa troupe d’une recette qui paraissait devoir être considérable, demanda seulement que le spectacle commençât à quatre heures précises. Il fit, pour aller jusqu’à la fin de la représentation, des efforts qui sans doute aggravèrent beaucoup son mal ; et, au moment où, dans la cérémonie de la réception, il prononçait le mot juro, il lui prit une convulsion qu’il tâcha vainement de cacher aux spectateurs. On le transporta chez lui ; et, peu d’heures après, il avait cessé de vivre. Les comédiens perdaient tout en lui, un ami, un bienfaiteur, un père. Les regrets qu’ils lui donnèrent parurent dignes des sentiments qu’ils lui devaient ; ils fermèrent le théâtre pour ne le rouvrir que sept jours après, le vendredi 24 du même mois. Comme il avait fallu que La Thorillière apprît le rôle d’Argan, les représentations du Malade imaginaire ne purent être reprises que le vendredi 3 mars, et elles furent arrêtées à la treizième inclusivement par la clôture de la Semaine-Sainte. La pièce fut reprise, le 4 mai 1674 par la nouvelle troupe, formée des débris de la troupe de Molière et de l’élite de celle du Marais. Reprise de nouveau le 19 novembre de la même année, elle fut jouée encore, onze fois de suite ; ce qui fait monter à soixante-deux le nombre total des représentations. Aucun ouvrage de Molière n’en avait eu autant dans sa nouveauté, et plusieurs sans doute en avaient mérité davantage. Il faut donc {p. 479}attribuer ce succès extraordinaire à l’honorable empressement du public, qui ne se lassait pas de venir admirer le dernier chef-d’œuvre d’un homme qui en avait produit tant d’autres, et qui n’en devait plus produire.

L’amour de nous-mêmes et le soin de notre propre conservation sont, sans contredit, nos sentiments, nos intérêts les plus naturels et les plus impérieux. Bien entendus, bien dirigés, ils produisent tous les arts utiles, et engendrent même quelques-unes de nos vertus. Dans une âme faible ou perverse, au contraire, ils dégénèrent en un lâche ou coupable égoïsme ; ils vont jusqu’à donner naissance à des vices et à des crimes : le moins fâcheux de leurs effets est de conduire un homme à la triste manie de se croire malade, quand il ne l’est pas, et de se traiter pour des maux dont il est exempt.

Il y a deux sortes de malades imaginaires. Les uns, improprement appelés de ce nom, sont les hypocondriaques ; c’est-à-dire, ceux qu’un désordre physique porte à la mélancolie, aux pensées sombres et inquiètes. Généralement les personnes en qui cette affection subsiste imaginent que leur vie est menacée par quelque mal : affranchies de la peur de celui-ci, elles tombent dans la crainte de celui-là. Se croire ainsi malade, c’est l’être véritablement et de la manière la plus fâcheuse ; c’est, en quelque sorte, réunir toutes les maladies en une seule, puisque cette maladie unique, par le pouvoir d’une imagination viciée, se transforme successivement en une foule d’autres. Les malades imaginaires de cette espèce appartiennent à la médecine, qui doit employer, pour leur traitement, un mélange de remèdes physiques et moraux. La comédie ne peut essayer de faire rire à leurs dépens, et elle est sans pouvoir pour les {p. 480}guérir, à moins qu’elle ne parvienne à les faire rire eux-mêmes.

Le malade vraiment imaginaire, celui qui est justiciable de la muse comique et non de la faculté, est l’homme qu’un amour excessif de la vie, ou une crainte immodérée de la mort, ce qui est la même chose, rend continuellement inquiet sur sa santé ; qui, sain et vigoureux, se croit débile et valétudinaire, prend mille soins pour préserver ou soulager son corps de maux qui n’existent que dans son esprit, et, à force de se médicamenter pour des maladies chimériques, parvient ordinairement à s’en donner de très réelles. Tel est Argan, tel est le personnage que Molière a choisi pour le héros de sa dernière comédie.

