Guillaume Apollinaire

1917

Vitam Impendere Amori

Édition de Didier Alexandre
2014
Source : Guillaume Apollinaire, Vitam Impendere Amori, Mercure de France, Paris, 1917.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (édition TEI), Frédéric Glorieux (édition TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).

Notice §

« Vitam impendere amori. Poèmes et dessins » paraît en novembre 1917 au Mercure de France en novembre 1917. Comme « Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée », ce recueil est le fruit de la collaboration d’Apollinaire et d’un peintre, André Rouveyre.. Il comprend les six poèmes d’Apollinaire et huit dessins au trait en noir de Rouveyre, imprimés sur le recto de chaque feuillet I. C’est en juillet 1914 que s’était nouée l’amitié qui unissait le dessinateur et le poète : ils couvraient ensemble la saison estivale à Deauville pour « Comoedia » quand éclata la crise diplomatique de juillet, qui devait aboutir à la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août 1914 II. Pour apprécier cette, on relira les poèmes épistolaires envoyés pendant la guerre, par Apollinaire (p. 000). Demeuré à Paris, versé dans le service auxiliaire, Rouveyre est un confident de la passion de Guillaume pour Lou, un témoin de l’arrière et des combats, un dédicataire d’un poème de « Case d’Armons », un ami qui maintenait un lien avec la vie artistique et littéraire. Ces remarques sont nécessaires à la compréhension des projets communs aux deux artistes. Rouveyre n’appartient pas à l’avant-garde des cubistes ni ne participe de l’esprit nouveau tel qu’Apollinaire le définit. Dans les ouvrages qu’il consacrera à Aopollinaire, ; Souvenir de mon commerce, il insistera sur l’amitié et sur la première parie de l’œuvre, antérieure à la blessure et à Calligrammes dont il fera un recueil de guerre. Apollinaire en est conscient : le poème « Fête » de « Case d’ramons » dédicacé à Rouveyre reprend le début de « Roses guerrières », le dernier des « Poèmes à Lou », où se déploie une thématique du souvenir de l’amour, de l’érôs avivé par le spectacle de la guerre,  de « la mort amoureuse des roses » (p. 000) Il annonce à Gaston Picard qui l’interroge sur « la nouvelle école littéraire », pour le Pays, le 24 juin 1917, un volume de vers, illustré par Rouveyre, qui réunirait les poèmes épistolaires échangés entre Apollinaire et ses amis pendant qu’il était au front. C’est donc la vie, et non pas interventions dans le champ littéraire, que recherche Apollinaire dans sa collaboration avec le dessinateur.

Le titre retenu, « Vitam imendere amori », est inspiré de la devise qu’avait adoptée Jean-Jacques Rousseau, inspirée d’un vers d’une satire de Juvénal : « vitam impendere vero ». Consacrer sa vie à la vérité ? Apollinaire le fait, précisément dans sa quête esthétique et poétique dictée par l’esprit nouveau : il le rappelle cette même année 1917, en juillet, dans « La loi de renaissance » publiée dans « La Démocratie sociale » où la figure du phénix désigne le renaissance du sublime des cendres que constituent les arts vulgaires. En juin 1914, à une enquête de « La Vie », il avait répondu : « Mo idéal d’art : mes sens et mon imagination, point d’idéal, mais la vérité toujours nouvelle. » (p. 000) Mais consacrer sa vie à l’amour ? Apollinaire l’a fait, et continue de le faire en 1917. Le phénix, métaphore de l’amour dans l’épigraphe de « la Chanson du Mal-Aimé », renaît dans les vers de « Vitam impendere amori », « noire perfection », souvenir dérisoire d’un amour qui s’enfuit.

Publiés après la représentation des Mamelles de Tirésias et peu de temps avant la conférence L’Esprit nouveau et les poètes, ces quatrains d’octosyllabes où Apollinaire fait un usage très classique des rimes riches et de leur disposition, ont pu, aux yeux de contemporains et d’admirateurs, par exemple André Breton, apparaître comme un retour à des formes et à une thématique sentimentale caractéristiques du versant élégiaque d’Alcools. Ils correspondent pourtant, parfaitement, aux déclarations faites par Apollinaire à la même époque. A Gaston Picard qui l’interroge sur « la nouvelle école littéraire », pour le Pays, le 24 juin 1917, le poète répond : « Toutes les formes sont bonnes. Le vers peut être libre, régulier, libéré, calligrammatique » (p. 000) Et à Pierre-Albert Birot, dans « SIC », à propos des tendances nouvelles, il répond fin 1916 : « Le présent doit être le fruit de la connaissance du passé et la vision de l’avenir. » (p. 000) Ces vers révèlent, en réalité, une part importante de l’inspiration d’Apollinaire, que ce soit dans les poèmes adressés à Lou ou dans le recueil « Calligrammes », la section « Lueurs des tirs », où Apollinaire utilise le même quatrain, le même vers, la même floraison de rimes. Ils reprennent la thématique élégiaque d’ « Alcools ». « Vitam impendere amori » est un acte de foi en l’héritage et la tradition : Apollinaire ne renie pas son œuvre passée, au contraire, par ces quelques quatrains, il en affirme la présence. Le recueil est donc un signe ferme adressé aux poètes et aux critiques – peut-être l’avant-garde futuriste qui fait de la vitesse et du rejet du passé le principe moteur de l’avant-garde III, peut-être la critique de droite qui, pendant la Première Guerre mondiale, privilégie le classicisme et la pureté et associe les audaces esthétiques à un art boche, anti-national et défaitiste, et la critique de gauche qui revendique un art engagé, réaliste et compréhensible.

