Guillaume Apollinaire

1917

Les Mamelles de Tirésias : drame surréaliste en deux actes et un prologue

Édition de Didier Alexandre
(annotation en cours de révision)
2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias : drame surréaliste en deux actes et un prolologue ; avec la musique de Germaine Albert-Birot et sept dessins hors texte de Serge Férat, Paris : Éditions SIC, 1918.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Frédéric Glorieux (XML et programmation).

Les mamelles de Tiresias §

Guillaume Apollinaire

Les Mamelles de Tirésias1
Drame surréaliste en deux actes et un prologue
Avec la musique de Germaine Albert-Birot
Et sept dessins hors texte de Serge Férat
PARIS
ÉDITIONS SIC
37, rue de la Tombe-Issoire
1918

Tous droits de reproduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Guillaume Apollinaire, 1917.

La revue SIC a organisé la première représentation de cet ouvrage le 24 juin 1917, sur une scène sise 10 et 12, rue de l’Orient, à Paris.

Préface §

Sans réclamer d’indulgence, je fais remarquer que ceci est une œuvre de jeunesse, car sauf le Prologue et la dernière scène du deuxième acte qui sont de 1916, cet ouvrage a été fait en 1903, c’est-à-dire quatorze ans avant qu’on ne le représentât2.

Je l’ai appelé drame qui signifie action3 pour établir ce qui le sépare de ces comédies de mœurs, comédies dramatiques, comédies légères qui depuis plus d’un demi-siècle fournissent à la scène des œuvres dont beaucoup sont excellentes, mais de second ordre et que l’on appelle tout simplement des pièces.

Pour caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste4 qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch5, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil6 n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire.

L’idéalisme vulgaire des dramaturges qui ont succédé à Victor Hugo7 a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l’œil des pièces de mœurs dont on trouverait l’origine bien avant Scribe8, dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée9.

Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même, mais sans l’imiter à la manière des photographes10.

Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir11.

Au demeurant, il m’est impossible de décider si ce drame est sérieux ou non. Il a comme but d’intéresser et d’amuser12. C’est le but de toute œuvre théâtrale. Il a également pour but de mettre en relief une question vitale pour ceux qui entendent la langue dans laquelle il est écrit : le problème de la repopulation13.

J’aurais pu faire sur ce sujet qui n’a jamais été traité une pièce selon le ton sarcastico-mélodramatique qu’ont mis à la mode les faiseurs de « pièces à thèse14 ».

J’ai préféré un ton moins sombre, car je ne pense pas que le théâtre doive désespérer qui que ce soit.

J’aurais pu aussi écrire un drame d’idées et flatter le goût du public actuel qui aime à se donner l’illusion de penser.

J’ai mieux aimé donner un libre cours à cette fantaisie qui est ma façon d’interpréter la nature, fantaisie, qui selon les jours, se manifeste avec plus ou moins de mélancolie, de satire et de lyrisme, mais toujours, et autant qu’il m’est possible, avec un bon sens où il y a parfois assez de nouveauté pour qu’il puisse choquer et indigner, mais qui apparaîtra aux gens de bonne foi.

Le sujet est si émouvant à mon avis, qu’il permet même que l’on donne au mot drame son sens le plus tragique ; mais il tient aux Français que, s’ils se remettent à faire des enfants, l’ouvrage puisse être appelé, désormais, une farce15. Rien ne saurait me causer une joie aussi patriotique. N’en doutez pas, la réputation dont jouirait justement, si on savait son nom, l’auteur de la Farce de Maistre Pierre Pathelin16 m’empêche de dormir.

On a dit que je m’étais servi des moyens dont on use dans les revues17 : je ne vois pas bien à quel moment. Ce reproche toutefois n’a rien qui puisse me gêner, car l’art populaire est un fonds excellent et je m’honorerais d’y avoir puisé si toutes mes scènes ne s’enchaînaient naturellement selon la fable que j’ai imaginée et où la situation principale : un homme qui fait des enfants, est neuve au théâtre et dans les lettres en général, mais ne doit pas plus choquer que certaines inventions impossibles des romanciers dont la vogue est fondée sur le merveilleux dit scientifique18.

Pour le surplus, il n’y a aucun symbole dans ma pièce qui est fort claire, mais on est libre d’y voir tous les symboles que l’on voudra et d’y démêler mille sens comme dans les oracles sibyllins19.

M. Victor Basch qui n’a pas compris, ou n’a pas voulu comprendre, qu’il s’agissait de la repopulation, tient à ce que mon ouvrage soit symbolique ; libre à lui. Mais il ajoute : « que la première condition d’un drame symbolique, c’est que le rapport entre le symbole qui est toujours un signe et la chose signifiée soit immédiatement discernable ».

Pas toujours cependant et il y a des œuvres remarquables dont le symbolisme justement prête à de nombreuses interprétations qui parfois se contrarient20.

J’ai écrit mon drame surréaliste avant tout pour les Français comme Aristophane composait ses comédies pour les Athéniens21.

Je leur ai signalé le grave danger reconnu de tous qu’il y a pour une nation qui veut être prospère et puissante à ne pas faire d’enfants, et pour y remédier je leur ai indiqué qu’il suffisait d’en faire.

M. Deffoux22, écrivain spirituel, mais qui m’a l’air d’être un malthusien attardé, fait je ne sais quel rapprochement saugrenu entre le caoutchouc23 dont sont faits les ballons et les balles qui figurent les mamelles (c’est peut-être là que M. Basch voit un symbole) et certains vêtements recommandés par le néo-malthusianisme. Pour parler franc, ils n’ont rien à faire dans la question, car il n’y a pas de pays où l’on s’en serve moins qu’en France, tandis qu’à Berlin, par exemple, il ne se passe pas de jour qu’il ne manque de vous en tomber sur la tête pendant qu’on se promène dans les rues, tant les Allemands, race encore prolifique, en font un grand usage.

Les autres causes auxquelles avec la limitation des grossesses par moyens hygiéniques on attribue la dépopulation, l’alcoolisme par exemple, existent partout ailleurs et dans des proportions bien plus vastes qu’en France.

Dans un livre récent sur l’alcool, M. Yves Guyot24 ne remarquait-il pas que si dans les statistiques de l’alcoolisme, la France venait au premier rang, l’Italie, pays notoirement sobre, venait au second rang ! Cela permet de mesurer la foi que l’on peut accorder aux statistiques ; elles sont menteuses et bien fol est qui s’y fie. D’autre part n’est-il pas remarquable que les provinces où l’on fait en France le plus d’enfants soient justement celles qui viennent au premier rang dans les statistiques de l’alcoolisme25 !