Argan est le vrai pendant d’Orgon. La nature ne leur a refusé ni à l’un ni à l’autre le jugement et la sensibilité ; ils ont même encore quelquefois, en ce qui ne touche pas leur manie, des lueurs de raison et des retours de tendresse pour leurs enfants. Mais cette manie est telle, qu’habituellement leur esprit en est hébété et leur cœur endurci ; elle les a rendus crédules, opiniâtres, irascibles et surtout égoïstes. L’un a le fanatisme de la bigoterie ; l’autre a la superstition de la médecine. Celui-ci, tout occupé du salut de son âme, croit attirer sur lui les bénédictions du ciel, en introduisant dans sa famille un misérable qui fait le saint homme ; celui-là, ne songeant qu’à la santé de son corps, espère se procurer des secours contre la maladie, et se trouver à la source des consultations, des ordonnances et des remèdes, en se donnant pour gendre un sot que le bonnet seul a fait docteur ; et chacun d’eux, par là, veut sacrifier sa fille à une passion qui se fonde uniquement sur son intérêt personnel. Tous deux sont contrariés dans ce projet {p. 481}insensé par un frère qui le combat avec les armes du raisonnement, et par une servante qui emploie celles de la ruse et du sarcasme. Tous deux sont dupes des artifices d’un personnage faux et cupide qui flatte leur manie pour s’emparer de leur bien et en frustrer leurs enfants ; mais, incapables de céder à la raison, ils ne peuvent être désabusés que par le témoignage de leurs sens : ils ne veulent pas se rendre, à moins de voir de leurs yeux et d’entendre de leurs oreilles. Tous deux, enfin, sont mariés en secondes noces ; mais c’est ici moins un rapport qu’une dissemblance. Elmire et Béline ont le même titre, mais non pas, il s’en faut, les mêmes sentiments et la même conduite : l’une a une tendresse de mère pour les enfants de son mari ; l’autre n’est qu’une marâtre pour les enfants du sien. La différente constitution des deux pièces le voulait ainsi. Molière n’a introduit une belle-mère dans Le Tartuffe que parce qu’il faut que l’hypocrite, non content de vouloir spolier les enfants de son bienfaiteur, veuille aussi séduire sa femme, et que la propre mère de Damis et de Mariane ne serait pas assez jeune pour exciter la convoitise du personnage. Du reste, Elmire ne peut que faire cause commune avec toute la famille contre l’odieux étranger qui en veut la ruine entière. Dans Le Malade imaginaire, au contraire, c’est la belle-mère elle-même qui veut faire déshériter les enfants d’un premier lit, pour s’enrichir de leurs dépouilles ; et ce personnage était le plus habilement choisi pour une pièce, où il s’agissait de montrer à quel point de lâche asservissement et de faiblesse coupable peut arriver un homme qu’un soin pusillanime de sa santé met à la merci de ceux qui l’entourent de leurs soins intéressés.

Ce personnage de Béline, plus développé et mis davantage {p. 482}en action, pourrait être le personnage principal d’une pièce qui serait intitulée La Belle-Mère ; mais il est douteux qu’un si odieux caractère réussît au théâtre, si on l’y présentait de face et sur le premier plan. Molière ne l’a montré que de profil ; encore a-t-il eu soin de ne le placer qu’auprès d’un être dégradé par une manie qui le rend imbécile et insensible. Le vice de Béline est la conséquence et la punition du travers d’Argan. L’un devait figurer à la suite de l’autre ; autrement la leçon n’eût pas été complète. Mais d’un accessoire hideux et nécessaire, il serait peut-être imprudent de faire le principal sujet d’un tableau destiné plutôt à corriger les esprits par la peinture du ridicule, qu’à révolter les âmes par le spectacle de la perversité. Les annales du théâtre nous apprennent que Dancourt y fit paraître une Belle-Mère, qui était sans doute une marâtre. La pièce ne fut point imprimée ; d’où l’on peut conclure qu’elle n’eut aucun succès. Plus tard, une autre Belle-Mère, de M. Vigée, réussit assez peu pour avertir de nouveau les auteurs du danger d’un semblable sujet.

