Marine Souchier

2017

« Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talents que M. Molière... » L’impossible haine de Molière : un statut auctorial à l’épreuve des critiques (1663-1725)

2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Marine Souchier, « Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talents que M. Molière... » L’impossible haine de Molière : un statut auctorial à l’épreuve des critiques (1663-1725)., Paris, OBVIL, 2017.
Ont participé à cette édition électronique : Elodie Bénard (Relecture, XML TEI), Chiara Mainardi (Relecture, XML TEI) et Oriane Morvan (Relecture, XML TEI).

Introduction §

En 1685 et 1686, paraît la première édition desJugements des Savants sur les Principaux Ouvrages des Auteurs par Adrien Baillet1. Avec ce livre, le projet de cet ecclésiastique érudit a consisté à rédiger une notice sur chacun des « Auteurs les plus connus » et à y « recueillir les Jugements et les Censures que divers Critiques particuliers ont faites sur [leurs] principaux Ouvrages2 ». Dans le tome dédié aux « Poètes Modernes », on trouve un article consacré à Molière, qui se distingue du reste de l’ouvrage par la virulence de son ton. En homme d’Église, Baillet se sert de cette notice comme d’une tribune pour condamner violemment le théâtre. Il commence en effet par déclarer que Molière, en tant que comédien, est « un des plus dangereux ennemis » de la chrétienté. Pourtant, quelques lignes plus bas, il formulera cette concession : « Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talents que M. Molière pour pouvoir jouer tout le genre humain, pour trouver le ridicule des choses les plus sérieuses, et pour l’exposer avec finesse et naïveté aux yeux du Public3. Comment un adversaire du théâtre, qui condamne sans appel la profession de comédien, peut-il en arriver à reconnaître en des termes très élogieux les qualités de son ennemi ? Entre 1663, date à laquelle paraît un premier texte biographique consacré à Molière, dans les Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé4, et 1725, où est publiée la « Vie » de Molière attribuée à Bruzen de La Martinière5, les discours sur Molière élaborent un statut qui le distingue de ses confrères pour en faire un auteur comique majeur, voire le plus grand auteur comique. Le présent article cherchera tout d’abord à analyser la construction de ce statut de grand dramaturge dans les premiers textes d’histoire littéraire, chez les contemporains de Molière et dans l’immédiate postérité. Puis nous essaierons de comprendre comment ce statut résiste à la haine que les adversaires de Molière manifestent contre ses pièces ou sa personne.

1. L’amour de Molière : un statut auctorial exceptionnel §

Fait exceptionnel, dès 1663, Molière se voit consacrer une petite biographie, de son vivant. Il s’agit du célèbre « abrégé de l’abrégé » de la vie de Molière donné par Donneau de Visé dans lesNouvelles nouvelles. Le portrait de Molière commence en ces termes :

Je dirai d’abord, que si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi longtemps, et aussi sérieusement que je vais faire […] ; mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur, et grand comédien, lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux choses, ont toujours eu place en l’histoire ; je puis bien vous faire ici un abrégé de l’abrégé de sa vie, et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe, et qui fait si souvent retourner à l’école tout ce qu’il y a de gens d’esprit à Paris6[…]

Dans ce passage, sont déjà présents les principaux motifs qui seront développés par les contemporains de Molière jusqu’à sa mort, puis par l’immédiate postérité : Donneau de Visé lui confère un statut de grand auteur et de grand comédien, il insiste sur le caractère exceptionnel de sa renommée et formule cet éloge en des termes hyperboliques. À la suite de ce texte, se met en place chez les observateurs de la vie littéraire contemporains de Molière, puis chez les premiers historiens de la littérature, ce que nous appellerons une rhétorique de la majoration, c’est-à-dire une rhétorique qui élève Molière au rang de grand dramaturge. Elle va consister tout d’abord à désigner Molière en accolant presque systématiquement à son nom une épithète méliorative : il est « le grand Molière », « le fameux », « le célèbre » ou « l’illustre Molière7 ». Ces derniers adjectifs rappellent sa célébrité exceptionnelle. Donneau de Visé parlait en 1663 d’une renommée s’étendant à « presque toute l’Europe ». Pour la bonne société française, la célébrité de Molière devient rapidement une évidence : Laurent Bordelon écrira en 1695 dans ses Diversités curieuses : « Tout le monde sait la mort de Molière8 ». Outre sa renommée exceptionnelle, les premiers textes d’histoire littéraire affirment fréquemment l’élévation de Molière au premier rang de tous les dramaturges comiques modernes. Une place accordée en raison du rôle fondateur qui lui est reconnu : celui de rénovateur de la comédie en France. Samuel Chappuzeau écrit ainsi dans Le Théâtre français, paru en 1674 : « La Postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé de la belle Comédie9 […] ». Pour dire cette supériorité, le discours de majoration passe par le recours à d’autres épithètes mélioratives, comme les adjectifs « incomparable » et « inimitable10 ». Le rang de premier auteur comique se double en outre d’un statut de grand comédien et d’excellent directeur d’acteurs. Dans la préface de la première édition du théâtre complet de Molière, parue en 1682, La Grange déclare en effet :

