Jules Barbey d’Aurevilly

1878

Les œuvres et les hommes : V. Les bas-bleus

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes, tome V : Les Bas-bleus, Paris, V. Palmé, 1878, XXIII-343 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Valentin Pacaud (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

À Monsieur P. Bottin-Desylles §

Mon très cher parent et très cher ami

Je vous dédie ce livre comme le témoignage d’une admiration qui a commencé dès que j’ai pu comprendre, et d’une affection qui a commencé dès que j’ai pu sentir.

Je désirerais que toutes les pensées qui sont ici, fussent vos pensées, ou qu’il y en eût, au moins, quelques-unes que vous ne désavoueriez pas… Vous l’homme des sentiments exquis en toutes choses, vous devez avoir sur les femmes les idées qu’ont sur elles les esprits délicats, discernants, qui les aiment et qui ne veulent pas les voir se déformer dans des ambitions, des efforts et des travaux mortels à leur grâce naturelle, et même à leurs vertusVous êtes, mon cher Desylles, d’une supériorité trop vraie pour ne pas vous connaître en supériorités, et celle de la femme n’est pas où la mettent les Bas-bleus. Elle est dans un charme qui n’est ni la Littérature, ni l’Art, ni la Science. Elle est dans ce qui nous faisait tourner la tête, quand nous avions une tête à tourner. À présent nous l’avons immobile ; mais je n’en ai pas moins (suis-je désintéressé ?) écrit ce livre pour défendre ce charme des femmes, menacé par elles-mêmes, et dans l’intérêt des têtes qu’après, elles pourraient tourner encore……

Votre très dévoué et très respectueux,
Jules Barbey d’Aurevilly.

Préface §

Voici le cinquième volume des Œuvres et des Hommes.

L’auteur qui veut barrer la rivière et prendre tout le poisson, c’est-à-dire, donner toute la littérature de ce siècle, montre, aujourd’hui, en fait de femmes, la fleur du panier, en supposant qu’un pareil panier ait une fleur…

Aujourd’hui, ce n’est que quelques-unes. Mais plus tard, Elles y seront toutes… On n’oubliera personne.

J. Barbey d’Aurevilly.

Introduction.
Du bas-bleuisme contemporain §

I §

Ce n’est ni une inconséquence ni même une diversion, comme on pourrait le croire, que d’introduire dans un livre de critique intitulé : Les Œuvres et les Hommes au xixe siècle, la série des femmes qui écrivent, car les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes, — du moins de prétention, — et manqués ! Ce sont des Bas-bleus. Bas-bleu est masculin. Les Bas-bleus ont, plus ou moins, donné la démission de leur sexe. Même leur vanité n’est plus celle de la femme… Du fond de la vanité, très souvent jolie de la femme, il leur en a poussé une autre qui a dévoré la première et qui est affreuse comme l’orgueil impuissant. Les Bas-bleus (Blue stockings), ainsi nommés, à Londres, du temps de Pope, pour dire des femmes qui, de préoccupation intellectuelle, en étaient arrivées à ne plus faire leur toilette et qui portaient des bas comme tous les cuistres d’Angleterre, sont restés imperturbablement ce qu’ils étaient, du temps de Pope. La première punition de ces jalouses du génie des hommes a été de perdre le leur, — le génie de la mise, cette poésie d’elles-mêmes, dont elles sont tout ensemble le poëme et le poëte. La seconde a été de n’avoir plus le moindre droit aux ménagements respectueux qu’on doit à la femme… Vous entendez, Mesdames ? Quand on a osé se faire amazone, on ne doit pas craindre les massacres sur le Thermodon.

II §

Nés, d’appellation, en Angleterre, les Bas-bleus sont de tous les pays. Pour qu’il en naisse un quelque part, il ne faut qu’une plume, une écritoire et un faux orgueil. En France, où ils se sont multipliés d’une manière si prodigieuse, qu’on peut croire que leur nombre l’emporte sur celui de tous les autres pays de l’Europe, en France, pays salique, encore plus de mœurs que de monarchie, et où le mot de littératrice n’était pas français, les Bas-bleus, avant ces derniers temps, n’existaient presque pas. Quand on en trouve un, comme Mlle Scudéry, par exemple, on s’arrête surpris de ce vilain phénomène dans le pays de la Légèreté et de la Grâce. Il ne faut pas s’y méprendre : les femmes du salon bleu de l’hôtel de Rambouillet n’étaient pas des Bas-bleus. C’étaient des Précieuses d’une insupportable manière d’être, que le bon sens de Molière traita, dans la pièce de leur nom, comme les porteurs de Mascarille le traitent, avec les bâtons de leur chaise. Elles touchèrent au bas-bleuisme, mais leurs bas restèrent toujours de soie, blanche ou rose…

D’un autre côté, qu’une femme comme Mlle de Sévigné écrivît, si elle le pouvait, de charmants commérages à sa fille, ou comme Mme d’Aulnoy, des contes délicieux pour des enfants, ce n’étaient pas là non plus des Bas-bleus encore. Le Bas-bleu, c’est la femme littéraire. C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire. Or, cette espèce est très moderne en France et il a fallu les transformations successives par lesquelles nous sommes passés depuis la Révolution française, pour que des femmes qui n’étaient ni bossues, ni laides, ni bréhaignes, eussent l’idée de se mettre en équation avec l’homme, et que les hommes, devenus aussi femmes qu’elles, eussent la bassesse de le souffrir.

Car ils l’ont souffert, — et ils ont fait pis : ils l’ont accepté. Ils ont cru légitime la prétention de la femme en matière d’égalité cérébrale avec l’homme ; et, si philosophiquement, ils ont reculé devant la thèse elle-même et l’absolu des termes sur lesquels elle s’appuie, la plupart, dans la pratique, ont parlé comme s’ils l’admettaient, même ceux qui devaient s’y connaître, les brasseurs de choses intellectuelles, les gens qui, par métier, font observation d’esprit humain. Comptez combien il y a, en ce moment, de critiques en France qui n’aient déclaré sérieusement que Mme Sand est un génie ! Le méprisant Chateaubriand lui-même, qui a fini dans le mépris de tout, comme on finit à la Trappe, a eu la faiblesse de cette flatterie.

D’ailleurs il n’y a pas que la lâcheté des hommes vis-à-vis des femmes dans l’ambition qu’elles montrent aujourd’hui. Il y a un monde d’autres choses ; mais comptez en premier l’influence du principe qui commande au siècle, et qui, comme tout principe, doit se vider, un jour ou l’autre, intégralement de tout ce qu’il contient. Rudement mais nettement posé par la Révolution française, et toujours frémissant dans les limites entre lesquelles Napoléon, qui savait l’indomptabilité du monstre, l’enferma, le principe de l’Égalité sautera, dans un temps donné, ses barrières. L’Égalité civile et politique n’est qu’une égalité relative, une part faite à qui veut tout prendre, car les principes sont absolus. En ce moment du siècle, il roule dans les esprits, qui en tressaillent, l’idée d’une égalité bien autrement profonde que cette égalité chétive ; et les femmes qui, en Gaule, passaient pour prophétesses, la pressentent et pour leur compte, la provoquent, en la demandant.

Et ce n’est pas d’hier qu’elles l’ont demandée. Ce n’est pas d’hier que l’idée d’égalité, en dehors du Code, s’est mise à poindre dans tous les horizons ; puis, par degrés, à insolemment rayonner. Bien avant ce célèbre club des femmes, organisé en 1848, et si ridiculement fameux ; bien avant les publications de Mme Olympe Audouard, qui demande même des droits politiques, Mme Audouard, la plus avancée des révolutionnaires féminines ; la Marat couleur de rose du parti, et que je ne tuerais pas dans sa baignoire ; bien avant toutes ces tentatives animées dont ont pu rire quelques esprits aristophanesques, quelques attardés dans leur temps, qui ont encore dans le ventre de l’ancien esprit français, car nous portons malgré nous en nos veines quelque chose des mœurs de nos pères, l’idée d’égalité, qui pénètre tout, avait pénétré la perméable substance de l’esprit des femmes, et traversé, sans grande peine, la pulpe de pêche de ces cerveaux.

Mme de Staël qui commence le siècle, Mme de Staël qui avait pour Napoléon une haine de femme dédaignée, et qui, naïvement, se croyait, en femme, ce que l’Empereur était, en homme, Mme de Staël avait devancé et deviné Saint-Simon avec son pape et sa papesse égalitaires… Quoique mort sans papesse, en effet, le saint-simonisme en marqua la place dans sa hiérarchie ; et par cela seul qu’il la marqua, il fut tout de suite et il est resté une des causes les plus actives du remue-ménage qui s’est produit dans l’esprit et la vanité des femmes de ce temps, enragé de tous les genres d’émancipation. Ce qui n’avait été qu’à l’état de haute aspiration personnelle, dans Mme de Staël, prit tout à coup, sous l’action du saint-simonisme, l’impérieuse généralité et la décision incisive du dogme.

À deux ou trois ans de la prédication saint-simonienne, parurent les premiers romans de Mme Sand qui firent tant de bruit et trouvèrent tant de feuilletonistes à leur service, évidemment parce que l’auteur était femme et femme en rupture de ban du mariage, un inappréciable avantage en France, ce pays de mauvais sujets ! Ces romans n’étaient point, comme on eût pu le supposer, des impies plaidoyers en faveur des désordres d’une vie effrénée, mais une attaque directe et à fond contre l’inégalité matrimoniale, assez mal commode pour l’adultère. En posant la thèse de l’Égalité entre les époux, implicitement, du même coup, Mme Sand appelait toutes les autres égalités.

Et les femmes ne s’y trompèrent pas. Elles l’en récompensèrent, en la prenant pour une preuve éclatante des idées qu’elle avait exprimées ou fait naître, et en disant aux hommes, à qui elles montrèrent ce qu’elles croyaient des chefs-d’œuvre, les pauvres diablesses : « Vous voyez bien que nous valons autant que vous ! »

Et les hommes se laissèrent donner cette claque, d’une joue soumise, et furent heureux, quand ils la reçurent, comme Figaro quand il reçut celles de Suzanne ; mais Figaro avait pour excuse qu’il était amoureux. Ce jour-là, les femmes prirent, dans le monde de la publicité, une position et un pied qu’elles n’y avaient jamais pris. Elles n’avaient jamais été que des êtres charmants, parfaitement femmes et c’était là leur charme, et voilà qu’elles ne voulurent plus l’être. Elles en eurent honte comme d’une faiblesse. Elles ne voulurent plus être la vigne qui enivre et s’appuie comme dit le moraliste, et qui n’enivre que parce qu’elle s’appuie…

Elles répudièrent toute dépendance, celle de l’amant après celle du mari. Elles tendirent à devenir dans la réalité la femme libre, que le saint-simonisme avait révélée ; car des romans passionnés popularisent une idée et la font passer plus vite dans les idées et dans les mœurs que la plus crâne et la plus cambrée des théories. Ces Érygones, enivrées d’elles-mêmes, crurent pouvoir faire par elles-mêmes (fare da se) comme l’Italie et elles le firent… comme l’Italie. Dans cette transformation de la femme, la jeune fille, qui est son expression la plus naïve et la plus vraie, disparut. C’est maintenant une espèce perdue. À présent, les jeunes filles ne sont plus que les petits êtres personnels et raisonneurs dont les comédies de M. Dumas fils sont l’exacte photographie.

Ce fut à dater des romans de Sand qu’on vit pulluler toutes sortes de livres en prose et en vers, écrits par des plumes féminines sur l’inégalité des conditions entre l’homme et la femme, et que le bas-bleu apparut, — le véritable bas-bleu, bien autrement foncé qu’en Angleterre, où le mariage, — une sauvegarde contre le bas-bleuisme, — est resté en honneur et où le mari s’appelle Lord encore… Comme il est beaucoup plus aisé de changer d’habit que de sexe, jamais, autant qu’en ce temps-là, on ne vit plus de femmes en habit d’homme, comme l’avait fait Mme George Sand, dont la redingote de velours noir, illustrée par Calamata, fut célèbre et qui s’appela longtemps George Sand tout court (le voyou, comme elle le disait elle-même dans ses Lettres d’un Voyageur) ; George Sand qui devait redevenir Mme Sand et presque Mme Dudevant dans sa vieillesse, — quand le terrible coup de locomotive de la vieillesse passe sur toutes les prétentions et les rafle, et qu’on acquiert la preuve alors qu’on n’était, de toute éternité, qu’une femme et que l’homme qu’on croyait faire n’a jamais dépassé le gamin !

Dans la lueur cruelle du bon sens de la dernière heure, Mme Sand l’aura-t-elle compris ? Mais qu’elle l’ait compris ou non, peu importe, du reste ! Les idées répandues dans ses livres ou qui en découlent, ne continuent pas moins de s’infiltrer dans tous les esprits ; et comme l’huile, dont le temps grandit toujours la tâche, à envahir de plus en plus nos mœurs. Les gouvernements eux-mêmes qui se croient à la tête des mœurs, lorsqu’ils se traînent à leur queue, se laissent gagner et pénétrer par la tache d’huile aussi mollement que l’opinion. Dernièrement, n’avons-nous pas vu une femme d’un talent secondaire, décorée, comme un homme, reconnu grand artiste, ne l’est souvent pas ?… Sans doute puisqu’on voulait refaire, en la féminisant, la scène légendaire de Charles-Quint dans l’atelier du Titien, et qu’une Titien manquait, on pouvait prendre Mlle Rosa Bonheur tout aussi bien qu’une autre.

Ce n’est pas un crime de ne prendre que ce qu’on a. Mais en la décorant comme un homme, c’était une manière d’accepter l’idée qui court dans tous les esprits, cette rue ! qu’il n’est réellement aucun obstacle dans l’organisation de la femme à ce qu’il y ait des mesdames Titien, des mesdames Michel-Ange, des mesdames Shakespeare, à partir du jour où la tyrannique éducation que les hommes imposent aux femmes ne l’empêchera plus !!!

Certes ! nous verrons bien, — comme dit le Misanthrope, — mais toute expérience peut être longue ! Mais en attendant que nous ayons vu, la prétention subsiste, la prétention au génie, cette immense virilité ! Mais en attendant les éblouissantes acquisitions des temps futurs, le bas-bleu médiocre, vaniteux et impudent, fleurit et s’étale, comme jamais il n’avait fleuri, comme il ne s’était jamais étalé ! Jusque-là, il s’était contenté de se cantonner dans quelque coin de livre ou de théâtre, mais le livre, c’était encore trop pudibond et trop mystérieux. Le théâtre même ne donnait pas le succès à visage assez nu, et il lui a fallu des chaires ! D’étranges professoresses (car le bas-bleuisme bouleverse la langue comme il bouleverse le bon sens) se sont mises à faire solennellement des conférences et ont pu trouver des publics. Les hommes qui aiment le plus la plaisanterie y sont allés, non pour y rire, non pour y siffler… même avec une flûte, mais sérieusement ! mais comme à un enseignement possible !

L’américanisme qui nous ronge et qui doit très justement nous dévorer (et de fait, le principe de la démocratie accepté, les Américains étant de plus grands démocrates que nous, doivent être nos maîtres), l’américanisme que nous affectons nous a fait nous tenir tranquilles à cette exhibition… antifrançaise. En Amérique, qui ne le sait ? le bas-bleuisme a dernièrement poussé un jet formidable. Le bas-bleu s’y est transformé en blouse bleue. On y a souffert que les femmes y fissent l’homme tant qu’elles ont voulu. Les Américains les ont regardées comme le bœuf regarde la grenouille, quand la grenouille veut faire le bœuf. Soit logique, soit indifférence, ces égalitaires dédaigneux, grossiers, occupés, acharnés aux affaires, ont laissé les femmes invoquer pour leur sexe le bénéfice de l’égalité avec eux, et même le leur ont laissé prendre. Et ce n’a pas été assez encore.

Une fois en cet heureux train d’ambition et de conquête, les Américaines ont exigé davantage. De récentes publications nous ont appris que, maintenant, c’est la supériorité absolue qu’elles réclament. Il ne s’agit plus d’émancipation, mais de domination. Le mot d’ordre est lancé. Il faut chasser l’homme de partout. « Nous voulons le pouvoir, — disent-elles aux hommes, — comme meilleures, plus intelligentes et plus parfaites que vous. » Est-ce assez net ?… Et elles publient des livres pour le prouver ; des livres curieux de physiologie, d’histoire et de théologie, dans lesquels, toujours protestantes, elles interprètent la Bible dans le sens de leurs idées, culbutent la Genèse, démontrent que la chute d’Adam est la gloire d’Ève, à qui le serpent parla de préférence à l’homme, parce qu’elle était la plus spirituelle des deux. Elles tiennent pour Swedenborg, par l’unique et péremptoire raison que Swedenborg a révélé, le premier, des Anges femelles. Comme on le voit, les bas-bleus américains ont de l’avance sur les bas-bleus français, mais en vanité, tout bas-bleu est une botte de sept lieues, et nous pourrons les rattraper !

Seulement le résultat de la chose, si elle arrivait, ne serait pas le même en France qu’en Amérique. En Amérique où l’homme est tout muscle et tout calcul, l’influence exagérée ou prépondérante de la femme ne peut avoir la même portée que chez un peuple d’imagination et de nerfs. Nous, depuis que nous existons, nous avons toujours été un peuple à femmes, et nous ne nous arracherons que bien difficilement la fibre sur laquelle la femme a tant joué ! Ajoutez à ce tempérament de la race, développé pendant des siècles par toutes les habitudes sociales, le sentimentalisme imbécile de la vieillesse dans lequel s’effondrent les peuples autant que les individus. Le phénomène de la servante-maîtresse, si commun chez les vieux galants ; chez les dons Juans les plus superbes, les plus durs à la femme dans leur jeunesse, lorsque l’âge les a suffisamment attendris, peut se produire aussi chez les nations, et il semble que nous y touchions, à ce phénomène.

En effet le genre d’influence que la femme exerçait en France et en Europe, aux temps chevaleresques de leur double histoire, n’est plus, et toute trace en est effacée ; mais elle a été remplacée par une autre, moins généreuse et plus grossière, — et cette autre espèce d’influence tend à devenir un empire, — le Bas-Empire d’un temps où les Monarchies ne tombent plus en quenouille, mais les Mœurs, — si on peut dire de quelque chose « tomber en quenouille » alors que les femmes n’en veulent plus ! Il est, dans l’histoire de l’humanité, des époques de véritable hermaphrodisme social, où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse, et quand ces fusions contre nature se produisent, c’est toujours, pour que l’ordre soit troublé davantage, la femelle qui absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus là ni mâle ni femelle, mais on ne sait plus quelle substance neutre, pâtée à vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler !

Serions-nous donc arrivés à ce degré, d’effémination suprême, qui précède la disparition d’un peuple ou d’une race ?… Toujours est-il qu’on le dirait. Toujours est-il qu’à l’heure qu’il est, dans tout ordre de faits, l’élément mâle se laisse absorber par l’élément femelle et que l’homme se prête à cet immense ridicule ! Même l’observation, quand il s’agit de femmes, n’ose plus maintenant être cruelle. L’âpre Chamfort, s’il revenait, n’écrirait plus que la femme a de moins que l’homme un tiroir dans la tête et une fibre de plus dans le cœur. Il conviendrait toujours de la fibre de plus ; mais le tiroir qu’il a nié, il l’ouvrirait, si même il n’en trouvait pas deux. Parmi les moralistes contemporains, aucun n’a eu le courage de s’inscrire en faux contre la tendance de tout le monde et de rabattre les ambitions féminines…, aucun, excepté Proudhon, le rude casseur de pierres, qui est traité d’esprit grossier, depuis ce temps-là ! Enfin, jusqu’en religion, la sphère impénétrable, l’influence de la femme a, par je ne sais quels invisibles pores, pénétré…

Des esprits hardis ont irrévérencieusement écrit que présentement la Vierge primait Jésus-Christ. Impiété à part, ils ont vu clair ; et par cette audacieuse parole, la tendance universelle a été montrée dans sa dernière profondeur.

III §

Tels les faits, les faits actuels, — irrévocables, je n’en sais rien, mais certains, patents, indiscutables. Quand on les a montrés et racontés, il ne reste plus à demander si ces faits engendrés par les causes que nous avons dites, sont bons ou mauvais en eux-mêmes ; légitimes ou illégitimes, le développement naturel des choses humaines ou une de ces distorsions que l’homme, avec son libre arbitre, peut leur imprimer… En d’autres termes, le bas-bleuisme, — si on entend par là et on ne peut entendre par là que l’égalité entre l’homme et la femme qui a le droit de s’attester au même titre que l’homme et dans des œuvres semblables à celles de l’homme, — le bas-bleuisme est-il une vérité ou un mensonge, un cri du talent opprimé ou une prétention de la vanité ; une illusion et un désordre ?

Physiologiquement, métaphysiquement, socialement, a-t-il le droit, de se produire et d’exister ? Physiologiquement, métaphysiquement et socialement, trois choses unies et dépendantes, la femme est-elle conformée de manière à faire dans toutes les sphères de l’activité humaine, identiquement ce que fait l’homme ; et comme il ne s’agit ici que de littérature et d’art, est-elle d’organes, de cerveau, et même de main, lorsqu’il s’agît d’art, capable des mêmes œuvres que l’homme, quand l’homme est supérieur ? Car, si la femme n’est égale à l’homme que quand il est médiocre, nous avons bien assez comme cela de médiocrités dans le monde, et ce n’est pas la peine de les augmenter !

Voilà la question ; et l’accent de ces pages aura déjà dit que, pour nous, elle est résolue. Pour notre compte, nous ne croyons nullement à l’égalité spirituelle de l’homme et de la femme, telle que le bas-bleuisme la suppose et la pose. Pour nous, il y a identiquement les mêmes différences de l’homme à la femme, dans son esprit que dans son corps. Or, s’ils sont différents, c’est évidemment pour faire des choses différentes et différence implique hiérarchie. L’ordre n’est qu’à ce prix. Ordinairement les femmes sont enchantées, quand on exprime sur elles des opinions impertinentes ; quand, en conversation, par exemple, on essaye de leur couper la tête avec ce vieux sabre turc qui ne coupe plus : « il faut avoir sur les femmes les opinions de l’Asie », ou encore quand on parle de ce fameux concile qui n’a jamais existé, où l’on décréta « que les femmes n’avaient pas d’âme ».

Elles sont heureuses d’avoir à répondre à ces vieilles bêtises traditionnelles qui ne font pas que de courir les rues, mais qui y bâtissent des maisons… Pour elles, c’est l’occasion de thèses faciles et infinies dans lesquelles elles frétillent comme le poisson dans l’eau. Il ne s’agit nullement de faire aux femmes, qui aiment tant à être victimes, parce qu’elles savent que c’est la meilleure manière d’être bourreau, le plaisir de leur refuser tout ; mais simplement de reconnaître exactement, — en le déterminant, — ce qu’elles ont, et ce qu’on ne veut pas, certes ! leur ôter. Or ce qu’elles ont, ce sont des facultés quelquefois exquises et relativement puissantes mais des facultés de l’ordre femelle. Seulement est-ce donc si malheureux d’être, en art ou en littérature, quelque chose comme la Vénus de Milo ?… Et faut-il encore vouloir être Hercule ?

Les femmes peuvent être et ont été des poëtes, des écrivains et des artistes, dans toutes les civilisations, mais elles ont été des poëtes femmes, des écrivains femmes, des artistes femmes. Étudiez leurs œuvres, ouvrez-les au hasard ! À la dixième ligne, et sans savoir de qui elles sont, vous êtes prévenu ; vous sentez la femme ! Odor di femina. Mais quand elles ont le plus de talent, les facultés mâles leur manquent aussi radicalement que l’organisme d’Hercule à la Vénus de Milo, et pour le critique, c’est aussi clair que l’histoire naturelle.

Ainsi elles n’ont ni l’invention qui crée ou découvre, ni la généralisation qui synthétise, ni la force sans convulsion, car la force convulsive, passionnée, elles peuvent l’avoir en leur qualité de femmes (preuve, Mlle de l’Espinasse).

Elles restent donc incommutablement femmes, quand elles se montrent le plus artistes ; et les arts mêmes dans lesquels elles réussissent le mieux, sont ces arts d’expression qu’on pourrait appeler des arts femmes. En effet, dans l’ordre des écrivains, vous chercheriez en vain une femme qui vaille, dans l’ordre des danseuses, Mlle Taglioni

IV §

Et voilà justement ce que l’Histoire et la Critique que nous allons faire ici devront constater. Nous allons voir si de toutes les femmes littéraires, il en est une seule qui échappe à cette loi d’infériorité. La Métaphysique doit précéder l’Histoire, et nous devrons, avant de regarder les bas-bleus du xixe siècle et leurs œuvres, dire à quels principes, à quelle lumière nous allumions notre flambeau.

Quoique nous pensions qu’en fait de femmes, le Christianisme ait mieux compris que qui que ce soit leur destinée, en les internant dans le sentiment ou en les déportant dans les vertus, nous voulons pour elles être moins cruel que saint Paul qui disait : Contineant in silentio. Mais pour être nos semblables, en nature humaine, doivent-elles se donner, — comme elles le font, — pour nos égales ?

— Un jour, dit le charmant apologue de Brucker, le petit cercle dit au grand cercle : Je suis ton semblable.

Et le grand cercle, qui était bonhomme, le laissa dire ; mais le petit cercle, devenu fort par la longanimité du grand cercle, ajouta : Je suis ton égal.

Et le grand cercle lui passa la jambe.

Eh bien ! la femme, qui est le petit cercle, passera-t-elle la jambe à l’homme, qui est le grand, ou l’homme continuera-t-il de la lui passer ?… »

C’est là ce que nous allons voir.

Chapitre premier.
Mme de Staël1 §

I §

C’est incontestablement la première femme littéraire du xixe siècle. La première, — par la date et par le talent — de ce temps, avant lequel il y eut bien des femmes qui écrivirent, mais où ce qu’on appelle le Bas-Bleuisme n’existait pas encore…

Aussi, quand ce livre de Weymar et Coppet, qui n’a, d’ailleurs, de supériorité d’aucun genre, parut, il y a quelques années, il n’en attira pas moins l’attention de la Critique parce qu’il parlait de Mme de Staël. Il était même mieux qu’un livre sur elle. Il avait la prétention d’être elle-même, — elle, — Mme de Staël.

Prétention vaine. Il ne l’était pas. Je ne sache rien de plus chétif et de plus pauvre que cette publication sans nouveauté, sans renseignement profond, sans aperçu, sans trace enfin de cette personnalité rayonnante qui fut Mme de Staël. Pas de doute, pourtant, que cette femme, aux relations immenses, et plus Européenne encore que Française, qui touchait aux plus hautes sociétés de son temps et dont l’esprit, tout le temps qu’elle vécut, ressembla à l’urne penchée et bouillonnante d’un fleuve, n’ait laissé derrière elle d’autres lettres que celles qui ont donné sa goutte de vie à ce maigre livre de Weymar et Coppet, mort-né, sans ces lettres !… Pourquoi donc, les autres, ne les publie-t-on pas ?…

Pourquoi Mme de Staël qui, comme Chateaubriand et Balzac, a bien droit à une publication d’ensemble de ses œuvres, est-elle, avec Bonald et Joubert, sur le point de manquer sur la place ? Depuis longtemps elle est livrée aux bêtes de Belgique. On a fait de ses œuvres de petites éditions ineptes, ignobles, honteuses, belges enfin (le mot dit tout), et en France, personne n’a songé à dessouiller son génie de ces porcheries qu’on a osé faire de ses œuvres, en prenant l’initiative d’une édition, digne de leur distinction et de leur beauté !

Non, ni un libraire ! ni personne ! Pour ne pas être tenté de revenir à la vie, quand on est mort, il suffirait de regarder à ses descendants. Les descendants de Mme de Staël sont assez indifférents à sa gloire pour ne pas penser à une édition, de devoir pour eux. Mais Mme de Staël a trop de grâce pour ces puritains !… Eh bien, c’est de cette édition, nécessaire et oubliée, que je voudrais donner l’idée aujourd’hui, en parlant de de Staël, — de cette adorable et admirable femme, à laquelle la littérature féminine n’a rien à comparer dans aucun temps, et surtout dans celui-ci, où les femmes qui se mêlent d’écrire se donnent des airs d’homme si prodigieusement ridicules, que c’est à nous faire prendre des jupons, à nous autres… pour ne pas leur ressembler !

II §

Or, c’est précisément cet odieux air d’homme que je veux ôter à Mme de Staël. Elle ne l’a jamais pris ; mais tout le monde, bête comme tout le monde, le lui a, donné. Ça été le masque de son génie. Pour ses contemporains, comme tout à l’heure encore pour la plupart de nous, elle est ce qu’on s’est avisé d’appeler une femme-homme en littérature. Elle y fait tête d’homme, sous son turban, comme un Mameluk… C’est une espèce de grenadier bas-bleu des compagnies d’élite du Bas-Bleuisme littéraire. Voilà l’opinion qu’on a d’elle, même celle de lord Byron lui-même, qui eût raffolé de Mme de Staël s’il eût moins haï les Bas-Bleus !

En d’autres termes, c’est un génie viril reconnu que de Staël, dans un corps de femme par trop mâle… tandis que c’était encore mieux que le contraire de cela, tandis que c’était un génie de femme — le génie le plus femme ! — dans un corps le plus femme aussi ! Regardez plutôt le portrait de Gérard ! La taille de ce portrait est forte, sous le camée de la ceinture ; mais dites si, malgré l’épaisseur de ce buste qui rappelle les statues antiques, ce n’est pas là une taille de femme, des épaules de femme, une opulente gorge de femme, de magnifiques bras de femme, et des yeux ! et une bouche ! et tout d’une femme et de la femme, en rondeur, en expression, en passion, en promesse ! Les contemporains de Mme de Staël qui n’entendaient pas grand’chose à la physiologie et qui avaient dans la tête le type de beauté dont Pauline Borghèse et Mme Récamier étaient l’idéal, n’ont rien compris à ces traits un peu gros, à ce large nez de lionne, à ces lèvres roulées plus amoureuses encore qu’éloquentes, aux orbes solaires de ces yeux, sincèrement ouverts jusqu’à l’âme, qui ont trempé tant de fois leurs feux dans les larmes, comme le soleil trempe les siens dans les mers ! Et ils ont osé dire qu’elle était laide, parce que être laide, c’était être plus homme et qu’il fallait qu’elle fût homme par là encore !

Mais pour les peintres et les sculpteurs, et les connaisseurs en beauté, elle ne l’était pas et rien ne pouvait diminuer ou voiler la femme en elle, car la femme déborde de tout l’ensemble vivant et robuste de Mme de Staël ! Elle n’a pas certainement la finesse, le profil caméen, la sveltesse de cou, l’élancement de tige de Pauline Borghèse ; mais il n’y a pas qu’une seule manière d’être femme, et Mme de Staël, même physiquement, l’était autant que femme puisse l’être… Quant à l’âme, cette vieille civilisée de la fin du xviiie siècle était aussi primitivement femme qu’Ève elle-même ! Elle l’était jusqu’aux ongles… qu’elle n’avait pas, car elle n’a jamais égratigné personne. La beauté d’âme de Mme de Staël est aussi pure que la beauté physique de Mme Récamier. Mme de Staël a sacré Mme Récamier, comme autrefois l’archevêque de Reims sacrait le Roi. Elle l’a sacrée non pas seulement reine de beauté — les hommes suffisaient pour ce sacre-là — mais elle l’a sacrée, comme une « ingénuité céleste », et elle était, elle, en ingénuité, plus que l’égale de son amie, car l’ingénuité du génie (le plus grand ingénu que je sache) s’ajoutait à l’ingénuité de son âme… Femme d’esprit par-dessus le génie, qui manque d’esprit quelquefois, Mme de Staël, qui pouvait dialoguer avec Rivarol, n’a peut-être pas eu dans toute sa vie la cruauté d’une épigramme à se reprocher. Elle était, autant par la pensée que par le cœur, la bonté, la générosité et la pitié humaines infinies, la pitié jusque dans ses faiblesses ! Elle était plus encore… elle était la faiblesse, cette forte femme, la faiblesse contre la souffrance, contre la vie, contre elle-même, contre tout, et elle est même morte de cette faiblesse, tant elle était femme et n’était que femme, cette femme sur laquelle tout le monde s’est trompé, même Napoléon qui la crut à tort un Napoléon femelle, un bronze contre son bronze !… Si bronze qu’elle fût, en effet, par le bouillonnement, par le ruissellement, par l’ardeur, elle ne le fut qu’en fusion, mais elle ne froidit jamais assez pour devenir une dureté et offrir l’aspérité d’une résistance !

Et le livre de Weymar et Coppet l’atteste mieux que tout ce que nous savions déjà. Fait principalement avec des lettres de Mme de Staël, ce livre nous montre mieux la femme dans la négligence de tous les jours, que les œuvres de son génie, quoique dans les œuvres de son génie, on la voie cependant toujours, — Sirène au fond de sa fontaine ! Malheureusement beaucoup de ces lettres sont adressées à la duchesse de Saxe-Weymar, et comme toutes les lettres qu’on écrit à des princesses ou à des princes et qu’il faut colleter d’étiquettes ou embarrasser de révérences, elles ont perdu du naturel et de la profondeur que leur auteur pouvait y mettre. Nonobstant tout, l’âme qui se mêle à tout, comme elle l’a dit, s’y mêle encore, mais la brillante n’y est plus que la triste, et le génie, la fortune et la gloire ne peuvent plus réussir à la faire heureuse ! Son ruisseau de la rue du Bac, dont on a tant parlé, n’y suffirait pas ! Exilée, elle ne l’est pas que par Napoléon. Elle l’est de Dieu aussi. C’est l’âme d’une femme dépaysée dans la vie. En ces lettres, elle a des touches à peine appuyées et profondes. Moins elle appuie même et plus elles sont profondes… Et ces touches ne résonnent pas que l’exil ! Pour la première fois, on soupçonne la femme faible qu’elle fut en tout, cette femme éblouissante de génie, qui fut, au fond, aussi faible que Valmore, et qu’on y voit, en pleine maturité, de sa faiblesse divine, mourir !

III §

Écrit par une femme, aveuglée par le talent et la renommée de Mme de Staël, et n’ayant peut-être pas exactement conscience de ce qu’elle écrivait, ce livre de Weymar et Coppet, qui aurait dû être un coup de pied dans le ventre de l’opinion déjà faite sur Mme de Staël, a glissé sur cette opinion et l’a à peine effleurée. Mme de Staël, l’hommasse Mme de Staël (on l’a profanée de ce mot) est restée pour la plupart, intellectuellement, un homme tout à fait, et presque un grand homme, — et l’un n’est pas plus vrai que l’autre. Elle n’est qu’une femme par là non plus, — une admirable femme si vous voulez, mais une femme, — et c’est là tout.