Il ne faut pas séparer de Béline M. Bonnefoi, son complice, dans le projet de dépouiller les enfants de son mari. Les notaires figurent souvent sur la scène ; ils y viennent prêter leur ministère à ces mariages qui sont le dénouement obligé de la plupart de nos comédies. Rarement leur rôle est ridicule ; plus rarement il est vil et odieux. Cependant, soit qu’avant le siècle dernier, les notaires ne se fussent pas encore élevés jusqu’à cette probité délicate qui les distingue aujourd’hui, soit que notre vieille comédie, poussant jusqu’au mensonge la liberté de ses censures, ne craignît pas de flétrir de ses sarcasmes une profession digne de respect, nous voyons, dans quelques anciennes {p. 483}pièces, des notaires proposer, accomplir impudemment des actes d’insigne friponnerie. Quoi qu’il en soit, M. Bonnefoi, notaire prévaricateur, et méritant un châtiment légal, est un personnage étranger à l’état actuel de la société, ou, pour mieux dire, privé de ce caractère de vérité générale qui convient à la comédie de mœurs. De tout temps et jusqu’à ce jour même, les procureurs ont été muletés par la justice du théâtre. Instruments intéressés des passions des plaideurs, on les accuse de nourrir, d’envenimer, d’éterniser les procès, et de bâtir leur fortune sur la ruine de leurs clients. Ce tort n’est pas celui de tous, sans doute ; mais il est celui d’un assez grand nombre pour avoir au moins l’apparence d’un vice caractéristique de la profession, et pour prêter à une censure générale. Il en est autrement des notaires. Ils trouvent, dans la nature plus élevée, plus délicate de leur ministère, un préservatif contre la tentation d’en abuser : plus coupables s’ils prévariquaient, ils le sont moins souvent par cette raison même. Rédacteurs et gardiens des actes qui assurent l’état et la fortune des particuliers, souvent même dépositaires de nos biens et chargés d’en diriger l’emploi, l’honorable importance de leurs fonctions leur inspire naturellement les vertus nécessaires pour les bien remplir. Ils ont besoin de la confiance publique, et ils s’appliquent à la mériter : la probité même est pour eux la source de la richesse. Le rôle de M. Bonnefoi n’est donc pas, si je ne me trompe, le type satirique de la profession à laquelle il appartient ; il est seulement le portrait d’un individu qui en est indigne, et que ses confrères retrancheraient de leur matricule, s’ils étaient instruits de ses forfaitures. M. Bonnefoi est l’instrument nécessaire de Béline ; et il n’est un notaire {p. 484}que parce qu’un homme de cet état est le seul propre à seconder efficacement les projets de cette femme cupide.

Le rôle de Béralde est, après celui d’Argan, le plus considérable de la pièce, non qu’il ait une grande part dans l’action, mais parce qu’il est l’antagoniste en forme du principal personnage, et parce qu’il paraît être l’organe des vrais sentiments de Molière sur un des objets qui intéressent le plus l’humanité ; je veux dire la médecine.

Les railleries les plus cruelles et les plus répétées contre les médecins ne suffiraient pas pour constater l’opinion réelle d’un homme et particulièrement d’un poète comique sur la médecine. Les docteurs si ridicules de l’Amour médecin et de Pourceaugnac, la parodie si plaisante de cette profession dans Le Médecin malgré lui, et les figures grotesques de MM. Purgon et Diafoirus père et fils dans Le Malade imaginaire, pourraient encore laisser la question indécise à l’égard de Molière, puisque tous les traits qui viennent d’être rappelas semblent avoir pour but, non l’art de la médecine en lui-même, mais le charlatanisme, la pédanterie, l’ignorance et l’avidité de ceux qui l’exercent. A la vérité, don Juan, dans Le Festin de Pierre, dit bien que « la médecine est une des plus grandes erreurs qui soient parmi les hommes ; » mais don Juan fait profession de ne croire à rien, et, impie en religion, il affecte aussi d’être, comme dit Sganarelle, impie en médecine. On peut, d’ailleurs, opposer à cette saillie d’un personnage imaginaire ce que dit Molière lui-même, dans la préface du Tartuffe : « La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons. »Le seul rôle de Béralde prouve, mais prouve invinciblement que Molière, à l’époque {p. 485}du moins où il écrivit Le Malade imaginaire, n’avait aucune foi à la médecine, Béralde, l’homme raisonnable de la pièce, comme Cléante l’est dans Le Tartuffe ; Béralde, par la bouche de qui Molière attaque la manie d’Argan, comme il combat celle d’Orgon par l’organe de ce même Cléante, Béralde dit, comme l’athée don Juan, et en outrant même le mépris de ses expressions : « La médecine est une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes ; et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui veut se mêler d’en guérir un autre. »Ajoutons que la longue et vive argumentation de Béralde contre la médecine ne va point directement au sujet ; que l’important pour lui est de prouver à Argan, son frère, non pas qu’il aurait tort de se confier à la médecine, s’il était malade, mais qu’il fait mal de s’y livrer, puisqu’il se porte bien. Il est aisé de voir que cette diatribe contre ceux qui prétendent guérir, espèce de hors-d’œuvre dans une comédie où il s’agit d’un homme qui a recours à leur art sans aucun motif, n’est autre chose que la profession de foi ou plutôt d’incrédulité de Molière lui-même, à qui sa pièce en a fourni le prétexte plutôt qu’elle ne lui en a donné le sujet.