La faute est plus grave, le vice est plus profond, car la vérité est celle-ci : on ne fait plus d’enfants en France parce qu’on n’y fait pas assez l’amour. Tout est là.

Mais je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. Il faudrait un livre tout entier et changer les mœurs. C’est aux gouvernants à agir, à faciliter les mariages, à encourager avant tout l’amour fécond, les autres points importants comme celui du travail des enfants seront ensuite facilement résolus pour le bien et l’honneur du pays.

Pour en revenir à l’art théâtral, on trouvera dans le prologue de cet ouvrage les traits essentiels de la dramaturgie que je propose.

J’ajoute qu’à mon gré cet art sera moderne, simple, rapide avec les raccourcis ou les grossissements qui s’imposent si l’on veut frapper le spectateur. Le sujet sera assez général pour que l’ouvrage dramatique dont il formera le fond puisse avoir une influence sur les esprits et sur les mœurs dans le sens du devoir et de l’honneur.

Selon le cas, le tragique l’emportera sur le comique ou inversement. Mais je ne pense pas que désormais, l’on puisse supporter, sans impatience, une œuvre théâtrale où ces éléments ne s’opposeraient pas, car il y a une telle énergie dans l’humanité d’aujourd’hui et dans les jeunes lettres contemporaines, que le plus grand malheur apparaît aussitôt comme ayant sa raison d’être, comme pouvant être regardé non seulement sous l’angle d’une ironie bienveillante qui permet de rire, mais encore sous l’angle d’un optimisme véritable qui console aussitôt et laisse grandir l’espérance.

Au demeurant, le théâtre n’est pas plus la vie qu’il interprète que la roue n’est une jambe. Par conséquent, il est légitime, à mon sens, de porter au théâtre des esthétiques nouvelles et frappantes qui accentuent le caractère scénique des personnages et augmentent la pompe de la mise en scène, sans modifier toutefois le pathétique ou le comique des situations qui doivent se suffire à elles-mêmes26.

Pour terminer, j’ajoute que, dégageant des velléités littéraires contemporaines une certaine tendance qui est la mienne, je ne prétends nullement fonder une école27, mais avant tout protester contre ce théâtre en trompe-l’œil qui forme le plus clair de l’art théâtral d’aujourd’hui. Ce trompe-l’œil qui convient, sans doute, au cinéma, est, je crois, ce qu’il y a de plus contraire à l’art dramatique28.

J’ajoute, qu’à mon avis, le vers qui seul convient au théâtre, est un vers souple, fondé sur le rythme, le sujet, le souffle et pouvant s’adapter à toutes les nécessités théâtrales29. Le dramaturge ne dédaignera pas la musique de la rime, qui ne doit pas être une sujétion dont l’auteur et l’auditeur se fatiguent vite désormais, mais peut ajouter quelque beauté au pathétique, au comique, dans les chœurs, dans certaines répliques, à la fin de certaines tirades, ou pour clore dignement un acte30.

Les ressources de cet art dramatique ne sont-elles pas infinies ? Il ouvre carrière à l’imagination du dramaturge, qui rejetant tous les liens qui avaient paru nécessaires ou parfois renouant avec une tradition négligée, ne juge pas utile de renier les plus grands d’entre ses devanciers. Il leur rend ici l’hommage que l’on doit à ceux qui ont élevé l’humanité au-dessus des pauvres apparences dont, livrée à elle-même, si elle n’avait pas eu les génies qui la dépassent et la dirigent, elle devrait se contenter. Mais eux, font paraître à ses yeux des mondes nouveaux qui élargissant les horizons, multipliant sans cesse sa vision, lui fournissent la joie et l’honneur de procéder sans cesse aux découvertes les plus surprenantes31.

[Poèmes dédiés aux acteurs] §

À Louise-Marion32 §

Louise Marion vous fûtes admirable
Gonflant d’esprit tout neuf vos multiples tétons

La féconde raison 33 a jailli de ma fable
Plus de femme stérile et non plus d’avortons
Votre voix a changé l’avenir de la France

Et les ventres partout tressaillent d’espérance

À Marcel Herrand34 §

Vous fûtes le mari sublime ingénieux
Qui faisant des enfants nous suscite des dieux
Mieux armés plus unis plus savants plus dociles
Plus forts et plus hardis que nous n’avons été
La Victoire sourit à leurs destins habiles
Et célébrant dans l’ordre et la prospérité
Votre civique sens votre fécondité
Ils seront tous un jour l’orgueil de la Cité

À Yeta Daesslé35 §

Étiez-vous bien à Zanzibar Monsieur Lacouf
Qui mourûtes et remourûtes sans dire ouf

Kiosque remuant qui portiez les nouvelles
Vous étiez un cerveau pour toutes les cervelles
Des pauvres spectateurs qui ne le savaient pas
Qu’il leur faut des enfants ou marcher au trépas

Vous fûtes par deux fois la presse qui féconde
Le bon sens en Europe ainsi qu’au Nouveau Monde
Déjà l’écho répète à l’envi vos échos

Merci chère Daesslé
                                 Les petits moricauds36
Qui pullulaient au 2e acte de mon drame
Grâce à vous deviendront de bons petits Français
Blancs et roses ainsi que vous êtes madame
                 Ce sera là notre succès

À Juliette Norville §

Voici le temps Madame où parlent les gens d’armes
J’en suis et c’est pourquoi suscitant les alarmes
J’ai parlé
               Vous étiez sur votre beau cheval
Vous représentiez l’ordre et par mont et par val
Nous faisions que revînt dans la race française
Le goût d’être nombreuse afin de vivre à l’aise
Ainsi que les enfants du mari de Thérèse

À Howard37 §

Vous étiez tout le peuple et gardiez le silence

Peuple de Zanzibar ou plutôt de la France
Il faut laisser le goût et garder la raison
Il faut voyager loin en aimant sa maison
Il faut chérir l’audace et chercher l’aventure
Il faut toujours penser à la France future
N’espérez nul repos risquez tout votre avoir
Apprenez du nouveau car il faut tout savoir
Lorsque crie un prophète il faut que l’alliez voir
Et faites des enfants c’est le but de mon conte
L’enfant est la richesse et la seule qui compte
Sans titre.
Dessin hors texte de Serge Férat (signé), non reproduit.

