Guillaume Apollinaire

1900/1918

Contes posthumes (non publiés du vivant d’Apollinaire)

2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : Guillaume Apollinaire, Contes retrouvés, Paris, 1900-1918.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (édition TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).

Contes posthumes §

[1919-01-16 La Baïonnette] La Suite de Cendrillon ou le Rat et les six lézards1 §

Il n’a pas été dit ce que devint l’équipage de Cendrillon lorsqu’après le second bal de la cour, ayant entendu sonner le premier coup de minuit et ayant perdu sa pantoufle de vair, elle ne le retrouva plus à la porte du palais royal.

La fée, qui était la marraine de Cendrillon, n’eut point la cruauté de faire redevenir rat le gros cocher qui avait de maîtresses moustaches, et lézards les six laquais aux habits chamarrés, et, comme elle leur faisait l’honneur de les laisser hommes, elle laissa par la même occasion la citrouille creuse changée en beau carrosse doré et les six souris restèrent six beaux chevaux gris de souris pommelé.

Mais au premier coup de minuit, le gros cocher se prend à penser qu’il tirera plus d’argent de la vente du carrosse et des chevaux qu’il ne gagnera en épargnant sur ses gages durant de longues années, et que les six laquais, paresseux fieffés, formeront volontiers une bande dont il sera le chef et qui ira rançonner les voyageurs sur les grands chemins.

Et fouette cocher ! L’attelage détala avant que Cendrillon ne fût arrivée à la porte du palais. Il ne s’arrêta que devant un cabaret où, tout en mordillant un dindon flanqué de deux poulardes et en vidant les pots pleins de vin, cette noble clique vendit les chevaux et la voiture au cabaretier qui en offrait un nombre suffisant de pistoles. Ils changèrent aussi de vêtements et s’armèrent. Le gros cocher, nommé Sminthe, avait pris un déguisement particulier. S’étant coupé les moustaches, il s’habilla en femme et mit une jupe de satin vert, une robe à l’ange et un collet. C’est en cet état qu’il fut en mesure de diriger sans risques ses six fripons de compagnons.

Les comptes étant réglés de part et d’autre, ils dirent adieu au cabaretier et quittèrent Paris pour aller ainsi qu’ils le disaient : battre l’antiffe sur le grand trimard.

Nous ne les suivrons pas dans leurs exploits sur les routes, dans les foires, dans les châteaux, où la bande se comporta si bien, que dans le court espace de sept années, ils étaient devenus tous si riches qu’ils purent se retirer à Paris où ils vivaient grassement.

Durant le temps où il avait vécu habillé en femme, Sminthe avait pris la coutume de sortir peu, ce qui lui permettait de beaucoup penser à combiner les bons coups qu’il faisait exécuter par les six brigands-laquais-lézards, il avait aussi appris à lire et ramassé un certain nombre de livres parmi lesquels il y avait les Révélations de sainte Brigitte, l’Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, les Centuries de Nostradamus, les Prédictions de l’enchanteur Merlin, et bien d’autres ouvrages plaisants et de même farine. Il prit goût à la lecture et une bonne partie de son temps, après que la bande se fut mise à la retraite, Sminthe le passait dans sa librairie, lisant et méditant sur le pouvoir des fées, sur le peu de chose qu’est l’intelligence ou ruse des hommes et sur les fondements du vrai bonheur. Et le voyant toujours fourré dans son cabinet aux livres, ses six acolytes qui entre eux ne l’appelaient pas Sminthe mais Lerat, à cause de ses origines ou plutôt de ce qu’ils en savaient, car ils honoraient inconsciemment cet animal comme les sauvages honorent leurs totems et les animaux qui y sont figurés, finirent par le désigner sous l’appellation : Lerat de bibliothèque, qui fit fortune et c’est sous ce nom qu’il était désigné dans la rue de Bussy où il habitait, qu’il compila maints ouvrages qui n’ont pas vu le jour, mais dont les manuscrits sont conservés à Oxford.

Le temps qu’il avait de reste, il le consacrait à l’éducation de ses six brigandeaux qui tous firent leur chemin, l’un comme peintre qui tirait à merveille les portraits des belles tavernières, le deuxième comme poète qui faisait des chansons que le troisième mettait en musique et reprenait sur le luth, tandis que le quatrième dansait parfaitement des sarabandes où il prenait mille postures gentilles et bouffonnes, le cinquième devint excellent sculpteur et taillait des statues gracieuses dans le saindoux pour les montres des charcutiers, tandis que le sixième, architecte sans second, bâtissait sans cesse des châteaux en Espagne. Comme on les voyait toujours ensemble, bien que personne n’eût eu vent de ce qu’ils avaient été, on les appelait les Arts parce qu’ils représentaient à eux six : la Poésie, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Musique et la Danse. Et on peut admirer ici combien les surnoms populaires sont sensés puisque « les Arts » étaient bien nommés, ayant été des lézards.

Sminthe ou Lerat de bibliothèque mourut en odeur de sainteté et quatre de ses compagnons moururent aussi dans leur lit. Lacerte le poète et Armonidor le musicien leur survécurent et menèrent si mal leurs affaires qu’ils furent contraints pour subsister de recourir de nouveau à leur adresse. Entrés une nuit au Palais Royal, ils emportèrent une cassette. Ils l’ouvrirent en rentrant chez eux et n’y trouvèrent qu’une paire de pantoufles de fourrure blanche et grise. C’étaient les pantoufles de vair de la reine Cendrillon et, au moment où ils se désespéraient du peu de prix de leur trouvaille, les exempts qui avaient trouvé leurs traces survinrent, les prirent et les firent marcher vers le Grand Châtelet.

Le délit était si grave et si bien constaté qu’ils ne pouvaient plus espérer se soustraire à la mort

Ils décidèrent de jouer aux dés à qui des deux prendrait tout sur lui et déchargerait l’autre.

Le perdant, qui était Armonidor, tint parole et sauva la vie à son compagnon en déclarant qu’il avait proposé à son ami une promenade et que celui-ci ne savait rien de ses intentions.

Lacerte retourna donc chez lui et composa les épitaphes de ses amis, mais il mourut un mois après, car son art ne le nourrissait pas et il était consumé d’ennui.

Quant aux petites pantoufles de vair, les hasards du temps font qu’on les voit à présent au musée de Pittsbourg, en Pennsylvanie, qui les a cataloguées sous la mention Videpoches (première moitié du xixe siècle), bien qu’elles soient authentiquement du xviie siècle, mais cette appellation donne à penser qu’elles servaient en effet de vide-poches à l’époque indiquée par les archéologues de Pittsbourg.

Mais on se perdrait en conjectures si l’on voulait essayer de préciser comment les petites pantoufles de vair de Cendrillon ont passé en Amérique.

[1919 Les Veillées du Lapin agile] Le Rabachis2 §

C’était au cours de l’hiver de 1911, dans un salon bien parisien.

Un jeune peintre suédois, habile à imiter les accents et quelque peu ventriloque, nous singea, avec une maestria sans pareille, une conversation qu’il devait entendre dans un salon de Berlin, où il devait passer six mois en 1917, et d’où il reviendrait à volonté par la Suisse :

« Il y a longtemps, nous dit-il, que l’Allemagne a ses boucheries canines, mais elles étaient réservées au menu peuple.

« Lorsque je visiterai le Brandebourg, dans sept ans environ, on entendra, dans les salons les plus selects de Berlin ou des résidences, des dialogues dans le genre de celui-ci :

« “Et vous, madame Conseiller intime, que préférez-vous, le loulou rhénan ou bien le saint-bernard ?

« — Oh ! madame Conseiller de commerce, notre boucher nous réserve de préférence un râble de dogue d’Ulm ou bien des côtelettes de barbet.

« — Vous savez que notre Hindenburg se régale de temps en temps avec des pieds de basset mit compot !

« — Et vous, madame Recteur magnifique ?

« — Nous sommes plus raffinés, nous adorons les cervelles de chat ; on nous en réserve une fois la semaine.

« — Je vous recommande aussi la queue de chat, dont on fait des bouillons extrêmement rafraîchissants.

« — C’est pourquoi vous avez un si joli teint, madame Recteur magnifique.

« — Mais reprenez donc une tranche de pomme de terre.

« — Bien volontiers, et daignez permettre que j’admire votre prodigalité”. »

Cette incursion dans le domaine de l’avenir avait rafraîchi tout le monde, aussi regarda-t-on presque avec tendresse un jeune poète d’un âge indécis et dont l’élégance vestimentaire rivalisait avec la banalité de versification, qui se leva pour dire des vers, en maniant d’un air dégagé une badine de prix. Car il était l’heure de la déclamation quotidienne.

Un explorateur peu connu était là ; mais spirituel et barbu, il n’aime pas qu’on récite ailleurs qu’au théâtre...

D’un geste hardi, il groupa autour de lui toutes les femmes et les enchanta en leur racontant l’histoire véridique de l’arbre à pierres précieuses qui pousse aux Philippines. C’est une sorte de bambou appelé rabachis. Il produit des opales aussi belles que celles des grands bijoutiers, mais avec des reflets plus changeants.

Toutes les tiges, il est vrai, ne sont pas gemmifères...

L’histoire du bambou merveilleux empêcha le jeune poète de déclamer.

« J’aime bien mieux, a dit une admiratrice, entendre parler du rabachis qu’écouter rabâcher deux fois par semaine le même poème. »

Après quoi, l’explorateur raconta l’histoire mirifique du perroquet de Ménélik :

« Il y a quelques années, dit-il, on offrit au négus d’Abyssinie un perroquet dressé à Marseille et qui disait avec l’assent de la Canebière :

« “As-tu bien déjeuné, Jacquot ?… J’ai mangé du rôti de roi.”

« Le négus passait des heures à écouter le perroquet répéter ces deux phrases. Mais il voulut un jour en connaître le sens, et on lui en donna cette traduction infidèle, mais pleine de courtisanerie :

« “Longue vie et prospérité au souverain d’Abyssinie ! ” »

Il continua par la lugubre facétie d’un Mormon.

« Un millionnaire de Salt Lake City vient de donner un dîner lugubre. Tous les mets étaient noirs, mais succulents : les truffes abondaient. Le service était fait par des nègres et, au dessert, les lumières furent éteintes. Des spectres apparurent alors et, poussant de longs cris sinistres, secouant des chaînes, distribuèrent des fleurs aux convives.

« Lorsqu’on éclaira de nouveau la salle, quelques femmes s’étaient évanouies et l’on eut bien de la peine à les faire revenir. »

Après quoi, à propos de la mort du fameux prince de Sagan, un acteur, nouvellement entré à la Comédie-Française, raconta l’anecdote suivante :

« Par-dessus tous les autres fruits, dit-il, le duc de Talleyrand, plus connu sous le nom de prince de Sagan, aimait les fraises. Il en mangeait en toute saison. Un jour, il en reçut un panier, une primeur : on était au mois de janvier. L’envoi était accompagné des noms des expéditrices, trois actrices d’un théâtre parisien.

« On ouvrit le panier : il ne contenait que six fraises, placées deux par deux dans des feuilles de vigne. Chaque couple de fruits était de taille et de couleurs différentes, et une carte indiquait le nom de celle qui offrait ainsi l’image à la fois symbolique et précise de sa poitrine. » Et une poétesse qui, par hasard, se trouvait être encore charmante, ajouta que le prince de Sagan, si prodigue qu’il fût, savait parfois compter.

« Au temps où il était arbitre des élégances, dit-elle, il devint une fois amoureux d’une actrice qui se refusait à écouter l’aveu de sa flamme, disant qu’elle réservait ses faveurs au plus offrant.

« » Qu’à cela ne tienne ! répliqua le prince piqué de cette indifférence et écœuré de ce cynisme. Je vous entretiendrai, madame, sur le pied d’un million par an.” « L’actrice ne résista pas. Et la… conversation finie, le prince de dire négligemment :

« » Un million par an… J’ai passé avec vous une demi-heure… Voici trois francs cinquante.”

« Et il s’en alla. »

On mangea quelques gâteaux sans farine et l’on but du porto ; puis, dans l’intention de prendre des notes en vue d’un ouvrage intitulé : Comment le déroulement à rebours des films cinématographiques influe sur les mœurs, je m’en allai à la Bibliothèque nationale.

Cet établissement imposant donne de la noblesse à la rue Richelieu. L’aspect des salles de lecture y est tout à fait style second Empire, et, pour que tout y soit de style, les encriers, ces encriers dont l’encre est fournie par la IIIe République, portent la marque : B. I., qui signifie Bibliothèque impériale.

Je fouillai consciencieusement les catalogues imprimés ou manuscrits, d’abord au mot cinématographe, ensuite au mot scénario, puis à scenarii ; argument me fit perdre trois minutes, de même que canevas et que plan. Alors, renonçant brusquement à toute recherche, je pris une feuille verte ou j’écrivis mon nom, mon adresse et cette demande indiscrète : Quelques scénarios pour cinématographe.

… Au bout d’une heure, pendant laquelle je lus Le Moniteur, un garçon me frappa sur l’épaule en disant qu’on me demandait au bureau… j’allais dire au comptoir. J’y fus. Un monsieur sévère me parla en ces termes :

« Vous voudriez quelques scénarios de cinématographe, monsieur ? Et cette demande est formulée de telle façon qu’il nous est impossible de la satisfaire… Voyez-vous nos lecteurs demandant quelques ouvrages de médecine, ou bien quelques lexiques de langues étrangères ?… Reprenez votre plume, monsieur, et demandez un scénario dont vous déterminerez le titre, le format, le lieu et la date d’impression. Vous avez droit à dix demandes rédigées sur dix bulletins différents.

  • — Monsieur le bibliothécaire, répliquai-je, ce que vous me dites là est peu raisonnable. Sans doute ne savez-vous pas que les scénarios pour cinématographe sont généralement écrits à la machine à écrire et que c’est sous cette forme qu’on en fait le dépôt légal. On ne les voit point en librairie, de sorte que je ne pourrais indiquer ni le format, ni le lieu, ni la date d’impression ; tout au plus puis-je me souvenir de certains titres apparus un instant avant que le film ne se déroulât sur l’écran, dans la chapelle de couvent abandonné, où, en compagnie des gens de mon quartier, j’ai coutume d’aller voir le spectacle moderne par excellence : le cinématographe.
  • — Faites donc ! me dit le bibliothécaire. Faites donc !… »

Et il reprit une lecture interrompue, celle des Contes de la Bécasse, de Maupassant...

Je rédigeai dix bulletins portant les titres de dix scènes cinématographiques auxquelles j’avais assisté récemment.

J’indiquai soigneusement le nom de la compagnie cinématographique propriétaire de chacune de ces scènes dont les scénarios sont soigneusement déposés pour éviter la contrefaçon. Et j’attendis une heure.

Au bout de ce temps, un employé me frappa sur l’épaule, sans rien me dire. Et le comprenant, je m’en allai lentement vers le bureau. Le bibliothécaire referma les Contes de la Bécasse et me reparla en ces termes :

« M. le bibliothécaire chargé des recherches me fait vous dire que vous êtes le premier lecteur qui ait demandé des scénarios de cinématographe. Mais ne vous réjouissez pas. Sans doute ne serez-vous pas le premier à en lire dans cette salle. Ainsi que vous me l’avez appris, car je ne le savais pas, ces scénarios sont dactylographiés sur deux ou trois feuilles volantes réunies par une agrafe. Nos magasins en contiennent un grand nombre ; l’an dernier seulement, on en a reçu plus de trois mille. Mais je dois avouer qu’on n’a pas encore catalogué ces scénarios ; on en entasse, voilà tout. Les fera-t-on relier, cette année, ou cartonnera-t-on séparément chacun de ces scénarios ? Je n’en sais rien.

« L’administration n’a encore rien décidé à leur égard...

« Ah ! monsieur, le livre prend une drôle de tournure, feuilles volantes, agrafes, machine à écrire… Et quelle étonnante littérature ce doit être ! Je dois ajouter toutefois, que le bibliothécaire chargé des recherches me prie de vous communiquer ces réflexions touchant les titres des scénarios choisis par vous.

« Ils lui paraissent récents et, depuis cette année, nous ne recevons plus les scénarios cinématographiques, mais les films eux-mêmes.

« Cela nous débarrasse aux imprimés d’une chose dont on ne savait que faire. Les films — soixante mètres de photographies successives — vont aux estampes. »

J’y allai et je rédigeai ma demande. En vain. L’employé m’assura qu’il ne connaissait pas de films dans la maison.

« Des films ? C’est peut-être même des films de mauvaise vie que vous voulez ? »

Sur mon insistance, un bibliothécaire s’approcha, m’écouta en silence et répondit :

« Comme vous êtes peu raisonnable ! Dix films !… Non, monsieur, nous ne sommes pas encore outillés pour communiquer ces choses-là… Songez donc, vous voudriez dérouler ici dix fois soixante mètres de ruban fragile. Non, monsieur, nos employés ne sont pas là pour enrouler ce que vous avez déroulé… Votre place, monsieur, présenterait à la fin de la séance un spectacle désolant et peu banal… Six cents mètres de ruban photographique… Mais, monsieur, nous aurions l’impression que la Bibliothèque nationale est affligée d’un ver solitaire… Non, non, non, pas de ça, Lisette !… On ne communiquera les films que lorsqu’on aura découvert la façon de les communiquer… Au revoir, monsieur ! »

Je retournai chez moi, d’où j’entendis la voix puissante de mon voisin le magnétiseur, dont j’avais remarqué la veille les vêtements usés jusqu’à la corde.

Il était en train d’exercer son art sur une cliente qui, d’après ce que je compris, lui avait demandé qu’on la débarrassât d’un amour malheureux.

