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Entretien avec Nicholas Cronk et Glenn Roe

26 Janvier 2019

Entretien avec Nicholas Cronk et Glenn Roe

Où en est la publication des Œuvres complètes de Voltaire par la Voltaire Foundation ? 

Nicholas Cronk

La publication des Œuvres complètes de Voltaire a été initiée dans les années 1960 par Theodore Besterman, qui venait d’achever l’édition d’une gigantesque correspondance de plus de vingt mille lettres. L’édition qui faisait autorité, en quelque sorte, était encore celle de Beaumarchais et de Condorcet, imprimée à Kehl (1784-1785), car les grandes éditions qui lui ont succédé au XIXe siècle, comme celle de Louis Moland (1877-1885) reprennent son organisation. Seulement, l’édition de Kehl est un monument à la mémoire de Voltaire et pas véritablement une édition critique. L’organisation chronologique adoptée par la Voltaire Foundation, sur la proposition de William H. Barber, a permis d’éviter, par exemple, certains écueils de la classification générique, qui a du sens dans le cas des ouvrages d’histoire, des tragédies et de La Henriade, mais qui condamne les petits récits en prose, que Voltaire appelait « fusées volantes », à figurer dans des volumes de mélanges. L’édition de la Voltaire Foundation redonne leur place à ces textes, qui sont tout sauf mineurs. Elle sera achevée à l’automne 2020. Nous travaillons actuellement, par exemple, sur l’édition du Siècle de Louis XV, qui n’a jamais été éditée scientifiquement, sur les Annales de l’Empire et sur les Lettres philosophiques, qui sont plus connues. 

Quel est le lien entre les Œuvres complètes et le projet Digital Voltaire ? 

Nicholas Cronk

Publier les œuvres complètes de Voltaire est un travail infini et une édition numérique offre tout simplement l’avantage de pouvoir être régulièrement mise à jour, sans qu’il y ait besoin d’engager de moyens considérables. Le numérique permet également d’imaginer une édition critique d’un nouveau genre, moderne, proposant une articulation thématique, générique et chronologique inédite, enrichie d’hyperliens, de textes annexes, d’images, de musique (car les poèmes de Voltaire étaient parfois mis en musique), etc. Une telle édition doit faciliter le travail des chercheurs : Voltaire, par exemple, pratiquait volontiers l’auto-plagiat, c’est un phénomène qui n’a pas été beaucoup étudié et que les éditeurs de Kehl ont occulté, en supprimant des répétitions qu’ils trouvaient inconvenantes. Or, la redite, chez Voltaire, est une véritable esthétique, et à la fin de sa vie, il reprenait des textes de jeunesse, faisait parfois semblant d’ignorer qu’il en était lui-même l’auteur, les corrigeait, etc. Les techniques d’alignement de séquences permettent de redonner vie facilement à cet aspect de l’écriture. Le numérique doit également nous permettre de repenser des notions clefs de la pensée de Voltaire comme l’athéisme ou la tolérance, qui ont pu évoluer dans le temps, de comprendre son positionnement politique à telle ou telle période, ou les raisons de son intérêt pour la jurisprudence à la fin de sa vie. On doit pouvoir sortir de l’opposition traditionnelle un peu figée entre Voltaire et Rousseau et de la lecture monolithique proposée, par exemple, par le Dictionnaire philosophique en huit volumes de l’édition de Kehl, qui se compose de textes écrits sur quarante ou cinquante ans que Voltaire n’avait jamais pensé à regrouper.

Glenn Roe

Le label Digital Voltaire regroupe un ensemble de projets, qui ont vocation à enrichir, à terme, l’édition numérique des œuvres complètes de Voltaire. Le programme de recherche qui sera fixé courant 2019 prendra symboliquement le relais de l’édition papier. Les projets portent sur l’intertextualité, sur les autorités, sur les phénomènes de reprise, sur les principales thématiques de la pensée de Voltaire, que nous étudions en recourant à des techniques de topic modeling et de mapping. La vectorisation des mots doit nous permettre de mieux comprendre l’évolution de la pensée philosophique de Voltaire. Nous devrions parvenir à mettre au point une sorte d’ontologie ou de cartographie intellectuelle de Voltaire, qui pourra être comparée avec celle de Rousseau ou d’autres auteurs du XVIIIe siècle édités par la Voltaire Foundation.

Quelles sont les priorités de la Voltaire Foundation dans le domaine des humanités numériques ?

Nicholas Cronk

Il est certain qu’un projet numérique qui réunirait les œuvres et les correspondances de plusieurs auteurs du XVIIIe siècle, et qui ferait profiter aux chercheurs des possibilités nouvelles offertes par les outils développés au sein des humanités numériques, est loin d’être irréalisable et a de quoi séduire. Une expérience de ce genre a été réalisée sur les correspondances d’auteurs, dans les années 2000, au sein du projet Electronic Enlightenment, qui regroupe environ soixante-dix-mille lettres dans plusieurs langues. Mais je dirais que l’enjeu le plus immédiat, pour nous et pour Digital Voltaire, c’est aujourd’hui de parvenir à développer ce laboratoire de recherche en humanités numériques qui favorisera les recherches sur l’œuvre de Voltaire et sur sa réception, tout en restant l’édition critique de référence. Ce projet est un modèle de ce que nous pourrions faire à la Voltaire Foundation dans les années à venir, en collaboration avec d’autres partenaires comme la Sorbonne.

Propos recueillis par Romain Jalabert.