Personnages38
avec la distribution de la première représentation §

  • Le Directeur : Edmond Vallée
  • Thérèse-Tirésias et la Cartomancienne39 : Louise Marion
  • Le mari40 : Marcel Herrand (Jean Thillois41)
  • Le gendarme42 : Juliette Norville
  • Le journaliste parisien, Le kiosque 43 , Le fils, Lacouf : Yéta Daesslé
  • Presto44 : Edmond Vallée
  • Le peuple de Zanzibar45 : Howard
  • Une dame : Georgette Dubuet
  • Les chœurs : Niny Guyard, Maurice Lévy, Max Jacob, Paul Morisse, etc.
À Zanzibar de nos jours.
À la première représentation les décors et les costumes étaient de M. Serge Férat46, Mlle Niny Guyard était au piano, la partition d’orchestre n’ayant pu être exécutée à cause de la rareté des musiciens en temps de guerre47.

Prologue48 §

Devant le rideau baissé, le Directeur de la Troupe, en habit, une canne de tranchée49 à la main, sort du trou du souffleur.

Scène unique §

Le Directeur de la Troupe50

Me voici donc revenu parmi vous
J’ai retrouvé ma troupe ardente
J’ai trouvé aussi une scène
Mais j’ai retrouvé avec douleur
L’art théâtral sans grandeur sans vertu
Qui tuait les longs soirs d’avant la guerre
Art calomniateur et délétère
Qui montrait le péché non le rédempteur51

Puis le temps est venu le temps des hommes
J’ai fait la guerre ainsi que tous les hommes

C’était au temps où j’étais dans l’artillerie
Je commandais au front du nord ma batterie
Un soir que dans le ciel le regard des étoiles
Palpitait comme le regard des nouveau-nés
Mille fusées issues de la tranchée adverse
Réveillèrent soudain les canons ennemis

Je m’en souviens comme si cela s’était passé hier

J’entendais les départs mais non les arrivées
Lorsque de l’observatoire d’artillerie
Le trompette vint à cheval nous annoncer
Que le maréchal des logis qui pointait
Là-bas sur les lueurs des canons ennemis
L’alidade52 de triangle de visée faisait savoir
Que la portée de ces canons était si grande
Que l’on n’entendait plus aucun éclatement
Et tous mes canonniers attentifs à leurs postes
Annoncèrent que les étoiles s’éteignaient une à une
Puis l’on entendit de grands cris parmi toute l’armée

Ils éteignent les étoiles53 à coups de canon

Les étoiles mouraient dans ce beau ciel d’automne
Comme la mémoire s’éteint dans le cerveau
De ces pauvres vieillards qui tentent de se souvenir
Nous étions là mourant de la mort des étoiles
Et sur le front ténébreux aux livides lueurs
Nous ne savions plus que dire avec désespoir

Ils ont même assassiné les constellations

Mais une grande voix venue d’un mégaphone
Dont le pavillon sortait
De je ne sais quel unanime poste de commandement
La voix du capitaine inconnu qui nous sauve toujours cria

Il est grand temps de rallumer les étoiles

Et ce ne fut qu’un cri sur le grand front français

Au collimateur54 à volonté

Les servants se hâtèrent
Les pointeurs pointèrent
Les tireurs tirèrent
Et les astres sublimes se rallumèrent l’un après l’autre
Nos obus enflammaient leur ardeur éternelle
L’artillerie ennemie se taisait éblouie
Par le scintillement de toutes les étoiles

Voilà voilà l’histoire de toutes les étoiles

Et depuis ce soir-là j’allume aussi l’un après l’autre
Tous les astres intérieurs que l’on avait éteints

Me voici donc revenu parmi vous

Ma troupe ne vous impatientez pas

Public attendez sans impatience

Je vous apporte une pièce dont le but est de réformer les mœurs
Il s’agit des enfants dans la famille
C’est un sujet domestique
Et c’est pourquoi il est traité sur un ton familier
Les acteurs ne prendront pas de ton sinistre
Ils feront appel tout simplement à votre bon sens
Et se préoccuperont avant tout de vous amuser
Afin que bien disposés vous mettiez à profit
Tous les enseignements contenus dans la pièce
Et que le sol partout s’étoile de regards de nouveau-nés
Plus nombreux encore que les scintillements d’étoiles

Écoutez ô Français la leçon de la guerre
Et faites des enfants vous qui n’en faisiez guère

On tente ici d’infuser un esprit nouveau au théâtre
Une joie une volupté une vertu
Pour remplacer ce pessimisme vieux de plus d’un siècle
Ce qui est bien ancien pour une chose si ennuyeuse
La pièce a été faite pour une scène ancienne
Car on ne nous aurait pas construit de théâtre nouveau
Un théâtre rond à deux scènes
Une au centre l’autre formant comme un anneau55
Autour des spectateurs et qui permettra
Le grand déploiement de notre art moderne
Mariant souvent sans lien apparent comme dans la vie
Les sons les gestes les couleurs les cris les bruits
La musique la danse l’acrobatie la poésie la peinture
Les chœurs les actions et les décors multiples

Vous trouverez ici des actions
Qui s’ajoutent au drame principal et l’ornent
Les changements de ton du pathétique au burlesque
Et l’usage raisonnable des invraisemblances
Ainsi que des acteurs collectifs ou non
Qui ne sont pas forcément extraits de l’humanité
Mais de l’univers entier

Car le théâtre ne doit pas être un art en trompe-l’œil

Il est juste que le dramaturge se serve
De tous les mirages qu’il a à sa disposition
Comme faisait Morgane sur le Mont-Gibel56
Il est juste qu’il fasse parler les foules les objets inanimés
S’il lui plaît
Et qu’il ne tienne pas plus compte du temps
Que de l’espace

Son univers est sa pièce
À l’intérieur de laquelle il est le dieu créateur57
Qui dispose à son gré
Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs
Non pas dans le seul but
De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet
Avec son créateur
C’est-à-dire la nature même
Et non pas seulement
La représentation d’un petit morceau
De ce qui nous entoure ou de ce qui s’est jadis passé

Pardonnez-moi mes amis ma troupe

Pardonnez-moi cher Public
De vous avoir parlé un peu longuement
Il y a si longtemps que je m’étais retrouvé parmi vous

Mais il y a encore là-bas un brasier
Où l’on abat des étoiles toutes fumantes
Et ceux qui les rallument vous demandent
De vous hausser jusqu’à ces flammes sublimes
Et de flamber aussi58

Ô public
Soyez la torche inextinguible du feu nouveau

Acte premier5960 §

La place du marché de Zanzibar61, le matin. Le décor représente des maisons, une échappée sur le port et aussi ce qui peut évoquer aux Français l’idée du jeu de zanzibar. Un mégaphone en forme de cornet à dés et orné de dés est sur le devant de la scène. Du côté cour, entrée d’une maison ; du côté jardin, un kiosque de journaux avec une nombreuse marchandise étalée et sa marchande figurée dont le bras peut s’animer ; il est encore orné d’une glace sur le côté qui donne sur la scène. Au fond, le personnage collectif et muet qui représente le peuple de Zanzibar est présent dès le lever du rideau. Il est assis sur un banc. Une table est à sa droite et il a sous la main les instruments qui lui serviront à mener tel bruit au moment opportun : revolver, musette, grosse caisse, accordéon, tambour, tonnerre, grelots, castagnettes, trompette d’enfant, vaisselle cassée62. Tous les bruits indiqués comme devant être produits au moyen d’un instrument sont menés par le peuple de Zanzibar et tout ce qui est indiqué comme devant être dit au mégaphone doit être crié au public.
Ouverture.
Partition de Germaine Albert-Birot, non reproduite.