« Cessez donc de l’aimer, criait mon voisin le magnétiseur, et, de plus, je vous ordonne de m’acheter pour demain un pantalon neuf, vous m’entendez, un pantalon neuf ! »

Et l’endormie devait lutter contre cette influence, car je l’entendais crier d’une voix blanche :

« Non ! non !

  • — Un pantalon neuf, 145 de tour de taille, je vous l’ordonne ! » reprenait mon voisin le magnétiseur.

Et le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, je le vis qui sortait avec un pantalon à raies flambant neuf, ce qui me donna à penser sur l’usage modeste que cet homme faisait de sa puissance morale.

[19.. manuscrit] [L’Étoffe invisible]3 §

Bossu et par conséquent réformé, ouvrier tailleur de son métier, mon ami Louis Vedaldet a émigré en Amérique au commencement de la guerre. Il s’y est établi couturier dans le but d’exploiter une de ses inventions qu’il croit appelée à modifier profondément les mœurs.

Cette invention, les journaux en ont un peu parlé. Elle a eu le plus grand succès à Gawin où Vedaldet s’est établi. Il s’agit d’une étoffe chaude comme la laine et transparente comme le cristal.

Vedaldet trouva un grand appui auprès d’une jeune femme de la plus surprenante beauté, Lydie Vernon, épouse d’un richissime métallurgiste de Gawin où sont les plus importantes fonderies du monde.

C’est elle qui, avant tout le monde, osa porter en public un vêtement de cette étoffe.

La première fois qu’elle le porta, on cria au scandale. Les autorités crurent devoir intervenir, mais la belle Lydie Vernon força ceux que sa beauté nue épouvantait à toucher l’étoffe, à la palper. Ils convirent qu’elle était moelleuse et recouvrait d’une épaisseur respectable les parties les plus glorieuses d’un corps admirable. Qu’y faire ? Lydie Vernon était vêtue, bien vêtue même, et à ceux que sa nudité choquait elle répondait : « Je ne transgresse pas la loi, puisque je suis couverte jusqu’au cou et jusqu’aux chevilles d’une étoffe épaisse dont le tact vous révèle la présence. Si votre regard est trop perçant, crevez-vous les yeux. »

Ils s’en gardèrent bien, car au bout de peu de jours, d’après Vedaldet qui m’a écrit ces détails, le spectacle était merveilleux dans les rues de Gawin, dans les salles de spectacle, dans les salons, partout enfin. On se serait cru au temps de l’Âge d’or et ma foi, il semble bien qu’on soit à cet âge heureux, de l’autre côté de l’Atlantique.

Ce fut le notable Vernon lui-même qui pour soutenir sa femme s’habilla en étoffe transparente et bientôt il eut à Gawin comme imitateurs tous les hommes bien faits.

Je laisse à d’autres le soin de savoir ou de dire si d’une part l’invention de mon ami Vedaldet a des chances de se répandre en Amérique d’abord et de là en Europe et si d’autre part elle aura sur les mœurs l’heureux effet qu’en espère l’inventeur. Ce qu’il y a de certain, en tout cas, c’est que l’hygiène y gagnera : plus de poitrines découvertes, partant plus de refroidissements à la sortie des bals et des soirées.

[1919 L’Heptaméron des gourmets] La Quatrième Journée4 §

On ne saurait rendre un compte exact de l’Ambassade des sept envoyés ligures à la cour de Cocagne, sans parler des efforts qu’ils firent pour concilier la mesure et la modération qu’ils aimaient à observer en toutes circonstances, avec la gourmandise qu’éveillaient en eux les mets exquis que Philène leur faisait servir.

Une longue discussion s’était engagée à ce sujet, tandis qu’étant encore au lit, fenêtres ouvertes, ils humaient les effluves savoureux dont l’air du royaume était embaumé. Mais Eurydamas dissipa tous les doutes.

« Nous nous rendrons dignes de la magnificence du roi Philène, s’écria-t-il, en faisant aussi bonne chère qu’il le souhaite, et néanmoins nous respecterons la sagesse qui est notre règle en ne reprenant pas plus de trois fois de chaque plat. Car, ne l’oublions pas, nous sommes en pays de Cocagne où la modération consiste à festoyer sans gloutonnerie. Et toute notre attention doit se porter sur ce point : ne pas être indignes de la réputation de gourmets qui nous a précédés. »

On applaudit aux sages paroles d’Eurydamas et les ambassadeurs sortirent de leur hôtel vers les dix heures. Ils portaient une grande couronne de laurier mêlé de thym, de marjolaine et de romarin, tel que celui qui fut planté sur la tombe de Malbrouk et qui est un condiment admirable et bien propre à relever la saveur des rôtis de chevreau, d’agneau, voire celle des gigots de pré-salé.

Ils allèrent ainsi pompeusement jusqu’à la Grand-Place où ils déposèrent la couronne devant le monument que l’on avait élevé à M. de Montmaur, non pas en la qualité de professeur au Collège de France, dont il avait été revêtu de son vivant, mais bien en celle de gourmet et d’inventeur de la Capnomancie ou Art de juger les gens d’après la fumée de leur cuisine. Les sept envoyés d’Akakia avaient tenu à faire cette pieuse démarche, car ils n’ignoraient pas que, dans le pays de Cocagne, la psychologie et le droit sont entièrement fondés sur la Capnomancie. C’est encore M. de Montmaur qui disait à des convives trop bruyants :

« Silence, messieurs, on ne s’entend pas manger ! » D’où cette croyance répandue en Cocagne qu’il y a une certaine analogie entre la musique et la gastronomie, et qu’un repas est comme un orchestre avec ses accords, ses arpèges, ses soli, ses ensembles, ses adagios et ses fortissimos.

Leur pieuse mission accomplie, les Ambassadeurs qui, dès l’aube, avaient pris médecine, se trouvèrent frais et dispos lorsque, sur le coup de midi, ils entrèrent dans la salle du festin où le roi les attendait ayant avec soi les corps constitués du royaume auxquels s’était jointe l’Assemblée des Coquins et des Coquines où n’entraient que les membres des plus vieilles familles du pays et dont le nom rappelait l’étymologie même de Cocagne qui est « coquina », c’est-à-dire Cuisine. Le Collège gracieux des Coquettes s’avança alors et les envoyés d’Akakia ne furent pas les moins empressés autour d’elles.

On se mit à table...

« Il y a ici un style moderne qui est national ! » dit le divin Porphyre à Eurydamas tandis que les hors-d’œuvre chauds ou froids ayant été dégustés, ils examinaient la salle tout en vidant leur troisième verre de vin de Grèce. En effet, l’architecture aussi bien que les ornements, les meubles, l’argenterie, la vaisselle plate et la porcelaine ressortissaient à un art qui s’inspirait de motifs décoratifs tirés du cocotier, de la noix de coco, de la feuille de coca, et partout se retrouvait le coq d’or qui figure dans les armoiries de Cocagne.

À ce moment, le grand Échanson Bourrobaquin monta sur une tribune et dit avec beaucoup de gravité :

« Au nom du roi mon maître, je prie leurs Excellences melliflues et suréminentes, les Ambassadeurs de Sa Majesté très subtile Akakia roi de Ligurie, de boire autant qu’il leur plaira des vins qui leur seront offerts, car dans notre beau pays existe la Fontaine de Jouvence qui remédie à tous les excès, et lorsqu’on s’y baigne on en sort en pleine santé et ayant à peine vingt ans. »

Le vénérable panetier Triptolème, médecin et juriste très prévoyant, lui succéda et expliqua que pour des raisons analogues, ils pouvaient goûter à tous les mets qui leur seraient servis.

Mais le bel Éphestion, se penchant à l’oreille d’Elpénor, lui avoua qu’entre tant de hors-d’œuvre succulents il avait tenu à ne goûter qu’à la Noix de jambon Cambacérès, faisant observer qu’au xiiie siècle, on se décarêmait avec du jambon et que cette viande était encore bonne pour célébrer la paix, si du moins on pouvait comparer au Carême la guerre où le sang coule à flots.

Philène, qui ayant l’oreille fine, l’avait entendu se mit à traiter cette grande question, montrant que la guerre avait été un long Carême ainsi que le démontraient surabondamment les Restrictions, Cartes alimentaires, Jours de privation et de jeûne que l’Humanité avait supportés, non sans impatience.

De jolies servantes qui faisaient, en présentant les mets, mille grâces plus agaçantes les unes que les autres, apportèrent avec les différents plats d’œufs l’Omelette de Léon X qui eut un grand succès.

Elpénor, dont l’érudition n’était jamais en défaut, rappela que les Égyptiens avaient une singulière façon de faire cuire les œufs ; ils les mettaient dans une fronde et les faisaient tourner si rapidement que le frottement de l’air suffisait pour les cuire. Il ajouta que les Romains préféraient les œufs longs à ceux qui étaient courts et recherchaient avant tout ceux de perdrix et ceux de faisanes. L’année commençait alors au mois de mars et ils se donnaient pour étrennes des œufs rouges en mémoire de Castor et Pollux.

Aussitôt, de jeunes garçons à la mine avenante survinrent pour verser la Malvoisie chargée de dissiper la saveur que laissent les œufs dans la bouche et qui s’oppose à la dégustation des grands crus de Bourgogne ou de Bordeaux dont, précieux et bien appris, les flots rouges ou ambrés arrosèrent désormais ce merveilleux Sympose.

Les propos qui s’échangeaient avaient trait aux questions les plus brûlantes et parfois les plus irrévérencieuses. Néanmoins, nous ne rapporterons ici que ce qu’Adraste dit à voix basse à Léander :

« La magnificence de ce repas me paraît la plus raisonnable du monde. Elle est destinée, à mon sens, à nous permettre, avant notre départ, de faire l’essai des vertus extraordinaires de la Fontaine de Jouvence dont, pour ma part, je ne serais pas fâché de connaître les effets. »

Alors Léander admira beaucoup sa subtilité et, tandis que l’on servait la Tourte d’anguille chaude aux laitances, il rappela que les anciens Bretons rendaient un culte aux anguilles et, tout en dégustant ces savoureuses divinités celtiques, il ajouta :

« D’autre part, excusez-moi ! Je regrette seulement que le menu n’indique qu’une érudition passablement romantique. L’Histoire politique et littéraire y tient une place importante mais souvent à titre d’anachronismes. Je le regrette car le roi Philène est le plus éminent de tous les gourmets et son cellérier nous fournit des preuves de l’excellence de son goût en matière de vins. »

Et là-dessus, il allégua Horace, Pline et Fabius Pictor.

Mais Adraste lui répliqua magistralement que les anachronismes n’avaient, dans ce cas, aucune importance. Qu’au sens où le prenait Léander, le mot n’était pas applicable aux choses de la bouche, car un anachronisme culinaire ne peut être autre chose qu’une faute grave dans les services, comme de servir la soupe à la fin du souper ainsi que cela se pratique fréquemment en Auvergne ou bien de manger la salade au commencement du repas, ce que font couramment les Catalans. « Et, ajouta-t-il, il n’est pas plus anachronique de manger l’Omelette de Léon X au xxe siècle que de voir en même temps, comme à Paris, une rue Vercingétorix qui vivait avant Jésus-Christ.

  • — Je me rends ! » dit Léander, au moment où l’on apportait le Homard Saint-Cloud, et pour faire oublier sa boutade intempestive, il confia à Adraste en lui demandant le secret le plus absolu :

« Vous savez que j’interroge volontiers les valets et les servantes. C’est pourquoi je suis en mesure de vous dévoiler la raison de la qualité supérieure des poissons qui nous sont servis.

  • — Et quelle est-elle ? » demanda Adraste.

Léander dit en clignant d’un œil :

« Le roi Philène tient à les apprêter lui-même !

  • — Quoi d’étonnant ? repartit Elpénor qui avait saisi la confidence au vol. Montaigne l’a dit, il y a fort longtemps : Les grands se piquent de savoir apprêter le poisson. » Adraste et Léander sourirent et, comme on apportait la Bouillabaisse des gourmets, le premier eut l’idée de réciter les vers où Méry énumère les poissons qui entrent dans la composition du grand mets méditerranéen à saveur d’hellénisme antique* :
La rascasse nourrie aux crevasses des Syrtes
Dans les golfes couverts de lauriers et de myrtes
Ou devant un rocher garni de fleurs de thym
Apporte leurs parfums aux tables du festin ;
Puis les poissons nourris assez près de la rade,
Dans le creux des récifs : le beau rouget, l’orade.
Le pagel délicat, le Saint-Pierre odorant.
Gibier de mer suivi par le loup dévorant ;
Enfin la galinette avec ses yeux de bogues.
Et d’autres oublies par les ichthyologues,
Fins poissons que Neptune, aux feux d’un ciel ardent,
Choisit à la fourchette et jamais au trident.

Ce déjeuner fastueux se termina sans encombre.

On mit à profit l’intervalle qui le séparait du dîner pour visiter les sites les plus riants du royaume de Cocagne et des avions assurèrent la rapidité du voyage.

Le dîner fut un triomphe pour les chefs des cuisines du roi de Cocagne et, dans son enthousiasme, Adraste n’hésita pas à comparer l’inspiration qui en avait dicté la composition au ton de Ronsard pour lequel il avait une particulière estime. Et il est de fait que les mets qui furent servis avaient une saveur digne d’être comparée au poète royal qui fut le chef de la Pléiade.

Lorsque parurent les Filets de sole Nausicaa le roi Philène recommanda :

« Mangez ce mets très chaud et mastiquez lentement. Après quoi, ne manquez pas de boire deux verres de Sauternes, nectar qui semble avoir été créé pour cette ambroisie. »

Le divin Porphyre se tut jusqu’au moment où l’on servit les Perdreaux rouges de la belle Toulousaine :

« Voilà, s’écria-t-il, un mets digne de Lucullus et de Brillat-Savarin ! »

Et tout ému il but religieusement du Clos-Vougeot qu’on venait de verser.

Le festin se déroula triomphalement et l’on apportait la Neige aux fraises quand le bel Éphestion, s’étant levé, s’adressa ainsi à Philène :

« Salut, roi de Cocagne, vaillant chef, dont la renommée dans le monde surpasse celle des guerriers et des législateurs les plus fameux !

« Quelle langue peut assez éloquemment célébrer ces Filets de soles de la fée Mélusine, clignes d’être servis au banquet par lequel, héritiers des Lusignan, les Anglais célébraient la prise de Jérusalem par des troupes britanniques, ainsi que le prédisait Shakespeare dans la scène première de l’acte premier d’Henri IV !

« Mais comment décrire le goût exquis des Côtelettes de levraut Crébillon ? Et à ce propos, si j’osais élever timidement la voix, je demanderais que l’on ajoutât : le fils, car le père, ce tragique atroce et sans génie, est indigne de donner son nom à un manger aussi délicat !

« Et que dire de la Poularde du passeur ! Mais quel honneur pour cette volaille que sous vos ordres, elle ait péri et enfin, ait été mangée par nous arrosée d’un vin incomparable !

« Et de ces Cailles accompagnées d’ortolans, il vaut mieux que je ne dise rien. Leur haute destinée ne dépasse leur mérite qu’à cause de votre seule présence ici, ô roi Philène !

« Quant aux entremets que vous nous fîtes servir, ce sont d’incomparables joyaux aussi fugaces que les gemmes lumineuses d’un feu d’artifice. Mais, si de leur saveur exquise il ne doit rien rester, j’en veux du moins éternellement conserver la mémoire. »

Tandis que l’on applaudissait, des musiciens vinrent se ranger au fond de la salle, et aussitôt ils attaquèrent la Marche royale de Cocagne

Après le dîner on fut au grand Cinéma de la Cour et l’on projeta un film qui montrait dans tous leurs détails les mécanismes par lesquels la Dive Bouteille avait été préservée de la destruction pendant la longue guerre qui venait de finir.

Les actes d’héroïsme militaire ou civil accomplis en ces circonstances étaient si nombreux que cette vue inspira aussitôt au roi Philène l’idée de créer l’ordre du Pinard, destiné à les récompenser. Il en promit les insignes aux sept envoyés d’Akakia qui tout en se confondant en remerciements s’efforçaient de réprimer de grands bâillements, car tout ce qui avait trait à la guerre leur causait un ennui insurmontable.

Mais ils retrouvèrent tout leur entrain lorsqu’ils furent dans la rue où les plus belles personnes de la capitale attendaient leur sortie, bien qu’il fût près de trois heures du matin. Elles leurs firent une ovation à la mode de Cocagne qui est de crier : « Bon appétit ! » et tinrent à les reconduire jusqu’à la porte de leur hôtel.

[19.. manuscrit] Le Mystère du plan astral (suite)5 §

Sir Bensburry prit l’attitude d’un homme qui va boxer :

« Vous êtes bien hardi, monsieur, s’écria-t-il, d’entrer ici sans crier gare ou du moins le nom que l’on vous donne à l’état civil. »

L’inconnu s’inclina avec grâce et, d’un œil bénévole, il tendit sa main au faux baronet qui ne sachant pas que l’emploi de sir exige aussi celui d’un prénom, se demandait en mâchant son angoisse s’il serait prudent de transformer les rudes battoirs de ses deux bras en instruments d’une courtoisie peut-être internationale.

L’inconnu éclata de rire en anglais, mais s’exprimant dans le plus pur français des ambassades il observa le plus profond silence.

Miss Mac Harnett voyant que l’inconnu avait une tache de vin sur la figure comprit aussitôt qu’elle était tourmentée par la soif, mais elle se pinça les lèvres afin de saliver. Bref, l’inconnu lequel se tenait le ventre comme une marchande de poisson qui ayant la colique vient d’avaler deux arêtes au moment où une trentaine d’agents de police la conduisent au poste, en un mot, l’inconnu, dans l’éternel silence de tous les interlocuteurs, prononça d’une voix sèche le mot de Cambronne.

