Antoine Albalat

1905

Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc…

2013
Antoine Albalat, Les ennemis de l’art d’écrire : réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc…, Paris, Librairie universelle, 1905, 324 p.. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013, édition TEI) et Vincent Jolivet (2013, édition TEI).

[Dédicace] §

A M. Etienne de NALÈCHE
Directeur du Journal des Débats,
en témoignage de profonde reconnaissance
fidèle et dévoué collaborateur

A. A.

I §

Apprend-on à écrire ? — Les objections contre l’art d’écrire. — Le but de notre enseignement. — Ceux qui l’ont compris. — Le titre : En vingt leçons. — Ce que nous enseignons. — Plaisanteries et prétentions. — Signification de ce titre. — Une objection de M. Adolphe Brisson. — Un monsieur grincheux. — Une objection personnelle.

Respectueux des droits de la Critique, je m’étais, jusqu’à ce jour, interdit de répondre aux articles publiés contre mes livres. Mais on m’a fait remarquer que ce silence pouvait, à la longue, être mal interprété ; qu’il était de mon devoir de ne point laisser ébranler la conviction que nous avions pris la peine de donner à nos lecteurs, et qu’une réponse aux objections pouvait encore faire partie de notre enseignement. J’ai donc essayé de classer ces objections et d’en présenter une réfutation sommaire qui fût une dernière et définitive leçon sur l’art d’écrire. Qu’on ne s’attende donc point ici à une apologie personnelle : l’auteur de ces lignes tâchera de se dissimuler le plus qu’il pourra et n’a pas d’autre but que de formuler une conclusion de doctrine. La valeur des idées est la seule chose qui importe. Le reste est négligeable et les noms surtout sont indifférents. L’essentiel est qu’aucun doute ne puisse subsister sur la valeur et la portée de notre enseignement.

Je ne puis assez m’étonner de l’émoi que mes livres ont paru causer dans un certain monde. Quelques-uns de mes confrères n’en reviennent pas. On croirait, à les entendre, que nous sommes les premiers à avoir enseigné l’art d’écrire. Il existe pourtant une trentaine de Manuels qui n’ont pas d’autre but. On les donne aux élèves, les professeurs s’en servent : personne n’en parle. Nos livres paraissent ; aussitôt grand scandale ! Et les gens de s’écrier : Voyez la hardiesse ! On n’enseigne pas à écrire ! Mais, bonnes gens, si l’on ne l’avait pas enseigné très mal avant nous, nous n’aurions pas songé à l’enseigner un peu mieux à notre tour. C’est l’indignation de voir cet enseignement piétiner dans sa routine qui nous a mis la plume à la main ; ce sont les mauvaises méthodes qui nous ont donné l’idée d’en proposer une qui fût meilleure, ou du moins qui fût profitable. Non seulement nous ne sommes pas les premiers à y avoir songé ; mais le genre de notre démonstration, qui nous a valu tant d’attaques, n’a même pas le mérite d’être nouveau. Notre doctrine n’est que le développement des théories professées par les grands écrivains dans leurs préfaces et correspondances, et scrupuleusement mises en pratique dans leurs œuvres, comme notre dernier volume le prouve sans réplique. Nous n’avons peut-être pas avancé une assertion qu’on ne puisse retrouver en germe, et parfois très nettement, dans les lettres de Flaubert, par exemple. Comment, d’ailleurs, peut-on suspecter des théories qui ont permis d’écrire de purs chefs-d’œuvre ? C’est un point qu’on n’a pas encore éclairci.

« On n’enseigne pas l’art d’écrire ! » Ceux qui crient cela ne sont pas dupes. Ce sont des sournois qui exploitent une équivoque. Eh ! oui, sans doute, on n’enseigne pas à écrire, si l’on veut dire par là qu’il n’existe pas de méthode pour faire un grand écrivain. Mais qu’il n’y ait pas, dans l’art d’écrire, des procédés, des démonstrations, des conseils, une façon de s’y prendre qu’on puisse enseigner, c’est une autre question. Dans ce jeu sublime qui, au fond, incontestablement, est un don, il y a une partie qui peut s’indiquer, s’analyser, se démontrer, cela est sûr, c’est l’évidence. Le jeu connu, reste à savoir si vous saurez jouer ; ceci ne nous regarde plus. Notre rôle s’arrête là.

Pourquoi, d’ailleurs, limiter à l’art d’écrire cette impossibilité d’enseignement dont nos adversaires mènent si grand bruit  ? Soyez logique, dites qu’on n’enseigne pas l’art, quel qu’il soit, peinture, sculpture, architecture or musique. Qu’on ferme l’Ecole des beaux-arts et qu’on licencie les professeurs. A la bonne heure !‌

« Si on apprend à écrire ? dit ironiquement M. de Gourmont. C’est demander si M. Zola, avec de l’application, aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire, avec des soins, aurait pu devenir Rabelais. » Pas du tout. On embrouille à plaisir la question. Apprendre à écrire ne signifie pas qu’on veuille enseigner à écrire aussi bien que tel ou tel grand écrivain : cela signifie qu’on peut enseigner à quelqu’un à écrire mieux qu’il n’écrivait, à écrire selon le maximum de talent qu’il peut donner. C’est l’art, en un mot, de dégager laborieusement, efficacement, sa propre originalité. « J’apprends tous les jours à écrire », disait Buffon, qui savait bien ce qu’il disait. On verra plus loin comment Taine raconte lui-même avoir appris le style descriptif.‌

Parmi les nombreux critiques dont nous mentionnerons plus loin les appréciations et les encouragements, quelques-uns, du moins, ont clairement compris notre but :‌

« Comment il faut s’y prendre pratiquement, dit M. G. Collin, pour se rendre maître du métier d’écrire, c’est à l’étude de cette question que M. Albalat a consacré trois volumes, qui sont le résultat à la fois d’un énorme travail de documentation et d’une rare concentration de pensée. Les manuels disent bien qu’il faut étudier les maîtres, mais ils oublient d’expliquer comment et ce qu’on peut leur prendre.‌

Ils vous définissent gravement les figures de rhétorique et vous enseignent ce qu’il faut entendre par syllepse, trope, catachrèse, métonymie, synecdoque, antonomase et obsécration, ce qui vous procure immédiatement un cachet d’érudition inutile, infiniment propre à passer le baccalauréat. Puis, de savants universitaires, distingués professeurs, vous vaticinent ensuite : « Ceci est beau, sublime ; cela est mauvais goût, détestable, etc. » Et personne ne dit à l’apprenti écrivain pourquoi ceci est sublime et cela détestable. Personne ne pense à exposer la méthode et à préciser comment on fait une bonne phrase, par quel travail acharné on parvient à la rendre excellente, définitive, comment on traduit, on pousse, on fait resplendir une idée.

En un mot, le côté pratique, le point de vue métier n’est à peu près pas enseigné. Et telle est la véritable lacune que M. Albalat, avec une érudition profonde et un esprit d’observation remarquable, aiguisés encore par la concentration d’un effort continu, s’est proposé de combler et qu’il a comblée, au jugement des critiques de valeur, qui ont pris la peine de suivre attentivement son œuvre. J’ajoute cette dernière restriction, pour cette bonne raison qu’ils sont rares, ceux qui lisent avec soin ou même qui lisent simplement les ouvrages au sujet desquels ils tranchent. Et, si j’avais la place de le faire, je m’amuserais à vous citer ici, en manière d’exemple, l’appréciation du critique apprécié d’un grand journal, qui consacrait son article à déclarer détestable, en l’attribuant à M. Albalat, une théorie que celui-ci rapportait précisément pour la combattre1 ! »

« Enfin, dit M. Ley, voilà un livre bien moderne, un livre précieux, un coup de pioche et de hache à la fois sur les vieux bouquins de rhétorique, de littérature, de logique, sur les procédés surannés de dressage littéraire, sur toute la fantasmagorie des figures du style et autres anicroches qui ont fait suer du sang ; un coup de pied aux grands analyseurs grammaticaux ; un coup de massue aux pédants, le coup de mort pour nos chers programmes… Car, il n’y a pas à dire, M. Albalat a raison, mille fois raison.2 »

« M. Albalat, dit la Nouvelle Revue internationale, n’a pas la prétention d’infuser le génie aux intelligences médiocres ; il a seulement voulu mettre en lumière les règles générales qui sont à la portée de toutes les intelligences. Sa pensée est salutaire et vraie. »

« A ceux qui lui demandent ironiquement : quel style allez-vous nous apprendre ? M. Albalat répond avec la meilleure grâce du monde : le vôtre. Ce n’est pas, dit-il, un style spécial que nous voulons vous proposer ; nous voulons apprendre à chacun à bien écrire dans son propre style3. »

« Il faut louer sans réserve M. Albalat d’avoir voulu rompre avec ce qu’il appelle brutalement la routine. Il enseigne le style, non par des règles, mais par des exemples, il ne s’attarde pas à exposer la synthèse de l’art, il se livre à l’analyse anatomique des œuvres4. »‌

« J’engage M. Albalat à poursuivre son œuvre. Elle est originale et, s’il la conduit avec méthode, elle peut être singulièrement féconde. »‌

« Enfin, dit M. Ley, voilà un livre bien moderne, un livre précieux, un coup de pioche et de hache à la fois sur les vieux bouquins de rhétorique, de littérature, de logique, sur les procédés surannés de dressage littéraire, sur toute la fantasmagorie des figures du style et autres anicroches qui ont fait suer du sang ; un coup de pied aux grands analyseurs grammaticaux ; un coup de massue aux pédants, le coup de mort pour nos chers programmes… Car, il n’y a pas à dire, M. Albalat a raison, mille fois raison.2 »

« M. Albalat, dit la Nouvelle Revue internationale, n’a pas la prétention d’infuser le génie aux intelligences médiocres ; il a seulement voulu mettre en lumière les règles générales qui sont à la portée de toutes les intelligences. Sa pensée est salutaire et vraie. »

« A ceux qui lui demandent ironiquement : quel style allez-vous nous apprendre ? M. Albalat répond avec la meilleure grâce du monde : le vôtre. Ce n’est pas, dit-il, un style spécial que nous voulons vous proposer ; nous voulons apprendre à chacun à bien écrire dans son propre style3. »

« Il faut louer sans réserve M. Albalat d’avoir voulu rompre avec ce qu’il appelle brutalement la routine. Il enseigne le style, non par des règles, mais par des exemples, il ne s’attarde pas à exposer la synthèse de l’art, il se livre à l’analyse anatomique des œuvres4. »‌

« J’engage M. Albalat à poursuivre son œuvre. Elle est originale et, s’il la conduit avec méthode, elle peut être singulièrement féconde. »‌

Quand on enseigne l’art d’écrire, cela veut donc dire simplement qu’on enseigne à ceux qui en ont les dispositions l’art de développer leur talent, le moyen de l’exploiter et de le mettre en œuvre. Or cela est possible, cela est réalisable, à condition de sortir de la routine, de démontrer le métier et les procédés, de décomposer et d’analyser la substance du style. Ces choses seules sont importantes ; c’est d’elles que dépend le problème et c’est pour les avoir négligées qu’on a fini par croire que l’art d’écrire ne s’enseignait pas. Certes, l’inspiration, la réalisation d’une œuvre gardent toujours ce je ne sais quoi de mystérieux qui est le don même, l’âme, le tréfond de l’être pensant, éternellement impénétrable. Il s’agit seulement de s’en approcher le plus près possible, et cet effort n’est pas une tentative vaine. Elle a sa raison et elle a ses résultats. « Toute la crititique est à refaire, disait Flaubert. Personne n’a étudié l’anatomie du style. » C’est cette critique de métier que nous avons entreprise et que nous défendrons énergiquement, tant qu’on persistera adonner aux élèves des Cours de littérature surannés. Qu’on renonce à enseigner officiellement le style, si vraiment on ne peut l’enseigner ; mais, tant que la routine sévira, nous avons le droit de proposer quelque chose de mieux. Nos livres représentent des années de travail : ils se défendront tout seuls.‌

Je vois bien ce qui fâche nos adversaires ; c’est le titre : l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons. Ce titre nous desservait trop pour qu’on n’affectât pas de le prendre à la lettre. Enseigner à écrire en vingt leçons ! La prétention était forte en effet ; mais le peut-on davantage en cent leçons et fallait-il faire une moyenne ? La vérité, c’est que nous cherchions une étiquette répondant à un classement facile à retenir, et que celle-là nous a paru propre à éveiller l’attention. Ce n’est pas nous, ce sont vos livres de mauvais enseignement qui sont responsables de ce titre. Si nous eussions intitulé le nôtre Cours de littérature ou Manuel de style, le public ne l’eût pas ouvert et l’eût confondu avec les nombreux traités similaires, discrédités depuis longtemps. Le simple bon sens conseillait de ne pas s’arrêter à une étiquette un peu hardie et de ne pas nous supposer gratuitement absurde. De bons esprits, comme M. Faguet, ne s’y sont pas trompés. Nous étions bien sûrs que ceux qui voudraient nous lire ne nous reprocheraient pas d’avoir été déçus. On prétend que le livre a réussi parce qu’il a trompé l’acheteur et que tous les lecteurs se sont crus capables de devenir bons écrivains. C’est une plaisanterie. Au lieu d’y chercher un résultat qu’il ne pouvait leur donner, les lecteurs ont trouvé dans ce livre le profit qu’ils souhaitaient. Sans cela, le volume fût tombé à plat, l’artifice était trop grossier, on n’eût pas vendu 14.000 exemplaires à l’heure qu’il est. Ce qui a fait vendre l’ouvrage, ce n’est donc pas l’étiquette, c’est ce qu’il contenait. Parmi les débutants, élèves, jeunes gens ou jeunes filles, qui de toutes parts nous ont adressé leurs remerciements, n’est-il pas significatif que, non seulement personne ne se soit vanté d’avoir appris à écrire au bout de vingt leçons, mais que personne ne nous ait reproché de lui avoir menti en promettant de le lui apprendre ! Cette lecture, au contraire, leur a montré que l’art d’écrire était beaucoup plus difficile qu’ils ne pensaient, et si cela n’a découragé personne, c’est évidemment parce que nous avons dit ce qu’il fallait dire et que nous avons conseillé ce qu’il fallait conseiller.‌

Un critique anonyme a très intelligemment et très loyalement expliqué la vraie signification de ce titre ; « Il ne faut pas, dit-il, prendre à la lettre le titre de ce volume, d’apparence quelque peu puffiste. M. Albalat ne prétend pas qu’on puisse en vingt séances, d’une heure ou deux, apprendre l’art d’écrire comme le patinage ou la valse à trois temps. Entendez simplement qu’il a voulu condenser en vingt chapitres les principes essentiels de l’art du style. Des mois et des années d’effort sont, bien entendu, nécessaires pour s’exercer à appliquer les préceptes contenus dans chacun de ces vingt chapitres. Du reste, M. Albalat ne dissimule pas à ses lecteurs qu’ils devront travailler énormément, et son unique prétention est de guider utilement leurs travaux 5. »‌

« Quand j’ai trouvé sur ma table, dit un autre critique, le livre de M. Albalat, j’ai eu tout d’abord un sentiment de méfiance, en me demandant s’il était vraiment possible d’enseigner l’art d’écrire, et surtout en vingt leçons… Mais quand j’ai ouvert ce volume, j’ai été vite détrompé ; et l’œuvre m’a tellement séduit dès les premières pages que j’en ai fait mon compagnon de vacances. M. Albalat a lu, la plume à la main, annoté, disséqué les pages de tous nos écrivains français ; et, les textes sous les yeux, il explique comment on peut s’y prendre pour écrire sans recherche, mais avec précision, goût, sobriété et, si possible, de façon originale6. »‌

M. de Gourmont lui-même le reconnaît :‌

« Ce livre, dit-il, est bien meilleur que son titre, en ce sens qu’il soulève toutes sortes de questions de psychologie linguistique, alors qu’ou aurait pu s’attendre à un simple manuel scolaire… L’œuvre garde des parties excellentes ». Au surplus, mon titre n’était pas si ridicule, puisque mes contradicteurs eux-mêmes l’adoptent. M. Lanson, entre autres, publie en ce moment dans les Annales un petit ouvrage de démonstration littéraire qu’il a d’abord intitulé fraternellement : l’Art de la prose en vingt-cinq leçons. Quoique M. Lanson n’ait pas mis le mot enseigné, il est bien évident qu’il a, lui aussi, après moi, la prétention d’enseigner en vingt-cinq leçons l’art de la prose.‌

Qu’on réfute un ouvrage, rien de plus juste : c’est le droit de la critique, et j’aurais mauvaise grâce à me plaindre. Mais qu’un livre uniquement littéraire, où personne n’est attaqué, provoque de la colère et même des injures, voilà de quoi surprendre, et c’est, on l’avouera, le comble de la drôlerie,‌

Je n’exagère pas. On a constaté le fait. « A peine, dit entre autres M. Bertaut, M. Albalat fit-il paraître son Art d’écrire enseigné en vingt leçons que plus d’un s’offusqua de son livre, comme d’une injure personnelle à lui adressée. Et, dans un beau mouvement d’une indignation qui voulait être superbe, on fit pleuvoir l’anathème sur la tête de cet auteur assez imprudent pour parler de style et d’art en un temps où, comme chacun sait, tout être qui tient une plume écrit un français des plus corrects. Je dois ajouter, du reste, que M. Albalat parut se soucier fort peu d’une pareille levée de boucliers et qu’à ce volume il fit bientôt succéder la Formation du style par l’assimilalion des auteurs. Aujourd’hui, enfin, il achève cette série en nous proposant l’étude du style par celle des corrections manuscrites des grands écrivains7. »‌

M. Bertaut a raison. Le seul moyen de confondre nos adversaires était de continuer la démonstration. Naturellement l’hostilité redoubla, L’Art d’écrire eut des ennemis de tout genre. Il y en a que notre tentative a mis en fureur ; d’autres se contentent d’avoir pitié de nous. Ces despotes intellectuels ne peuvent supporter qu’on se passe d’eux pour enseigner quelque chose. Ils nous balaient d’un sourire, nous jugent d’un haussement d’épaules, nous exécutent d’un tour de main. Ô les intrépides gens ! et qu’il faut les admirer de n’être arrêtés par rien, ni par le labeur, ni par la droiture, ni par la sincérité d’une œuvre ! Inquisiteurs littéraires, au fond peu redoutables, ils tranchent tout et ne réfutent rien ; car leurs affirmations ne sont pas des preuves et le mépris d’autrui ne fut jamais un signe d’esprit critique. Un confrère nous traite d’âne et d’homme dangereux. Un autre fait courir le bruit qu’on trouve nos livres à treize sous sur les quais, où jamais personne n’en vit un seul. Un autre s’en prend à notre physique et nous peint fantaisistement comme un vieux professeur à lunettes, qui ressemble à un chat tombé dans de la braise. Ces traits d’esprit révèlent une belle passion pour les lettres, et il faut avoir de soi une bien haute estime pour traiter les autres sur ce ton. Mentionnons ces expressions curieuses et passons. Nous ne répondrons qu’à la polémique bien élevée, ayant l’habitude de nous battre avec les mots, mais non pas avec les gros mots. Nous resterions, d’ailleurs, toujours au-dessous du vocabulaire de ces messieurs. Il y a des grincheux partout. On ne peut s’en sauver. « Ecrire, a dit Mme de Staël, c’est exprimer son caractère. » Une injure est toujours une faute de goût. Tâchons d’avoir du goût.‌

Il y a des gens dont la contradiction ne nous a pas étonnés. Ce sont les prosateurs faciles qui publient chaque année de nombreux articles et de gros volumes. Ecrivant beaucoup, convaincus qu’ils écrivent bien, ils proclament que le style ne s’apprend pas, et avec raison, car, s’il s’apprenait, s’il était vrai qu’on a besoin de travail pour avoir du talent, ils seraient forcés d’en rabattre et de s’estimer moins. On conçoit qu’ils ne se résignent point à reconnaître une vérité qui déprécierait leurs œuvres et qu’ils ne puissent donner raison à une théorie qui leur donne tort. Comment condamneraient-ils les mots banals ; ils en sont pleins ; et rejetteraient-ils les clichés : leur prose en est faite. Ils croient écrire sans reproche parce qu’ils écrivent sans peine, et, prenant l’absence d’effort pour un signe d’inspiration, ils refusent d’en avoir le démenti ; il n’y a vraiment pas moyen de leur en vouloir.

D’autres ont du talent, mais uniquement dans un certain genre de style. De l’esprit, de l’atticisme, la phrase droite, le ton classique, facilité, fluidité, causerie exquise : ce sont de bons prosateurs. Mais ne leur dites pas qu’on peut écrire autrement ; ils ne peuvent sortir d’eux-mêmes et ne conçoivent d’autre style que leur propre style. Ne leur dites pas surtout que la couleur existe ; que la forte description s’obtient rarement du premier coup ; qu’on réalise par le travail des surprises et des créations de mots ; qu’il y a enfin un art réfléchi de la perfection, un relief voulu des images, des chocs d’antithèses louables, une force, une cohésion, une structure, qui constituent toute une science du travail. Ils crient au scandale et ne veulent rien entendre : « Procédés ! Rhétorique ! Ce n’est pas le vrai style. » Leur résistance s’explique. Toutes nos théories ne leur sont évidemment pas applicables ; ils le savent, ils en triomphent, et c’est par là qu’ils s’échappent ; mais ils ont tort, car leur style, encore une fois, n’est pas tout le style, et c’est ce qu’ils n’avoueront jamais.

Signalons une autre catégorie de contradicteurs. De bons écrivains, sachant de quoi il s’agit, se fâchent de voir divulguer les secrets d’un art qui ne serait supérieur que parce qu’il est inexplicable. « On n’apprend pas à écrire », disent-ils. Ce qui signifie : « Nous sommes assez à le savoir. Cela ne regarde pas les profanes », Que répondre  ? On ne peut remuer ces gens-là. Ce sont les professionnels.

Nous ne répondrons donc pas à tous nos contradicteurs : mais, dès à présent, nous tenons à signaler certaines objections courtoises qui présentent une certaine portée littéraire.‌

M. Adolphe Brisson, dans un article, d’ailleurs très aimable, des Annales (21 juillet 1901) nous reproche « de ne pas avoir accordé assez d’importance au rythme, à ce signe fondamental, qui n’appartient pas seulement au poète, mais au prosateur. Qu’il se rappelle les avis que prodiguait sur ce point Gustave Flaubert à son disciple Guy de Maupassant. Flaubert avait l’oreille extrêmement musicale. Le style de Daudet était flexible et sonore, comme sa voix. Les brises de l’Océan, les vents du désert, les effluves des tropiques imprègnent le style de Pierre Loti. Et, si Balzac n’est pas un écrivain complet, peut-être cela tient-il à ce qu’il n’était pas sensible, autant qu’il l’eût fallu, à la grâce intime, à l’harmonie, au discret balancement des phrases. »‌

Je crois cependant avoir assez insisté sur le rôle de l’harmonie dans le style ; j’en ai fait une qualité importante de la prose et j’ai même écrit un long chapitre sur l’harmonie des mots et des phrases. Je ne sais au juste ce que M. Brisson entend par le rythme. Le rythme est pour nous le résultat général de l’harmonie ; c’est ce qui se dégage d’une phrase bien faite. Un style a du rythme quand on observe les conditions de nombre, d’équilibre et d’euphonie que nous avons indiquées. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de revenir là-dessus. On nous a positivement fait le reproche de prendre trop au sérieux cette secondaire qualité du style, qui exige, d’ailleurs, un don très spécial. Il faut avoir de l’oreille pour être musicien ; il faut avoir le sens de l’harmonie pour être bon écrivain. Certains auteurs en manquent, d’autres la dédaignent, ou ont assez de relief pour faire oublier qu’ils s’en passent. Un style peut avoir des perfections supérieures à l’harmonie, mais l’harmonie sera toujours une perfection du style. Les auteurs classiques les moins préoccupés de cadences verbales, sont harmonieux à leur manière. Ils le sont par cohésion, par netteté, par le choix des mots et la science d’ajustage. Il est rare qu’une phrase bien faite, qui ne remue plus, à laquelle on ne peut ni ajouter ni retrancher, ne soit pas naturellement harmonieuse. Un style exact et soigné a par lui-même son rythme. Je suis donc tout à fait de l’avis de M. Brisson : cette question est essentielle. Maurice Barrès, qui s’y connaît, me dit un jour une chose qui m’a frappé : « Plus je réfléchis, plus je suis convaincu que les grands écrivains sont ceux qui ont trouvé leur rythme. » Le rythme serait donc la ligne totale d’une phrase, sa forme arrêtée et définitive, l’ensemble de sa cohésion parfaite. Il ne faut pas, bien entendu, confondre le rythme des phrases avec le rythme des mots, deux choses qui sont susceptibles d’être réunies, mais qui demeurent distinctes. Si M. Brisson trouve, par exemple, de l’harmonie et du rythme au style de Loti ou de Daudet, il est bien évident que ce rythme et cette harmonie ne sont pas ceux de Chateaubriand ni de Flaubert.‌

On m’a fait, en outre, certaines objections qui peuvent paraître d’abord exclusivement personnelles, mais que je crois devoir signaler parce qu’elles ont, au contraire, une signification très générale. C’est moi qui suis en cause aujourd’hui ; demain ce peut être un autre, et c’est le droit de tous que je défends.

On m’a dit (il fallait s’y attendre) : Qui êtes-vous pour enseigner à écrire ? Quelle est votre autorité ? Quels sont vos titres ? Un journaliste bruxellois, qui signe, je crois, d’un pseudonyme, me jette à la tête une colonne d’injures. Je n’entends rien, selon lui, à la littérature, ni à la critique, ni au roman ; mes œuvres sont nulles et mes théories ridicules.

Que mes œuvres soient à ce point mauvaises, ce n’est pas mon rôle d’en convenir, et on ne s’attend pas que je pousse la modestie jusque-là. Ce monsieur estime mon jugement détestable. Sur quoi se fonde-t-il pour croire le sien meilleur ? et, si par hasard, le sien ne valait rien, il s’ensuivrait logiquement que mes ouvrages sont excellents. Mais la question qui se pose ici est bien plus sérieuse. C’est une question de doctrine. Depuis quand est-on obligé d’être grand écrivain pour enseigner le style ? La plupart des Manuels et des Cours de littérature ont été faits par des professeurs qui ne passent point pour des prosateurs de génie, et personne, que je sache, n’a jamais trouvé cela singulier. Pourquoi n’aurais-je pas le même crédit ? Un diplôme universitaire donne-t-il plus de compétence dans l’art d’écrire ? Il serait étrange que ces messieurs eussent le droit de blâmer mes opinions et qu’on me refusât le droit d’en avoir qui leur déplaisent. Ce Bruxellois, par exemple, me demande qui je suis. Je voudrais bien savoir qui il est. Il met en cause mes œuvres ; qu’il montre les siennes. Depuis quand faut-il écrire comme Bossuet pour comprendre Bossuet ? La production est un art, la critique en est un autre. A t-on exigé de Quintilien qu’il fût aussi éloquent que Bémosthène ? S’est-on jamais avisé de demander à un professeur de style de publier des chefs-d’œuvre ? Il s’agit tout simplement de savoir si ce qu’on enseigne est bon, raisonnable, pratique, suffisant ; le nom et les œuvres importent peu. On propose une doctrine ; c’est elle seulement qu’il faut juger. Il vous est loisible de trouver mes œuvres médiocres, bien que ce point reste à débattre entre la critique et le public ; mais enfin j’aurais pu ne rien produire, ne rien publier du tout, avant d’enseigner l’Art d’écrire. Qu’on n’ait point fait de livres, qu’on en ait fait de passables ou qu’on en ait fait de très bons, chacun a le droit d’enseigner le style, s’il sent le style, s’il a de l’expérience et des idées sur le style, par cette simple raison qu’on est souvent capable de sentir profondément ce qu’on est incapable de réaliser. Des prosateurs célèbres ont eu pour amis des juges très compétents qui n’avaient jamais écrit une ligne.‌

Beaucoup plus aimable, trop aimable même, M. Vergniol me reconnaît toute espèce d’autorité. Je la remercie d’une exagération où je ne veux voir que de l’indulgence. Mais voici l’objection qu’il me fait dans un article de la Quinzaine : « C’est une nécessité absolue pour un conseil, un précepte, une règle, que d’être indiscutable. Il ne faut pas que leur autorité soit subordonnée à l’autorité de celui qui les donne ou les formule. Certes, je le dis en toute sincérité, l’autorité de M. Albalat est grande. Je tiens à très haut prix son goût, son talent et ses œuvres. Mais enfin son avis n’est que son avis, et je m’attribue le droit, ou j’émets la prétention de le discuter, et, si je le discute, si je le conteste, plus de règle ni de précepte. M. Albalat comprendra bien ce que cela signifie ; que je ne parle pas nommément de lui, mais de quiconque dont la valeur et l’autorité seraient égales siennes, condamnerait certain livre, certaine page, certaine phrase. Qu’adviendra-t-il, si un écrivain d’autorité et de valeur semblables vante cette même phrase et cette même page ? Et, sans aller jusque-là, voici que moi, simple lecteur de bonne foi, je ne puis, en conscience, quoique M. Albalat me l’ordonne et que je m’y exhorte, réprouver tel morceau qu’il réprouve, admirer tel autre qu’il admire. Vainement proclamera-t-il que cette page est belle, c’est-à-dire qu’il la trouve belle. Opinion toute personnelle et qui risque de ne pas suffire à me convaincre. J’ai de nouveau recours à des exemples. M. Albalat déclare que Lefranc de Pompignan « a atteint au sublime » dans la strophe fameuse : « Le Nil a vu sur ses rivages. » C’est son droit. Mais le mien, et j’en use, est de déclarer ce passage stupide, creux, ampoulé, déclamatoire, pompier et même rondouillard. Que répondra M. Albalat ? Il est sincère, je le suis aussi. Nous pourrions discuter là-dessus durant des mois. »‌

J’admets parfaitement qu’on puisse poser la question. L’antinomie existe ; elle est très claire, et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il n’y a pas moyen de la résoudre, et, comme le dit M. Vergniol, nous pourrions, en effet, discuter là-dessus pendant des mois. Ce que je propose, évidemment, ce sont mes jugements, mes idées, mon goût personnel. Or, mon goût ne fait pas autorité, cela va sans dire ; mais celui de M. Vergniol non plus ne fait pas autorité ; et c’est précisément pour cela que M. Vergniol ne peut pas opposer son goût au mien, sans encourir lui-même les reproches qu’il me fait. Et tous les auteurs sont dans ce cas. Lorsque Victor Hugo ou Lamartine publient des poésies, ils nous offrent des pensées et des images qu’ils croient belles et que vous avez parfaitement le droit de trouver médiocres, et vous n’aurez rien prouvé contre eux en venant dire qu’elles sont médiocres. Critiques ou producteurs, nous écrivons tous pour proposer nos idées, nos convictions ou nos images. C’est tout notre rôle. Au-delà, nous ne sommes plus juges, et ce n’est ni à nous ni à nos adversaires à trancher le débat. Nous relevons du public et de la critique, et ni M. X… ni moi ne sommes tout le public et toute la critique. La conclusion, s’il y en a une, ne nous regarde plus. C’est la seule chose qu’on puisse répondre à ces sortes d’objections.