Scène première §

Le peuple de Zanzibar, Thérèse

Thérèse

Visage bleu, longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints. Elle entre dès que le rideau est levé, mais dès que le rideau commence à se lever, elle cherche à dominer le tumulte de l’orchestre.
Non Monsieur mon mari
Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez
Chuintement
Je suis féministe63 et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme
Chuintement
Du reste je veux agir à ma guise
Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît
Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis
J’ai envie d’être soldat64 une deux une deux
Je veux faire la guerre Tonnerre et non pas faire des enfants
Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus
Elle se courbe trois fois, derrière au public
Au mégaphone
Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans le Connecticut
Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar

Voix du mari

Accent belge
Donnez-moi du lard je te dis65 donnez-moi du lard
Vaisselle cassée

Thérèse

Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour
Elle a une crise de nerfs
Mais tu ne te doutes pas imbécile
Éternûment
Qu’après avoir été soldat je veux être artiste
Éternûment
Parfaitement parfaitement
Éternûment
Je veux être aussi député avocat sénateur
Deux éternûments
Ministre président de la chose publique
Éternûment
Et je veux médecin physique ou bien psychique
Diafoirer66 à mon gré l’Europe et l’Amérique
Faire des enfants faire la cuisine non c’est trop
Elle caquette
Je veux être mathématicienne philosophe chimiste
Groom dans les restaurants petit télégraphiste
Et je veux s’il me plaît entretenir à l’an
Cette vieille danseuse qui a tant de talent
Éternûment caquetage, après quoi elle imite le bruit du chemin de fer.
Thérèse-Tirésias.
Dessin hors texte de Serge Férat (signé), non reproduit.

Voix du mari

Accent belge
Donnez-moi du lard je te dis donnez-moi du lard

Thérèse

Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour
Petit air de musette
Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould
Grosse caisse
Mais il me semble que la barbe me pousse
Ma poitrine se détache
Elle pousse un grand cri et entr’ouvre sa blouse dont il en sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue et, comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfant, mais restent retenues par les fils
Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse
            Et cætera
Comme c’est joli les appas67 féminins
C’est mignon tout plein
On en mangerait
Elle tire le fil des ballons et les fait danser
Mais trêve de bêtises
Ne nous livrons pas à l’aéronautique
Il y a toujours quelque avantage à pratiquer la vertu
Le vice est après tout une chose dangereuse
C’est pourquoi il vaut mieux sacrifier une beauté
Qui peut être une occasion de péché
Débarrassons-nous de nos mamelles
Elle allume un briquet et les fait exploser, puis elle fait une belle grimace avec double pied de nez aux spectateurs et leur jette des balles qu’elle a dans son corsage
Qu’est-ce à dire
Non seulement ma barbe pousse mais ma moustache aussi
Elle caresse sa barbe et retrousse sa moustache qui ont brusquement poussé
Eh diable
J’ai l’air d’un champ de blé qui attend la moissonneuse mécanique
Au mégaphone
Je me sens viril en diable
Je suis un étalon
De la tête aux talons
Me voilà taureau
Sans mégaphone
Me ferai-je torero
Mais n’étalons
Pas mon avenir au grand jour héros
Cache tes armes
Et toi mari moins viril que moi
Fais tout le vacarme
Que tu voudras
Tout en caquetant, elle va se mirer dans la glace placée sur le kiosque à journaux.

Scène II §

Le peuple de Zanzibar, Thérèse, le mari

Le mari

entre avec un gros bouquet de fleurs, voit qu’elle ne le regarde pas et jette les fleurs dans la salle. À partir d’ici le mari perd l’accent belge
Je veux du lard je te dis

Thérèse

Mange tes pieds à la Sainte-Menehould68

Le mari

Pendant qu’il parle Thérèse hausse le ton de ses caquetages
Il s’approche comme pour la gifler puis en riant
Ah mais ce n’est pas Thérèse ma femme
Un temps puis sévèrement. Au mégaphone.
Quel malotru a mis ses vêtements
Il va l’examiner et revient. Au mégaphone.
Aucun doute c’est un assassin et il l’a tuée
Sans mégaphone
Thérèse ma petite Thérèse où es-tu
Il réfléchit la tête dans les mains, puis campé, les poings sur les hanches
Mais toi vil personnage qui t’es déguisé en Thérèse je te tuerai
Ils se battent, elle a raison de lui

Thérèse

Tu as raison je ne suis plus ta femme

Le mari

Par exemple

Thérèse

Et cependant c’est moi qui suis Thérèse

Le mari

Par exemple

Thérèse

Mais Thérèse qui n’est plus femme

Le mari

C’est trop fort

Thérèse

Et comme je suis devenu un beau gars

Le mari

Détail que j’ignorais

Thérèse

Je porterai désormais un nom d’homme
Tirésias

Le mari Les mains jointes

Adiousias
Elle sort

Scène III §

Le peuple de Zanzibar, le mari

Voix de Tirésias

Je déménage

Le mari

Adiousias
Elle jette successivement par la fenêtre un pot de chambre, un bassin et un urinal69. Le mari ramasse le pot de chambre
Le piano
Il ramasse l’urinal
Le violon
Il ramasse le bassin
L’assiette au beurre la situation devient grave

Scène IV70 §

Les mêmes, Tirésias, Lacouf71, Presto72
Tirésias revient avec des vêtements, une corde, des objets hétéroclites. Elle jette tout, se précipite sur le mari. Sur la dernière réplique du mari, Presto et Lacouf armés de brownings73 en carton sont sortis gravement de dessous la scène et s’avancent dans la salle, cependant que Tirésias, maîtrisant son mari, lui ôte son pantalon, se déshabille, lui passe sa jupe, le ligote, se pantalonne, se coupe les cheveux et met un chapeau haut de forme. Ce jeu de scène dure jusqu’au premier coup de revolver.
Marche funèbre.
Partition de Germaine Albert-Birot, non reproduite.