« Plaît-il ? » dit M. de Clotuche qui parlait le français d’une façon aussi châtiée que sa gouvernante genevoise. Et l’inconnu dans le silence morne et désertique répéta le mot de Cambronne.

Aussitôt, tandis que s’effeuillait l’indolente rose et que vif, preste, se succédant à intervalles imperceptibles à l’œil nu d’un dix-millionième de seconde, le mot de Cambronne éclatait comme la fusillade de Waterloo la porte s’ouvrit avec fracas et un groupe épouvantable et paterne pénétra dans la chambre nuptiale. Il était composé d’une grosse femme qui avait une marmite au lieu de visage et cette marmite bouillait doucement répandant les délectables exhalaisons du pot-au-feu prêt à être servi. À côté d’elle se tenait en miniature et monté sur des patins à roulettes le café du Hulscamp à Bruxelles, avec tous ses habitués ingurgitant les spirits locaux, tandis qu’une petite tour Eiffel de chair rose esquissait vers le ciel le geste du Manneken Pis.

L’inconnu cessant ses cambronnades : « Cette tour Eiffel, dit-il, c’est, vous ne l’ignorez pas, l’honorable William ***. Montons sur la tour Eiffel pour nous donner de l’appétit. »

Après l’ascension, on mangea le pot-au-feu, puis l’on s’en fut au Hulscamp en miniature regarder ce qui s’y dit et avaler ce qui s’y boit.

Chapitre IV. Miss Mac Harnett comprend de quoi il retourne §

Dix heures cinq sonnaient au château : « Dans trente-trois minutes il sera minuit, dit Mlle Colette, et Mousched Gogh sera à la grille du parc. »

La jeune fille fit un brin de toilette et descendant sous les marronniers centenaires elle relut au clair de lune sa collection d’articles sur la question du latin. Cette lecture la transporta et lorsqu’à minuit dix Mousched Gogh eut escaladé le fossé, il n’eut pas de peine à obtenir d’elle la promesse d’un article sur une question analogue.

« Mais vous ne m’estimerez plus ensuite, dit-elle d’une voix de tête, ô mon Arthur ! »

Il lui prit la main :

« Moi, ne plus vous estimer ! Colette, en vérité vous me connaissez mal. »

Et en disant cela Mousched Gogh grinçait des dents, roulait des yeux sanglants. Sa main droite, qui depuis plus de deux heures dissimulait derrière son dos un couteau à cran d’arrêt, se leva soudain et quand elle retomba la jeune fille avait cessé de vivre.

« En voilà une au moins, s’écria l’assassin, qui ne nous embêtera plus avec la question du latin. À d’autres maintenant… On n’épargnera que mon vieil ami Eugène Montfort, parce qu’il a écrit La Turque, de bons articles de critique et de beaux récits de voyage. »

Et mettant son aéroplane en marche le justicier prit son envolée vers Paris.

Chapitre V. Lidorni se perd à Rotterdam §

Nous demandons au lecteur la permission de le transporter quelques siècles en arrière en l’an de grâce 1421. Une noble châtelaine confectionne des fouaces, au four banal de la seigneurie. Elle pousse un cri, elle vient de trouver un billet dans la pâte. Elle l’ouvre et le lit :

« Noble dame,

« Traversant les âges, le renom de votre beauté est venu jusqu’à moi. J’ai coutume de ne point rencontrer de cruelles, en conséquence de quoi je vous donne rendez-vous, ce soir mardi 19 décembre 1911, à la Closerie des Lilas pendant la soirée de Vers et prose.

« HORIZON DE CLOTUCHE. »

« Ventre Saint-Gris, s’écria la dame, je n’ai que le temps d’aller m’habiller. Holà, filles et varlets, vous lairrez là les fouaces et irez auprès de mon doulx sire, lui annoncer que je sortirai ce soir. Je commence à en avoir marre de vivre dans ce xve siècle de crasse, d’obscurantisme et d’ignorance. Désormais je vivrai au xxe siècle et pourque quelque chose me rappelle celui de mon adolescence, je me logerai à Paris dans le XVe arrondissement. »

Et la dame lasse qui avait nom Vaullaye de La Rombière, emmenant avec elle sa tarasque familière, s’en vint au rendez-vous de son amant. Et, quand y serons, verrez merveilles ; mais d’ores et déjà l’auteur de cet écrit ose affirmer qu’elle fut parfaitement accueillie non pas par M. de Clotuche qui était en retard selon son habitude, mais par le noble et délicat poète Paul Fort, par l’illustre peintre belge Henri de Groux, par le délicieux et rougissant Alexandre Mercereau et le magicien Gaston Danville se plut, pendant la première demi-heure, à la métamorphoser tantôt en sandwich, tantôt en un pernod bien tassé, tantôt en : « Garçon, de quoi écrire ! », tantôt en M. Émile Faguet, tantôt en peintre Scandinave, tantôt en poète toulousain et finalement il la transforma en une charmante femme habillée par Poiret, le couturier des Grâces, et tout le monde demeura satisfait, regrettant seulement que dût venir ce sinistre correspondant interséculaire, M. Horizon de Clotuche, de la firme Humoristalamode et Cie, qui a jeté dans le champ quotidiennement moissonné des grands journaux parisiens plus d’imbécillités tristes que Mme Lasemeuse de Roty n’a semé de bon grain dans les poches retournées de votre serviteur.

LE COMTE ALMAVIVA.

[1916 Le Poète assassiné épreuves] La Comtesse d’Eisenberg [conte écarté du Poète assassiné]6 §

Le comte d’Eisenberg avait beaucoup aimé sa première femme.

Il l’avait connue à Bonn, alors qu’il y était étudiant et l’avait épousée après d’assez longues fiançailles. Pendant leur lune de miel, après une croisière en Norvège et un voyage en Italie, les époux s’étaient installés dans une villa qu’ils possédaient sur les bords du Rhin, au pied des Sept Montagnes.

Le site était exquis. Du parc, plein de ces pins argentés qui sont le luxe des jardins rhénans, on apercevait le fleuve et les monts légendaires où Siegfried tua le dragon.

*
**

Un jour, au commencement de l’automne, le comte, qui avait dû aller à Cologne, revint plus tôt qu’il ne l’avait dit.

Il poussa la grille de son parc et jura terriblement devant le spectacle qui s’offrit à sa vue.

La comtesse était assise sur un banc de pierre moussue et un jeune jardinier, au cou découvert, se tenait à genoux auprès d’elle.

Affolé par la jalousie, le comte courut sus au couple interdit et, sans jeter un regard à sa femme, prit le gars à bras-le-corps et le jeta par-dessus le mur de clôture sur la route qui passait au pied de la propriété.

Le jardinier, tué sur le coup, fut ramassé par des passants. Sa mort, mystérieuse à tous égards, fut attribuée à un acte de désespoir et ce suicide supposé termina l’affaire.

Mais c’en était fait du bonheur conjugal du comte. Il n’adressa plus une parole à sa femme et la força à vivre en recluse.

Rien aux yeux des domestiques ne trahissait la séparation des époux, mais elle était profonde.

Deux orgueils identiques s’étaient heurtés et le pardon ne pouvait venir ni d’un côté ni de l’autre. La comtesse ne s’était pas justifiée et son attitude méprisante à l’égard de son mari montrait assez qu’elle ne se tenait pas pour coupable et qu’une explication aurait détruit la prévention. Son amour, cependant, était mort, tandis que la passion du comte s’avivait par le regret d’avoir été peut-être injuste, et il souffrait comme un damné.

Entre l’amour et l’orgueil se tient la brutalité qui les atteste. Il n’y avait pas d’avanie que le comte ne fît subir à sa femme. Cette vie devint intolérable. La comtesse prit le parti de fuir loin de celui qui lui était devenu odieux.

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Le lundi de Pâques de l’année suivante, le comte était sorti. La comtesse, accoudée sur le mur de la villa, regardait le Rhin, sur lequel passaient des bateaux à vapeur emportant des étudiants et des jeunes filles qui chantaient des chœurs, redits par les échos.

Sur la route venait une caravane. C’étaient des tziganes beaux et dépenaillés. Ils marchaient à pied auprès de leurs roulottes pleines de femmes et d’enfants. Les uns menaient des chevaux par la bride, d’autres tenaient en laisse des ours, des singes, ou des chiens ! Ils demandaient l’aumône en passant et semblaient fiers comme la liberté.

Il y en avait de vieux et de jeunes, et l’un de ceux-ci dont les oreilles étaient ornées d’anneaux d’or, regardait fixement la comtesse dont le cœur battit plus fort. Elle soupira. Ces passants, leurs bêtes, des sons de cithare et de cymbalon, venus des roulottes, agirent sur sa destinée. Elle fit un signe, escalada le mur et tomba dans les bras du tzigane aux boucles d’oreilles :

« Je n’ai rien, lui dit-elle, veux-tu m’emmener comme je suis et m’aimer pour la vie ? »

Il lui répondit gravement :

« Je le veux, mais souviens-toi que, dans notre langage, Vie et Mort ne sont qu’un seul mot, de même qu’Hier et Demain, de même qu’Amour et Haine. »

… Et, malgré toutes les recherches ordonnées par le comte, on ne trouva pas de traces de la comtesse.

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Quarante ans passèrent sur le comte. Ses cheveux avaient blanchi. Son amour, parti avec des bohémiens, avait emporté le bonheur.

Rien, depuis lors, ne lui avait réussi. Dans sa carrière, il ne connut que des déboires. Par raison, et pour obéir aux sollicitations de sa famille, il s’était remarié avec une de ses cousines, qu’il n’aimait point et qui était morte en mettant au monde une fille.

Le comte s’était alors retiré dans sa villa rhénane au pied des Sept Montagnes, pour y finir ses jours en élevant son enfant.

Un matin, il dut aller à Coblence et, en se rendant à la gare, il rencontra une troupe de tziganes qui, avec leurs roulottes, leurs animaux savants, suivaient la grand-route.

Une vieille bohémienne s’approcha de lui en lui demandant l’aumône. Il la regarda et fut frappé de retrouver, dans cette vieille face, enlaidie et déformée par la vie, quelques traits du charmant visage de la première comtesse d’Eisenberg.

Il remarqua cette ressemblance, mais ne s’y arrêta point, car que pouvait-il y avoir de commun entre une vieille bohémienne mâchonnant un brin de noisetier garni de chatons, et la comtesse, noyée dans le Rhin, sans doute, et dont le corps était resté introuvable comme si les nains rhénans le gardaient immobile, mais vivant, dans un cercueil de cristal, au fond d’une de leurs cavernes merveilleuses.

… Au lieu de recevoir la monnaie que lui tendait le comte, la bohémienne retira sa main. Les fenins tombèrent dans la poussière.

« Mon nom, cria la vieille femme, est un mot qui dans notre langue, signifie à la fois Bonheur et Malheur. Bonheur pour moi-même, mais malheur pour toi. »

Le comte avait continué son chemin. Il entendit ces paroles qui le troublèrent. Mais il était pressé et s’en voulait de prêter attention aux radotages d’une bohémienne.

Il marcha plus vite et il avait oublié cette scène en montant dans le train pour Coblence.

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Le soir, en revenant, il trouva sa villa brûlée. L’incendie l’avait détruite de fond en comble et les ruines fumaient encore.

Surprise par les flammes, et affolée, sa fille s’était jetée par la fenêtre pour leur échapper. Elle était morte sur le coup.

Dans la foule, on parlait d’une troupe de tziganes qui avaient rôdé autour de la villa et l’on avait vu, dans le brasier, au centre de la villa écroulée, une vieille bohémienne danser sauvagement en faisant résonner un tambourin.

Elle s’était échappée avec agilité lorsqu’on avait voulu s’emparer d’elle et avait disparu dans les ténèbres.

[1916 Le Poète assassiné épreuves] L’Albanais [conte écarté du Poète assassiné]7 §

Les Albanais sont de beaux hommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne contrebalançaient leur ennui de vivre.

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Un Albanais que j’appris à connaître pendant un séjour à Bruxelles m’a laissé d’inoubliables et de précises impressions sur une nation qui, avec les Écossais, peut-être, est la plus ancienne de l’Europe.

Cet Albanais avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir comme peuvent pâtir d’amour ceux-là seuls qui appartiennent à l’élite de l’humanité.

Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu’il n’y a point d’homme qui ne l’eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le voulaient bien, et moi-même, je délibérai longtemps entre l’amitié et le désir.

Impudique, d’une façon que ne peuvent manquer d’admirer ceux que la vie a assez malmenés pour qu’ils soient devenus bigles de l’âme et borgnes du cœur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l’appartement de mon ami. Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure.

Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l’humanité ?

Elle n’en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange d’anglais, de français, de tournures belges et germaniques.

Un philologue l’eût adorée, un grammairien n’eût pu que la détester malgré sa beauté.

Anglaise, elle l’était par son père, officier cruel, condamné à mort dans l’Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était Maltaise.

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Un jour, mon ami me dit :

« Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain. »

Je connaissais assez les mœurs albanaises pour savoir qu’il ne s’agissait point là de vaines paroles.

Il se tuerait, puisqu’il l’avait dit.

Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon amitié, l’Albanais ne se tua pas.

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Il trouva lui-même un remède à son mal.

« Cette femme, me dit-il, n’est point ma femme. Je l’aime, c’est vrai, mais d’un amour qu’une épouse détruirait en moi.

  • — Je ne comprends pas, m’écriai-je. Expliquez-vous ? »

Il sourit et continua :

« Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l’Adriatique pratiquaient autrefois le rapt, et cette coutume survit dans diverses localités.

« Ne nous appartient réellement que la femme que l’on a prise, celle que l’on a domptée.

« Et sans rapt, point de mariage heureux.

« J’ai fait la cour à Maud.

« C’est elle qui m’a pris.

« Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté.

  • — Et comment cela ? lui demandai-je étonné.
  • — Le rapt ! » dit-il avec un calme et une noblesse qui m’en imposèrent.

 

Les jours suivants, nous voyageâmes l’Albanais et moi.

Il m’emmena en Allemagne et, très longtemps, parut soucieux.

Je respectais sa douleur, et sans plus songer au rapt le louais silencieusement d’essayer par l’absence d’oublier cette Maud, qui l’enfiévrait jusqu’au désir de la mort.

*
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Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohestrasse, l’Albanais me montra une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de sa gouvernante.

Un laquais vêtu d’une livrée de bon goût marchait à dix pas derrière les deux femmes.

La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient dans le dos.

Fille de patricien colonais, elle semblait gaie comme on ne l’est en Prusse que dans la ville des Rois mages.

« Suivez-moi », me dit tout à coup l’Albanais.

Il se mit à courir, dépassa le laquais, et, arrivé près de la jeune fille, lui jetant un bras autour de la taille, il la souleva en courant plus fort.

Je courais plein d’inquiétude sur les traces de mon ami.

Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même pas à la garde !

*
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Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.

La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur, souriait, ravie dans tous les sens du terme, et quand nous fûmes dans le wagon d’un train en marche vers Erbestal, vers la frontière, l’Albanais embrassait à en perdre l’âme la plus soumise des fiancées.

[1916 Le Poète assassiné épreuves] La Noël des mylords [conte écarté du Poète assassiné]8 §

En vacances à Villequier, une nuit d’août bien claire, je causais sur le quai avec un pilote de la corporation de Quillebœuf qui, son caoutchouc sur le bras, attendait un pétrolier anglais arrivant de Rouen.

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« Chaque fois que je grimpe sur un bateau anglais, me dit ce marin, je suis ému, je me souviens de mon aïeul, le corsaire, qui fit tant de mal aux Angliches. Il y a beau avoir l’Entente cordiale, la haine des Anglais est dans mon sang, je n’y peux rien…

« Vous avez certainement entendu parler du corsaire Jean-Louis Mordant, qui fut vainqueur de ce fameux combat naval dont les vieux marins ont tous entendu parler et que l’on appelle la Noël des Milords ?

  • — Je le regrette, répondis-je, mais racontez-moi la Noël des Milords en attendant votre pétrolier anglais. »
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« Écoutez-moi bien, dit le pilote en secouant sa pipe sur le parapet, l’histoire vaut la peine d’être entendue.

« Le 24 décembre 1812, le corsaire La Belle-Malouine voguait dans les parages des Antilles à la recherche d’une aventure.

« C’était une terrible époque.

« Dépossédée de l’empire des mers, la France tentait encore de le reprendre à l’Angleterre. Nos frégates et nos corvettes, accablées par les puissants trois-ponts de leur ennemie, s’enfonçaient dans les flots mais n’amenaient pas leur pavillon. Rapides et sans peur, nos corsaires attaquaient à l’improviste et souvent avec succès des adversaires qui paraissaient infiniment supérieurs.

« Le capitaine de La Belle-Malouine, Jean-Louis Mordant, était plus redouté que la peste par les Anglais, dont il avait coulé trois vaisseaux de guerre. Il leur avait pris, en outre, une dizaine de navires marchands. Mais il ne faisait aucun cas de ces derniers exploits. Il appelait cela se ravitailler et ne s’enorgueillissait que de ce qu’il appelait ses trois escarmouches.

« Il s’agissait, en réalité, des trois véritables combats navals dans lesquels il avait vaincu des vaisseaux de guerre pour le moins dix fois plus grands que La Belle-Malouine. »

*
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« Le capitaine Jean-Louis Mordant avait été un des plus riches armateurs de Saint-Malo. Ses navires avaient été pris, un à un, par les Anglais. Ils avaient tué, à Trafalgar, le fiancé de sa fille, dont la beauté était si remarquable qu’on ne l’appelait que la belle Malouine. Elle était morte de chagrin et sa mère, désespérée, ne lui avait survécu que de peu de mois.

