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Entretien avec Anne Piéjus

10 Octobre 2016

Entretien avec Anne Piéjus

Anne Piéjus est directrice de recherche au CNRS. Spécialiste des relations entre théâtre et musique en France au XVIIe siècle, elle dirige, au sein de l’OBVIL, le projet Mercure galant. Elle nous explique ce qui l’a conduite à s’intéresser au plus célèbre périodique du règne de Louis XIV, et nous expose les méthodes mises en œuvre par son équipe pour éditer et indexer ce corpus monumental.

Le Mercure galant est le plus important périodique du règne de Louis XIV. En quoi reflète-t-il la vie culturelle de cette époque ?

Il est difficile de dire qu’il « reflète » la vie culturelle, car c’est un périodique qui est politiquement très orienté, très soumis au régime et à l’absolutisme. Donneau de Visé a rapidement été pensionné, ce qui était un moyen de verrouiller le risque d’un journalisme plus critique, qui n’existait pas du tout en France à cette époque, par contraste, par exemple, avec les journaux de Hollande.

À l’origine, le Mercure galant avait une spécialisation culturelle et devait s’occuper de ce qui n’était pas traité dans Le Journal des savants ou d’autres organes d’information officiels. Petit à petit, il a empiété sur les prérogatives des autres périodiques. Mais les trois grands personnages qui ont œuvré à son développement – Donneau de Visé, Thomas Corneille et Fontenelle  – sont des hommes de lettres, et il y avait dès le début un prisme littéraire extrêmement fort. C’est un journal très mondain, qui reflète l’actualité des événements de cour et la vie d’une certaine société. Il entend offrir l’image du royaume parfaitement policé, unifié, marchant en rangs serrés derrière son souverain. De ce fait, l’information littéraire y est très importante : c’était non seulement la vocation que lui avait donnée ses fondateurs et ses collaborateurs, mais cela concordait aussi parfaitement avec les visées politiques de Louis XIV. L’idée était de diffuser des codes de la bonne société, d’une société policée, cultivée, artiste, composée d’amateurs éclairés – d’où l’importance de la poésie et de la musique, qui sont des genres très plastiques, pratiqués dans les salons et les ruelles.

En ce qui concerne la musique, le Mercure galant est très bien informé, et comporte de très nombreuses informations vérifiables et vérifiées. C’est un document de première main pour les biographies de musiciens et la datation des parutions : la rubrique des livres nouveaux est extrêmement précise, ce qui en fait un outil essentiel pour l’histoire de l’édition, notamment de l’édition musicale, sur laquelle nous ne disposons pas de beaucoup de sources par ailleurs.

Est-ce que l’on constate une évolution du Mercure galant qui serait liée à l’évolution du règne de Louis XIV ?

Pas vraiment, parce que c’est un journal complètement verrouillé par le régime. Dans la querelle des Anciens et de Modernes, par exemple, il a pris le parti des Modernes d’une manière assez virulente, et il n’a pas craint d’intégrer une certaine dose de polémique dans le périodique. Mais sur d’autres sujets, beaucoup moins. Il a été pensionné en décembre 1684, au moment des grandes campagnes militaires de Louis XIV sur la frontière nord. Celles-ci ont été très meurtrières et ont été extrêmement critiquées, mais le Mercure galant s’est transformé alors en une sorte d’étouffoir de l’opposition, et en une chambre d’écho de la politique royale, jusque dans ses extrémités. Un autre événement très prégnant, c’est la révocation de l’édit de Nantes. Dans les mois qui suivent la signature, on trouve dans le Mercure galant des textes sur les dragonnades dans le Béarn qui minimisent largement la violence de la répression.

En littérature et en musique, le Mercure galant s’intéresse à tous les genres ?

On pourrait dire que le Mercure galant relaie l’actualité littéraire de deux manières. D’abord, il publie des œuvres ou des extraits d’œuvre : plus de 700 airs (et donc autant de poésies en musique), des poésies non chantées, des fables, des histoires galantes, des contes (y compris des contes de Perrault). Un certain nombre d’œuvres ont été publiées dans le Mercure galant avant d’être éditées par leurs auteurs. On trouve aussi des extraits de livrets chantés, ce qui est très important pour l’histoire musicale – non pas des grands opéras de cour, mais plutôt des œuvres de circonstance. Par ailleurs, la musique et la poésie publiées étaient en grande partie le fait des lecteurs, qui étaient invités à participer. De ce fait, on trouve dans le Mercure galant une grande hétérogénéité stylistique.

L’autre volet, c’est l’information. Il s’agit moins d’une critique littéraire articulée que de comptes rendus : le Mercure galant relaie des informations sur l’opéra, sur le théâtre de ville et de cour, sur certains événements. C’est toujours la vie collective qui est privilégiée. Les Jeux floraux de Toulouse, par exemple, sont relatés en détail. Le Mercure galant disposait d’un réseau d’informateurs, qu’on connaît encore mal. Il relaie des nouvelles de certaines régions plus que d’autres : Thomas Corneille et Fontenelle reflètent un important réseau lettré normand, et plusieurs musiciens normands ont travaillé pour le périodique, tandis qu’on ne sait presque rien de certaines régions éloignées, notamment le sud de la France et plus généralement, les pays d’imposition, moins étatisés.

