D’Alembert

1757

Réflexions sur le goût

2016
D’Alembert, « Réflexions sur l’usage et l’abus de la philosophie dans les matières de goût, lues à l’Académie française le 14 mars 1757 » [Mélanges, 1759, tome IV, p. 399-420], in Œuvres de d’Alembert, tome IV, deuxième partie, Paris, A. Belin, Bossange père et fils, Bossange frères, 1822, p. 326-333. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Réflexions sur l’usage et sur l’abus de la philosophie dans les matières de goût §

L’esprit philosophique, si célébré chez une partie de notre nation, et si décrié par l’autre, a produit dans les sciences et dans les belles-lettres des effets contraires. Dans les sciences, il a mis des bornes sévères à la manie de tout expliquer, que l’amour des systèmes avait introduite ; dans les belles-lettres, il a entrepris d’analyser nos plaisirs et de soumettre à l’examen tout ce qui est l’objet du goût. Si la sage timidité de la physique moderne a trouvé des contradicteurs, est-il surprenant que la hardiesse des nouveaux littérateurs ait eu le même sort ? elle a dû principalement révolter ceux de nos écrivains qui pensent qu’en fait de goût comme dans des matières plus sérieuses, toute opinion nouvelle et paradoxe doit être proscrite par la seule raison qu’elle est nouvelle. Il semble néanmoins, que dans les sujets de spéculation et d’agrément, on ne saurait laisser trop de liberté à l’industrie, dût-elle n’être pas toujours également heureuse dans ses efforts. C’est en se permettant les écarts que le génie enfante les choses sublimes ; permettons de même à la raison de porter au hasard, et quelquefois sans succès, son flambeau sur tous les objets de nos plaisirs, si nous voulons la mettre à portée de découvrir au génie quelque route inconnue. La séparation des vérités et des sophismes se fera bientôt d’elle-même, et nous en serons ou plus riches, ou du moins plus éclairés.

Un des avantages de la philosophie appliquée aux matières de goût, est de nous guérir ou de nous garantir de la superstition littéraire ; elle justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable ; elle nous empêche d’encenser leurs fautes ; elle nous fait voir nos égaux dans plusieurs de nos bons écrivains modernes, qui pour s’être formés sur eux, se croyaient par une inconséquence modeste fort inférieurs à leurs maîtres. Mais l’analyse métaphysique de ce qui est l’objet du sentiment ne peut-elle pas faire chercher des raisons à ce qui n’en a point, émousser le plaisir en nous accoutumant à discuter froidement ce que nous devons sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie, et le rendre esclave et timide ? Essayons de répondre à ces questions.

Le goût, quoique peu commun, n’est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue de ceux qui réduisent le goût à sentir, et de ceux qui veulent le contraindre à raisonner. Mais il n’étend pas son ressort sur toutes les beautés dont un ouvrage de l’art est susceptible. Il en est de frappantes et de sublimes, qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siècles et chez tous les peuples, et dont par conséquent tous les esprits, tous les siècles et tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les âmes sensibles et qui glissent sur les autres. Les beautés de cette espèce ne sont que du second ordre, car ce qui est grand est préférable à ce qui n’est que fin ; elles sont néanmoins celles qui demandent le plus de sagacité pour être produites, et de délicatesse pour être senties ; aussi sont-elles plus fréquentes parmi les nations chez lesquelles les agréments de la société ont perfectionné l’art de vivre et de jouir. Ce genre de beautés faites pour le petit nombre, est proprement l’objet du goût, qu’on peut définir le talent de démêler dans les ouvrages de l’art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser.