Il n’était pas seulement inimitable dans la manière dont il soutenait tous les caractères de ses Comédies ; mais il leur donnait encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait le jeu des Acteurs ; un coup d’œil, un pas, un geste, tout y était observé avec une exactitude qui avait été inconnue jusque-là sur les Théâtres de Paris11.

Cette triple supériorité est exprimée grâce à un recours quasi constant à l’hyperbole. On insiste particulièrement sur la suprématie de Molière sur la totalité des autres dramaturges comiques. Cette supériorité totale est soulignée par de nombreux adverbes, comme chez Grimarest, qui déclare dans sa Vie de Molière, parue en 1705, qu’après L’École des maris « on ne douta plus que Molière ne fût entièrement maître du Théâtre dans le genre qu’il avait choisi12 ». Molière devenait ainsi l’égal de Corneille, le « Maître de la scène » pour la tragédie13. De manière plus grandiloquente, on recourt également à de nombreuses hyperboles géographiques, comme le fait Pierre Bayle dans une lettre de 1671. Il y dresse une liste d’auteurs ayant composé des personnages de pédants, dans laquelle Molière figure comme une apothéose : « Cyrano Bergerac dans une comédie qu’il appelle Le Pédant joué a été inimitable, pour ne rien dire de Régnier qui en a fait une satire tout exprès, […] ni de Molière qui en a produit de rôles les plus ridicules de la terre sur son théâtre14 ». On pouvait également recourir à des hyperboles temporelles. Grimarest déclare ainsi : « les Fâcheux […] achevèrent de donner à Molière la supériorité sur tous ceux de son temps qui travaillaient pour le Théâtre comique15 ». Molière était ainsi présenté comme le plus grand dramaturge comique du temps.

Cette supériorité universelle reçoit une « approbation universelle ». Cette expression apparaît notamment dans l’avis au lecteur de l’édition de 1710 des Œuvres de M. de Molière : « L’approbation universelle que la Cour et la Ville ont donné à cet excellent Auteur pendant sa vie, […] est renouvelée encore aux représentations de ses Pièces16 […] ». Notons que les hyperboles de ce type étaient jusqu’ici réservées à Corneille, considéré comme le « premier poète dramatique du monde17 ». Tenir un langage similaire au sujet de Molière revenait donc à le hisser au même niveau que le plus grand dramaturge du xviie siècle.

Conséquence d’un tel amour de la part du public :les commentateurs de la vie littéraire semblent témoigner d’une sorte de deuil collectif qui affecte la bonne société à la mort de Molière. « Tout le monde » le pleure, au quotidien : l’expression est employée notamment par La Grange, qui écrit : « Tout le monde a regretté un homme si rare, et le regrette encore tous les jours18 […] ». Parce que Molière était considéré comme un auteur irremplaçable, sa perte est jugée irréparable. Pierre Bayle déclare dans une lettre datée du 31 juillet 1673, soit cinq mois après la mort de Molière : « À peine19 verra-t-on jamais un si grand génie pour le comique20 ». Un an et demi plus tard, il confirme ses craintes et dresse ce triste bilan : « depuis sa mort [nous ne voyons] aucune comédie qui vaille la peine de la lire21 ».

Couronné « Maître » du théâtre comique de son vivant, Molière est sacralisé par l’immédiate postérité. On l’avait placé aux côtés de Térence dès les années 1660 ; certains historiographes le hissent au-dessus des Anciens, comme le fait Pierre Bayle d’un ton sans appel dans une lettre datée de février 1675 : « L’Antiquité n’a rien qui surpasse le génie de Molière dans le comique, ne vous en déplaise Aristophane, Plaute et Térence22 ». Molière devient enfin un symbole, car il incarne le genre comique. En témoigne son rôle d’exemple privilégié dans les dictionnaires de langue française des années 1680 à 1700 : on le cite presque à chaque entrée liée au comique, à la comédie ou même plus généralement à la poésie. Citons par exemple l’article « Original » du dictionnaire de Furetière : « Original, se dit aussi d’un Auteur, d’un Ouvrage excellent. Homère et Virgile sont des originaux où personne n’a pu atteindre. Molière est original en son genre, en comédies23 ».