Il est présumable que Molière n’arriva que par degrés à regarder la médecine comme une science fausse, dangereuse et ridicule. Cette espèce d’incrédulité n’est pas ordinairement le produit d’un examen philosophique ; elle est bien plutôt le fruit amer d’une expérience malheureuse, le résultat d’une longue suite d’espérances trompées. Ayant une poitrine susceptible de s’enflammer au moindre effort, et exerçant une profession qui pouvait chaque jour provoquer ce genre d’accident, Molière {p. 486}avait inutilement demandé à la médecine les moyens de concilier la pratique de son art avec la conservation de sa santé. Renoncer à cet art, c’était sacrifier à la fois ses intérêts et ses goûts ; c’était surtout laisser sans appui un théâtre qui était son ouvrage, et des comédiens qu’il regardait comme ses enfants. Il était, de plus, le mari très amoureux d’une femme fort coquette, dont il croyait pouvoir fixer l’inconstance, en multipliant les preuves de sa passion. Il s’imposa toutes les privations, hors les deux seules peut-être qui eussent pu arrêter les progrès de son mal ; il continua d’être époux et comédien : ses douleurs s’en accrurent, et elles l’aigrirent chaque jour davantage contre la médecine, qu’il accusait d’impuissance, lorsqu’il aurait dû peut-être s’accuser lui-même d’indocilité. Arrivé au comble de la souffrance, et touchant au terme de sa vie, son ressentiment contre la médecine était parvenu lui-même au plus haut degré d’exaspération ; et sa dernière comédie fut comme un testament ab irato contre une science qui ne pouvait ni soulager ses maux, ni prolonger ses jours.

Sans vouloir, par un jeu d’esprit indiscret, placer sur la même ligne la religion et la médecine, deux choses qui sont éloignées l’une de l’autre de toute la distance qui sépare l’âme du corps et le ciel de la terre, on peut, je crois, saisir certains rapports extrinsèques qu’elles laissent apercevoir entre elles. Toutes deux devraient être, quoiqu’à des degrés fort différents, l’objet de la vénération et de la reconnaissance universelles ; mais les fautes et les divisions de leurs ministres n’ont que trop réussi à les discréditer l’une et l’autre dans l’esprit des peuples. Ces ministres sont accusés de ne pas toujours pratiquer ce qu’elles commandent, et quelques-uns sont soupçonnés de ne {p. 487}pas croire à ce qu’elles enseignent. Toutes deux ont leurs mystères qui les rendent redoutables, et leurs superstitions qui les dégradent. Elles ont toutes deux leurs fanatiques et leurs incrédules. Exposées à l’indifférence ou au mépris de ceux qui croient n’avoir pas besoin de leurs conseils nu de leurs secours, elles sont invoquées par eux avec ardeur dans le moment du danger, pour être dédaignées de nouveau, quand le danger n’existe plus. Le peuple a en elles une foi implicite ; l’esprit fort les brave jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour y avoir recours ; l’homme sage s’y soumet avec confiance, parce que leurs préceptes ne lui coûtent point à suivre et que leurs arrêts le trouveront toujours résigné.

