Elodie Bénard

2017

« Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème » : variantes d’une avanie

Financement : Université Paris-Sorbonne - Labex OBVIL
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Elodie Bénard, « Tarte à la crème, Molière, tarte à la crème » : variantes d’une avanie, Paris, OBVIL, 2017.
Ont participé à cette édition électronique : Elodie Bénard (Relecture, XML TEI), Chiara Mainardi (Relecture, XML TEI) et Oriane Morvan (Relecture, XML TEI).

Introduction §

L’atteinte à l’intégrité physique est une des manifestations les plus frappantes de la haine. Dans la comédie Zélinde (1663), première réplique à L’École des femmes et à La Critique de L’École des femmes, Donneau de Visé fait allusion à un affront qu’aurait subi Molière. Cette injure, désignée comme « l’aventure de Tarte à la crème », est commentée ainsi par un des personnages :

Je crois qu’elle [i. e. « l’aventure de Tarte à la crème »] lui fera dorénavant bien mal au cœur, et qu’il n’en entendra jamais parler, ni ne mettra sa perruque, sans se ressouvenir qu’il ne fait pas bon jouer les Princes, et qu’ils ne sont pas si insensibles que les Marquis Turlupins1.

Il faut attendre la « Vie de Molière » attribuée à Bruzen de La Martinière et parue en 1725 pour avoir un récit circonstancié de la punition. Grimarest, auteur d’une Vie de Molière parue en 1705, a transformé en scène réelle, mais sans nommer les protagonistes, le fameux passage de La Critique de L’École des femmes, où le marquis ne trouve pas d’autre argument que « tarte à la crème » pour prouver que la comédie de Molière est détestable. La Martinière reprend ce récit en identifiant le marquis du tarte à la crème — le duc de La Feuillade — et en le complétant — ce duc, furieux de s’être reconnu dans le marquis ridicule, s’est vengé :

Un jour qu’il vit passer Molière dans un appartement où il était, il l’aborda, avec des démonstrations d’un homme qui voulait lui faire caresse. Molière, s’étant incliné, il lui prit la tête et en lui disant Tarte à la crème, Molière, Tarte à la crème, il lui frotta le visage contre ses boutons qui étant fort durs et fort tranchants lui mirent le visage en sang. Le Roi qui vit Molière le même jour apprit la chose avec indignation, et la marqua au Duc qui apprit à ses dépens combien Molière était dans les bonnes grâces de sa Majesté. Je tiens ce fait d’une personne contemporaine qui m’a assuré l’avoir vu de ses propres yeux2.

D’autres récits de l’incident existent. Dans ses notes, datées de 1702, le premier éditeur de Boileau, Brossette commente un vers de l’Épître VII3, en rapportant une offense faite à Molière : l’agresseur est, cette fois, le comte d’Armagnac et celui-ci ne frotte pas le visage de Molière contre son habit, mais fait tourner sa perruque4. Georges Mongrédien voit aussi dans un passage de la comédie satirique de Le Boulanger de Chalussay, publiée en 16705 et intitulée Élomire hypocondre, ou les Médecins vengés, une autre version de l’événement. Molière y est représenté sous le nom d’« Élomire », anagramme introduite dans Zélinde, et sous les traits d’un hypocondriaque. Son valet Lazarile fait venir Bary et l’Orviétan pour le guérir. La consultation se passe très bien jusqu’à ce que les deux opérateurs insinuent qu’Élomire est cocu, du moins s’il ne l’est en acte, il l’est « en puissance prochaine6 ». Le ton monte, Élomire menace L’Orviétan de coups de bâton et ce dernier fait alors tourner son chapeau en prononçant le fameux « tarte à la crème » :

Élomire, du même ton.

Je n’enrage pas moins, ventre, et si ce n’était

Que vous êtes chez moi, le gourdin trotterait.

L’Orviétan, du même ton.

Le courdin trotterait ! dis donc sur tes épaules,

Tarte à la crème.

En disant tarte à la crème, il prend un bout du chapeau d’Élomire, et lui fait faire un tour sur sa tête.

Élomire, transporté de colère à ce tour de chapeau.

Ah tête, à moi les gens, des gaules !

Lazarile, fondons sur ces croque-crapaud.