« L’armateur avait assisté farouchement, sans se plaindre et les yeux secs, à l’écroulement de sa fortune, à la mort de sa famille.

« “J’ai pris mon parti, dit-il quelques jours plus tard à ses amis de Saint-Malo, si les Anglais m’ont arraché le bonheur, s’ils se sont emparés de mes bateaux, s’ils ont causé la mort de ma fille et celle de ma femme, c’est que Dieu et la Vierge l’ont permis. Si, de mon côté, je tue le plus de milords qu’il me sera possible, cela arrivera également par la volonté du Bon Dieu et par celle de la Sainte Vierge.” »

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« Les jours suivants, il mit ordre à ses affaires, vendit tout ce qu’il possédait, acheta un brick qu’il arma pour la course et qu’il appela : La Belle-Malouine, en souvenir de sa fille.

« Et depuis ces événements, l’ancien armateur n’avait pas ménagé les Anglais. Il avait tenu parole en tuant le plus grand nombre de milords qu’il lui avait été possible. « Le capitaine Mordant était un homme d’environ cinquante ans, en général doux et courtois, lettré, il faisait des vers et en citait volontiers, particulièrement le vers célèbre de Lemierre :

Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

« Il le citait tristement, en songeant à la France qui, disait-il, avait perdu le sceptre en abandonnant le trident.

« Au demeurant, ses opinions politiques manquaient peut-être de précision. Il professait le même respect pour le drapeau blanc et pour le tricolore. Et, s’il naviguait sous ce dernier, il ne manquait pas, lors d’un combat, de faire hisser les deux pavillons au mât d’artimon.

« “Ils sont français tous les deux, disait-il, et si glorieux que ce serait diminuer la France que de cesser d’honorer l’un ou l’autre”.

« Dès que le capitaine Mordant se trouvait en présence des Anglais, il devenait impitoyable. Et cela n’avait pas peu contribué à le rendre fameux sur les mers.

« Il s’était formé, autour de son nom, une légende qui le représentait comme un être féroce : et, c’était fort injuste, car il est rare que la courtoisie s’allie à la cruauté, tandis qu’être implacable pour un homme de guerre, ce n’est pas cesser toujours d’être chevaleresque. »

*
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« On était donc à la veille de Noël, en 1812. Le vent avait soufflé tout le jour. Il était tombé vers le coucher du soleil. L’écume des lames qui déferlaient ternissait seule parfois la pureté du ciel. Peu à peu l’atmosphère s’assombrit. Des étoiles parurent au firmament. Puis, ce fut la nuit : une nuit étoilée et tiède. Mais les rudes marins de La Belle-Malouine regrettaient néanmoins les froides nuits des Noëls occidentales, leur famille et leur patrie lointaine. Ils chantaient de vieux airs de France, anciens noëls ou chansons de mer, tandis que, sur le pont, la lunette sous le bras, le capitaine Mordant les écoutait, rêveur, en oubliant de puiser dans sa tabatière qu’il tenait ouverte.

« Une voix cria :

« “Une frégate sous le vent ! ” »

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« Le capitaine ferma sa tabatière, la remit prestement en poche et fouilla l’horizon avec la lunette. Puis, il éclata de rire. Un grand navire s’avançait. Les yeux exercés des marins pouvaient distinguer dans la nuit étoilée, le pavillon anglais flottant à l’artimon.

« “C’est la Junon, dit le capitaine Mordant à son second. Elle revient de la Martinique que ces b… de milords nous ont volée. Faites hisser le pavillon anglais. Ordonnez le branle-bas de combat. Que les caronades et le canon de chasse soient prêts. Qu’on apporte tous les fanaux et qu’on les allume. Nous allons offrir aux milords un bel arbre de Noël, puisque c’est là une coutume de leur pays.” »

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« Et le capitaine Mordant alla prendre ses pistolets et son sabre d’abordage. »

*
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« La Belle-Malouine se prépara au combat. On décora le mât de misaine et l’on en fit un merveilleux arbre de Noël dont les feux versicolores venaient des fanaux qu’on y avait accrochés. Ensuite le capitaine Mordant fit chanter à ses matelots des paroles françaises qu’il avait composées sur un air populaire dans la marine anglaise. Cette chanson lui avait servi pour donner le change sur sa nationalité lorsqu’il poursuivait les vaisseaux marchands des milords. Mais elle devait lui servir, cette fois, contre la marine royale d’Angleterre :

 

Milords, milords, milords,
Bientôt vous serez morts !
De Neptune, Mordant
Reprendra le trident.

 

« Après ce couplet, des hourras s’élevèrent de la Junon.

« “Ils admirent notre arbre de Noël, dit Mordant, et nous prennent pour des milords.

« — Oui, répondit le second, ils pensent que nous fêtons Christmas.” »

*
**

« La Junon se rapprochait. On voyait des hommes appuyés sur ses bastingages. Ils faisaient des gestes d’enthousiasme à l’adresse de La Belle-Malouine.

« “Au second couplet, dit Mordant, et que tout le monde chante ! ”

 

Milords, milords, milords,
Bientôt vous serez morts !
Car Mordant le Corsaire
N’aime pas l’Angleterre.

 

« “Hourra ! hourra ! ” cria-t-on sur la Junon, et on y entonna un couplet anglais de la même chanson. Mais sur La Belle-Malouine il était impossible de distinguer le sens des paroles anglaises, de même que sur la Junon, on n’avait pas reconnu les paroles françaises. »

*
**

« Au même moment, le capitaine Mordant ordonna le feu. Les canons de La Belle-Malouine parlèrent et la bordée de mitraille qui balaya le pont de la Junon dut bien surprendre l’équipage qui pensait avoir affaire à un petit navire anglais célébrant solennellement la Noël. Les milords poussèrent des cris d’étonnement auxquels se mêlaient des hurlements de douleur. Mais la fumée cacha aux marins de La Belle Malouine le désarroi qui régnait à bord de la frégate.

« “Amenez le pavillon anglais, cria Mordant, et hissez le français !

« — Lequel ? demanda une voix.

« — Les deux ! ” répliqua superbement Mordant. »

*
**

« Le pavillon anglais descendit piteusement et les deux français, le blanc et celui aux trois couleurs, flottèrent bientôt au mât d’artimon éclairés par l’illumination qui transformait en arbre de Noël le mât de misaine.

« Une nouvelle bordée acheva de mettre la panique sur la Junon, dont le grand mât s’abattit en écrasant une douzaine d’hommes. Puis les navires se touchèrent et La Belle-Malouine accrocha la frégate. Les Malouins, armés de coutelas, sautèrent sur la Junon. Elle était en mauvais état. De nombreux cadavres jonchaient le pont. D’un coup de pistolet le capitaine Mordant tua net le commodore qui faisait son possible pour rassembler son équipage découragé par une attaque aussi imprévue. Tous les Anglais furent massacrés. L’air anglais à paroles françaises du capitaine Mordant dominait les cris des Anglais survivants et les imprécations des mourants.

 

Milords, milords, milords,
Bientôt vous serez morts !
La France, à l’abordage,
A toujours l’avantage. »

 

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« Après avoir allumé les mèches, qui au bout d’une heure, devaient mettre le feu aux poudres destinées à faire sauter la frégate désemparée et ensanglantée, les Français l’abandonnèrent. On coupa les chaînes qui l’attachaient à La Belle-Malouine et celle-ci s’éloigna.

« Au bout d’une heure, l’épave de la Junon sauta avec un grand bruit, d’immenses gerbes de flammes. »

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Un mugissement en amont signala l’arrivée du pétrolier. Le batelier faisait clapoter ses rames. Le pilote prit cependant le temps d’achever son récit :

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« Le capitaine Mordant se frotta les mains. Il se tourna vers son second et lui offrit courtoisement une prise.

« “C’est notre quatrième escarmouche, monsieur, lui dit-il, et cela fait quatre vaisseaux de guerre de moins pour les milords : la Proserpine, la Phœbé, l’Amphitrite et, cette nuit même, la Junon.” Il se tut un instant, puis reprit : “Je voudrais bien arriver avant la nuit prochaine à la Guadeloupe.” »

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« Il inspecta l’horizon et la mer calme sur laquelle aucun souffle ne passait, et, sa manie des citations le reprenant, il déclama ce vers d’Iphigénie :

Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise.

« “Mais vous traitez bien mal les déesses”, repartit son second qui avait de l’esprit… »

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« … Peu à peu, le vent s’éleva. On éteignit les fanaux du mât de misaine, et tandis que La Belle-Malouine se dirigeait vers la Guadeloupe, les matelots chantèrent longtemps dans la nuit :

 

Chantons tous le Noël nouveau !
Jésus est né à Saint-Malo.
Et, dès le soir s’y fit corsaire,
Par politess’ pour l’Angleterre, etc…

 

et bien d’autres chants de Noël, tandis qu’à l’artimon flottaient glorieusement les deux pavillons français : le blanc et le tricolore… »

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Maintenant, le pilote était dans la barque. Elle atteignit le pétrolier à son passage. Le descendant du corsaire jeta d’abord son manteau, puis grimpa vivement à l’échelle et tandis que le pilote de la corporation de Rouen descendait, je vis dans la nuit claire le petit-fils de Jean-Louis Mordant serrer la main du capitaine anglais.

[1916 Le Poète assassiné épreuves] Le Gastro-Astronomisme ou la Cuisine nouvelle [conte écarté du Poète assassiné]9 §

On parle beaucoup aujourd’hui d’une nouvelle école de cuisine.

Nous avions depuis quelque temps le cubisme culinaire.

En effet, on vend déjà, à Paris, du bouillon cubique et du beurre en parallélépipèdes de trois milligrammes. Au Chili, les biftecks comprimés pour dix personnes se vendent en petits dés pesant huit milligrammes. Ce qu’il y a de plus singulier, ce sont les cubes destinés à faire la soupe aux poireaux et aux pommes de terre : on les vend dans le département du Puy-de-Dôme avec les boulettes de trois grammes et quart, dont on fait la soupe aux choux. La poudre avec laquelle on prépare, en la délayant dans l’eau, d’excellentes tranches de saumon fumé, a beaucoup de succès en Norvège.

Nul doute qu’un grand succès irait à celui qui inventerait les cubes destinés à faciliter la cuisine des revues et des journaux.

L’opulent mécène, Mme la baronne B, promet toujours 100 000 francs à celui qui lui apportera en comprimés les articles mensuels d’auteurs illustres qui lui font défaut quotidiennement.

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Quant à la nouvelle école de cuisine dont je parle ici, elle n’est point cubiste, mais elle est sans doute à l’ancien art culinaire ce que le cubisme est à l’ancienne peinture !

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Ces nouvelles tendances se révélèrent au mois de mai 1912, lors de la rencontre qui eut lieu chez moi de deux jeunes cuisiniers bressans : MM. Joachim Gravant et Louis Pignat. Je ne vous donnerai point de détails sur cette entrevue. Qu’il me suffise de dire que l’ami Méritarte, mort récemment et qui fut un grand inventeur culinaire, était là et que sa conversation décida les jeunes cuisiniers bressans à se vouer désormais au nouvel art.

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On l’appela gastro-astronomisme en mémoire de l’astronome Lalande qui fut fameux par ses essais de bouche.

Tout le monde sait qu’il mangeait avec délices des araignées et des chenilles, dont il portait toujours sur lui une provision dans une bonbonnière.

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La cuisine gastro-astronomiste est un art et non une science.

Au moment où la science essaie de supprimer la nourriture stomacale au moyen de courants électriques, il était tout naturel que des esprits cultivés tentassent de sauver le goût et instaurassent un art intérieur de la cuisine.

Cette cuisine gastro-astronomiste n’a point pour but d’apaiser la faim. Au contraire, pour goûter aux nouveaux plats, il est préférable de n’avoir point d’appétit ; aussi, l’on ne s’étonnera point en apprenant que lors du premier dîner gastro-astronomiste qui eut lieu à Lons-le-Saunier au mois de septembre dernier, il ne fut point pris d’apéritif et le détail des mets qui furent servis vous donnera une idée de ce que peut être la nouvelle cuisine. Nul doute que cet art ne fasse de nombreux adeptes et n’étende grandement le domaine des comestibles.

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On servit d’abord les hors-d’œuvre parmi lesquels je remarquai des violettes fraîches privées de leur tige et assaisonnées de jus de citron.

Nous eûmes ensuite le poisson, mets délectable, composé de lottes de rivière cuites dans une décoction de feuilles d’eucalyptus. La délicatesse de cette chair ne laissait rien à désirer et ce nous fut un excellent prétexte pour parler de Flaubert qui, dans Salammbô, fait jouer aux lottes un rôle aussi important que tragique.

Il s’agissait d’un dîner très modeste et non d’un banquet. Aussi ne fûmes-nous pas étonnés de voir paraître un simple faux-filet saignant dont la nouveauté consistait en ce qu’il avait été assaisonné non de sel et de poivre, mais de tabac à priser.

Nous nous récriâmes d’abord, car le condiment révélait une audace culinaire peu commune et nous paraissait dépasser les limites que l’on assigne généralement à la gastronomie.

Toutefois, la saveur qu’il communiquait à la viande fut goûtée de tout le monde et un ancien magistrat qui était présent déclara que Brillat-Savarin eût entièrement approuvé la perfection de ce que l’on appela un faux-filet Lattaignant en mémoire de l’auteur oublié de

 

J’ai de bon tabac
Dans ma tabatière.

 

C’est alors que le chef-d’œuvre apparut. Il était formé de cailles qui, soigneusement bardées, avaient été cuites dans du jus de réglisse préparé de la veille. Les bâtons de réglisse avaient été fondus à feu doux dans du bouillon de poule. Le sublime de cette préparation n’échappa à personne et nous fûmes unanimes à louer l’intelligence du cuisinier qui avait imaginé une aussi nouvelle et aussi admirable alliance de substances succulentes.

La salade qui suivit était assaisonnée à l’huile de noix et à la vieille eau-de-vie de marc. Essayez et vous m’en direz des nouvelles.

Le fromage que l’on servit ensuite était un reblochon, délicat fromage savoyard que l’on assaisonna de noix de muscade râpée, et pour dessert on eut des fruits de la saison.

On s’était tenu à un seul vin, le vin d’Arbois, et tout le monde s’en retourna satisfait d’avoir savouré de nouvelles jouissances gastronomiques, fort audacieuses, mais parfaitement légitimes, puisque notre palais toujours surpris ne l’avait été que le plus agréablement du monde.

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Ces recherches culinaires me paraissaient dignes d’intérêt. Je les communiquai au public en en parlant d’abord en 1911 dans Le Passant de Bruxelles et ensuite en les faisant insérer dans Fantasio, dont le directeur, M. de Forge, eut d’abord l’intention de donner dans le courant de janvier 1913 un banquet de cuisine gastro-astronomiste qui devait réunir l’élite de la jeunesse artistique et littéraire, mais le départ à l’étranger des cuisiniers, MM. Joachim Gravant et Louis Pignat, empêcha ce beau projet d’aboutir.

C’est seulement plus tard que parurent les cuisiniers futuristes qui marchent gaillardement sur les traces de leurs devanciers.

[1916 Le Poète assassiné épreuves] Le Robinson de la gare Saint-Lazare [conte écarté du Poète assassiné]10 §

On pense généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du monde. C’est une erreur et l’histoire authentique suivante dont on n’a point parlé bien qu’elle soit extraordinaire, montre assez que certains Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les plus froids.

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Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, riche négociant du Sentier et dont la demeure opulente est située avenue du Bois-de-Boulogne, prenait un fiacre, place de l’Étoile.

« À la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu vite, je dois prendre le train du Havre. »

 

M. Pandevin allait à New York pour affaires et n’emportait qu’une petite valise. L’heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques minutes à peine avant le temps indiqué sur l’horaire pour le départ du train.

M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs mais l’automédon n’avait pas de monnaie.

« Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais revenir. »

 

Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais voyant alors qu’il s’en fallait d’une minute que le temps indiqué sur l’horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa :

« Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se fera payer chez moi. »

Et il s’en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus tard car il y a belle lurette que les horaires ne sont plus respectés. Au Havre, il prit le bateau pour l’Amérique et ne pensa plus au cocher.

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Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt minutes :

« Ce n’est plus à la course, c’est à l’heure. »

 

Puis il se remit à attendre philosophiquement.

À midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour manger, et de crainte que l’on n’emportât la valise, la serra dans son coffre sous le siège. Le soir, il dîna comme il avait déjeuné, donna le picotin à son cheval et continua d’attendre jusqu’au dernier train, après minuit.

Alors il secoua les rênes sur Cocotte et sortit de la cour du Havre sans témoigner d’humeur ni d’impatience.

Il s’arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s’élevait à cette époque devant la gare Saint-Lazare, descendit de son siège et ouvrit la porte de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité connaisse le nom, Évariste Roudiol, propriétaire d’un hongre et de la voiture de place nº 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui somme toute constituait une demeure assez confortable et située en plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit litière pour son cheval qu’il détela et lui-même dormit commodément dans la voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit malgré la saison ne fût pas trop froide.

À cinq heures, il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa l’équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans la cour du Havre s’il n’a point de voyageur.

Et le cocher Évariste Roudiol fut se poster à l’entrée de la gare, à l’endroit même où son client l’avait quitté la veille. Vers sept heures, il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre, il écrivit à sa femme un bleu qu’il fit porter à la poste par un garçon et fut se remettre en observation.

Vers midi, Mme Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire, avec de la paille, du foin et de l’avoine pour le cheval qui semblait fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et venues parurent insolites aux passants. Ils n’avaient jamais vu aucun ouvrier dans le chantier. La police, cependant, trouva que le tout était naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour empêcher les sabotages d’une part, et, de l’autre, tout travail intempestif aussi bien qu’inusité.

