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Entretien avec Véronique Gély et Diego Pellizzari

20 Mars 2017

Entretien avec Véronique Gély et Diego Pellizzari

À l’occasion de la mise en ligne d’un nouveau corpus de textes mythographiques, La Lettre de l’OBVIL s’entretient avec Véronique Gély, directrice du projet Autorités en partage, et Diego Pellizzari, post-doctorant au labex OBVIL. Ils nous exposent les problématiques liées à cette tradition littéraire encore largement inexplorée.

Vous menez un projet consacré à l’étude de la tradition mythographique. De quoi s’agit-il exactement ?

Véronique Gély

Nous employons le mot mythographie pour désigner les collections de récits mythologiques qui ont été établies de manière systématique, dans une tradition qui remonte à l’Antiquité tardive, et surtout à la fin du Moyen Âge, et qui est vraiment caractéristique de l’époque moderne : manuels, collections ordonnées de récits en fonction de thèmes ou de catégories et, bien sûr, collections alphabétiques sous forme de dictionnaires, ce qui est la forme la plus connue aujourd’hui.

Le corpus que vous avez constitué s’étend de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Pourquoi avoir choisi cette tranche chronologique ?

Véronique Gély

La plupart des travaux concernant la mythographie portent sur l’époque de la première modernité, la Renaissance, car on considère que c’est l’acmé de la production mythographique. Mais mon hypothèse – hypothèse que nous avons pu largement vérifier – est que la mythologie, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, s’est certes constituée à partir de ce fonds antérieur, mais est en réalité un construction du XIXe siècle, qui s’est continuée et enrichie au XXe siècle.

Diego Pellizzari

Oui, tout à fait. Le XIXe siècle et la première moitié du XXe constituent un âge d’or de la mythologie, aussi bien parce que cette dernière devient un champ d’étude autonome que parce qu’elle interagit avec la production scientifique et littéraire contemporaine. Que l’on pense à la façon dont la psychanalyse renouvelle la perception du mythe ou aux expériences poétiques de Thomas S. Eliot, de Reiner M. Rilke ou de Gabriele D’Annunzio. Pour ce qui concerne nos manuels, l’on assiste, dans la période en question, à un phénomène de spécialisation ; les grands manuels de la Renaissance sont des textes aussi bien narratifs que théoriques : ils racontent des histoires, mais ils les analysent aussi. Au contraire, au XIXe siècle, et de plus en plus au XXe siècle, l’on assiste à une sorte de séparation entre ces deux approches. Les théories du mythe passent désormais surtout par la littérature savante, par des traités scientifiques et universitaires. Les manuels, eux, se situent de plus en plus entre la littérature et la vulgarisation. Ce sont surtout des textes qui aident à lire d’autres textes.

Véronique Gély

Pour comprendre ce qui s’est passé dans la période que nous envisageons, il faut établir une distinction nette entre plusieurs ensembles. Le premier, que j’appellerai la mythologie interprétative, correspond aux ouvrages savants, qui se multiplient et prennent de l’ampleur à cette époque parce que c’est justement la période où la mythologie devient un objet légitime pour l’investigation scientifique (alors qu’auparavant elle était un objet légitime pour des investigations d’un autre ordre – théologiques, philosophiques, etc.). Avec la naissance des sciences humaines se développe un nouveau champ. Les ouvrages scientifiques sur ce sujet existaient auparavant, mais ils se dissocient désormais nettement de deux autres ensembles. Le second ensemble est celui que j’appellerai la mythologie singulière : il s’agit de la production d’œuvres nouvelles par tel auteur, tel poète qui écrit son Électre, son Agamemnon, son Iphigénie. Et enfin le troisième, le nôtre, un corpus moyen, médian (au sens où Bourdieu désigne la photographie comme un « art moyen »), qui se situe entre les deux précédents. C’est une écriture « médiocre », qui sert à la fois de médiateur entre les mythologies savantes et les créateurs, et de point de rencontre pour les différents canons scolaires, sociaux et scientifiques : un corpus intermédiaire, dans tous les sens du terme, qui est nettement dissocié de la mythologie savante, et qui regroupe des ouvrages de vulgarisation, d’appui à la culture scolaire ou mondaine.

Quelles sont les questions que pose ce corpus, et les hypothèses théoriques sur lesquelles vous vous appuyez ?

