Antoine Albalat

1895

Le mal d’écrire et le roman contemporain

2014
Source : Antoine Albalat, Le mal d’écrire et le roman contemporain. Chateaubriand et Gustave Flaubert. De l’avenir du roman contemporain. Le roman contemporain et les pronostics de Sainte-Beuve. L’exotisme : M. Pierre Loti. M. Jean Aicard et la Provence. Les amoureuses de Chateaubriand. L’amour honnête dans le roman. Le style contemporain et ses procédés, Ernest Flammarion, Paris, 1895.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2014, édition TEI), Vincent Jolivet (2014, édition TEI) et Pascale Langlois (Coordination éditoriale).

A Madame Edmond Adam

Au seuil de ma vie littéraire, vous avez publié avec empressement dans votre Nouvelle Revue ces premiers essais de critique, et je n’oublierai jamais avec quelle maternelle sympathie vous m’avez encouragé. Persuadée que le public partagerait votre confiance, vous m’avez engagé à réunir en volume ces études qui ont au moins le mérite d’une conviction d’art sincère. Ce livre est à vous : sans vous je ne l’aurais pas écrit ; c’est vous qui m’avez fait croire en lui. Permettez-moi donc de vous le dédier, en témoignage de mon filial attachement et de ma profonde reconnaissance, et laissez-moi mettre votre nom en tête de ces pages, comme le pêcheur place à l’avant de sa barque l’image protectrice qui doit lui porter bonheur.

Le mal d’écrire §

En appliquant la critique littéraire à l’étude sociale d’une époque et en examinant la portée psychologique d’une œuvre plutôt que sa valeur d’art, M. Paul Bourget a inauguré une méthode d’investigations bien curieuse. Venu à un moment de production confuse où les excès réalistes décourageaient les convictions esthétiques et préparaient le désarroi des écoles, il est naturel qu’un esprit philosophique comme M. Bourget ait préféré rechercher l’influence de la littérature sur le public plutôt que les principes mêmes d’exécution et les causes personnelles du talent. C’est ainsi qu’il a remarqué le premier les dispositions d’esprit générales engendrées par notre état intellectuel et qu’il nous a révélé les conséquences profondes du dilettantisme et de la lecture. Parmi les maladies décadentes qui auraient pu tenter avec profit sa minutieuse analyse, il en est une qui étend tous les jours ses ravages et qui est en train d’étouffer les intelligences et les cœurs. Je veux parler du mal d’écrire. Je crois qu’il y a sur ce sujet quelque chose à dire et quelque chose à faire.

A aucune époque cette épidémie n’a si violemment éprouvé le public français. Exceptionnelle autrefois et seul apanage des gens d’esprit, même au dix-septième siècle où l’on a publié tant de Mémoires et où la pédanterie littéraire fut si à la mode, la manie d’écrire est devenue aujourd’hui universelle parce qu’elle est en quelque sorte le résultat de notre civilisation. Le dix-septième siècle a été le triomphe du goût et de l’autocratie royale ; le dix-huitième a été le siècle de l’émancipation politique et religieuse ; la démocratie et l’instruction à outrance caractériseront notre dix-neuvième siècle. On peut discuter si ce sera sa force ou sa faiblesse, mais je crois que c’est bien son originalité. La science s’est tellement élargie, les progrès matériels et les moyens de s’instruire ont si subitement activé la soif de connaître, que les esprits les plus ordinaires se sont trouvés capables sans trop d’efforts, non pas de bien savoir certaines choses, mais de savoir beaucoup trop de choses. Le mouvement démocratique de ces vingt dernières années a encore accentué cet entraînement en rendant l’instruction obligatoire pour le peuple. Dès ce moment on a marché vers une diminution de la personnalité et du mérite. L’intelligence a été remplacée par le travail. Il n’a plus été question de comprendre : il s’est agi de retenir. Il existe des livres qui enseignent aujourd’hui en quelques mois des connaissances exigeant autrefois la vie d’un homme. De toutes parts on commence à déplorer les inconvénients d’une réforme qui devait nous apporter des bienfaits si extraordinaires. Non seulement les statistiques récentes ont prouvé combien Spencer avait raison de croire que l’instruction n’augmente pas la moralité publique, mais l’état actuel de notre littérature et les tendances générales des nouvelles classes éclairées sont en train de démontrer que cette fameuse instruction obligatoire est bien près d’être une duperie. Ce qui constituait une curiosité intellectuelle n’est plus désormais qu’un calcul pratique. On ne s’est plus contenté de lire et de savoir, pour le plaisir de savoir et de lire. Du jour où l’Etat a imposé à chacun le devoir d’être un homme instruit, on a songé à mettre cette instruction à profit ; on a cherché à l’augmenter pour mieux s’en servir ; on ne l’a ambitionnée que pour l’exploiter ; on a appliqué à des besoins sociaux ce qui n’était qu’un besoin de l’esprit et, au lieu d’en jouir, on a voulu vivre. Dès lors le public s’est divisé en deux camps. Les uns ont demandé à l’Etat une position rémunératrice comme récompense de la nouvelle obligation qu’il leur imposait. L’augmentation du savoir élevant les prétentions sociales, n’était-il pas juste que l’Etat fournît une place à ceux qu’il déclassait et consacrât par cette sanction l’effort qu’il exigeait d’eux ? Les intelligences positives conclurent que cet effort n’avait pas de but, si son utilité n’était pas matérielle.

C’est ainsi que toutes les carrières ont été encombrées, que la lutte pour la vie est devenue une chasse aux emplois et la France un vaste bureau de placement. Grâce à l’égalité politique et à l’égalité d’instruction, qui ont démarqué et pour ainsi dire médiocrisé les esprits, la race française, autrefois si féconde et originale, menace de n’être plus bientôt qu’une race de fonctionnaires et de pédagogues. Une position était jadis le résultat d’une longue persévérance ; elle est maintenant une faveur officielle. On ne se la crée plus, on la demande ; on ne l’acquiert pas, on vous la donne. C’est la situation toute faite après l’instruction toute mâchée. Il suffit d’être protégé et de passer un examen insignifiant. Et que de demandes pour une place libre ! C’est par milliers que l’on compte à Paris les gens qui attendent d’être nommés quelque chose1. L’administration française, postes, télégraphes, bureaux, écoles ou fonctionnarisme politique, la grande plaie de notre pays depuis cinquante ans, s’est augmentée dans des proportions énormes depuis qu’on a propagé l’instruction. Il y a aujourd’hui en France des repus et des faméliques, ceux qui ont leur pâture et ceux qui la sollicitent. La majorité des Français n’a qu’un rêve : être nourri par l’État, c’est-à-dire par l’argent public. Les parents n’ont pas d’autre ambition pour leurs enfants : le fonctionnaire est l’idéal des gendres. La recherche des places dépeuple même les campagnes. Le cultivateur qui est allé à l’école court à la ville se mettre derrière un guichet. Mais ce sont les femmes qui sont le plus à plaindre. Pour remplacer le mariage, qui se fait de plus en plus rare, les femmes se sont précipitées vers les carrières que semblait ouvrir l’instruction. Hélas ! L’illusion a été courte. Lisez les amères doléances que les instituteurs et institutrices adressent chaque année au gouvernement. L’Etat promettait le repos, la moralité, la sécurité par l’instruction, et dans chaque ville des milliers de femmes se trouvent sans espoir, à la merci de la lutte, incertaines de vivre, tentées par la galanterie, exclusive ressource d’une époque qui marche à la prostitution universelle, comme l’a osé dire M. Dumas fils. Qui saura le nombre de ces créatures, victimes de l’arithmétique et de l’histoire de France, que dévore tous les jours à Paris le vice élégant et payé ? Je ne connais rien d’aussi triste que ces banales constatations. L’encombrement des carrières pousse la femme à l’immoralité obligatoire. Voilà le fruit de nos utopies outrancières et le bienfait des aspirations modernes à lire ! On se plaît à signaler les revendications sociales d’un quatrième état ? Il y a un cinquième état dont la démocratie ne s’occupera jamais : ce sont les femmes qui n’ont que leur instruction pour gagner leur vie.

Telles sont les conséquences désastreuses de l’instruction égalitaire pour la partie du public qu’on pourrait appeler improductive, par opposition à la classe lettrée et écrivante, seul objet de l’étude qui nous occupe. Ceux qui ont eu plus dégoût à s’assimiler les connaissances intellectuelles ont poussé plus loin leur éducation ; ils se sont découvert des aptitudes plus hautes, et, se jugeant trop supérieurs pour devenir ronds-de-cuir, ils ont demandé leur pain, non plus aux bureaux officiels, mais à la littérature libre, à ce métier qui n’exige ni concours ni diplômes. Ils ont pris pour une vocation ce qui n’était pour eux aussi que la seule carrière possible et, faute d’avoir assez de fortune pour demeurer dilettanti ; ils se sont improvisés écrivains comme on s’établit épicier. Le milieu qu’ils ont rencontré était merveilleusement propre à développer des dispositions qui passent trop souvent pour des aptitudes. A mesure que le nombre des producteurs doublait, on a vu, en effet, s’accroître le nombre des lecteurs. La littérature a été le refuge de ceux qui pensaient que tout le monde pouvait écrire, puisque tout le monde avait pu s’instruire. C’est depuis ce moment que le talent court les rues, et que le lingot d’or s’est fondu en monnaie courante. Les éditeurs affolés ont versé des fleuves de livres où s’est littéralement noyé un public insatiable. Des centaines de jeunes gens ont été prêts à tout sacrifier à l’avancement matériel si difficile dans cette terrible carrière des lettres. On a fait indistinctement du théâtre, des vers, du roman, de la critique. On a écrit pour gagner de l’argent ; on a publié des volumes comme on vend des lorgnettes, non pour réussi, en librairie, mais parce que c’est bien payé en feuilleton.

Les femmes ont suivi cet exemple. Les plus intelligentes victimes de la débâcle primaire ont jeté leur brevet pour tenir la plume et, ne pouvant être professeurs, se sont faites bas-bleus. Grâce à la démocratie des journaux, la politique a ouvert un débouché inattendu à ces forçats de l’imprimerie. Les journalistes ont pullulé ; le reportage a tué l’article ; le talent s’est étouffé dans les lignes ; une façon d’écrire uniforme a remplacé le vrai style ; on est tombé de la littérature dans l’écrivasserie. La nécessité de la copie périodique et du renseignement rapide ont fait du journaliste une espèce de bavard aux ordres du public, une caillette prudhommesque pérorant de omni re scibili depuis le suicide de l’actrice en renom jusqu’aux discussions sociales. C’est par milliers que se comptent les messieurs corrects et sérieux remplissant dans les journaux une besogne plus ennuyeuse que des copies derrière un grillage.

Peut-on songer sans épouvante à l’effroyable quantité de prose qu’ils fournissent chaque matin ? Par quel miracle leur cerveau résiste-t-il à cet enfantement ? Émile de Girardin se vantait d’avoir une idée par jour. Ceux-ci sont astreints à plusieurs articles. Timothée Trim n’est plus auprès d’eux qu’un gamin élevé au biberon Larousse. Où n’écrivent pas X et Z ? Quel journal ouvrirons-nous sans y voir leur signature ?

Autrefois les publicistes de Paris se contentaient de signer dans les feuilles de la capitale, et l’honneur de les reproduire suffisait à la province. Aujourd’hui, ces messieurs envoient aux journaux de province des articles aussi bien payés qu’à Paris. Les journaux eux-mêmes se sont multipliés ; ils ont agrandi leur format ; ils servent à leur clientèle de prétendus suppléments littéraires. Le mal d’écrire a redoublé à mesure que le public s’est accru. La valeur de la chose écrite s’est abaissée et, après avoir gagné le journalisme, la décadence n’a pas mis longtemps à envahir la littérature. Du moment que les classes inférieures demandaient à lire, il était naturel qu’on leur servit une littérature à leur portée, amoureuse et dramatique facile à épeler, qui pût s’oublier vite et recommencer de même. Les beaux temps de Dumas père et de Ponson du Terrail ont reparu. Le gros public s’est précipité sur Richebourg, Montépin, Boisgobey et leurs innombrables sous-ordres, sans compter l’école pornographique qui a ses Journaux et ses suppléments. Nous avons des romanciers pour les bons bourgeois, des écrivains d’alcôve pour les célibataires, des poètes de salon pour dames, des conteurs pour jeunes filles. On voit tous les jours des gens de talent tomber insensiblement dans la production facile où s’alimentent les feuilletons des grands journaux. On a fondé des revues populaires ; il existe des recueils pour tous les âges, pour tous les sexes, pour toutes les professions.

Voulez-vous savoir à quel point s’est développé le mal d’écrire ? La librairie parisienne jette sur le marché, en moyenne, quatre à cinq volumes par jour, sans parler des réimpressions et autres livres scientifiques ou spéciaux. Et ce qui est effrayant, c’est l’insignifiance de la plupart de ces publications. On ne trouverait peut-être pas en France trente volumes par an dignes d’être achetés et représentant la valeur vraie de notre mouvement littéraire.

Le mal d’écrire serait une chose plaisante, s’il ne constituait un symptôme désastreux pour l’avenir artistique de notre pays. A aucune époque il n’a été plus rare de découvrir une œuvre de mérite, et l’on n’a vu tant de gens se mêler d’être auteurs, quand il y en a si peu qui savent écrire. On passerait encore là-dessus et on accepterait cet encombrement, si le public avait les moyens de choisir ce qu’il faut lire. Or, faute d’intelligence et faute de temps, ce choix ne lui est plus possible. Incapable de tenir tête à cette production, le public a demandé alors à la critique de vouloir bien le guider.

Mais après avoir abaissé le niveau littéraire et désorienté les lecteurs, le mal d’écrire devait à son tour décourager la critique. Lisez les appréciations de ceux qui font l’opinion dans le monde des lettres. Presque tous ont renoncé à lutter et, perdant pied dans le torrent, impuissants à arrêter l’inondation, ils ont préféré se retrancher dans un dilettantisme dont ils ne sortent plus qu’avec répugnance. La critique choisit deux ou trois questions à la mode et abandonne le reste. Après une excellente campagne, M. Émile Faguet s’est retiré à la Sorbonne. Brillant exécuteur de variations, M. Jules Lemaître ne voit dans un livre qu’un prétexte à dissertations spirituelles. M. Paul Bourget est définitivement entré dans la philosophie et ne déserte plus le roman. M. Anatole France a demandé la permission de causer de ce qu’il voudra à propos des volumes dont il rend compte. Après avoir combattu avec passion l’envahissement réaliste, qui est une des formes du mal d’écrire, M. Brunetière s’est consacré aux auteurs classiques moins nombreux et plus concis. Quoi d’étonnant que son intransigeance esthétique ait parfois nié certains artistes de valeur ? Le moyen de se reconnaître au milieu de ce désordre, lorsqu’on a le culte des traditions, l’amour des règles, le souci de la méthode et l’adoration de la langue ? M. Taine, lui aussi, avait quitté la partie et, après quelques incursions dans les littératures étrangères, s’était enfermé dans les cartons de l’histoire. Il avait déjà le mérite d’être peu parisien et des tendances à s’isoler. Il a persisté dans cette voie, il a fui notre temps, il s’est sauvé de la débâcle. Chaos pour chaos il préféra débrouiller la Révolution française, et étudier les papiers morts plutôt que les volumes vivants.

Des virtuoses, des psychologues, des négateurs, des historiens, voilà ce que sont devenus ceux qui pouvaient prendre l’héritage de Sainte-Beuve. C’est le débordement des œuvres imprimées qui a donné à la critique cette attitude nouvelle. Personne n’a plus voulu juger les livres, parce que vingt-quatre heures de travail par jour ne suffiraient pas à cette besogne. La critique courante a été remplacée par la bibliographie et les analyses dogmatiques par des annonces à tant la ligne. Le public a fini par mépriser, par dédaigner la bibliographie, les réclames, et, n’ayant plus de guide pour se diriger, lassé de choisir, il achète et il lit de moins en moins.

Oui, voilà le fait grave : on ne lit plus ; les ouvrages restent en vitrine, les libraires sont aux abois2. On a cru trouver l’explication de cette indifférence dans le bon marché des éditions populaires et le regain des cabinets de lecture. La vraie cause, la seule, c’est le mal d’écrire. L’excès a amené l’indifférence ; le pullulement a amené l’abstention. Le public ne lit plus, parce qu’il a trop lu. On ne lit pas, on parcourt ; on ne s’intéresse plus, on feuillette. On coupe les pages pour tuer le temps, comme on va chez le pâtissier. Il existe une littérature à l’usage des touristes et des gens du monde. Nous avons des volumes qui s’intitulent : Pour lire au bain, Pour lire en wagon, A se tordre, Contes lestes, Histoires courtes. Dans la vie courante, on peut affirmer que la lecture des livres ne prend pas plus d’une heure par semaine. On arrivera à n’acheter que les feuilles politiques, les suppléments et les revues illustrées. Notre démocratie tend à devenir yankee. Chaque citoyen français s’abonnera à une dizaine de journaux, et ne lira exclusivement que cela, comme en Amérique. L’article de fond disparaîtra du journalisme. L’information télégraphique remplacera le reportage. On rédigera les journaux à coups de dépêches venues des quatre parties du monde. A quoi bon penser, puisqu’on saura tout ? L’annonce et le fait divers régneront en maîtres.

Peut-être, après tout, vaut-il mieux qu’on cesse de lire plutôt que de continuer à lire ce qu’on lisait. Et c’est ici qu’on voit bien les conséquences de l’étrange mal dont nous parlons. La rage de production, qui est en train de faire de chaque Français un mauvais auteur, a-t-elle dissipé l’ignorance du public, et corrigé la médiocrité du goût ? Hélas ! non. Flaubert et son école ont eu beau perfectionner les procédés d’observation ; c’est en vain que la poésie de MM. Leconte de Lisle et Sully Prudhomme a pénétré partout, et que journaux et revues ont vulgarisé les questions d’art, l’intelligence du public n’a pas augmenté. On est allé à Georges Ohnet et à Xavier de Montépin comme on allait autrefois à d’Arlincourt où à Ponson du Terrail. Sauf une élite privilégiée, l’éducation littéraire de la majorité des lecteurs est encore à faire. Que de personnes relativement instruites ne voient dans un roman qu’une heure de distraction, et n’ont pas encore compris l’importance de premier ordre de quelques livres de notre époque. Combien de lecteurs persistent à ne demander qu’un amusement à, la littérature, et restent insensibles à toute espèce de beauté sérieuse ! Qui fait la différence des styles ? Qui sait distinguer la phrase de M. Feuillet de la phrase de M. Ohnet ? Qui est-ce qui peut dire pourquoi Tartarin sur les Alpes est une étude profonde, et Madame Bovary un chef-d’œuvre ? Chez la généralité, l’idéal d’un livre réside dans l’intérêt dramatique traduit en style médiocre… Pour les autres arts, la situation est la même. Si notre éducation musicale paraît peut-être un peu plus avancée, c’est que les symphonies et les opéras sont moins nombreux, et qu’on n’a pas encore eu le temps de s’en désintéresser comme on s’est désintéressé de la littérature.

Il est donc certain que le public ne perd pas grand’chose à ne plus lire ; mais enfin il ne lit plus, voilà le fait ; et s’il ne lit plus, s’il n’achète plus, il semble que le mal décrire devrait s’arrêter ! Le fléau ne décroît pas cependant, la production est la même. Où passe-t-elle alors ? Où va-t-elle ? Ni à Paris, ni en France : elle va à l’étranger. La France alimente toute l’Europe. L’Allemagne, l’Espagne, la Russie, l’Italie sont inondées de nos œuvres. On n’y joue pas seulement nos pièces de théâtre ; nos journaux et nos revues y ont des milliers d’abonnés, et nos auteurs contemporains y sont presque regardés comme des auteurs nationaux. Lisbonne seule compte trois librairies françaises. C’est ce qui fait que nous ne sommes jamais dépaysés lorsque nous voyageons en Europe. Le rayonnement de la France éclaire les autres nations. Art, musique et littérature nous font partout comme une seconde patrie. Les Anglais sont peut-être les seuls qui cherchent à combattre notre influence en interdisant chez eux la vente de nos livres.

Prenons garde que les Anglais n’aient raison, et que la qualité inférieure de la plupart des ouvrages que nous envoyons à l’étranger : pannes de librairies, soldes invendables, vieux neuf ou rééditions, radotage de cape ou d’épée, romans ennuyeux, réalisme illisible, histoires sans style, ne nous déshonore. Quelle idée se fera-t-on de nous sur de pareils spécimens ? On peut prévoir le moment où le mal d’écrire nous aura déconsidérés en Europe comme il nous a déconsidérés en France, et où on se lassera de nous lire à Saint-Pétersbourg, comme on s’est lassé de nous lire à Paris. L’étranger produit peu ; c’est pour cela qu’il lit encore. En France, où tout le monde publie, personne ne lit plus.

Le mal d’écrire est une névrose tellement invétérée, qu’on ne la remarque pas et que personne ne songe à la signaler. La diffusion de l’instruction et l’élévation du niveau intellectuel ne sont pas les seules causes de cette épidémie. L’importance que l’école réaliste a accordée aux choses vécues a funestement propagé la mode de noircir du papier. Sous prétexte de documents humains, chacun s’est mêlé de raconter sa vie ou la vie des autres, comme si le dernier mot de l’art était le roman à clef ou l’autobiographie. On ne peut plus aimer et souffrir sans se croire obligé de le crier sur les toits. De là tant de confidences arrangées sous forme d’histoires ; de là, la manie d’interview qui sévit d’un bout à l’autre de la France. On fait parler ceux qui refusent d’écrire ; lorsqu’on n’a rien de sérieux à leur demander, on tâche d’avoir leur opinion sur le tabac ou le suicide. La rage de se documenter a envahi les prisons et les cours d’assises. L’assassinat est devenu littéraire. Après Chambige s’analysant à la façon des héros de romans à la mode, nous avons vu madame Weiss, l’empoisonneuse d’Aïn-Fezza, accumuler ses rêvasseries suppliantes et se poser en victime romanesque. Le crime se drape avec des phrases, et croit s’absoudre en se faisant psychologique. L’abus de l’encré nous à ce point intoxiqués, que ces justifications scandaleuses ne nous révoltent plus. Ce n’était pas la peine de répudier l’égoïsme romantique et de fuir la poésie personnelle d’Hugo et de Lamartine, pour venir comme des criminels, non plus nous confesser, mais nous disséquer, non plus même nous raconter, mais nous autopsier. Suivant à la lettre l’exemple de M. de Goncourt, qui se vante quelque part d’être un écorché anatomique, on a cru, en s’observant soi-même, atteindre la vérité universelle ; si bien qu’au lieu de disparaître dans son œuvre comme Homère ou Shakespeare, l’artiste de notre époque, pour ne chercher à étudier que lui, a été impuissant à peindre les autres et, à force de généraliser, il s’est amoindri. Cette manie est une des formes les plus répandues du mal d’écrire. Ceux qui en sont atteints ne guérissent plus ; cette tentation les suit partout ; la rage de s’analyser et d’analyser les autres leur tue l’imagination ; le besoin d’interpréter use leur faculté de sentir ; la nécessité d’exagérer les rend inexacts. A force de compliquer les choses, ils sont impuissants à goûter les sentiments simples. Dédaignant l’émotion vraie pour une émotion artificielle, comme ce gardien de cimetière que les enterrements laissaient froid et qui allait pleurer au mélodrame, ils se sont faits impassibles, afin de se maîtriser, et ils ont été incapables de rien voir, à force d’avoir voulu tout montrer. Avec ce système, on s’explique tout, mais on se gâte tout ; on perd sa fraîcheur d’impression ; le moi se dédouble ; on devient un appareil photographique ; on s’épuise à trouver, on se fouille jusqu’au sang ; on se consolerait presque de mourir, si on pouvait noter son agonie.

Ce procédé appliqué à la personnalité et aux choses extérieures a multiplié les entraînements d’écrire, chacun s’imaginant avoir quelque chose à dire dès qu’il a observé quelque chose. Mais comme un pareil métier tend à diminuer les facultés naturelles au profit d’une aptitude factice, et que se regarder vivre et penser n’est, en somme, ni penser ni vivre, on s’est trouvé tout à coup dans un tel état de lassitude morale, que des cris de protestation se sont élevés de tous côtés et qu’on commence à se tourner vers l’esthétique romanesque et naïve qui pourra seule guérir notre delirium littéraire. On est en train de s’apercevoir que la valeur intellectuelle d’une époque n’est pas dans la multitude des écrivains, mais dans les qualités durables de quelques auteurs exquis. L’analyse raffinée ne sert qu’à étouffer le talent. C’est par la sensibilité forte et simple et non par les procédés d’école qu’on atteint l’art. Comparez notre civilisation contemporaine à l’état de la Grèce il y a trois mille ans. A une époque où l’écriture n’était pas inventée, Homère exécute un poème qui n’a pas encore lassé l’admiration des siècles et qui demeure le type éternel de la perfection écrite. Nous, avec notre science et notre culture, nous n’avons pas encore pu créer quelque chose qui vaille l’Odyssée ou l’Iliade. Le seul mérite de nos maîtres les plus renommés, comme Flaubert ou Chateaubriand, est précisément de rappeler cet Homère inoubliable ; leur sens descriptif et leur vérité évocative ne sont qu’un décalque et une copie d’Homère. C’est ainsi que notre civilisation touche aux temps primitifs et que l’art revient à son point de départ. Nous sommes légion, et nous laisserons peu de chose. Homère était seul, et il est resté.

Parmi les causes qui ont le plus favorisé ce mal d’écrire, si fatal à l’éclosion des grands chefs-d’œuvre, il en est une que je voudrais énergiquement signaler parce que c’est la plaie redoutable par excellence, le fléau favori, notre vice en quelque sorte national. Je veux parler du parisianisme, du boulevardisme, de cette littérature soi-disant légère et française, qui apprend à écrire avec esprit en manquant de talent et qui dispense de l’effort pourvu qu’on ait de l’humour. Que de mal la légende du boulevard nous a fait ! Vous la connaissez, cette infaillible légende qu’on nous répète sur tous les tons : « C’est à Paris qu’il faut aller. Paris est la fournaise où s’élabore la pensée de la France, le centre d’où émane toute renommée et toute gloire. Paris, source des idées et roi de la mode ! Paris grisant et capiteux avec son atmosphère cérébrale, ses coudoiements mondains, le bruit de ses œuvres, la facilité de ses camaraderies, le prestige de ses salons ! Paris, capitale des peuples, ville idéale, la seule ville, l’Urbs antique !… » Ne serait-il pas temps d’en finir avec ces flagorneries puériles qui font de la vie parisienne une condition essentielle de l’art ? Non ! mille fois non ! la littérature n’est pas un pèlerinage et Paris n’est pas La Mecque. C’est avec ces hyperboles que nous attirons chaque année, comme des moucherons autour d’un phare, des milliers de jeunes gens sans vocation, qui encombrent la librairie et le journalisme et propagent l’horrible mal dont notre pays se meurt. Je le dis au risque de scandaliser M. Gustave Claudin : l’ennemi de l’art, le fléau de notre époque, c’est le boulevard, c’est la « blague », c’est la gauloiserie sceptique, la littérature de chic, la vanité de l’asphalte, l’écrivasserie au jour le jour, l’article à la course, la phrase le cigare, la critique de salon et de cercle ! Le parisianisme est une invention de Roqueplan. Il n’y a pas en France d’autre esprit parisien que l’esprit français. Si la nécessité des débouchés matériels centralise à Paris le mouvement scientifique et artistique, il n’est pas vrai que la capitale soit a priori le point de départ de la science et de la littérature. Il n’y a plus que quelques rares commis voyageurs qui osent représenter la province comme incapable d’assimilation et d’innovation. Nous ne sommes plus au temps de Rubempré et de Lousteau. Il fallait la naïveté de Balzac pour prétendre qu’un écrivain qui reste en province passé trente ans est perdu pour l’art. Non seulement Paris n’est plus nécessaire à personne, mais on peut affirmer que dix fois sur douze on n’est vraiment dilettante ou artiste producteur qu’à condition de ne pas habiter Paris. Comment le Parisien aurait-il le temps de travailler, lui qui n’a pas le temps de vivre ? Les exigences mondaines ont absorbé et pour ainsi dire matérialisé son activité. Le Parisien a toujours peu lu, mais jamais moins qu’à présent, et exclusivement des livres futiles. Le Parisien ne lit qu’en villégiature ou aux eaux. Sans le voyage et le bain de mer on ne lui vendrait plus un volume. Et il ne s’agit ici que de la littérature courante qui amuse ; mais l’histoire, la critique, l’art, l’érudition, l’exégèse, quel est le Parisien qui lit cela ? Un homme du monde est presque toujours incompétent en matière littéraire. Il recherche les auteurs plutôt que les œuvres et sa curiosité dépasse rarement l’anecdote.

C’est à Paris que s’épanouissent dans toute leur gloire l’esprit superficiel, l’avidité frivole, le snobisme artiste, le goût factice, le clinquant vaniteux et sans appel. Le Parisien c’est le monsieur ou la maîtresse de maison qui oublie le matin la pièce du soir, qui bâille aux livres profonds, fréquente l’art comme on manie le bibelot, adore le tableau de genre, se passionne par mode, applaudit par chic, et ne voit partout qu’une façon d’être au courant, de tout trancher et de tout juger, livres, peintures, discours académiques ou premières. A moins de s’isoler comme un savant ou d’y vivre en provincial, c’est hors Paris que se trouvent les dilettanti, les liseurs consciencieux, ceux qui étudient par goût et s’intéressent par conviction, ceux pour qui la littérature n’est pas un passe-temps, mais un aliment qui fait le fond même de la vie.

Si Paris éparpille l’attention et empêche la lecture, quelle influence funeste ne doit-il pas avoir lorsqu’il s’agit de travailler et de produire ! Où découvrir le recueillement indispensable pour écrire de bonnes œuvres dans cette immense potinière toujours bourdonnante ? Peut-il exister un milieu plus défavorable aux élans de l’inspiration ? Il n’y a peut-être pas de ville où l’on se connaisse mieux et qui soit plus divisée. Le monde s’y compose d’une série de castes qui se haïssent et s’excluent. Le salon méprise l’écrivain ; l’écrivain raille le salon ; l’artiste déteste la critique ; la critique exaspère l’artiste ; l’auteur dramatique dédaigne le romancier ; le romancier persifle la science ; le savant rit du romancier. Ajoutez à cela la politique, qui complète les séparations et perpétue les inimitiés, et dites-moi si un pareil milieu peut faciliter l’inspiration et le travail ! Paris est la ville des opinions toutes faites, des petites chapelles, des succès faciles, des négations a priori, des encensements injustes. La province n’est pas en province, elle est à Paris avec ses mesquineries, ses jalousies et ses petitesses.

Ne vivez pas à Paris, si vous voulez écrire quelque chose qui ait de la valeur. Une œuvre durable s’engendre à force de méditation et d’isolement. Les facultés de l’âme ne s’épanouissent que lorsqu’on sent pour ainsi dire ses propres pensées s’élever une à une dans le silence de la vie, comme des vols d’oiseaux dans une forêt. On a beau vanter le profit du coudoiement social, c’est par la concentration et non par l’éparpillement que le talent se dégage. L’exil est une nécessité absolue pour celui qui veut sentir la nature et comprendre l’art. L’art, comme le royaume de Dieu, n’est pas de ce monde. Il faut se détacher de toute préoccupation et s’absorber dans son rêve pour pouvoir créer ce qui est bien vivant. Gardons-nous de confondre le vrai don d’écrire, qui a en lui quelque chose de divin, avec ce funeste mal d’écrire qui nous dévore. L’inspiration n’est ni une fièvre ni un surmenage. C’est le résultat d’une application constante, une sorte d’hallucination assidue et tranquille. Voulez-vous trouver l’inspiration, voulez-vous la garder intacte ? Allez dans les petites villes, dans les villages, aux bords de la mer, partout où l’on entend battre son cœur, partout où l’on peut mêler la rumeur de son âme à la voix des flots et des arbres. Là, la vie est plus longue, le soleil plus lent, les journées plus belles, les nuits plus douces, et naturellement, sans effort, la parole écrite s’exhale comme un parfum d’encensoir qui brûle tout seul. Hors de Paris, vous ferez une œuvre qui sera votre ; à Paris, vous écrirez l’œuvre de tout le monde, de jolis pastiches, de spirituelles mondanités, des comédies vives, des articles improvisés entre deux cigares, des charges sur le dernier scandale, des satires tapageuses, des drôleries, — des mots de la fin ; mais un livre, un vrai livre, à moins d’être dans des conditions d’isolement spécial, non, vous ne le ferez pas à Paris. L’existence des grandes villes est ennemie de l’art, parce qu’elle est futile, immorale, anti-naturelle. L’homme n’a pas été créé pour les convoitises de la civilisation, mais pour la nature, pour le travail calme, pour les besoins simples, pour la santé morale et physique. Paris, c’est le triomphe du tapage et de la banalité ; c’est l’excitation sans répit et l’étourdissement mécanique. Rien n’y dure, tout y détonne, tout y meurt. Théâtres, livres, réputations, succès, tout est clinquant et fausseté.

Ce n’est pas assez de supprimer l’originalité des choses, Paris supprime plus profondément encore l’originalité personnelle par la rapidité des assimilations et l’uniformité des formules. Le talent s’y démarque ; il s’avive un instant pour mieux s’éteindre, et plus il brille, plus vite il meurt. A force de les polir, les pierres précieuses perdent leurs facettes. Spontanéité, accent de terroir, parfum de province, tout cela s’évanouit pour faire place au besoin de saisir, ce ton parisien qui caractérise tant de chroniqueurs à la mode. Relisez-les, ces écrivains de salon, ces romanciers pour dames, ces favoris de l’élégance lettrée. Sauf des exceptions, et la liste en est courte, aucun n’a de style ni ne cherche à en avoir : tous se contentent de briller par le mouvement, l’esprit et le dialogue. Ils pourraient changer leurs signatures sans que personne s’en avisât, tant ils sont tous incurablement coulés dans le même moule agréable. Leur littérature est une littérature de conversation, vite oubliée et toujours la même, une imitation brillante qui s’apprend en renonçant à sa personnalité. Avec cela vous serez chroniqueur, journaliste, reporter, faiseur de nouvelles dialoguées, constructeur banal de romans vieux-neuf ; mais Paris ne fera jamais de vous un artiste. Paris c’est la diffusion des intelligences, mais c’est aussi leur vulgarisation et leur dépression. A Paris les idées se déforment, les choses disparaissent, le grouillement humain cache tout. On ne se sent pas vivre, on oublie la vie ; on ne savoure pas le temps, le temps vous emporte. Quelle démence de recherche ? la fréquentation de ses contemporains lorsqu’on peut fréquenter chez soi les plus grands génies de l’humanité !

Le mal d’écrire a tellement perverti le goût, que ces vérités sérieuses risquent de passer pour paradoxales. Combien mettra-t-on encore d’années à voir que Paris est une immense scène où tout le monde joue à son tour le même rôle, où chacun recommence le même livre, publie le même article, présente la même pièce, répète les mêmes plaisanteries dans les mêmes salons et devant les mêmes éventails ! Si cette comédie intéresse l’observateur psychologue, elle attristera toujours celui que préoccupe sincèrement l’avenir de notre littérature. Le talent public est en danger parce qu’on veut le remplacer par l’esprit et que l’esprit ne remplace rien. L’esprit parisien ! le grand mot, le mot qui répond à tout, comme si la capitale avait découvert et monopolisé l’esprit, comme si ce prétendu esprit parisien n’était pas dans Aristophane, dans Lucien, dans Apulée, dans Juvénal, dans Horace et plus près de nous chez cet inimitable étranger qui s’appelle Hamilton. Cet esprit même, qui est de tous les temps, n’est plus du tout celui de notre temps. On l’a défiguré à force de l’éparpiller. On en a fait une espèce de feu d’artifice, quelque chose d’ironique et de déplaisant, une gaieté outrancière, une virtuosité frondeuse qui tient le milieu entre la pose, le rire et la blague. L’esprit du boulevard est un cliquetis d’idées, une verve particulière, un jaillissement d’antithèses, un goût de phrases à rebours et d’à-propos disparates, qui aboutit logiquement aux coq-à-l’âne et aux mots de la fin, sorte de japonisme mille fois pire que l’envahissement biscornu de l’art exotique préconisé par les de Goncourt. L’esprit d’autrefois jaillissait en éclairs ; aujourd’hui c’est une poignée de poudre jetée sur du feu. En n’admettant en art que de l’esprit comme dans le Barbier et le Mariage de Figaro, on peut créer les courtisanes de la Contagion ou les spirituelles mondaines de nos comédies, mais on ne crée pas des chefs-d’œuvre comme l’Avare, Tartufe, Athalie, Phèdre et le Misanthrope. Et puis on a trop abusé du droit que nous avons tous d’avoir plus d’esprit que M. de Voltaire. On ne vit qu’avec l’esprit, on n’écrit plus qu’avec de l’esprit. Cet esprit, que nous voyons dans les romans et les dialogues, est-il après tout si classique, et le trouvons-nous chez nos maîtres ? Voyez Molière, Montaigne, Rousseau, Bernardin, Chateaubriand. Ce qui domine chez eux, c’est la profondeur sérieuse, la saillie expressive, la concentration, la force, la simplicité, l’originalité, et non pas l’esprit français, l’esprit parisien tel qu’il sévit aujourd’hui. Molière, ce prodigieux génie qui confondait Gœthe d’étonnement, Molière est un auteur comique parfois si grave, que ses comédies déconcertent et qu’on doute parfois si elles ne sont pas des drames. Candide ne serait pas une œuvre si supérieure si elle n’était qu’amusante et si, derrière ce rire il n’y avait un sanglot. Il n’est pas très sûr que les écrivains dont je parle fussent aujourd’hui ce qu’on appelle dans le mouvement ; car voilà la consigne, le but, la condition actuelle de la littérature : être dans le mouvement, c’est-à-dire adopter l’esprit parisien, copier le boulevard, publier, écrire !… Et on ne voit pas que c’est ce mouvement qui nous immobilise et que c’est ce remède qui nous tue !

Pour être vraiment dans le mouvement il faudrait reculer, au contraire. Bossuet est autant dans le mouvement que M. de Goncourt, et Homère aussi moderne que M. Zola. Lisez les livres de l’école de Goncourt, sauf quelques ouvrages admirables, ils vous paraîtront démodés. Lisez l’évêque de Meaux, vous serez frappé de le voir si jeune, si près de nous, et vous sentirez que c’est à de pareils génies qu’il faut revenir si l’on veut retremper son talent. Relisez surtout Flaubert ; sa vivacité et sa résistance vous surprendront ; vous n’aurez pas de peine à constater que lui et son école sont contenus dans Chateaubriand, dans Bernardin de Saint-Pierre, dans l’Iliade et dans l’Odyssée  ; le revirement se fera dans votre esprit ; ceux que vous placiez les derniers deviendront les premiers ; ceux qu’on ne lit pas vous paraîtront nos contemporains parce qu’ils ont notre sang et nos muscles. Peut-être comprendrez-vous alors que l’air du boulevard ne vaut rien, que la vérité n’est pas là, qu’on n’apprend pas à écrire par cela seul que tout le monde écrit ; que le frottement des talents médiocres n’engendre pas un talent d’élite et qu’enfin les qualités littéraires se développent non seulement par la solitude et le goût de la nature, mais aussi par la lecture assidue des chefs-d’œuvre de première main. L’art n’est pas une succession de découvertes scientifiques. Il ne faut pas s’imaginer qu’il progresse ou qu’il se surpasse ; c’est à peine s’il se transforme, tant les courants et les modes reviennent périodiquement. L’essence de l’art est de se perpétuer en se recommençant. Vous le diriez immobile comme la mer, mais il en a les agitations profondes et il est infini comme elle. Proclamons donc une fois pour toutes ces vérités qu’on oublie ; finissons-en avec les étiquettes menteuses et les injurieuses négations d’école et arrachons-nous enfin à l’influence de la multitude écrivante, qui accapare l’opinion, fausse le goût et croit diriger le mouvement lorsqu’elle ne sait seulement pas d’où il vient.

On s’apercevra mieux un jour combien tous ces préjugés dus à la centralisation parisienne ont été funestes à notre littérature. En absorbant nos forces vives, en paralysant l’élan personnel et en rendant les talents uniformes, cette centralisation aura joué à peu près le même rôle que la cour de Louis XIV au point de vue social. Il n’y aura bientôt plus que les travailleurs exilés de Paris qui conserveront les traditions d’art et de style, comme les vieux gentilshommes intransigeants, boudant la grande caserne de Versailles, conserverait l’esprit monarchique, qui se réveilla en Vendée pendant la Révolution française. Pour parodier un mot d’épigramme, le parisianisme ne fait rien et nuit à qui veut faire. Les plus importantes éclosions littéraires ne sont jamais parties de Paris. L’impulsion arrive toujours du dehors, parce qu’il n’y a d’originalité qu’en dehors de la capitale. C’est du fond de sa province que Lamartine a créé notre grande école de poésie personnelle. C’est au milieu des solitudes américaines que Chateaubriand a trouvé les œuvres qui ont modifié l’état d’esprit de toute une époque. L’école contemporaine d’observation réaliste a été fondée par Flaubert, un provincial qui refusa toujours d’habiter Paris. C’est la haine de Paris et de la civilisation moderne qui a créé le talent de Flaubert. Comme Rousseau, l’auteur de Madame Bovary est demeuré jusqu’au bout isolé et solitaire. Avec quelles colères magnifiques il a dénoncé la littérature facile, les coteries tranchantes, les réclames de presse, les opinions toutes faites, les réputations injustes, le mercantilisme cynique, l’imbécillité éternelle ! Il a détesté tout ce qui était de son temps, jusqu’aux usines et aux locomotives. C’est aller trop loin, sans doute ; mais son indignation échevelée contre les ignorances du public et les écrivasseries d’aujourd’hui l’ont gardé pur de compromissions et ont soutenu son effort esthétique. M. Maxime du Camp le conjurait de venir à Paris, de se dépêcher : « Il est temps, lui écrivait-il, la place sera prise ; vivre en province, c’est se poser hors la loi. » Avec quelle hauteur Flaubert lui répond : « C’est là qu’est le souffle de vie, me dis-tu en parlant de Paris. Je trouve qu’il sent souvent l’odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Hors Paris il n’y a pas de salut, selon toi ? Ce jugement me paraît lui-même provincial, c’est-à-dire borné. L’humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu’ailleurs, j’en conviens. Si j’habitais en réalité la province, me livrant à l’exercice du domino ou à la culture des melons, je concevrais tes reproches ; mais si je m’abrutis, c’est Lucien, Shakespeare, et écrire un roman qui en sont la cause. » Et, continuant de tourner le dos à Paris, allant prendre son inspiration non pas dans ce milieu fébrile, non pas dans le bruit du monde, non pas même à la ville ou au village, mais dans une silencieuse maison de campagne, Flaubert publia successivement Madame Bovary, un roman de province, Salammbô, un roman carthaginois, la Tentation, une œuvre d’érudition plastique, trois contes archaïques et l’Education sentimentale, un roman parisien qui eut l’honneur de ne pas mériter ce titre. Voilà comment Flaubert, l’homme le moins boulevardier et le plus antipathique à son époque, a créé le mouvement littéraire de son temps. Son talent ne doit rien au goût du jour ; ce qui l’a rendu moderne, c’est précisément sa tendance classique, et c’est bien en effet de la littérature ancienne qu’il nous a donnée dans son réalisme superbe, n’eût bien étonné les boulevardiers si on leur eût dit qu’ils lisaient de l’Homère en lisant Madame Bovary et que les procédés qu’ils admiraient dataient déjà de trois mille ans. La force de Flaubert a été d’avoir, comme Rousseau, peu écrit avant l’âge mûr, d’avoir énormément lu et lu justement ce que ses contemporains ne lisaient pas.

On pourrait citer à l’infini les exemples de réputation dus à l’éloignement de Paris. Voyez Pierre Loti. Ballotté sur mer et dans les cinq parties du globe, celui-là est allé chercher son inspiration plus loin encore que la province, dans les pays primitifs et sauvages ! Examinez la vie de nos auteurs contemporains : Labiche était maire de sa commune ; George Sand ne quittait plus Nohant ; M. Daudet s’est cloîtré rue Bellechasse, M. Zola à Médan, M. de Goncourt à Auteuil ; M. de Maupassant naviguait ou voyageait ; M. Mistral est à Maillane ; Soulary était à Lyon, Octave Feuillet habitait Versailles. M. Paul Bourget n’écrit jamais un roman à Paris. Comparez les livres en renom et voyez si la majorité des sujets se passent dans les milieux parisiens. Depuis Sandeau et Feuillet, l’idéalisme est resté fidèle au grand monde de la capitale. Mais en dehors des rares survivants de cette école, dont M. Ohnet a précipité la décadence, tout ce qu’on a écrit de meilleur tourne en général à l’étude de province. Rien n’est moins parisien que le talent de Chateaubriand, Flaubert, Stendhal, Daudet, Maupassant, Loti, Pouvillon, Ferdinand Fabre, Theuriet, sans compter les œuvres nées de l’influence de Tolstoï, Eliot, Tourgueneff et tant d’autres.

Il faut donc cesser de considérer Paris comme le milieu initiateur de notre mouvement littéraire. Loin de fournir des idées à la province, Paris vit des idées que la province lui apporte. Paris est le centre des réseaux de chemins de fer et non l’intarissable source où doit perpétuellement s’abreuver l’intelligence française. Paris, caractérisé par la tour Eiffel, représente assez bien la tour de Babel du dix-neuvième siècle, la ville des rastaquouères et du luxe cosmopolite, le grand magasin du Louvre de la littérature. Par son attraction, ses facilités et ses ressources, il a tout bouleversé et tout encombré, et la seule chose indiscutable qu’il ait produite, c’est l’horrible mal d’écrire qui nous tue. Déclassés de l’instruction, victimes des carrières libérales, jeunes ambitieux politiques, chacun a subi cette fièvre pernicieuse dont les conséquences sont incalculables et s’aggravent de jour en jour. Une nation est un organisme qui ne subsiste que par le fonctionnement régulier de tous ses membres. Le corps dépérit quand le cerveau seul travaille. Paris est le cerveau de la France ; toute l’activité intellectuelle s’est concentrée là et c’est pourquoi la France risque de mourir hydrocéphale. Le détraquement cérébral dont notre race est atteinte se manifeste par un ensemble de symptômes que la plaisanterie française a justement résumés dans un mot badin : « fin de siècle. » On ne sent plus en effet dans notre beau pays cette santé morale et cet équilibre d’imagination qui faisaient jusqu’ici de notre littérature une école de sincérité et de bon goût. Au lieu de signaler les dangers du surmenage scolaire, on ferait mieux de signaler les périls du surmenage littéraire. Si l’on n’y prend garde, l’indifférence du public et l’encombrement de la production mort-née amèneront dans les lettres un nihilisme semblable au nihilisme politique que le manque de débouchés sociaux a créé en Russie. L’art ne sautera pas comme un palais d’hiver, il mourra étouffé par le pullulement de ses propres rejetons. Un beau jour il n’y aura plus d’art et tout sera dit.

Quel remède apporter à cette situation ? Y a-t-il d’abord un remède et est-il encore temps de l’appliquer ? Je crois que la folie d’écrire est en soi inguérissable, mais je pense qu’on peut, dans une certaine mesure, enrayer le mal, en opérant ce qu’on appelle en médecine une révulsion. Il faut à tout prix décongestionner la France, disperser l’accumulation localisée à Paris, desserrer l’étau qui comprime notre organisme. L’école musicale française nous a donné des exemples dont la littérature devrait profiter. Il est notoire que le mot d’ordre en musique n’arrive plus aujourd’hui de Paris, mais de la province et de l’étranger. Velléda, Etienne Marcel, Sigurd, Salammbô, Hérodiade, ont été d’abord joués à Marseille, à Rouen, à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles, pendant que notre Académie nationale de musique continuait à faire interpréter l’ancien répertoire par des artistes inférieurs aux chanteurs des grandes villes d’Europe. Désormais l’avenir d’un musicien n’est plus entravé par l’impossibilité de faire monter son œuvre à Paris : on la lui joue ailleurs et nous voyons enfin la critique obligée de quitter la capitale pour rendre compte des premières en province. Eh bien, je voudrais qu’on suivît cet exemple et qu’on élargît la scène littéraire exclusivement limitée à Paris. A l’heure qu’il est, un débutant qui n’a que son talent pour arriver ne peut plus sortir de l’obscurité où le tient l’étouffement de la production écrite. Il aura beau publier des œuvres fortes, on ne le discutera pas. On est si excédé du livre et de la réclame, que personne n’aura le courage de lui faire une réputation. L’ambition d’avoir du talent devient d’ailleurs de plus en plus rare. L’effort personnel, le travail de style, le souci de l’art, tout cela a disparu le jour où l’on a vu que le succès s’obtenait par la camaraderie et que le métier suffisait pour avoir la gloire. Les journaux et les revues assiégés par les écrivains devenus légion sont des forteresses de résistance où l’on se serre les coudes. Le débordement de copie alimente la guerre de la littérature contre la littérature.

Il n’y a qu’un moyen de débrouiller cette confusion engendrée par la rage de la plume : il faut fuir à tout prix le milieu qui nous repousse, s’isoler de la contagion, se refaire une santé intellectuelle, respirer l’air sans miasme, se retremper dans la méditation et la solitude. Les victimes de la grande névrose contemporaine doivent renoncer à la lutte, s’éloigner délibérément et se préparer dans l’ombre, afin de mériter par le travail l’encouragement qu’on leur refuse. Si l’on veut éviter la médiocrité générale et se réserver la certitude d’arriver, il faut plus que jamais travailler son style, chercher la perfection sérieuse, opposer le culte passionné de l’art aux bassesses du mal d’écrire. Concentrez-vous, exilez-vous, allez vivre là où l’on peut faire une œuvre. On écrit trop pour écrire bien. Produisez peu, mais de bonnes choses. Songez à Flaubert, qui avec un livre s’est créé en un jour la renommée du fécond Balzac. Si les trois premières pages d’un volume sont médiocres, le désarroi actuel de la littérature excuse la critique de ne pas pousser plus loin l’examen. Pour forcer l’attention, il faut que votre premier chapitre soit presque un chef-d’œuvre. L’étude des classiques pourra seule nous réapprendre les qualités indispensables à cette régénération. Nous avons assez longtemps exploré nos maladies personnelles et disséqué notre propre cœur. L’excès autobiographique et l’intempérance d’observation ont si profondément usé nos facultés morales, que l’invention s’est tarie, chacun s’est copié, il n’y a plus qu’un fonds commun d’idées et de forme à l’usage des névroses de l’imprimerie. Nous avons donc besoin de repos, de conseils, de lecture et surtout de modèles. Sortons enfin de nous-mêmes et allons prendre nos inspirations chez les Anciens. C’est là que nous retrouverons notre originalité et notre force, parce que c’est là que nous retrouverons nos aspirations et nos procédés. Leur exemple nous donnera peut-être le courage de passer notre vie à faire un livre unique comme les Caractères ou les Fables, qui suffisent à la gloire d’un La Bruyère ou d’un La Fontaine. Nous ne pourrons guérir notre démence qu’en nous mettant l’imagination à la diète. On publiera certainement de meilleures œuvres le jour où l’ambition de bien écrire aura remplacé la soif de gagner de l’argent. Le mercantilisme est au fond un très mauvais calcul. Il stimule un moment le talent, mais il l’épuise vite et finit par ne plus nourrir son homme. Voyez comment les acheteurs punissent aujourd’hui M. Ohnet d’avoir mis son idéal dans la vente. La critique a le devoir de proclamer hautement l’erreur de la publication à outrance. Il est temps de rappeler aux lecteurs où est le vrai goût, quelles sont les règles d’art fixes et les signes certains du talent. Donnons au public un code d’esthétique qui enseigne, non pas à exécuter un bon livre, ce qui n’est pas possible, mais à le reconnaître et à le juger. Pour cela la critique doit se séparer de la réclame bibliographique et ne plus se faire l’esclave de la camaraderie. Son devoir est de ne louer que ce qui mérite d’être loué. Qu’elle se montre impitoyable aux solliciteurs ; qu’elle soit avant tout un guide loyal et qu’elle ne considère plus la littérature comme une démocratie où chacun est admis à être quelqu’un. Qu’elle renonce surtout à encourager les renommées médiocres, les intempérants de la plume, tous ces cacographes bourgeois qui n’ont d’autre raison que d’être encombrants et d’autre valeur que d’être fertiles. Pour moraliser la littérature aux abois et arrêter le flot d’écrivasserie qui nous inonde, il faut que la critique quitte son scepticisme découragé et qu’au lieu de mettre sa gloire à être dilettante, elle tâche au contraire de devenir plus technique, non pas pédagogue et rhétoricienne, mais vulgarisatrice et explicative. C’est demander beaucoup, je le sais, mais le remède doit être violent pour être efficace. Il n’est que temps. Les librairies se découragent ; la passion d’écrire ne diminue pas. Une inévitable décadence menace les lettres françaises. Jetons donc le cri d’alarme et essayons d’arracher notre pays à l’invasion des Barbares.

Si l’influence des maîtres et les efforts de la critique n’arrêtent pas cette production torrentielle, c’en est fait de l’art. Le dédain de lire et l’impossibilité qu’auront les jeunes écrivains de valeur de trouer la masse pour se faire un nom amèneront le néant. La médiocrité de nos œuvres entamera notre réputation même à l’étranger. On ne prendra plus au sérieux notre supériorité et nous nous verrons descendre au rang artistique de l’Espagne ou de l’Italie. Dans vingt ans d’ici, si cela dure, notre littérature n’aura d’autres débouchés que les colonies océaniennes. Nous assisterons alors à un spectacle curieux. Tout le monde écrira et personne ne lira plus.

 

Chateaubriand et Gustave Flaubert §

Les progrès de la science et ses nouvelles méthodes d’investigation ont singulièrement modifié notre esprit critique depuis ces vingt dernières années. Les qualités qui caractérisent aujourd’hui notre manière de comprendre et de juger font le plus grand honneur à la souplesse et à la profondeur de la pensée française en matière d’art. C’est d’abord une largeur d’idées inattendue, une absence complète de parti pris intellectuel, une compréhension presque immédiate des œuvres anciennes, je ne sais quel sens historique nouveau qui nous fait admettre à première vue les productions les plus opposés à nos goûts. Ainsi s’explique, entre autres choses, la faveur de plus en plus marquée dont jouit actuellement la littérature classique et la sympathie avec laquelle on se remet à lire des hommes que la réaction des dernières écoles nous avait un peu trop fait oublier. Les écoles sont comme les fleuves, qui dans leur débordement semblent rouler pêle-mêle sables et plantes : quand l’eau se retire on s’aperçoit que l’inondation n’a rien emporté et quelle a, au contraire, fécondé ce qu’elle voulait détruire.

Parmi les écrivains qui ont le plus injustement subi l’oubli que nous signalons, il en est un qui mérite une attention sérieuse parce qu’il est très proche de nous malgré son éloignement et qu’il résume à lui seul le mouvement littéraire contemporain : il s’agit de Chateaubriand. Jamais gloire plus brillante ne subit éclipse plus rapide. Le romantisme lui-même ne paraît pas, en lui succédant, avoir mis beaucoup d’empressement à le reconnaître pour chef, et le lien n’a jamais été bien étroit entre l’« Enfant sublime » et l’auteur du Génie du Christianisme. L’Abbaye au Bois et le Cénacle avaient au fond une esthétique très différente. Mort la veille de cette république de 48 qu’il avait pressentie et qu’il était capable de désirer en haine de l’« usurpateur », Chateaubriand ne mentionne nulle part dans ses Mémoires le mouvement romantique qui tenait une si grande place dans les préoccupations du temps ; nulle part il ne nomme ce Victor Hugo qu’il avait lui-même baptisé d’une appellation si glorieuse. Depuis lors la renommée de l’auteur de René est allée s’affaiblissant comme un soleil qui se couche ; la clameur de l’Océan a dominé sa voix d’outre-tombe et la brume a couvert le mausolée où il dort superbement drapé dans le majestueux linceul de ses phrases. Jusqu’à ces dernières années il a passé pour un écrivain respectable et ennuyeux, qui marque une époque et n’en sort plus comme une idole dans un temple désert où personne ne va l’adorer. On s’est obstiné à voir en lui l’homme de la préciosité ronflante et de la solennité vide, un poète qui avait fait les Martyrs comme Marmontel a fait les Incas et Fénelon Télémaque, le représentant d’un christianisme d’opéra et d’une épopée de cire, un restaurateur suranné de mythologies chrétiennes, un chanteur monotone du byronisme en prose, qui n’eut pas la force de rester philosophe, ne sut pas être chrétien et ne put dégager sa Muse des langes classiques. On consentit enfin à l’admirer à condition de n’en plus parler et l’on ne sembla garder le culte de son nom que pour mieux dédaigner son œuvre.

Mais voici que cette ombre commence à sortir de sa nuit. La critique se presse respectueusement autour de cette figure si française. On n’ose pas encore élever la voix pour se réclamer de lui ; mais il se produit partout comme une rumeur sourde de résurrection. C’est à Gustave Flaubert que revient l’honneur de ce mouvement de réaction sympathique. Ses quatre récents volumes de lettres qu’on a eu raison de compléter, nous ont appris la frénésie d’admiration que le solitaire de Croisset professait pour le solitaire de la Vallée-aux-Loups. Il a fallu pour nous ouvrir les yeux, ce fait étrange : l’écrivain réaliste en admiration devant l’écrivain déclamatoire, devant le représentant démodé de la rhétorique chrétienne et factice. C’est dans les Mémoires d’Outre-tombe que nous apparaît le vrai Chateaubriand ; c’est dans les haines et les prédilections de ses Lettres que le talent de Flaubert se trouve expliqué. Ainsi les maîtres laissent après eux des semences de vérité et des éclaircissements imprévus qui complètent la signification de leurs œuvres.

La critique, une fois la première surprise passée, a eu le tort de se borner à constater l’antinomie de cette admiration de Flaubert pour Chateaubriand sans bien en pénétrer la raison et les conséquences, au point de vue surtout de l’influence subie par Flaubert et de la genèse même de son talent. On a continué à juger Flaubert comme un romantique chevelu et anti-bourgeois, et Chateaubriand comme un vieux saint de cathédrale, pieusement enfermé dans sa châsse néo-classique. Le vrai mot n’a pas été dit sur ce qui constitue le fond même, la nature intime de ces deux écrivains, qui vivront tant que la prose française vivra. Les réflexions que je crois devoir hasarder sur ce sujet ne sont peut-être que l’écho de ce qui se murmure tout bas ; en tout cas il me semble qu’il est temps d’élever la voix et d’affirmer ce qu’il faut penser. Jamais moment ne fût plus favorable à l’indépendance et au déplacement des appréciations critiques. Nous avons eu le bonheur de voir peu à peu disparaître les antagonismes d’école qui nous divisaient, et le naturalisme nous paraît aujourd’hui plus vieux que le romantisme et le classicisme.