Élomire se veut jeter sur l’Orviétan et sur Bary à ces mots : et Lazarile se met entre eux, et retient Élomire7.

Dans le cadre de cette communication, je m’intéresserai uniquement aux versions de Le Boulanger de Chalussay et de La Martinière car l’effet que vise à obtenir le récit de Brossette ne concerne pas Molière, mais Boileau et son œuvre. Les deux auteurs donnent à voir des attaques qui relèvent de registres différents :

- d’un côté, un tour comique où Molière est représenté en personnage de farce ridicule, c’est Élomire hypocondre ;

- de l’autre une agression cruelle qui montre un Molière souffrant, transformé en victime pathétique : c’est l’anecdote de La Martinière.

Il ne s’agit pas de déterminer si l’incident a réellement eu lieu et quelle est la version exacte, mais d’étudier la manière dont il est élaboré et stylisé en fonction du genre — comédie satirique ou biographie d’écrivain — et de l’effet visé.

1. L’insulte comique §

Dans la liste des lazzi établie par Mel Gordon, deux font intervenir un chapeau, mais il ne s’agit pas de le faire tourner8. Ce jeu de scène a de commun avec le lazzo, tel que le conçoivent Claude Bourqui et Claudio Vinti, l’association du geste et de la parole ainsi que la visée comique. Mais les trois autres critères définissant le lazzo ne sont pas remplis : il a un rôle dans le déroulement de l’intrigue car il provoque le départ des opérateurs et donne lieu à une nouvelle consultation (par des médecins cette fois), il est dépourvu de technicité et ne rompt donc pas l’illusion9. Le fait que ce jeu de scène ne soit pas répertorié et identifiable comme tel par le spectateur autorise Georges Mongrédien à penser que Le Boulanger de Chalussay fait allusion à un incident singulier et par conséquent réel.

On ne trouve pas non plus ce geste dans les comédies de Molière et les sondages effectués dans la farce et la littérature facétieuse n’ont pas été fructueux. La recherche doit être approfondie, mais pour l’instant je n’ai trouvé qu’une occurrence dans le journal anglais créé par Steele et Addison en 1711-1712, Le Spectateur ou le Socrate moderne. Un prétendu lecteur se plaint du mépris qu’affichent certains passants dans les rues de Londres, en particulier envers les provinciaux qui ne peut s’empêcher de marquer son étonnement devant les nouveautés de la ville. Il raconte avoir vu un crocheteur faire tourner le chapeau sur la tête d’un « gentilhomme campagnard » et s’amuser avec les passants des jurons proférés par ce dernier, complètement déconcerté10. La victime du tour de chapeau est un provincial, ignorant des codes, cible idéale de ce type de moquerie et d’humiliation.

Bien que le geste ne soit pas exactement le même, la provocation que subit Élomire est plus proche d’une mésaventure vécue par le personnage farcesque du Roman comique de Scarron (1651), Ragotin. Celui-ci est accusé d’avoir raconté une histoire qui n’est pas de son invention. Furieux que l’on rie de lui, il frappe le jeune homme qui l’a dénoncé et ce dernier lui enfonce le chapeau sur la tête :

[…] le pauvre Ragotin qui vit que tout le monde s’éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion et lui donna quelques coups de poing dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant pas aller plus haut. Les mains de l’autre, qui avaient l’avantage du lieu, tombèrent à plomb cinq ou six fois sur le haut de sa tête et si pesamment qu’elle entra dans son chapeau jusques au menton, dont le pauvre homme eut le siège de la raison si ébranlé qu’il ne savait plus où il en était. […] Son petit corps tombé sur le cul, témoigna si bien la fureur de son âme par les divers mouvements de ses bras et de ses jambes, qu’encore que l’on ne pût voir son visage, à cause que sa tête était emboîtée dans son chapeau11 […].