Mais ce n’est pas rien. C’est en effet, pour ceux qui ne se payent pas de mots et d’apparences, le génie le plus femme qui ait jamais peut-être existé. C’est un génie éminemment sensible et expressif. Je crois que je pourrais écrire : le génie même de l’Expression. Quant aux facultés de domination absolue, de certitude et de sécurité qui distinguent l’homme de génie, elle n’en a pas une seule… et on peut le prouver. Elle a fait plusieurs espèces de livres, soit des romans, comme Delphine et Corinne, soit des livres d’histoire et de politique, comme les Considérations sur la Révolution française, soit de philosophie morale, comme l’Influence des passions, soit de critique littéraire, mêlée de philosophie et de métaphysique, comme l’Allemagne ; et dans tous ces divers ouvrages, on trouve une écrivain d’un prodigieux talent. Mais dans ses romans, elle se raconte elle-même : elle est sa Corinne ou sa Delphine, l’une après l’autre ; mais en histoire et en politique, elle n’a guère que l’opinion des hommes qu’elle aime, ou son père, ou Benjamin Constant, ou Narbonne, ou tout autre, et elle dit même quelque part que la femme, dont elle juge d’ailleurs très bien la destinée, ne doit pas avoir d’autre opinion que celle-là ! mais en philosophie morale, la question du bonheur individuel est toute la question pour elle ! mais en métaphysique et dans la critique littéraire, elle manque de principes arrêtés, du haut desquels on regarde les choses ; elle ne sait juger définitivement ni les œuvres, ni les systèmes.

Elle ne sait que les caresser ! La fixité, le solide établissement de l’esprit dans une idée première, l’impersonnalité, la vigueur objective, la rigueur dans la déduction, toutes ces choses de l’homme, quand l’homme a du génie, Mme de Staël ne les connaît pas ! Seulement, comme elle est très supérieure, à sa manière, elle fait aisément illusion sur ce qu’elle n’a pas, avec ce qu’elle a. Et voilà comment on y est pris ! Or, voulez-vous compter ce qu’elle a ? Voulez-vous ouvrir l’écrin de ce génie-femme ? Et bien ! voici donc ce qu’elle a. Elle a la force irrésistible de l’émotion et de l’expression, sans laquelle il n’y a point de grands artistes. Elle a le mouvement des idées, mais à la condition, je l’ai déjà indiqué, qu’un autre qu’elle en sera le moteur. Comme l’univers a besoin de la chiquenaude de Dieu pour se mettre en branle, Mme de Staël a aussi besoin de la chiquenaude de quelqu’un. Elle a l’aperçu, l’aperçu ingénieux et profond qui tient à cette finesse dont on peut dire : Ton nom est femme ! autant que qu’on peut le dire à la fragilité ! Elle a la distinction qui touche à l’originalité comme la grâce touche à la force ! un style plein de couleur et de mélodie, et le mot, plus rare que le style, qui le diamante et le couronne, le mot qu’elle recherche et qu’elle aime, la parure de sa phrase de femme, aux mêmes contours qu’elle, mais qui n’a ni les attaches, ni les articulations, ni les manières de marcher, animalement puissantes, de la phrase des hommes de génie. Et de fait, si vous comparez à la sienne la phrase léonine de Buffon, par exemple, ou l’herculéenne de Bossuet, vous en sentirez la différence. Vous sentirez que, malgré tout, elle est du petit sexe, Mme de Staël.

Oui, elle en est, mais avec les qualités que je viens d’énumérer et qu’elle a dans une proportion et une idéalité incomparables, et comme nulle autre femme ne les eut jamais dans la langue qu’elle parla et qu’elle écrivit. Quelle femme, en effet, dans la littérature française, pourrait être mise impunément à côté de Mme de Staël ?… Toutes auprès d’elles paraîtraient si inférieures et si minces, que c’est là peut-être la meilleure raison à donner de l’effet qu’elle produit d’être un homme, quand elle ne l’est pas ! Aucune n’a remué plus de choses, dans une sphère plus étendue et plus précise, que Mme de Staël. Les femmes nées presque toutes pour le récit, quand elles sont littéraires, peuvent raconter avec beaucoup de charme, depuis celles qui font des contes aux enfants jusqu’à celles qui en font aux hommes. Mais à part ces narrations charmantes, toujours plus ou moins personnelles, et qui vont, par exemple, des Lettres de Mme de Sévigné jusqu’aux Memoranda d’Eugénie de Guérin, les femmes ne s’agitent pas dans un grand horizon d’idées. Leur génie est sédentaire comme leur personne. Et cela est si vrai, que, pour la sphère et la plénitude de ses œuvres, il n’y a parmi nous que Mme Sand, dont l’opinion veut aussi faire intellectuellement un homme, qui puisse, pour l’instant, être dressée à côté de Mme de Staël. Seulement essayez de l’y mettre, et vous allez voir ce qu’elle va devenir !

Mme Sand, qui n’est pas plus un homme que Mme de Staël, qui n’a pas plus de principes premiers, pas plus de métaphysique prépondérante que Mme de Staël, n’a pas l’esprit critique, même dans la mesure où il est en Mme de Staël. Elle n’a pas, à défaut du discernement qui lui manque, ce que j’appelle la caresse des œuvres que Mme de Staël rend plus belles, en les caressant. Ce n’est pas Mme Sand qui jamais nous aurait fait croire au génie absolu de Gœthe, sur lequel Henri Heine, qui l’adora, a fini par marcher et cracher comme le matelot de Candide sur le crucifix au Japon, et sur lequel d’autres marcheront, après Heine. Ce n’est pas Mme Sand qui nous aurait fait accepter, avec ce talent qui est une magie, tous les écrivains de l’Allemagne sur le pied des plus hautes puissances intellectuelles, et nous les eût fait avaler, à nous autres railleurs français, pomme des hosties consacrées, alors que la plupart d’entre eux n’étaient guère que des pains à cacheter ! Il fallait pour cela une charmeuse comme Mme de Staël. Ce don merveilleux de fascination critique, Mme Sand ne s’en doute même pas !

D’initiative dans les idées, Mme Sand n’en a pas plus, d’ailleurs, que Mme de Staël et que toutes les femmes ; car on fait, pour qu’elles en aient, des idées aux femmes comme on leur fait des enfants ! Mais Mme Sand n’a pas comme Mme de Staël l’aperçu et le mot qui se fixe dans la pensée comme une épingle de diamant. Que si parfois elle a de la couleur pour paysage, prise aux deux palettes de Chateaubriand et de Rousseau, elle n’a point le coloris des idées, si ravissant dans Mme de Staël ! Elle n’a ni la distinction patricienne de celle qui écrivit Delphine, ni le sentiment virginalement poétique qui créa Lucile Edgermond, ni la grâce, la grâce aérienne qui est partout dans Mme de Staël et qui, dans le génie des femmes, est encore le meilleur caractère du génie ! Le sien, à Mme Sand, est plus épais, plus bourgeois, plus prosaïque, et si la passion l’a soulevé parfois, ce n’a été ni bien haut ni bien longtemps… ni surtout bien droit !… Voilà pour l’écrivain en face de l’écrivain ! Mais si, au lieu du génie momentané de l’écrivain, nous touchions à son génie de toujours, à ce génie qui doit s’infuser, quand on en a, dans toutes les minutes de la vie, si nous mettions enfin la morne et silencieuse fumeuse de cigarettes vis-à-vis de cette éternellement éloquente, dont aucune fumée n’a terni la lèvre éclatante, de ce Rivarol-femme, de cette Mirabeau douce…, est-ce que Mme Sand, rapetissée par le contraste, ne disparaîtrait pas du coup ?

IV §

Ah ! la femme dans Mme de Staël, la femme qu’on voulait chasser de son génie et que j’y ramène et que je voudrais y faire pour toujours retrouver… Certes, oui, je l’aimerais et l’admirerais bien moins, si elle était plus homme ! car elle serait moins dans la vérité de son sexe, de sa nature, de la société. Elle serait moins dans l’ordre absolu de toute vérité. Si elle avait le malheur d’être plus homme, elle aurait quelque chose de transgressé dans la loi, de faux dans l’harmonie, de difforme dans l’organisation.

Une femme-homme, c’est presque monstrueux ! Mme de Staël, à qui des critiques aveugles ont voulu imposer cette monstruosité et fait croire, par là, à toute les femmes bas-bleus qui se sont coupé un jupon dans la queue de sa robe, qu’elles pourraient à volonté être des hommes par le cerveau, aussi bien que nous, Mme de Staël, uniquement femme en ses facultés intellectuelles, le fut encore dans l’emploi qu’elle en fit et les sujets auxquels elle les appliqua. Quelqu’un qui, sans savoir que ses livres sont d’elle, les ouvrirait au hasard, y reconnaîtrait, à toute ligne, l’âme d’une femme, la pensée d’une femme ; et même, dans les plus passionnés, dans ceux-là que des moralistes sévères ont trouvés presque coupables, il y a cependant un accent de pureté, de sincérité et de tendresse, d’amour pour tous les sacrifices, de respect pour tous les enthousiasmes, qui révèle bien toute la femme qu’elle fut. Cette femme, qui ne crut jamais à l’orgueilleuse indépendance de la femme, a fait dans ses livres la plus belle apothéose qu’il y ait de la fidélité conjugale et du mariage. Sa Corinne n’est pas une adultère. Sa Delphine non plus. Delphine et Corinne sont des femmes, de faibles femmes, divines de faiblesse, comme leur auteur. Elles sentent le besoin d’appui, et ne se révoltent point contre la supériorité de l’homme qu’elles aiment, au nom de la leur qu’elles aiment encore davantage. Elles ne titanisent pas. La femme, pour être plus femme chez de Staël est chrétienne. Protestante de naissance, comme on sait, mais catholique d’âme et d’imagination comme les femmes bien faites, comme cet autre talent-femme, Mme de Gasparin, égarée dans le protestantisme et digne d’être de la religion de sainte Thérèse par son amour de Jésus-Christ, Mme de Staël a senti de plus en plus monter sur les ruines d’une vie si vite écroulée, la flamme d’or du sentiment religieux ! Par là, elle diffère encore de Mme Sand que nous lui avons comparée, et qui, pour faire mieux l’homme peut-être, a éteint en elle le christianisme, renversé l’autel du mariage et de la mort, et imprimé à son talent cette horrible grimace philosophique qui le défigure et qui a fini par le rendre affreux !

Eh bien ! c’est cette Mme de Staël, restituée à la vérité de sa nature par un éditeur qui serait capable de la comprendre et de l’expliquer, que je voudrais voir revenir en pleine lumière, dans quelque splendide édition, où nous trouverions de ces lettres qui, comme plusieurs de celles de Weymar et Coppet, mais en trop petit nombre, éclairent le génie par la vie — comme les neiges tombées éclairent le ciel par en dessous ! C’est cette Mme de Staël, la vraie et non plus l’inventée, dont je ne voudrais pas seulement que les œuvres intellectuelles, mais la vie intime, les noblesses, les vertus, les dévouements et les fautes, car elle commit des fautes, sans nul doute, puisqu’elle avait les passions qui font le génie, — c’est cette Mme de Staël qu’il faudrait montrer, non plus dans les prétentions d’une vanité qu’elle n’eut jamais, mais dans sa toute-puissante faiblesse de femme, aux femmes qui se trompent si grossièrement sur leurs facultés, et leur destinée ! Oui, c’est la faible qu’il faudrait montrer, la faible qui, par ses prières, sauva Norvins de l’échafaud ; la faible qui, ne croyant plus à l’amour, épousa Rocca par pitié ; la faible qui, dans un temps de luttes mortelles et de partis acharnés, resta les bras étendus entre les partis, comme la Sabine du tableau de David, entre les Romains et les Sabins, et qui les a toujours gardés étendus, dans cette intervention sublime, sans qu’elle ait senti fléchir jamais, un seul moment, ses bras lassés ! C’est la femme enfin qu’il faudrait montrer, parce qu’on l’a trop cachée, dans tout ce qui fut la tête, le cœur, la personne entière de Mme de Staël ! Et quel meilleur exemple à donner, du reste, aux insolences des femmes de ce temps, qui se croient des forces et qui, mettant des talons à leurs amours-propres comme elles en mettent à leurs bottines, veulent se jucher jusqu’au front des hommes, et les égaler en hauteur !

Chapitre II.
Mme Le Normand2 §

I §

Après Mme de Staël, son historienne ! L’auteur de Coppet et Weymar est la même personne qui publiait, il y a trois ans, une correspondance de Mme Récamier, dont nous n’avons point à parler ici, et cette personne, on la connaît, malgré sa voilette. C’est le secret de la comédie. Tout le monde la nomme, c’est Mme Le Normand, la nièce de Mme Récamier. Quand on a le bonheur d’avoir une pareille tante, on en jouit d’abord, et puis on s’en sert. Cela devient une fortune. Quand Mme Le Normand publia les Souvenirs de Madame Récamier, nous nous jetâmes tous, comme des enragés, sur son livre, attirés que nous étions par la touffe de fleurs de ce nom ! Malheureusement, surprise qui manqua de charmes ! au lieu de la tante que nous cherchions, nous ne trouvâmes que la nièce. La correspondance de la délicieuse femme qui s’était fait pendant trente ans adorer vertueusement de toute l’Europe, ne consistait qu’en quelques billets du matin que n’importe qui était capable d’écrire, et on put se plaindre, pour la mémoire d’un être charmant qui devait rester comme un idéal de femme dans nos esprits, d’un livre qui rabaissait évidemment, en nous la montrant dans les insignifiances de la vie.

Eh bien ! comme c’est l’usage, du reste, l’auteur de Coppet et Weymar n’a tenu nul compte de la critique, et elle continue son petit commerce de correspondances et de souvenirs. Aujourd’hui après Mme Récamier et Mme de Staël, c’est encore, une seconde fois, Mme de Staël ! Mme de Staël, on le sait, fut pour Mme Récamier cette chose rare, plus rare que cette autre déjà si rare, un ami ! Elle fut une amie ! Les licornes sont plus communes qu’une amitié entre femmes, et Mme de Staël et Mme Récamier ajoutèrent ce phénomène-là à tous les autres phénomènes. Qui dit Mme Récamier pense forcément à Mme de Staël. C’est, sans doute, pour cette raison que Mme Le Normand, la nièce de Mme Récamier, s’est crue un peu la nièce de Mme de Staël, et qu’elle l’a traitée identiquement comme sa tante, en publiant une correspondance dont nous parlions au chapitre précédent, qui déshonorerait Mme de Staël comme femme d’esprit, si nous n’avions pas ses livres. Ô parentés ! réelles ou d’adoption, que vous êtes quelquefois intelligentes et aimables !

Et ce n’est pas — qu’on m’entende bien ! — le fait de la publication des Lettres de Mme de Staël ou de Mme Récamier que je blâme : non pas ! Si vous en avez, de ces lettres, dans lesquelles l’âme et l’esprit de l’une et de l’autre aient laissé leur trace enflammée ou parfumée, ou lumineuse, donnez-les ! montrez-lez ! Voyons ! Des lettres ! mais cela vaut cent fois mieux que des livres ! C’est le vrai du vrai, c’est la première fraîcheur de la source, c’est l’enfant ébouriffé avant le coup de peigne de sa mère ! Il faut surprendre les yeux qu’on aime, quand ils s’ouvrent tout grands le matin, pour juger de la pureté de leur cristallin, sous cette lumière d’aurore, et pour bien savoir ce que c’est que la beauté de deux beaux yeux ! Tel est l’effet des lettres. Mais je n’appelle pas des lettres, moi, ni vous non plus, n’est-ce pas : « Madame, je dîne à six heures ; apportez-moi mon bonnet » ; ou : « Je me mets aux pieds de votre Altesse et la prie d’agréer tous mes respects » ? Cela, c’est la vulgarité inévitable de la vie ; ce sont les choses, plates et nécessaires, que la dernière sotte peut écrire tout aussi bien que la première des femmes d’esprit. C’est comme se moucher et éternuer, cela ! Parbleu ! le génie se mouche et éternue ! En voudriez-vous recueillir et fixer les éternuements ?

Voilà cependant, à peu près, le genre de lettres qu’on publie sous ce nom qui fait supposer tant de choses, sous ce nom de Mme de Staël ! Pauvre madame de Staël ! On a dit qu’il n’y avait pas de héros pour les valets de chambre : mais les nièces ! les nièces, ce serait donc pis ?… Et lorsque nous n’en aurions pas, ce ne serait pas une raison pour être tranquilles : nous aurions celles de nos amies ! Pauvre madame de Staël ! C’était bien la peine de se peindre en Corinne au Capitole pour que, quelque quarante ans après votre mort, une femme, un bas-bleu, dont le bleu n’est que la teinture de plusieurs autres auxquels elle s’est frottée et qui veut que ce bruit lui revienne et lui profite, se lève tout à coup et dise : Écoutez comme elle se mouchait !

Et encore si Mme Le Normand, l’auteur de Madame de Staël et de la Princesse Louise, l’avait dit franchement, eh bien ! écouterait qui voudrait le bruit conservé, lirait qui voudrait les petits papiers qu’on exhume, mais on ne s’est pas contenté de jouer simplement des grands noms dans l’intérêt d’un livre qui n’a que l’intérêt de son titre. Mais on a fait beaucoup plus ! Mme Le Normand se vante (à la page 10) de nous éclairer Mme de Staël d’un jour plus vrai que celui sous lequel on la voit communément. C’est hardi, et surtout ce n’est pas dit d’une façon commune ! Communément, Mme de Staël passe pour une des meilleures et des plus généreuses femmes qui aient jamais existé. Elle avait le cœur de niveau avec le génie. Ses ridicules, si elle en a eu, et pourquoi pas ? bien souvent c’est la sottise d’esprit et la bassesse de l’âme des autres qui nous les donnent ! ses ridicules sont noyés dans la gloire, une nappe de lumière bien tranquille. Est-ce sur tout cela que vous allez faire tomber un jour plus vrai ?… C’est curieux et c’est une curiosité bien permise. Vous l’excitez. Vous êtes fallacieuse. Ce livre promet. Il est plein de promesses chatoyantes et chattemites… Et puis, rien ! Le chat s’est esquivé !

II §

Le moyen de trouver cela bon, s’il vous plaît ?… Je sais tout ce qu’on doit à une femme — à une nièce — à une nièce d’amie — et à leurs illusions, à leurs triples illusions ! Mais il m’est pourtant impossible de les partager. D’ailleurs, n’y a-t-il que des illusions dans le fait de l’auteur de Coppet et Weymar et de Madame de Staël et la Princesse Louise ?… S’il n’y avait que des illusions, Mme Le Normand n’aurait publié que les quelques lettres de Mme de Staël que je trouve dans son livre, avec le mot d’avertissement convenable pour annoncer qu’on allait éclairer Mme de Staël d’un jour plus vrai, et pour se féliciter de la position particulière qui a permis de faire le cadeau de ses lettres au monde ! Mais il n’y a pas que le cadeau !

Il y a tout un livre qui n’est pas un cadeau, lui, et qui s’est glissé entre ces lettres ! Oui, un livre, bel et bon, pour le compte de Mme Le Normand, laquelle ajoute à ces pauvres lettres que Mme de Staël a oublié de jeter au feu, une biographie de Mme de Staël que nous y jetterons, nous ! car elle ne nous apprend rien de ce que nous ne savons pas et elle oublie beaucoup de choses que nous savons. Une Vie donc de Mme de Staël, tel serait le titre sincère, le titre loyal du livre d’aujourd’hui, — souricière où ne manqueront pas de se prendre tous ceux qui voudront grignoter un peu de cette guipure, de ce splendide point d’Angleterre qu’on appelle l’esprit de Mme de Staël ! Et ce n’est pas tout ! La biographie en question est précédée d’une haute notice sur les salons et l’esprit de salon — qui a presque des ambitions politiques. Là est peut-être, qui sait ? le sens le plus profond du livre. Mme Le Normand est aussi la nièce du Correspondant. Mais toujours est-il que j’aurais mieux aimé pour elle le fichu de sa tante Récamier que la cravate de M. de Broglie.

Elle s’en attife le mieux qu’elle peut, du reste, mais ce sera toujours un effet drôle que le ton de gravité inanimée avec lequel elle déplore doctrinairement la mort de cette chose légère, la conversation d’autrefois ! N’importe ! elle a le droit de la pleurer ! Mme Le Normand, en sa qualité de chef de cabinet de sa tante, dont le salon fut un ministère, — le ministère de l’esprit non public, mais particulier, — Mme Le Normand a bien le droit de mélancoliser sur la décadence des salons et de la causerie. Nous nous associons même à sa mélancolie, mais il ne faudrait pas aller plus loin. Il ne faudrait pas exagérer et faire des salons une puissance dont on semble dire à un gouvernement : « Ah ! si nous en avions encore, vous verriez ! » car on ne verrait rien du tout.

Les salons (je prends ce mot comme vous l’entendez) sont charmants parce qu’ils sont une école — sans pédantisme, celle-là ! — de manières, d’élégance, de ton (le ton qui sert bien plus que l’esprit dans la vie et qui cache l’absence de l’esprit, quand on a le malheur de n’en pas avoir !). Or, pour mon compte, je regrette autant que Mme Le Normand qu’ils soient remplacés par les cercles. Mais les salons sont comme tout ce qui est collectif, comme tout ce qui fait masse à un degré quelconque, ils sont la proie des idées communes, de la sottise et du préjugé. Pas plus souvent dans les salons qu’ailleurs vous ne trouvez la supériorité réelle, et y régnant en vertu de son droit éternel. Ici ou là, — élevez ou abaissez les milieux, — la supériorité est toujours une exception parmi les hommes, et une exception haïe, ou enviée, ou peu écoutée. À la manière dont elle est méconnue, on la reconnaît ! Les salons, c’est la rue qui a passé par le bain, la pâte d’amande, la grammaire et les bonnes manières, mais c’est toujours la rue, au fond des esprits et des cœurs !

L’esprit peut y briller, mais il n’y commande pas, et les femmes seules peuvent prendre des amusettes pour des influences… Du temps des salons du siècle dernier, que Mme Le Normand nous cite, les salons étaient, au fond, si peu puissants qu’ils n’empêchèrent pas la Révolution de se faire contre eux et de les fermer ! Et depuis, si Mme de Staël fut exilée, elle qui compta bien moins, pour les salons, par son esprit que par ses deux cent mille livres de rente, ses relations et la position qu’avait eue son père, ce n’est pas que l’Empereur eût peur de ces salons dont on la disait la reine, mais c’est qu’il était agacé d’entendre toujours tomber de petits coups d’éventail sur son sceptre ; c’est que les lions, tout lions qu’ils soient, s’impatientent et jouent de la griffe, quand une mouche, fût-elle bleue, leur entre dans le nez !

III §

Mais s’il fallait, d’ailleurs, un exemple de l’inanité de l’esprit de salon et de l’innocuité de cette catapulte, on le trouverait ici, — précisément dans ces lettres de Mme de Staël, qui la montrent aujourd’hui seulement femme du monde, et par le fait seul qu’elle n’y est que cela, l’exilant de son esprit comme elle était exilée de France, alors qu’elle vivait en Russie… Ah ! qui me l’aurait dit avant la publication de ces lettres, je ne l’aurais pas cru ! Quoi ! Mme de Staël, cette flamme de Mme de Staël, cette flamme dans l’orage perpétuel, cette tête de femme à idées, cet être, qui était la vie, a pu écrire des lettres bêtes comme des révérences et vides de tout, excepté des chinoiseries de politesse officielle et de bienveillance banale dont le monde se paye, sans se tromper !

Voilà je ne sais combien de lettres ou de fragments de lettres (au moins cinquante), qui ont été écrites par la main inspirée à laquelle il seyait si bien de rouler toujours dans ses doigts de Muse une feuille de laurier ; et savez-vous combien de mots je trouve qui m’avertissent et qui me disent : « Mais, malheureux, ces lettres sont de Mme de Staël ? » Allez ! je les sais par cœur, ces mots, et je puis vous en taire le compte. Il y en a quatre ! Il n’y en a pas cinq, et les voici, ces quatre mots, qui ne sont ici encore qu’un pâle souvenir de sa manière à elle, quand elle n’est plus une femme du monde, mais la femme éloquente que naturellement elle était ! — « On ne reste jeune que pour la tristesse. — Les pressentiments sont des aperçus trop fins pour pouvoir être analysés. — L’exil est un tombeau ; seulement c’est un tombeau où la poste arrive. — La vie, pour moi, est comme un bal dont la musique a cessé. » — Et c’est là tout ! Il n’y a rien de plus dans ces misérables lettres, qui sont pour nous ce que pour elle est la vie, — un bal dont la musique et l’âme et l’émotion ont cessé !

Elle n’est donc pas là, celle que j’y cherchais. Elle n’est pas dans ces lettres à une grande-duchesse, mais dans cette biographie d’entre-deux, est-elle davantage ? Et je ne parle pas des faits — des faits oubliés — de la liaison avec Talleyrand, par exemple, des discussions avec Lewis, de l’intimité avec les Grey, et surtout du séjour de Byron à Coppet ; mais y est-elle saisie dans sa nature, surprise à travers les idées reçues, plus ou moins injustes sur elle ?…

Ce que je trouve, moi, dans Mme de Staël, c’est le fond de la Corinne et de la Delphine qu’elle a peintes, en se regardant, et qui lui ressemblent toutes deux, mais trop posées, mais arrangées pour un effet qu’elle ne connaissait pas ; ce que j’adore, enfin, dans Mme de Staël, c’est le naturel inaliénable. Inaliénable à son siècle et à sa mère qui firent d’elle, de cet être d’émotion et de vérité, un philosophe et un bas-bleu ; car, il faut bien l’avouer, et c’est mon désespoir, elle avait l’horrible teinte bleue littéraire qui est la gangrène, mortelle au sexe, chez les femmes.

Seulement, disons-le en finissant, de toutes les bleues qui aient jamais existé, elle est peut-être la seule dans laquelle le sexe n’ait pas péri ! Elle est restée femme. Elle a gardé tous les défauts ondoyants, inconséquents, charmants et ensorcelants de la femme. Elle est inquiète, elle se décourage, elle craint l’ennui comme le feu, elle souffre des tortures aux plus légères piqûres d’épingle. Elle est poltronne devant la douleur, poltronne contre l’opinion ; poltronne contre le ridicule, ce fantôme qui s’évanouit quand on marche dessus ! Elle hésita, toute conquise par la plus divine pitié, elle hésita à épouser M. de Rocca, qui se mourait d’amour pour elle, parce qu’il était moins âgé qu’elle, et qu’elle craignait que le monde ne se moquât de tous les deux.

Quand, en 1812, on cria contre les Français au théâtre de Moscou et qu’on la fit, comme Française, sortir de sa loge, elle se mit à pleurer à sanglots, comme une petite fille, cette forte personne taillée dans ce marbre bistré qu’on reprochait à son teint ! Elle aimait tant, qu’elle aima ses livres avec la faiblesse qu’on a pour des enfants, gardant pour ses autres enfants la force ! Schiller a dit une bêtise d’Allemand (et ce sont les meilleures), quand il a écrit cette phrase d’apothéose : « Tout ce que le flambeau de la Raison ne peut éclairer n’existe pas pour elle. » Que Schiller aille se promener avec son flambeau ! C’est le contraire qui est le vrai ; elle ne voyait qu’aux éclairs déchirés de sa sensibilité ; génie, seulement à force de sensibilité, comme les Pythonisses !

Je l’ai dit déjà, mais il faut y revenir, les hommes, pour se venger sans doute de ce qu’elle pouvait être sublime et rester femme, l’appelèrent hommasse, croyant ainsi la rapprocher d’eux ; mais elle ne l’était pas, même physiquement, quoiqu’on l’ait dit et qu’elle tînt de son père, le Suisse emphatique, ces gros traits que Gérard n’a pas craint de peindre, sentant bien que la femme, la femme idéale qui transforme et divinise tout, se retrouverait toujours en ces yeux astres, dans lesquels on ne savait ce qui brillait le plus du feu ou des larmes, et dans cette bouche si éloquemment entr’ouverte, et dans cette poitrine de Niobé, et dans ces bras d’une rondeur toute-puissante, robustes seulement pour s’attacher. Je suis sûr qu’elle montait mal à cheval… Femme avant tout, — après tout, — toujours femme, même après sa gloire ! Sa gloire qu’elle eût donnée pour la beauté et pour le bonheur dans le mariage, la vraie gloire de la femme, les deux seules choses que les femmes doivent préférer à tout et qu’Ève eut dans son Paradis !

Est-ce cette femme-là que Mme Le Normand nous a peinte ? Elle est allée chercher Mme de Staël sous toutes les plumes qui ont parlé d’elle. Après l’avoir cherchée où nous y irions bien la chercher tout seuls, dans les Considérations sur la Révolution française et dans les Dix ans d’exil, Mme Le Normand, cette femme de salon, qui veut du salon, est entrée chez toutes ses connaissances pour leur prendre un petit mot aimable et pour leur en dire un. Elle est entrée chez M. Sainte-Beuve, ce critique si délicat et si fin, dit-elle, qu’un jour on finira par le trouver évaporé dans sa délicatesse et dans sa finesse : alors les plus fins seront attrapés ! Elle est entrée chez M. Thiers, qui prend, voyez l’erreur ! une grande-duchesse pour une autre, avec sa myopie étourdie, et elle a le beau courage de le lui reprocher ! Elle est entrée chez M. Villemain, ce vieux symbole poussif de l’éloquence, comme M. Sainte-Beuve l’est de la délicatesse ! Elle est entrée chez M. Guizot, dont la grandeur doit emplir rasibus toute la tête de Mme Le Normand, M. Guizot, qui raconte qu’un jour, en l’entendant réciter une phrase de Chateaubriand, Mme de Staël, s’avisant, se mit à crier qu’il jouerait supérieurement la tragédie, ce qui est comique, et lui proposa le rôle de Pyrrhus ou d’Oreste dans Andromaque, ce qui aurait été bien plus comique encore, s’il avait accepté ! Enfin, elle est entrée, sans sortir de chez elle, chez M. de Loménie, qui a fait, nous dit-elle par manière de renseignement, une notice sur Gœthe, spirituelle et piquante.

Certainement M. de Loménie a des qualités. Il est le Bénédictin de sa propre pesanteur, qui se débat laborieusement pour dire quelque chose et être léger, et qui recommence infatigablement le débat. Mais spirituel et piquant ! C’est un mot de belle-mère, car elle est belle-mère comme elle est nièce, Mme Le Normand, et c’est très estimable. Les parentés et les amitiés sont d’excellentes choses. Mais le livre de Mme de Staël et de la Princesse Louise nous apprend aujourd’hui, comme les Souvenirs de Mme Récamier nous l’avaient déjà appris, que ce n’est pas uniquement avec cela qu’on fait des portraits ressemblants et vivants et placés dans des jours nouveaux, qu’on annonce, — dans la perspective, définitive et suprême, où jusqu’ici on ne les avait jamais vus !

Chapitre III.
Mme Sophie Gay3 §

I §

On vient de faire à Mme Sophie Gay l’honneur d’une réimpression de ses œuvres complètes. Serait-ce M. Émile de Girardin qui, par piété filiale, aurait élevé à la mémoire de son ancienne belle-mère ce monument définitif et… inutile ? Je doute fort, en effet, que la postérité, même celle-là qui commence, pour chacun de nous, à quatre pas de la tombe, s’occupe beaucoup de Mme Sophie Gay, dont le nom serait déjà oublié, si, sous ce nom, Mme Émile de Girardin n’avait commencé sa renommée.

Mme Sophie Gay, comme Mme Necker, qui certainement valait mieux qu’elle, sera tuée par sa fille, — une moins puissante matricide, il est vrai, que Mme de Staël, mais dont l’éclat de talent a été suffisant pour effacer entièrement sa mère. On se rappellera qu’elle le fut, et l’Histoire littéraire ajoutera que sa fille fut son meilleur ouvrage. Mais quant aux autres, à ceux-là qu’on répudie aujourd’hui, je ne pense pas que l’avenir s’en soucie beaucoup, et l’avenir, en ce moment, commence, car, excepté moi, parmi les critiques contemporains, qui a songé à signaler cette réimpression des œuvres complètes de Gay, et à dire sur elle ce mot suprême après lequel on ne dit plus rien, et qui est à une renommée ce que le dernier clou, qu’on y plante, est à un cercueil ?

C’est que le talent de cette femme qui a eu sa minute de célébrité ne fut pas assez grand pour l’arracher à cette triste et vulgaire condition de bas-bleu, dans laquelle reste toute femme égarée dans les lettres, qui n’a pas nettement du génie. Je ne serai pas plus dur que l’histoire qui l’atteste, en affirmant qu’il ne faut rien moins que du génie pour qu’une femme se fonde une réputation durable, en écrivant. Prenez-les toutes, si vous voulez, celles qu’on ne lit plus, depuis Mlle de Scudéry, qui écrivait des romans, jusqu’à Mme Barbié du Bocage, qui écrivit un poëme épique, les femmes, même avec de l’esprit et du talent, n’arrivent jamais à des succès qui durent, et c’est une justice de la destinée, car les femmes n’ont pas été mises dans le monde pour y faire ce que nous y faisons…

Quand l’homme y fait l’ange, il y fait la bête, dit ce brutal de Pascal, mais lorsque la femme y fait l’homme, cela suffit, à ce qu’il paraît, pour arriver au même résultat. Faire l’ange lui siérait beaucoup mieux. Pour qui une femme ne l’a-t-elle pas été au moins une fois dans sa vie ?… Or le génie, qui peut presque légitimer ce désordre d’une femme qui se jette dans l’abîme de la littérature, ce génie au nom seul duquel on peut remettre à la femme son péché, — son péché d’écrire, mortel à sa nature et à sa fonction sociale, — Mme Sophie Gay, — il faut bien en convenir, — ne Pavait point. Elle n’était qu’une femme d’esprit, très inférieure, — par cela même qu’elle écrivait, — à une foule de femmes d’esprit de son temps qui n’écrivaient pas.

En se travaillant immensément, en se tortillant, en se donnant beaucoup de courbatures, Mme Sophie Gay, qui pouvait rester une femme du monde spirituelle, était parvenue à faire de son esprit je ne sais quel talent sans naturel, sans originalité et sans grâce. Quoiqu’elle ait écrit bien davantage, elle était au fond très au-dessous de Mmes de Flahaut et de Duras, ses contemporaines, que les jeunes gens du temps, dans de jeunes journaux, ont appelées des femmes de génie, mais dont les œuvres, quand on les relit (et qui les relit ?), font l’effet maintenant de ces roses qu’on a mises entre les pages d’un livre et qu’on y retrouve aplaties, jaunies, n’offrant plus qu’un squelette de rose avec une odeur de mort… de rose… il est vrai… mais de mort.

Elle avait toujours eu, je crois, le tort de n’être pas jolie. Pour une femme, un pareil tort mène à tout. Qui sait ? Peut-être de désespoir se lança-t-elle dans la littérature, qui fut pour elle, hélas ! ce qu’elle est pour la plupart des femmes, une occasion de conversation, de commérages et de coterie ; car jamais les femmes n’ont rien compris à la grande littérature solitaire. En province, où elle vécut d’abord ; à Paris, où elle vint plus tard, elle n’aspira jamais qu’à être la Philaminte d’un cercle mieux composé que celui des Femmes savantes, et dont les Vadius et les Trissotin ne furent rien moins que Soumet, alors dans toute sa gloire, — Soumet, sur le corps de qui ont passé Lamartine et Victor Hugo, — Guiraud, Émile Deschamps et le marquis de Custine, un grand artiste à peu près inconnu, très grand seigneur avec la gloire qu’il n’a pas courtisée, et dont le marquis de Foudras, l’héritier de son immense fortune, a oublié de publier les œuvres complètes, quand on imprime celles de Mme Gay !