Véronique Gély

Les hypothèses théoriques sont nombreuses et complexes. On pourrait penser que l’on va uniquement étudier l’histoire de la mythologie. Il s’agira certes de comprendre ce que c’est que la mythologie à cette époque-là, comment on la diffuse, etc. Mais ce n’est pas dans le cadre de ce projet notre objet premier. Pour nous, ce corpus est plutôt un lieu privilégié pour étudier la littérature ou, pour le dire avec les termes de l’époque, la poésie. Il est passionnant, tout d’abord parce qu’il s’agit d’un objet neuf, qui s’inscrit dans le phénomène actuel qui a déjà été bien inventorié par quelqu’un comme Franco Moretti, — ce projet est lié à un échange avec son équipe — de la remontée à la surface, par le biais de la numérisation systématique des bibliothèques, des livres oubliés, ces livres fantômes qui existent bel et bien dans les bibliothèques mais que personne n’allait jamais lire et qui sont maintenant accessibles en un clic. On voir surgir un corpus nouveau, qui n’a jamais été exploré systématiquement de manière académique.

Mais tous les objets neufs ne sont pas intéressants pour autant. Celui-là l’est parce qu’il permet de saisir des canons littéraires à un endroit où on n’est jamais allé les chercher. Empiriquement, la lecture de ces ouvrages fait surgir des questionnements sur la littérature et des définitions de la littérature qui remettent en cause la construction canonique héritée des autres approches. Elle révèle ce que cette construction canonique ne permettait pas de voir même si on pouvait parfois le soupçonner, en particulier la persistance dans la culture commune de représentations de la littérature héritées des générations antérieures. Ces manuels, dictionnaires, recueils, etc. sont des mosaïques de citations. Ils ont une intertextualité très riche. Certains textes cités sont des textes antiques. Ils nous permettent donc de saisir ce qui dans tel pays, à telle époque, était le corpus d’auteurs de l’Antiquité qui était connu et pouvait être mobilisé pour élaborer ces ouvrages. Mais souvent (dans plus de la moitié des cas), les auteurs cités sont des poètes “classiques” pour l’époque concernée, souvent les poètes de la génération antérieure. C’est passionnant, parce que, comme les manuels scolaires récents dont ces ouvrages sont pour certains des équivalents au début du XIXe siècle ces livres nous permettent de saisir la culture moyenne, le canon littéraire moyen national de chaque pays. Par exemple, dans les trente premières années du XIXe siècle, les néoclassiques sont abondamment cités dans les manuels français.

Diego Pellizzari

Cela est particulièrement évident dans la littérature française : d’après nos premières analyses, les auteurs les plus cités sont Jean-Baptiste Rousseau et Antoine Houdar de la Motte. Quant à la littérature de langue anglaise et italienne, nous trouvons en tête de liste des grands classiques : Milton et Dante, fait des plus intéressants parce qu’à travers eux, les compilateurs des manuels peuvent mettre en exergue le rapport entre merveilleux païen et merveilleux chrétien. Mais les surprises ne manquent pas, et les auteurs considérés aujourd’hui comme mineurs sont légion.

Véronique Gély

En effet, quelquefois les sondages que nous avons effectués font apparaître que les auteurs les plus cités sont des auteurs qui ne sont absolument pas canoniques, mais qui sont en réalité la source de tous les autres. J’aime beaucoup signaler l’importance du manuel de Thomas Bulfinch, qui date de 1855, The Age of Fable, or Stories of Gods and Heroes, qui, comme les Sagen des klassischen Altertums de Gustav Schwab pour les germanophones, a influencé des générations d’écrivains et a été une voie d’entrée, pour de jeunes enfants, dans l’univers de la poésie. Or dans sa préface, Bulfinch dit qu’il ne citera aucun poète antique, mais des poètes qu’il appelle anglais (il ne distingue pas les anglais des américains), en réalité vingt-cinq poètes qui vont de Spencer à Longfellow. Il se justifie en déclarant : « Notre ouvrage n’est pas destiné au public cultivé ni aux théologiens, ni non plus aux philosophes, mais au reader of English literature of either sex », « le lecteur de littérature anglaise des deux sexes ». Il s’agit donc d’examiner comment cette voix, qui semble une petite voix dans toute la mythologie, nous permet en fait d’accéder à des définitions du fait littéraire et du geste littéraire à une époque donnée et dans un contexte donné.