De cette espèce de parallèle sortent plusieurs conséquences qui sont applicables à Molière lui-même. Il eut raison, sans doute, de se moquer des charlatans de la thérapeutique, aussi bien que des charlatans de la dévotion ; mais, de même qu’il avait honoré la religion dans ceux qui la pratiquent avec sincérité, peut-être devait-il respecter la médecine dans ceux qui l’exercent avec un zèle éclairé, consciencieux et désintéressé. Il fit bien de tourner en ridicule l’infatuation d’Argan pour Purgon, comme celle d’Orgon pour Tartuffe ; mais, entre l’excès de la crédulité et l’excès contraire, n’y a-t-il pas un juste milieu où la raison s’arrête et se fixe ? N’eût-il pas, par exemple, agi sagement pour lui-même, si, sans exiger ni attendre de la médecine une guérison peut-être impossible, il eût du moins accepté d’elle le conseil de renoncer à tout ce qui pou voit hâter le progrès de son mal et avancer le terme de ses jours ? Il méprisa ce conseil : qu’en arriva-t-il ? ce qui arrive à des mécréants d’une autre espèce. Tombant dans une sorte d’endurcissement, {p. 488}d’impénitence finale, il méconnut, en mourant, la science qu’il avait raillée durant sa vie ; il en nia la réalité, parce qu’il en avait repoussé les bienfaits ; et, pour dernier trait de ressemblance, plus d’un médecin fanatique crut voir, dans sa mort, arrivée au moment même où il parodiait avec le plus d’irrévérence la plus auguste des cérémonies médicales, un châtiment exemplaire de ses sarcasmes impies contré la faculté5.

Cette digression sur la médecine et sur Molière, à propos du rôle de Béralde, m’a entraîné loin de quelques autres personnages de la pièce, qu’il me reste à examiner. Je vais le faire en peu de mots. Angélique et Cléante ont été doués par Molière de tout ce qui peut les rendre intéressants. Un amour vif et sincère, né d’une rencontre fortuite, où l’une a reçu de l’autre un important service ; cet amour, traversé par la malveillance intéressée d’une marâtre et par l’imbécile entêtement d’un père ; dans Angélique, un mélange heureux de douceur et de fermeté, {p. 489}de candeur et de prudence ; dans Cléante, un grand fonds d’honneur et de générosité, que relèvent les agréments de la personne et les ressources de l’esprit : voilà ce qui recommande ce couple aimable à l’affection des spectateurs, ce qui range tous les cœurs du parti de leur tendresse. Toinette, servante dévouée, mais franche et familière jusqu’à l’insolence, n’ayant d’autre intérêt que celui de ses maîtres, d’autre passion que le zèle du bon droit et du bon sens, se moquant librement d’Argan, parce qu’il est ridicule et qu’elle lui est nécessaire, opposée par droiture à Béline, malgré tout le mal qu’elle en doit craindre et tout le bien qu’elle en peut espérer, et attachée au parti d’Angélique, parce qu’elle est doublement indignée qu’on veuille l’enlever à un galant homme pour la donner à un sot, et la dépouiller de son bien pour en enrichir une étrangère ; Toinette est, comme on dit en peinture, une répétition de la Dorine du Tartuffe ; elle agit et parle de même dans des circonstances toutes semblables : il n’y a que le nom de changé. Que dirai-je de Diafoirus, père et fils, de Purgon et de Fleurant, personnages si plaisamment et si diversement ridicules ? Molière, qui n’a pas mis moins de neuf médecins au théâtre, a merveilleusement varié leurs physionomies : indépendamment du travers de profession qui leur est commun à tous, chacun d’eux a son travers particulier, et, pour ainsi dire, son de individuel qui le distingue, et empêche qu’il ne puisse être confondu avec les autres. Quoi de plus original et en même temps de plus vrai, que cette figure grotesque du jeune Diafoirus, dont la stupidité native, vaincue par la ténacité de ses efforts, est devenue de la bêtise savante, qui est armé contre la raison de toutes les subtilités de l’ergotisme, et dont le faux jugement {p. 490}fera autant de victimes dans les épreuves de la clinique, qu’il a mis d’adversaires à quia dans les disputes de l’école !