 

Placés au sommet de la hiérarchie des auteurs dramatiques, Molière est donc considéré dès le dernier tiers du xviie siècle comme un maître inégalable et indépassable. Il est alors difficile pour ses adversaires de remettre en cause un statut aussi exceptionnel, et qui semble faire l’unanimité. Ce statut n’empêche pas les critiques contre son œuvre, qu’elles soient d’ordre esthétique ou moral, ni contre sa personne. Mais la majoration dont Molière a fait l’objet, elle, ne constitue pas une cible pour ses ennemis. Son statut auctorial semble devenir inattaquable.

2. Ce qui résiste à la haine de Molière : un statut auctorial inattaquable §

D’après ce que nous avons pu observer, les adversaires de Molière sont, à cette époque, contraints de composer avec le statut auctorial de Molière. Les textes historiographiques de cette période qui présentent Molière comme un mauvais auteur, mauvais acteur, incapable de composer une belle comédie et de travailler sans emprunter ses idées chez autrui ne sont pas nombreux. Ils se limitent à des contextes polémiques très précis : il s’agit des textes écrits par Somaize au lendemain desPrécieuses ridicules, des comédies satiriques publiées au moment de la querelle de l’École des femmes et d’une autre comédie satirique, parue en 1670 : Élomire hypocondre. Nous ne nous attarderons pas sur l’étude de ces textes ; précisons juste deux points. Tout d’abord, ils reconnaissent bien à Molière un statut d’auteur célèbre, puisqu’ils jouent de cette célébrité pour obtenir eux-mêmes un succès de scandale, grâce à leurs attaques. Deuxième précision : hormis dans ces textes, on ne trouve aucune remise en cause du talent d’auteur de Molière après 1670 ; comme si passé cette date, il n’avait vraiment plus été envisageable de douter de ce talent. Certes, les critiques esthétiques contre Molière perdureront, mais ce qui va s’installer dans l’histoire littéraire, c’est surtout, à la suite des jugements de Boileau, un topos consistant à déplorer l’inégalité de sa veine poétique, tantôt élevée vers la grande comédie, tantôt abaissée jusqu’à la farce. Or ce topos reconnaît bien le talent inimitable de Molière dans cette veine élevée.

Arrêtons-nous maintenant sur deux textes qui, eux, s’attaquent non pas à l’esthétique mais aux mœurs de Molière. Revenons d’abord à la notice « Molière » desJugements des savants, citée en introduction. Au nom de la religion, Adrien Baillet commence par rappeler le statut infâme de Molière, puisque l’article s’ouvre sur ces mots : « M. de Molière. Parisien, mort en Comédien, vers l’an 167324 ». Baillet précise donc que Molière n’est pas mort en chrétien, puisqu’il n’a pas eu le temps d’abjurer le métier de comédien avant de mourir. Le corps de la notice commence par cette violente condamnation :

M. Molière est un des plus dangereux ennemis que le Siècle ou le monde ait suscité à l’Église de Jésus-Christ : et il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses Lecteurs, qu’il en avait fait de son vivant dans celui de ses Spectateurs25.

En fait, dès ces premières lignes, l’attaque place Baillet dans une position ambiguë : sa virulence même témoigne de l’importance et de l’influence de Molière dans le paysage théâtral français. Baillet passe ensuite du comédien à l’auteur, en annonçant :

Mais pour ne rien entreprendre sur les devoirs de nos Pasteurs et des Prédicateurs de l’Évangile, j’abandonne le Comédien pour ne parler ici que du Poète Comique, et pour rapporter de la manière la plus sèche qu’il me sera possible, quelques-uns des jugements que nos Critiques Séculiers et Réguliers en ont porté26.