Cela revient donc à étudier, à travers la littérature, la mythologie comme un objet d’actualité.

Véronique Gély

Absolument, pour deux raisons. Tout d’abord parce l’écriture mythographique répond aux besoins des lecteurs : la production littéraire en a besoin pour être bien comprise et décodée : le lecteur, en raison de son âge, de son statut social ou de son sexe n’est pas supposé être immédiatement à même de comprendre les allusions mythologiques. Ensuite, parce que ces textes obéissent à des motivations d’ordre politique et idéologique, qui sont très fortes à cette époque-là : il s’agit du moment de la construction des identités nationales et des littératures nationales, et c’est aussi la raison pour laquelle j’avais choisi ces bornes chronologiques. Ce n’est pas le cas partout, mais, dans une majorité de ces ouvrages, on trouve la revendication d’une identité poétique nationale, et quelquefois d’une identité politique nationale qui se construit par ce biais-là.

Vous travaillez sur un corpus anglais et américain, italien, espagnol, allemand et français. Quelles spécificités observe-t-on ?

Diego Pellizzari

Confronter les spécificités des canons nationaux est justement l’un des éléments les plus intéressants de cette recherche. À première vue, les auteurs mentionnés dans les manuels anglo-saxons correspondent au canon littéraire “absolu” alors que dans les manuels français, se fait jour un écart évident entre ce dernier et le sous-canon mythologique. En Italie, par ailleurs, cette période n’est pas favorable à la mythologie parce que le début du XIXe siècle voit se développer une vive querelle, la polemica classico-romantica, qui oppose les défenseurs de la poétique classique, très présente en Italie, et ceux des nouvelles vagues littéraires, du romantisme et du vérisme, et ce sont les “Modernes” qui l’emportent. La mythologie est généralement perçue comme absolument dépassée. Par conséquent, alors que nous trouvons dans les manuels, à la suite de Plutarque, l’affirmation qu’il n’y a pas de poésie sans fiction, ni de fiction sans mythologie, il est clair qu’en Italie cette affirmation revêt une dimension hautement polémique à l’égard des tendances poétiques contemporaines. Dans les manuels français, ce même antagonisme est plutôt dirigé contre la tradition philosophique et scientifique.

Véronique Gély

En effet, c’est un avatar de la querelle des Anciens et des Modernes qui se continue et se modifie de siècle en siècle. Il y a un cas d’école qui est très connu depuis les travaux de Bertrand Marchal : dans Les Dieux antiques, Stéphane Mallarmé traduit et adapte le manuel anglais de mythologie. de George W. Cox qui lui-même vulgarise la Comparative Mythology de F. M. Müller (1857) en défendant une thèse très forte selon laquelle la mythologie ne dépend pas de la poésie et même que la poésie la dénature. Pour des raisons conjoncturelles, Mallarmé traduit ce manuel, mais ajoute en appendice les poésies mythologiques de ses contemporains, ce qui, du coup, contredit évidemment le propos théorique du livre tout en valorisant une nouvelle création mythologique.

Mais il y aussi d’autres spécificités, qui sont politiques et idéologiques, en particulier concernant la question du genre. Nous sommes très attentifs aux aspects genrés des ouvrages, selon que leurs auteurs sont des femmes ou des hommes, et selon qu’ils sont destinés à un lectorat d’hommes, âgés ou jeunes, à un lectorat mixte, ou à un lectorat féminin, ce qui est — chose précieuse — spécifié dans les titres, dans les préfaces.. Il faudra affiner les résultats, mais à première vue, il apparaît de manière assez nette que, dans le corpus anglo-saxon, et surtout américain, il y a un grand souci de s’adresser et de donner des modèles aux deux sexes en même temps. Ni en Italie, ni en France, on ne trouve quelque chose d’équivalent. On a quelquefois des manuels « pour les demoiselles » et des manuels « pour les jeunes gens ». Certes, ce peut être un maquillage, et le même manuel peut être, pour des raisons commerciales, publié deux fois sous des titres différents, une fois pour les demoiselles, une fois pour les garçons. Mais le fait que le geste existe montre que les publics ne sont pas considérés comme devant être traités de la même façon.