II §

Les réfutations de M. de Gourmont. — Un sophiste et un semeur de doutes. — M. de Gourmont jugé par M. Faguet, — Le renanisme littéraire, — Les éloges de M. de Gourmont. — M. Pierre Brun et les deux méthodes.

M. de Gourmont a été, sinon le plus sérieux, du moins le plus acharné de nos contradicteurs. C’est un critique peu banal que M. de Gourmont. On peut louer la délicatesse, la probité, l’élégance classique de son style. Mais ce qui le distingue par-dessus tout, ce n’est pas proprement son scepticisme, qui se retrouve chez d’autres, c’est l’aplomb même et la violence de ce scepticisme.‌

Littérature, travail, style, morale, philosophie, pudeur, libre arbitre, M. de Gourmont n’admet rien, ne résout rien, il agite tout et tranche tout. Lisez ses volumes d’Epilogues. Rien n’est admirable comme l’intrépide conviction de ce manque éternel de conviction. Le scepticisme d’un Montaigne est prudent, dubitatif, conciliant et bonhomme. Celui de M. de Gourmont provoque, bafoue, flagelle et soufflette. Il faut voir de quel ton tranchant il fait table rase de toutes les idées morales, artistiques, historiques, sociales ou littéraires ! Singulière catégorie d’hommes dont les paradoxes ont un air d’infaillibilité qui se supporterait à peine chez les plus intransigeants catholiques ! Ces athées placent leur foi dans leur manque de principes ; ils ne sont jamais sûrs des autres, mais ils sont toujours sûrs d’eux-mêmes. Que parlez-vous de principes : il n’y a pas de principes. Est-il question de vertu ? Qu’est-ce que la vertu ? Le mal ? Y a-t-il un mal ? Le libre arbitre ? Une illusion. Honnêteté, pudeur, amour ? Physiologie et préjugés. Il n’y a ni âme ni justice, ni devoir, ni vie future, ni art d’écrire, ni travail, ni formation du style, ni vérité, ni méthode, ni enseignement. Ne leur parlez de rien, ils n’entendent rien et vous arrêtent au premier mot. Le goût ? Qu’est-ce que le goût ? Celui des Cafres n’est pas le nôtre, celui de Racine n’était pas celui de Shakespeare. Style plastique, style d’idées, vaines distinctions ! La Beauté littéraire ? Où est-elle ? Qu’est-ce que la Poésie ? Qu’est-ce que l’Art ? Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Qui peut le savoir ?… Ce procédé supprime toute dispute. Vous vouliez causer. Vous quittez la partie.‌

La subtilité, voilà la passion de notre contradicteur. Il s’y délecte et il l’avoue : « Mon métier, dit-il, est de semer des doutes… Aux affirmations de M. Albalat, j’ai donc substitué des doutes. » Certes, c’est un beau rôle de semer des doutes, mais en semant des doutes, on ne démontre rien, on n’enseigne rien, on décourage, on corrompt.‌

Si encore c’était des doutes qu’il sème, on pourrait en délibérer et il y aurait profit ; mais ce sont de pures affirmations, c’est du dogmatisme, et le pire, celui qui dessèche et stérilise : «  Le problème du style, dit-il, est insoluble dans le sens où M. Albalat a voulu le résoudre. » C’est possible ; mais, si je n’ai pas résolu le problème en y consacrant trois consciencieux ouvrages, je crains fort qu’on ne puisse le résoudre en « semant des doutes ».‌

Nous ne sommes pas les seuls à signaler la tournure d’esprit paradoxale de M. de Gourmont. Elle frappe tous ses lecteurs. M. Emile Faguet la dénonce nettement :‌

« Il est certain, dit-il, que M. Rémy (sic) de Gourmont trop de tendresse pour le paradoxe et qu’il le cherche, évidemment, comme les pécheurs de corail cherchent leur précieux butin. Mais ceci n’est qu’une forme de l’horreur du lieu commun et du goût que M. de Gourmont connaît bien — il l’a analysé dans une très bonne page — pour regarder toute chose avec des yeux frais, après s’être absolument débarrassé de tout préjugé, de toute manière traditionnelle et acquise de voir, de juger et de sentir.‌

Seulement, qu’il y prenne garde. Il n’y a rien d’horrible comme un lieu commun. Mais le paradoxe n’est, souvent, qu’un lieu commun retourné, et, dans ce cas, il est juste aussi horrible qu’un lieu commun, et, de plus, il est prétentieux. Il y a quelques-uns de ces paradoxes qui ne sont pas sentis, qui sont simplement des lieux communs qu’on a ramassés et qu’on a présentés à l’envers, au lieu ce les présenter à l’endroit, exercice facile, dans les ouvrages de M. de Gourmont. Il est plus malaisé de repenser les lieux communs pour les rajeunir que de les retourner comme de vieilles redingotes pour se donner comme habillé de neuf. La vérité n’est jamais le contraire d’un lieu commun. Elle est autre chose.

Si elle en était le contraire, pardieu, il serait trop facile de la trouver8. »

M. de Gourmont m’a donc fait l’honneur de me consacrer presque tout un volume de critique. J’apprécie cette marque d’estime qui, même réfutés, laisserait encore à mes livres quelque mérite. Mais M. de Gourmont déclare lui-même faire grand cas de mes ouvrages. « Le fait est, dit-il, que, sans les ouvrages de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Tout le monde, certes, a le droit d’attaquer mes œuvres, mais on oublie peut-être trop que j’ai moi-même réfléchi beaucoup plus longtemps pour les écrire que certains critiques pour les réfuter.

Pendant des années, j’ai été littéralement obsédé par l’étude des phrases, les secrets de la prose, les différences des styles, l’anatomie et le mécanisme de l’art d’écrire. Prenant des notes, dégageant les principes, m’efforçant surtout d’atteindre la sensibilité et la tournure d’esprit des auteurs, je ne me suis décidé à publier mon Art d’écrire que sur les très vives instances de mes amis. Je suis ravi que ma tentative fisse réfléchir mes adversaires ; pour moi, ce sont les auteurs classiques, lus pendant dix ans, qui m’ont fait réfléchir, et c’est pour cela que je crois avoir dit les seules choses qu’il y avait à dire et qu’on n’avait pas dites. Maintenant encore, je reste persuadé qu’il sera difficile de détruire on de remplacer ce genre d’enseignement, parce que je l’ai tiré, non de moi, mais des grands écrivains classiques. Je ne puis assurer que je « leur dois beaucoup » ; je leur dois tout ; si bien que, chaque fois que je serai contraint de parler de moi, il est bien entendu que c’est d’eux et d’eux seuls qu’il s’agira. Ce sont eux enfin, qui, en m’ayant fourni par leurs manuscrits et leurs corrections les matériaux de mon dernier livre : le Travail du style, ont définitivement et victorieusement continué toutes nos précédentes théories.‌

De quelle façon nos ouvrages ont fait réfléchir certaines gens, on va nous l’apprendre. On n’a pas cherché le moins du monde à concilier nos divergences : on s’est borné à voir les choses par le rebours. C’est une si grande volupté que de contredire ! A côté d’une doctrine ferme, le dilettantisme est si tentateur pour un esprit subtil ! Les questions ayant généralement deux faces, on peut toujours, avec du talent, se donner le plaisir de contester les affirmations les plus sûres. Nous avions le renanisme philosophique ; M, de Gourmont nous a donné le renanisme littéraire, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu écrire sur lui une étude intitulée : Un nouveau scepticisme. Ce nouveau sceptique ne cache pas la satisfaction qu’il a goûtée. Il croit que « la science ne peut établir aucune théorie, mais qu’on peut démolir toutes celles qu’on établirait ». « Il faut tâcher, dit-il, de rester toujours à ce stade ; la seule recherche féconde est la recherche du non vrai. » Ce genre de déclaration déconcertera toujours les gens sincères qui, comme nous, cherchent à s’approcher le plus qu’ils peuvent de ce qu’ils croient être le vrai. Avec une pareille tournure d’esprit, il n’est pas surprenant qu’on n’ait vu dans notre enseignement que des formules, des recettes, des conseils artificiels, une rhétorique mécanique, un empirisme suspect, une méthode, en un mot, insuffisante à expliquer la sensibilité, l’inspiration et le talent personnels. Nous soutenons que pour bien voir il faut mettre de bonnes lunettes ; on nous reproche d’enseigner que les lunettes créent la faculté de voir. Nous sommes donc loin de compte. Nous ouvrons toutes grandes les portes de la démonstration pratique ; M. de Gourmont nous reproche d’avoir établi des prisons. « C’est pourquoi, dit-il, entré chez M. Albalat, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui, et, s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur. » Que M. de Gourmont se rassure : si je me fâche, ce sera seulement contre ses théories. Pour le reste, malgré ses écarts de langage, qui ne peuvent nuire qu’à sa bonne renommée de polémiste, je veux bien continuer à voir dans ses attaques, non pas une hostilité personnelle, mais, comme il me l’écrivit en m’envoyant son livre, « un simple conflit de méthode ».‌

Voici, d’ailleurs, dans quels termes spirituels et trop flatteurs, M. Pierre Brun exposait le débat survenu entre nous et M. de Gourmont :‌

M. de Gourmont m’a donc fait l’honneur de me consacrer presque tout un volume de critique. J’apprécie cette marque d’estime qui, même réfutés, laisserait encore à mes livres quelque mérite. Mais M. de Gourmont déclare lui-même faire grand cas de mes ouvrages. « Le fait est, dit-il, que, sans les ouvrages de M. Albalat, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Tout le monde, certes, a le droit d’attaquer mes œuvres, mais on oublie peut-être trop que j’ai moi-même réfléchi beaucoup plus longtemps pour les écrire que certains critiques pour les réfuter.

Pendant des années, j’ai été littéralement obsédé par l’étude des phrases, les secrets de la prose, les différences des styles, l’anatomie et le mécanisme de l’art d’écrire. Prenant des notes, dégageant les principes, m’efforçant surtout d’atteindre la sensibilité et la tournure d’esprit des auteurs, je ne me suis décidé à publier mon Art d’écrire que sur les très vives instances de mes amis. Je suis ravi que ma tentative fisse réfléchir mes adversaires ; pour moi, ce sont les auteurs classiques, lus pendant dix ans, qui m’ont fait réfléchir, et c’est pour cela que je crois avoir dit les seules choses qu’il y avait à dire et qu’on n’avait pas dites. Maintenant encore, je reste persuadé qu’il sera difficile de détruire on de remplacer ce genre d’enseignement, parce que je l’ai tiré, non de moi, mais des grands écrivains classiques. Je ne puis assurer que je « leur dois beaucoup » ; je leur dois tout ; si bien que, chaque fois que je serai contraint de parler de moi, il est bien entendu que c’est d’eux et d’eux seuls qu’il s’agira. Ce sont eux enfin, qui, en m’ayant fourni par leurs manuscrits et leurs corrections les matériaux de mon dernier livre : le Travail du style, ont définitivement et victorieusement continué toutes nos précédentes théories.‌

De quelle façon nos ouvrages ont fait réfléchir certaines gens, on va nous l’apprendre. On n’a pas cherché le moins du monde à concilier nos divergences : on s’est borné à voir les choses par le rebours. C’est une si grande volupté que de contredire ! A côté d’une doctrine ferme, le dilettantisme est si tentateur pour un esprit subtil ! Les questions ayant généralement deux faces, on peut toujours, avec du talent, se donner le plaisir de contester les affirmations les plus sûres. Nous avions le renanisme philosophique ; M. de Gourmont nous a donné le renanisme littéraire, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu écrire sur lui une étude intitulée : Un nouveau scepticisme. Ce nouveau sceptique ne cache pas la satisfaction qu’il a goûtée. Il croit que « la science ne peut établir aucune théorie, mais qu’on peut démolir toutes celles qu’on établirait ». « Il faut tâcher, dit-il, de rester toujours à ce stade ; la seule recherche féconde est la recherche du non vrai. » Ce genre de déclaration déconcertera toujours les gens sincères qui, comme nous, cherchent à s’approcher le plus qu’ils peuvent de ce qu’ils croient être le vrai. Avec une pareille tournure d’esprit, il n’est pas surprenant qu’on n’ait vu dans notre enseignement que des formules, des recettes, des conseils artificiels, une rhétorique mécanique, un empirisme suspect, une méthode, en un mot, insuffisante à expliquer la sensibilité, l’inspiration et le talent personnels. Nous soutenons que pour bien voir il faut mettre de bonnes lunettes ; on nous reproche d’enseigner que les lunettes créent la faculté de voir. Nous sommes donc loin de compte. Nous ouvrons toutes grandes les portes de la démonstration pratique ; M. de Gourmont nous reproche d’avoir établi des prisons. « C’est pourquoi, dit-il, entré chez M. Albalat, je me suis permis de déraciner quelques serrures. Il les remplacera, si cela lui convient, car après tout, il est maître chez lui, et, s’il se fâche contre moi, je n’insisterai pas, le priant même d’excuser mon indiscrétion et ma mauvaise humeur. » Que M. de Gourmont se rassure : si je me fâche, ce sera seulement contre ses théories. Pour le reste, malgré ses écarts de langage, qui ne peuvent nuire qu’à sa bonne renommée de polémiste, je veux bien continuer à voir dans ses attaques, non pas une hostilité personnelle, mais, comme il me l’écrivit en m’envoyant son livre, « un simple conflit de méthode ».‌

Voici, d’ailleurs, dans quels termes spirituels et trop flatteurs, M. Pierre Brun exposait le débat survenu entre nous et M. de Gourmont :‌

« Deux écoles sont en présence, l’école classique, dite avec un mépris nauséeux école universitaire ; l’autre modern-style, dite des esthètes, dont le Mercure de France, nouveau genre, est la feuille préférée. Le représentant de la première, — encore qu’il n’appartienne pas à l’Université, — est M. Ant. Albalat, dont l’Art d’écrire… eut un réel et mérité succès, auteur de la Formation du style, qu’il s’agit pour M. de G… de réfuter. M. Albalat affirme que, dans le style, il y a une partie de métier à apprendre, une partie de procédés à savoir, tout un côté positif, réel. A ces affirmations la seconde école substitue des doutes, « parce que le doute est libérateur », et nie qu’on puisse apprendre quelque chose sans imiter, en ajoutant que « l’imitateur est un invertébré ». C’est donc un duel, qui avait eu sa première reprise quand M. Albalat combattait, en sa Formation du style, l’Esthétique de la langue française de son présent contradicteur ; et un duel dont le hasard me fait ici juge de camp en une périlleuse situation. Approuver M. Albalat, désapprouver M. de G… et je passe aussitôt pour un pédantissime docteur, l’animal indecrotabile dont parle le Francion de Sorel, pour un rétrograde pédagogue. Et ce sont choses disgracieuses. Au lieu qu’il serait si élégant d’adorer le paradoxe ; d’apprécier, — ainsi que le fait M. de G… dans son Chemin de velours, — la casuistique des jésuites ; d’être faisandé quelque peu ; de nier le goût et ses preuves ; de déclarer incorrects, et aussi cacophoniques, les grands écrivains, — qui sont petits ; — et de dresser sur les ruines de la rhétorique le temple de la chicane subtile, où l’on pontifierait en prêtre sectaire de la sophistique et de l’esthétisme. Alors, ivre de discussion, prêtant des sottises à son adversaire afin d’en avoir meilleur marché, ergotant et ratiocinant, on édifierait des théories séduisantes, mais impuissantes peut-être, qui ne tiendraient compte, dans le problème du style, ni de son anatomie, ni de son mécanisme. Et si ce pontife, si ce ratiocineur avait tout le talent exquis de M. de G…, que nous pèserions peu lourd dans sa main et que de pavés nous décocheraient, convaincus, les esthètes de sa suite, qui n’ont d’ailleurs ni idées ni style ! — Un goût ? Il y a donc un goût ? — Des règles ? Il y a donc des règles ? — Oui, certes, et c’est par la connaissance de ce goût, par la pratique de ces règles que le style — même particulier — s’acquiert. Non. M. Albalat ne veut pas limiter, — en quoi il aurait tort, — le style au pastiche adroit ; non, il ne compte pas nous faire acquérir un style inspiré des auteurs illustres. Mais il déclare, et avec raison, qu’il y a de grands modèles dits classiques et qu’à force d’étudier leur pensée puissante et leur style génial, de se pénétrer de leur goût impeccable, on arrive à développer ses qualités personnelles, oui personnelles, et à se former à leur école, sans être contraint de tomber dans le bovarysme et la servilité, et sans renoncer à son originalité si l’on en a9. »‌

La question est ainsi fort bien posée.

III §

Ce qu’on nous fait dire et ce que nous avons dit. — « La lecture est inutile ». — « Le goût n’existe pas ». — Bouvard et Pécuchet. — Les auteurs et le goût. — Les beautés littéraires. — La physiologie de M. de Gourmont.‌

S’il est une chose reconnue, c’est l’utilité de la lecture pour se former l’esprit, l’imagination et le style. M. de Gourmont ne le nie point, mais il proteste contre le conseil que nous donnons de lire d’abord les auteurs dont on peut tirer un profit immédiat d’assimilation, avant de lire ceux dont les procédés nous échappent. « Donc, dit-il ironiquement, vous ne lirez point Pascal, vous ne lirez point Descartes, vous ne lirez point de Retz. » Nous n’avons jamais dit pareille chose. Non seulement nous ne prohibons point la lecture de Pascal, mais nous avons, au contraire, instamment recommandé cette lecture dans notre chapitre XIII. Après avoir cité des passages des Pensées pleins de belles antithèses, nous concluons formellement par ces mots : « On voit le profit qu’on peut tirer de ce magnifique style. » Voilà comment nous déconseillons la lecture de Pascal « comme du temps perdu ».‌

Quant aux autres auteurs qui n’offrent pas, selon nous, un « profit immédiat », loin d’en avoir dédaigné la lecture, nous avons dit en propres termes : « On trouvera chez eux (les auteurs sans procédés) tout ce qui se transmet par instinct, tout ce que fournît l’inspiration tranquille, l’ensemble des qualités de bon sens, de clarté, de finesse, d’équilibre qui font un ton général. » (Art d’écrire, p. 298.)‌

Enfin, pour résumer ce qu’il faut attendre de ces écrivains sans rhétorique, voici ce que nous disions de Voltaire, qui représente ce genre de style : « Ma conviction profonde est que même ce style-là est assimilable par le travail et qu’un esprit littéraire ne peut sortir d’une longue lecture de Voltaire sans en retenir le ton. Il sentira naître en lui une facilité nouvelle, le don d’écrire aisément et limpidement, « Nous avons, on le voit, exactement dit le contraire de ce que M. de Gourmont voudrait nous faire dire. Nous conseillions même de lire les auteurs de second ordre. Seulement pour l’assimilation immédiate de l’art décrire, nous recommandions et nous recommanderons toujours de préférence la lecture des auteurs dont on peut discerner le travail et les procédés. Il n’y a pas là de quoi se récrier. C’est un conseil d’expérience.

On voit se dessiner le système d’insinuations inexactes que vont adopter nos adversaires. Nous en arriverons à ne plus les compter, comme par exemple, lorsqu’on nous reproche de penser que Pascal et de Retz n’ont pas de goût !… La question du goût est une de celles où la subtilité du « semeur de doutes » s’étale avec complaisance. Nous disions qu’il faut avoir du goût pour bien lire et nous donnions une définition du goût. « Qu’est-ce que le goût ? » nous répond-il, et, en nous raillant, il ajoute : « On le définit : un discours spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports, … mais je récite Bouvard et Pécuchet. » Si nous avions ainsi défini le goût, nous mériterions, en effet, ce persiflage. Mais on n’a garde de citer notre définition. Nous avons dit textuellement ceci : « Le goût est la faculté de sentir les défauts ou les beautés d’un ouvrage. » Nous serions curieux de savoir par quelle définition on pourrait remplacer la nôtre. Notre critique se refuse à définir le goût, parce que les goûts sont variables. Belle raison !… Le goût peut varier, en effet, et l’on peut changer d’opinion sur les beautés ou les défauts d’un ouvrage ; mais, quels que soient ces beautés ou ces défauts, le goût consiste et consistera toujours dans la faculté de les sentir. Quand nous disons : Racine a du goût, nous comprenons ce que cela signifie. Avec nos esthètes nous ne le savons pas, nous ne sommes pas admis à le savoir, on repousse toute définition, on aime mieux nous prêter des phrases de Bouvard et Pécuchet.‌

Qu’est-ce que le goût, cependant ? Il faut bien une réponse. « Rien du tout, dit M. de Gourmont. Ceci : Trahit sua quemque voluptas. Chacun prend son plaisir où il le trouve. » Voilà le goût. En d’autres termes, il n’y a point de goût, il n’y a que des goûts. Les Cafres ont le leur ; nous avons le nôtre. Celui de Racine vaut celui de ma concierge. Beaux principes à proposer aux débutants et aux élèves, dont on veut former l’esprit littéraire. Si c’est avec cela qu’on s’imagine remplacer notre enseignement, je crois qu’il faudra du temps pour en venir à bout.‌

N’en déplaise à tous nos beaux sceptiques, je suis convaincu que le goût existe. La Bruyère l’a dit : « Il y a un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement. » Cela veut dire qu’il y a un goût en soi et ensuite des goûts personnels. Le goût a sa mode, et ses entraînements, avec lesquels on a grand tort de le confondre. La Bruyère était homme d’un seul goût, mais il savait que chacun se pique d’en avoir un qu’il croit bon, et c’est ce qu’il voulait faire entendre, quand il disait de son portrait de Ménalque : « Ceci est moins un caractère particulier qu’un recueil de faits, de distractions. Ils ne sauraient être en trop grand nombre, s’ils sont agréables ; car, les goûts étant différents, on a à choisir. » Nisard lui reproche ces concessions : « Raison spécieuse, dit-il, et qui n’est pas d’un maître de l’art. La Bruyère donne l’exemple trop souvent imité des théories imaginées par les écrivains pour se mettre en paix sur leurs défauts. L’art ne consiste pas à contenter tous les goûts, en flattant les uns par ce qui choque les autres, mais à faire que les goûts les plus différents soient d’accord de la justesse d’une pensée, de la beauté d’une expression, de la vérité d’une peinture. »‌

C’est fort bien dit ; mais Nisard oublie que La Bruyère n’était pas dupe et qu’en cette occasion surtout il ne parlait point par principe. Ses concessions étaient voulues, puisqu’il dit ailleurs, comme le remarque judicieusement M. Bourgoin10 : « On peut hasarder dans tout genre d’ouvrages d’y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns et le mauvais aux autres. On ne risque guère davantage d’y mettre le pire : il a ses partisans. » Evidemment, c’est une boutade et La Bruyère savait à quoi s’en tenir, autant que Pascal, qui, « réglant sa montre » et se « moquant de ceux qui demandent l’heure », parle à chaque instant de « ceux qui s’y connaissent et qui ont le bon goût ».‌

Nos chicaneurs se déclarent « tout éblouis » de m’entendre dire que les beautés littéraires sont fixes. Il n’y a ici d’éblouissant que leur surprise. Que certaines beautés artistiques ou littéraires soient fixes, c’est, à bien réfléchir, trop peu dire. Les grandes beautés littéraires non seulement sont fixes, mais elles sont éternelles. Ainsi, nous sommes tous à peu près d’accord sur les beautés de Corneille, Molière, Homère, Racine, Cervantès, Tacite, Virgile, Montaigne, Pascal, Bossuet, Chateaubriand et tant d’autres, et M. de Gourmont aura beau nier La Fontaine et se demander si c’est de la poésie, la beauté de La Fontaine reste fixe, et même éternelle, malgré M. de Gourmont. Le romantisme crut effacer Racine. Racine demeure. M. Zola pensa balayer Chateaubriand. Chateaubriand survit ; et quand on vient nous dire que « les beautés littéraires varient avec les royaumes et avec les époques », on énonce une affirmation qui ne deviendra jamais un principe parce qu’elle ne contient qu’une part de vérités très restreintes. On peut gloser là-dessus, je le sais ; mais ce qui est sûr, ce qui est acquis, c’est qu’il y a des beautés qui sont de tous les temps, de tous les « royaumes » et de toutes les « époques ». Don Quichotte ne cessera jamais d’être un chef-d’œuvre.‌

Et, à ce propos, je crois bien qu’on a tort de citer contre nous Bouvard et Pécuchet. Ce sont les livres du genre de ceux de M. de Gourmont qui ont brouillé la cervelle des deux bons employés ; ils ont lu trop de sophistes, trop de négateurs et de chicaneurs ; à force de consulter le pour elle contre, ils ont fini par s’écrier ; « Quelle blague que la géométrie ! » comme ils auraient dit : « Quelle blague que le goût ! quelle blague que les beautés littéraires, le travail, les ratures ! etc. » Non, ce ne sont point mes ouvrages qui eussent fourni ses meilleurs chapitres à Haubert : il eût trop bien reconnu ses théories.‌

Mais nous n’en avons pas fini avec les paradoxes. Nous disons que la lecture forme le goût. C’est une chose qui n’est contestée par personne. On nous raille pourtant : « Mais, dit-on, comme il faut déjà du goût pour discerner le talent, me voilà enfermé dans une piste de cirque. » Objection très ridicule. Un esprit droit entendrait ce qu’on veut lui dire. Répondrait-on au médecin qui vous conseille l’exercice : « Pardon, vous me dites de marcher pour bien me porter ; mais, pour marcher, il faut d’abord que je me porte bien ; me voilà enfermé dans une piste de cirque ! » Nous ne prétendons pas que la lecture crée de toutes pièces la faculté que nous appelons le goût. Nous disons que la lecture forme, développe, perfectionne cette faculté, et il est bien évident qu’on ne peut développer et perfectionner que ce qui existe en germe.‌

Mais certaines gens se délectent à tout embrouiller, Personne, par exemple, ne nous blâmera de vouloir mettre un peu de méthode dans les lectures qu’entreprennent les débutants. Cette préoccupation est, paraît-il, divertissante. Ou nous répond que de très grands écrivains ont lu à tort et à travers et n’ont même pas lu du tout, comme si nous n’avions pas répété cent fois qu’un Cours de littérature n’est pas fait pour des hommes de génie. Supprime-t-on l’Ecole des beaux-arts et l’enseignement du dessin, parce que tel grand peintre de la Renaissance peignait à dix ans sans maître ? M. de Gourmont, en veine de facéties, va jusqu’à déclarer « qu’il n’a pas remarqué que les livres que personne ne lit soient plus absurdes que ceux que tout le monde lit ». Ceci n’a pas beaucoup de sens. Qu’on les lise ou non, il y a des livres qui sont absurdes et d’autres qui ne le sont pas, voilà tout ce qu’on peut constater. Et puis, qu’est-ce que cela prouve, et où tend ce discours ? En propres termes à ceci : que la lecture ne forme ni ne modifie le style. Le style est un produit physiologique, ce qui signifie sans doute que chacun écrit avec son tempérament, vérité qui n’est pas précisément très neuve et dont on se serait moqué, si c’était moi qui l’eusse découverte. De grâce, quittons la physiologie. Amour, conscience, pensée, art, libre arbitre, inspiration, talent, on a la manie aujourd’hui de tout expliquer par la physiologie. On combat le dogmatisme littéraire, mais on cultive le dogmatisme scientifique. On déclarait plus haut que la science ne « pouvait établir aucune théorie » ; mais on entreprend sérieusement toute une théorie scientifique du style, sur laquelle, d’ailleurs, nous aurons occasion de revenir. L’influence de la race, du milieu, du climat sur le style est évidement incontestable ; mais il y a une autre influence, beaucoup plus considérable, dont on a tort de ne pas tenir compte : c’est l’influence de la lecture. La lecture est presque toujours le grand fait d’initiation qui nous révèle à nous-mêmes. Je voudrais savoir ce qu’écrirait un homme qui n’aurait jamais rien lu de sa vie. Il fera peut-être un chef-d’œuvre, s’il a du génie, mais, en général — et c’est au point de vue général qu’il faut se placer lorsqu’on enseigne, — l’éclosion, la révélation, l’éducation et la formation du talent se font à peu près pour tout le monde, par la lecture. « Le talent, a dit Flaubert, se transfuse toujours par infusion. » On pourra chicaner, distinguer, sophistiquer, alambiquer, citer des cas et des exceptions, voilà la règle, voilà le fait.‌

IV §

Un contradicteur inexact. — L’imitation condamnée. — Opinions qu’on nous prête. — Imitation ou transposition ? — Ce que nous n’avons pas dit. — Qu’est-ce que sentir ? — Deux sortes de styles. — Théorie de l’originalité. — Le vrai style d’après M. de Gourmont.