Si le goût n’est pas arbitraire, il est donc fondé sur des principes incontestables, et ce qui en est une suite nécessaire, il ne doit point y avoir d’ouvrage de l’art dont on ne puisse juger en y appliquant ces principes. En effet la source de notre plaisir et de notre ennui est uniquement et entièrement en nous ; nous trouverons donc au dedans de nous-mêmes, en y portant une vue attentive, des règles générales et invariables de goût, qui seront comme la pierre de touche à l’épreuve de laquelle toutes les productions du talent pourront être soumises. Ainsi le même esprit philosophique, qui nous oblige, faute de lumières suffisantes, de suspendre à chaque instant nos pas dans l’étude de la nature et des objets qui sont hors de nous, doit au contraire, dans tout ce qui est l’objet du goût, nous porter à la discussion. Mais il n’ignore pas en même temps que cette discussion doit avoir un terme. En quelque matière que ce soit, nous devons désespérer de remonter jamais aux premiers principes, qui sont toujours pour nous derrière un nuage : vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs, serait un projet aussi chimérique que d’entreprendre d’expliquer l’action des objets sur nos sens. Mais comme on a su réduire à un petit nombre de sensations l’origine de nos connaissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matière de goût, à un petit nombre d’observations incontestables sur notre manière de sentir. C’est jusque-là que le philosophe remonte, mais c’est là qu’il s’arrête, et d’où par une pente naturelle il descend ensuite aux conséquences.

La justesse de l’esprit, déjà si rare par elle-même, ne suffit pas dans cette analyse ; ce n’est pas même encore assez d’une âme délicate et sensible ; il faut de plus, s’il est permis de s’expliquer de la sorte, ne manquer d’aucun des sens qui composent le goût. Dans un ouvrage de poésie, par exemple, on doit parler tantôt à l’imagination, tantôt au sentiment, tantôt à la raison, mais toujours à l’organe ; les vers sont une espèce de chant, sur lequel l’oreille est si inexorable, que la raison même est quelquefois contrainte de lui faire de légers sacrifices. Ainsi un philosophe dénué d’organe, eût-il d’ailleurs tout le reste, sera un mauvais juge en matière de poésie. Il prétendra que le plaisir, qu’elle nous procure est un plaisir d’opinion, qu’il faut se contenter, dans quelque ouvrage que ce soit, de parler à l’esprit et à l’âme : il jettera même par des raisonnements captieux un ridicule apparent sur le soin d’arranger des mots pour le plaisir de l’oreille. C’est ainsi qu’un physicien réduit au seul sentiment de toucher, prétendrait que les objets éloignés ne peuvent agir sur nos organes, et le prouverait par des sophismes auxquels on ne pourrait répondre qu’en lui rendant l’ouïe et la vue. Notre philosophe croira n’avoir rien ôté à un ouvrage de poésie, en conservant tous les termes et en les transposant pour détruire la mesure ; et il attribuera à un préjugé dont il est esclave lui-même sans le vouloir, l’espèce de langueur que l’ouvrage lui paraît avoir contractée par ce nouvel état. Il ne s’apercevra pas qu’en rompant la mesure, et en renversant les mots, il a détruit l’harmonie qui résultait de leur arrangement et de leur liaison. Que dirait-on d’un musicien qui pour prouver que le plaisir de la mélodie est un plaisir d’opinion, dénaturerait un air fort agréable en transposant au hasard les sons dont il est composé ?

Ce n’est pas ainsi que le vrai philosophe jugera du plaisir que donne la poésie. Il n’accordera sur ce point ni tout à la nature ni tout à l’opinion ; il reconnaîtra, que comme la musique a un effet général sur tous les peuples, quoique la musique des uns ne plaise pas toujours aux autres, de même tous les peuples sont sensibles à l’harmonie poétique, quoique leur poésie soit fort différente. C’est en examinant avec attention cette différence, qu’il parviendra à déterminer jusqu’à quel point l’habitude influe sur le plaisir que nous font la poésie et la musique, ce que l’habitude ajoute de réel à ce plaisir, et ce que l’opinion peut aussi y joindre d’illusoire. Car il ne confondra point le plaisir d’habitude avec celui qui est purement arbitraire et d’opinion ; distinction qu’on n’a peut-être pas assez faite en cette matière, et que néanmoins l’expérience journalière rend incontestable. Il est des plaisirs qui dès le premier moment s’emparent de nous ; il en est d’autres qui n’ayant d’abord éprouvé de notre part que de l’éloignement ou de l’indifférence, attendent pour se faire sentir, que l’âme ait été suffisamment ébranlée par leur action, et n’en sont alors que plus vifs. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’une musique qui nous avait d’abord déplu, nous a ravis ensuite lorsque l’oreille à force de l’entendre est parvenue à en démêler toute l’expression et la finesse ? Les plaisirs que l’habitude fait goûter peuvent donc n’être pas arbitraires, et même avoir eu d’abord le préjugé contre eux.