Que sait-on de la diffusion du Mercure galant ?

Il est extrêmement difficile de l’établir, parce qu’on dispose de peu d’archives. Le Mercure galant était vendu en blanc par les libraires du Palais, et circulait beaucoup. On sait que certaines collections ont appartenu à des familles princières de Bohème. La bibliothèque de l’Arsenal possède également la collection Pompadour. Une certaine très haute aristocratie européenne achetait donc le Mercure galant ou était abonnée. Pour le tout-venant, c’est plus difficile à savoir. Nous avons des témoignages de lectures publiques : le Mercure galant était partagé, et l’on pense que la lecture publique a joué un rôle important dans sa circulation, que l’histoire matérielle ne suffit donc pas à appréhender. Sa diffusion est encore attestée par certaines correspondances ou certains écrits. Chez Madame de Sévigné, par exemple, on trouve des citations d’articles ou de poésies publiés dans le Mercure galant.

Pourriez-vous nous présenter votre parcours ? Comment en êtes-vous venue à travailler sur le Mercure galant ?

Je suis musicologue, mais une musicologue littéraire. Tout en me situant plutôt du côté de la musique, j’ai toujours été à la limite entre ces deux domaines. J’ai fait une thèse sur le théâtre français chanté, et j’ai travaillé notamment sur le dernier Racine, sur Boyer, et sur Jean-Baptiste Moreau, qui est un compositeur peu connu, mais très intéressant, assez fantasque et difficile à appréhender. J’ai commencé à me plonger dans le Mercure galant à la recherche d’informations factuelles pour dresser le parcours de ce musicien, qui a reçu des commandes de Louis XIV alors qu’il n’avait aucun poste officiel.

Le projet est né en 2002, quand j’ai été recrutée au CNRS. Chaque nouveau chargé de recherche était invité à mettre en œuvre un projet collectif, et celui-ci me tenait à cœur. L’idée première était de publier des index raisonnés du Mercure galant, non sur papier, mais à l’aide des nouveaux outils numériques. En 2008, j’ai été rejointe par une ingénieure du Centre de musique baroque de Versailles, Nathalie Berton-Blivet. Nous avons formé une micro-équipe, et, depuis, nous travaillons en tandem. Nous avons créé une base de données très riche, dont certains thésaurus ont été adoptés pour les autres bases de données du CMBV, où nous avons par ailleurs édité tous les airs du Mercure galant et leurs indexations.

Mais la frontière entre littérature et musique est ténue. Exclure Quinault auteur dramatique et ne s’occuper que de Quinault librettiste invalidait l’idée même d’indexer le Mercure galant. Quand il y a eu l’opportunité de rejoindre l’OBVIL, je l’ai fait avec beaucoup d’enthousiasme, à la fois par goût personnel mais aussi parce qu’il n’y avait pas de raison de scinder littérature et musique. Je défends l’idée selon laquelle la musique vocale est une littérature – une poésie, en l’occurrence.

Comment concevez-vous l’articulation entre données musicales et textuelles, à la fois en termes d’enjeux théoriques et de méthodologies éditoriales ?

Le corpus du Mercure galant n’est pas une édition exhaustive du périodique, mais de tous les articles concernant la musique et la littérature. Intellectuellement, il n’est donc pas pertinent d’établir une distinction. Matériellement et technologiquement, en revanche, on y est obligé, parce qu’il s’agit, pour la musique, de publier les fac-similés des partitions. Ce sont donc des images, mais l’indexation est identique.

Au-delà d’une simple publication numérique, le corpus du Mercure galant est en train d’être enrichi de plusieurs thésaurus. Quelles méthodologies avez-vous mises en œuvre pour le constituer ?

En ce qui concerne le thésaurus des lieux, nous avons eu, à l’OBVIL, la chance de pouvoir travailler avec Carmen Brando. Des perspectives de cartographie des lieux dans l’Ancien Régime se sont ouvertes. Cela nous a incitées à indexer tous les lieux européens cités dans le Mercure galant, dont le nombre est phénoménal. Nous avons établi une arborescence qui possède jusqu’à sept degrés : par exemple France/Versailles/Château/Parc/Bosquets/Bosquet des Trois-Fontaines, etc. Si on s’intéresse à la représentation de George Dandin, par exemple, il est extrêmement important de savoir où se passaient les choses.

Le thésaurus des noms de personnes a également demandé un énorme travail. Il contient une quantité impressionnante de personnes recensées et identifiées. En raison de la structure des familles de cour, nous avons aussi intégré leurs dates et leurs charges. Cela permettait de résoudre la question des homonymies. Notre thésaurus est tellement riche qu’il s’est imposé comme référence pour le règne de Louis XIV et que nous l’avons échangé et fondu avec celui du Centre de recherche du château de Versailles, qui possède plus de renseignements sur la cour, mais moins sur le royaume.