Presto

Avec vous vieux Lacouf j’ai perdu au zanzi74
Tout ce que j’ai voulu

Lacouf

Monsieur Presto je n’ai rien gagné
Et d’abord Zanzibar n’est pas en question vous êtes à Paris

Presto

À Zanzibar

Lacouf

À Paris

Presto

C’en est trop
Après dix ans d’amitié
Et tout le mal que je n’ai cessé de dire sur votre compte75

Lacouf

Tant pis vous ai-je demandé de la réclame vous êtes à Paris

Presto

À Zanzibar la preuve c’est que j’ai tout perdu

Lacouf

Monsieur Presto il faut nous battre

Presto

Il le faut
Ils montent gravement sur la scène et se rangent au fond l’un vis-à-vis de l’autre

Lacouf

À armes égales

Presto

À volonté
Tous les coups sont dans la nature
Ils se visent. Le peuple de Zanzibar tire deux coups de revolver et ils tombent

Tirésias qui est prêt, tressaille au bruit et s’écrie

Ah chère liberté te voilà enfin conquise
Mais d’abord achetons un journal
Pour savoir ce qui vient de se passer
Elle achète un journal et le lit ; pendant ce temps le peuple de Zanzibar place une pancarte de chaque côté de la scène
Pancarte pour Presto
Comme il perdait au Zanzibar
Monsieur Presto a perdu son pari
Puisque nous sommes à Paris
Pancarte pour Lacouf
Monsieur Lacouf n’a rien gagné
Puisque la scène se passe à Zanzibar
Autant que la Seine passe à Paris
Dès que le peuple de Zanzibar est revenu à son poste, Presto et Lacouf se redressent, le peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et les duellistes retombent. Tirésias étonné jette le journal. Au mégaphone
Maintenant à moi l’univers
À moi les femmes à moi l’administration
Je vais me faire conseiller municipal
Mais j’entends du bruit
Il vaut peut-être mieux s’en aller
Elle sort en caquetant tandis que le mari imite le bruit de la locomotive en marche76.

Scène V §

Le peuple de Zanzibar, le mari, le gendarme

Le gendarme

Tandis que le peuple de Zanzibar joue de l’accordéon le gendarme à cheval caracole, tire un mort dans la coulisse de façon à ce que ses pieds seuls restent visibles, fait le tour de la scène, agit de même avec l’autre mort, fait une seconde fois le tour de la scène et apercevant le mari ficelé sur le devant de la scène
Ça sent le crime ici

Le mari

Ah  ! puisque enfin voici un agent de l’autorité
Zanzibarienne
Je vais l’interpeller
Eh Monsieur si c’est une affaire77 que vous me cherchez
Ayez donc l’obligeance de prendre
Mon livret militaire dans ma poche gauche

Le gendarme

Au mégaphone
La belle fille
Sans mégaphone
Dites ma belle enfant
Qui donc vous a traitée si méchamment

Le mari À part

Il me prend pour une demoiselle
Au gendarme
Si c’est un mariage que vous me cherchez
Le gendarme met la main sur son cœur78
Commencez donc par me détacher
Le gendarme le délie en le chatouillant, ils rient et le gendarme répète toujours
Quelle belle fille
Lacouf.
Dessin hors texte de Serge Férat (signé), non reproduit.

Scène VI §

Les mêmes, Presto, Lacouf
Dès que le gendarme commence à détacher le mari, Presto et Lacouf reviennent à l’endroit où ils sont tombés précédemment

Presto

Je commence à en avoir assez d’être mort
Dire qu’il y a des gens
Qui trouvent qu’il est plus honorable d’être mort que vif79

Lacouf

Vous voyez bien que vous n’étiez pas à Zanzibar

Presto

C’est pourtant là que l’on voudrait vivre
Mais ça me dégoûte de nous être battus en duel
Décidément on regarde la mort
D’un œil trop complaisant

Lacouf

Que voulez-vous on a trop bonne opinion
De l’humanité et de ses restes
Est-ce que les selles des bijoutiers
Contiennent des perles et des diamants

Presto

On a vu des choses plus extraordinaires

Lacouf

Bref Monsieur Presto
Les paris ne nous réussissent pas
Mais vous voyez bien que vous étiez à Paris

Presto

À Zanzibar

Lacouf

En joue

Presto

Feu
Le peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et ils tombent. Le gendarme a fini de délier le mari

Le gendarme

Je vous arrête
Presto et Lacouf se sauvent du côté opposé d’où ils sont revenus. Accordéon

Scène VII §

Le peuple de Zanzibar, le gendarme, le mari habillé en femme

Le gendarme

Les duellistes du paysage
Ne m’empêcheront pas de dire que je vous trouve
Agréable au toucher comme une balle en caoutchouc

Le mari

Atchou
Vaisselle cassée.

Le gendarme

Un rhume c’est exquis

Le mari

Atchi
Tambour. Le mari relève sa jupe qui le gêne.

Le gendarme

Femme légère
Il cligne de l’œil
Qu’importe puisque c’est une belle fille

Le mari à part

Ma foi il a raison
Puisque ma femme est homme
Il est juste que je sois femme
Au gendarme pudiquement.
Je suis une honnête femme-monsieur
Ma femme est un homme-madame
Elle a emporté le piano le violon l’assiette au beurre
Elle est soldat ministre merdecin80

Le gendarme

Mère des seins

Le mari

Ils ont fait explosion mais elle est plutôt merdecine

Le gendarme

Elle est mère des cygnes
Ah  ! combien chantent qui vont périr81
Écoutez
Musette, air triste

Le mari

Il s’agit après tout de l’art de guérir les hommes
La musique s’en chargera82
Aussi bien que toute autre panacée

Le gendarme

Ça va bien pas de rouspétance

Le mari

Je me refuse à continuer la conversation
Au mégaphone
Où est ma femme

Voix de femmes dans les coulisses

Vive Tirésias
Plus d’enfants plus d’enfants83
Tonnerre et grosse caisse
Le mari fait une grimace aux spectateurs et met à son oreille une main en cornet acoustique, tandis que le gendarme, tirant une pipe de sa poche, la lui offre. Grelots

Le gendarme

Eh  ! fumez la pipe bergère
Moi je vous jouerai du pipeau

Le mari

Et cependant la Boulangère84
Tous les sept ans85 changeait de peau

Le gendarme

Tous les sept ans elle exagère
Le peuple de Zanzibar accroche une pancarte contenant cette ritournelle qui reste là
Eh  ! fumez la pipe Bergère
Moi je vous jouerai du pipeau
Et cependant la Boulangère
Tous les 7 ans changeait de peau
Tous les 7 ans elle exagère

Le gendarme

Mademoiselle ou Madame je suis amoureux fou
De vous
Et je veux devenir votre époux