Donner à causer (on causait alors), lire ses romans à ses intimes, recevoir dans sa loge à l’Opéra les littérateurs qui, à Paris, sont toujours un peu femmes et qui aiment à se montrer à leur public ; un soir exhiber dans son salon le jeune Victor Hugo, l’enfant du génie, qui a commencé (ce qui n’est ni très poétique, ni très sauvage) par des succès de société, comme M. Ponsard ; un autre soir exhiber sa fille, sa magnifique topaze blonde, le bijou de cette Cornélie de lettres, telle fut la portion la plus brillante de la vie littéraire de Mme Sophie Gay. Depuis, on en a vu une autre… En 1848, on remarquait aux dîners de M. de Lamartine une vieille femme, aux bonnets impossibles, à la voix haute et rude, qui exhalait la plus rabelaisienne des odeurs, et jurait comme un capitaine de corsaire. L’élégant bas lilas de 1826 s’était foncé et était devenu ce vieux bas-bleu, frondeur et grotesque. Mais c’est là l’essence du bas-bleuisme que de tuer le sexe dans la femme pour sa punition d’avoir voulu singer l’homme, et finalement de lui faire prendre la grossièreté pour de la force et le cynisme pour de la virilité !

II §

Ainsi un bas-bleu, une commère de lettres, voilà ce que fut Mme Sophie Gay toute sa vie. En réalité, rien de plus ! Elle mérita plus que personne, parmi les remueuses de plumes de son temps, ce nom de bas-bleu dont l’Angleterre, la première, a chaussé ses femmes-auteurs, et que la France, qui aime l’uniforme, n’a pas manqué d’adopter pour les siennes. Elle fut un Bas-bleu, c’est-à-dire avant tout une affectation littéraire. Sa fille, Mme de Girardin, qui, en faisant comme un homme, et même comme un homme médiocre, des romans et des tragédies, eut le tort d’emprisonner ses jambes de déesse dans cet affreux bas qui botta si hermétiquement celles de sa mère, Mme de Girardin a du moins jeté quelques cris passionnés du cœur dans quelques beaux vers et fait un vrai livre de femme par lequel elle vivra, parce que c’est un livre de femme, pur de tout bleuisme.

Elle écrivit ces feuilletons charmants du vicomte de Launay, chef-d’œuvre de la légèreté féminine, qui est pour le dix-neuvième siècle ce que les lettres de Mme de Sévigné sont pour le dix-septième, mais Mme Sophie Gay n’eut pas un pareil bonheur… Mme Sophie Gay, qui a fait une montagne de romans que je ne conseillerai à, personne de gravir, et dans lesquels je retrouve, ensemble ou tour à tour, les influences, déteintes ou mélangées, de Picard, de Droz, de Sénancourt, et surtout de Mme de Genlis, non pour la raison, que Mme de Genlis avait, mais pour l’agrément, que Mme de Genlis n’avait pas, Mme Sophie Gay a, comme sa fille, voulu une fois faire son livre de femme, — un livre dans lequel la prétention virile et l’imitation des littérateurs de son temps qui avaient eu du succès, — ces deux choses qui constituent le bas-bleuisme, — pouvaient n’être absolument pour rien, et ce livre, dont le titre frappe au milieu des autres titres de ses œuvres (la Physiologie du Ridicule), prouve au contraire combien chez Mme Gay, le bas-bleu avait rongé la femme, et combien elle était peu propre à traiter un sujet qui demandait plus qu’aucun autre les qualités naturelles à la femme, c’est-à-dire de la grâce sincère et, à force de finesse de la profondeur. Un livre sur le ridicule est, en effet, un ouvrage de femme tout autant qu’une broderie au tambour. Il n’y a qu’une femme qui ait assez de pointe d’aiguille ou d’épingle dans l’esprit pour toucher, aux endroits qu’il faut, ce sujet trop fin pour les gros doigts de l’homme, et c’est surtout ici que le sexe de l’auteur est nécessaire au sujet et à la valeur des aperçus.

III §

Eh bien ! le bas-bleu qu’elle était le manqua, ce sujet de femme ! Elle ne se préoccupa nullement de la vérité du ridicule et de ce qui fait sa réalité, mais elle prit une thèse de salon, un paradoxe d’après le café, et elle en composa son ouvrage. Ce fut comme une sonate qu’elle exécutait. Elle se ressouvint qu’elle était l’auteur du Moqueur amoureux, — un joli sujet qu’elle a manqué aussi, — et son livre fut une moquerie. Mondaine et pédante, superficielle et lourde, en même temps — car les bas-bleus ont ces défauts contradictoires, — Mme Sophie Gay, l’auteur de la Physiologie du Ridicule, au lieu de traiter sincèrement son sujet, en fait une mauvaise plaisanterie, et le rire de cette moqueuse n’est ni assez amer ni assez gai pour que nous puissions lui pardonner les mensonges et les superficialités de son ironie….

Figurez-vous Mme de Staël, qui eut aussi des quarts d’heure de bas-bleuisme, qu’elle rachetait non par des inspirations momentanées comme Mme Émile de Girardin, mais par le génie, qui absout tout, figurez-vous Mme de Staël analysant, anatomisant le ridicule ! Vous avez un chef-d’œuvre de dissection, de profondeur subtile et de vérité. Mme Gay, au contraire, se contente de cette notion plus ou moins comique : « Le ridicule est la meilleure chance qu’ont les hommes d’être heureux », et voilà le thème qu’elle brode ! Son livre n’a rien de philosophique. C’est une mystification perpétuelle.

Moraliste, c’est-à-dire sensualiste, comme le sont la plupart des femmes qui ne voient le but de la vie que dans cette misère du bonheur terrestre, Mme Gay n’a regardé le ridicule que par son côté extérieur, et peut-être ai-je appelé trop vite une mystification ce qui est pour elle le sérieux de la vie : mais si cela est, Mme Sophie Gay est encore plus médiocre que tout à l’heure je ne le supposais, et c’est le doute dans lequel elle jette l’intelligence de son lecteur, qui est la meilleure raison à donner contre son livre. Les hommes sont très lâches, je le sais, mais ils ne le sont pas cependant encore au point d’accepter la chiquenaude sur le nez d’une moquerie, quand ils s’attendaient à la marque d’estime d’une vérité.

Le titre du livre en effet promet une idée que le livre ne tient pas. C’est que Mme Gay est incapable de cette idée. Elle sait, comme tout le monde, ce que c’est que des ridicules, mais ce que c’est que le ridicule, elle ne le sait point. Elle ignore s’il a sa raison d’être, s’il existe créé par l’opinion seule ou indépendant de cette opinion que Pascal appelait la reine du monde ; s’il est enfin la transgression d’une loi d’ordre et d’harmonie ou simplement une grimace, un faux pli de l’organisation humaine, une faute ou une infirmité.

Elle ignore tout cela et elle ne s’en informe ni ne s’en inquiète. Elle ne songe pas à examiner le problème posé en passant par Napoléon avec sa brusquerie féconde : « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ». Pourquoi ? Toute cette métaphysique n’entre pas dans cette tête étroite. Observatrice myope, elle n’a vu, à ce qu’il paraît, que des ridicules gais, que les ridicules qui font rire et qui, pour cette raison, font rechercher par le monde ceux qui les possèdent pour qu’on puisse agréablement se moquer d’eux. Telle est, en effet, la donnée frivole du livre de Mme Sophie Gay. Je l’ai déjà signalée, mais je veux la donner comme elle la donne elle-même, à sa première page, dans ce style qui a vieilli, mais qui ne s’est pas bonifié en vieillissant :

« Ô vous que la nature et l’art ont favorisés ! (dit-elle) descendez dans votre cœur, compulsez (oh ! compulsez !) tous les souvenirs qui l’honorent le plus, évoquez vos vertus premières, vos agréments naturels ou étudiés (roulez donc, période, roulez donc !) et dites si aucune de vos nobles qualités, aucun de vos dons précieux vous a jamais rapporté autant que le moindre de vos ridicules ! » Et enchantée de cette idée, bonne tout au plus pour une comédie de société, elle ajoute plus bas : « Il n’est pas de grand talent, de grand personnage plus choyé que l’homme ridicule dont la manie doit occuper et divertir une société entière, toute une réunion de moqueurs… » Mais s’il y a d’autres ridicules que des ridicules gais, s’il y en a de tristes, par exemple, sa thèse à l’instant même s’ébrèche sur le bonheur des gens ridicules qui rappelle, du reste, un peu trop un autre livre, le livre de M. Necker, intitulé : le Bonheur des sots !

Faussée par les salons où elle a comméré toute sa vie, Sophie Gay ne soupçonne pas qu’il y ait des ridicules plus profonds que des ridicules de salon. Voilà pourquoi elle s’est contentée de noter sur son album ceux qui ont défilé devant elle, croyant naïvement faire la Physiologie du Ridicule parce qu’elle nous donnait quelques-unes des physionomies qu’il peut avoir !

Et encore si ces physionomies étaient enlevées avec la verve d’un esprit caustique et comique, puisqu’elle tient plus à la comédie du ridicule qu’à son histoire, si le talent du peintre était mordant comme son idée ! Mais Mme Gay, qui a abordé la question du ridicule avec l’esprit d’un vaudevilliste, Mme Gay peint à peu près comme elle pensé, et ses caricatures n’ont pas plus de profondeur que ses aperçus. Quand La Bruyère peignait des Caractères, il aurait pu se dispenser d’avoir autant de coloris et de force picturesque qu’il en avait, et le prodigue génie, il ne s’en dispensait pas ! Il pouvait s’en dispenser par la très bonne raison qu’il faisait encore de très grandes choses en dessinant vigoureusement ces ensembles, ces organisations entières que l’on appelle des Caractères. Mais, quand on ne tient sous son pinceau que des ridicules, il faut les faire vivre le plus possible pour qu’on les voie bien ; il faut leur donner la couleur et le relief, et le mouvement et l’intensité de la vie ; et c’est là ce qui manque le plus aux ridicules de Mme Sophie Gay !

Son livre, qui contient à peu près une vingtaine de types de l’observation la plus commune, est un écrin de cailloux que tout le monde peut, en se baissant, ramasser à ses pied, et le style du livre n’en fait pas, certes, des pierreries ! C’est ce style faux, guindé, prétentieux, plein de cailletage, mortel à la gaieté, qu’il veut inspirer, et dont la sécheresse n’empêche pas la prolixité. Quand on songe que c’est ce style-là, et pas un autre, que Mme Sophie Gay nous a donné dans les quatorze volumes de ses Œuvres complètes, on se demande vraiment par quel phénomène d’organisation on peut être à la fois si abondante et si aride.

IV §

Les Œuvres complètes de Mme Sophie Gay ne se composent pas moins, en effet, que de quatorze à quinze volumes, quelques-uns très compacts, comme un Mariage sous l’Empire et les Malheurs d’un amant heureux. J’ai en commençant ce chapitre exprimé des doutes sur les chances d’avenir qu’avait cette réimpression des œuvres complètes d’une femme qui a fait, par la force de sa coterie et le bavardage toujours prêt de sa plume, l’illusion du talent aux gens de son temps, aux éternels badauds qui sont le fond de tous les publics. Mais cette réimpression n’en est pas moins intelligente, comme toute réimpression d’œuvres complètes, qui ramène sous le regard, en une seule fois, les forces éparpillées d’un esprit qu’il s’agit de juger définitivement, et qui peut être aussi regardée comme le dernier coup de sonde donné à l’opinion publique.

On saura maintenant si le bavardage effréné de ce bas-bleu qu’on appelle Mme Sophie Gay, au talent de qui nos pères ont cru avec tant de bonhomie ou de galanterie, peut être encore supporté et paraître quelque chose qui ressemble à du talent quelconque ! Après Balzac, après Stendhal, après Gozlan, après Mérimée, je dois dire même après Mme George Sand, sur laquelle je n’épouse pas cependant les admirations à quatre pattes de mon époque, on saura s’il est possible de lire, sans mourir d’ennui, Mme Sophie Gay ! Il n’est rien d’impatientant comme la fausse gloire à tous les degrés… Mme Gay a vécu quatre-vingts ans à l’état de petite puissance littéraire… On la croyait presque une étoile, et ce n’était qu’un rat-de-cave, dont nous allons souffler le lumignon ! Sans originalité toute sa vie, elle est devenue originale en vieillissant. Mais cette originalité-là, elle ne l’a pas mise dans ses livres. Elle avait contracté, sur ses derniers jours, une humeur horriblement peccante qui faisait d’elle le plus insupportable coqueluchon de lettres qu’on ait peut-être jamais vu Saint-Simon en aurait tiré parti, s’il l’avait connue. C’était un mélange de Mme Pernelle et de la princesse Palatine. Sentait-elle que tout était fini de ses œuvres comme d’elle, et se gendarmait-elle, en grognant, contre le néant dans lequel elle allait tomber ?…

Chapitre IV.
Mme Émile de Girardin4 §

I §

Ce n’est pas la première fois qu’on lit le nom de Mme Émile de Girardin, dans cette histoire critique de la littérature au xixe siècle. On le trouve dans le volume des Poëtes (3e volume des Œuvres et des Hommes, 1re série, les poëtes), car, avant d’écrire en prose, Mme de Girardin était poëte et c’est là même sa meilleure gloire. C’est toujours la meilleure gloire de ceux qui le sont.

En effet, quoi de plus beau, même dans le talent le plus composé de facultés diverses, le plus brillant, le plus savant et le plus étonnant, que cet atome, céleste et mystérieux, qui manque souvent aux grands talents et que Mme de Staël, qui l’avait, appelait l’étincelle divine, — que ce rien qui est tout, qui se mêle à tout et qui fait qu’on est poëte ! Certes, quelle que soit la valeur, absolue ou relative, de ses œuvres poétiques, quels qu’en soient le faire et l’exécution, cette étincelle, cette pointe du diamant divin, Mme de Girardin l’avait ! Comme toutes les très riches natures, développées à outrance par nos infernales civilisations, lesquelles nous donnent des ambitions encore plus nombreuses que nos puissances, Mme Émile de Girardin fut, intellectuellement, un être multiple. Il y eut en elle plusieurs personnes qui, toutes, — il faut bien le dire, — ne se valaient pas. D’autres que nous l’en glorifieront peut-être ; nous, nous nous en attristons pour elle. Mme de Girardin voulut être et elle fut réellement une des femmes de lettres les plus comptées de ce temps, qui croit aux femmes de lettres. Mais ce fut une de ses faiblesses que cette puissance-là ! Pour notre compte, nous en avons assez souffert. Nous avons assez regretté de voir la grimace de la prétention et de l’effort nous gâter la ligne d’un si pur camée. Elle, qui avait tous les dons de la femme, les éclatants et les exquis, s’est horriblement tourmentée pour accoucher de ces œuvres travaillées que les femmes de lettres prennent pour des preuves de leur équivoque virilité. Elle a écrit des tragédies, des comédies et des romans. Il y eut donc en elle un bas-bleu, pour lui donner son triste nom. Mais heureusement aussi il y eut, sinon pour l’effacer, au moins pour le faire oublier souvent, la femme d’esprit et la femme poëte. Il y eut l’être inspiré, naturel et charmant, qui met ses prétentions à ses pieds, — à ces pieds qui, fussent-ils laids, — et elle les avait beaux, — se transfigurent presque comme ceux des Saintes, quand on y met ses prétentions ! Et nous avons commencé par le poëte cette étude sur Mme de Girardin (voir le 3e volume des Œuvres et des Hommes, les poëtes, 1re série). Nous avons commencé par le poëte, parce que le poëte c’était le fond de sa nature, qu’elle a faussée, mais qui a toujours protesté ; — parce qu’où le poëte existe il est toujours l’axe du talent quelconque, qui roule, en brillant, par-dessus ! Une fois le poëte ou l’âme poétique mis hors de question en Mme de Girardin, nous sommes plus libre pour juger ce qu’elle a introduit d’artificiel et de volontaire dans son être ému ou inspiré. Aujourd’hui, nous avons à mettre en regard avec le premier le second mérite de Mme de Girardin et à examiner les deux volumes où la femme d’esprit apparaît avec un tel mouvement, un tel étincellement, une telle vie, qu’elle emporte tout, comme l’hirondelle

« Emporta toile et tout,
« Et l’animal pendant au bout ! »

(l’animal pendant au bout, c’est la femme de lettres), et qu’il n’y a plus là, que le triomphant naturel d’une simple femme, non ! mais d’une femme ! Et triomphant est bien le mot, puisqu’elle y triomphe, même de son déguisement en garçon !

II §

Les Lettres parisiennes sont en effet signées d’un nom d’homme, et franchement, quand on les lit, on se demande pourquoi. Il n’y a rien de moins homme que ces Lettres, et je défierais bien le plus neuf en sensation, donnée par le style, de se faire illusion une minute sur le sexe de la main qui a écrit de si délicieuses frivolités ! Mme de Girardin, en signant ces Lettres du nom du vicomte de Launay, a-t-elle cru rendre plus piquante sa pensée, comme certaines femmes croient, en s’habillant en hommes, rendre plus voluptueuse et plus apparente leur beauté ? Toujours est-il qu’elle, la distinction même, après avoir voulu être une femme de lettres, comme tant de femmes de son époque, se serait, comme la plupart de ces femmes qui se croient si plaisamment ce qu’elles ne sont pas, achevée en vulgarité, en prenant un nom d’homme, si elle avait pu parvenir à se faire un masque de ce nom-là.

Mais Dieu merci ! la distinction suprême a résisté. Il y a dans le vicomte de Launay, que quelqu’un a appelé avec assez de justesse un chevalier de Malte de bal masqué, des contours d’esprit trop gracieux et trop révélateurs ; il y a dans ses mouvements trop de langueur et de légèreté vive pour qu’on puisse se méprendre à ce jeu d’un déguisement impossible. Le masque même, dans Mme de Girardin, a sa pudeur et il pâlit et rougit comme n’ont pâli et n’ont jamais rougi les hommes.

En vain, pour diminuer sans doute la difficulté d’être un homme, conçut-elle son vicomte de Launay d’une délicatesse et d’une aristocratie approchant de l’aristocratie et de la délicatesse qui restent encore aux femmes de cette heure, et lui donna-t-elle ce ton comme il faut et rare que les hommes d’à présent n’ont plus. C’est justement cela qui devait la trahir et qui l’a trahie. Une femme seule dans ce temps épais, dans cette littérature sans élégance, pouvait être le svelte vicomte de Launay. Une femme seule pouvait nous donner ces feuilletons, qui feront certainement suite, dans l’histoire de la société française, aux lettres de Mme de Sévigné, cette feuilletoniste du grand siècle de Louis XIV, et déplier au regard qui craint qu’elles ne s’envolent ces fragiles peintures d’éventail

On aura beau, par un tour de souplesse de l’imagination, se faire spirituel, dandy, Rivarol en habit violette expirante, grand seigneur, prince de Ligne, avec ses coureurs roses et argent, devant sa voiture rose, on n’arrivera jamais, si on n’est qu’un homme, à être le vicomte de Launay d’un siècle grave, par des choses que le siècle dédaigne ou n’aime plus, avec cette supériorité ! Pour cet anachronisme charmant, pour cette résurrection de la grâce française, qui n’est pas, hélas ! immortelle, comme on le croyait, il fallait une femme qui eût l’audace d’être légère dans ce temps alourdi et qui tient à sa lourdeur comme à une conquête. Il fallait une femme qui fût peintre idolâtre de la mode et peintre moqueur de nos mœurs. Moraliste et modiste encore davantage, La Bruyère et Mme Bertin ! C’est un caprice de toilette que j’ai vu bien souvent réussir, de mettre un diamant ou une perle dans le fond d’une rose. Pourquoi, dans cette fleur de la mode, si vite effeuillée, ne ferait-on pas voir quelques-unes des mœurs qui doivent lui survivre ? La mode ce sont des mœurs qui fuient ; les mœurs, ce sont des modes qui doivent rester !

Tel fit et telle fut Mme Émile de Girardin. Les hommes ne s’y sont pas trompés, du reste. Ils ont bien senti, même les moins fins, et surtout ceux-là, — par le contraste, — qu’il y avait ici une nature entièrement différente de la leur. Dernièrement, parmi les critiques qui ont parlé de ces Lettres parisiennes, remises en lumière aujourd’hui, on a vu un de ces balourds, qui peuvent aussi, sans réussir, signer tant qu’ils voudront leur feuilleton d’un petit nom de femme, reprocher à Mme de Girardin ce qui fait précisément le charme, la personnalité et le sexe, vainqueur de tout, — le sexe de ces délicieuses Lettres. Deux volumes, deux gros volumes de cinq cents pages, « où, criait-il scandalisé, les chiffons reviennent si souvent », chiffonnaient sa dignité d’homme, à ce monsieur, et lui semblaient un pédantisme en concurrence avec le sien.

Il est vrai que l’honnête balourd qui s’exprimait ainsi écrivait dans un journal belge, ce qui l’excusait et atténue le délit, mais pour nous, voilà la merveille ! Ce sont ces deux volumes, légers, quoique gros, c’est la sorcellerie de talent qui, en ces deux gros volumes, parle si divinement chiffons, cette petite chose, misérable pour les feuilletonistes belges, mais qui est l’art de la femme comme la statuaire est l’art de Phidias et la peinture est l’art d’Apelles, et qui en parle comme on n’en a peut-être jamais parlé, depuis la feuille de vigne de la première femme jusqu’à la crinoline de la dernière, en ces jours dégénérés et imposteurs ! Non qu’il n’y ait que chiffons, en ce chef-d’œuvre monté sur pointes d’aiguilles ; il y a aussi tout ce qui peut paraître suffisamment imposant en Belgique ou ailleurs et digne de la lecture des hommes. Il y a, ma foi ! tout aussi bien que dans les livres de ces Messieurs, de la littérature, de la politique et de l’histoire. Seulement, nous l’avouons, nous, avec franchise, la femme de cette politique, de cette histoire et de toute cette littérature, quoiqu’elle soit protégée et même éclairée par la merveilleuse distinction de son être, par la formidable finesse de femme qui n’est jamais dupe des grosses choses du temps ; et quoiqu’elle sache très bien plonger toujours sa longue épingle au point juste où il faut la plonger, la femme nous plaît moins alors en ces sujets, et nous paraît beaucoup moins elle ! Elle devient alors ce vicomte de Launay qui semblait d’abord impossible. Assurément on donnerait volontiers la main à ce charmant et noble jeune homme sur tous ces sujets de discussion contemporaine qu’il traite avec l’air de les cravacher ; et même parfois on la lui serrerait avec une cordialité ardente, mais ce n’est plus comme en chiffons, cet art de la femme. Ce n’est plus là la fée aux pieds de qui tous ceux qui aiment la grâce tomberaient pour lui rendre hommage, si ces pieds étaient encore là !

III §

Ce fut en 1836 que l’idée vint à Mme de Girardin d’écrire ses Lettres parisiennes. Elle avait été jusque-là une femme de lettres brillante et enviée, n’ayant été femme que les jours où elle avait été poëte, et ces jours-là, vous le verrez, furent moins nombreux que ces poésies, quoique plusieurs d’entre ces jours aient été très beaux ! Un matin, lassée de son esprit d’auteur, elle que sa beauté même a lassée, elle voulut respirer de tous ses succès de bel esprit, de Muse de salon, de femme de lettres, et elle prit ce masque de jeune homme à la mode que son magnifique front a fini par crever et qui, bien loin d’étouffer son frais et moqueur éclat de rire, le fit, je crois, vibrer plus haut ! Hélas ! dans l’atmosphère d’une société fausse, on prend un masque pour mieux respirer. Madame Émile de Girardin, au faîte de ses succès, — du succès littéraire et du succès du monde, — eut le désir de l’incognito qui tourmente tout ce qui règne, ce caprice de reine ennuyée. Comme elle était auteur, ce qui n’a jamais voulu dire modeste, elle s’appliqua peut-être le vers de Corneille : Et monté sur le faite, il aspire à descendre. Mais pour elle ce fut le contraire. Si elle crut descendre, elle monta.

Elle monta jusqu’au naturel, car le naturel n’est pas du tout un terre à terre ; elle monta jusqu’au naturel qu’en prose du moins elle ne connaissait pas. Elle entra dans la sphère pure de cette simplicité de femme du monde qui est parfois une simplicité très savante, très profonde, où l’art et le naturel désunis partout, frères ennemis si souvent, se réconcilient et s’embrassent. Métamorphose inattendue, que l’esprit qu’elle avait et qu’on ne lui contestait pas, n’aurait pu cependant faire prévoir. Il y avait en effet dans Mme de Girardin beaucoup de vérité, puisqu’elle était poëte ; mais il y avait aussi un peu de cet enthousiasme de flamme fouettée qui lui venait, comme son nom de Delphine, de Mme de Staël.

Mme de Staël, ce Diderot-femme et qui, parce qu’elle était femme, valait mieux que Diderot, a, offert le même spectacle que Diderot, dont Mme Necker disait, sans regarder sa fille : « Il n’eût pas été si naturel, s’il n’avait pas été si exagéré. » Mlle Delphine Gay, qui a presque failli être Corinne Gay, mais que l’esprit, l’esprit grandi et trempé, comme un acier, dans la vie, a sauvé du vertige, au bord du ridicule, Mlle Delphine Gay, cette de Staël, blonde et belle, et qui faisait des vers, trois supériorités qui eussent passionné, jusqu’à la petitesse de la jalousie, la grande âme de Mme de Staël, mais qui n’en restera pas moins inférieure à Mme de Staël, malgré ces trois supériorités, Mlle Gay, née à Aix-la-Chapelle, fut baptisée, dit-on, sur le tombeau de Charlemagne et élevée à l’ombre de ce cap Misène, peint par Gérard, qui, alors, projetait sa cime lumineuse sur toutes les imaginations.

Ces hasards de naissance et de destinée, qui sont pour les uns une étoile qui les guide, et pour les autres l’ironique feu-follet qui doit les égarer, durent impressionner profondément cette imagination de poëte, qui n’a pas besoin que les choses prennent la peine de la grandir pour ne pouvoir se mesurer… C’était là, jusqu’au moment des Lettres parisiennes, ce que Mlle Gay et Mme de Girardin avaient oublié. Elles ne s’étaient pas mesurées, et la femme s’était exagérée comme la jeune fille.

Disons le mot : malgré une émotion, quelquefois très éloquente et une émotion quelquefois très sincère, Mme de Girardin était affectée. Elle était affectée comme lord Byron qui, lui aussi, était affecté : mais elle n’avait pas le talent de lord Byron… Parce qu’elle était belle, c’est la vérité ! comme une Walkyrie, elle croyait sérieusement marcher sur le nuage, quand, dans ses Lettres parisiennes, elle abdiqua tout à coup le nuage pour le chêne feuilleté du salon.

Ce fut là un étonnement, sans doute, mais ce ne fut point une stupéfaction. Ne savait-on pas bien, — ceux qui personnellement la connaissaient, — qu’elle était une de Staël encore pour la causerie ; chercheuse d’idéal et trouveuse d’esprit, et qu’elle avait des mots à son service qui n’étaient ni lyriques, ni élégiaques, mais piquants. Seulement, si la spontanéité de ses facultés passait bien souvent par-dessus les faux cadres dans lesquels posait sa pensée, nul ne put croire tout d’abord que, la plume à la main, cette Belle Impétueuse, qui se faisait un peu trop de rayons autour de la tête avec ses longs tire-bouchons d’or pût se maintenir, comme en ces Lettres parisiennes, femme du monde spirituelle, moqueuse et adorablement frivole, dans cette simplicité qui devait être une compression, et que nous avons tant admirées dans Mlle Mars, à la scène, car le talent de Mme de Girardin dans ses Lettres parisiennes rappelle le jeu de Mlle Mars, comme dans ses Poésies les cris de Mme Desbordes-Valmore rappellent le pathétique de Dorval.

Oui, j’en suis frappé… Mlle Mars, — une Mlle Mars qui écrit absolument comme l’autre jouait, — qui sourit, qui salue, qui plaisante, qui marivaude et qui rienise avec cette ineffable perfection que Mlle Mars avait et qu’elle eût enseignée à des princesses, si des princesses avaient besoin d’être irréprochables ! La femme des Lettres parisiennes (car je ne me déciderai jamais à dire l’auteur d’une chose où il y a si peu d’auteur) est si exactement femme, dans ses lettres, — comme Mlle Mars l’était en son jeu, ce jeu d’une légèreté de bulle de savon et qui semble s’être évaporé comme une apparition féerique, — que, plus la chose qu’elle dit est petite, plus elle a de grâce à l’exprimer !

J’en pourrais citer mille exemples, mais lisez, seulement pour le savoir, ce récit, d’un délicieux rire, de ce sanglier qui s’est échappé d’une des cours d’hôtel qui entourent la place de la Madeleine et qui va faire « ses petites emplettes » chez Houbigant.

Jamais la plaisanterie dans le récit n’eut un accent plus vif, et jamais en racontant, le soir, l’histoire du matin, avec le ton d’une femme qui ne cherche pas d’effet, on ne mit plus d’imagination dans la gaieté. L’écrivain des Lettres parisiennes a le don des grands conteurs sur place, car des lettres, cela s’écrit comme cela se causerait. C’est de la causerie qui passe par les yeux au lieu de passer par les oreilles, mais c’est toujours de la causerie, et voilà pourquoi des lettres sont toujours, plus que les livres, la vie vraie de l’esprit, son jaillissement de source, sa veine ouverte ! Que de mots de conversation on y trouve, tantôt laissés tomber, tantôt jaillissant de la plume, qu’on ne saurait citer, tant ils sont nombreux ! En voici quelques-uns qui vous mettront en goût du reste ! « — La présomption est un patrimoine. Il vaut mieux être présomptueux et n’avoir pas le sou, que d’être modeste et d’avoir une terre en Normandie. — L’égalité, c’est l’utopie des indignes. — Être acharné sans esprit, c’est rabâcher des bêtises. — Combattre mes ennemis, non ! J’aurais peur de les vaincre, et jamais je n’en retrouverais de meilleurs ! » — Et quelle nuance dans l’humour que celle-ci ! Elle rend compte du carnaval de je ne sais plus quelle année : « Il n’y avait de curieux que le bœuf gras, dit-elle ; il était fleur de pêcher. C’est une belle couleur de victime. » Comme les causeurs charmants dont le monde a gardé la mémoire, Rivarol, Boufflers, et surtout ce prince de Ligne, auquel elle fait penser sans cesse, elle pousse la gaieté jusqu’à la folie et même quelquefois jusqu’à la bêtise, ce genre de bêtises dont le prince de Ligne écrivait : « Je me les dis tout bas, pour me faire rire tout haut », et qu’il se disait tout haut aussi, l’indisciplinable aimable homme !

Mais jamais cette gaieté, qui n’a point servi dans les hussards, comme celle de Boufflers et du prince de Ligne, ne se lance par-dessus cette barrière invisible et dont on sent l’obstacle, — le ton qu’une femme doit avoir et qu’elle doit garder ! Par là, elle n’est plus prince de Ligne, mais la femme des Rêves du prince de Ligne ; cette femme qu’après avoir été page et officier à sa première bataille, il voulait être, avant d’être cardinal, entre vingt et vingt-cinq ans, je crois. Ah ! comme il l’aurait adorée, s’il l’avait connue telle qu’elle est, en tant de pages de ces Lettres, fusain et fusée ; joli garçon de contrebande, mais dont elle dénonce la fraude perpétuelle avec les chastetés de sa réserve de femme dans ses abandons les plus grands ! Ah ! comme il se serait enivré de cette frivolité ravissante, qui paraît ennuyeuse à des écrivains belges, lesquels ont, comme on sait, le droit d’exiger qu’on soit intéressant et grave, et quoiqu’il fût, lui, de race, moitié Belge et moitié Autrichien ! Comme il eût compris qu’elle aimât la beauté, mais bien plus encore la parure ! Comme il eût partagé, pour les rubans, son goût idolâtre, car jamais nulle femme n’eut l’amour et la science des rubans autant que Mme de Girardin, et c’est sa gloire, une gloire qui ressemble à un arc-en-ciel ! Ah ! nous sommes bien loin du bleuisme ! Nous voilà loin de la littérature ! Nous sommes en pleine femme naturelle et mondaine, en pleine femme vraie, en plein génie de légèreté, en pleine légèreté de génie ; de ce génie qui nous donne, par exemple, la sublime lettre sur la robe à huit volants, que j’aime mieux, pour ma part, que tous les tricots, compliqués et savants, des pages les plus citées, en littérature !

Malheureusement elle y rentre parfois, — dans la littérature, — et c’est la seule critique qu’il y ait à faire de ces Lettres parisiennes, dans lesquelles cependant, il faut bien en convenir, elle l’a tant oubliée ! Nous l’avons dit déjà, — ici et là, mais trop souvent toujours, pour l’unité de sa grâce et la virginité, de son charme, la femme du monde a des distractions, en ces Lettres parisiennes, et redevient, pour un moment, la femme de lettres, en attendant une autre distraction qui nous venge et nous dédommage ! Alors la toute petite tache d’encre des anciens jours, indélébile aussi à tous les parfums de l’Arabie, reparaît sur ces mains purifiées d’Yseult aux blanches mains, et nous en ternit la splendeur. C’est la seule chose qui, selon nous, soit à regretter, dans ces deux volumes où les chiffons sont les choses sérieuses, et les choses sérieuses des chiffons, et qui, miracle de légèreté, de grâce gaie et d’aisance souveraine, nous font l’effet d’être le chef-d’œuvre de Mme de Girardin. Du reste, qui sait ? pour que l’impression d’un chef-d’œuvre soit plus profonde, peut-être faut-il que cette impression soit accompagnée d’un regret ?…

Chapitre V.
Mme George Sand jugée par elle-même5 §

I §

Mon Dieu, oui, par elle-même ! J’aimerais assez cela, si Mme George Sand était capable de se juger, si réellement elle était un esprit critique. J’aimerais beaucoup ce dédoublement de soi-même. La Réflexion venant après l’Inspiration, et jugeant à froid ce que l’Inspiration brûlante a fait, ce serait là un spectacle instructif et piquant, et même cela pourrait être un imposant spectacle. Toute la question est de savoir si Mme Sand nous l’a donné.

Mme Sand qui nous disait à nous, il y a quelques années, à propos de Maurice de Guérin : « Je ne suis pas un esprit critique. Je n’ai que mon émotion. Quand j’ai besoin d’une opinion, je la demande à Gustave Planche ou à Sainte-Beuve », Mme Sand vient de se découvrir critique… à la fin ! Elle a cru que cela poussait, quand rien ne pousse plus, la double et très rare puissance qui invente et qui, après avoir inventé, monte plus haut que son invention, plane sur elle, la regarde et la juge ! et elle a publié un volume dans lequel ses éditeurs, folâtres, la comparent d’abord à saint Augustin (de la seconde époque), puis, très respectueux, nous déclarent qu’elle a jugé ses propres œuvres avec une liberté que personne n’oserait se permettre… Et pourquoi donc pas, Messieurs les éditeurs ?