Examinons donc sans parti pris cette lointaine figure de Chateaubriand que cinquante ans de préjugés ont rendue presque méconnaissable. Est-il vraiment si vieux qu’on le dit et mérite-t-il tant de dédain ? Au premier abord il a l’air, au contraire, d’être bien près de nous et bien fait avec notre sang et nos nerfs, ce royaliste libérai, ce littérateur révolutionnaire, cet inquiet qui va promener ses désolations précoces dans les vieilles forêts du Nouveau Monde ; ce sceptique qui pleure le malheur de vivre et s’isole dans ses passions jusqu’à risquer d’en mourir, comme un chimiste empoisonné à la vapeur de ses alambics ; ce catholique qui débute par un roman d’amour, pis que cela, par la confession autobiographique d’un inceste ! Au seuil de ce siècle. Chateaubriand a eu toutes les maladies du siècle finissant, nos troubles et nos désespérances, nos incertitudes d’âme et nos angoisses passionnelles.

Relisons et étudions son œuvre, que voyons-nous ? Un bel édifice en partie ruiné et inhabitable, un côté phraséologique et déclamatoire, l’emphase sentimentale et religieuse, quelque chose qui vient du dix-huitième siècle comme un philosophisme à rebours, une érudition de cinquième main, une rhétorique chrétienne puérile, une manie de description pieuse plus décolorée que la prose de Télémaque  ; voilà la part caduque de l’œuvre, ce qui n’a pas survécu et ce qui ne pouvait pas survivre. Mais au-dessus de cela il y a tout un côté vivant et immortellement jeune : c’est le talent de peindre, la vision violente de la nature, un sens du vrai magnifiquement brutal, une force descriptive qui n’a jamais été dépassée ; tranchons le mot : il y a le réalisme. Là est pour nous la portée et la valeur de son œuvre et ce qui donne à cette étude son prétexte et son actualité : Chateaubriand est le précurseur et, on peut le dire, le père de l’école réaliste contemporaine. Nous entendons ici par réalisme la littérature d’observation exacte et plastique, Flaubert en est le chef officiel, mais c’est Chateaubriand qui a créé Flaubert. C’est dans Chateaubriand que nous trouvons la raison et l’explication technique du talent de Flaubert, ses idées, son caractère, ses procédés de style, sa conception de la vie, sa tournure d’esprit, son pessimisme. C’est de Chateaubriand enfin que procède l’école coloriste et sensationniste, de Théophile Gautier, Saint-Victor et de Goncourt.

La critique, si habile à discuter les théories et à classer les livres, n’accorde peut-être pas assez d’importance à la question des filiations littéraires. Grammairienne avec Laharpe, philosophique avec Geoffroy et de Feletz, classique avec Planche, doctrinaire et historique avec Villemain et Saint-Marc Girardin, évocatrice avec Saint-Victor, dilettante et érudite avec Sainte-Beuve, la critique est devenue scientifique avec M. Taine, pour se transformer en psychologie sociale sous la plume autorisée de M. Bourget. Ces deux derniers écrivains sont certainement des penseurs de premier ordre, supérieurs même lorsqu’ils rôdent autour d’un talent au lieu de chercher tout droit ce qu’il y a dedans. Sans méconnaître leur largeur d’esprit, je voudrais les voir plus préoccupés de l’anatomie du style et de la valeur intrinsèque d’une œuvre. En présence d’un auteur, la critique devrait borner son rôle à se demander : « Qui est-il ? D’où vient-il ? Pourquoi est-il tel ? Qu’est-ce qui est de lui ? Qu’est-ce qui est des autres ? Il y aurait dans ce sens des lois d’évolution extrêmement utiles à connaître. Car enfin un artiste ne se crée pas seul, il n’est pas exclusivement le résultat d’un milieu, et la psychologie et l’histoire ne suffisent pas à l’expliquer tout entier. Si l’on étudiait de préférence la substance même de son talent, et qu’on examinât de plus près sa filiation et son origine, on trouverait qu’un écrivain a toujours son germe et son explication dans un écrivain antérieur, et que personne, comme le disait très bien Flaubert, n’est original au vrai sens du mot. Précisément dans le cas qui nous occupe, M. Bourget aurait eu beaucoup moins de peine à découvrir chez l’auteur de Madame Bovary la cause d’une esthétique et d’une tournure d’esprit qui sont dans Chateaubriand, et qui prouvent que Flaubert est sorti de Chateaubriand comme MM. Daudet, Zola, Maupassant, Loti et les autres sont sortis de Gustave Flaubert. On sait avec quelle passion Flaubert admirait l’auteur de René. Il le citait partout, il s’en grisait, il le lisait à ses amis, il déclarait dans ses Lettres que les Mémoires d’Outre-tombe étaient au-dessus de toute réputation ; il répétait qu’il aurait donné ses livres pour une seule de ses phrases, et quand Zola ou Tourgueneff le contrariaient là-dessus, il entrait dans des colères apoplectiques qui obligeaient ses amis à ouvrir les fenêtres. Racontant sa visite au château de Combourg, il a lui-même, dans une prose incomparable, très justement exalté le merveilleux style de l’auteur d’Atala. Ce qui se dégage de cette admiration, autant que d’un examen attentif de Salammbô ou de Madame Bovary, c’est la constante préoccupation de Flaubert à faire dans son style l’abondance, le relief et l’harmonieuse majesté qui distinguent Chateaubriand. Il a moulé sa phrase sur la phrase de René ; il a la même construction classique, ses participes présents en incidentes, ses finales qui retombent avec la lenteur d’une draperie, la préparation qui présente la pensée comme un déroulement de strophe. A chaque page de Chateaubriand on retrouve les procédés de Flaubert, ses mots, ses verbes, ses expressions. «  Accablé d’une surabondance de vie, submergé de délices, dit René… J’erre au déclin du jour dans les cloîtres retentissants et solitaires.  » Et plus loin : « Le disque du soleil semblait osciller dans un fluide d’or… L’heure venait frapper à coups redoublés la tour de la cathédrale, elle allait se répétant sur tous les tons… La cloche tintait avec lenteur… Les lianes enchaînent les arbres ; et les plantes, y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris… Ils avaient les jambes croisées à la manière des tailleurs… etc. » On remplirait des volumes avec des citations de ce genre. Celui qui accomplirait ce travail apporterait des éclaircissements précieux pour l’histoire de la genèse d’un talent. Quand on relit Chateaubriand et Flaubert dans l’unique but de cette comparaison littéraire, on reste confondu de voir pour ainsi dire à chaque page naître et se former la pensée et le style de Flaubert. Cette assimilation vous frappe partout et toujours, quels que soient l’œuvre, le sujet ou le chapitre.

Voulez-vous l’art de Flaubert de traiter la phrase en faisceau ? René et Atala fourmillent d’exemples : « Mes nuits, dit la fille du désert, étaient arides et pleines de fantômes ; la rosée du soir séchait en tombant sur ma peau brûlante, j’entr’ouvrais mes lèvres aux brises, et les brises, loin de m’apporter la fraîcheur, s’embrasaient du feu de mon souffle. » Ici c’est la coupe de phrase si chère à Flaubert : « Elle s’arrêta, puis elle reprit : Quand je songe que je te quitte pour toujours, mon cœur fait un tel effort pour revivre, que je me sens presque le pouvoir de me rendre immortelle à force d’aimer. » Ailleurs ce sont les locutions dont Flaubert a presque abusé : «  Quelque chose de voluptueux semblait respirer dans ce magique édifice ; quelque chose de souffrant et de rêveur se mêlait à ses grâces divines… Nos frères et nos époux trouvent en nous quelque chose de divin. » Parfois la même idée se rencontre avec les mêmes mots : « Mon guide, dit Chateaubriand, m’arrêta au rez même de l’eau, qui passait avec la vélocité d’une flèche. » Décrivant Mathô et Spendius dans l’aqueduc, Flaubert dit : « Ils passaient comme des flèches et la vélocité des eaux redoublait. » Dans Chateaubriand, mort d’Atala : « Le soleil sortit enfin d’un abîme de lumière et son premier rayon rencontra l’hostie consacrée que le prêtre en ce moment élevait dans les airs. » Et dans Flaubert, au moment où le grand prêtre arrache le cœur de Mathô et l’élève sur une cuiller : « Le soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme des flèches sur le cœur tout rouge. Blanca, dans le Dernier des Abencérages, voit venir Ben Hamet du haut du rivage : « Elle aperçut une longue barque dont la proue élevée, le mât penché et la voile latine annonçaient le génie des Maures. Elle faisait écumer l’onde sous la rapidité de sa course. Un Maure se tenait debout sur la proue. La barque arrive, présente le flanc, touche au môle. » N’est-ce pas le tableau de Salammbô lorsque la trirème d’Hamilcar arrive : « Elle s’avançait d’une façon orgueilleuse et farouche, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l’écume autour d’elle. On aperçut un homme debout, tête nue. La trirème érafla l’idole établie à l’angle du mêle… » Et cette pensée de Flaubert : « On entendait le broutement d’une vache qu’on ne voyait pas », n’est-ce pas la pensée même de Chateaubriand : « J’entendais le murmure d’une rivière qu’on ne voyait pas ? »

(Mémoires.)

A chaque page on est frappé par cette similitude d’idées et de tournure, par cette vision identique des choses. On pourrait en fournir des exemples innombrables.

Ce qui fait la magie de la Tentation de saint Antoine, le synthétisme de sensation qui donne une sorte de beauté orientale à tout ce qui est couleur ou passion chez Flaubert, aux paroles brûlantes de Mathô sous la tente, aux déclarations de la reine de Saba, aux incantations » mélancoliques des terrasses carthaginoises, tout cela encore est du Chateaubriand authentique. Ce sont les mêmes moules, presque les mêmes phrases : « Le seul frémissement de ta robe sur ces marbres me fait tressaillir, dit l’Abencérage. L’air n’est parfumé que parce qu’il a touché ta chevelure. Tes paroles embaument cette retraite comme les roses de l’Yémen. » Et Yelléda : « As-tu entendu le gémissement d’une fontaine et la plainte d’une brise dans l’herbe qui croît sous ta fenêtre ? Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune. Je volerai sur le haut de la tour que tu habites… Les cygnes sont moins blancs que les filles des Gaules. Nos yeux ont la couleur et l’éclat du ciel. Nos cheveux sont si beaux que les Romaines nous les empruntent pour en ombrager leurs têtes. » N’est-ce pas le lyrisme de Flaubert lorsqu’il écrit : « Mes baisers ont le goût d’un fruit qui se fondrait dans ton cœur. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes. Noie mon âme dans le souffle de ton haleine. Que mes lèvres s’écrasent à baiser tes mains. »

L’énumération mélodieuse et symbolique, la poésie transportée dans l’érudition descriptive, qui font un continuel cantique de la Tentation de saint Antoine, tout cela encore vous le trouvez avant Flaubert dans les Natchez, Atala ou les Martyrs. C’est Chateaubriand qui a en quelque sorte fait passer le premier, dans une prose seulement égalée de nos jours par les sonnets de M. de Hérédia, le charme exotique et musical de phrases comme celle-ci : « La brise alanguie de la Syrie nous apportait indolemment la senteur des tubéreuses sauvages… J’ai vu les ruines de la Grèce baignées dans une rosée de lumière, que répandaient comme un parfum les brises de Salamine et de Délos… Volez, oiseaux de Lybie, volez au sommet de l’Ithόme et dites que la fille d’Homère va revoir les lauriers de la Messénie. »

D’une façon générale on peut dire que la similitude artistique de Chateaubriand et de Flaubert est complète. Celui-ci n’a pas une phrase, une tournure, un ton de style dont il n’y ait un exemple dans Chateaubriand. Seulement Flaubert est plus intense et Chateaubriand plus grandiose ; le premier a des profondeurs de description, le second a des pensées de génie. La magnificence du style de Chateaubriand n’a pas passé tout entière dans le style de Flaubert. L’auteur de l’Éducation sentimentale a écourté son souffle pour le vouloir trop pondérer, et il a morcelé son harmonie en la coupant de trop de virgules. Éternellement droite, au contraire, emportant d’une allure égale toutes ces incidentes, la phrase de Chateaubriand semble un beau fleuve qui entraîne toutes ses eaux dans l’unité de sa course. On a signalé bien des fois cet effort d’harmonie chez Flaubert et on a peut-être eu tort de lui en faire un mérite si personnel. Ce serait méconnaître les traditions de notre langue que de voir un caractère d’originalité exceptionnelle dans ce qui a toujours été une condition essentielle de l’art d’écrire. Cette qualité fait pour ainsi dire partie de l’esthétique littéraire française ; elle est le génie même de notre prose, et la preuve c’est que Candide est presque aussi harmonieusement écrit que Madame Bovary ou Atala. Les classiques, Bossuet, Fénelon, Montesquieu, Bernardin de Saint-Pierre, n’avaient pas d’autre idéal. L’harmonie pour eux c’était le style même.

Ce souci du rythme, cette science des combinaisons écrites, ne sont pas les seules ressemblances qui existent entre Flaubert et le grand écrivain chrétien ; ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’on trouve aussi dans Chateaubriand le procédé descriptif plastique que l’auteur de Salammbô est censé avoir inventé. Relisez l’Itinéraire et les Mémoires d’Outre-tombe, vous serez stupéfait de voir ce Chateaubriand idéaliste et classique devenir, lorsqu’il s’agit de la nature photographique, d’une crudité et d’un rendu qui égalent et souvent dépassent Flaubert. C’est qu’il y a dans Chateaubriand un penseur qui n’est plus de mode, et un artiste qui reste de premier ordre. Ce Chateaubriand artiste aime la description, il la fait longue, complète ; il regarde la nature avec le nez dessus ; c’est un homme qui « vous fait voir matériellement les choses », comme se définissait Flaubert, et « pour qui le monde visible existe », selon le mot que s’appliquait Théophile Gautier. Oui, Chateaubriand a la sensation aussi aiguë, le matérialisme d’image aussi intense que Flaubert dans Madame Bovary. Seulement il n’est pas tel partout. Flaubert, qui l’avait bien lu, et qui, à force d’admiration, s’était incarné en lui, comprit du premier coup le parti qu’on pouvait tirer de cet art d’écrire. Consciemment ou non, il devina qu’il pouvait en sortir une littérature nouvelle, comme on pressent l’école réaliste contemporaine lorsqu’on lit pour la première fois Madame Bovary. Voilà la profonde, l’indiscutable originalité de Flaubert : il a dégagé la formule plastique écrite, il l’a dégagée sans faire dévier la langue, sans désorganiser le grand style de tradition française, et il a ramené à cette formule tout l’art, toute la littérature ; en un mot, il a été plastique, rien que plastique ; mais il l’a été d’une façon continue, partout, jusque dans son style abstrait qui, à défaut de l’image vivante, a une concision et une science qui sont comme une seconde vie. Il n’y mit pas d’idées préconçues, il n’entreprit pas cette transformation a priori : il découvrit cette voie parce qu’elle répondait à sa nature artistique. Il avait d’ailleurs trop bien lu Homère pour ne pas reconnaître l’origine de ce procédé mais Chateaubriand était par sa langue et ses idées beaucoup plus près de lui, plus immédiatement assimilable, le mieux à la portée de ses prédispositions natives. C’est donc surtout dans Chateaubriand et par Chateaubriand que Flaubert s’est formé. Son admiration pour l’auteur du Génie du Christianisme suffirait à nous le prouver, si chacune de ses pages ne portait l’empreinte irrécusable de la méthode plastique de Chateaubriand. Feuilletez René, Atala, les Natchez, les Martyrs, les points de comparaison fourmillent. Vous vous rappelez la danse d’Hérodias ? Relisez cette danse d’Atala : « Deux vierges cherchent à s’arracher une baguette de saule. Les boutons de leurs seins viennent se toucher : leurs mains voltigent sur la baguette qu’elles élèvent au-dessus de leurs têtes ; leurs beaux pieds nus s’entrelacent ; leurs bouches se rencontrent, et leurs douces haleines se confondent. » Voulez-vous des sensations de nature en phrases substantives telles que les écrit Flaubert et avant lui Théophile Gautier, puis de Goncourt et les autres ? Lisez ce tableau de forêts : « Des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d’animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits ; des bruissements d’ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie. » Et cet orage célèbre : « L’obscurité redouble, la nue se déchire, et l’éclair trace un rapide losange de feu. Du milieu de ce chaos s’élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement îles arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l’incendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s’éteignant dans les eaux. » Vous pouvez nommer Flaubert rien qu’en lisant ces lignes sur Atala morte : « Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis le malin, semblaient languir et sourire. Dans ses joues, d’une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. De temps en temps, le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis, secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d’un vieux poète nommé Job. Sa voix allait roulant dans le silence des déserts. » Et quand on porte le corps : « Souvent la longue chevelure d’Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d’or sur mes yeux ; souvent, pliant sous le fardeau, j’étais obligé de le déposer sur la mousse. » Ou encore : « J’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière. » Ou bien ce sont les verbes chers à Flaubert, encadrés dans les mêmes formes de poésie synthétique : « Les bois retentissaient du chant monotone des cailles. On respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. » C’est par milliers qu’on pourrait citer des exemples de relief plastique aussi intense que les descriptions de Flaubert et que n’ont jamais dépassé les efforts de toute l’école réaliste contemporaine. S’il veut peindre l’aurore, Chateaubriand vous dira comme Flaubert ou Zola : « Une barre d’or se forma à l’Orient. » Il comparera le soleil couchant « dépouillé de ses rayons, à une meule de fer rougie », ou il dira simplement : « Son disque élargi s’enfonçait dans les flots. » Il a vu « la lumière dorée des étoiles trembler dans la mer », les « nuages voler dans le ciel sur la face de la lune, qui semblait courir rapidement ». Il vous montre l’orage d’un mot : « Les éclairs s’entortillent aux rochers. » Il remarque, avant le lever de la lune, « son aube qui s’épanouit par degrés devant elle ». Il nous décrit à la fin du jour les « clartés alenties du soleil sur les étangs », les « ombrelles des pins », les « montagnes cendrées de bleu ». Il distingue, la nuit, le « firmament répété dans les vagues et qui a l’air de reposer au fond de la mer et par intervalles des brises passagères troublant dans la mer l’image du ciel ». Si des corneilles volent, ce qui le frappe, ce sont « leurs ailes noires et lustrées, glacées de rose par les premiers reflets du jour ». Il mentionne dans les Mémoires d’Outre-tombe « les sons veloutés du cor, les sons liquides de l’harmonica, le nasillement d’une musette ». Il nous fait voir « l’horizon de la mer intersectant la lune, qui s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues ». Il observe tantôt la mer » toute blanche de lumière » ; tantôt les « lames minces comme une gaze, se déroulant sur le sable sans bruit et sans écume ». En voyage, il n’oublie pas le «  grignotement de la pluie sur la capote de sa voiture  ». Il note « l’ombre mobile d’un jet d’eau à la clarté de la lune, les montagnes lointaines lavées de bleu, les hirondelles qui s’enfoncent en criant dans les trous des murailles  ». Évoquant la tranquillité de la nuit au bord d’un lac, il dit : « L’azur du lac veillait derrière les feuillages. Une brise, passant et se retirant à travers les saules, s’accordait avec l’aller et le venir de la vague. » Se promenant à Rome, il « écoute le silence et regarde passer son ombre de poétique en portique, le long des aqueducs éclairés par la lune ». Il aperçoit le Carmel « une tache rende au-dessous des rayons du soleil ». Il aime « l’odeur fine et suave de l’héliotrope ». Il compare le ciel de la Grèce à une « pluie de lumière ».

Ces notations pourraient sans anachronisme être signées Flaubert, Goncourt, Tourgueneff, Loti ; car il n’y a pas seulement dans Chateaubriand la littérature de Flaubert, d’où sont sortis les romanciers contemporains d’observation ; mais il y a aussi le style de Théophile Gautier, de Paul de Saint-Victor, de Barbey d’Aurevilly, de tous ces modernes magiciens de la prose d’où procèdent directement les de Goncourt. Oui, il est dans Chateaubriand, ce style, et il y est tout entier, avec ses audaces d’exotisme, son intoxicante poésie, sa libre allure néologique, sa copie de la nature et sa recherche de couleurs raffinées. Connaissez-vous quelque chose de plus contemporain, de plus nouvelle école que cette description de la fin du jour dans les forêts d’Amérique : « Le soleil tomba derrière le rideau des arbres ; un rayon glissant à travers le dôme d’une futaie scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre ; la lumière, divergeant entre les troncs et les branches, projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c’étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées aux gerbes gigantesques ; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les au très flottants, fumées de rose ou cardées de soie. On voyait dans ces nues s’entr’ouvrir des gueules de four, s’amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave ; tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière. A l’orient la lune reposait sur des collines lointaines ; à l’occident la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs dans laquelle le soleil à demi plongé semblait se dissoudre. La terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l’ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée comme la prière redescend sur celui qui prie… Je me reposai au bord d’un massif d’arbres : son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j’étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés et s’éclipsaient lorsqu’elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et du reflux du lac, les sauts du poisson d’or, le cri rare de la cane plongeuse. »

De pareilles descriptions abondent dans l’Itinéraire, Atala ou les Martyrs. C’est en relisant ces pages qu’on s’étonne de voir M. Zola contester l’éternelle jeunesse de Chateaubriand et que l’on comprend la déception de Flaubert écrivant à George Sand : « Comme il est difficile de s’entendre ! Voilà, deux hommes que j’aime beaucoup et que je considère comme deux vrais artistes, Tourgueneff et Zola. Ce qui n’empêche pas qu’ils n’admirent nullement la prose de Chateaubriand. Des phrases qui me ravissent leur semblent creuses. Tout cela m’attriste beaucoup. Ne riez pas. » Il n’y a pas de quoi rire en effet, et on plaint le bon Flaubert rentrant dans son cabinet pour relire cette description des deux Floridiennes des Mémoires d’Outre-tombe, qu’eût signée le meilleur crayon de Gautier : « Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleaux. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets et des filaments de joncs ; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. Elles avaient une jolie perruche qui parlait. Elles l’agrafaient « leurs épaules en guise d’émeraude ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du x e siècle portaient l’épervier. Pour s’affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l’apoya ou suchet d’Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel et, dans le Levant, les aimées sucent le mastic de Chio. Les Floridiennes broyaient sous leurs dents d’un blanc azuré les larmes de liquidambar et les racines de libanis qui mêlaient la flagrance de l’angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d’elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuille et de leur calice. »

L’écriture artiste des de Goncourt ne va pas plus loin ; Loti n’a pas l’exotisme plus magique, ni Flaubert le burin plus vif. La sensation avant tout, telle semble avoir été la devise de ce Chateaubriand réaliste, à qui le néologisme ne taisait pas peur et qui trouvait « les bois infréquentés, les blandices des sens, le désennui, le ciel enfumé, solacier ses veilles, corridors déshabités, béer aux lointains bleuâtres, l’exorbitance des années, atmosphère flou, la lumière qui neige, cheveux diluviés, l’insubstance des fantômes, luisance des yeux, les collines surfacées d’herbe », jusqu’à « notule », le mot favori des de Goncourt et flots « amènes », l’épithète des décadents.

Faut-il rappeler enfin, pour résumer et compléter toutes ces preuves, l’inoubliable naufrage des Natchez, qui se trouve répété dans les Mémoires  ? Il y a là cinquante lignes qui dépassent tout ce qu’ont écrit Flaubert et son école, cinquante lignes plastiques qui resteront le modèle du procédé contemporain et la preuve la plus indiscutable de la descendance de Flaubert : « J’avais passé la nuit, dit Chateaubriand, à me promener sur le tillac au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont. C’était autour de nous une émeute de vagues. Le temps était horrible ; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot. Bientôt j’entends courir d’un bout du pont à l’autre et tomber des paquets de cordages. Le couvercle de l’échelle de l’entrepont s’ouvre, une voix effrayée appelle le capitaine. En mettant la tête hors de l’entrepont, je fus frappé, d’un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord ; mais n’ayant pu y parvenir, il s’était affalé sous le vent. A la lueur de la lune écornée qui émergeait des nuages pour s’y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune et immobile, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts, dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s’épanouissaient en écumes et en étincelles, tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Quelquefois une lame monstrueuse venait, roulant haut sur elle-même, sans se briser, comme une mer qui envahirait les flots d’une autre mer. Pendant deux ou trois minutes les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus ; l’instant d’après on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur au plus intrépide. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux et un gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant comme à l’échappée d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était peut-être plus alarmant qu’un certain murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit. »

On le voit, le procédé de Flaubert est là tout entier, complet, définitif, tellement définitif, que ces lignes rappellent la tempête de Pêcheur d’Islande, l’œuvre de Pierre Loti, le dernier en date de l’école Flaubert-Goncourt. M. Paul Bourget a donc grand tort d’affirmer dans ses Essais de psychologie que « Flaubert a inventé le procédé d’art qui fit de l’apparition de Madame Bovary un événement littéraire d’une importance capitale », ce qui est d’ailleurs en contradiction avec un Passage des Études et Portraits du même auteur, où il est dit que « Flaubert a emprunté à Théophile Gautier la puissance du rendu concret et comme matériel ». Non ! Flaubert n’a rien inventé. Son procédé d’art, il l’a pris, non pas dans Théophile Gautier, qui le lui aurait donné de deuxième ou de troisième main et encore embryonnaire ; mais il l’a pris à la source la plus directe : dans Chateaubriand, qui contient en germe Gautier et les autres. Il est de la dernière évidence artistique que Flaubert porte la marque de Chateaubriand bien plus que celle de l’auteur des Emaux et Camées. Flaubert est donc le vrai fils de Chateaubriand. Leur descendance est indéniable. Leur nature et leurs œuvres sont identiques ; ils ont des points de contact jusque dans la tendance et la conception de leurs livres.

Comme Chateaubriand, Flaubert débute par un roman de passion, Madame Bovary, qui offre le même dénouement qu’Atala  ; le suicide et le poison. Poussé par le désir d’une forme littéraire supérieure, Flaubert rêve ensuite une reconstitution antique et, de même que Chateaubriand a fait les Martyrs, il écrit lui aussi son épopée : Salammbô. Là encore il concrétise, il fixe, il solidifie le procédé plastique épars dans Chateaubriand et, grâce à l’effort continu de sa description matérielle, au lieu d’une œuvre comme les Martyrs, où il y a plus de poésie que de couleur et plus de charme que de force, il nous donne un livre de premier ordre, une résurrection vivante, évocatrice, colossale. C’est en comparant Salammbô et les Martyrs qu’on peut apprécier la nouvelle méthode d’art inaugurée par Flaubert. Prenons au hasard un exemple. Dans la bataille des Francs et des Romains, Chateaubriand dit : « La hache de Mérovée s’enfonce dans le front du Gaulois ; la tête se partage ; sa cervelle se répand des deux côtés ; son corps reste encore un moment debout étendant ses mains convulsives. » De pareilles phrases sont du Flaubert pur ; l’auteur de Salammbô les adoptera ; vous les retrouverez telles quelles ; son réalisme n’ira pas plus loin. Seulement ce relief et ce rendu, il les appliquera d’un bout à l’autre de son œuvre ; il rejettera l’ancienne comparaison classique, la périphrase grise qui ne montre rien et, au lieu de retomber dans la banalité imprécise et d’ajouter avec Chateaubriand : « Les cornes des taureaux portaient des lambeaux affreux » il écrira, lui, fidèle à son procédé réaliste, en parlant des éléphants : « De longues entrailles pendaient à leurs crocs d’ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. » C’est avec ce procédé descriptif qu’il a rendu si horriblement vivantes ses admirables batailles où le vrai sang coule comme dans Homère. Chateaubriand avait fait une fresque » Flaubert fit un bas-relief. Au fond c’est la même œuvre, car Chateaubriand dans ses Martyrs fut bien plus artiste que théoricien religieux. Salammbô donne évidemment une sensation dix fois plus forte ; mais les Martyrs touchent davantage et font mieux penser. L’attrait de Salammbô est purement pictural et matériel ; le charme des Martyrs est fait surtout de douceur et de demi-teinte. La vierge carthaginoise vous reste dans les yeux ; Cymodocée vous reste dans le cœur. L’œuvre de Flaubert a la couleur et la violence ; celle de Chateaubriand a la grâce et l’enchantement. L’un a ressuscité un milieu plastique ; l’autre a fait revivre une époque historique, un état de la conscience humaine3.

Si Chateaubriand eût appliqué tout le long de son épopée le procédé qu’il réservait pour ses descriptions de nature, l’évolution était faite, l’école réaliste fondée, Flaubert devenait inutile ; mais il eût fallu pour cela un effort de génie difficile à concevoir. Celui qui découvre le germe n’est ordinairement pas celui qui le développe. Les grands écrivains ont en eux des forces cachées qu’ils ignorent, et la loi mystérieuse des filiations ne s’aperçoit jamais qu’après coup.

Les règles d’esthétique et les procédés d’exécution de Flaubert sont donc bien les mêmes que ceux de Chateaubriand. Quoi d’étonnant après cela qu’ayant modelé sur lut sa littérature, Flaubert se soit également assimilé son pessimisme, ce pessimisme qui a fait verser beaucoup d’encre et qu’on a eu tort de nous présenter comme un des traits les plus personnels de l’auteur de Madame Bovary. Ces sortes de méprises ne sont pas rares depuis que M. Taine a tant exagéré l’importance des milieux et des influences sociales. Il semble aujourd’hui impossible de rien expliquer autrement que par ce qu’on est convenu d’appeler la « pression des choses environnantes ». C’est ainsi qu’on attribue à l’organisme exceptionnel de Flaubert, aux circonstances particulières de sa vie provinciale, à la disproportion constitutive de sa nature et de ses idées et même à la maladie physique dont il a souffert, une irritation d’âme, une constatation de notre néant, un découragement de l’effort et un sens de l’inutilité de tout, qu’on trouve à un degré plus décisif et en quantité plus intense chez l’auteur du Génie du Christianisme, lequel ne fut pas épileptique, n’a pas habité Rouen et n’a jamais subi les ravages de l’amour pur et du lyrisme hugolâtre. Le pessimisme de Flaubert est en somme exactement semblable au pessimisme de Chateaubriand. La détresse morale de René est même beaucoup plus saisissante, parce que, vivante antithèse de sa propre plainte, Chateaubriand a connu plus de gloire et que, poète, ambassadeur ou ministre, il a pour ainsi dire traversé la vie en triomphateur.

C’est dans René qu’est développée en détail cette immortelle tristesse dont on suit la trace dans le discours du Père Aubry et la lettre des Natchez  ; mais c’est dans les Mémoires d’Outre-tombe que l’étrange mal atteint sa plus misérable désespérance. L’approche de la mort projette son ombre froide sur cette œuvre plus désolée que le Miserere ou le Dies irae. On s’y heurte incessamment à des tombes et il y circule d’un bout à l’autre une éternelle plainte, qui n’est même plus la résignation de mourir, mais le regret d’avoir vécu. Sauf cette différence, il n’est pas besoin de beaucoup de lecture pour voir à quel point le pessimisme de Flaubert rappelle celui de Chateaubriand. Flaubert a le même désenchantement que le frère d’Amélie, la même négation des félicités humaines, la même impuissance à remplir le vide infini de l’âme, le même inguérissable écœurement des hommes. « On n’a pas besoin, dit-il dans une page de la Tentation de saint Antoine qui résume ses idées, on n’a pas besoin de posséder les joies pour en sentir l’amertume. Rien qu’à les voir de loin, le dégoût vous en prend. Tu dois être fatigué par la monotonie des mêmes actions, la durée des jours, la bêtise du soleil. » On croit entendre Chateaubriand se plaindre de la « difformité des jours » et s’écrier : « Je ne m’intéresse à rien de ce qui intéresse les autres. Je me serais également fatigué de la gloire et au génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. Tout me lasse. Je remorque avec peine mon ennui avec mes jours ; je me décourage de durer et je vais partout bâillant ma vie… » — « Ma mémoire, dit Flaubert, se promène dans mes souvenirs comme un spectre dans des ruines. » — « Personne, dit Chateaubriand, ne se crée comme moi une société réelle en invoquant des ombres, ce qui me porte à croire que je suis mort. » Flaubert se félicite de ne plus sentir son moi à, force de travail. « Le bonheur, dit Chateaubriand, est d’arriver à, la mort sans avoir senti la vie. » Quand Flaubert écrit à un ami : « Tu es heureux, c’est triste. Le bonheur est une monstruosité », il ne fait qu’interpréter la phrase finale de René  ; « Homme, tu n’es qu’un songe rapide, un rêve douloureux. Tu n’existes que par le malheur ; tu n’es quelque chose que par la tristesse de ton âme, et l’éternelle mélancolie de ta pensée. » Dans presque toutes ses lettres, Flaubert jette ce cri de détresse qui finit par devenir un cri de malade : « La manie de l’analyse m’épuise. Je ne puis pas voir une femme sans songer à son squelette. A chaque instant la nausée de la vie me remonte aux lèvres, j’ai un dégoût de moi-même inouï. » — « Je ne sais rire que des lèvres, dit à son tour Cha teaubriand. Ma tristesse physique est une véritable maladie, une de celles que les anciens appelaient une maladie sacrée. »

Le pessimisme des deux écrivains est identique parce qu’il a pour cause le même point de départ : un sens complet de la vie. Si Flaubert eut tant d’amertume et d’ironie, ce n’est donc pas parce qu’il fut « froissé, impuissant ou en désaccord » avec son milieu, mais parce qu’il avait la tournure d’esprit de Chateaubriand, c’est-à-dire cette conviction, cette évidence absolue de la misère des choses que possèdent les écrivains d’observation et les moralistes de tous les temps. Leur lecture assidue, et surtout la lecture d’un auteur comme Chateaubriand, habitue l’esprit à constater partout ce long « mensonge imaginé par le désespoir de tout désir dont se plaint quelque part madame Bovary. Montaigne, Chateaubriand et bien d’autres, ont donné à Flaubert la mesure de la vie, le dégoût des félicités, la certitude de l’universel avortement, Mais ce qui distingue le pessimisme de Chateaubriand, c’est qu’il demeure hautain et dédaigneux, tandis que Flaubert se fâche et se répand en colères. L’un a la foi pour refuge, l’autre a le style ; le premier espère dans le Dieu de sa jeunesse ; le second s’est désespéré dans le travail. Il reste un chrétien de sentiment dans Chateaubriand ; chez Flaubert il n’y a plus qu’un artiste. Comme Montaigne, Flaubert est indifférent à la mort ; il ne l’a pas saluée en libératrice à la façon de Chateaubriand lui demandant de venir lui « boucher les deux oreilles dans la poudreuse famille des sourds », et Flaubert n’a jamais fait à la vie ce lugubre adieu : « Je suis heureux de n’avoir pas eu d’enfants ; après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner la vie à un homme. »

Ce qui constitue l’originalité du pessimisme de Flaubert, ce qui lui donne une portée supérieure à celui de Chateaubriand, c’est que l’auteur de la Tentation et de Bouvard et Pécuchet l’a poussé jusqu’à ses dernières limites ; il l’a étendu au domaine de la pensée ; il a montré la contradiction et la vanité de toutes nos connaissances, et il a conclu au néant de la science comme il avait conclu au néant de la passion. On peut contester ce point de vue, et n’y voir qu’une boutade d’artiste ; mais c’est peut-être une forte idée, une synthèse de l’esprit humain digne des conceptions de Gœthe. La Tentation de saint Antoine et Bouvard sont à cet égard une œuvre énorme, qui révèle un cerveau puissant, et qu’un critique a eu raison d’appeler le livre national de la France. Nier la science dans un siècle qui ne croit qu’à-la science ; souffleter la seule idole restée debout sur les ruines de la philosophie et de la loi ; opposer le chaos de l’intelligence humaine au dogmatisme de la religion scientifique ; mettre aux prises les misères de notre esprit avec les impuissances de notre pensée, et conclure à la stérilité de toute recherche, au néant de tout résultat, c’est un jugement grandiose, quoiqu’on en dise, et qui prouve une hauteur d’esprit peu commune.

Quelles que soient d’ailleurs les conséquences philosophiques qu’il en tire, le pessimisme de Flaubert, pas plus que celui de Chateaubriand ou des romanciers actuels, n’est ni un mal d’exception, ni une révolte d’âme, ni une exagération d’esprit. La critique a tort de tant s’alarmer à propos du pessimisme contemporain. Pourquoi voir une crise morale, une dévastation de conscience, dans un état d’âme qui est après tout la seule manière raisonnable de juger la vie ? Les romans de Flaubert, de Daudet, de Goncourt, de Maupassant, de Loti, sont pessimistes comme les romans de Balzac, comme Manon et Paul et Virginie, sans parler de Candide et de tant d’autres. C’est que le pessimisme, d’après les développements et la définition même qu’os nous en donne, est la constatation, l’acceptation du néant humain, une sorte de conclusion générale sur la vie, résultant de l’observation, et non pas une forme de sentir inconnue à nos pères et seulement caractéristique des « sociétés finissantes ». L’étude attentive de l’existence humaine aboutit à une négation résignée qui n’a rien de commun avec la désespérance maladive dont on nous déclare atteints comme d’une névrose inédite. « La tristesse de l’âme, dit l’Ecclésiaste, est une plaie universelle. » Tous ceux qui ont vécu et qui réfléchissent, arrivent aux mêmes conclusions affligeantes. Comment y échapperaient-ils ? Vous aurez beau réagir, forcer vos dégoûts, apprendre à sourire, il n’en sera pas moins vrai que la satiété tarit l’amour, que la passion devient habitude, que l’homme s’use à désirer et se lasse d’obtenir, que nous oublions et qu’on nous oublie, que toutes nos douleurs guérissent, que nous perdons les êtres qui nous sont chers, et qu’après des efforts stériles ou des résultats indifférents, la vie finit pour tout le monde par l’épouvante de la mort. Avoir toujours cette vanité et cette réalité présentes devant les yeux, c’est ce qu’on appelle être pessimiste. A ce compte, cela remonte loin ; cela remonte jusqu’à la Bible, en passant par les classiques et Virgile. Tous les analystes du cœur humain, La Rochefoucauld, La Bruyère, Bourdaloue, Massillon et les Pères de l’Eglise ont connu cette tristesse, et ont à peu près jugé la vie comme la jugeaient Flaubert et Chateaubriand ; seulement, leur pessimisme aboutissait à la croix. Il n’y a plus de croix aujourd’hui ; mais le chemin que nous suivons est le même. Si ces conclusions désolées sont devenues de notre temps un état d’esprit général, c’est à l’influence croissante de la littérature d’observation qu’il faut l’attribuer, influence qui s’exerce sur un public toujours plus nombreux. Nos idées se meuvent pour ainsi dire dans ces théories nouvelles comme dans leur atmosphère propre, et les constatations qui étaient l’apanage de quelques écrivains d’élite, constituent désormais un fonds commun d’âme et de pensée, d’où aucun de nous ne se dégagera plus.

Il serait donc excessif de vouloir spécialiser chez Flaubert un pessimisme qui s’explique par des raisons applicables à beaucoup d’auteurs. Il a adapté à ce que j’appellerais ses aptitudes de nature, les idées impitoyables prises dans ses lectures et dans ses observations, comme nous nous sommes à notre tour assimilé ses propres idées. On a tort surtout de nous montrer l’auteur de Madame Bovary malheureux par les affres du style et l’excès du travail littéraire. Il y a là en effet un cas bien curieux, non pas une cause de désolation, seulement une conformité de plus avec Chateaubriand.

Tout le monde sait que l’auteur de l’Éducation sentimentale mettait en moyenne quatre ans à écrire un livre. Il passait des jours et des nuits à creuser ses phrases, à chercher cette perfection d’harmonie et de couleur qui ont fait de lui un de nos plus durables prosateurs. Nous le voyons agoniser dans son cabinet, suant le martyre, jamais content, malade d’une lutte quotidienne dont on peut suivre le détail dans ses trois volumes de lettres et les nombreuses études publiées sur lui. Ce labeur gigantesque, dont s’apitoie la critique, prouve assurément une haute conscience d’artiste ; mais je suis surpris qu’on y ajoute tant d’importance. Le souci de la perfection d’écrire ne date pas de Flaubert. Tous les fort manieurs de poésie ou de prose française ont eu le même tourment. La Fontaine noircissait ses manuscrits, Boileau faisait difficilement des vers faciles, et louait Voiture « d’avoir extrêmement travaillé ses ouvrages » ; Montesquieu était occupé à se corriger sans cesse. Buffon ne distinguait pas le talent du travail. Chateaubriand eut les mêmes exigences et connut le même supplice. Il suffirait pour s’en convaincre d’étudier de près l’anatomie de son impeccable style, sa prodigieuse entente du rythme, l’absolue justesse de ses pondérations écrites, autant de qualités qui ne peuvent résulter que d’une très longue patience. Mais l’auteur d’Atala ne s’en est pas caché et, bien que peu prodigue de confidences techniques, il a laissé çà et là quelques aveux prouvant qu’il a réalisé son idéal esthétique avec les mêmes procédés de métier que Flaubert : « Mon opiniâtreté à l’ouvrage, dit-il dans ses Mémoires, explique ma fécondité ; j’ai souvent écrit douze ou quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L’âge ne m’a rien fait perdre de cette faculté d’application. » Et son secrétaire ajoute4 : « Il soignait, corrigeait, remaniait sans cesse, et même, en quelque sorte, à l’excès, tout ce qu’il faisait. »

Quoi d’étonnant que Flaubert ait pris chez Chateaubriand l’exemple et le goût de cet acharnement au travail, nécessaire à la mise en œuvre de leurs procédés communs ? Je doute que l’auteur de Salammbô ait raturé plus souvent ses pages. Il n’y a entre eux qu’une différence, c’est que Flaubert avouait sa torture et que Chateaubriand ne s’en plaignit pas, parce qu’il savait sans doute que c’était la condition essentielle du style et qu’on ne doit jamais laisser voir, même après coup, l’effort qu’il nous a coûté. Aucun style, en effet, n’a été, comme le sien, droit, facile, fluide et charmant. L’audace des pensées, le relief des imagos, l’emportement descriptif, les néologismes et les mots hardis, tout cela s’égalise et s’assouplit chez lui dans la continuité d’une inspiration tranquille qui est toujours d’une extrême douceur. Chez Flaubert l’élaboration est moins légère et la sueur apparaît. On admire ce qu’il trouve, mais on voit qu’il l’a cherché. On reconnaît son parti-pris d’harmonie ; on se rend compte des effets, on remarque les répétitions évitées. Flaubert vous ravit parsa science d’artiste ; Chateaubriand vous déconcerte par son absence de procédé. Cette différence profonde n’atténue en rien, bien entendu, l’impérissable valeur de Flaubert, et ses adversaires se trompent s’ils croient le diminuer en l’accusant d’avoir eu la production difficile. Non, Flaubert, malgré sa monotonie de facture, avait l’abondance et la spontanéité des talents supérieurs ; s’il a travaillé indéfiniment ses œuvres, c’est que son désir de perfection était sans limite ; il a mis plus de temps pour durer davantage ; les autres ont l’ait plus vite et mourront plus tôt. Il a écrit avec l’harmonie de Chateaubriand, parce qu’elle est au fond la grande harmonie classique et française. Il a donné ainsi à son œuvre l’autorité nécessaire à la durée, et, prenant pour bases indestructibles le génie même et la tradition de notre langue, il a vraiment fondé la nouvelle école plastique en germe dans Chateaubriand et universellement victorieuse aujourd’hui.

Chateaubriand et Flaubert ont eu, en somme, la même vision des choses, la même opinion de la vie, les mêmes méthodes de travail. Leur nature et leurs destinées sont communes. Les « orages désirés » qui devaient « emporter » René ont soufflé sur la jeunesse de Flaubert ; les amis dont il nous a raconté les suicides romantiques n’ont fait qu’imiter la folie du jeune Chateaubriand armant son fusil pour se débarrasser de la vie cinquante ans avant Byron et Hugo. Tous deux ont eu la haine des platitudes bourgeoises et des fréquentations inférieures, dont Chateaubriand se montrait écœuré jusque dans ses salons de ministre. Tous deux ont aimé le rêve de l’amour plus que l’amour, et la poésie de la femme plus que sa tendresse. L’un et l’autre ont fini leur vie dans la même solitude désabusée et ont gardé le tourment stérile des choses auxquelles ils ne croyaient plus. Flaubert a eu comme Chateaubriand le goût des lointains voyages et l’inguérissable nostalgie de l’Orient. Ils ont senti tous deux la poésie de l’histoire à travers la magie des syllabes et idéalisé le passé à travers le rythme des phrases. Tous deux vivront parce qu’ils ont été les initiateurs inconscients d’une importante révolution littéraire ; parce qu’ils furent des hommes de métier et des écrivains d’inspiration ; parce qu’enfin, issus l’un de l’autre, la critique impartiale ne peut plus désormais les séparer. Flaubert reste grand par sa détresse solitaire et l’indécourageable amour de la littérature. Chateaubriand reste grand parce que son œuvre, dont nous apercevons aujourd’hui la portée, contient une formule d’art qui ne mourra pas et qui est la seule vraie. La gloire de Chateaubriand sera d’avoir été en avance de cinquante ans sur son siècle et de contenir en germe l’école littéraire actuelle. La gloire de Flaubert sera d’avoir fécondé ce germe, de s’être créé une originalité en faisant valoir un procédé plastique dont l’application a déterminé toute une évolution dans les lettres. Chateaubriand est donc le père de Flaubert et par suite le vrai père de l’école contemporaine fondée par l’auteur de Madame Bovary. C’est dans Chateaubriand encore qu’on trouve en germe la littérature d’avant-garde réaliste dont Théophile Gautier fut un des chefs reconnus et d’où sont sortis plus tard les deux de Goncourt. Depuis Gautier et Saint-Victor jusqu’à Maupassant et Loti, il n’y a peut-être pas une page, pas une phrase d’un auteur contemporain dont on ne constate la formule et le moule chez l’auteur d’Atala.

De l’avenir du roman contemporain §

Les écrits de Spencer et de l’école positiviste anglaise, en propageant le goût des idées générales, ont rendu d’importants services à la science et aux recherches sociologiques ; mais, si cette influence a été surtout féconde en histoire, elle a donné à la critique littéraire des tendances disproportionnées dont les inconvénients commencent à frapper tous les esprits. On a voulu combattre l’ancienne école et élargir l’analyse, sans remarquer qu’on allait peut-être manquer le but. Reléguant au second plan la valeur intrinsèque des productions écrites, aujourd’hui à grouper plutôt qu’à examiner la substance d’une œuvre ; on amoncelle tout autour une atmosphère d’idées curieuses, mais opaque et obscurcissante. Les classifications factices ont été remplacées par des considérations plus hautes. A force de disserter sur un livre, on a perdu de vue le livre lui-même, qui est redevenu le prétexte d’une causerie où il y a seulement plus de profondeur et plus de synthèse. Les conclusions d’ensemble, dont on a raison de faire grand cas ne conviennent à la critique que si elles découlent rigoureusement et strictement du sujet. C’est rapetisser certaines questions que de les étendre, et elles disparaissent lorsqu’on les regarde de trop loin. Il est sans doute intéressant de noter l’action de notre littérature sur la génération actuelle, comme l’a fait M. Paul Bourget, et nous admettons que l’on s’efforce d’éclaircir les œuvres par les tempéraments et les tempéraments par les milieux, selon l’ingénieuse méthode de M. Taine. Personne ne conteste, en effet, que les ouvrages de premier ordre ont des significations qui dépassent la portée d’une appréciation technique. Les isoler systématiquement serait tomber dans l’excès contraire et les amoindrir. Mais il ne faut pas pour cela que la littérature soit uniquement un objet de théories et de déductions, une sorte de branche nouvelle des sciences morales ou sociales. Voyez où conduit l’intempérance d’une telle méthode : M. Taine a fini par envisager l’individu comme une plante humaine artificiellement modifiable ; il ne craint pas de montrer tout le dix-septième siècle dans les Fables de La Fontaine et d’expliquer Rembrandt par l’absence du soleil et les Vénitiens par son éternelle présence. De même M. Paul Bourget en arrive à déclarer que des livres comme Germinie Lacerteux traduisent les volontés maladives de notre époque, sans songer que Manon Lescaut offre un phénomène identique qui n’a pourtant pas la même cause.

Tout en admirant les pages superbes publiées par de tels maîtres dans l’art de juger, on doit donc conseiller à leurs continuateurs de resserrer leurs conclusions, afin de ramener autant que possible à son noyau d’attraction la critique, toujours prête à dévier de son orbite. Dégageons les problèmes littéraires de la magnificence d’analyse qui cache leur rayonnement, si nous ne voulons pas nous laisser entraîner par les exagérations appréciatives et par un encombrement historique dont nous ne pourrons plus sortir. Il est temps de rentrer dans une œuvre, d’y rester, de chercher là seulement son point de départ et ses investigations. Il y aurait enfin profit pour tout le monde à inaugurer une critique plus spéciale, une critique rigoureuse, technique, renouant en littérature la tradition de l’école de Fromentin, ce peintre exquis et cet étonnant artiste de prose qui, dans ses Maîtres d’autrefois, a discuté la peinture avec une compétence et une profondeur qu’aucun rédacteur de Salons n’a jamais égalées, M. Maurice Hamel excepté. Mais peut-être cette critique de métier exige-t-elle des gens de métier et faut-il être producteur pour s’assimiler exactement les choses d’art. C’était l’avis de Flaubert, qui refusa de faire le Salon dans l’Opinion nationale, sous prétexte qu’il ne savait pas tenir un pinceau. Peut-être alors en finirait-on avec les négations de parti pris et les fluctuations du dilettantisme mondain, si spirituellement et si imprudemment approuvées il y a quelques mois par M. Dumas fils, lorsqu’il affirmait que les jugements littéraires étaient une affaire de tempérament et de goût. L’étude comparative des procédés de composition dans les œuvres écrites démontre au contraire qu’il y a en art des lois d’examen invariables, des vérités esthétiques démontrables comme les mathématiques, des principes fixes, une évidence positive et irrésistible, une certitude enfin de filiation et de descendance commune à toutes les écoles et élucidant toutes les productions. Nous avons essayé ici même de prouver que Flaubert sort directement de Chateaubriand et que l’auteur des Mémoires d’Outre-tombe a été aussi plastique que lui. On pourrait prouver de même que Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre et Bernardin de Saint-Pierre de la sensibilité descriptive de Rousseau et du philosophisme de Bossuet et de Fénelon. Ainsi du reste. L’Iliade est un chef-d’œuvre par les mêmes raisons qui font de Madame Bovary un livre de premier ordre. L’exécution réaliste, si puissante dans Salammbô comme dans Madame Bovary, est contenue tout entière et en qualité aussi intense dans l’Illiade et dans l’Odyssée. Il est important pour la bonne direction de la critique de se bien convaincre que la littérature n’est qu’un long engendrement et un renouvellement continuel. On ne trouve chez un auteur que ce qu’y ont laissé les auteurs précédents. Le mérite consiste moins à apporter du nouveau qu’à mettre en valeur ce qu’on vous lègue. Le talent n’est en ce sens qu’une faculté d’assimilation bien employée, et la lucidité personnelle le seul moyen de différenciation. Le génie même ne serait qu’une adaptation plus rapide, plus de promptitude à saisir ce que les autres ne voient pas. De là son allure créatrice et son resplendissement subit.

C’est à la lumière de ces principes que nous voudrions examiner aujourd’hui quelle sera la formule du roman à venir, telle qu’elle paraît se dégager de l’état actuel de notre littérature réaliste. Puisque nous savons d’où procèdent nos maîtres, tâchons de savoir ce qui sortira d’eux. Maintenant que leur œuvre totale est achevée et qu’ils n’y ajouteront plus rien qui puisse modifier notre opinion, voyons ce qu’ils ont découvert, l’impulsion reçue, les déviations possibles, et essayons de deviner ce que sera la littérature d’observation, indiquée, préparée, façonnée par eux. Lorsque nous aurons déterminé la part d’évolution qui leur revient à chacun, nous pourrons aisément tracer leur destinée d’ensemble et les résultats de leur direction esthétique, en tenant compte des écoles étrangères et des exigences du goût public, qui non seulement reçoit l’empreinte des œuvres, mais en altère aussi le courant.

Le premier de nos écrivains, celui qui domine la fin de ce siècle, c’est incontestablement Flaubert. Aucun artiste n’a exercé une initiation plus imprévue et n’a bouleversé à ce point l’esprit de son temps. Son action dure encore ; son nom grandit chaque jour, et c’est de lui que dérivent nos maîtres réalistes, MM. de Goncourt, Zola, Daudet, Loti, Maupassant et les autres.

Il semble d’abord que les frères de Goncourt sont les plus éloignés d’une pareille origine, car ils ont aussi radicalement que Flaubert révolutionné la langue et le style, en brisant le moule du roman, en supprimant les chapitres, en dédaignant l’intérêt, en écartant tout ce qui n’est pas la sensation et la vie plastique. M. Edmond de Goncourt a pris lui-même la peine de revendiquer cette gloire dans une préface dont on pardonne l’immodestie à l’âge et au talent de l’auteur. M. E. de Goncourt a la prétention, lui et son frère, d’avoir donné dans Germinie Lacerteux « le livre type qui peut servir de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis sous le nom de réalisme » et d’être les premiers promoteurs « de la recherche du vrai en littérature ». Nous savons tous cependant que Sœur Philomène parut en 1861 et Germinie Lacerteux en 1804, tandis que Madame Bovary à laquelle Flaubert travaillait depuis quatre ans, parut dans la Revue de Paris en 1856. Flaubert est donc au moins le premier Inventeur en date du réalisme. Quant à leur méthode d’exécution, les de Goncourt ne l’ont peut-être pas davantage imaginée. Leur sens descriptif matériel, qui est leur marque propre, est déjà dans Flaubert. Ils ont seulement disloqué la phrase classique, ils ont adopté la forme substantive, un style qu’on pourrait appeler de haut en bas, une insistance familière, un appuiement voulu, un farfouillement et un arrachement tourmentés qui au Tond ne sont pas plus intenses que l’unité expressive de Flaubert. Us ont morcelé, éparpillé, déchiqueté la vision réelle de Madame Bovary, mais, pour être plus aiguë, leur sensation n’est pas plus forte. L’étude des perceptions brutales ou des nuances maladives n’augmentera ni leur valeur ni leur durée, parce que les procédés dont ils se sont servis étaient connus avant eux. Théophile Gautier et Chateaubriand ont des pages d’une égale vigueur et d’une aussi luxuriante nouveauté de forme.

L’Eté dans le Sahara, que Fromentin publia en 1856, est un livre auquel il ne manque que l’exagération des idées et des tournures pour être du de Goncourt avant la lettre. Il suffit enfin de rappeler que les Mémoires d’Outre-tombe étaient la lecture favorite de Jules de Goncourt pour s’expliquer le talent des deux frères et en assigner l’origine. M. Paul Bourget déclare d’ailleurs avec raison dans ses Nouveaux Essais de psychologie que la façon d’écrire des de Goncourt correspond à une façon exceptionnelle de sentir, ce qui autorise à croire que leur méthode leur survivra difficilement et qu’ils pourraient bien n’avoir pas de descendance.

Il faut le dire à présent, malgré le respect qu’on doit à ces deux grands artistes : leur influence sera plus personnelle que féconde et plus curieuse que définitive. Une sorte d’arrêt commence à se manifester dans l’admiration publique ; la jeunesse s’éloigne de Chérie et des Frères Zemganno. Les attaques pleuvent de toutes parts : on ne peut ouvrir un journal sans lire un article contre les de Goncourt. C’est qu’on aperçoit aujourd’hui les inconvénients de leur parti pris, leurs caducités et leurs facticités, l’avortement de leur idéal, la puérilité de leurs répétitions, leurs expressions monotones, leur afféterie phrasée, leur grossissement impardonnable et la fréquente indigence du fond sous la jolie frise extérieure. Il est impossible de relire Chérie ou la Faustin sans en être agacé. M. Edmond de Goncourt a subi la loi commune : il est tombé dans les défauts de ses qualités ; il s’est stérilisé dans la brutalité précieuse et l’outrance fignolée. Malgré trois ou quatre livres absolument étonnants, je crois que les deux frères n’auront pas fait dévier notre littérature et que le beau fleuve dont ils ont troublé l’eau reprendra majestueusement sa course. La gloire de Flaubert, ce travailleur qui a produit des chefs-d’œuvre sans renier les traditions de la langue, nuira toujours à la renommée des de Goncourt, en donnant à leur esthétique le plus éclatant démenti. Voyez, dit reste, où va la ferveur de la jeune génération. Qui acclame-t-on ? Quel est celui qui reste debout ? C’est Flaubert, le classique, l’impeccable, l’inflexible prosateur qui ressemble si peu en apparence aux auteurs de Renée Mauperin et de Manette Salomon. Ce retentissement continu prouve que la victoire n’appartiendra ni aux révolutionnaires ni aux névrosés. Où ont abouti les propagateurs logiques des de Goncourt, ceux qui ont voulu créer une tradition là où il n’y avait qu’un cas d’exception ? Sous le nom de décadence nous avons vu s’ouvrir un cénacle de symbolistes, amateurs non sans talent de surdité et d’obscurité, qui se surmènent l’imagination pour chercher des nouveautés fatigantes. Les de Goncourt auront donc seulement accru notre amour des nuances et de la matérialité. Ils nous laisseront la phrase désarticulée et substantive qui se plie si merveilleusement à nos exigences descriptives. Leur immense labeur ne sera donc pas perdu et pourra dans ce sens déterminer certaines assimilations. Mais leurs qualités ne remplaceront jamais la netteté, la simplicité, l’émotion, la correction, qui sont les conditions premières de toutes les littératures du monde.