Diego Pellizzari

Il est aussi intéressant de repérer les poètes « internationaux », qui passent d’une tradition à l’autre. Vincenzo Monti, par exemple, qui est la grande autorité et le grand défenseur de la mythologie en Italie, apparaît aussi ponctuellement dans les dictionnaires français, ou l’auteur britannique Edward Young, qui eut un énorme succès parmi ses contemporains avec sa poésie nocturne et préromantique et qui est presque oublié aujourd’hui.

Véronique Gély

C’est un projet comparatiste : nous allons donc évidemment être très attentifs à ces cas de citations d’auteurs non nationaux. Mais ils restent rare, parce que la mythographie est un haut lieu de la revendication de l’identité nationale. La première édition des Contes et légendes mythologiques d’Émile Genest en 1926 est précédée d’une préface inimaginable aujourd’hui : la mythologie grecque est donnée à lire aux jeunes enfants parce que c’est, explique son auteur, un « patrimoine national ». Les auteurs construisent une filiation directe des Grecs aux Français, des Grecs aux Italiens, des Grecs aux Allemands…

La période choisie correspond aussi à l’expansion impérialiste et colonialiste, ce qui s’accompagne d’une extension du domaine de la mythographie, au-delà des mythologies grecques et latines. C’est un aspect qui, dans une perspective comparatiste, m’intéresse énormément et s’observe dans les titres mêmes. En 1801, François Noël publie le Dictionnaire de la fable, ou mythologie grecque, latine, égyptienne, celtique, persane… – jusqu’ici tout est conforme aux usages antérieurs, nous sommes dans le passé ! mais l’énumération continue avec indienne, chinoise, syriaque, scandinave, africaine, américaine, iconologique, etc. Vous avez aussi le grand dictionnaire allemand d’Eduard Jacobi, Handwörterbuch der griechischen und römischen Mythologie de 1830, qui est traduit en 1854 par Thalès Bernard, qui était un ami de Leconte de Lisle. La traduction est très différente de l’original : Dictionnaire mythologique universel ou biographie mythique des dieux et des personnages fabuleux de la Grèce, de l’Italie, de l’Egypte, de l’Inde, de la Chine, du Japon, de la Scandinavie, de la Gaule, de l’Amérique, de la Polynésie, etc., etc. Il y a évidemment un lien à faire avec les études coloniales et postcoloniales.

Ce projet s’inscrit, de manière plus globale, dans le projet « Autorités en partage » que vous dirigez au sein de l’OBVIL. Pourriez-vous nous en rappeler les objectifs et la manière dont s’articulent la mythographie et la notion d’autorité ?

Véronique Gély

Le mot « partage » renvoie au programme général de notre équipe de recherche, le CRLC. Je l’avais choisi en référence à Jacques Rancière et au « partage du sensible » mais aussi pour la polysémie tout à fait passionnante qu’il présente, et qui a déjà été remarquée, notamment par Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, etc. Le partage, c’est à la fois ce qui produit du commun et du distinct. Le mot renvoie en même temps à l’idée d’un commun et à l’idée d’une division.

Alors, pourquoi appliquer cette notion à la notion d’autorité ? Dans le labex, beaucoup de programmes travaillent sur l’auctorialité. Il s’agit de trouver des outils qui permettent de définir le style, la marque d’un auteur : peut-on être sûr, par exemple, que les comédies de Molière sont bien de Molière et pas de Corneille ? etc. Notre objet à nous, dans une perspective comparatiste, n’est pas celui-là. C’est une réflexion globale sur la fonction auteur, mais aussi, plus spécifiquement, sur tous les effets d’autorité qui accompagnent la littérature, examinés à travers ce prisme de la notion de partage. Cela se manifeste concrètement dans les trois axes de recherche que nous avons définis.

Un premier axe, « Genre et autorité », réfléchit au partage entre les sexes de l’autorité. Ce programme est mené de manière très active et avec un très grand succès par Anne Tomiche et Frédéric Regard depuis maintenant trois ans. Il est en train d’aboutir à la publication de leurs séminaires et de leurs journées d’études, avec en particulier un travail sur le genre des signatures qui a été tout à fait novateur et passionnant.