De tous les moyens recommandés pour former son originalité et son style, l’imitation est un si profitable exercice, d’un usage si universellement admis par les classiques, que je suis ébahi de voir des critiques nous blâmer de la conseiller. L’artifice qu’on emploie contre nous est on ne peut plus naïf. Il consiste à nous reprocher d’avoir donné au mot imitation un sens que nous ne lui avons jamais donné. L’imitation que nous conseillons serait l’imitation servile, « tout au plus bonne à réparer de vieilles phrases comme on répare de vieux souliers, en leur mettant des épithètes neuves », ou encore « à duper les ignorants ou les imbéciles, en transposant avec adresse quelque morceau célèbre. Le vil métier et la sotte attitude ! »

Il n’y a ici de sotte attitude que celle des gens qui nous font dire sciemment le contraire de ce que nous avons dit. Nous avons dit textuellement ceci : « L’imitation consiste à transporter et à exploiter dans son propre style les idées ou les expressions d’un autre style11, à les mettre en œuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit12. Il faut trouver autre chose ou dire autrement ce qu’on a dit13. La bonne imitation est donc une question vitale pour la formation du style. Servile, elle tue le talent. Bien comprise, elle le crée et l’augmente. Imiter un auteur, c’est étudier ses procédés de style, l’originalité de ses expressions, ses images, son mouvement, la nature même de son génie et de sa sensibilité. C’est s’approprier, pour le traduire autrement, ce qu’il a de beau14. Il y a deux sortes d’imitations ; l’une est un exercice littéraire d’ordre privé, excellent moyen de former son style… L’autre, la vraie, est une imprégnation générale.‌

C’est l’ensemble des idées et des images, en quelque sorte la tournure d’esprit d’un auteur qui finissent par être assimilés : et c’est la combinaison de ces éléments digérés qui développe l’originalité personnelle. La bonne imitation conduit à l’assimilation et se confond avec elle. La bonne imitation, a dit Laveaux, est une continuelle invention. »‌

Ceci est net, je pense, et il faut qu’on nous ait lu bien légèrement pour ajouter : « Comme M. Albalat ne spécifie jamais ce qu’il entend par imitation, on ne sait que dire. » Pouvais-je, je le demande, plus clairement spécifier ce qu’il faut entendre par imitation ? Si l’on trouve que c’est là enseigner à réparer de vieux souliers et à mettre des semelles neuves », c’est que nous n’avons pas la même langue, ou que l’on tient réellement, comme il nous le reproche, « à duper les ignorants ou les imbéciles ».‌

Ainsi comprise et définie, l’imitation a été conseillée et pratiquée à peu près par tous les grands auteurs classiques. Depuis Virgile jusqu’à Chénier, tous s’en glorifient, tous s’en sont fait une originalité. Leurs exemples et leurs théories, que nous donnons dans notre dernier livre, le démontrent exactement. S’il est une doctrine solide, c’est celle-là. Forcé d’en convenir, on se dérobe. « La manie de l’antiquité, dit-on, poussait les écrivains de ce temps-là à des actes et à des professions de modestie qu’il ne faut accepter qu’avec crainte. La mode était de se défier de soi-même ; il en fallait au moins la feinte. Jamais, en somme, l’originalité du style ne fut plus nette qu’à cette époque. » Rien de plus vrai, et c’est en propres termes ce que nous disons, et c’est précisément ce qui prouve que l’originalité se forme par l’imitation ou, tout au moins, que l’imitation ne nuit pas à l’originalité. Les bons auteurs nous l’affirment — et nous le prouvent. Mais, qui sait ? peut-être ont-ils menti ; c’est « une feinte », dit M. de Gourmont, qui en sait plus long qu’eux15.‌

On nous permettrait à la rigueur d’imiter un écrivain, mais à condition qu’il ait plus ou moins vieilli, qu’il soit plus ou moins ancien. Encore ne fait-on cette concession qu’à regret. En principe, bonne ou mauvaise, on combat l’imitation, et l’on nous accuse même d’avoir « confondu l’imitation du sujet et l’imitation du langage ». Non, nous ne les confondons pas, et nous savons les distinguer, bien que nous les conseillions l’une et l’autre, et que nous ayons souvent parlé des deux à la fois. Nous n’avons jamais soutenu, d’ailleurs, qu’on doive toujours imiter ; nous prétendons seulement que l’imitation est un excellent moyen de formation et d’assimilation littéraire.‌

On concède qu’il peut y avoir du profit à imiter les auteurs étrangers ; mais imiter un auteur de la même langue c’est, paraît-il, chose inadmissible ; et comme on est gêné par l’exemple de Flaubert, élève authentique et avoué de Chateaubriand, on explique le cas de Flaubert en disant que le romantisme représentait pour Flaubert une « véritable littérature étrangère ». Notre auteur ne « spécifiant pas », comment un écrivain français tel que Chateaubriand peut passer pour un écrivain étranger, « on ne sait que dire ». Autorités, témoignages, traditions, libations, aveux, cet homme ne veut rien entendre. La lecture est inutile ; le style ne se forme pas ; tout s’improvise ; on a du génie ou du talent, au hasard. On récuse même La Bruyère, qui, disions-nous, « a immortellement imité Théophraste », « La confusion continue ! s’écrie M. de Gourmont, M. Albalat n’arrivera-t-il jamais à comprendre que La Bruyère, écrivain français, n’a pu, au sens réel et péjoratif du mot, imiter Théophraste, écrivain grec16. Il l’a traduit en La Bruyère ; il a transposé son style en un autre style tout différent et très personnel. » Mais, encore une fois, c’est précisément ce que nous disons, et c’est même ce résultat que nous attendons de toute bonne assimilation. Nous répétons à satiété, dans le chapitre qu’on a si mal lu, que l’imitation consiste à « s’approprier  pour le traduire autrement, ce qu’il y a de beau dans un auteur, les conceptions et les développements d’autrui, et à les mettre en oeuvre suivant ses qualités personnelles et sa tournure d’esprit », et que « l’imitation est une continuelle invention ». M. de Gourmont « n’arrivera-t-il jamais à comprendre » que nous avons formellement affirmé ce qu’il nous reproche de n’avoir point dit ? Il pousse, par exemple, la plaisanterie jusqu’à nous accabler avec le mot d’Ernest Hello : « Le grand écrivain donne son style, c’est-à-dire sa parole. Il est permis de s’en nourrir. » Or, c’est nous qui avons cité ce mot d’Hello, pour bien indiquer ce que nous entendions par imitation. Tout ceci est réjouissant.‌

La manie de la contradiction est si aveuglante, que non seulement on ne voit pas dans nos ouvrages ce que nous y avons mis, mais on y découvre à chaque instant ce qui n’y est pas. Nous disons, par exemple, que l’originalité consiste souvent — et ceci n’est pas contestable — « dans la façon nouvelle d’exprimer des choses déjà dites », et qu’il faut « inventer autre chose ou dire autrement ce qu’on a dit », et nous donnons des exemples d’images rajeunies par des expressions neuves. « M. Albalat, s’écrie-t-on, n’hésite pas à nous apprendre que Chateaubriand en écrivant la palpitation des étoiles ne fait qu’imiter une expression antérieure ; le scintillement des étoiles. » Or, nous n’avons dit nulle part que la palpitation des étoiles fût une expression de Chateaubriand, et encore moins que Chateaubriand l’eût écrite pour imiter une expression antérieure.‌

Mais écoutons notre critique enfler le ton et énoncer des théories. Création de mots, saillie d’expressions, surprises de style, équivalents et images proviennent, selon lui, « de l’émotivité » et non de la « volonté ». Evidemment pour trouver quelque chose, il faut d’abord être ému. On a beau vouloir faire une description, il faut d’abord la sentir ; et, pareillement, un changement d’expression suppose un changement dans la façon de voir et de sentir ; et dans ce sens on a raison de dire que « le style est une spécialisation de la sensibilité ». Nous l’avons nous-mêmes affirmé cent fois. Mais ne dire que cela c’est ne rien dire, ou à peu près. Oui, la sensibilité est la faculté qui produit, qui engendre l’inspiration, c’est incontestable ; mais cette sensibilité, cette émotivité, nous disons, nous, qu’elle peut être éveillée, provoquée par certaines causes. Notre rhétorique vous semble artificielle parce que vous n’allez pas au fond des choses. Quand nous disons : « Modifiez tel mot, changez telle image, mettez de la couleur, exprimez autrement ce qui est banal, remplacez les clichés, donnez du relief, de la vie, etc. », c’est comme si nous disions : « Il y a dans votre style choses qui ne sont pas bonnes parce qu’elles ne sont pas assez senties. S’obliger à revoir, à refaire, à travailler, c’est s’obliger à mieux sentir ce qui a été faiblement senti, Quand je veux changer une idée ou un mot banal ; quand je veux l’exprimer autrement on l’exprimer mieux, qu’est-ce donc que je fais ? Je compare, je cherche, je corrige, et, par ce seul effort de volonté, il se trouve que je parviens à sentir autrement, je découvre des images nouvelles, ma volonté a éveillé mon émotivité et ma sensibilité. Ceci est indéniable. Voilà pourquoi, dans notre enseignement, nous faisons une part si large au travail, à la volonté, aux procédés, au métier. Il y a donc, il doit donc y avoir une doctrine, un ensemble de conseils, une démonstration pratique, un enseignement positif de l’art d’écrire. Voilà la vérité vraie, contre laquelle tous les livres de réfutation ne pourront rien. » Pour rendre cet enseignement clair et pratique, nous avons cru devoir distinguer d’abord deux sortes de style : le style d’idées, ou abstrait, et le style d’images, ou de couleur. Ce n’est pas nous qui avons inventé cette distinction. Balzac s’en est servi à propos de Stendhal. Ce classement doit s’imposer à tout esprit raisonnable. Il est certain, par exemple, que l’Histoire des Variations, les Provinciales ou l’Esprit des lois sont écrits, chacun dans leur genre, dans un admirable style abstrait, et qu’Atala ou Paul et Virginie sont visiblement écrits en style de couleur ou d’image. Ces évidences sont trop claires pour certaines gens. « Il faut donc, nous fait-on conclure, que Flaubert, ayant de la couleur, manque d’idées, et que Taine, ayant des idées, manque de couleur. Cela ne va pas bien ! C’est bien avoir la rage de la contradiction ! » Une autre personne aurait simplement remarqué que, s’il y a deux genres de style, rien n’empêche un auteur de les mêler ; qu’en exposant des théories philosophiques dans sa Tentation Flaubert a fait du style abstrait, et qu’en peignant Antioche ou les chrétiens aux lions il fait du style de couleur ; que Taine, parlant philosophie ou suffrage universel, faisait du style d’idées, et qu’en évoquant la campagne italienne ou les Pyrénées il fait du style de couleur. Mais cela est trop simple. On prend le contre-pied. On n’est pas pour rien un « semeur de doute ».‌

On propose donc une autre classification ; « Il y a deux sortes de style : le style visuel et le style émotif, l’un qui procède de la vision, l’autre de l’émotion. Style visuel, style émotif, je veux bien, mais on peut faire à ce classement les mêmes objections qu’on nous reproche. L’écrivain visuel peut être aussi quelquefois émotif et il peut arriver à un écrivain émotif d’être visuel, et cela encore une fois « ne va pas bien ». Pour achever de brouiller tout, notre homme tente une longue démonstration philosophico-physiologico-chimique. Il faut le voir se démêler de tout cela, et la prétention scientifique qu’il donne à sa fantaisie, car ce critique littéraire, qui déclare que la science ne découvre rien, a la superstition de la science ! Il fait intervenir à propos du style les écrivains sensoriels, la zoologie et l’imitation des vertébrés. Il est de ceux qui expliquent la pensée, l’art, l’inspiration et l’esthétique par le mécanisme nerveux et les circonvolutions cérébrales. La littérature devient de la biologie. Hæckel ou Le Dantec suffisent à la critique, et l’on enseignera quelque jour la littérature par la physiologie cellulaire. Négligeons ces démences et gardons notre classification. Elle est pratique, elle est juste, le lecteur s’en trouvera bien.‌

Ce classement des styles fait décidément perdre la tête à nos adversaires. On déclare maintenant que la plupart des styles que nous appelons abstraits sont réellement concrets. Comme on n’apporte aucune preuve de ce démenti, on ne peut qu’admirer cette intrépidité ; et, comme nous n’avons pas attendu les lumières de certains critiques pour savoir ce que c’est qu’un style abstrait, nous répondions tout simplement que « la plupart des styles qu’on appelle concrets sont réellement abstraits ». Nous voilà bien avancés !‌

On conteste même que le style de Voltaire soit un style d’idées. Rien n’est plus vrai pourtant. On aura beau découvrir dans Voltaire quelques notations vivantes, des détails vus, des choses concrètes, l’auteur de Candide et de l’Essai sur les mœurs n’en reste pas moins un écrivain d’idées, et c’est, dans J.-J. Rousseau qu’il faut chercher le commencement de la couleur descriptive, bien que le Contrat social soit encore un bel exemple de style abstrait.‌

V §

L’art et le métier. — Faut-il écrire simplement ? — Faut-il écrire sans rhétorique — Vaines objections. — Théorie des mots ordinaires. — Le style doit-il être spontané ?

C’est cette question du style qui nous a valu le plus d’attaques. On nous accuse de le compliquer et, à force d’y vouloir du travail, d’enseigner une littérature artificielle.‌

« Le style, dit-on, consiste à écrire tout simplement ce que l’on sent. Ce que vous y apportez de parti pris est rhétorique. » Écrire simplement ce que l’on sent, qui le conteste ? Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Certes oui, il faut écrire ce que l’on sent et comme on le sent ; mais si ce que je sens est banal, si ce que j’exprime est mal écrit, m’en contenterai-je ? Toute la question est là. On peut sentir fortement et exprimer faiblement. Il n’y a pas correspondance entre la façon de sentir et la façon d’exprimer. Certaines gens de grande sensibilité, intelligents, observateurs, sont incapables de bien écrire, même quand ils s’y efforcent. Pourquoi ? Parce qu’il existe une manière de sentir ce que l’on veut exprimer et une façon d’exprimer ce que l’on a senti, et que ces deux choses sont distinctes. Il faut se dégager de la littérature pour être bon littérateur et du mauvais style pour être bon écrivain. Ce dégagement, cette délivrance, cette décristallisation, si je puis dire, ce n’est ni par vos théories ni avec vos manuels que vous l’obtiendrez. Ce n’est pas non plus en niant l’effort ou en récusant le travail. Tout cela n’y sert de rien, et le problème reste entier. Quoi d’étonnant que nous ayons cherché à le résoudre par l’enseignement technique, par l’analyse du métier, par l’étude des maîtres et des procédés ? Plus j’y réfléchis, plus je m’assure qu’en dehors de cette méthode on tombe dans des embarras dont on ne sort point.‌

Écrire naturellement ce que l’on sent, je le crois bien ! C’est la première condition de l’art d’écrire, et c’est de quoi tout le monde est à peu près capable. Ce que nous prétendons, c’est que cela ne suffit pas toujours et qu’il y faut ordinairement plus de recherche ; et ce que nous n’oublions pas aussi, ce que nous avons affirmé hautement, c’est que l’art et les procédés de cette recherche supposent une aptitude réelle chez ceux à qui on les enseigne, faute de quoi les meilleures leçons seront vaines.

Ecrire sans rhétorique, sans travail, simplement, naturellement, écrire comme on pense et comme on sent, c’est l’idéal, il n’y a pas de doute, à condition toutefois que ce que l’on écrit naturellement ne soit pas naturellement insignifiant et, par conséquent, indigne d’être écrit. Mais, même pendant que l’on croit écrire ce que l’on sent, que de façons nouvelles se présentent de sentir ce que l’on écrit ! et combien de fois, ligne à ligne, le travail, c’est-à-dire la réflexion, modifie l’inspiration et la spontanéité ! Qui peut nier cela ? Mais, dites-vous, ce labeur d’épithètes, cet effort d’originalité, de couleur, d’images, de diction, d’antithèse, altèrent votre pensée, changent ce que vous vouliez dire ? En êtes-vous sûr ? D’abord savez-vous bien toujours vous-même ce que vous voulez dire ? Vous croyez le savoir, et c’est souvent en travaillant que vous commencez à l’apprendre. Je change mes idées ? Soit. N’en suis-je pas le maître, si je n’y tiens plus, si je sens autre chose ? « Mais ce n’est pas cela que vous vouliez dire ? » Qu’importe, si c’est cela maintenant que je veux avoir dit et que je suis content d’avoir dit ! Pour exprimer, par exemple, que le vent souffle, j’écris : « le vent souffle » et cela peut suffire. Mais si je dis ; « le vent soupire », c’est que j’ai voulu exprimer plus que je n’ai senti et nul ne m’ôtera ce droit. Et si je dis : « le vent gémit », j’aurai encore modifié mon idée » et je le puis parfaitement ; et encore si je dis : « le vent sanglote », « le vent frissonne » ou, comme Flaubert : « un vent tiède se roule dans les plates-bandes labourées », ou encore, comme Chateaubriand : « le vent semble courir à pas légers », ou encore avec Hugo : « le vent de la mer souffle dans sa trompe », il est possible, en effet, que j’aie exprimé plus que je ne voulais dire ; mais, en définitive, ce que j’ai voulu dire sera simplement ce que j’ai dit après avoir cherché.

« Mais, affirme-t-on, le vrai style consiste à ne rien ajouter, à ne pas surenchérir à ne rien surchauffer ; le mot ordinaire suffit quand il rend ce qu’on veut signifier. » Les mots ordinaires ! Ne dirait-on pas qu’ils arrivent d’eux-mêmes ? Ce sont, au contraire, les mots les plus ordinaires qui sont les plus difficiles à trouver. Dans les grands styles, par exemple, les mots ordinaires semblent toujours les plus rares. Quoi de plus ordinaire que le verbe couler, employé dans son sens physique : l’eau coule, les heures coulent ? « Sa vie passée dans le luxe, dit Bossuet, ne lui faisait point sentir la durée, tant elle coulait doucement17. » C’est le mot ordinaire ; mais si je veux, spontanément par trouvaille, ou volontairement par effort, si je veux donne ; à ce mot plus de hardiesse, l’accoupler à des pensées imprévues, ce simple verbe peut devenir admirable, la plume de Bossuet : « Laissez couler sur le prochain cet amour que vous avez pour vous-même18. » Et ailleurs « Dieu a tant d’amour pour les hommes et sa nature est si libérale qu’on peut dire qu’il semble qu’il se fasse quelque violence quand il retient pour un temps ses bienfaits et qu’il les empêche de couler sur nous avec une entière profusion19. » Et toujours de Bossuet dans cet ordre d’idées : « Les générations des hommes s’écoulent comme des torrents. »‌

Encore une fois, ces trouvailles, ces images, ces transpositions de sens peuvent n’avoir pas coûté d’effort à Bossuet. Il était très capable de trouver du premier coup les choses les plus sublimes ; mais, ses ratures nous le démontrent, il en a trouvé d’aussi belles par le procédé, le travail, le métier, les combinaisons de l’exécution. On l’a vu par les corrections que nous avons publiées, il superposait ses verbes, il écrivait trois mots pour un, il essayait les épithètes, il modifiait à chaque instant ses idées et ses expressions.

Les ratures de Victor Hugo sont plus démonstratives encore. Adjectifs, verbes, épithètes, il essayait tous les mots. C’était une perpétuelle progression. N’est-ce pas là de la combinaison, de la rhétorique, du métier ?

Voilà la part du travail, la méthode que nous recommandons. Faisons nous-mêmes ce qu’ont fait les grands écrivains. Il ne suffit pas de vouloir exprimer simplement ce que l’on sent, il y faut du travail et de l’effort. La méthode est bonne. Tenons-nous-y.

Nos adversaires se prévalent d’un grand argument : ils nous reprochent de n’avoir enseigné que le métier et ils font une distinction capitale entre le métier et l’art véritable. Je ne nie pas la distinction.

Pratiquement cependant, dans l’exercice du style, cette antinomie n’est pas si formelle, et je m’étonne qu’on la déclare irréductible. Ce que nous enseignons, ce serait « la mise en œuvre des procédés de l’art d’écrire préalablement décomposés par un habile homme, tandis que l’art est l’exercice spontané et ingénu d’un talent naturel ».‌

Qu’en savez-vous ? Cela est bien osé.‌

Voilà une belle page ; elle paraît écrite sans peine ; tout y est coulant, nulle trace de travail ; point de rhétorique ; netteté, limpidité, tour, nuance, saillie, rien n’y manque. C’est une page de La Fontaine, de Fénelon, de Renan ; vous concluez :

« Voilà le vrai style. Voilà l’art spontané. »

Qui vous l’a dit ?

La page a peut-être été écrite avec beaucoup de peine, à l’aide de procédés, par l’effort d’une laborieuse rhétorique.‌

La déprécierez-vous, si vous apprenez, ce qu’elle a coûté ? et, si la page est de Montesquieu ou de Flaubert, direz-vous que ce n’est pas de « l’art spontané », qu’il n’y a pas de talent naturel, parce que le travail y a dissimulé le travail ? Vous ne pouvez conclure qu’une chose, c’est que la rhétorique n’y paraît pas et que tout l’art, en effet, consiste à faire disparaître le métier.‌

Sinon il faudra dire que les styles de Rousseau, Labruyère (sic), Montesquieu, Flaubert et tant d’autres, qui sentent la rhétorique et le travail, ne sont pas de l’art ; et il n’y aurait de vrais artistes que ceux qui n’ont pas médité leurs phrases, qui n’ont pas cherché leurs épithètes, qui n’ont pas combiné leurs mots, qui n’ont pas travaillé leurs expressions. Le paradoxe serait fort. On objecte Saint-Simon.‌

Que Saint-Simon ait réalisé facilement la vie des mots, l’observation intense, le relief des images, toutes les tressaillantes surprises du style, nous sommes d’accord. Mais parlons bien ; qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il y a plusieurs façons d’être écrivain.‌

Tant mieux, si c’est par spontanéité (et ceci serait à débattre pour Saint-Simon) ; mais il n’est pas du tout vrai que l’art naturel soit exclusivement le résultat de l’inspiration facile. On peut également y atteindre par le labeur, la mise en œuvre et la rhétorique. Saint-Simon est grand écrivain ; mais Montesquieu aussi est grand écrivain ; il l’est autrement, voilà tout.

Le procédé est totalement absent des poésies de Lamartine ; la facture et le métier éclatent dans celles d’Hugo. Ne sont-ils pas tous deux grands poètes ?

La vérité vraie, c’est que procédés, métier, volonté, travail, sont intimement mêlés dans ce mystérieux exercice de l’art d’écrire ; et rien n’est plus faux que de dire : « Ceci est de l’art parce qu’on ne sent pas la rhétorique, et ceci n’est pas de l’art parce qu’on sent la rhétorique. »

VI §

M. de Gourmont et Taine. — M. E. Faguet et la théorie de Taine. — La formation littéraire de Taine. — Le témoignage personnel de Taine. — Taine et l’enseignement du style.

Rien n’est amusant comme de mettre un sophiste aux prises avec un fait qui contredit ses paradoxes. Il faut voir alors comme il se démène et comme ses subtilités deviennent laborieuses. Il y a, notamment, une histoire de Taine, qui met en nage notre farouche contradicteur. On sait qu’à force de volonté et de travail Taine changea sa manière d’écrire et réussit à se faire un style coloré et plastique. Le fait est connu. Taine le raconte et nul ne le conteste.‌

« Le style de Taine, confirme M. Faguet, est un miracle de volonté… Il a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural, tout en relief et tout en images, et il y a réussi. C’est pour cela que Taine est un modèle… C’est dans Taine et dans les écrivains qui lui ressemblent qu’on apprendra le style qu’on peut apprendre. »‌

Nous avons naturellement cité ce passage, si bien d’accord avec nos théories ; et c’est une joie de voir cette fois M. de Gourmont, contraint de se retourner contre M. Faguet, se remettre à chicaner, philosopher, appeler à son aide science et philosophie pour aboutir à cette explication : Taine a changé de manière parce qu’il avait en lui la vocation de ce changement. « Il possédait en germe (certains passages de ses œuvres antérieures en font foi) un cerveau visuel et sensoriel, et ce mécanisme n’a fonctionné que lorsque l’objectif s’est trouvé braqué sur un milieu inhabituel, … les Pyrénées. »‌

Ce qui veut dire que, si Taine s’est créé un style plastique, c’est qu’il avait des dispositions au style plastique. Il l’ignora tant qu’il n’eut pas occasion de s’en douter ; il s’en aperçut quand il eut envie de peindre ce qu’il voyait. Qui niera cette belle découverte ? Pour apprendre à écrire, nous l’avons toujours dit, il faut évidemment avoir d’abord des dispositions, et l’on ne forme son style que si l’on a des aptitudes à le former. Sans vocation, pas d’écrivain possible, cela va de soi, et c’est dans ce sens qu’on peut dire « qu’on ne se donne pas son style », Mais cette disposition obscure, ce don qu’on ne s’était pas découvert, nous disons, nous : c’est la volonté qui les dégage, c’est le travail qui les précise, c’est l’effort qui les développe. Ce désir d’art entrevu, cette formation en perspective, c’est la volonté, c’est le labeur qui les déterminent. Vouloir, c’est essayer de voir, de sentir, d’écrire autrement, trois choses qui ne se séparent point et que nous n’avons point séparées, quoi qu’on prétende. Il ne s’agit pas de dire : « Taine a écrit en coloriste parce qu’un beau jour il s’est reconnu coloriste. » Non, Taine a voulu peindre ; il a voulu colorer, et il a essayé, il a travaillé, il a lu, il s’est assimilé les auteurs, et c’est ainsi qu’il s’est découvert un talent qu’il n’aurait peut-être pas soupçonné sans cela.‌

Voilà, proprement, tout l’enseignement de nos livres. M. de Gourmont l’avoue : « Taine, dit-il, a obéi aux influences d’alentour ; il a profité des leçons et des exemples de Gautier, de Saint-Victor et peut-être de Goncourt… Rien de plus légitime. » C’est exactement ce que nous disons, et c’est là toute notre théorie de la formation du style. Loin d’être « la réfutation absolue de nos manuels et de notre système », cet aveu nous absout donc au lieu de nous condamner. « Mais, dit-on, Taine n’aurait pas écrit comme eux, s’il n’avait vu les choses comme eux », Sans doute, il fallait de toute évidence qu’il eût d’abord en lui et en germe la faculté de voir les choses comme il devait les rendre, pour les rendre ensuite comme il les avait vues. Cela va de soi. Nous n’avons jamais prétendu qu’on peut se créer une faculté par un simple acte de volonté. Ce que nous prétendons, c’est que c’est la volonté qui développe, forme et exerce cette faculté. Ce que nous soutenons, c’est que certains écrivains se sont créé ou ont modifié leur style par cela seul qu’ils l’ont voulu, et c’est une naïveté de prétendre que, s’ils y sont parvenus, c’est qu’ils avaient les moyens intellectuels d’y parvenir.‌

Mais M. de Gourmont n’en veut pas démordre. Il traite l’affirmation de M. Faguet de « badinage » que nous avons « recueilli avec soin ». Le mot de Sarcey lui semble « une belle autorité ». Il n’admet pas que Taine soit arrivé à modifier son style par la volonté, le travail et la « virtuosité ». Taine aurait tout simplement « retrouvé son premier instinct littéraire, étouffé par ses œuvres de début, de sorte que le style descriptif lui aurait été aussi naturel que le style abstrait ».‌

On peut récuser tous les témoignages qui déplaisent ; il en est un qu’on ne récusera pas : c’est celui de Taine lui-même, dont la Correspondance n’avait pas encore été publiée à l’époque où l’on bataillait contre nous. Voici en quels termes, dans ses notes personnelles, à propos de la double tendance poétique et philosophique, Taine confirme ce que nous disons :‌

« Je lutte, dit-il, entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, Probablement j’ai voulu allier deux facultés inconciliables. Il faut choisir : être artiste ou orateur… Il faut peindre « l’homme à la façon des artistes et en même temps le reconstruire à la façon des raisonneurs… Si cela est vrai, il faut donc changer de style. Grande entreprise20. »‌

Il écrit, à propos de son Voyage aux Pyrénées :‌

« Mon Hachette me casse la tête ; j’ai trop de littérature… pour ne pas sentir ce qui est bien, et trop peu de talent pour bien faire. Je suis né pour classer et analyser, et je fabrique de l’imagination à cent francs le mètre carré ! Mieux vaudrait faire des sabots21. » Et encore :‌

« Je fais des descriptions, des dialogues, des légendes fantastiques, pyrénéennes, diaboliques, pour mon livre de Hachette. Il me semble que mon esprit est habillé en masque. Quelquefois le déguisement est amusant ; le plus souvent il fait mal à la tête22. »‌

Et enfin ceci :

« Ce maudit livre me donne bien du mal. Je n’ai fait toute ma vie que des raisonnements, je suis habitué aux abstractions ; il faut que je sorte de moi-même, que je change toutes les allures de ma pensée, que j’apprenne le style descriptif23. »‌

La question est donc tranchée, Taine lui-même nous le dit : son évolution a été réfléchie ; il a changé volontairement sa manière : cet effort lui a coûté ; il a peiné, travaillé, persisté, et le labeur a fini par développer ses dispositions naturelles, et c’est ainsi qu’il s’est assimilé le style descriptif, où il a, d’ailleurs, excellé.‌

Voilà le fait indéniable, qui confirme nos théories, et les plus belles plaisanteries du monde n’y changeront rien.‌

Taine était, d’ailleurs, persuadé que l’art d’écrire s’enseigne, et il croyait très certainement à l’assimilation et à la démonstration technique du style, lorsqu’il adressait ces conseils à un ami, au sujet d’une jeune femme : « Il faut qu’elle se dise résolument et tous les matins : Je veux être écrivain. D’autres l’ont pu… Elle le peut aussi, j’en suis certain et je le lui affirme loyalement, sans flatterie, ni arrière-pensée… Un plan de travail et de vie, un ordre systématique d’études, de recherches, saisit l’esprit comme un engrenage. ‌

On a dit, par exemple :

Aujourd’hui je vais faire les descriptions, mais point le dialogue.

Comment apprendre le dialogue ?

Tel l’a su : La Fontaine, Molière, Balzac, et ils l’ont réussi spécialement dans tel passage ; je vais analyser ce passage, savoir quelle méthode, quelle espèce d’émotion, quel but les a fait réussir à cet endroit ; cette méthode trouvée, je vais l’essayer sur un autre de leurs morceaux. Je vérifierai par comparaison en quoi j’ai manqué ; je comprendrai plus clairement et plus complètement cette méthode. Je vais m’y exercer et, dans tant de mois j’en serai maître24. »

Quoi qu’on puisse dire, l’homme qui a écrit ces lignes croyait à l’enseignement du style.

VII §

Homère et M. de Gourmont — Homère « intraduisible » — L’imitation d’Homère, — Homère et la Chanson de Roland. — Les erreurs de M. de Gourmont. — Invente-t-on les descriptions ? — Reproches ridicules.‌

On nous dispensera d’examiner en détail les objections narquoises qu’on nous fait à propos d’Homère. Nous maintenons purement et simplement nos affirmations. On ne les a pas détruites, et on ne pourra pas les détruire.

