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La numérisation des registres de la Comédie-Française. Entretien avec Pierre Frantz et Agathe Sanjuan

14 Octobre 2018

La numérisation des registres de la Comédie-Française. Entretien avec Pierre Frantz et Agathe Sanjuan

Le projet de numérisation des registres de la Comédie-Française existe depuis 2008. Quelles en ont été les principales étapes ?

Pierre Frantz

À la fin des années 2000, Jeffrey Ravel et les informaticiens du MIT ont bâti, autour des registres de la Comédie-Française, un projet qui présentait l’intérêt de se fonder sur un corpus d’archives exhaustif. Ce n’était pas le cas d’un projet comme le Calendrier Électronique des Spectacles sous l’Ancien Régime (CÉSAR), qui est alimenté encore aujourd’hui sur un mode participatif et qui, notamment pour cette raison, offre de nombreuses lacunes. Le projet de numérisation des registres est un projet international. Initialement hébergé par le MIT (dont le rôle a été crucial), il le sera désormais par Huma-Num, en France, et au Canada par l’Université de Victoria. Son financement a été assuré successivement, à tour de rôle, par le MIT, par l’université Paris 10 Nanterre, par la Sorbonne, avec des crédits IUF, aujourd’hui par l’ANR et par le Labex Obvil. La numérisation d’une partie des registres de l’Ancien Régime, celle qui concerne les recettes de la Comédie Française est terminée, et il reste à traiter, pour le XVIIIe siècle, les registres des dépenses et des feux, ensemble moins homogène, discontinu et moins massif. Puis tout le XIXe siècle !

Agathe Sanjuan

Le projet porte sur une centaine de registres de différentes natures, qui représentent à peu près 135000 pages. Les registres journaliers nous renseignent sur la programmation du théâtre, sur les recettes, sur la répartition des spectateurs dans la salle et sur les dépenses ponctuelles. Ces registres constituent une base de renseignements continue et relativement facile à traiter. Les registres des feux donnent la distribution des spectacles au quotidien, dans le détail à partir de 1765. Avant cette date, nous avons des listes d’acteurs présents et l’un des objectifs du projet est de rétablir la distribution des spectacles, en croisant les données des registres et celles de la presse numérisée. Il y a enfin les registres des dépenses et les registres d’assemblées, qui sont plus difficiles à traiter parce qu’ils sont hétérogènes, dans le cas de la comptabilité, ou parce qu’ils sont rédigés, dans le cas des comptes rendus d’assemblées. L’objectif, une fois la numérisation achevée, est de multiplier les connexions entre tous ces registres.

Que peut apporter la numérisation des registres de la Comédie-Française aux études théâtrales ?

Pierre Frantz

Le traitement numérique des registres permet d’approfondir notre connaissance du répertoire de la Comédie-Française et de l’étudier, non pas comme on le fait habituellement, d’un point de vue littéraire, mais du point de vue de l’institution théâtrale, afin d’écrire une histoire des spectacles qui ne se confonde pas exactement avec l’histoire littéraire des textes dramatiques. Les informations sur les créations de pièces, sur les reprises, sur les dépenses liées aux décors et aux costumes, sur les distributions ou sur le nombre des figurants, permettent d’évaluer dans quelle mesure la Comédie-Française se soumettait à la logique commerciale et aux modes, et, d’autre part, comment s’opéraient concrètement les mutations esthétiques. Par exemple, le succès de Voltaire dans les années 1760, que rendent manifeste les chiffres de la billetterie et le nombre des reprises, a été favorisé par certains acteurs comme Lekain ou Mlle Clairon, et il s’inscrit également dans une mode des décors somptueux et des mises en scène spectaculaires. L’analyse des registres peut permettre de réfuter certaines thèses, comme celle du supposé échec des Burgravesde Hugo, en 1843, étudié notamment par Florence Naugrette. La date à laquelle nous situons habituellement la fin du romantisme au théâtre mérite d’être reconsidérée. Les registres suggèrent des réflexions sur le canon littéraire, sur la réception des œuvres et des études sociologiques sur les publics. Ils offrent des vues d’ensemble sur la fortune des œuvres et des auteurs, et permettent de faire le lien entre la carrière des acteurs et le répertoire.

Agathe Sanjuan

La plateforme du projet permet d’obtenir instantanément, sur un auteur ou sur une œuvre, des informations qu’un chercheur mettait auparavant plusieurs mois à réunir. Et la même recherche permet d’évaluer la place de l’œuvre et de l’auteur en question dans la programmation générale de la Comédie-Française, ce qui était impensable avant la numérisation. Les recoupements entre les différents registres peuvent éclairer les raisons d’un succès ou d’un échec. Par exemple, Le Petit-Maître corrigé de Marivaux, qui a été mis en scène par Clément Hervieu-Léger la saison dernière, n’a eu que deux représentations en 1734. D’après les registres, la salle était pourtant pleine à l’occasion de la première, y compris dans les rangs qui se trouvaient sur la scène ; à la deuxième représentation, en revanche, si le parterre affichait complet, les rangs de la scène étaient vides. On comprend que Marivaux a été victime d’une cabale de petits-maîtres. 

Que représente le projet de numérisation des registres pour la bibliothèque-musée de la Comédie-Française ?

Agathe Sanjuan

Avec le projet de numérisation des registres, la bibliothèque-musée se situe dans sa mission principale de valorisation du patrimoine de la Comédie-Française auprès du grand public. Les informations contenues dans les registres constituent un éclairage original sur les créations contemporaines, en les replaçant dans l’histoire de l’institution. Elles permettent d’étoffer les dossiers de presse ou le site, et d’augmenter la qualité les programmes. Les recherches des universitaires trouvent un prolongement dans la programmation des Journées particulières, qui ont lieu le samedi au Vieux Colombier, et inversement, les projets en lien avec les universités permettent à la Comédie-Française d’être un acteur à part entière, dans le monde de la recherche. 

Propos recueillis par Didier Alexandre et Romain Jalabert.