C’est ainsi qu’un littérateur philosophe conservera à l’oreille tous ses droits. Mais en même temps, et c’est là surtout ce qui le distingue, il ne croira pas que le soin de satisfaire l’organe dispense de l’obligation encore plus importante de penser. Comme il sait que c’est la première loi du style, d’être à l’unisson du sujet, rien ne lui inspire plus de dégoût que des idées communes exprimées avec recherche, et parées du vain coloris de la versification : une prose médiocre et naturelle lui paraît préférable à la poésie qui au mérite de l’harmonie ne joint point celui des choses : c’est parce qu’il est sensible aux beautés d’image, qu’il n’en veut que de neuves et de frappantes ; encore leur préfère-t-il les beautés de sentiment, et surtout celles qui ont l’avantage d’exprimer d’une manière noble et touchante des vérités utiles aux hommes.

Il ne suffit pas à un philosophe d’avoir tous les sens qui composent le goût ; il est encore nécessaire que l’exercice de ces sens n’ait pas été trop concentré dans un seul objet. Malebranche ne pouvait lire sans ennui les meilleurs vers, quoiqu’on remarque dans son style les grandes qualités du poète, l’imagination, le sentiment et l’harmonie. Mais trop exclusivement appliqué à ce qui est l’objet de la raison, ou plutôt du raisonnement, son imagination se bornait à enfanter des hypothèses philosophiques, et le degré de sentiment dont il était pourvu, à les embrasser avec ardeur comme des vérités. Quelque harmonieuse que soit sa prose, l’harmonie poétique était sans charmes pour lui, soit qu’en effet la sensibilité de son oreille fut bornée à l’harmonie de la prose, soit qu’un talent naturel lui fit produire de la prose harmonieuse sans qu’il s’en aperçût, comme son imagination le servait sans qu’il s’en doutât, ou comme un instrument rend des accords sans le savoir.

Ce n’est pas seulement à quelque défaut de sensibilité dans l’âme ou dans l’organe, qu’on doit attribuer les faux jugements en matière de goût. Le plaisir que nous fait éprouver un ouvrage de l’art, vient ou peut venir de plusieurs sources différentes ; l’analyse philosophique consiste donc à savoir les distinguer et les séparer toutes, afin de rapporter à chacune ce qui lui appartient, et de ne pas attribuer notre plaisir à une cause qui ne l’ait point produit. C’est sans doute sur les ouvrages qui ont réussi en chaque genre, que les règles doivent être faites ; mais ce n’est point d’après le résultat général du plaisir que ces ouvrages nous ont donné : c’est d’après une discussion réfléchie, qui nous fasse discerner les endroits dont nous avons été vraiment affectés, d’avec ceux qui n’étaient destinés qu’à servir d’ombre ou de repos, d’avec ceux même où l’auteur s’est négligé sans le vouloir. Faute de suivre cette méthode, l’imagination échauffée par quelques beautés du premier ordre dans un ouvrage, monstrueux d’ailleurs, fermera bientôt les yeux sur les endroits faibles, transformera les défauts même en beautés, et nous conduira par degrés à cet enthousiasme froid et stupide qui ne sent rien à force d’admirer tout ; espèce de paralysie de l’esprit, qui nous rend indignes et incapables de goûter les beautés réelles. Ainsi, sur une impression confuse et machinale, ou bien on établira de faux principes dégoût, ou, ce qui n’est pas moins dangereux, on érigera en principe ce qui est en soi purement arbitraire ; on rétrécira les bornes de l’art, et on prescrira des limites à nos plaisirs, parce qu’on n’en voudra que d’une seule espèce et dans un seul genre ; on tracera autour du talent un cercle étroit dont on ne lui permettra pas de sortir.