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Et une vie délicieuse commença pour l’homme et pour le cheval qui prenait de l’embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour en surveillant l’arrivée des voyageurs.

Puis, ce furent les beaux jours, Mme Roudiol vint tenir compagnie à son mari qu’elle quitta vers le milieu de l’automne quand la bise fut venue…

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Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que menaient l’homme et la bête, singuliers Robinsons d’un des quartiers les plus animés de Paris.

De temps à autre, pour donner un peu d’exercice à Cocotte, le cocher priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdît de vue la sortie de la gare. Et avant de se coucher, de sa grosse écriture appliquée, il inscrivait, chaque soir, quelques chiffres sur un vieux carnet crasseux et gauchi.

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Le 1er janvier 1910, Roudiol, debout à quatre heures du matin, pansa son cheval, l’attela, et, vers huit heures, voyant que le temps était beau, se dit qu’il fallait en profiter.

Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre où après quelques évolutions il alla se placer près de la sortie des grandes lignes…

À neuf heures, un monsieur parut et s’arrêta comme pour chercher quelqu’un. Mais le cocher avait reconnu son client :

« Voilà, bourgeois ! lui cria-t-il en sautant à bas de son siège.

  • — C’est vous ? dit M. Pandevin, attendez ! » Et il tira son portefeuille où il prit un bulletin.

« C’est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je ?

  • — Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher, et vingt-cinq centimes pour le colis. »

 

M. Pandevin vérifia le calcul : trois ans moins une heure à deux francs l’heure, tarif de jour, et, deux francs cinquante l’heure, tarif de nuit, en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d’hiver ou d’été et sans oublier d’ajouter une journée pour l’année bissextile 1908.

« C’est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû. » Et il lui donna 56 322, 50 F, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.

Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.

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« Maintenant, chez moi ! » dit M. Pandevin, qui après avoir donné son adresse, monta dans la voiture.

Et quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc soixante-quinze pour la course.

[19.. manuscrit] L’Infaillibilité §

Un prêtre perd la foi. Il veut aller à Rome convertir le pape à la science. Le pape est infaillible, grâce à son infaillibilité, il proclamera l’inanité de la religion. Il va à Rome. On l’arrête comme anarchiste.

[19.. manuscrit] L’Ami §

Justin Prérogue se lamente de n’avoir plus d’amis. Ils sont morts. Il chasse son amie et sculpte un ami à la semblance de David Joicart, puis grâce à un médium l’anime. Quel bon ami un poète en bois.

[19.. manuscrit] Un vol à l’Élysée §

M. d’Ormesan voit que l’amb[assade] d’Albanie a été volée dans un dîner à l’Elysée d’un diamant fameux, le Soleil de l’Épire, ayant appartenu au roi Pyrrhus. Il se charge de le retrouver et accuse le président. On le fait entrer comme valet à l’Elysée. Il retrouve le diamant dans les fèces présidentielles. On le félicite, il explique son système. Le président est économe, on ne fait pas trop de chaque plat. L’ambassadrice mange peu, le président beaucoup. Le diamant dans une monture antique s’en est détaché. Il est tombé dans l’assiette de l’ambassadrice. Il y avait de la brandade dont l’ambassadrice ne mange pas.

Comme il restait peu de brandade les valets avant de repasser le plat, y ont vidé l’assiette de l’ambassadrice. Le président s’est servi le premier. Il a mangé vite et a avalé le diamant. On décore d’Ormesan d’un ordre albanais. La République le décore aussi.

[19.. manuscrit] Un vol à la cour de Prusse §

L’horloge pneumatique de la place de l’Opéra marquait exactement 6h10. Je venais d’acheter Messidor que je parcourais, lorsque je sentis une main s’appuyer sur mon épaule.

Je me retournai vivement et reconnus le baron d’Ormesan. Il était sorti la veille de la prison de Fresnes.

« Ne voyez plus en moi qu’un détective, me dit-il. Je n’ai trouvé que ce moyen pour me réhabiliter. »

Incrédule, je le regardai en souriant :

« Tenez, lui dis-je, voici une affaire sensationnelle à élucider. »

Et je lui tendis mon journal sur la manchette duquel s’étalait : « Un vol à la cour de Prusse. »

Le baron d’Ormesan s’approcha d’une devanture éclairée et lut à haute voix et très lentement, comme pour approfondir le sens de chaque mot, cette nouvelle de la « Dernière heure » :

« Berlin, 3 heures de l’après-midi. Un vol audacieux a été commis hier soir, pendant le dîner offert par l’empereur pour fêter la réussite à l’opéra de Milan d’un nouvel ouvrage de sa composition. On félicita beaucoup l’impérial maestro. Les ambassades étaient au grand complet. Plusieurs santés avaient été portées dont l’une, fort remarquée, par l’ambassadeur de France. L’empereur se levait pour y répondre, lorsque le prince Tchermoff, ambassadeur de Russie, ayant fait un signe à sa femme, qui était assise à la droite de l’empereur, on vit la princesse qui n’osa point se lever, manifester la plus grande agitation. Avec une galanterie toute royale l’empereur qui était debout, sur le point de prononcer son discours, se pencha vers sa voisine pour lui demander quelle était la cause de son trouble. Sur la réponse de la princesse l’empereur se mit à chercher lui-même, sous la table. Des valets s’étant approchés il leur ordonna de rester à distance. L’ambassadrice de Russie se leva aussi et chercha sous la table avec l’empereur. Mais, celui-ci se devait à ses invités. Les recherches cessèrent. Elles furent reprises après le banquet, mais sans résultat. Cette affaire avait intrigué tous les convives. On connaît maintenant le mot de l’énigme. »

Un prêtre assez bien mis entra dans le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde. C’était un jeune abbé au visage pâle et à l’œil inquiet. Il était d’un blond tirant sur le roux, mais très clair cependant, et les cils étaient presque blancs. La peau était rose pâle avec quelques taches de rousseur. La bouche était un peu méprisante. L’œil était d’un vert à peine teinté. On reconnaissait facilement sans qu’il eût l’air d’un malade, qu’il était d’une santé délicate et un médecin à certains indices eût facilement diagnostiqué une maladie de cœur assez grave pour que le jeune prêtre qui se nommait l’abbé Louis Maricotte n’allât pas à la guerre. Il l’avait tenté cependant, car il y avait en lui un grand désir de sacrifice. Ses supérieurs le lui avaient du reste déconseillé car la paroisse de Saint-Estève à laquelle il était rattaché manquait de prêtres depuis la mobilisation. Les autorités militaires et médicales qui l’examinèrent à plusieurs reprises ne purent se décider à le déclarer apte au service, car il paraissait délicat ou pour mieux dire fragile, comme une tasse de porcelaine précieuse.

L’abbé Maricotte entra doucement dans le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde. Il entra doucement mais sans frapper, car dans son trouble il avait oublié de toquer à la porte. Il ne se souvint de ce détail de politesse élémentaire qu’au moment où étant entré il vit que le secrétaire de la rédaction le regardait droit avec un étonnement où il y avait de la colère.

« Je vous prie de m’excuser », déclara en pâlissant l’abbé Maricotte qui tenait à la main un rouleau de papier quadrillé noué d’une cordelette bleu pâle comme en emploient les confiseurs ; « j’ai négligé de frapper à votre porte. C’est un oubli. Je suis si peu accoutumé à fréquenter les salles de rédaction et je suis si troublé que vous voudrez bien, je l’espère, me pardonner ce manquement à l’usage.

  • — Asseyez-vous, monsieur », répondit le secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde, « reprenez vos esprits, je serai à vous dans un instant. Je termine un travail très urgent. »

Et tandis que l’abbé Maricotte s’asseyait sur une chaise de paille, le secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde se remit au travail.

Au bout d’un instant un employé passa sa tête par la porte entrebâillée disant : « M. Pierre Des Métives, le patron vous demande. » Le secrétaire de la rédaction se leva en poussant une sorte de grognement. C’était un homme d’une quarantaine d’années, maigre, au visage goguenard et sérieux à la fois comme l’ont assez souvent certains portraits du XVIIIe siècle, très brun, il n’était pas rasé de frais et portait un col évasé où sa pomme d’Adam remuait librement comme une souris blanche. Il portait un vêtement très propre et très usé, d’une couleur indéfinissable. Il rangea quelques papiers et sans jeter même un coup d’oeil à l’abbé Maricotte il sortit de la pièce.

Le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde était une pièce haute de plafond, mais d’une grandeur assez médiocre. Sa longueur de la porte à la fenêtre était de plus du double < de > sa largeur. Près de la porte s’étageaient plusieurs sacs faits dans de vieux rideaux. Par terre il y avait des croûtes de pain qui séchaient. À droite de la porte et servant d’appui à ces sacs se trouvait un grand casier où se trouvaient les cases particulières de chaque collaborateur dont on pouvait lire le nom écrit en belle bâtarde, plus loin contre les murs il y avait encore de ces sacs et une grande table sur laquelle traînaient des livres et dans un journal ouvert des rogatons de viande cuite. La cheminée était auprès, sur le marbre de laquelle un casier qui allait jusqu’au plafond contenait la collection des dix années du Spectateur des cinq parties du monde. Devant la fenêtre se trouvaient deux tables accolées par leur côté le plus large. Le secrétaire de la rédaction occupait la place où le jour arrivait de gauche et il y avait en face une place inoccupée.

Un homme entra sans frapper et vint s’asseoir à la place en face de celle que le secrétaire de la rédaction avait laissée libre pour se rendre à l’appel du « patron ».

[19.. manuscrit] Le Roi Lune §

Il y a de cela douze ans je parcourais l’Allemagne. J’étais à Munich par un mois de mars presque printanier. Je ne sais si les sentiments des Bavarois se sont modifiés, mais à l’époque dont je parle, ils détestaient beaucoup plus les Prussiens qu’on ne fait ici et plusieurs fois j’entendis exprimer les opinions les plus flatteuses et les plus sensées pour la France. Un jour j’étais à la Brasserie royale, dans la salle du rez-de-chaussée. Il y avait là une foule de Bavarois appartenant à diverses catégories sociales, mal vêtus, élégants, des militaires, des facteurs, des étrangers. La table devant laquelle je m’assis était poisseuse. Le vacarme, bruit des voix et cruches choquées, était dominé parfois par un son de cloche annonçant qu’un nouveau tonneau allait être mis en perce et observant mon voisin je me convainquis que c’était le plus grand mangeur que j’ai jamais rencontré. Il avait apporté un grand paquet qu’il défit, il en tira une douzaine d’œufs frais qu’il goba et l’oie rôtie qu’il découpa ensuite était d’un volume extraordinaire. Mon voisin la dévora lentement et consciencieusement, jetant les os sous la table. Alors il respira et but quelques litres de bière, après quoi se tournant vers moi qui le regardais avec stupéfaction, il m’adressa la parole et voyant que j’avais à la main un guide de la Pinacothèque, il développa ses théories sur l’art qu’il soutenait par des citations de Wackelmann et discourant sur l’art son sujet l’amena à me parler de la France qu’il admirait par-dessus tout : « Ah ! si notre roi Louis, notre premier roi fou, ajouta-t-il, n’avait point disparu ! Il aimait la France, et savait ce qu’elle vaut. Mal conseillé, il ne comprit pas tout d’abord que l’intérêt des Bavarois était d’être avec elle. Puis ce fut trop tard. Et quand il comprit tout, on le fit disparaître, disparaître vous dis-je. Car je ne peux pas croire qu’il soit mort, notre roi artiste aux jolis gestes, et l’histoire du lac est une légende poétique inventée à plaisir pour flatter l’imagination rêveuse de nos populations. »

Je quittai bientôt ce prodigieux gastronome et ne pensai plus à ses propos. C’était, il y a dix ans, une opinion assez répandue en Bavière que Louis II, le roi lunatique aux châteaux de féerie, n’était point mort.

Un matin vers 5 heures je partis à pied pour visiter les environs de Munich. Il faisait beau, le temps était frais. Je ne me souviens plus de la direction que je pris. Je marchai longtemps d’un pas allègre et ne m’arrêtai qu’un quart d’heure à midi pour déjeuner dans une auberge et quand je la quittai je pris un chemin qui sur l’indication de l’hôte devait me mener rapidement à l’endroit où je voulais passer la nuit. Mais il m’avait trompé ou bien en cours de route je pris un mauvais chemin à quelque carrefour. Et vers 5 heures n’ayant rencontré ni village ni maison je vis que la route où je m’étais engagé m’avait mené dans une épaisse forêt. Le jour avait décliné aussi et bientôt je marchai dans une obscurité complète. Je ne sais plus de quelles essences était composée cette forêt. Mais les arbres y étaient feuillus. Bientôt le chemin que je suivais devint un sentier et avant que j’eusse eu l’idée de revenir sur mes pas, le sentier lui-même avait disparu. J’essayai en vain de le retrouver et j’errai ainsi longtemps dans cette sombre forêt. J’aurais bien tenté de me rendre compte du lieu où je me trouvais en consultant à < la > lueur des allumettes la carte que j’avais emportée, mais, nouvelle déconvenue, ma carte avait disparu, je l’avais oubliée à l’auberge où j’avais déjeuné. Je ne me désespérai point cependant et continuai d’errer dans la forêt, sachant bien cependant que j’y devais tourner en cercle comme font les égarés de ma sorte. Mais l’espoir me soutenait et je tournai ainsi m’arrêtant parfois pour enflammer une allumette et regarder ma montre. Il était environ 8 heures lorsque tout à coup il me sembla apercevoir une faible lueur mais assez grande au loin entre les troncs d’arbres. On eût dit une fenêtre éclairée. Le cœur me battit très fort et je m’engageai dans la direction de la lumière, je la perdis plusieurs fois quand les arbres me la cachaient mais je souhaitais tant l’atteindre que je la retrouvais toujours. Elle grandissait à peine et quand je l’atteignis je vis devant moi un roc abrupt et broussailleux au pied duquel s’ouvrait l’entrée d’une caverne et auprès était une pierre plate qui devait s’adapter parfaitement à cette entrée de telle façon qu’on < ne > la vît plus. C’est de là que venait la lumière. À l’intérieur on voyait une porte qui était ouverte. Je criai. J’appelai au secours mais personne ne me répondit. Je m’engageai résolument dans la caverne pensant qu’elle devait être occupée par une bande de malfaiteurs. Mais le peu d’argent que j’avais sur moi les contenterait sans doute, et ils m’indiqueraient mon chemin. J’entrai. Je suivis un long couloir éclairé par une ampoule électrique et dont les parois étaient de bois précieux et bientôt s’élargissant le couloir me mena à une salle où deux grands vieillards vêtus de noir, en culotte courte et portant au cou une chaîne d’argent dormaient côte à côte assis sur des banquettes. Je les réveillai, ils me regardèrent avec stupéfaction. Je leur racontai mon aventure. Ils parlèrent un moment entre eux à voix basse mais avec animation, puis l’un d’eux s’en alla. Il revint avec un vieillard magnifiquement vêtu qui m’interrogea et sur mes réponses, il me dit que je pouvais passer la nuit dans le lieu où je me trouvais et me priait seulement de ne pas raconter avant dix ans ce qui m’était arrivé dans cette forêt. Je le promis et il me fit parcourir des salles magnifiques sans fenêtres où l’air à ce que j’ai pensé pénétrait par des trous pratiqués au plafond, sortes de cheminées creusées sans doute dans le roc. Dans ces salles veillaient des hommes vêtus comme les personnages de Lohengrin ou de la Tétralogie. Je me trouvais ainsi en plein roman de chevalerie dans une époque où se mêlaient à la courtoisie et au merveilleux celtique la mythologie et la barbarie germanique formant dans l’ensemble une sorte de Moyen Âge de convention, poétique et mystérieux.

J’arrivai ainsi à une grand-salle où se tenait une cour dont le prince devait n’être plus tout jeune bien qu’il le parût. Il était mince avec les yeux profonds, immobiles, brillants et égarés des lunatiques, ses mains remuaient en chironomie, chacun de ses gestes étaient féminins, il avait des attitudes de jeune fille. Ce vieillard aux grâces d’adolescente me rappela sur-le-champ des portraits que j’avais vus du roi Louis II. Cependant on me présenta à ce personnage sans me dire à qui j’avais affaire. Il m’accueillit avec bonté sans paraître le moins du monde curieux de choses qui me concernaient ni des nouvelles fraîches que je pouvais apporter du dehors. Une immense table en fer à cheval occupait la salle ou plutôt la halle souterraine où nous nous trouvions. N’eût été la riche décoration des murailles et le raffinement avec lequel la table était ornée on se serait cru dans une des grandes brasseries de Munich. Cependant toute cette cour composée de personnages vêtus comme je l’ai dit parlait à voix basse. Il y avait là quelques personnages qui me parurent extrêmement anciens.

[19.. manuscrit] Héloïse ou Dieu même.
Chapitre premier §

Un prêtre assez bien mis entra dans le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde. C’était un jeune abbé au visage pâle et à l’œil inquiet. Il était d’un blond tirant sur le roux, mais très clair cependant, et les cils étaient presque blancs. La peau était rose pâle avec quelques taches de rousseur. La bouche était un peu méprisante. L’œil était d’un vert à peine teinté. On reconnaissait facilement sans qu’il eût l’air d’un malade, qu’il était d’une santé délicate et un médecin à certains indices eût facilement diagnostiqué une maladie de cœur assez grave pour que le jeune prêtre qui se nommait l’abbé Louis Maricotte n’allât pas à la guerre. Il l’avait tenté cependant, car il y avait en lui un grand désir de sacrifice. Ses supérieurs le lui avaient du reste déconseillé car la paroisse de Saint-Estève à laquelle il était rattaché manquait de prêtres depuis la mobilisation. Les autorités militaires et médicales qui l’examinèrent à plusieurs reprises ne purent se décider à le déclarer apte au service, car il paraissait délicat ou pour mieux dire fragile, comme une tasse de porcelaine précieuse.