Dans le tour de chapeau ou le chapeau enfoncé, la tête devient une chose. Cette réification contribue à la dimension farcesque du personnage. Par ailleurs, la réaction furieuse de Ragotin et sa vaine gesticulation font écho à la colère d’Élomire, à ses propos belliqueux et insultes burlesques (« des gaules ! », « fondons sur ces croque-crapauds12 »). Élomire et Ragotin, par leur agressivité et leur absence de distance critique et d’humour, ne suscitent aucune compassion. Le fait que l’Orviétan prenne pour cible le chapeau d’Élomire renvoie également à un lieu commun des attaques contre Molière : il est cocu or les cornes sont un type particulier de couvre-chef. Monsieur de Pourceaugnac répond à Sbrigani qui affirme qu’un mari ne doit pas être troublé que sa femme le trompe : « je ne me veux point mettre sur la tête un chapeau comme celui-là, et l’on aime à aller le front levé dans la Famille des Pourceaugnac13 ».

Stylisation comique d’un incident réel, plaisanterie imaginée à partir de l’allusion de Zélinde ou pure invention de l’auteur, la scène renvoie Molière et son théâtre à la farce. Les coups de bâtons, les insultes en sont des éléments typiques. On peut ajouter que le chapeau est l’accessoire caractéristique de Tabarin14, célèbre farceur, dont Le Boulanger de Chalussay prétend qu’il a été le maître de Molière et auquel il a été associé (en premier lieu par Boileau dans son Art poétique).

Molière n’est pas le seul auteur qui ait été attaqué par la tête, « décoiffé » pour ainsi dire : il y a aussi Chapelain. Son chapeau a été l’objet de raillerie car son aspect trahissait son avarice15. Mais dans le Chapelain décoiffé, œuvre collective composée en 166416, c’est à sa perruque qu’on s’en prend. Le premier acte du Cid est transformé en querelle mesquine entre écrivains : Chapelain, ayant reçu une nouvelle pension du roi, est querellé par La Serre qui prétend la mériter mieux que lui et qui lui arrache sa perruque. Et la victime de se lamenter : « Ô rage ! ô désespoir ! ô perruque m’amie ! / N'as-tu donc tant vécu que pour cette infamie ? » Le chapeau déplacé, la perruque arrachée, servent à humilier. Mais, à la différence du chapeau, la perruque renvoie à la représentation du corps dans la société de cour et à la reconnaissance collective qu’elle induit17. Cette dimension, absente dans Élomire hypocondre où il s’agit seulement de représenter l’auteur dans une situation bouffonne pour dénoncer le caractère farcesque de son théâtre, est manifeste dans l’anecdote racontée par La Martinière.

2. La cruelle agression §

L’anecdote figure en bonne place dans le palmarès des anecdotes sur Molière18. L’anecdote subit, contrairement à d’autres, peu de changements : le déroulement de l’attaque en trois étapes (le duc de La Feuillade fait mine de vouloir embrasser Molière, lui saisit le visage en criant « tarte à la crème » et le frotte contre les boutons de son habit) et le résultat (le visage en sang) sont identiques. L’authenticité de l’anecdote est, de surcroît, rarement contestée. Deux éléments ont pu accréditer le récit : d’une part, la mention d’un témoin contemporain et de l’autre, le caractère singulier de l’attaque — jeter son gant au visage, donner un soufflet et même donner des coups de bâtons19 sont des insultes courantes entre courtisans, mais faire des boutons de son habit une arme pour défigurer, cela paraît « sans exemple ». A cet égard, on pense à la manière dont La Rochefoucauld attaque le cardinal de Retz en plein parlement, en lui coinçant la tête entre les deux battants d’une porte. Le caractère inédit et original de l’attaque assoit la crédibilité du récit : celui-ci ne peut résulter que d’un savoir réservé de l’acteur (dans le cas de Retz) ou d’un témoin (dans le cas de l’anecdote racontée par La Martinière).

Malgré sa singularité, l’attaque de La Feuillade présente des points communs avec les deux autres :

- l’association du geste et de la parole, ainsi que la formule « tarte à la crème », qui caractérisent l’injure dans Élomire hypocondre ;

- l’univers de la cour où les enjeux sont le paraître et l’honneur : Brossette évoquait « les faux marquis de la Cour » et le comte d’Armagnac, ici, c’est le duc de La Feuillade. Par ailleurs, La Martinière ne fait pas mention de la « perruque », mais elle est présente en filigrane. Accessoire du courtisan, elle est un élément essentiel de la construction de son image sociale. Ramon Fernandez, auteur d’une biographie de Molière (1929), dans sa version de l’anecdote de La Martinière, réintroduit d’ailleurs la perruque, en parlant d’« un Molière, la perruque en désordre et le visage en sang20 ».