C’est à la philosophie à nous délivrer de ces liens ; mais elle ne saurait mettre trop de choix dans les armes dont elle se sert pour les briser. La Motte a avancé que les vers n’étaient pas essentiels aux pièces de théâtre : pour prouver cette opinion, très soutenable en elle-même, il a écrit contre la poésie, et par là il n’a fait que nuire à sa cause ; il ne lui restait plus qu’à écrire contre la musique, pour prouver que le chant n’est pas essentiel à la tragédie. Sans combattre le préjugé par des paradoxes, il avait, ce me semble, un moyen plus court de l’attaquer ; c’était d’écrire Inès de Castro en prose ; l’extrême intérêt du sujet permettait de risquer l’innovation, et peut-être aurions-nous un genre de plus. Mais l’envie de se distinguer fronde les opinions dans la théorie, et l’amour-propre qui craint d’échouer les ménage dans la pratique. Les philosophes font le contraire des législateurs ; ceux-ci se dispensent des lois qu’ils imposent, ceux-là se soumettent dans leurs ouvrages aux lois qu’ils condamnent dans leurs préfaces.

Les deux causes d’erreur dont nous avons parlé jusqu’ici, le défaut de sensibilité d’une part, et de l’autre trop peu d’attention à démêler les principes de notre plaisir, sont la source éternelle de la dispute tant de fois renouvelée sur le mérite des anciens. Leurs partisans trop enthousiastes font trop de grâces à l’ensemble en faveur des détails ; leurs adversaires trop raisonneurs ne rendent pas assez de justice aux détails, par les vices qu’ils remarquent dans l’ensemble.

Il est une autre espèce d’erreur dont le philosophe doit avoir plus d’attention à se garantir, parce qu’il lui est plus aisé d’y tomber. Elle consiste à transporter aux objets du goût des principes vrais en eux-mêmes, mais qui n’ont point d’application à ces objets. On connaît le célèbre qu’il mourût du vieil Horace, et on a blâmé avec raison le vers suivant : cependant une métaphysique commune ne manquerait pas de sophismes pour le justifier. Ce second vers, dira-t-on, est nécessaire pour exprimer tout ce que sent le vieil Horace ; sans doute il doit préférer la mort de son fils au déshonneur de son nom ; mais il doit encore de plus souhaiter que la valeur de ce fils le fasse échapper au péril, et qu’animé par un beau désespoir, il se défende seul contre trois. On pourrait d’abord répondre que le second vers exprimant un sentiment plus naturel, devrait au moins précéder le premier, et par conséquent qu’il l’affaiblit. Mais qui ne voit d’ailleurs que ce second vers serait encore faible et froid, même après avoir été remis à sa véritable place ? n’est-il pas évidemment inutile au vieil Horace d’exprimer le sentiment que ce vers renferme ? chacun supposera sans peine qu’il aime mieux voir son fils vainqueur que victime du combat : le seul sentiment qu’il doive montrer, et qui convienne à l’État violent ou il est, est ce courage héroïque qui lui fait préférer la mort de son fils à la honte. La logique froide et lente des esprits tranquilles n’est pas celle des âmes vivement agitées : comme elles dédaignent de s’arrêter sur des sentiments vulgaires, elles sous-entendent plus qu’elles n’expriment, elles s’élancent tout d’un coup aux sentiments extrêmes ; semblables à ce dieu d’Homère, qui fait trois pas et qui arrive au quatrième.

Ainsi dans les matières de goût, une demi-philosophie nous écarte du vrai, et une philosophie mieux entendue nous y ramène. C’est donc faire une double injure aux belles-lettres et à la philosophie, que de croire qu’elles puissent réciproquement se nuire ou s’exclure. Tout ce qui appartient non seulement à notre manière de concevoir, mais encore à notre manière de sentir, est le vrai domaine de la philosophie : il serait aussi déraisonnable de la reléguer dans les cieux et de la restreindre au système du monde, que de vouloir borner la poésie à ne parler que des dieux et de l’amour. Et comment le véritable esprit philosophique serait-il opposé au bon goût ? il en est au contraire le plus ferme appui, puisque cet esprit consiste à remonter en tout aux vrais principes, à reconnaître que chaque art a sa nature propre, chaque situation de l’âme son caractère, chaque chose son coloris ; en un mot à ne point confondre les limites de chaque genre. Abuser de l’esprit philosophique, c’est en manquer.