L’abbé Maricotte entra doucement dans le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde. Il entra doucement mais sans frapper, car dans son trouble il avait oublié de toquer à la porte. Il ne se souvint de ce détail de politesse élémentaire qu’au moment où étant entré il vit que le secrétaire de la rédaction le regardait droit avec un étonnement où il y avait de la colère.

« Je vous prie de m’excuser », déclara en pâlissant l’abbé Maricotte qui tenait à la main un rouleau de papier quadrillé noué d’une cordelette bleu pâle comme en emploient les confiseurs ; « j’ai négligé de frapper à votre porte. C’est un oubli. Je suis si peu accoutumé à fréquenter les salles de rédaction et je suis si troublé que vous voudrez bien, je l’espère, me pardonner ce manquement à l’usage.

  • — Asseyez-vous, monsieur », répondit le secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde, « reprenez vos esprits, je serai à vous dans un instant. Je termine un travail très urgent. »

Et tandis que l’abbé Maricotte s’asseyait sur une chaise de paille, le secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde se remit au travail.

Au bout d’un instant un employé passa sa tête par la porte entrebâillée disant : « M. Pierre Des Métives, le patron vous demande. » Le secrétaire de la rédaction se leva en poussant une sorte de grognement. C’était un homme d’une quarantaine d’années, maigre, au visage goguenard et sérieux à la fois comme l’ont assez souvent certains portraits du XVIIIe siècle, très brun, il n’était pas rasé de frais et portait un col évasé où sa pomme d’Adam remuait librement comme une souris blanche. Il portait un vêtement très propre et très usé, d’une couleur indéfinissable. Il rangea quelques papiers et sans jeter même un coup d’oeil à l’abbé Maricotte il sortit de la pièce.

Le bureau du secrétaire de la rédaction du Spectateur des cinq parties du monde était une pièce haute de plafond, mais d’une grandeur assez médiocre. Sa longueur de la porte à la fenêtre était de plus du double < de > sa largeur. Près de la porte s’étageaient plusieurs sacs faits dans de vieux rideaux. Par terre il y avait des croûtes de pain qui séchaient. À droite de la porte et servant d’appui à ces sacs se trouvait un grand casier où se trouvaient les cases particulières de chaque collaborateur dont on pouvait lire le nom écrit en belle bâtarde, plus loin contre les murs il y avait encore de ces sacs et une grande table sur laquelle traînaient des livres et dans un journal ouvert des rogatons de viande cuite. La cheminée était auprès, sur le marbre de laquelle un casier qui allait jusqu’au plafond contenait la collection des dix années du Spectateur des cinq parties du monde. Devant la fenêtre se trouvaient deux tables accolées par leur côté le plus large. Le secrétaire de la rédaction occupait la place où le jour arrivait de gauche et il y avait en face une place inoccupée.

Un homme entra sans frapper et vint s’asseoir à la place en face de celle que le secrétaire de la rédaction avait laissée libre pour se rendre à l’appel du « patron ».

[19.. manuscrit] L’Abbé Maricotte11 §

Chapitre premier §

L’abbé Maricotte vient au Spectateur des cinq parties du monde pour y offrir un long travail sur l’amour divin. Son entrée dans le bureau. Portrait de l’abbé Maricotte. Le secrétaire de la rédaction Pierre des Métives. Les bureaux des revues à Paris.

Un poète ; installation du poète qui écrit et se remplit les poches de livres et revues. L’abbé Maricotte attire l’attention sur son cas. Il apporte un travail de pure mystique, non de théologie. Il adresse au secrétaire de la rédaction des questions sur les matières qui sont traitées dans les revues. Il demande s’il n’y a pas de mystiques dans la maison. Il admire les matières qui encombrent le bureau, croûtes, viandes pour chiens et chats. Sa manière de saisir une puce et de la jeter par la fenêtre lui attire le respect du secrétaire. Il écoute ses explications, il se signe. Il fait oraison tandis que le secrétaire et le poète en viennent aux mains parce que le dernier dérobe un ouvrage. Le secrétaire demande à l’abbé son manuscrit ; celui-ci lui tend un travail sur l’amour divin. Description du manuscrit. Les différents travaux du prêtre, sa bibliographie, sa visite au spectacle en civil, la dévote qui l’appelle M. le Comte et se trompe aussi disant M. l’Abbé. Il est travailleur, sans superstition ; sigillographie. Arrivée du rédacteur de la rubrique des sciences occultes, Homebrefort, sa description, son accent. L’abbé descend avec lui. Description de la rue. Il regarde aussi les femmes. Ils parlent de mysticisme, d’hérésies, de dépopulation. Il y a des hérésies florissantes i qui sont ignorées, manichéisme ou néo-malthusianisme. Ils deviennent amis. Son travail ayant paru, il est invité chez Mme Hadaméève dont l’amant est espagnol. Ayant dit quelque chose de flatteur à tous ceux qui sont là, il en a pour un mois à ne pouvoir suffire aux invitations, thé chez la duchesse de Bordighera, déjeuners, dîners, thés. Il veut voir mysticisme déborder et ne peut s’empêcher de regarder les femmes. Il remarque qu’on s’intéresse aux sciences occultes qu’il réprouve et déblatère contre elles. Il fait la connaissance d’un officier, Sormisaine, qui croit à l’incarnation perpétuelle. Il fait la connaissance de don Juans tels que M. de Vair, le marquis des Étangs et le comte Goursaint. L’abbé Maricotte est content du monde et le monde est encore plus content que lui.

Chapitre II §

L’abbé Maricotte va prendre le train pour aller voir l’officier Sormisaine qui lui a dit demeurer à Chatou. Il laisse chez lui Homebrefort qui se charge de mettre de l’ordre. L’auteur s’excuse de ne mettre en scène que des personnages qui n’ont pas été à la guerre. Description de l’intérieur de l’abbé Maricotte ; ateliers dans la cour. L’abbé Maricotte voyage dans le train ; il parle avec un voyageur. Arrivé, il demande où est la villa Lambert. Après une demi-heure de marche l’abbé Maricotte arrive enfin. Description du fieu, joie de Sormisaine voyant venir une visite quelconque, puis reconnaissant l’abbé Maricotte. Portrait de Sormisaine qui aime la poésie du xviie siècle, fait des vers, s’intéresse aux contemplatifs et suscite des apparitions ; pour vivre, agence de lettres. Sa femme est insignifiante, caractère impatientant de certaines femmes dont on voudrait savoir quelque chose et qui cachent tout d’elles-mêmes, on ne sait si elles sont sérieuses ou non. Maricotte trouve que l’habitude de la confession donne du caractère aux gens. Ceux qui ne se confessent pas s’ignorent eux-mêmes. Les petits Sormisaine sont à la fois mystiques et mystérieux comme père et mère. Invitation à dîner.

Manières cérémonieuses de cette famille anglomane où l’homme se met en habit pour dîner et la femme en décolleté.

Trio de louanges données sans restrictions à tous les actes du pays, mais avec doléances sur les hommes politiques. Recrudescence de compliments mutuels. La salle à manger. L’abbé Maricotte essaie d’amener la conversation sur les incarnations divines, mais Sormisaine tient surtout à faire briller l’instruction de ses héritiers. Après le dîner, ces messieurs vont au fumoir, l’abbé Maricotte qui ne fume pas écoute les propos épistolaires (agence) de son hôte et essaie d’amener la conversation sur l’incarnation divine. Mme Sormisaine vient avec un visiteur, un soldat, Jean Mastevin, permissionnaire singulier qui se mêle à la conversation et raconte qu’en cassant pierre dans tranchée il a eu sensation que Dieu s’était incarné dans la pierre et souffrait. La Rédemption s’étendant au règne minéral après avoir été pour le règne animal. L’abbé Maricotte est très troublé, il voudrait avoir cette pierre, il en propose quarante francs. Mme Sormisaine craint que les trois hommes ne soient fous, elle ramène la conversation sur des sujets plus mondains. Tout le monde au moment du départ. L’abbé Maricotte promet de revenir, le soldat promet de rechercher la pierre. Dans le train, l’abbé Maricotte rêve à une incarnation divine et regarde avec concupiscence sa voisine.

Chapitre III §

Heureuse disposition d’esprit de Jean Mastevin en s’éloignant de chez les Sormisaine. Il frappe à la porte de Pierre des Métives qui le laisse entrer. Description du heu, chiens, chats, la chèvre, l’oie. Pierre des Métives se remet au travail. Jean Mastevin adresse long discours aux bêtes. Pierre des Métives s’aperçoit que Jean Mastevin est ivre. Il le jette à la porte. Celui-ci repart le lendemain. Le front ; il arrive la veille du retour au repos. Il emporte la pierre et la confie à un permissionnaire qui va à Paris. Le permissionnaire Louis Verdelet, qui est du Nord, avait vu sa permission très avancée à cause d’une attaque. Conversations de Verdelet. Ils partagent les quarante francs. Il prend la pierre divine et part. Elle s’alourdit. Verdelet se jette dans les premiers chemins venus, pluie battante, fondrières, Verdelet tombe ; reproches et menaces à la pierre : une pierre, c’est féminin et ne doit pas résister ; soumission modeste de la pierre. Un chien aboie, bon présage. Un obus éclate au loin. Il arrive à un village juste à l’heure du train, il le prend avec sa pierre.

Chapitre IV §

Le sculpteur Pardiman, éprouvé par la guerre où il ne peut aller, n’a plus de travail, travaillant pour la Russie. Description du sculpteur, description de son art, description de son atelier. Pardiman vit quelque temps en envoyant des paquets en Amérique, en Hollande, en Scandinavie ; comme il y en a toujours de perdus à cause des torpillages, il touche l’indemnité. Il a été prévoyant et a commencé l’envoi de ces paquets dès les débuts de la guerre sous-marine ; puis on a commencé à le voir d’un mauvais œil ou il se l’est imaginé et n’a plus osé envoyer de paquets. Alors il se procure costume militaire et tâche de connaître nom de marraines et nom du filleul et arrive à l’improviste. Il a ainsi l’adresse d’une dame dont le filleul ne doit arriver que dans une quinzaine, Mlle Nicole Dormégnie. La famille de Mlle Dormégnie, son père médaillé au Salon, la fille a des amants et aime les femmes. Elle est jolie, pas de poitrine. A un amant sérieux. Elle peint. A pris un filleul, Louis Verdelet, dans annonces. Ne l’a pas encore vu. Le sculpteur Pardiman arrive muni de tous ces renseignements. Il est bien reçu. La jeune fille le fait déjeuner. Explications de Pardiman, récits de guerre. Nicole le croyait plus jeune. Il couchera dans l’atelier. Il donne des renseignements sur sa famille qui ne cadrent pas tout à fait avec ceux des lettres. Finalement, Nicole propose de faire son portrait pour passer le temps. Le soir, elle l’emmène dîner, puis au cinéma. Elle rentre chez son père, lui couche dans l’atelier.

Le lendemain, Nicole revient décidée à envoyer son filleul à l’hôtel et à lui fournir de l’argent pour vivre gaiement durant sa permission. Néanmoins elle veut achever le portrait. Elle vient de bonne heure à l’atelier et travaille, puis dresse le couvert. La concierge a fait la cuisine. Déjeuner. On frappe. C’est le vrai Louis Verdelet avec sa pierre. La scène est tragique. Nicole montre Pardiman à Verdelet qui prouve son identité. Effondrement de Pardiman, mais il se ressaisit et prouve son identité de sculpteur médaillé. Il explique son cas. Nicole promet de lui trouver des commandes et des leçons. Pardiman propose de faire dans la pierre le portrait de Nicole, pour quelle chose il se sent inspiré. Nicole pose en regardant Verdelet qui aussitôt est heureux. C’est un joli garçon. Nicole après la séance donne quelque argent à Pardiman pour qu’il remette la suite des séances à après permission Verdelet. Mais celui-ci déclare qu’il emportera la pierre. Pardiman est navré. Verdelet a promis la pierre à quelqu’un qui habite la même maison et qui doit lui remettre quarante francs. « J’ai une pierre de même qualité chez moi, dit Pardiman, je l’apporterai demain. — Ça va », dit Verdelet. Le portrait est esquissé. Personne ne s’aperçoit qu’il a grandi. Pardiman prend congé jusqu’au départ de Verdelet. Il déposera le lendemain chez la concierge la pierre qui doit tenir lieu de celle que Verdelet a apportée. Épreuves et surprises d’une permission : Verdelet est galant, Nicole est maternelle. Pendant ce temps la pierre grandit. Nicole ne rentre pas chez son père. Le lendemain, c’est elle qui prend chez le concierge la pierre de 2 kilos que Pardiman y a déposée.

Sortie du filleul et de la marraine. Rencontre d’un convoi funèbre au détour d’une rue. Verdelet y voit un présage favorable. Grandes méditations au bord de la Seine. Images diverses de Paris en guerre. Nicole ne rentre pas le soir chez son père. La pierre sculptée grandit.

Le lendemain matin, Verdemet va porter la pierre de Pardiman à l’abbé Maricotte qui tout heureux lui donne soixante francs au lieu de quarante. Il interroge Verdelet au sujet de la pierre. Verdelet ne peut pas lui répondre. Il prend congé. L’abbé Maricotte s’hypnotise dans la contemplation de la pierre qui ne lui paraît pas singulière. Réflexions personnelles qui donnent à l’auteur l’occasion d’exposer tout le passé de son héros presque endormi. Naissance. Première enfance, premiers traits de caractère, éducation au petit séminaire, éducation à la maison. Admission au grand séminaire, prêtrise. Comment la fortune paternelle le mettant à l’abri du besoin, il peut concilier la religion et l’érudition. L’abbé Maricotte après s’être endormi se réveille et ce sommeil lui paraît révélateur du manque de vertus de la pierre. Il va la déposer au jardin du Luxembourg en pensant que Mastevin s’est moqué de lui, mais il ne regrette pas ses soixante francs qui l’ont délivré de la hantise de cette pierre.

La permission de Verdelet continue. Nicole ne rentre pas chez son père. La pierre a grandi presque à être de taille humaine. Nicole accompagne Verdelet à la gare de l’Est et, quand il est parti, elle se promet de ne pas lui écrire, non qu’il ne soit un personnage qui a ses avantages, mais Nicole décide que dorénavant elle n’aura affaire qu’à des hommes de son espèce, car elle sent qu’elle a perdu du temps et que Verdelet et elle au fond ne sont pas faits l’un pour l’autre.

Chapitre VI §

Le sculpteur Pardiman vient achever le portrait de Nicole Dormégnie. Leurs discours sur la vie et l’art, la fable de Léonard sur le vin dans une belle tasse sur le point de devenir de l’urine, le Français est habile à concevoir le progrès, mais il ne tient point à en profiter. La statue s’achève. L’abbé Maricotte passe devant l’atelier porte ouverte et admire la statue, elle ressemble à l’idéal qu’il s’est fait de la beauté. Nicole Dormégnie trouve qu’elle est son portrait frappant, son propre idéal. Pardiman trouve qu’il a fait son propre portrait et il trouve aussi que c’est le portrait de Nicole et l’idéal de toute beauté. Il sent qu’il y a quelque chose d’extraordinaire en cela et il a conscience de Dieu.

L’abbé Maricotte retourne au jardin du Luxembourg chercher la pierre qu’il y avait déposée, il l’apporte à Par-diman, qui, avec son modèle, est en extase devant la statue.

L’abbé Maricotte dit l’histoire de la pierre qu’il apporte. Pardiman reconnaît la pierre et comprend qu’il a sculpté la pierre divine. Amertume de cet artiste qui pour vivre va donner des leçons.

Sormisaine et Homebrefort vont chez l’abbé Maricotte. On parle des incarnations divines et Maricotte parle de la pierre. Sormisaine et Homebrefort le plaignent d’avoir un idéal aussi élevé. Moïse a vu Dieu en face-à-face. Sormisaine croit que les incarnations du mal ne sont pas plus dangereuses pour celui qu’elles affectent immédiatement que l’incarnation du souverain bien. La vie des grands saints est pleine de troubles et de douleurs ; quant à l’après-vie, qui en sait quelque chose ? Homebrefort dit que si Dieu doit se manifester de nouveau, il y a des chances pour qu’il prenne figure de femme, car la femme est encore impure et que, malgré la rédemption, elle ne semble pas y avoir participé dans la même mesure où l’homme en a bénéficié. À ce moment, Pierre des Métives vient chez l’abbé Maricotte pour demander s’il veut bien dire une messe pour le repos de l’âme d’un jeune poète mort à la guerre qu’il estimait cju’il était pieux, amer, et n’a peut-être pas eu les secours de la religion. L’abbé Maricotte accepte. Pierre se mêle à la conversation. Il s’étonne que l’auteur d’un travail sur l’amour divin n’ait pas par la prière la plus fervente et la contemplation essayé d’atteindre son but qui est de voir Dieu se manifester à lui pour en être aimé. Il parle de ses animaux. Et part après avoir souhaité à l’abbé Maricotte la ferveur nécessaire à l’accomplissement de ses souhaits. Homebrefort souhaite à l’abbé Maricotte que Dieu soit fort amoureux de lui et Sormisaine qui croit à l’incarnation perpétuelle croit bien que la pierre du soldat Mastevin apportée par le permissionnaire Verdelet manifestera sa divinité avant peu et il plaint l’abbé Maricotte de la destinée éclatante et terrible que le ciel lui a réservée. Ils partent. L’abbé Maricotte se met en prière.