Le fait est que nous devenons très drôles depuis quelque temps. Nous avons, depuis plus de trente ans, polissonné avec les choses les plus sacrées, la Religion, la Morale, les Pouvoirs publics… et aujourd’hui, il n’est pas permis de juger librement M. Victor Hugo ! Ce serait irrévérent. Aujourd’hui, il ne sera pas permis non plus de juger librement Mme George Sand ! Ce sera une inconvenance. Pour M. Victor Hugo, je le conçois. Nous craignons Robespierre. Mais pour Mme Sand, c’est moins intelligible. Nous sommes encore bien loin du règne des femmes politiques, qui auront un jour des injures littéraires à venger. Femme d’ailleurs, Mme Sand ne l’est plus. Elle a passé une partie de sa vie en habit d’homme. Elle s’est appelée elle-même un voyou dans ses Lettres d’un voyageur. Si vous voulez, je l’appellerai Monsieur George Sand, au lieu de Madame, dans le courant de ce chapitre. Je n’y tiens pas, ni elle non plus ! — Il est vrai qu’elle est le succès le plus curieux, le plus grand et le plus facile de tout le dix-neuvième siècle, et le succès a toujours de très humbles et très obéissants serviteurs qui, comme des laquais, se galonnent de respect sur toutes les coutures ; mais, après tout, elle n’est pas pour cela inviolable, et même elle ne voudrait pas l’être, cette fille de la Libre-Pensée !

Je prendrai donc la liberté que ses éditeurs me refusent, et je vous dirai quelques mots de ce livre de critique très inattendu, dans lequel Mme George Sand a pris, sans se manquer de respect à elle-même, la liberté de se juger.

II §

C’est un livre, allez ! qui en étonnera plus d’un. Cela n’a l’air de rien du tout ; c’est une bagatelle en apparence, faite avec des centons de préface, avec des morceaux détachés, jetés ici et là, et ramassés par une main qu’on ne croyait pas si prudente ; mais c’est très gros de visée. C’est un livre qui nous apprend de singulières nouvelles et qui affecte de singulières prétentions. Mme George Sand prend, les uns après les autres, la plus grande partie de ses romans et sur tous elle écrit, quelquefois avec une brièveté d’oracle, ce qu’il faut penser littérairement ou moralement (moralement surtout !) de chacun de ces romans fameux. Elle fait pour la Postérité, sans doute, ce que fait Chicaneau dans les Plaideurs, par le soupirail de la cave :

Il s’en va lui prévenir l’esprit !

Elle prévient l’esprit à la Postérité contre la Critique qui, — dit-elle, — l’a calomniée ; qui a toujours attribué à ses ouvrages une influence et une intention qu’ils n’ont pas. La voilà tout à coup devenue bien modeste ! Si au lieu d’être en France, nous étions en Angleterre, le pays du cant où il faut toujours se mettre en mesure vis-à-vis de la morale publique, sous peine de sentir sa vie atteinte et déchirée aux endroits les plus sensibles par une opinion implacable, qui n’a point autrefois pardonné à Byron, qui ne pardonne pas aujourd’hui à Charles Dickens, je concevrais la tentative de Mme George Sand, qui cependant, en Angleterre, ne réussirait pas. Je la concevrais. Elle n’est plus jeune. Elle voudrait mourir tranquille. Elle se soucie plus de tranquillité que de vérité… Mais nous sommes en France, dans un pays qui lui a laissé parfaitement tout dire, pendant trente ans, depuis Indiana jusqu’à ses Mémoires, et qui aux jours les plus durs, a répété ces mots ou l’équivalent de ces mots, flatteurs encore, quand son scepticisme les a dits : « Elle peut avoir de mauvaises opinions, mais il faut convenir qu’elle a diablement de talent, cette femme ! » Or, comme avoir diablement de talent est la grande affaire dans ce diable de pays qu’on appelle la France, Mme George Sand a joui, sans conteste, d’une inaltérable félicité d’écrivain, et elle mourra pleine de jours, d’argent et de célébrité, sans qu’il y ait un seul pli de roses à sa couchette. Qu’a-t-elle donc à s’inquiéter aujourd’hui d’une opinion pour elle si indulgente ?… Et quant à la Postérité, elle qui demande des opinions à Sainte-Beuve, elle a au moins l’opinion de ce grand moraliste sur la Postérité, lorsqu’il disait en pleine Académie, que la morale de Mme Sand serait, avant peu, toute la religion de l’avenir !

Le livre actuel de Sand est donc inexplicable. Il est la contradiction affirmée de tout ce qu’elle a écrit ; un démenti donné à la Critique — et autant à la Critique qui l’a grandie et exaltée, — et cette Critique, formidable par le nombre, pourrait s’appeler légion — qu’à la Critique qui l’a diminuée, — et cette autre Critique n’est guère composée que de deux ou trois voix isolées, lesquelles ont protesté bien plus au nom de la morale qu’au nom de la littérature, contre l’affolement universel, inspiré par l’auteur de Valentine et d’Indiana. Non seulement donc, c’est une anxiété sans raison, une panique inouïe de la part d’un écrivain qui, quoique femme, passait pour avoir la virilité du courage, mais c’est aussi envers son temps et la Critique de son temps une ingratitude, plus injustifiable encore, qui lui a fait commettre ce dernier livre. Mme Sand dit à tout le monde aujourd’hui : Vous êtes tous des imbéciles ! Vous vous êtes tous trompés sur moi. Vous avez tous cru — même vous, Monsieur Sainte-Beuve, qui voulez que mes opinions en morale soient la religion de l’avenir, — que j’étais un écrivain d’ordre philosophique, ayant des idées sociales à faire triompher, écrivant des romans comme Rousseau pour prêcher et enseigner quelque chose ; espérant arriver à soulever par l’imagination, cette grande force, tous les sentiments de la vie contre la Loi et l’Opinion, — ces choses mal faites. Vous avez cru enfin que j’étais l’ennemie du mariage tel que la conçu et réalisé le Catholicisme, cette vieille sottise que j’insulte le plus que je peux partout, même dans ce livre que je vous présente, et que j’avais de l’union de l’homme et de la femme une notion plus libre… Eh bien ! après trente ans d’illusions, entretenues par moi, je viens vous dire que cela n’est pas. Je vous ai mystifiés vous-même. Je n’ai pas tant d’esprit que cela. Je n’en ai jamais vu ni voulu si long. Je suis une naïve femme de génie, qui donne des romans comme le pêcher donne des fleurs roses, comme La Fontaine donnait des fables. J’ai un peu d’utopie dans l’esprit, c’est vrai :

………. Qui n’a pas, dans la tête,
Un petit grain d’ambition ?

Mais c’est par amour pour les hommes que j’ai fait des romans, comme c’est par amour pour mes enfants que j’ai fait des comédies ! Je suis une âme simple et sincère ; n’estimant rien que le naturel ; une bergère des Alpes en littérature, un pauvre poëte rêveur, une bonne petite femme artiste, aveugle-née de génie qui n’a jamais su ce qu’elle faisait, quand elle écrivait, et qui n’a jamais visé qu’à être aimable, dût-elle en mourir de chagrin. Tel est le fond et même le texte du livre nouveau de Mme Sand, la romancière, comme La Fontaine était fablier. Telle est l’affirmation soutenue de ce livre qui peut bien passer, ce me semble, pour le dernier de ses romans.

Car je n’accepte pas pour mon compte, et je ne crois pas que les gens de la Libre-Pensée qui ont toujours fait de Mme Sand une espèce d’héroïne intellectuelle, acceptent, pour le leur, ses déclarations du moment… très peu héroïques. Personne, dans aucun camp d’idées, je l’espère bien, ne croira à la bonne petite femme artiste, qui ne se doute de rien, quand elle inspire la haine du mariage, dans des romans comme Valentine, Indiana et Jacques, et sème l’adultère dans les cœurs ! Tous tant que nous sommes, nous répudierons avec un sentiment que, par politesse, je veux bien ne qualifier que d’inexprimable, cette affectation de simplesse et de bonhomie ; cette bergerie de l’art pour l’art, cette papelardise de Sainte Nitouche littéraire, et tous, nous poserons cette question à laquelle il est impossible de répondre : Est-ce donc que Mme Sand est dans la cour de Ponce-Pilate pour se renier si bravement ainsi, et pour dire d’elle-même : « Je ne connais pas cette femme-là ? »

III §

Et la manière dont elle se renie est aussi curieuse que le reste ! D’ordinaire, l’hypocrisie n’est pas commode. Elle cause assez de peine et d’embarras à, ceux qui se la permettent. C’est un vice qui demande presque du caractère. Mais Mme Sand n’est point une lady Tartuffe… de naïveté, qui se mette à la torture pour nous persuader qu’elle n’est qu’une innocente, — une Agnès littéraire qui se contente seulement d’être belle (dans ses Œuvres), car elle ne se nie pas, elle ne se refuse pas ce genre de beauté ! Ici, voyez-vous ? l’enfant gâtée du public qu’elle fut toute sa vie, se retrouve dans la légèreté avec laquelle elle nous affirme, après tant d’années d’effet funeste sur l’imagination contemporaine, qu’elle est innocente comme l’enfant qui vient de naître ; — et prétend nous imposer, rien qu’en se récriant, une opinion qui demanderait qu’on se mît en quatre pour la prouver ; se flattant sans doute qu’à son premier petit souffle, — tout-puissant, — elle nous fera tourner comme des girouettes !

Ineffable manière de procéder ! Mais nous avons tellement admiré Mme Sand, que nous méritons bien qu’elle l’ait, avec nous, cette manière ! C’est nous qui avons créé sa suffisance… Croyez-vous qu’elle discute aujourd’hui ? Croyez-vous qu’elle prenne la peine de discuter l’idée qu’on a d’elle ? Non pas ! Fi donc ! Discuter ! À quoi bon ? Elle détruira très bien (croit-elle) l’idée qu’elle a construite elle-même dans l’opinion publique par ses écrits, en nous faisant des confidences de composition et en nous racontant de petites anecdotes personnelles, choisies parmi celles qui ne compromettent pas ! Elle n’aura qu’à mettre légèrement le bout de son petit doigt sur les châteaux de cartes de la Critique, pour les faire crouler !

La Critique, — dit-elle, avec les yeux baissés d’une jeune Première d’Opéra-Comique qui regarde timidement l’ourlet de son tablier, — a eu toujours trop d’esprit avec moi (Vous êtes bien bonne, Madame). Je n’ai jamais eu d’intention subversive. (Pauvre brebiettet) Quand je fis Indiana, mon premier livre, j’étais tout instinct. J’étais naïve… Comme si cela nous faisait quelque chose qu’elle fût naïve ! comme si ses intentions, que Dieu jugera, lui ! nous regardaient, nous, critiques et juges à la manière des hommes, qui n’avons à voir que le fait du livre, et à le condamner, s’il est mauvais. Naïve ! Instinctive ! Mais on donne le fouet aux enfants pour leur apprendre qu’ils ont mal fait. C’est de la critique très légitime sur des derrières très naïfs. Il est vrai qu’ailleurs elle ajoute : Je n’ai jamais cru à la moralité du roman. Chose commode de ne croire à rien pour se permettre tout ! Quand je fis Lelia, dit-elle encore, on m’avait accusée d’être philosophe, je voulu voir ce que c’était que la philosophie, (Curieuse !) Et toujours naïve, elle crut qu’il n’y avait qu’à s’y mettre, pour être philosophe ! Elle fit Lelia, mais, ajoute-t-elle, avec l’intention de ne l’écrire que pour moi seule… Encore une intention trompée ! Depuis les Jésuites, — les Jésuites de Pascal ! — on n’a jamais tant parlé d’intentions et d’intentions insuffisantes ! Enfin, quand elle arrive à Jacques, la naïve veut nous faire (est-ce naïvement ?) prendre le change ; mais si nous le prenions, c’est nous qui serions les naïfs ! Elle glisse sur la thèse du mariage qui est le fond de Jacques, car Jacques, — il faut bien dire les choses par leur nom, — est un Sganarelle héroïque, qui reconnaît hardiment la légitimité du courage, et qui se tue pour donner sa place à l’amant de sa femme, dans son lit ; et elle n’insiste que sur la thèse du suicide qui n’est ni plus vraie ni plus morale, et qu’elle appelle le droit (le DROIT !!!) d’être désespéré Voilà comme elle procède, cette grande Critique ! Voilà par quelles confidences d’après coup, elle nous démontre nonchalamment, qu’elle est la plus blanche des hermines, — qu’elle a la conscience sans une tache, quoiqu’elle ait écrit des livres qui en font ! Voilà comme elle est innocente ! Innocente à la manière de la somnambule assassine, qui s’écrie au réveil : « C’est vous qui m’avez mis ce sang sur les mains ! » C’est nous, en effet, nous les critiques qui tenons encore pour la grande sornette catholique, c’est nous race de critiques, dénonciateurs, pourvoyeurs de ministères publics, comme elle nous appelle (page 106), cette charmante, qui l’avons barbouillée d’adultère ! Oui, c’est nous contre qui elle se révolte aujourd’hui et tire son petit pistolet de livre ! C’est nous qu’elle appelle, pour nous humilier et nous aplatir, les sergents de ville du feuilleton ! Les sergents de ville du feuilleton ! Ma foi, qu’elle me laisse le lui dire : Dans un temps plus fort et plus organisé que le nôtre, moins dépravé par les fausses délicatesses du sophisme, c’est ce que nous devrions être tous, nous qui faisons de la critique ! Mirabeau disait : « tout homme courageux est homme public le jour des fléaux, et les mauvais livres sont des fléaux », Madame ! — Mais nous sommes si peu ce que vous dites, que vous, — vous écrivez toujours et que personne ne vous arrête !

IV §

Du reste, il n’y a pas, — je l’ai dit déjà, — qu’une seule espèce de confidence et de révélation dans ces Impressions littéraires. Après la morale qu’on veut sauver, — un peu tard, — il y a la littérature, et c’est toujours la même coquetterie ou la même fatuité, ou la même combinaison de sincérité, dans cette seconde partie du livre que dans la première ! Mme George Sand a la prétention d’être spontanée en tout ! Elle veut être le génie inconscient qui ne fait, à proprement parler, ni ceci ni cela, après méditation laborieuse et volonté déterminée ; mais qui vibre divinement sous le doigt de la circonstance, parce qu’il a été créé pour vibrer ! Elle écrit, elle ne sait pourquoi, sans rime ni raison, comme elle dit : Le Secrétaire Intime. Elle écrit ceci, parce qu’il fait froid et qu’elle est triste (c’est Leone Leoni). Elle écrit cela parce qu’elle a entendu commérer deux femmes de chambre (et c’est André !). Elle écrit cet autre livre pour la Revue indépendante embarrassée et sans copie (et c’est Consuelo !). Cet autre encore (ses Comédies) pour ses enfants, et ainsi de tous ses ouvrages ! Elle va au jour le jour. Elle dit sans cesse de telle ou telle œuvre : « Je la fis à bâtons rompus. » La conscience réfléchie de la chose qu’on fait ; l’idée vraie qui doit la dominer ; la mesure de son influence ; la caresse féconde de l’étude qui en approfondit la beauté ; le calcul de la route qu’on doit suivre pour arriver au but qu’on veut frapper ; toutes ces choses, grandes et difficiles, qui seraient l’orgueil et la force des plus nobles esprits, ne sont pas pour elle « du génie. » Tout cela est trop déduit, trop travaillé, trop voulu. Ce n’est pas assez source jaillissante ! Or, voilà ce que veut être Mme Sand ! Elle n’est pas dégoûtée ! En âme et en génie, je ne sais pas si elle se croit, mais je sais bien qu’elle veut qu’on la croie naïve comme de l’eau !

Et cette idée sur la spontanéité de son génie m’étonne moins, après tout, que l’idée qu’elle veut nous inculquer de la candeur de son âme. L’opinion a pensé toujours tout le contraire de ce que Mme Sand nous apprend sur sa pauvre petite âme, ignorante, involontaire, enfantine, et voilà pourquoi elle essaye aujourd’hui de l’éclairer, cette opinion, en se confessant ! Mais cette même opinion, abusée, l’a toujours crue (s’abuse-t-elle encore ?) de talent, une Déesse. Elle lui a tant et tant répété qu’elle avait du génie, que cette âme modeste a fini par le croire et même qu’elle avait le plus beau des génies, le génie qui n’a sa raison d’exister dans aucun effort de facultés, et n’est, comme Dieu, simplement que parce qu’il est. Mme Sand, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper, comme on s’est trompé sur son âme, nous prévient qu’elle n’a que celui-là. Il est évident que si l’opinion, cette fois encore, n’admettait pas cette déclaration sur la beauté de son génie, faite par Mme George Sand elle-même, l’opinion serait inconséquente ; car c’est elle qui a fait de ses propres mains cet orgueil qui parle aujourd’hui. L’opinion n’a certainement jamais grisé personne comme elle a grisé Mme Sand. Je l’ai dit plus haut, son succès obtenu, soutenu et maintenu trente ans, est un vrai phénomène !

Dès son début, elle fit fusée, monta à une hauteur énorme, y éclata, s’y épanouit ! Pas une seule résistance, un seul obstacle, une seule chicane ! Page curieuse de l’histoire littéraire à écrire ! Elle tourna la tête à tout le monde, cette femme, qui entrait dans la littérature, Dieu sait par quelle brèche. Cette femme en redingote de velours noir comme un écolier allemand, qui fumait (c’était la première !), tout de suite eut l’opinion, parce qu’elle s’en moquait, l’opinion ayant toujours besoin dans ce pays-ci d’être battue pour être contente ! Elle fut très contente. À chaque roman qui tombait de cette plume facile, c’étaient des applaudissements universels ! En ce temps-là, Balzac, lui, cette plume difficile, ce génie qui se déchirait avec tant de peine et s’ensanglantait pour produire, Balzac accouchait de cruels chefs-d’œuvre qu’un tas d’esprits trouvaient ennuyeux ! Mme Sand ne connut jamais ce tas d’esprits-là ! Comme Alexandre Dumas, cet autre conteur facile, elle a toujours eu l’affreuse fortune de plaire à tous les publics ! La Critique en fut un pour elle, qui se mit galamment à ses genoux. M. Jules Janin n’a jamais été précisément un loup en critique. Il était jeune alors. Il se laissa enguirlander par l’auteur d’Indiana comme un chevreau par une Bacchante. Le jeune chevreau bondissait au Journal des Débats. Mais Planche, le hargneux Planche, montrait ses crocs dans la loge de la Revue des Deux-Mondes. Rappelez-vous l’article incroyable qu’il fit sur Jacques ! Le dogue était apprivoisé. Séduit comme les autres, Chateaubriand n’oublia pas cependant tout à fait qu’il était l’auteur du Génie du Christianisme, mais il condescendit jusqu’à faire une de ses grandes phrases sur Mme Sand. « L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, dit-il, mais Mme Sand fait tomber son talent dans l’abîme, comme j’ai vu (il avait toujours tout vu !) la rosée tomber sur la mer Morte. » Je crois même que M. Louis Veuillot, ce rude contempteur des temps modernes, eut aussi sa petite faiblesse pour le talent, en tant que talent, de l’insolente ennemie du Catholicisme. Comme talent donc, tout le monde lui a donné ; et la possession d’état dans la célébrité a été toujours s’accroissant pour elle et est devenues ! forte, si incontestée et si tranquille, que personne ne s’étonne et ne réclame maintenant quand les plumes des petits jeunes gens et des éditeurs écrivent sérieusement « la gloire de Mme George Sand »

La gloire  …… C’est quelque chose qui reste. — 

Mlle Scudéry a-t-elle de la gloire ? — Mme Cottin a-t-elle de la gloire ? — Mlle Scudéry était lue, comme Mme Sand, au dix-septième siècle. Mme Cottin le fut sous l’Empire. — Mme Sand, — talent relativement supérieur, je l’accorde, — durera-t-elle assez pour que cette argile de la célébrité se durcisse au souffle du temps et devienne le marbre de la gloire ? Ses œuvres d’il y a trente ans ont-elles conservé la radieuse fraîcheur des œuvres faites pour l’immortalité ? N’ont-elles pas vieilli assez déjà pour nous permettre de prévoir qu’un jour elles pourraient bien mourir ? Il y a du démodé aussi dans les premiers héros et les premières héroïnes de Mme Sand, comme il y en a dans les héros et les héroïnes de Mme de Montolieu ou de Mme Riccoboni. Le style qui sauve tout, le style qui empêche, dans Mme de Staël, qu’Oswald avec ses bottes à glands, Corinne avec sa harpe, ne soient des gravures de l’Empire ; le style conservera-t-il les inventions de Mme Sand, — de cette femme qui n’eut pour tout génie d’invention que d’être mal mariée, bohème et démocrate, et qui n’a jamais que ces trois sources d’inspiration : le mauvais ménage, le cabotinisme et la mésalliance, par haine du noble et amour de l’ouvrier ? Le style, qui est le mérite le plus généralement admis des mérites de Mme Sand, est-il vraiment, comme on l’a dit, un style de génie ? Est-il certain qu’il n’a pas pâli, qu’il ne périra point et qu’il porte vraiment cette couronne des styles de génie, qui fait grincer des dents aux égalitaires de la littérature médiocre : — l’originalité ?

Eh bien ! je touche ici à une chose profonde ; je touche à l’explication du succès immense de Mme Sand. Elle n’a point d’originalité. Elle a cette chance, pour son bonheur littéraire du moment, de n’avoir pas d’originalité. Ah ! elle est bien heureuse ! Elle ne choque personne par ce grand côté de l’esprit que les forts seuls savent aimer et que les moyennes intellectuelles qui lisent, détestent. — À la place, elle a ce qui plaît, avant tout, aux moyennes, l’abondance et la facilité. Comme son style est coulant ! disent les bourgeois. C’est leur éloge suprême. Ils ne se soucient guère de ce qu’il charrié de limon, pourvu qu’il coule ; car Mme Sand, qui a l’abondance, n’a pas la correction. Avez-vous demandé jamais à M. Théophile Gauthier, qui était un grammairien, ce qu’il pensait de la grammaire de Mme Sand ? Mais le bourgeois est comme les anguilles, il ne hait pas la vase ; il est mieux là-dedans. Qu’est-ce que cela lui fait, des fautes de français ? De plus, avec cette abondance qui est une qualité après tout, même pour nous, Mme Sand rappelle des manières qui nous ont plu dans nos jeunesses, et elle nous prend encore par les souvenirs. Elle rappelle Jean-Jacques. Elle a moins de véhémence et plus de contour de femme ; mais ce contour, qui ne manque pas de grâce, Ramollit souvent et s’avachit. C’est surtout dans ses paysages qu’elle rappelle le mieux Jean-Jacques, dans le flot duquel elle noie la couleur plus vive de Bernardin. Abondante et facile ! Ce sont aussi les qualités d’un autre écrivain de ce temps, la coqueluche aussi des bourgeois, qui aussi, comme Mme Sand, a ses prétentions d’artiste. Cet écrivain, c’est M. Thiers. Comme on dit à cette heure « la gloire de Mme Sand », on dit aussi « la gloire de M. Thiers. » Ce sont là des locutions consacrées. M. Thiers est, en effet, la seule personne du siècle à qui le succès ait été aussi facile qu’à Mme Sand. À talents faciles, succès faciles ! C’est la loi, la loi éternelle ! Il n’était pas femme, il est vrai, M. Thiers ; mais il était petit…

Chateaubriand osa un jour (riait-il ?) l’appeler le plus grand homme de son époque. Qui, de l’homme ou de l’époque, voulait-il insulter ? Comme Mme Sand, M. Thiers a pour lui les moyennes ; — le centre de l’opinion française, comme il a pour lui le centre de la Chambre, quand il y parle. Les rapports sautent aux yeux entre ces deux talents et ces deux gloires ; seulement ils n’auront pas la même destinée. M. Thiers, le foutriquet du maréchal Soult, a placé ses pattes de mouche historiques sous la garde du fier piédestal de Napoléon, au bas duquel il les a écrites… Quand Mme Sand sera oubliée, on lira encore M. Thiers, parce qu’il a parié de Napoléon. L’insecte a bien choisi son chêne ! Enfin, comme M. Thiers, qui a toujours triomphé de la tête de mulet des bourgeois par le prudhommisme, Mme Sand a, pour se faire goûter d’eux, de fortes teintes de prudhommisme dans le langage, lesquelles ne me paraissent pas absolument nécessaires à la composition des styles immortels. Un jour, si j’avais besoin de continuer cette étude sur Mme Sand et si je la spécialisais davantage, je ferais, pour l’édification des amateurs, le relevé de ces prudhommismes, que la Critique a vus sans les voir… ou sans en parler. Mais aujourd’hui je n’en donnerai, pour calmer leur soif de connaître, que quelques exemples, et je vais les prendre dans le livre que j’ai sous les yeux.

V §

En fait, il n’y a, au moment où j’écris, que deux espèces de prudhommismes. Peut-être un jour, grâce au progrès, en aurons-nous trois, mais présentement je n’en connais que deux, — celui de l’idée et celui de l’image. — Le prudhommisme de l’idée, — tout le monde le sait, — est une niaiserie poussée en avant, solennelle, emphatique et pansue. Le prudhommisme de l’image est le lieu commun éculé, usé, effacé, la honte de l’imagination, cette ambitieuse de nouveauté, qui n’en est jamais rassasiée. Je n’ai point à reprocher de prudhommisme d’idées à Mme Sand qui n’a point d’idées ou du moins très peu ; qui, quand elle en a, ne les a point bêtes, mais fausses plutôt… D’ailleurs, Mme Sand, dont on a fait une femme de génie, personne n’a jamais pensé à en faire une femme d’esprit. Mme de Staël en était une, elle ! Outre le génie de l’écrivain, elle avait l’idée, l’aperçu, le trait, l’étincelle. Mme Émile de Girardin, qui n’avait pas de génie, était aussi une femme d’esprit. Mme Sand ne l’est point, et comme elle ne l’est pas et que personne n’a jamais prétendu qu’elle le fût, je n’ai pas à me préoccuper de son prudhommisme d’idées, s’il y en a dans ses ouvrages ; tandis qu’au contraire j’ai à m’occuper — et beaucoup ! — de son prudhommisme d’images, puisqu’on a fait d’elle un grand écrivain ! Or, dans ce volume d’Impressions littéraires, je retrouve publié un petit roman qui passe pour un chef-d’œuvre de Mme Sand (les Lettres à Marcie) et le petit roman n’est rempli que de prudhommismes d’images. Je les y trouve entassés, nombreux, à toute page, sans mélange et tellement, qu’il est impossible que le porte-plume quelconque qui s’exprime en ces termes ; qui n’a à son service, exclusivement, que ces métaphores épuisées, traînées et fourbues, puisse jamais s’appeler du nom de grand écrivain, déjà lourd à porter partout ; à plus forte raison du premier des grands écrivains français au dix-neuvième siècle, comme on l’a dit de Mme George Sand, et qui l’écrase — net !

Prenez-les donc ces Lettres à Marcie, et donnez-moi un démenti si vous pouvez, quand je dis que Mme George Sand a l’imagination (l’imagination dans le style), impuissante et vulgaire. Ouvrez les Lettres à Marcie, qui ne sont pas longues, et voyez si vous ne vous ferez pas, en entrant là-dedans, l’effet d’être dans le vestiaire d’une rhétorique tombée en loques, à force d’avoir servi à tout le monde, — le pire des maîtres ! Voyez si vous trouvez pour exprimer les choses du cœur et de la pensée, plus que les vieilles images surannées, « d’autels renversés dans la fange, d’orages, de ruines qui croulent, de par vis, de feuilles sèches que disperse le vent de la mort, de la colombe qui construit son nid solitaire (pour dire le célibat), de volcans à peine fermés du sol (pour dire les passions apaisées), du forum (pour dire comme les avocats, là vie publique), de l’ange de la destinée, de la lampe de la foi, du vent, de la pluie, mais sur-« tout du vent, et pourquoi ? (pour dire les peines de l’âme), de la coupe de miel offerte aux lèvres pures « (pour dire une vie heureuse et quoiqu’on ne mette guère maintenant de miel dans les coupes), des anneaux rattachés de la chaîne brisée, du faîte de la richesse, du règne de la vérité qui s’annonce à l’horizon ! (l’horizon, cette place du ciel dont raffolent les bourgeois et où ils voient tout, même des règnes), du volcan, de l’éternel volcan qui vomit par ses mille cratères de la lave et de la fange, et enfin du bouclier (en parlant à une femme qui n’est pas Clorinde, pour dire le sentiment qui défend son cœur !). » Eh bien ! y a-t-il un seul de ces tropes décrépits et solennels qui franchement soit au-dessus de la portée d’un Prudhomme quelconque qui voudra dire les mêmes choses que Mme Sand, — et les colorier comme elle ? Je sais bien qu’elle a une mesure et une suite dans l’image que les Prudhommes fougueux n’ont pas toujours. Elle ne dira jamais, elle est incapable de dire : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie ! » ce mot babéliquement insensé, mais renversant d’inattendu ; mais en sera-t-elle moins Prudhomme pour cela ? Ce sera une Prudhomme moins hardie, plus littéraire, plus retenue que le violent papa de ce nom. Voilà tout ; mais elle est de la race. J’ai cité plus haut Mme Gottin, l’auteur de Malek-Adel, l’inspiratrice de tant de pendules d’épicier ; mais Mme Cottin parlerait-elle plus de « l’ange de la destinée, du volcan, de la chaîne brisée et du bouclier ? (Et encore elle aurait pour excuse les beaux cuirassiers de l’Empire. La cuirasse rappelle le bouclier !) Ah ! ici il ne s’agit plus que de l’écrivain ! Il ne s’agit plus d’invention, de combinaison et de caractère, il s’agit de la vie et de la couleur du style de Mme George Sand, si incroyablement vanté ! Eh bien ! la vie, la couleur de ce style, la voilà ! Je défie qu’on me montre dans Mme Sand une seule de ces grandes images qu’on n’a pas vues encore. Toutes les siennes sont des images tombées vingt fois de leurs béquilles, et qu’elle relève, et qu’elle appuie contre sa phrase, pour qu’elles tiennent encore un peu debout.

Aimable femme qui sera toujours aimable, dût-elle en mourir de chagrin. Elle a de la vertu, en rhétorique. Elle passe sa vie à donner le bras aux vieillards.

En somme, Mme George Sand a-t-elle eu raison de publier ces impressions littéraires ? Comment a-t-elle impressionné le public ?… Nous avions été tous pris, plus ou moins, au traquenard de sa réputation, ce piège à bêtes ou à étourdis qui ne regardent jamais à rien. Tous, plus ou moins, nous avions cru qu’elle était un écrivain volontaire et travailleur qui avait émancipé la femme dans sa personne, et qui, vaillante dans le faux, mais vaillante, voulait émanciper le mariage, l’opinion, la loi ! Elle ne serait donc rien de tout cela ! Nous rêvions donc au fond du traquenard. Le livre des Impressions littéraires, où, devenue critique, elle se juge et elle se confesse, l’a prouvé. Mme Sand y met la main sur son cœur, comme Louis-Philippe, et comme Léopold à son balcon, y prit un jour ses enfants dans ses bras. Elle n’est, si vous Técoatez, qu’une aimable rêveuse, vierge de tout ce qu’on lui reproche ; qui a commencé par pondre, sans rime ni raison, des romans pour ces vilains hommes, et qui berquinant sur le tard de la vie, pond pour ses enfants des comédies que ces vilains hommes incorrigibles trouvent charmantes ] Elle n’a jamais pensé qu’à l’Art et au plaisir de faire des contes, et ce n’en est pas un qu’elle nous fait là ! Confidences, déclarations de simplicité, main sur le cœur, enfants dans les bras, tout cela c’est la vérité de la dernière heure. Elle a le génie et elle a l’innocence ! le génie auquel nous avons cru si vite ! l’innocence à laquelle nous ne croyons pas ! Elle les a maintenant l’un et l’autre, — aussi vrai, pardieu ! qu’elle n’a pas écrit les bulletins de Ledru-Rollin !

Chapitre VI.
Daniel Stern6 §

I §

Après George Sand, Daniel Stern ! Seulement doit-on dire Monsieur ou Madame Daniel Stern ?… Daniel Stern n’est pas encore passé génie. Il n’a pas cette haute position de génie reconnu qui autorise le nom d’homme et fait fondre le nom de la femme dans celui-là… Si nous disons Monsieur Daniel Stern, nous sommes ridicule. Ce pseudonyme n’a-t-il pas toujours été le secret de la comédie et d’ailleurs, à la fin du volume que nous avons là sous nos yeux (édition de 1849), le front de la femme n’a-t-il pas fini par trouer le masque de dentelle noire à travers lequel on le voyait ; et Daniel Stern, ce cerveau sans sexe jusque-là, n’a-t-il pas avoué modestement et franchement qu’il en a un ? D’un autre côté, si nous disions Madame, nous serions fort embarrassé. Le mot de madame, dès qu’on l’écrit ou qu’on le prononce, désarme et attendrit la pensée. Il rappelle une faiblesse qui, en France, a toujours été respectée et qui l’est encore. C’est le dernier reflet d’une chevalerie qui n’est plus… Même en cette année de grâce ou de disgrâce, il y a un certain langage qu’on est convenu de tenir aux femmes, alors qu’elles ne méritent plus qu’on l’emploie, et l’homme qui renoncerait à s’en servir pour des raisons, fussent-elles excellentes, non seulement manquerait de savoir-vivre, mais aussi de générosité.

Mme Daniel Stern avait-elle spéculé sur l’embarras dans lequel ce mot de « madame » devant un nom, même faux, jette nécessairement le critique, ou n’avait-elle voulu que se révéler, en se cachant, et jouir du privilège du masque, sans en avoir l’inconvénient ? Mme Stern, tout le monde le sait, était une prêcheuse de liberté. C’était une des séminaristes qui s’exerçaient pour devenir plus tard prêtresses dans une des religions de la République. Le curieux de sa rubrique aurait-il été de préconiser la liberté sans oser la prendre et sans vouloir qu’on la prît avec elle, en faisant la critique dupe ou victime d’une étiquette de bal masqué, qui lui donnait, à elle, toutes les cartes et l’impunité de son jeu ?… Vraiment, ç’eût été là peu amazone ! Dans tous les cas, on comprend qu’au moyen âge et chez les Israélites, les déguisements fussent défendus par la loi.

Tout déguisement, en effet, expose deux personnes, celle qui le prend et celle pour laquelle il est pris. Un soir, la plus innocente des femmes a la fantaisie de se couvrir d’un domino, et sous cette armure un peu légère d’un capuchon de satin, de se risquer dans un de ces bals qui sont des arènes où le vice exécute la danse de Saint-Guy qu’il a inventée. La pauvre curieuse étouffe dans son masque, de pudeur outragée, et rentre chez elle, humiliée des langages qu’on a osé lui tenir. Les coureuses de bal masqué philosophique ou littéraire n’ont peut-être pas autant de pudeur à risquer, mais elles ont leur orgueil et elles l’exposent. En les trouvant si parfaitement déguisées et si hommes, on peut leur manquer, — et ce sont ceux qui ne les manquent pas ! Ce sont ceux qui ne croient pas les femmes plus à leur place là qu’ici, — au bal masqué de l’Opéra qu’au bal de la littérature, — et qui souffrent dans la notion pure, élevée, délicate qu’ils ont de la femme, de ses vertus et même de sa gloire, — en la voyant se travestir comme Mme Stern, non plus seulement en artiste et en femme de lettres, mais mieux que cela, en philosophe !