Le deuxième axe porte sur l’articulation de la notion d’autorité et de partage des arts. C’est un axe dans lequel ont travaillé beaucoup de chercheurs de l’équipe, et qui a réfléchi aux représentations des figures d’auteurs dans les arts. Par exemple, le colloque « Le Dramaturge sur un plateau », organisé par Clotilde Thouret, s’est intéressé à la manière dont le dramaturge peut être représenté sur la scène même. J’ai aussi organisé avec Clotilde Thouret une journée d’étude sur l’auteur littéraire dans la bande-dessinée, qui posait la question de la légitimation d’un art soit par l’importation de figures d’autorité venues d’un autre art, soit par l’invention d’une nouvelle légitimité, qui récuse ces mêmes figures d’autorité issues de la littérature. Il y a aussi eu des travaux sur le peintre dans le roman, le cinéaste dans le roman, ou inversement le romancier au cinéma, etc.

Le troisième axe, dont je m’occupe le plus à titre personnel, porte sur les partages d’autorité. Paule Desmoulière et Adeline Lionetto ont travaillé sur ce sujet et ont organisé un colloque sur les recueils poétiques et sur certains phénomènes d’autorité collective dans la littérature. Mais l’idée qui m’intéresse le plus, c’est l’idée de partage au sens de réception et d’appropriation des héritages, d’autorités partagées, de signatures multiples. Comment un auteur du présent prend-il sa part de l’autorité d’un auteur ancien ? Comment peuvent s’articuler des notions a priori antinomiques comme l’autorité et la fiction ou le mensonge ? La mythographie est ici un lieu d’étude privilégié parce qu’elle est à la fois héritée du passé, des Anciens, et produit donc un effet d’autorité, et que c’est en même temps quelque chose que, dans un monde chrétien ou rationalisé, on déclare d’emblée comme lieu de l’erreur, du mensonge — et donc aussi comme lieu de définition de la fiction.

Diego Pellizzari

La transmission des fables anciennes constitue une sorte de compromis culturel, en fait. Tous les manuels, tous les dictionnaires disent en premier lieu qu’il ne faudrait pas étudier la mythologie parce que c’est quelque chose de païen, d’immoral, de dépassé, mais aussi qu’on ne peut pas ne pas l’étudier parce qu’elle est essentielle pour comprendre les œuvres d’art et la littérature des époques passées. C’est un objet ambigu, et, en tant que tel, strictement apparenté à la littérature.

Véronique Gély

C’est, Marcel Detienne l’a montré, l’objet du scandale, mais d’un scandale qui attire. C’est le lieu où se réfugie tout ce dont on ne peut pas parler ailleurs. Les manuels de mythologie sont les seuls livres où l’on peut montrer à des enfants des hommes et des femmes nus. C’est le lieu du parricide, de l’infanticide, de l’inceste, du viol, de la zoophilie… C’est le lieu où se dévoile la face d’ombre de l’humanité. La période que nous avons choisie est aussi celle où va se répandre la psychanalyse. Vous parliez d’un compromis culturel : on dit que la mythologie c’est très mal, mais qu’il faut la connaître. Mais quelquefois on va aussi jusqu’à dire que c’est très bien en soi. Je reviens à Bulfinch, qui est vraiment extraordinaire : toujours dans la même préface que je citais tout à l’heure, il affirme : « La mythologie est la servante de la littérature et la littérature est une des meilleures alliées de la vertu et la meilleure source de bonheur. » En d’autres termes, la littérature, c’est la vertu et le bonheur et la mythologie, c’est la littérature, donc la mythologie c’est la vertu et le bonheur ! Non pas à cause des viols et des incestes, certes, mais parce que la mythologie fournit des modèles de comportement héroïque et civique…

Quelle méthodes employez-vous ou comptez-vous employer, tant pour l’édition numérique des textes que pour leur exploitation ?