Par le fracas de ses audaces, la réclame de ses disciples et l’aplomb de ses théories, M. Zola a été celui qui, après les frères de Goncourt, paraissait devoir le plus sensiblement influencer notre mouvement littéraire. Comme les auteurs de Charles Demailly et de Madame Gervaisais, il a cru lui aussi découvrir la nouvelle formule du roman, et, oubliant qu’il n’était qu’un disciple délayé de Flaubert, il s’est figuré inventer le réalisme en le rajeunissant sous le nom de naturalisme. Il y a quinze ans de cela, et l’on jurerait qu’il y a un siècle, tant les dogmatismes et les popularités s’usent vite ! L’infatigable M. Zola ne s’est pas contenté d’élever laborieusement une œuvre colossale, qui eût suffi à fonder une école si elle avait eu des principes de durée : il a été irréconciliable, il a bataillé dans les journaux, il a signé des feuilletons, il a exposé ses convictions dans des volumes de critique ; tapage qui nous fait aujourd’hui sourire comme sa puérile généalogie des Rougon-Macquart, parce que nous avons touché du doigt qu’il n’y a absolument rien derrière ces mots ronflants, pas une idée neuve, pas une trouvaille, tout au plus les vieilles vérités que Flaubert appliquait silencieusement dans son cabinet sans songer à se proclamer chef d’école. Le fameux Roman expérimental de M. Zola, la classification de ses Romanciers naturalistes, ses prétentions à la science et à la chimie, tout cela s’en est allé en fumée, en nous laissant la surprise d’une inutile mystification.

Les résultats seuls de son œuvre prouvent l’inanité de ses innovations. Sorti de Flaubert, dont il n’a pas le style et dont il a atténué et dispersé la vision, l’auteur de la Faute de l’abbé Mouret, peintre romantique et descriptif avant tout, a exagéré dans ses premières publications mêmes les germes et les causes de sa décadence future : débauche Imaginative, observation déformée, délaiement de la palette, profusion de la couleur. Dès l’apparition de la Curée, on pouvait entre voir que sa préoccupation des cadres et des milieux finirait par envahir son œuvre et qu’il outrerait les magnifiques dons qu’il pouvait fortifier par la méditation et des resserrements de facture.

Après avoir achevé quelques beaux morceaux et deux ou trois livres sobres, noyé comme M. de Goncourt dans ses propres défauts, il est tombé presque aussitôt dans une production monotone et outrancière qui n’a rien ajouté à son talent, bien qu’elle ait accru sa renommée. Sa puissance est devenue violence, sa force, brutalité ; sa hardiesse, cynisme ; sa largeur, éparpillement. Ses tableaux, qui n’étaient que l’accessoire de ses livres, en constituent aujourd’hui le prétexte et le fond. Il y mêle par acquit de conscience un intérêt quelconque, un fil d’intrigue qui ne change pas. Et c’est ainsi que nous avons assisté à l’édification périodique de ces gigantesques machines de prose vendues sous le nom de romans ; rabâchages libidineux et maniaques, qui ne relèvent plus de la littérature, étude impudique de jeunes filles dans la Joie de vivre ou physiologie du rut campagnard dans la Terre. Les ouvrages de M. Zola ne sont plus que de massives constructions, supérieures par l’énormité et grandioses par l’entassement, et c’est avec raison que M. Jules Lemaître l’a accusé d’écrire comme on fait de la maçonnerie. Chaque année, à jour fixe, l’auteur des Rougon-Macquart recommence le même labeur et s’attelle au joug comme un bœuf. Il semble avoir réduit son talent à nôtre qu’une faculté de travail stupéfiante. On ne peut prendre ses livres pour des romans : ce sont des descriptions de milieux administratifs ou commerciaux, n’importe lesquels. M. Zola a traité les Halles, les Chemins de fer, les Mines, les Grands Magasins, la Bourse : il n’y a pas déraison pour ne pas entamer la Marine, les Pompes funèbres, les Hospices et les autres rouages de la vie publique. Tous les volumes de M. Zola sont coulés dans le même moule, conçus d’après le même type, avec les mêmes morceaux de résistance, les mêmes scènes lubriques, les mêmes interminables dialogues, la même façon de parler chez les personnages. Il ne remplit plus des pages, il remplit une besogne. Son style est déchiqueté, bref, acide, somnolente répétition de deux ou trois clichés agaçants. M. Zola ne peint plus, il énumère ; il ne choisit plus, il étiquète ; il n’écrit plus, il accumule. Il obtient de l’effet à force d’amoncellements et de détails, et l’on en est à se demander si ce résultat n’est pas produit par son procédé matériel plutôt que par son effort d’artiste. Quoi de surprenant que le public se révolte et crie à l’ennui ? Oui, M. Zola est ennuyeux. A quoi bon admirer sa volonté prodigieuse et sa résistance d’Hercule ? Le mérite n’est pas dans la masse ni la valeur dans le poids, et Flaubert, en mettant quatre ans à écrire un livre comme Salammbô, travaillait plus que M. Zola, qui abat quatre volumes dans un égal espace de temps.

Ce qui se dégage donc de l’œuvre totale de M. Zola, examinée à la hauteur où se placera la postérité, c’est l’avortement complet d’une école monstrueuse, qui a fini par décourager ses propres disciples au point de les obliger à protester publiquement. On a bien le droit, après tout, de juger avec rigueur un auteur qui s’est montré impitoyable pour ses contemporains. A l’époque où il attaquait si aigrement ses confrères, M. Zola ne se doutait pas que l’heure de la réaction sonnerait si tôt contre lui, et qu’il nous fournirait si vite des raisons d’indifférence et de dégoût. En somme, il n’a rien inventé, pas plus le naturalisme et le roman peuple, contenus dans Germinie Lacerteux, que le moule de ses deux ou trois ouvrages les plus caractéristiques et en apparence les plus personnels. C’est dans l’Education sentimentale de Flaubert, qu’on trouve, en effet, le premier modèle du roman accumulatif et au jour le jour comme l’Assommoir, et c’est Balzac, dans César Biroteau, la Maison Nucingem, le Médecin de campagne et les Employés, qui a fourni le type de l’épopée industrielle et commerciale élargi par M. Zola ses romans synthétiques comme le Bonheur des Dames. L’auteur des Rougon-Macquart restera donc une grande force perdue » un peintre sans descendance ni avenir, un évocateur d’ensemble qui a vu plus largement que nettement, qui a fait plus grouiller que vivre, exagérateur plutôt qu’observateur, fougueux plus que fidèle, artiste ayant brossé d’immenses fresques qu’on regardera en passant pour aller admirer les éternelles Jocondes. C’est dire qu’il ne renferme, à notre avis, aucune source d’évolution ou d’orientation du roman futur.

L’influence de M. Alphonse Daudet se fera beaucoup plus sentir, et la portée de ses romans, dont quelques-uns ne mourront pas, se continuera longtemps après que les productions de M. Zola auront disparu. M. Daudet laisse trois ou quatre livres d’une précision étonnante, qui sont du La Fontaine en prose et qui deviendront classiques dans vingt ans Il risque de demeurer un de nos auteurs les plus français, parce que l’observation chez lui n’exclut pas l’esprit, et qu’il sait allier l’intensité plastique à un inimitable naturel de forme. Sorti lui aussi de Flaubert comme un papillon aux mille fleurs d’une chrysalide, le narrateur de Sapho et des Lettres de mon Moulin a apporté en art une personnalité vibrante, une sorte de réalisme élégant, un goût d’unité et de perfection dont l’exemple sera fructueux. Aigu et léger, profond et charmeur, talent à la fois imaginatif et positif, poète de sentiment et photographe réel, le premier de son école il a introduit dans le roman l’angoisse, l’émotion, les larmes, l’âme enfin, cette âme humaine qui tend trop à disparaître dans l’art matérialisé. Après des livres étincelants comme le Nabab, Jack, les Rois en exil, M. Daudet a condensé sa facture et affermi son exécution ; et, cherchant la solidité plus que l’étendue et la force plutôt que l’éclat, il a publié, à partir de l’Evangeliste, quelques études surprenantes de caractère et de vie. Ses meilleures ne sont peut-être pas celles qui sont le plus lues aujourd’hui, et ce serait ici l’occasion de réfuter les jugements superficiels du dilettantisme de salon, en précisant par quels ouvrages M. Alphonse Daudet marquera vraiment sa trace en littérature. Beaucoup de lettrés et de critiques pensent avec raison que l’Immortel est une des choses les plus remarquables qu’il ait écrites. Je crois qu’une heure de conférence, livre en main, suffirait à prouver cette opinion qui blesse les idées reçues, mais qu’on pourrait démontrer mathématiquement. Oui, le talent de M. Daudet a atteint son point culminant dans l’Evangliste, dans Sapho, dans son deuxième Tartarin, et surtout dans l’Immortel. Il faut remonter jusqu’à Saint-Simon pour rencontrer une telle violence de raccourci, une rapidité si évocative, une perfection si exacte, ce portrait et cette vision au courant de la plume. Le temps rétablira les titres que les préjugés du moment voudraient contester. Quand Bernardin de Saint-Pierre lut pour la première fois Paul et Virginie à ses contemporains, il endormit son auditoire, et tout le monde tira sa montre pour s’en aller, La postérité ne consultera pas nos goûts pour savoir ce qu’elle devra choisir, et il est possible qu’elle préfère les œuvres que nous signalons, ces « purs camées » que la critique ne pourra pas « rayer d’un coup d’ongle ».

Ceux qui vivent dans l’intimité de cette lecture en garderont une longue empreinte. M. Alphonse Daudet aura guidé et éclairci bien des vocations en nous enseignant la nécessité de l’observation copiée, le profit de la photographie réelle, ce que valent en art la sobriété, la délicatesse et les qualités d’intérêt et de récit. Sa supériorité sur M. Zola sera d’avoir fait triompher une esthétique diamétralement contraire et d’avoir possédé ce qui manque à l’auteur de Germinal, M. Daudet aura prouvé qu’on peut frapper aussi fort sans être brutal, doubler sa puissance en la ramassant, faire vivre sans outrer, colorer sans empâter ; que l’on peut avoir la grâce sans perdre la vigueur, et demeurer enfin un impitoyable analyste sans devenir un reporter d’amphithéâtre ou de lupanar. Dès ses premiers livres, si touffus et si bouillants de verve, on a senti que ces dons précieux l’emporteraient sur son exubérance imaginative, de même qu’on a pu présager dans les premiers ouvrages de M. Zola l’inévitable débordement de ses défauts. Les tempéraments d’artiste ont parfois ainsi des évolutions à rebours. Il en est même dont l’éclosion est plus laborieuse encore : c’est le cas de M. Pierre Loti.

L’auteur du Roman d’un enfant et du Voyage au Maroc a conquis pour ainsi dire sans se presser et par étapes la faveur croissante des lecteurs. C’est à force de sincérité, en notant sans parti pris ses impressions de voyage, qu’il s’est fait une forme et qu’il est arrivé à être un écrivain si personnel. Nul n’a su mieux que lui dramatiser les paysages, transformer la rêverie en angoisse et la passion en mélancolie. Les fera mes, les poètes, les jeunes gens, les natures tourmentées et les esprits inquiets, qui constituent le public névrosé de notre époque, ont été subjugués par la contagion de cette grande tristesse errante, qui se lamente aux quatre coins du monde, sous la flamme des tropiques, au milieu des mers sans bornes, dans le désert lumineux, au fond des brumes septentrionales. Ses premières narrations du Tonkin avaient la puissance de Flaubert, et le don de sentir y était si fort, que M. Pierre Loti n’eut pas de peine à atteindre en très peu de temps une « complète » indépendance de forme. C’est ainsi qu’il a, si je puis dire, idéalisé et ennobli par une marque particulière l’exécution brutale et rhétoricienne des de Goncourt. Lui aussi, il a choisi le roman par morceaux, les chapitres sans transition, le genre mosaïque et entrecoupé qui font du Roman d’un Spahi, du Mariage de Loti, d’Aziyadé et de Mon frère Yves des carnets de notes plutôt que des histoires unitaire et suivies ; mais ce procédé, qui est chez les de Goncourt un parti pris sans raison, s’explique chez Pierre Loti par la composition même de l’œuvre, journal de voyages, cahier d’explorateur, souffrances au jour le jour, larmes d’exil, passions ardentes et courtes où le cœur saigne par lambeaux à travers les séparations et les absences. M. Pierre Loti pouvait-Il traduire ces sortes d’impressions autrement que par son style énumératif et bref, si magnifiquement insouciant de l’harmonie et du rythme ? La bonhomie de Daudet, la camaraderie des de Goncourt, devient chez lui négligence absolue. C’est dans Pêcheur d’Islande surtout, ce livre où il a mis tant d’angoisse sourde et un si douloureux gémissement d’âme, que s’accentue cette marque essentielle à son talent, ce caractère qu’on pourrait presque appeler le style désécrit. Oui, le grand mérite de M. Pierre Loti c’est d’être resté un écrivain et un artiste supérieur en désécrivant son style, en déconstruisant la forme, non par maniérisme et a priori mais en vue de l’émotion seule. Il laisse aller sa phrase, parce qu’il n’a qu’un souci : c’est d’être poignant. De là la lenteur appuyée des tournures et des mots ; de là l’étreinte nerveuse qui sort de ce ton intentionnel et familier, dont le seul but est de vous imposer la sensation, encore et toujours la sensation, comme un fer qu’on retourne dans une plaie. Nos goûts littéraires, fatigués d’éblouissements et de raffinisme, ont aimé cette absence d’esthétique et se sont volontiers laissé séduire par cette nouveauté mise au service d’un talent de premier ordre5.

M. Jules Lemaître a analysé un des premiers un autre charme de M. Pierre Loti : c’est l’exotisme. L’exotisme en Ire assurément pour beaucoup dans la domination exercée par l’auteur de Pécheur d’Islande sur les lecteurs ordinaires et sur la jeune génération qui nous prépare le roman à venir, unique sujet dont nous devons nous occuper. Il est rare qu’un écrivain ait touché la corde exotique sans remuer le public. Paul et Virginie, ce chef-d’œuvre qu’on relit si souvent dans l’âge mûr, n’a eu tant de succès que parce que la scène se passe dans un milieu de poésie et de rêve, autour des cases et des bambous, à l’ombre des bananiers et des cocotiers. Ce qui fit acclamer Atala, c’est moins l’idylle amoureuse que les sauvages de la Floride, les déserts du Nouveau-Monde, le silence des savanes et les immortelles forêts vierges splendidement décrites. Certains livres de Gautier ou de Méry, comme la Momie et la Guerre du Nizam, la popularité d’ordre Inférieur de Gustave Aimard, de Cooper et la Case de l’Oncle Tom n’ont pas d’autre raison que l’exotisme, cet exotisme qu’Alfred de Vigny a extrait le premier de l’histoire, dont Victor Hugo et fait un ton si nouveau dans sa Légende des Siècles, et qui a inspiré à M. Leconte de Liste dans ses Poèmes antiques de si magnifiques peintures orientales et hindoues. C’est ainsi que par des transitions de curiosité le public s’est épris de voyages et s’est passionné pour les grands explorateurs Les relations de Crevaux, de Stanley et de Livingstone, racontant leur détresse au fond des solitudes, offrent des passages qui égalent l’angoisse magique de M. Pierre Loti, tant le charme de l’exotisme peut agir en dehors du roman artiste, par l’attraction seule des perspectives et les regrets de l’expatriement.

Mais ces conditions ne suffiraient pas à rendre l’impression profonde qui distingue M. Pierre Loti. Il faut de plus un talent d’élite comme le sien. S’il n’avait eu qu’un dilettantisme de touriste, sa réputation n’eût pas dépassé celle de M. Xavier Marmier, un prosateur de l’ancienne école, qui a fait à peu près les mêmes œuvres que l’auteur des Fleurs d’ennui. M. Marmier a étudié comme lui les humbles, il a choisi l’idylle, il a décrit l’Orient et l’Islande, et, au cours de ses cinquante volumes, il a placé ses personnages dans les pays les plus variés, depuis les Tropiques jusqu’en Laponie. Ce qui lui a manqué, c’est la vie plastique, ce don pictural et matériel de Bernardin de Saint-Pierre de Chateaubriand, de Flaubert, dont M. Pierre Loti a décuplé l’intensité par les inclinations pour ainsi dire maladives de son talent. Loin d’être en effet un peintre d’exotisme simple, l’auteur de Mon frère Yves a promené dans les contrées lointaines notre pessimisme occidental ; il a regardé les terres vierges avec une âme de civilisé vieilli ; il a connu l’avidité des départs et la nostalgie des dépaysements ; il a souffert par le souvenir ; il a expérimenté des passions douloureuses, et c’est à travers l’ennui compliqué et le stérile néant de son cœur qu’il a traduit la magnificence des climats et l’enchantement des voyages.

Un dernier mot explique enfin son succès : M. Pierre Loti est à la fois romanesque et réaliste ; il a je ne sais quel délicat mélange d’observation et d’idéal qui ravit notre imagination et notre besoin d’exactitude. Voilà pourquoi on hésite à lui reprocher de n’avoir pas mis dans ses caractères la crudité de sa couleur descriptive. Ainsi la mourante Rarahu, qui nous a tant apitoyés dans le Mariage de Loti, n’est peut-être pas complètement une sauvage. La petite négresse Fatou-Gay du Roman d’un Spahi est très légèrement dessinée. L’héroïne d’Aziyadê est une ombre, et dans Pêcheur d’Islande Yan n’a ni la rudesse ni la grossièreté d’un paysan de la mer. La vérité de l’idylle a effrayé l’auteur ; et dans ce livre, par exemple, au lieu de nous présenter une villageoise, il nous a donné la fine et mélancolique mademoiselle Gaud. C’est juste ce qu’il nous fallait pour nous émouvoir sans nous choquer. Que lui importe l’indécision des caractères, pourvu qu’il en tire des sentiments et des souffrances, pourvu qu’il nous arrache des larmes, de la piété, de l’angoisse ! C’est exclusivement à notre sensibilité que s’adresse M. Pierre Loti : il peut être sûr de l’avoir touchée à fond.

On aperçoit combien une pareille méthode a dû nerveusement impressionner le public. Mais l’art est multiple, il a des aspects infinis, et c’est par une tendance contraire que Guy de Maupassant a atteint une égale renommée. Disciple de Flaubert, dont il a toujours respecté les théories, Guy de Maupassant a vu la nature et la vie sans tricherie sentimentale, sans compromission imaginative, rien qu’avec la simplicité du vrai. Il a méprisé nos délicatesses pour faire de la photographie sans retouche, de la réalité éloquente à force d’être nue. Les femmes sont excusables d’avoir d’abord dédaigné ce matérialiste à qui nous devons des nouvelles si robustes ; mais les jeunes gens et les artistes devinèrent un maître sous l’ampleur de cette audace et sous la santé de ce style. Après Une Vie, cet ouvrage néanmoins si débordant de sève personnelle, l’auteur de Bel Ami a de jour en jour accentué la vigueur de ses débuts, pour compléter enfin sa manière en inaugurant ce que nous n’attendions plus : la formule de la psychologie réaliste. Relisez Fort comme la mort, cette triste étude de l’impossibilité d’être aimé, Notre Cœur, ce morne désespoir de la passion impuissante, et surtout Pierre et Jean, ce terrible drame de famille, c’est là que vous verrez vraiment tressaillir les ressorts de l’âme. Ce n’est plus la psychologie de l’ancienne école, une synthèse banale, une revue d’hypothèses autour d’un cas, un examen de conjectures monotones, comme dans Dominique de Fromentin, cette idylle bourgeoise et quintessenciée : Guy de Maupassant nous a débarrassés de cette vieille psychologie plus philosophique qu’humaine et plus ingénieuse que profonde. Soit impuissance ou dédain, l’école réaliste semblait s’être interdit l’analyse des passions et des sentiments, pour demeurer physiologique et expositive même dans ses meilleures tentatives de décomposition psychique, comme Germinie Lacerteux et Madame Gervaisais.

En abordant de front les manifestations d’âme, Guy de Maupassant a enfin brisé l’automatisme pénible de Madame Bovary, et, au rebours de M. Daudet, disparaissant de son œuvre d’une autre façon que Flaubert, il nous a raconté non seulement les actes de ses personnages, mais leur volonté, leur conscience, leurs luttes ; il a ouvert leurs cœurs, il nous a dit pourquoi ils souffraient ; il a fait enfin de la psychologie animée et agissante.

Guy de Maupassant laissera par conséquent deux choses dont je crois qu’il faudra se souvenir lorsqu’on écrira du roman d’observation : c’est la nécessité de copier la nature telle quelle et de vivifier l’analyse intérieure, ce qui permet de rendre réelles des situations construites et tragiques comme nous en voyons dans Pierre et Jean.

Les autres romanciers accentueront encore dans un sens plus large la portée des œuvres léguées par les maîtres, dont ils ont développé les exemples ou interprété les principes. Quelques-uns de ces écrivains continuateurs ont signé des livres qui mériteraient d’être mis au premier rang dans une appréciation moins générale que celle où nous nous plaçons aujourd’hui. Il serait intéressant de remarquer la façon dont s’est transformée l’école réaliste et la valeur nouvelle qu’ont prise les théories d’art contemporaines, interprétées par certains talents absolument personnels, comme M. Kichepin par exemple, qui est resté un délicat et puissant poète tout en poussant la profondeur jusqu’à l’image brutale, tandis que d’autres, comme MM. Theuriet et Malot, ont développé au contraire des qualités de transition et de douceur. Si je ne craignais de trop étendre une étude qui ne peut être profitable que par le groupement étroit des idées, je serais heureux d’étudier ici les idylles de M. Pouvillon, les œuvres de M. Ferdinand Fabre, si colorées et parfois d’une unité si rare, comme l’Abbé Tigrane, les larges descriptions épiques de M. Cladel, l’allure si souvent robuste de MM. Huysmans, Céard, Bonnetain et Lemonnier. Mais, comme les principaux caractères de ces écrivains se retrouvent dans les maîtres, je crois que c’est à ces derniers qu’il faut revenir pour esquisser l’orientation prochaine de notre mouvement contemporain. Maintenant que le naturalisme a enfin vécu et que les polémiques ont cessé, la critique a le devoir d’oublier les exagérations et les attaques, pour constater sans répugnance le triomphe de l’école réaliste d’observation. Classique avec Flaubert, cette école a vraiment continué la tradition française ; elle a exprimé avec M. Daudet les délicatesses, le rire, l’émotion et les larmes ; avec les de Goncourt, elle a creusé les nuances raffinées et les sensations extrêmes ; elle s’est élevée chez Guy de Maupassant en vivifiant l’âme aussi bien que la nature ; avec M. Pierre Loti enfin elle a doublé sa magie en ajoutant je ne sais quelle profondeur à l’éternelle souffrance humaine. La critique doit donc tenir compte de ces résultats et en suivre avec impartialité les développements. Malgré son titre de réalisme, étiquette dont il convient de débarrasser nos discussions, mettons-nous bien dans l’idée que cette école n’est au fond pas plus réaliste qu’idéaliste. C’est l’école de toutes les époques et de tous les temps. Elle remonte à Flaubert, à Chateaubriand, à Bernardin de Saint-Pierre, à Rousseau. Le Sage en est, et l’abbé Prévost aussi, et Molière, et La Bruyère, et La Fontaine, avec Shakespeare et Cervantès. C’est l’école de Virgile et d’Homère, et n’a qu’à retire l’Iliade pour n’être plus choqué de la crudité de Madame Bovary. Flaubert écrit comme Homère : c’est un décalque absolu. Tout le génie d’Homère est dans la priorité. Lorsqu’on étudie l’Iliade et l’Odyssée dans la forte traduction de M. Leconte de Liste, on est stupéfait de notre peu d’audace après ce réaliste qui date de trois mille ans ; car il faut bien se persuader que l’originalité d’Homère consiste beaucoup moins dans la hauteur et l’éternelle humanité des sentiments que dans la vision et la transcription matérielle des choses. C’est ce que semblait d’ailleurs pressentir Gœthe dans une lettre datée d’Italie à Schiller.

En dehors de l’école d’observation il ne peut donc rien exister de littérairement solide, et l’art perdra toujours pied, parce qu’il ne saurait avoir d’autres assises que le Vrai, ce Vrai dont la splendeur, selon Platon, constitue le Beau. Les écrivains qui s’intitulent idéalistes finiront eux-mêmes par se confondre avec les autres, parce qu’ils en sont le reflet et que leur nombre d’ailleurs diminue chaque jour. Il a fallu l’autorité d’Octave Feuillet pour retarder la décadence d’une école qui nous a trouvé précisément de belles choses toutes les fois qu’elle s’est rapprochée de la réalité et de la nature, comme dans François le Champi, la Petite Fadette et la Mare au Diable. Issu en droite ligne de George Sand, dont il n’a cependant ni la grandeur ni la fluidité, Octave Feuillet a peint la passion et le drame dans des milieux où il y a ordinairement aussi peu de véritable passion que de tragédie. Jamais artiste ne fut mieux né pour son sujet et n’a su rendre avec plus d’exquises délicatesse les infinies nuances du monde aristocratique. Trois dons le caractérisent et pourront le sauver de l’oubli : le charme, le ton et la justesse ; le charme, qui vient de l’émotion et de l’esprit ; le ton, qui donne l’illusion même de la vie mondaine ; la justesse d’exécution, qui dramatise, touche à point, appuie où il faut et fait admettre sans sourd lier les énormités morales. Les imitateurs de Feuillet, MM. Habusson, Delpit. Duruy, Claretie, Cherbuliez, Uchard, ont continué avec beaucoup d’esprit les traditions élégantes du roman romanesque et mondain. M. Paul Bourget surtout a complètement rajeuni les vieux procédés en y adaptant la méthode d’analyse qui fait de lui en critique un penseur si profondément original. On aurait donc tort de condamner a priori, pour les besoins d’une thèse, l’effort de tout un groupe d’écrivains qui ont mis leur talent au service d’une théorie d’art à qui nous devons des prosateurs comme George Sand et Feuillet. La vraie cause de la décadence idéaliste, c’est la marche et l’envahissement de la littérature d’observation, qui grossit tous les jours ses rangs. Il y a aussi quelqu’un qui lui a fait plus de mal que ses adversaires, quelqu’un qui expie l’honneur d’avoir été célèbre et qui est en train d’ensevelir publiquement dans l’oubli sa réputation imméritée. Il s’agit de M. Georges Ohnet.

On sait le coup terrible que lui ont porté MM. Anatole France et Jules Lemaître ; il est probable que M. Ohnet ne se relèvera plus de ce discrédit. Ces attaques autorisées n’ont été que l’écho d’une lassitude générale le lendemain même de Lise Fleuron. La critique précise souvent ce que l’ouest disposé à sentir, et ses plus fructueuses constatations sont celles qui coïncident avec l’état des esprits. Lorsque MM. Anatole France et Lemaître ont publié leur profession de foi, la médiocrité de M. Ohnet frappait déjà tout le monde. Dès Serge Panine, il était aisé de prédire à quel avortement aboutirait l’évolution logique de ce qu’on prenait chez M. Ohnet pour des qualités de mouvement et d’action, à défaut de supériorité expressive et littéraire. Il faut être madame Sand ou Feuillet pour transformer et perpétuer une esthétique condamnée si souvent à être inféconde. Or le talent de M. Ohnet ne pouvait pas avoir de quoi se renouveler, par la raison qu’il n’avait pas même de quoi vivre. Mais peut-être exagère-t-on ses torts en faisant un cas trop personnel d’une défaite qui a des conséquences plus étendues. M. Ohnet, en effet, n’est pas un inaugurateur ; ce n’est pas lui seul qui a été mis en déroute : c’est un peu son école, il n’est, lui, que le dernier anneau d’une longue chaîne, la fin d’un groupe auquel se rattachent des prosateurs encore actuellement à la mode et qui méritent peut-être la même indifférence et les mêmes haines.

Nous devons donc retourner loyalement à l’école réaliste exacte, qui a gardé du talent jusque dans ses fautes, qui a toujours tiré d’elle-même de nouvelles ressources, et qui attirera toutes les vocations à mesure qu’on répudiera ses écarts. Exceptionnelle à l’époque de Manon Lescaut, d’Atala, générale après Balzac et Stendhal, et victorieuse depuis Flaubert, cette école représente la valeur et le noyau de notre littérature contemporaine. Voyons donc ce qu’elle deviendra, dans quelles conditions elle peut vivre, et comment elle se transformera.

L’universelle royauté de Flaubert, qu’aucune gloire rivale n’a pu éclipser, nous indique que c’est à lui qu’il faudra remonter sans cesse, parce qu’il fait partie du grand courant sans école d’où l’art ruisselle inépuisablement depuis Homère. Nous le disons au risque d’être accusé d’exclusivisme : notre esthétique, fatiguée par le surmenage productif, ne pourra se fortifier qu’en se retrempant dans les idées de Flaubert. Ce n’est ni un paradoxe ni un conseil de parti pris. On n’a qu’à relire l’instructive correspondance de l’auteur de Salammbô pour reconnaître que Flaubert n’a pas eu d’autres idées que celles qui découlent de la lecture assidue des artistes français ou anciens. C’est justement ce qui embarrasse les critiques intransigeants, lorsqu’ils veulent juger le prosateur de Madame Bovary admirant avec fracas Boileau, Homère, les tragiques grecs, nos classiques, Victor Hugo et Leconte de Lisle. Ils l’ont appelé lyrique, romantique, érudit ou simplement travailleur. Pour beaucoup il n’est qu’un poète chevelu amateur de périodes sonores. La vérité, c’est que Flaubert ne fut rien de tout cela, ni pessimiste, ni hugolâtre, ni plastique, ni quoi que ce soit de restrictif et de limité : il fut seulement un grand écrivain. Il n’y a chez lui que ce qu’on trouve chez les maîtres. Il a été un épanouissement, une conséquence, un aboutissement. C’est hors de lui et par filiation que son esprit a acquis cette multiplicité d’aspects auxquels nous devons des manifestations si diverses, un roman passionnel d’abord, Madame Bovary, une épopée ensuite, Salammbô, puis un document de vie minutieuse, l’Éducation sentimentale, enfin une symphonie plastique, la Tentation de saint Antoine, et cette prodigieuse narration intitulée les Champs et les Grèves. Ses principes même les plus intransigeants et les plus excessifs ne lui appartiennent pas. Sa théorie de l’impersonnalité dans l’art, par exemple cette règle qui veut qu’un auteur soit absent de son œuvre comme Dieu de l’univers, où l’a-t-il empruntée ? A l’Iliade. Personne n’a jamais plus complètement disparu d’un livre qu’Homère de ce poème Homère est invisible, il évite de se prononcer, il ne s’attendrit pas, il ne pleure pas, il ne prend parti pour personne. Indifférent aux douleurs et aux carnages, il raconte tout avec une tranquillité qui choque à la première lecture. C’est un photographe impartial et purement matériel. Voulez-vous un plus haut exemple de cette impassibilité qui a tant exaspéré les romanciers moralisateurs ? Relisez les Évangiles. Du commencement à la fin vous n’y trouverez pas un mot de protestation ou d’indignation contre les bourreaux de Jésus. Les Évangélistes ont fait, eux aussi, de l’histoire désintéressée et sereine ; le crucifiement est décrit avec autant de calme et de sang-froid que les miracles. Religion à part, les Évangiles sont un exposé de faits sans appréciation ni commentaires, à l’instar de l’Iliade et de Salammbô.

Comment le classique M. Brunetière, qui vient d’entamer un important travail sur la transformation des genres, n’a-t-il pas remarqué que Flaubert est un continuateur classique, par la phrase, par les principes et par la manière ? Plus on compare l’état de notre littérature concurremment avec les ouvrages de Flaubert et les ouvrages, classiques, plus il apparaît que la méthode de l’auteur de Trois Contes n’a pas dit son dernier mot et qu’elle entrera pour beaucoup dans l’élaboration du roman futur. Mais il faudra pour cela éviter les défauts de Flaubert, cette fatigue et cette stérilité qui rendent monotones la fin de la Tentation et Bouvard et Pécuchet. Chez qui, en dehors de Flaubert, l’art irait-il prendre son inspiration et son mot d’ordre ? Malgré l’exemple de M. Francis Poitevin, je ne crois pas qu’on puisse généraliser le sensationnisme désordonné des de Goncourt, magnifique exception personnelle qui n’a engendré après eux qu’un impuissant effort d’exagération et de grossissement. Non seulement nous nous éloignons aujourd’hui de cette école, mais on signale depuis quelques années un retour marqué vers le goût classique dont je parlais tout à l’heure. En matière de beaux-arts, ce n’est plus le seizième siècle que nous préférons : nos prédilections vont aux primitifs, à ces peintres d’âme qui ont créé des figures si vivantes. On constate de toutes parts des tendances mystiques et une sorte de réaction religieuse. L’exploitation du réalisme au théâtre est en train d’écœurer le public blasé. Notre génération rejette la Fille Élisa et Germinie Lacerteux. Le règne de l’étrange et du cru est fini… On attend autre chose.

Un grand progrès a été accompli le jour où l’on s’est aperçu que nous étions beaucoup plus près des vieux procédés et de l’esthétique ancienne que ne l’avaient cru nos désillusions d’école. Il y avait là un malentendu à dissiper. C’est alors que la question de forme a pris toute son importance et nous est apparue comme la première loi de résistance en littérature. Sans doute on peut traduire ses impressions comme on veut et renouveler les sujets et les méthodes selon son originalité et son tempérament ; mais, quels que soient les principes d’exécution, c’est le dessin de toutes les parties qui fait l’ensemble d’une œuvre, c’est l’harmonieuse pondération des phrases qui fait sa solidité brillante, c’est enfin par la perfection seule que l’art existe. Voilà pourquoi la grands forme française ne mourra pas et restera toujours la plus sûre garantie de durée, maintenant que Flaubert a montré qu’elle pouvait se transformer, adopter toute » les souplesses, saisir toutes les nuances, tout tenter et tout oser. On n’a même pas attendu Flaubert pour avoir la preuve de cette vitalité et de cette ressource. Les fanatiques de Mademoiselle Gervaisais savent-ils qu’on retrouve dans les Sermons de Bossuet la langue de Madame Bovary, avec des hardiesses de mots, des raffinements d’idées, des trouvailles d’expression, des bonheurs d’analyse, un parti pris de neuf et un bouleversement de style qui dépasse Flaubert et annonce presque les de Goncourt6 ? a Les langueurs de la grâce, les abondances du cœur, notre volonté volage et précipitée, les délires de nos convoitises, l’affluence des souvenirs, le foudroiement de nos grandeurs, les hennissements de la passion, les abandonnements de l’amour… » voilà l’ordinaire façon d’écrire de Bossuet, sans parler du style de génie des Oraisons funèbres, où chaque pensée est un vol d’aigle, où chaque mot est une image, comme le recommandait plus tard Buffon dans son immortel Discours. En vérité, plus on relit les classiques, plus on est surpris de les voir si près de nous, et plus l’on s’étonne que nous ayons la prétention de découvrir quelque chose après eux.

Le souci de la forme me paraît donc être une qualité indispensable à la prochaine renaissance de notre littérature. Et ce n’est plus à un besoin de réaction éphémère ou à l’entraînement d’une mode déjà finie qu’il faudra demander cette forme, mais à la tradition de la langue, seule capable d’offrir des caractères certains de pérennité et de force. Souvenons-nous bien pour cela, malgré l’école indépendante, que la forme ne fait qu’un avec le fond et que c’est uniquement la forme qui embaume les œuvres, les sauve, les consacre et les conduit à la postérité. M. Zola, qui voudrait s’excuser de ne s’être jamais occupé d’esthétique, a tenté de combattre cette théorie dans ses Romanciers naturalistes. « Il n’est point vrai, dit-il, qu’il suffise d’avoir un style très soigné pour marquer à jamais son passage dans une littérature. La forme est ce qui change et passe le plus vite. Il faut avant tout qu’un ouvrage soit vivant, et il n’est vivant qu’à la condition d’être vrai. On gagne l’immortalité en créant debout des créatures vivantes. » Cette affirmation est plus exclusive que l’opinion qu’elle veut réfuter. Nous ne disons pas qu’il suffit pour aller à la postérité d’écrire en beau style des niaiseries, qui ne seraient peut-être plus alors des niaiseries : nous disons que pour faire vivre ces êtres vivants dont parle M. Zola il faut une irréprochable forme. On objecte l’exemple de Stendhal. L’auteur de la Chartreuse de Parme ne saurait être mis en cause parce que son vrai titre de gloire est d’être, non pas un artiste, mais le premier initiateur d’un changement d’art. M. Paul Bourget a très bien remarqué d’ailleurs que son style algébrique et abstrait est merveilleusement approprié à son système de psychologie démonstrative et mathématique.

Mais voici la grande raison de M. Zola : « Pouvons-nous, dit-il ironiquement, juger la perfection du style d’Homère et de Virgile ? » Que M. Zola ne puisse pas apprécier la beauté de classiques, cela prouve seulement que ses études n’ont pas été brillantes. Sans citer les nombreux élèves de nos lycées capables de comprendre Homère et Virgile, M. Zola ne contestera pas aux érudits et aux professeurs la compétence qui lui manque. En admettant d’ailleurs que nous ne puissions plus contrôler par nous-mêmes la beauté de Virgile et d’Homère, une tradition ininterrompue d’historiens et d’anciens auteurs nous apprend que leur style faisait l’admiration de leur temps. Eh bien ! nous disons que c’est précisément cette supériorité de forme qui les a immortalisés. Leurs contemporains n’eussent pas retenu par cœur de mauvais vers, et, si leur style eût été médiocre, leur œuvre ne serait pas venue jusqu’à nous. M. Zola n’est pas plus heureux lorsqu’il va chercher sa démonstration chez les auteurs français : « Si dans notre littérature nationale, dit-il, nous prenons nos grands écrivains, Rabelais, Montaigne, Corneille, Molière, Bossuet, Voltaire, nous devons passer sur beaucoup de leurs phrases, que nous comprenons à peine. Ce que nous sentons le mieux, c’est leur flamme intérieure. » M. Zola aura beau se battre les flancs ; il n’arrivera pas à déprécier, sous prétexte d’obscurités douteuses, la forme inimitable de ces maîtres, qui furent tous, au contraire, des artistes lumineux, des prosateurs de race, des stylistes impeccables. Peut-on être un écrivain et un lettré et ne pas voir que Rabelais et Montaigne, par exemple, pour ne citer que les plus vieux, sauf l’archaïsme de certains mots et le latinisme agréable de quelques tournures, sont demeurés et demeureront à jamais immortellement jeunes ? Chez Montaigne, derrière l’ancien français et l’orthographe démodée, qui ne sont guère au fond qu’un trompe-l’œil, il y a bel et bien la langue du dix-septième siècle, comme l’ont employée La Bruyère et Pascal ; il y a la langue du dix-huitième siècle, telle qu’elle est dans Rousseau ; il y a enfin notre langue à nous, celle du dix-neuvième siècle. Oui, Montaigne est à ce point notre contemporain, que des pages des Essais désorthographiées ou lues à haute voix donnent l’illusion d’un morceau signé de nos jours par un de nos meilleurs ouvriers de prose. Autant dédaigner la forme lyrique des poètes étrangers, sous prétexte qu’une traduction française suffit. Ce serait monstrueux. On peut affirmer d’une façon générale qu’il n’existe pas de chef-d’œuvre sans une forme soignée, et qu’un ouvrage mal exécuté ne peut pas vivre, par la raison qu’il n’y en a point de mal fait qui nous soit resté. Les partisans de M. Zola nous citent Manon Lescaut  ; mais c’est une erreur de croire que Manon Lescaut est mal écrit. C’est un livre sobre au-dessus de la moyenne de son temps, le seul qui ait de la valeur parmi les nombreuses et insignifiantes publications de l’abbé Prévost ; un livre qui n’a ni le mauvais goût prétentieux, ni la fade rhétorique galante des romanciers de l’époque ; une production de second ordre, d’une justesse absolue, d’une notation droite, simple, sincère et très suffisante.

Ce souci du métier, qui a tant tourmenté les véritables artistes, deviendra donc de jour en jour une obligation plus étroite pour ceux qui se proposent de laisser des études durables. On ne peut plus s’affranchir de cet effort, depuis que Chateaubriand, Flaubert et les maîtres réalistes nous en ont facilité l’imitation. Plus s’élargira le domaine des lettres, plus on vulgarisera les procédés d’observation, et plus il n’y aura que ce moyen de différenciation et de notoriété. On comprend difficilement aujourd’hui un auteur accumulant des livres sans style, comme Balzac, qui avec une facilité sans éclat a pu réaliser deux ou trois œuvres impérissables, mais dont les autres romans ont des chances de mourir faute d’art et d’esthétique.

Si de la question de forme nous venons au fond même et à la substance de la littérature, je crois qu’il serait imprudent d’examiner les possibilités d’évolution du roman contemporain sans discuter les modifications qu’apporteront les écoles étrangères et en particulier les romanciers russes. Le succès de Tolstoï surtout est significatif en ce sens qu’il a été pour ainsi dire un succès français. On n’a jamais lu plus avidement nos meilleures publications nationales. Si l’auteur d’Anna Karénine et de la Guerre et la Paix n’a pas encore conquis le grand public, qui demande à être amusé par l’idéalisation et le dramatisme, il a causé chez les liseurs amoureux de vérité un retentissement qui dure encore. Un tel désordre de méthode, l’effet inattendu de ces épopées familières, ces récits de longue haleine qui ne concluent pas, tant de détails et de cruauté dans l’analyse de la passion, tout cela devait évidemment stupéfier et enthousiasmer le public. M. Zola a été dépassé d’un coup, et l’on a presque oublié Balzac. On a compris qu’on pouvait faire vivre ses milieux et ses personnages sans matérialisme descriptif ; on a saisi l’importance d’une psychologie bien faite ; on a vu s’agiter la vie individuelle et sociale, s’animer les êtres et les familles, les mœurs et les réalités d’ensemble ; on a acclamé enfin cet art imprévu qui engendrait les faits et les sentiments les uns par les autres, et qui présentait en quelque sorte une vaste histoire de la décomposition humaine. On aperçut des voies nouvelles à travers cette forêt vierge subitement découverte. Ce fut une révélation qui, en détruisant nos partis pris d’école, a affranchi nos idées et dégagé les esprits de leur étroitesse esthétique.

La surprise de ce triomphe nous a empêché de remarquer que tout l’honneur en revient à notre littérature française. C’est de Stendhal, en effet, que procède le magistral auteur d’Anna Karénine et du Siège de Sébastopol. Tolstoï sort aussi directement de Stendhal que Flaubert de Chateaubriand et Chateaubriand de Bernardin de Saint-Pierre. Sa recherche fouilleuse, sa science psychologique, la succession de ses « états d’âme », le sens profond des contradictions passionnelles et de l’instabilité des choses ; cet instinct et cette lucidité à rebours qui font que chez lui rien ne s’explique, tout se transforme, recommence et se dément ; ce travail de divination employé à étudier le perpétuel devenir, ce sont là des qualités qu’on trouve pour la première fois dans le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme et l’Amour. Le trait de génie de Tolstoï a été de pressentir les résultats extraordinaires qu’on obtiendrait en appliquant la méthode de Stendhal, non plus à des caractères construits et à des situations imaginées, mais à la vie implacablement rendue, à la vie telle quelle, n’importe laquelle, sans choix, sans début, sans dénouement. Le Rouge et le Noir contient le premier exemple des monologues où Tolstoï condense les impressions de ses personnages et par lesquels il remplace si énergiquement l’ancienne exposition psychologique idéaliste. C’est aux amours de mademoiselle de La Môle, de madame de Raynal et de Clélia Conti que le romancier russe a emprunté sa peinture menue et émiettée de la passion, le démontage mécanique et par morceaux des rouages de l’âme.

Ouvrez la Chartreuse de Parme, et vous reconnaîtrez dans la célèbre bataille de Waterloo, décrite par les dessous et les petits côtés, la formule contradictoire de Tolstoï, le modèle de ses tableaux déconcertants, l’embrouillement et le démêlement voulus avec lesquels il traite indistinctement les événements et les passions. On n’a qu’à comparer les passages les plus saillants des deux auteurs pour constater cette ressemblance et cette filiation. Il est curieux, on le voit, que ce soit une école étrangère qui ait développé les conséquences des principes posés par le romancier français, et que notre littérature ait dévié de Stendhal pour adopter l’idéalisme romanesque ou pour transformer Balzac en réalisme plastique.

Je crois donc qu’on n’échappera plus désormais à l’influence de Tolstoï, et que l’effort prochain se fera, non plus vers l’évocation exclusivement matérielle, mais vers la psychologie accumulative et vivante. Peut-être l’avenir est-il dans la fusion de Flaubert et de Stendhal. S’imagine-t-on la portée d’une œuvre comme Anna Karénine, travaillée en pleine pâte à la façon de Madame Bovary  ? Le dégoût des livres crus et la lassitude des sentimentalités fades sont des symptômes publics qui semblent nous annoncer une renaissance dans ce genre. Il est probable que nous ne mettrons pas beaucoup de temps à nous assimiler le sang nouveau que nous devons prendre aux écrivains russes : les éléments qu’ils nous offrent sont trop nombreux et trop riches pour demeurer stériles ; car Tolstoï n’est pas le seul qui ait été pour ainsi dire naturalisé français. Les publications de Tourgueneff sont là pour nous rappeler qu’un peut allier les raffinements du paysage et de la nature avec les délicatesses d’âme les plus profondes, peindre la vie pessimiste à travers la poésie, et être à la fois un réaliste décourageant et le plus charmeur des idéalistes.

En résumé, pour laisser en art une marque personnelle et rendre fortement les mœurs de son époque, il faudra de plus en plus abandonner les conceptions a priori et les imitations restrictives. Habituons-nous à considérer les hommes et les choses successivement avec l’optique de tous les maîtres, au lieu de nous stériliser dans les limites d’un modèle unique. Sortons de notre école française ; agrandissons nos ateliers de purs ciseleurs. C’est en unissant l’impeccabilité de la forme à la description psychologique et plastique qu’on étendra les proportions du roman jusqu’à en faire une sorte de représentation sociale. L’art n’a pas de bornes : il entrera sans changer sa substance dans l’histoire, dans la science, dans la physiologie. Il se prête à tous les sujets. Derrière des lettres philosophiques et déclamatoires, il peut cacher une donnée d’observation comme la Nouvelle Héloïse et Clarisse Harlowe. Il s’agit d’admettre toutes les manifestations de l’esprit et d’y chercher sa voie selon son tempérament. Pourquoi ne sortirait-il pas de notre littérature des tentatives d’ensemble supérieures aux épopées industrielles de M. Zola ? Une jolie femme a le droit d’ajouter à sa parure d’autres bijoux que ses diamants habituels, et il est permis d’attendre de moins courts résumés que Sapho et Trois Contes, ces joyaux incassables et parfaits.

Étudions donc les littératures étrangères et tâchons de discerner par exemple la transformation qui résulterait de l’observation de George Eliot traitée par la méthode artiste contemporaine. Pourquoi ne pas acclimater parmi nous des dispositions esthétiques capables d’inspirer des récits comme la Famille Tulliver, cette histoire inimitable et divine ? Puisque l’art n’est qu’un engendrement et qu’un procède toujours de quelqu’un, pourquoi n’arriverait-on pas à créer soi-même sa propre naissance, à assurer sa filiation et à choisir ainsi en quelque sorte sa vocation et son rôle ? Il est nécessaire pour cela de bien lire et de tout lire, afin de savoir de quel côté vous entraîne votre goût d’assimilation. Peut-être alors verrions-nous mieux dans quels auteurs est contenu le grain d’où doit éclore notre prochaine littérature. Je crois pour ma part que ce germe est un peu partout et que c’est par boutures multiples que s’opérera l’épanouissement. Une fois la plante grandie, il sera aisé d’en assigner l’origine et de la classer. Mais c’est à présent qu’il y aurait intérêt à découvrir la mystérieuse semence d’une forme d’art qui englobera bientôt tous les genres.

C’est ce que nous avons essayé de faire dans cette étude. Nous avons indiqué les courants qui paraissent diriger le mouvement contemporain ; nous en avons conjecturé les modifications probables ; nous avons mis en relief ce qui persistera ou ce qui s’éliminera dans les œuvres les plus admirées du public ; nous avons enfin examiné les influences environnantes et étrangères, en nous efforçant d’établir ce que deviendra l’art d’écrire d’après ce qu’il est actuellement. De plus clairvoyants que nous peuvent pousser l’investigation plus loin et obtenir des certitudes plus positives. Nous serions heureux d’avoir pu préparer la lumière en remuant les idées, comme les nuages qui en se déplaçant finissent par montrer le soleil.

Le roman contemporain et les pronostics de Sainte-Beuve §

Par sa variété constante, son autorité continue et la longue période de temps qu’elle embrasse, l’œuvre de Sainte-Beuve mérite une place exceptionnelle dans l’histoire de notre littérature. Cette galerie d’études, où sont jugées les productions d’une époque et presque toutes nos œuvres classiques, a gardé une importance et une signification qui dépassent la limite même de la critique. Le répertoire de Sainte-Beuve peut être considéré comme un véritable monument historique. Il est rare que des causeries en feuilleton survivent à la curiosité du moment et que le temps ne dessèche pas l’éphémère fraîcheur de ces herbiers de la pensée quotidienne. Les comptes-rendus bibliographiques et les discussions d’art ne résistent pas souvent à l’épreuve d’une réimpresssion. Barbey d’Aurevilly n’a pu s’y maintenir, Jules Janin y a sombré. Le Gautier du Moniteur a depuis longtemps vieilli. Gustave Planche, avec son bon sens et son manque de style, nous fait l’effet d’un revenant, bien qu’il ne date que du romantisme et qu’il ait nettement vu les côtés faibles d’Hugo. On ne lit plus les de Feletz, les Dussault, les Geoffroy, les Fiévée. Le mélange de la religion et de la politique rend pénible la lecture des Samedis de Pontmartin.

Sainte-Beuve seul, dans la critique purement littéraire, demeure lisible et jeune. Ses Causeries et ses Nouveaux lundis font encore aujourd’hui partie de toute bonne bibliothèque. Pendant trente ans, il fut un oracle indiscuté. Sa réputation s’est maintenue après sa mort ; son influence a toujours grandi. Il nous a laissé, dans un style d’une limpidité classique, éminemment alerte et français, une histoire suivie du mouvement des idées, un recueil qu’on sera toujours obligé de consulter, si l’on veut connaître à fond notre littérature. Sainte-Beuve est un Saint-Simon littéraire. L’intérêt de son œuvre, la raison de sa vogue, le secret de cette survie précieuse, c’est que l’éminent critique fut, à sa manière, un véritable historien. C’est sa qualité et son défaut. Dans ses Causeries comme dans son Port-Royal, où son goût se donna libre carrière, il fut historien, et historien par le menu. C’est un fureteur amoureux d’anecdotes, allant droit à ce qui constitue la physionomie, le tressaillement, les côtés vivants d’une œuvre. Il recherchait les traits qui frappent, les informations saillantes, notant la bonne édition, dégageant les biographies, comparant les travaux, exposant les questions, esprit plus curieux qu’appréciateur, dilettante plutôt que juge, collectionneur impressionniste, lettré compétent, écrivain supérieur par sa facilité et sa souplesse à rendre les plus fines choses pensées, il a fait de la littérature au détail, avec une sûreté d’instinct et un don d’assimilation incomparables. Le renseignement et l’érudition ont été ses deux moyens de succès. Il paraît avoir eu peu d’inclination pour les idées générales, les analyses techniques, les vues d’ensemble. Ce qu’on remarque chez lui, c’est l’absence de tout effort vers la grande philosophie critique, où tendent les esprits contemporains. Nous sommes fondés à lui en faire un reproche, nous qui exigeons maintenant de la critique plus de métier et de science ; mais ce fut un avantage pour lui : il y gagna l’agrément et la durée. Les qualités historiques qu’il possédait ont empêché son œuvre de vieillir, tandis que des théories trop personnelles risquaient de contrarier les goûts de la postérité. Nous le verrons, en effet, en contradiction formelle avec nos idées, chaque fois que l’examen des productions nouvelles l’entraînera à trancher les questions d’art et d’esthétique.

 

C’est donc par son caractère d’historiographe littéraire que Sainte-Beuve demeure attrayant. Il a si bien donné au public la dose de littérature qui lui convenait, que presque tout la monde a du plaisir à le relire. Il a eu l’extraordinaire habileté de dire ce qu’il fallait pour qu’un compte rendu demeurât lisible après que l’ouvrage est oublié. La valeur des livres de Sainte-Beuve, c’est donc d’être avant tout de l’histoire enregistrée dans une appréciation facile, courante, pleine de verve et de nuances. En cela c’est un charmeur. Il approfondissait peu, mais il goûtait tout. Il excellait moins à examiner ce qu’il y a dedans un talent qu’à donner l’impression d’une lecture. Il subissait les œuvres plus qu’il ne les analysait ; il en jouissait plus qu’il ne les discutait. Malgré sa bouderie parfois grincheuse, les nouveautés les plus originales ne le surprenaient pas ; il en causait comme d’une chose courante. Un joli scepticisme, un flair souverain, beaucoup de délicatesse et d’érudition, un instinct de lettré universel, voilà les qualités de son esthétique, ou plutôt voilà les qualités qui remplaçaient chez lui l’esthétique. Il a avoué le but et la tendance de sa critique, lorsqu’il écrivait : « J’aime l’information, l’accident, le détail et la circonstance, ce qu’il restera de piquant et d’imprévu pour ceux qui liront plus tard7. »

Le bon sens de Sainte-Beuve, le nombre d’ouvrages qu’il a jugés, ses aptitudes, sa facilité, sa bonhomie, son dilettantisme, donnent encore aujourd’hui à ses Causeries un charme d’actualité. Cependant, en les examinant de près, n’y a-t-il pas lieu de réviser ses jugements ? Ses appréciations sont-elles définitives et ont-elles toutes la même justesse ? Si, en général, sa critique n’a pas vieilli, quelques parties n’en sont-elles pas démodées ? Lorsqu’il exerçait sa dictature de salon, n’a-t-il pas vu éclore certaines écoles aujourd’hui triomphantes ? Qu’a-t-il pensé de ces écoles ? Comment a-t-il envisagé les questions esthétiques qui se posaient déjà de son temps et qui sont devenues courantes à notre époque ? A-t-il aperçu la portée de ce mouvement ? Quelles furent ses idées sur la marche et l’évolution de notre littérature ? A-t-il pressenti l’éclosion des œuvres actuelles ? Quelques-uns de nos maîtres ont débuté sous ses yeux. Quels pronostics a-t-il tirés de leurs débuts ? Je crois qu’il serait intéressant de comparer dans une courte étude les jugements de Sainte-Beuve avec les résultats désormais acquis aujourd’hui.

L’effort qui s’est fait depuis vingt ans en littérature nous a donné dans la poésie et le roman des œuvres d’une haute valeur. Si l’on admet que les ouvrages littéraires ont une cause et une filiation, il me semble qu’on en doit surprendre la trace à l’époque de Sainte-Beuve. Nous constatons le point d’arrivée ; il a assisté, lui, au point de départ. Avoir les deux bouts du problème, c’est tenir toute la question. Nous verrons par là quels étaient la tournure d’esprit, les sentiments, les prédilections de Sainte-Beuve. Les confirmations ou les démentis que nous enregistrerons nous fourniront la mesure de sa valeur. Nous verrons s’il se rapproche ou s’il s’éloigne des idées contemporaines, s’il s’est trompé ou s’il fut bon juge, la différence de ses procédés et des nôtres, et, par les qualités qui lui ont manqué, nous pourrons déterminer avec certitude les qualités qui sont nécessaires à la vraie critique.

S’il est une question sur laquelle on est aujourd’hui à peu près d’accord, c’est la question de la moralité dans l’art, si passionnément discutée depuis l’apparition de Madame Bovary et de Fanny. Pontmartin a été un des derniers survivants de cette intransigeance rigoriste qui refuse toute admiration aux ouvrages en désaccord avec la morale. De nos jours, notre lièvre de dilettantisme a emporté ces préjugés. L’insouciance d’une moralité autre que la supériorité d’exécution est devenue la base des appréciations et le fondement même de l’art. C’est donc par cette théorie primordiale qu’il faut commencer l’examen des convictions de Sainte-Beuve en vue d’une comparaison avec nos idées contemporaines. Les attaques dont fut l’objet le célèbre lundiste, à propos de ses articles sur Flaubert et Feydeau, montrent qu’il était, à cet égard, très en avance sur la manière de voir de son temps.

Il avait trop de scepticisme et de lecture pour prendre au sérieux les barrières et les timidités si souvent tournées en ridicule par ses propres amis » romanciers comme Flaubert ou positivistes tranchés comme MM. Taine et Renan. Sainte-Beuve déclara de bonne heure avoir pris pour principe l’avis de Gœthe, « qu’il faut rapporter la notion du beau beaucoup plus à l’exécution qu’à la conception d’une œuvre ». C’est au nom des classiques anciens que Sainte-Beuve protestait contre ta sévérité des moralistes de l’art. Il eût été homme à signer la préface de Pierre et Jean, où Guy de Maupassant fait une si éloquente énumération des œuvres immorales, depuis Aristophane jusqu’à nos jours. On ne peut s’empêcher de sourire en voyant les contemporains de Sainte-Beuve s’effaroucher de son audace. Nous avons à cette heure des livres autrement pimentés que Fanny, et quelques raisons de plus pour protester contre les abus de la littérature. L’épanouissement de toute une école pornographique ayant ses journaux et ses suppléments a été le résultat des licences que s’est permises l’art, autrefois émancipé sous l’indiffèrent regard de Sainte-Beuve. M. Zola surtout doit prendre sa part de responsabilité dans ce débordement de publications qui revendiquent l’honneur d’être encore de la littérature. Sainte-Beuve8 avait donc admis sans hésiter l’indépendance esthétique de la méthode réaliste naissante qui, renchérissant sur Balzac et voulant serrer de plus près la réalité, a fini par aborder de parti pris les situations les plus scabreuses. Son acquiescement s’est-il arrêté là ? Qu’a-t-il pensé du réalisme lui-même ? Nous allons voir son dilettantisme complètement dérouté par les premières productions originales d’une école dont il approuvait les tendances, et qui devait nous donner tant d’œuvres superbes.