II §

Car Daniel Stern est un philosophe, non pas un philosophe français, ce qui serait déjà, un bon masque, mais un philosophe allemand, ce qui en fait deux ! Tout, de même que Mme George Sand représente l’imagination dans les Lettres françaises, tout de même Mme Daniel Stern, qui a l’esprit très sec, représente la raison, l’abstraction, la métaphysique, qu’on ne peut pas dire tombées en quenouille, quand il s’agit d’elle, car Mme Stern n’en a jamais filé une. De physionomie, c’est une espèce de Du Châtelet sans Voltaire, qui fut, mais dans le privé, astronome et mathématicienne ; de lady Byron sans lord Byron. Ce n’est pas pour rien qu’elle s’est choisi ce nom de Daniel Stern. Daniel est un nom de prophète et Stern veut dire sérieux en anglais. Son esprit, à angles aigus plus qu’ouverts, n’a jamais su sourire. Il est grave, guindé, pédant et intellectuellement ressemble à ce qu’est ostéologiquement une gouvernante anglaise qui a beaucoup voyagé et que le temps, l’ennui, les voyages, ont durcie et pétrifiée sous son busc. Évidemment elle est renseignée. C’est dans l’allemand qu’elle a appris le latin. Elle sait l’allemand, cette langue qui dispense de toutes les autres et dans laquelle on peut apprendre jusqu’au sanscrit, comme la lourde Mme Dacier savait le grec. Si elle ne le savait pas, d’ailleurs, que saurait-elle ? Elle le parle, même en français.

Elle arlequine son style de petites phrases allemandes, comme sa pensée de petites idées du même pays. Elle a étudié âprement Hegel et Fuerbach, Elle a déformé les lignes d’un front de camée à écraser tous ces œufs d’autruche, comme disait dans son dédain Joubert, cet amoureux de la lumière. Espèce de Christine de Suède à sa manière, qui n’a pas abdiqué le trône, mais la royauté de la femme, le trône de sa grâce et de sa faiblesse ; elle a pris l’habit équivoque dont nous parle la Palatine et elle a mis sur sa pensée, qu’elle a cru viriliser, une forme qui n’a pas gagné en énergie ce qu’elle a perdu en abondance. Et cependant elle n’est pas devenue hommasse. La maigreur de sa pensée l’a préservée de ce malheur de la forme ! Daniel Stern n’est pas un bas-bleu, car le bas-bleu, c’est encore une femme ; c’est mieux que cela ou c’est pis. C’est un pantalon bleu, le pantalon du blumérisme américain. Pour elle, la blouse a remplacé la robe. Elle porte la casquette de velours de l’étudiant d’Heidelberg et doit fumer dans une pipe infinie. Or, avec la robe, la femme s’en va toujours ; et ce qui reste pour nous, qui ne sommes pas statuaire, est quelque chose d’indéfinissable et de triste. Au moins, quand un homme cesse d’être un homme, on sait ce qu’il devient, et, parfois encore, c’est Narsès, Abeilard, Origène ; mais quand une femme cesse d’être femme et que dans l’impiété d’un travail terrible et la folie d’une ambition, elle porte sur elle-même des mains suicides, ce qu’elle devient n’a plus de nom que celui qu’elle se donne, et voilà pourquoi, hors la mascarade, ce n’est pas vraiment plus madame Daniel Stern qu’il faut dire aujourd’hui que monsieur !

Mais monsieur ou madame a du talent, pourtant. Il ou elle en a comme cette statue antique, que nous ne nommerons pas, a de la beauté qui ne l’empêche pas d’être un monstre. Ce talent n’est pas d’ailleurs un phénomène. Son procédé est l’imitation et son mérite une précision acquise. L’originalité n’y est pas, l’originalité si rare chez toute femme, même chez Mme de Staël, mais l’aristocratie, une aristocratie native, plus forte que les fausses doctrines et les mauvaises habitudes de société, n’a pu en disparaître. Mme Stern a beau s’embourgeoiser dans la raison de Roland, cette femme pot-au-feu de la liberté, elle reste femme comme il faut, du moins dans le sens que le monde donne à ce mot-là. Si on pouvait racheter la démocratie du fond par l’aristocratie de l’attitude, elle la rachèterait.

Mme Daniel Stern a publié plusieurs ouvrages. Comme toute femme qui a fait des observations sur son propre cœur, elle a écrit un roman, intitulé Nelida (on aimerait mieux qu’elle l’eût gardé dans son âme) ; puis des lettres politiques si pleines des erreurs du temps où elle les publia, qu’elle n’a pas osé les rééditer, tant les événements qui se sont produits depuis 1849 l’auraient confondue ! C’est incertain, du reste. Les métaphysiciens aux yeux retournés en dedans, ces marbres pesants sans prunelle et sans rayon visuel, rougissent-ils jamais de leurs bévues en histoire ? Enfin, nous devons aussi à Mme Stern un Essai sur la liberté dont les Esquisses morales ne sont qu’un corollaire : « Car, — dit-elle dans la préface de ses Esquisses, — elles sont l’effort d’un esprit consciencieux qui, pour rappeler une formule célèbre, a cherché de tout temps et ne cessera jamais de chercher la vérité par la liberté et la liberté par la vérité. » Or, ce qu’elle a trouvé, nous allons le voir.

III §

Les Esquisses morales, qui composent le volume dont on a annoncé dernièrement une édition nouvelle, sont divisées en deux parties. Ce sont des pensées, des réflexions et des maximes sur la condition humaine, l’homme, la femme, la vie morale, le cœur, l’esprit, l’éducation, le temps présent, les arts et les lettres, l’aristocratie, la bourgeoisie, le peuple et la religion des contemporains. On le voit, c’est toute la sphère d’une philosophie qui va rouler sous ce doigt pensif ! «  Le lecteur ne trouvera ici, dit-elle, ni le parti pris chagrin de La Rochefoucauld, et moins encore la verve caustique de La Bruyère. » Est-ce bien sûr que la misanthropie de La Rochefoucauld fût un parti pris ; et l’optimisme des Jocrisses de la philanthropie moderne n’en serait-il pas beaucoup plus un chez Mme Stern, qui ne paraît pas avoir d’entrailles si aisément émues, qui n’a ni charité ni véhémence, mais qui fait l’effet de la poupée de l’abstraction montée sur un ressort d’acier, remplie du son du panthéisme allemand et pour la sévérité, peinte en Gœthe ?

Quant à la verve caustique de La Bruyère, elle n’est certainement pas dans ce livre exsangue et pâle, mais acéré. Seulement nous avons une imitation à froid et à balles forcées de sa manière : « Ô Fulvie ! croyez-moi, ne méconnaissez pas ainsi le pur idéal que Dieu a mis dans votre âme ! En vain vous espérez vous abuser vous-même. Vous ne sauriez faire taire la nature révoltée. Jamais elle ne consentira à ce funeste divorce de l’estime et de l’amour. Ô Fulvie ! Fulvie ! ne l’entendez-vous pas qui proteste et murmure au-dedans de vous ?… » Ô Madame Stern ! ô Madame Stern ! ce que nous entendons là, c’est La Bruyère ! Au milieu de toute votre allemanderie, vous vous ressouvenez du tour de La Bruyère et vous en ornez votre pensée. La femme nous revient dans l’écho !

Et pourquoi n’y a-t-il que le tour dont elle se souvienne ? Mme Stern expose des idées qui feraient sourire celui qu’elle imite. Le grand moraliste chrétien La Bruyère croyait à la Chute. Mme Daniel Stern n’y croit pas. « Je ne pense pas mal de l’espèce humaine, nous dit-elle, car je la crois plus abusée que perverse : je la plains plus que je ne la condamne, car je la vois toujours rectifiant de plus en plus ses erreurs et redressant ses voies à mesure que s’étendent ses lumières et que s’exerce dans de plus vastes limites sa liberté. » On l’entend : c’est la ritournelle du progrès chantée aux bornes sur toutes les orgues de Barbarie philosophiques. C’est le mot de l’Italien qui avait tué son père et qui disait : « J’ai fait un malheur » transporté dans l’ordre moral où nous ne voulons plus voir que des malheurs et non des fautes, tant nous fluons de pitié ! Mme Daniel Stern est une rabâcheuse de progrès. Le sens pratique des relations de droit commun entre les personnalités de l’ordre et de la famille fait défaut à cette moraliste qui veut juger la société. Comme les autres philosophes de son sexe qui renoncent à leur sexe, elle jabote contre le catholicisme, parce qu’elle est sortie de la catholicité, qui traduit ces relations dans la vie réelle et pratique. Une lamentable lacune s’est produite dans sa conscience et dans son esprit. Du reste, rendons-lui cette justice, il n’y a rien de formel ni de bien audacieux dans Mme Stern. La femme tremble dans la Clorinde. Cette amazone intellectuelle, qui n’a pas qu’un sein coupé, comme la guerrière, mais qui a les deux, n’est jamais, après tout, que l’ambidextre éternel qui, dans la pensée comme dans la vie, toujours poltronne et toujours coquette, avance quand on recule et recule lorsqu’on avance. Reflet troublé de deux grands prêtres, Lamennais et de Lamartine, toute sa philosophie n’est que l’horreur de la loi salique. Elle en est perpétuellement, pour son propre compte et pour celui de ses concitoyennes, comme elle dit, à la déclaration des droits de l’homme. C’est de l’homme, qu’elle est évidemment jalouse. Elle voudrait rivaliser avec lui, mais n’ose… Et pourquoi n’ose-t-elle pas ?…

IV §

Qui sait ? Elle a peut-être été bien élevée. L’aristocratie d’éducation ou de race lui a probablement donné le sentiment du ridicule de ses propres opinions, et voilà pourquoi à la page 390 de son volume elle dit la cause des femmes compromise par celles qui la prêchent et qui la défendent. Très bien ! Mais que veut-elle alors ? Ce qu’elle veut, hélas ! c’est ce que veulent toutes les autres, ni plus ni moins, les George Sand, les Julie d’Héricourt, les Pauline Le Roux. Seulement, est-ce plus de tenue ou plus de finesse ? pour arriver à cela plus tard, Mme Stern se contente de donner aujourd’hui sa conception de la femme et, telle qu’elle l’entend, il n’y en a plus. La femme se dissout dans cette conception comme un métal dans le creuset. C’est l’eunuchisme appliqué par Mme Stern à tout son sexe. D’abord, elle lui retranche les larmes. « Il me déplaît, dit-elle, que les femmes pleurent. Elles sont victimes, disent-elles. Mais de quoi ?… De leur ignorance… de cette petitesse d’esprit qui borne leur activité aux tracas domestiques… Pleurez moins, ô mes chères contemporaines !… Prenez part de la science un peu amère et du travail compliqué de ce siècle. Méditez, pensez, agissez », Ailleurs, elle diminue les mères. « Les devoirs de la maternité, dit-elle, sont compatibles avec les grandes pensées. Une mère en allaitant son fils peut rêver avec Platon et méditer avec Descartes. » Elle assure même assez drôlatiquement que le lait n’en sera pas plus mauvais, ce qui dépend, du reste, de la force de la méditation ou de l’ardeur de la rêverie. Philaminte enragée, mais qui veut plus que des sonnets, des ballades et de la grammaire. « On apprend, dit-elle, à bien penser, comme on apprend à coudre. Et encore les hommes de ce pays-ci, s’écrie-t-elle avec une voix pleine de rancune, ne veulent pas qu’une femme soit docte. Ils craindraient, disent-ils, d’être moins aimés. » Et elle ajoute comme une objection renversante : « Ombre d’Héloïse, levez-vous et répondez-leur ! » ne s’apercevant pas qu’Héloïse précisément fait la réponse contraire ; que jamais cet atroce bas-bleu anticipé à qui la science avait châtré le cœur, tout en lui corrompant la tête, n’avait aimé son misérable Abeilard. Docte distraite ou peut-être pas assez docte, parce que les hommes ne l’ont pas voulu, elle n’aurait point parlé de l’amour d’Héloïse, si cette philosophe du douzième siècle, au lieu d’écrire en latin ses désirs fétides, les avait écrits en français !… ou même en allemand.

Tels sont les degrés successifs et les nuances par lesquels Mme Daniel Stern, cette effrayante éleveuse de pédantes, croit nous amener à l’émancipation définitive de son sexe, qui est toute la politique pour elle. Les désirs qu’elle exprime dans son livre d’aujourd’hui sur l’amélioration de la femme, et cette amélioration qu’elle indique, sont déjà le commencement de cette émancipation. Dans les Esquisses morales, Mme Stern ne s’occupe pas seulement de la femme ; elle jette aussi des vues sur l’homme, sur son éducation, dans laquelle elle remplace le catholicisme et sa tradition, qui éveille trop tôt l’enfant du beau rêve de la nature (n’est-ce pas joli ?), par Triat et ses gymnastiques et par Diafoirus et Purgon. L’enfant doit être purgé, dit-elle, en s’appuyant sur l’opinion d’un grand médecin de ses amis. Il paraît que la purgation n’éveille pas trop tôt du beau rêve de la nature. Après l’homme, on trouve aussi des vues sur Dieu dans le livre de Mme Stern. Ce mot-là (Dieu) recouvre, dit-elle, pour la plupart de ceux qui l’emploient, par son ampleur, le vide de la pensée. Elle répète avec Spinoza « que la volonté de Dieu est l’asile de l’ignorance ». Le mot, qui veut être cruel, pourrait être charmant. L’ignorance, toquée de superbe, préfère à cette volonté l’asile des quatre vents et l’hôtel de la Belle-Étoile. Il faut un tuteur et un asile à la faiblesse : or que dire de l’ignorance de Mme Stern, abjurant l’asile et le tuteur ?… Quoi qu’il en soit de ces points de vue divers, la grande question qui domine les Esquisses morales et la pensée de leur auteur est l’émancipation de la femme, et c’est sur cette question que la Critique doit particulièrement insister.

Hélas ! cette question est maintenant jugée, et nous ne disons pas seulement, avec Mme Daniel Stern, qu’elle est compromise, nous disons qu’elle compromet ceux qui la touchent. Une plume honnête ou spirituelle ne peut impunément la traiter. Mme Daniel Stern est spirituelle. Nous ne la confondons pas avec ces sorcières de Macbeth socialistes, ramassis infect de ribaudes expulsées du vice qui n’ont de la femme que les souvenirs et la jupe, débauchées, fourbues, libres puanteurs, qui cuisinent un affreux ragoût de doctrines mêlées sous les auspices du diable Légion, dans les carrefours de la publicité, et disent « mon roi » au prolétaire. Nous l’avons dit, malgré le bas-bleu, la blouse, la casquette, le cigare, les défis à, l’opinion chrétienne, Mme Stern, qui a tué son sexe autant qu’elle a pu dans sa personne, a pourtant gardé la chasteté de je ne sais quel goût ; elle n’a pu perdre je ne sais quelle aristocratie, et cette dernière marque de son origine doit la faire cruellement souffrir, quand elle reprend une thèse tombée si bas que personne ne la relève plus.

Mme Stern ne nous croira pas : avec son esprit plus haut que ses idées, avec son style très travaillé, trop travaillé, hélas ! mais patricien au fond, et patricien involontaire, — elle était faite pour mieux que pour vouloir être l’entremetteuse politique d’un sexe qui sait bien, d’ailleurs, faire ses affaires tout seul. — Pendant le bon temps, quand elles sont jeunes, les émancipées le sont de fait et n’en demandent pas plus ; et lorsque la vieillesse et la laideur fondent sur elles, c’est en vain qu’elles mendient le suffrage des portefaix et des prolétaires, à la porte des mairies, une sébile électorale à la main ! Le bon temps de la femme émancipée n’est que le temps bien juste des Mille et une Nuits. Signe de regrets de laideur et de décrépitude, que ces postulations insensées, indiscrétions au premier chef ! Quelle femme d’esprit (n’eût-elle que cela) accepterait sans crainte la responsabilité d’une thèse qui n’est le plus souvent qu’une révélation des misères et des déchéances de la vie ? Allez ! ce n’est pas qu’en économie commerciale que la vigueur de l’offre prouve la rareté de la demande, et que dans toute marchandise qui insiste pour être acceptée, il y a du rabais !

V §

Entre les Esquisses morales et politiques de Daniel Stern et l’Histoire des commencements de la République des Pays-Bas, il s’est écoulé plusieurs années, et l’opinion, pendant ce temps, s’est un peu modifiée sur ces porteuses de noms masculins, que Mme George Sand avait mis à la mode. Et cependant malgré les sots qui ont trouvé cela très joli et qui croient béatement à l’égalité des fonctions et des sexes, la chose n’a pas été de longue durée. On a dit d’abord, comme d’abord elles l’avaient écrit à la garçonnière : George Sand, — Daniel Stern, — André Léo, — « et pourquoi pas ? disaient toujours les sots ravis. Elles sont des hommes par la pensée » ; mais le temps, qui est un galant homme aussi, et plus homme qu’elles, les a prises sous son bras et, comme on fait à l’enfant qu’on va fouetter, il leur a, d’une main patiente et douce, mais irrésistible, ôté simplement leurs culottes. Que dis-je ? elles se sont elles-mêmes déculottées. George Sand est maintenant partout Madame Sand ; Daniel Stern, Madame Daniel Stern ; et même André Léo, la citoyenne André Léo, dans tous les tapis-francs communards de Suisse ! Calembour à part, ces sans-culottes ont repris peu à peu leurs jupes, mais avec, elles n’ont pas repris la grâce qu’elles avaient autrefois à les porter. On ne les quitte pas impunément, ces jupes qui font la femme plus qu’on ne croit, en la voilant…, et lorsqu’une fois on en est impudemment ou impudiquement sortie et qu’on veut rentrer dans le cercle mystérieux et chaste de leurs plis, on y rapporte et on y introduit d’affreuses dégaînes et on les garde. C’est la punition ! Quand une femme a donné dans ce carnaval de l’orgueil et de la Libre-Pensée ; qu’elle a fait l’homme et qu’elle s’est promenée en homme, dans ses livres, elle en reste éternellement gauchie. Femme gauchie et homme gauche, impuissant hermaphrodisme de deux disgrâces ! C’est là ce que je trouve dans Mme Daniel Stern, l’auteur de l’Histoire des commencements de la République aux Pays-Bas !

Elle l’a signée encore Daniel Stern, tout court, tenant à garder les culottes que le monde et le temps commencent à lui ôter… Madame la comtesse d’Agoult doit être, si je ne me trompe, la petite-fille, par mariage, ou la petite-nièce, de ce capitaine des gardes-françaises qui mit si prestement à la porte les premiers polissons parlementaires de la Révolution, féconde depuis en polissons du même genre, et qui, s’il revenait au monde, ce capitaine Haut-la-Main ! n’aurait pas, j’imagine, beaucoup de respect pour les culottes philosophiques que sa petite-fille s’obstine à porter. Elles sont, en effet, philosophiques, ses culottes. Daniel Stern, qui, pour tout au monde, voudrait être Monsieur, a des visées à la Philosophie, comme à la Politique, comme à l’Histoire, comme à toutes les études viriles…, Un jour pourtant, on l’a vu, elle s’est oubliée jusqu’à écrire un roman bien froid ! — glissade de femme sur la glace ! — mais tout de suite, elle est retournée aux austères travaux pour lesquels, de bonne foi, elle se croit faite. Si je m’en souviens bien, elle a publié une histoire, à considérations philosophiques, sur la République de 1848, car elle est républicaine, Mme Stern. Elle est républicaine, parce que c’est plus viril, plus farouche, plus Hercule comme cela.

« Son grand eunuque noir, qui rit de son transport,
« Lui dit qu’il est Hercule. Il le croit… et s’endort ! »

Je ne suis ni eunuque, Dieu merci ! ni noir, et je ne ris point du transport de Mme Stern, mais elle se croit Hercule et ne s’endort pas ! Et même elle se croit mieux qu’Hercule, qui fila un jour aux pieds d’Omphale. Elle, elle n’a jamais filé ; elle a de bonne heure laissé la quenouille pour l’écritoire. Belle autrefois, mais d’une beauté métaphysique, pour ainsi dire, et méprisée des sensuels et des connaisseurs en volupté ; d’un visage correct de médaille que ne réchauffaient même pas ses cheveux blonds devenus très vite blancs, entre la vieillesse et la pensée, elle a dû être mauvaise à aimer pour les âmes ardentes Comme elle a dû les impatienter !

On dit qu’elle a fait des folies de passion, dans sa lointaine jeunesse. Étonnantes, ces folies, avec son visage. Mais elle a dû les commettre à froid, comme ses livres, plus volontairement que fortement pensés et écrits. Mme Stern n’est en réalité qu’une volontaire, toujours en révolte contre son organisme féminin, et la volonté n’a jamais mieux démontré qu’elle n’est pas le talent et qu’elle peut être l’impuissance… Savante, dit-on, du moins de pose savante ; allemande d’éducation intellectuelle ; hégélienne peut-être et, dans tous les cas, très digne de l’être, elle a trouvé que ce n’était pas encore assez de savoir l’allemand et elle s’est mise à apprendre le hollandais pour faire le livre que voici. Ce barbotage de canard hollandais l’a attirée, cette Scaliger. À sa prochaine publication, elle pourrait se jeter dans le chinois et l’apprendre pour nous faire l’histoire de la Chine. Une seule chose peut l’en empêcher, c’est que la Chine est un Empire, et même un Empire d’un certain despotisme, et que des femmes comme Mme Stern, des femmes de cette virilité fière, doivent à la forte décence de leurs mœurs, de ne parler que des Républiques !

VI §

Stern a choisi celle des Pays-Bas pour nous en faire l’histoire. Des Pays-Bas ! Non ! c’était trop long, c’était là une œuvre trop vaste, que de petits bras de femme ne pouvaient étreindre. Cela demandait une étude trop continue et trop à fond pour un simple bas-bleu, qui tient à passer pour savante, mais qui a, dans sa robe, tout autre chose qu’un Bénédictin. Le sujet que devait traiter Mme Stern devait faire au moins six volumes et cela devait naturellement s’appeler : La République des Pays-Bas, mais la femme en domino, sous son nom d’homme, devait avoir peur de six volumes à mettre debout et à lancer ! et elle n’en a fait qu’un très efflanqué, — auquel elle a donné, par conscience, ce titre à queue comme un piano : Histoire des COMMENCEMENTS de la République aux Pays-Bas. Les commencements, c’est le plus beau, en tout ; mais particulièrement en républiques, lesquelles d’ordinaire commencent en belles femmes, un peu affolées, mais finissent toujours en queue de poisson, et de poisson vitement pourri, à faire mal au cœur aux républicains les plus solides ! Tout héroïque, bronze et armure de Minerve que Mme Daniel Stern se crût être, elle n’a pas voulu braver ce dégoût. Son histoire commencée en 1581, ne va que jusqu’en 1625, après la mort de Barneveldt ; et cette histoire que je viens de lire n’a changé en rien mon opinion sur Mme Stern en particulier, ni sur son sexe en général, à, qui je ne reconnais pas le droit, démontré par la puissance, d’écrire l’histoire. Les femmes ont la tête et la main trop petites pour cela.

Je ne leur défends point l’érudition, si cela les amuse, car il faut toujours, si bas-bleu qu’elles soient, leur parler d’amusement. Elles sont capables d’érudition. L’érudition c’est un détail, c’est une masse de détails ; c’est une curiosité. C’est une recherche d’épingles perdues, à retrouver et à reficher sur la pelote… Certes, je les crois très capables, entre les deux pots de confitures qu’elles ont à faire, de ramasser ces épingles-là. Cela s’est vu plus d’une fois. Un bas-bleu célèbre, d’un indigo très foncé, l’a entrepris à son honneur vers la fin du siècle dernier. C’était Mlle de Lézardière, savante peut-être comme Mme Daniel Stern ne l’est pas.

Seulement, quand la pauvre diablesse d’érudite ne se contenta plus de cette fonction domestique de ramasseuse d’épingles, au service de l’Histoire, et qu’elle voulut aborder l’histoire elle-même et construire une théorie des lois de la monarchie (rien que cela !), elle montra, par son propre exemple, l’impossibilité pour toute femme de toucher à l’histoire ; et pourtant elle avait derrière elle le robuste Brequigny, qui la conseillait et l’aidait, quand elle jouait ainsi à la Montesquieu ! Il y a toujours du monde à côté, disait Balzac, en parlant des cabinets particuliers. Il y a aussi toujours un homme à côté, quand une femme prend l’ambition de faire œuvre d’homme, et quelle plus œuvre d’homme que l’histoire ?… Les femmes seules ne peuvent y atteindre que par le petit bout, — le bout des Mémoires, des commérages, des anecdotes, des choses, personnelles, charmantes souvent sous leurs plumes ; mais pour l’histoire en elle-même, la grande Histoire, interdite même aux poëtes, aux imaginations de trop de flamme, aux génies inventifs, tant elle exige un regard calme et clair pour discerner les choses, et une main juste et ferme pour n’en pas manquer les proportions !… comment osent-elles s’en mêler ?… Et ce n’est pas seulement leur sensibilité, leur imagination et leurs nerfs qui rendent les femmes parfaitement incapables de se mesurer avec les difficultés de l’histoire ; car Mme Daniel Stern n’a ni feu d’imagination, ni sensibilité, ni nerfs, et elle n’a pas plus réussi dans son Histoire des commencements de la République aux Pays-Bas (quel titre !) que si elle les avait !

VII §

Mais elle ne les a pas. Aucune de ces trois choses qui font la femme tout entière, aucun de ces trois rayons qui composent cette jolie petite foudre qu’on appelle une femme, et qui peut tomber sur nos cœurs, n’est en Mme Stern. Y ont-ils été jamais ? Pour ma part, j’en doute. Mais s’ils y ont été au temps orageux des folies, comme dit la romance de Julie Candeille (un autre bas-bleu), elle les aura éteints pour se faire plus homme ; pour penser plus en homme, pour s’insensibiliser mieux en homme ; car être homme, être homme à tout prix, voilà l’idée fixe dans ces cerveaux femelles ! Voilà quel a été certainement pendant toute sa vie l’effort de Mme Stem, ce bas-bleu acharné, renégat de son sexe ! Ah ! nous n’avons pas affaire ici à un bas-bleu de petite encolure, à un bas-bleu à petits vers, à petits romans, à petites comédies minaudées dans les salons, les soirs où l’on y trissotine. Mme Stern n’est pas de cette petite espèce dont le bas-bleuisme frivole n’est qu’une vanité de plus parmi les vanités des femmes ; une bague de plus, — saphir ou turquoise, — qu’elles font chatoyer parmi les autres bagues de leurs doigts. Il y a des bas-bleus très coquets, qui tirent très bien leurs bas sur des jambes ravissantes ; mais Mme Stern devait porter les siens triboulés ou à l’envers comme La Fontaine, non par distraction, mais par une superbe et intellectuelle non-curance ! Le bas-bleuisme de Mme Daniel Stern n’est pas de la coquetterie, mais de l’orgueil, et il a toute la maussaderie de l’orgueil. Jamais, de fait, dans toutes ses œuvres, une phrase agréable, pimpante ou négligée, souriante ou touchante, a-t-elle échappé à cette femme, correcte de style comme de visage, mais qui n’a pas plus d’agréments, Dieu me damne ! que M. Guizot ? Dans cette Histoire des Pays-Bas, qui rappelle les histoires de cet historien, si gravement terne, et où il se trouve trois ou quatre grandes figures qu’elle devrait aimer et trois ou quatre autres qu’elle devrait haïr et qu’elle décrit sans émotion quelconque, a-t-elle, une seule fois  accouché, frémissante, d’une page chaude ?… C’est que, systématique ou naturelle, cette absence de couleur et de vie est pour elle quelque chose de bien plus mâle que l’éclat de la forme ou l’enthousiasme de la pensée et qu’être mâle, c’est pour elle ce qu’était être vif pour cet Allemand, qui, voulant prouver qu’il l’était, sautait par la fenêtre avec la légèreté d’un bœuf ! Moins aimable, il est vrai, que cette femme amoureuse, qui pleurait devant un miroir et disait à chaque larme : « Pleuré-je bien comme Julie d’Étange ? » Mme Stern, à chaque sécheresse ou à chaque froideur de sa plume, se dit : Suis-je assez mâle comme cela ?… Et comme à, ses yeux parmi les hommes, les plus mâles dans l’ordre intellectuel et moral sont les plus savants, les plus philosophes, les plus puritains, elle se fait, à bras raccourci, savante, philosophe, puritaine. Savante, elle avale le hollandais, fâcheuse pilule ! Philosophe, elle se beurre d’allemand jusqu’au nœud de la gorge — et je dis bien, car elle doit avoir la pomme d’Adam, cette mâle femme-là ! — et puritaine, elle écrit l’histoire des républiques pour faire la leçon aux monarchies et pour prouver sa vertu politique, à elle…

Gymnastique qui doit être fatigante, n’est-ce pas ?…, Mais que voulez-vous ? Il faut être homme ! Il faut devenir, en se travaillant, de nerveuse une musclée, et de femme qui pouvait plaire, un être déplaisant qui n’est pas même un homme déplaisant. Il faut enfin que le chameau passe à travers le trou d’une aiguille ! Mais la nature des choses est la plus forte. Il n’y passera pas !

VIII §

Le livre, en effet, cette histoire, est manifestement un livre de femme, malgré toutes les peines que l’auteur se donne. Il est de femme, par le manque d’aperçu, de profondeur, d’originalité, de vigueur enflammée ; qualités viriles que les femmes n’ont pas, parce qu’elles en ont d’autres, la grâce, l’élégance, la finesse, le coloris doux, la tendresse, l’inattendu, la sensation vive que. Stern n’a pas non plus ! Il est d’une femme, ce livre, mais d’une femme maigrie par des études abstraites qui n’étaient point faites pour elle. Parce qu’elle est devenue maigre, elle a cru peut-être devenir homme, mais elle n’a été qu’une femme maigre, sans fraîcheur d’esprit et sans contours ! Mme de Staël, que des critiques sans observation et sans justice se sont permis d’appeler une virago, avait dans sa grosse tête, — et de femme, malgré sa grosseur, — plus d’homme cent fois que Mme Stern n’en a dans la sienne.

Elle a beau, cette piocheuse, piocher dans l’allemand, le hollandais, la métaphysique, la politique et l’histoire des Républiques, elle ne pourrait, si nous ne savions ce que ce nom de Stern cache, être deux minutes la chevalière d’Éon de la littérature. Tout de suite on la reconnaîtrait. On reconnaîtrait le bas-bleu, — le bas-bleu savant, — qui ne tient pas à être artiste ; qui trouve qu’il y a mieux que l’art, c’est la pensée philosophique, et qui croit l’avoir au fond de son creux, comme on a une perle au fond d’une cruche. On reconnaîtrait le bas-bleu, qui s’est beaucoup savonné au courant des Revues germaniques, et qui, trempé dans ces lavoirs, y a perdu de son azur primitif, pour y avoir séjourné trop longtemps. En effet, le style de Mme Stern a fini par n’avoir plus de couleur du tout, et on s’en aperçoit d’autant mieux dans son livre sur les Pays-Bas, qu’il y a quelques citations, dans lesquelles le mot bien souvent étincelle et brille mieux sur ce style plombé, qui voudrait bien, à toute force, être du fer et qui n’est que du plomb, et qui reste plomb jusqu’à la fin du livre.

Chose à noter ! Mme Daniel Stern, malgré ses prétentions à être un philosophe, est surtout une rhétoricienne, mais sa rhétorique n’a point de fleurs. Nul mouvement intérieur n’anime sa phrase et ne la secoue et ne lui imprime ces sinuosités et ces raccourcis qui font du style une peinture. Sa grande diablesse de phrase carrée se développe toujours de la même manière, avec la plus fatigante des monotonies ; mais pour cette femme qui veut être homme, c’est là de la gravité magistrale que cette carrure et cette allure. Le livre de Mme Stern est, par la forme, le pensum de la gravité affectée, comme il est, par le fond, le doctrinarisme de la Libre-Pensée et l’expression de ces misérables généralités philosophiques qui sont les vulgarités intellectuelles de ce temps. Sans initiative par elle-même, sans idée qui lui appartienne, elle ne change rien à ce courant qui l’entraîne. Livrée aux préjugés orgueilleux de l’esprit moderne, mais sans conviction réfléchie et profonde, elle a, entre le Catholicisme et le Protestantisme de ce temps dont elle écrit l’histoire, — entre Philippe II et Guillaume d’Orange — l’impartialité de l’indifférence ; car elle regarde les choses religieuses au point de vue de cette Libre-Pensée qui dit, comme les Médecins de Molière, que « tout est changé » quand il n’y a rien de changé ! Le combat éternel entre l’Église, qui est l’Autorité, et la Révolte, qui est le Protestantisme, est le même au xixe siècle qu’au xvie. Est-ce qu’hier la Commune n’égorgeait pas nos prêtres et ne souillait pas nos églises ?… Mme Stern, avant la Commune, ne se doutait pas que la question religieuse bouillonne toujours sous nos pieds, à travers la poussière des faits politiques. Mais une tête de penseur plus énergique qu’une tête de femme l’aurait vu !

Elle, elle ne voit rien, ni ne sent rien. D’attitude, dans les livres, je ne connais personne de plus insolemment placide. Rien ne bat sous sa mamelle gauche. Je le crois bien ; elle n’en a pas ! Et elle n’a pas eu besoin de la couper, comme une amazone. La philosophie la lui a desséchée. On a dit assez spirituellement que les femmes naissent et vivent femmes, mais qu’elles meurent vieilles filles. Mme Stern est une de ces vieilles filles-là… C’est une bréhaigne littéraire. Ses livres ne sont point sortis de ses entrailles, mais de ses prétentions. Ils ne sont pas, du reste, plus mauvais que d’autres, mais ils ressemblent aux autres. Vous avez voulu de l’égalité, en voilà ! L’Histoire des commencements de la République aux Pays-Bas pourrait très bien se fourrer dans la Revue des Deux-Mondes, entre un article de M. Duvergier de Hauranne et une étude de M. de Carné, et cela n’y détonnerait nullement sur l’ennui morne qui règne en cet endroit charmant. Quand le bas-bleuisme qui est la Révolution en littérature, car le bas-bleu est pour la femme ce que pour l’homme est le bonnet rouge ; quand le bas-bleuisme qui a commencé par être grotesque, mais qui devient sérieux, touchera à son triomphe définitif, qui est prochain et que je prévois avec un mépris joyeux, pourquoi ne mettrait-on pas Mme Daniel Stern aux Sciences morales et politiques ?… Elle y ferait très bien. C’est bien une pédante de l’Institut. Quand Mme Sand sera, elle, à l’Académie française, Mme Stern aux Sciences morales et politiques et Mlle Rosa Bonheur aux Beaux-Arts, nous aurons complet le triumféminat qui se croit un triumvirat ! La France sera sauvée ! Nous aurons atteint notre destinée la plus haute, et c’est nous, les hommes, qui désormais ferons les confitures et les cornichons7 !