Le mari

Atchou
Mais ne voyez-vous pas que je ne suis qu’un homme

Le gendarme

Nonobstant quoi je pourrais vous épouser
Par procuration

Le mari

Sottises
Vous feriez mieux de faire des enfants

Le gendarme

Ah  ! par exemple

Voix d’hommes dans les coulisses

Vive Tirésias
Vive le général Tirésias86
Vive le député Tirésias
L’accordéon joue une marche militaire

Voix de femmes dans les coulisses

Plus d’enfants Plus d’enfants87

Scène VIII §

Les mêmes, le kiosque
Le kiosque où s’anime le bras de la marchande se déplace lentement vers l’autre bout de la scène

Le mari

Fameux représentant de toute autorité
Vous l’entendez c’est dit je crois avec clarté
La femme à Zanzibar veut des droits politiques
Et renonce soudain aux amours prolifiques
Vous l’entendez crier Plus d’enfants Plus d’enfants
Pour peupler Zanzibar il suffit d’éléphants
De singes de serpents de moustiques d’autruches
Et stériles comme est l’habitante des ruches
Qui du moins fait la cire et butine le miel88
La femme n’est qu’un neutre89 à la face du ciel
Et moi je vous le dis cher Monsieur le gendarme
Au mégaphone
Zanzibar a besoin d’enfants sans mégaphone donnez l’alarme
Criez au carrefour et sur le boulevard
Qu’il faut refaire des enfants à Zanzibar
La femme n’en fait plus Tant pis Que l’homme en fasse
Mais oui parfaitement je vous regarde en face
Et j’en ferai moi90

Le gendarme et le kiosque

Vous

Le kiosque Au mégaphone que lui tend le mari

Elle sort un bobard91
Bien digne qu’on l’entende ailleurs qu’à Zanzibar
Vous qui pleurez voyant la pièce
Souhaitez les enfants vainqueurs
Voyez l’impondérable ardeur
Naître du changement de sexe
Le kiosque.
Dessin hors texte de Serge Férat (non signé), non reproduit.

Le mari

Revenez dès ce soir voir comment la nature
Me donnera sans femme une progéniture

Le gendarme

Je reviendrai ce soir voir comment la nature
Vous donnera sans femme une progéniture
Ne faites pas qu’en vain je croque le marmot92
Je reviens dès ce soir et je vous prends au mot

Le kiosque

Comme est ignare le gendarme
Qui gouverne le Zanzibar
Le music-hall et le grand bar
N’ont-ils pas pour lui plus de charmes
Que repeupler le Zanzibar

Scène IX §

Les mêmes, Presto

Presto chatouillant le mari

Comment faut-il que tu les nommes
Elles sont tout ce que nous sommes
Et cependant ne sont pas hommes

Le gendarme

Je reviendrai ce soir voir comment la nature
Vous donnera sans femme une progéniture

Le mari

Revenez donc ce soir voir comment la nature
Me donnera sans femme une progéniture

Tous en chœur

Ils dansent, le mari et le gendarme accouplés, Presto et le kiosque accouplés et changeant parfois de compagnons. Le peuple de Zanzibar danse seul en jouant de l’accordéon.
Eh ! fumez la pipe Bergère
Moi je vous jouerai du pipeau
Et cependant la Boulangère
Tous les sept ans changeait de peau
Tous les sept ans elle exagère
Rideau

Acte II93 §

Au même endroit, le même jour, au moment du coucher du soleil. Le même décor orné de nombreux berceaux où sont les nouveau-nés. Un berceau est vide auprès d’une bouteille d’encre énorme, d’un pot à colle gigantesque, d’un porte-plume démesuré et d’une paire de ciseaux de bonne taille.

Chœurs §

Partition de Germaine Albert-Birot, non reproduite.

Chœur du fond de la salle

Vous qui pleurez voyant la pièce
Souhaitez les enfants vainqueurs
Voyez l’impondérable ardeur
Naître du changement de Sexe

Chœur de droite

Comme est ignare le gendarme
Qui gouverne le Zanzibar
Le Music-Hall et le grand bar
N’ont-ils par pour lui plus de charmes
Que repeupler Zanzibar

Chœur de gauche

Comment faut-il que tu les nommes
Elles sont tout ce que nous sommes
Et cependant ne sont pas hommes
Entr'acte.
Partition de Germaine Albert-Birot, non reproduite.

Scène première §

Le peuple de Zanzibar, le mari

Le mari

Il tient un enfant dans chaque bras. Cris continus d’enfants sur la scène, dans les coulisses et dans la salle pendant toute la scène ad libitum. On indique seulement quand, et où ils redoublent94.
Ah  ! c’est fou les joies de la paternité
40.049 enfants en un seul jour
Mon bonheur est complet
Silence silence
Cris d’enfants au fond de la scène.
Le bonheur en famille
Pas de femme sur les bras
Il laisse tomber les enfants
Silence
Cris d’enfants sur le côté gauche de la salle.
C’est épatant la musique moderne
Presque aussi épatant que les décors des nouveaux peintres
Qui florissent loin des Barbares
À Zanzibar
Pas besoin d’aller aux ballets russes ni au Vieux-Colombier95
Silence silence
Le gendarme. « Fumez la pipe Bergère ! »
Dessin hors texte de Serge Férat (signé), non reproduit.
Cris d’enfants sur le côté droit de la salle
Grelots
Il faudrait peut-être les mener à la baguette
Mais il vaut mieux ne pas brusquer les choses
Je vais leur acheter des bicyclettes
Et tous ces virtuoses
Iront faire
Des concerts
En plein air
Peu à peu les enfants se taisent, il applaudit
Bravo bravo bravo
On frappe
Entrez

Scène II §

Les mêmes, le journaliste parisien96

Le journaliste

Sa figure est nue, il n’a que la bouche 97. Il entre en dansant98. Accordéon.
Hands up99
Bonjour
Monsieur le mari
Je suis correspondant d’un journal de Paris

Le mari

De Paris
Soyez le bienvenu

Le journaliste fait le tour de la scène en dansant

Les journaux de Paris au mégaphone ville de l’Amérique
Sans mégaphone
Hourra
Un coup de revolver, le journaliste déploie le drapeau américain
Ont annoncé que vous avez trouvé
Le moyen pour les hommes
De faire des enfants

Le mari

Le journaliste replie le drapeau et s’en fait une ceinture.
Cela est vrai

Le journaliste

Et comment ça

Le mari

La volonté Monsieur elle nous mène à tout100

Le journaliste

Sont-ils nègres101 ou comme tout le monde

Le mari

Tout cela dépend du point de vue où l’on se place
Castagnettes

Le journaliste

Vous êtes riche sans doute
Il fait un tour de danse.

