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Entretien avec Pierre-Carl Langlais et Adeline Wrona

22 Février 2018

Entretien avec Pierre-Carl Langlais et Adeline Wrona

Pouvez-vous présenter le projet GIRANIUM ?

Adeline Wrona

Le projet GIRANIUM (« Girardin numérisé, ou la naissance des industries culturelles »), qui bénéficie d’un financement du programme Émergence de Sorbonne Universités pour la période 2017-2018, est né à l’occasion d’un don à la Bibliothèque de l’Institut de France d’une centaine de lettres inédites d’Émile de Girardin à son neveu. Il prévoit la numérisation de la correspondance de Girardin et le développement d’une plateforme d’exploration du corpus en ligne. L’objectif, à travers le patron de presse, c’est d’éclairer la naissance des industries médiatiques et l’intrication des médias, de la publicité et des entreprises, dans ce qu’on a appelé le « modèle de Girardin ». La correspondance permet également d’étudier le rôle de la presse dans la reconfiguration du paysage médiatique parisien, au XIXe siècle, et de suivre le quotidien d’un homme de pouvoir. Un colloque sur le thème de « Paris capital(e) médiatique » sera d’ailleurs organisé au CELSA, en juin prochain.

Pierre-Carl Langlais

La Bibliothèque de l’Institut possède un fonds Girardin important, d’environ 2 500 lettres. Ce fonds est évidemment lacunaire et le restera, puisqu’on estime que Girardin a écrit plus de 100 000 lettres dans sa vie… Mais ce fonds est surtout peu valorisé, car les lettres de Girardin sont conservées dans les papiers de différents auteurs, Balzac et Sand notamment. Le projet GIRANIUM, grâce aux outils numériques, offre un accès direct à l’ensemble de la correspondance conservée. Il permet de donner une vue globale des activités de Girardin, de ses relations avec les écrivains, les artistes, les politiciens mais aussi ses partenaires commerciaux et ses employés. On retient souvent que Balzac a dû composer avec Girardin, pour pouvoir publier ses romans en feuilleton, dans La Presse. En relisant les échanges du point-de-vue de Girardin, les négociations apparaissent comme un rouage parmi d'autres, au sein d'une vaste machinerie médiatique, qui est déjà une proto-industrie culturelle.

Adeline Wrona

Nous ne proposons pas une approche auctoriale au sens classique du terme, mais une réflexion sur les médias. Les lettres de Girardin ne sont pas des objets littéraires. Elles n’ont aucune valeur esthétique et ne sont pas originales. Girardin écrivait d’ailleurs très mal, contrairement à sa femme Delphine de Girardin ! Nous nous intéressons au fonctionnement sémiotique des lettres et aux nombreux phénomènes de reprises et de récritures. Les demandes d’insertion, les négociations autour d’un morceau d’article, la circulation d’un texte dans plusieurs lettres, toute cette polyphonie a une dimension politique : un auteur promet un épisode, demande en échange qu’on lui case une réclame, etc. Ces transactions étaient au cœur de la vie littéraire. Elles dévoilent un mélange des genres entre les artistes, les écrivains, les journalistes, les hommes d’affaires, etc. Tout cela est connu, mais les technologies numériques permettent d’approcher le phénomène avec une forme de systématisme. Le projet GIRANIUM offre donc une retranscription de chaque lettre et son encadrement par un ensemble de métadonnées, d’index, d’entités et d’hyperliens. L’idée n’est pas de valoriser des contenus mais de matérialiser, dans une perspective communicationnelle, des réseaux de sociabilité, des formes de transactions et des formes de réécriture. Les invitations à dîner et les cartes de visite qui sont conservées dans la correspondance, sont des documents importants : ils précisent le cercle des relations de Girardin. Nous espérons également éclairer des enjeux économiques, car les lettres contiennent de nombreuses informations sur la fabrication d’un journal, sur les accords avec les imprimeurs, sur le rapport à la clientèle, etc. Enfin, le projet se veut une contribution à l’histoire du journalisme : on pense classiquement que la pratique se professionnalise vers 1880. C’est effectivement autour de cette date qu’apparaissent les premières associations professionnelles. Or, Girardin, à la fin de sa vie, parle encore d’« écrivains » pour désigner les journalistes. Les imaginaires de spécialités entre l’écrivain, le publiciste, le journaliste, la littérature évoluent plus lentement qu’on ne le pense.

Quel est le rôle des humanités numériques dans le projet ?

Pierre-Carl Langlais

Girardin se recycle constamment, non seulement dans sa correspondance, mais également dans ses journaux et dans ses publications monographiques, qui sont très nombreuses. La pratique du recyclage est au cœur de son écriture. Elle occupe tout naturellement une place centrale, dans le projet GIRANIUM. Nous sommes parvenus à retrouver la totalité des livres de Girardin, grâce à Gallica, Hathi Trust, Google Book, etc. Pour étudier les phénomènes de reprises, entre ces différents corpus, nous utilisons des outils conçus initialement pour la presse et créés par des gens comme Ryan Cordell aux États-Unis, tel que l'extension textreuse réalisée pour le logiciel de statistiques R. Nous procédons également à un repérage systématique des idéologies, dans les textes, et nous essayons de restituer leur circulation et la manière dont Girardin les relie entre elles.

Comment est né votre partenariat avec le projet CORPUS de la BnF ?

Pierre-Carl Langlais

Dans le cadre de ma recherche de doctorat sur « La formation de la chronique boursière dans la presse quotidienne française », j’ai mis au point une méthode d’extraction automatique de pages de journaux, à partir des numérisations de Gallica. Jean-Philippe Moreux, qui est chef de projet à la Direction des services et des réseaux de la BnF, s’est servi de ce travail, à l’occasion d’un congrès de l’IFLA, pour réfléchir à la façon dont les bibliothèques devaient s’adapter aux nouveaux usages. Nous avons d’ailleurs fait une intervention à deux voix sur ce thème, à l’École des chartes, au semestre dernier. Jean-Philippe Moreux nous a appris que le projet CORPUS, coordonné par Emmanuelle Bermès, cherchait des projets « cobayes », pour expérimenter de nouveaux usages, de nouvelles formes de mise à disposition des corpus numérisés pour la recherche. Pour nous, le partenariat avec la BnF présente l’immense intérêt de pouvoir numériser les journaux qui nous intéressent, dans le cadre du projet GIRANIUM.

Adeline Wrona

Le projet CORPUS a permis de développer les ressources dont nous avions besoin et de préciser nos problématiques de recherche. Cette circularité entre le développement de l’outil informatique et la définition ou la redéfinition du projet de recherche est fondamentale, dans les humanités numériques, tout d’abord parce ce domaine de compétence est par essence interdisciplinaire, et puis parce qu’il est relativement nouveau. Les échanges avec nos interlocuteurs à la BnF et pendant les ateliers CORPUS ont été très utiles. Nous avons senti très vite que nos interrogations d’ordre communicationnel ne trouvaient pas toujours de réponses satisfaisantes et qu’elles ouvraient des pistes. Le fait de mettre de côté la question de l’auctorialité ou de décorréler la valeur littéraire d’un texte de sa valeur sociale, économique ou culturelle, tout cela nécessite d’élaborer de nouvelles méthodes et de développer de nouveaux outils.

propos recueillis par Romain Jalabert