Suit une liste effectivement très sobre des pièces de Molière, mais tout de suite après, la sécheresse promise par Baillet bat en retraite devant cet aveu : il est impossible de ne pas louer le talent de Molière. C’est le passage cité en introduction : « Il faut convenir que personne n’a reçu de la Nature plus de talents que M. Molière pour pouvoir jouer tout le genre humain, pour trouver le ridicule des choses les plus sérieuses, et pour l’exposer avec finesse et naïveté aux yeux du Public ». Baillet poursuit en ces termes : « C’est en quoi consiste l’avantage qu’on lui donne sur tous les Comiques modernes, sur ceux de l’ancienne Rome, et sur ceux mêmes de la Grèce27 […] ». L’auteur nuance ensuite cet éloge en déplorant l’immoralité du théâtre de Molière, qui oblige à le lire en prenant des « précautions28 », alors qu’il vient justement de louer les qualités qui font habituellement reconnaître en Molière un auteur moraliste. Baillet se trouve pris entre des objectifs contradictoires : d’une part, il veut condamner le comédien, mais il admire le talent de l’auteur. D’autre part, dans cet article, comme il le fait pour les autres auteurs recensés dans les Jugements des savants, il compile les avis qui ont été émis sur Molière. Or ces jugements insistent sur son rôle de réformateur des mœurs — donc sur le caractère moral de ses comédies, alors que Baillet veut justement montrer que les comédies de Molière ne sont pas morales. La stratégie de Baillet consiste alors à nuancer, en précisant : « il a su réformer, non pas les mœurs des Chrétiens, mais les défauts de la vie civile29 ». Mais l’entremêlement énonciatif entre les voix des critiques qu’il cite et la sienne propre l’amène sans cesse à se contredire. Tantôt il adopte le discours de la religion et proclame que « Les Comédiens et les Bouffons publics sont des personnes décriées de tout temps, et que l’Église même par voie de droit considère comme retranchées de son corps […] » ou que « le Théâtre est la Seigneurie ou le Royaume du Diable30 », tantôt, à quelques lignes d’intervalle, il reprend une voix de critique littéraire, et il affirme que Tartuffe fait partie des « grands coups de Maîtres » de Molière31.

Intéressons-nous enfin, plus rapidement, à un autre texte qui vise les mœurs de Molière. Il s’agit deLa Fameuse comédienne ou Histoire de la Guérin auparavant femme et veuve de Molière, une nouvelle diffamatoire parue de manière anonyme en 1688 et dans laquelle l’auteur, pour diffamer Armande Béjart, attaque tous les aspects de la vie privée de Molière. Il dresse de son intimité un portrait peu honorable, qui l’assimile aux personnages de ridicules qu’il a joués dans ses comédies : cocu, sans cesse manipulé par les femmes, toujours malheureux en amour, faible face à la passion, Molière aurait aussi été un misanthrope, impropre à la vie en société. L’auteur le met en scène dans des situations ridicules. Surtout, cette nouvelle prête à Molière une sexualité scandaleuse, en développant longuement l’histoire de sa supposée liaison homosexuelle avec le jeune comédien Baron. L’attaque la plus violente restant l’insinuation d’inceste : La Fameuse comédienne sous-entend que Molière pourrait être le père de la femme qu’il a épousée : « On l’a crue fille de Molière [Armande Béjart], quoiqu’il ait été depuis son mari ; cependant on n’en sait pas bien la vérité32 ». Mais pour autant, La Fameuse comédienne ne remet jamais en cause le statut de grand auteur et de grand comédien de Molière. C’est même sur l’affirmation de ce statut que s’ouvre la nouvelle. Voici comment le sujet est introduit :

Il est peu de gens du monde qui n’aient connu ce fameux comédien, ou qui du moins n’en aient entendu parler comme du premier homme de son siècle en son genre d’écrire ; les ouvrages qu’on a de lui en sont la preuve. Mais si Molière s’est fait distinguer entre les auteurs célèbres, sa femme n’est guère moins fameuse entre les femmes galantes33.

Comme les comédies satiriques, ce texte exploite le statut de vedette de Molière pour s’attirer un succès de scandale ; rappeler la célébrité de Molière et son statut exceptionnel au seuil de la nouvelle permet sans doute d’allécher le lecteur. Les révélations scandaleuses seront d’autant plus croustillantes qu’elles toucheront à un auteur très célèbre. Mais le reste de la nouvelle n’échappe pas à la rhétorique de la majoration, dès qu’il s’agit de désigner Molière, en l’appelant « l’illustre Molière » ou « ce fameux comédien34 », comme si cette rhétorique était devenue un réflexe, même pour ceux qui travaillent à diffamer Molière.

Conclusion §

Dans l’historiographie littéraire des années 1670 à 1720, la haine de Molière épargne donc ce statut auctorial exceptionnel et même, envisant des cibles alternatives — son esthétique, ses mœurs — elle nourrit ce statut. La focalisation des regards sur Molière va en effet rapidement transformer sa place dans l’histoire du théâtre : de premier auteur comique, il va devenir le seul auteur comique retenu. Et c’est là probablement une des meilleures réponses à présenter aux actuels partisans de la haine de Molière qui lui dénient la paternité de son œuvre : si même les ennemis de Molière reconnaissaient en lui le plus grand auteur comique du temps, voire de tous les temps, douter qu’il ait été auteur n’aurait eu aucun sens.