Ne parlez pas d’Homère à M. de Gourmont, Il ne connaît pas Homère. « Quel Homère ? répond-il spirituellement. Celui de Dacier, celui de Bitaubé, celui de Leconte de Lisle ? C’est ce dernier qu’utilise M. Albalat. Il semble lui reconnaître une valeur absolue ; il identifie le poète et le traducteur. » Remettons les choses au point. Il est exact que la traduction Leconte de Lisle soit notre traduction préférée. Nous avons dit pourquoi et, textes en mains, nous gardons cette opinion. Malgré ses contresens, ses archaïsmes et sa forme biblique, cette traduction nous semble excellente, parce que c’est la première qui donne la sensation de la vie descriptive, qui est le fond du génie homérique. Qu’il y ait des traductions plus fidèles, c’est très possible ; ce qui est sûr, c’est qu’elles sont à peu près toutes incolores,

« Mais, nous dit-on, ce que vous admirez dans l’Homère de Leconte de Lisle, n’est pas dans Homère. C’est Leconte de Lisle qui l’y a mis. » Très bien. La question est alors très simple et le contrôle facile. J’en ai fait l’expérience. J’ai comparé de nombreux passages chez différents traducteurs, et presque toujours j’ai constaté que le souci de la littéralité rend le texte de Leconte de Lisle beaucoup plus vivant25. Quant à identifier Homère avec le traducteur, c’est un ridicule où nous ne sommes pas tombés, quoi qu’on dise ; nous avons même fait soigneusement cette distinction. Mais laissons ces vétilles. Où est, en définitive, « le véritable Homère » ? On ne veut pas s’en occuper ; on le laisse, dans son mystère », et il faut renoncer à le connaître, par la raison que nous ne sommes pas des Grecs. Oui, c’est l’avis formel de nos adversaires : on ne peut étudier ni traduire Homère, tout simplement parce que le vrai Homère nous échappe et que chacun nous présente un Homère différent. Autant dire qu’on ne peut étudier un auteur que si tout le monde le comprend de même façon et adopte, par conséquent, une traduction unique.

Donc, c’est entendu : toutes les traductions d’Homère sont suspectes, parce qu’il ne saurait y avoir de bonne traduction. S’il vous en faut une à tout prix, il vous reste la ressource de le traduire vous-même ; mais cela ne vous avancera pas beaucoup, car, même en sachant le grec, qui vous dit que vous comprendrez bien Homère ? D’excellents hellénistes l’ont médiocrement traduit. Aurez-vous plus d’autorité ? Le problème est donc insoluble, et la conclusion, c’est que, pour nous, Homère n’existe pas, ne peut pas exister, il n’y a pas d’Homère.

Voilà qui simplifie les choses, et je ne vois plus ce qu’il reste à dire. Mais puisqu’on ignore, puisqu’on ne peut savoir ce que c’est qu’Homère, comment M. de Gourmont sait-il que « Leconte de Lisle a mis dans sa traduction ce qui n’est pas dans Homère » ? Comment peut-il même juger une traduction ? Il est vrai qu’il les récuse toutes : « Homère, dit-il, est un poète. Lui ôter le rythme et l’harmonie, c’est lire et épeler une à une, comme épèle un enfant, les notes de la symphonie héroïque. » Voilà, du coup, toute la poésie ancienne supprimée. Ce reproche pouvant s’appliquer à tous les poètes antiques, il est clair, en effet, que nous sommes également réduits à épeler Virgile, Horace, Ovide, Sophocle, Théocrite, Eschyle et tous les auteurs étrangers dont nous lisons les traductions. C’est aller vite en besogne, et il faudrait pourtant prendre haleine. Que le meilleur de leur style soit perdu pour nous, il est très possible, et nous l’avons dit ; mais que leur émotion, leurs images, leur vie descriptive, leurs fortes qualités intérieures ne se puissent plus sentir, c’est, je crois, ce que personne ne soutiendra. Loin de prouver qu’Homère nous est inaccessible, le nombre même des traductions montre, au contraire, qu’il est compris, jusqu’au point où il peut l’être, par beaucoup d’admirateurs sincères.

Du moment qu’on récuse les traductions, est-il besoin d’ajouter que l’on condamne toute imitation homérique ? Imiter Homère, cela n’a pas de sens, paraît-il, parce que « tout cela repose sur un Homère hypothétique putatif et chimérique… M. Albalat ne connaît qu’Homère. D’après lui, tous les bons écrivains ont imité Homère. Quel Homère ? Car ils sont fort rares, par bonheur, les écrivains français qui ont su le grec. »

Que beaucoup de grands écrivains français aient imité Homère, c’est un fait que toutes les négations du monde ne détruiront pas ; et si, de plus, ils ignoraient le grec, cela prouve qu’il n’est pas nécessaire de le savoir pour faire des chefs-d’œuvre et fructueusement imiter Homère, Nous ne disons pas autre chose. L’influence d’Homère est, d’ailleurs, si visible, si importante, que Sainte-Beuve déclare qu’elle peut servir à classer les auteurs français.

« Quand M. Albalat pose Homère en modèle absolu : Tu imiteras Homère, il donne un mauvais conseil, parce qu’il ne faut imiter personne. » Certes, oui, il ne faut imiter personne, au sens étroit qu’on nous prête (Voir plus haut) ; mais l’imitation est une chose excellente dans le sens que nous lui donnons raisonnablement. Aussi bien n’est-ce plus nous que l’on contredit ici. On condamne d’un mot et en bloc l’opinion de tous les maîtres de notre langue, de tous les juges de notre littérature, de tous les grands poètes et grands écrivains, depuis Ronsard jusqu’à Chénier, Chateaubriand, Sainte-Beuve et Flaubert, sans oublier Boileau, Racine et Gœthe, qui tous ont admis et conseillé hautement l’imitation d’Homère. L’indépendance des idées ne nous déplaît pas ; mais, à la place de notre contradicteur, nous n’aimerions pas sentir peser sur nous le démenti de tous ces grands hommes. « Mais, dira-t-il, la critique littéraire n’est pas affaire d’autorité, et que prouve l’opinion de tous ces gens réunis ? » Je veux bien qu’elle ne prouve rien ; mais que prouve l’opinion de M. de Gourmont tout seul ? Il est douteux qu’on ait raison quand, pour avoir raison, il faut donner tort à tant de grands écrivains. La partie n’est plus égale.

Au surplus et à parler franc, les motifs mêmes qui empêchent nos adversaires d’admettre l’imitation d’Homère sont précisément ceux qui nous décideraient à la conseiller, « Le style homérique, dit-on, représentatif d’une manière de voir la vie, est en contradiction absolue avec nos tendances synesthésiques. » Mais c’est justement pour cela, c’est précisément parce qu’Homère a « une manière primitive de voir la vie » et d’écrire en sensations et non en métaphores ; c’est essentiellement parce que ses procédés semblent contredire nos habitudes et nos tendances, qu’il faut conseiller aux écrivains descriptifs d’aller se retremper à cette inépuisable source. Nul danger pour eux de tomber dans l’imitation servile, parce qu’en effet « il est aussi impossible de revenir au style d Homère que de reprendre l’arc et le bouclier ». Aussi bien, n’est-ce point cela qu’on recherche. Le but qu’on se propose, c’est de garder de cette étude, de cette assimilation d’Homère tout ce qui peut s’adapter à notre façon actuelle de penser et de sentir. Voilà le profit, voilà le point important ; c’est cela que nous voulons, c’est cela que nous conseillons, d’accord avec tous les grands écrivains qui, de Ronsard à Chénier, ne se sont point mal trouvés d’avoir étudié et aimé le divin poète « depuis trois mille ans jeune encore de gloire et d’immortalité » !

Si l’on désapprouve l’imitation d’Homère, en revanche on veut bien nous permettre d’imiter les auteurs du onzième siècle, qu’on nous accuse naturellement de n’avoir pas lus » « Quelles belles leçons de simplicité et de force M. Albalat en eût tirées ! » N’en déplaise à mon imperturbable contradicteur, j’ai lu quelques-unes de ces oeuvres. J’y ai noté de belles pages, des tableaux réussis, un ton de naïveté incomparable, Ce qu’elles contiennent de meilleur ne m’a pourtant point paru surpasser Homère, qui seul incarne la continuité de la perfection et le don suprême de la vie. Le trait du Roman de la Rose qu’on nous cite est, en effet, remarquable ; mais il est précisément dans le goût d’Homère, et les traits de ce genre fourmillent dans l’Iliade et l’Odyssée.‌

Sans doute aurais-je pu choisir d’excellents exemples parmi les Chansons de geste dont Victor Hugo a si merveilleusement tiré parti. Je les connais et je les aime depuis le collège, où l’on nous donnait pour prix les trois gros volumes de Léon Gautier, pour nous familiariser avec ces pures beautés nationales. D’autres critiques nous ont également reproché de ne point mentionner la Bible. D’autres nous ont fait un crime d’avoir trop sacrifié Voltaire. Don Quichotte m’eût encore fourni de très vivantes démonstrations. Mais quoi ! Utiliser toutes les œuvres qui pouvaient m’être profitables, c’eût été m’obliger à écrire un in-folio, et mes adversaires eussent été contraints de doubler leurs volumes de réfutation. Il a fallu me borner ? Homère résume tout et suffit à tout, Il n’est ni un auteur classique ni un auteur ancien, il est le poète de tous les temps ; c’est un moderne.‌

Admirer éperdument la Chanson de Roland, l’estimer égale, sinon supérieure, à l’Iliade, c’est une opinion très patriotique, mais qui, littérairement, n’a pas beaucoup d’avenir. On va jusqu’à trouver la Chanson de Roland « plus réaliste qu’Homère »… « C’est, dit-on, de la réalité toute crue », La Chanson de Roland est, certes, un beau poème, pour l’élan, le souffle, l’accent héroïque, le ton de vérité émouvante et de grandeur continue. Mais qu’elle vaille l’Iliade, c’est une simple plaisanterie. On a essayé, depuis Léon Gautier, d’acclimater ce jugement flatteur pour notre amour-propre national ; tout compte fait, il a fallu en rabattre et, à l’heure qu’il est, peu de gens oseraient soutenir ce parallèle. Il y a certainement d’excellents morceaux dans la Chanson de Roland, et la mort de Roland est tout à fait saisissante. Mais on trouve d’aussi beaux passages à peu près dans toutes les chansons de geste. La Chanson de Roland est à son rang et reste à son rang. Les dithyrambes des hypercritiques ne la surélèveront pas.‌

Au surplus, si l’on veut connaître tout mon sentiment sur la Chanson de Roland, le voici tout net, pour clore la discussion : La Chanson de Roland est un poème sans vraisemblance, puéril, expéditif, mais remarquable comme progression et rapidité dramatiques. Rien n’est plus éloigné du génie d’Homère. Epopée pour le peuple, guerrière avant tout, conte féerique, espèce de roman de chevalerie, cette œuvre a le rare mérite d’avoir identifié la France avec la patrie. Un immense souffle de patriotisme la traverse. Mais le procédé descriptif, sauf dans deux ou trois passages, y est élémentaire. Ce n’est pas peint, c’est indiqué. L’Iliade, au contraire, est une œuvre vivante où chaque détail est vu, noté, appuyé, particularisé. L’Iliade est humaine, pondérée, réfléchie : les exploits des héros ne dépassent pas ceux des hommes. Dans la Chanson, tout est gigantesque. L’archevêque Turpin tue 700 hommes ; Roland en tue 800, en met en fuite 40.000 ; ses 20.000 soldats en tuent 100.000 et Charlemagne arrête le soleil ! Le sens de la nature, si intense dans Homère, est absent de la Chanson de Roland. Au résumé, il y a dans la Chanson de Roland pas plus de talent que dans bien des chansons de geste.‌

Mais voici un point où nos contradicteurs passent vraiment les bornes. Je prie le lecteur de vouloir bien réfléchir. La question est d’importance.‌

Pour écrire une scène, un paysage, un caractère, une description, il faut, avons-nous dit, peindre d’après nature, c’est-à-dire, autant qu’on le peut, copier sur place, s’inspirer d’un modèle ; en d’autres termes, il faut faire de l’observation directe. Personne, je pense, ne blâmera ce conseil. Je le crois bon, je le crois excellent, et cela va de soi, quand on connaît personnellement ce qu’on veut décrire. Mais que faire, lorsqu’on veut peindre ce que l’on n’a pas vu, lorsqu’on crée, ou qu’on imagine, ou qu’on invente ? Les « semeurs de doute » n’admettent pas l’hypothèse : « On ne devrait jamais raconter que ce qu’on a vu, de ses propres yeux, bien lucidement. Tout le reste est peut-être absurde… S’il est parfois utile de rédiger une description historique, on ne voit pas, loin des romans-feuilletons, la place d’un faux naufrage et d’un faux déraillement… »‌

Oui, sans aucun doute, il serait préférable de ne jamais « raconter que ce qu’on a vu de ses propres yeux », et voilà pourquoi nous ne cachons pas notre prédilection pour la méthode d’observation directe. Mais il n’y a pas que cela, et il faut en prendre son parti : les choses imaginées, quoi qu’on dise, existent en littérature. Tous les jours et de toutes pièces, même en dehors du roman-feuilleton, romanciers et poètes inventent des sujets, des descriptions, des scènes, des aventures, de faux déraillements, de faux naufrages. Le naufrage final de Paul et Virginie est un faux naufrage, La mort des deux amants culbutés sous une hutte a été inventée par Maupassant dans Une vie. La lutte d’Habibrab au bord de l’abîme, dans Bug Jorgal, la mort de Mme Bovary, la chute de Claude Frollo dans Notre-Dame de Paris, le saut final de Julia de Trécœur, le suicide de Werther, etc., etc., sont des scènes également imaginées. Et les descriptions de Salammbô ! Flaubert n’a connu ni son héroïne, ni la vie carthaginoise, ni le détail des batailles, ni le Festin des mercenaires, ni le Conseil des anciens, ni surtout son immortel Défilé de la Hache. Ces sortes d’exemples seraient innombrables. Ce sont là choses fictives, voulues, artificielles, et qui n’ont pourtant rien de commun avec le roman-feuilleton. Les persiflages ne changeront pas les faits.‌

Qu’on le veuille ou non, on invente, on crée, c’est le fond de la littérature ; et je tiens que l’on se moque, lorsqu’on prétend qu’on ne doit peindre ni faux déraillement, ni faux naufrage.

Ce point acquis, comment donc s’y prendre pour donner à la fiction l’air de la vérité, pour rendre vivante une description dont on n’a pas le modèle ? Nous l’avons dit, il n’y a et il ne peut y avoir qu’une méthode : transposer ce que l’on observe, mettre à profit les choses vues ; étudier surtout par quels procédés les grands auteurs ont réalisé cet effort ; s’assimiler enfin autant que possible leurs procédés de description vraie, pour les appliquer à vos peintures de convention.‌

Cette théorie excite les colères. On la tient pour la pire des rhétoriques, on déclare « le paysan qui herse supérieur à l’écrivain qui suivrait un pareil conseil ».‌

On a beau crier, pourtant, — les exemples de notre dernier livre le prouvent — les meilleurs écrivains n’ont pas eu d’autre méthode, qu’ils imitent Homère ou qu’ils transposent directement la réalité, comme Virgile, Chateaubriand ou Flaubert.‌

Qu’a fait Flaubert dans Salammbô, pour ne citer que celui-là ? Il a fait, comme nous le voulons, de l’observation évoquée ; il a, comme nous le conseillons, « spécialisé, individualisé, particularisé » sa description ; il l’a traitée d’après nature et, lui aussi, il a « appliqué à une chose artificielle des procédés de facture vraie ». C’est ainsi qu’il a évité la description banale, incolore, la description générale, qui est haïssable, contre laquelle nous protestons à notre tour et que nous appelons « un genre faux », parce qu’elle constitue précisément alors ce faux naufrage » et ce « faux déraillement », que nous répudions aussi énergiquement que certains critiques, mais dans un tout autre sens. Qu’y a-t-il là de si déraisonnable, et en quoi ces conseils méritent-ils tant d’ironie ?‌

Ce qu’on ne nous pardonne pas, surtout, c’est d’avoir voulu donner quelques exemples de ce travail et d’avoir essayé de décrire la morgue du mont Saint-Bernard, d’après les procédés d’imitation homérique.‌

Il faut voir avec quel dédain on nous reproche d’avoir peint les cadavres de cette célèbre morgue sans y être jamais allé ! « Voilà ce que c’est, dit-on, que de vouloir peindre des morgues artificielles… Privé de la réalité, M. Albalat a coloré avec soin et en vain une petite image d’Epinal à compartiments étanches. »‌

Le malheur, c’est que ma description a été faite — mes amis le savent — sous la dictée et d’après les détails exacts d’un bon observateur qui arrivait du mont Saint-Bernard, bouleversé par ce spectacle. De sorte que, si je n’y suis pas « allé » moi-même, quelqu’un y est « allé » pour moi et que je n’ai pas été le moins du monde « privé de la réalité », comme le prétend M. de Gourmont, qui, entre parenthèses, ne trouve ma description si mauvaise que parce qu’il la croit imaginée. Il m’a supposé capable d’offrir pour modèle à ceux qui veulent faire de la vie une peinture inventée par moi de toutes pièces ! Ce sceptique a parfois de ces naïvetés. Mais, cette fois, la leçon qu’il veut me donner se retourne contre lui.‌

VIII §

Bernardin de Saint-Pierre exécuté, — Les crititiques récusés. — Le cas de Fénelon, — Un défenseur grincheux de Fénelon. — Un mot de Louis Veuillot. — Les œuvres banales peuvent-elles réussir ? — D’accord avec Bossuet. — Télémaque et M. E. Faguet.‌

Nous ne rappellerons que pour mémoire certaines opinions fantaisistes sur lesquelles il est inutile d’insister. C’est ainsi qu’on voudrait faire passer pour un sot doux Bernardin de Saint-Pierre, qui fut un peintre de grand talent. L’auteur des Etudes et des Harmonies a peut-être dit beaucoup de sottises, et nous ne les défendrons pas ; mais on avouera qu’il faut être un sot d’une rare espèce pour écrire Paul et Virginie que Flaubert avouait ne pouvoir lire sans fondre en larmes et que Maupassant déclarait un chef-d’œuvre, invincible témoignage de deux auteurs peu suspects qui tranche décidément la question. Rassurons-nous, d’ailleurs ; ces ironies n’obscurciront pas plus la renommée de Bernardin qu’elles ne diminueront Homère. Il faut en prendre son parti : l’auteur de Paul et Virginie est un grand peintre. C’est le prédécesseur, sinon le maître, de Chateaubriand, qui le lisait sans cesse. « Chateaubriand, avons-nous dit, s’est formé par l’assimilation de Bernardin de Saint-Pierre, en étendant, en repétrissant, en poussant la description de Paul et Virginie des Etudes et des Voyages. Cette filiation est reconnue par tous les critiques » — « Tous les critiques, réplique-t-on, cela veut dire un critique copié par un autre. » J’admire ce dédain, M. de Gourmont pense-t-il qu’une opinion soit moins bonne parce que des gens compétents la partagent, et qu’on a plus de chance d’avoir raison lorsqu’on n’est d’accord avec personne ? L’unanimité ne prouve rien, c’est possible ; mais la singularité non plus ne prouve pas grand chose. Seul, on peut n’avoir pas tort ; on peut également avoir raison quand on est plusieurs. Il est toujours facile de contredire, et c’est vraiment abuser du paradoxe que de suspecter la sincérité d’un critique sous prétexte qu’il pense ce que pensent d’autres critiques. Pour mon compte, mon opinion sur Bernardin est bien mienne. J’ai lu de près ce que ce prosateur a laissé d’excellent, et je m’offre à prouver quand on voudra qu’il y a dans Bernardin tout le vocabulaire descriptif de Chateaubriand, non pas même sa langue, mais son style, ses plus belles épithètes, ses procédés de peinture écrite, ce qui ne m’empêche pas de distinguer aussi bien qu’un autre en quoi ces deux écrivains diffèrent et combien Chateaubriand dépasse son modèle par le génie de son style et la supériorité de ses images. « Il ne faut, dit M. de Gourmont, s’en laisser imposer ni par l’unanimité ni par la singularité. » Je suis de cet avis, et c’est pourquoi, m’étant fait une opinion personnelle, M. de Gourmont ne trouvera pas mauvais que sa « singularité » ne m’en « impose pas ».‌

Il ne me persuadera point surtout que j’aie tort par cela seul que tout le monde me donne raison.‌

Les pages les plus amusantes de ce singulier chicaneur sont celles où il entreprend la réhabilitation de Télémaque. Le lecteur ne nous pardonnerait pas de rouvrir ce débat, Je crois avoir suffisamment réfuté ces objections dans mon dernier volume le Travail du style, et j’avoue qu’il y a peu de choses qui m’aient donné autant de plaisir à écrire. Je pourrais y ajouter d’autres raisons, mais cela n’irait pas sans ennui pour le lecteur, et je ne veux fatiguer ni mes contradicteurs, ni ceux qui ont le droit de compter sur des considérations plus utiles. Historique ou littéraire, je ne pense pas avoir laissé, sur ce sujet, une seule affirmation de nos adversaires sans réponse, et je suis persuadé que les conclusions que nous avons dégagées resteront acquises. De bons juges me rassurent à cet égard :‌

« Il faut bien le reconnaître, dit aimablement M. Charles Ballot, M. Albalat, en ce qui concerne Fénelon, a cette fois le dernier mot, car, s’il est exact, comme l’a dit M. de Gourmont, que Télémaque fut une réaction salutaire contre la carnavalesque antiquité des romans galants de la Fronde, et si l’on ne peut nier que plus tard l’archevêque de Cambrai fit ses preuves d’écrivain, par contre, les corrections de son manuscrit trahissent une recherche vraiment dépravée des lieux communs les plus stériles et des plus pitoyables fleurs de rhétorique.26 »‌

Vaincu par l’évidence, M. de Gourmont lui-même finit par écrire ceci : « Fénelon serait plus grand écrivain, s’il avait osé davantage. Il a trop souvent renvoyé les images nouvelles qui venaient à lui, pour faire accueil à de vieilles connaissances ». C’est tout ce que nous soutenons, et ce n’était pas la peine de tant nous contredire.‌

En revanche, il s’est encore trouvé deux ou trois apologistes impénitents de Fénelon, qui ont eu le courage de prendre la défense intégrale de Télémaque, un certain M. Dumont, entre autres, a publié contre moi un long article vaticinatoire et violent, qui prouve que son auteur non seulement manque de courtoisie, mais ne comprend pas grand’chose à la littérature et au style27. Il commence par déclarer que j’ai « bravement crié, comme le personnage de La Fontaine, et ce n’était pas le lion » (c’était l’âne).‌

Voilà le ton que prennent ces messieurs, quand ils daignent répondre, non pas même à ceux qui les attaquent personnellement, mais à ceux qui osent discuter certains auteurs du dix-septième siècle. On leur pardonnerait ces boutades de mauvais goût, s’ils étaient bons critiques : le talent excuse tout ; mais il suffit de les lire pour voir qu’ils sont sans excuse.‌

Un homme qui s’exprime de la sorte ne fait évidemment ni concession ni réserves. Fénelon est donc, d’après lui, un grand écrivain, et la prose de Télémaque est sans restriction admirable. Que Fénelon soit parfait écrivain dans beaucoup de ses ouvrages, c’est une chose que nous avons reconnue nous-même. Quant au style de Télémaque, nous croyons en avoir surabondamment montré la banalité, par le témoignage même de ses corrections manuscrites.‌

On a protesté contre cette audace, et voici comme on s’y prend pour nous réfuter. Les corrections manuscrites de Télémaque que je trouve banales, on les juge excellentes. On prétend que je ne prouve rien quand j’affirme que ces corrections sont mauvaises, et on s’imagine prouver quelque chose quand on affirme qu’elles sont bonnes. Si Fénelon, par simple désir d’orner son style, ajoute délibérément une expression banale ou une épithète insignifiante, on nous affirme qu’il a eu ses raisons.‌

En disant par exemple : « Ce vieillard noble et majestueux, son teint frais et vermeil, … sa démarche douce et légère, les prés fleuris, ses fougueux désirs, la sombre demeure de Pluton, … les mains glacées de la mort », etc., Fénelon aurait expressément voulu signifier ceci : Ce vieillard était noble et majestueux et non pas sordide et vulgaire ; ce teint était frais et vermeil, et non pas fané et pâle ; la demeure de Pluton est sombre, et non pas claire ; sa démarche est douce et légère, et non pas insolente et lourde, Quand il dit : « Ce secret s’échappa du fond de son cœur », ce serait pour donner plus de force que s’il eût dit : « Ce secret s’échappa de son cœur », Quand il remplace « troupeaux » par « tendres agneaux », c’est pour mieux accentuer l’innocence des victimes ; quand il dit : « Comme un serpent sous les fleurs », c’est pour peindre l’astuce et le danger, et lorsqu’il répète six fois par page (voir nos citations) le mot doux, c’est probablement encore pour souligner l’idée de douceur.‌

Voilà la méthode. On peut ainsi justifier tous les clichés et tous les styles. Il est évident, en effet, que les pires auteurs ont toujours l’intention de signifier quelque chose, quand ils ajoutent une épithète qui ne signifie rien, et il est non moins évident que même les mots qui ne signifient rien signifient au fond toujours quelque chose. On arriverait, avec cette explication, à trouver que d’Arlincourt lui-même n’écrivait point mal. Voilà ce qu’on appelle « mettre à néant mes critiques ». Cela prouve tout au plus que nous n’avons ni le même cerveau ni la même conception du style. Vous opposez votre goût au mien. Vous voyez noir où je vois blanc. On peut nous renvoyer dos à dos, et tout article est inutile.

Après cela, est-il besoin d’ajouter que ces messieurs ne sont pas partisans des ratures ? On cite même victorieusement, à ce propos, ces lignes de Louis Veuillot : « La page raturée, refaite, recopiée, est la bonne ; la page tracée d’un seul jet, sans point ni virgule, sans rature, est l’excellente. » Ceci est peut-être vrai d’un article de journal, où l’excès du travail risque parfois d’atténuer la force d’un premier jet ; mais Louis Veuillot connaissait bien la valeur de la retouche et l’importance du travail, lui qui écrivait aussi ces lignes, que je recommande également à mes adversaires bruxellois :

« Aujourd’hui, on est écrivain pour vivre. Il ne s’agit plus de réfléchir, de méditer, de corriger. La littérature périra par la facilité de produire sans labeur. Le plaisir d’écrire est perdu. Le plaisir d’écrire, c’était de vivre avec une pensée, de la mûrir, de la vêtir, de la faire forte et belle … Autrefois, on faisait un livre comme on élève un enfant, avec diligence, avec patience28. » Quoi qu’on dise, Louis Veuillot n’eût donc pas désapprouvé une méthode comme la nôtre, qui enseigne, comme il en exprimait le désir, à méditer, à corriger, à produire avec labeur, avec diligence, avec patience. ‌

Revenons à Télémaque. ‌

Nous avons dit que, si ce livre obtint du succès au dix-huitième siècle, ce fut précisément à cause de ses défauts. « La banalité, ajoutions-nous, est toujours applaudie. » Mais voici qu’on nous conteste qu’un ouvrage banal ait jamais eu de succès. « Tout de bon, nous dit-on, on croit rêver en lisant des choses pareilles. Ainsi donc les Provinciales, les tragédies de Racine, les Sermons de Bourdaloue sont des œuvres banales et vantées surtout par leurs défauts. On ne trouve rien à répondre, et la plume vous tombe des mains. » Ce dédain voudrait avoir grand air ; il n’est que puéril. Nous n’avons jamais prétendu que des chefs-d’œuvre comme les Provinciales, Sermons ou Tragédies n’ont pas eu de succès ; nous disons simplement que « la banalité est toujours applaudie ». Qu’on ne nous fasse pas dire autre chose, nous n’avons dit que cela. Qu’importe ! on nous montre le poing. « Non, affirme-t-on en propres termes, quoi qu’en pense notre critique, les œuvres banales n’ont pas de succès. » Il faut ignorer bien des choses ou être plus distrait que Ménalque, pour mettre en doute une vérité si authentique, qui est tout simplement un fait d’histoire. Après l’énorme succès des Bergeries, au commencement du dix-septième siècle, après la vogue de l’Astrée, quelles sont les œuvres qui furent le plus lues et dont la popularité exaspérait Boileau ? Le Polexandre, de Gomberville, la Clélie et le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry, le Pharamond et la Cléopâtre de la Calprenède. L’engouement était tel, qu’on en tirait des pièces. Au dix-huitième siècle, Pradon fut porté aux nues, et Campistron plaisait autant que Racine. Au siècle dernier, d’Arlincourt eut une telle réputation, que la mode féminine lui empruntait le titre de ses œuvres, et, de nos jours, la vogue de M. Georges Ohnet demeure encore légendaire. On multiplierait les exemples, et la liste serait longue de toutes les œuvres banales qui ont réussi. Qu’un critique ne sache rien de tout cela, c’est ce qui me confond, et j’avoue, en effet, « qu’on croit rêver en lisant de pareilles choses » et que « la plume vous tombe des mains ».‌

Tout en reconnaissant le succès de Télémaque, nous faisions cependant remarquer que « ce triomphe n’alla pas sans protestations », et que « les plus célèbres sont celles de Gueudeville et de Faydit ». — « Quant aux protestations de Gueudeville, M. Albalat avoue qu’elles sont insignifiantes et que celles de Faydit sont plus oubliées encore. Donc, forcément, les célèbres protestations sont insignifiantes, comme vous trouvez si judicieusement, sans remarquer toutefois la contradiction des deux adjectifs. »‌

J’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois point là de contradiction. Quoi de plus naturel que certaines protestations aient été appréciées et célèbres à une certaine époque, et qu’elles nous paraissent aujourd’hui oubliées et insignifiantes ?