Chapitre VII.
Mme de Gasparin8 §

I §

Voici un livre mystérieux. Son titre se comprend à peine et il n’est signé d’aucun nom. La Critique littéraire, cette distraite trop souvent ou plutôt cette préoccupée, en avait dit, quand il parut, un mot en passant comme d’une jolie chose qui l’avait touchée, cette princesse ! Puis elle se tut pour reprendre avec son importance et son essoufflement ordinaires, l’examen de l’actrice en voyage et du vaudeville en vogue, la grande affaire pour le public français ! Nonobstant, le livre laissé là, qui est à peine une œuvre, se trouve être un chef-d’œuvre, de par une puissance bien plus rare encore que le talent. C’est un livre d’âme. Il ne fit d’abord aucun bruit et il méritait d’en faire un grand. Il fait mieux, du reste. Il fait au cœur et à l’esprit, — plus au cœur qu’à l’esprit encore, — une impression profonde qui y reste et qu’on y retrouvera, quand les livres à tapage seront oubliés. Il s’ancre en nous, et son charme est tel, à ce livre, que la Critique, cette vieille tête froide, presque enivrée, car l’attendrissement a ses ivresses, se met de la glace autour des tempes, pour convenablement en parler.

Les Horizons prochains ! En écrivant un pareil titre, que nous osons blâmer parce qu’il n’est pas clair, au front d’un livre qui est tout clarté, l’auteur a parlé, d’ailleurs, comme tant de mystiques, une langue intelligible pour lui seul. Les Horizons prochains rappellent par leur vague Les Torrents de Mme Guyon. Pour comprendre ces titres-là, chargés, comme d’électricité, de tant de significations secrètes, il faut avoir l’âme au diapason de celle qui écrit les Horizons prochains ! C’est une nuée, et l’on voit ce qu’on veut dans les nuées ! Est-ce de la politique menaçante ? Est-ce du socialisme pour ce soir ou de la morale pour demain ? Enfin une fatuité quelconque d’auteur qui se croit un prophète ? Eh bien ! non ! ce n’est rien de tout cela. Le titre de ce livre délicieux devient presque faux, quand il s’agit de le préciser. N’y croyez pas trop. Les horizons qu’il appelle prochains et qu’il entr’ouvre, sont, lointains, plutôt pour nos yeux et nos âmes, car ce sont les environs du Ciel.

Et l’écrivain qui les a décrits, ces horizons et ces environs, avec le sens et le goût des choses divines, qui est-il ?… Il a fait son livre comme une bonne action, et sa main gauche n’a pas voulu savoir ce que sa droite écrivait si bien. Il s’est caché sous les trois étoiles de l’anonyme. Ces trois vieilles étoiles si banales, si poncif, les voilà aujourd’hui de vraies étoiles, mystérieuses, brillantes et chastes, remplaçant le nom qu’elles ne disent pas par un symbole qui le traduit ! «  Je ne le dirai pas devant vous, chastes étoiles ! » disait Othello en parlant de ce qu’il croyait un crime ; nous ne le dirons pas non plus devant vous, chastes étoiles, de ce que nous croyons une vertu.

Une femme seule a pu écrire ce livre et s’en cacher. C’est là deux mérites où un homme n’en aurait mis qu’un. Nous aimons, nous, que les femmes aient de la pudeur contre le succès et la gloire, et se voilent rougissantes, et par là plus charmantes, contre ces regards et ce jour. Mme de Staël a dit le mot, le fameux mot que tous les sots, depuis, ont fait tinter comme une clochette : « La gloire pour une femme est un deuil éclatant du bonheur. » Pour nous, c’est bien pis ; c’est une indécence. Mais l’auteur des Horizons prochains a eu la délicatesse du mystère. Ce n’est pas un bas-bleu, c’est un voile-bleu. C’est bien différent !

II §

Et qu’elle n’ait pas peur ! Nous ne lui ôterons ni ne le dérangerons, son voile. Qu’elle le garde et qu’elle s’en entortille ! Nous parlerons d’elle comme si elle n’était pas dessous. Nous lui dirons mieux la vérité toute entière. Critique littéraire, de fonction, nous avons là précisément deux ou trois duretés dont nous voulons nous débarrasser. On est plus franc avec les femmes, quand on ne les regarde pas.

Nous avons dit qu’à ses qualités autant qu’à son voile, on reconnaissait l’auteur des Horizons prochains pour une femme. À ses défauts et aux faiblesses de son livre, on la reconnaîtrait pour telle encore, car elle y manque de ce qui manque à toutes les femmes, même à celles que le monde, toujours un peu séduit quand il s’agit de femmes, appelle galamment des génies, je veux dire de force constructive et de grande originalité. En ceci, l’auteur des Horizons prochains n’est pas plus littéraire qu’une autre femme qui écrit. Être original dans le sens profond du mot ; et, après l’avoir pensé, bâtir un livre dans la puissance équilibrée de son harmonie, voilà le signe de la virilité en littérature, et nulle femme ne l’a ni ne peut l’avoir. L’Histoire, sur ce point, ne nous donne pas de démenti.

Il y a bien, ici et là, quelques monstruosités en histoire, mais celle-là nous a été épargnée. Des femmes Homère, des femmes Sophocle, des femmes Shakspeare, ne s’y rencontrent pas. Vous y trouvez bien quelques Sapho qui y jettent un ou deux cris qu’on entend toujours, quelques âmes divines comme sainte Thérèse, qui a fait, elle, son saut de Leucade dans le ciel, mais le talent littéraire, dans son expression la plus haute, est bien plus que des émotions éloquentes, que de sublimes palpitations. Toujours Ève sortant du flanc d’un homme, la femme, cette réceptivité, comme ils disent en allemand, la femme n’est jamais que la réverbération de quelque chose, l’écho et le reflet de quelqu’un, et l’auteur des Horizons prochains n’a pas échappé à cette destinée. Il est resté le caméléon singulier qui prend toutes nos couleurs et nous les renvoie, mais qui a parfois l’heureux privilège de les concentrer, de les épurer, de les faire plus belles, en nous les renvoyant !

Ainsi, il procède de quelqu’un, ce charmant esprit qui vaut mieux que l’esprit dont il procède, et c’est ce qui frappe tout d’abord dès les premières pages de son livre. Ce talent, qui va peut-être tout à l’heure vous faire oublier, à force d’émotion, ses ressemblances et ses analogies, il semble que vous le connaissiez que vous en ayez joui déjà. Ce n’est pas là une voix nouvelle, un timbre tout à fait inconnu. Seulement, c’est une voix qui s’est purifiée et qui monte dans un éther où jamais jusque-là on ne l’avait entendue. C’est la voix de cette autre femme qu’on appelle Michelet. L’auteur des Horizons prochains a en effet, dans le talent, la parenté la plus extraordinaire avec le talent de l’auteur de l’Amour. Cette parenté est-elle adoptive par l’imitation, l’admiration, l’étude ; ou est-elle simplement naturelle ? Mais elle existe et à un degré qui étonne, même quand on est le plus accoutumé à ces ressemblances de manière que l’histoire, littéraire constate à chaque pas. Sans exagération, cela est prodigieux.

L’auteur des Horizons prochains a tout de Michelet. Elle en a la couleur, elle en a l’organisme de la phrase si svelte et si souple ; le tour, l’harmonie, la chute heureuse, la résonnance du dernier mot. Écoutez-la, vous vous y méprendrez : « C’est là, dit-elle, qu’on est bien perdu ; c’est là que s’exhalent de ces parfums sans nom, fraîches émanations de la terre, des vieux troncs, de la jeune feuillée. Vaste est la cage, l’ombre est toute pénétrée du soleil. Pas une brise, si ce n’est de temps à autre une bouffée, venue on sait d’où, qui soulève un peu la ramée, promène çà et là des senteurs plus suaves, puis tombe et vous laisse enivré. » Et ailleurs, après avoir peint la forêt et son monde de bruits, elle s’avance au point du fourré où il y a le calme. Le calme absolu. « Seul le coucou promène sa plainte de cachette en cachette. Elle arrive voilée. Le silence n’en est pas troublé. »

« Le martin-pêcheur, dit-elle encore, rase l’eau de son aile ; éclair bleuissant, il en suit le cours. » Le livre entier est de ce style, de ce pinceau, sans défaillance. On voudrait citer davantage ; l’espace manque, mais partout de la première page jusqu’à la dernière, c’est du Michelet qu’on croirait sincère, tant il est réussi ! Cependant, ne nous y trompons pas. C’est ici que l’auteur des Horizons prochains va gagner en s’élevant une originalité relative ; elle est un Michelet assaini, essuyé, clarifié, brillant d’une pureté que rien ne ternit et qui par ce côté écrase l’écrivain qu’elle rappelle et lui eût fait honte à lui, dont les dons étaient si beaux et qui en a tant abusé, s’il avait pu se regarder tel qu’il aurait pu être, dans ce miroir, tout ensemble faux et fidèle, taillé dans le diamant qu’il n’avait plus !

III §

C’est par la pureté, en effet, c’est par l’immaculé de la pensée, l’adorable chasteté de la chrétienne, c’est par l’âme enfin, l’âme de la femme, que l’auteur des Horizons prochains remporte sur l’homme qu’intellectuellement, sans le vouloir ou le voulant, elle a subi ou accepté pour son maître. Comme toutes les femmes qui, dans le domaine de l’esprit, autant que dans la sphère du cœur, ne peuvent être jamais des grandeurs solitaires, elle a choisi son Seigneur par l’admiration, la lecture préférée, et elle a peint comme lui la nature ; et elle a écrit dans sa manière, mais, grâce à Dieu ! avec un sentiment qui est sa gloire, à elle, et que Michelet, le chrétien tombé, avait perdu.

L’auteur des Horizons prochains, cet esprit d’ange, et jamais ce mot n’a été plus vrai, est tellement chrétienne qu’on dirait qu’elle l’était avant que d’être une âme, si cela n’était pas impossible. Protestante encore, comme, à plus d’un accord, son livre le révèle, mais catholique d’âme, catholique d’essence, faite pour venir à nous un Jour, et si elle n’y vient pas, digne d’être de nous éternellement regrettée, elle a comme perdu sa personnalité de femme dans la profondeur de sa foi religieuse, et elle y a trouvé plus qu’elle ne pouvait y laisser, car l’ombre de Dieu sur notre pensée, vaut mieux que notre pensée, fût-elle du génie. C’est cette ombre de Dieu que l’auteur des Horizons a portée sur la sienne dans un livré qu’on peut classer plus ou moins haut comme production littéraire, mais qui, avant tout, pour celle qui l’a écrit, aussi bien que pour nous, est un acte, — un acte de christianisme, de consolation et de charité.

IV §

Car c’est là que nous voulions en venir. Les Horizons prochains, à proprement parler, ne sont pas un livre. Ils n’ont pas de composition. C’est un album dont la rêverie d’une femme tourne les feuilles ; c’est un appel, sans ordre, à des souvenirs qui s’en viennent vers vous, un à un, évoqués par des paysages ; ce sont enfin les méandres d’une âme qui se replie sur elle-même, dans les mélancolies du passé. C’est dans des paysages, en effet, empruntés tous à la nature alpestre du Jura, probablement longtemps habité, que l’auteur des Horizons prochains a placé la scène de ces romans de courte haleine, dont il commence par nous dessiner la vignette.

Talent d’expression, non de composition, l’auteur des Horizons prochains est un conteur de la plus extrême simplicité ; ses Nouvelles (presque sans événements) sont plutôt des études de têtes sur fond de paysage qu’autre chose ; seulement le paysage est si exubérant et si foisonnant, et ces belles têtes pâles, mourantes ou malheureuses, y portent si bien ou le nimbe de la sainteté ou l’auréole de l’idéal, que l’effet qui résulte de tout cela va parfois, — malgré les ténuités de femme qui s’y mêlent, — jusqu’à la grandeur.

Aussi, l’attendrissement que nous causent ces simples histoires ne nous fond pas le cœur, mais nous le fortifie ; et c’est là la caractéristique de l’écrivain. Son livre vous pénètre, mais il ne vous dissout pas misérablement dans les larmes. Au contraire. Après l’avoir lu on se sent plus apte à vivre et plus disposé à accepter le calice d’amertume que nous tendent les Anges invisibles ! La sentimentalité est le sensualisme de l’âme, et l’auteur des Horizons prochains ne veut d’aucun sensualisme. Âme saine et vaillamment religieuse, elle cherche à exercer une influence meilleure que celle de l’art qui ne vise, lui, qu’à la beauté et à l’émotion, et cette influence, elle l’exerce, tout en produisant bien souvent l’émotion qu’elle ne cherche pas et en réalisant la beauté !

Il y a, en effet, l’une et l’autre, comme l’art les veut et les réalise dans ces histoires des Trois Roses, de la Tuilerie, des Sources, de Marietta, etc., — des Trois Roses surtout, le chef-d’œuvre du livre, dans cette variété de mourantes ; ces trois fleurs, d’un blanc si différent dans le lumineux et qui ne se fanent point pour mourir ! Mais cette émotion et cette beauté sont là comme par surcroît. La pensée de l’écrivain et son inspiration sont plus haut qu’elles.

Aimez Dieu et gardez ses commandements, dit le précepte, et le reste vous sera donné comme par surcroît. C’est l’histoire de la femme qui a écrit les Horizons prochains. Elle aime Dieu, avec quelle tendresse ! elle aime le prochain, avec quelle charité ! et elle a le reste, — le reste auquel elle ne tient peut-être que pour Dieu, pour le service de Dieu encore ! pour en faire un attrait vers lui ! L’auteur des Horizons prochains est évidemment une âme active, plus active que contemplative, quoiqu’il y ait de la contemplation dans tout peintre de la nature et de l’âme humaine. Or l’activité du cœur et l’ardeur de la foi poussent au prosélytisme ; et c’est ce prosélytisme embrasé d’une croyante qui voudrait partager le pain de sa vérité avec l’univers, qu’on respire dans ce petit livre, offert aux imaginations désoccupées dans un but que l’auteur est trop habile pour ne pas cacher !

Oui, le prosélytisme est le fond de ce livre, et en écrivant ce mot-là qui paraît bien gros en parlant d’une chose si finement touchée, nous avons dit le secret de celle qui l’a écrit. Cette femme ne décrit point pour écrire. Elle n’écrit pas pour l’honneur que cela rapporte aux femmes ; — à ses yeux, peut-être comme aux nôtres, un assez triste honneur ! Elle écrit pour entraîner les âmes du côté où elle croit la vérité. Pour nous, la vérité n’est certainement pas du même côté que pour elle ; mais les protestants ont encore de beaux fragments de ce que, hélas ! ils ont brisé ; et quand tout croule, pulvérisé par le rationalisme, une plume qui croit à la divinité de Jésus-Christ et qui la proclame, peut faire du bien à beaucoup d’âmes, et nous, catholiques, nous devons y applaudir et même y aider.

D’ailleurs, nous l’avons déjà dit, la femme des Horizons prochains est une âme catholique qui s’ignore. Elle n’a rien, du moins dans ce livre d’aujourd’hui, ingénu et fin, — ingénu de ton, mais fin de visée, — elle n’a rien de la raideur et de la sécheresse proverbiales qu’on attribue aux protestants. De nature, elle ne l’est point, si elle l’est de secte. Talent très féminin, qui touche et qui sait plaisanter, et qui doit cacher une charmante femme, supérieure de sa personne à son talent, quand il y a tant de gens qui de leurs personnes sont plus petits, elle a l’enjouement, comme elle a les larmes, comme elle a le feu, — le feu sacré, l’étincelle pour l’encensoir. Assurément elle a dans l’esprit trop de grâce (c’en est une, en attendant l’autre) pour être jamais puritaine.

Lord Byron ne se serait pas moqué de sa sainteté, à celle-là, et qui sait ? peut-être aurait-elle ramené à Dieu le grand poëte. Lorsque dans ce livre, qui ne dogmatise pas, qui ne prêche pas, qui ne professe pas, elle fait, par hasard ou par habitude, un petit mouvement protestant, elle le rend si joli, par ce qu’elle y met, qu’on le lui pardonne. Ainsi, dans sa nouvelle intitulée l’Hégélien, la protestante s’échappe dans l’exhibition de la Bible qu’elle donne à ce beau capitaine, — rouge d’idées comme de barbe, — qui n’a plus que la religion de M. Hégel et qui se prépare à devenir un Robespierre, mais voyez ce qu’elle y ajoute !

« Je me risquai, dit-elle avec un petit roucoulement d’ironie qui lui sied, à faire une chose que le monde élégant trouve essentiellement ridicule, puritaine même, c’est tout dire ! Je pris mon livre des Évangiles et je le lui donnai. » Certes, le geste est protestant, mais la manière dont elle raconte qu’elle le fit, l’est-elle ?… N’est-ce pas spirituel et de la meilleure plaisanterie ? Jamais, n’est-il pas vrai ? on ne croirait que la femme qui se moque ainsi du monde élégant avec une légèreté, pour le moins égale à la sienne, soit cependant de la même religion que miss Edgeworth ou Mme Necker ?….

V §

Oui, elle en est. Mais en sera-t-elle toujours ? et sa nature donnée peut-elle rester protestante ? Ardente à Dieu, presque mystique, la femme des Horizons prochains n’en est pas moins de cet esprit aérien, mouvementé, épanoui, que le monde adore et qu’il appelle l’esprit du diable, — qu’il a tort de nommer ainsi, mais qu’il a raison d’adorer. Facultés contrastantes, électriques, multiformes, elle est vive comme de Staël, mais non triste, car les êtres faits pour la lumière sont très gais, telle nous la voyons aujourd’hui dans ses Horizons prochains et à travers son anonyme. En parlant du livre qu’elle nous tend du fond de son voile, ce que nous aurions désiré, c’eût été de donner une idée, à peu près juste, de cette aimable femme qui quête aux cœurs au nom de sa foi ; de cette sirène religieuse pour le compte de Dieu !

Dans tous les cas, lisez son livre. C’est un livre imparfait littérairement, mais d’une grande séduction d’accord, pour bien des âmes irrésistible ! Tout imparfait qu’il est, il renferme deux ou trois chefs-d’œuvre, gros comme rien, suaves comme tout. Nous avons cité les Trois Roses, mais les Trois Roses sont dans la teinte d’aurore familière à cette imagination qui se tient à la porte du Paradis, pour en recevoir les rayons. Dans une couleur plus sombre et plus terrestre, il y a un Pauvre garçon qui commence, net, cru et observé comme un conte de Crabbe, — qui se transforme et s’illumine dès que l’Évangile entre dans le grenier du scrofuleux, — puis finit brusquement dans une beauté vraiment tragique.

Il y a encore le Forçat dont le dénoûment est d’une réalité si profonde, et où vous trouvez ce que l’auteur ne cesse de mettre partout dans ses récits, du reste, — les délicatesses surhumaines de la charité. Lisez, enfin, ce livre exquis, mais qui n’est pas exquis à la manière des livres littéraires, car le charme en vient de la femme et de la nature.

L’auteur, nous l’avons vu plus fort, plus peintre, plus savant de touche dans Michelet, avant que Michelet eût dégradé sa palette ; mais ce que nous n’avons vu nulle part, c’est la tendresse infinie qui imbibe ces pages où l’esprit parfois étincelle ! Après cela, qu’importent quelques faiblesses ! La Vallière était plus touchante, de cela seulement qu’elle boitait !

VI §

Il y a neuf mois à peu près que nous parvinrent ces Horizons prochains dont l’auteur, qui est une femme connue par d’autres écrits, a fait le meilleur de ses titres, et qu’elle préfère à son nom. Ces Horizons prochains étaient, comme vous venez de le voir, un recueil de nouvelles d’un ton fort rare, dans la littérature contemporaine, car ce ton était celui d’une mysticité singulièrement émue, mêlée aux réalités extérieures d’une observation très bien faite. Malgré les ressemblances de manière et des incertitudes de touche, les Horizons prochains étaient un vrai chef-d’œuvre tremblé, il est vrai, mais tremblé par une main exquise, et nous dîmes sincèrement, — si on se le rappelle, — et les débilités (presque charmantes) du chef-d’œuvre et la beauté pure de la main. Aujourd’hui, l’auteur des Horizons prochains vient de nous donner des Horizons encore. Ce sont les Horizons célestes, qui ont bien mérité leur nom. Ils sont à leur tour un chef-d’œuvre non tremblé, mais appuyé plutôt. La main qui les a tracés s’est affermie. L’indécision a disparu dans la lumière, et l’originalité a jailli, nette, du fond lumineux !

L’auteur des Horizons célestes n’est plus que lui seul. Dans ces premiers Horizons il avait trop lu Michelet. C’était son Satan littéraire. Et bien ! ce Satan est maintenant vaincu. Il n’induira plus dans la tentation de sa forme un esprit qui péchait contre soi-même, en l’imitant, car toute imitation est un péché et un triste péché, le péché des faibles en littérature. Or l’auteur des Horizons célestes est devenu fort, en ces neuf mois qui suffisent à créer la vie. Comme un aigle qui se serait pris dans un rayon de miel, et qui se dégage de toute cette glu d’or, d’un coup d’aile, il s’est séparé de toutes les influences de la terre et il est monté d’une aile essuyée jusqu’au niveau de son sujet.

Et ce sujet-là est très haut. Plus haut que jamais à cette heure où nous vivons bas, les mains, le cœur, le front, occupés et plongés dans les plus viles poussières. Quel temps pour parler de la vie future ! car ce sujet n’est rien moins que la vie future et le secret de notre destinée éternelle. Mon Dieu, oui ! Tout cela pour nous, et que cela pour tant d’autres, mais vous n’y trouverez pas autre chose. Vous n’y trouverez que ce sujet où il s’en va du tout, disait cet imbécile de Pascal, et qui n’est pour les nombreux hommes de génie de ce temps-ci qu’une assez piètre rêverie. Vous n’y trouverez que ce problème résolu de la vie future, pressentie, et nécessitée par la misère de la vie actuelle et par la lettre, la lettre même des promesses divines.

Or qui dit promesses divines, entend la foi. Nous sommes donc en plein mysticisme, diraient les philosophes, et c’est vrai, nous y sommes dans ce livre. Mais celle qui l’a écrit n’a pas peur de ce mot, méprisé par la raison. Dans les Horizons prochains, le mysticisme de l’auteur des Horizons célestes n’était qu’une douce lueur entre ciel et terre et qui ressemblait à une aube, le point blanchissant qui s’est enfin étendu, comme le jour, sur sa pensée, un jour si plein maintenant qu’il ne grandira plus !… Mme de Gasparin… nommons-la ! car l’incognito du talent est impossible, et le voile qu’elle avait mis sur le sien a été levé… Mme de Gasparin est une chrétienne qui n’écrit que pour des chrétiens, et ce n’est pas moins pour tout le monde, car son livre est bien capable d’en faire naître ; mais n’y eût-il dans ce livre divinisé par le sentiment chrétien que l’imagination humaine où il y a le génie des plus saintes croyances, qu’il faudrait admirer encore le poëme touchant et sublime que l’imagination aurait composé avec les idées de la foi !

D’autant plus grande, cette poëte qui s’ignore, abîmée dans l’humilité et le flamboiement de sa foi, qu’elle ne veut pas l’être, — qu’elle ne pense pas une minute à l’être, pas plus qu’elle ne pense à la science, à la sûreté de sa divination, vraie pour elle, mais qu’elle ne donne pas comme l’éclair fixé de la certitude. Le grand cœur qui seul est évident ici, le grand cœur à, qui la douleur de la vie mortelle a expliqué la vie d’après la mort, n’a pas plus voulu être poëte que la tête qui a déduit de telles espérances des faits et des paroles de l’Évangile ne veut être théologienne. Répète-t-elle assez de fois qu’elle ne l’est pas, dans son livre !… Elle a raison. Il ne faut pas qu’on s’y méprenne, et certainement on s’y méprendrait.

Mme de Gasparin a marqué des signes d’un protestantisme trop ardent et trop déterminé les précédents écrits que nous avons d’elle pour qu’on ne suppose pas, dans une de ses publications, une intention de théologie au compte et au profit de son Église, et ici, qu’on le sache bien, cette intention n’existe pas. Dans l’auteur des Horizons prochains et des Horizons célestes, la chose sèche, arrêtée, définie, ergoteuse, qui est la protestante, se fond et se perd de plus en plus en ce dissolvant de feu qui est l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ, et nous espérons bien qu’elle s’y consumera tout entière. Aujourd’hui, ce n’est encore qu’une âme chrétienne qui dit simplement, sincèrement, mais passionnément aussi, tout ce qu’elle pense et ce qu’elle croit. Seulement, même pour nous catholiques, ce qu’elle dit est puissant et beau !

Pour ma part, j’ai vu peu de choses sentimentalement aussi belles, J’ai peu vu de ces langages, inouïs d’ardeur, de mouvement, d’aspiration, d’expression inspirée, poignante, navrée ou héroïque dans la douleur et dans l’amour ; j’en ai peu vu de pareils, même dans les livres, religieux ou profanes, qui passent pour les plus passionnés, pour les plus chauffés au feu des brûlantes larmes humaines. Je n’ai rien entendu de plus déchirant d’abord et de plus consolant et de plus fortifiant ensuite que ce livre qui commence par des cris et qui finit par des cris encore, car l’Alléluia des Saints dans le Paradis est un cri !

VII §

C’est une conception du Paradis, en effet, et c’est sa raison suffisante, que ce livre des Horizons célestes. D’une simplicité toute féconde, cette conception a du moins pour elle l’innocence, si elle n’a pas le réel de la vérité, L’Église, en laquelle nous croyons, nous ; l’Église qui a tiré le voile du mystère sur le bonheur réservé à ses Justes, n’a pas défendu, que je sache, à l’imagination des hommes de se figurer cette félicité des élus, pourvu qu’on n’altérât jamais la pureté sans tache de cette félicité divine.

L’Église a laissé faire au Dante son rêve immense et elle a souffert dans son sein ces autres poëtes, appelés mystiques, qui souvent ont été des Saints, et qui, eux aussi, ont cherché à percer le ciel de leur regard et à voir ce qu’il y avait derrière cette éternité éblouissante ! Eh bien ! ce que l’Église nous permet à nous, une femme qui n’est pas de notre communion, — une glaneuse libre de vérités ; privée, hélas ! du bonheur de sentir le lien de l’orthodoxie autour de sa gerbe mystique, qui peut se rompre tout à l’heure et s’en aller, comme les épis au vent, à l’erreur, — Mme de Gasparin l’a fait, comme elle s’en croyait le droit, et le Paradis qu’elle a vu, comme Dante a vu le sien, est, autant que celui du Dante, une vision chrétienne ; mais splendide encore plus d’intelligence et de pureté que splendide de sa splendeur même. La vision de la simple femme doit, à ce qu’il semble, étancher mieux que la création du génie, la soif dévorante de connaître, qui prend la créature raisonnable et immortelle devant le mur de son tombeau !

C’est que l’auteur des Horizons célestes a peut-être plus senti la vie que Dante lui-même, et plus senti aussi la consolation et l’espoir enfermés dans le mystère de la Croix ! Sombre Maudissant, si ce n’est un Maudit, Dante m’a toujours produit l’effet d’un inconsolable. Il rallumerait la foudre éteinte — avec son cœur — qu’elle aurait frappé. L’âme d’une femme, inférieure à la sienne par ce qu’on appelle le génie, peut bien avoir sur l’âme du Dante la supériorité de la douleur et de l’amour. Oui, une femme dont nous ne savons pas l’histoire, et qui l’a gardée dans les chastes parois de sa poitrine, tandis que, comme un pélican, Dante entr’ouvrait la sienne pour nourrir de ses souffrances, l’univers avide et charmé, a peut-être plus aimé Dieu et plus cruellement éprouvé la vie que cet aigle muselé si fièrement contre la douleur ; et voilà pourquoi le paradis qu’elle a vu, dans ses intuitions ou ses rêves, nous paraît à nous, qui n’avons pas les superbes et amères consolations du génie, mieux fait pour des hommes et des âmes chrétiennes, et nous paraît, comme à elle, meilleur et plus vrai !

VIII §

Car elle a osé, l’humble femme, repousser le ciel inventé par le Dante, de toute la force de son âme chrétienne ; de toute la force d’une âme que cette vie mortelle a trompée, mais que la vie future doit venger. Dans ce livre modeste et hardi, tout à la fois, des Horizons célestes, il est un passage d’une audacieuse nouveauté intitulé : « du Paradis qui ne fait pas peur », et dans lequel le Paradis du Dante ne tient pas plus, sous le regard de la femme, qui en veut un taillé à la mesure de son âme, que les plus vulgaires notions de ces paradis légendaires qui préoccupent depuis des siècles l’humanité, cette grande songeuse.

Ici, ce n’est plus la moquerie incrédule qui se rit de ces idées du ciel, tombées d’en haut, montées d’en bas ; c’est la foi, c’est la volonté, c’est l’esprit, c’est tout l’être humain qui se révolte et se cabre devant ces imaginations naïves ou laborieusement combinées qui n’offrent rien que puisse éteindre et dont puisse jouir ce quelque chose qui s’appelle le moi, dans sa plénitude impérieuse ! Ce qui distingue l’auteur des Horizons célestes de tous les grands inventeurs chrétiens, c’est que le paradis de sa pensée est le paradis, du moi intégral, de ce moi qui a aimé et qui a vu mourir ce qu’il aimait, et qui ne veut pas accepter la notion affreuse d’un ciel terrible où le moi serait mutilé dans son bonheur même.

Selon nous, rien de plus courageux et d’un accent plus inconnu, dans la littérature religieuse, que cette critique de tous les paradis chrétiens, depuis celui du Dante, avec ses orbes éternels, inexorables ; gouffres et tourbillons de lumière, qui nous épouvante, jusqu’aux « têtes d’anges empilées », le Ciel des légendes populaires, dont la monotonie ennuie ; rien de plus surpris dans le cœur de l’homme, de plus accouché du fond des âmes. Par cela même que ce cœur qui aima ne comprend pas un paradis sans l’éternité de ses affections terrestres, il ne le comprend pas sans mémoire, sans identité personnelle, sans tout ce qui constitue l’âme entière.

« Dieu, dit intrépidement Mme de Gasparin, veut l’homme armé de toutes pièces. Si vous mutilez mon être moral pour rendre à Dieu la tâche aisée, Dieu refusera de telles facilités. » Ni le repos promis par les uns, ni la contemplation immobile dans la lumière, décrite par les autres, car, le repos, « c’est l’oubli du passé, l’effacement de tout, excepté de l’ardeur présenté, éternelle, identique », ne peuvent satisfaire l’âme exigeante qui veut vivre dans les cieux avec des intensités plus grandes que celles de la terre, et qui demande au Paradis un Dieu personnel à aimer de toute l’énergie de sa personnalité à elle-même. « Le paradis de mon Dieu, dit-elle éloquemment, après avoir traversé ces paradis qui ne lui paraissent que des ombres et des effacements spirituels, le paradis réel de mon Dieu ne ressemble pas à ceux-là ! J’en connais les bords, et de ces bords émergent tant de clartés ardentes, que mon cœur brûle en moi. Son paradis, je m’y retrouve perfectionnée, sanctifiée, avec mon âme et avec mes affections, avec tous mes souvenirs. Son paradis, oh ! qu’il est plus simple et plus splendide à la fois, plus grand et plus voisin de moi ! la vie dans le définitif, l’individualité dans l’harmonie ! »

IX §

Certes, de telles idées n’ont pas la rigueur d’un enseignement. Nous le savons. Mme de Gasparin nous a suffisamment prévenus. Ce ne sont là que des inductions sublimes, des désirs qui s’élèvent de la coupe d’un cœur embrasé ; mais qui sait, disait profondément le vieux Gœthe, qui n’était pas toujours profond, si le désir n’est pas le pressentiment du possible ? Seulement, intuition dans le vrai ou erreur sans inconvénient, il faut avouer que l’âme qui projette ces idées est d’une énergie de personnalité incomparable. C’est là ce que la Critique est tenue de constater. L’auteur des Horizons célestes, en transbordant la vie de la terre et de la mémoire dans les délices du sein de Dieu, l’auteur des Horizons célestes nous a donné un livre de la sensibilité humaine et même chrétienne la plus profonde et la plus tendre ; un livre dont tous ceux qui aimèrent voudraient partager l’illusion, s’il y a illusion, et qui leur rapprendra les larmes.

À une époque où les philosophes étouffent la double personnalité de Dieu et de l’homme dans le je ne sais quoi bête de la substance, avoir essayé de montrer que la notion même du paradis, pour n’être pas incompréhensible, était obligée de se construire de la personnalité de Dieu et de l’homme en présence, sans diminution, ni retranchement de la créature par son créateur, est un mérite certain, mais relatifs tandis que faire une étude animée, haletante, d’une prodigieuse éloquence et pénétration sur l’âme humaine, est dans tous les temps, un mérite absolu. Voilà l’histoire de Mme de Gasparin. À sa manière elle a fait plus sur la question de personnalité divine que beaucoup de philosophes ; que M. Émile Saisset, par exemple. (Voir le Ier volume des Œuvres et des Hommes, Philosophes et Écrivains religieux, Ire série.) Ce n’est pas tout. Une grande moraliste, une des moralistes les plus pathétiques, les plus renseignées de douleurs, est au fond de cette rêveuse chrétienne, qui en nous donnant à son tour sa poésie sur le-Ciel, y mêle les réalités saignantes de la vie ; amer charme de plus !

Personne n’a mieux fait qu’elle l’histoire ironique et vraie pourtant de la consolation humaine ; personne n’a levé une empreinte plus poignante du cœur déchiré par la mort et resté seul dans la vie. Mme de Staël, dans son livre d’un sensualisme noir, intitulé de l’Influence des passions sur le bonheur, a aussi un chapitre sur la séparation par la mort, et Mme de Staël est aussi une grande âme et une enivrée de ses larmes ; mais comparez ce cruel chapitre aux pages adorables de Mme de Gasparin, et vous aurez mesuré la distance qui sépare la femme pieuse de la philosophe, même pour le bien qu’elles font à l’âme avec un livre, toutes les deux !

Tel est réellement le céleste pouvoir de l’auteur des Horizons célestes. Elle fait du bien à l’âme. Elle sait toucher aux cœurs brisés, Elle les brise même parfois, mais elle les guérit de leurs brisures en leur faisant partager ses religieuses espérances. Nous l’avons indiqué déjà. La donnée du livre de Mme de Gasparin est des plus simples. C’est avec la parole de Dieu qui a promis une récompense à ses fidèles, la nécessité d’un paradis qui soit la divinisation des affections où notre cœur se résuma pendant la vie et dont la sensibilité doit être éternelle.

Voilà le cercle dans lequel, pour ainsi dire, ce cœur qui ne veut pas mourir renferme le Dieu dont elle exige l’immortalité. Cela est presque naïf, mais d’un autre naïf que celui du Fiesole, le peintre de paradis. Ce n’est plus du naïf de moine, mais de femme ; et que le sentiment qui anime tout cela, qui féconde tout cela, a de force ! Comme la plupart des mystiques, — et des mystiques libres qui vagabondent sur le terrain sans assiette de l’examen individuel, — la femme des Horizons célestes peut aberrer ou aller trop loin dans la lettre même de son ouvrage, mais elle doit être pardonnée pour la pureté de ses motifs et la beauté de ses affections. On n’est pas accoutumé à entendre de tels accents dans l’Église dont elle est la fille.