Diego Pellizzari

Le grand défi lorsque l’on envisage des problèmes d’histoire culturelle et littéraire par le biais des humanités numériques consiste toujours à opérationnaliser nos questionnements théoriques. Au début, nous avions l’ambition de baliser toutes les entités nommées, c’est-à-dire les noms des dieux, des héros, des auteurs, les statues, les temples, les fêtes… tout ce qui pouvait être significatif pour cartographier la présence ou l’absence des protagonistes du mythe. Cela s’est révélé très compliqué à cause de la densité excessive de ces entités. Nous avons donc décidé de nous limiter à baliser les noms d’auteurs, les titres et les citations, très importantes pour notre étude, laquelle porte sur le canon littéraire et la notion d’autorité. C’est justement pour cela que nous avons choisi un sous-corpus homogène et représentatif d’une modalité spécifique de l’écriture mythographique, qui, dans son ensemble, comporte des textes extrêmement divers (aussi bien des dictionnaires en douze volumes que des récits et des contes pour enfants), et nous nous sommes concentrés sur les textes très riches en citations qui de fait représentent des anthologie de poésie mythologique. Pour les citations, le balisage est encore plus détaillé : nous distinguons les traducteurs des auteurs, ainsi qu’un niveau d’attribution implicite. Il y a effectivement beaucoup de citations anonymes, dont il est crucial de retracer l’autorité afin de ne pas fausser les résultats des extractions de données. Voici un petit exemple de balisage d’une citation anonyme, qui est reprise à l’identique par quatre manuels français :

 

<quote>

 <l>Tantale dans un fleuve a soif, et ne peut boire,</l>

 <l>Tu ris ? change de nom, sa fable est ton histoire.</l>

 <bibl>

 <author key="anonyme"/>

 <author key="Horace" resp="editor"/>

 <author key="Desmarets" role="translator" resp="editor"/>

 </bibl>

</quote>

 

Un seul manuel mentionne Horace, l’auteur ancien, et aucun ne mentionne le traducteur, Desmarets de Saint-Sorlin. C’est à nous, en tant qu’éditeurs, de prendre la responsabilité de l’attribution et d’ajouter ce renseignement, afin de pouvoir par la suite distinguer les textes qui ont tendance à ne pas mentionner leurs sources, de retrouver les auteurs qui sont le plus fréquemment cités, ceux qui sont le plus cités sans être explicitement nommés, etc.

Véronique Gély

C’est un très bon exemple. Horace n’est pas cité parce qu’il est supposé connu ou qu’il y a injonction de le connaître. Il appartient à ce cas d’espèce où un enseignant ou une autorité dit : « Comme dit le poète » – à charge pour le malheureux élève de savoir de quel poète il s’agit ou d’aller vite le chercher s’il ne le sait pas. Ensuite, la citation anonyme se répète, se réduplique en quelque sorte dans le texte mythologique. Cette dissolution de l’autorité est un phénomène extrêmement intéressant à étudier.

Diego Pellizzari

C’est très intéressant parce qu’une citation peut être anonyme soit parce que l’auteur est trop connu, soit au contraire parce qu’il est oublié. Par exemple, Banier était une grande autorité pour l’interprétation de la mythologie au XVIIe siècle. Il défendait une sorte de néo-évhémérisme, cette théorie selon laquelle les dieux étaient des hommes si célèbres qu’ils ont été divinisés. Or, il y a une phase de néo-évhémérisme au XVIIIe, et beaucoup de manuels citent cette théorie, mais sans le nom de son auteur. La théorie est devenue un discours tout à fait “naturel”, l’opinion de quelqu’un est devenue l’opinion tout court, la vulgate. C’est un aspect de l’anonymat qui est tout à fait passionnant.

Véronique Gély

Oui : l’auctorialité est effacée, mais l’autorité de la parole de l’auteur est devenue absolue.

Diego Pellizzari

Nous pourrons ensuite exploiter ces éditions et ces données, notamment sous la forme de réseaux d’auteurs, de textes et de citations grâce au logiciel Gephi. Medite, un logiciel d’alignement de textes, nous permettra également de repérer les citations que l’on peut appeler canoniques, autrement dit, qui se répètent d’un texte à l’autre, et d’analyser le niveau de répétition…

Véronique Gély

Nous allons également discuter avec Robert Morrissey et Glenn Roe, qui mènent un projet sur les common places. Nous pourrons croiser nos études et dialoguer avec eux sur la manière de repérer des fragments de textes qui sont transportés et réutilisés d’une œuvre à l’autre. Nous verrons également comment nous pouvons partager des outils avec des équipes qui font des travaux proches, comme le travail sur l’école de Martine Jey ou celui sur la haine du théâtre de l’équipe de François Lecercle et Clotilde Thouret.

 

Propos recueillis le 15 mars 2017 par Marc Douguet