Ces messieurs ont le droit de faire bon marché de nos opinions, bien qu’il ne soit pas en leur pouvoir d’en déprécier la valeur ; mais il faut voir comme ils sont penauds d’entendre Bossuet lui-même appeler le style de Télémaque « plat, efféminé, poétique et outré dans les peintures ». On nous déclare ne pas comprendre que « si ce style est outré dans les peintures, il soit aussi incolore, et que, s’il est poétique, il puisse être en même temps plat ». Il n’est pas besoin cependant d’être grand clerc pour voir qu’en voulant outrer l’éclat on n’atteint souvent que la pâleur, qu’on est incolore pour vouloir être coloré et qu’on rencontre la platitude quand on recherche le style poétique, c’est-à-dire, comme l’entend ici Bossuet, quand on écrit une prose qui singe la poésie. D’Arlincourt, par exemple, a visiblement outré le ton et la couleur poétique de Chateaubriand. Quoi de plus banal cependant, de plus plat, de plus incolore que la prose de d’Arlincourt ? Il y a décidément beaucoup de choses que ce monsieur ne comprend pas.‌

« Ce jugement de Bossuet, dit-il, est inacceptable. » On peut le déclarer inacceptable tant qu’on voudra ; on n’empêchera jamais de bons critiques de le trouver parfaitement acceptable. Mais on préfère attribuer cette opinion à la rancune de Bossuet. « Le grand évêque, dit-on, a saisi l’occasion de faire expier à son illustre collègue la très éloquente Réponse à la Relation de M. de Meaux. » Ceci est une calomnie gratuite contre Bossuet. Pour juger ainsi Télémaque, Bossuet n’avait pas besoin d’être injuste : il lui suffisait d’avoir du goût. Sa façon seule d’écrire expliquerait cette répulsion. Un tel magicien de la prose eût-il supporté la fadeur de Télémaque ? A cette époque, l’évêque de Meaux n’avait, d’ailleurs, plus de raisons d’en vouloir à Fénelon, Quand Télémaque parut, les Maximes des saints étaient déjà condamnées à Rome. Pourquoi Bossuet eût-il nié le mérite d’un ouvrage indifférent comme Télémaque, lui qui, en pleine polémique du Quiétisme, disait impartialement de Fénelon : « Il brille d’esprit, il est tout esprit, il en a plus que moi. » L’accusation ne tient pas debout.‌

On nous raille, parce que nous avons dit que Fénelon était « un écrivain agréable, correct et incurablement banal…, qui a voulu mettre dans son style trop de bon goût, de discrétion, d’élégance fleurie ». On nous demande encore comment « le bon goût et l’élégance peuvent caractériser un ouvrage incurablement banal ». Il est pourtant très compréhensible que, pour vouloir être trop élégant, trop fleuri, trop de bon goût, on n’arrive parfois qu’à être banal. Mais cela passe l’entendement de nos contradicteurs.‌

Pour finir de réhabiliter Télémaque, on prétend que Fénelon a écrit comme on écrivait de son temps. « En prose et en vers, dit-on, les écrivains du dix-septième siècle évitaient soigneusement l’éclat, la violence, tout excès d’imagination. » Ceci est peut-être vrai en général, et encore pourrait-on discuter ; mais la preuve que tous les écrivains de son époque n’écrivaient pas comme Fénelon, c’est qu’il y a eu des gens comme Bossuet, qui incarne précisément la violence, l’éclat, l’imagination, qui ne recule devant aucune audace, crée son style et donne à sa langue l’originalité de la Bible et des meilleurs Pères de l’Eglise. Il y avait aussi, du temps de Fénelon, des prosateurs comme Pascal. Celui-là employait une langue qui n’appartient qu’à lui et écrivait avec la seule force de l’idée toute nue. Si Fénelon n’a pas écrit comme eux, c’est tout simplement parce qu’il n’était, comme on l’a dit, qu’un écrivain de second ordre. On me persifle, parce que je trouve Télémaque « une pâle imitation des Anciens », et on affecte de croire que je suis seul de cet avis. « On doit croire naturellement M. Albalat sur parole. Magister dixit. » (Que Télémaque soit une pâle imitation des Anciens, il faut être à peu près aveugle pour ne point le voir, et la preuve que je ne suis pas seul de cet avis, c’est que j’ai cité l’opinion toute semblable de MM. Brunetière, Genay, l’helléniste Egger, etc.)‌

A bout d’arguments, on finit par m’accuser de n’avoir pas lu Télémaque, et on se demande même si j’ai lu les Dialogues sur l’éloquence. Ce procédé de discussion est toujours commode. Je le donne pour ce qu’il vaut. On jugera qui fait ici le magister.‌

Mes opinions n’embarrassent pas mes adversaires. Celles de M. Emile Faguet, on le comprend, les gênent un peu plus. M. Faguet, que nous avons cité, dit, en effet, que « l’expression chez Fénelon est brillante, fleurie, sans relief et un peu redondante, mais agréable et de ton frais ». Toujours perplexe et ne parvenant pas, dit-il, à comprendre comment une expression peut être à la fois redondante (outrée) et agréable, fleurie et sans relief, M. Dumont se retourne contre nous et nous accuse d’avoir fait dire à M. Faguet plus qu’il n’a dit ; il prétend que rien dans le langage de M. Faguet « n’indique qu’il a voulu dénoncer la banalité de Télémaque et il nous reproche de n’avoir pas cité tout le texte de M. Faguet.‌

C’est juste ; nous aurions dû compléter nos extraits et faire bonne mesure. Nous avons oublié de dire, par exemple, que M. Faguet blâme surtout les descriptions de Télémaque, qui, dit-il, sont trop générales », parce que Fénelon a « insuffisamment le sentiment de ce qui est caractéristique dans la nature ». M. Faguet cite, entre autres, la fameuse description de l’Egypte : « C’est, dit-il, l’Egypte ou la Touraine. Une plaine quelconque… Et il ajoute : « L’originalité, la forte empreinte d’un génie vigoureux manque à Fénelon. Son expression n’est point de source, ni sont tour d’allure personnelle. On ne peut pas dire : le style de Fénelon… Ses qualités sont de second ordre. » Pas de relief, pas d’originalité, pas de tour personnel, pas de style personnel, descriptions trop générales, aucun sentiment caractérisé de la nature… Talent de second ordre… Voilà ce que dit M. Faguet. Et tout récemment encore, M. Faguet concluait ceci : « Fénelon avait pour idéal le style uni, très simple, le style de tout le monde, ou, du moins, le style de la bonne compagnie, et il en résulte qu’en se corrigeant il tend au banal, à la phrase toute faite, et il y parvient… M. Albalat a raison : Fénelon aspire au banal, à la phrase toute faite. Il n’est satisfait que lorsqu’il l’a atteinte…29 » Plus crûment, avons-nous dit autre chose, et peut-on, en termes plus polis, mieux dénoncer la banalité de Télémaque ?‌

Pour la question des qui et des que, je me suis expliqué là-dessus, et on n’a qu’à lire certains chapitres du présent volume. On peut également relire dans notre Art d’écrire, à propos de l’emploi des qui et des que par les grands auteurs, une partie des constatations qu’on m’oppose naïvement. Pour les répétitions de mots, par exemple, on m’objecte triomphalement un passage de Pascal, qui les autorise quand la clarté l’exige. Or, ce passage, je l’ai précisément cité moi-même dans l’Art d’écrire, pour établir qu’il ne faut pas pousser les choses trop loin et qu’on ne doit jamais reculer devant certaines répétitions. C’est ce qu’on appelle enfoncer les portes ouvertes.‌

Mais en voilà assez sur la critique de la Revue belge. Nous ne l’avons prise un instant au sérieux que parce qu’elle nous a fourni l’occasion de dégager quelques leçons complémentaires sur l’art d’écrire.‌

IX §

L’acharnement de M. de Gourmont. — Reproches risibles. — Négation du travail. — Accusations fausses. — Objections sur Bossuet et sur Pascal. — Opinion de Vinet, — Faussetés manifestes. — Respectons Stendhal. — Encore le travail. — Les aveux de M. de Gourmont.‌

M. de Gourmont ne s’est pas contenté de nous combattre dans deux de ses volumes : la Culture des idées et le Problème du style. Un troisième article, publié par lui dans le Mercure30, vise plus particulièrement notre dernier livre : le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Cet acharnement n’est pas pour nous déplaire. Le succès de nos livres, les encouragements qui nous sont venus de tous côtés, les approbations nombreuses que nous ont données professeurs, écrivains et artistes, adouciraient au besoin notre amertume, si l’on pouvait en avoir contre un adversaire qui vous sort si publiquement de l’obscurité. La pire destinée d’une œuvre est de tomber dans l’oubli. L’insistance de la critique est toujours flatteuse. Prendre tant de peine pour prouver qu’un ouvrage est mauvais, c’est presque laisser croire qu’il peut n’être pas tout à fait médiocre. Il existe bien une vingtaine de Cours de rhétorique et de Manuels de style. Ces messieurs ne leur ont jamais accordé la moindre attention. Je tire de ce fait quelque petite conséquence et ne suis pas fâché le moins du monde de l’exceptionnelle hostilité qu’on me témoigne. Non seulement l’épreuve qu’on m’inflige ne m’est pas désagréable, mais je souhaite qu’elle dure et je ne suis pas prêt, quoi qu’on dise, à demander grâce.‌

La vérité, c’est que notre infatigable contradicteur est hanté par l’idée de l’enseignement du style. Cette idée l’attire, le fascine. Il me blâme d’être un professeur affirmatif ; il est bien, lui aussi, un professeur, mais un professeur négatif. J’enseigne qu’on peut apprendre à écrire ; il enseigne qu’on ne le peut pas. Nous faisons donc bien tous les deux de la rhétorique ; et, il a beau dire, il dogmatise autant que nous ; seulement, il dogmatise à rebours.

Donc, ce brave sceptique n’a pu se résoudre à laisser passer mon troisième volume sans venir encore une fois discuter, ergoter, distinguer, fureter, trier, éplucher, déchiqueter. Paradoxes, malignités, railleries, équivoques disputes, affirmations hasardées, il rouvre à nouveau son arsenal de casuiste épris de contradictions. Mais cette fois me voilà tranquille. Il n’y a presque plus rien de moi dans mon livre. C’est par les exemples de corrections manuscrites des grands écrivains que nous avons prouvé la nécessité du travail littéraire, En vain contestera-t-on cette nécessité, les ratures sont là, chacun peut les lire, abondantes, variées, décisives, et il n’est pas une objection qui n’y trouve son démenti. Aussi, faut-il voir comme on se démène, les absurdités qu’on me prête, les ignorances dont on m’accuse, les sophismes qu’on m’attribue, les méconnaissances qu’on me reproche ! C’est que la besogne est rude, et il n’est pas bien commode à un critique de railler le travail, quand tous les grands écrivains l’ont pris au sérieux. Ne nous attardons pas à réfuter ce délire. Quelques détails suffiront à nous égayer.

La thèse est simple. On nous fait dire gratuitement et textuellement ceci : « Voulez-vous devenir sinon un grand, du moins un bon écrivain ? Raturez. » Nous enseignons « l’art d’avoir un beau style ». Nous faisons « de la callipédie » ! C’est toujours la même ruse, bien reconnaissable, quoique éventée déjà. Ce que nous soutenons, ce que nous répétons dans notre dernier livre peut ainsi se résumer ; « Il est matériellement démontré que tous les grands écrivains ont travaillé ; il faut donc travailler comme tous les grands écrivains, car pourquoi serions-nous plus difficiles, et de quel droit nous croirions-nous plus de talent ? » En d’autres termes, nous enseignons l’art de travailler. Il y a quelque différence entre ce dessein pratique et les sottises qu’on nous prête. Ce qu’on voudrait faire croire au public, c’est que nous avons dit qu’il suffisait de raturer pour avoir du talent. De sorte qu’un imbécile n’aurait qu’à corriger pour devenir bon écrivain. La réfutation de nos adversaires roule toute sur cette équivoque31.‌

Et savez-vous pourquoi, d’après ces messieurs, le travail du style ne prouve rien ? « C’est parce qu’il y a un nombre égal d’auteurs notoirement médiocres qui ont raturé et dont nous voyons la médiocrité obtenue exactement par les mêmes procédés que la perfection. » A ce compte, on ne doit plus conseiller d’être original, parce qu’à vouloir être original on risque de devenir excentrique ; on ne doit plus dire à ceux qui marchent mal : « Tenez-vous droit », parce que, quelques-uns, pour se tenir droit, se tiennent raides ; on ne doit plus recommander aux peintres, aux sculpteurs, aux romanciers de se recueillir, de méditer, d’observer, parce qu’il y en a qui, après s’être recueilli, après avoir médité, après avoir observé, n’ont produit que de médiocres œuvres. Bref, toute espèce de conseil devient inutile, et nous pataugeons dans l’absurde.

Nous avons tort de conseiller à chacun de raturer son style, parce que, dit-on, « c’est réduire toutes les natures à un type unique : l’élève. Et cet élève n’existe pas », Mais c’est justement parce que cet élève n’existe pas que nous nous adressons, non pas à un élève, mais à tous les élèves, et c’est parce qu’aucun n’est pareil, que nous leur donnons à tous le même conseil. Et la preuve que nous n’avons pas tort, c’est que tous les grands écrivains ont fait de même, bien qu’aucun ne se ressemble, Boileau, La Fontaine, Montesquieu, Chateaubriand ou Flaubert. Mais ouvre-t-on les yeux à qui veut rester aveugle ? Chacun sait, aussi bien que nous, que tous les bons auteurs travaillent, et il serait difficile de nous démentir. Seulement, chaque fois que nous en citons un, on le récuse, celui-là ne compte pas. Chateaubriand, par exemple, c’est acquis, ne pouvait écrire qu’en se raturant. Qu’à cela ne tienne, « Chateaubriand n’est pas un exemple, c’est un caractère : il est unique. » Et M. de Gourmont ajoute : « Et uniques sont également les autres modèles que M. Albalat soumet à notre vigilance », Or, comme nous avons prouvé, manuscrit en mains, que tous les écrivains à peu près ont pratiqué cette méthode, depuis Malherbe jusqu’à Flaubert, il s’ensuit qu’on appelle uniques la majorité des exemples et qu’on traite d’exception ce qui est la règle générale.

Ne pouvant nier les ratures, notre critique les suspecte. Il m’accuse d’avoir « arbitrairement choisi, dans des séries de manuscrits, les pages les plus chargées de corrections, le plus souvent recopiées et refondues ». Plaisant reproche ! Quand on cherche de nombreux exemples, est-il surprenant que l’on choisisse les pages ou ils abondent ? Eût-on voulu que j’en trouve là où il n’y en avait point ? Ce qui est inexact surtout, c’est que j’aie choisi « arbitrairement ». Pour Pascal, entre autres, j’ai donné toutes les ratures que je connaissais ; pour Hugo et Flaubert, je n’avais que l’embarras du choix ; de même pour Buffon, et quant à Bossuet, qui me vaut le plus de reproches, j’ai pris au hasard, de préférence là où j’ai pu lire, ce qui n’est pas toujours facile. Presque toutes les pages des trois énormes manuscrits des Sermons étant noires de ratures, la difficulté de les déchiffrer m’a souvent fait abandonner d’intéressantes citations.‌

Enfin, il est singulier qu’on me reproche d’avoir publié des passages refondus et recopiés, quand mon but était précisément de donner des recopies ou des refontes.‌

On prétend que nous confondons les corrections de mots avec les corrections d’idées, et pour montrer que je n’ai vu partout que des corrections de mots, on se met à voir partout des corrections d’idées. Ici l’équivoque est insoluble. Notre contradicteur le sait bien ; la forme modifie le fond et le fond modifie la forme ; il faut des mots pour corriger les idées, et il faut des idées pour corriger les mots. C’est une même chose, et M. de Gourmont lui-même me loue de n’avoir point distingué. Que faire alors ? Nous n’en sortirons pas.‌

À la rigueur, ces bons critiques passeraient condamnation sur nos exemples, mais encore les veulent-ils de leur goût et ne les avouent-ils que s’ils ne signifient rien, ou tout autre chose que ce que nous avons voulu qu’ils signifient. Il faut cependant que notre recueil de refontes et de ratures soit de quelque poids, puisque, devant cette quantité de manuscrits d’écrivains illustres, on finit par déclarer qu’« après tout je lui semble presque raisonnable ». Si M. de Gourmont me trouve presque raisonnable, je dois avoir quelque chance à l’être tout à fait.‌

Mais cela ne nous sauve point, paraît-il, d’avoir été ridicule. Ainsi j’ai égayé mes adversaires pour avoir dit que « les refontes de Bossuet sont faites avec beaucoup de tact ». Je veux bien que ce soit une naïveté. Mais pouvais-je exprimer plus simplement cette idée que Bossuet ne refond pas brutalement, et qu’il met beaucoup d’attention à conserver, à réserver et à choisir, contrairement à certains auteurs dont nous montrons le labeur un peu grossier ? « Bossuet, ai-je dit encore, transitionne avec beaucoup d’adresse. » — Voilà, s’écrie-t-on, le style avec lequel en nous enseigne le style ! » Et voilà, dirons-nous à notre tour, la largeur d’esprit de M. de Gourmont. Un néologisme lui suffit à juger un livre ! Et c’est lui qui me traite de pédagogue ! Croit-il qu’il me serait difficile de découvrir chez lui un mot douteux, une expression hâtive ? Je ne me donnerai pas ce plaisir ; encore moins en triompherai-je. Ces petitesses ne me tentent point.‌

Dépité d’entendre dire que Bossuet raturait son style, notre éplucheur affirme que je me suis mépris sur ses corrections. «  Là, dit-il, où M. Albalat voit des intentions de poète, Bossuet n’avait que des intentions de théologien. » Il est très vrai que le souci d’exactitude théologique explique certaines ratures de Bossuet ; j’accorderais même, si l’on y tient, qu’aucune de mes citations n’est probante. Mais, comme presque toutes les pages des trois énormes manuscrits de Bossuet sont noires de ratures, et, remarquons-le bien, quel que soit le sujet, dogmes, descriptions, paraphrases, récits ou prières, il serait cependant un peu fort de prétendre que, constamment et partout, Bossuet a obéi, non à des scrupules d’écrivain, mais à des scrupules de théologien, là même où il n’est pas le moins du monde question de théologie. Ouvrez ses manuscrits. A chaque instant Bossuet choisit ou rejette des mots qui n’ont rien de commun avec le dogme. De sorte que je pouvais presque me dispenser de citer des exemples : cette constatation eût suffi à me donner raison et à prouver que Bossuet corrigeait la plupart du temps, non en théologien, mais en écrivain et en poète.‌

Pareillement pour Pascal. Il est très possible que le besoin d’exactitude ait poussé Pascal à travailler plus particulièrement la langue théologique des Provinciales ; mais c’est dans les Pensées que nous avons choisi nos corrections, et nous en avons donné qui sont poussées jusqu’à cinq rédactions essentiellement littéraires. « M. Albalat croit tout le temps que Pascal joue avec les mots, que sa pensée dépend des mots et qu’un nouveau degré de condensation en augmenterait beaucoup la valeur. L’illusion est naturelle à un esprit nourri de rhétorique classique. » Je ne crois pas seulement que Pascal joue avec les mots ; je crois qu’il joue aussi (dans le meilleur sens) avec sa pensée ; je crois qu’il la change, qu’il la pousse, qu’il la renforce ; et, comme il lui faut des mots pour exprimer ce qu’il sent, je crois, en effet, que sa pensée dépend souvent des mots, mais je crois aussi que ses mots dépendent également de sa pensée et qu’il trouve d’admirables mots par la seule force de sa pensée. Je ne sépare pas le fond de la forme. Et, au surplus, si je suis, en effet, sincèrement persuadé, comme on m’en accuse, que le « degré de condensation augmente beaucoup la valeur du style », c’est Pascal lui-même qui m’offre la preuve de cette théorie, notamment dans le morceau dont j’ai reproduit cinq rédactions de plus en plus condensées. Cette « illusion naturelle à un esprit nourri de rhétorique », notre critique avoue, d’ailleurs, « qu’il la partage jusqu’à un certain point ». Alors pourquoi tant protester ?‌

On nous blâme enfin d’avoir décomposé le style de Pascal ; on nous reproche de « dénombrer ses antithèses, de les ranger sur du papier glacé ainsi que des pierres précieuses ». C’était pourtant la meilleure façon de bien montrer que l’antithèse était le procédé instinctif de Pascal, sa méthode d’esprit, sa façon habituelle de penser. « Mais, dit-on, le vrai Pascal émet une telle lumière que l’antithèse y est noyée, invisible. » Oui et non. L’antithèse est chez lui à la fois très visible et parfaitement assimilée, « Pascal, avons-nous dit, a écrit sans littérature avec l’idée toute nue, raccourcie, souple, violente. L’antithèse fait la vigueur de ses Pensées. Elle y est toujours à l’état latent… L’antithèse y domine… Quand elle ne fait pas saillie, elle est toujours mêlée au sang et à la chair de ce style… La plupart du temps latente et sourde. » Les exemples de ses corrections, que nous donnons dans le Travail du Style, p. 133, prouvent que Pascal cherchait les antithèses et les voulait, non seulement dans l’idée, mais dans les mots, sans qu’il y eût pour cela dans sa recherche ni parti pris ni métier. C’était sa tournure d’esprit ; il pensait par antithèses.‌

J’ai dit que les siennes sont « célèbres » ; qu’elles sont « le procédé perpétuel de son style et qu’il n’écrit que par antithèses ». C’est d’une telle évidence, et ses antithèses sont si peu « noyées », si peu « invisibles », que la plupart des critiques ont pris plaisir à les signaler. Le très perspicace Vinel, qui a parlé si hautement et si profondément de Pascal, est très frappé de ce fait : l’antithèse, dit-il « est la figure tout intellectuelle que Pascal emploie de prédilection, si ce n’est même exclusivement, Et l’un de mes auditeurs me faisait observer, l’autre jour, que les antithèses, chez Pascal, se redoublent et s’entrecroisent, opposant plusieurs mots à plusieurs mots, la phrase à la phrase, et souvent une série à la série inverse, avec la plus attentive exactitude. Vous en avez des exemples dans le morceau que je viens de vous lire ; ou plutôt tout ce morceau en est composé. D’un côté, les vénérateurs d’un saint mystère, et de ceux qui l’honorent par des communions saintes ; ici, un si pur et si admirable sacrifice, là des pécheurs envieillis, tout sortant de leur infamie ; une victime toute sainte et un Dieu de sainteté ; des mains souillées et des bouches toutes souillées…‌

« On a tant dit de mal de l’antithèse, qu’on nous a dispensés d’en dire, Pascal en a médit plus spirituellement que personne, lorsqu’il a comparé « ceux qui « font des antithèses en forçant les mots » à ceux qui font de fausses fenêtres pour « la symétrie ». Mais Pascal ne force pas les mots et même ce n’est pas proprement les mots qu’il oppose aux mots, mais les idées aux idées… L’antithèse entre, les mains de Pascal n’est pas un jouet ! C’est une arme. C’est une épée à deux tranchants32. »‌

Ces lignes suffisent, je crois, à clore la discussion. Mais on n’en finit jamais avec M. de Gourmont. Après les classiques, venons aux modernes.‌

Un des procédés habituels de notre polémiste, nous l’avons dit, consiste à nous prêter des opinions qui ne sont pas les nôtres, pour se donner le plaisir de les réfuter. « La bête noire de M. Albalat, dit-il, ce n’est pas Gautier, c’est Stendhal. Pour celui-là il est tout mépris. Il le prend par la peau du cou, comme un chat méchant, et le jette par la fenêtre. Il manifeste pour Stendhal une douce pitié. » Autant de mots, autant de faussetés. Ce n’est ni du mépris ni de la pitié que nous avons manifesté pour Stendhal : c’est une sincère admiration, Voici textuellement ce que nous disons de lui, dans le livre critiqué par M. de Gourmont : « Qu’on ne nous accuse pas de méconnaître Stendhal. Le Rouge et le Noir est une œuvre impérissable. Peu de livres sont plus passionnants. Sa valeur ne perd rien à n’être pas dans le style. Elle est tout entière dans l’analyse détaillée, dans le démontage, ressort par ressort, des passions humaines. Il a exposé les contradictoires et infinis rouages qui constituent un état d’âme. Son génie consiste à avoir compris l’importance du fait… C’est en ce sens qu’il a été vraiment chef d’école… initiateur d’une analyse qui a renouvelé le roman français… Il a influencé tous les grands écrivains de son époque, Taine, Mérimée, Balzac, Flaubert, Bourget, Chuquet, Erekmann-Chatrian… Il a créé Tolstoï… Taine a appelé Stendhal le plus grand psychologue du siècle. Le mot restera et suffit à la gloire d’un homme. »‌

Voilà comment Stendhal est notre bête noire33 ; voilà notre mépris et notre pitié, et c’est ce qu’on appelle « prendre quelqu’un par la peau du cou et le jeter par la fenêtre », Nous avons, au contraire, on le voit, loué précisément ce qui, de l’avis de tous, caractérise le talent et l’originalité de Stendhal. Nous ajoutions, il est vrai, et c’est ce qu’on ne nous pardonne pas, que Stendhal est, en général, mauvais écrivain. Cette opinion peut paraître ridicule à certaines gens ; mais elle est partagée par des personnes qui ne sont pas ridicules et qui en valent d’autres. Victor Hugo ne considérait pas Stendhal comme un écrivain. Sainte-Beuve a très bien indiqué ce qui lui manquait. Balzac déclarait que son côté faible était le style. George Sand estimait qu’il écrivait mal. Son style indignait Flaubert. Il n’écrit pas, il rédige, dit M. Faguet. Ce n’est pas un écrivain, c’est un écriveur, dit M. Chuquet. Enfin, Mérimée lui-même ne prenait pas au sérieux Stendhal prosateur.

Mais notre crime n’est pas de penser que Stendhal écrivait mal, c’est de l’avoir prouvé, de l’avoir fait toucher du doigt. Voilà l’irrévérence inexpiable. Nous avions cité au hasard des pages de Stendhal, criblées de répétitions insipides, écrites avec les mêmes épithètes banales, pleines d’incompréhensibles négligences, vocabulaire monotone, composé de deux ou trois mots, de deux ou trois verbes qui reviennent toujours. Pour montrer comme il eût été facile d’éviter ce relâchement, nous disions que le premier venu pouvait trouver des équivalents et des synonymes, et nous essayions de les indiquer. On a vu de la prétention dans cet exercice ; tout le monde eût constaté qu’il n’y en avait pas et la démonstration eût sauté aux yeux, si notre contradicteur eût pris la peine de reproduire la page qu’il critique. Il a mieux aimé ne donner que les deux ou trois premières corrections, afin de nous conserver un petit air de cuistre qu’on renvoie dédaigneusement à l’école.

Admirable partialité ! Ce critique s’indigne que l’on discute Stendhal, mais il ne trouve pas mauvais que l’on critique Racine. Vacquerie est absous d’avoir chicané le style racinien, mais nous n’avons pas le droit de contester celui de Stendhal. Si M. de Gourmont consent à la rigueur à reconnaître le génie de Racine, c’est, dit-il, parce que « maintenant, nous n’avons plus rien ou presque lien à craindre de Racine ». Il est heureux que le génie de Racine ne puisse plus nuire à personne. Sans cela M. de Gourmont eût été capable de le traiter à peu près comme il ne supporte pas que nous ayons traité Stendhal.‌

On a beau s’opiniâtrer dans sa thèse, on est toujours gêné par certains exemples. Il y a bien, en effet, quelque difficulté et même un peu de ridicule à vouloir toujours proclamer la supériorité de l’inspiration pure et simple sur le travail, quand on voit Pascal recommencer treize fois une de ses Provinciales et refaire souvent cinq fois le même morceau. (Nous avons publié ces rédactions.) Nous en concluons logiquement ceci : « Que ceux qui ne sont pas grands écrivains fassent comme ont fait les grands écrivains ; qu’ils revoient, recopient, refondent. C’est le bon moyen. Nous n’arriverons pas évidemment à écrire comme Pascal ; mais nous arriverons à tirer de notre talent tout ce qu’il peut produire, comme Pascal a tiré du sien tout ce qu’il pouvait donner. » Cela ne fait pas le compte de M. de Gourmont. Il ne dissimule pas sa mauvaise humeur contre Pascal. Il reconnaît que certaines de ses pensées, « aussi belles » que celles « qui sont sorties brusquement de son cerveau », ont été « sans doute d’un accouchement plus ou moins laborieux » ; mais il voudrait cacher à tout le monde que Pascal a raturé ; ce scandale nuit à sa thèse, « Nous ne devrions pas le savoir », dit-il. Et il ajoute : « Cela prouve que Pascal aurait mieux fait de continuer ses expériences sur le vide. » Enfin il conclut ironiquement, ne croyant pas si bien dire : « Je pense qu’ayant retouché treize fois ses Provinciales, Pascal n’en fut pas encore content. À la centième comme à la treizième, il n’eût encore obtenu qu’une très faible approximation ». C’est fort possible, et c’est ce qu’exprimait Flaubert, lorsqu’il disait que la prose n’est jamais finie ; et Buffon pareillement ; « J’apprends tous les jours à écrire. » Et Boileau de même : ‌

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.‌

Evidemment la méthode opposée est moins pénible, et le procédé du premier jet est un procédé de tout repos. Quand on appréhende de ne pouvoir se satisfaire, il est plus commode de se déclarer d’abord satisfait ; et, de peur de se trouver trop de défauts, il sera toujours plus simple de croire qu’on n’en a point.‌

Au résumé, à quoi, où aboutissent ces réfutations et ces chicanes ? Ces messieurs savent aussi bien que nous qu’on n’écrit pas sans se raturer. Eux-mêmes n’en usent pas autrement, et c’est ce qui m’ébahit, qu’après tant de discussions ils en viennent à tomber d’accord avec nous.

« La rature, la surcharge, la refonte, dit M. de Gourmont, autant de nécessités physiques, que la pensée soit trop prompte ou qu’au contraire elle coule avec paresse, et que la liaison logique de ses parties se fasse difficilement. L’un de ces deux états, l’un ou l’autre, est l’état normal de celui qui écrit ; cela est élémentaire et connu. »

Eh ! oui, il faut bien en convenir à la fin… Mais alors, si les ratures sont une nécessité, pourquoi nous blâmez-vous de les conseiller, et n’avons-nous pas mille fois raison de vouloir guider, éclairer, fortifier les débutants, en leur expliquant les corrections des grands écrivains ? Qu’y a-t-il là de si plaisant et pourquoi s’en scandaliser ?‌

X §

Les inquiétudes de M. Léon Blum. — La critique des ratures. — Apologie de l’inspiration.