Chapitre VII §

Dans une église solitaire. L’abbé Maricotte élève son âme à Dieu ; il approfondit l’amour divin, il appelle Dieu de toutes les forces de son amour en même temps qu’il souhaite le plus fortement du monde capter Dieu ; sa foi défaille et il a l’illusion d’être plus puissant que Dieu et il appelle à trois reprises Dieu.

Aussitôt la porte s’ouvre et Dieu le père tenant devant soi la croix sur laquelle pend le crucifié adorable et la colombe apparaissent dans une lumière éblouissante comme la transfiguration du Thabor et l’abbé Maricotte se jette à plat ventre en adoration. « Que veux-tu ? » demande l’adorable Trinité. Il répond : « L’amour divin, mon idéal. » Et aussitôt une infinie douceur se répand en lui et la Trinité s’apaise. Il ne reste que le Christ et la colombe et une voix ineffable dit : « Tu es mon amant bien aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances. » À ce moment, le Christ de chair disparaît et il ne reste plus que la colombe et la voix : « L’amour divin te pénétrera à un point que le péché même ne serait pas plus passionné. »

L’abbé Maricotte se sent à ce moment un pouvoir inouï, il est le maître du monde, il peut tout demander ; mais son humilité de prêtre le tient en adoration sans que sa bouche puisse prier. À ce moment, on frappe sur son épaule et le sacristain lui dit qu’une dame qui est là voudrait se confesser à lui. Il regarde et reconnaît cette Statue qui lui parut son idéal, elle est chair et semble bien vivante, elle est bien vêtue. « Il n’y a pas d’autre prêtre à l’église », dit le bedeau. Il va à un confessionnal. La dame s’approche et lui dit : « Vous êtes l’abbé Maricotte, je vous connais depuis longtemps, je n’ai pas osé vous avouer mon amour, j’en profite aujourd hui. » L’abbé Maricotte est très ému, et la supplie de se confesser, si elle le veut, et de ne pas lui parler d’amour.

Elle dit : « Je vous aime, ne m’abandonnez pas ; si vous ne m’aimez pas, du moins tentez sur moi votre ministère et convertissez-moi. »

Il l’interroge. Elle est seule, elle raconte son histoire, actrice ou virtuose, fortune, indépendante, habite avenue Henri-Martin. Il se dit : « Ce n’est pas Dieu, non, elle a une histoire, et cependant elle ressemble à cet idéal. » Elle lui balbutie son adresse et s’en va toute belle.

L’abbé Maricotte passe une nuit délicieuse comme seuls les athées peuvent passer, calme avec un sentiment de puissance unique qu’il ne peut définir. Le lendemain, enquête. La dame, Héloïse Surbie, a dit vrai. En rentrant, Nicole et Pardiman dans tous leurs états. La statue n’y est plus. Nicole dit : « On l’a volée. » Maricotte parle avec eux. Mais Pardiman dit l’histoire de la pierre divine et l’abbé Maricotte a une terreur et il promet de se séparer de Dieu, dont l’amitié est une chose si inouïe que la nature humaine ne saurait peut-être supporter.

Chapitre VIII §

Avenue et aspect extérieur de l’habitation d’Héloïse Surbie. Portrait d’Héloïse. L’abbé Maricotte est introduit. Il se sent d’abord intimidé et balbutie quelque temps en y mettant aussi un peu d’intention. Puis il compose assez bien sa personne et ses discours pour être souffert et même pour se faire écouter. Bientôt il amène l’occasion de nommer Dieu et de dire qu’il s’en est occupé, à quel propos, à propos de la gloire de son pays, mais encore il écrit un traité de l’amour divin. Héloïse se révèle : elle plaide son amour contre Dieu. Est trop pur pour savoir profiter de l’occasion. Il se demande ce qu’il doit faire et comment il sauvera une âme qui lui a été donnée. Héloïse parle de l’amour et explique comment le sien dépasse en violence tout ce qui a été imaginé jusque-là. L’abbé Maricotte au comble du bonheur se dit qu’il consultera M. Homebrefort. Après quoi, il prend congé. Le premier baiser qui trouble profondément l’abbé Maricotte. Il s’en va.

Chapitre IX §

L’abbé Maricotte résiste terriblement à l’amour d’Héloïse Surbie. Elle lui affirme qu’elle est femme. Il la croit et la désire, mais en même temps il a pour elle un sentiment qui confine au culte de latrie dont il ne peut se défendre et il est à tout instant tenté de se mettre à genoux et de l’adorer. Le matin à la messe il connaît une sorte d’orgueil extraordinaire au moment de la consécration, car il lui semble qu’il n’est pas seulement maître de Dieu dans le pain eucharistique, mais encore dans la vie. Et il se laisse entraîner à l’amour, mais sans fléchir au point de vue sexuel. Héloïse, pendant ce temps, lui étale son incroyance, toutes les religions sont bonnes pour tenir la foule dans une morale qui permette la vie en commun, la religion chrétienne, et surtout catholique, est celle qui favorise le plus la vie normale, elle ne comporte pas d’excès, mais une morale droite et simple qui s’adapte aux habitudes de toutes les nations et aux climats. Elle l’engage à profiter de la vie et elle s’offre en quelque sorte, montrant les avantages mondains que l’un et l’autre pourraient tirer d’une situation où l’amour le plus parfait restant secret permettrait la liberté la plus grande ; car elle aurait confiance en un prêtre, son caractère sacré étant une garantie de fidélité ; et lui, que sans aucun doute la chair tourmente, serait désormais tranquille avec une maîtresse qui l’aimerait.

Colère de l’abbé Maricotte contre la tentatrice, mais peu à peu le caractère divin d’Héloïse ressort et il tombe à genoux en adorateur, tandis qu’elle le chasse, riant, se moquant de lui, disant que puisqu’il méprise son amour, elle s’amusera comme elle voudra et qu’elle est bien sotte de se rendre malheureuse pour un aussi ridicule personnage. Puis elle va faire sa toilette et l’abbé Maricotte s’en va.

Chapitre X §

L’abbé Maricotte erre de sa paroisse au Luxembourg. Il s’arrête auprès des brocanteurs. Il pense à Héloïse Surbie et prie Dieu sans pouvoir cesser de penser à elle. C’est elle qu’il adore et il se dit qu’elle est Dieu lui-même. Puis il s’effraie de ses singulières idées. Il va se confesser à son confesseur ordinaire, qui lui ordonne de ne plus voir cette femme et se moque de ses idées touchant les incarnations divines. Il l’engage à ne plus se laisser aller à des idées qui pourraient l’induire en hérésie.

Il voit passer Héloïse Surbie dans une automobile avec plusieurs jeunes gens chic, dont un aviateur. Il se sent une grande pitié pour elle. Il la connaît. C’est une simple femme et il la laisse se perdre. Il n’en a pas le droit. Il y a là une âme à sauver, âme d’autant plus intéressante qu’il a pu la confondre un instant avec Dieu lui-même.

À ce moment, il rencontre l’occultiste Homebrefort, qui l’invite à diner. L’abbé Maricotte va se mettre en civil. Ils vont dans un restaurant des boulevards. À la fin du dîner, il y a une alerte. Ils se rencontrent dans une cave avec plusieurs personnes et l’on parle de la peur. Chacun dit quand il a eu peur. Histoire du chat toujours vivant. L’abbé Maricotte s’avoue craintif ; sa crainte la plus forte, faite d’amour et de terreur, il ne l’a éprouvée qu’un jour qu’il a cru voir Dieu en face. Un Russe qui se trouve là explique quelle est la différence entre la Russie et l’Occident : ici on peut croire que l’homme vient du singe, là-bas on est sûr qu’il vient de Dieu. Et l’abbé Maricotte s’étonne qu’on puisse croire en Russie à des choses aussi fausses sur la France, ce que croit la France, quelle est sa foi. Mais le Russe parle des incarnations qui ont lieu en Russie. L’abbé Maricotte l’écoute avidement. Il est sur le point de lui raconter l’histoire de la pierre. Mais il se souvient des conseils de son confesseur et il renie sa propre foi et nie toutes ces incarnations.

Chapitre XI §

L’abbé Maricotte va vers quatre heures chez Héloïse dans l’intention de la convertir.

Il s’arrête en route et médite sur sa propre âme. Il est calme, il a renoncé à tout mysticisme. Il n’est qu’un catholique soumis.

Il se compare à un de ces puissants tramways que les rails et le wattman mènent. Le pape et les commandements sont tout cela. Mais il faut convertir Héloïse.

Il arrive. Il y a là beaucoup de monde. Conversations bigarrées, littérature. On parle d’art et de choses d’avant-garde. Héloïse Surbie a été visiter l’atelier du sculpteur Sormisaine qui depuis la guerre a trouvé sa voie et a renoncé à l’art académique. Tout le monde rit parce qu’en la voyant il s’est mis à genoux et l’a adorée, mais n’a pas voulu dire pourquoi. Description d’une statue d’avant-garde. On passe à la description d’un tableau, puis à celle d’un poème. Légitimité de ces choses. Il y a dans la nature tant de choses qui nous échappent. Les lois qui régissent ces arts nouveaux sont aussi légitimes que les autres.

Héloïse Surbie fait un tableau de choses qui nous échappent et qui sont. Il faut, dit-elle, douter de tout ce qui est humain, mais croire qu’il y a des choses bien plus mystérieuses que l’homme ne peut imaginer. Elle terrifie les assistants par mille hypothèses épouvantables et raisonnables et dit que l’amour n’a jamais été étudié scientifiquement, l’amour sexuel dont l’étude ferait avancer l’humanité extraordinairement. On n’a rien inventé dans cet ordre. Langage cynique d’Héloïse. L’abbé Maricotte est épouvanté.

Chapitre XII §

L’abbé Maricotte revient le lendemain matin. Il supplie Héloïse au nom de son amour de se convertir. Elle s’appelle Héloïse et ne veut pas jouer les Héloïse et Abailard. Elle lui dénombre ses plaisirs, les hommes qu’elle a eus. Portrait de ses amants, de ses maîtresses. Terreur de l’abbé Maricotte. L’amour physique, voilà la seule chose qui vaut.

Puis l’abbé Maricotte la supplie encore au nom de l’amour qu’elle a eu pour lui.

Elle refuse, se rit de lui et finalement elle lui dit que lui seul aurait pu l’arracher à sa vie dissipée.

Mais il a fait vœu de chasteté. « Qu’importe, dit-elle, vous m’aimiez. Que serait-ce de perdre votre âme pour sauver la mienne et vous m’épouseriez. »

L’abbé Maricotte entend cette phrase. Dieu même lui parle. Se damnera-t-il pour l’amour de Dieu ? Oui, il ne marchandera pas. Il faut que Dieu soit sauvé. Il regarde Héloïse avec haine, horreur, mais annonce que le soir même il jettera son froc aux orties.

Puis à genoux devant Héloïse il laisse monter une éloquente et tendre oraison.

Chapitre XIII §

Mariage d’Héloïse et de l’abbé Maricotte. Une tendre union. Il est devenu anticlérical. Il rencontre deux mutilés, Jean Mastevin et Louis Verdelet. Il se moque de l’histoire de la pierre. La guerre dure toujours. Maricotte est devenu un grand spéculateur. D’autre part, il fréquente les réunions publiques dans l’espoir de devenir député après la guerre.

Sa femme donne beaucoup d’aumônes. Elle est d’une grande piété.

Puis un soir, ayant passé devant son ancienne paroisse, il y a un retour des choses de jadis en lui. Il se remémore sa vie passée, l’amour divin, Héloïse ou Dieu. Il est épouvanté, rentre chez lui. « Repentez-vous, madame, vous allez mourir. » Elle le prie. « Vous avez juste le temps nécessaire de penser à votre salut. »

Il l’absout et l’étrangle.

Puis il crie par la fenêtre : « J’ai sauvé Dieu, il vivait dans le péché, j’ai sauvé Dieu, je lui ai rendu l’état de grâce et il a pu mourir en paix. Et moi je me suis damné pour sauver Dieu, je me suis damné, je suis un prêtre indigne et qui ne se repent pas. Coup de Bertha.

[19.. manuscrit] « Je voudrais que toujours [...] »12 §

Je voudrais que toujours les faits soient garants des mots comme les plaisirs sont garants des mains.

Les hommes désirent l’ivresse de l’air, de la beauté, et du mot Liberté.

Oh ! pourquoi trop souvent mépriser les superstitions ; tout se tient et la chaîne ne se brise pas.

Le geste qui joint les mains amène peut-être la paix ou le calme pour notre vie et tel autre geste qui résulte d’un autre fera pleurer un vieux ou s’aimer les colombes. Qui sait si de qui chante ne résulte pas la pluie et que sais-je de la mauvaiseté du sel renversé ? Des sages l’ont su dans les temps comme d’autres sauront d’autres choses. Ils avaient observé et le dirent aux hommes qui l’ont presque oublié. ô Agnanthe, puceau aux rêves médiévaux, la femme que jamais tu n’as vue nue, la crois-tu, sous sa robe, ovoscèle ?

AGNANTHE : Et César, César que je n’ai point vu, je ne me le figure point par-delà les temps pédauque.

Pourquoi croire au passé ? Antan n’est plus qu’une charogne. Or, des vieillards ont trop aimé. Je resterai calme et tranquille jusqu’à ce qu’Amour me prenne. Je sais la femme et son corps par le mien et l’estampe et les froides statues, mais j’ignore son sexe que l’artiste méprise et je suis tourmenté. Tout m’est tourment car je doute et m’effraie de me surprendre même à ne presque plus douter. Malheur ! Malheur ! je suis la triste des mortelles […] formes et l’essentielle éternité ! Comme tous les humains, je suis solitaire, je ne comprends que moi et me demande si le reste existe ou si je le crée. Pourtant, les hommes ne m’obéissent pas, et j’obéis à quelques-uns. On obéit et l’on se croit maître… On frappe. C’est vous, Mia — et vous brodez ?

MIA : Mon âme est à Rome, comme les cloches et vous êtes triste aussi, mon frère, ce Vendredi Saint.

AGNANTHE : Votre âme catholique est amoureuse du Christ, petite sœur !

MIA : Oh ! oui ! je l’aime et comme le Pape doit pleurer aujourd’hui !

AGNANTHE : Que ferait un pape juif, le Vendredi Saint ?

MIA : Pénitence et très douloureusement, mais il n’y aura jamais de pape juif.

AGNANTHE : Voir un pape juif parmi les antisémites !… Et pourquoi, Mia, n’y aura-t-il jamais de pape juif ?

MIA : Vos questions sont étranges, Agnanthe ! parce que c’est naturel, ce me semble !

AGNANTHE :

[19.. manuscrit] « Les raisons qui m’ont déterminé [...] »13 §

Les raisons qui m’ont déterminé à écrire des mémoires sont : qu’il est de mode de les écrire, et que cela me distrait.

Je n’en publierai rien de mon vivant et ne chargerai aucun ami de les publier après ma mort. Mon manuscrit deviendra ce qu’il pourra tandis que son maître pourrira.

Longtemps après mon trépas peut-être ces pages seront découvertes par quelque voyageur. Je me plais à me figurer les pensées de celui qui le premier parcourra ces mémoires qui ne sont pas des confessions car j’ai le bonheur de n’avoir jamais ressenti rien de pareil au repentir.

Si mon premier juge est un homme de cour, il laissera bien vite mes mémoires vides pour lui. En effet je n’ai point forniqué avec des reines ni aucune princesse de sang royal. Je ne raconte point de ces aventures, de ces scandales qui plaisent tant aux courtisans. Si c’est un savant, un poète, il trouvera qu’à la vérité certains de mes récits méritent de l’attention et il pillera tout pour en faire un ouvrage. Il en tirera peut-être gloire et profit ; mais je suis bien certain que nul ne publiera mes mémoires et que mes pages ne seront jamais imprimées telles quelles. Pourtant un espoir me reste, c’est que quelque libraire hollandais trouve mon manuscrit. Il se peut qu’alors par esprit de lucre celui-ci le publie. J’ai médité longtemps pour savoir s’il fallait écrire mon nom. J’ai résolu de ne point le dire. Qui sait, ces pages sont peut-être destinées à la gloire, Calliope veille sur moi et n’ayant recherché ni atteint les honneurs de mon vivant, je préfère que nul écho, dans les âges futurs, ne redise le nom d’un mort, puisque autant il est certainement des gloires plus hautes bien que vaines aussi et que ne connaissent point les hommes, modes de la substance.

Je naquis dans un petit château de Provence en 1735.