Un critique accrédité comme Sainte-Beuve était en quelque sorte obligé de rendre compte de Madame Bovary, dont l’apparition fut, en 1857, l’événement des lettres françaises. A défaut de talent, le procès intenté à Flaubert imposait l’auteur à l’attention. C’est peut-être pour cette unique raison que Sainte-Beuve crut devoir en parler. Certes, c’était lit une œuvre de premier ordre, profonde de conséquences, d’un relief inouï, accusant une personnalité inattendue ; c’était une révolution qui allait inaugurer en littérature les procédés nouveaux et multiples d’où sont sortis MM. de Goncourt, Daudet, Zola, Maupassant, Loti, Ferdinand Fabre, Cladel, Richepin, Theuriet et tant d’autres. Sainte-Beuve n’a rien vu de tout cela. L’originalité saisissante de Madame Bovary ne l’a pas frappé. La façon dont il l’apprécie l’ait tout au plus supposer qu’il s’agit d’une œuvre consciencieuse, d’un roman réaliste seulement un peu plus en vue. L’illustre critique, qui se dit quelque part toujours prêt à signaler les nouvelles tentatives d’art, n’a deviné ni le retentissement de ce livre, ni son importance esthétique, ni les discussions passionnantes qu’il allait soulever. Quelques années plus tard, quand le succès aura mis le volume à sa place, il constatera le bruit qui s’est fait : la renommée de Flaubert lui forcera la main et il écrira trois articles sur Salammbô alors qu’il s’était contenté d’analyser Madame Bovary, en y joignant deux ou trois citations élogieuses, comme s’il s’agissait d’un roman de Champfleury ou de Sandeau. On est confondu de le voir juger si superficiellement une œuvre de cette portée. Il en note au courant de la plume « les frais tableaux » ; il se plaint du « trop de saillie des objets environnants » ; il trouve que « Flaubert a l’impression de la nature champêtre comme au temps de lie né et d’Obermann ». Il suit pas à pas le récit, tout en avouant ses répugnances d’homme de bonne compagnie pour une passion si pessimiste et des personnages si indélicats. La seule chose qui distingue, selon lui, Flaubert, c’est qu’il a du style. Mais ce style même, Sainte-Beuve n’a pas vu qu’il était classique, essentiellement classique, classique dans le plus vieux sens du mot, et que les descriptions des Mémoires de Chateaubriaud étaient le modèle le plus rapproché, le modèle exact de cette nouvelle façon d’écrire. Comment son imagination et son goût n’ont-ils pas été saisis par la prodigieuse plasticité de Flaubert ? Comment n’a-t-il pas reconnu que, depuis les plus belles pages de Chateaubriand, il ne s’était plus produit en France de prose aussi majestueuse et aussi solide ? Y avait-il donc, dans notre pays, avant 1856, beaucoup de livres d’un tel relief ? Mettre Flaubert écrivain au même niveau que Balzac, Gautier et Feydeau, avec plus de style seulement, c’est avoir une singulière idée du style et de l’art. On pardonnerait à Sainte-Beuve de n’avoir pas aimé les situations et les personnages de Madame Bovary  : ses admirations pour l’école idéaliste de George Sand le tenaient fermé aux beautés de l’observation rigoureuse ; mais on a le droit d’être surpris qu’il n’ait pas discerné la profonde humanité de ce livre. Flaubert a donné là la physionomie vraie de la passion, le type éternel de la femme, à ce point qu’on retrouve quelque chose de Madame Bovary dans presque tous les romans écrits depuis, jusque dans les Victimes d’amour de M. Hector Malot. A peine Sainte-Beuve, forcé par l’évidence, a-t-il indiqué deux ou trois fois les conséquences de ce maître livre. « En bien des endroits, dit-il, mêlant ensemble les tendances de Flaubert, Dumas fils, Taine et Barrière ( ?), je crois reconnaître des signes littéraires nouveaux ; science, observation, maturité, force, un peu de dureté ; tels sont les caractères que semblent afficher les chefs de file des générations nouvelles. » Il est dérouté et inquiet : « Anatomistes et physiologistes, s’écrie-t-il, je vous retrouve partout ! » « Achevez donc ! s’écrie quelque part M. Zola. Constatez l’avènement de la nouvelle école ! » La perspicacité de Sainte-Beuve n’est pas allée jusque-là !

L’éminent lundiste n’a pas montré plus de divination après Salammbô. Le poème de Flaubert ne lui a pas fait deviner l’orientation prochaine de notre mouvement littéraire. Il ne semble avoir pris plus au sérieux ce nouvel ouvrage que pour le mieux critiquer. Malgré la quantité de talent qu’il est obligé de louer, il attaque les procédés de l’auteur. Il ne paraît pas se douter que ces procédés sont exactement ceux d’Homère et que la description de Flaubert est plus près de l’Iliade que des Martyrs. En comparant Salammbô aux Martyrs, ce qui le frappe, c’est le surenchérissement de Flaubert sur la manière épique et théâtrale de Chateaubriand. Nous avons essayé ailleurs de montrer d’une façon technique l’excès de réalité et de vie ajouté par Flaubert à l’art de Chateaubriand, qui remonte lui-même à Homère. Sainte-Beuve n’a proposé aucune remarque de ce genre. Après avoir reconnu en passant que « les paysages de Flaubert rappellent les paysages de Chateaubriand », le spirituel feuilletonniste se contente de discuter la vraisemblance de l’action, l’intérêt du sujet, la légitimité de cette reconstitution antique, la justesse des sentiments et des personnages. Il reproche à l’auteur de faire saillir chaque objet au premier plan, comme si ce défaut, si c’en est un, n’était pas le défaut capital d’Homère, qui n’a guère fait que des bas-reliefs. Malgré son réalisme, Salammbô lui apparaît comme un opéra, mot bien des fois répété après lui, accusation aussi injuste que les critiques de M. E. de Goncourt signalant l’archaïsme des tournures, la puérilité des locutions de même que, tel que, ainsi que, lui qui a tant abusé des en des et et des accumulations volontaires. Ce qui est inconcevable chez un classique comme Sainte-Beuve, c’est sa répugnance à admettre la série de massacres et d’atrocités qui ensanglantent Salammbô, alors que l’Iliade n’est qu’un continuel carnage plein de répétitions descriptives. Sainte-Beuve comprenait très bien l’antique ; mais il n’a pas aperçu la permanence des procédés d’art en littérature. Il a vu une tentative d’adaptation là où il y avait une évolution littéraire. La résurrection de la plasticité homérique l’a dérouté. Il n’a pas compris qu’Homère, dépouillé de l’adoucissement des traductions, a dans le texte la même virulence, la même brutalité que Flaubert, et que si Salammbô est de l’antique habillé à la moderne, l’Iliade peut aussi justement nous sembler une œuvre moderne habillée à l’antique. M. Taine, qui est un critique doublé d’un artiste, s’est montré plus perspicace lorsqu’il a écrit dans son Voyage en Italie9 : « Homère oublie la douleur, le danger, l’effet dramatique, tant il est frappé par la couleur et la forme. Flaubert et Gautier, qu’on trouve singuliers et novateurs, font aujourd’hui des descriptions toutes semblables. » Et M. Taine ajoute ce mot profond : « Il manque aux anciens d’être commentés par des artistes. Jusqu’à présent ils ne l’ont été que par des érudits de cabinet. » M. Taine est ici un très fin critique de métier.

Bien qu’étranger aux intimes secrets de l’art, on aurait tort de croire que l’auteur des Lundis soit resté complètement insensible au nombre et à l’harmonie de Flaubert. Il en fait la remarque ; mais il ne craint pas de dire qu’il y a « peu de pages heureuses. » Il reproche à Flaubert de sentir le travail, comme si Montesquieu, Boileau, La Bruyère, Pascal, Buffon, ne sentaient pas, eux aussi, le travail. Il conclut enfin par ce mot : «  Salammbô est un livre d’ordre peu élevé dont il restera des fragments. »

On excuserait Sainte-Beuve d’avoir méconnu Flaubert, s’il n’avait pas accordé à des écrivains de deuxième et de-troisième ordre les louanges qu’il refusait à l’auteur de Salammbô. Il a décerné, par exemple, à Ernest Feydeau un brevet de supériorité dont les termes s’appliquent exactement à Flaubert. Feydeau fut un romancier heureux et sa Fanny a de la vigueur ; mais, comparée à Madame Bovary, Fanny n’est qu’une froide monographie, d’observation tendue, de facture timide, une sorte d’essai réaliste, malgré la hardiesse de sa situation unique. Indifférent devant le relief évocatif de Flaubert, Sainte-Beuve trouve pour Fanny des accents d’enthousiasme. Feydeau est pour lui « un voyant » ; son livre « flamboie » ; les tableaux « en sont fermes, solides, peints en pleine pâte et éclairés en toute lumière. » Il trouve que l’auteur a une forme, « un style à lui, une surabondance de force, plus de talent qu’il n’en faut ». Il va jusqu’à dire : « C’est presque un poème par la forme, par la coupe, par le nombre, par un certain souffle qui y règne d’un bout à l’autre. » Le style de Feydeau lui donne enfin la « sensation d’une ouverture en musique ». Il n’aurait pu mieux caractériser le style de Flaubert. Nous touchons ici du doigt ce qui manquait à Sainte-Beuve pour être vraiment un critique influent et divinateur. Il est sujet à de pareilles erreurs de jugement chaque fois qu’il apprécie ses contemporains.

Le public depuis trente ans est loin d’avoir ratifié ses opinions. L’illustre causeur n’a pas réussi à imposer sa sévérité à l’égard des œuvres d’où est sortie notre brillante école actuelle. Il serait aujourd’hui étonné, s’il voyait la magnifique éclosion des livres de premier ordre qui remontent aux procédés de Flaubert. C’est le contraste de cette évolution en train de s’accomplir depuis vingt ans qui donne un véritable intérêt d’actualité aux déclarations de Sainte-Beuve. Il est surprenant qu’un homme doué d’un si grand tact littéraire, qui goûtait l’observation chez Le Sage, Cervantes, Molière et l’abbé Prévost, n’ait pas compris que Balzac et Flaubert continuaient et allaient définitivement établir cette école d’observation classique. Il semble n’avoir aimé le réalisme que chez les anciens. Chez les contemporains, le réalisme lui répugne et il affecte de n’en voir que les abus. Ses faveurs vont aux élégances bourgeoises de l’école idéaliste. Le vieux fond d’idéalisme qui persistait chez l’auteur des Consolations le rendait indulgent aux excès d’un procédé qui devait aboutir à M. Georges Ohnet, comme la tragédie de Racine a abouti à M. de Jouy. Un critique progressif devrait cependant moins redouter la violence que la fadeur. Ses opinions sur Flaubert, son insouciance du mouvement déterminé par Madame Bovary démontrent que Sainte-Beuve n’a rien entrevu ni rien annoncé. Il est sous ce rapport sans aucun point de contact avec notre époque. Il a ignoré révolution qui se préparait et, l’eût-il soupçonnée, peut-être eût-il fait son possible pour la décourager.

Son attitude à l’égard des de Goncourt est plus significative encore. Aujourd’hui que l’œuvre des de Goncourt est close, il très facile de signaler leurs erreurs. Ils nous ont donné cependant quelques ouvrages supérieurs qui ont engendré à leur tour, à tort ou à raison, une nouvelle manière d’écrire. Ce sont précisément, comme Sœur Philomène et Idées et Sensations, les livres qu’ils publièrent à l’époque de Sainte-Beuve. Le critique des Lundis mit beaucoup de temps à parler d’eux et ne s’y décida que plusieurs années après leur début. Ce qu’il aime le mieux chez les deux frères » ce sont leurs études sur le dix-huitième siècle. Le bibelotage historique, l’anecdote, les petits papiers, devaient plaire à l’auteur de Port-Royal. Parmi les vrais titres littéraires des de Goncourt, Sainte-Beuve ne semble avoir pris au sérieux que Idées et Sensations. C’est bien, en effet, leur maître livre, leur livre parfait, celui où ils ont le plus tempéré leur manière. En présence d’une forme si imprévue, l’étonnement au moins, sinon l’admiration, eût été chez Sainte-Beuve une chose bien naturelle. On comprend qu’il eût cherché à amoindrir l’originalité des deux écrivains en montrant le point de départ de leur procédé chez Gautier, chez Saint-Victor et surtout dans Chateaubriand, qui a écrit tant de pages dans leur genre. Eût-il ainsi réduit la portée de leur innovation, il restait encore à indiquer la part de nouveauté réelle qui revient aux de Goncourt pour avoir creusé la sensation et donné à l’ancienne pâte littéraire un coup de pouce plus plastique. En tout cas, l’importance de leurs premiers ouvrages, en tant que symptômes d’une transformation d’école, n’aurait pas dû échapper à Sainte-Beuve, qui se borne à nous présenter leur talent sur ce tonde causerie demi-railleuse qui lui était familier. Bien qu’il entrevoie çà et là « des paysages et des tableaux comme on n’en avait pas auparavant », à la façon dont il parle des Idées et Sensations, on pourrait croire ce livre écrit dans un style peu différent des autres livres de l’époque. Il furette, il discute, il prend des notes et, coudoyant le problème sans le résoudre, il se contente de déclarer qu’il « y aurait beaucoup à dire sur cet empiétement formidable d’un art sur l’autre, sur cette invasion à outrance de la peinture pure dans la prose ». Puisqu’il y avait tant de choses à dire, pourquoi ne dit-il rien ? Au fond, on le sent hostile à cette peinture plastique dont il a toujours manqué lui-même lorsqu’il a fait de l’art. Sainte-Beuve n’eut vraiment de talent que dans la critique, c’est-à-dire lorsqu’il abandonna l’image pour écrire avec l’idée. S’il existait un tempérament directement opposé à celui des de Goncourt, c’était bien cet élégant feuilletoniste, louant quelque part Monselet de n’avoir jamais été dupe de la couleur ». Les de Goncourt sont des raffinés, des maladifs, des observateurs aigus, avides d’excès, amoureux du rare. Sainte-Beuve aimait surtout la tradition, la bonne tenue, la santé, la tempérance. Après avoir méconnu Flaubert, Sainte-Beuve n’a donc pas mieux deviné le bouleversement que les de Goncourt apportaient dans l’art d’écrire et qui devait malheureusement aboutir si vite à la monotonie et à la décadence. Une des marques les plus caractéristiques des de Goncourt, c’est l’introduction du dialogue photographique dans le roman. Ils en ont fait une condition si essentielle, que la qualité seule du dialogue, mieux que le mode d’exécution générale, suffit aujourd’hui à classer un écrivain. Sainte-Beuve n’a pas fait grand cas de ces distinctions. On ne peut pas dire qu’il ne les comprit pas : elles étaient pour lui sans importance. Il n’a, en en somme, dans les premières œuvres des de Goncourt, rien cherché, rien analysé, rien dégagé. Il s’est contenté d’avouer quelque part que « Sœur Philomène est une étude de cœur et de mœurs qui semble prise sur la réalité ». Il n’a pas deviné que les auteurs de Germinie Lacerteux allaient refondre et repétrir la prose comme Hugo avait repétri et refondu la langue poétique française. Il n’a pas vu l’entraînement d’analyse, l’effort de documentation où leur exemple allait pousser l’observation réaliste. Ici encore Sainte-Beuve n’a été ni devin ni prophète. La vue d’ensemble lui a manqué ; il est aussi loin que possible de notre état d’esprit contemporain.

Un des poètes qui ont eu le plus d’action sur notre esthétique et dont la malaria a pénétré toute notre littérature, c’est sans contredit Baudelaire. Voulu ou non, son genre de talent fut certainement une nouveauté. Les plus délicats reconnurent sa perfection artiste et son réalisme exquis. Sainte-Beuve ne daigna même pas parler de lui. On lui en fit tant de reproches, qu’il consentit enfin, dans un article à propos d’art et de morale, à donner quelques conseils à l’auteur des Fleurs du Mal. « Vous vous défiez trop de la passion naturelle, lui écrivait-il. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison. Ne craignez pas tant de sentir comme les autres. N’ayez jamais peur d’être trop commun10. » La remarque était bonne, mais le livre méritait mieux qu’une mention encourageante. En revanche, Sainte-Beuve consacrait à Veyrat, un poète qui faisait du mauvais Lamartine, plusieurs articles d’éloges, heureux de trouver dans ses pâtes vers un arrière-écho des Consolations. Il croyait au talent de Veyrat, il déclarait qu’il méritait de survivre », il le signalait comme une « personnalité poétique ». A côté de ces publications, les premières œuvres du véritable inaugurateur de la poésie philosophique, M. Sully-Prudhomme, ne semblent pas avoir beaucoup étonné Sainte-Beuve. En vain un ami du grand poète écrivait-il au critique que les Stances et Poèmes de M. Prudhomme « lui paraissent annoncer une aurore et un mouvement nouveaux en poésie », Sainte-Beuve enregistre l’indication sans la préciser, se contentant de demander à cette poésie « plus de dégagement et plus d’air ». Que le réalisme l’ait indisposé en prose, on le comprend ; mais que l’évolution idéaliste ne l’ait pas frappé en poésie, voilà qui est étrange chez un lettré comme lui.

Cédant à l’influence de ses propres œuvres et aux répugnances de son dilettantisme, nous avons vu Sainte-Beuve répudier le réalisme plastique et rigoureux. A-t-il mieux compris le roman psychologique et le roman d’observation sans excès ?

C’est seulement à notre époque que s’est produite, dans la personne de deux écrivains aimés du public, l’éclosion définitive des procédés d’analyse propagés par Stendhal avec tant de divination et de sûreté. Il est admirable de voir avec quelle confiance l’auteur de la Chartreuse de Parme a inauguré une méthode si en avance sur son temps et qui ne devait porter tous ses fruits que beaucoup plus tard. Ils deviennent rares, les artistes d’avenir qui dépassent leur époque et prophétisent leur gloire à la façon de Stendhal annonçant qu’on le lirait dans quarante ans », Depuis quarante ans, en effet, on l’a lu et bien lu, et malgré l’antipathie de Flaubert, l’originalité et le talent de Stendhal sont aujourd’hui au-dessus de toute discussion. Il a ses disciples frénétiques. On est stendhaliste comme on est moliériste. La critique impartiale ne peut plus hésiter à placer Stendhal au rang des premiers maîtres de l’observation passionnelle et de la déduction psychologique. Son esthétique a engendré deux des écrivains les plus en vue dans notre mouvement contemporain, MM. Tolstoï et Paul Bourget. Je ne crois pas devoir séparer les auteurs français des auteurs russes. Les productions russes sont si bien connues en France et nos ouvrages sont tellement lus en Russie, que la littérature des deux peuples semble aujourd’hui n’en faire qu’une. Tolstoï a minutieusement décomposé la passion et la vie en appliquant la méthode de Stendhal à une observation plus exacte du cœur humain. Saint-Simon et Shakespeare nous ont seuls donné des peintures aussi larges et aussi profondes. M. Paul Bourget, lui, a fait en quelque sorte du Stendhal grossi, du Stendhal qui a passé par Dominique, de Fromentin, de l’analyse plus compacte, plus générale, moins saisissante, moins détaillée, de l’analyse pensée plutôt que montrée. Il procède de Stendhal, mais il procède aussi de l’ancienne psychologie idéaliste à la mode il y a trente ans Sa descendance de Stendhal est frappante en ce sens qu’il a réduit le roman à la psychologie pure, dont il n’a plus tait l’accompagnement d’un sujet ou l’éclaircissement d’un récit, mais le fond même, le but, la substance de ses livres. Par l’originalité et la future fécondité de sa méthode. Stendhal méritait donc les éloges de Sainte-Beuve. Il aurait dû plaire au critique par son mépris de la couleur, son dédain du style, sa forme sans éclat, son sens de la femme et son scepticisme artiste. Signaler la portée d’un tel écrivain était un beau rôle. Il suffisait d’un peu de réflexion et de recul pour pressentir la fusion prochaine entre la psychologie menue et concrète de Stendhal et la psychologie du roman idéaliste. Les points de contact étaient indiqués Hélas ! cette fois encore nous trouvons Sainte-Beuve en désaccord avec les goûts et les idées de notre époque. Lui qui se vantait d’être sans prévention et sans parti pris, il n’a pas été attiré par l’écrivain qui n’était d’aucune école. Il n’a apprécié ni la nouveauté de ses procédés, ni la valeur de sa documentation, ni la vie intense qu’on pouvait tirer après lui d’une méthode donnant à ce point l’illusion du vrai. Non seulement il n’a pas entrevu les germes d’avenir déposés dans Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, mais on peut dire qu’il n’a même pas senti le charme réel que dégage Stendhal dans ses parties excellentes, car il a des parties médiocres et factices.

En 1851, les éloges de Frémy, Limayrac, Monselet, Mérimée et Balzac décidèrent enfin Sainte-Beuve à parler de Stendhal. Recherchant comme d’habitude l’anecdote et le voyage, il se complaît à examiner la vie et les théories de Stendhal, ce qu’il appelle ingénieusement « son rôle d’excitateur d’idées ». Quant au Rouge et le Noir et à la Chartreuse de Parme, ils sont analysés rapidement et exécutés sans appel. Stendhal n’est pour lui qu’un « hussard romantique ». Il est plus saisi par la physionomie et le caractère de l’homme que par la signification de l’œuvre. L’affectation de Stendhal et ses constructions a priori empêchent Sainte-Beuve de voir l’importance même de sa méthode. Il accorde que la première partie du Rouge et le Noir « a de l’intérêt, malgré la manière », à condition qu’on reconnaisse que « les personnages ne sont pas des êtres vivants ». Après avoir dédaigné de parler de  l’Amour, ce premier modèle de notre analyse contemporaine, il déclare « préférer à la Chartreuse de Parme la moindre nouvelle de Xavier de Maistre ». Il est d’avis que Stendhal « a fait à sa manière du marivaudage italien » et qu’il « se fatigue à combiner des paradoxes piquants et imprévus11 ». L’éloge de Stendhal que Balzac publiait en 1840 embarrassait visiblement l’auteur des Lundis qui s’efforça de suspecter cette admiration en racontant l’histoire d’un service d’argent que Stendhal aurait rendu à Balzac. Sainte-Beuve ajoutait : « Voilà toute une génération nouvelle qui se met à s’éprendre de ses œuvres, à l’étudier en tous sens, presque comme un ancien. Stendhal en eût été fort étonné. » Stendhal s’en fût d’autant moins étonné, qu’il avait formellement prédit l’époque prochaine de son succès. Sainte-Beuve conclut enfin : « Ayant lu ou essayé de relire ses romans tant préconisés, romans, somme toute, détestables, il m’est impossible d’en passer par l’admiration qu’on professe aujourd’hui pour cet homme d’esprit. » On le voit, Sainte-Beuve ne paraît pas se douter un instant que Stendhal apportait une méthode capable de révolutionner la littérature en donnant la formule d’un nouveau genre de roman : le roman psychologique. Balzac, qui était du métier, ne s’y était pas trompé, non plus que M. Taine, qui n’a pas hésité à appeler Stendhal « le plus grand psychologue du siècle ».

Sainte-Beuve n’a donc pressenti ni la valeur du roman d’observation réaliste, ni la transformation du roman idéaliste en roman psychologique. Son rôle de critique n’a guère dépassé le rôle d’un amateur compétent. Il n’a rien encouragé, rien deviné, rien indiqué. Il ne savait pas sortir du livre qu’il examinait. Il n’était à l’aise que dans l’étude des publications purement historiques ou des publications d’histoire littéraire. C’est dans son article sur Balzac qu’on peut mesurer la distance qui le sépare de nous. Au milieu d’un farfouillage d’idées imprévues et d’agréables saillies, il n’a pas trouvé sur Balzac, au sujet duquel ses opinions varièrent, un de ces jugements synthétiques et complets comme la magistrale étude de M. Taine. Sainte-Beuve n’accorde pas une extrême importance au talent de Balzac ; il s’arrête à la surface de l’œuvre ; il parle de « labeur énorme », de « puissance désordonnée », de « fécondité créatrice ». Il croit au rapide épuisement et à la prochaine disparition de son école, où il fait entrer Charles de Bernard, Soulié, Dumas père, Eugène Sue ! L’impulsion que l’exemple de Balzac va communiquer à notre littérature lui est à peu près indifférente. La comparaison du roman de Balzac avec le roman artiste de Flaubert ne lui fait pas conjecturer la distinction radicale qui va s’opérer dans l’art d’écrire et le dédoublement esthétique qui séparera le roman d’observation du roman purement plastique. Sainte-Beuve déclare qu’il attend « des œuvres plus douces, plus saines, plus calmes ». Or notre littérature s’est développée dans un sens précisément contraire à ses prévisions.

Le spirituel critique resta fidèle à ces idées et n’essaya jamais d’en changer. Il n’admit, en matière littéraire, que son propre idéal technique. Le roman ne lui apparut que sous la forme employée par Sandeau, George Sand, Feuillet et l’école idéaliste, qui est justement celle qui s’est le plus vite stérilisée. Il faut chercher l’explication de Sainte-Beuve critique dans Sainte-Beuve romancier et poète. Disciple du cénacle, l’auteur des Lundis avait débuté par quelques œuvres d’art qui, à défaut de vigueur, révélaient des dispositions agréables. Il se fit estimer par un mélange de sensibilité et de tenue, par un équilibre de qualités moyennes, plus distinguées que profondes et plus littéraires que vivantes. Ses romans et ses poésies furent des productions de demi-teinte d’un goût très pur. Eh bien ! sa critique ressemble à son œuvre artiste. Otez-en l’érudition et l’anecdote, ses jugements ne dépassent pas les timidités qui ont, au début, maintenu son talent dans ce qu’on pourrait appeler la littérature assourdie, le style sans relief, la sensation sans violence, l’exécution calme. Comme il arrive à ceux qui ont beaucoup vécu, son tressaillement s’émoussa par la trop grande fréquentation des livres. Celui qui a beaucoup de relations finit par serrer la main à tout le monde. Sainte-Beuve avait plus lu que senti. De là son égalité d’accueil pour les publications les plus dissemblables. Il comprenait à peu près toutes les œuvres, s’il ne les goûtait pas toutes. L’intelligence tenait chez lui la place du sentiment. C’est ainsi qu’il a méconnu plusieurs écrivains de premier ordre. Constatons cette lacune sans toutefois lui en faire un trop grand crime. Il est difficile de juger Iucidement ses contemporains. Peut-être un certain recul est-il nécessaire pour apprécier les œuvres de l’époque où l’on vit, de même qu’on ne voit bien un tableau qu’à distance. La postérité seule classe le mérite et dégage les opinions. Ce qui charme les contemporains risque parfois de périr et la renommée s’établit souvent par des raisons inaperçues du vivant d’un auteur. C’est ce qui nous oblige à distinguer dans Sainte-Beuve deux sortes de critiques : sa critique relative aux producteurs de son temps, et sa critique relative aux auteurs passés.

On s’explique donc très bien que, malgré les inclinations très modernes de son esprit classique, Sainte-Beuve ait perdu pied lorsqu’il a mentionné les œuvres originales de son temps. Il n’est même pas l’écho des idées qui s’agitaient autour de lui. Ses théories étaient essentiellement opposées aux sympathies qui accueillirent sous ses yeux la nouvelle aurore littéraire. Sa gloire fut incontestable.

Il fut très lu, très goûté, et avec justice ; mais je crois que son influence sur son milieu et sur le mouvement artiste doit être considérée comme à peu près nulle. Il n’a pas dirigé l’opinion, il n’a pas découvert de talent, il n’a donné la mesure exacte d’aucun écrivain de son époque. Ses jugements sur Flaubert, sur Stendhal, sur Balzac, sur Baudelaire, sur les procédés et l’avenir de l’art, n’ont pas été ratifiés et ne le seront probablement jamais. La victoire définitive du roman plastique et du roman psychologique est le plus éclatant démenti que le progrès de la littérature ait infligé à l’auteur des Lundis. Quelques-uns de ses avis sont tout à fait surannés, notamment le brevet de gloire qu’il décerne à Béranger, en l’appelant « le plus grand poète de notre âge », digne de figurer « à côté d’Horace et de La Fontaine ». On se ferait également une idée insuiffisante de Michelet et de Paul de Saint-Victor, si l’on s’en tenait aux lignes qu’il leur a consacrées. Gustave Planche, lui, n’avait ni l’instruction ni l’aptitude de Sainte-Beuve : il est même difficile d’imaginer quelque chose d’aussi pauvre que le style de Gustave Planche. L’irréconciliable critique de la Revue des Deux Mondes avait cependant beaucoup de bon sens et des vues très nettes. Son appréciation du théâtre d’Hugo représente à peu près ce que nous pensons tous aujourd’hui d’Hernani, de Ruy Blas et du Roi s’amuse. Sainte-Beuve montra moins d’inclination au dénigrement, n’ayant pas de haine, faute de conviction. Ses hostilités s’assouplissaient à force de goût. Son appréciation est, en général, égale pour tous, et à cause de cela il a vu souvent moins juste. Bien que tous les talents ne soient pas identiques, il n’indique jamais leur différence ; son jeu reste le même, quel que soit l’instrument : on n’aperçoit à travers sa critique ni des œuvres, ni le rang des écrivains, ni le classement des originalités. C’est du dilettantisme supérieur, résultant d’une assimilation générale bien souvent superficielle. Son dédain des principes d’art a fait de lui un juge plus brillant, mais bien moins fécond que M. Taine. M. Taine eut, dès son début, une esthétique, une théorie, un guide. Son explication de la littérature et de l’art par les tempéraments et les milieux est certainement insuffisante, de même que le transformisme est une hypothèse incomplète dans le domaine des sciences naturelles. Mais quel profit d’examen, quel élargissement de point de vue nous a donnés sa méthode ! Sainte-Beuve n’a pas compris la puissance d’une pareille tentative. Il l’expose en détail, mais sa nouveauté ne l’émeut pas ; il n’en voit que les inconvénients ; il glose, il s’impatiente, il chicane, comme s’il s’agissait de la première méthode venue. À quoi bon une méthode ? Il s’en passait bien, lui.

On n’a pas attendu notre époque pour lui reprocher ce manque de principes critiques. Ses contemporains le lui ont souvent répété et il sentait si bien ce désavantage, qu’il a éprouvé plusieurs fois le besoin d’affirmer que ses opinions littéraires avaient un point d’appui plus sérieux qu’un simple dilettantisme. Dans ses Nouveaux Lundis, nous trouvons ses prétendues convictions esthétiques exposées dans un article spécial. Selon lui, il est nécessaire, pour apprécier une œuvre, de connaître d’abord la vie d’un auteur, ses malheurs, ses relations, son caractère, ses idées sur la société, sur l’amour, sur l’art, ses groupes d’amis, ses parents, ses sœurs, les circonstances où il a écrit ses livres, ses antécédents de famille, ce qu’ont dit de lui ses admirateurs et ses ennemis. C’est toujours le furetage historique, la biographie, les petits papiers, le renseignement, l’anecdote. Cela peut bien aider à comprendre un homme, mais cela ne suffit pas à juger une œuvre. C’est supprimer d’un coup la critique intrinsèque et technique et mettre la curiosité au-dessus de l’art. Avec de pareils principes, on serait embarrassé pour parler d’Homère et de Shakespeare, sur lesquels on sait si peu de chose.

Soyons justes pourtant. Ce don d’assimilation, qui lui tenait lieu d’esthétique, lui a fait trouver quelquefois des remarques exquises. Son analyse est parfois si fine, son coup d’œil si sûr ; il entre si bien dans un livre ; il en surveille l’exécution de si près, qu’on serait tenté de le croire artiste. Son aptitude littéraire fait illusion. On est ravi de son instinct et de sa justesse, lorsqu’il reproche à Flaubert « d’avoir trop le nez dessus » ; lorsqu’il appelle le style de Tacite « travaillé, doré et cuit au four » ; lorsqu’il cite le mot de Monselet sur les réalistes : « Ils font du Delille flamboyant » ; lorsqu’il parle de « l’illuminisme » de Michelet ; lorsque, discutant la théorie de l’épithète rare contre les Goncourt, il réclame aussi pour le style le substantif et le verbe rares ; lorsqu’il dit de Balzac qu’il n’avait pas « l’expression définitive » et qu’il « procédait par retouches ». Dans ses deux volumes sur Chateaubriand et son groupe littéraire, il a très bien montré les secrets descriptifs qui rendent si merveilleuse la prose à Atala et des Martyrs, il ne prodigue malheureusement pas souvent cette attention minutieuse et, malgré quelques observations lucides, on ne peut pas dire, somme toute, que Sainte-Beuve, à qui la magie de Flaubert a échappé, fût un homme du métier et qu’il ait eu cette intuition mystérieuse, inconsciente, exceptionnelle, dont parle M. de Maupassant dans la préface des Lettres de Flaubert à George Sand. Sainte-Beuve n’eut jamais qu’un style d’idées, admirablement clair, d’excellent et, mais sans couleur, sans science et sans relief. C’est une causerie vive, soutenue, alerte, où le charme de la sincérité remplace le souci du nombre. Il a en général peu goûté les procédés qui s’éloignaient de sa manière d’écrire. Sa critique sur les écrivains de son temps qui ont été les initiateurs de notre mouvement contemporain est donc insuffisante, sans portée et sans profondeur. Il n’a pas deviné la véritable place qu’ils devaient prendre. Il n’a prévu ni les écoles ni les conséquences, ni les évolutions des œuvres qu’il étudiait. Voilà sa partie faible, l’infériorité qu’il dissimule sous sa jolie causerie et ses aperçus entraînants.

Son vrai terrain, son domaine, là où il excelle et où il triomphe, c’est la littérature classique. S’agit-il de réputations acquises, de talents consacrés, il a le pied solide, ses jugements sont sûrs. Il avait un sentiment juste des anciens, bien qu’il ait été dérouté par la transposition moderne de leurs procédés. Il a écrit de belles pages sur Homère et Virgile, sans bien voir toutefois que ce qui fait l’éclat de leur peinture, c’est précisément leur réalisme et leur plasticité. L’antiquité est certainement la chose qu’il a le mieux comprise ; seulement, il la comprise d’une façon exclusive et il a cru la tradition rompue, lorsque des maîtres nouveaux la renouaient autour de lui. Jamais son esprit n’a déployé plus de souplesse et plus d’universalité que dans ses études sur la littérature classique française. Là est son prestige, son agrément, le haut attrait de son œuvre, qui n’est, au bout du compte, qu’un vaste reportage, une interview en grand, des livres, des hommes et des milieux. Sainte-Beuve sait tout, connaît tout. Ses trente-deux volumes sont une mine de renseignements inépuisables, d’appréciations ingénieuses et de menus faits. Jamais personne n’a accumulé pareil emmagasinement. Bibliographe expert, historien piquant, érudit sans pose, curieux sans pédantisme, moraliste facile, il a lu tous les Mémoires, toutes les correspondances, tous les éclaircissements, ce qu’on ne lit pas en général, ce qu’on pourrait appeler les dessous, la vie privée de la littérature. C’est un vulgarisateur habile, expéditif, visant l’anecdote plus que l’œuvre et l’homme plus que le talent12. Ses articles sur madame Geoffrin, madame d’Épinay, madame du Châtelet, madame du Deffand, mademoiselle de Lespinasse et tant d’autres, pour ne parler que du dix-huitième siècle, peuvent être considérés comme des exemples de monographie parfaite. La Correspondance de Grimm lui a beaucoup servi et, à travers les nombreux mémoires publiés au dix-septième et au dix-huitième siècle, on pourrait suivre de sa part tout un système de notes bien prises. Il mérite qu’on lui applique le mot qu’il a dit d’une femme auteur : « Elle aimait à promener la vue plutôt qu’à l’arrêter. » Ce qu’on ne lui ôtera pas, c’est sa passion de lettré, son impartialité à s’éprendre de ses personnages et de ses sujets, sa fécondité de rapprochement, l’entraînement de ses appréciations, la contagion de sa causerie, la fluidité de son style, sa familiarité sans négligence, son aptitude à tout nuancer, sa facilité à tout saisir, sa délicatesse à tout rendre. Voilà sa gloire, son mérite, ce qui fait la durée et l’intérêt de son œuvre, ce qui rend sa lecture nécessaire à tous ceux qui veulent avoir une idée générale et rapide de la littérature.

Dans un de ses meilleurs livres13 M. Brunetière explique les défauts et les inégalités de ce genre de critique par ce fait que Sainte-Beuve a été poète et romancier et que ses idées critiques sont la conséquence de ses idées d’auteur. C’est bien ce que nous venons de dire ; mais il ne faudrait pas trop généraliser ce reproche. C’est une question vivement débattue que celle de savoir si l’on peut être à la fois artiste et critique. « Dans ce cas, dit Sainte-Beuve, qui se condamne ici sans le savoir, on a un goût décidé qui atteint vite les restrictions ; on a son œuvre propre derrière soi ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. » Le spirituel causeur ajoutait : « Pour être un grand critique, le plus sûr serait de n’avoir jamais concouru en aucune branche, sur aucune partie de l’art. » Cette thèse, à parler net, ne me semble pas démontrée. Etre un artiste n’empêche pas d’être un critique, pourvu qu’on soit artiste de talent. Au lieu d’être un producteur de second ordre, si Sainte-Beuve eût été un producteur de premier ordre, ses jugements se seraient modifiés. L’artiste de talent est peut-être l’idéal du vrai critique. Voyez Gœthe. La portée de son esprit dépasse la portée de ses œuvres ; ses appréciations sont plus hautes encore que ses écrits. Je ne vois vraiment pas en quoi l’incompétence artiste pourrait augmenter l’aptitude critique. Peut-on admettre que des théories de lecture soient supérieures pour juger l’art à des théories d’expérience ? Si un artiste publie un ouvrage parfait, il y a bien des chances pour que son esthétique soit bonne. Il me semble que les idées d’un homme qui produit quelque chose d’excellent valent bien les idées d’un homme qui ne produit rien du tout.

Notre époque scientifique a donné à la critique un sens nouveau, un but, une tendance, une transformation qui n’ont plus rien de commun avec les procédés de Sainte-Beuve, On ne s’est pas contenté d’un examen littéraire plus approfondi ; le progrès des sciences sociales a éveillé le désir d’étudier la portée psychologique et l’influence d’une œuvre sur son époque. On n’est pas encore arrivé à faire de la critique technique, de la critique de métier, la seule qui serait vraiment profitable ; mais les intelligences littéraires ont reçu dans ce sens une très grande impulsion. On s’efforce aujourd’hui de résoudre des questions que Sainte-Beuve ne songeait même pas à se poser : Quel est ce livre ? De quel autre livre procède-t-il ? Quelle est la filiation de cet auteur ? Comment se décompose son talent ? Qu’a-t-il pris aux autres ? Qu’a-t-il apporté ? Que sortira-t-il de lui ? Quelles seront ses conséquences, son avenir, son action sur le public ? C’est ainsi que MM. Brunetière et Paul Bourget ont inauguré deux sortes de critiques très inattendues et très fécondes. Lutteur infatigable, classique érudit, M. Brunetière a appliqué le premier à la littérature la théorie de l’évolution. M. Paul Bourget a créé la critique psychologique, en examinant l’action de la littérature sur l’âme des contemporains.

Ce sont là deux tentatives magistrales qui laissent bien loin derrière elles le dilettantisme anecdotique de Sainte-Beuve. Je crois que l’avenir de la critique est surtout dans la recherche toujours plus étroite, plus assidue, plus intérieure des ouvrages de l’esprit. Décomposer non plus seulement la filiation des talents, mais le talent lui-même, ses modes d’exécution, la raison du style, le mécanisme de l’intelligence, la substance d’une œuvre : voilà la voie où il faut marcher avec confiance. Par ce moyen on aura, non seulement l’explication des origines et de conséquence d’un ouvrage, mais on pourra porter des jugements philosophiques à peu près certains. Si Sainte-Beuve avait adopté cette méthode, ses opinions ne nous paraîtraient pas si souvent en contradiction avec l’état actuel de notre littérature.

Pierre Loti §

Certains écrivains ne deviennent populaires que le jour de leur réception académique. En leur ouvrant ses portes, l’Académie leur ouvre la gloire, et c’est en les consacrant qu’elle apprend définitivement leur nom au public. Pierre Loti n’est pas de ceux-là. Son nouveau titre d’académicien ne décidera pas sa renommée : c’est sa renommée, au contraire, qui l’a imposé à l’Académie. Il ne s’y est pas présenté : le public l’y a porté. Jamais romancier n’a provoqué un tel succès de larmes, un intérêt si ardent, tant de sympathie universelle. Il n’a pas seulement pour lui l’élite des lettrés et les délicats amoureux du rare : femmes, artistes, jeunes gens, critiques, il a conquis tout le monde.

Il n’a pas un indifférent ; on ne songe même pas à le discuter ! La séduction qu’il a exercée a été contagieuse. Il nous a apporté une sensation d’art si nouvelle ; on était si las de l’élégance des châteaux et de l’idéalisme bourgeois, que le public a aimé tout de suite ces livres magnifiquement étranges et déconcertants. Pierre Loti est à cette heure une des personnalités les plus en vue de notre littérature, un des quatre ou cinq écrivains qui commandent l’admiration par la magie de leur plume. En l’appelant à elle, l’Académie dissipe les malentendus et les équivoques. Elle n’a nommé cette fois ni un savant, ni un mathématicien, ni un financier : elle a choisi un véritable artiste, un prosateur qui est un très grand poète, un littérateur qui a mis dans ses livres la sincérité d’une confession.

Expliquer le succès de Loti, examiner ce qui fait le fond de son talent, indiquer la portée et l’originalité de son œuvre, c’est publier un portrait que nos lecteurs ont le droit d’attendre au moment où le nom de Loti est sur toutes les bouches. Ces lignes seront à leur place dans un livre où le roman contemporain doit être examiné sous ses principaux points de vue.

 

De toutes les passions qui se disputent le cœur de l’homme, la plus violente et la plus naturelle est certainement l’amour. Tout le monde ne réalise pas l’amour, mais chacun se l’assimile par l’imagination, et, si on ne l’a pas vécu, il est rare qu’on ne l’ait pas rêvé. On peut faire effort pour comprendre l’avarice et l’ambition : l’amour est compris de tous. Cet éternel lieu commun de l’humanité, cet universel penchant, base de la perpétuité de notre espèce, suffirait seul à justifier la vogue du roman à notre époque. Des écrivains décisifs comme Stendhal et Dumas fils se sont fait une spécialité de ce sujet. M. Dumas fils a été pendant quelques années le moraliste exclusif de l’amour. On peut presque dire que le succès d’un auteur dramatique ou d’un romancier dépend de la façon dont il a senti l’amour. L’auteur de Pêcheur d’Islande a subjugué le public par le sens nouveau de l’amour qu’il a introduit dans le roman. S’il est vrai que la généralité des lecteurs recherche avant tout des émotions, le meilleur moyen de les remuer est de leur bouleverser le cœur avec des regrets et de la pitié, en nous présentant l’amour, non comme une raison de joie, mais comme une cause de larmes. C’est ce qu’a fait Loti. Au lieu de l’amour qui finit bien, comme dans les comédies, au lieu de l’amour qui amuse ou qu’on dramatise, comme dans le gros roman, Loti nous a donné l’amour qui ne finit pas ou qui finit mal, comme dans la vie. C’est ainsi qu’il a vécu la passion, et c’est ainsi qu’il l’a décrite ; sa conception de l’amour est le résultat de sa conception de la vie. L’impossibilité de l’amour, la souffrance dans l’amour et par l’amour, voilà le trait spécial de Loti, ce qui explique son action sur ses contemporains, ce qu’il faut placer en première ligne, même avant son intense exotisme. Diminuez son exotisme jusqu’à n’être plus qu’un cadre de lignes ou une indication de paysages, le charme de ses livres persistera par la profondeur poignante et la tristesse indicible qu’il a mises dans l’amour.

Loti est le grand peintre des choses qui meurent, des éphémères bonheurs, des réalités entrevues. La brièveté des rêves, le néant du cœur, les arra chements de la passion, la rupture des tendresses, voilà les douleurs dont se compose son œuvre. Personne avant lui n’avait si cruellement montré le manque de durée dans l’amour, l’empêchement de nouer un lien sérieux dans une affection périssable. On n’avait pas encore accumulé devant les aspirations passionnelles tant d’entraves, tant d’obstacles, tant d’impuissance et de sanglots. Ce n’est pas chez lui satiété, oubli, dépérissement de l’amour par insuffisance ou infirmité humaine, comme dans Adolphe, Sapho ou Madame Bovary  ; ce ne sont ni les délaissements de l’abandon ni les tortures de l’infidélité, c’est la trahison, non des âmes, mais des choses, plus désespérante à coup sûr que les misères de notre nature. Les dégoûts d’Emma Bovary, l’ennui de Sapho, la solitude d’Ellénore ne nous apportent pas l’impression affreuse que nous fait éprouver la séparation de Loti et de Rarahu, l’attente tragique et sans fin de mademoiselle Gaud. Ce n’est pas le mensonge de l’amour qui est en cause, c’est le mensonge de la vie. Dans l’œuvre de Loti, on aime sincèrement, pour toujours, jusque par-delà la mort ; l’amour a d’intarissables regrets dans Rarahu, des déchirements suprêmes dans Pêcheur d’Islande, une irrésistible survivance dans Fantôme d’Orient. L’obligation du renoncement, la fugacité des tendresses, la mort violente du bonheur, c’est en cela que consiste le pessimisme de Loti. Au Japon, dans Madame Chrysanthème, au Sénégal dans le Roman d’un Spahi, en Océanie dans le Ma riage de Loti, en Bretagne dans Pêcheur d’Islande, à Constantinople dans Aziyadé, partout c’est la même histoire d’un amour entre deux départs, d’un amour sans avenir et sans lendemain. Loti est le peintre de la souffrance amoureuse et des impitoyables séparations. En ôtant à l’amour sa durée, il a trouvé une source originale de sensations déchirantes ; car c’est de durée surtout que l’amour a soif, c’est l’éternité qu’il rêve dans ce mot qui résume ses désirs : toujours ! L’œuvre de Loti ne répond qu’un mot : Jamais. Ses livres refoulent nos élans, démentent, nos aspirations et finissent brisés dans des sanglots et des adieux. Quand on a fermé les pages, on voit au loin, sur les plages des pays magiques, des femmes en pleurs tendant les bras vers un navire qui fuit. La douleur est posée dès le début, on prévoit la déception : la rupture se pressent, on devine l’avortement final ; de sorte que ces récits ne sont qu’une progression d’angoisse, d’agonie morale, de tendresse impuissante et irréparable.

Ce qui accentue encore la fatalité de ces unions douloureuses, c’est le déclassement des personnages, leur différence de races, d’éducation, d’idées. Ils connaissent à l’avance la nécessité de rompre leurs liens et, malgré sa sincérité, l’amour est entre eux un échange inassimilable. Le spahi ne peut pas amener en France sa petite négresse Fatou-Gay. La sauvage Rarahu n’épousera jamais son officier de marine. On ne transplante pas des fleurs délicates comme madame Chrysanthème, et Loti ne pourra arracher de leur sol natal ni les jolies musulmanes rêvant à la tiédeur des étoiles sur les terrasses mauresques, ni les libres paysannes paimpolaises aux grands yeux tranquilles, ni les mignonnes mousmés japonaises, ni les voluptueuses aimées, ni les Algériennes aux longs cils peints. Cette négation de l’amour par l’impossibilité et l’obstacle est plus attristante encore que la négation de l’amour par l’oubli ou l’épuisement, parce qu’on a moins d’illusions à se faire et que le désabusement se môle aux meilleurs bonheurs. Que l’habitude tarisse l’amour, c’est l’ordinaire condition humaine : on voit tomber sans regret la fleur qui se fane : mais la faucher en pleine fraîcheur, ôter la coupe des lèvres quand elle est pleine, transformer l’aurore en ténèbres, changer la volupté en supplice et le baiser d’ivresse en baiser d’adieu, c’est un pessimisme bien ; remarquable chez un auteur qui n’est pas sceptique en amour, car l’amour existe chez lui, il éclate, il rayonne, il donne à la douleur toute sa magnificence désolée. Loti sait bien que la seule félicité de ce monde est dans l’union des regards et des lèvres, dans cette énigmatique attirance qui nous agenouille devant des créatures de chair. Il affirme donc l’amour ; mais c’est uniquement pour le mieux briser, pour le jeter vivant et palpitante l’oubli.

Aussi quelle impression accablante on éprouve à la lecture de tous ses libres, qui ne sont qu’un long gémissement d’amour achevé dans l’éternel silence du néant ! Il arrache une à une les fibres les petits intimes de notre cœur, en balayant comme une poussière ces chers fantômes qui incarnent nos rêveries et nos convoitises, ces doux êtres condamnés à ne pas survivre aux délices de leur passion. La surprise de voir finir pour jamais ce qu’on voudrait voir durer toujours déconcerte l’imagination ; et, comme l’auteur accumule vers ce dénouement toutes les langueurs et toutes les fascinations amoureuses, il en résulte que ce contraste donne à l’amour sa poésie la plus cruelle, la plus souveraine, la plus profonde. Loti est peut-être un exemple unique en littérature. D’autres nous émeuvent ; lui nous déchire, nous fait fondre en larmes. M. Alphonse Daudet, qui s’y connaît, me racontait que la première fois qu’il lut le Mariage de Loti, il laissa tomber le livre en s’écriant : « Quel est donc l’extraordinaire garçon qui me donne une sensation pareille ? » Extraordinaire est, en effet, le seul mot qui puisse caractériser cet écrivain si complexe si rebelle à l’analyse, si mystérieux dans son raffinement tranquille.

Cette manière de traiter la passion eût suffi à un talent évocatif comme le sien pour imposer au public des romans conçus d’après des sujets et des cadres ordinaires ; mais l’auteur des Japoneries d’Automne a encore ajouté une idéalisation à l’amour, en le dépaysant par les milieux et les personnages. Dans l’éloignement de ces pays de rêve, Orient lumineux ou terres sauvages, l’optique change, les visions se transfigurent et la tendresse dégage des séductions que nos habitudes civilisées ne soupçonnaient pas. Toutes les fois qu’on a embelli l’amour dans de l’exotisme descriptif, le public a été subjugué. C’est ainsi que Paul et Virginie et Atala sont restés des types inoubliables de littérature neuve et parfaite. A l’exotisme de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand l’auteur de Rarahu a joint un élément nouveau : le rebours des personnages, si l’on peut ainsi s’exprimer. Paul et Virginie c’est l’idylle enfantine entre deux amoureux de même race ; Atala c’est l’idylle passionnelle entre deux sauvages également de même race. Loti a accouplé des psychologies différentes : un soldat et une négresse, une Taïtienne et un officier, une Japonaise et un Européen, un Anglais et une femme de harem. On se rappelle le saisissement que ces étranges histoires ont provoqué chez les lecteurs habitués à la parisienne banalité des romans mondains. Comme on les a aimées, ces héroïnes inattendues ! Comme leurs larmes nous ont fait pleurer ! Avec quelle avidité on a regardé le fond de leur âme ! Ces tendresses naïves, ces beaux yeux désolés, ces adorations en langue inconnue, l’attrait des paysages, la volupté des costumes ont ressuscité notre sentimentalisme et nous ont redonné ce délicieux mal d’Orient qui date de Victor Hugo et de Leconte de Lisle.

Mais ce qui fait la grande force de cette œuvre, ce qui la complète, ce qui l’anime, c’est que derrière ces pages l’auteur raconte sa propre vie, son existence de marin, ce changement d’exil perpétuel où il ne peut y avoir que des installations provisoires, des liaisons sans lendemain, des départs inexorables, l’incessante tristesse qui précède et suit les adieux. Ce serait peut-être ici l’occasion d’écrire quelques lignes sur l’influence des professions en littérature. Il est fâcheux que les gens qui ont un métier n’écrivent pas ou ne sachent pas écrire. Se figure-t-on les sensations inédites que nous donneraient des pêcheurs, des ouvriers, des aréonautes, qui seraient artistes ? Supposez un mineur ayant du talent et écrivant Germinal, un mécanicien écrivant la Bête humaine, un clown publiant Zemganno. Quelles ressources se créerait la littérature si elle pouvait devenir professionnelle. Les hommes de lettres en général n’ont pas de métier. Loti est un des premiers qui aient eu une profession et qui nous en aient peint les émotions et les angoisses. Il a été, comme Fromentin et Gautier, le type du voyageur artiste. Seulement Gautier et Fromentin se contentaient d’être coloristes et descriptifs, tandis que Loti est vivant par toutes les formes de la vie, amour, passion, deuil, maternité, fiançailles. Fromentin était un classique reposé ; Gautier, un romantique de tête : Loti est un réaliste puissant, un inquiet, un tourmenté, qui a mis dans son œuvre ses entrailles et son cœur.

Le seul livre de confession non déguisée qu’il ait signé, le Roman d’un enfant, nous présente le symptôme et l’avant-goût de ses écrits. Sa vie adolescente semble s’être passée, comme ces romans, par morceaux. Les voyages féeriques, les climats étrangers, le besoin de courses infinies et d’émotions inédites qui le tourmentent aujourd’hui ont été les rêves de son enfance. Plus tard, lorsqu’il a écrit ses cruels romans d’amour, il n’a fait que résumer sa propre histoire avec la fillette de la grand’côte, qu’il aimait étant petit et qu’il fut obligé de quitter comme il devait quitter Aziyadé et Rarahu. « Que sera-ce de cet enfant ? » se demandait sa sœur. — « Oh ! mon Dieu, dit-il, rien autre chose que ce qui en a été ce jour-là ; dans l’avenir, rien de moins, rien de plus. Ces départs, ces emballages puérils de mille objets, ce besoin de tout emporter, de se faire suivre d’un monde de souvenirs, et surtout ces adieux à des petites créatures sauvages, aimées peut-être précisément parce qu’elles étaient ainsi, ça représente toute ma vie, cela. »

Du sens de l’amour au sens de la nature la transition est indiquée. La nature constitue la rêverie, le cadre, le milieu de l’amour. La vision de la nature varie selon la sensation amoureuse. Chez Loti, la nature est liée à l’amour ; elle est le fond de ses tableaux, la substance de ses livres, et souvent il se passe d’intrigue pour ne décrire qu’elle, comme dans son voyage Au Maroc. Il la traite par fragments, par morceaux, par impressionnisme, comme il traite la passion et la vie. Là encore, son intensité d’évocation provient de la chose vue, de la note prise sur place et surtout d’une sensibilité personnelle toujours aiguisée par le renouvellement des paysages et des modèles rencontrés dans le métier, de marin. Son talent s’est rajeuni parce qu’il a eu sans cesse de l’inédit devant lui. Le manque d’horizon a stérilisé Flaubert. L’imagination de Loti a toujours eu de quoi s’alimenter et de quoi renaître. Après les longues traversées de Mon frère Yves, la vue subite des côtes de France a dû lui inspirer l’attrait ressenti devant les minarets de Stamboul, et c’est ainsi qu’il a dégagé une sorte d’exotisme natal de cette sévère Bretagne, si bien peinte dans Pêcheur d’Islande. Si l’exotisme consiste dans la sensation du non vu, de d’inhabituel, il peut y avoir de l’exotisme dans les choses qui nous sont familières, si quelqu’un sait nous montrer ce que nous ne savons pas y voir. Certains pays brûlés de Provence sont de véritables coins de Syrie, et il y a des parties de notre littoral méditerranéen où l’on peut se croire sur une côte africaine. L’exotisme est donc une manière de regarder et de rendre tes choses. Il y a de l’exotisme dans tous les récits de voyage : aucun n’inspire le saisissement que Loti nous apporte des terres océaniennes comme des pluvieux crépuscules de Paimpol. Le secret de ce procédé, s’il était possible de préciser ce que le talent a d’insaisissable, c’est que, regardant la nature à travers les nostalgies de l’exil et les mélancolies passionnelles, Loti a donné malgré lui à ses peintures le ton de sa propre désolation. Il a pétri la nature avec son propre cœur ; il l’a fondue dans son imagination, et il lui a fait rendre le son même de son âme. Ces larmes des choses dont parle le poète, Loti les a exprimées goutte à goutte, et il en a imprégné son œuvre. Sa description n’est que de l’angoisse écrite. Il n’est ni un coloriste dilettante comme Gautier, ni un réaliste impersonnel comme Flaubert, ni un descriptif accumulatif comme Zola. Loti n’étudie pas, il sent. La nature vient à lui, demeure en lui et se fait douloureuse sous sa plume. La plasticité n’est pour lui qu’un moyen de rendre douloureusement les choses : voilà le fond de son originalité. Au lieu de chercher exclusivement le relief, le trompe-l’œil, le détail neuf et précis, il a trouvé l’émotion dans la nature ; car, si la nature a des harmonies et des couleurs, elle a aussi l’émotion, ce je ne sais quoi d’inexprimable que produit l’union étroite ; l’identification complète d’une âme d’artiste avec le paysage. Rappelez-vous l’inoubliable voyage au pays de Bora-Bora dans le Mariage de Loti, les rendez-vous sur le Bosphore dans Aziyadé, les déserts nocturnes et le grand fleuve du Roman d’un spahi, les nuits tropicales de Mon frère Yves, la tempête et les jours polaires de Pêcheur d’slande : ces merveilleuses descriptions sont poignantes de tristesse, écrites sur un ton sourd, concentré, retenu, avec une expression appuyée et lente et quelque chose d’incessant qui plane et qui pleure, l’exotisme de Loti n’a rien de commun avec la couleur locale des écrivains qui l’ont précédé dans la littérature des voyages ou la reconstitution des vieilles époques.

C’est dans son Maroc, et surtout dans ses Japoneries d’Automne, un de ses livres les plus évocatifs, qu’on peut admirer son prodigieux tempérament artiste dégagé de tout embellissement romanesque et de tout intérêt passionnel. C’est là qu’apparaît dans sa valeur la note personnelle qu’il a créée, l’extraordinaire effet qu’il atteint sans aucune complication de métier. Loti est un lucide naïf ; il a au fond autant de science que de soudaineté, autant de profondeur que de candeur. Ses tableaux de nature ne sont pas peints avec l’indifférence photographique que notre goût de plasticité a mise à la mode : ils sont au contraire ajustés à notre sensation ; qu’on me passe cet affreux mot : ils sont émotionnisés. Qu’il décrive le bruit des forêts polynésiennes, quand le mugissement de la mer se mêle au vent lugubre, on la terrasse d’un temple nippon avec une robe de soie qu’on déplie aux dernières lueurs du crépusculé dorant la neige du Fuzyama, il ne nous montre pas seulement les objets, il montre surtout l’effet qu’ils causent. Ce qu’il nous dit vient de quelque chose de très profond qu’il a en lui. C’est une répercussion intime plus qu’une peinture voyante. Deux lignes lui suffisent pour appuyer et transformer sa vision, qui se cristallise dans une sorte d’optique inédite faite de réflexion, de regret, de mélancolie civilisée.