Nous avons aussi créé un thésaurus des corporations et des sociétés, qui a immédiatement été adopté par le CMBV. Quand on s’intéresse à l’histoire de cette période, on est en effet confronté à de nombreuses personnes collectives : salons, troupes, congrégations religieuses, académies, cours, associations, collèges, corps de musique (« les hautbois du Roi »), etc. Ce ne sont pas des personnes individuelles, et on ne peut les identifier par des lieux, parce que ces entités se déplacent. Ce thésaurus s’est aussi imposé comme référence pour l’indexation de l’histoire de la musique à Versailles sous l’Ancien Régime.

Enfin le thésaurus des notions permet d’indexer les termes relatifs à la sociabilité, à la critique artistique, à l’esthétique, aux genres et aux formes, à la dimension matérielle des spectacles, aux activités sociales, etc. Nous avons aussi indexé le sujet des articles, y compris lorsqu’il sort de notre champ de recherche. Ainsi, les nombreux articles consécutifs à la révocation de l'édit de Nantes nous ont conduites à indexer « protestantisme », sans que cette notion soit au cœur de nos recherches.

Ce sont les quatre thésaurus essentiels, mais il y en a d’autres.

Quel bilan tirez-vous du travail accompli jusqu’à présent, et quels sont vos axes de recherche pour les années à venir ?

L’OBVIL a été un soutien essentiel pour le projet. Le grand bénéfice du labex, c’est Vincent Jolivet, qui est vraiment génial. C’est une chose essentielle pour nous : avoir tout d’un coup quelqu’un d’extrêmement compétent en littérature, qui manie parfaitement les outils informatiques et qui, du coup, puisse être créatif. Nous n’arrivons pas avec un cahier des charges pour demander un service : un dialogue extrêmement fructueux s’est installé, qui nous a ouvert des horizons inespérés en matière d’outils numériques.

Évidemment, le soutien financier est également essentiel. Grâce à l’OBVIL, le projet a connu une incroyable accélération. Nous avons pu embaucher des vacataires, des stagiaires, et, à la rentrée prochaine, un post-doctorant, Thomas Soury. L’année dernière, c’étaient des doctorants ou des étudiants de master 2 qui transcrivaient les textes, ce qui est insupportable pour des étudiants qui ont déjà une telle formation. Maintenant, nous travaillons avec Word Pro, à Pondichéry, dans le cadre d’un projet global de l’OBVIL. Nous avons récupéré des masses de textes qu’il ne nous reste plus qu’à unifier et à mettre en ligne.

Ces dernières années, nous avons fait une rétroconversion des données qui était hébergées par le CMBV. Nathalie s’est plutôt occupée de la réalisation de l’édition, en dialogue avec Vincent et le Centre de recherche du château de Versailles, moi du pilotage du projet. Je me suis également chargée de la collaboration internationale : nous avons mis en place une collaboration avec Berkeley, qui a été financée par un fonds France-Berkeley et qui a abouti à des échanges intellectuels et à une journée d’étude qui a été publiée dans xviie siècle il y a quelques mois. Les liens que nous entretenons depuis trois ans avec l’université de Lausanne vont fleurir ans grâce à l’arrivée dans l’équipe d’une maîtresse de conférence de Lausanne, qui s’occupera de la publication des gravures. Nous avons également noué des liens des universités du Québec : j’ai donné une série de conférences et de cours autour du rapport entre périodiques et numérique, aussi bien en musicologie qu’en littérature, et une journée d’étude à été organisée à Trois-Rivières.

Cette année, j’ai également mené, avec Bibiane Lapointe, un projet d’échange entre recherche et interprétation avec les étudiants de musique ancienne des conservatoires de Paris et de Boulogne-Billancourt, financé par le Collegium Musicae de la COMUE Sorbonne Universités,. Nous avons proposé aux étudiants des airs publiés dans le Mercure galant, que nous estimions représentatifs et de qualité, et ils les ont travaillés avec un de leurs professeurs. Ils ont donné deux concerts, qui vont être repris pour les Concerts de Midi en Sorbonne.

Notre grand désir, c’est la mise en ligne des 4000 articles qui sont dans nos disques et qui doivent être uniformisés et stylés. Comme le travail de retranscription est de très bonne qualité et que la marge d’erreur est extrêmement faible, nous allons les mettre en ligne avant de les corriger intégralement. Ce sera fait à la fin de l’année civile grâce à notre nouveau post-doc. Nous allons également continuer de travailler sur la cartographie historique avec Carmen. Et il nous reste surtout à relier aux textes les thésaurus sur lesquels travaillent Vincent et Nathalie depuis maintenant deux ans. Tous les textes seront publiés, qu’ils soient indexés ou non, et nous les enrichirons progressivement en mettant régulièrement la base à jour et en signalant les textes indexés par un code couleur.

Propos recueillis le 21 juin 2016 par Marc Douguet

Image : ©Bérénice Morel-Piéjus