Le mari

Point du tout

Le journaliste

Comment les élèverez-vous ?

Le mari

Après les avoir nourris au biberon
J’espère que ce sont eux qui me nourriront

Le journaliste

En somme vous êtes quelque chose comme une fille-père
Ne serait-ce pas chez vous instinct paternel maternisé

Le mari

Non c’est cher Monsieur tout à fait intéressé
L’enfant est la richesse des ménages
Bien plus que la monnaie et tous les héritages
Le journaliste note
Voyez ce tout petit qui dort dans son berceau
L’enfant crie. Le journaliste va le voir sur la pointe des pieds.
Il se prénomme Arthur et m’a déjà gagné
Un million comme accapareur de lait caillé102
Trompette d’enfant

Le journaliste

Avancé pour son âge

Le mari

Celui-là Joseph l’enfant crie est romancier
Le journaliste va voir Joseph
Son dernier roman s’est vendu à 600.000 exemplaires
Permettez que je vous en offre un
Descend un grand livre-pancarte à plusieurs feuillets sur lesquels on lit au premier feuillet :
Quelle chance !
Roman

Le mari

Lisez-le à votre aise
Le journaliste se couche, le mari tourne les autres feuillets sur lesquels on lit à raison d’un mot par feuillet.
Une dame qui s’appelait Cambron

Le journaliste se relève et au mégaphone

Une dame qui s’appelait Cambron103
Il rit au mégaphone sur les quatre voyelles : a, é, i, o.
Le mari
Il y a cependant là une manière polie de s’exprimer

Le journaliste Sans mégaphone

Ah  ! ah  ! ah  ! ah  !

Le mari

Une certaine précocité

Le journaliste

Eh  ! eh  !

Le mari

Qui ne court point les rues

Le journaliste

Hands up

Le mari

Enfin tel qu’il est
Le roman m’a rapporté
Près de 200.000 francs
Plus un prix littéraire
Composé de 20 caisses de dynamite104

Le journaliste se retire à reculons

Au revoir

Le mari

N’ayez pas peur elles sont dans mon coffre-fort à la banque

Le journaliste

All right
Vous n’avez pas de fille

Le mari

Si fait celle-ci divorcée
Elle crie. Le journaliste va la voir
Du roi des pommes de terre
En reçoit une rente de 100.000 dollars
Et celle-ci (elle crie) plus artiste que quiconque à Zanzibar
Le journaliste s’exerce à boxer105
Récite de beaux vers par les mornes soirées
Ses feux et ses cachets lui rapportent chaque an
Ce qu’un poète gagne en cinquante mille ans106

Le journaliste

Je vous félicite my dear
Mais vous avez de la poussière
Sur votre cache-poussière107
Le mari sourit comme pour remercier le journaliste qui tient le grain de poussière à la main
Puisque vous êtes si riche prêtez-moi cent sous

Le mari

Remettez la poussière
Tous les enfants crient. Le mari chasse le journaliste à coups de pied. Celui-ci sort en dansant.

Scène III §

Le peuple de Zanzibar, le mari

Le mari

Eh oui c’est simple comme un périscope108
Plus j’aurai d’enfants
Plus je serai riche et mieux je pourrai me nourrir
Nous disons que la morue produit assez d’œufs en un jour109
Pour qu’éclos ils suffisent à nourrir de brandade et d’aïoli110
Le monde entier pendant une année entière
N’est-ce pas que c’est épatant d’avoir une nombreuse famille
Quels sont donc ces économistes imbéciles
Qui nous ont fait croire que l’enfant
C’était la pauvreté
Tandis que c’est tout le contraire
Est-ce qu’on a jamais entendu parler de morue morte dans la misère
Aussi vais-je continuer à faire des enfants
Faisons d’abord un journaliste
Comme ça je saurai tout
Je devinerai le surplus
Et j’inventerai le reste
Il se met à déchirer avec la bouche et les mains des journaux, il trépigne. Son jeu doit être très rapide.
Il faut qu’il soit apte à toutes les besognes
Et puisse écrire pour tous les partis
Il met les journaux déchirés dans le berceau vide.
Quel beau journaliste ce sera
Reportage articles de fond
Et cætera
Il lui faut un sang puisé dans l’encrier111
Il prend la bouteille d’encre et la verse dans le berceau.
Il lui faut une épine dorsale
Il met un énorme porte-plume dans le berceau.
De la cervelle pour ne pas penser
Il verse le pot à colle dans le berceau.
Une langue pour mieux baver
Il met les ciseaux dans le berceau.
Il faut encore qu’il connaisse le chant
Allons chantez
Tonnerre.

Scène IV §

Les mêmes, le fils
Le mari répète : « une, deux  ! » jusqu’à la fin du monologue du fils. Cette scène se passe très rapidement.

Le fils se dressant dans le berceau

Mon cher papa si vous voulez savoir enfin
Tout ce qu’ont fait les aigrefins112
Faut me donner un petit peu d’argent de poche
L’arbre d’imprimerie113 étend feuilles et feuilles
Qui vous claquent au vent comme des étendards
Les journaux ont poussé faut bien que tu les cueilles
Fais-en de la salade à nourrir tes moutards
Si vous me donnez cinq cents francs
Je ne dis rien de vos affaires
Sinon je dis tout je suis franc
Et je compromets père sœurs et frères
J’écrirai que vous avez épousé
Une femme triplement enceinte
Je vous compromettrai je dirai
Que vous avez volé tué donné sonné barbé

Le mari

Bravo voilà un maître chanteur
Le fils sort du berceau

Le fils

Mes chers parents en un seul homme
Si vous voulez savoir ce qui s’est passé hier soir
Voici
Un grand incendie a détruit les chutes du Niagara

Le mari

Tant pis

Le fils

Le beau constructeur Alcindor114
Masqué comme les fantassins
Jusqu’à minuit joua du cor
Pour un parterre d’assassins
Et je suis sûr qu’il sonne encore

Le mari

Pourvu que ce ne soit pas dans cette salle

Le fils

Mais la Princesse de Bergame115
Épouse demain une dame
Simple rencontre de métro
Castagnettes

Le mari

Que m’importe est-ce que je connais ces gens-là
Je veux de bonnes informations qui me parlent de mes amis

Le fils Il fait remuer un berceau

On apprend de Montrouge
Que Monsieur Picasso
Fait un tableau qui bouge
Ainsi que ce berceau

Le mari

Et vive le pinceau
[De] l’ami Picasso
Ô mon fils
À une autre fois je connais maintenant
Suffisamment
La journée d’hier