Et même ailleurs, — rendons-lui cette justice, puisqu’elle n’est pas avec nous, et précisément parce qu’elle n’est pas avec nous, — on a rarement aimé Dieu mieux qu’elle. Il y a un rayon égaré de l’âme de sainte Thérèse dans cette protestante que la personnalité divine de Notre Seigneur Jésus-Christ transporte, mais c’est une sainte Thérèse comme le protestantisme peut en faire des plus grandes âmes qui naissent dans son sein. C’est une sainte Thérèse restée dans la famille, répandant à pleins bords sur ses parents, ses enfants, ses amis, ce cœur si généreusement intraitable, qui ne veut rien sacrifier de ses affections ; mais ce n’est pas l’héroïque vierge d’Avila, avec la circoncision austère de son cœur par amour de l’Époux Unique et ses trente monastères derrière elle ! La beauté humaine cède ici devant la beauté surnaturelle, et on a jugé par le contraste entre une religion qui produit des Saintes comme sainte Thérèse et celle qui ne fait d’une âme, naturellement propre à tout ce qu’il y a de plus grand, rien de plus peut-être que la femme la plus méritante du protestantisme contemporain, et certainement le cœur le plus vaillant qui y ait jamais palpité !

X §

Je l’ai déjà dit une première, fois, à propos des Horizons prochains, la femme qui écrivait ces choses où l’amour de Dieu s’élevait déjà à une passion inconnue, à tant d’âmes qui croient l’aimer pourtant, appartient de toute éternité, à nous autres catholiques, qui avons la vraie religion de l’amour ! Mais, je le dis bien plus haut après la lecture de ces Horizons célestes où l’amour déborde et submerge tout, la femme, la religieuse femme qui a écrit ceci, qu’a-t-elle qui la sépare de nous ? Comme nous, elle adore Jésus-Christ ; comme nous, elle croit à la prière, à la toute-puissante efficacité de la prière, et à la rédemption du péché par le sacrifice.

Quand elle est le plus protestante, dans ce livre qu’elle publie aujourd’hui, elle prend la lettre des Écritures et l’invoque et la cite avec une simplicité d’enfant, au lieu de la torturer pour y chercher l’esprit qui n’y est pas, comme tant de protestants dans leurs gloses orgueilleuses. Il n’y a donc plus qu’un rien qui la sépare de nous, mais ce rien restera-t-il donc tout pour elle ?… Elle qui sait aimer Jésus-Christ, ne sera-t-elle pas tentée par ce qui doit ravir les âmes comme la sienne, qui comprend tous les plus violents miracles de l’amour ? Ne sera-t-elle pas tentée par cette grande et mystérieuse possession du corps et du sang de Notre-Seigneur par le moi, et, pour parler comme elle, le moi tout entier !… Elle qui a voulu nous donner une idée du paradis qu’elle rêve, au lieu de nous en écrire un livre et un à peu près comme aujourd’hui, n’en fera-t-elle pas un jour descendre, avec l’hostie sainte, le sentiment complet dans son cœur ?

Chapitre VIII.
Mme Edgar Quinet9 §

I §

Je m’étais bien promis de ne pas toucher encore à ce sujet….

Je ne le trouvais pas assez froidi, — ni moi non plus — pour y toucher ; — pour juger impartialement cette époque de malheur et de honte que nous avons là traversée… Ce n’est pas quand nous sommes à moitié pris encore, sans être des Titans, sous la montagne qui nous a écrasés, qu’on peut porter un jugement historique sur des événements et des hommes contre lesquels on doit avoir des ressentiments implacables : les ressentiments du mal qu’ils nous ont fait et des humiliations que nous leur devons ! Pour cela il faudrait que le cœur fût devenu du bronze, comme la plume de l’Histoire, qui, dit-on, est de ce métal. Il n’a pas porté bonheur à Tacite lui-même d’avoir exprimé son immortel mépris sur les hommes et les choses dont il fut le contemporain. N’a-t-on pas dit de lui qu’il était un exagérateur, — un journaliste, — un libelliste, une espèce de Juvénal en prose ? N’a-t-on pas dit qu’il avait calomnié Tibère ?… Et tel sera toujours le sort de tout homme qui osera écrire l’histoire de son temps, quand les faits, qui la font, saignent et brûlent encore. Or, si la justesse du mépris de Tacite, après dix-huit cents ans, a été suspectée, que serait-ce donc s’il s’agissait d’un mépris, supérieur au sien peut-être, pour des hommes vivants qui n’ont donné leur démission de rien, et dont nous coudoyons les fautes et les crimes, les lâchetés et les trahisons ?

C’était là ce que je m’étais dit. J’avais résolu de ne pas traiter un sujet qui ne peut rapporter que de la douleur à qui le traite et sur lequel les opinions combattent et l’esprit de parti se déchire. Sur ce point, je n’ai point changé, et j’en préviens. Le siège de Paris, ce n’est donc pas moi qui vais en parler ici, c’est Mme Quinet. Moi, je ne veux parler que de Mme Quinet. Je ne veux parler, que du livre de Mme Quinet et des impressions de Mme Quinet et de l’éclosion subite et tardive de Mme Quinet dans la vie politique et littéraire, car je ne sache pas qu’elle ait jamais écrit, avant le siège de Paris. Il n’a fallu rien moins que le siège de Paris pour faire partir ce baril de poudre patriotique et de phrases sur lequel Edgar Quinet fumait, comme Jean-Bart, sa pipe tranquillement, depuis, trente ans, sans l’allumer. Les bas-bleus sont de mon ressort, et ici je ne suis qu’un critique littéraire. Or voici un bas-bleu de plus ! Un de plus dans le torrent, ce n’est en soi chose ni bien importante, ni bien nouvelle, mais celui-ci n’est pas le premier venu. Il a quelque ragoût. Il ne ressemble pas à tous les autres, et même il est marqué d’un caractère si particulier, — si peu ordinaire aux bas-bleus, — que le lecteur et moi, — malgré la tristesse du sujet qu’elle traite, — nous aurons peut-être de l’agrément à nous entretenir aujourd’hui de Mme Quinet.

II §

C’est en effet un bas-bleu d’une espèce étrange ! C’est un bas-bleu… conjugal ! D’ordinaire les bas-bleus sont peu conjugaux… du moins dans le mariage. Ils conjuguent ailleurs. Tendant à l’émancipation universelle de leurs personnes ; de libre conduite comme de libre pensée, hardis comme des enfants qui jouent à l’homme, ils ont, ces aimables bas-bleus, en général, l’esprit fortement célibataire et les mœurs légèrement mormones. Mais tel n’est point le cas de Mme Quinet, la Baucis de M. Philémon-Quinet, et qui, depuis des années, l’adore et l’admire, ce que je trouverais très bien, de moralité édifiante et de difficulté vaincue, si elle ne voulait pas nous le faire admirer, à nous qui n’avons l’honneur ni le bonheur, d’être la femme de M. Qui net et de partager son nom et sa gloire ! À tout bout de champ de ce livre, intitulé : Paris, — journal du siège — et qu’il faudrait intituler : Quinet, et ses exploits pendant le siège — elle ne nous parle que de M. Quinet, le grand patriote, le grand exilé et le grand revenu ; le grand homme et le grand mari dont elle est la grande femme, car on doit communiquer de sa grandeur à sa moitié, quand on est si grand ! Jamais Mme de Staël, fille Necker, qui, comme on sait, vit toujours son père à la loupe, le faisant grand de ce qu’il était gros, le gros Suisse ! jamais Mme de Girardin, qui, dans une pièce de vers célèbre, nous fit, de son mari, le plus grand homme de France, sous la dictature de Cavaignac, n’ont eu d’enthousiasme d’un calibre comparable à celui que Mme Quinet a pour M. Quinet, son époux, tout le long de son livre du Siège de Paris. La Fontaine a dit quelque part : « Bref, il m’enquinauda. » Mme Quinet, elle, est, je le conçois, enquinétisée ; mais qu’elle veuille aujourd’hui nous enquinétiser comme elle, franchement, c’est un peu trop fort d’amour conjugal !

Impossible de nous laisser faire ! Impossible de nous prendre à tout ce qu’elle nous dit de ce mari qui, pour elle, est le plus grand des hommes ! Nous l’avons trop lu ; nous le connaissons trop, pour nous chauffer à ce bois de cannelle, à cette flamme d’encens dont elle parfume son époux bien-aimé Quinet ! Cette Chinoise d’avant la mort, qui brûle sous le nez de son vénérable mari, d’un âge d’ancêtre, les pastilles qu’on ne brûle que sur le tombeau ; cette Chinoise idolâtre retrouve à chaque instant sur le fond des ruines de la patrie, le visage béni de son Quinet, éternellement regardé par elle, de face, de trois quarts, de profil, sur ce fond maudit, qu’il lui fait oublier ! Paris, certes, est sublime, c’est M. Quinet qui l’a dit, — mais Quinet !!! Elle en raffole. Elle en est fière. Elle en ramasse toutes les miettes. Elle cite ses paroles. Elle réimprime ses vieux journaux, comme si c’étaient là les bulletins de la Grande Armée… de Paris ! Un jour, avec l’emphase propre aux Quinet, mari et femme, ce bon ménage en tout, même en amphigouri, elle dit : « Mon mari vient d’écrire, sous les obus, sa Victoire morale » (c’est un article de journal), comme si on écrivait autrement que sous les obus dans ce temps-là, quand on écrivait à Paris ! Au 2 janvier, elle écrit encore : « Edgar Quinet vient de lancer un second manifeste ! » Déjà à la page 125 de son volume, cette hallucinée d’amour conjugal avait tracé ces mots incroyables pour consoler Paris de ses misères et relever son cœur humilié : « Je ne sais pas si l’Europe admire Paris, mais j’ai vu pleurer mon mari !!! » Et c’est assez ! comme dit Médée. Ô larmes de Quinet, vous êtes la lessive de nos hontes ; coulez ! Il n’y paraîtra plus ! Jules Favre, le pleurard, dut être jaloux de ces larmes. Oh ! son mari, le roi des maris, quoique républicain,

« Veux-tu, ma Rosinette,
« Faire emplette
« Du roi des maris ? »

son mari, elle le voit, elle le met partout, Edgar forever ! Tantôt elle en fait un Jomini ou un Bonaparte — pas le second, mais le premier ! apte à la guerre, et donnant des conseils de guerre à Trochu qu’il stupéfie et qui ne bouge pas ! Tantôt, plus grotesque que lui certainement, elle le courbe sur des cartes militaires, ce vieux professeur fatigué de littératures comparées ! Au 17 septembre, elle écrit : « Mon mari a passé la nuit sur les cartes. » Au 19 décembre, au moment le plus palpitant, le plus étouffant de cet horrible siège, elle note comme un fait consolant pour elle et digne de la situation, que Berthall a fait aujourd’hui la photographie de son mari. À la page 177, elle va jusqu’à citer des vers de son mari, des vers badins, ma foi ! quoique la situation ne fût pas badine alors, et dans lesquels il daigne plaisanter avec les obus, cet aimable grand homme ! Ô Archimède à Syracuse, tu es enfoncé ! et pourtant il a la bronchite dans ce moment-là, le grand Edgar Quinet ! La bronchite s’est abattue sur lui comme les autres fléaux sur Paris, et voilà la femme qui a mal à la gorge de son mari comme Mme de Sévigné à la poitrine de sa fille ; et nous restons là, Dieu du ciel, situation terrible ! entre cette bronchite et le bombardement ! Enfin elle se fond tellement en son mari, ce modèle des femmes qui aiment le leur, qu’elle finit par dire notre esprit, du sien, comme la servante du vieux célibataire, dans Collin d’Harleville, dit notre maison. « Le 24 janvier au soir (écrit-elle), l’horrible éventualité de la capitulation se présenta à notre esprit. » Mais plus tard, ni l’accablante capitulation, ni les derniers écrasements de nos pauvres armées ne l’empêchent, à la page 359, d’écrire cette froide réclame d’une plume sensée, qui sait que le fin et le contre-fin de tout est la réclame dans ce noble temps : « Lacroix vient d’emporter les manifestes d’Edgar Quinet pendant le bombardement. ILS VONT paraître sous le titre du Siège de Paris et de la Défense nationale. Il a ajouté, au milieu des préparatifs et des agitations du départ, une courte préface où il professe hautement que ces cinq mois sont les plus beaux de l’histoire de France ! » — Par exemple, il s’y connaît, le grand Quinet !

III §

Eh bien ! qu’en dites-vous ? Eussiez-vous cru cela possible ?… Auriez-vous jamais cru à un bas-bleu comme cette Mme Quinet ? Avez-vous vu un égoïsme à deux, comme Mme de Staël appelle l’amour dans le mariage, aussi joliment articulé ? Auriez-vous jamais cru que Paris bombardé, fumant, dévasté, aurait abrité, pendant son effroyable siège, une palombe de ce roucoulement éternel, une femme que l’amour pour son mari rend tour à tour soucieuse de son action, de sa gloire, de son portrait, de ses intérêts littéraires, de ses intérêts même de boutique, quand la patrie tombe par morceaux !

L’auriez-vous cru, républicains ? Quant à nous, royalistes, cela nous va, nous trouvons cela piquant, ce spectacle d’une républicaine, plus encore éprise de son mari que de la République ! Sans son mari, qui sait ? elle ne serait peut-être pas républicaine, madame Quinet ! On m’a conté qu’elle n’était Française que parce qu’elle a épousé son mari, et qu’elle n’en a partagé le patriotisme que comme elle en a partagé le style ; car elle écrit aussi bien que M. Quinet, ce bas-bleu teint par M. Quinet ! Je ne vois pas grande différence dans la manière de ces époux : On pourrait aisément s’y tromper. N’ai-je pas dit plus haut que Mme Quinet avait l’emphase maritale ? Elle la combine parfois avec la phrase haletante de Michelet, un ami de son mari… ou le sentimentalisme descriptif de Madame Michelet, car Monsieur et Madame Michelet avec Monsieur et Madame Quinet font le carré conjugal, les assortis dans le mariage et en littérature, les quatre Arcadiens, quatuor Arcades. Ils s’expliquent, en se ressemblant. Quant au patriotisme de Mme Quinet et même de son mari, je n’ai point à m’en occuper. Je ne rends compte que de son livre. J’y ai trouvé d’abord la femme infusée dans l’époux, une Madame Denis de la démocratie faisant des livres avec des souvenirs personnels extrêmement flatteurs pour Monsieur Denis, et cette petite femme, je l’ai tout d’abord dégustée ; mais à présent je me régalerai, si vous permettez, du bas-bleu.

IV §

Le bas-bleu, il faut le dire, est inférieur à l’époux. Il manque d’azur. Le talent est pâle, dans Mme Quinet. Il est pâle, quoiqu’il y soit gonflé. En somme, Mme Quinet, n’est que l’élève très réussie du professeur Quinet, le tambourin de ce tambour ! Sans M. Quinet, que serait-elle ? Mais avec M. Quinet, c’est Mme Quinet ! J’ai ouï dire qu’elle avait été jolie et qu’elle était encore charmante ; mais la plume à la main, le charme a disparu. Il y a trop de Quinet en elle pour qu’il soit resté. Dans son livre d’impressions d’aujourd’hui, elle ne sait rien dire simplement, mais elle ronfle tout, en des tempêtes de mots sonores, prétentieux et vides :

Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute !

et quel bruit ! Voulez-vous des exemples ? Lorsque, dès le début du livre, aux premières nouvelles du désastre de l’Empereur, ils prennent le chemin de fer et quittent la Suisse, elle écrit de ces quinetteries : « Le convoi va s’élancer, il semble que les battements de mon cœur s’arrêtent. À ce moment je regarde l’horloge du chemin de fer. Elle marque trois heures un quart ; nos montres génevoises avancent de vingt minutes. Cette différence d’aiguilles est toute une révélation, un changement de destinée.

« Ce n’est plus l’heure de Berne, mais de Paris qui va (adorable puérilité !) désormais régler notre vie. Cette découverte fait jaillir des yeux les larmes du bonheur. Ah ! le cœur est trop petit pour contenir de si immenses joies (de n’avoir plus l’heure de Berne, mais de Paris !!!) ! C’est à ce moment que la notion de l’éternité apparaît distincte. Évanouis comme un rêve devant l’heure divine, les dix-neuf ans d’exil. Ah ! je comprends la justice éternelle ! » — et c’est comme cela jusqu’à Paris !

Quand elle est à Paris : « Oui, s’écrie-t-elle, le bonheur immense qui ne sera jamais payé trop cher, c’est d’avoir, le 8 septembre, traversé Paris AVEC TOI ! (toi ! c’est son mari qu’elle apostrophe, sans le nommer.) de sentir de nouveau cette terre sous nos pieds. Nous suivîmes les quais jusqu’en face de Notre-Dame. Là, tu me dis en regardant l’horizon, et je veux garder tes paroles : “Quoi qu’il arrive, n’oublions pas ce moment. Les braves Parisiens ont ramené la République ! Bombardement, incendie, égorgement, n’importe ! le droit est sauvé, l’honneur est sauvé ! Ces Tuileries, que nous voyons là-bas, sont vides des criminels qui les habitaient. Paris est purifié…” » Mais en voilà assez ! Tournons ce furieux robinet qui éjacule de ces choses-là jusqu’à la fin d’un volume qui a 348 de ces pages, haletantes comme une locomotive ! Seulement, remarquez comme avec ce toi ! qui est le nom du bien-aimé dans toutes les romances et qui arrive tout à coup, quand nous ne pensions plus, nous, à M. Quinet, rejaillit, du fond du bas-bleu, l’Ange adorateur, l’Épouse acharnée, et voyez comme en définitive, bas-bleu et épouse, il est impossible de les séparer !

V §

Je me suis trompé, en ressayant ! C’était une erreur, je le reconnais, d’avoir, pour mieux les analyser et mieux les goûter, l’un après l’autre, mis à part l’épouse et le bas-bleu, même par abstraction et pour une minute, et séparé ce que Dieu a si bien joint… et le ridicule aussi ! Je me suis trompé. Ce TOI qui éclate vient de me rapprendre ! Entre l’arbre et l’écorce, il ne faut pas mettre le doigt, a dit le proverbe. L’arbre c’est M. Quinet, et l’écorce, c’est Madame ! Il n’y a point de bas-bleu à part et d’épouse à part ; il y a un bloc de tout cela, un bloc ineffable qu’il faut accepter tout entier ! Il y a enfin Mme Quinet (vous n’êtes pas malheureux !), un être rare, plus moral et plus sentimental que politique, patriotique et littéraire ! Un bas-bleu-épouse, comme on dit en Angleterre, un prince-époux ! Un bas-bleu conjugal, ainsi que je l’écrivais au commencement de ce chapitre ; le bas-bleu conjugal comme on dit : la tulipe orageuse ! Certes, on ne saurait trop fixer l’attention sur le phénomène d’amour conjugal dont Mme Quinet nous offre aujourd’hui l’étonnant modèle. Caramba ! c’est presque une question religieuse. C’est presque un miracle ! À force d’amour conjugal, le phénomène biblique de la côte d’Adam est retrouvé !

Aussi, maître Adam Quinet, fier de sa côte, préface-t-il aujourd’hui pour le compte de son Ève. En digne époux, il a voulu se mettre sous la même couverture que sa femme ; il a écrit, pour la présenter et la patronner, à la tête du livre de Mme Quinet, une de ces préfaces qu’elle aurait eu aussi bien que lui le talent de penser et d’écrire comme ça. Seulement, si elle l’avait écrite, il y aurait une différence, la différence de l’amour ! Elle l’aurait nommé, elle, son cher et grand mari, si elle avait annoncé un de ses chers et grands livres ! Elle en aurait parlé avec orgueil et joie. Elle aurait couronné les cheveux blancs qui lui font l’effet d’être noirs ! Elle les aurait couronnés de roses et de lauriers ; les roses pour la tendresse, et les lauriers pour la gloire ! Elle aurait, cette bayadère de l’amour conjugal, dansé autour de son idole une danse mystique, quelque chose comme un pas du châle qui serait pur !

Elle lui aurait dit encore, lyriquement : « TOI ! » enivrée. Mais M. Quinet, non ! M. Quinet ne dit rien de Mme Quinet. Il ne la nomme pas. Il ne dit pas « toi. » Il ne danse aucune danse. Il ne bouge. C’est un pieu, — comme Racine dans M. Vacquerie. Ce diable de M. Quinet qui se laisse aimer par sa femme avec la certitude impassible d’un vétéran de la fatuité, n’a pas la grâce des préfaces. Puisqu’il s’agissait des débuts de Mme Quinet dans la littérature et la politique, il pouvait au moins la présenter à ses amis, les républicains, et leur dire comme le grand Dauphin à ses officiers : « Mes chers amis, voici ma femme ! » Mais la bonne humeur, la bonne grâce, l’amabilité, la rondeur, ces dons charmants, ne sont bons que pour des dauphins ! Les républicains les méprisent. Les républicains sont aigus. Raides comme leur piques. Imperturbablement graves. Inexorablement solennels ! Tel M. Quinet est resté. Vertueux et farouche, il n’a pas rendu dans sa préface à la pauvre Mme Quinet ce que cette tendre femme a fait pour lui, tout le long de son livre ! Ah ! bien oui ! Il l’a oubliée comme Énée oublia sa femme Créuse dans le désastre de Troie. Mais Énée avait une excuse et M. Quinet n’en a pas. Énée avait sa femme derrière lui, mais M. Quinet l’a devant, puisqu’il s’agit d’une préface ! Et comment ? l’oublier !… Mais il l’a méconnaît ! Ce livre de sa femme, ce siège de Paris, ces impressions dans lesquelles l’infortunée Mme Quinet a versé toute son âme, M. Quinet les appelle malhonnêtement : Le cri des choses !… II n’a vu dans tout ce livre que la République — la République qui vaut mieux que tout, et qui efface tout, et les malheurs, et les ruines, et les ignominies, et les incendies, et les Communes, et l’avenir chargé qui doit les ramener, — et jusqu’à sa femme elle-même, sa touchante et incomparable femme qui serait la rosière des femmes mariées, si elles avaient des rosières comme les jeunes filles : — Madame Quinet !!! Oh ! Madame Quinet !

Chapitre IX.
Eugénie de Guérin10 §

Omni exceptione majores
(Devise des Guérin.)

I §

En 1840, la Revue des Deux-Mondes publiait, dans un article signé d’un nom célèbre, des fragments littéraires laissés par un jeune homme né pour la gloire et mort obscur. Ce jeune homme s’appelait Georges-Maurice de Guérin du Cayla. Les fragments dont il est question, l’une inspiration magnifique et nouvelle, avaient l’accent d’une personnalité si rare, qu’ils frappèrent également les esprits puissants et les esprits délicats. Mais comme, à toute époque, le cercle formé par ces deux genres d’intelligences n’est jamais excessivement étendu, et comme, chaque jour, il tend à se rétrécir davantage dans notre société bourgeoise, occupée de grosses choses et se complaisant dans sa propre vulgarité, l’effet de la publication, risquée par la Revue des Deux-Mondes, n’alla pas plus loin. Les journaux, tenus alors comme aujourd’hui par des médiocrités jalouses, et livrés aux prostitutions qui rapportent, ne dirent pas un mot de l’auteur du Centaure, et comme ces journaux, qui déshonorent la gloire en la faisant, sont, en définitive, les seuls moyens de publicité qu’ait le talent littéraire dans une époque qui ne lit plus, eux se taisant, le nom de Maurice de Guérin retomba naturellement dans l’oubli. Probablement il y serait resté, sans deux amis très obscurs alors qui voulurent faire pour lui ce que Cléobis et Biton firent pour leur mère, — en s’attelant à sa renommée. L’un de ces amis fut l’auteur des Œuvres et des Hommes. Ces deux amis, qui prirent alors l’engagement, avec les admirateurs de Maurice de Guérin, de publier prochainement tout ce qui est sorti de sa plume, pensèrent à faire précéder leur publication d’un petit volume et eurent à cœur d’en bien déterminer le caractère. Tiré à quelques exemplaires pour être placé sous des yeux choisis, discret, pudique et presque mystérieux, ce petit volume n’était pas un livre, dans le sens retentissant du mot. C’était moins et c’était mieux. Omar ne l’aurait pas brûlé. C’était l’expression d’un sentiment naturel qui, à force de profondeur et de beauté vraie, a rencontré, sans la chercher, la forme littéraire la plus exquise — Maurice de Guérin avait une sœur, non pas seulement de sang, mais de génie. Cette sœur, qui lui a survécu pour mourir quelque temps après lui, inconsolable de sa perte, admirait son frère de cette admiration fervente que la sensibilité de son esprit ajoutait à la sensibilité de son âme ; et c’est cette admiration, tournée par la mort en angoisse, qu’elle exprima avec la variété des sentiments infinis, dans des lettres incomparables. Nous qui avions l’intention de dire plus tard, dans un détail qui éclaire le talent par la vie, ce que fut Maurice de Guérin, nous avions senti, en lisant ces lettres, que jamais, quoi qu’il pût arriver, il n’inspirerait désormais un pareil langage, et nous voulûmes que ceux qui l’avaient aimé pussent en juger. Ils devaient retrouver le génie du frère passant à travers l’âme de la sœur, et s’attendrissant au passage. Le génie de Guérin, ce grand poëte naturaliste, embrasse le monde avec ses horizons et ses paysages. Le génie de Mlle de Guérin n’embrasse que son frère ; mais quelle grâce et quelle passion divine dans cette attitude éplorée qui résume toute une existence et la lie si étroitement autour d’une autre, — car elle l’avait bercé et elle l’a enseveli ! Eugénie de Guérin, morte, a gardé l’attitude de toute sa vie. On la revoit telle qu’elle fut toujours, ses chastes bras suspendus au cou de son frère, dans ces lettres où elle a laissé un peu de l’immortalité de son âme, avant de la porter au ciel. Le volume que nous publiâmes ne contenait que quelques feuilles de cette rose de correspondance, soufflées par le vent autour de nous et que nous avions, ramassées ; mais Mlle de Guérin n’y apparaît pas moins dans toute sa stature et aux yeux de ceux qui rêvent pour son frère une renommée, ainsi que l’Ange Annonciateur de sa gloire. Suave comme toutes les opales de l’Orient, au matin, et triste comme les lueurs qui meurent si vite au crépuscule, elle fut, pour ceux qui la lurent, l’Aurore du jour de son frère : une aurore qui a aussi des larmes ! Ces larmes ont fécondé la tombe sur laquelle elle pleure et en ont fait sortir cette fleur de gloire, plus rare que jamais pour les poëtes ! Le Matérialisme contemporain a épaissi une terre toujours dure à percer. On connaît la fleur qui perce la neige, mais celle qui perce la boue des époques vouées à la matière, est plus difficile à, trouver.

II §

Pour qui croit à la forte influence de la race sur le caractère, le génie et la beauté des hommes (et je suis de ceux qui ont cette faiblesse, il ne sera pas indifférent de savoir quelle fut cette famille de Guérin qui a fini par deux poëtes, le frère et la sœur. «  Les chroniques de notre maison nous disent de race vénitienne », a écrit Mlle Eugénie, avec cette plume de cygne croisé d’aigle que ses doigts délicats tiennent parfois si droite et si ferme, et qui aurait écrit l’histoire aussi bien qu’autre chose.

« On la trouve établie en France au commencement du xixe siècle, ou un Guérin, ou plutôt un Guarini (ce nom ainsi écrit jusqu’en 1553) était comte d’Auvergne. D’après Moréri, ce fut la souche des Guérin de Montaigu qui ont été longtemps comtes de Saüsbury. Par suite des temps et division de branches, ces Guérin sont devenus seigneurs d’Ols en Quercy, de Rinhodes en Rouergue, d’Auchier dans le Gévaudan, de Laval, de Saignes et du Cayla dans le Languedoc. La descendance et titres de noblesse de cette dernière branche ont été confirmés par jugement souverain prononcé à Montpellier, par M. de Bezons, intendant de la province de Languedoc, le 26 novembre 1668.

« De cette même origine sont sortis plusieurs hommes marquants. L’histoire cite un chancelier de France sous Philippe-Auguste, Guérin, évêque de Senlis, qui releva la dignité de sa charge en faisant ordonner que le chancelier prendrait séance, parmi les pairs du royaume, avec les autres officiers de la couronne. Vieillard d’âme fière et rude, dit un chroniqueur, qui n’inspirait que la confiance, jamais l’amour, pas même l’amitié. À Bouvines, il rangea les troupes en bataille et les anima à bien faire. »

En 1206, la famille de Guérin donna à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem un grand-maître qui se signala à la prise de Damiette, et en 1240 un autre grand maître au même Ordre, — puis deux cardinaux à l’Église, dont l’un en 1450. Illustrations religieuses et chevaleresques qui n’épuisèrent point, par l’action, la poésie naturelle à ces Guarini ; car, sous Louis le Jeune, florissait à la cour d’Adélaïde de Toulouse, un troubadour de ce nom, seigneur d’Apchier. Il précédait, à longue distance, ce Maurice et cette Eugénie de Guérin, qui ont jeté si mélodieusement le dernier soupir de leur race. Alcyons exilés qui n’avaient pas, dans leur Languedoc, pour bercer leurs chants et leurs songes, le sein de la mer qui avait porté leurs ancêtres, et qui semblaient avoir gardé, dans la tristesse de leur génie, la mélancolie des lagunes !

Mlle Eugénie de Guérin, fille de M. Joseph de Guérin, lequel, au commencement du siècle, n’avait plus, de tousses marquisats, comtés et baronnies, que le pauvre châtel du Cayla, était l’aîné de quatre enfants dont un seul existe aujourd’hui, — Mademoiselle Marie, la dernière. Eugénie de Guérin était née au mois de janvier 1805. Lorsque nous publiâmes ses lettres, elle avait donc ce terrible demi-siècle qui met la dernière pierre à notre temps de jeunesse et de maturité, et la première à notre tombe. À cet âge fatal, la plupart des femmes se courbent sous les ruines qu’elles portent et n’ont plus, pour toute beauté, que le front triste des cariatides écrasées ; mais Mlle Eugénie de Guérin, si Dieu ne l’avait pas rappelée à lui, eût porté sur le sien les ruines de la vie aussi légèrement que les canéphores portaient autrefois leurs corbeilles ; car elle avait tout ce qui allège le poids des années, — la pureté du cœur, l’ingénuité de la pensée, la fleur d’imagination éternelle, et cette confiance en Dieu qui en sait encore plus long que le Génie, et qui, en regardant la terre, voit le ciel. Si l’on en croit les conteurs et les poëtes, les fées sont indifféremment vieilles et jeunes, parce qu’elles sont fées, et Mlle de Guérin, qui était de cette race merveilleuse, ne pouvait rien perdre à vieillir. Dieu qui lui avait tant donné, devait lui épargner la douleur des créatures d’argile de y voir leur argile se fondre et tomber autour d’elles. Il lui avait refusé cette beauté des vases et des statues que le temps peut détruire ; mais il l’avait ornée de la beauté qui ne passe point, de celle dont elle disait : « Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous. Nous avons tous une beauté divine, la seule qu’on doive aimer, la seule qu’on doive conserver pure et fraîche pour Dieu qui nous aime. » Simple et profonde manière de se voir et de s’accepter qu’elle eut toute sa vie et qui aurait sauvé Mme de Staël, qu’on appelle une laide de génie, de ses tristesses sans grandeur !

Mlle Eugénie de Guérin avait quatorze ans quand elle perdit sa mère, Gertrude de Fontenilles, d’une famille du Languedoc, fort ancienne et renommée pour la sainteté de ses membres. Jusque-là, elle avait été une enfant très vive et très bruyante ; mais à cette époque (avril 1819), la nature passionnée et tout extérieure de l’enfant dut se rasseoir sous le coup de cette mort d’une mère, qui la faisait mère à son tour. Rien de développant et de perfectionnant comme les devoirs. Si vous voulez faire jaillir et faire monter de plus en plus les facultés ensevelies et latentes dans les âmes, comprimez-les sous la forte pression des devoirs. L’homme atteindra bientôt toute sa hauteur. Eugénie qui aimait les oiseaux avec cette tendresse de la jeune fille, perçant comme une pointe de fleur en bouton à travers les innocentes garçonneries du premier âge, Eugénie l’oiselière se trouva un nid, dans les mains, plus grand, plus touchant et plus désolé que ceux que lui dénichait son frère Erembert, à cœur de journée, et malgré les liens secrets et mystérieux qui l’unissaient, esprit de tant d’aile, à ces autres créatures ailées, — le plus charmant symbole de nos âmes, — ce nid sans mère qui lui échéait lui fît oublier tous les autres nids. Elle ne s’occupa plus que de sa couvée de frères et de sœur. Par une intuition de cœur devant laquelle il faut se taire, elle devina que le petit Maurice était d’une nature plus analogue à la sienne que sa sœur et son autre frère, et on la vit, tout enfant qu’elle fût, ne sachant rien d’elle-même et rien de cet autre enfant, alors l’égal des plus chétifs par les cris et les larmes, se reconnaître pourtant en lui, et l’aimer comme si elle était sa jumelle. Ils étaient jumeaux, en effet, et bien plus que par le sang et l’heure de la naissance. Ils l’étaient par l’essence même de l’âme et les attaches secrètes du cœur. C’était déjà, pour elle, ce Maurice dont elle devait dire avec cette manière de parler qui n’appartient qu’à elle et qui crée : « Lui et moi, c’étaient les deux yeux d’un même front ! »

Fille de gentilhomme pauvre qui aimait son Cayla comme un grand terrien dépossédé aime le champ qu’il a sauvé des terres paternelles, et serrait noblement autour de soi et de ses enfants le reste déchiré du manteau seigneurial dans lequel ils devaient vivre tous abrités contre les derniers malheurs qui peuvent affliger les grandes races, Eugénie de Guérin eut une de ces éducations dont la simplicité, quand on la rapproche du miracle qu’elle a produit, n’étonnera guère que les esprits superficiels. Au point de vue du temps d’aujourd’hui, vieux maniaque de connaissances et qui voudrait chasser l’ombre du monde comme une insulte à la lumière, cette éducation se réduisit à presque rien. Eugénie de Guérin, née au xixe siècle, n’en savait guère plus long que les filles de son rang au xie. Si elle lisait quelques livres de plus que les moult génies et nobles damoyselles de sa famille à l’époque des premières Croisades, c’est que l’auteur, au capuchon baissé, de l’Imitation, François de Sales et Fénelon sont venus longtemps après Saint Louis. Les circonstances qui avaient renfermé son père, comme un patriarche, dans la culture de sa maigre vigne, arrêtèrent Mlle Eugénie sur la pente où la délicate originalité de son esprit se fût compromise ; car des lectures nombreuses et variées en eussent certainement altéré la nuance virginale, si elles lui eussent été faciles. On tremble pour sa grâce native, quand on rapporte que, dans son enfance, elle voulut apprendre le latin sous le même maître que ses frères et l’on n’est rassuré qu’en lisant l’humble réflexion de sa sœur : « Elle ne faisait cela que dans des vues de piété et pour mieux comprendre les offices de l’Église », écrivait dernièrement cette sœur, avec l’accent du plus naïf des légendaires. À cette intelligence près d’une langue qui était pour elle la langue de la foi et de la prière, cette compatriote de Clémence Isaure eut le bonheur de vivre ignorante, — littérairement du moins, — et ne se développa que par le sentiment et la contemplation dans la solitude. Elle écrivait à une de ses amies : « Mon éducation un peu sauvage, « comme elle se fait dans les bois, et mes goûts retirés offrent peu d’agrément à une femme du monde. » Et sa modestie la trompait. Le monde a toujours recherché la volupté de la surprise et des contrastes. S’il pouvait mettre le pénétrant parfum des bois dans les flacons de ses femmes, il l’y mettrait pour le respirer et rêver mieux des bois lointains sous ses plafonds. D’ailleurs nous avons pu un jour, à Paris, goûter les saveurs de cette « éducation sauvage », et nous affirmons que jamais nulle créature de direction mondaine ne nous a paru aussi douce et aussi aimable que cette Fauve charmante, grandie comme sainte Geneviève, parmi les pastours !