Le récit de La Martinière est cependant différent, en raison de la logique biographique et encomiastique qui le sous-tend. Premièrement, Molière n’est pas représenté comme un type, mais comme une personne. La mention du « visage », élément par excellence d’identification de la personne21, contribue à cette individualisation. Deuxièmement, la scène, dépourvue de toute dimension comique, suscite un effet pathétique. Qu’un Grand qui s’estime diffamé remette à sa place un auteur, il n’y a rien de scandaleux. Dominique Descotes rappelle qu’un auteur est un « domestique » aux yeux des Grands, qui n’ont pas scrupule à le faire rosser, s’il sort de son rang en les ridiculisant22. Lorsque Boileau et Racine ont été soupçonnés d’avoir écrit le sonnet calomnieux sur le duc de Nevers, le comte de Bussy-Rabutin et le duc d’Aumont ont considéré qu’ils méritaient une correction physique (coups d’étrivières pour l’un, nez coupé pour l’autre23). Au contraire, la brutalité et la cruauté du geste de La Feuillade condamnent l’injustice de son action. La mention des « boutons fort durs et fort tranchants » et du « sang » exprime cette violence. Les légères variations concernant les boutons sont, à cet égard, intéressantes : Fournier ajoute aux boutons des « broderies d’or24 » et Michelet précise qu’il s’agit de « boutons de diamant25 ». La recherche du matériau le plus coupant et le raffinement de l’arme transforment la cruauté en sadisme. Les auteurs retiennent de façon quasi systématique la mention du visage ensanglanté et lorsque celle-ci est absente, la violence est signifiée par d’autres termes : le verbe « meurtrir26 » et des adverbes « violemment27 », « rudement28 », « brusquement29 ».

Versailles est donc un lieu périlleux pour Molière, et même un lieu de mort. La « tête » équivaut en effet à la « vie » dans des expressions comme « il y va de la tête, le payer de sa tête30 ». D’ailleurs, La Feuillade aurait envisagé de faire assassiner Molière. C’est un conseiller au Parlement de Dijon, Philibert de La Mare qui raconte dans ses Mémoires manuscrits, que La Feuillade a demandé au roi s’il pouvait « se passer de Molière » et que le roi lui a demandé sa « grâce31 ». L’auteur paye de sa personne : il sacrifie son corps, voire sa vie. Et sa passivité renforce son statut de victime. Enfin, à la part afflictive de l’injure, s’ajoute la part infamante : la marque d’infamie était infligée au visage (marqué au fer rouge ou noirci de suie). Il y a quelque chose de christique dans ce Molière le visage ensanglanté, raillé, humilié et supportant avec patience le supplice. Le duc de La Feuillade trouve ainsi le moyen idoine de se venger : après qu’il a été ridiculisé par Molière et exposé aux rires des spectateurs, c’est le visage meurtri de son ennemi qui est exposé à tous les regards. De surcroît, en défigurant Molière, le duc le prive de son instrument de travail, la force comique de son jeu résidant en grande partie dans « l’expressivité grimacière32 » de son visage33.

La forme anecdotique explique par ailleurs la dimension théâtrale du récit. La résolution de la tension narrative suscite la surprise, mais celle-ci est redoublée par le piège tendu par La Feuillade. L’embrassade perfide pourrait illustrer la réplique de Néron dans Britannicus : « J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer34 ». Le cadre de l’attaque implique une théâtralisation — le palais de Versailles est en effet un lieu où la vie est conçue sur le mode du spectacle et la salutation ostentatoire du duc relève de cette scénographie — et cette théâtralisation est redoublée par la dissimulation du duc, aussi bon acteur que Néron qui offre la coupe empoisonnée à Britannicus lors d’un grand festin de réconciliation. Cette représentation de La Feuillade et le portrait que fait de lui Saint-Simon dans ses Mémoires sont parfaitement concordants. Saint-Simon souligne à plusieurs reprises sa brutalité et son comportement ostentatoire : « C’était un cœur corrompu à fond, une âme de boue, un impie de bel air et de profession : pour tout dire le plus solidement malhonnête homme qui ait paru longtemps35. » La mise en récit du biographe fait donc de La Feuillade un véritable bourreau et de Molière une pure victime.