Son exotisme n’a rien non plus de convenu ni d’étiqueté ; ce n’est pas une curiosité des mœurs, des usages, de l’organisation ou des idées d’un pays. Jamais on n’a eu l’artistisme aussi aigu et aussi exclusif, il s’agit pour Loti de rendre ce qu’il voit et de vous imposer ce qu’il sent ; et ce qu’il voit n’est pas choisi : c’est la première chose venue, une plaine » un bois, une certaine heure, un certain ciel, dont il tire je ne sais quoi de saisissant. Il songe, il médite ; on dirait qu’il s’applique pour rêver. Il tâche de s’assimiler ce qui est à la portée de ses sens et de son horizon. Le reste, il l’ignore et ne s’en soucie. « Aussi bien, dit-il dans sa curieuse préface du Maroc, voudrais-je mettre tout de suite en garde contre mon livre un très grand nombre de personnes pour lesquelles il n’a pas été écrit. Qu’on ne s’attende pas y trouver des considérations sur la politique du Maroc, son avenir, et sur les moyens qu’il y aurait de l’entrainer dans le mouvement moderne : d’abord, cela ne m’intéresse ni ne me regarde ; et puis surtout, le peu que j’en pense est directement au rebours du sens commun. Dans ces pures descriptions auxquelles j’ai voulu me borner, je suis très suspect de partialité pour ce pays d’Islam, moi qui, par je ne sais quel phénomène d’atavisme lointain ou de préexistence, me suis toujours senti l’âme à moitié arabe : le son des petites flûtes d’Afrique, des tamtams et des castagnettes de fer, réveille en moi comme des souvenirs insondables, me charme davantage que les plus savantes harmonies ; le moindre dessin d’arabesque, effacé par le temps au-dessus de quelque porte antique, et même seulement la simple chaux blanche, la vieille chaux blanche jetée en suaire sur quelque muraille en ruine, me plonge dans des rêveries de passé mystérieux, fait vibrer en moi je ne sais quelle fibre enfouie ; et la nuit, sous ma tente, j’ai parfois prêté l’oreille, absolument captivé, frémissant dans mes dessous les plus profonds, quand, par hasard, d’une tente voisine m’arrivaient deux ou trois notes grêles et plaintives comme des bruits de gouttes d’eau, que quelqu’un de nos chameliers en demi-sommeil tirait de sa petite guitare sourde… Donc, que ceux-là seuls me suivent dans mon voyage qui parfois le soir se sont sentis frémir aux premières notes gémies par des petites flûtes arabes qu’accompagnaient des tambours. Ils sont mes pareils, ceux-là, mes pareils et mes frères. Pour ce qui est des autres, qu’ils s’épargnent l’ennui de commencer à me lire ; ils ne me comprendraient pas ; je leur ferais l’effet de chanter des choses monotones et confises, enveloppées de rêve… »

Cette émotion nouvelle qu’il a appliquée à l’amour et à la nature » Loti est parvenu à la traduire, en tâchant d’être aussi peu écrivain que possible. Son style, sans formule ni rhétorique, est un style absolument simple. Tout son procédé consiste, non dans la façon de rendre, mais dans la façon de sentir. Le résultat semble cherché parce qu’il est intense, mais la peinture reste naïve malgré l’insistance familière et la gravité réfléchie. Loti vous captive sans prendre la peine de vous attirer. Dès les premières pages, on est conquis par cette méthode si éloignée des préoccupations de la phrase. Les siennes se heurtent, se piétinent, insouciantes de l’harmonie, acceptant les répétitions et les assonances ; ou bien elles coulent, calmes et au hasard du chemin comme un fleuve, expressives et choisies comme des strophes. Si on pouvait le rattacher à quelqu’un, ce serait aux de Goncourt, dont il a adopté l’exécution brisée, les courts chapitres, l’insignifiance d’intrigue, le sensationnisme morcelé. Seulement les Goncourt, avides d’inventer une façon d’écrire, abusent du néologisme, alambiquent l’idée, construisent des tournures et atténuent leurs effets à force de maniérisme : Loti, au contraire, emploie le vocabulaire courant, les mots ordinaires, les épithètes habituelles, et n’a pas besoin d’effort pour atteindre la profondeur. Quand les de Goncourt documentent la nature, vous comprenez que ce sont eux qui la voient ainsi et non pas vous : Loti vous la fait voir comme il la voit. Vous acquiescez aux de Goncourt ; Loti vous absorbe. Les de Goncourt rebutent par leur raffinement ; Loti attire par sa simplicité. Les uns ont des habiletés de style et de talent : lui a des sentiments qui viennent du fond de l’âme.

Une indifférence esthétique absolue distingue Pierre Loti de l’école essentiellement amoureuse de la forme dont Flaubert a été le chef plus exigeant. En comparant la tempête qui ouvre Pêcheur d’Islande avec la tempête qui clôt le premier volume des Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, on peut se rendre compte des deux procédés et constater l’identité du résultat artistique obtenu par des méthodes entièrement opposées. Loti n’a aucun souci des exigences qui ont tourmenté Chateaubriand et Flaubert. Il n’a pas placé l’idéal et la beauté dans la recherche de forme parfaite qui a consumé l’auteur de Madame Bovary, arrivante envisager le style comme il eût regardé le Parthénon. Avec les ouvrages de Loti, achevés et tels que nous les lisons, Flaubert eût commencé à écrire les siens. D’où vient donc que l’intensité de Loti est aussi profonde et qu’il atteint le même effet sans le secours du dessin extérieur ? Résoudre cette question serait aborder un examen technique qui pourrait dépasser les limites de ce modeste portrait. Ce qu’il faut bien se dire, c’est que le style consiste surtout dans la violence de l’idée et de l’image. Comment résister à la force qui vous maîtrise et vous dompte ? Il se produit ici ce qui se passe en écoutant un puissant orateur. La question d’éloquence emporte la question de forme. M. Baret, dans ses deux maîtres livres sur le Gabon, nous offre après Loti un exemple de cette façon d’écrire imitée par quelques récents écrivains épris de voyage. Le dédain de l’esthétique donne en tout cas à l’auteur de Pécheur d’Islande une valeur de sincérité imprévue, un ton tout à fait nouveau. Le ton de Loti est à lui et pas à d’autres. Dix lignes suffisent à le reconnaître, surtout dans ses derniers volumes14. Il est certain que ce ton n’existait pas avant lui en littérature. Il a mieux que l’écriture artiste recommandée par M. de Goncourt et qui aboutit au byzantinisme savant de Chérie  ; il a la pensée artiste ; il est artiste en dedans avant de l’être en dehors ; il l’est de toute façon, d’ailleurs, mais il l’est à sa manière.

Les partisans de l’austérité classique sont déroutés par cette œuvre, qui trouble leur notion d’art et de moralité. Pour savourer dans ses nuances et dans sa suavité latente la forme purement sensationnelle de Loti, il faut avoir autant d’instinct et d’éducation littéraires que pour admirer l’impeccable Tentation de saint Antoine. Possédant avant tout l’âme des images et des mots, il ne peut convenir qu’à ceux qui demandent aux mots et aux images autre chose qu’un sens. « Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes, dit M. Guy de Maupassant, toute révocation d’un monde poétique que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais. Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu’ils ignorent, et ils sourient en haussant les épaules. Qu’importe ! ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille. Dix paroles échangées suffisent à des esprits doués de ce sens mystérieux de l’art pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres. »

On ne peut aimer Loti que si l’on possède ce don mystérieux dont parle avec tant de justesse l’auteur de Notre-cœur et de la Vie errante. Cet artistisme, auquel il a ajouté un son d’âme plus particulier encore, Loti l’a présenté dans une œuvre où il a rompu les traditions du roman, dédaigné la composition, déplacé l’intérêt, abandonné l’intrigue. Il a remplacé tout cela par des états de crise, par des visions fugitives, par des souffrances ressenties, par la nation au hasard de choses qui ne seraient pas destinées à la publicité. On connaît son procédé travail : il remplit, un peu chaque jour, des pages volantes qui, à la longue, finissent par former un livre, fixant ainsi involontairement sa propre vie, qui devient de l’art à son insu. Ce système, tendant à nous faire vivre ce que l’auteur a vécu, n’a rien de commun avec l’effort qui s’adresse à notre admiration désintéressée. C’est un procédé beaucoup plus direct, qui prouve combien est injuste le reproche que l’on fait parfois à Loti d’avoir peint la douleur en dilettante et de s’émouvoir en artiste plus qu’en homme. Non, Loti est sincère, et son angoisse n’est pas factice, car la répercussion qu’elle communique est irrésistible, et ceux qui peuvent s’y soustraire sont rares. Seulement, comme Loti reste malgré tout un littérateur civilisé, c’est-à-dire un raffiné et un délicat, l’encadrement réfléchi, la prédilection des milieux, la lenteur savante des intentions, le soin descriptif apporté dans ce qui accompagne et fait valoir l’œuvre, tout cela peut dérouter ceux qui n’admettent pas qu’on puisse à la fois regarder et pleurer. Ce qu’il faut d’ailleurs considérer dans les livres de Loti, ce sont ses personnages plutôt que lui-même et moins ce qu’il éprouve que ce qu’il nous fait éprouver. Il est si franc et il s’oublie si bien, que ses romans ne perdent aucun charme à être des recommencements et des répétitions. Il avoue ses torts, il ne cache pas ses faiblesses, donnant ainsi à ses liaisons et à ses abandons quelque chose qui désarme et qui touche. Dieu me garde de condamner un art si humain ! L’art ne connaît pas de restrictions : il consacre et transfigure,

Voilà par quelles rares qualités l’auteur de Mon frère Yves a imposé à notre admiration une œuvre pessimiste et décourageante où il a mis ses plus fiévreuses confidences, ses défaillances de cœur et, il faut bien le dire aussi, ses négations d’esprit et son plus amer scepticisme, Il est difficile d’être artiste selon les idées du jour et d’avoir des croyances philosophiques ou religieuses arrêtées. Une tournure d’esprit pieuse ou métaphysique semble en désaccord avec la prédominance de la sensibilité passionnelle. Préoccupée des problèmes inconnaissables ou convertie aux vérités surnaturelles, l’âme incline à dédaigner les sensations profanes, qui sont toujours aux yeux du croyant périlleuses ou vaines. La foi religieuse nous emporte dans des régions qui dépassent la terre. L’idéal de l’artiste est au contraire le monde matériel, le monde de la forme et des sens, qu’il s’efforce de transfigurer par l’expression et l’idée. Sauf des exceptions rares, les questions politiques, sociales ou religieuses, sont en général indifférentes aux artistes, pour qui il n’y a pas d’autre culte que l’art. Or, comme de l’indifférence à la négation il n’y a qu’un pas, et que l’observateur artiste conclut par sensation plutôt que par raisonnement, il en résulte chez la plupart des écrivains une inclination irrésistible vers le plus noir pessimisme, vers pessimisme, grave, réfléchi, absolu, qui fut celui des Pères de l’Eglise et qu’on retrouve jusque dans la Bible. L’artiste incrédule arrive ainsi, par la seule connaissance du cœur humain, aux mêmes conclusions que le croyant le plus cou vaincu, avec cette différence que la foi Illumine le pessimisme religieux, tandis que celui de l’artiste n’est qu’un désespoir déguisé.

Sa destinée errante, sa précoce expérience du néant des passions, la nécessité des ruptures, les mélancolies voyageuses, expliquent que l’auteur du Maroc n’ait pu vaincre le désolant scepticisme qu’il étale ironiquement dans les lettres d’Aziyadé. Immortalité de l’âme, vie future, notion de Dieu, espoirs d’infini, tout a-t-il donc sombré dans ces longs voyages en mer. Le matérialisme a-t-il définitivement dépeuplé cette âme d’artiste toujours inapaisée et désirante, et faut-il accepter à la lettre l’incroyance ricaneuse d’Aziyadé  ? « Avec toutes ces créatures humaines, écrit-il dans le Roman d’un enfant, que j’ai adorées de tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai essayé ardemment d’imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part ailleurs, je ne sais quoi d’immatériel ne devant pas finir ; mais non, rien, je n’ai pas pu, et toujours j’ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la poussière des poussières. » L’auteur a beau dire, son âme est moins fermée qu’il ne croit aux aspirations immortelles qui sont le rêve des natures idéales. La pensée de sa mère suffit à faire tomber cette incrédulité, et, dans ce même Roman d’un enfant à côté de ses lassitudes et de ses doutes » il a écrit une page bénie que je voudrais enchâsser loi comme un pur joyau ; « Pour ma mère, j’ai presque gardé intactes mes croyances d’autrefois. Il me semble encore que, quand j’aurai fini de jouer en ce monde mon bout de rôle misérable ; fini de courir par tous les chemins non battus, après l’impossible ; fini d’amuser les gens avec mes fatigues et mes angoisses, j’irai me reposer quelque part où ma mère, qui m’aura devancé ; me recevra ; et ce sourire de sereine confiance qu’elle a maintenant sera devenu alors un sourire de triomphante certitude. Il est vrai, je ne vois pas bleu ce que sera ce lieu vague, qui m’apparaît comme une pâle vision grise, et les mots, si incertains et flottants qu’ils soient, donnent encore une forme trop précise à ces conceptions de rêve. Et même (c’est bien enfantin, ce que je vais dire là, je le sais), et même dans ce lieu je me représente ma mère ayant conservé son aspect de la terre, ses chères boucles blanches et les lignes droites de son joli profit, que les années m’abîment un peu, mais que j’admire encore. La pensée que le visage de ma mère pourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu’il ne serait qu’une combinaison d’éléments susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l’abîme universel ; cette pensée non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolte comme inadmissible et monstrueuse. Oh ! non, j’ai le sentiment qu’il y a dans ce visage quelque chose d’à part que la mort ne touchera pas, et mon amour pour ma mère, qui a été le seul stable des amours de ma vie, est d’ailleurs si affranchi de tout lien matériel, quii me donne presque confiance, à lui seul, en une indestructible chose qui serait l’âme, et Il me rend encore par instante une sorta de dernier et inexplicable espoir. » Ce Loti qui s’attendrit et se reprend, n’en doutez pas, c’est le vrai Loti, l’artiste souffrant que nous admirons, celui qui a mis dans ses livres tant de choses douces et aimantes. Tout dernièrement encore dans ce Fantôme d’Orient, si résigné et si tendre, renonçant aux doutes de la raison pour revenir aux raisons du sentiment, il n’a pas craint de désavouer le scepticisme des lettres d’Aziyadé : il traite ces lettres « d’enfantillages qui le font sourire » ; elles lui paraissent « écrites par un Loti de convention auquel il s’imaginait ressembler ». Ce sont « des bravades, des blasphèmes ; les uns banals et ressassés, dont j’ai pitié, les autres, si désespérés et si ardents, que c’étaient encore des prières ».

Tel qu’il est, avec son pessimisme, ses entraînements et ses désespérances, Pierre Loti peut être regardé comme un des écrivains les plus personnels de notre temps. Il nous a apporté quelque chose de tout à fait nouveau à une époque où l’art ne semblait plus susceptible d’être rajeuni. Il est le premier à nous avoir communiqué un pareil frisson de mélancolie et d’émotion. Dédaignant notre civilisation épuisée pour aller chercher ses sujets dans les terres vierges, il a eu le mérite de choisir des personnages simples et des tableaux de nature vraie. Les sentiments de ses livres nous séduisent surtout parce qu’ils n’ont rien de commun avec nos amours compliquées et que ses héroïnes sont presque toutes des enfants. Ces histoires lointaines ont un charme d’illusion et de légende d’autant plus suave, que la confession et l’autobiographie transparaissent derrière les lignes, la vocation de Loti, la raison de son talent, résident dans sa vie même. Pour la première fois dans ce métier de marin, un homme s’est trouvé avoir des aptitudes appropriées aux choses qu’il regardait. Pour imaginer des romans, Loti n’a eu qu’à écrire ce qu’il voyait. Son genre d’existence, exceptionnelle pour les autres, est pour lui son milieu naturel. Il n’a pas connu la difficulté de créer, et il n’a pas eu besoin de transposition imaginative pour réaliser ses conceptions. Son œuvre a cette supériorité qu’elle est involontaire et non préparée, spontanée et non construite. Elle n’a pas de but, elle ne prouve rien ; elle est, comme la nature, éparse, sans dénouement ; incohérente et superbe. Ce sont des larmes figées en perles, des sensations tracées par un homme qui a été grand écrivain sans songer à faire une phrase. La mélancolie qui s’exhale de ces pages a quelque chose de si profond, que leur métier nous échappe et qu’il est presque impossible de discerner par quels moyens l’auteur agit si fortement sur vous. Seo peintures infime les plus affligées ont des séductions idéales qui font de lui une sorte de réaliste romanesque.

C’est par là seulement qu’il rappelle quelquefois Feuillet, le romancier féminin dont il a pris la place à l’Académie. La différence, d’ailleurs absolue, de leurs œuvres et de leur talent suffirait à rendre piquant l’éloge que l’auteur de Pêcheur d’Islande a prononcé ces jours derniers. Cette bonne fortune imposerait presque un parallèle entre les deux écrivains si opposés de tempérament et de méthode, l’un romancier élégant et mondain, l’autre peintre exotique et sauvage, l’un observateur exquis des amours aristocratiques, l’autre décrivant la nature et la passion primitive. Quel contraste entre les flirtages de salon, les jolis châteaux de province, les amazones sentimentales, les douairières spirituelles, les aveux sous les marronniers, les jeunes filles nobles promenant leur dot dans les parcs sablés, qui emplissent l’œuvre du romancier idéaliste, et les landes bretonnes, le Japon pluvieux, les musulmanes de Stamboul et les filles polynésiennes, les forêts de bambous et les crépuscules polaires où vous entraîne Loti ! Tous deux ont le donde l’émotion : chez Feuillet elle est à fleur d’âme, à fleur de phrases, dans une situation extrême et tendue ; chez Loti elle pénètre tout le récit et vous rend malade de pitié. L’œuvre de Loti complète l’œuvre de Feuillet. Ce sont deux manifestations différentes de l’Art, contradictoires en apparence, mais qui se touchent et s’unissent, parce qu’elles résument les deux éternels objets de l’observation humaine : la civilisation et la nature.

M. Jean Aicard et la Provence §

Une des causes de la supériorité de la littérature grecque— on ne l’a pas assez remarqué — c’est qu’en général ses auteurs n’ont pas traité des sujets de fantaisie » des œuvres imaginées et voulues. Rien de plus limpide que leur art ni de moins compliqué que leur inspiration. Presque tous sont des artistes spontanés qui ont écrit, non pour montrer du talent, mais pour rendre ce qu’ils voyaient. La littérature grecque non seulement n’a pas de formule, mais on peut dire qu’elle n’a jamais cherché ses œuvres. C’est une littérature nationale, patriotique et de terroir. Homère, Hésiode, Aristophane, Théocrite se sont bornés à peindre ce qu’ils avaient sous les yeux, les choses vécues par eux ou familièrement apprises. De là leur charme, profond jusqu’à l’inconscience, leur vigueur incisive, leur relief d’idées, leurs peintures inimitables, que nos productions ne surpasseront pas. Eschyle, Sophocle, Euripide même n’ont été que les traducteurs des légendes de leurs époques et n’ont mis dans leur théâtre que les traditions orales, ce qu’on racontait, ce qui était dans l’esprit de tous. Notre littérature française offre dans sa généralité un caractère complètement différent. Le seizième et le dix-septième siècle n’ont vécu que de l’imitation grecque ou latine. Il faut arriver jusqu’à Chénier et au romantisme pour retrouver la poésie personnelle, écrasée par la férule de Malherbe après les tentatives de la Pléiade. Ou ne se représente pas ce qu’il a fallu d’efforts à nos deux grands siècles classiques pour avoir du talent eu dépit de l’imitation et pour se créer un mérite sans vouloir être original.

Je crois que les poètes, quelle que soit leur école, sont un peu comme les littératures : il en est qui s’imposent des, sujets tels que Jocelyn, la Légende des siècles, les Blasphèmes, les Fleurs du mal  ; d’autres, au contraire, chantent ce qu’ils voient et ce qu’ils vivent, comme Mistral, Jean Aicard, Brizeux, Lamartine dans ses Méditations, Hugo dans ses Contemplations. La marque spéciale de M. Jean Aicard est d’être, lui aussi, un spontané et un sincère. Il a aimé la Provence et il l’a chantée ; voilà la signification générale de son œuvre, si touffue d’ailleurs et où abondent des impressions si diverses. Il incarne la Provence. Son inspiration ne s’est pas appliquée à un sujet déterminé ; elle lui est venue de sa vie même, de son enfance, de sa pairie, de ses regrets et de ses goûts. Dans son théâtre et dans ses romans, c’est toujours la terre des cigales et du soleil qui est en cause, qui est le thème et le milieu. M. Aicard peut être compté parmi ceux qui ont le plus contribué à donner à ce pays droit de cité littéraire. Aujourd’hui, c’est chose faite, la Provence est adoptée. La révélation de cette contrée lumineuse s’est victorieusement continuée depuis Mistral. On l’a imposée ; le féli brige n’a reculé devant rien ; on s’est acclimaté à son soleil ; la séduction a conquis tout le monde. La terre provençale rayonne maintenant de toute la magie d’une contrée exotique, comme l’Orient de la France, comme un paradis délicieux de couleur et de lumière. M. Alphonse Daudet l’a décrite, M. Paul Arène l’a chantée, M. Mariéton en a été le guide passionné et entraînant, M. Montenard a magistralement peint ses paysages. Mais M. Jean Aicard est peut-être celui qui l’a le plus intelligemment aimée, eu ce sens qu’il est demeuré Provençal d’idées, tout en restant Français de langue. Les autres écrivains ont quitté la Provence pour d’autres sujets. Lui, il y est toujours revenu. De là sa sincérité et sa saveur. Il a renouvelé la jeunesse de son talent dans le même éternel modèle et il a su conserver par là quelque chose de facile, de fluide, l’aisance et le charme d’un cœur toujours épris d’un seul amour.

Sauf dans un de ses livres très exalté, Don Juan, on ne doit pas chercher chez lui le grand lyrisme pindarique et philosophique. Jean Aicard ne chante pas sur un trépied les problèmes de la destinée humaine ; il est, au contraire, même dans ses vers sur la Hollande et l’Algérie, tout près de notre cœur, et Il faut le bien écouter pour bien l’entendre. Ce sont les âmes silencieuses qui distingueront le mieux cette voix du dedans. A notre époque de réclame outrancière et de bruits épars, il faut avoir l’amour du recueillement pour savourer ces épanchements familiers. L’emphase et le maniérisme ont tourné vers la grandiloquence raffinée les dispositions très réelles de beaucoup de poètes contemporains. Les vers de M. Jean Aicard sont, au contraire, une fête du cœur qui ne se révèle qu’à ceux qui ont conservé le culte familial des choses douces et bonnes. La poésie a ses envolées et ses ascensions ; mais elle vit aussi de pénétrations et de confidences, de rêves tranquilles et de sérénité intérieure. Pour apprécier M. Jean Aicard, il faut non seulement aimer la solitude et en faire au dedans de soi, mais il faut avoir aussi le sens de la Provence, et cela est si vrai qu’un de ses romans, l’Ibis bleu, a pour sujet l’intoxication amoureuse exercée par la Provence sur une imagination de femme. Or ce sens spécial des pays du soleil, qui séduit son héroïne, ne vient pas tout seul ; on ne peut l’acquérir sans une certaine éducation artistique. Souvent, avant d’éclaire, la lumière aveugle. On sait avec quelle peine M. Montenard a fait accepter la couleur vraie de ses paysages provençaux : « C’est exagéré, disait-on. La mer n’est pas si bleue. Mous l’avons vue ! » C’est ainsi que Sainte-Beuve contestait à Flaubert la couleur nocturne des pierres d’Afrique…

La Provence est donc le sujet et la raison de l’œuvre de Jean Aicard. La force de son talent s’est maintenue parce qu’elle s’est toujours alimentée à la même source. Il ne s’est pas répété, il s’est agrandi ; il n’a pas recommencé, il s’est développé. De la pièce de vers, il est allé au poème, au roman et au théâtre. Ce que Mistral a fait en langue provençale, M. J. Aicard l’a fait en français. Pour celui qui suit les progrès de la poésie à notre siècle et qui note les éléments nouveaux dont s’augmente d’année en année le champ littéraire, c’est une date que la publication de Mireille, œuvre de premier ordre pour l’inspiration, la vie, la transfusion continuelle de la couleur locale. Mais l’œuvre de Mistral, si belle qu’elle soit (et je crois qu’elle vaut Théocrite), n’a pas été une assimilation française. Le public a besoin d’un effort de transposition pour goûter ce poème » qui n’a sa vraie saveur que dans la langue mère et dont la plus fidèle traduction ne fera jamais une œuvre française. L’assimilation complète du sujet provençal avec notre poésie française, c’est M. Jean Aicard qui l’a réalisée. C’est avec du sang français qu’il a infusé dans notre littérature l’exotisme provençal. Œuvre chère aux lettrés, infiniment vivante pour ceux qui devinent un chef-d’œuvre à travers une traduction » rien n’est, au fond, moins populaire que Mireille, au sens littéral du mot. Le peuple provençal, les paysans, les pêcheurs l’ignorent, parce qu’ils ne lisent pas ou qu’ils ne savent lire que du français. La langue provençale, qu’on n’écrit plus dans le Midi, n’est parlée que par des gens incapables d’épeler convenablement le texte de Mireille. M. Jean Aicard a le premier tenté de vulgariser des sujets familiers aux Provençaux en chantant les mêmes choses tout autrement, dans de beaux vers français et de la belle prose française. Il a senti qu’en art, lorsque tout semble avoir été dit » tout reste encore à dire et que la vision personnelle peut toujours renouveler les choses. Comme Mistral, il portait en lui la Provence, et il l’a chantée dans une langue qui n’a plus besoin de clef.

Oui, Jean Aicard, c’est l’âme provençale. Elle perce déjà, cette âme, dans beaucoup de pièces de son premier livre, la Chanson de l’Enfant. Ses Poèmes de Provence en sont le prologue ; Miette et Noré élargit les cadres ; puis ses romans entrent dans la vie, les mœurs, les sites du pays des blancheurs et de la clarté. C’est en cela qu’il est lui et qu’il a très peu de points de contact avec nos poètes contemporains. Coppée a décrit les petites épopées à la Hugo, les aventures bourgeoises, les drames obscurs, les dévouements mélancoliques, les sentimentalités moyennes ; Leconte de Lisle a peint l’exotisme rutilant et grandiose et nous a donné d’admirables adaptations plastiques dans des vers sonores comme du bronze ; M. de Hérédia a incarné l’âme antique ; M. Sully-Prudhomme résume la sensibilité douloureuse et l’école philosophique lamartinienne ; Banville, c’est la fantaisie païenne et le dilettantisme artiste… M. Aicard, lui, a chanté beaucoup de choses ; mais il a surtout chanté la Provence avec l’enthousiasme et la simplicité d’un aède primitif. C’est de la poésie d’émotion et de résurrection exprimée avec une fluidité simple, une sincérité sans recherche, une originalité qui s’ignore.

Si nous voulions savoir d’où sort ce talent, étudier sa filiation, son engendrement » nous n’aurions pas de peine à reconnaître qu’il dérive en droite ligne d’Hugo. M. Jean Aicard a pris la langue poétique telle que nous l’a créée l’auteur des Con templations  ; il en a vu les ressources, il s’en est servi avec un tact parfait ; il a encore assoupli cette forme, aujourd’hui définitive, dont Banville a publié le code dans un petit livre qui eût bien étonné Boileau.

La simplicité, voilà la marque de ce talent ; son vocabulaire ne dépasse pas le dictionnaire-avec lequel on fait les chefs-d’œuvre. Sa sensibilité est droite ; il ne renchérît pas sur ce qu’il sent, il ne raffine pas ce qu’il éprouve. C’est un poète naïf qui ne parle pas pour se faire admirer, mais pour raconter sans emphase ce qu’il sent et ce qu’il voit. L’auteur des Poèmes de Provence n’a rien de commun avec l’école parnassienne, en quête d’intensité et toujours harcelée de perfection, qui a produit des œuvres, d’ailleurs admirables par la science plastique et la rigueur de la forme. C’est justement ce qui déroute les lecteurs de Miette et Noré. Ils ne sont pas habitués à voir un auteur se borner dans des sujets fertiles, tant il est de mode aujourd’hui d’épuiser l’inspiration, comme si tout l’arôme d’une liqueur était dans la lie. Hugo n’a que trop souvent donné occasion à Gustave Planche de lui faire ce reproche. On se dit, en lisant telle œuvre de M. Aicard, Miette et Noré, par exemple : « Ce n’est que cela ! » Mais prenez garde que c’est exquis et qu’il n’est pas besoin d’une coupe d’or pour boire de la belle eau limpide : les deux mains de Diogène suffisent. On ne comprend plus ces procédés, aujourd’hui qu’on a perdu l’habitude de ce qui est simple. Certaines gens n’aiment la littérature que si elle sent l’huile ; on veut, pour applaudir, qu’il y ait effort. Il semble qu’on n’accorde son suffrage qu’à ceux qui ont violenté notre attention, et la simplicité ne paraît louable que s’il est bien manifeste qu’elle a été cherchée. La simplicité qui n’est pas simple, voilà le mérite de beaucoup d’œuvres de notre époque. M. Jean Aicard, lui, est plus que simple : il est familier, il prend le ton du peuple pour raconter les amours de Miette, comme Hugo dans ses Pauvres gens. Mais la magie colorée, l’éloquence d’amour, la mélancolie des peintures, l’illusion des milieux, la vérité des caractères, l’intensité de la vie, tout cela abonde dans la poésie de M. Aicard, dans son théâtre, dans sas romans. Il est si près de la nature, qu’il se passe de préparation et de rhétorique. Les moyens d’aller nu cœur ne se ressemblent pas tous. On se préoccupe peu d’embellissements quand le but vous absorbe. Le style consiste souvent à n’en pas avoir, et la condition de bien écrire est peut-être de ne pas écrire du tout. A chaque instant, d’ailleurs, M. Jean Aicard a des morceaux de maître. Au moment où on y songe le moins, la fleur de ce talent s’épanouit et vous enivre de tout son parfum. Il atteint alors un charme inexprimable.

Sou premier livre, la Chanson de l’Enfant, couronnée par l’Académie française, devrait être le bréviaire des mères, car c’est pour elles qu’il a été fait. Ce n’est pas une chose aisée que de parler des enfants en poésie. Pour que la grâce soit complète, il y faut de la grandeur, ce qui n’est pas facile dans de si petits sujets. Il est regrettable que si peu d’écrivains aient étudié l’enfant. Locke et Rousseau, malgré leur traité d’éducation, ne l’aimaient pas. Nous ne voyons vivre l’enfant que chez Hugo, Tolstoï et l’incomparable Eliot. Comme l’auteur de l’Art d’être grand-père, mais bien supérieur à lui cette fois, M. Jean Aicard a consacré un volume entier à l’enfant, et il l’a chanté avec une âme toute neuve, tout attendrie, éprise de sentiments simples et de joies naïves. Le succès de cet ouvrage ne diminuera pas, parce qu’en dehors de son attrait littéraire, Il a cette supériorité de pouvoir être mis entre les mains de chacun et qu’on la dirait écrit par une femme, tant l’inspiration y est caressante et maternelle. Oui, il y a une nature féminine dans ce poète, qui, au lieu de chanter l’amour comme ils font tous, a voulu chanter l’enfant, né de l’amour, plus beau que l’amour et qui remplace l’amour. C’est là que M. Jean Aicard est à l’aise et qu’on peut lire dans leur variété les délicatesses et les divinations de sa muse. L’originalité de ce livre, c’est que l’âme de l’enfant a passé dans l’âme du poète, redevenu enfant lui-même, tant il se souvient bien de l’avoir été. C’est du fond de ses propres rêves que nous viennent ces jolies sensations de berceaux, ces peurs d’être seuls, ce besoin qu’ils ont de serrer une main amie. Il y a, sur l’amour des enfants pour le rythme et la musique, des trouvailles d’une vérité exquise. Je connais, pour ma part, un bébé de vingt mois, à qui sa mère chante souvent de la musique, du Wagner, du Lecoq, de l’Auber. J’ai vu cet enfant caresser sa mère pour qu’elle chante, et se fâcher, regimber, interrompre, jusqu’à ce qu’on lui recommence le morceau préféré : l’air du Grâal. Alors l’adorable bébé se met à écouter de toute son âme cette musique qu’il a peut-être déjà entendue dans le ciel idéal d’où nous arrivent ces anges. Comme Jean Aicard a compris tout cela ! Comme il sait lire dans ces âmes neuves et pourtant si compliquées ! Beaux chérubins d’or, têtes d’anges, monde enchanteur de l’enfance, grâce divine des fillettes, haleines pures des petites bouches qui ravissaient Montaigne, tout cela est dans le livre de M. Aicard en strophes parfaites, exécutées avec un élan et une éloquence directe qui font de ce volume quelque chose de tout à fait à part dans notre littérature. Encore une fois il est regrettable que l’enfant n’ait pas été plus souvent le sujet des inspirations poétiques. Je suis sûr qu’on ne peut pas mieux dire que M. Aicard ; mais je crois qu’il y a encore des choses à dire ; et, s’il est difficile de l’égaler, on peut du moins le continuer, car le champ est infini : la vie quotidienne de l’enfant, ses larmes, ses jeux, son sourire, tout cela est un poème inépuisable d’observations. Je connais une mère qui a rédigé elle-même le journal de son premier-né jusqu’à l’âge de trois ans, ses gestes, ses amusements, ses mots, son sommeil, la gaucherie de ses petits pieds qui marchent, l’extase étonnée de ses grands yeux admirants, le bon rire des heures heureuses, ses interrogations intriguées, ses maladies, sa croissance. Ce livre d’or est illustré de croquis à la plume, dessinés par le mari, qui est artiste de talent. Il y a là des merveilles, comme dans toutes les œuvres de littérature inconnue, des pages qu’il est vraiment dommage de ne pas publier. Voilà un peu ce qu’a fait M. Jean Aicard et avant lui Victor Hugo.

Cette tendresse, cette connaissance particulière de l’enfant, nous la constaterons partout dans l’œuvre de M. Aicard. Nous verrous les enfants grandir dans ses pièces et dans ses romans. Le poète revendiquera leur part de bonheur dans la vie social, et l’auteur de la Chanson sera le défenseur ému de leurs droits, après avoir été le peintre éloquent de leur grâce.

La terre provençale, dont on entrevoit déjà la lumière à travers certains récits de la Chanson de l’Enfant, M. Jean Aicard n’a pas tardé à la mettre en scène dans les Poèmes si connus qui portent ce nom. Nous l’avons dit, la Provence est aujourd’hui littérairement adoptée et fait en quelque sorte partie du domaine de l’art. Le goût qu’elle inspire et la nostalgie qu’on en garde s’expliquent d’un mot : « L’Orient commence à Marseille », écrivait Flaubert au moment de s’embarquer pour l’Egypte, Oui, on ne l’a pas assez dit, et tout est là : la Provence, c’est l’Orient avec ses palmiers, ses eucalyptus et ses citronniers. Elle a son Sahara et ses mirages africains au désert de la Crau. Elle a son Delta d’Egypte avec le Rhône débordant et les alluvions de la Camargue ; elle a son Constantinople dans ce Marseille clapotant de tentes, aux accents étrangers sonnant sous la checchia ou le turban cosmopolite ; elle a ses forêts vierges à la Sainte-Baume, son coin pur de Palestine à Septèmes, ses côtes du Péloponèse le long de la mer d’azur où tremblent les collines roses, son ciel d’Afrique éternellement bleu, sa flore exotique à Nice. La Provence, on la retrouve entière dans la poésie de Jean Aicard : l’enchantement de ses saisons ; ses nuits d’été, chaudes de moissons laites et tout odorantes de foin coupé ; la tiédeur de son ciel assoupissant la mer infinie sous les larges étoiles qui scintillent comme « des diamants à la lumière ; les beaux soleils fixes chauffant les routes du littoral sous les pins parasols, dans le parfum du genêt d’or et l’odeur saline des algues ; les collines craquantes, les terres fendillées de chaleur, les torrides midis bouillonnants de cigales, les sauterelles qui sautent sur les vignes, les chaumes blancs de poussière ; pays de rêve, où les troncs d’arbres sont roses elles pierres bleues de lumière ; pays du romarin en fleuret des abeilles sonores ; jolies Arlésiennes au profil grec, Phocéennes de Marseille ; Sarrasines de Grimaud ; villages endormis sous les platanes dans la lourdeur du soleil ; pays des étés secs où chante Mignon ; pays du marbre rose et des villas blanches, où l’Ombre n’est jamais noire ; où toute couleur est dorée, lilas, bleue, aérienne ; où la lumière est une folie des yeux ; où l’air a l’odeur du figuier et des résines ; ouragans de mistral qui sablent les vitres ; millions de rossignols chantant le long des rivières dans les verdures de mai ; brousses d’Afrique ; grandes herbes ; calanques de Cassis ; bastidons blancs comme des marabouts ; voiles latines ; golfes rayonnants, plages d’or ; cabanes de pêcheurs où les paysannes dansent pieds nus, sur les terrasses en pierres sèches, à l’ombre odorante des treilles et au ronflement sourd de la mer contre les galets. Voilà dans quel exotique milieu M. Jean Aicard a placé ses romans, ses pièces et surtout ces Poèmes de Provence, qui sont en quelque sorte les premiers dessins de sa grande toile méridionale. Il y a dans ce livre, qui eut, comme la Chanson de l’Enfant, l’honneur d’être couronné par l’Académie française, des pastels infiniment nuancés, des aquarelles étincelantes. La magie provençale éclate à chaque page. Un charme natal vivifie ces courtes descriptions : les pins, les canisses, la grande route » les oliviers, le puits, les genêts. Invinciblement ces pages évocatrices appellent l’illustration du grand peintre de la vraie couleur provençale. M. Montenard, un nom qui vient naturellement sous la plume à propos de Jean Aicard. Très liés, vivant côte à côte, ils ont tous deux le sens intime de l’homme et du paysage méridional. J’espère publier quelque jour l’étude qu’il reste à écrire sur les procédés et l’art nouveau qui ont fait de M. Montenard le plus original paysagiste de notre époque contemporaine. Après Decamps, Marilhat et Fromentin, en osant peindre la Provence telle qu’elle est, M. Montenard est devenu notre premier peintre orientaliste, car c’est l’Orient qu’il a vu et qu’il a rendu en nous montrant la Provence, un Orient dont les anciens maîtres n’ont pas osé copier le ton quand ils ont peint même l’Orient. Les tableaux de Montenard m’apparaissent comme la cadre naturel de la poésie de M. Jean Aicard. M. Montenard nous peint des champs, des collines, des plaines, peu de personnages, peu de drame, une halle, la moisson, la vendange, un villageois au puits, un paysan qui mange. N’est-ce pas les Poèmes de Provence  ? N’est-ce pas Miette et Noré  ?

M. Jean Aicard s’est contenté d’abord de crayonner les sites de Provence. Il va maintenant reprendre et varier ses sujets dans son Miette et Noré, une idylle simple comme la nature, où il ne se passe point d’événements : — les travaux des champs, les saisons, les monotones journées de campagne, — quelque chose de patriarcal et d’antique, l’éternel rustique milieu où se déroule un amour sans incident, un drame die cœur entre deux jeunes gens qui finissent par s’épouser, comme Hermann et Dorothée de Gœthe. C’est là que l’auteur de la Chanson de l’Enfant a résumé d’un pinceau rapide la synthèse de la Provence. Ceux qui connaissent ce pays de langueur et d’enchantement goûteront la complète saveur de ces évocations. Les mœurs populaires défilent devant nous dans leur jolie candeur sauvage : le ruisseau à laver le linge, la Saint-Éloi, les tambourinaires, la moisson aveuglante sur les terres fendillées, la farandole fouettée de mistral, les vendanges avec leurs grappes qu’on écrase sur les joues des filles, les champignons poussant sous les feuilles mortes, les pressoirs à raisin poisseux de lie, les châtaigniers de la Verne, les moulins à huile, les semailles de la Camargue, les Saintes-Maries. Voilà le vaste thème d’où un auteur ordinaire eût tiré d’interminables peintures. M. Aicard l’a traité avec une discrétion et un tact consommés : quelques pages à peine pour chaque morceau. Là où un autre eût empâté, il se contente d’effleurer ; il pouvait montrer du talent, même en restant diffus ; il en fallait davantage pour se borner et se concentrer ; il nous donne ainsi plus de choses et sa vision est aussi intense, quoique plus élargie.

Le mérite de cette œuvre, c’est l’émotion par la sobriété, l’effet par l’abstention, le choix des détails incisifs, une compréhension profonde de la poésie et une sûreté d’exécution qui arrive aux grands effets sans efforts. Quelle délicate histoire d’amour vrai et toujours humaine ! Les principaux personnages sont des types de premier ordre, comme exactitude psychologique : cette paysanne amoureuse et triste, ce garçon volage qui s’imagine ne pas aimer celle qu’il adore, et ce père qui se lève, prêt à chasser et à maudire son enfant, si celui-ci n’épouse pas la fille qu’il a séduite ! La vivacité de facture, un ton de familiarité voulue, la mise à point admirablement vivante des détails révèlent dans ce poème la griffe du maître qui, haussant la voix et le geste, nous donnera bientôt cet épique Roi de Camargue, lu de tout le monde. Mistral, ce grand poète simple, n’a rien écrit qui dépasse certains tableaux de Miette et Noré, les Saintes-Maries, la chute d’amour à la Verne. Ce poème s’impose par quelque chose de grave qui émeut, comme si l’on voyait souffrir des âmes honnêtes qu’on aurait connues. Pas un détail dans ce récit, pas une comparaison qui ne relève de la couleur locale, qui ne soit tiré du terroir, conforme à la donnée et au milieu ; et c’est une supériorité d’être toujours demeuré fidèle à son sujet, quand il eût été si facile d’y mêler de la fantaisie. Ce mérite, Virgile lui-même ne l’a pas toujours eu dans ses Bucoliques, pleines de bergers raisonneurs et prophétiseurs. Seul, Théocrite est parvenu à complètement disparaître de son œuvre. Ses imitateurs, Ronsard en tête, n’ont d’autre valeur que de rappeler quelquefois le chantre immortel de Sicile. Ces qualités de vie, la permanence de la couleur, la vérité presque inconsciente des caractères produisent un enchantement dans Miette et Noré et le Roi de Camargue, parce qu’on sent un auteur qui a matériellement vécu ce qu’il décrit. Son interprétation de la nature est essentiellement choisie et à fleur d’âme. Il la voit comme il voit l’amour : avec des pudeurs sans brutalité, de la grâce sans violence, des nuances bien plus que de la passion. C’est de la réalité « et c’est aussi de la tendresse », le cœur du poète s’est transfusé dans l’œuvre et c’est lui qui vous subjugue à travers l’œuvre.

Mais ce serait oublier la moitié du talent de M. Jean Aicard que de borner ses titres à la Chanson de l’Enfant, à Miette et Noré et aux Poèmes de Provence, ses ouvrages les plus connus. Après avoir chanté son pays, il a repris la lyre pour nous donner cette fois de l’humanité plus générale et chanter ses propres souffrances, ses angoisses de penseur. Il y a donc un autre poète chez M. Aicard : c’est le poète lyrique, d’envergure superbe, créateur d’un dilettantisme hautain, penseur fiévreux, remueur de problèmes, inquiétant auteur d’un Don Juan trop peu loué.

Je ne sais pourquoi ce Don Juan, un drame en 400 pages, a presque passé inaperçu de la critique. C’est un livre d’un puissant souffle, qui fascine, qui trouble, et qui tient largement sa place dans l’œuvre de M. Aicard. Comme tous les grands écrivains, l’auteur de Miette et Noré a été séduit par cette énigmatique figure qui, depuis Tirso de Molina au dix-septième siècle et Zorrilla à notre époque, a tenté tour à tour Molière, Byron et Flaubert. Molière n’a vu que le fanfaron ; Byron, la fantaisie sensuelle ; Flaubert, lui, nous a laissé sur ce sujet le plan d’une nouvelle où l’envie de la femme est fouillée avec une divination déconcertante. Don Juan hantera éternellement les amoureux de l’amour et les psychologues de la passion, parce qu’il incarne l’impérissable désir que nous portons en nous comme un vautour qui nous ronge. C’est avec l’âme de tout le monde que ce personnage a été créé ; il n’a d’autre réalité que celle que lui donnent nos rêves, et toutes nos passions sont contenues dans ses convoitises. Chose bizarre, cette création voluptueuse a inspiré à quelques-uns du lyrisme très pur. Nous lui ressemblons si bien tous par quelque côté, qu’au lieu de le déshonorer, on l’a transfiguró. Don Juan, c’est l’insatiabilité humaine, l’universelle concupiscence, loi fatale du monde, base de la société et du mariage. Songerait-on à choisir une femme, si on ne les convoitait toutes ? Le mariage n’est peut-être que la limitation particulière d’une tentation générale, puisque, s’il borne la possession, il n’éteint pas le désir. Quel insondable mystère que cette sensualité toujours éveillée en nous, bonne à cause du mariage, mauvaise à cause du vice ! La volupté semble parfois aussi infinie que l’idéal. Ses recherches éperdues, ses intarissables raffinements, s’a soif de sentir ne sont peut-être qu’une forme de cette soif de connaître qui pousse l’esprit humain vers ce que Spencer appelle l’Inconnaissable, cette soit qui fait les artistes, les savants et les mystiques.

Voilà les idées que soulève l’évocation de ce Don Juan cherchant, d’après Paul de Saint-Victor, des étoiles dans la boue, lorsqu’il était si facile de lever les yeux au ciel pour les voir. M. Jean Aicard, dans son poème, a élargi le cadre purement féminin de cet immense sujet, en plaçant son héros dans notre siècle, en 1889. Il nous montre les épuisements d’une Ame tarie à l’amour engendrant les dégoûts et les révoltes, le scepticisme social, l’incrédulité provocante, l’improbité blasphématoire. Dans cette récente incarnation de l’aristocratique Don Juan, qui brave, non plus cette fois le commandeur, maïs la mort en personne, s’agitent et défilent devant nous tous les problèmes de notre époque ; le matérialisme scientifique, le néant des consciences, la prostitution souriante, l’anarchisme raisonneur, la lutte darwinienne, le surmenage des races. Ce n’est plus exclusivement l’amour qui est en cause, c’est la société tout entière. Ce Don Juan est un livre grandiose, un effrayant troisième Faust, écrit par un poète philosophe, avec du réalisme lyrique, des audaces qui défient l’analyse, une verve inattendue, un satanisme dissolvant et de bon ton, œuvre d’un talent sûr de lui-même, tout à fait nouvelle chez l’auteur familial de la Chanson de l’Enfant. Ce poème s’achève sur une situation terrible où doña Inès, l’angélique et diabolique amoureuse, finit par nous faire peur. Les longs chœurs des prologues sont certainement ce que M. Jean Aicard a fait de plus profond et de plus haut, morceaux de premier ordre, d’allure antique, simples de langue, fourmillants d’idées et d’images. Et dans ce livre échevelé, dans cette tempête d’âme en dérive, dans cet ouragan de beaux vers circule un souffle de bonté tendre, une pitié confuse, un élan ravi de nature et de cœur. C’est une satire sociale digne de Byron, non plus écrite avec l’artistisme plastique des Poèmes de Provence, mais avec le vers précis du Sully-Prudhomme de la Justice et du Banville des Exilées. M. Aicard a prouvé cette fois qu’il n’était pas seulement un chaud coloriste, mais un penseur lyrique dont la voix d’airain sonne haut et s’entend de loin.

En résumé, ce qui se dégage de l’œuvre poétique de M. Jean Aicard, en y comprenant Au bord du désert, le Dieu dans l’homme, Rébellions et Apaisements, sur lesquels je ne puis m’étendre longuement, c’est une poésie humaine, directe, active, simple, qui fait corps avec l’auteur et le lecteur ; qui n’a d’autre but que d’interpréter les éternels sentiments de notre nature : l’enfance, la maternité, les humbles, les tendresses, les souffrances, les misères sociales, les liens de sympathie et de charité qui forment l’union humaine. Oui, le poète, chez lui, c’est l’homme même, et l’homme, c’est la bonté, le sourire, une âme attirante et séductrice. Voilà, si je ne me trompe, ce qui constitue sa très grande originalité. L’art, pour lui, doit se mêler à la vie, atteindre la foule et n’exalter que le bon et le vrai.

Ce rôle pacificateur du poète, cette conception d’une littérature humanitaire expliquent l’influence exercée par la poésie de M. Jean Aicard, chaque fois qu’il l’a lue devant un auditoire, avec son talent d’incomparable diseur. L’auteur des Poèmes de Provence a ainsi semé lui-même ses vers comme des germes féconds, en France, en Hollande, en Suisse, appelé par des étudiants ou des sociétés avides de sa parole, chaque fois entouré, applaudi, remercié par d’enthousiastes acclamations. Tous ont aimé son œuvre ; tous ont compris ces appels de pitié, ces élans d’espoir » ces affirmations loyales, ces réclamations passionnées en faveur du progrès et de l’idéal. En dehors du talent qui méritait d’imposer l’œuvre, il faut donc, on le voit, compter parmi les causes de la popularité de M. Jean Aicard la qualité sociale de l’œuvre, la sincérité de l’accent, l’identification absolue de l’homme et de l’écrivain, — fait rare, fait unique peut-être, à notre époque de dilettantisme superficiel.

Bien que l’auteur de Don Juan soit surtout connu comme poète, il mérite une réputation au moins égale comme romancier. Cherchant sa voie après les malentendus dramatiques provoqués par ses pièces audacieuses, M. Jean Aicard a montré dès son premier roman des qualités supérieures d’observation et de style. Le Roi de Camargue, l’lbis bleu, Fleur d’abîme, Pavé d’amour, sont des ouvrages d’une rare clarté expressive, où la passion est saisie sans effort, rendue sans raffinement, avec une verve fiévreuse et une simplicité très naïve. Le Roi de Camargue est, à ce point de vue, un ouvrage de premier ordre, un beau livre, profond à la manière de Notre cœur de Maupassant, pittoresque à chaque page, plein de tableaux d’une monotonie saisissante. Le désert de Camargue, les fêtes des Saintes-Maries, les combats de taureaux, la curieuse existence des bouviers, l’amour errant du gardian Renaud avec la mignonne Livette et l’ensorceleuse gitana, les libres pâturages du Varcarès, les courses dans les marécages, tout cela dégage un bouquet d’exotisme étrangement séducteur. La scène des miraculés dans l’église des Saintes est une chose inoubliable ; certains rendez-vous sataniques sont digues de Shakespeare ; Il y a partout une énergie de style qui tord et qui fouette, du très bon style de race, sans excès et sans maniérisme, tirant sa force de sa propre sève, et sur tout cela une perpétuelle plainte apitoyée où l’on reconnaît les battements d’un cœur de poète. M. Jean Aicard n’est ni un descriptif ni un réaliste ; il voit aigu et il voit rapide ; ce n’est pas pour accumuler qu’il insiste, c’est pour emporter le morceau. Il transfigure ses descriptions par l’imagination et la poésie, et c’est à travers ce crible que ses sujets nous arrivent, dégrossis, épurés, débrutalisés, c’est-à-dire définitivement exquis. Poésie et sensibilité, voilà la marque de ce talent. M. Jean Aicard est, dans ses livres, notamment dans le Roi de Camargue, un prosateur remarquable. C’est du fond de son âme, sans procédés et sans parti pris, que sort ce style vibrant et cursif, si vigoureusement familier, qui rêve, s’arrête, buissonne et repart avec des éclairs de flèche, jetant à chaque page des morceaux enlevés qui étonnent et secouent comme un galop de cavales. Nulle part l’auteur des Poèmes de Provence n’a déployé plus de ressources » un don d’écrire plus spontané. Une chose surtout surprenante, c’est qu’il reste partout spiritualiste, sans cesser d’être exact. Un idéaliste vrai, voilà ce qu’il est, un Idéaliste qui tient la balance entre le sentiment et la vérité, le dessin et la couleur, la vie et l’exaltation, Les trois héros du Roi de Camargue sont des types d’une réalité absolue, grâce à la mise à point vivante des êtres et des choses, qui est chez lui d’une justesse parfaite, sa bohémienne devient une création neuve et Renaud autrement véritable et autrement fouillé que les faux paysans de M. Zola. Un soulignement lyrique rappelle dans deux ou trois passages l’auteur de Don Juan  ; mais M. Aicard ne perd jamais pied ; le sens de la vie le domine. Ce passionné ne sort pas de la raison. Ce rêveur est un observateur rigoureux. Si ses yeux regardent au ciel, son oreille écoute les cœurs. Il est ainsi fidèle, malgré lui, à une sorte de réalisme sans lequel il n’y a pas d’œuvre viable ; de sorte que son sujet tire justement sa profondeur d’un mélange persistant de qualités qui se complètent. Voilà, je crois, l’idée qu’on peut se faire de M. Jean Aicard romancier, tel qu’il apparaît dans son meilleur livre, le Roi de Camargue.

Dans tous ses romans, d’ailleurs, M. Jean Aicard conserve cette faculté d’observation qui ne dévie pas, un don de recul imperturbable, malgré des tendances poétiques très embellisseuses. Parfois son imagination artiste se détend et sa puissance se concentre sur le principal personnage. Marie Duperrier, par exemple, l’héroïne de Fleur d’abîme, est un caractère magistral, implacablement fouillé, digne de Balzac, aussi vivant que l’héroïne de Fumée, de Tourgueneff, un caractère inflexible comme les dessinait Maupassant et comme Ils plaisaient à Flaubert. Cette jeune fille ultra-moderne, produit décadent de nos serres chaudes parisiennes, vaut à elle seule la lecture du livre. De pareils types ne se rencontrent que chez les maîtres. C’est Renée Mauperin pervertie et Paul Astier femme. Là encore nous retrouvons l’énergie de facture et l’audace de vie si frappantes dans le portrait de la gitana du Roi de Camargue. Oui, décidément, ce rêveur est un violent, ce contemplatif est un satirique, ce poète flagelle ; il tient la lyre et le scalpel ; il chante la bonté humaine, mais aussi ses plaies, ses bassesses, ses lâchetés, le vice passionnel et social. Voilà ce qu’on ne dit pas assez, lorsqu’on parle de M. Aicard, qui n’est resté, pour trop de gens, que l’auteur de la Chanson de l’Enfant comme M. Sully-Prudhomme est celui du Vase brisé. Lorsqu’on a créé Fleur d’abîme, la Camargue, Renaud et la Zingara, on peut être compté parmi les écrivains de très grand talent.

Mais il suffit que l’on soit poète pour qu’on vous refuse le droit d’être romancier, de même qu’on vous juge incapable de tourner un vers si vous écrivez des romans. M. Jean Aicard, lui, a la fécondité variée dans la poésie comme dans le roman. Lisez son Pavé d’amour, un livre d’émotion. Là encore, il est à l’aise comme un maître, avec un art consommé de psychologue et de narrateur. Je ne crois pas qu’on lise ce livre sans avoir les larmes aux yeux. L’exquise nature de l’auteur s’y transfuse à toutes les pages, car c’est presque uniquement de l’enfant qu’il s’agit ici. M. Jean Aicard a, dans cette œuvre, rajeuni jusqu’à l’angoisse l’éternelle et banale séduction, les questions de maternité et d’enfant naturel. A la façon du chirurgien débridant la plaie, il a courageusement étalé un côté terrible du problème social, les anxiétés de la passion, les agonies de l’amour, l’insoluble problème des liaisons inférieures aux prises avec la paternité, et il a rendu tout cela saisissant par une éloquence convaincue, par des situations extrêmes, par la quantité de réalité et de vie qu’il a donnée à ses personnages. C’est un roman admirablement traité, d’une psychologie bien supérieure à celle de certains livres qui se sont imposés à force de solennité axiomatique et d’alinéas prudhommesques.

L’auteur n’est pas seulement un artiste, c’est un philosophe apitoyé, un penseur qui a souffert, un très pur moraliste que le mensonge social n’a pas dupé et qui ne perd pas de vue l’âme et le cœur à travers les passions et les égoïsmes. De là des pages sur la prostitution et la jeunesse française, où réapparaît encore le chantre exalté de Don Juan. M. Aicard a eu le courage de dire de cruelles vérités à son temps, dont il flétrit à chaque instant le scepticisme jouisseur. Le doux poète des berceaux et des mères nous remet devant les yeux encore un berceau et encore une mère. L’absence de l’enfant dans les œuvres littéraires qui ont discuté les problèmes passionnels permet trop souvent aux auteurs de proposer des solutions toutes faites et de supprimer une large part des difficultés que l’on rencontre dans la vie. La présence de l’enfant changerait, par exemple, de fond en comble la Denise, de M. Dumas fils. Il est certain qu’on ne doit pas épouser sa maîtresse ; mais si on en a un enfant, où est le devoir ? et où serait le devoir si Denise avait conservé le sien ? Voilà les situations que M. Jean Aicard a abordées de front dans ce Pavé d’amour qui pourrait porter comme épigraphe : a de l’influence de l’enfant dans une liaison d’amour. » C’est pour cela, je le répète, qu’on aurait tort de prendre M. Jean Aicard pour un poète d’académie et de salon » qui a écrit du roman pour se délasser. Non, il a réfléchi et il connaît son temps. Les préoccupations qu’il apporte dans ses livres, il les a aussi dans la vie réelle, où il n’est pas seulement un passif, mais un remuant et un initiateur. « J’assiste », disait Sainte-Beuve. « J’agis », pourrait dire M. Jean Aicard. On le voit à la tête de toutes les œuvres de patriotisme et de philanthropie, présidant réunions et banquets, encourageant la jeunesse ou défendant Jeanne d’Arc. Et voilà pourquoi ses romans ne sont après tout que des cris d’impatience, des satires désolées, des étonnements honnêtes ou des clameurs de pitié. Le Roi de Camargue, c’est l’énigme de la passion sensuelle aux prises avec l’amour pur. Fleur d’abîme, c’est la jeune fille darwinienne, le struggle for life par l’amour. Le Pavé d’amour, c’est la séduction. L’Ibis bleu, c’est l’adultère. Romans à thèses ? Non. La thèse y est en effet ; mais ce qu’il y a surtout, c’est l’effet artiste, l’exécution littéraire, l’évocation directe, la faculté profonde de voir la vie et de la rendre. Ce n’est pas pour la thèse que M. Aicard écrit ses livres ; elle s’en dégage parce que, si les choses ont leurs larmes, elles ont aussi leurs leçons, et c’est ce qui fait la grande, l’éternelle justice de ce monde.

Dans Pavé d’amour, M. Jean Aicard nous a donné le drame de la séduction vu du côté de l’enfant ; dans l’Ibis bleu, il nous a peint le drame de l’adultère vu encore du côté de l’enfant. C’est un de ses beaux livres, cet Ibis bleu, la féerique vision du littoral provençal, le paradis d’azur contagieux où il a placé le douloureux calvaire d’une maternité coupable, l’expiation infinie d’une faute d’un moment. Son talent d’écouteur d’âme est parvenu à vivifier un aussi vieux sujet que l’adultère. L’émotion déborde à chaque page, non pas par la mise en œuvre des moyens ordinaires : douleur du mari ou repentir de la femme, mais par la maternité, par la paternité seules, c’est-à-dire par l’intervention de l’enfant.