Molière, si habile dans les expositions, n’en a pas fait une qui soit supérieure à celle du Malade imaginaire. Quel dialogue, quelle scène en action peindrait mieux Argan et sa manie, que ce monologue où il règle et réduit les parties de M. Fleurant, son apothicaire ? Quant au dénouement, il est impossible d’en trouver au théâtre un qui sorte mieux du sujet, qui soit à la fois plus naturel et plus imprévu, plus simple et plus frappant. Un même stratagème, employé deux fois de suite, fait successivement bomber le masque de sensibilité dont se couvrait une femme désireuse de la mort de son mari, et éclater la tendre affection d’une fille que son père allait déshériter et condamner au cloître. Ce dénouement a du rapport avec celui des Femmes savantes. Le feint trépassement d’Argan et les fausses lettres apportées par Ariste sont deux épreuves qui ont également pour objet et pour résultat de mettre en lumière les sentiments odieux de Béline et de Trissotin, en même temps que les sentiments honnêtes d’Angélique et de Clitandre. Procurer d’un même coup, et par le plus simple moyen, la manifestation du vice et celle de la vertu, la punition de l’un et le triomphe de l’autre, c’est un trait, de génie où Molière apparaît tout entier.

Dufresny, qui avait, dit-on, le malheur de ne pas trouver assez d’esprit à Molière, et qui pourtant en avait beaucoup lui-même, a eu la singulière idée de refaire Le Malade imaginaire, en changeant le sexe du principal personnage. Sa malade sans maladie est une femme visionnaire, qui se croit privée d’appétit, parce qu’après un bon repas, elle cesse de manger, et travaillée d’insomnie, parce qu’après une bonne nuit, elle discontinue {p. 491}de dormir. Elle est entretenue dans sa chimère par une fausse amie, qui tâche de faire déshériter, à son profit, une nièce trop sincère pour flatter la manie de sa tante ; et une suivante, qui a feint d’épouser les intérêts de cette femme artificieuse, sert véritablement ceux de l’héritière qu’on vent dépouiller. Ce sont bien là, comme on voit, les personnages mêmes de Molière : c’est Argan en cornette ; c’est Béline, Angélique et Toinette, les deux premières différemment qualifiées, mais ayant toutes, trois des caractères et des intérêts semblables. Comment Dufresny ne s’est-il pas aperçu qu’en féminisant son sujet, si je puis parler ainsi, il le dénaturait entièrement ? Un homme sain et robuste, qui se croit malade et infirme, appartient essentiellement à la comédie. Sa manie, heureusement rare, est un travers de l’esprit, et non pas un vice de l’organisation ; elle prête d’autant plus au ridicule, qu’elle contraste plus avec la force de corps qui nous est propre, et avec la vigueur d’âme qui en est la compagne ordinaire. Mais il en est bien autrement d’une femme. La faiblesse physique, l’irritabilité nerveuse, la prédominance de l’imagination, et quelques autres conditions particulières à ce sexe, sont cause que beaucoup de femmes vivent dans un état mitoyen entre la santé et la maladie, et que, du moins, elles sont fort souvent dans un état de souffrance. Il n’est pas toujours facile de discerner celles qui se font malades par air, ou qui croient l’être quand elles ne le sont pas, de celles qui le sont réellement ; et l’on pourrait courir le risque de prendre pour un objet de raillerie telle femme qui mériterait d’être un objet de pitié. Voilà pourquoi le sujet de La Malade sans maladie n’est nullement comique. Le travers qu’il attaque est trop commun pour être bien frappant, {p. 492}et il est trop voisin d’une triste réalité pour qu’on ne doive pas craindre d’en rire. La pièce ne devait avoir et n’eut aucun succès : le public ne permit pas même qu’elle fût achevée. Dufresny n’avait pas besoin de s’approcher ainsi de Molière, et de lutter, pour ainsi dire, corps à corps avec lui, pour nous faire apercevoir de combien l’homme de génie surpassait en hauteur et en force l’homme d’esprit, qui s’ignorait assez pour se croire au moins son égal.