Certaines gens d’humeur boudeuse n’ont accepté nos théories qu’en rechignant. Ils les liraient ailleurs sans déplaisir. C’est seulement dans nos livres que ces théories les choquent. M. Léon Blum, dont j’aime, d’ailleurs, le talent très clair, est du nombre de ces critiques qui font vraiment trop d’honneur à mon invention. Je suis toujours tenté de leur dire : « De grâce, mes chers confrères, ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser. Je ne suis que vulgarisateur. »

Une chose inquiète M. Blum. Tout en signalant consciencieusement mes livres34, il se demande un peu ironiquement à qui ils s’adressent. « Est-ce aux écrivains, est-ce à tout le monde  ? Ou plutôt est-ce aux hommes qui écrivent sous l’effet d’une vocation, d’une nécessité particulière ? Est-ce aux autres hommes parmi lesquels figureraient beaucoup de littérateurs ?… » Si mes ouvrages s’adressent à des « écrivains-nés », j’enfonce, paraît-il, une porte ouverte. S’ils s’adressent « aux autres hommes » ils en tireront « grand profit ». Voilà déjà quelque chose, et il est toujours agréable de commencer par être d’accord. Je répondrai à M. Blum : Mes volumes, y compris le dernier, sont faits pour toutes les personnes qui peuvent y trouver du profit. L’utilité de pareilles démonstrations ne se limite pas ; on ne peut dire où elle commence ni où elle s’arrête. Vain souci, d’ailleurs. Ceux qui ont besoin de ce genre de livres savent bien les découvrir. En tout cas, pas une minute je n’ai eu l’idée de les destiner aux grands écrivains. Les grands écrivains se passent de guides, et leurs corrections doivent nous servir de modèle.

M. Blum ne voit pas le profit que peuvent offrir ces corrections, et il ne croit pas quelles « puissent nous servir à faire les nôtres », parce que, dit-il, « notre pensée n’est pas la leur ». Quoi donc ! Mais c’est précisément parce que leur pensée n’est pas la nôtre que l’exemple des corrections des grands écrivains peut nous être profitable. La leçon n’aurait plus de sens, et M. Blum aurait raison, si notre pensée était la leur, et s’il s’agissait, en effet, de trouver les mêmes choses qu’ils ont trouvées, parce qu’il n’y aurait plus alors ni assimilation, ni transposition, mais identité. Il faudrait tout simplement avoir leur génie pour avoir leur pensée. Mais de quoi s’agit-il ?35 Il n’est pas du tout question de découvrir ce que les grands écrivains ont découvert ; il s’agit d’appliquer leurs procédés pour découvrir autre chose à notre tour. Ils ont tous à peu près suivi la même méthode ; adoptons-la et, toute transposition gardée, elle nous donnera ce qu’elle leur a donné. Ce n’est pas mathématique, ce n’est pas absolument certain, mais il y a des chances pour que cela soit. Tout dépend de nos aptitudes personnelles.

« L’expression heureuse et définitive, m’objecte-t-on, résulte, plus souvent que ne le croit M. Albalat, du premier choc de l’idée, du premier mouvement de l’imagination. » J’en demeure d’accord, et je l’ai dit. Jamais je n’ai prétendu qu’il ne reste rien d’un premier jet, et j’ai même, pour ce motif, signalé l’importance des premières rédactions. Ce que je crois, c’est qu’en général et la plupart du temps, il faut refaire. La première rédaction peut fournir d’excellentes choses ; les corrections des auteurs prouvent que le travail peut en donner d’aussi bonnes et en aussi grand nombre. Mais, nous dit-on : « Vous accordez trop au travail. Vous faites dépendre le talent des ratures. On n’est bon écrivain, selon vous, que si l’on corrige. Le travail est une entrave. Vous niez l’inspiration. » À cela nous avons répondu notamment dans notre dernier livre, page 11 : « Non, le travail n’est pas et ne peut pas être la négation de l’inspiration, parce que les ratures sont au fond bel et lien de véritables inspirations successives. On ne corrige pas automatiquement. Il faut autant d’inspiration pour écrire que pour réécrire une page. Chaque correction est une trouvaille spontanée de l’esprit, provoquée par le travail. Loin d’être un signe d’impuissance, la refonte est donc la preuve perpétuelle de l’inspiration et du talent. » Je ne crois pas qu’on puisse contester cela. Que veut-on de plus ?

De très bons critiques ne se sont pas mépris sur la portée de notre dernier livre et la part que nous faisons à l’inspiration : « C’est aux écrivains, eux-mêmes, dit M. André Chaumeix, non à des règles abstraites, que M. Albalat a demandé le secret du stylo… Quel profit on peut tirer d’une pareille tâche !… La loi du travail littéraire est si absolue qu’elle s’est imposée même aux improvisateurs les plus abondants… Du travail obstiné on pourrait donc tout attendre. A cette théorie il fallait une réserve nécessaire, et l’auteur n’a pas manqué d’y consentir : le travail ne suffit pas ; les dons naturels sont la condition même d’un travail utile …36 »

« Mais le tempérament des écrivains diffère, dit M. Blum ; on ne peut ni leur appliquer les mêmes mesures ni leur conseiller les mêmes procédés. » Pourquoi pas ? Les corrections manuscrites que nous avons publiées montrent que tous les grands écrivains, Bossuet, Pascal, Buffon, Chateaubriand, Flaubert ou Hugo ont à peu près employé les mêmes procédés ; pourquoi donc ne pourrait-on pas, comme nous l’avons fait, dégager de tous ces exemples des conclusions identiques sur le style, l’épithète, le verbe, l’originalité, le relief ? Ce travail est constant, chacun s’y soumet. Il peut se faire mentalement avant de prendre la plume (témoin Rousseau), mais, mentalement ou sur le papier, il existe, il est le même. « On croit, nous disait Jean Moréas, que je ne travaille pas mes vers parce que je ne les écris jamais. Je les dicte quand ils sont faits ; mais avant de les dicter, je les fais et les refais dans ma tête. » Gautier disait : « C’est dans ma cervelle que les ratures sont faites. » « Le travail fécond, dit M. Blum, le travail difficile, ce n’est pas d’éviter les répétitions, de faire la chasse aux auxiliaires, de surveiller la cohérence des images, c’est de voir clair dans ce que l’on pense et d’appliquer à ce que l’on écrit ce que l’on a pensé. » M. Blum a mille fois raison. C’est cela surtout qui est important ; c’est cela qui fait le fond de l’art d’écrire ; et c’est bien aussi sur ce point que nous avons le plus insisté dans nos livres. Nous ajoutons seulement que le travail, la refonte, la rature sont également des moyens de bien « voir clair dans ce que l’on pense ». En d’autres termes, ce que nous enseignons, c’est qu’on peut débrouiller ce que l’on pense, non seulement par l’inspiration immédiate, mais en se reprenant, en se corrigeant, en travaillant. Voilà la thèse, Quant aux auxiliaires, nous conseillons d’en surveiller l’emploi pour la perfection absolue du style, mais c’est une question secondaire. Il y en a de beaucoup plus sérieuses, qui dominent l’art d’écrire. Nous avons encore insisté là-dessus. C’est le fond de notre enseignement. M. Blum ne l’ignore pas, et il ne nous fait pas, du moins, l’injuste reproche de l’avoir oublié.

XI §

Les minuties de M. Pélissier. — Une opinion plus autorisée. — Les énormités de M. Uzanne — Faussetés et naïvetés. — L’enseignement fantaisiste de M. Uzanne.

Certaines gens lisent sans attention et critiquent avec minutie. Leur procédé consiste à ramasser soigneusement les détails, vétilles, négligences et petits défauts d’une œuvre, tout ce qui tient peu de place, tout ce qui est insignifiant, et à présenter ensuite cette petite collection comme résumant l’œuvre incriminée. C’est la méthode de M. Pélissier. Parmi les citations manuscrites de notre dernier ouvrage, toutes n’ont pas évidemment la même importance ; il y en a de négligeables, que nous avons cru devoir donner cependant, pour être complet, par rigueur de doctrine, par excès de démonstration, en vertu de ce principe qu’on dépasse toujours un peu le but quand on veut prouver quelque chose. Dans Chateaubriand, entre autres, Pascal, Fénelon et Rousseau, nous avons mentionné des équivalents faciles, signalé des répétitions peu graves, poursuivi des assonances, dénoncé quelques clichés, blâmé quelques auxiliaires. Ce sont choses de peu de poids dans l’ensemble d’un ouvrage. Pour M. Pélissier, c’est là tout mon livre ; il n’a vu que cela, cela seul l’a frappé, il ne parle que de cela, et il conclut en disant que mon ouvrage est destiné à « faire croire que le génie des grands écrivains se mesure à la diligence avec laquelle ils pourchassent les répétitions ou exterminent les auxiliaires ».

Vainement avons-nous fait preuve de conscience, de labeur et de recherche, en donnant les plus sérieux documents : corrections inédites de Chateaubriand avec rédactions successives, ratures et refontes manuscrites de Bossuet, variations inédites de Fénelon et ratures relevées sur deux de ses manuscrits, qui trahissent une si curieuse conception littéraire. Inutilement exposons-nous pendant 300 pages les procédés de travail et la psychologie littéraire des grands écrivains, pour en dégager une théorie générale et un enseignement pratique. De tout cela, c’est-à-dire de tout ce qui constitue le fond même de notre livre, M. Pélissier ne souffle mot. Il affecte de croire que toute ma « vivante démonstration de l’Art d’écrire se réduit à avoir blâmé les assonances et les répétitions des grands écrivains ». Voilà sa critique !

Notre injuste adversaire n’admet, d’ailleurs, ni l’idée, ni le plan de notre ouvrage. « Je ne crois pas, dit-il, qu’on doive demander des leçons de style aux grands écrivains. En leur demandant ces leçons, M. Albalat les rabaisse à un usage peu digne d’eux. » C’est l’avis de M. Pélissier ; ce n’était l’avis ni de Chateaubriand, ni de Mme de Staël, ni de Chénier, qui non seulement croyaient qu’on peut demander des leçons aux grands écrivains, mais conseillaient même d’étudier leurs manuscrits. « Je conseillerais, dit Chateaubriand, l’étude des manuscrits originaux des auteurs du grand siècle. Racine, Boileau, Bossuet et Fénelon nous apprendront à corriger, à limer, à arrondir nos phrases… Leurs nombreuses ratures mêmes nous enseigneront quelque chose de l’art dont ils ont revêtu leur génie…37 » On pourrait, dit Mme de Staël, composer un traité sur le style d’après les manuscrits des grands écrivains…38 » Il serait quelquefois à désirer, dit Chénier, que nous eussions les brouillons des grands poètes, pour voir par combien d’échelons ils ont passé39. M. Pélissier nous excusera de préférer l’opinion de ces trois auteurs, pour ne citer que ceux-là, et d’avoir écrit un ouvrage dont ils nous indiquaient si clairement l’utilité, le sujet et même le titre, sans qu’ils crussent pour cela se « rabaisser » ni rabaisser n’importe qui.

Quoi d’étonnant qu’un homme si léger dans ses jugements conteste l’efficacité du travail ? M. Pélissier nous sert l’éternelle objection. Le travail, selon lui, n’apprend pas à écrire, parce qu’il y a de grands génies qui n’ont pas eu besoin de travailler, comme si nous n’avions pas dit cent fois qu’un Manuel de style n’est pas fait pour les grands génies et comme s’il n’était pas, d’ailleurs, historiquement prouvé que les plus grands écrivains eux-mêmes ont énormément travaillé! M. Pélissier le sait aussi bien que nous et, même s’il l’ignorait, il n’arriverait pas à démontrer le contraire.‌

Tous nos contradicteurs n’ont pas la même tournure d’esprit. Quelques-uns se sont fâchés ; d’autres n’ont pas compris ; d’autres nous ont attaqués sans nous avoir lus. M. Octave Uzanne est de ces derniers et, à ce titre, il mérite une mention.‌

Esprit charmant, tout en dentelles et en fanfreluches, M. Uzanne a chiffonné les Belles-Lettres, bibeloté l’histoire, taquiné la Psychologie, coquetté avec la Critique. Il a fait de la jolie érudition de boudoir, de la littérature fardée et poudrée la plus galante du monde. Il a raconté l’Eventail, l’Ombrelle, les séduisants artifices de la beauté féminine, badineries agréables, dont j’apprécie tout le charme, mais peut-être insuffisantes préparations aux études sévères du style.‌

Cette aimable dilettante a sur nos autres contradicteurs cette originalité de n’avoir pas lu une seule ligne de nos livres. Ainsi désigné pour se taire, il est précisément celui qui crie le plus fort, Ignorant mes ouvrages et ne pouvant, par conséquent, y puiser ses objections, M. Uzanne est obligé, pour me combattre, de me faire dire ce que je n’ai point dit, et cette intrépidité finit par donner à sa critique une rare saveur. Il n’a lu que M. de Gourmont ; il ne nous juge, il ne sait de nous que ce qu’en a dit M. de Gourmont.‌

« M. Albalat, déclare sans sourciller M. Uzanne, limite le style au pastiche adroit… Il se dispose à vous faire acquérir, grâce à quelques règles rapides et faciles d’assimilation, un style inspiré de celui des auteurs illustres. A l’en croire, tout grimaud d’école, pourvu qu’il y mît le temps et l’étude, deviendrait un Chateaubriand. C’est là une dangereuse plaisanterie40. »‌

Faut-il s’ébahir d’une telle inconscience ou se révolter de tant d’injustice ? Si ceci n’est qu’un badinage, il n’est pas habile. C’est toujours une maladresse de rabaisser à ce point ses adversaires, quand on veut se donner le mérite de triompher d’eux, et je ne vois pas l’autorité qu’on peut prendre à réfuter quelqu’un que l’on présente comme à peu près dénué de sens commun. Ai-je besoin de démentir ces ironies sans scrupule, qui n’ont d’autre but que d’entretenir l’équivoque où nos contradicteurs puisent leurs seuls arguments ? Je serais en démence ou le dernier des effrontés, si j’avais publié trois consciencieux ouvrages pour démontrer que tout le style consiste dans le pastiche et pour laisser croire qu’avec quelques règles faciles tout grimaud peut devenir un Chateaubriand. Sans être « dangereuse », la « plaisanterie » de M. Uzanne révèle un aplomb dont je lui fais mon compliment, Remuerai-je ce bloc ? Je ne sais.‌

Chaque ligne de M. Uzanne contient une fausseté. Non seulement nous n’avons jamais dit ce qu’il nous fait dire, mais nous avons nettement dit le contraire. Non seulement nous ne limitons point le style au pastiche adroit ; mais nous n’avons même pas fait du pastiche une méthode de l’art d’écrire. Nous l’avons défini : « Une imitation artificielle et servile ». Nous le conseillons comme un « exercice de gymnastique littéraire momentané », destiné seulement à « former l’esprit littéraire ». « Il n’a de valeur, disions-nous, que comme moyen de métier et n’est pas un but par lui-même. Il y manque la vie. On n’emprunte pas l’âme d’un auteur. »

Voilà comment nous limitons le style au pastiche adroit41. Quant à soutenir qu’on peut avec quelques procédés acquérir le style des grands auteurs, et que tout grimaud, en y mettant le temps, peut devenir un Chateaubriand, il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher M. Uzanne de me prêter des opinions qui feront hausser les épaules à ceux qui m’ont lu.‌

Après les énormités, voici les naïvetés : « On n’obtient pas, s’écrie M. Uzanne, un style de commande… D’autres ne l’acquièrent qu’au prix d’un labeur effroyable, Buffon a mis cinquante ans à écrire l’Histoire naturelle ; Pascal refait treize fois sa 18e Provinciale ; et Balzac autant de fois sa Pierrette. Le labeur de Flaubert est demeuré célèbre ; il confine à une sorte de sainteté… Ce sont là de grands exemples ; les conseils insidieux de M. Albalat ne tiennent pas en présence. »‌

Ici, l’aventure est comique. Voilà maintenant M. Uzanne qui nous oppose les arguments que nous lui servons et imagine de nous répondre ce que nous avons déjà dit nous-même ! Les « grands exemples » de labeur qu’il nous cite, nous les avons précisément exposés, détaillés et étudiés dans notre dernier livre, dont il se moque et qu’il n’a pas lu. Ce volume de corrections et de ratures, M. Uzanne n’a pas l’air de se douter que nous l’avons publié uniquement pour prouver ce qu’il a la prétention de nous apprendre, et aussi parce que cet ouvrage était la confirmation éclatante de nos conseils « insidieux ». Nous le remercions infiniment, cet excellent critique, de vouloir bien nous révéler que l’art d’écrire exige un labeur effroyable, après que nous avons consacré 300 pages à indiquer cet effroyable labeur, ce qui, par parenthèse, ne me semble pas le meilleur moyen de démontrer qu’« un grimaud peut devenir un Chateaubriand ».‌

M. Uzanne me dit encore bien des choses folâtres dont je le tiens quitte pour ménager mes lecteurs. Faut-il omettre aussi ses inexactitudes ? Il y en a de criantes, celle-ci entre autres : « Un Buffon, dit-il, un Chateaubriand, un Flaubert n’eurent d’autres maîtres qu’eux-mêmes, ne subirent d’enseignement que celui de leur génie », Rien n’est plus faux. Flaubert étudiait toujours le style et relisait constamment Chateaubriand. Il eût donné, disait-il, tous ses livres pour une phrase de lui. Il suivait aveuglément les conseils de Bouilhet, qui ne le valait pas. Gautier et du Camp l’obligèrent à renoncer a sa première Tentation de saint Antoine, et on le força de changer son style pour écrire Madame Bovary. Buffon consultait Bexon, Gueneau et ses collaborateurs ; il demandait leur avis ; ils refondaient ensemble leur prose ; quant à Chateaubriand, nul ne fut plus docile à la critique. Fontanes lui faisait recommencer des pages entières ; il refit même des passages qu’un anonyme lui signala.‌

En fin de compte, quelle est la doctrine quels sont les principes de M. Uzanne ? A-t-il des idées sur le style ? Oui, il a des idées, et des idées très simples, celles qu’on trouve sans se donner la peine de réfléchir, et qui suffisent, d’ailleurs, à écrire de tels articles. Les voici textuellement : « En fait de méthode de style, déclare-t-il, le plus sûr est de n’en point avoir. L’originalité est à ce prix. » Retenez bien ce conseil, jeunes gens. Ecrivez n’importe quoi, n’importe comment ! Vous manquez d’expérience, vous êtes maladroit, votre style est banal, vous ne savez pas, vous voulez savoir. À quoi bon ? Lectures, guides, conseils, procédés, labeur, exemples, rien ne sert, rien n’est pratique. Ecrivez comme vous l’entendrez, au petit bonheur. C’est le seul moyen d’être original. Que dis-je ? « l’originalité est à ce prix ». On me blâmait d’enseigner l’art d’écrire en vingt leçons. M. Uzanne l’enseigne en zéro leçon.‌

XII §

M. Ernest Charles aimable et batailleur. — Une fausse accusation. — « Le travail ne prouve rien ». — Nécessité des ratures. — Un ironiste.

M. Ernest Charles est un critique ironique et tapageur, toujours en train de ricaner et de pourfendre, et qui abat sa besogne en abattant les gens. Rarement sort-on sain et sauf d’entre ses mains. Je ne dois, pour ma part, qu’à son amitié personnelle de m’en être tiré à peu près intact. Après avoir lu le consciencieux article qu’il a bien voulu consacrer à mon Travail du style, j’ai lieu de me féliciter que mes théories ne l’aient point tout à fait courroucé, et je suis encore en doute si, au fond, il n’y est pas pleinement converti. Volontiers donc je le remercierai de s’être tu sur ce que mon œuvre peut avoir de médiocre, s’il ne m’avait paru un peu trop méconnaître ce qu’elle peut contenir de bon. Sa malice le poussant à contredire ce que son goût l’inclinait à approuver, il a réussi à satisfaire ses deux penchants et, tout compte fait, j’aurais, je crois, mauvaise grâce à me plaindre.‌

Il convient cependant de mettre à point quelques-unes de ses opinions. M. Ernest Charles prétend que mon premier livre « donne en peu de préceptes le moyen d’avoir du génie ou d’y suppléer avantageusement ». M. Charles a tort de rééditer cette plaisanterie. C’est ainsi que certains badinages s’alourdissent et qu’on en arrive à m’accuser do vouloir faire « d’un grimaud un Chateaubriand ». Ce qu’il y a de pis, c’est que M. Charles m’a lu et qu’il sait parfaitement que j’ai dit le contraire dans tous mes chapitres. S’il pensait ce qu’il affirme, il faudrait conclure qu’il tient mon livre pour absurde et ridicule, et je n’y verrais pas d’inconvénient chacun étant libre de ses opinions ; mais si mon volume est absurde et ridicule, comment peut-il écrire, dans le même article, à propos du même ouvrage : « Hélas ! trois fois hélas ! c’est le meilleur, c’est le plus pratique des traités théoriques. Il a obtenu un succès prodigieux, ce succès dure encore, il durera longtemps. » La prédiction est flatteuse, mais je continue à me demander comment le même livre peut être à la fois le meilleur, le plus pratique et avoir la prétention de donner du génie à tout le monde.‌

M. Ernest Charles est plus clairvoyant, quand il dit à propos de notre dernier volume, le Travail du style. « Ce livre ne nous enseigne pas le style ni le moyen de nous en procurer par le travail, mais il déroule les efforts héroïques des écrivains passés. » C’est cela même : Exposer les exemples de travail des grands écrivains et tirer des leçons de leurs refontes et de leurs ratures ; tel est le but. Cette méthode apprendra-t-elle infailliblement à écrire ? Je ne pense pas l’avoir jamais affirmé ; ce que je crois, c’est que c’est encore le seul moyen pratique de l’enseigner. M. Ernest Charles se demande comment cela peut se faire. Il semble cependant assez naturel que, pour travailler soi-même, ou veuille savoir comment les autres travaillent. Mais voici la grande objection. « Il y a de grands écrivains qui ont peu travaillé, il y a de méchants écrivains qui travaillent beaucoup. On peut beaucoup corriger et n’en pas mieux écrire. Alors ? »‌

La remarque a son importance et nous l’avons signalée avant M. Charles. Mais, la part faite à l’objection, le principe demeure, et rien au monde ne peut le détruire, pas même cette autre objection plus grave, que nous indiquons aussi dans notre premier chapitre : à savoir qu’il y a eu d’excellents improvisateurs. Qu’est-ce que cela prouve, en effet ? Conteste-t-on, par exemple, que, pour bien écrire, il faille au moins réfléchir et méditer ? Que de gens, pourtant, passent leur vie à réfléchir, sans pouvoir rédiger une bonne phrase ! Pour bien peindre la Nature, ne doit-on pas s’efforcer de l’observer ? Que de peintres pourtant l’observent sans devenir bons paysagistes ! Un conseil perd-il sa valeur, parce que quelques-uns n’en tirent rien ? Et depuis quand déprécie-t-on un instrument, sous prétexte qu’il y en a qui ne peuvent s’en servir ? Tous les grands écrivains ont travaillé, voilà le principe. Faisons comme eux et nous nous en trouverons bien, voilà la conséquence. Que les écrivains sans vocation n’y gagnent rien et, comme dit M. Charles, « corrigent beaucoup » sans pouvoir « mieux écrire », c’est leur affaire42.‌

M. Ernest Charles admet, en principe, la nécessité du travail. Il me blâme seulement d’y trop croire et de toujours répéter le même mot : La refonte ! la refonte ! — Mais oui ! la refonte ! Nous ne cesserons de répéter ce mot, tant qu’on s’obstinera à mépriser le travail et à croire qu’il est facile de bien écrire.‌

En somme, sauf sur quelques points, l’étude que nous a consacrée M. Ernest Charles est grondeuse, mais équitable.‌

Il acquiesce, tout en me « soupçonnant d’entretenir au fond de moi-même une ironie intense », et, bien qu’il tire sur ma longe, c’est moi qui l’entraîne. Je m’avise même qu’il emprunte, en oubliant de me citer, quelques-uns de mes paragraphes, qui ne font point mauvaise figure dans sa prose.‌

Tout cela est à merveille. Mais pourquoi me prêter des intentions ridicules, comme celle-ci : « On pouvait, dit-il, mettre M. Albalat en demeure d’expérimenter son système. Il a pris les devants, dirais-je, si toutefois ce puriste narquois permet cette expression. » Et il l’a dit, dans la préface de l’Art d’écrire : « Je n’ai pas appliqué mes préceptes en ce volume ; mais je les appliquerai dans un roman que je compte publier bientôt. Albalat ! Albalat ! souririez-vous de notre candeur. » Charles ! Charles ! ce n’est pas votre candeur qui me fait sourire. Vous voudriez persuader au public que j’ai voulu me proposer comme modèle, en montrant à mes lecteurs comment, par mes préceptes, je suis devenu moi-même grand écrivain. Pourquoi, mon ami, me donner un rôle qui ne m’est point naturel ? Vous savez bien que je n’ai écrit cela nulle part. Voici exactement ce que j’ai dit dans le passage auquel vous faites allusion : « J’ai tâché d’écrire simplement et sèchement cet ouvrage qui n’est qu’une tentative de démonstration, réservant mon effort d’écrire pour des ouvrages d’imagination ou de critique proprement dite. »‌

Loin d’être immodeste, je m’excusais d’avoir trop négligemment écrit ; je demandais l’indulgence, je promettais de mieux faire une autre fois, de réserver mes efforts pour d’autres œuvres. Qu’attendre de ses adversaires, si les critiques amis méconnaissent à ce point votre pensée ? Charles ! Charles ! cacheriez-vous aussi « une ironie intense » ?

XIII §

M. H. Mazel contre les ratures. — La vraie théorie des corrections. — Est-on ou devient-on original ? — L’excès du pittoresque. — Mise au point.

Malgré l’affirmation très nette de Chateaubriand, Chénier et Mme de Staël, il y a encore des critiques qui ne désarment pas et conservent leurs préjugés sur l’utilité des corrections manuscrites des grands écrivains.

« Si les corrections sont de simples retouches, dit M. Henri Mazel dans la Revue du Midi, elles sont à la portée du premier professeur venu. Tout ce nettoyage-là se fait sans qu’il soit nécessaire de recourir aux grands écrivains. Mais les autres corrections qui transforment, allument, précipitent, celles-là sont leur secret, et on aura beau les constater sur leur manuscrit, on ne les enseignera pas. Quand Chateaubriand ayant écrit : « Dans les soirées d’hiver, les vieillards tisonnent au coin du feu » reprend sa phrase : « Dans les soirées d’hiver, les vieillards tisonnent les siècles au coin du feu », il fait ce que seul Chateaubriand pouvait faire. Et, de même, quand Hugo ayant d’abord dit : « De son sceptre tombaient le joug, la loi, la règle », se ravise : « Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle », il trouve ce qu’un autre que lui n’aurait pas trouvé. Cela étant, est-il bon de pousser les jeunes gens, avides de la 26° leçon, celle où l’on va leur dévoiler sans doute le grand arcane, à marcher sur ces ambitieuses traces ? » Et M. Mazel conclut « qu’on ne devient pas original, on l’est ».‌

Toujours la même équivoque. On feint de croire que j’enseigne l’art d’égaler les corrections des grands écrivains, et tous les arguments de mes adversaires se réduisent à me prêter cette sottise. Répétons-le donc pour la centième fois : nous n’avons jamais prétendu que le travail donnait du génie et qu’il suffisait de raturer son style pour acquérir le style de M. de Chateaubriand. Nous ne recommandons, nous ne conseillons qu’une chose : l’emploi d’une méthode. Nous disons : voilà l’instrument ; à chacun de s’en servir suivant ses moyens. C’est folie de vouloir rejeter l’instrument, sous prétexte qu’il ne vous donnera pas ce que Chateaubriand en obtenait. Travaillez comme ont travaillé les grands écrivains. Ni vous ni moi nous ne pouvons savoir ce que vous trouverez, ce qui en résultera, et je n’ai jamais prétendu, corrigées ou non, que vos pensées vaudront celles des grands écrivains ; je suis seulement convaincu qu’il n’y a pas d’autre moyen de perfectionner ses dons naturels et de mettre en œuvre son propre talent. Essayez et, l’épreuve faite, si votre deuxième ou troisième rédaction est supérieure à la première, vous aurez fait, toutes proportions gardées, ce qu’ont fait Hugo et Chateaubriand.

Voilà toute notre théorie, A en croire M. Mazel, il semblerait que les gens de génie ont seuls le droit de raturer leur style, et l’on devrait y renoncer, sous prétexte qu’on ne peut refaire aussi bien qu’eux.

Quant à l’assertion : « On ne devient pas original, on l’est », c’est une des plus criantes énormités qui se puissent lire, un de ces paradoxes contre qui proteste toute l’histoire de notre littérature. Très peu d’écrivains, et je parle des plus grands, ont commencé par être vraiment originaux. Ils portaient certainement en eux les germes de leur originalité, mais cette originalité a eu une évolution, elle s’est développée. Il y a loin des Vierges de Verdun à la Légende des Siècles, et des romans de jeunesse de Balzac aux Parents pauvres. Si c’est le cas des grands maîtres, que sera-ce de nous ? Le rebours serait plutôt vrai, et l’on pourrait ainsi retourner l’axiome : « On n’est pas original, on le devient. » Les écrivains véritablement originaux ont, il me semble, voix au chapitre, et ce sont eux qu’il faut entendre, On sait comment Taine a créé son style. Baudelaire déclarait ceci : « Edgard Poë (sic) répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage43. Dans sa Philosophie de la composition, Poe ajoute textuellement ces paroles : « Le fait est que l’originalité … n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »‌

Tous les grands écrivains ont à peu près dit la même chose, et, l’hésitation n’est pas permise, c’est Edgard Poë (sic) qui a raison : l’originalité du fond et surtout l’originalité de la forme peut être instantanée ; mais, en général, il est très vrai qu’il faut la chercher laborieusement, nous l’avons prouvé sans réplique dans notre dernier livre par les corrections manuscrites des grands auteurs. Quand on voit ces maîtres du style raturer, essayer leurs épithètes, poursuivre l’image forte ou l’expression pittoresque, on est bien forcé de conclure que le don d’écrire se développe et que l’on devient original par le travail.‌

L’originalité est chose si importante que M. de Gourmont lui-même m’approuve d’avoir divisé le style en style banal et en style original, ce qui est gros de conséquences, puisqu’il sait que j’entends par originalité la recherche de l’image, le mot vivant, l’expression en relief, la force, la couleur, le pittoresque, toutes les surprises du style. Ce souci de l’originalité, qu’on encourage, semble, au contraire, dangereux à M. Mazel, lettré érudit et bouillonnant écrivain : « Courir l’expressif, dit-il, c’est courir grand risque… Ce qui se conçoit personnellement, s’énonce de même. Aussi devrait-on, dans les arts d’écrire, éviter de trop s’extasier sur les « trouvailles » des grands stylistes, le « grignotement » de la pluie ou la molle intumescence » des vagues » ; qui sait ce que les admirateurs de ce genre nous réservent ! »

On n’a pas tort de nous mettre en garde contre l’excès du pittoresque et l’outrance des images ; qu’il y ait péril à trop viser l’originalité, nul ne le conteste ; mais que l’originalité soit néanmoins la qualité maîtresse du style, son essence même, si je puis dire, c’est de toute évidence, et l’on ne saurait s’abstenir de la recommander, sous prétexte qu’il y en a qui en abusent. On abuse des meilleures choses, on peut tourner en défauts les plus sûres qualités. Pour être simple, je deviens banal ; la concision engendre la sécheresse ; l’abondance rend diffus ; l’amour de l’économie fait les avares, l’émulation les jaloux. Nous n’en sortirons pas.