La Chanson de l’Enfant a été le début de M. Aicard, et, comme on le voit, on retrouve l’enfant partout dans son œuvre. Une âme d’artiste ému se dégage de ces quatre romans, où l’auteur explique ce qu’il pense, tout en décrivant ce qu’il voit, où il nous passionne sans nous distraire, tant il reste narrateur fidèle au récit. Comme Il voit clair dans l’amour et comme il a raison de se plaindre qu’on ne prenne plus au sérieux ce sentiment qui doit être la base de la société et du mariage ! Oui, la civilisation a déshonoré l’amour, eu le reléguant au second plan dans le mariage, en faisant de lui un moyen d’argent et d’ambition, et c’est ainsi qu’aujourd’hui le lien social se dénoue, parce que le lien d’amour et de la famille n’existe plus. Si les critiques amoureux de profondeur relisaient attentivement L’lbis bleu et Pavé d’amour, ils verraient que la vraie psychologie est là, la psychologie vivifiée par les faits, invisible à force d’être serrée. Dans L’Ibis bleu, notamment, après le beau rêve de lumière et de soleil de la première partie, le drame de l’expiation est fidèlement et minutieusement observé. Les de Goncourt, par des procédés plastiques différents, ont peint l’intoxication dévote d’une honnête femme par la Rome catholique et chrétienne. Ici, c’est l’intoxication amoureuse d’une honnête femme par l’influence de la Provence, la contrée douce du perpétuel soleil, le pays énervant de l’azur et des citronniers, auquel, on le voit, M. Jean Aicard revient sans cesse. Cette femme qui succombe un jour, une minute, aux bras d’un homme et qui retourne affolée au domicile conjugal où l’attendent le père et l’enfant, ce n’est pas Frou-Frou, — un abîme les sépare. Frou-Frou n’est pas une enivrée, c’est une emballée ; elle cède à un coup de tête ; elle n’est pas éblouie par le rêve ; elle rentre chez elle comme le pigeon du fabuliste, désillusionnée, déçue, ayant épuisé les désenchantements. L’héroïne de M. Jean Aicard n’a faibli qu’un instant, et, après la chute, elle se réveille, elle se retrouve, elle s’arrache elle-même à sa passion ; le remords la prend en plein bonheur ; elle n’a plus qu’une pensée ; retrouver son mari, revoir son enfant. Ce superbe caractère de femme contient un côté nouveau d’honnêteté et de passion, rendu avec un charme délicieux dans la demi-teinte.

Ce qui frappe dans les romans de M. Aicard, ce n’est pas la description, sur laquelle il appuie sans languir, c’est le don d’émotion, le son de la vie et de l’âme, l’aptitude à traiter les scènes capitales et à enlever les situations tendues. Le dialogue de théâtre perce à chaque instant sous sa narration et, tout en constatant chez lui un rêveur qui se complaît et un poète qui s’attarde, on le devine auteur dramatique et essentiellement homme de théâtre. M. Aicard, en effet, a écrit de très belles pièces. Comment se fait-il donc que la critique lui ait contesté ses succès et qu’elle garde envers lui des réticences et des réserves ? J’aborde ici, je le sais, une question brûlante qui divise les opinions littéraires et qui est peut-être irréductible. Qu’est-ce qui est du théâtre ? Qu’est-ce qui n’est pas du théâtre ? Quelle est la part d’illusion et de facticité qui doit entrer dans l’art dramatique ? Si l’art dramatique n’est qu’une convention, comment faire vivant sans quitter le convenu ? M. Becque a-t-il raison ? M. Sarcey a-t-il tort ? Malgré toutes nos disputes, nous en sommes encore à nous poser ces interrogations irritantes. Une étude entière ne suffirait pas à exposer seulement la question. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Théâtre-Libre nous a révélé des noms nouveaux, des pièces de valeur, qui n’ont pas encore suffi à fonder une nouvelle littérature dramatique. Nous avons applaudi des efforts isolés, sans pouvoir constater un mouvement d’ensemble vers une école définitive. Nous avons beaucoup discuté, mais nous n’avons pas encore trouvé de conclusion. De très bous romanciers, Flaubert, Goncourt, Balzac, Zola, n’ont jamais pu réussir au théâtre, parce qu’ils ont observé de trop près et vu la vie trop vivante, quand il fallait la regarder à travers une lentille de spectacle ; mais ce qui s’explique chez des romanciers exclusivement descriptifs se comprend moins chez l’auteur du Père Lebonnard, qui a précisément le dialogue, l’effet, l’antithèse, l’énergie, le don de la scène. Son drame Smilis, d’une exécution littéraire si difficile, est une œuvre d’art remarquable par la quantité d’idéal qu’elle résume. Il faut être infiniment artiste pour savoir qu’il existe en réalité des créatures idéales comme Smilis et pour oser nous les montrer sur la scène. Or ces sortes de créations ont précisément le don de dérouter le public des premières, ce public spécial qui, pour se croire l’arbitre du goût, n’en est souvent que le bourreau, Théodore Barrière les connaissait bien, ces esprits forts, rebelles aux émotions et aux larmes, qui affectent de rire aux passages émus, lorsqu’il disait qu’avec ce système de persiflage le théâtre serait mort dans vingt ans. L’art dramatique contemporain ne vous semble-t-il pas déjà frappé de cette caducité dont parlait Barrière ? Que veut-il donc, ce public indocile aux réalités et dédaigneux d’idéal ? Que Smilis soit épineux, qu’on s’étonne de n’y pas trouver la psychologie du répertoire ordinaire, c’est possible ; mais qu’est-ce que cela nous fait, à nous qui lisons l’ouvrage imprimé ? Les plus fortes œuvres dramatiques sont devenues des volumes de bibliothèque et c’est le livre qui consacre la valeur d’une pièce. Pour M. Jean Aicard, comme pour beaucoup d’auteurs de talent doués d’assimilation dramatique, la question du succès est au fond bien simple. L’auteur de Smilis a effarouché le public, parce qu’il est un oseur, et il est un oseur parce qu’il a une âme de poète qui ne voit pas seulement humain, mais qui voit grand. L’élan d’enthousiasme, les entraînements de sensibilité, l’idéalisation transcendante, un je ne sais quoi d’au-delà et d’infini dans la vision, voilà les qualités qui emportent ces natures exceptionnelles, toujours à l’étroit dans les procédés et les formules. Mais ces qualités ont beau constituer leur force, le public s’essouffle à vouloir monter si haut, et tombe en route quand Il n’apprend pas à les suivre. L’auteur de Smilis a clairement expliqué ses principes dramatiques dans une préface, à laquelle son excellente introduction d’Othello peut servir de complément. Fidèle au parti pris de vouloir imposer sa conception d’un idéal transposé dans le réel, il n’a pas craint, dans le Père Lebonnard, de mettre en scène un père qui aime l’enfant adultérin de sa femme, dont il connaît l’infidélité, son épouse humiliée avouant sa faute devant ce fils, et l’oubli, le pardon, arrivant là-dessus par le seul fait de l’union familiale et d’un attachement plus fort que les préjugés.

Le Père Lebonnard obtint beaucoup de succès au Théâtre-Libre et en Italie, en dépit des attaques déconcertées de la critique classique, qui se résigne de jour en jour à abandonner ses positions, sans pouvoir consentir à se rendre. Il faudrait pourtant en finir. Puisque tout le monde reconnaît la monotonie, la pauvreté, l’éternel recommencement des situations, dramatiques dont a vécu l’ancienne école, d’ailleurs admirable dans ses derniers représentants, Sardou, Pailleron, Feuillet, Augier et Dumas, pourquoi se montre-t-on choqué des audaces qui tentent de transformer la scène française ? Si la convention vous pèse, pourquoi n’admettez-vous pas la réalité toute simple, l’impitoyable vie des Corbeaux ou la grandiose vérité d’Ibsen ? Les situations arriérées vous excèdent, et vous n’encouragez pas ceux qui veulent s’en affranchir, ou du moins ceux qui tâchent de les dépasser ! Adopter la vie prosaïque ou renouveler les situations construites, il n’y a pourtant pas d’autre moyeu de rajeunir l’art théâtral. Si le public ne se décide pas, nous en serons toujours au même point. Shakespeare mettait moins de façons pour nous faire entendre sur la scène des dialogues d’amour adultère devant un cercueil. Si M. Jean Aicard, qui a fréquenté Shakespeare et admirablement traduit Othello, eût choisi pour thème le drame bourgeois, l’émotion d’épiderme, la sensiblerie de salon, les dénouements prévus et heureux, le souriant répertoire des flirts mondains, il se serait certainement créé au théâtre une grande réputation. Voilà ce que la critique a le devoir de dire hautement, en attendant que le public acclame tôt ou tard ces oseurs de talent, ces ennemis de la routine, ces transfigurateurs du vrai.

Telle est la physionomie littéraire de M. Jean Aicard, considéré comme poète, romancier et auteur dramatique. Son œuvre est si touffue, que nous avons dû, dans cette étude, renoncer aux détails anecdotiques et personnels, pour écrire uniquement un portrait de critique générale. Ce qu’on pourrait dire de l’homme peut d’ailleurs se résumer en deux mots qui confirmeraient ce que nous avons déjà dit sur la signification de son œuvre. L’auteur des Poèmes de Provence, le liseur applaudi de tant de morceaux enchanteurs, est un poète vivant de la vie active, mêlé au mouvement et aux aspirations de son siècle » On ne peut le connaître sans souhaiter de le lire. C’est une âme passionnément éprise d’idées généreuses, une nature d’un spiritualisme intraitable, qui a toujours répudié le réalisme et la production facile…

Écrivain de haut vol, romancier de talent, auteur dramatique idéal, poète exquis et populaire, le nom de M. Jean Aicard est un de ceux qui honorent les lettres françaises. Ses ouvrages ont été officiellement couronnés par des juges au milieu desquels il mérite enfin de s’asseoir. Sa place est à l’Académie Française.

Chateaubriand et ses amoureuses §

Nous avons essayé de prouver, dans une première étude, que l’auteur des Martyrs était le vrai père de notre école réaliste contemporaine et que les procédés plastiques de Flaubert étaient contenus dans Chateaubriand, comme les procédés de Chateaubriand sont contenus dans Bernardin de Saint-Pierre, dans Virgile et, en première main, dans Homère, l’immortel modèle dont nous ne sommes tous que les pâles imitateurs. En signalant le retour de sympathie qui se manifeste depuis quelques années en faveur de Chateaubriand, nous ne supposions pas que sa réhabilitation littéraire pût devenir si rapide. Victime d’un oubli injuste, Chateaubriand est remis à la mode, on le relit, on le discute, et le jour n’est pas loin où Il aura reconquis la glorieuse place qu’il mérite d’avoir devant la postérité. Non seulement on commence à comprendre l’originalité et les conséquences de son œuvre, mais notre admiration accueille avec empressement toutes les révélations qu’on nous donne sur son entourage et sur sa façon de vivre. On nous a dit ses défaillances » son insupportable caractère, ses luttes politiques, son libéralisme rancunier. Après ses lettres inédites, voici qu’on annonce deux nouveaux volumes de correspondance. On a écrit des livres sur sa famille, des monographies sur ses sœurs. Enfin, les beaux ouvrages de M. Bardoux ont achevé de nous passionner pour les fautes du grand homme, si acrimonieusement signalées par Sainte-Beuve à l’indignation des cœurs délicats. Grâce à l’hostilité du célèbre tundiste, la réputation de Chateaubriand a été compromise avant même que sa vie fût bien connue. Aujourd’hui qu’elle est éclaircie, on est obligé de convenir que ses sentiments sont loin en effet d’être à la hauteur de ses livres. Les femmes surtout sont unanimes à condamner son égoïsme, la cruauté de ses abandons, son parfait mépris de l’amour derrière ses hommages de grand seigneur, la profondeur d’indifférence et les déceptions volages dont il s’est fait une si majestueuse attitude dans ses Mémoires. Nous en sommes restés sur ce point au jugement de Sainte-Beuve, tant les infidélités de Chateaubriand nous paraissent sans excuse.

Amant il a trahi celles qui l’ont aimé ; époux, il fit un mariage d’argent, et n’apprécia sa femme que le jour où il ne lui fut plus possible de la tromper. Il a demandé des éternités de tendresse pour n’en savourer que la volupté passagère ; il s’est contenté de boire les premières gouttes des coupes qu’on lui offrait, quitte à les briser ensuite dans ses mains, comme un enfant.

Voilà ce que l’on constate ; voilà ce qui est indéniable. Mais la cause, la raison de ces faiblesses, il me semble qu’on ne s’est pas encore donné la peiné de la chercher. Ou il ne faut voir dans Chateaubriand qu’un Lovelace insensible à tout ce qui n’était pas matérialité charnelle, ou il faut se décider à trouver l’explication d’une conduite si médiocre. Pourquoi Chateaubriand a-t-il méconnu la passion dans sa vie, lui qui l’a si éloquemment traduite dans ses livres ? Par quelle contradiction a-t-il rejeté ce qu’il paraissait poursuivre, et a-t-il si peu senti ce qu’il décrivait si bien ? Peut-on avoir du génie sans avoir du cœur ; se donner dans la fiction pour se reprendre dans la réalité ; mettre tant d’enthousiasme dans ses personnages et manquer même de pitié pour des femmes comme madame de Custine et madame de Beaumont ? Il y a là un cas de moralité qui mérite d’être étudié de près. Nous savons ce qu’a été Chateaubriand écrivain ; nous connaissons ses procédés, sa filiation et sa descendance. Essayons aujourd’hui d’analyser l’homme après avoir analysé l’artiste, et de dégager sa physionomie passionnelle comme nous avons dégagé sa physionomie littéraire.

Nous n’aurons pas besoin pour cela de documents inédits. On a fait depuis quelque temps un si étrange abus de ces paperasses, que la critique peut considérer comme une bonne fortune de pouvoir s’en priver. C’est dans l’œuvre seule de Chateaubriand que nous prendrons les éléments de cette décomposition psychologique. Le rapprochement des textes, l’examen de l’autobiographie dissimulée derrière la fantaisie littéraire, les conjectures et les aveux contrôlés par les renseignements qu’on a publiés sur lui, tout cela nous suffira pour découvrir la raison d’un état d’âme qui semble à première vue inadmissible. Un artiste a beau se dérober dans son œuvre, on lit son cœur à travers ses lignes, et la critique discerne sa personnalité aussi sûrement que l’oreille du musicien distingue la note dominante d’une symphonie. En s’efforçant de ne pas se trahir dans ses Mémoires, Chateaubriand ne nous empêchera pas de deviner ce qu’il a caché, car il a voilé ses fautes par des réticences plus significatives que des aveux. Rien de plus frappant que le silence qu’il a gardé dans ses six volumes de confession sur ses liaisons amoureuses, au sujet desquelles on n’ignore presque plus rien aujourd’hui. Comment ne pas s’étonner qu’il se soit interdit de raconter la seule chose qui ait eu pour lui de l’importance, au point de lui faire dire peu de temps avant sa mort : « Je ne regrette que l’amour et la jeunesse. Hors de là tout est valu. » Ou ne peut que le louer de s’être montré discret ; mais on ne le blâmerait pas d’avoir franchement rappelé ses torts » sinon pour les glorifier, au moins pour s’en accuser. Cette absence de souvenirs amoureux dans une existence si passionnée est bien surprenante. Nous ne demanderions pas mieux que de lui en faire un titre de délicatesse, si le témoignage de sa vie ne nous forçait à y voir une dernière preuve d’indifférence. Il nous a dit qu’il a mis un point d’honneur à se taire ; Sainte-Beuve croit qu’il a surtout voulu sacrifier son passé à madame Récamier. Pour moi, je suis persuadé qu’il s’est tu parce qu’il n’avait rien à dire et qu’il avait tout oublié.

Voyous donc ce qu’il avoue et ce qu’il cache, et pour cela remontons jusqu’à son enfance. Tâchons de tirer de sa nature et du milieu où il a grandi la formation de ses sentiments, le point de départ de sa conduite ; et nous constaterons ensuite que son caractère, ses duretés et ses défections passionnelles n’ont été que le développement logique de son organisation morale.

Tout d’abord, lorsqu’on lit le récit de sa jeunesse, vécue au fond du vieux château de Combourg, on comprend l’excès de pessimisme dont il fut précocement atteint et qu’il devait communiquer comme un fléau à toute notre littérature. Né d’un père d’humeur farouche, élevé par une mère rêveuse et délicate, René de Chateaubriand a apporté an naissant deux traits essentiels d’atavisme : une sensibilité prodigieuse et un goût d’ennui sombre que la solitude du vieux manoir développa dans l’étouffement de ses grands murs à créneaux. Qu’on se figure le désœuvrement de ce garçon, fou d’imagination et de puberté, sentant bouillonner son tempérament et son âme, vivant pour ainsi dire avec les arbres et les plantes, écoutant les bruits des « bois infréquentés » ou le « mugissement du vent qui semblait courir à pas légers dans les corridors. » Qu’on s’imagine ses rêveries effrénées, ses mourantes tendresses, les divagations sensuelles de son attente amoureuse, et l’on comprendra comment il finit par succomber à la tentation du suicide. Cette perpétuelle intimité avec le ciel et les bois formera la substance même de son talent. Ce qu’il a le plus aimé, c’est la nature, et c’est aussi le ton descriptif, le sens plastique de la nature qui sera sa qualité dominante. Chateaubriand, en effet, est avant tout un peintre réaliste, un évocateur matériel. Il a inauguré la description telle que nous la constatons dans Flaubert ; c’est pour cela qu’il reste si jeune et que ses Mémoires d’Outre-tombe semblent presque un livre contemporain. Sa vocation d’artiste et ses sentiments d’homme se sont donc créés à Combourg, sous les influences d’un milieu qui aggravait ses prédispositions natives. Mais ce n’est là, pour ainsi dire, que le fond général du tableau. Dans ce milieu si propre à exagérer la sensibilité et la rêverie, il s’est passé quelque chose de plus spécial, de plus direct qui a en quelque sorte engendré le scepticisme moral et les longs désabusements de l’illustre écrivain.

On conçoit avec quelle réserve la critique doit aborder le mystérieux récit de ce premier amour de Chateaubriand et combien cette investigation serait malséante, si on avait l’indélicatesse d’y faire entrer d’autres documents que les ouvrages mêmes du grand prosateur. Dans le château de Combourg, René a un compagnon et un confident. C’est sa sœur Lucile, la romanesque jeune fille dont le cœur se troubla si vite à son contact. Certaines pages des Mémoires éclaircissent singulièrement cette histoire intime, contenue déjà dans ce René, où nous voyons la sœur laisser échapper l’aveu non équivoque de sa coupable passion. Malgré l’extrême tact d’exécution qui en adoucit le détail, nous partageons encore aujourd’hui l’étonnement qui accueillit eu 1803 l’audacieuse confession d’un malheur si rare. La critique n’ose, éclaircir l’énigme ; la vérité lui fait peur. Les renseignements de son entourage démontrent d’autre part que Chateaubriand ne s’est pas attribué gratuitement ce redoutable chagrin. Il faut, au contraire, qu’il en ait ressenti une impression profonde, pour n’avoir pu s’empêcher de la divulguer et pour avoir idéalisé avec tant de complaisance descriptive une confidence sans regret et sans repentir. Examinons donc une fois pour toutes quelle a été cette faiblesse qui ouvre la vie de Chateaubriand, et, lorsque nous l’aurons bien comprise, peut-être verrons-nous qu’elle explique son caractère, sa conduite et ses passions. Il nous suffira de rapprocher René des Mémoires pour voir jaillir la lumière.

A vrai dire, cette histoire équivoque n’étonne pas lorsqu’on songe à quel péril de tendresse étaient exposés deux jeunes gens doués d’une imagination fougueuse et vivant dans une camaraderie quotidienne. Ce sont certainement les angoisses et les impossibilités d’un pareil amour qui ont produit l’amère tristesse de René  ; mais sa maladie n’est rien à côté de la maladie de Lucile. A travers quelle magie douloureuse nous apparaît cette jolie créature, maigre, passionnée, sauvage, un peu garçonnière, altérée de mélancolie et de désir, portant les robes des autres, battue par ses frères, souffre-douleur de la famille ! Qu’elle est loin des frivolités féminines, cette vierge pure comme Cymodocée, tourmentée comme Velléda, chrétienne comme la fiancée de Chactas ! et comme elle était bien faite, avec son caractère bizarre qui rebutait tout le monde, pour être aimée par l’insatiable et inquiet René  ! Comment eût-elle échappé à la fascination qui rendit Chateaubriand irrésistible à toutes les femmes ? Douée d’une nervosité qui allait jusqu’à la divination somnambulique, ange par l’âme, femme par l’affection, figure de fatalité et de douceur, Lucile fut la première incarnation idéale des rêves de Chateaubriand. Il est bien difficile de connaître jusqu’au fond ce cœur de jeune fille qui ne s’est guère trahi que par des plaintes. Autant le grand écrivain a laissé percer les détails lorsqu’il s’est abrité derrière l’irresponsabilité d’une fiction littéraire, autant, dans ses Mémoires, à se montre scrupuleux de ne pas soulever ce mystère de famille. C’est à peine s’il lui échappe çà et là quelques traits d’admiration pour la beauté de cette sœur chérie, à la façon indiscrète de Lamartine dans ses Confidences. Ah ! s’il eût osé parler, quelle déconcertante lumière Chateaubriand eût jetée sur cette pitoyable nature humaine dont les faiblesses sont si compliquées ! Essayons de comprendre le peu qu’il nous a dit, il a été blessé ; la plaie a saigné : nous allons en suivre la trace non seulement dans René, irais dans les Mémoires et dans les Natchez, trois ouvrages qui à ce point de vue se commentent et se complètent.

Du rencontre encore aujourd’hui des admirateurs fanatiques de Chateaubriand qui soutiennent que l’histoire d’Amélie est une pure invention d’artiste. Chateaubriand dit, eu effet, dans une préface, qu’il a imaginé ce malheur pour exposer la nécessité des cloîtres et que René est un tableau d’imagination et une leçon de moralité religieuse, puisqu’il faisait partie du Génie du Christianisme et n’a été publié pour la première fois à part qu’en 1805. Remarquons cependant que ridée d’écrire le Génie du Christianisme n’est venue à Chateaubriand qu’après son retour d’Amérique, pendant son séjour en Angleterre, à l’époque de sa conversion, c’est-à-dire lorsqu’il rapportait de son voyage son fameux manuscrit de 3, 000 pages comprenant les Natchez, Atala et ce même René, trois romans qui n’étaient alors que des œuvres d’art et qu’il a ensuite adaptés à ses nouvelles croyances religieuses. De là la dissonance morale que produit la passion d’Atala et surtout l’incroyable histoire de René. Un catholique comme Chateaubriand n’eût jamais publié une pareille œuvre, si elle n’eût été déjà faite ; et il en eût à coup sûr retranché l’intrigue, s’il n’y eût vu précisément la cause de la mélancolie qu’il voulait peindre. Ayant vécu ce récit, Chateaubriand n’a plus songé à séparer ces deux choses et n’a pas réfléchi que son livre n’avait pas besoin de cette donnée spéciale pour être une merveilleuse étude de tristesse humaine. La preuve que René ne fut pas écrit en vue d’une apologie chrétienne, c’est que nous en trouvons la suite, plus hardie et plus maladive encore, dans les Natchez. L’histoire a été coupée en deux : un morceau a été ajusté au Génie du Christianisme  ; l’autre morceau est resté dans le livre dont elle faisait primitivement partie.

En comparant René aux Mémoires on peut d’ailleurs constater combien les remaniements du Chateaubriand chrétien ont peu modifié cette poignante monographie. « A peine plus âgée que vous… » écrit Amélie à son frère. « Elle était un peu plus âgée que moi… » nous dit René. C’est bien l’âge des Mémoires  ; « Ma sœur Lucile avait deux ans de plus que moi15. » Amélie est donc bleu Lucile. Les deux portraits sont frappants de ressemblance. Amélie lui parlait « des douceurs de la vie religieuse et lui disait qu’elle n’avait que lui qui la rattachât au monde ». Ce sont les préoccupations de Lucile qui « voulait s’ensevelir dans un cloître » et qui subit l’inexplicable mal d’Amélie : « Elle était comme moi, elle ne savait pas ce qu’elle avait… » Nous découvrons dans les Mémoires les mêmes transports que dans René, les mêmes soifs de félicité infinie, les mêmes dépravations imaginatives, la même démence de désir qui s’adresse à tout, faute d’oser réaliser ce que la raison condamne. De temps à autre éclatent des mots révélateurs : « L’image de ma mère et de ma sœur épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever ; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. » Chateaubriand ne nous dit pas si Lucile partageait les convoitises confuses qui composaient ce qu’il appelle les incantations de sa Sylphide. Lucile semble avoir éprouvé dans son malheur plus de souffrance que de révolte et en avoir été accablée plus que tentée. Acceptant avec résignation une fatalité de sentiments qu’elle épurait à force de piété rêveuse et de virginale innocence, l’isolement du vieux château de Combourg paraît l’avoir plus profondément affectée que son frère, calmant à l’air des bols, dans des chasses et des courses folles, l’invincible maladie qui la ravageait. Lucile se réfugiait dans la prière ; elle vivait de préférence dans les corridors ténébreux, enfermée au fond de son oratoire ou s’asseyant sur l’escalier pour écouter les clameurs de son âme dans le silence de la nuit. Lorsque son frère revenait après une absence, elle l’embrassait avec des ravissements éperdus. Elle trompait son chagrin en improvisant des morceaux de littérature écrits avec beaucoup de style : « Ô lune, disait-elle, je n’ai pas, non plus que toi, à rougir de mon propre cœur ; mais quelquefois le souvenir injuste des bommes couvre mon front de nuages. »

Elle avait alors dix-huit ans ; Chateaubriand en avait quinze. Pure et naïve, elle fut troublée par les songeries du jeune homme, qui aboutirent à un accès de véritable accès de folie, terminé pas une tentative de suicide. Nous lisons dans René et dans les Mémoires l’histoire de cette crise, qui fut décisive dans la vie de Chateaubriand. Il n’est pas possible que le vague des passions et les tourments de la solitude aient été les seuls motifs qui l’aient poussé à cet acte de désespoir, comme il l’affirme dans René. Les remords d’une tendresse coupable ont dû certainement précipiter cette résolution funeste. Les Mémoires ont là-dessus des réticences très claires. Ainsi Chateaubriand ne nous dit pas que Lucile ait connu cette tentative de suicide, ce qui est bien invraisemblable lorsqu’on sait leur confiance et leur communauté d’idées. Dans René, au contraire, où sa narration est plus à l’aise, sa sœur découvre son projet, elle prend son frère dans ses bras, elle lui fait jurer de vivre pour elle. C’est bien ainsi que les choses ont dû se passer. Il y eu a certainement entre eux une scène déchirante, un aveu peut-être, un échange de félicité et de larmes qui a dû rapprocher pour un instant ces deux cœurs malades. Dans René nous les voyons recommencer leur vie fraternelle et ce n’est que plus tard, au moment où Amélie prend le voile, qu’il découvre l’affection criminelle de la jeune fille. Les Mémoires rétablissent les faits et en aggravent les conséquentes. Après la scène du suicide, la vie de Lucile et de son frère est changée. Ce n’est pas la rupture (il n’y en aura jamais entre eux), c’est la séparation brusque. René tombe malade ; sitôt guéri, on l’arrache à Combourg et on l’oblige à s’engager comme sous-lieutenant dans le régiment de Navarre. C’est alors qu’abreuvé de souvenirs, las de la confusion de ses rêves, écœuré de la vie futile de Paris, il se décide à aller en Amérique, où les brises des forêts vierges et les caresses des Floridiennes ne feront qu’augmenter la désolation de son cœur. « Consternée de son départ », sa sœur « fondit eu larmes sur le perron du château » en voyant s’éloigner ce frère qu’elle chérît jusqu’à son dernier soupir. La voilà seule désormais dans la vie, abandonnée à son secret, seule au monde au milieu des siens. C’est dans cet adieu, c’est dans ce changement d’existence qu’il faut voir la cause de ce caractère de jeune fille, déséquilibré et fantasque, qui fera souffrir chacun et dont elle souffrira plus que les autres. Le coup qu’elle a reçu ébranle définitivement sa raison. Elle apparaîtra dorénavant comme un fantôme plaintif, rêvant l’amour sans avoir la force d’aimer, despotique et inquiète, illusionnée et désabusée, traînant son sourire et son courage, changeant de place, envieuse de mourir, cherchant son frère pour le quitter, pour le chercher encore, pour lui revenir toujours, ce qui est précisément le contraire du dénouement de René. Il est facile, dans une histoire construite, de trancher les situations sans issue et d’imaginer une fin qui arrête le problème. La vie n’a pas de ces échappatoires toutes faites : il faut subir ses entraînements et continuer à lutter et à marcher. Bans la réalité Lucile ne prit pas le voile ; son amour ne s’ensevelit pas dans, la tombe d’un monastère. Elle vécut libre, et malgré ses velléités de vocation religieuse, ce n’est que longtemps après qu’elle songea à se retirer dans un couvent.

Résidant à Paris à l’époque où Chateaubriand partit pour l’Amérique (janvier 1791), nous la voyons promener son éternelle tristesse dans les salons de M. de Malesherbes, où l’on jouait des comédies en attendant les tragédies de 93. Quand Chateaubriand revint d’Amérique, rapportant dans ses bagages sa gloire future, elle s’occupa de le marier avec une amie de son choix, mademoiselle de la Vigne, avec qui elle fut emprisonnée pendant la Révolution, et à laquelle « elle était fort attachée ». La sœur de René ne proposa pas à Chateaubriand un mariage d’amour ; elle ne songea qu’à « lui assurer par cette union l’indépendance de sa fortune ». A la rentrée de l’émigration, Lucile fut un moment entraînée dans la société d’adoratrices que la publication d’Atala groupait autour de son frère devenu célèbre. C’est là que Chénedollé s’éprit pour elle d’un de ces amours attendrissants comme seul Joubert savait les ressentir. Que pensa-t-elle alors de la gloire de René, elle qui avait écrit avant lui ses phrases harmonieuses, et qui par ses conseils et ses exemples avait pour ainsi dire créé son talent ? A l’apparition du Génie du Christianisme, la pudeur de ses souvenirs ne fut-elle pas blessée par la publication d’une histoire à travers laquelle ses amis pouvaient reconnaître sa propre vie ? Chateaubriand est muet là-dessus. Racontant l’hiver qu’elle passa à Savigny chez madame de Beaumont, il s’est contenté de nous peindre en quelques mots son humeur bizarre et ses agitations fantasques. « Ma sœur n’était point changée. Elle avait pris seulement l’expression fixe de ses maux… Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? » Chateaubriand a beau mettre son chagrin sur le compte d’une prétendue inclination pour Malfilâtre, le cousin du poète, on ne croit guère à cette déception, et lorsque les Mémoires ajoutent : « Cet attachement secret augmentait sa mélancolie naturelle », on cherche quel était cet attachement secret, on ne le devine que trop, et ou s’explique très bien le malaise de Lucile, dans ce milieu de curiosité et de pitié affectueuses. La hardiesse de René avait aussi effarouché l’âme délicate de Joubert, dont Lucile appréciait le solide dévouement. Elle s’attachait à tous ceux qui aimaient son frère ; elle devint l’amie de madame de Beaumont comme elle était l’amie de madame de Chateaubriand ; elle se passionnait pour elles, puis les prenait en antipathie, et ne cessait de les tourmenter par ses continuelles contradictions. Elle ne pouvait se défendre de vivre auprès de son frère et pourtant la solitude était pour elle un besoin, un refuge, le seul moyen, comme elle dit, de se « ressaisir ». Quand madame de Beaumont, presque agonisante, se décide, malgré les alarmes de Joubert, à aller rejoindre Chateaubriand à Rome, Lucile semble avoir trouvé un peu de repos à force d’isolement ; ses lettres à madame de Beaumont sont plus calmes. Elle lui assure qu’elle a oublié ses « chagrins, qu’il n’est plus question de tout cela », qu’elle jouit à présent « d’une paix intérieure qu’on ne peut plus troubler et qu’il n’est plus au pouvoir de personne de lui enlever ». Mais cette résignation était loin de rassurer la seule amie qui ait peut-être deviné la plaie cachée de son cœur. Les sentiments de Lucile se montrent mieux dans les lettres qu’elle adresse à Chateaubriand. Elle ne peut s’empêcher de déplorer « l’étrange vie qu’elle mène ». A mesure qu’arrive la dernière heure de madame de Beaumont, on dirait qu’elle voit elle aussi s’avancer la mort ; son adoration de Combourg revient l’obséder ; sa sensibilité éclate dans des phrases inconsolables. « Mon ami, écrit-elle à son frère, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur. Je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère ; te reverrai-je ? Je crains que tu me retrouves entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant !… Adieu, félicité sans mélange ! Ô souvenir de mes beaux jours, ne pouvez-vous maintenant éclairer un peu mes tristes heures ? » Et pour être plus près de lui elle lisait tous les jours une page de ses ouvrages…

Après la mort de madame de Beaumont, Lucile revient à Paris, où elle songe à peine à soigner sa santé compromise. A mesure que la vie s’épuise dans ce frêle corps, son amour caché semble ressusciter et grandir. Une fois à Paris, pouvant librement jouir de la présence de René, elle va le voir d’abord tous les jours, et même plusieurs fois par jour ; puis, par une de ces contradictions bizarres que nous rencontrons chez Amélie, elle le fuit, elle l’évite, elle va se réfugier au couvent des Dames de Saint-Michel où, impuissante à se séparer de lui, elle lui écrit chaque jour ses résignations chrétiennes et les langueurs de son exil sur la terre. Ses lettres sont pleines de cette lassitude Incurable qui a immortalisé René ; seulement sa suave tendresse s’est encore épurée dans la ferveur des oraisons et au milieu des paisibles amies quelle enviait. Elle redoutait et désirait les visites de son frère. « Je fus saisie d’aise, hier, de te sentir près de moi. Tu parus et tout mon intérieur rentra dans l’ordre. J’éprouve quelquefois une grande répugnance à boire mon calice. » Dans la lettre qui précéda sa mort énigmatique, elle semble vouloir sortir de son silence et n’avoir plus la force de contenir son exaltation. Il est impossible de lire sans une émotion profonde la plainte qui s’exhale de ces lignes, une plainte supérieure aux vaines retenues de ce monde hypocrite qui méconnaît les affections les plus hautes. La mort seule pouvait étouffer le gémissement de cette âme endolorie. Les aveux qui jaillissent de l’affluence de ses souvenirs donnent une séduction souveraine à cette dernière lettre où l’on retrouve tous les sanglots d’Amélie :

« Aujourd’hui, écrit-elle à René, que je perds sans retour l’espoir de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n’est que parce que je dispute encore avec elle que j’éprouve de si cruels déchirements ; mais quand je me serai soumise à mon sort !… Et quel sort ! Où sont mes amis, mes protecteurs et mes richesses ? A qui importe mon existence, cette existence délaissée de tous et qui pèse tout entière sur elle-même ? Mon Dieu, n’est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux présents sans y joindre encore l’effroi de l’avenir ? Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m’endormirai d’un sommeil de mort sur ma destinée. Mais pendant le peu de jours que j’ai affaire dans cette ville, laisse-moi chercher eu toi mes dernières consolations ; laisse-moi croire que ma présence t’est douce. Crois que parmi les cœurs qui t’aiment » aucun n’approche de la sincérité et de la tendresse de mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mémoire de souvenirs agréables qui prolongent auprès de toi mon existence… Tu sais que je t’ai promis de ne pas abuser d’aller te voir. Serai-je aussi pour toi un sujet d’ennui ? »

La femme qui écrivait de pareilles lettres a dû adorer de toute son âme celui qui avait le devoir de se défendre d’elle. Nous manquons aujourd’hui de points de comparaison pour juger ces faiblesses exceptionnelles que les anciens attribuaient au caprice des dieux, et qui étaient passées dans les mœurs dynastiques de la vieille Égypte. Racontant la mort subite ou le suicide de Lucile, Chateaubriand a eu des accents de douleur touchante ; on voit qu’il a horriblement souffert : ce n’est plus du regret chevaleresque, c’est un véritable élan de sincérité.

 

Telle fut Lucile-Amélie, la sœur malheureuse de René. Créature d’imagination et d’inquiétude, pure et coupable, désillusionnée et romanesque, elle est devenue l’héroïne impérissable d’une légende et d’une poésie pleines de larmes. Le doux mal qu’elle a expié fera à jamais l’objet de nos rêveries et de nos lectures. L’art a saintement transfiguré cette amoureuse imprudente. Le génie de son frère lui a donné une immortalité mélancolique qui la place au-dessus des indignations et des malignités humaines. Elle a aimé René, elle n’a aimé que lui, elle l’a aimé toute sa vie. Sa prétendue inclination pour Malfilâtre ne parvint pas à la distraire. Elle repoussa Chénedollé, qui la chérit jusqu’à s’en aller après sa mort bêcher la terre pour retrouver son corps dans la fosse commune. Épousée à vingt-six ans par M. de Caud, qui en avait quatre-vingt-seize, elle accepta ce mariage parce qu’il ne pouvait plus être de l’amour. Veuve au bout de cinq mois, elle ne remplaça pas cet inutile époux pris par dévouement. Elle n’a vécu que de sa passion et, comme sa passion était une cause éternelle de tristesse, elle a jusqu’à la mort traîné la continuité de ses longues et chères désespérances. La flamme de René l’a consumée ; rien ensuite n’a pu fleurir dans son cœur, comme rien ne germe où la lave a passé. Vierge délicate, ardente nature, âme vaste comme son frère, capable, si elle eût voulu, d’écrire supérieurement ce qu’elle sentait, elle se contenta d’aimer parce qu’elle était femme et, malgré elle, sans y songer, elle a aimé le premier homme qu’elle a connu, le compagnon et le protecteur de sa jeunesse. Sa source d’affection, comme un torrent, a tout emporté. Ses aspirations ne distinguèrent plus les noms qui séparent les sentiments humains. Comment s’empêcher de la plaindre ? On l’aime presque d’avoir tant aimé. Il semble que ses afflictions lui aient fait un droit d’innocence. Parmi toutes ces gracieuses figures de femmes éprises du sombre auteur d’Atala, c’est elle la plus égarée et la plus coupable, mais aussi la plus sincère et la plus naïve. Elle mourut sans avoir reçu l’adieu de son frère ; on l’enterra dans la fosse commune ; on ne put même retrouver sa croix. Elle dort comme elle a vécu : méconnue et délaissée.

Quelle fut la part de Chateaubriand dans cet attachement périlleux ? L’a-t-il provoqué ou l’a-t-il subi ? S’en est-il guéri ou en resta-t-il malade ? Il n’a fait aucune allusion dans les Mémoires aux côtés dangereux de cette intimité. Nous le voyons seulement empressé d’adoucir les découragements de Lucile ; il accueille avec indulgence ses visites affolées ; il la raisonne, il la console, il écarte les tyrannies de cette affection profonde, et il nous dit qu’après sa mort il ne fut pas un jour sans la pleurer. Dans René, au contraire, il accuse Amélie d’avoir éprouvé elle seule cette « passion criminelle » qu’il déclare n’avoir « pas partagée » ; mais il a beau s’en défendre, on voit qu’il est séduit ; il repousse cette image, mais il s’y délecte ; un pareil amour l’attire, et c’est ce que remarque le Père Aubry lorsqu’il lui reproche d’avoir « été troublé à son tour par cet aveu sorti de la tombe ».

Les dérèglements de son imagination étaient bien capables de le précipiter vers ces émotions interdites. En proie au désordre d’âme où il vivait à Combourg, il semble impossible qu’il n’ait pas répondu à l’aveu de Lucile, si toutefois ce n’est pas lui qui a sollicité cet aveu. Un tel malheur offrait des félicités et des remords dignes de son extraordinaire nature. Oui, lui aussi il a peut-être aimé comme il n’aurait pas dû aimer. Nous avons mieux que des allusions et des conjectures ; nous avons sa confession entière dans les Natchez ouvrage écrit, ne l’oublions pas, pendant son voyage en Amérique, alors que ses chers souvenirs saignaient encore. C’est au milieu du gros livre des Natchez, dans la longue lettre de René à Celuta, qu’il faut chercher l’aveu de la blessure dont il souffrit toute sa vie, la part qui lui revient de cette détresse, les ravages manifestes d’une inclination dont ses intimes amis ont eu tant de peine à surprendre la confidence. Chateaubriand est tout entier dans ces lignes échevelées. Son désespoir, ses délaissements, son insatiabilité passionnelle, tout s’explique par cette page éloquente où l’autobiographie éclate sous le lyrisme de René :

« J’ai dû vous paraître si bizarre, écrit René à Celuta, que je serais fâché de quitter la vie sans me justifier auprès de vous… Un grand malheur m’a frappé dans ma première jeunesse ; ce malheur m’a fait tel que vous m’avez vu. J’ai été aimé, trop aimé. L’ange qui m’environna de sa mystérieuse tendresse ferma pour jamais sans les tarir les sources de mon existence. Tout amour me fit horreur : un modèle de femme était devant moi, dont rien « a pouvait approcher… Elle n’est plus… Néanmoins, quand je devrais me réjouir d’une perte qui délivre deux âmes, je pleure ; je demande, comme si on me l’avait ravi, ce que je ne devrais jamais retrouver ; je désire mourir ; et dans une autre vie une séparation qui me tue n’en continuera pas moins l’éternité durante… Il sort de mon cœur des flammes qui manquent d’aliment, qui dévoreraient la création sans être rassasiées. Prends garde, femme de vertu, recule devant cet abîme… Père Tout-Puissant, tu m’as appelé dans la solitude ; tu m’as dit : « René ! René ! qu’as-tu fait de ta sœur ? » Suis-je donc Caïn ?

 » Quelle nuit j’ai passée… Les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyais voir une femme qui se jetait dans mes bras ; elle me disait : « Viens échanger des feux avec moi et perdre la vie ! Mêlons des voluptés à la mort ! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous…  » Celuta, une misère bien grande m’a ôté la joie de votre amour… Il n’est pas bon de s’accoutumer à être trop aimé.. Je t’ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable était au fond de mon âme… Je suis vertueux sans plaisir. Si j’étais criminel, je le serais sans remords. »

Voilà l’horrible plaie de ce cœur d’artiste, le supplice qui harcèlera sans trêve cet adorateur impie de la femme. « René ! René ! Qu’as-tu fait de ta sœur ? — Suis-je donc Caïn ! » Les mots parlent ici assez fort et nous n’avons pas besoin des confidences de Ginguené pour connaître les erreurs de cette conscience amoureuse. Il n’est pas possible qu’un homme écrive de telles lignes sans y mettre quelque chose de son existence et sans y être entraîné par la sincérité de sa convoitise. La corruption dont il s’accuse avec délices permet presque de le supposer plus coupable que Lucile. Cette magnifique page justifie ses prompts désabusements, sa facilité à s’éprendre et à se déprendre des femmes, la fougue et la légèreté de ses changeantes adorations. Paralysées désormais par ce coup terrible, toutes ses passions remonteront pour ainsi dire à leur source et s’épuiseront d’elles-mêmes. Aucune image ne remplacera ce doux fantôme qui « se jette dans ses bras » en demandante « mêler des voluptés à la mort », dût la voûte du ciel retomber sur eux ». Les meilleures tendresses demeureront pour lui toujours au-dessous de cette vision criminelle. L’amour ordinaire ne remplira pas cette âme que l’immensité seule d’une pareille faute pouvait combler. Il aimera les femmes non plus en amant, mais en poète. Il les recherchera pour les trahir après avoir, regardé le fond de leur cœur. C’est ainsi que les caractères suivent les développements de leur point de départ et s’engendrent par une forte impression initiale. L’influence d’un premier amour est toujours si profonde, qu’auprès de lui nos autres affections paraissent insignifiantes et que nous ne retrouvons plus les élans de cette ancienne ferveur. Si ce premier amour est une trahison, nos dispositions pessimistes s’aggraveront de toute l’amertume subie, de toutes les douleurs souffertes, de toute la surprise qui nous a désenchantés. Nous aimerons encore, mais quelque chose nous manquera, parce qu’un jour tout nous a manqué ; nos sincérités resteront atteintes de la peur d’être encore déçues, et nous ne serons jamais plus ce que nous aurions pu être sans l’intervention de cette cause première. Placez maintenant au début d’une existence la pire des déceptions : l’impossibilité d’oublier un amour coupable, le souvenir toujours présent de ce qui ne doit jamais être, la tentation d’une félicité qui semble infinie parce que la faute est sans bornes, et vous comprendrez l’insondable ennui de Chateaubriand, ses rassasiements et ses inconstances, le malaise violent qui a passé tour à tour dans sa vie et dans ses livres.

Chaque fois qu’il s’agira d’amour, nous rencontrerons, en effet, dans les ouvrages du grand écrivain, les plaintes de la lettre à Celuta. Se substituant malgré lui à ses personnages, il leur prêtera un langage de fatalité et de révolte où se mêleront des pensées de mort et de destruction. L’amour d’Atala n’est au fond que le déchirement d’une passion impuissante : « Sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes transports, dit-elle à Chactas, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde. » Dans les Natchez ce sont encore des scènes de passion désordonnée, qui se terminent par un massacre et un viol. Ce qu’il y a de plus vivant dans les Martyrs, l’épisode de Velléda, est encore un drame d’amour et un suicide. Ce caractère tourmenté qu’il a donné à l’amour dans ses livres, Chateaubriand l’a gardé lui-même dans sa vie avec une persévérance trop soutenue pour être une pose. Ce qui rend en effet sa personne et son histoire si originales, c’est sa physionomie d’ange déchu et sa façon de sentir presque satanique. On peut dire que ses idées ne se sont jamais écartées du point de départ contenu dans la lettre de Celuta. Tel il nous apparaît dans les déserts des Natchez, tel il sera dans son âge mûr et dans sa vieillesse : figure de marbre drapée d’ironie fatale, vivante énigme, don Juan grandiose, rêveur malheureux et vaniteux, adorant ce qu’il a perdu, recherchant ce qu’il regrette, désabusé de l’amour et non guéri du désir, talent réaliste, artiste idéal, gentilhomme romanesque, sorte de Byron chrétien plus correct à travers sa religiosité littéraire. Dans ses lettres, dans ses récits, dans ses intrigues, il n’a jamais parlé de l’amour sans y associer ce goût de la tombe qui fait de lui un si curieux dilettante du néant. Ses liaisons débutent par des avidités d’écolier et meurent avec la rapidité d’un caprice. Il y mêle une rage destructive, des colères de vivre, des explosions d’ennui qui, peu à peu, comme des vagues aplanies dans les tranquillités du large, finissent par se perdre dans la magnificence de cette lassitude qui lui faisait dire peu de temps avant sa mort : « Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure. »

Jamais pessimisme humain n’a plus lamentablement gémi à la face du ciel et des hommes. Chateaubriand maudit la vie ; il se félicite de n’avoir pas eu d’enfants ; il proclame la supériorité du non-être ; il prend un plaisir royal à constater l’avortement de tout : scepticisme absolument factice et inexplicable, si l’on n’admet pas la portée de l’étrange attachement qui a fatigué son âme. Sainte-Beuve, habituellement si perspicace à élucider les détails biographiques, n’a rien compris aux démentis de ce caractère. Faute d’accorder assez d’importance à la jeunesse de Chateaubriand, l’illustre critique n’a vu dans ses infidélités qu’une preuve de libertinage. Il nous le montre comme « un homme à bonnes fortunes ayant la fatuité de ne pas vieillir » ; il lui reproche d’avoir cherché des maîtresses à soixante-quatre ans ; il nous le peint en cheveux blancs, sortant le soir, canne à la main et fleur à la boutonnière, pour aller en soirée cueillir des succès faciles. Sainte-Beuve, qui avait pourtant bien des raisons d’être indulgent, est révolté par ces allures de don Juan féroce et il conclut que si l’écrivain était grand, l’homme était petit, corroborant ainsi l’opinion de George Sand, qui ajoutait : « On ne sait pas s’il a jamais aimé quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation. » Voilà comment s’est formulée contre Chateaubriand une condamnation devenue définitive depuis que la publication des beaux ouvrages de M. Bardoux est venue pour ainsi dire nous détailler la preuve des nombreuses liaisons de René. « Il n’a jamais aimé personne, a-t-on dit. Il n’a pas d’entrailles ! C’est un égoïste ! »

On n’a pu admettre qu’un artiste comme Chateaubriand ait connu des femmes de la valeur de madame de Beaumont et de madame de Custine ; qu’il les ait trahies et abandonnées sans regret, alors que le premier venu eût été enivré de leur tendresse et brisé de leur rupture ; on a cru, on a admis cela sans se demander si ce rare état d’âme n’avait pas une explication probable et sans se donner la peine de chercher cette explication dans les ouvrages de Chateaubriand. L’auteur d’Atala était pourtant loin de méconnaître la valeur de la passion et il exposait assez clairement ses motifs d’impuissance lorsqu’il écrivait : « L’éternité !… Peut-être dans ma puissance d’aimer ai-je compris ce mot incompréhensible. Le ciel sait ce que je pouvais être : les hommes ne m’ont pas connu.

Une plaie incurable était au fond de moi… Tout amour me fit horreur. Un modèle de femme était devant moi, dont rien ne pouvait approcher. » Ne sont-ce pas encore ses propres endurcissements qu’il dénonce dans le mot dont il excusait Byron : « Qui sait ? Il n’avait peut-être pas trouvé la femme qu’il cherchait, une femme assez belle, un cœur aussi vaste que le sien. » Comment ne pas voir un éclaircissement décisif dans l’élan de franchise qui l’entraîne si souvent à avouer son désespoir moral et son fatal amour, lui qui a si soigneusement caché ses autres misères ? « Je crois, disait Joubert, que de sa vie il n’a bien dit ses secrets à personne. » Dans une lettre adressée à une femme qui eut l’honneur de résister à sa vieillesse, Chateaubriand se vantait de « s’être toujours renfermé en lui-même et de ne s’être jamais montré à qui que ce soit ». C’est bien malgré lui qu’il nous a laissé dans ses livres la clef de sa vie ; mais cette clef existe, elle ouvre tout et c’est grâce à elle que nous allons voir René subir logiquement la destinée qu’il s’est faite, plus malheureux que coupable, plus à plaindre qu’à blâmer, trompant et toujours déçu.

En 1800, au moment de rentrer en France et de commencer sa carrière publique, il semble détaché en apparence des souvenirs de son passé dangereux. Il venait de se convertir au christianisme. La mort de sa mère, dit-il, lui avait donné la foi. « Si tu savais, lui écrit une de ses sœurs, madame de Farcy, si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère ; combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et qui fait profession, non seulement de piété, mais de raison !  » Ginguené, qui en savait long là-dessus, se permit même de faire dans un journal une allusion indélicate à ces « erreurs » que pleurait le nouveau converti et au sujet desquelles Chateaubriand dit dans ses Mémoires  : « Le souvenir de mes égarements a répandu sur les derniers jours de ma mère une grande amertume. » C’est dans de pareilles dispositions d’esprit que, retournant de l’émigration pour se fixer à Paris, il résolut d’écrire le Génie du Christianisme. La publication d’Atala avait créé autour de lui nous l’avons dit ; un entourage d’amis fidèles. Chateaubriand, qui s’est cru la victime de tous les malheurs, a eu au contraire tous les bonheurs imaginables. Cet égoïste a été adoré par les femmes les plus distinguées de son temps ; il a rencontré des amis de lettres comme il n’y en a plus aujourd’hui, des Critiques dévoués comme Fontanes, des admirateurs lucides comme Chénedollé et Joubert. A trente-trois ans, pauvre, sans-asile, Chateaubriand fut recueilli par madame de Beaumont, déjà mortellement atteinte de la maladie de poitrine qui devait l’emporter deux ans après. Follement éprise de lui en l’écoutant lire Atala, elle l’amène dans sa retraite de Savigny et, l’enveloppant de son maternel amour, elle se met à écrire avec lui le Génie du Christianisme. Sa fermeté pendant la Terreur prêtait une magie romanesque à cette charmante femme qui a inspiré tant de dévouements passionnés. En 93, elle avait voulu suivre ses parents sur l’échafaud ; elle demanda à monter dans la charrette ; mais le bourreau, ayant regardé cette poitrinaire et ayant vu sa maigreur, la repoussa. On ne consentit à la laisser vivre que parce qu’on devinait qu’elle allait mourir.

Madame de Beaumont ne résista pas à Chateaubriand, alors dans toute la fraîcheur de son génie. Elle lui demanda du bonheur, elle qui n’avait connu que des souffrances, et en retour elle ne crut pas lui offrir grand’chose en lui consacrant le peu de jours qui lui étaient comptés sur la terre. La victoire de René fut rapide. Il attirait et il foudroyait comme la tempête. « Il y a, disait-il, dans le succès de l’amour un degré de félicité qui me fait désirer la mort. » Sa nature extrême dut être à l’aise avec madame de Beaumont. Il pouvait cette fois, comme il le souhaitait, mêler les enchantements de la passion aux appétits de la tombe. Lorsqu’il posa ses lèvres sur le front de la chère malade, c’est à la mort plutôt qu’à l’amour qu’il donna ses premiers baisers. Madame de Beaumont fit un effort pour revivre quand Chateaubriand fut près d’elle ; elle ne savait pas encore que cette tendresse lui ferait à son tour « désirer la mort ». Lorsqu’elle se vit délaissée et trahie, elle ne lutta plus contre son mal, elle s’abandonna au détachement qu’elle avait toujours eu pour les choses de ce monde. Du Mont-Dore où elle soignait sans espoir sa santé perdue, elle écrivait à ses amis des lettres pleines d’une suavité expirante, qui révèlent combien la désillusion de n’être plus aimé la consolait déjà du chagrin de mourir. Elle fut sans rancune contre le double coup qui la frappait, comme si, au seuil de la tombe, elle crût encore avoir assez vécu eu ayant connu l’amour de René, qui avait pourtant passé plus vite que sa vie. Peut-être n’eût-elle pas consenti à prolonger son inutile existence, maintenant que l’affection humaine lui présentait un néant plus triste que le néant de la mort. Pourtant, lorsqu’elle vit que tout était fini et que sa dernière heure allait venir, elle voulut du moins rendre son dernier soupir dans les bras de son cher René ; elle se mit en route presque agonisante, elle le rejoignit à Rome, et là, sans une plainte, sans un reproche, elle eut la consolation de mourir sous ses yeux, « désespérée et ravie ». C’est alors qu’apparaît dans sa vraie grandeur la nature fatale et romanesque de Chateaubriand ; l’idée de la mort le réconcilie avec l’amour ; son cœur ressuscite ; il soigne sa victime avec une loyauté et un dévouement sans bornes. Pour faire tressaillir son âme et lui redonner sa sincérité, il a fallu que son adoration profane se changeât en prière funèbre et que sa passion rencontrât la tombe ! Il est là tout entier avec son attitude admirable, ses élévations d’artiste, ses élans éperdus qui lui faisaient souhaiter comme son élément naturel les « orages désirés » du vieux château de Combourg.

Ces crises tragiques sont enfla à la hauteur des émotions coupables qu’il n’a jamais oubliées. Son amie eut la joie de l’en remercier avant de quitter ce monde en chrétienne pieuse. Sa mort édifiante fut la plus belle page de ce Génie du Christianisme qu’ils avaient écrit ensemble. Madame de Beaumont prouva que la faiblesse d’aimer ne lui avait pas ôté la force de savoir mourir. En s’en allant avant l’heure elle épargna à Chateaubriand les remords d’une ingratitude trop longue. Sa fin courageuse eut une salutaire influence sur l’existence de l’illustre écrivain, qui promit formellement à la mourante de vivre désormais avec sa femme. Madame de Beaumont enseigna enfin à son ami à reconnaître ses fautes, en lui donnant l’exemple d’une foi religieuse dont ils s’étaient trop peu souvenus.

Chateaubriand l’oublia longtemps encore, cette foi de sa jeunesse, parce que son christianisme, que Sainte-Beuve appelle spirituellement un christianisme de surface, était une religion d’artiste plutôt qu’une persuasion de croyant. Sainte-Beuve a peut-être tort de lui en faire un si grand crime. Vivant à la fin du dix-huitième siècle, quand le philosophisme triomphe et la vieille société s’écroule, Chateaubriand et son entourage, madame de Beaumont, madame de Custine, Joubert, Chénedollé, Fontanes et les autres, comme la France elle-même, ne pouvaient revenir au catholicisme que par une résurrection sentimentale, et demandaient à être charmés avant d’être convaincus. Le Génie du Christianisme est bien le livre de l’époque et ses admirateurs eu sont les vrais fils, ce ne sont plus des chrétiens de l’ancien régime, ce sont des catholiques artistes. Voilà pourquoi Chateaubriand n’a jamais été gêné dans sa vie par cette religion séduisante que sa plume contribua à restaurer. La religion était chez lui une poésie plus qu’une certitude, une affaire de tenue plus qu’un lien de conscience. Il l’accommodait à ses élégants adultères, elle lui permit d’écrire un chapitre sur l’Extrême-Onction dans les bras de madame de Beaumont et il avouait n’être ailé à Jérusalem que pour se faire adorer d’une femme. Gentilhomme amoureux, catholique dilettante, Chateaubriand a eu, selon le mot de Louis Veuillot, qui s’y connaissait, « la sensation chrétienne et non le sens chrétien », le sens chrétien ne lui est venu, comme à madame de Beaumont, qu’au moment de mourir.