Faut-il n’y voir, cependant, qu’une répétition de la fatalité de l’amour déjà formulée dans « Alcools » ? « Vitam impendere amori » fait entendre une voix personnelle, intime, et nouvelle. On peut y lire autant une méditation sur l’amour fatal qu’une transformation du sens de l’amour. Cette poésie de la mémoire fait dialoguer le poète et la seconde personne qu’est la femme aimée et perdue. Les ombres des femmes qui hantent le recueil sont probablement celles de Marie Laurencin et de Lou. L’expérience de la guerre et de la mort infléchit le ton tragique de ces vers, où, à la manière de Verlaine, affleure constamment, dans le murmure de la confidence, la fin de l’amour. Par notes subtiles, le poète chante avec mélancolie la perte, l’absence de « connivence », l ‘indifférence, l’inconstance, le jeu dramatique de l’amour dans un décor où « un clown est l’unique passant » (p. 000). Comme dans « Les Mamelles de Tirésias » et « Couleur du temps », Apollinaire questionne l’amour et les éternités différentes du masculin et du féminin. Pour quelle réponse ? Dans le recueil, comme dans « Couleur du Temps », la femme, inconstante, dédaigneuse, oublie et renvoie l’amant à l’attente, au « soupçon », à ses souvenirs auxquels il demeure « enchaîné » (p. 000). « Adieu Adieu il faut que tout meure » (p. 000) : telle est la clausule du drame qui pourrait être celle du recueil.

Mais l’ultime poème, « Ô ma jeunesse abandonnée », semble annoncer un avenir où, par la magie des rimes, le « soupçon » fait place à la « raison » (p. 000). Se profile ainsi « La Jolie rousse », l’espérance en un amour qui unira « l’Aventure  » de l’esprit nouveau à « l’Ordre » (p. 000). Apollinaire a retrouvé, l’été 1916, Jacqueline ou Ruby Kolb, qu’il épousera le 2 mai 1918. Loin d’être la simple reprise d’un chant mélancolique, « Vitam impendere amori » suggère que la « jeunesses est morte ainsi que le printemps » et que le « temps de la Raison ardente », « l’été », (« La Jolie rousse », p. 000) est venu : la devise vaut donc pour le passé et l’avenir, et elle unit « Alcools » à « Calligrammes ».

Vitam Impendere AmoriIV §

L’amour est mort §

L’amour est mortV entre tes bras
Te souviens-tu de sa rencontre
Il est mort tu la referas
Il s’en revient à ta rencontre
Encore un printemps de passé
Je songe à ce qu’il eut de tendre
AdieuVI saison qui finissez
Vous nous reviendrez aussi tendre

Dans le crépuscule fané §

Dans le crépuscule fané
Où plusieurs amours se bousculent
Ton souvenir gît enchaîné
Loin de nos ombres qui reculent
Ô mains qu’enchaîne la mémoire
Et brûlantes comme un bûcherVII
Où le dernier des phénix noire
Perfection vient se jucher
La chaîne s’use maille à maille
Ton souvenir riant de nous
S’enfuit l’entends-tu qui nous railleVIII
Et je retombe à tes genoux

Tu n’as pas surpris mon secret §

Tu n’as pas surpris mon secretIX
Déjà le cortège s’avance
Mais il nous reste le regret
De n’être pas de connivence
La rose flotte au fil de l’eau
Les masques ont passé par bandes
Il tremble en moi comme un grelot
Ce lourd secret que tu quémandes

Le soir tombe §

Le soir tombe et dans le jardin
Elles racontent des histoires
À la nuit qui non sans dédain
Répand leurs chevelures noires
Petits enfants petits enfants
Vos ailes se sont envolées
Mais rose toi qui te défends
Perds tes odeurs inégalées
Car voici l’heure du larcin
De plumes de fleurs et de tresses
Cueillez le jet d’eau du bassinX
Dont les rosesXI sont les maîtresses

Tu descendais dans l’eau §

Tu descendais dans l’eau si claire
Je me noyais dans ton regardXII
Le soldat passe elle se penche
Se détourne et casse une branche
Tu flottes sur l’onde nocturne
La flamme est mon cœur renversé
Couleur de l’écaille du peigne
Que reflète l’eau qui te baigne

Ô ma jeunesse abandonnée §

Ô ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlandeXIII fanée
Voici que s’en vient la saison
Et des dédainsXIV et du soupçon
Le paysage est fait de toiles
Il coule un faux fleuve de sang
Et sous l’arbre fleuri d’étoiles
Un clown est l’unique passant
Un froid rayon poudroie et joue
Sur les décors et sur ta joue
Un coup de revolver un cri
Dans l’ombre un portrait a souri
La vitre du cadre est brisée
Un air qu’on ne peut définir
Hésite entre son et pensée
Entre avenir et souvenir
Ô ma jeunesse abandonnée
Comme une guirlande fanée
Voici que s’en vient la saison
Des regrets et de la raison