Le fils

Je m’en vais afin d’imaginer celle de demain

Le mari

Bon voyage
Exit le fils

Scène V §

Le peuple de Zanzibar, le mari

Le mari

Celui-ci n’est pas réussi
J’ai envie de le déshériter
À ce moment arrivent des radios-pancartes.

ottawa

incendie établissements j.c.b.116 stop 20.000 poèmes en prose consumés stop président envoie condoléances

rome

h.nr.m.t.ss.117directeur villa médicis achève portrait SS

avignon

grand artiste g..rg.s118braque vient inventer procédé culture intensive des pinceaux

vancouver retardé dans la transmission

Chiens monsieur Paul Léaut..d119en grève

Le mari

Assez assez
Quelle fichue idée j’ai eue de me fier à la Presse
Je vais être dérangé
Toute la sainte journée
Il faut que ça cesse
Au mégaphone
Allô allô Mademoiselle
Je ne suis plus abonné au téléphone
Je me désabonne
Sans mégaphone
Je change de programme pas de bouches inutiles
Économisons économisons
Avant tout je vais faire un enfant tailleur
Je pourrai bien vêtu aller en promenade
Et n’étant pas trop mal de ma personne
Plaire à mainte jolie personne

Scène VI §

Les mêmes, le gendarme

Le gendarme

Il paraît que vous en faites de belles
Vous avez tenu parole
40.050 enfants en un jour
Vous secouez le pot-de-fleurs

Le mari

Je m’enrichis

Le gendarme

Mais la population Zanzibarienne
Affamée par ce surcroît de bouches à nourrir
Est en passe de mourir de faim

Le mari

Donnez-lui des cartes ça remplace tout120

Le gendarme

Où se les procure-t-on ?

Le mari

Chez la Cartomancienne

Le gendarme

Extra-lucide

Le mari

Parbleu puisqu’il s’agit de prévoyance

Scène VII §

Les mêmes, la cartomancienne

La cartomancienne121

Elle arrive du fond de la salle. Son crâne est éclairé électriquement.
Chastes citoyens de Zanzibar me voici

Le mari

Encore quelqu’un
Je n’y suis pour personne

La cartomancienne

J’ai pensé que vous ne seriez pas fâchés
De savoir la bonne aventure

Le gendarme

Vous n’ignorez pas Madame
Que vous exercez un métier illicite
C’est étonnant ce que font les gens
Pour ne point travailler

Le mari au gendarme

Pas de scandale chez moi

La cartomancienne à un spectateur

Vous Monsieur prochainement
Vous accoucherez de trois jumeaux

Le mari

Déjà la concurrence

Une dame (spectatrice dans la salle)

Madame la Cartomancienne
Je crois bien qu’il me trompe
Vaisselle cassée
Thérèse, le gendarme et le mari.
« Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse ».
Dessin hors texte de Serge Férat (signé), non reproduit.

La cartomancienne

Conservez-le dans la marmite norvégienne122
Elle monte sur la scène, cris d’enfants, accordéon
Tiens une couveuse artificielle

Le mari

Seriez-vous le coiffeur coupez-moi les cheveux

La cartomancienne

Les demoiselles de New York
Ne cueillent que les mirabelles
Ne mangent que du jambon d’York
C’est là ce qui les rend si belles

Le mari

Ma foi les dames de Paris
Sont bien plus belles que les autres
Si les chats aiment les souris
Mesdames nous aimons les vôtres

La cartomancienne

C’est-à-dire vos sourires

Tous en chœur

Et puis chantez matin et soir
Grattez-vous si ça vous démange
Aimez le blanc ou bien le noir123
C’est bien plus drôle quand ça change
Suffit de s’en apercevoir
Suffit de s’en apercevoir

La cartomancienne

Chastes citoyens de Zanzibar
Qui ne faites plus d’enfants
Sachez que la fortune et la gloire
Les forêts d’ananas les troupeaux d’éléphants
Appartiennent de droit
Dans un proche avenir
À ceux qui pour les prendre auront fait des enfants
Tous les enfants se mettent à crier sur la scène et dans la salle. La cartomancienne fait les cartes qui tombent du plafond. Puis les enfants se taisent.
Vous qui êtes si fécond

Le mari et le gendarme

Fécond fécond

La cartomancienne au mari

Vous deviendrez 10 fois milliardaire
Le mari tombe assis par terre

La cartomancienne au gendarme

Vous qui ne faites pas d’enfants
Vous mourrez dans la plus affreuse des débines124

Le gendarme

Vous m’insultez
Au nom de Zanzibar je vous arrête

La cartomancienne

Toucher une femme125 quelle honte
Elle le griffe et l’étrangle. Le mari lui tend une pipe

Le mari

Eh  ! fumez la pipe Bergère
Moi je vous jouerai du pipeau
Et cependant la Boulangère
Tous les sept ans changeait de peau

La cartomancienne

Tous les sept ans elle exagère

Le mari

En attendant je vais vous livrer au commissaire
Assassine

Thérèse se débarrassant de ses oripeaux de cartomancienne

Mon cher mari ne me reconnais-tu pas126

Le mari

Thérèse ou bien Tirésias
Le gendarme ressuscite

Thérèse

Tirésias se trouve officiellement
À la tête de l’Armée à la Chambre À l’Hôtel de Ville127
Mais sois tranquille
Je ramène dans une voiture de déménagement
Le piano le violon l’assiette au beurre
Ainsi que trois dames influentes dont je suis devenu l’amant

Le gendarme

Merci d’avoir pensé à moi

Le mari

Mon général mon député
Je me trompe Thérèse
Te voilà plate comme une punaise

Thérèse

Qu’importe viens cueillir la fraise
Avec la fleur du bananier
Chassons à la Zanzibaraise
Les éléphants et viens régner
Sur le grand cœur de ta Thérèse

Le mari

Thérèse

Thérèse

Qu’importe le trône ou la tombe
Il faut s’aimer ou je succombe
Avant que ce rideau ne tombe

Le mari

Chère Thérèse il ne faut plus
Que tu sois plate comme une punaise
Il prend dans la maison un bouquet de ballons et un panier de balles
En voici tout un stock

Thérèse

Nous nous en sommes passés l’un et l’autre
Continuons

Le mari

C’est vrai ne compliquons pas les choses
Allons plutôt tremper la soupe128

Thérèse

Elle lâche les ballons et lance les balles aux spectateurs
Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse
Allez nourrir tous les enfants
De la repopulation

Tous en chœur129

Le peuple de Zanzibar danse en secouant des grelots.
Partition de Germaine Albert-Birot, non reproduite.
Et puis chantez matin et soir
Grattez-vous si ça vous démange
Aimez le blanc ou bien le noir
C’est bien plus drôle quand ça change
Suffit de s’en apercevoir
Rideau