Chateaubriand avait fait pour ainsi dire avec elle l’essai de son impuissance d’aimer. Nous allons le voir mettre plus de précipitation et moins de réserve dans ses infidélités futures. C’est pendant sa première liaison de Savigny qu’il connut madame de Custine. Bien que madame de Beaumont dût certainement savoir qu’il sortait de chez elle pour aller chez sa rivale, elle était trop résignée pour éprouver contre la nouvelle amie de René ces mouvements de jalousie dont elle n’avait pu se défendre contre madame de Chateaubriand, Comme à madame de Beaumont, l’héroïsme de madame de Custine pendant la Terreur donnait une séduction pleine de contraste à cette douce femme merveilleusement belle avec sa petite bouche d’enfant, ses grands yeux candides, sa figure étonnée et jeune et sa magnifique chevelure de patricienne. Elle avait défendu en personne son beau-père et son jeune mari devant le tribunal révolutionnaire. Sauvée par sa présence d’esprit des piques de la populace, elle était à la veille de monter à son tour sur l’échafaud quand éclata Thermidor. C’était encore une héroïne digne de l’imagination de René, qui avait vu lui aussi les commencements de la Terreur et qui rapportait de l’exil une âme lasse de désirs et plus dépeuplée que les déserts lointains où il n’avait pu défatiguer son ennui. Avec quel élan il se précipita vers cet amour ! Comme la morte de Savigny fut vite oubliée ! Mais cette ardeur ne dura pas. A son retour de Rome, où il laissait Pauline de Beaumont dans sa tombe, il vécut étroitement à Paris avec madame de Custine, il connut de près celle qu’il avait tant désirée, et ce rapprochement tarit tout à coup une passion qu’il souhaitait peut-être éternelle. Il ne trouva pas chez cette femme bonne et soumise les revanches de félicité violente qui devaient remplacer ses rêves défendus. La maternité de cette paisible liaison ne pouvait pas convenir à l’âme tumultueuse de René. Il guérit. Madame de Custine ne guérit jamais. Elle répondit à son ingratitude par une fidélité qui dura toute sa vie et que la persistance de l’abandon ne parvint pas à décourager. Ni les distractions des voyages, ni les adoucissements de la solitude, ni de solides amitiés de femme ne purent cicatriser la chère blessure.

Madame de Custine était de celles qui ne résistent pas au malheur, natures inconsolables et sans rancune, trahies et pardonnantes, incapables de révolte, prêtes à souffrir et conservant jusqu’à la fin le culte pieux de leurs déceptions. Sa passivité et sa droiture étaient des qualités de repos qui purent bien un moment séduire la fantaisie de René, mais qui n’étaient pas de nature à fixer cet incorrigible rêveur. Oubliant que les eaux calmes sont les plus profondes, Chateaubriand n’aimait la mer que pour ses tempêtes. Le désordre de ses premiers souvenirs l’empêcha toujours de comprendre l’uniformité dans la passion et le devoir dans l’amour. Puisqu’elle ne pouvait être sa compagne, madame de Custine voulut du moins rester son amie. Elle pleura de le voir s’éloigner, mais elle n’eut pas la force de s’arracher à lui ; et, consentant à l’aimer toutes les fois qu’il daigna se laisser aimer, elle le conseilla, elle protégea sa vie, elle alla jusqu’à faire des démarches pour lui éviter des poursuites à propos des publications du Mercure.

M. Bardoux, dans son beau livre16, nous a ré sumé les douleurs de cette rupture, qu’il pourrait aujourd’hui compléter par des renseignements nouveaux. Nous savons que l’ancien ministre a en main un précieux document : ce sont les lettres d’amour de madame de Custine à Chateaubriand. Par un scrupule facile à comprendre chez un historien si délicat, M. Bardoux hésite à publier ces lettres découvertes par hasard. On dit qu’elles sont sublimes de douceur et d’attachement. On y suit jour par jour l’indifférence de Chateaubriand et la détresse de la pauvre femme à qui l’affection de son fils ne suffisait plus. Elle reproche à l’auteur d’Atala de démentir l’idéal qu’elle s’était fait de lui. « Je vous croyais l’homme de vos livres ! » lui répète-t-elle avec une amertume infinie. Le journal de cette agonie d’amour est, dit-on, une des plus belles choses qu’on puisse lire. Espérons que M. Bardoux se décidera un jour à le publier.

Malgré les supplications de sa victime, Chateaubriand quitta le château de Fervacques (1806) et partit pour Jérusalem, où sa nouvelle adoratrice, madame de Mouchy, l’envoyait chercher les Martyrs en lui promettant de l’aimer à son retour. Lorsqu’on connaît la nature de Chateaubriand, on devine quelle magie dut avoir pour lui le rendez-vous fixé par madame de Mouchy dans le palais de l’Alhambra. Les enchantements pittoresques d’un tel milieu étaient capables de changer en amour véritable les élans de désir du bouillant René. C’est par des conditions de ce genre que s’exaltaient ses tendresses, toujours étouffées dans l’atmosphère ordinaire. Pour déployer ses ailes, il fallait que son rêve dépassât la réalité. Son amour était comme ces bulles de savon qui, à force de monter haut, s’évanouissent. Quelques phrases des Mémoires trahissent avec quelle émotion, revenant de son voyage l’âme pleine des éblouissements de la Grèce et des méditations sérieuses de la Palestine, il se jeta dans les bras de cette jolie madame de Mouchy, si avide, si ardente, si sincèrement éblouie de son talent ! Cet incompréhensible René, qui voulait qu’on lui payât sa gloire en baisers et en caresses, dut être heureux d’offrir à une femme la provision d’enthousiasme exotique accumulé pendant cette absence dans sa tête toujours eu ébullition. L’éloquence des choses vues, l’attrait de ses récits grandioses, le charme païen qu’il rapportait de son poétique christianisme, tout cela transfigurait sa personne et doublait ce don de plaire qui le rendait si dangereux. La critique avait salué son départ comme celui d’un dieu qui se dérobe pour aller retremper son immortalité dans l’Olympe. Ce fut un des meilleurs moments de sa vie littéraire. Jamais homme n’eut plus de prestige et ne mérita plus d’hommages. Madame de Mouchy fit comme les autres : elle l’aima de toute son âme, sans réserve, avec un orgueil et une joie qu’il, avait malheureusement trop connus. René eut là quelques mois d’apaisement délicieux après les contemplations de la Terre-Sainte et la tristesse des ruines égyptiennes rougies de soleil couchant. Le féerique palais des rois maures, avec sa sculpture innombrable, ses galeries blanchies de lune, le retentissement de ses marbres et le murmure de ses fontaines, était un cadre merveilleusement approprié à l’imagination descriptive de Chateaubriand. Ce beau ciel d’Espagne découpant les aériennes arcades, les languissantes après-midi passées sous les citronniers, les impatiences de la possession, les avidités de l’attente, les délassements du retour, tout embellissait la nouveauté de cette tendresse où René essayait encore une fois de guérir sa pauvre âme inguérissable. C’est dans de pareils moments qu’il fascinait et ravissait ces faibles créatures escortant sa gloire comme les captives anciennes accompagnant le char des triomphateurs. Chateaubriand ne redevenait lui-même que dans le magique pays des songes. Pour s’attacher à la réalité, il lui fallait un décor des Mille et une Nuits. C’est ce qui fit sa félicité et sa misère. Lorsque la passion, au lieu de vivre de ses propres ressources, est obligée d’emprunter sa force aux illusions extérieures, elle succombe plus vite au sentiment de sa disproportion.

Si le sublime attachement de madame de Beaumont et de madame de Custine n’avait pas rempli le vide qu’avait fait chez René une passion irrassasiée et dominante, madame de Mouchy était plus incapable encore de remplacer cette Lucile Idéalisée par le remords et la distance et qui pouvait seule comprendre René parce qu’elle fut la seule à avoir son mal, ses témérités, sa confusion morale, ses agitations intraitables. Rien ne ressemblait moins à cette créature éplorée que l’héroïne de l’Alhambra, adulée et élégante, vive et coquette, parisienne et mondaine. Ce fut un amour d’artiste et de femme raffinée, un rapide éblouissement, un feu vite consumé. Chateaubriand regarda au fond de ce cœur, comme il avait regardé au fond du cœur de toutes ses victimes. Il chercha à y lire le mot qui n’est écrit nulle part et, ne l’ayant pas trouvé, il abandonna madame de Mouchy comme il avait abandonné les autres. Il ne songea pas à la douleur qu’il lui causait ; il la punit malgré lui de ne lui avoir pas donné le bonheur qu’il attendait. Après quelques mois de délices il repartit donc pour Villeneuve et se mit à écrire ses Martyrs avec le détachement d’un artiste qui n’a jamais aimé que son art. On sait combien madame de Mouchy souffrit de cette trahison. Elle devint presque folle de voir ce royal amour si vite anéanti. Déception d’âme, chagrin d’imagination, orgueil et dépit, sa blessure saigna de tous les côtés.

C’est alors que, toujours insatiable de recommencer ses joies perdues, Chateaubriand se lia étroitement avec madame de Vintimille, qu’il avait connue dans le salon de madame de Beaumont, à l’époque où l’aurore de sa gloire lui attirait tant d’admirateurs. Madame de Beaumont avait fait à madame de Vintimille l’aveu de son amour pour le jeune auteur d’Atala. Elle lui avait dit, comme à une confidente raisonnable et sûre » les lentes désillusions de cette tendresse qui dépérissait avec sa vie. Ce furent sans doute ces causeries anxieuses qui allumèrent chez madame de Vintimille une passion longtemps dissimulée dans la fréquentation de Chateaubriand et soudainement avivée au retour d’Espagne, en écoutant la première lecture des Martyrs. Madame de Vintimille mit dans cette liaison les délicatesses d’une femme qui connaissait le caractère de René et qui avait vu les autres souffrir du bonheur qu’elle demandait. Crut-elle pouvoir retenir l’infidèle ou se résigna-t-elle à chérir un désespoir inévitable ? Elle qui avait fréquenté sans péril la haute société de l’ancien régime, elle ne sut pas résister à ce magicien exerçant, quand il le voulait, un charme qui le faisait presque l’égal des héros que chantait sa prose divine. Madame de Vintimille fut donc à son tour conquise par un vainqueur tôt ou tard indifférent à son triomphe. Chateaubriand vécut au château de Méréville comme il avait vécu à Fervacques et à Savigny ; mais il n’avait même plus besoin de l’influence fatale du passé pour redevenir volage ; les amours dont il s’était délié le rendaient pour ainsi dire invulnérable à toute affection. Ses liaisons ne seront plus désormais que des caprices sans émotion et des découragements voluptueux. Il sembla même accepter cette impuissance morale en partageant son temps entre ses travaux littéraires et des visites faites dans les châteaux de province, où ses anciennes amies l’accueillaient toujours sans rancune.

Si Chateaubriand eut l’oubli facile à une époque de sa vie où l’art et l’imagination l’absorbaient, à plus forte raison ses tendresses furent-elles éphémères lorsque l’ambition lui vint de jouer un rôle public. A peine a-t-il quitté Méréville que nous allons le voir installé au château d’Ussé, chez madame de Duras, éperdument amoureuse de celui qu’elle considérait déjà comme un grand ministre. La fortune et les relations de madame de Duras, qui menait à Paris une existence princière, furent très profitables à Chateaubriand. Il eut en elle un infatigable défenseur, qui brava les épigrammes et osa plaider sa cause jusque dans l’antichambre du roi. Acceptant l’amour comme un hommage qui lui était dû, l’auteur d’Atala était alors trop enivré de succès et trop étourdi d’ambition pour s’attarder dans une passion qui eût entravé son avancement politique. L’amour n’était plus pour lui qu’un entr’acte toujours trop long. Désespérée de son abandon, madame de Duras alla mourir de langueur à Nice, comme étaient mortes madame de Beaumont et madame de Custine. « Il sort de mon cœur des flammes qui dévoreraient la création sans être rassasiées ! écrivait René à Celuta. Prends garde ! Recule devant cet abîme !… » Madame de Duras n’avait pas reculé et, comme les autres, elle expiait son courage.

Après elle, Chateaubriand connut d’autres femmes, mais ses liaisons eurent moins de retentissement. Son dernier hommage et peut-être sa passion la plus sincère fût pour madame Récamier. C’est à l’abri de ce cœur si pur que le grand désabusé réfugia son âme inutilement meurtrie. La nature de René était si féconde que, l’orage une fois passé, elle refleurissait au premier rayon de soleil. Chateaubriand crut de bonne foi n’avoir pas encore aimé avant de connaître cette incomparable femme à qui personne ne résistait et qui a résisté à tout le monde. Cet amour lut pour l’exilé de la Vallée aux Loups comme ces crépuscules d’été qui ne finissent plus de mourir et qui ressemblent tant à l’aurore. Sensibilité, imagination, rêverie, non seulement rien n’avait changé en lui, mais il eut le tourment ironique de sentir son âme rajeunir sous le poids de l’âge. Madame Récamier le captiva autant par sa douceur, déjà rencontrée chez d’autres, que par sa résistance, qui lui était nouvelle.

N’ayant pas encore approché de femme qui osât se défendre, il voulut avoir à lui celle qui avait juré de n’être à personne. Cependant, comme il n’était plus assez fort pour la faire descendre du piédestal où elle s’était placée et d’où elle rayonne encore aujourd’hui, il se résigna à l’aimer platoniquement et, lui qui avait tant trahi ses victimes, il voua à cette suprême amie une fidélité qui se continua pour ainsi dire par-delà la tombe, tant il a mis de coquetterie dans ses Mémoires à lui conserver l’intégrité de son hommage. Il lui fut donné de goûter à la fin de sa vie cette adoration sans trouble et cette intimité sans péril. Éprouvant de l’amour à un âge où il ne lui était plus possible d’en inspirer, il put enfin prolonger les délices d’un sentiment qu’une possession trop rapide étouffait toujours trop tôt. Maintenant que l’éloignement des souvenirs affaiblissait ses convoitises, sa nature inexplicable devait se laisser entraîner vers celle dont la pureté était une énigme. Le cœur éternellement jeune de René alla vers la beauté qui n’avait pas vieilli : l’ange désarma Satan. Ce n’est plus à Lucile qu’il songeait près d’elle, mais à madame de Beaumont, dont il retrouvait la maternité soumise. Solitaire et rancuneux au milieu d’une société qui le repoussait, il fut reconnaissant à madame Récamier du culte public qu’elle lui fit rendre par son entourage. Grâce à elle l’Abbaye-aux-Rois devint une sorte de royauté où Chateaubriand trônait comme Gœthe à la cour de Weimar. Accoudé à la cheminée, debout et en cheveux blancs, laissant traîner sur les choses son beau sourire dédaigneux qui ne troublait plus personne, le frère d’Amélie prenant devant ce dernier cénacle d’admirateurs l’attitude définitive de sa gloire et de son ennui. Madame Récamier adoucit les dernières années de l’immortel rêveur, dont elle comprit les souvenirs et les angoisses, elle qui avait tant souffert eu quittant volontairement le prince Auguste de Prusse. Les Mémoires d’Outre-tombe sont trop pleins (Telle pour douter que Chateaubriand appréciât à sa juste valeur cette réconfortante affection. Il finit par où il aurait dû commencer : il prit au sérieux les tranquillités de l’âme, le repos dans l’amour, l’oubli des chimères, le goût du devoir. Et il fallait que ce sentiment fût bien vif chez lui pour que, devenu veuf en 1847, il crût devoir demander madame Récamier en mariage. Elle refusa. C’était trop tard. René n’avait connu le bonheur de vivre qu’au moment où il fallait mourir, et une dernière fois son amour se mêlait avec la mort.

Telle fut la vie passionnelle de Chateaubriand, d’après l’analyse de ses liaisons devenues aujourd’hui historiques. Il fut la proie d’une aspiration démesurée que rien ne put satisfaire ; il poursuivit un idéal irréalisable ; il dédaigna toutes les tendresses parce qu’aucune n’était capable de remplacer celle qui lui manquait. Quand on songe aux trésors d’affection que cet homme a gaspillés, on est tenté de le mépriser pour sa petitesse, s’il ne méritait d’être plaint pour ses majestueuses douleurs. Une seule chose, répétons-le, peut expliquer cette misère : c’est la plaie profonde qu’il gardait au fond de son être, la maladie du passé qui le rendait insensible aux réalités présentes. Ajoutez à cela un sens complet de nos vanités, une prédisposition native à l’ennui, le doute et la méfiance même dans l’amour, défauts d’esprit qui ressemblaient à des vices de cœur, et vous aurez la vraie physionomie de Chateaubriand. Malgré tous ces malheurs, ce n’est pourtant pas lui qui est le plus digne de notre pitié : ce sont ses victimes, ces nobles femmes dont l’histoire ne se séparera plus de la sienne. Elles peuvent avoir eu des différences dans leurs tendresses et quelques-unes y avoir mis de la vanité ; mais toutes furent sincères, malheureuses, éblouies de son génie, passionnées de sa personne, inconsolables de le perdre. Jalouses de ses succès, sans lutte contre l’entraînement, sans révolte contre l’abandon. Le jour où Chateaubriand se retira d’elles, elles n’ont plus vécu, elles ont langui sur la terre. Figures d’élégie, créatures mélancoliques et raffinées, elles réalisèrent par des souffrances les félicités amoureuses quelles rêvaient dans leur tragique jeunesse. Chateaubriand savait à quel point elles lui étaient supérieures lorsqu’il écrivait : « Quand je songe que j’ai vécu avec de pareilles intelligences, je m’étonne de valoir si peu ! » En les oubliant et en les trahissant il ne les a pas trompées. Elles l’avaient cru « l’homme de ses livres ». Il était bien réellement l’homme de ses livres et il ne l’était que trop. Fidèle à sa nature, il a aimé les femmes comme René avait aimé Celuta : eu leur « ayant tout ravi et en ne leur donnant rien ». Elles sont allées à lui parce qu’il incarnait la poésie et l’idéal qui dorment dans le cœur de toutes les filles d’Ève. Les blâmerions-nous de s’être laissé séduire, nous qui éprouvons tant d’admiration pour ces « chantres de race divine », qui sont pourtant des hommes comme les autres ? Le génie éblouit ; mais si on le regarde trop longtemps, comme le soleil, il perd ses rayons. D’ailleurs Chateaubriand ne fut peut-être pas le séducteur que l’on croit. Ce n’est pas par des sollicitations pressantes qu’il fit des victimes ; ce qui les a attirées, c’est son talent plus que sa parole et la lecture de ses livres avant la fréquentation de sa personne. Songeons au prestige inouï qu’il a exercé sur ses contemporains. Recherché de tous les salons, admiré de toutes les femmes, qui eût résisté à ce vertige et quelle fidélité eût pu faire honneur à de tels hommages ? Ses amours ne furent ni spontanées, ni involontaires ; il répondit presque toujours aux sentiments qu’on éprouvait pour lui, et il eut le tort de ne pouvoir s’en défendre plutôt que celui de les provoquer. C’est pour cela qu’en dehors même de l’extraordinaire, cause de détachement que nous signalons, ses passions l’enivrèrent sans le posséder et tarirent avant qu’il en eût touché le fond.

Enfin il faut avoir le courage de le dire : Chateaubriand a oublié parce que c’est l’essence de l’amour d’oublier. L’amour s’use et passe. On ne l’éternise que par le mariage ; on ne le perpétue qu’en le transformant ; il ne peut vivre qu’en cessant d’être lui. Les victimes de René avaient déjà fait l’apprentissage de l’oubli lorsqu’elles lui reprochaient de ne plus se souvenir d’elles. Il y avait longtemps que madame de Beaumont ne songeait plus à son mari. Us étaient loin les serments de madame de Custine à son jeune époux allant à l’échafaud ! Madame de Duras mit moins de façon encore à immoler sa fidélité conjugale. Toutes ont piétiné de chers souvenirs pour suivre René. C’est ainsi que la tendresse succède à l’indifférence et que l’une engendre l’autre. Chateaubriand n’a peut-être été si sincèrement aimé que parce qu’il a lui-même très peu aimé, et c’est parce qu’il ne donnait rien qu’il a tout reçu. Trahir les femmes est souvent le moyen de se les attacher. On pourrait dire qu’elles n’aiment bien que ceux qui les font souffrir. L’amour est une lutte où l’on devient victime si l’on n’est bourreau. Si Chateaubriand n’avait pas quitté les femmes, ce sont elles qui un jour l’auraient quitté. Il n’a pas apprécié l’amour faute d’avoir été trompé. Ses torts n’ont pas d’autre cause que l’excès de son bonheur. La conquête des femmes lui était trop facile, leur dévouement trop sûr, pour qu’il pût goûter dans ses liaisons autre chose qu’une sécurité monotone dont sa nature impatiente se rassasiait tout de suite. Comment n’eût-il pas oublié ses amours, lorsqu’il pouvait si vite les remplacer ? Il n’a jamais souffert des ruptures parce qu’il fut le premier à briser une chaîne dont il n’a jamais bien senti la douceur. On regrette qu’il n’ait pas rencontré une créature ardente et volage comme lui, une coquette qui l’ait tourmenté et désespéré ; nous aurions alors entendu d’autres cris de douleur que son éternelle plainte ennuyée ; il nous eût légué quelque livre immortel comme les Nuits de Musset ; victime à son tour, on le plaindrait d’avoir subi les cruautés qu’on lui reproche, et ce sont les femmes, cette fois, qu’on accuserait d’égoïsme. Au lieu de cela Chateaubriand eut des adoratrices soumises qui le rendirent ingrat à force d’obéissance et d’abnégation.

Malgré leurs rares malheurs et leur supériorité mondaine, loin d’être des exceptions sociales, ces femmes représentent le type exact des amoureuses d’artistes. Elles ont eu des goûts si délicats, tant de droiture dans leur faute, tant de pureté dans leurs illusions, qu’on les dirait presque dépaysées dans cette société parisienne si curieuse à étudier au commencement de ce siècle. A voir leur avidité sentimentale on les prendrait pour ces intelligentes provinciales qu’on découvre parfois au fond des petites villes, fleurs épanouies en pleine campagne et qui gardent tout leur parfum. On croirait les avoir connues, tant elles ressemblent à celles que nous connaissons. C’est, le contact du génie qui les a faites supérieures et c’est sa gloire qui les a rendues célèbres. Beaucoup vivent obscurément qui les valent par l’esprit et par le cœur. René n’est pas seul coupable envers elles. La rigoureuse justice des choses les a punies de n’avoir pas voulu aimer ceux qui les auraient comprises. Madame de Beaumont préféra l’orageux Chateaubriand à l’angélique Joubert. Lucile a dédaigné le doux Chênedollé qui ne s’en consola jamais, Madame de Custine a sacrifié pour René la naissante inclination d’un homme qui aurait pu lui offrir des félicités durables. Toutes ont recherché celui qui les a trahies et n’ont voulu se souvenir que de celui qui les a oubliées. C’est toujours le dépareillage et le chassé-croisé de la vie. Chateaubriand n’a été l’amant que de femmes mariées ayant appartenu à d’autres attirées par l’éclat de son nom plutôt que par ses qualités d’âme. Ses amours ont été caduques parce que le veuvage et les adultères n’ont ni les virginités, ni les ivresses qui sont pour un poète la première condition de l’idéal. Une chose enfin lui a manqué par-dessus tout. C’est un amour de jeune fille, un sourire de vierge, la naïveté d’un sentiment pur. L’œuvre de Chateaubriand est sombre comme une cathédrale gothique au soleil couchant. La lumière de l’aurore eût éclairci les richesses de cette architecture compliquée. On croirait parfois que ce superbe infidèle était né pour ces premières affections loyales, à voir les frémissements qu’il éprouva devant Charlotte, la seule jeune fille qu’il ait aimée après Lucile et dont il parle avec tant d’éloquence dans ses Mémoires. Touchante idylle qui se dénoua brusquement lorsqu’au moment de demander sa main il dut avouer qu’il était marié.

Il n’a eu, eu réalité, qu’un seul amour : c’est Lucile. Les autres femmes l’ont ému ; celle-là l’a bouleversé. Les confessions de ses livres et les cruautés de sa vie prouvent qu’il ne fut attaché qu’à cet amour ; précisément parce qu’il était impossible. Faute de pouvoir réaliser celui-là, les autres lui parurent irréalisables. Il est difficile, sans cette explication, de comprendre l’existence passionnelle de Chateaubriand, les froideurs et les trahisons qu’on s’est plu à lui reprocher si sévèrement. Il était homme, après tout, et même avec le génie, l’humanité ne perd pas ses droits. C’est une loi de ce monde que ceux qui incarnent les sublimités de notre nature en résument aussi les faiblesses, et qu’ils soient obligés de racheter leur grandeur par cette inévitable misère. Le mensonge de l’amour éclate mieux quand il se manifeste chez de pareilles intelligences. C’est par là que le génie redevient notre égal, bien que nous n’ayons pas ses qualités pour excuse. Chateaubriand a compris mieux qu’un autre, non seulement le néant de l’amour, mais le néant de toute chose. Ce néant a fait partie de son être, il s’en est rassasié, et c’est en quelque sorte la conclusion de sa propre expérience qu’il nous donne, lorsqu’il résume ainsi la vie de Rancé :

« On ne se dégage pas à volonté des songes ; on se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent dans une confusion effroyable. Vieux voyageur assis sur la borne du chemin, il eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant l’aurore qui ne lui eût apporté que l’ennui du cœur et la difformité des jours. Si le ciel lui eût mis aux bras les fautâmes de sa jeunesse, il se fût plus tôt fatigué de marcher avec des larves. L’orgueil des années défend de trahir le secret et la tombe le continue. Pour peu qu’on ait vécu, on a vu passer bien des morts emportant leurs illusions. Heureux celui dont la vie est tombée en fleurs !… »

Chateaubriand fut donc eu vérité un amoureux romanesque et un amant pessimiste. Il a été désolé par une tendresse qui a absorbé toutes les forces vives de son âme. Du naufrage de ses sentiments il ne sauva que son imagination et il se consola d’être déçu en appliquant sa sensibilité à la littérature. Voilà la vérité : Chateaubriand n’a vécu que pour la littérature. Il ne fut, quoi qu’il en dise, ni diplomate, ni penseur, ni libertin, ni homme du monde. Il fut un écrivain et un artiste. L’art le rendit égoïste, parce qu’il trouva dans l’art ses meilleures voluptés et un dédommagement à tout. Il lui sacrifia son bien-être, ses amours, l’ambition et la politique. Il a quitté toutes ses attitudes, il a déposé tous ses masques : il n’a jamais brisé sa plume. En dehors de l’art, Chateaubriand fut un homme comme nous : il a eu nos fragilités et nos débilités, et sa hauteur d’esprit les a seulement rendues plus saisissantes. Il a senti la vanité humaine sans en avoir le détachement ; il a éprouvé l’amour sans y être fidèle ; il a glorifié le christianisme sans en suivre les maximes ; il a méprisé la politique sans pouvoir y renoncer ; les joies qu’il a rencontrées n’ont pu guérir son ennui ; il s’est consumé à poursuivre l’insaisissable ; il a fait souffrir ceux qui lui ont donné du bonheur. Comme homme il fut à plaindre, car il fut aussi malheureux que ses victimes ; comme artiste, il est et il restera un des plus grands parmi les grands.

L’amour honnête dans le roman §

Bien que la production du roman se soit beaucoup ralentie depuis quelques années, elle tient encore à l’heure actuelle, par les maîtres qui nous restent et la jeune école nouvelle, une place considérable dans notre littérature. On s’est bien aperçu, à mesure que tout le monde voulait écrire, que tout le monde n’était pas écrivain ; mais le public n’a pas cessé de s’intéresser à un genre d’ouvrages où tant d’auteurs exercent leur talent et leurs efforts et qui demeure ouvert aux innovations et aux renouvellements les plus curieux. Je laisse à une plume plus autorisée le soin d’apprécier ces diverses évolutions ; et, bornant aujourd’hui cet article à une pure question de morale, je voudrais discuter ici l’influence de l’amour dans le roman contemporain. L’envahissement de l’amour en littérature est, depuis le romantisme, un fait dont les conséquences méritent d’être signalées. Le débordement passionnel dans les œuvres Imaginatives ou observées impose à l’art une situation nouvelle et crée toute une série de problèmes qu’il serait urgent de résoudre. Les ouvrages conçus dans un but moral sont-ils, comme on le dit, en danger de rester au-dessous de la réputation des ouvrages de l’école indépendante ? Au nom même de l’esthétique réaliste, la moralité dans l’amour ne fait-elle pas partie de la vérité dans la vie, et le bien ne relêve-t-il pas de l’observation au même titre que le mal ? On a souvent voulu trancher la question, mais plus souvent on l’a effleurée, faute de bien préciser les termes. L’idéalisme littéraire ne doit pas craindre d’aborder ces sortes de discussions, qui ont une si grande portée sur les mœurs et sur les talents. Si les ouvrages modifient les mœurs, les mœurs, à leur tour, déterminent les ouvrages, et c’est en améliorant les uns qu’on épurera les autres. De toutes les productions qui nous encombrent, c’est certainement le roman qui est le plus répandu et qui a le plus préoccupé le public depuis vingt ans. Pour indiquer ce qu’il doit être, il s’agit avant tout de bien examiner ce qu’il est. En dégageant ce qui constitue le fond même du roman contemporain, on arrivera peut-être à savoir par quels moyens on peut lutter avec avantage contre le succès des œuvres immorales ultra-réalistes.

Le fond de tous les romans, c’est évidemment l’amour, l’amour sous toutes ses faces, avec sa passion dissolue ou ses glorifications menteuses avec ses illusions de cœur ou ses convoitises charnelles ; presque toujours l’amour exagéré, affranchi, parfois cynique, souvent odieux. Romans de librairie ou feuilletons de journaux n’ont pas d’autre but que de nous intéresser à l’amour, comme si, en dehors de l’amour, II n’y avait plus rien d’intéressant. Jamais on n’a tant écrit de romans ; jamais on ne les a écrits plus licencieux, tranchons le mot, plus ennuyeux. Or cette immoralité à outrance ne nous a appris qu’une chose : c’est que le vice manquait d’attrait. On croyait nous passionner ; on n’est même pas parvenu à nous amuser. Les productions malsaines qui devaient rajeunir l’art sont subitement devenues caduques. Au lieu de l’ère nouvelle qui devait se lever, c’est le dégoût qui se lève, et ces innombrables livres ont eu pour résultat de nous faire aimer la vertu, ne serait-ce que pour savourer l’agrément d’une nouveauté et le charme d’un changement. Berquin n’est pas attachant ; mais Restif de la Bretonne l’est-il davantage ? M. Zola lui-même ne divertit plus ceux qui stigmatisaient M. Georges Ohnet. On s’en plaint tout haut, et personne n’ose plus reprocher à la morale d’être monotone, depuis que le vice lui-même rabâche. C’est ainsi qu’une réaction sérieuse, universelle et très significative, s’est produite en faveur du roman honnête.

Si l’on veut maintenant examiner de près les raisons de ce revirement d’opinion qu’il n’est plus possible de contester, on les trouvera dans l’amour, dans l’amour seul, dans la façon dont on nous a vanté, dont on nous a décrit l’amour. C’est la manière de comprendre l’amour qui fait la portée et l’intérêt d’un livre, qui le rend moral et attrayant. Que l’esthétique accepte ou non la question de moralité en matière d’art, les conséquences de cette question sont indiscutables comme résultats sur le public. Pour montrer l’action du roman d’amour sur les mesures d’une époque, il serait donc peut-être utile de préciser les différentes façons dont la littérature a envisagé l’amour, si l’amour avait véritablement varié ses peintures et modifié d’âge en âge son expression littéraire. Mais je crois que ce sont toujours les mêmes écoles qui se renouvellent à des époques différentes. Dans tous les temps, les œuvres de passion ont rivalisé avec les œuvres sentimentales, et la galanterie équivoque a toujours tâché de supplanter l’amour vrai. Notre siècle n’a pas inventé la pornographie ; le dix-septième siècle a connu des œuvres romanesques aussi populaires que les Trois Mousquetaires ou Indiana. On lisait des récits épiques et des livres très purs à l’époque de Brantôme et des Cent Nouvelles nouvelles. Les romans de chevalerie n’étaient au fond que les petites épopées françaises, qui n’étaient elles-mêmes que des imitations de la Chanson de Roland, sorte de littérature qui descend presque de l’Iliade. A côté de la Princesse de Clèves, il y avait des gaudrioles, des chroniques scandaleuses et les Contes de La Fontaine. Le dix-huitième siècle a vu la pornographie de Crébillon, les romans de Restif, Estelle et Némorin et Paul et Virginie.

L’amour n’a donc pas évolué : il a recommencé. Il a subi des remaniements bien plus que des transformations. Le bien et le mal, le pur et l’impur ont toujours existé côte à côte dans la société, comme ils existent côte à côte dans chaque individu. Toute la différence, c’est que de notre temps la passion, au lieu d’être badineuse ou frondeuse, a voulu justifier ses hardiesses et a formulé ses prétentions esthétiquement, comme si l’art n’était que de l’audace et comme s’il n’y avait pas des romans infiniment purs qui sont des chefs-d’œuvre. Une différence encore, c’est que les œuvres passionnelles, autrefois rares et spéciales, ont aujourd’hui envahi la littérature, à ce point qu’on n’imagine plus d’émotion en dehors, du roman et eu dehors de l’amour. Cette invasion, il faut le dire, n’a porté bonheur à personne. Elle a gâté les Imaginations sans perfectionner les œuvres. A force de se surmener, l’art est devenu monotone. A force de se blaser, le public est devenu exigeant. On a fait de l’amour une condition si exclusive du roman, qu’on est presque en droit de se demander s’il y est seulement nécessaire. Il s’est trop imposé pour qu’on n’ait pas envie de le récuser et, à voir ses excès on se prend à douter de lui. Avant donc d’examiner l’influence de l’amour dans le roman ; avant de savoir s’il y a un amour honnête avec lequel on puisse faire des livrés vrais, Il est permis de rechercher si l’amour est nécessaire au roman.

Qu’est-ce que le roman ? Si vous admettez que c’est une histoire imaginée, aventure ou récit de mœurs, écrite ou non à l’aide de documents, vous conviendrez en principe qu’on peut avoir d’excellents romans sans qu’il y ait de l’amour. Pourquoi serait-il obligatoire de mettre uniquement de l’amour dans un ouvrage quelconque, de préférence à toute autre passion ? On conçoit que l’amour puisse être attachant, mais on conçoit qu’on puisse s’en passer. Notre plus belle tragédie française, Athalie, est une pièce sans amour. Eschyle, Sophocle et Euripide ont écrit d’admirables drames sans cet élément d’intérêt, et les anciens ont eu sous ce rapport une esthétique opposée à la nôtre. Si le théâtre peut se priver d’amour, comme le pensaient Racine et Voltaire, pourquoi le roman, qui n’est qu’un drame bourgeois, ne s’en priverait-il pas ? Il s’en passe en effet, et ne s’en trouve pas plus mal. Il n’y en a pas dans Xavier de Maistre, dans André Cornélis, de Bourget, dans l’Abbé Tigrane, de Ferdinand Fabre, dans le Curé de Tours et d’autres livres de Balzac, dans Tartarin, dans la Légende de saint Julien, de Flaubert, dans l’immortel Robinson Crusoé, dans certains contes de Daudet et de Maupassant. Y en a-t-il beaucoup dans l’Oncle Célestin, dans l’Évangéliste, dans un Cœur simple, dans Étienne Moret, dans Jules Vallès, dans Gulliver, dans l’histoire de Tobie et de Joseph, dans la Chanson de Roland, dans l’Iliade et dans l’Odyssée  ? Si l’amour n’est pas même nécessaire, pourquoi donc absorbe-t-il tout ? Parce que son éloquence est à la portée de chacun et qu’il faut du talent pour la dédaigner ; parce que c’est, en effet, une force que de nous peindre nos faiblesses ; parce que le public a plus de convoitise que de discernement et qu’on l’intéresse mieux avec cette passion, qui lui est propre, qu’avec les pures ressources de l’art, auxquelles il est étranger. L’amour est peut-être la seule chose que chacun puisse personnellement contrôler. Il offre des situations psychologiques qui plaisent à la généralité des lecteurs. Malheureusement, à vouloir toujours exposer les luttes de la passion, ou risque souvent de n’offrir que ses défaites, et c’est ce qui est arrivé à tant de romanciers contemporains.

Grisés de succès, entraînés par la facilité d’émouvoir, ils sont tombés dans une bassesse d’imagination et dans une peinture libidineuse qui n’a même plus la prétention d’être de l’observation exacte. Devenus des « bêtes », de peur d’être des « anges », ils déclarent, contre le mot de Pascal, que « l’ange » n’est pas humain et qu’il n’y a, dans la littérature et dans l’homme, que la « bête ». Voilà où aboutissent ceux qui ont appliqué trop rigoureusement à l’amour les procédés et les théories de l’art pour l’art, oubliant que l’art est fait de nuances plus que de logique et de tact bien plus que d’audace n’est difficile de savoir s’arrêter dans la peinture des passions. Une invincible pente pousse à descendre précipitamment là où l’on croyait seulement glisser, et il serait curieux, à ce point de vue, d’analyser par quelles transformations le roman idyllique et romanesque de G. Sand est devenu roman d’observation dans Balzac, roman réaliste chez Flaubert, pour être enfin le roman physiologique d’aujourd’hui. Sentimental d’abord, on peut dire que notre roman est presque, dans sa généralité, exclusivement physiologique et plastique. Une certaine école contemporaine ne se contente plus d’exalter l’imagination, elle la déprave. Le cœur autrefois n’était pas atteint ; aujourd’hui ce sont les sens qui étouffent le cœur. Par leur nombre et leur tendance, la lecture des romans de notre époque est infiniment dangereuse. Le roman s’introduit partout ; tout le monde en lit. Le péril, qui était moindre quand on n’y mettait que de l’amour, s’est aggravé depuis qu’on n’y met que de la passion. Encore la passion ne suffit-elle déjà plus à émouvoir, et le vice lui-même eût fini par paraître fade, si la réaction n’était arrivée. Ce courant nouveau, cette sympathie pour l’idéal si longtemps décrié, ce besoin de pureté et d’élévation se sont nettement précisés dans le public, bien qu’il attende encore les œuvres qu’on lui a promises, depuis le jour où M. Dumas fils demandait dans une préface d’ami la restauration du genre romanesque et où, dans un article du Figaro, M. Claveau prédisait l’avenir à celui qui referait Paul et Virginie.

Signaler l’abus de l’amour dans le roman et demander qu’on revienne à l’amour honnête, c’est aborder, je le sais, une question délicate : la question de moralité en littérature. — Y a-t-il, oui ou non, de bons et de mauvais livres, ou seulement des livres bien faits et des livres mal faits ? La moralité d’une œuvre ne consiste-t-elle, comme le dit Goethe, que dans son exécution ? Eu d’autres termes, eu dehors de l’esthétique, n’existe-t-il pas une moralité philosophique ? Un critique n’a-t-il pas le droit d’être un moraliste, et faut-il lui donner tort de condamner comme blâmable une œuvre de forme excellente ? L’esthétique de l’art pour l’art est celle de tous les écrivains amoureux de style et passionnés de leur métier. Je voudrais sortir aujourd’hui de l’art et du métier pour n’envisager la théorie qu’au seul point de vue de ses conséquences sociales ; car un livre n’a pas seulement son mérite, il a son influence. On peut considérer la littérature du côté des artistes ; mais ou peut encore la considérer du côté du public. Si l’auteur d’un livre est maître de ses principes, ce livre a aussi une portée sur celui qui le lit, et ces deux éléments d’appréciation sont nécessaires pour bien juger le problème. L’auteur, qui ne songe qu’à l’exécution, veut produire un effet d’art ; le lecteur, qui n’est pas artiste, reçoit une impression passionnelle. Ce que voulait faire l’auteur relève de la littérature ; ce qu’éprouve le lecteur relève de la morale. Il est Impossible qu’une jeune fille, en lisant Lélia ou Valentine, ait la même Impression qu’un lecteur lettré. La meilleure exécution esthétique ne sauvera donc pas la jeune fille d’une séduction que vous n’avez pas tort de voir toute dans la forme et qu’elle n’a pas tort non plus de voir toute dans le fond. Le péril, qui ne vous frappe pas, elle le subira ; et si vous avez raison littérairement, vous pouvez être responsable socialement. Si donc la théorie de l’art pour l’art s’impose à l’artiste, la question de moralité s’impose également à l’observateur. Lorsqu’on voit Werther produire, en Allemagne, une épidémie de suicides et la représentation des Brigands pousser les jeunes gens dans les montagnes, on est bien forcé de convenir que certaines œuvres supérieures peuvent avoir des conséquences immorales, d’autant plus désastreuses que l’ouvrage sera meilleur. Voilà ce qu’un spectateur impartial en matière littéraire est obligé d’avouer. La théorie de l’art pour l’art ne serait plus discutée, s’il n’y avait que les artistes qui lisent ; malheureusement, c’est le contraire : ne lisant que ce qui est bon, les artistes lisent peu. Reste donc le grand public, et, en première ligne, parmi ce grand public, les femmes. Or, en général, dans un ouvrage passionnel où l’héroïne sera logiquement châtiée par ses propres fautes, les femmes n’apercevront qu’une expérience, à refaire, et c’est ce qui faisait dire à Sainte-Beuve qu’elles n’acceptaient la faillite amoureuse de madame Bovary que sous bénéfice d’inventaire.

La question de l’amour et de sa moralité se pose également dans le roman romanesque. C’est une étiquette sous laquelle ou nous avait promis, ces dernières années, un véritable renouvellement littéraire. Il semblait que l’exemple de M. Bourget allait décider nos jeunes auteurs à sortir de la physiologie pour aborder des crises d’âme et de nouveaux problèmes de passion. Si l’on peut constater quelques petits succès dans ce genre, on peut dire que personne encore ne s’y est fait un nom. Beaucoup de nos récents auteurs, au lieu de continuer ce mouvement, se sont spécialisés dans des tendances scientifiques qui les empêchent d’arriver jusqu’au grand public. D’autres sont restés dans le domaine de la littérature libertine ; et d’autres, à force de rechercher l’idéal, ont fait de la métaphysique raffinée à l’usage d’une chapelle de croyants. C’est qu’il est difficile, en effet, d’écrire du roman romanesque qui ait la valeur de la vie vécue. Quand on ouvre libre carrière à l’imagination, il est rare qu’elle s’impose des limites. L’amour devient alors une chose délicate à traiter, et c’est par ce genre de littérature que son influence s’exerce le plus profondément Lie roman romanesque a la préteur loin d’être un grand progrès sur le réalisme, dont il répudie la formule et le but. Or beaucoup de gens sont convaincus que la lecture ; des romans réalistes est moins dangereuse que la lecture des romans romanesques et qu’il vaut mieux laisser entre les mains d’une jeune fille les livres de M. Zola que les livres de George Sand.

Pour rester dans le domaine social et moral, je crois, à exagération égale, qu’on aura seulement déplacé le péril. La corruption Imaginative est plus subtile ; la corruption réaliste est plus brutale. Les livres de sentimentalisme exalté troubleront toujours les jeunes gens et les femmes. Le ravage qu’ils causent semble moindre, parce qu’on le fait partir de plus loin et qu’il met plus de temps à se développer. On s’impose par ces ouvrages une optique que la vie renverse. On, adopte l’amour tel qu’on vous l’embellit, pour l’adopter plus tard tel qu’il s’offre. Cette mysticité n’est qu’une plus adroite préparation aux réalités de l’amour. Quant au roman réaliste, il détruit même cette illusion et ne prend plus la peine de rien déguiser. L’amour romanesque pousse à la passion, qui a parfois sa grandeur ; l’amour réaliste ne peut vous pousser qu’au vice, qui n’a que sa bonté. En lisant des œuvres romanesques, une âme vierge peut être en péril sans cesser de l’estimer ; en lisant certaines œuvres brutales, elle se méprise et se déshonore toujours. Beaucoup de gens vont jusqu’à penser que tous les romans sont dangereux par cela seul que ce sont des romans. « Presque tous les livres sont des corrupteurs, dit Chamfort ; les meilleurs font presque autant de mal que les bons. » C’est qu’en effet, dans tous les romans, la lecture de l’amour donne le goût de l’amour et développe le désir d’aimer avant même qu’on songe à aimer, de qui faisait dire à je ne sais quel homme d’esprit qu’on n’aimerait pas, si l’on n’avait jamais entendu parler de l’amour. Or les romans sont précisément les livres qui nous parlent le plus de l’amour ; c’est là que les femmes façonnent leur âme à l’amour ; c’est là qu’elles se créent un idéal a priori et qu’elles apprennent l’art de rêver, qui ôte si vite l’art de se conduire. En général, on ne serait pas si avide de lecture, si l’on n’y trouvait pas si souvent de l’amour ; et il n’y a pas de quoi s’étonner, si tant d’auteurs cherchent à être lus en offrant ce qu’on cherche à lire. C’est ainsi que dans l’art, qui vit de la peinture des passions, les trois quarts des lectrices ne voient que les passions, qui n’ont en elles-mêmes rien de commun avec l’art. Je ne crois pas, pour ma part, que tous les livres soient aussi dangereux que le dit Chamfort. Je pense seulement qu’on peut appliquer à la majorité des romans d’amour les pages profondes que Rousseau a écrites sur l’influence de l’amour au théâtre : il absorbe, on ne voit que lui et l’on s’en fait un modèle.

N’y a-t-il donc pas moyen de concilier le roman d’amour avec l’honnêteté ? Est-il vrai que l’on cesse d’être littéraire, du moment que l’on veut être moral ? N’est-on admis à décrire la passion que par son mauvais côté ? L’art et la pudeur sont-ils à ce point inconciliables, et, parce qu’il y a partout de mauvais livres, conclurons-nous qu’il ne peut pas y en avoir de bous ? On dit : « Les romans honnêtes ne sont pas observés ; ils ne peignent pas la vie. » Examinons ce reproche, qui tend à exclure de la littérature toute une classe d’écrivains de valeur. Que l’intention de certains romanciers soit meilleure que leur talent, nous sommes d’accord là-dessus ; mais autre chose est de dire que tels ou tels auteurs n’ont pas mis d’observation dans leurs sujets, ou de dire que le sujet lui-même n’en comporte pas. Nos réalistes les plus effrénés, nos plus décadents analysateurs du vice procèdent a priori. Cela est certain et personne, je pense, ne le niera. Ils conçoivent et ils exécutent leurs œuvres d’après une tournure d’esprit qui consiste à envisager les choses d’une façon pessimiste, immorale, outrée de même que les rationalistes n’aperçoivent en exégèse que les contradictions et les divergences. Pourquoi le romancier qui veut rester chaste n’aurait-il pas, lui aussi, le droit de l’être a priori ? La première manière est vraie, dites-vous, et la seconde ne l’est pas. Qu’en savez-vous ? Est-ce au nom de l’art que vous prétendez limiter l’art ? N’est-ce pas manquer d’observation que de vouloir borner Inobservation ? Oui, quoi qu’on en dise, il y a des âmes supérieures, il existe des jeunes filles pures, Virginie est aussi vraie que Manon et l’on rencontre tous les jours dans la vie des sentiments honnêtes. Quelle est, par exemple, la condition sociale la plus ordinaire ? L’état de mariage. Or on arrive au mariage bien compris par l’amour, l’amour respectueux, moral, délicat, qui a un dénouement estimable et heureux. Il y a donc une sorte d’amour honnête qui relève de l’observation et avec lequel on peut écrire des œuvres exactes.

La preuve que cet élan d’honneur et de droiture en matière de tendresse constitue quelque chose de réel qui fait partie de notre nature, c’est qu’il est la raison et l’origine même du roman en France. Aux Chansons de geste, où l’on exaltait les vertus guerrières et chevaleresques, succédèrent, par une transition naturelle, les longs récits purement fabuleux et amoureux, puis les romans de chevalerie, venus d’Espagne. Ce qu’on y célébrait, c’était l’amour idéalisé, transfiguré, fidèle, ce qu’il y avait de généreux dans l’éternelle aspiration de la tendresse humaine. Lorsqu’on perdit le souvenir même de la chevalerie, le fond amoureux de ces ouvrages survécut et servit encore de thème à l’Astrée, à ces interminables histoires tendres, à ces platoniques psychologies du besoin d’aimer. Le Grand Cyrus ne fut que l’adaptation de cette littérature passionnelle à une société lettrée et polie, où mademoiselle de Scudéry prit ses modèles et ses portraits. Si la Clélie discrédita momentanément cette école, le genre persista, et madame de La Fayette, à qui La Rochefoucauld enseigna la concision, eut le mérite de condenser cet idéal dans une œuvre divine à force de pureté, la Princesse de Clèves. On voyait alors Pélisson et mademoiselle de Scudéry s’adorer platoniquement ; le grand Condé aimer honnêtement mademoiselle du Vigean, la délicieuse Aurore de Voiture ; M. de Montausier courtiser pendant quatorze ans l’éthérée Julie d’Angennes, dont il gagna le cœur par les madrigaux de sa Guirlande de Julie. La société de l’Hôtel de Rambouillet, Benserade, Ménage, Chapelain, Conrart, Voiture, Godeau, Sarrasin, etc., ressuscitaient les amours délicates et les mœurs romanesques de l’ancienne chevalerie morte ; nouveaux chevaliers désarmés par la civilisation, qui, au lieu d’écu et de lance, luttaient courtoisement à coups de rondeaux et de ballades.

Loyauté dans l’amour, besoin d’ardeurs épurées, idéalisation de la tendresse, c’est parce que tout cela existait dans la vie, qu’on le recherchait si volontiers dans les livres. Cette littérature sentimentale n’eût pas persisté, si elle n’eût répondu à quelque chose de très réel qui est eu nous. Relisez l’Arsace et Isménie de Montesquieu, ce chant d’amour si profond. Par quoi donc l’Héloïse de Rousseau a-t-elle séduit son époque, sinon par l’honnêteté dans l’amour, par l’idéal dans la passion, par la vertu dans la faute ? Et aujourd’hui, où vont nos aspirations musicales et artistiques ? Aux primitifs, à ce qui est pur, à ce qui vient de l’âme, à Wagner, qui n’est peut-être qu’un grand vulgarisateur de la musique religieuse. Il y a dans la nature humaine une soif d’amour élevé, une disposition de grandeur, une noblesse d’affection, une source infinie d’aspirations chastes, qu’aucun effort réaliste, qu’aucune œuvre impure ne pourra détruire…

Oui, Il y a un amour qui n’est pas corrupteur et qu’il ne faut pas redouter pour l’âme de nos jeunes filles, dans notre siècle de marchandage conjugal ; cet amour doit rayonner, au contraire, devant leur âme pour éclairer l’attrait du devoir et le charme de la vie morale. C’est par le cœur qu’il faut relever celles dont on pervertit le cœur ; c’est par la littérature qu’il faut combattre l’influence de la littérature. Sachons tourner vers les grandes idées l’imagination féminine, avide de puretés généreuses bien plus que de réalisme désillusionnant. Les livres chastes gardent l’âme chaste ; la pureté des mœurs fait les honnêtes femmes ; les livres où l’on peindra des honnêtes femmes seront donc des livres d’observation. Le plus profond observateur du cœur humain qui ait paru, Molière, était, je pense, autant dans le vrai que M. Zola, quand il nous a donné ses immortels portraits de jeunes filles irréprochables. C’est dans Molière que l’on trouve les plus parfaits modèles de l’amour pur. Ce grand poète, qui mérita les reproches de Bossuet et la colère de Rousseau, n’a mis au théâtre que des jeunes filles d’un idéalisme admirable. C’est qu’il savait que le bon et le beau sont en art aussi exacts que le mauvais et le laid. Peut-on lire la première scène de l’Avare, entre Elise et Valère, sans être ému jusqu’aux larmes ? Il y a là une délicatesse, un respect et une droiture amoureuses qu’on ne rencontre que chez Molière et qu’il n’a pris nulle part, lui qui a pris tant de choses aux anciens et à ses contemporains. Existe-t-il un caractère de jeune fille plus saisissant que l’Agnès de l’École des Femmes  ! La pauvre enfant reconnaît la bêtise qu’on lui a donnée par vice d’éducation ; mais ce qui fait d’elle une création merveilleuse, c’est qu’elle ne sait pas et qu’elle ignorera toujours à quel point elle est sincère, loyale, pure, infiniment bonne et honnête. Le réaliste Flaubert pleurait comme un enfant chaque fois qu’il relisait, dans le chef-d’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre, la lettre de Virginie à ses parents. On remplirait des pages à énumérer ces sortes d’exemples. Voilà ce que produit en littérature l’amour idéalisé, qu’on voudrait bannir de l’art, sous prétexte que l’idéal manque de réalité.

Quant à l’autre amour, à l’amour coupable, il me semble qu’on peut encore le concevoir différent de celui qu’on nous montre, sans qu’il cesse pour cela d’être observé et vécu. C’est le parti pris d’école, et non la vérité esthétique, qui pousse, par exemple, certains auteurs à ne nous peindre jamais que la chute là où l’intérêt de la lutte eût suffi. La pudeur et le devoir sont-ils moins humains que l’abandon et la faute ? L’effort vers le bien ne fait-il pas partie de notre nature, comme l’entraînement au mai ? Si l’un est plus général, l’autre en est-il moins vrai ? Beaucoup succombent, qui ont commencé par résister. Pourquoi ne pas admettre l’égalité de ces deux états d’âme devant l’art ? Vous voulez peindre la faiblesse ; ne puis-je peindre le devoir ? Ne quitte-t-on jamais le mal pour revenir au bien, comme on quitte le bien pour aller au mal ? N’y en a-t-il pas qui se relèvent ? N’en connaissez-vous point qui se repentent ? Les cloîtres pourraient nous dire combien de gens ont abandonné l’amour, qui les lit coupables, pour le repentir, qui les rend heureux. Le remords, enfin, n’est-il pas de l’homme ? Pourquoi avoir fait de l’homme un automate ? De quel droit lui retranchez-vous la conscience ? Est-ce un progrès d’avoir remplacé les luttes contradictoires du cœur par la fatalité physiologique des tempéraments ? La première méthode était variée ; votre science n’est que monotone. La littérature est encore pleine d’exemples qui le prouvent. L’honnêteté dans l’amour, la lutte du devoir dans la passion constituent un double idéal qui a produit des œuvres de premier ordre. Je conçois une Princesse de Clèves qui eût pu être rigoureusement traitée selon les procédés descriptifs admis aujourd’hui. Stendhal serait-il moins bon psychologue s’il eût peint des amours plus pures ? Aurait-il moins d’analyse, s’il eût été plus idéal ? Son talent change-t-il quand il décrit les amours de Clélia Conti dans la Chartreuse de Parme  ? Qui oserait dire que le talent de M. Zola eût perdu de sa force en interdisant les ordures de parti pris dont il a semé ses ouvrages ? Balzac ne s’est pas montré moins profond quand il est resté pur dans Eugénie Grandet et dans son beau Lys dans la Vallée. Le Roman d’un jeune Homme pauvre ne vaut-il pas Monsieur de Camors  ?

L’exemple des littératures étrangères est plus démonstratif encore. L’œuvre entière de Dickens prouve qu’on peut être un grand observateur et intéresser le public tout en demeurant irréprochable. Aucun de nos livres réalistes ne fera oublier David Copperfield, Dombey et Fils et le Magasin d’antiquités, qu’on ne peut lire qu’avec des larmes. Quelle variété dans l’émotion ! quelle prodigieuse création de types ! Walter Scott est dans le même cas. Son honnêteté littéraire ne l’a pas empêché d’être, par la seule couleur locale du dialogue, un merveilleux peintre de résurrection historique. Parlerai-je de la Famille Tulliver ou le Moulin sur la Floss, de George Billot, ce roman surhumain si observé, si prosaïque, si exact ! Et Tourgueneff, qu’on relirait toute sa vie et que Flaubert appelait « l’immense bonhomme » ! Connaissez-vous quelque chose d’aussi pur que sa Nichée de Gentilshommes, une jeune fille amoureuse d’un homme marié ? Quel chef-d’œuvre que ses Eaux printanières et quels portraits de jeunes filles il nous a laissés ! L’héroïne de Fumées, un de ses meilleurs livres, a servi de type à Maupassant, qui s’en est fait un succès dans Notre Cœur, en traitant le sujet à la réaliste, sans égaler par sa hardiesse l’effet que Tourguéneff atteint par sa pureté. Y a-t-il au monde un idéaliste plus exquis que de Tourguéneff, un artiste plus profond, un observateur plus impeccable, non seulement du cœur humain, mais de l’Âme, de la vie et surtout de la nature, qu’il a peinte, dans ses Mémoires d’un Seigneur russe, par des descriptions photographiques que Flaubert n’a pas surpassées ? Et Tolstoï, plus impitoyable et plus réel que Balzac, faut-il faire aussi son éloge ? Rappelez-vous avec quelle pudeur il décrit la longue liaison d’Anna Karénine et les chastes amours de Lévine. Vraiment la liste serait longue s’il fallait énumérer toutes les belles œuvres françaises ou étrangères qui ont été écrites d’après des principes diamétralement opposés à l’esthétique d’aujourd’hui…

Le peu que j’ai dit suffira, je pense, à établir que la bonté, l’honnêteté, la pureté relèvent du domaine de l’art et peuvent seules renouveler une littérature stérilisée dans l’abus descriptif des passions mauvaises. Le réalisme a tellement méconnu ces vérités, qu’elles ont presque l’air d’être des paradoxes. Cependant, une réaction sérieuse se produit depuis quelques années contre ce pessimisme artistique. Asphyxié par les productions fétides, le public demande à respirer un air sain. Profitons de ce moment pour réhabiliter, dans des œuvres de valeur, des sentiments qui sont l’honneur de notre nature. On a décrit notre bassesse ; il reste à dire notre grandeur. La vertu a le droit de se montrer, maintenant que le vice s’épuisa et lui laisse la place. Pour cela, appliquons étroitement aux choses honnêtes les procédés d’observation qui ont immortalisé des œuvres comme Manon Lescaut. Il ne s’agit pas de créer de l’idéal qui n’existe pas ; il s’agit d’idéaliser ce qui existe. N’imaginons pas seulement ce qui est vraisemblable ; tâchons de rendre surtout ce qui est vrai. On a peint le vrai par un côté ; peignez-le par l’autre. Pour éviter le parti pris ou la berquinade, regardez autour de vous et dites ce que vous avez vu. Nous verrons certainement des choses consolantes, des choses très douces et très bonnes. Pour cela, il faut voir purement, comme Tourguéneff et Elliot, ce qui est plus difficile que de voir impurement, comme M. Zola dans la Terre et de. M. de Goncourt dans Germinie. Plus on vieillit, plus on arrive à admettre le bon dans le vrai. On a calomnié l’expérience en l’accusant d’engendrer le désabusement et le pessimisme. Il n’y a que les tout jeunes gens qui tranchent en négateurs ironiques les plus graves questions de morale et qui croient que la littérature a tout fait quand elle consent à tout oser. J’ai, comme bien d’autres, partagé cette erreur à une époque où le naturalisme triomphant déviait les imaginations. Les nouveaux principes de morale, à l’aide desquels à faut régénérer l’art en repoussant ses excès, sont le résultat de la maturité d’esprit et de la réflexion sincère. Appliquons ces principes à l’étude des passions et surtout à l’amour, puisque l’amour constitue la passion la plus générale et le principal intérêt du roman, et nous serons surpris des résultats inattendus que nous obtiendrons. En mettant un peu plus d’indulgence dans l’observation et un peu plus d’optimisme dans le sens de la vie, nous constaterons que l’amour n’est pas tout à fait ce que l’on nous dit, et nous comprendrons qu’il y a un amour idéal qui purifie, qui sait attendre et qui lutte. Oui, la vie le prouve, il y a encore des honnêtes femmes, de pures jeunes filles, des mères héroïques, des épouses fidèles, des natures loyales ; il y a encore sur cette terre la vertu, le devoir, le dévouement, l’honneur, car si tout cela n’existait pas, il y a longtemps que l’art, la littérature et la société auraient disparu.