Cette attaque s’intègre dans une série d’anecdotes qui mettent en scène des spectateurs mécontents de se voir ridiculisés sur le théâtre, phénomène que Jean-Yves Vialleton a appelé « le personnage-miroir36 » : un bourgeois de Paris se reconnaît dans le Cocu imaginaire et s’en plaint, Molière doit amadouer un homme qui pourrait se reconnaître dans George Dandin et lui nuire, les ennemis de Molière essaient de monter le duc de Montausier contre l’auteur en le persuadant qu’il est Alceste. La haine contre Molière, telle que la conçoivent les biographes, est excitée par la satire ad hominem, l’auteur comique se contentant de représenter des personnes réelles. Mais les biographes eux-mêmes, loin de contredire cette accusation, l’alimente : en effet la satire directe présente à leurs yeux un intérêt tout particulier car elle leur fournit l’occasion de montrer leur sagacité en dévoilant l’identité des véritables personnes cachées derrière les noms supposés. Selon eux, le naturel, dans le théâtre de Molière, résulte non de la mise en scène de comportements et de valeurs familiers du public, mais de la fidélité à un modèle, plus ou moins identifiable selon la compétence du biographe. La haine éprouvée par les modèles vient donc confirmer le talent de Molière.

La Martinière exploite parfaitement les deux atouts de la satire pour le genre biographique : la confusion entre l’œuvre et la réalité, qui est le ressort de la biographie d’écrivain, et le spectaculaire, né de la violence qu’elle provoque. Robert Burton, consacre un chapitre de son Anatomie de la mélancolie aux effets des moqueries et railleries cruelles : la mélancolie qu’elles provoquent peut déboucher sur un abattement, mais aussi sur des actes d’une grande violence37. Par ailleurs, La Martinière construit sa figure de biographe : il démontre sa supériorité par rapport à ses contemporains, en identifiant les « originaux » anonymes et en dévoilant ce qui s’est réellement passé. Deuxièmement, il venge l’auteur maltraité en le plaçant sous la protection du roi. Louis XIV n’est jamais loin lorsque Molière a besoin d’un juste protecteur : par exemple, lorsqu’il est victime du mépris des autres valets de chambre qui refusent de faire le lit du roi avec lui. Dans sa réécriture de l’épisode, Fournier renchérit sur la posture du redresseur de torts en donnant à Molière l’initiative de la riposte : il peindra le duc, connu pour ne pas payer ses dettes, sous les traits de M. Dimanche dans Le Festin de Pierre38. Molière est attaqué pour s’être livré à une satire directe et il se venge en recourant à la satire directe, selon la logique qui gouverne l’écriture biographique

Conclusion §

Le Boulanger de Chalussay et La Martinière font un usage distinct de la haine envers Molière, emblématisée par l’incident : l’un attaque Molière en tant que « farceur » et donne à l’offense une allure bouffonne ; l’autre prend la défense d’un Molière accusé de mettre sur le théâtre des personnes réelles et confère à l’attaque une violence qui a toujours caractérisé la représentation des effets de la satire. La mise en scène de Molière en type farcesque procure des scènes divertissantes et contribue à l’efficacité de la comédie. L’anecdote inédite et frappante est propre à déclencher un affect et construit la figure d’un Molière persécuté, attaqué dans sa chair, dont le sacrifice consenti à son art ira jusqu’au sacrifice de sa vie, sur la scène du Palais-Royal, dans le rôle du Malade imaginaire. Loin de s’annuler en raison de leur caractère discordant, les deux représentations de l’avanie subie par Molière confortent le fait. Le propos de Donneau de Visé, à l’origine de tous les récits de l’événement, fonde la croyance : le mode allusif sur lequel il est évoqué confère à l’incident un caractère secret qui alimente le fantasme. Les versions, si divergentes, si contradictoires soient-elles, viennent confirmer l’existence d’un fait, réputé secret et, par là, invérifiable : chacun en a entendu parler, les versions qu’on en donne sont peut-être fausses, mais l’événement, lui, a bien eu lieu.