Pour M. Mazel, la question est simple. L’art d’écrire lui semble peu compliqué et, en somme, tenir à peu de chose. « Si vous avez, dit-il, le grand mouvement, la suite réglée de Bossuet, ou la suite enragée de Saint-Simon, vous pouvez vous dispenser de tout le reste. » Mon Dieu, oui, et nous l’avons dit déjà : « Ayez du génie, vous pourrez vous passer d’avoir du talent. » Malheureusement, Saint-Simon et Bossuet, eux-mêmes, ne se sont point, malgré cela, passé de tout le reste, et principalement ne se sont point passé de l’originalité. Elle éclate dans leur prose, c’est là que nous avons appris à l’aimer, et c’est précisément ce genre d’originalité que nous recommandons. Leurs perpétuelles « trouvailles » de style jouissent de quelque renommée dans le monde, et il y a longtemps qu’on s’extasie sur leurs surprises de mots, d’images et d’expressions.

XIV §

M. Brunetière et l’art d’écrire. — Une conférence sommaire. — M. Brunetière et les qui et les que. — Parti pris et silence de M. Brunetière. — M. Brunetière et la théorie des métaphores. — M. Brunetière et l’inutilité du style. — Exposition superficielle. — L’art d’écrire, d’après M. Brunetière. — M. Brunetière désavoué par M. Brunetière.

Bien que la mode soit aux conférences, j’ai toujours pensé que les meilleures ne valaient rien. On n’a pas assez de temps pour se bien expliquer et, même quand on parle trop, il semble toujours que l’on n’a rien dit ! Jamais le néant de ces causeries publiques ne m’avait tant déçu‌

qu’en écoutant celle que M. Brunetière nous donna sur ce sujet : l’Art d’écrire s’enseigne-t-il44 ? Elle fut au dernier des points hâtive, superficielle et expédiée. Une vraie conférence pour dames. Certes, je rends hommage à la haute valeur de M. Brunetière. Intrépide analyste, travailleur infatigable, grand remueur d’idées, il a créé la critique d’érudition, et c’est l’homme de France qui connaît le mieux son histoire de la littérature. Mais ses convictions ressemblent à l’intolérance ; les affirmations d’autrui l’irritent ; le besoin de contredire, le pousse au paradoxe. C’est ainsi que, dans cette conférence, lui, homme d’enseignement, il a combattu un enseignement dont il connaît mieux que personne la légitimité, les raisons et surtout l’efficacité pratique.‌

M. Brunetière ne nous a pas nommé dans son discours mais, ayant cité le titre de nos livres et dénoncé leur doctrine, après une première allusion dans la Revue des Deux Mondes45, il trouvera bon que nous essayions de lui démontrer en quelques mots l’insignifiance de sa thèse. Elle est très simple. M. Brunetière feint de croire que notre enseignement du style « consiste uniquement à prohiber les qui et les que, à interdire les répétitions, à exiger l’harmonie, à réclamer des métaphores qui se suivent ». Ces conseils sont dans nos livres, rien de plus vrai ; mais qu’il y ait aussi autre chose, surtout autre chose, et bien autre chose, c’est ce que M. Brunetière n’ignore pas, et c’est ce qu’il n’a point dit. Il a mieux aimé exploiter un malentendu fécond en plaisanteries faciles, et dont le public, il faut l’avouer, n’a pas été dupe. L’auditoire a nettement senti qu’on lui escamotait le problème, et, malgré quelques applaudissements gantés, les gens sérieux, ceux qui prennent la peine de savoir de quoi il s’agit, ceux-là ont trouvé la plaisanterie un peu forte.‌

« On n’enseigne pas l’art d’écrire, a dit en substance M. Brunetière. Quels conseils, en effet, nous donne-t-on ? Proscrire les qui et les que ? Ils abondent chez les classiques, en voici la preuve. — Supprimer les répétitions ? Les meilleurs styles en contiennent, et je vais vous en citer. — Observer l’harmonie ? Saint-Simon n’en a point et Molière en manque. — Employer des métaphores qui se suivent ? En voici qui ne se suivent pas et qui sont très belles, et en voici qui se suivent et qui sont ridicules. » Telle fut, dans sa pauvreté, la thèse de M. Brunetière. Ajoutez-y quelques opinions ironiques tendant à déprécier le travail et même le style, et c’est à peu près tout ce qu’il a opposé à trois volumes d’études et de démonstrations sur les procédés de l’art d’écrire, assimilation, formation du talent et exemples de corrections manuscrites des grands écrivains, qui confirment en détail notre doctrine. L’insuffisance de cette réfutation a de quoi surprendre. M. Brunetière avait coutume de se donner pour un homme plus grave.‌

Ceux qui nous font l’honneur de nous lire s’étonneront qu’on nous objecte comme arguments des constatations que nous avons pourtant faites en propres termes dans nos ouvrages. Nous avons dit, en effet, tout comme M. Brunetière, que les meilleurs écrivains ont des qui et des que, des répétitions, des absences d’harmonie, des métaphores qui ne se suivent pas ; nous avons dit, comme M. Brunetière, que les meilleurs auteurs, contiennent des banalités, des incorrections, des clichés, toutes les négligences possibles, et pis, si l’on veut ; et nous avons dit aussi, comme M. Brunetière, que cela ne les empêchait point d’être de bons écrivains, parce que tout cela n’a qu’une importance secondaire dans l’art d’écrire. Mais, ceci accordé, nous disions aussi que ces défauts sont néanmoins à éviter, parce qu’ils ne sont nécessaires à personne ; que de grands prosateurs, comme Chateaubriand et Buffon, en sont exempts46 ; que même ceux qui les ont ne les ont pas toujours et demeurent supérieurs là où ils ne les ont pas ; et qu’enfin, lorsqu’on enseigne le style, c’est par l’excellence des conseils et les bons exemples d’exécution qu’il faut l’enseigner, et non par des relâchements et des indulgences de doctrine. Oui, certes, on découvre chez les meilleurs écrivains des spécimens de toute espèce de défauts ; mais, parce que ces négligences n’ont pas nui à leurs qualités, est-ce une raison pour ne point recommander d’abord leurs qualités ? Etrange Cours de littérature — et M. Brunetière se chargerait-il de le publier ? — que celui où l’on conseillerait l’insouciance du travail, l’abus des qui et des que, le mépris des métaphores logiques, le dédain du rythme et de la cadence ! M. Brunetière ne peut être dupe de ce paradoxe, et je suis assuré qu’il parlerait comme nous, s’il enseignait le style à des élèves. Sans doute, avec Chateaubriand, qui les nomme les écueils de notre langue, avec Flaubert qui les poursuit sans relâche, nous blâmons l’abus des qui et des que, le manque d’harmonie et bien d’autres choses ; mais M. Brunetière perd son temps, s’il veut persuader au public que là se borne notre enseignement et que nous avons publié trois volumes pour répéter seulement ce que d’autres ont dit avant nous et ce qu’il dit lui-même après tant d’autres. Ce qui fait le fond de l’enseignement qu’il combat, le labeur, l’effort, la refonte, les corrections, la vie, le relief, la création, l’originalité, l’assimilation, la formation, les procédés, le mécanisme des phrases, la démonstration par les preuves irréfutables, tirées des manuscrits, tout cela M. Brunetière s’est abstenu d’en parler. Le procédé est commode pour se donner l’air d’avoir raison. On peut comprendre autrement le rôle d’un critique impartial.‌

Mais voici où éclate dans tout son lustre l’argumentation de M. Brunetière. En général, chacun sait cela, presque toutes les métaphores employées par les grands écrivains sont des métaphores qui se suivent, c’est-à-dire dont les développements répondent à l’image initiale. Ceci n’est pas contestable, et nous en concluons naturellement qu’il faut suivre cet exemple. Mais, comme on trouve aussi chez ces mêmes écrivains des métaphores qui ne se suivent pas, ce qui ne prouve rien, puisqu’ils ont beaucoup plus de celles qui se suivent, M. Brunetière déclare le conseil sans portée, et, pour montrer qu’une métaphore suivie peut être ridicule, il cite celle que Molière met plaisamment dans la bouche de Trissotin :

Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose, ‌
Un seul plat de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal
De joindre à l’épigramme ou bien au madrigal ‌
Le ragoût d’un sonnet, qui, chez une princesse,‌
A passé pour avoir quelque délicatesse. ‌
Il est de sel attique, assaisonné partout,‌
Et vous le trouverez, je crois, de votre goût

« Voilà, dit victorieusement M. Brunetière, une métaphore très bien suivie et qui est parfaitement ridicule. » M. Brunetière se moque. Comment n’a-t-il pas vu que cette métaphore n’est pas inepte parce qu’elle se suit, mais tout simplement parce quelle est inepte ? C’est une comparaison de mauvais goût, voilà tout. Indiquée, elle est à peine supportable ; exagérée, elle est risible. Elle serait superbe, quoique suivie, si l’image était belle, et M. Brunetière sait très bien qu’il y en a dans Bossuet d’aussi rigoureuses et qui sont de tout point sublimes. Bonne ou mauvaise, une métaphore trop longue est toujours choquante ; c’est tout ce qu’on peut dire.

Nous croyons avoir fait toutes les concessions raisonnables, en déclarant, dans notre Art d’écrire (p. 282), « qu’il faut que les images et les métaphores se suivent ; mais si elles persistent trop longtemps, elles produisent l’effet contraire : l’idée disparaît dans la comparaison. Nous citions même, pour la blâmer, une image de Bossuet qui se suit trop. — Par contre, voici une métaphore comme les admet M. Brunetière, une métaphore qui ne se suit pas, celle-là, mais qui n’est pas moins ridicule : « Si ceux qui ont écrit contre lui avaient eu son galon et en même temps l’honneur et les charges, à coup sûr leur plume aurait changé de direction et, au lieu de distiller du fiel, elle aurait applaudi des deux mains47. »‌

Mais voici d’autres singularités de M. Brunetière. Chateaubriand pensait qu’on ne dure que par le style et que le style immortalise les œuvres. C’était la conviction de Malherbe, Boileau, Voiture, Guez de Balzac, La Bruyère, Buffon, Montesquieu, Flaubert et Racine qui déclarait n’avoir sur Pradon qu’une supériorité : celle de savoir écrire. Peu de gens ont eu le courage, comme ajoute Chateaubriand, de « s’insurger contre cette vérité ». Emile Zola protesta cependant, et M. Brunetière a docilement répété sa dénégation. C’est grand dommage de voir un critique aussi érudit reprendre l’erreur d’un romancier aussi ignorant. Selon M. Brunetière, Saint-Simon, Molière, Sévigné survivent, bien que leur style n’ait pas les qualités qu’il nous blâme d’exiger ; et nous devrions, d’après lui, ne les point compter comme de bons écrivains. Nous avons malheureusement toujours jugé Saint-Simon, Sévigné ou Molière comme de très grands artistes. Nous faisions seulement remarquer que les défauts qu’ils peuvent avoir n’ajoutent rien à leurs qualités, et que leurs qualités sont même infiniment supérieures à leurs défauts, parce que ces qualités sont fondamentales et constituent l’essence même de l’art d’écrire. Ce que nous demandons avant tout au style, c’est l’originalité, la vie, le relief, la création, l’image, et c’est pour cela que Molière, Sévigné et Saint-Simon restent pour nous de vrais écrivains, et que nous avons mis notamment le génie de Saint-Simon hors de pair. Malgré cela cependant, n’en déplaise à M. Brunetière, c’est le style, c’est bien le style qui a immortalisé les Sévigné, les Molière et les Saint-Simon. Ce sont précisément ceux-là qui me paraissent avoir eu, plus que d’autres et à un degré suréminent, le don suprême de l’écrivain : la vie qui est la chose nécessaire, supérieure à la correction, à l’harmonie, à l’élégance, à toutes les qualités possibles, comme nous l’avons proclamé cent fois dans nos livres.‌

« Mais, objecte M. Brunetière, Auguste Comte a survécu. » Sans doute, Auguste Comte et bien d’autres ont survécu ; et une foule d’ouvrages scientifiques, politiques, philosophiques, historiques ou documentaires ont survécu aussi et dureront longtemps, peut-être toujours. Cela ne prouve rien, et nous sortons de la question, puisque nous sortons de la littérature.

« Mais Balzac ? » dit M. Brunetière. Je concède Balzac, et même Stendhal, si l’on veut, dont nous avons expliqué la survivance. Deux novateurs de cet ordre, deux créateurs de cette puissance ont pu imposer leurs œuvres, comme points de départ et premiers modèles d’une évolution littéraire dont l’origine et les conséquences sont ineffaçables. Le cas ne doit point nous troubler. Deux exceptions n’infirmeront jamais une vérité constante, irréfutable, démontrée par la succession de tous les chefs-d’œuvre de tous les temps.

Pour compléter ses paradoxes, M. Brunetière a eu le courage de plaisanter le travail. Le travail ne lui semble pas une essentielle condition de l’art d’écrire ! M. Brunetière sait pourtant bien le contraire. Il sait mieux que personne qu’à peu près tous les bons auteurs, non seulement ont recommandé le travail, mais en ont fait personnellement leur grand moyen de perfection ; il connaît la question des manuscrits, des corrections et des refontes. Il sait que Pascal raturait sans cesse ; il n’ignore pas le prodigieux labeur de Chateaubriand, Bossuet, La Bruyère, Buffon, Malherbe, etc., M. Brunetière n’a pas attendu notre dernier livre pour apprendre tout cela ; et n’eût-il lu que ce livre, le nombre de nos exemples et de nos citations eût suffi à lui faire constater l’unanimité des mêmes efforts, des mêmes procédés, des mêmes méthodes à travers les âges et les écoles.

Oui, M. Brunetière sait tout cela, et il a eu le courage de ne pas en dire un mot dans une conférence sur le style ! Travail, assimilation, imitation, manuscrits, refontes, il a tout passé sous silence, sans songer qu’il dédaignait ainsi le témoignage, la tradition et l’autorité de plusieurs siècles de littérature.

Mais, si le travail est inutile, si le style ne s’enseigne pas, en quoi donc peut bien consister l’art d’écrire ? M. Brunetière nous l’a dit.

Voici textuellement sa déclaration. Elle vaut la peine d’être retenue :

« L’art d’écrire consiste en ceci :

Dire tout ce que l’on veut dire, rien que ce que l’on veut dire, comme on veut le dire et comme il faut le dire. »

Ce qui signifie que le seul moyen de bien écrire est d’écrire comme il faut écrire. Après cela, si quelqu’un demande encore ce que c’est que le style, il sera bien exigeant.

Et ceci n’est point une plaisanterie : M. Brunetière est toujours sérieux. Il ne s’est pas douté une minute que son explication n’expliquait rien et qu’elle finit même par être fausse, à force d’être vraie ; car, enfin, un médiocre prosateur peut avoir dit tout ce qu’il voulait dire, rien que ce qu’il voulait dire et comme il croyait qu’il fallait le dire et néanmoins ce prosateur peut très bien avoir écrit une page inexpressive, incolore et banale. Cela se voit tous les jours.

Mais ce qu’il y eut de mémorable dans la conférence de M. Brunetière, ce fut sa conclusion. Figurez-vous notre surprise, quand nous l’entendîmes détruire lui-même en quelques mots sa propre argumentation et réduire à néant tout son discours.

Pour s’excuser d’avoir cité des exemples de mauvais style, il demanda la permission de lire une page de prose, qu’il présentait comme un modèle, et qui est exquise, en effet. C’est un passage de Flaubert, le portrait de la servante médaillée au Comice agricole, dans Madame Bovary. N’est-il pas extraordinaire de voir, en fin de compte, M. Brunetière, après avoir méprisé la théorie du travail, contraint de prendre son plus bel exemple de style chez l’auteur le plus notoirement célèbre par son labeur, ses refontes et ses ratures, chez un écrivain qui recherchait l’harmonie jusqu’à fuir la moindre assonance, qui poussait jusqu’à la manie la haine des répétitions, qui exigeait la suite la plus rigoureuse dans les métaphores, qui supprimait les qui et les que et prétendait qu’avec de l’application et du goût on peut arriver à avoir du talent ?‌

Peut-on se démentir plus brutalement ?‌

Oui, nous avons vu ce spectacle, cette contradiction vengeresse : M. Brunetière proposant à notre admiration un style qui est précisément admirable, parce qu’il a été écrit d’après les principes que M. Brunetière venait de combattre. Car, il n’y a pas à dire, si ce style a raison, c’est vous, monsieur Brunetière, qui avez tort. Vous n’aviez, d’ailleurs, que l’embarras du choix : toutes les descriptions de Flaubert sont aussi parfaites …‌

Et voilà comment, avec les théories que vous contestez, on a fait des chefs-d’œuvre auxquels vous êtes forcé de venir rendre hommage.

XV §

M. Emile Faguet et les ratures. — L’apothéose de la rature. — Principes de M. Emile Faguet sur le travail. — Les objections de M. E. Faguet. — Atténuations et distinctions. — George Sand et M. Emile Faguet. — Les corrections de Chateaubriand. — Conclusion de M. Faguet.

Sous le titre l’Apothéose de la rature, M. Emile Faguet a consacré à notre dernier livre, dans la Revue latine48, un spirituel et consciencieux article. Je tiens M. Faguet pour un critique de premier ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, de juge littéraire plus perspicace, plus rapidement, plus universellement compréhensif. Lettré, érudit, philosophe et journaliste, M. Faguet a tout lu et s’assimile tout. Nous lui devons les plus belles études qui aient été publiées de notre temps sur les grands auteurs classiques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, à tous les points de vue, son opinion m’était donc précieuse.‌

Sur la nécessité du travail dans le style, je constate avec plaisir que nous sommes d’accord. Il y a des objections de détails, des divergences, des restrictions ; mais, en principe, nous sommes d’accord : « On ne saurait dire trop, ni même assez, écrit M. Faguet, à quel point le livre de M. Albalat est recommandable et vénérable, combien il a coûté d’efforts, de labeur, de patience, d’énergie visuelle et d’énergie mentale ; combien aussi, tout compte fait, il est utile… M. Albalat veut qu’on corrige beaucoup et répète cent fois, sous diverses formes toujours heureuses, que l’on n’a jamais assez corrigé. En principe, il a raison, et il est parfaitement entendu qu’à tout écrivain de moyen ordre, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf sur cent, c’est-à-dire à quasi nous tous, je donnerai très exactement le même conseil. »‌

Je pourrais m’arrêter là. Ces lignes résument notre ouvrage ; c’est à ces quatre- vingt-dix-neuf écrivains sur cent qu’il s’adresse. L’aveu est d’autant plus significatif, que personnellement M. Faguet ne rature pas ou presque pas. Son énorme production est à peu près toujours spontanée. A peine prend-il le temps de ponctuer ses phrases. Le stylo de M. Faguet est l’instantanéité même ; c’est du style parlé par un homme de beaucoup d’esprit. Je ne connais pas deux exemples d’une pareille promptitude d’inspiration.‌

Venons aux désaccords de détails : « Mais, comme nous le verrons peut-être, dit M. Faguet, ce sont précisément les grands écrivains qui, je ne dis pas toujours, mais assez souvent, n’ont pas besoin de se corriger et perdent à se corriger. » J’ai beau chercher, je l’avoue, je ne vois pas quels sont ces grands écrivains. Ce n’est ni Malherbe, ni Guez de Balzac, ni Voiture, ni Boileau, ni Bossuet, ni Pascal, ni La Bruyère, ni Montesquieu, ni Buffon, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Flaubert, ni même Racine, qui ne s’est pas mal trouvé de faire difficilement des vers faciles. Je ne sais si tous ces auteurs n’avaient pas besoin de se corriger. Du moins ont-ils cru en avoir besoin, puisqu’ils ont, en effet, énormément corrigé et que la valeur de leurs œuvres démontre qu’ils n’ont pas perdu à se corriger.‌

M. Faguet pense avec raison « qu’il serait excessif de conseiller à tout le monde de refaire sa page autant de fois que Flaubert refaisait les siennes », parce que tout le monde, en effet, ne se trouve pas entravé par les difficultés initiales, le bégaiement écrit, la puérilité des premiers jets de Flaubert. Nous sommes d’accord là-dessus. Nous avons seulement conseillé à chacun de refaire son style, selon ses moyens et ses aptitudes, jusqu’à ce qu’on en soit satisfait, et je crois que, dans cette mesure, le conseil peut s’appliquer à tout le monde. Flaubert avait une manière de travailler exceptionnelle ; mais, quand je vois Malherbe raturer sans cesse, Boileau se remettre vingt fois sur le métier, Chateaubriand refaire jusqu’à dix-huit fois la même page, je deviens rêveur, et je me dis qu’il est très possible que tous les grands écrivains aient à peu près autant travaillé.‌

« Il y a des écrivains, dit M. Faguet, qui se gâtent en se corrigeant, et il y en a d’autres qui s’améliorent. Voulez-vous que je dise tout de suite que plus nombreux sont ceux qui s’améliorent ? Je le dirai ; c’est ma conviction, encore que les statistiques soient diablement incomplètes ; mais enfin je le crois. Seulement il y en a aussi qui se gâtent en se corrigeant. Et cela suffit pour nous acheminer vers un certain scepticisme, un scepticisme relatif. »‌

Nous admettons ce scepticisme, à condition qu’on le tienne, en effet, pour tout ce qu’il y a de plus relatif, un peu de doute, si l’on veut, ce que les théologiens appellent une tentation contre la foi.‌

On le voit, les objections de M. Faguet contre la nécessité de corriger son style proviennent de ce fait qu’il y a des écrivains qui ne savent pas ou ne peuvent pas se corriger. Parmi ces derniers, il nomme Stendhal. « Il écrivait mal, dit-il, et il n’aurait rien gagné à essayer de s’amender. Quand il l’a fait, il n’y a rien gagné du tout, la seconde version est aussi mauvaise que la première. A ceux-ci il n’y a rien à dire, et M. Albalat conviendra que sa norme n’est pas infaillible, puisque certains écrivains perdraient tout leur temps à ce travail de reconstitution patiente. Ils seront de mauvais écrivains, voilà tout. »

Oui, voilà tout. Mais, encore une fois, parce qu’il y a des écrivains qui ne veulent ni ne peuvent se corriger, s’ensuit-il qu’on ne doive pas conseiller le travail à ceux qui veulent et peuvent se corriger ? Renonce-t-on à tirer profit d’une méthode, sous prétexte que d’autres sont incapables de s’en servir ? Le style des débutants, des élèves, des écrivains ordinaires, sera-t-il meilleur, si on leur dit : « Ne corrigez pas, c’est inutile. Fiez-vous à votre premier jet. » Qui osera le soutenir ? Corriger son style sera donc toujours, quoi qu’on dise, une chose excellente. Ceux qui en sont incapables s’en passeront. C’est leur affaire.

Il faut distinguer, dites-vous ? A quoi bon ? Ceux qui n’ont pas le don de la rature le verront bien. Quand Boileau conseillait de mettre vingt fois son ouvrage sur le métier, de le polir et de le repolir sans cesse, il ne distinguait pas, il s’adressait à tout le monde, et il n’avait pas tort. Donc, tant pis pour les écrivains incapables de raturer. Ils sont hors de cause. C’est tout ce qu’on peut conclure.

Reprenant une objection qu’on nous fait. M. Faguet nous blâme de proscrire, avec Chateaubriand et Flaubert, les trop fréquentes répétitions des mêmes mots et des auxiliaires avoir et être. « Les classiques en sont pleins ! » Eh ! je le sais bien. Les classiques s’embarrassaient peu de ces négligences ; c’étaient pourtant des négligences, et la preuve, c’est qu’on eût pu les retrancher sans que leur prose en souffrît. L’exemple de Bossuet surtout est peu concluant. Bossuet avait un style de génie, dont les qualités créatrices éclatent à chaque ligne et font oublier toute espèce de défauts. Ce n’est pas précisément le cas des écrivains ordinaires. N’ayant pas les mêmes qualités, ils ont tout à perdre à se permettre les mêmes défauts, alors surtout qu’il ne peut y avoir que du profit à surveiller les trop fréquentes répétitions, l’abus des qui et des que et des auxiliaires. Je crois ce principe parfaitement raisonnable. Il n’y a pas, d’ailleurs, de défauts littéraires dont on ne puisse trouver des exemples chez les classiques. Rousseau, Buffon et Chateaubriand ont-ils cru devoir se passer d’harmonie sous prétexte que de Retz ou Montaigne en manquent ? M. Faguet n’estime pas que les répétitions exagérées des auxiliaires rendent banal le style de George Sand. Il a raison ; et aussi bien n’est-ce pas le seul motif. J’ai dit que la banalité de ce style réside surtout dans les clichés et les expressions toutes faites. Barbey d’Aurevilly a signalé autrefois, dans les Lettres à Marcie de l’auteur d’Indiana, ce genre d’images surannées, qui, constitue la manière de George Sand .‌

« Il s’agit tout le temps, dit-il, d’orages, de ruines qui croulent, de parvis, de feuilles sèches, que disperse le vent de la mort ; de la colombe qui construit son nid solitaire (pour dire le célibat) ; de volcans à peine fermés (pour dire les passions apaisées) ; du forum, pour dire, comme les avocats, la vie publique ; de l’ange de la destinée, de la lampe de la foi, de la coupe de miel offerte aux lèvres pures (pour dire une vie heureuse, bien qu’on ne mette guère maintenant du miel dans les coupes) ; des anneaux rattachés de la chaîne brisée ; du fait de la richesse, du règne de la vérité qui s’annonce à l’horizon ; du volcan, de l’éternel volcan qui vomit par ses mille cratères de la fange et de la lave, et enfin du bouclier, pour dire : le sentiment qui défend son cœur ! Eh bien ! y a-t-il un seul de ces tropes décrépits et solennels qui, franchement, soit au-dessus de la portée d’un Prudhomme quelconque qui voudra dire les mêmes choses que Mme Sand49 ? »‌

Quant aux répétitions des verbes avoir et être, George Sand en a vraiment abusé, comme on l’a vu par nos extraits. Ici M. Faguet trouve que je triche un peu.‌

« M. Albalat, dit-il, triomphe en prenant ses exemples dans Pauline. En vérité, c’est un peu tricher. La gloire de George Sand n’est pas, que je sache, assise sur Pauline… » Mon Dieu, j’ai cité Pauline parce que j’avais ce volume sous la main. Je crois, en effet, ces sortes de défauts moins fréquents dans ses chefs-d’œuvre ; mais trop souvent encore y pourrait-on relever des pages comme celle-ci, qui est d’Indiana, son premier livre célèbre :‌

« Raymond, cédant à la fatigue, s’était endormi profondément, après avoir reçu fort sèchement sir Ralph, qui était venu prendre des informations chez lui. Lorsqu’il s’éveilla, un sentiment de bien-être inonda son âme ; il songea que la crise principale de cette aventure était enfin passée. Depuis longtemps, il avait prévu qu’un instant viendrait le mettre aux prises avec cet amour de femme ; qu’il faudrait défendre sa liberté contre les exigences d’une passion romanesque, et il s’encourageait d’avance à combattre de telles prétentions. Il avait donc franchi, enfin, ce pas difficile ; il avait dit non. Il n’aurait plus besoin d’y revenir, car les choses s’étaient passées pour le mieux. Indiana n’avait pas trop pleuré, pas trop insisté. Elle s’était montrée raisonnable. Elle avait compris au premier mot, elle avait pris son parti vite et fièrement.‌

Raymond était fort content de sa providence, car il en avait une à lui, à laquelle il croyait en bon fils et sur laquelle il comptait pour arranger toutes choses au détriment des autres plutôt qu’au sien propre », etc.‌

Pour le style et les corrections de Fénelon, M. Faguet est « presque toujours de notre avis ». Mais nos appréciations diffèrent sur bon nombre de corrections de Chateaubriand. Peut-être, en effet, ai-je un peu trop subi l’influence du texte que j’étudiais, et trop souvent approuvé les ratures du grand écrivain. Faiblesse bien pardonnable et débat, d’ailleurs, sans conclusion, puisque la conclusion dépend des idées de chacun sur le style. M. Faguet est comme Sainte-Beuve : les audaces de Chateaubriand l’effrayent. Je suis, au contraire, de ceux qu’elles n’effrayent pas, et j’aime mieux voir la plume de Chateaubriand « faire feu » dans les Mémoires que somnoler dans les Natchez. Affaire de goût. Chateaubriand, par exemple, avait d’abord écrit : « Le vent de la mer et les tempêtes de Noël ébranlaient les vitraux de l’église. » II corrige par cette phrase : « Les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique et ébranlaient les voûtes de la nef. » — « Ainsi, dit M. Faguet, les rafales ne faisaient que frôler les vitraux, mais elles ébranlaient les voûtes. Le phénomène est singulier. » Je ne trouve pas. Il est très naturel, au contraire. Les rafales glissent sur un vitrail, et leur ensemble ébranle (au figuré) l’édifice. C’est ainsi que le vent secoue les grands arbres et agite à peine un brin d’herbe.‌

M. Faguet termine par ces mots son étude pleine de déductions pénétrantes : « Donc point de conclusion et point de règle. M. Albalat a eu tort de trop conclure et de trop légiférer. » Mais non ! il y a bel et bien une conclusion ; seulement cette conclusion, M. Faguet ne l’a pas mise à la fin, mais au commencement de son article. Je l’ai citée déjà et je la redis : « M. Albalat veut qu’on corrige beaucoup et répété cent fois, sous diverses formes toujours heureuses, que l’on n’a jamais assez corrigé. En principe, il a raison et il est parfaitement entendu qu’à tout écrivain de moyen ordre, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix-neuf sur cent, c’est-à-dire à quasi nous tous, je donnerai très exactement le même conseil. »

Nous voilà donc d’accord, et ceci est bien la conclusion, non seulement de M. Faguet, mais de nos trois volumes d’enseignement.