Ce château n’avait de seigneurial que le nom, il n’était réellement qu’une vaste maison à laquelle tenaient une laiterie et une écurie. Mes [parents] n’étaient ni très riches ni d’une très grande noblesse. Ils se targuaient de tenir cependant mais d’assez loin à d’illustres maisons et disaient mon cousin en parlant du duc de M… ou du comte de S… qui ne les connaissaient probablement pas. Mes parents vécurent longtemps sans hoir, ce qui les désolait. Ma mère fit de très coûteux voyages à des sources réputées célèbres contre la stérilité et accomplit très dévotement des pèlerinages dans des chapelles où des madones certifiaient la grossesse aux pieuses donatrices. Soit action des eaux, soit vertu des vierges, l’attente de ma mère ne fut pas trompée. Elle devint grosse. Elle affirma avoir eu une fois pendant ces neuf mois, une envie insatisfaite, des fraises qu’elle ne put avoir puisqu’on était en janvier. Il semble qu’elle se toucha le front à cet instant car je naquis avec une tache rouge représentant assez bien une fraise entre mes deux sourcils. On me nomma […] et ma mère qui bien que pieuse donnait dans la superstition ayant un jour qu’elle m’allaitait trouvé trois trèfles à quatre feuilles sans les chercher en augura beaucoup de bonheur pour moi. Quelle force a donc l’amour maternel pour se traduire même dans les travers superstitieux ! Si elle ne m’avait pas eu, elle se serait attribué le bonheur prédit par les trèfles, mais comme j’étais là, elle n’en voulait rien pour soi, l’espérant pour son enfant. Elle avait raison d’ailleurs, car elle mourut en m’allaitant. J’avoue que je ne dédaigne pas les superstitions, la trouvaille des trèfles fut une prédiction que je peux croire réalisée ; en somme ma vie contint plus de bonheur que de douleur. Les causes s’enchaînent et qui sait quel effet peut produire la trouvaille d’un trèfle à quatre feuilles ? Depuis longtemps déjà, de vieilles femmes ont remarqué qu’il précédait le bonheur, il n’y a rien d’incroyable à cela, à Strasbourg l’arrivée des cigognes précède le printemps, l’annonce, et personne n’en voudrait douter.

Quand je naquis, mon père, heureux d’un héritier si désiré, rêva pour moi des destins sublimes. Il espéra que j’illustrasse son nom, il me vit à la cour revêtu de charges importantes, ou dans les camps, enfant chéri de Mars, fameux par des exploits. Hélas ! je ne devins qu’un aventurier.

Dès l’âge de sept ans on me donna un précepteur. L’homme que l’on chargea de mon éducation […] premiers plaisirs. »

Il m’apprenait le latin, le grec. Quelle émotion n’éprouverait pas un adolescent à lire les églogues de Virgile, à traduire Théocrite dans un site d’oliviers pareil aux sites antiques ? Ma jeune âme latine tressaillait de sentir les formes et les couleurs de la nature comme les avait senties un poète mantouan. J’écoutais rêveusement la voix douce de mon gouverneur commentant certains passages, certaines expressions. Il se taisait alors ému et nos deux rêveries duraient jusqu’à ce que mon maître les fît cesser. Il admirait souvent que mon âme entendît si bien les poètes antiques ; il ajoutait avec une modestie réelle mais injuste : « Ces poètes ne parlent pas à mon âme comme à la vôtre et je me demande s’il n’y a point quelque ridicule à ce que moi, de race barbare, j’essaie de dévoiler les beautés pures des cerveaux grecs et latins à un enfant intelligent de même sang que ces poètes et leur même âme peut-être. »

Mon maître m’enseigna aussi l’italien et de bonne heure mit entre mes mains les sonnets de Pétrarque qui devint mon poète favori. En contradiction avec les beaux esprits du temps, il mettait le xvie siècle au rang des plus grands. Au lieu de poètes modernes, il me fît lire Villon, Ronsard et sa pléiade, Maclou de la Haye et d’autres.

Je dis cela pour montrer que les grands esprits peuvent se tromper. Mon maître était un grand esprit, mais j’ai reconnu depuis que son goût n’était ni sûr ni affiné.

Il n’avait d’estime que pour les prosateurs bizarres, les images désordonnées et les mots qui sentaient leur vieil âge. C’est ainsi que remontant fort loin dans les premiers essais des écrivains français je lus selon ses conseils un grand nombre de romans de chevalerie qu’il possédait

[…]

Amourette qui vous suffira quelque temps, mais dont vous serez tôt lassé, tandis que cette jeune fille n’en peut tirer que déshonneur et malheur pour le reste de ses jours. » Je baissai la tête, comprenant la vérité de ces assertions. Nous rentrâmes au château et jusqu’au lendemain je restai fort perplexe au sujet des paroles de mon maître : « Nous y pourvoirons. » Le lendemain, l’après-midi mon maître m’avertit que nous ferions une promenade à cheval jusqu’au château voisin.

Le château voisin était une maison du même genre que la nôtre, ayant l’aspect d’une maison de campagne, avec ferme, écuries, jardin, verger, potager. Je savais que la châtelaine était veuve et que pour certaines raisons que je ne connaissais pas nous n’avions point de relations avec elle.

Lorsque mon père parlait d’elle par hasard, il s’exprimait avec dégoût sur son compte, disant que sa conduite était un scandale pour le pays. Aussi ne comprenais-je pas bien ce que mon maître voulait faire du côté de ce château. Moi je crus qu’il ne s’agissait que d’un but de promenade, tandis que son but était de m’introduire au château.

Mon maître savait qu’il n’est rien de pareil à une femme expérimentée pour guider un jouvenceau novice dans l’art difficile d’aimer. Il savait que la châtelaine, jolie femme de trente-cinq ans, ne dédaignait point les jeunes gens. Cette Messaline qui tous les deux ans allait quelques mois à Paris avait du goût pour la force des jeunes rustres provençaux. Aussi sa conduite trop scandaleuse faisait que les familles des alentours l’évitaient. On disait que son mari, le marquis de D., s’était tué à la suite de la découverte des fredaines de sa femme. Mon maître n’avait rien dit de cette promenade à mon père et me pria de n’en point parler. C’était la première fois qu’il me faisait une telle recommandation. J’en fus agréablement surpris, car ce secret entre nous me permettait, à mon sens, une grande liberté dans l’avenir, sans le vouloir, mon maître agit fort mal dans toute cette affaire. Les gens qui n’ont pas aimé ne devraient jamais se mêler de faciliter l’amour aux autres. Les maquerelles sont toujours d’anciennes jolies femmes ayant beaucoup aimé et inspiré de grandes passions. Nous arrivâmes à ce château, fort las de la grande promenade. La châtelaine se promenait dans le jardin près d’une haie qui le séparait de la route. Mon maître fut heureux de cela qui simplifiait la difficile question de m’introduire au château. Arrivé à la hauteur de la dame qui nous regardait passer, mon maître lui adressa la parole : « Voudriez-vous donner à deux voyageurs fatigués l’hospitalité de quelques instants, juste le temps de se rafraîchir eux et leurs chevaux. Il n’y a d’auberges que fort loin à la ronde… » La dame interrompit cette phrase qui promettait de ne pas finir et nous invita de très bonne grâce à entrer au château. Elle donna ordre à un des jardiniers de prendre nos chevaux et nous introduisit elle-même dans une salle à manger spacieuse au rez-de-chaussée où, aidée d’un valet, gars superbe à l’air insolent, elle nous servit divers rafraîchissements. Je remarquai qu’elle tint à me servir et qu’elle me lançait en le faisant quelques regards bienveillants. Mon maître dit qui nous étions. Elle me regarda alors avec un intérêt non dissimulé. C’était une femme admirable et désirable. Son visage était très jeune sous de magnifiques cheveux blonds. Elle était grande. Ses formes étaient très accusées et leur relief n’empêchait nullement sa taille d’être fine et souple. Elle conversa avec nous et fit preuve d’esprit. Elle était instruite. Il n’y avait pas une demi-heure que nous étions auprès d’elle et déjà j’étais amoureux fou de cette dame.

Je lui faisais les yeux doux et approuvais tout ce qu’elle disait. Elle faisait de même de son côté et mon maître qui voyait le manège se retira un instant pour aller s’enquérir de nos chevaux. À peine était-il sorti qu’elle vint s’asseoir auprès de moi et me demanda en jouant avec mes cheveux si mon maître était sévère. Je lui répondis en balbutiant et tout rouge. Elle éclata de rire et me dit que j’avais toutes les grâces d’une jeune fille et qu’elle aimait cette innocence qui me faisait ainsi rougir près des femmes. Piqué de cette moquerie je lui dis que je n’avais aucune innocence et pour le lui prouver je passai un bras autour de sa taille et l’embrassai sur la bouche. Elle se retira vivement en m’appelant : « Fripon ! » mais j’avais senti qu’elle m’avait rendu mon baiser. Elle m’enjoignit de me tenir à distance, mais elle continua à causer avec moi qui étais fort désappointé. Au bout de quelques moments pourtant j’appris, je ne sais comment, qu’elle se nommait Éléonore et elle m’invita à revenir le surlendemain sans mon maître. J’étais en feu et je lui demandai la faveur d’un nouveau baiser. Elle ne me permit que d’embrasser une petite main blanche, aux doigts longs et aux ongles roses. Mon maître revint alors et nous prîmes congé de la châtelaine. Pendant le retour je fus d’une grande gaieté et il en fut ainsi le lendemain.

Mon maître comprenait fort bien ce qui s’était passé, mais il ne m’en parla point. Au jour dit, j’allai au château de Mme de D. Je fus introduit par le valet que j’avais vu l’autre fois. Je remarquai son air de haine à mon égard. La marquise arriva bientôt et me remercia d’avoir été exact. Nous causâmes un moment, et pendant ce temps le valet restait dans le salon, rôdant de-ci, de-là comme pour chercher quelque objet égaré. Mme de D. s’aperçut du manège et je vis qu’elle prit un air moqueur pour dire : « Pierrot, allez-vous-en, si vous avez perdu quelque chose, vous la chercherez demain. » Le gars s’en alla non sans me jeter un mauvais regard dont je compris par la suite la raison.

Dès que nous fûmes seuls, Mme de D. manœuvra fort bien et je ne fus pas gauche non plus puisque au bout d’un quart d’heure nous étions tous deux presque nus, elle pâmée et moi cueillant pour la première fois les myrtes de l’Amour.

Moments fortunés, vous ne reviendrez plus ! L’amour sans la passion qui le torture n’est-il pas le meilleur ? Nous jouions, et des deux parts nous ne pensions nullement à ce que [ce] fût une liaison pour toute la vie. J’aimais Mariette. La marquise n’aimait personne. Tout était donc bien. Censeurs atrabilaires, vous qui voudriez que l’homme se refusât toute joie, que pourriez[-vous] dire pour soutenir des prétentions que vos mœurs ont toujours niées ? Nous cherchions le plaisir et nous le trouvions. N’est-ce pas la seule recherche à laquelle l’homme doit se livrer ?

Puisque l’on vit, vivons le plus heureusement possible. Vous, vous voulez que l’on s’occupe de ce qui se passera après la vie. Êtes-vous certains qu’il se passera quelque chose ? Vous voudriez voir derrière la vie et comme elle est pudique elle cache son derrière. Les heures passaient, des plaisirs inconnus la veille venaient en foule. La fatigue, mais non la satiété vint ensuite. Nous employâmes ce repos à converser et à faire une légère collation que la marquise qui savait ce qui se passerait avait fait préparer d’avance. Nous nous séparâmes ensuite fort contents l’un de l’autre. Je promis à la marquise de revenir dans peu de jours […]

[19.. manuscrit] « Le bal étincelait [...] »14 §

Le bal étincelait de toutes ses lumières, il brillait de la blancheur des épaules de femmes et des dorures des uniformes.

Vers minuit, je descendis dans le parc et apercevant une ombre gracieuse entre les arbres, je la suivis jusqu’à une balustrade où elle s’accouda le menton sur la main gauche. C’était une jeune femme dans le plein développement de sa beauté qui, à la tendre lumière lunaire me parut si incomparable que je ne me souviens pas d’en avoir jamais rencontré auparavant ni depuis que l’on pût mettre auprès d’elle. Je m’accoudai à côté d’elle. Les frondaisons assombrissaient l’onde de l’étang, un cygne voguait si nonchalamment qu’on l’eût dit prêt [à] mourir et je m’attendais à surprendre son chant harmonieux. De loin, la musique nous arrivait comme un vent glacial et lumineux. Sur la rive adverse un paon rouait fixant sur nous les cent yeux de sa gloire.

Je ne sais comment au bout de quelques instants nous nous trouvions avoir échangé des paroles qui à ce qu’il me sembla liaient mon cœur pour la vie. Elle me répondait d’une voix tremblante et si douce que je frissonne encore en me la rappelant. Il me semblait entendre toutes les voix exquises que j’avais jusqu’alors imaginées. C’était la voix de Léda appelant le cygne. C’étaient les voix ligures qui enchantèrent les soldats de César, c’était la voix de Rosemonde dans le palais de l’Anglais. Elle prit une rose blanche épanouie à son corsage et me la tendit et faisant ce geste elle se tourna un peu. En même temps elle poussa un cri d’épouvante, chut comme morte à la renverse tandis que la rose tombait auprès d’elle et je me trouvai en face d’un vieillard dont le regard terrible marquait la colère qui l’animait. C’était un spectre effrayant à voir. Sa prunelle luisait d’une lueur livide que je ne pouvais supporter.

Je me baissai pour ramasser la rose blanche qui m’appartenait mais il se précipita sur moi et me l’arracha avec tant de violence qu’il en froissa les pétales délicats et la jeta par-dessus la balustrade.

*
**

Comment ai-je suivi cet homme ? Je me retrouvai avec lui dans un palais, il m’entraîna dans un cabinet que l’aube éclairait à peine. Il ouvrit les tiroirs et en sortit des paquets de lettres entourés de faveurs, des photographies, des bouquets desséchés, me mit le tout dans

[19.. manuscrit] Villages luisants15 §

un homme passa la porte St Séverin et sortit de Cologne par la route qui mène à Bonn. C’était un petit bossu d’une cinquantaine d’années. Son visage était long, pâle, ses yeux gris et malins, son nez gros et recourbé et sa barbe grise rare et crépue comme celle que nous attribuons à tort aux juifs de Francfort qui l’ont soyeuse et bouclée. À la vérité c’est [sic] homme avait l’aspect d’un gnome ivrogne du Rhin tels qu’on les représente communément coiffés d’un bonnet à mèche. Le chapeau du bossu était de feutre mou, marron sa casaque boutonnée jusqu’au cou était de drap verdâtre. Il marchait à pas comptés en s’aidant d’une canne de houx à manche de corne. Un cycliste venant de la direction de Bonn s’arrêta devant le vieillard — étant descendu de vélo il le salua amicalement.

« Bonjour Mr le Conseiller Schatz faites-vous tout seul une excursion. Voulez-vous que je laisse mon vélo dans une auberge et vous accompagner. Je viens de visiter le château de

[19.. manuscrit] La Guéguerre16 §

En se réveillant dans la petite villa qu’elle avait louée dans un village marin du Morbihan au mois de juin en quittant Paris pour rassurer son mari qui combattait du côté de Soissons Cyprienne songea qu’elle n’avait pas pu trouver de domestique et qu’elle était obligée de tout faire elle-même sauf laver la vaisselle et allumer le fourneau, ce dont se chargeait pour un franc par jour la vieille propriétaire de la villa.

Cyprienne se dit : « C’est la guerre », elle regarda l’heure, s’étira comme une chatte au soleil et se leva.

Il était sept heures. Elle se répéta : « C’est la guerre ou plutôt pour moi, c’est [la guéguer] re. Il s’agit de la faire de son mieux. »

Elle fit sa toilette à grande eau, puis déjeuna d’un bol de lait.

[19.. manuscrit] Raspoutine17 §

Et maintenant ajouta le scopzi il est temps Raspoutine que tu viennes avec nous révérer notre saint Pierre III et te laisser châtrer.

« Hélas, répondit Raspoutine regarde toi-même, admire cette bonne mesure et admire surtout cette verrue, elle est là pour inciter au péché. Le péché amène le repentir et le repentir est le devoir des hommes. Il nous sauve. Et comment se repentir si l’on n’a pas péché. Adieu, laisse-nous à nos débauches rédemptrices. […]

[…] c’est ainsi que parmi ces sectes ou plutôt ces fanatiques, on voyait on voit encore de parfaits athées qui nient tout et professent ne croire à rien. Au temps où Raspoutine commença à dominer ils pullulaient dans les prisons sibériennes

[19.. manuscrit] « Nous trouvons un Allemand […] »18 §

nous trouvons un Allemand au service de la France. Coup de… ancien amant de la Hongroise il sait la trahison du Français scène entre les deux — Comment me jugez-vous ? Pas de Patrie. Je l’aime la Hongroise — moi Aussi — on se reverra — Le Français découvre l’espionnage de l’Allemand. — Vous aussi vous trahissez, nous sommes les mêmes. Partageons — Nous neutraliserons nos efforts et nous gagnerons de l’argent mais nous ne nous entendrons pas sur l’amour. Valeur de la Patrie. Beaucoup de raideur et de bon ton. un simple soldat si l’on veut peut figurer

[19.. manuscrit] Nouvelle19 §

La ville où il n’y a que des prophètes ils prophétisent

[19.. manuscrit] [Trois notes]20 §

prêtre qui veut convertir courtisane

« Je ne peux je suis perdue, qui voudrait m’épouser. » Le prêtre l’épouse

Florence Artiste femme belle se réfugie étrangère qui a voulu épouser florentin l’artiste la cache, la peint puis la livre

Hist. de mimétisme (l’homme protée) change en tout pour se défendre. Il est vertueux, une femme l’aime, il a peur d’être tenté et ayant peur de l’enfer se change en enfer qui engloutit la femme

[19.. manuscrit] [Quatre notes]21 §

Adam hermaphrodite copule avec tous animaux, avant de trouver à sa convenance un animal qui lui ressemble : la femme.

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on trouvera des appareils puissants pour photographier Alexandre, César, Orphée, qui ont existé et leur vibration dure toujours ils existent. Et sous les espèces de l’éternité on pourra aussi photographier l’avenir

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La femme qui rend toute la ville folle d’elle

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Homme qui commence par assister à des représentations théâtrales célestes. Compte rendus [sic]. Voyage moderne dans le ciel. Volupté dans le ciel.

[19.. manuscrit] Les Nuages22 §

un roman, un forçat se sauve, se fait recueillir dans une famille par droit de génie — invente de solidifier l’air — villes aériennes — le malheur de la famille — il en aime une autre