Le style contemporain et ses procédés §

Il est imposible d’étudier l’état de notre littérature contemporaine sans être frappé d’inquiétude et d’étonnement. A aucune époque le monde des lettres n’a été si complètement bouleversé. L’art d’écrire est en proie à une véritable anarchie. Le scepticisme esthétique s’est exaspéré. Les divergences d’opinion ont tourné en négations injurieuses. La multiplicité des procédés a embrouillé les genres et violenté les règles. A côté des écoles où l’on réhabilite l’obscurité et l’extravagance, il s’est créé des groupes d’écrivains intolérants qui voient partout des adversaires et font dégénérer les questions de principes en discussions personnelles. L’encombrement de la littérature, l’épidémie du mal d’écrire, la manie de raffiner la forme, les facilités techniques offertes par l’abandon des traditions, ont donné aux jeunes écrivains une rage de métier et une soif de réclame qui sont le contresens de l’inspiration et de l’idéal. On s’épuise à trouver de l’inédit et à étonner le public. Victor Hugo se trompait lorsqu’il se vantait dans ses Contemplations d’avoir accompli la Révolution de en matière de littérature. Sa révolution n’est pas finie ; elle dure encore ; seulement nous ne sommes plus en 89, nous sommes en 93. Il se produit des théories et des tentatives qui n’ont plus rien de commun avec nos anciennes qualités de bon sens et de raison, base de nos chefs-d’œuvre et gloire de notre race. Le dégoût causé par l’excès réaliste a poussé les esprits vers l’exagération la plus romanesque. Ou jurerait qu’on ne tient une plume que pour forcer son originalité. Une école amoureuse de ténèbres s’est fait un mérite d’appliquer à la prose de Flaubert et à la poésie lamartinienne des procédés d’instrumentation bizarre et de prosodie illisible. Nos meilleurs romanciers commencent à passer pour rétrogrades. Menacés par la critique loyale, les artistes se sont révoltés au lieu de se recueillir. Personne ne peut nier aujourd’hui qu’un grave péril ne menace notre langue, cette vieille langue française si merveilleusement apte aux évolutions et aux rajeunissements. Notre génie national n’est sans doute pas encore éclipsé, mais il traverse à coup sûr une période d’obscurcissement. Il semble qu’on ne s’est bâti des idoles que pour avoir le plaisir de les renverser tant le dénigrement succède vite à l’enthousiasme. On a méconnu l’esthétique féconde de Flaubert pour ne prendre au sérieux que ses défauts. Il existe une catégorie de personnes que le nom seul de Flaubert met en fureur. Le désordre des goûts est à son comble. Je veux bien croire que la génération qui arrive attend la lumière et ne demande qu’à être guidée ; mais il fait si noir pour le moment et l’on a si bien embrouillé les chemins, qu’il est difficile de connaître de quel côté il faut aller pour y voir clair. Oui, certes, on attend quelque chose, une œuvre, un maître, un mot d’ordre. Jamais les regards n’ont été plus anxieusement tournés vers l’horizon littéraire. Mais dans quelle agitation, dans quelle confusion l’art contemporain se débat !

Les causes de cette nouvelle situation seraient trop longues à énumérer. Il y en a qu’il faut directement attribuer à notre relâchement intellectuel et à notre décadence esthétique. L’influence de Baudelaire nous a fait beaucoup de mal, en propageant je ne sais quelle recherche affectée et maladive, sans laquelle il semble aujourd’hui qu’on ne puisse plus comprendre l’art. A force de raffiner le style, on a méconnu les conditions premières du style, et les efforts du talent sont devenus des bizarreries. C’est ainsi que l’école des imitateurs des de Goncourt a misérablement échoué dans la prose symbolique et les prétentions gréco-latines de nos modernes poètes. Nous sommes loin de l’époque où l’Art poétique de Banville était acclamé comme la loi définitive de l’avenir. Le vers dramatique par lequel Hugo a remplacé l’ancien alexandrin tragique semble lui-même sur le point de mourir dans les pauvretés de la prose ordinaire. Le réalisme, décrié dans le roman, s’est réfugié au théâtre, où l’on a déployé les plus scrupuleuses ressources de mise en scène pour singer la réalité. On s’est imaginé en finir avec Dumas fils et Sardou en remplaçant les situations par des procès-verbaux et le drame élégant par des photographies d’Henry Monnier. Est-ce là la rénovation féconde que devait nous donner l’auteur de la Navette et de la Parisienne ? Chacun voit le mal, mais personne ne veut prendre la peine de remonter le courant qui noie la littérature dans la facilité et l’afféterie. Il y a tant de gens qui écrivent ; le mal d’écrire coûte si peu de mal, qu’il semble qu’on ait oublié pour jamais le secret d’avoir du talent et de publier des œuvres fortes. On a perdu pied dans le style ; le don d’écrire s’est corrompu. C’est la vie même de la littérature qui est en jeu dans la question qui nous occupe.

Ce serait donc peut-être ici l’occasion d’étudier enfin ce que c’est que le style, en quoi consiste l’art d’écrire et quelles sont les applications contemporaines qu’on en a faites. Analyser les opérations de l’esprit en matière de composition littéraire, montrer les moyens de retremper son talent et de rajeunir son inspiration, n’est-ce pas une tentative éminemment utile à la cause du Beau un moment où l’on affecte de mépriser les règles et de dédaigner les modèles, je crois qu’il est d’un intérêt capital de rappeler qu’il y a en littérature des conclusions rigoureuses, des bases nécessaires, des qualités et des conditions dont il est absolument impossible de se passer. La jeune génération lettrée doit s’habituer dès à présent à considérer l’art d’écrire comme une chose excessivement sérieuse. Ce serait un excellent résultat si l’on pouvait convertir sur ce point ceux qui représenteront demain notre mouvement littéraire. Je voudrais donc en peu de mots entrer dans l’explication technique du style et de ses diverses méthodes contemporaines.

L’encombrement toujours croissant de la librairie nous montre avec quelle légèreté on publie un livre aujourd’hui. Personne n’a plus l’air de se douter que pour faire un bon ouvrage il faut l’avoir médité longtemps. Les critiques classiques, qu’il ne faut pas tout à fait confondre avec les critiques grammairiens, ont eu le mérite d’avoir toujours très bien compris la nécessité de la méditation et l’importance du plan, deux choses soigneusement recommandées par l’immortel Gœthe. Le plan une fois arrêté, la composition n’est plus qu’une affaire de gestation plus ou moins pénible. On conçoit que l’inspiration soit presque toujours un effort, puisqu’elle est une création. La verve vient peu à peu, par concentration et par volonté, non au hasard et par fantaisie. On n’arrive à bien rendre que si l’on a bien senti, et l’on ne sent bien que si l’on est plein de son sujet, il faut pour cela une incubation sérieuse. Si vous n’êtes pas littéralement obsédé par votre sujet, vous risquez de ne trouver ni l’expression ni le style. C’est en s’abstenant d’écrire qu’on développe le talent d’écrire. Les idées sortent par cela seul qu’on les a gardées, c’est-à-dire mûries. On ne doit prendre la plume que lorsqu’on y est en quelque sorte forcé par le bouillonnement du cerveau. C’est ce que Buffon exprimait lorsqu’il remarquait qu’un homme d’esprit est souvent embarrassé pour écrire, faute d’avoir bien réfléchi à son sujet. Rousseau, qui fut un prosateur si passionné et si nerveux, n’employait pas d’autre procédé. Il avait l’habitude de composer en marchant et c’est seulement en rentrant chez lui, lorsqu’il avait l’imagination préparée, qu’il se décidait à coucher ses pensées sur le papier. Je crois que cette théorie de l’incubation est applicable à peu près à tous les artistes. M. Alphonse Daudet me disait un jour que non seulement il était partisan de cette méthode et s’en trouvait bien, mais qu’il n’en concevait pas d’autre et qu’il la suivait depuis qu’il tient une plume. « La période de gestation, ajoutait-il, est pour moi une vérité si profonde, que je suis persuadé que nous en portons la trace physique mt la figure. Les traits de notre visage reflètent le malaise interne de cette espèce d’enfantement. Nous sommes pendant un certain temps de véritables malades. » Bien qu’avec des différences très caractérisées, c’est à peu près de cette façon que Flaubert comprenait son art, on a vu par sa correspondance avec quel dédain d’amour-propre il avouait les tortures de son métier et le prodigieux effort de sa prose. Il construisait une phrase mécaniquement pour ainsi dire, par surcharge et par rature. Soyez certain que l’élaboration s’était déjà faite chez lui lorsqu’il prenait froidement la plume. On peut même dire qu’il a vécu en quelque sorte dans un état de gestation permanente, lui qui déclarait qu’il fallait toujours penser au style et qui faisait tourner toutes ses lectures au profit du travail en train. Sa difficulté d’exécution ne venait donc pas d’une insuffisance méditative ni d’une lenteur d’imagination, mais d’une conscience difficile et d’un perpétuel mécontentement de lui-même. Une soif de perfection sans bornes lui faisait raffiner les choses les plus naturelles et les mieux venues. Il ne se contentait pas de ce qu’il découvrait par l’application quotidienne : son exigence allait plus loin et se surpassait toujours.

M. Zola est un des rares écrivains qui se soient fait une gloire de suivre une méthode contraire. L’auteur de Lourdes a inauguré la littérature de pensum, l’inspiration à jet continu, vaille que vaille. On sait qu’il a pour principe de s’asseoir chaque matin devant son bureau et d’écrire bon gré mal gré la nombre de pages voulu, tant pis s’il n’est pas en train et tant mieux s’il a de la verve, Nulla dies sine linea est un de ses axiomes favoris. C’est ce qui fait que, n’ayant pas le temps de mûrir ce qu’il veut dire, il a publié si peu d’ouvrages vraiment sentis. Tout est plaqué chez lui, rien ne sort des entrailles. Comme il exécute d’énormes volumes, il est obligé de se contenter de la forme qu’il obtient par un premier jet à peine raturé. L’allongement, l’entassement, l’accumulation, voilà le seul résultat qu’on peut attendre d’un pareil procédé de travail. Ses meilleures scènes ont quelque chose de factice et manquent de profondeur parce que leur inspiration ne vient pas d’assez loin et ne dépasse pas l’effort du moment. Vous ne trouverez jamais chez lui cette puissance condensée, ce son intérieur, cette intensité d’accent qui démontrent que l’âme et le cœur ne font qu’un avec le sujet. M. Zola est un virtuose romantique.

Cette nécessité de porter longtemps ce que l’on a vu et ce que l’on veut exprimer est devenue plus impérieuse à mesure que le mouvement littéraire a évolué vers le réalisme, entendu comme étude générale du vrai. Plus on cherchera à interpréter fidèlement le vrai, plus le besoin d’exactitude poussera l’écrivain à bien regarder et à regarder longtemps ce qu’il doit peindre. On a le droit d’accorder beaucoup à la fantaisie, lorsque l’idéal à atteindre est purement imaginatif ; mais pour suivre la réalité pas à pas il faut un scrupule plus étroit et une concentration plus prolongée. A prendre le mot réalisme comme étiquette d’écolo, ou peut dire qu’il a fini son temps avec le naturalisme ; mais si l’on entend par Ià le souci d’interpréter le réel et le vrai, je crois que le réalisme doit être considéré comme le but même de l’art d’écrire et la base éternelle des littératures. C’est cette confusion qui occasionne tant de malentendus. Le discrédit du réalisme a commencé le jour où, par leurs tendances outrancières, ses œuvres ont faussé sa signification même. Voici je crois, comment il me semble qu’on pourrait définir le réalisme : « Une méthode d’écrire consistant à donner l’illusion vraie de la vraie vie à l’aide de l’observation morale ou plas tique. » Paul et Virginie serait en ce sens un très beau livre réaliste et c’est pour cela que Guy de Maupassant n’hésite pas à l’appeler un chef-d’œuvre.

Malgré l’idéalisme des caractères, Paul et Virginie demeure réaliste par la description plastique, de même que Manon Lescaut, par l’observation exacte des sentiments, reste une œuvre réaliste malgré l’absence de description plastique17. On peut, dans un dialogue terre à terre, faire dire par ses personnages des choses fort idéalistes. Quoi de plus réaliste que Werther, malgré ses rêveries ossianesques ? La mort de Werther surtout est admirable de vérité inconsciente. On dirait un fait-divers de journal. Stendhal, avec des procédés complètement opposés à la méthode plastique, n’a-t-il pas atteint les mêmes effets de réalité dans les amours de Clélia Conti, de mademoiselle de la Môle et de madame de Raynal ? George Eliot, qui est le dernier mot de la pureté humaine, n’a-t-elle pas traduit avec une incroyable exactitude la psychologie de l’enfant dans la Famille Tullivier  ? Qui a plus d’élévation que Tourgueneff, et chez qui trouverait-on des descriptions plus photographiques ? Voyez enfin la vie que dégage Dickens, qui n’est guère pour M. Zola qu’un fantaisiste conteur. C’est que le réalisme ne consiste pas seulement dans la vulgarité du sujet et des sentiments, mais surtout dans le procédé d’exécution technique. J’ai connu personnellement deux femmes dont la candeur sera l’étonnement de ma vie. Etudiées à ce moment précis de leur existence, ces deux femmes en sont-elles moins réelles et moins vraies ? Si la Mare au Diable, cette jolie idylle où il y a encore bien de la facticité, eût été écrite selon la méthode de Guy de Maupassant dans Boule de Suif, le récit de George Sand eût pu devenir un chef-d’œuvre de réalité. Il n’est pas rigoureusement démontré qu’il y ait deux genres de littérature, l’une spiritualiste et chaste, l’autre positive et brutale. L’art n’est pas divisible à ce point. C’est la façon seule de peindre les choses qui produit cette antinomie apparente. Je voudrais qu’on me montrât un grand génie qui n’ait pas été en même temps un grand réaliste. La vie morale et la vie physique sont des manifestations égales qui se transforment et se mêlent. N’en voir que le côté désagréable ou laid, c’est réduire l’art, c’est fausser le réalisme, c’est tomber à son tour dans le factice et le convenu. La littérature se créera des ressources nouvelles le jour où elle se décidera à faire du réalisme à l’aide du spiritualisme, c’est-à-dire le jour où elle aura le courage d’appliquer à des milieux choisis et à des caractères élevés les procédés qui ne lui font rechercher que des tableaux populaires et des créations répugnantes.

Voilà ce que MM. Dumas fils et Marcel Prévost auraient dû dire dans leur plaidoyer en faveur du roman romanesque. Le romanesque n’est après tout que l’exagération de l’idéalisme, de même que l’étude du laid est l’exagération de la méthode réaliste. Si, comme on le prétend, le romanesque est affaire de mode et change tous les quarante ans, vouloir établir l’art sur le romanesque c’est lui donner une base caduque et le rendre illisible à brève échéance Ou ne fonde quelque chose de sérieux que sur l’observation de la nature et du cœur humain, qui sont éternels. Il existe encore, Dieu merci ! des tendresses sincères et des femmes honnêtes. Hâtons-nous de décrire ces tendresses pendant qu’elles sont honnêtes, et nous aurons ainsi fait de l’idéalisme sans sortir de la réalité.

Quoi qu’il en soit, les exigences plastiques et les tendances rigoureuses de l’esthétique contemporaine rendent de plus en plus nécessaire cette gestation que nous signalions tantôt comme la première condition du talent d’écrire. Pour bien traduire, il faut méditer longtemps et regarder longtemps. Savoir voir — M. de Goncourt l’a dit très justement — c’est peut-être tout le secret de l’art et certainement le plus difficile. Il n’y a rien de plus important que cette question de l’observation, sur laquelle on ne s’entend pas, faute de bien s’expliquer. De l’idée qu’on s’en fait dépend pour chacun la façon de peindre la nature et les caractères. Doit-on travailler uniquement d’après des modèles ? L’art doit-il être une photographie pure et simple ? Faut-il toujours faire poser quelqu’un ou quelque chose ? Le don de créer n’est-il qu’une évocation, et l’imagination seulement de la mémoire ? L’artiste, en un mot, doit-il se borner à écouter aux portes et à classer des documents ? C’est la méthode adoptée par des écrivains qui sont l’honneur des lettres françaises depuis vingt ans. M. Alphonse Daudet conseille ouvertement de tout copier et ne voit dans le talent qu’une faculté de rendre ce qu’il entend ou ce qu’il regarde. Voulez-vous décrire un paysage ? Allez-y et prenez des notes. Cherchez-vous un caractère ? Choisissez les gens que vous fréquentez et peignez-les tels quels. Avez-vous besoin d’un milieu ? Il n’en manque pas autour de vous. Désirez-vous une intrigue ? Prenez les faits ordinaires. Traitez le monde et la vie comme une collection historique. Documentez ce qui se passe et, puisque vous voulez faire vrai, ne sortez pas de ce qui est vrai. Bien plus : collectionnez tout cela d’avance, ayez vos cartons et vos croquis comme un peintre. Il ne vous restera ensuite qu’à combiner et à mettre en œuvre.

A parler franchement, je n’ai encore vu personne qui ait appliqué cette théorie et qui s’en soit mal trouvé. Qu’on n’accuse pas ceux qui copient de manquer d’imagination sous prétexte qu’ils n’inventent rien. Les peintres avec leur palette et leur brosse ne font-ils pas de même ? Velasquez et Van Dyck sont-ils diminués pour avoir exécuté des portraits ? N’est-ce pas faire aussi un portrait que de peindre un arbre ? Peut-il y avoir eu art d’autre mérite que la recherche de la ressemblance ? Savoir montrer ce que l’on sait voir, mais c’est tout l’art ! « L’esprit humain, dit Buffon, ne peut créer ; il ne produit qu’après avoir été fécondé par l’expérience et la méditation ; ses connaissances sont les germes de ses productions. » Essayez de vous mettre devant un paysage, d’en rendre la note générale, la résultante, le ton, l’évocation synthétiques, vous verrez s’il ne faut pas des qualités très spéciales pour exprimer ce que les autres se contentent de voir, pour décomposer avec des mots ce que le peintre traduit avec la couleur. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’école contemporaine à eu le tort d’exagérer ces théories.

Bien qu’il soit après Chateaubriand le premier initiateur de notre école plastique, Flaubert avait une esthétique beaucoup plus large et concevait d’une autre façon la méthode d’observation immédiate, il n’admettait pas que l’on copiât des portraits ; il voulait que l’on fit des types ; le portrait selon lui est trop particulier ; le type seul est général ; le portrait prouve l’individu ; le type représente la collectivité. Il ne croyait pas non plus qu’il fut nécessaire de faire ses descriptions sur place. Il pensait qu’en copiant les détails tels quels, on risque de donner des sensations trop restreintes, des impressions du moment, ne résumant pas assez le sujet. A lire Madame Bovary et à voir avec quel relief matériel il montre les choses, on jurerait que tout a été transcrit d’après le modèle. Il n’en est rien pourtant. Ce n’est pas de la photographie instantanée, c’est de l’observation évoquée. Flaubert avait une mémoire qui le dispensait de prendre des notes. Son cerveau était une plaque où se fixaient les impressions les plus fugitives et les plus lointaines. Il était en générai assez indifférent aux choses qu’il regardait ; mais il avait le don de les revoir après coup avec une netteté surprenante. Son procédé de travail, consistant à se raturer sans cesse, l’obligeait à considérer longtemps chaque sensation, à l’examiner toujours plus à fond, à la grossir pour ainsi dire, de sorte que cette sensation prenait peu à peu le relief d’une chose aperçue sur le moment. Le contraste et l’éloignement semblaient même faciliter cette puissance d’évocation. Il ne décrivait jamais mieux l’été que pendant l’hiver et c’est au mois d’août qu’il aimait à peindre le froid, M. Renan a reproché à M. de Goncourt de manquer d’idées générales. Flaubert était précisément un esprit synthétique, doué d’une largeur de conception que personne n’avait encore employée dans le roman. Il a suivi en art la maxime d’Aristote « qu’on ne peut faire de la science que générale ». Cette généralité, il la cherchait pour les caractères et les situations, et sa force, comme celle de Bossuet, a été d’avoir mis en œuvre des lieux communs. C’est pour cela qu’il ne voulait pas qu’on exécutât un portrait d’après un modèle, mais que l’on combinât des séries de portraits pour en faire un type, parce que les types seuls, selon lui, sont susceptibles de ressemblance durable. Il y a là évidemment une manière très haute de comprendre l’observation. Je suis cependant convaincu que la méthode de M. Daudet est aussi bonne que la méthode de Flaubert. Ce qu’il faut bien se dire, en effet, c’est que le portrait, loin d’être une exception, existe à des milliers d’exemplaires et peut être par conséquent considéré à son tour comme un type. Tartarin, Sapho, Paul Astier, d’Argenton, la petite Chèbe, Delobelle, Ida de Barancy, sont certainement des types que l’on rencontre tous les jours. Les diverses façons dont on entend l’inspiration ne changent donc pas les résultats. Que l’on copie ou que l’on évoque, cela revient à peu près au même, parce que la mémoire évocative n’est au fond que de la photographie toujours à votre disposition.

C’est ainsi qu’en examinant les lois de l’esprit, on trouve qu’elles ont une unité constante. L’essence de l’art est de rester immuable tout en se prêtant à des modes d’application différents. Le genre d’observation de Stendhal, par exemple, si antiplastique et si éloigné de Flaubert, n’est, à la regarder de près, pas autre chose que l’observation de Flaubert adaptée aux idées abstraites. Par l’énergie de sa description matérielle, Flaubert donne l’impression intense de la vie. Stendhal obtient le même effet de réalité par la description psychologique minutieuse. C’est une autre façon de voir la vie, mais c’est bien toujours de la vie. Tous deux emploient les mêmes procédés. L’un anime les choses, l’autre fait agir l’âme. De même que Flaubert reconstitue les sensations qu’il a eues, de même Stendhal reconstitue les sentiments qu’il a observés, et demeure par là aussi évocatif que l’écrivain réaliste. C’est toujours de l’observation après coup et de l’analyse évoquée. L’un et l’autre sont deux faces différentes de la vérité humaine. Seulement les créateurs comme Flaubert, pour rendre des choses qui ont de la couleur et du relief, sont obligés d’être artistes et d’avoir du style, tandis que Stendhal, qui ne présente que des successions de sentiments et des enchaînements de pensées, n’a besoin que d’être psychologue et ne se croit pas tenu d’avoir du style, puisqu’il ne désire pas faire voir, mais faire comprendre. Sauf la dissemblance radicale du sujet et par conséquent du style, il n’y a pas beaucoup de différence entre la description détaillée du temple de Tanit dans Salammbô et la description des amours de Clélia Conti dans la Chartreuse de Parme ou des amours de madame de Raynal dans le Rouge et le Noir. Je crois qu’on ne peut guère adopter d’autre méthode, si l’on veut écrire quelque chose de durable. Choisissez d’abord un sujet dont vous ayez le contrôle autour de vous, et sur cette donnée du milieu bâtissez le plan et l’intrigue, c’est-à-dire la déduction logique des faits ; car les faits ne doivent jamais être fixés a priori, mais s’engendrer les uns par les autres et découler des sentiments et des passions. Tolstoï, qui a le premier appliqué à la vie exacte la méthode de Stendhal, n’est certes pas un écrivain qui se distingue par ses qualités plastiques. Il obtient néanmoins un effet général aussi intense que Flaubert parce qu’il ne cherche pas l’affabulation, mais l’engendrement des faits les uns par les autres. M. Zola, au contraire, encombre ses œuvres par des descriptions de parti pris qui découragent le lecteur et entravent l’intérêt. L’auteur des Rougon-Macquart, voulant suivre l’exemple de Flaubert, s’est imaginé pouvoir rendre les choses par évocation. Il s’est trompé. Sauf dans l’Assommoir et dans quelques pages de Germinal, il a cru faire vrai en faisant de chic. Les détails qu’il choisit ne viennent pas à lui, ne grossissent pas  ; leur relief se perd en route. Pour produire de l’effet, il en est réduit à accumuler, tandis que la force de Flaubert, est dans la puissance de chaque trait séparé.

Ainsi adapté à l’étude du Vrai et développé par un travail de gestation préliminaire, le don d’observation est absolument indispensable à celui qui veut écrire. De l’effort personnel qu’un auteur mettra dans l’exercice de cette faculté dépendra pour lui la question si importante d’avoir du style. Ce qui fait la résistance d’une œuvre, ne l’oublions jamais, c’est le style, c’est-à-dire la vision réalisée, la conception rendue tangible, la vie donnée aux passions et aux choses. Il est vraiment difficile de bien définir ce que c’est que le style. Pour trouver une théorie qui résume à la fois la généralité et la précision, je crois qu’il faut en revenir à la formule de Buffon : « Le style est l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. » L’ordre, c’est-à-dire la logique des idées, leur enchaînement, leur fond  ; le mouvement, c’est-à-dire la couleur, la vie, la forme. L’ordre, qui est la concentration, l’allure, l’ensemble ; le mouvement, qui est l’imagination, l’agrément, le relief. On pourrait presque classer le style d’après cette définition admirable. Pascal, Montesquieu, Voltaire ont des styles d’ordre ; Bossuet, Bernardin, Chateaubriand ont des styles de mouvement Malgré leurs différences très nettes, Stendhal, George Sand, de Maistre ont aussi des styles d’ordre ; Gautier, Michelet, Flaubert ont des styles de mouvement. Le Discours de Buffon devrait être le bréviaire de tous ceux qui tiennent une plume. Il faut être un grand écrivain pour analyser l’art d’écrire avec cette justesse technique.

Les conseils et les constatations qu’il a énoncés ont pour un homme du métier quelque chose de saisissant. Personne avant lui n’a mieux exposé les opérations de l’esprit ni mieux expliqué les procédés d’un art que l’on peut considérer comme une science. Personne n’a plus vivement senti les délicatesses littéraires que cet homme qu’on nous dépeint comme manquant de sensibilité. Aucun artiste de notre époque n’a plus passionnément aimé la forme. « Les ouvrages bien écrits, a-t-il dit, seront les seuls qui passeront à la postérité. » Il ajoute : « Toutes les beautés qui s’y trouvent, tous les rapports dont le style est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet. » On reproche ordinairement à Flaubert de n’avoir pas distingué le fond de la forme. C’est aussi l’avis de Buffon. Pour bien montrer que l’ordre et le mouvement, c’est-à-dire le fond et la forme, sont inséparables, il exprime le désir que « chaque pensée soit une image ». C’est ainsi que Chateaubriand et Flaubert écriront plus tard et que Saint-Victor et Gautier réaliseront le souhait. L’auteur du Discours sur le style exige beaucoup de choses d’un écrivain. Il veut « qu’à l’énergie du dessin on ajoute le « coloris » ; qu’on « donne à chaque objet une forte lumière » et qu’on « forme de chaque suite d’idées un tableau harmonieux et mouvant, pour que le ton soit non seulement élevé, mais sublime ». Buffon n’aurait écrit que ce Discours, son nom ne périrait pas. Il lui a fallu une vigueur d’esprit peu commune pour se faire ainsi du style une conception supérieure au style qu’il écrivait lui-même, et pour ne pas ajuster sa critique à sa mesure personnelle. C’est dans son Discours que les jeunes gens qui se destinent aux lettres doivent étudier de près cet art d’écrire sur lequel les maîtres de tous les temps se sont montrés si difficiles.

Quant à ceux qui sont rompus aux difficultés du métier, ils auront le plaisir de découvrir dans ces pages leurs principes et leurs procédés d’exécution. On verra par là une fois de plus que l’art d’écrire s’exerce d’après des méthodes positives et générales. On appréciera mieux encore les conseils de Buffon aujourd’hui que tout le monde se mêle d’écrire et que le surmenage et le maniérisme ont la prétention d’être des qualités originales. Pour faire du style, du bon style, il faut se bien persuader que l’effort ne doit pas porter sur le raffinement de la forme, mais sur la nouveauté des pensées, seul moyen de découvrir des images en relief et des expressions saisissantes. Avec de l’emphase et de l’abondance ou peut trouver des choses ingénieuses, qui ne seront pas du style. Une suite de phrases n’est pas plus du style que la versification n’est de la poésie.

Toute personne qui écrit a un style. Décider s’il est bon ou s’il est mauvais, c’est affaire de tact et de jugement. « Il y a, dit La Bruyère, un ban et un mauvais goût et l’on peut là-dessus disputer avec raison. » Mais entre ce qui vous plaît… et ce qui me plaît, qui tranchera ?

Question insoluble, à moins d’en revenir à la réponse de Pascal, qui se moque de ceux qui demandent l’heure, parce qu’il a sa montre. Buffon n’a pas cru devoir résoudre ce problème délicat qui consiste à savoir s’il y a en littérature une unité d’écrire, une tradition de procédés, un principe fixe de critique et d’esthétique. Il a préféré laisser à son Discours sa portée générale, en se contentant d’indiquer ce qui lui paraissait bon et ce qui lui paraissait mauvais. Il a magistralement exposé les principales opérations du métier d’écrire. Il l’a fait d’une façon en quelque sorte scientifique, avec une largeur à laquelle la critique du dix-huitième siècle ne nous a pas habitués. Je crois que son appréciation eût été plus féconde encore, s’il avait eu le courage d’aborder les détails. Guidé par ses lumières, on peut essayer de compléter ce qu’il a dit à l’aide de quelques remarques plus précises. Le meilleur moyen d’apprendre ce que c’est que le style, sera toujours d’en étudier de près les modes d’exécution technique. Voyons l’artiste, la plume à la main, devant sa page blanche. Que va-t-il sa passer ? Tout dépend de sa tournure d’esprit, de l’incubation préparatoire, de son alacrité Imaginative. Mais quelle que soit l’aptitude de chacun, il est sûr que le bon écrivain et le mauvais écrivain procèdent en général de même façon. Le plan est fait ; il s’agit de trouver des pensées, ce qui est extrêmement important, puisque c’est la force d’une pensée qui fait son expression, et que l’image elle-même n’est qu’une pensée. Enchaîner les pensées, co sera l’ordre, le fond ; les colorer, ce sera le mouvement, la forme. Mais ces deux choses se font presque à la fois, par une même combinaison de l’esprit, toujours très rapide dans un premier jet. Comme l’œuvre entière dépend de ce premier jet, noter sur le papier tout ce qui vous passe par la tête serait donc une méthode dangereuse. Il y a si longtemps qu’on écrit ; la production s’est tellement accrue depuis Buffon ; on risque si souvent de répéter des choses dites, qu’il faut se décider à ne tracer que ce qui vous paraît absolument neuf. Plus l’on aura lu, plus l’on sera là-dessus difficile. Prenez donc la plume avec la résolution de vous interdire toute banalité ; ne mettez sur le papier que les pensées en relief ; tâchez de rajeunir les idées, non pas en essayant de les dire autrement, mais en vous efforçant de les voir autrement ; retranchez ce qui est formule ou périphrase ; soyez impitoyable pour l’expression toute faite, pour cette facilité de termes médiocres, qui est le moule élégant des prosateurs ordinaires ; fuyez cette rhétorique alambiquée, qui affecte la profondeur pour dissimuler sa niaiserie. On ne saurait prendre trop au sérieux cette nécessité de tournures et d’idées neuves dans un premier jet et reste toujours assez de corrections à faire pour ne pas négliger d’en éviter le plus possible dès le début. En tous cas, il ne faut commencer à écrire que lorsqu’on éprouve cet entraînement de sincérité qui fait épanouir le cerveau et courir la plume. La première condition du style est d’être facile, dégagé, droit, d’aller à fond, de sortir simplement, j’allais dire bêtement, afin qu’il soit, comme le veut Montaigne, a plus parlé qu’écrit, brutal et presque soldatesque18 ». Il faudrait, en un mot, pour bien écrire, oublier que l’on écrit. C’est le secret de la supériorité des lettres de femmes. La plupart des lettres de femmes sont exquises. Les femmes trouvent le naturel chaque fois qu’elles ne le cherchent pas. Imposez-leur un travail littéraire, l’Insignifiance de leur prose vous surprendra, parce qu’elles se croiront alors obligées d’y mettre de l’effort et que leur imagination en sera décontenancée.

Une fois la première inspiration écrite, il est essentiel de la laisser longtemps reposer. On la reprend ensuite. On émonde, on bâtonne, on refond, et l’on s’aperçoit que le résultat de ce second travail vaut beaucoup mieux que le premier. Ce qui fait la magie d’un style, c’est la force, le resserrement, la condensation, qualités qui s’obtiennent par des refontes acharnées et un continuel criblage. Simplifiez encore vos formules, calculez vos expressions, résumez-vous, concrétisez-vous, voyez si ce que vous avez écrit ne peut pas être mieux dit. Songez à la valeur des verbes et à l’effet des substantifs bien employés. Ce sont les verbes et les substantifs qui grandissent le style de Bossuet. Cherchez le mot juste, creusez l’idée, non pas à la surface, mais pour voir ce qui est dessous, ce qu’on n’a pas encore vu, ce qu’on n’a pas encore dit. N’abandonnez une phrase que si vous jugez lui avoir donné toute la perfection possible par la justesse, l’éclat, le naturel. S’agit-il d’une description, ne craignez pas d’avoir le nez dessus, malgré le reproche que Sainte-Beuve adresse à Flaubert. L’important n’est pas d’amonceler les détails, mais d’en présenter quelques-uns qui soient énergiques. Plus l’on aura de talent, plus l’on reconnaîtra, une fois ce deuxième jet fini et recopié, la nécessité d’un troisième effort. On aura alors à examiner des choses plus générales, l’équilibre du morceau, la variété des tournures, l’entraînement, la fluidité, l’harmonie définitive du style. On ne juge bien un morceau que lorsqu’il n’y a plus de rature. Il faudrait, pour dépayser l’auteur, que l’œuvre fût recopiée par une main étrangère. C’est ce qui explique l’obligation où était Balzac de toujours corriger son style sur les épreuves. La netteté de l’impression le forçait à voir que son œuvre n’était pas à point. L’harmonie est une des choses les plus sérieuses qui restent à soigner. Site est une condition essentielle de tous les grands styles, pourvu qu’elle tire son charme de la qualité des mots et non de leur seul balancement, toujours facile à obtenir et qui peut être quelquefois très vide, « Il suffit, dit Buffon, d’avoir un peu d’oreille pour éviter les dissonances, et l’avoir exercée, perfectionnée par la lecture des poètes, pour que, mécaniquement, on soit porté à l’imitation de la cadence poétique et des tours oratoires. » Bien de plus juste que cette remarque. Une phrase a beau être harmonieuse ; si les termes n’en sont pas saisissants si l’idée n’est pas en relief, s’il y a trop de mots, l’harmonie ne sert qu’à en faire ressortir la banalité19. Il faut donc qu’une phrase se tienne debout d’elle-même et que ce soit en quelque sorte sa cohésion qui constitue sa cadence.

Ce troisième travail terminé, après avoir soigné la facture générale, contrôlé les répétitions et revu l’ensemble, tout n’est pas dit encore ; il reste à laisser déposer tout cela. Lorsqu’on relit son ouvrage au bout de quelques mois, il est rare qu’il vous paraisse irréprochable. Il faudra donc recommencer le même effort jusqu’à ce que l’on soit satisfait. Avoir du talent, c’est comprendre que l’on peut faire mieux et c’est avoir les moyens intellectuels de réaliser la perfection que l’on rêve. Les vrais artistes ne se rebutent jamais, et c’est précisément cette persévérance qui constitue le meilleur critérium du style. Un style est bon lorsqu’on ne peut plus le retoucher ; une phrase est finie lorsque personne ne peut plus la refaire. La limite de cet effort est évidemment individuelle. L’exigence s’arrête lit où le talent fait défaut. Ma prose peut me paraître bonne ; un autre peut trouver à y corriger. Mais quoi ! chacun écrit selon ses moyens. Les opérations de l’esprit sont les mêmes pour tous ; le talent de chacun n’est jamais le même. C’est l’unanimité d’admiration et l’impuissance universelle à concevoir autrement un style qui sont pour ainsi dire la consécration de ce style. Le meilleur écrivain du monde ne pourra pas améliorer le style de Pascal. Le caractère du beau, c’est d’être indestructible. « Pascal savant est dépassé, a dit Hugo, Pascal écrivain ne l’est pas. »

Le travail est donc la base du style et la condition de toute bonne littérature. Il n’y a point d’excellent prosateur qui n’ait été un grand travailleur. La continuité de l’effort et le raturage obstiné sont des qualités indispensables à la vitalité du talent. Le talent n’est qu’une aptitude qui se développe. « J’apprends tous les jours à écrire », disait Buffon. Qui a plus travaillé sa forme que Boileau ? Voiture, Guès de Balzac et d’autres tuteurs ne sont arrivés jusqu’à nous que par leur profonde conscience de stylistes. La Bruyère n’a publié qu’un livre, qui est parfait, Pascal est le dernier mot de la netteté condensée, qui ne s’obtient que par le labeur. Montesquieu se raturait sans cesse et rappelle Tacite par le resserrement des pensées, Chateaubriand nous apprend qu’il refaisait jusqu’à dix fois la même page. Flaubert s’est tué à la peine. La Fontaine n’a atteint le naturel qu’en refaisant près de dix fois chaque fable. Buffon recopia dix-huit fois ses Epoques de la Nature. C’est donc établir une distinction vaine que de vouloir classer les auteurs en écrivains d’effort et en écrivains d’inspiration20. La vérité est qu’il y a des prosateurs qui ont divulgué leurs procédés et d’autres qui les ont cachés. Les esprits habitués aux facilités du journalisme s’imaginent diminuer Flaubert en lui reprochant les difficultés de son labeur. Le vrai tort de Flaubert a été de livrer les secrets de son métier aux quatre vents de sa correspondance. On a taxé ses angoisses d’infécondité, sans voir la force que cachait cette faiblesse et ce qu’il y avait de talent sous cette impuissance. Si nos classiques avaient raconté leurs procédés de composition, on verrait que Flaubert n’a pas été le seul il lutter contre les tortures de la phrase. Le style de la plupart des grands prosateurs sent le travail. Le travail pst visible dans Pascal, dans Boileau, La Bruyère, Montesquieu, Buffon. Non seulement je crois qu’il ne faut pas leur en faire un reproche, mais j’oserais dire que celle constante application, qui se manifeste à toutes leurs pages, ajoute un charme de plus à leur lecture, de même que la science d’orchestration augmente pour les connaisseurs l’attrait d’une audition musicale. Il n’y a guère que La Fontaine qui échappe à cette loi et chez qui le travail ne se sente pas. Or, c’est précisément celui qui a le plus travaillé.

En résumé, si nombreuses que soient les différences du style, tous les styles sont soumis à des lois communes d’exécution et il existe une sorte d’idéal permanent dans l’art d’écrire. M. de Goncourt a raison de dire « qu’il n’y a pas un patron de style unique et que le style de La Bruyère, de Bossuet, de Saint-Simon, de Bernardin, de Diderot, tout divers et dissemblables qu’ils soient, sont des styles d’égale valeur, des styles d’écrivains parfaits ». Sans doute, mais il y a aussi une tradition de langue, une unité dans la façon de sentir, de voir et de rendre. La preuve, c’est que là où nos auteurs contemporains sont supérieurs, ils le sont pour les mêmes raisons qui nous font admirer les classiques. Nos meilleures descriptions réalistes ne dépassent pas celles d’Homère. On trouve dans Chateaubriand les procédés des de Goncourt. Aucun de nos écrivains actuels ne fera oublier la solidité de Pascal, la prodigieuse saillie de Montaigne, l’audace créatrice de Bossuet, la finesse profonde de La Bruyère et tant d’autres auteurs si bien compris de notre époque. Pascal lui-même est une sorte de Montaigne condensé et raccourci. Le style français ne s’est pas aussi complètement modifié qu’on veut bien le dire. Les formes actuelles d’écrire ont été connues et employées bien avant nous. Toute la gloire de Flaubert, le chef de l’école Goncourt-Zola, est d’être un pur classique et d’avoir pris sa force plastique dans Homère et la construction de sa phrase dans notre école française officielle.

C’est ici que vient naturellement se poser la question la plus importante en matière de style. Par quels moyens arrive-t-on à avoir une originalité et une forme personnelles ? C’est là la grande difficulté et tout le secret de l’art. Voyez, le temps qu’il a fallu à l’auteur d’Eugénie Grandet pour découvrir sa voie. Un des dangers d’écrire est de « tomber ainsi dans l’hésitation ou dans le pastiche. La limite qui sépare quelques-uns de nos meilleurs prosateurs contemporains n’est pas toujours très nette. On retrouve les batailles de Michelet dans Chateaubriand21. La paraphrase Imaginative de Saint-Victor dans ses Deux Masques est toute contenue dans la Bible de l’humanité de Michelet. D’autre part Saint-Victor semble avoir seulement idéalisé la langue de Gautier. Michelet lui-même paraît un Gautier raccourci, Barbey d’Aurevilly peut passer à son tour pour un Saint-Victor plus échevelé. Les de Goncourt ont-ils fait autre chose que pétrir dans une pâte plus plastique la langue commune aux trois écrivains dont nous parlons ? Y a-t-il beaucoup de différence entre les fougueux paysages de M. Taine et les plus rutilantes descriptions de M. Zola22 ? Comment donc se faire une forme personnelle, lorsque des écrivains de cette valeur ont encore entre eux tant de points de contact ?

Je suis convaincu que la lecture restera toujours une des premières conditions du développement de la personnalité littéraire, parce que la lecture féconde les assimilations, et qu’il faut en générai épuiser beaucoup d’assimilations avant que l’originalité se dégage. Malgré l’hostilité ultra-moderniste de quelques écoles, la connaissance approfondie des classiques grecs et latins paraît être le fondement de toute culture et de toute production. Il semble également impossible de savoir écrire, si l’on n’a pas soigneusement étudié les classiques de notre langue, en particulier Pascal, Montaigne, La Bruyère et Bossuet ? On découvre tant de choses dans les littératures anciennes, qu’il faut avoir une forte dose de suffisance pour les déclarer surannées. Celui qui les cultive et s’en nourrit ne tarde pas à se convaincre que les anciens sont aussi jeunes, aussi vivaces que nous et qu’ils contiennent précisément ce qui fait le succès et la valeur de nos auteurs contemporains. Il faut donc placer avant toutes les autres la nécessité de connaître sa littérature classique. La lecture des productions contemporaines est certainement plus attrayante et, dans un certain sens, aussi fructueuse ; mais il peut se faire qu’on en retire une originalité moins directe. Nos maîtres contemporains ont notre sang et nos nerfs. A s’y attacher de trop près, on risque de les imiter ou d’être absorbé. D’autre part c’est justement parce qu’ils ont notre sang et nos nerfs qu’il faut les lire. A mesure que les époques et les mœurs ont changé, l’art et l’esprit humain ont subi des transformations, le fond commun et invariable de la littérature s’est renouvelé, et c’est en quelque sorte le total de toutes ces transformations que représentent les écrivains de notre temps. Leur lecture peut donc offrir du profit, bien qu’ils n’aient pas tous le même droit à notre admiration. On n’aura pas besoin de les analyser longtemps pour constater que beaucoup d’entre eux périront pour avoir dédaigné les qualités qui ont fait la force des classiques. Voyez l’avortement où la mauvaise direction du talent a conduit. M. Zola. L’auteur de l’Assommoir et Une page d’amour avait tout ce qu’il faut pour conquérir la durée, au lieu de ne mériter que la vogue. Si le mot de Buffon est vrai : « Il n’y a que les ouvrages bien écrits qui arrivent à la postérité », j’ai peur que la renommée de M. Zola n’ait pas la vie longue. Personne n’a plus obstinément gaspillé des aptitudes plus réelles. Loin de les féconder par l’effort, il les a éparpillées par une facilité déplorable et, au lieu de travailler, il s’est contenté de recommencer. Il mourra vite, et ce sera sa faute s’il n’a pas su vivre.

Parmi les auteurs dont la lecture peut être également recommandable, il faut placer Michelet, dont on n’a pas assez signalé l’influence sur notre mouvement contemporain, de même qu’en poésie la critique a fait la part trop petite à Alfred de Vigny23. Le ton alerte, le souffle artiste, la vivacité d’évocation, qui font le charme de Michelet, semblent avoir passé chez plusieurs écrivains de son époque et s’être continués longtemps après lui. On retrouve Michelet jusque chez M. Daudet, qui a la même rapidité précise et une émotion, une familiarité sincères, tandis que Michelet exagère souvent ses sensations par un maniérisme prétentieux, Le grand attrait de Michelet, dit M. de Goncourt, c’est que « ses livres ont l’air d’être écrits au courant de la plume ». C’est à la fois une qualité et un danger. Mieux vaut la profondeur que la hâte. La lecture de Michelet est excellente pour éveiller les images et les couleurs chez ceux qui ont la verve paresseuse et l’inspiration un peu sèche.

L’étude de Théophile Gautier, écrivain de plus de souffle, mais moins exquis, présente à peu près les mêmes avantages. C’est presque uniquement le don d’assimilation qui a fait de l’auteur de Mademoiselle de Maupin un virtuose universel, apte à reproduire le ton du dix-septième siècle dans le Capitaine Fracasse aussi bien que le pastiche égyptien dans le Roman de la Momie. Pourquoi faut-il que le manque de condensation ait gâté des dispositions si extraordinaires ? Salammbô a fait oublier le Roman de la Momie. Les tendances plastiques de Gautier ont été dépassées non seulement par Flaubert, mais par les de Goncourt qui, moulant en quelque sorte la réalité au lieu de la peindre, ont poussé jusqu’à sa dernière vigueur la méthode de Gautier en matière de critique d’art. Un caractère particulier à l’auteur de Constantinople, c’est la tournure de style classique qu’il mêle à sa fantaisie imaginative et à son intempérance de description, notamment dans la préface si française de Mademoiselle de Maupin. Il est fâcheux que les exigences de la vie matérielle aient conduit un si beau talent dans la voie de la littérature à jet continu. Forçat du feuilleton, obligé d’écrire à jour fixé, il a tiré de son inspiration tout le sang qu’il a pu. Esclave de la littérature, il a traité la littérature en esclave. Elle lui a obéi, mais il y a perdu ses forces. Sa vocation s’est débilitée dans des débouchés multiples, au lieu de se fortifier dans quelques productions recueillies. Gautier a certainement beaucoup travaillé, mais si le génie est la patience, c’est surtout la patience sur une même chose. Gautier a eu trop de talent dans beaucoup de choses.

Il est difficile, lorsqu’on parle de labeur littéraire, que le nom de Balzac n’arrive pas au bout de la plume. Peu d’écrivains ont exercé plus d’influence et ont été plus passionnément lus. Pour le fond et le sujet, c’est de lui que dérive notre littérature réaliste. Je ne crois pas cependant que la jeunesse d’aujourd’hui, qui est à la fois très idéale et très positive en art, puisse tirer beaucoup de profit d’une lecture totale de ses œuvres. Quels ouvrages eût laissés Balzac, s’il eût employé ses dix-huit heures de travail par jour à n’écrire que quelques volumes comme Eugénie Grandet et à Cousine Bette  ! Bien que n’ayant aucune des qualités plastiques qui distinguent nos auteurs contemporains, on est étonné de voir combien ces deux livres ont peu vieilli. Ils ont le mérite d’être supérieurement charpentés. Les caractères en sont soutenus comme des caractères de Molière ou de Shakespeare. La sûreté d’exécution, la profondeur d’analyse font de ces deux livres des modèles achevés. Personne ne conteste qu’il y a dans l’œuvre de Balzac une partie déjà caduque ; mais il y a aussi des parties qu’aucun écrivain ne pourra faire oublier. Flaubert s’en est trop peu souvenu lorsqu’il déclarait que le manque de style l’avait détourné de Balzac.

C’est que l’auteur de Madame Bovary avait une esthétique et Balzac n’en avait pas. Voilà pourquoi, si haut que l’on place Balzac, il est presque impossible d’aimer la littérature et le style sans admirer Flaubert plus que lui et plus que les autres. Pas un de nos maîtres contemporains n’a échappé à l’espèce d’intoxication que dégage la lecture de Madame Bovary et de Salammbô. Flaubert est un prosateur de premier ordre que l’on peut placer après Chateaubriand et qu’il est absolument nécessaire de connaître à fond. Éloquent exemple de ce que peuvent réaliser la volonté et le travail, il a poussé l’art d’écrire à une perfection qui ne sera pas dépassée de longtemps. On trouve en lui tous les titres d’originalité de l’école dont M. E. de Goncourt voudrait se faire le chef authentique. La nouveauté des sujets, la violence de l’exécution rendent infiniment attrayantes les qualités classiques qui forment pour ainsi dire la base du style de Flaubert, comme elles sont la base de tous les styles possibles. A chaque phrase on sent chez lui l’énergie intérieure de la pensée, la résistance de l’image, l’attrait de la condensation, l’effet d’art qui résulte de l’effort même, la grâce d’une harmonie soutenue, enfin cette sorte de netteté presque mathématique d’expressions et de tournures qui distinguent les grands écrivains anciens. La lecture de Flaubert est donc indispensable, mais il ne faut pas se dissimuler qu’elle est quelquefois périlleuse. Il n’est pas toujours facile de se dégager de son charme. A force de vous attirer, Flaubert vous retient. Sa séduction est si contagieuse, qu’on finirait par ne plus lire que lui. C’est qu’il est translucide ; on devine son procédé ; on discerne la raison de ses phrases ; on touche du doigt sa science d’artiste ; si bien qu’on en arrive à s’emprisonner malgré soi dans ses formules. Or, comme on ne s’approprie guère que son métier, lorsqu’on croit lui emprunter son talent, la trop grande admiration qu’on a pour lui peut devenir très fâcheuse. Il faut énormément d’esprit critique pour savoir s’assimiler ce qu’il a de bon en laissant de côté sa fatigue et sa sécheresse. Étudions donc Flaubert, mais sachons le quitter à temps, si nous voulons éviter son imitation.

En désirant limiter cette causerie aux questions de style et de forme, nous ne découvrirons peut-être pas beaucoup d’écrivains qui soient dignes d’une étude particulière. Bien des auteurs se ressemblent et se confondent. Nous devrons nous borner aux chefs reconnus et incontestés qui, eux-mêmes, idéalistes ou réalistes, se rattachent au courant classique français. Nous avons certainement à notre époque quelques prosateurs dont la lecture peut contribuer à dégager notre tempérament et à nous donner notre mesure. M. Daudet est de ceux-là. Ou lui garde rancune dans un certain monde d’avoir écrit l’Immortel, un de ses ouvrages le plus injustement appréciés. Il est pourtant hors de doute que l’Immortel est un livre de premier ordre. Saint-Simon lui-même n’a rien fait de plus vivant. Prenez les pages similaires de Saint-Simon, ses portraits, ses épisodes, ses descriptions rapides, comparez-les avec l’Immortel, vous constaterez ici la même force dans la vision plastique, les mêmes procédés de description cursive, avec une supériorité esthétique incontestable.

Cette difficulté d’avoir une forme à soi est si sérieuse, que M. Pierre Loti s’est désintéressé d’en chercher une, et c’est précisément ce qui a fait la sienne. Ce n’est ni la poursuite des mots ni le parti pris d’originalité, mais la seule force intrinsèque des sensations, qui ont donné à M. Pierre Loti cette intensité expressive, cette séduction dans la profondeur, cette magie dans l’angoisse qui font du Mariage de Loti et de Pêcheur d’Islande des livres dont il y a bien peu d’exemples dans notre littérature. Le saisissement qu’ils dégagent rend indifférent à l’absence des rythmes phrasés dont Flaubert tirait de si beaux effets. Malgré cet apparent dédain de la forme, je ne connais guère de lecture plus profitable que celle de Pierre Loti, Comme il emploie les idées et les sensations toutes seules, il est intéressant de juger la valeur des matériaux isolés et de voir l’émotion qu’on peut réaliser sans embellissements extérieurs, M. Pierre Loti est un artiste spontané. On peut faire de l’anatomie avec lui. C’est de la chair toute vive.

Nous sommes loin, on le voit, de la méthode rhétoricienne et monotone propre à l’école idéaliste. L’école réaliste s’est complètement transformée depuis Balzac. Depuis George Sand l’école idéaliste est restée la même. La langue d’Octave Feuillet est bien toujours la langue de l’auteur de la Dernière Aldini. Nos idéalistes les plus à la mode ne nous donnent guère à leur tour que du Feuillet, la délicatesse et l’émotion en moins. C’est donc à George Sand qu’il faut remonter pour juger la forme du roman idéaliste en général. L’auteur de Mauprat semble infliger un éclatant démenti aux théories du style préconisées par Buffon. Chez elle le génie est le contraire du travail. Elle écrivait avec une verve extraordinaire, remplissant sans rature les feuilles blanches avec autant de ponctualité que M. Émile Zola. Son style si pur a évidemment un charme très français. Je crois cependant que les thèses audacieuses et le romantisme passionnel qui constituent le fond de ses livres doivent être comptés pour beaucoup dans le succès qu’elle a obtenu. George Sand n’a conservé de la tradition classique que la simplicité calme et la fluidité naturelle. Ce sont là des conditions de l’art d’écrire, mais ce n’est pas tout l’art d’écrire, La littérature date de plus loin que madame de Staël et Delphine.

Les auteurs les plus éloignés de cette méthode sont certainement les de Goncourt. Leur lecture peut être fructueuse pourvu qu’on ne partage pas servilement l’aveugle admiration dont les entoure une école qui n’a guère imité que leurs défauts. Le bouleversement opéré dans la langue par les de Goncourt, loin de donner les résultats que l’on attendait, a entraîné l’art d’écrire vers une décadence amphigourique que doivent fuir à tout prix ceux qui aiment la bonne santé littéraire. Je suis persuadé que la désorganisation de la phrase et la manie de faire en quelque sorte du style à rebours sont chez les deux frères la conséquence d’un effort voulu, d’un parti pris a priori. Apercevant le relief que leur talent plastique pouvait ajouter au style de Gautier et de Saint-Victor, ils ont pensé rajeunir les sensations en raffinant les nuances ; ils ont cru augmenter l’intensité de Flaubert en accumulant les mots, en exploitant le néologisme, en entassant les épithètes. Après la mort de son frère, M. E. de Goncourt a vraiment passé toute mesure. L’exagération de son maniérisme a désillusionné les lecteurs et, son école exagérant encore ses défauts, il a bien fallu reconnaître que l’on pataugeait, dans la préciosité illisible. Malgré ces regrettables écarts, le style Goncourt laissera deux ou trois spécimens de valeur, notamment Idées et Sensations et Sœur Philomène.

Tels sont les principaux auteurs contemporains où celui qui se préoccupe du style peut examiner les diverses manifestations de l’art d’écrire. Mais cette étude assidue n’est pas tout. Il s’agit d’éviter l’innombrable troupeau des imitateurs. Comment faire pour se dégager ? Comment ne pas pasticher la phrase accumulative de MM. Zola et Taine, le désordre des Goncourt, la narration condensée de Daudet, la supérieure simplicité de Loti, l’allure de Flaubert ? Je crois que ce qu’il y a de mieux à faire, une fois que l’on connaît à fond la littérature de son époque, c’est d’en revenir aux classiques. Voulez-vous n’être d’aucune école ? Soyez de la grande école française. Celle-là se prête à toutes les exigences ; elle contient tous les germes ; vous y trouverez l’originalité ; elle vous fera moderne à votre insu. Pour être sûr de ne pas perdre votre personnalité dans une assimilation étroite des œuvres contemporaines, remontez aux Grecs, aux Latins, à nos prosateurs du dix-septième et du dix-huitième siècle. Rentrez dans le style de tradition des écrivains français. Adoptez la phrase droite de Flaubert étudiée dans Chateaubriand. Construisez votre forme naturellement, à l’ancienne mode, avec l’encadrement d’incidentes de Bossuet, la fermeté inflexible de La Bruyère, la rudesse de Pascal, la souple bonhomie de Montaigne. Voyez combien les classiques ont différencié leurs manières sans abandonner l’unité générale de construction et de style. Bossuet est aussi loin de Montaigne que Pascal de Saint-Simon. Nos efforts de nouveauté n’ont jamais si complètement tranché les personnalités littéraires. Les ressources de la littérature classique sont infinies ; elle contient le germe, les causes, jusqu’aux procédés de notre façon d’écrire actuelle. Je crois donc que le seul moyen de se faire un style est de renoncer aux formules qui sont aujourd’hui à la mode. En s’isolant des œuvres de son temps pour s’en tenir aux classiques, Flaubert s’est créé une esthétique d’où est sortie une école très moderne et très féconde. Ce qu’il est essentiel enfin de se rappeler, c’est que le don de sentir sera toujours la première condition pour avoir du style. On n’arrive à l’originalité expressive que par la profondeur de l’observation.

A une époque où la critique cultive le dilettantisme et accueille avec un peu trop d’indulgence toutes les manifestations écrites, j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de publier ces quelques pages sur le style et ses procédés techniques. L’art d’écrire, maintenant que tout le monde écrit, est une question d’actualité digne d’être prise au sérieux par tous ceux qui éprouvent le besoin d’en finir avec l’anarchie littéraire qui nous dévore. Nous avons plusieurs fois exprimé le désir de voir la critique entrer dans une explication plus précise du métier. Le salut des lettres est à ce prix. Il faut que la critique encourage les vocations timides, soutienne les débutants dirige les talents qui cherchent leur vole. Ramenons au grand art les aspirations et les volontés. Par notre sympathie et notre concours donnons à la génération nouvelle la force de sortir des ornières décadentes où on voudrait l’entraîner. Inspirons-lui le goût de l’éternelle esthétique qui a fait, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Pour cela vulgarisons l’art, abordons les secrets du métier, indiquons les aptitudes, montrons les procédés, facilitons les efforts, établissons les conditions nécessaires à toute œuvre durable. Il ne s’agit pas de reprendre le dogmatisme du siècle passé, il s’agit de s’assimiler le labeur de l’artiste et de combler l’abîme qui sépare le producteur et le juge. Au lieu de se contenter d’apprécier les œuvres une fois finies, la critique participera ainsi à leur élaboration. Elle en recevra une lumière nouvelle et le travail de l’écrivain en sera à son tour mieux dirigé. Il me semble que la critique ne devrait pas avoir d’autre ambition et que ce serait là un rôle bien glorieux pour elle.