XVI §

La question des images. — Les métaphysiciens du style. — La théorie et la pratique — Reproches immérités. — Enseigne-t-on à créer les images ? — La preuve par les écrivains.

Les images ont une grande importance dans l’art d’écrire. Elles sont le lustre du style.

On conçoit donc que nous ayons insisté sur leur emploi, leur qualité et leur formation ; mais là encore on a essayé de travestir notre pensée. On nous accuse, entre autres reproches, de vouloir enseigner de toutes pièces à créer les images. M. Philéas Lebesgue est un de ceux qui se sont le plus indignés de cette prétention, et son animosité s’explique lorsqu’on connaît ses idées littéraires. Disciple zélé de M. de Gourmont, M. Lebesgue a, comme lui, sur le style, des théories scientifico-philosophiques.

« Le style, dit-il, c’est la partie vivante de nous-mêmes qui consent à former la chair impalpable des idées ; suivant la qualité de cette atmosphère de notre âme, à quoi s’emprunte le mystère de l’expression par la parole, varie la qualité de cette expression même. C’est affaire de tempérament. Selon notre virtualité jaillit de nous le style : il est notre conscience projetée au dehors de nous dans le miroir sonore des mots. Il est le symbole de l’individu, comme la langue est le symbole de la nation qui la parle, et nulle image n’est plus fidèle. Quand une langue s’arrête de vivre, quand son pouvoir d’assimilation diminue et qu’elle se laisse envahir par les broussailles étrangères du pédantisme et du cosmopolitisme, c’est que la force d’expansion de la race a baissé dans la même proportion. L’idée même de patrie peut se lire, plus ou moins vive et volontaire, en la physionomie du langage : c’est là que toute maladresse ethnique se trahit, à fleur de peau — marbrures50 ! »

Buffon avait dit avec plus de simplicité : « Le style, c’est l’homme. »‌

« Il est donc superflu, conclut M. Lebesgue, de prétendre enseigner le style : le sens de la Beauté ne se démontre pas, et nulle analyse ne saurait, ni en vingt leçons, ni en cent, le disséquer. Tout au plus serait-il susceptible d’être éveillé, aiguisé. Et encore ! Créateur d’instinct, il est rebelle implacablement aux règles livresques. »‌

C’est toujours la même question. Il y a évidemment deux façons d’étudier le style ; l’une technique, par les procédés et le métier ; l’autre philosophique, par les idées et les principes. C’est cette seconde manière, renforcée de métaphysique et de science, que choisissent M. Lebesgue et ses amis. Il est clair qu’en se cantonnant dans l’abstraction, en surélevant le point de vue, en méprisant les contingences d’exécution et les difficultés de détails, on peut un instant dominer le débat, passer pour avoir raison et présenter le problème comme résolu ou, plus exactement, comme inutile à résoudre. On n’a pas besoin de preuves et l’on brave la contradiction quand on affirme à priori : « On n’apprend pas à écrire ; le style est un don ; on a du talent ou on n’en a pas ; la vocation est tout, etc. » Au premier abord, rien n’est plus vrai. Voyez un paysage du haut d’une montagne : tout se nivelle, plus de relief, la plaine est égale ; mais descendons, s’il vous plaît : voici des vallées, des monticules, des rocs, mille accidents de terrain. Là où vous voliez du regard, il vous faudra marcher péniblement, et la route sera longue. Nous avons eu le tort ou plutôt nous avons eu le courage de quitter les hauteurs philosophiques où se placent nos adversaires ; nous sommes descendus dans les fondrières ; nous avons voulu débroussailler le chemin, nous frayer un passage dans l’encombrement des méthodes et le désarroi des contradictions. De là notre désaccord avec les purs théoriciens qui voudraient rendre l’art d’écrire inaccessible et indémontrable. Certes, oui, en principe, il faut avoir le don, il faut avoir le talent, et ni le don ni le talent ne se créent. Cela reste vrai même avec notre enseignement, même pour travailler, même pour raturer, même pour s’assimiler et se former. Nous avons dit tout cela dans nos livres ; on fait semblant de l’ignorer ; il faut donc le répéter sans cesse et jamais avec plus d’utilité qu’à propos de la création des images.‌

« Remontons à la source, dit M. Lebesgue. Si l’auteur de l’Art d’écrire (cet art de s’aimer soi-même) avait eu quelque souci de logique vraie dans la disposition des parties de son livre, à coup sûr il eût commencé par l’un des derniers chapitres, celui qu’il intitule : « Comment on crée les images ».

Là repose toute la science du Verbe ; mais je ne suis guère disposé à croire avec lui que l’on puisse apprendre à créer des images ; à les recomposer, à les arranger, je ne dis pas. Certes, on doit chercher toujours à préciser sa vision, à la détailler nettement ; mais avant tout, faut-il posséder la primordiale faculté de voir. »‌

C’est bien notre avis. Aussi avons-nous insisté sur la nécessité de voir et sur les moyens à employer pour apprendre à voir. Mais M. Lebesgue exige des conditions compliquées :‌

« Cela, d’ailleurs, ne suffit pas absolument à former l’écrivain ; il faut également savoir écouter, car c’est par l’harmonie, qualité rare, que les images s’évoquent, intégrales, dans le trame des phrases. Ainsi, pour répudier totalement, non seulement en paroles, mais en fait, les vieilles classifications de rhétorique, le traité de M. Albalat aurait dû s’appuyer sur une base absolument psychologique pour ensuite tenter de nous montrer comment les sensations arrivent à s’incarner, visuelles quand même, à travers les sons du Verbe humain, groupés en tous sens au hasard des mots et des comparaisons.‌

Nous eussions aimé voir de ces petites âmes, qui vivent de notre âme au contact des choses, évoluer dans le langage, etc. »‌

Le singulier livre que j’aurais écrit, si j’eusse suivi le conseil de ces messieurs ! Un traité philosophique du style n’est pas, au demeurant, une chose bien difficile. Mais mon but était plus pratique. Je n’ai jamais aimé l’idéologie et, lorsqu’il s’agit d’enseignement, je trouve que la meilleure méthode est de démontrer, non de philosopher. Je ne puis donc admettre la sévérité qu’on témoigne à ma théorie de la création des images.‌

« M. Albalat, dit injustement M. Lebesgue, tient avant tout à nous donner des formules, à nous enseigner des procédés. Comment on invente : « C’est par le travail, la sensibilité et l’imagination qu’on entretient et fortifie la faculté d’invention, dit-il (page 163) », comme si on acquérait de l’imagination, comme si invention et imagination n’étaient pas presque des synonymes. — Comment on obtient le relief : « Il faut exaspérer son style, le chauffer, l’enfiévrer », comme si cela ne dérivait pas directement de la qualité sensuelle de l’écrivain. — Comment refaire le mauvais style : c’est pourquoi l’auteur corrige Lamartine. Tout cela, néanmoins, serait excellent, si l’art d’écrire pouvait s’assimiler à la serrurerie ou au charronnage. Dans ce cas, le livre de M. Albalat pourrait avantageusement prendre place dans la collection des Manuels Roret

Malheureusement, de même que le fond ne saurait être distrait de la forme, (démonstration qui constitue l’un des meilleurs chapitres de l’ouvrage), de même on ne saurait faire agir le cerveau en vue d’écrire, s’il n’est d’avance sollicité par l’éveil de quelque passion, au sens pur du mot. »‌

Voilà bien des railleries inutiles ! Le chapitre qui a si fort irrité ce jeune critique se réduit à une modeste démonstration que je crois très acceptable. Le lecteur en jugera : J’ai dit, page 287 de l’Art d’écrire, que « pour trouver des images ou les rendre saillantes quand elles ne le sont pas, le travail et la refonte sont les deux grands moyens après le génie naturel ». Cette opinion ne me paraît pas si scandaleuse. Cela signifie, en propres termes, qu’on trouve d’abord des images quand on a du talent ou du génie, ce qui est, je crois, faire la part assez belle à la spontanéité et à l’inspiration. « On les découvre, déclarons-nous ensuite, par inspiration ou à tête reposée », autrement dit par l’effort, la réflexion et le travail ajoutés au talent naturel. Cela non plus ne me semble point tout à fait absurde. Nous constatons, en outre, « qu’il y a des images d’une qualité qu’on sent difficile à trouver soi-même, qui révèle le génie et dont on ne peut fournir le métier ». Comment nous reproche-t-on après cela de méconnaître l’originalité personnelle, la valeur du premier jet, le mérite de l’invention ?‌

Ceci posé, mon livre s’adressant aux débutants et aux élèves, c’est-à-dire à ceux qui commencent à exercer leur faculté d’invention, j’ai prévenu, en effets ces apprentis écrivains « qu’il y avait des images qu’on peut découvrir plus facilement que d’autres, par l’application de l’esprit et l’effort du travail », à condition toujours d’avoir « du talent et des dispositions imaginatives ». Cela encore ne m’a pas du tout l’air d’un paradoxe. Il est vrai que j’ai conseillé, pour créer les images, de les « renouveler », de « pousser l’idée », de « l’exagérer exprès » et, par exemple, au lieu de : Ils criaient leur pénitence, d’écrire comme Bossuet : Ils rugissaient leur pénitence. Ces deux ou trois conseils ont peut-être un peu l’air empirique au premier abord. Ce sont pourtant des leçons logiquement déduites de certains exemples de corrections manuscrites de Victor Hugo, Chateaubriand, Flaubert ou Bossuet. Quand on voit ces grands artistes, entre trois ou quatre expressions, se décider presque toujours pour la plus forte, n’a-t-on pas le droit de traduire ce fait en formule et de tirer un conseil de ce procédé ?‌

C’est ainsi qu’aucune de nos théories n’a été imaginée. Toutes traduisent les procédés de travail employés par les meilleurs écrivains, et c’est ce qui rendra toujours notre enseignement difficile à réfuter.‌

Quand, enfin, j’aurai rappelé que je conseille « de songer aux divers rapports que peuvent présenter les objets, aux idées à côté qu’ils évoquent, aux ressemblances, aux contrastes, aux antithèses, en recommandant d’étudier les métaphores des auteurs », je crois que j’aurai à peu près énuméré tous mes crimes.‌

Cette doctrine mérite-t-elle tant de colère ? Est-on si sûr que ces conseils soient sans profit ? Est-ce vraiment là de la serrurerie, du charronnage, du Manuel Rorel ; et peut-on dire, comme ajoute M. Lebesgue, « que j’apprends à voler avec des ailes de papier mâché » ?‌

J’ai voulu tout simplement aviver, développer le talent, et plus j’y songe, plus je trouve que le paradoxe et l’erreur sont du côté de mes adversaires.

XVII §

La question des clichés. — Les objections. — Mise au point des objections. — MM. de Gourmont et Vergniol. — Principe général. — Les mauvais clichés. — L’usage des clichés.

La question de l’emploi des clichés dans le style est la partie de notre enseignement qui a été le plus attaquée. Les violentes objections qu’on nous a faites peuvent à peu près se résumer dans deux pages, l’une de M. de Gourmont, l’autre de M. Vergniol.‌

« M. Albalat, dit le premier, donne de fort amusantes listes de clichés, mais sa critique est parfois sans mesure. Je ne puis admettre, comme clichés, chaleur bienfaisante, perversité précoce, émotion contenue, front fuyant, chevelure abondante, ni même larmes amères, car des larmes peuvent être amères et des larmes peuvent être douces. Il faut comprendre aussi que l’expression qui est à l’état de cliché dans un style, peut se trouver dans un autre à l’état d’image renouvelée. Emotion contenue n’est pas plus ridicule qu’émotion dissimulée ; quant à front fuyant, c’est une expression scientifique et très juste qu’il suffit d’employer à propos. Il en est de même des autres. Si on bannissait de telles locutions, la littérature deviendrait une algèbre qu’il ne serait plus possible de comprendre qu’après de longues opérations analytiques ; si on les récuse parce qu’elles ont trop souvent servi, il faudrait se priver encore de tous les mots usuels et de tous ceux qui ne contiennent pas un mystère. Mais cela serait une duperie. Les mots les plus ordinaires et les locutions courantes peuvent faire figure de surprise. Enfin le cliché véritable, comme je l’ai expliqué antérieurement, se reconnaît à ceci : l’image qu’il détient en est à mi-chemin de l’abstraction au moment où, déjà fanée, cette image n’est pas encore assez nulle pour passer inaperçue et se ranger parmi les signes qui n’ont de vie et de mouvement qu’à la volonté de l’intelligence. Très souvent dans le cliché, un des mots a gardé un sens concret, et ce qui nous fait sourire, c’est moins la banalité de la locution que l’accolement d’un mot vivant et d’un mot évanoui. Cela est très visible dans les formules telles que ; le sein de l’Académie, l’activité dévorante, ouvrir son cœur, la tristesse était peinte sur son visage, rompre la monotonie, embrasser des principes. Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. Mais ce dernier cliché s’est formé à un moment où le mot comble était très vivant et tout à fait concret ; c’est parce qu’il contient encore un résidu d’image sensible que son alliance avec vœux nous contrarie » Dans le précédent, le mot colorer est devenu abstrait, puisque le verbe concret de cette idée est colorier, et il s’allie très mal avec rougeur et avec joues. Je ne sais où mènerait un travail minutieux sur cette partie de la langue dont la fermentation est inachevée ; sans doute finirait-on par démontrer assez facilement que, dans la vraie notion du cliché, l’incohérence a sa place à côté de la banalité. Pour la pratique du style, il y aurait là matière à des avis motivés que M. Albalat pourrait faire fructifier51 », Voici maintenant ce que dit M. Vergniol dans la Quinzaine :‌

« M. Albalat s’élève, et combien justement, contre les expressions banales, toutes faites et vides de sens. Il en cite un grand nombre. Je ne les déteste pas moins, pour la plupart. Mais pourquoi M. Albalat proscrit-il : Prendre une résolution, concevoir des craintes, dissiper des illusions, etc. ? Il n’y a rien là d’inédit ni de pittoresque, évidemment. — « Verbes à tout faire ! s’écrie-t-il, On dit : prendre une décision, un conseil, etc. ; dissiper le brouillard, la fumée se dissipe, l’écolier se dissipe en classe, etc. ; concevoir un projet, un espoir, une entreprise, etc. » Sans doute. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que la langue française est pauvre, que les verbes prendre, concevoir, dissiper, etc., se prêtent à différents sens et acceptent divers régimes. À qui la faute ? Et je veux bien encore que vaincre une résistance soit un « cliché » de premier ordre, mais par quoi le remplacer ? Et quand je veux dire ; vaincre une résistance, comment le dire mieux autrement ?… — Et puis, voyez l’arbitraire ! M. Albalat rejette « s’enquérir de l’heure » et préfère « demander l’heure qu’il est ». Eh bien, non : « Il demanda quelle heure il était », je trouve cela affreusement lourd et inharmonique, et je préfère, moi : « Il s’enquit de l’heure ». — Les larmes amères, les magnifiques ombrages, une douce extase, une activité dévorante, une impatience fiévreuse, etc., etc. (que d’et caetera, en effet, mon Dieu !), sont certainement d’abominables « clichés », qui n’inspirent autant d’horreur qu’à M. Albalat. Mais dans : les délices de cette rêverie, la mobilité des passions, les précoces disgrâces (Bossuet), que découvre-t-il de si original et de si hardi qu’il proclame ces expressions « saisissantes » ? Ce qu’il y voit, moi je ne le vois pas, et d’autres ne le verront pas davantage, et c’est précisément le côté faible du système. »‌

Je reconnais volontiers avoir été un peu sévère sur cette question. Le catalogue d’expressions banales que j’ai donné était peut-être un peu trop exclusif ; mais il s’agissait d’affirmer un principe, et un principe considérable, qui doit dominer l’art d’écrire. J’ai donc cru devoir mettre une certaine rigueur dans la doctrine, et c’est pour cela que j’ai étendu le plus que j’ai pu une liste destinée à bien faire voir en quoi consistait l’expression banale. En pratique, les opinions qu’on me reproche ne sont pas si extrêmes, et je crois, au contraire, avoir fait des concessions et montré de la mesure.

 

Qu’avons-nous dit, en somme ? Nous avons dit que « la marque du cliché, de l’expression toute faite, ce n’est pas d’être simple, ordinaire, déjà employée ; c’est qu’on peut la remplacer par une autre plus simple ; c’est que, derrière elle, il y a la vraie, la seule, celle qu’il faut mettre à tout prix, l’eût-on dite mille fois ».‌

On le voit. Ce n’est pas tout à fait l’opinion qu’on me prête.‌

On prend quelques expressions dans ma liste de clichés et on nous dit : « Vous proscrivez ce genre de phrases. Il n’y a plus moyen d’écrire ! »‌

Or, non seulement je ne le proscris pas, ce genre de phrases, mais j’ai déclaré formellement ceci, de peur qu’on ne se méprenne :‌

« Cela ne veut pas dire qu’on doive proscrire ces expressions, Il y a des cas où il les faut, où elles sont très belles et où rien ne peut les remplacer… On peut se permettre ces locations et on les trouve chez les meilleurs écrivains ; mais c’est la continuité qui crée la banalité et le caractère incolore du style. »‌

Pourquoi nos adversaires tronquent-ils toujours notre pensée et ne rapportent-ils que la moitié de nos opinions ?

Notre doctrine se résume donc à ceci : nous posons en principe qu’il faut éviter les clichés et le style banal ; nous donnons de ce genre de style des exemples aussi étendus que possible, et finalement nous condamnons, non pas remploi de ces expressions, mais leur emploi continu. N’est-ce pas très raisonnable ?

XVIII §

Confession personnelle. — Résumé de notre enseignement. — Son utilité pratique.

Nul ne peut se flatter de produire des œuvres sans défauts. Ma seule ambition a été d’écrire quelque chose qui fût pratique. Par l’étude des procédés et du métier, par l’anatomie et la décomposition du style, j’ai essayé de renouveler un enseignement qui s’épuisait dans la banalité et la routine. Si l’on veut être juste, on conviendra qu’il n’était pas tout à fait facile de donner un peu de solidité à des matières susceptibles de tant de nuances et qui se prêtent à des interprétations si diverses. Que certains chapitres de mes ouvrages soient exagérés ; qu’il y ait de l’intransigeance dans quelques exemples ; que j’aie parfois outré les principes et les conséquences, je le confesse volontiers. On n’est pas toujours maître de se modérer quand on rompt avec les idées reçues. Mon premier livre étant une réfutation des Cours de littérature ordinaires, ne suis-je pas un peu excusable d’avoir poussé trop en avant ceux qui voulaient nous tirer trop en arrière ? On peut me blâmer notamment d’avoir voulu corriger certaines phrases d’écrivains célèbres. Ces sortes d’exercice ne choquent point quand ils s’appliquent à de la prose anonyme ; ils sont peut-être messéants quand il s’agit des grands écrivains. En revanche, si je reconnais avoir été trop sévère pour les clichés et les phrases toutes faites, je persiste néanmoins à penser qu’un style où il n’y aurait que cela ne serait pas un bon style.‌

Sauf quelques oublis de peu d’importance, dont je demande qu’on me fasse crédit, je ne crois pas, en conscience, avoir d’autre reproche à me faire. Si mes trois premiers livres ont provoqué d’ardentes ripostes, je garde, du moins, la satisfaction de n’avoir moi-même jamais attaqué personne. C’est volontairement que j’ai poussé l’indifférence jusqu’à laisser sans réponse les pires réfutations. Je me décide aujourd’hui à rompre ce silence, mais c’est tout à fait sans rancune et après avoir donné à mes adversaires le temps de réfléchir et de se calmer. Encore n’ai-je pris la plume que pour me défendre. Il était essentiel pour moi de ne pas laisser croire à mes lecteurs que je me trouvais à court de raisons. Après tout, ce sont encore des enseignements de style que j’ai dégagés de ce conflit, et l’on daignera remarquer que je soutiens ici la cause de mes lecteurs bien plus que ma propre cause. Je pense très sincèrement avoir rendu service, dans une modeste mesure, non seulement aux lettrés et aux artistes, mais à tous ceux qui désirent simplement voir un peu clair et mettre un peu d’ordre dans ces matières. Si mes ouvrages n’apprennent pas à écrire, ils apprennent certainement à lire, et, s’ils ne donnent pas du talent, ils montrent, du moins, en quoi il consiste. C’est un résultat dont on m’a remercié unanimement.

M. de Gourmont lui-même reconnaît que ma tentative a du bon. Mon analyse « est mauvaise, dit-il. Cependant M. Albalat en a tiré une méthode pratique dont on peut dire que, si elle ne formera aucun écrivain original, il le sait bien lui-même (?), elle pourrait atténuer, non la médiocrité, mais l’incohérence des discours et des écritures auxquels l’usage nous contraint de prêter quelque attention. Ce Manuel serait inutile plus encore que je ne le crois que tel et tel de ses chapitres garderaient leur intérêt de documentation et d’exposition52. » Les pires adversaires de nos théories nous rendent justice : « Ce livre, dit M. Joran, est un guide moins pour les élèves, en dépit du titre, que pour les maîtres, pour ceux enfin dont la personnalité s’est déjà dégagée et qui n’ont plus qu’à fortifier en eux l’originalité par des lectures et des méditations appropriées53. »

Après avoir bien réfléchi, bien pesé les raisons pour et contre, je garde donc la conviction non seulement que ma méthode n’est point mauvaise, mais qu’il n’y en a pas d’autre à proposer. Ou il faut renoncer à enseigner le style, ou il faut se décider à étudier les procédés et le métier. C’est dans cette voie qu’on devra marcher, sous peine de retomber dans l’idéologie et les errements dont les anciens Manuels ont épuisé toute l’illustration. Le mouvement est donné, on le suivra, on le suit déjà. Les meilleurs ouvrages de critique qui aient été publiés, ces dernières années, ont pris pour méthode l’étude des manuscrits et des ratures. L’avenir, non seulement de la critique d’enseignement, mais de la critique d’appréciation, est là, et il n’est que là. C’était la conclusion de nos précédents ouvrages. Ce sera la conclusion de celui-ci.‌

Conclusion §

Qu’on me permette quelques brèves réflexions avant de fermer ce volume. Les critiques de bonne foi, ceux qui n’aiment ni le paradoxe, ni l’injustice, ceux-là ne se sont pas trompés sur la portée et la signification de nos livres. En leur offrant ici tous mes remerciements, je voudrais signaler, pour leur grande sympathie de compréhension, MM. Gabriel Colin, qui dans l’Univers, le Bulletin de la Société d’éducation et bien d’autres Revues, s’est fait le propagateur sincère de nos théories ; Elzéar Rougier, mon fidèle ami de doctrine et d’idées, qui répand la bonne parole littéraire en province ; Michel Salomon, qui nous défend si vaillamment dans le Journal de Genève ; Ch. Le Goffic, qui ne cache pas non plus ses convictions ; André Chaumeix qui, dans un succinct article du Correspondant, a publié la plus claire et la plus complète exposition de nos livres ; des professeurs, comme MM. Henri Chantavoine, Victor Giraud, Glachant, Pierre Brun, Châtel, Pascal Monet, Gustave Allais, Vergniol, Valéry le Ricolais, Jules Delvaille, Gausseron, Van Dooren, qui soutiennent nos principes avec tant de compétence dans leurs chaires ou dans des Revues ; Virgile Rossel dans la Revue du dimanche de Lausanne ; le P. Chérot dans les Études religieuses ; Lapauze, H. d’Alméras, Jean Lionnet, Henri Bordeaux, L. Gaubert, H. Duvernois, Rivoire et tant d’autres pour qui j’ai les mêmes sentiments de reconnaissance.‌

Je ne puis éprouver également qu’une très sincère gratitude pour les critiques qui, m’opposant des réserves m’ont fait l’honneur de m’éclairer dans leurs objections, MM. Gaston Deschamps dans le Temps, Blum dans Gil Blas, Ballot dans le Figaro, Ernest Charles dans la Revue bleue, Bertaut dans la Revue hebdomadaire, Guerlin dans la Revue Mame, Adolphe Brisson dans les Annales, Masel dans la Revue du Midi, Durand-Gréville dans le Journal de Saint-Pétersbourg, etc.‌

Appendice §

Les reproches que M. de Gourmont fait à Leconte de Lisle sont injustes et puérils. D’après lui, l’Homère parnassien, c’est-à-dire celui de Leconte de Lisle, « multiplie les épithètes imprécises et inutiles, Les piques sont toujours éclatantes, la terre nourricière, les chevaux rapides, le lait blanc, les nefs creuses, la guerre lamentable, etc. » Ce procédé d’épithètes fixes, que l’auteur de l’Iliade tient certainement par tradition de ses prédécesseurs, n’a absolument rien de parnassien. Elles sont dans Homère ; Leconte de Lisle n’a fait que les reproduire, et Desmarets de Saint-Sorlin les dénonçait bien avant M. de Gourmont. On reproche encore à cet Homère parnassien d’avoir dit de l’espion Dolon : « Il s’arrête, plein de crainte, épouvanté, tremblant, pâle et ses dents claquaient. » « Il lui faut, dit-on moqueusement, cinq épithètes ! » Encore une fois, ce n’est pas la faute du traducteur parnassien. Ces cinq expressions sont dans l’original. Voici le texte juxtalinéaire, que j’emprunte aux traductions classiques de Hachette : « Et lui, certes, s’arrêta, et trembla, claquant des dents, et un bruit de dents eut lieu dans sa bouche, pâle de frayeur. » Si ce n’est pas encore là « le véritable Homère », où donc peut-il être, et où le doit-on chercher ? Or, Leconte de Lisle est partout fidèle à ce souci de littéralité, et c’est ce qui donne tant de force à sa traduction. Sans quitter le chant X, quelques exemples nous montreront l’exact procédé de traduction du poète parnassien. Voici le début :‌

Traduction Leconte de Lisle

Les chefs des Panakhaiens dormaient dans la nuit, auprès des nefs, domptés par le sommeil ; mais le doux sommeil ne saisissait point l’Atréide Agamemnôn, prince des peuples, et il roulait beaucoup de pensées dans son esprit.‌

De même que l’Epoux de Hèrè lance la foudre, ce grand brui précurseur des batailles amères, ou de la pluie abondante, ou de la grêle pressée, ou de la neige qui blanchit les campagnes ; de même Agamemnôn poussait de nombreux soupirs du fond de sa poitrine, et tout son coeur tremblait quand il contemplait le camp des Troiens (sic) et la multitude des feux qui brûlaient devant Ilios, etc.‌

Traduction Hachette juxtalinéaire‌

Les autres chefs
De tous-les-Achéens‌
Dormaient toute-la-nuit‌
Après de leurs vaisseaux,‌
Etant domptés par le sommeil.‌
Mais le sommeil aimable [doux]
Ne tenait pas
Agamemnon fils-d’Atrée,‌
Pasteur des peuples,
Agitant beaucoup de pensées‌
Dans son esprit.
Et comme lorsque l’époux‌
De Junon à-la-belle-chevelure‌
Sent à faire briller l’éclair,‌
Séparant ou la pluie‌
Nombreuse, infinie,
Ou la grêle, ou la neige,‌
Quand du moins la neige
Couvert d’une couche les champs‌
A quelque part
La gueule grande
De la guerre amère ;‌
De même Agamemnôn‌
Gémissait fréquemment‌
Dans sa poitrine
Du fond du cœur ;‌
Et les entrailles à lui
Tremblaient intérieurement.‌

MÊME CHOSE : La Mort de Dolon

Traduction Hachette juxtalinéaire

Mais Diomède puissant,
Ayant regardé certes lui en dessous
Dit à lui :
« ne te mets pas certes dans l’esprit
la fuite du moins,
Dolon,
Quoique ayant annoncé
De bonnes choses,
Puisque tu es venu dans nos mains.
Car si à la vérité nous délivrions
Ou renvoyions toi maintenant,
Certes et dans la suite tu viendrais
Vers les vaisseaux rapides
Des Achéens
Ou devant espionner,
Ou devant combattre ouvertement ;
Mais si dompté par mes mains
Tu venais à perdre la vie,
Toi tu ne serais plus jamais
Un fléau pour les Argiens ensuite.
Il dit, et celui-ci allait
Supplier lui
Ayant saisi son menton
De sa main épaisse ;
Mais lui le frappa
Au cou au milieu,
S’étant élancé avec son épée,
Et lui coupa deux nerfs ;
Et la tête donc
De celui-ci parlant encore
Fut mêlée à la poussière.
Or ils enlevèrent de la tête de lui
Et son casque de peau de belette
Et sa peau de loup
Et son arc élastique
Et sa lance longue…

Traduction Leconte de Lisle

Dolon, ne pense pas m’échapper, puisque tu es tombé entre nos mains, bien que tes paroles soient bonnes. Si nous acceptons le prix de ton affranchissement et si nous te renvoyons, certes, tu reviendras auprès des nefs rapides des Akhaiens, pour espionner ou combattre ; mais, si tu perds la vie, dompté par mes mains, tu ne nuiras jamais plus aux Argiens ?

Il parla ainsi, et comme Dolon le suppliait, en lui touchant la barbe de la main, il le frappa brusquement de son épée au milieu de la gorge et trancha les deux muscles. Et le Troien parlait encore quand la tête tomba dans la poussière. Et ils arrachèrent le casque de peau de belette, et la peau de loup, et l’arc flexible et la longue lance.

En comparant son texte à la traduction juxtalinéaire, on voit que Leconte de Lisle est loin d’avoir défiguré Homère, comme on veut nous le faire croire. On pourrait multiplier cet examen. Le résultat est presque toujours le même, et l’on comprend pourquoi Taine recommandait cette traduction. Il est vrai que ces messieurs récusent aussi Taine. Ils sont deux ou trois, paraît-il, en France, à savoir ce que c’est qu’Homère et la Grèce. Taine ne le sait pas, ni Leconte de Lisle, ni le reste du monde non plus.