Ajoutons qu’il n’est point à craindre que la discussion et l’analyse émoussent le sentiment ou refroidissent le génie dans ceux qui posséderont d’ailleurs ces précieux dons de la nature. Le philosophe sait que dans le moment de la production le génie ne veut aucune contrainte ; qu’il aime à courir sans frein et sans règle, à produire le monstrueux à côté du sublime, à rouler impétueusement l’or et le limon tout ensemble. La raison donne donc au génie qui crée une liberté entière ; elle lui permet de s’épuiser jusqu’à ce qu’il ait besoin de repos, comme ces coursiers fougueux dont on ne vient à bout qu’en les fatigant. Alors elle revient sévèrement sur les productions du génie ; elle conserve ce qui est l’effet du véritable enthousiasme, elle proscrit ce qui est l’ouvrage de la fougue, et c’est ainsi qu’elle fait éclore les chefs-d’œuvre. Quel écrivain, s’il n’est pas entièrement dépourvu de talent et de goût, n’a pas remarqué que dans la chaleur de la composition, une partie de son esprit reste en quelque manière à l’écart, pour observer celle qui compose et pour lui laisser un libre cours, et qu’elle marque d’avance ce qui doit être effacé ?

Le vrai philosophe se conduit à peu près de la même manière pour juger que pour composer : il s’abandonne d’abord au plaisir vif et rapide de l’impression ; mais persuadé que les vraies beautés gagnent toujours à l’examen, il revient bientôt sur ses pas, il remonte aux causes de son plaisir, il les démêle, il distingue ce qui lui a fait illusion d’avec ce qui l’a profondément frappé, et se met en état par cette analyse de porter un jugement sain de tout l’ouvrage.

On peut, ce me semble, d’après ces réflexions répondre en deux mots à la question souvent agitée, si le sentiment est préférable à la discussion pour juger un ouvrage de goût. L’impression est le juge naturel du premier moment, la discussion l’est du second. Dans les personnes qui joignent à la finesse et à la promptitude du tact, la netteté et la justesse de l’esprit, le second juge ne fera pour l’ordinaire que confirmer les arrêts rendus par le premier. Mais, dira-t-on, comme ils ne seront pas toujours d’accord, ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir dans tous les cas à la première décision que le sentiment prononce ? Quelle triste occupation de chicaner ainsi avec son propre plaisir ! et quelle obligation aurons-nous à la philosophie, quand son effet sera de le diminuer ? Nous répondrons avec regret, que tel est le malheur de la condition humaine : nous n’acquérons guère de connaissances nouvelles que pour nous désabuser de quelque illusion agréable, et nos lumières sont presque toujours aux dépens de nos plaisirs. La simplicité de nos aïeux était peut-être plus fortement remuée par les pièces monstrueuses de notre ancien théâtre, que nous ne le sommes aujourd’hui par la plus belle de nos pièces dramatiques ; les nations moins éclairées que la nôtre ne sont pas moins heureuses, parce qu’avec moins de désirs elles ont aussi moins de besoins, et que des plaisirs grossiers ou moins raffinés leur suffisent : cependant nous ne voudrions pas changer nos lumières pour l’ignorance de ces nations et pour celle de nos ancêtres. Si ces lumières peuvent diminuer nos plaisirs, elles flattent en même temps notre vanité ; on s’applaudit d’être devenu difficile, on croit avoir acquis par là un degré de mérite. L’amour-propre est le sentiment auquel nous tenons le plus, et que nous sommes le plus empressés à satisfaire ; le plaisir qu’il nous fait éprouver n’est pas, comme beaucoup d’autres, l’effet d’une impression subite et violente, mais il est plus continu, plus uniforme et plus durable, et se laisse goûter à plus longs traits.

Ce petit nombre de réflexions paraît devoir suffire pour justifier l’esprit philosophique des reproches que l’ignorance ou l’envie ont coutume de lui faire. Observons en finissant, que quand ces reproches seraient fondés, ils ne seraient peut-être convenables, et ne devraient avoir de poids que dans la bouche des véritables philosophes ; ce serait à eux seuls qu’il appartiendrait de fixer l’usage et les bornes de l’esprit philosophique, comme il n’appartient qu’aux écrivains qui ont mis beaucoup d’esprit dans leurs ouvrages, de parler contre l’abus qu’on en peut faire. Mais le contraire est malheureusement arrivé ; ceux qui possèdent et qui connaissent le moins l’esprit philosophique, en sont parmi nous les plus ardents détracteurs, comme la poésie est décriée par ceux qui n’ont pu y réussir, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers principes, et notre siècle par les écrivains qui lui font le moins d’honneur.