Et comment ne l’eût-elle pas été ? Elle fut pieuse de bonne heure, si même elle ne le fut pas toujours. Par le sang de sa mère, la religion coulait dans son cœur, comme la poésie y affluait par le sang de son père, le sang des troubadours et des Guarini d’Italie. Or la poésie et la piété, quelles sources d’amabilité suprême et de charme ! Les petits séducteurs du xixe siècle, qui se croient les aides de camp du Démon, ne savent pas ce que serait en attrait irrésistible, cette combinaison à vaincre le monde, d’un grand poëte doublé d’un saint. Ce serait à faire chûter toutes les Clarisses du côté du ciel. Eh bien, Mlle de Guérin était, en femme, ce mélange heureux, tout-puissant et si rare ! Sa piété s’accrut avec l’âge. Les années, ces degrés qui croulent à mesure qu’on les monte, étaient les marches du mystique escalier qui conduit à Dieu. Une mission qui eut lieu à Gaillac, en 1829, augmenta encore les ardeurs d’une foi qui avait toujours été très vive. À dater de cette époque, elle mit son âme en état d’approcher tous les huit jours de la communion, et même plus souvent dans les dernières années de sa vie, lorsque sa santé ébranlée lui permettait d’aller à son église, assez distante de celle du Cayla. Comme on le voit, tout ceci ne ressemble pas à la littérature actuelle et aux mœurs des femmes à qui la clameur des badauds octroie présentement du génie. Nous avons l’impertinence de parler d’une Sainte, morte, — comme disait le rêveur, son frère, — avec « son auréole d’obscurité » autour de la tête. Sans décliner l’impertinence, nous avons trouvé original et piquant de savoir le détail, heure par heure, des jours qu’a passés sur la terre une fille digne d’atteindre à tous les sommets, et voici ce que nous avons à apprendre aux demoiselles les mieux élevées, qui vont effeuiller des camélias aux Italiens :

« Elle se levait à six heures du matin lorsqu’elle n’était pas souffrante. Après s’être habillée, elle faisait une prière vocale ou mentale, et lorsqu’elle était dans une ville, elle ne manquait pas d’aller entendre la messe au premier autel. Au Cayla, après sa prière, elle passait dans la chambre de son père, soit pour le soigner, soit pour lui servir son déjeuner qu’elle accompagnait d’une lecture. À neuf heures, elle rentrait dans sa chambre et récitait les prières de la messe. Si son père se portait bien et n’avait pas besoin de son aide, elle s’occupait soit à lire, soit à écrire, soit à travailler, ce qu’elle aimait beaucoup (fée par les mains comme elle l’était par l’âme !) ; soit enfin à, surveiller le ménage qu’elle dirigeait avec infiniment de goût et d’intelligence. À midi, elle retournait à sa chambre et récitait l’Angelus ; puis venait le dîner. Quand il était fini, si le temps le permettait, elle faisait une promenade pour distraire son père ou quelquefois « une visite au hameau voisin où il y avait un malade à voir, ou quelque affligé à consoler. Si elle reprenait la lecture à son retour, vers les deux heures, elle prenait son tricot avec et tricotait en même temps qu’elle lisait, ne voulant pas même de l’ombre des heures oisives. À trois heures, elle revenait à sa chambre où d’ordinaire elle lisait la Visite au Saint Sacrement, par saint Alphonse de Liguori, ou bien la vie du saint du jour. Ceci terminé, elle écrivait jusqu’à cinq heures, si son père ne l’appelait pas auprès de lui. » (C’est probablement à cette heure que la fée de l’esprit, succédant à la fée des mains, elle traça cette foule de lettres et de pensées qui touchent à trop d’âmes et à trop de vies pour qu’on puisse les publier, et parmi lesquelles furent choisies scrupuleusement celles qui ne souffrent pas du demi-jour et qui n’en font souffrir personne.) « À cinq heures, elle récitait le chapelet et méditait jusqu’au souper. À sept heures, elle causait en famille, mais ne laissait jamais l’ouvrage. Après le souper, elle s’en allait à la cuisine faire la prière aux domestiques et le catéchisme à quelque petit ignorant, ce qui arrivait souvent dans le temps des vignes. Le reste de la soirée s’écoulait au travail d’aiguille, et à dix heures elle était couchée, ayant lu le sujet de méditation du lendemain, afin de s’endormir avec cette bonne pensée. Enfin il est exact d’ajouter que, tous les mois, elle se préparait à la mort et choisissait un des saints qu’elle affectionnait le plus pour imiter ses vertus. »

Tel est le memorandum que nous avons des jours de Mlle Eugénie, Il n’a pas été fait par elle, mais par le seul témoin qui reste maintenant de ses journées, et qui a pu compter tous les points de cette dure couture de bonnes œuvres, achevée devant Dieu. Dans ce memorandum, heure par heure, nous avons parcouru le tour du cadran. Nous avons vu descendre, un à un, dans le sablier silencieux, ces grains de poussière qui mesurent le temps et pèsent souvent plus que lui. Les âmes basses ne comprendront rien à la beauté cachée de ce récit, dont celle qui le fait et qui a les yeux attachés sur la source de la Beauté éternelle, ne se doute, certes, pas non plus ! Mais les âmes élevées ?… Nous nous fions à elles. Est-il besoin de nommer la sœur d’Eugénie ? L’accent des Guérin est aussi reconnaissable que la devise de leur blason et dit la même chose. Dans cette famille, ceux qui n’ont pas le génie, peuvent s’en passer à force d’âme… Que ce soient des gouttes de rosée, des gouttes de larmes, des gouttes du sang du cœur qui tombent de ces calices, c’est toujours la même pureté d’éther qu’on aspire dans ce qu’ils ont versé.

Ici cette pureté se retrouve et plus que jamais condensée. Si les esprits contemporains n’étaient pas troublés et rompus jusqu’à l’axe même, il suffirait, sur Eugénie de Guérin, de cette page où l’écrivain oublie jusqu’à la langue qu’il emploie et se sert des mots comme d’un doigt pour montrer les choses. Mlle Marie de Guérin, le sentiment sororial à part, est, à notre estime, l’historienne la plus digne de cette vie dont le calme a de quoi confondre nos grimaçantes agitations. Pour nommer les choses, et même les plus augustes, l’homme a deux mots différents, qui correspondent aux deux partis qu’en toute occasion il peut prendre et qui attestent sa liberté. Cette monotonie sublime dans les habitudes et les œuvres, qui dura trente ans de facultés vigoureuses et saines, et qui, avant la mort, ne s’interrompit qu’une seule fois, on pourra donc l’appeler, nous le savons bien, d’un nom qui la ravale. La haute raison des libres-penseurs ne se déformera pas beaucoup en découvrant que ce fut la routine d’une religion timorée, comme si tout ce qui ne change pas, tout ce qui se suit et ce qui dure n’était pas aussi une routine, depuis la fidélité dans l’amour jusqu’au train du ciel étoilé au-dessus de nos têtes, depuis la persévérance dans la volonté de l’homme jusqu’à l’adoration perpétuelle des Anges devant le trône de Dieu ! Pour contre-balancer, du reste, le mépris des forts qui nous menace, imaginons ce que penserait Pascal, entre les écrits d’Eugénie de Guérin et la vie qu’elle a menée, — lui qui disait que toutes les conquêtes, révolutions et remuements de l’histoire viennent « de cela que certains hommes n’ont pas su rester assis tranquillement dans une chambre », et qui en riait comme il savait rire, ce formidable plaisant ! Quand, en effet, Mme Eugénie de Guérin commença sa vie de poésie secrète et d’humbles vertus ensevelies, qui auraient pu s’enterrer pour jamais dans ce cimetière de village dont Gray peignit les tombes, un soir, c’était le temps où l’un des hommes qui « ont su le moins rester tranquillement assis dans une chambre », fondait le bronze des canons à force de les faire tonner. Littérairement, c’était aussi l’époque des tapages de ce Chateaubriand, qui a emporté en mourant plus de la moitié de sa renommée. Byron allait tuer ses chevaux sous lui comme Alfieri avait tué les siens, pour fatiguer et forcer à dormir cette âme immortelle qui ne voulait pas fermer l’œil et qui lui causait le même mal qu’un glaive faussé dans une blessure. Tous ces grands Inquiets, dans des sphères diverses, dont on peut dire le mot de l’historien Matthieu en parlant du duc de Bourgogne : « Qui hérita de son matelas le dut garder pour faire dormir, puisqu’un homme de telle inquiétude avait bien pu y sommeiller », s’épuisaient alors en mouvements de vanité colossale que six pieds de terre ont parfaitement calmés ; mais le spectacle qu’ils offraient à l’imagination et que le temps a diminué, comme le feu racornit les objets qu’il n’a pas consumés encore, vaut-il aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes le plus rapprochés de lui par la pensée, le spectacle d’une jeune fille qui enfermait l’âme de la Cordelia de Shakspeare sous sa modeste gorgerette, et qui, puissante de rêverie, descendait de la nue de ses rêves — pour tricoter des bas à un pauvre, en lisant la Bible ou sainte Thérèse, ou pour faire, comme Bossuet, le catéchisme à quelque petit ignorant ?

Abîme de profondeur pour qui saurait y descendre, que cette existence retirée et close, sous un pan de ciel bleu, — au fond des campagnes — dans la pratique active et sensée des vertus chrétiennes ; mais, hélas ! plus l’eau est transparente, moins on s’aperçoit de sa profondeur. On se demande à quel moment de ces heures dont voilà le compte, cette Marthe de l’Évangile était poëte, et l’on peut répondre qu’elle l’était toujours. La simple fille de la terrasse du Cayla n’était point une Corinne. Elle n’avait rien de ce génie inventé par une femme, qui avait un peu gâté le sien dans les pompes du monde dont elle était folle. Elle ne sentit jamais le besoin d’avoir une société autour d’elle sur les degrés d’un Capitole ou sur le pic d’un cap Misène, pour épancher la poésie contenue dans son sein. Coupe incessamment inclinée, elle la versait en rais invisibles et en imbibait tout comme une rosée. Cette poésie, effluve de son être entier, avait la lueur douce, également noyée et fondue de la perle ; car le diamant semble avoir des interruptions d’éclat dans le scintillement de ses rayons, je ne sais quelles intermittences dans les frénésies de sa lumière ! Mlle de Guérin était une de ces imaginations avec lesquelles il est aisé de vivre. Elle n’offensait pas les gens vulgaires, ces sensitives de grossièreté, à qui la moindre distinction fait des maux affreux, et qui poussent partout, même à la campagne. Ils maniaient, avec leurs grosses mains, cette divine opale aux nuances de vapeur, aussi indifféremment que les jetons de faux ivoire de leurs tables de jeu. Quoiqu’elle ne ressemblât guère à un sphinx, cette aimable fille au long sourire, elle en avait peut-être, quand on regarde à sa vie placide et réglée, l’immobilité. Or l’immobilité sied à toutes choses. Elle donne à la nature plus de mystère et enlève à la créature humaine cette gesticulation de marionnette, qui a toujours déparé son orgueilleux sidera vultum, Mlle Eugénie de Guérin n’a qu’une attitude. Sa vie, qui n’a franchi que de quelques pas le seuil de cette chambre où, trois fois par jour, elle revenait prier, rappelle, en immobilité et en calme, les derniers jours du vieux Milton, éternellement assis sur une pierre à sa porte, et n’allant de cette pierre qu’à ce petit orgue placé dans le fond de la maison et dont les sons éclairaient sa cécité. Cette jeunesse et cette vieillesse n’ont point fait beaucoup plus de pas l’une que l’autre, et, si le vieux Milton nous touche davantage, ce n’est pas que la gloire ait une magie dont nous ne puissions nous défendre, mais c’est qu’il était méconnu quand la fleur du Cayla n’était qu’ignorée, et qu’avec la supériorité du génie, il avait la supériorité du malheur.

Il avait ses filles cependant. Mais elle avait son frère, — ce Maurice sur l’épaule duquel elle mit la main de si bonne heure. Les filles de Milton voyaient l’orbe du génie paternel se coucher sur leurs têtes, dans un horizon orageux. Mme de Guérin vit l’étoile de celui de son frère se lever timidement à ses pieds. Elle ne lui lisait pas la Bible, en hébreu, comme les filles du poëte anglais la lisaient à ce grand Attentif qui roulait, sous l’arcade pure et fière de son front éteint, les rêveries qui devaient plus tard devenir le Paradis perdu ; mais, plus âgée que Maurice de quelques années, elle apprenait à l’auteur futur de la Bacchante et du Centaure à épeler ses premiers mots dans la Bible de la nature. Si la main, purement chrétienne et presque ascète de sa sœur Marie nous a cueilli quelques feuilles de ce beau lis double, la main poétique de Guérin a complété la corolle. Il nous a dit l’influence de Muse qu’eut Eugénie sur ses premières années, leur mutuelle « éducation dans les bois », et ces contemplations infinies, qui ont donné un délicieux parfum de bucolique à tout ce qu’ils ont jamais écrit tous les deux. Il l’a dit dans des vers charmants de sentiment et de cadence, qui tombent parfois çà et là, sur une rime faible, mais trouvent le moyen de n’y pas rester et de s’envoler, Qu’importe, du reste ! Qu’importe le pied blessé de l’oiseau quand il a de ces mouvements d’ailes !

I

En l’âge d’enfance,
J’aimais à m’asseoir
       Pour voir
Dans le ciel immense
L’oiseau voyager
       Léger.
Quand le ciel couronne
Les horizons bleus
       De feux,
Plus d’un soir d’automne
Aux bois m’a surpris
       Assis,
Écoutant les ailes
Qui rasaient les toits
       Des bois,
Bruissant entre elles
Comme les flots clairs
       Des mers.

II

Et ces mélodies
Pénétraient mon cœur
       Rêveur,
Et mes rêveries
Faisaient mieux qu’un roi
       De moi !
Ma sœur Eugénie
Au front pâle et doux,
       Chez nous,
Bois pleins d’harmonie,
Aux soupirs du vent
       Souvent
Mêlait sa romance
Qui faisait pleuvoir
       Le soir
La douce abondance
Des pleurs qu’au désert
       On perd !

III

Elle aimait mes rêves
Et j’aimais les siens
       Divins ;
Et nos heures brèves
Passaient sans témoin
       Au soin
De faire l’échange
De biens entre nous
       Si doux.
Mille rêves d’ange,
Allaient de son sein
       Au mien !
Quand la feuille grise
Sous le vent follet
       Roulait :
« Vois comme la brise
« Fait de ces débris
       « Des bruits ! »
Disait Eugénie,
Et toutes les fois
       Qu’au bois
La feuille flétrie
Au vent qui passait
       Tombait,
Elle, sans parole,
Mais levant tout droit
       Son doigt,
Montrait ce symbole
Qui dans l’air muet
       Tournait.
……………………
……………………

Premiers vers de Guérin, flûte de pâtre qui balbutie une note divine, mais où une haleine comme celle de Mozart a déjà passé !

C’est dans ces contemplations, dans ces promenades et ces repos aux bois et dans les plaines,

Vous qui dans les plaines
Écoutez les chants
       Errants
Des choses lointaines !

que Mlle de Guérin étreignit si bien contre elle l’âme de son frère, que cette âme et la sienne ne perdirent plus la marque de cette vive étreinte. Ni la longue absence, ni les années, ni le monde, ces trois morts sous des aspects différents, ne purent l’effacer. Le partage des impressions premières leur avait constitué un sensorium commun indestructible. Maurice de Guérin s’en alla dans les collèges, — puis des collèges dans ce triste monde qui est l’école de toutes les luttes et de toutes les misères ; mais quand, à travers les brutales modifications qu’y subissent les plus fermes cœurs, il voulut se retrouver et se revoir et reprendre, pour ainsi parler, l’identité de son être, il regarda vers le Cayla et dans l’âme de sa sœur, — ce pur miroir toujours suspendu à la même place, comme la glace du fond d’un tabernacle ! Là, il était vraiment lui-même, il essuyait son front lassé et pouvait encore se sourire. Androgyne de mère et de sœur, Mlle Eugénie de Guérin, les années venues, resta l’une et l’autre, comme à l’époque où, mignonne fillette, elle avait la charmante majesté maternelle des quelques années de plus que le frère qu’elle appelait son enfant. Dieu, qui avait le dessein de l’accomplir, qui creusait, comme le potier, avec sa main puissante et douce, ce vase précieux où ses divines préférences devaient reposer, ne voulut pas qu’elle fût jamais rien de plus qu’une sœur mère et une vierge mère ; mais n’est-ce pas là ce qu’il y a de plus beau dans les sentiments de la femme et les mystères de sa destinée ?… Si la gloire atteint Guérin un jour, — et elle l’a atteint, quoiqu’on n’ait jamais tort de douter de la justice de cette fille des hommes, — Mlle Eugénie, sa sœur Eugénie au front pâle et doux (comme il dit, modeste pour elle), doit remporter sur toutes les sœurs de poëte, dont les frères nous ont appris les noms et chez qui l’Épouse, la Mère, la Femme enfin, rayonnant en sentiments divers, ont diminué la sœur et comme fané la virginité de sa tendresse. La lady Augusta de Byron n’a peut-être pas entendu, dans le bruit des baisers de ses enfants, le dernier soupir de son frère. La Lucile de Chateaubriand s’est mariée. Malvina égarée, aux yeux blancs, perdus dans la nue, elle a tendu une main hagarde à la bague d’alliance… Mlle Eugénie de Guérin n’a eu ni mari ni enfant qui l’ait distraite de son frère, ou qui l’en ait consolée. La sœur de Childe-Harold et la rêveuse de Combourg n’offriraient donc pas aux moralistes futurs, altérés de nobles choses, l’unité fidèle de sentiment et la sérénité dans le deuil qui font de l’Agissante et Contemplative du Cayla un visage d’une si céleste harmonie. Un jour, ce visage qui plus tard dut connaître les larmes, Maurice enfant faillit le briser d’un coup de fusil imprudent. Mais Dieu les préserva tous deux. Le coup parti, la fumée évanouie, le front pâle et doux reparut, toujours le même, aux yeux de l’enfant désespéré. Il n’était pas plus pâle et il était toujours aussi doux. De ce moment Maurice l’aima comme on aime les êtres déjà chers avec qui l’on a eu des torts involontaires, les têtes pour qui l’on a tremblé. Quant à elle, plus forte que ses nerfs, par l’affection, elle n’avait pas même sourcillé et elle aurait pris en souriant la mort de sa main comme elle aurait pris autre chose. La mort n’est pas la plus cruelle des choses que les êtres aimés puissent nous donner.

III §

Dans la correspondance qui nous reste de Mme de Guérin, nous trouvons cette phrase qui nous frappe : « Le salut ne serait-il qu’au désert ? Gardons-nous de le croire et de mettre des bornes au ciel. » Cette bonne pensée, sous une forme grande, ne révèle pas seulement une large intelligence chrétienne, mais tout Mlle Eugénie poëte et dévote (nous n’avons pas peur de ce mot et nous ne demandons pas excuse pour ce qu’il exprime), Mlle Eugénie n’est ni une ascète de religion, ni une ascète de poésie. Le riant Cayla,

Une terrasse qui s’avance
S’y couronne de pots de fleurs
Au lieu de créneaux de défense !

le riant Cayla ne fut point pour elle un désert, et comme elle ne mettait pas de bornes au ciel, elle n’en mit ni à sa vie ni à son âme. Nature profondément sympathique, elle ne se cloîtrait en rien, pas même dans l’immense affection fraternelle qui n’eut jamais de rivale parmi les autres affections de son cœur. Elle écrivait à une amie (et c’est bien elle !) : « Il est plus d’une demeure dans le cœur. Le mien est un rayon d’abeilles, toutes petites logettes pleines de miel, et le miel c’est vous, ce sont toutes les douces amies que j’ai trouvées dans mon chemin. » C’est elle qui écrivait encore : « Quand vous prenez une rose, vous la prenez par l’épine. Eh bien, moi, je vous prends par la fleur ! je me saisis de votre tendresse, de votre bonté, de votre amitié, de votre douceur et de tout cela, je me compose un bonheur présent et un bonheur à venir… » Nous ne croyons pas que jamais l’amabilité ait eu des nuances plus délicieuses et plus fines que cette philosophie de l’amitié, professée par une servante de Jésus-Christ…… L’abêtissante eau bénite aurait donc un meilleur parfum que toutes les verveines des sorcières du monde ? Le monde serait surpassé dans les encharmements de son langage, et nous ne citons que ce qu’il aime ! « Mettons la croix entre nous deux comme un appui pour l’une et pour l’autre ! » Ces grands traits, que Bossuet et Corneille auraient admirés et qui sont partout dans les pages que nous avons d’elle, ce sont des mots à la chrétienne, des mots pour Nous ! Nous n’ayons pas à les dire au monde : cela ne le regarde pas !

Ainsi, elle avait des amies, cette solitaire, des relations, des connaissances avec qui elle vivait, toute supérieure qu’elle fût, dans un charmant plain-pied de cœur. C’étaient les jeunes filles des châteaux voisins, presque toutes ses cousines à quelque degré. Elle allait les voir. Elle quittait parfois sa terrasse et sa tourelle du Cayla, et s’enfermait une huitaine à ce Rayssac, par exemple, qu’elle nous a peint en trois coups, à la manière noire de son frère : « Rayssac, montagnes aux croupes de chameau, au front hérissé de forêts et de rochers, nature agreste et sauvage » Elle avait même ailleurs que dans son voisinage des amies épistolaires, qui devinrent plus tard des amies complètes, et c’est ici que nous touchons au grand événement et au seul bonheur, très vif, de cette existence que Dieu s’était, à ce qu’il semblait, particulièrement réservée : nous voulons dire au voyage à Paris de la bergère du Cayla et au mariage de son frère.

Depuis qu’il était sorti du collège et qu’il était entré dans le monde, Georges-Maurice de Guérin avait été toujours errant, tantôt chez M. de Lamennais, en Bretagne, où il vit le Lucifer du sacerdoce pencher longtemps sa tête d’astre sur le gouffre au fond duquel il allait se précipiter ; tantôt à Paris, ici ou là, obligé aux luttes familières à tous les membres de cette pauvre société déclassée, et sauvant de ces luttes qui auraient dû l’écraser, le talent le plus fait pour le repos, la contemplation, la position horizontale, et ce que les gens, qui suent aux mécaniques de ce temps, appelleraient peut-être l’oisiveté. Nous n’avons pas aujourd’hui à écrire la vie de Guérin, malheureux comme tout ce qui vaut quelque chose. « Quand les hommes de génie, a dit un poëte allemand contemporain, ne souffrent pas pour l’humanité, ils souffrent pour leur propre grandeur, pour leur horreur du vulgaire et leur grande manière d’être. » Il était donc tout simple que Guérin souffrit. Un mariage qui eût été pour lui, si la mort n’en avait presque troublé la fête, la meilleure occasion de cultiver en paix son génie, paya, en une fois, ses longues souffrances et lui permit de revoir sa sœur.

Il la revit, et ce fut pour deux êtres si profondément analogues une immense félicité. Toutefois, le bonheur fut plus grand pour Maurice que pour Eugénie, et on va le comprendre. Dans cette coupe de délices où ils burent tous les deux, dans ce verre à champagne du festin des noces, à travers lequel elle revoyait son frère, elle, discerna bien vite la goutte d’absinthe dont Dieu frotte les lèvres de ses Élus, pour qu’ils soient ici-bas plus robustes à la vertu et à la peine. Maurice de Guérin se mariait atteint déjà de la maladie dont il mourut peu de temps après… Il en ressentait les premières souffrances, les premières illusions et ces premiers symptômes, qui rendaient plus touchant le genre de beauté qu’il avait ; car, pour les têtes d’imagination, il avait la beauté qu’on pourrait attribuer au dernier des Abencerrages. Or ce que les autres ne voyaient pas dans les joies et les entraînements de ce jour, elle le vit, elle, de ces yeux tristement prophètes, qui voient tout quand on aime ! Elle cacha la tache de sa joie ; mais cette pêche était attaquée. Ses pressentiments la visitèrent, même sous des formes étranges et terribles. Dans les lettres d’elle qu’on a publiées, elle parle de l’effrayante vision des cercueils tout autour du salon, pendant que nous dansions avec elle et dont elle garda le secret enfermé sous son sourire languide et sous sa pâleur.

Sans cette intuition de l’état de son frère, le monde de Paris, qu’elle observait pour la première fois, eût été pour elle d’un intérêt prodigieux, car son esprit plein d’alacrité se prenait à tout. Si, comme elle l’avait dit, son cœur était le rayon de miel ans petites logettes, son esprit en était l’abeille. Tirée de sa campagne, amenée en parure, comme une princesse des contes de fées, sous l’éclat intimidant des lustres, elle y vint sans embarras, sans disgrâce, avec un aplomb chaste et patricien qui disait bien, malgré les torts de la fortune, pour quel rôle social elle était faite. Sans l’avoir jamais vu, elle était faubourg Saint-Germain. Byron raconte, en ses Mémoires, qu’il fut témoin de l’introduction, dans les salons de Londres, de miss Edgeworth, et qu’elle ressemblait à l’idée qu’on peut se faire de Jeannie Deans. Mais la campagnarde du Cayla descendait des plus belles porteuses de faucon qui traversent, gantées de daim, corsetées d’hermine et robe traînante, les Chroniques du moyen âge. Les manants avaient tué le faucon ; les révolutions emporté les armoiries. Une époque sordide méprisait le bouquet de roses de la dot, qui avait séché dans des mains résignées, — dans des mains vouées, pour toute occupation désormais, à tourner le fil de la quenouille ou les grains du chapelet… N’importe ! Si, comme l’a dit un hardi penseur « tout homme est l’addition de sa race », elle était l’addition de la sienne, et le malheur, l’isolement dans la vie, l’acceptation de toutes les croix qui sont toutes les vertus, le ciel enfin, descendu dans le cœur de la femme, n’avait pu effacer l’aristocratie puisée dans le sein de sa mère et les traditions du berceau.

Voilà ce que nous admirâmes ! Voilà ce qui, dès le premier moment, imposa au monde, qui s’étonna plus d’elle qu’elle ne fut étonnée de lui. Si j’osais, en parlant d’une pareille fille, me servir d’un mot abaissé par ce qu’il y a de théâtral dans nos mœurs, je dirais que son succès fut grand dans les quelques salons où elle alla. Les femmes chuchotaient de son génie d’expression et de sentiment révélé par ses lettres ; mais on n’eut pas pour elle les importunités curieuses qu’on prend parfois si grossièrement pour des hommages. On ne la trouva pas amusante ou intéressante, comme dit le monde, quand il applaudit de sa main familière et maladroite sur des joues fières. On la respecta. Le monde la traita en femme du monde : c’est ce qu’il respecte le plus. Elle savait qu’elle ne l’était pas. Elle savait qu’il y avait un dessous dans le langage du monde qui lui échappait, et elle l’a dit avec son accent dans ses lettres ; mais, en la voyant, quel observateur l’aurait deviné ? Excepté de temps en temps, un regard charmant d’hirondelle, heurtant la tapisserie et cherchant son vieux mur du Cayla, à chèvrefeuille et à pariétaires, qui eût révélé dans cette fille calme autre chose qu’une femme du monde, capable de lui plaire, et, si elle avait voulu s’en donner la peine, de le dominer ?

Mais elle avait une bien autre destinée. L’hirondelle revint au vieux mur. Elle y avait laissé son père et elle eut bientôt à y ramener son frère mourant. Maurice de Guérin mourut vite. Il mourut comme on meurt quand on est heureux. La maladie fit des progrès rapides. Les médecins, qui parlent de la puissance du soleil quand ils ne croient plus à la leur, l’envoyèrent réchauffer ses derniers frissons dans le Languedoc et mourir où il était né. Toucher à cette période suprême de la vie de Guérin et de son agonie ne nous appartient pas. Elle y a touché, elle, dans ses Memoranda et dans ses lettres. Y ajouter un mot nous semblerait une profanation. Quoique nous ayons aimé Guérin autant qu’âme d’homme puisse aimer âme d’homme, nous ne sommes pas digne de mêler nos larmes à celles de cette sœur mère, qui doit rester vierge jusque dans ses pleurs !

IV §

Encore quelques mots et nous aurons fini. Aussi bien, à dater de la mort de son frère, Mlle Eugénie n’est plus. « Est-ce que nous ne sommes pas déjà morts, — disait Mme Rachel Varhagen, — avec les misérables lacunes de notre vie, ses imperfections et ses fragments éparpillés ? » Hélas ! c’est encore bien plus vrai quand, au milieu des éparpillements de la vie, il y a l’absorption dans une tombe… Telle fut la mort de Mme de Guérin avant de mourir. Elle ne fut plus que le fantôme d’elle-même autour de la tombe de son frère. Seulement son génie d’expression sembla hériter et doubler de cette vie que la douleur tarissait en elle. « Quand le ciel tomberait, écrivait Eugénie, il n’ajouterait rien à mon accablement. » Sans la foi, qui lui fit soutenir sa croix, à deux bras sur son cœur brisé, elle aurait, comme tant d’autres, qui ont l’air de vivre et qui sont finis, été finie à la source des palpitations et dans les racines mêmes de son être. Hélas ! sa croix, elle la soutint presque dix ans. Pendant ce trajet d’existence, elle consacra à la vieillesse de son père une énergie de dévouement et de tendresse qu’elle n’avait plus à partager avec un autre que lui. Force ou faiblesse ! la seule chose qui pût la distraire d’une douleur qu’elle portait au pied de l’autel et qu’elle en rapportait toujours, la seule voix qui ne fût pas celle de Dieu et qui pût faire remonter son âme du fond de cette tombe placée dans le cimetière de Saint-Médard d’Andillac, et regarder du côté du monde une fois encore, c’était l’idée de la gloire de son frère, mort sans renommée. Elle en voulut provoquer l’écho ; prête, s’il s’éveillait, à l’adorer, comme Pythagore adorait le sien. Quelques-unes des lettres ont été écrites sous l’empire de cette ardente et dernière préoccupation. Des circonstances, inutiles à rappeler, suspendirent et semblèrent définitivement empêcher la réalisation d’un projet arrêté et qui a été réalisé depuis. Dieu lui ôta donc sa suprême espérance, et ce fut, dans l’ordre des douleurs de cette âme, quelque chose de pareil à la séparation, avec le couteau, du fil de chair saignante qui retient au tronc la tête coupée par la hache. Le fruit était mûr. Il était cueilli. Le doigt de Dieu, en s’y posant, le fit choir dans l’éternité. Semblable, par la marque divine, au Maurice qu’elle avait tant aimé, elle lui fut semblable encore par la maladie. Elle eut la même manière de souffrir et de s’éteindre. Son agonie dura deux ans.

« Je crois bien qu’elle vit venir la mort, — a écrit Mlle Marie, sa sœur, — mais elle n’en parlait pas : elle aurait craint de nous faire mal. Cependant, un jour, il lui échappa de me dire : Vous ne m’aurez pas longtemps avec vous ! » La servante de Jésus-Christ s’embaumait de la douceur et de la pitié de son Maître, quand il adressait presque le même adieu voilé et tendre à ceux qui l’avaient suivi sur la terre. Le caractère de Mlle de Guérin n’éprouva aucun changement de la maladie. Ce qui est si pur n’est-il pas à l’épreuve de tout ? Un jour, après avoir reçu le saint Viatique, elle dit à sa sœur : « Prends cette clef, et brûle tous les papiers que tu trouveras. Tout n’est que vanité », ajouta-t-elle. Sans doute elle pensait à, la gloire de son frère, et elle l’avait sacrifiée !

Oui, tout est vanité ! — C’est le mot d’une chrétienne ; ce n’est pas le mot d’un bas-bleu. Pour les bas-bleus, c’est la vanité qui est tout. Pour Eugénie de Guérin, le mot de vanité n’a de sens que quand il exprime le néant de la vie. Cette fille, de naturel inconscient, de piété et de solitude, qui écrivit comme elle respira, est le plus saisissant contraste qu’il y ait avec cette insupportable race de bas-bleus qui voudraient peut-être, à cette heure, la réclamer comme une des leurs et se faire panache de sa renommée. Hélas ! si elle avait vécu plus longtemps, si elle avait vu s’élever de sa tombe cette gloire touchante dont elle ne se doutait pas et qui maintenant est la sienne, la faiblesse des plus purs comme des plus forts est si grande qu’elle se serait peut-être enivrée à cette coupe, que les âmes, émues par elle, appellent son génie, et l’auteur, la femme littéraire qu’elle ne fut jamais, aurait bien pu commencer de poindre et d’apparaître. Qui sait ?… elle se fût peut-être bleuie… Le monde, qui est toujours funeste et dépravant, même quand il admire, lui aurait appris qu’il y avait en elle un charme et une puissance, et ses facultés auraient été moins ingénues… C’était là l’écueil. Une autre femme pleurant comme elle la mort d’un frère (Mme Augustus Craven dont nous allons parler), y a péri. Elle est devenue un bas-bleu de sœur affligée qu’elle était. Les prétentions fausses ont remplacé les sentiments vrais. Eugénie de Guérin eut la bonne fortune de mourir immaculée de toute affectation littéraire. On a vu déjà combien la gangrène du bas-bleuisme se forme et s’étend vite sur les chairs lumineuses des talents les plus naturels et les plus sains. Mme de Staël, tout génie qu’elle fût, avait, ici et là, sur ses bras puissants, ces nuances de gangrène et Mme de Girardin, aussi sur les siens, éclatants et purs ! Eugénie de Guérin n’eut jamais l’ombre de cette tache dont le génie même, chez les femmes, peut mourir. Et c’est pour cela qu’elle est mise ici, dans ce livre sur les bas-bleus, pour montrer que la vraie gloire du talent chez les femmes, c’est surtout de ne pas faire partie de cet abominable bataillon !

Chapitre X.
Mme A. Craven11 §

I §

L’auteur de ce roman, couronné par l’Académie, est coutumier du fait des romans couronnés par l’Académie… Il n’était pas, dans l’origine, une femme de lettres… Mme Augustus Craven avait le bonheur et l’honneur de n’être pas un bas-bleu. Elle était célèbre pourtant. Elle était entrée dans le succès et la célébrité par un livre qui en est, pour l’heure, à la vingt-septième édition. Le récit d’une sœur, comme les Lettres et les Memoranda d’Eugénie de Guérin, a fait le tour du monde et il est tout prêt à le recommencer. C’est une valse mélancolique et enchantée, qui peut recommencer toujours ! Elle est composée sur des motifs éternels. Tant qu’il y aura des cœurs, et des cœurs religieux, on relira ce livre de Mme Augustus Craven, car tous les cœurs ne sont pas aptes à sentir et à goûter ce livre-là. Il faut la foi, ici comme pour les miracles ; mais pour ceux-là qui ont la foi, c’est vraiment une œuvre d’émotion et d’édification incomparable. À exactement parler, ce n’est pas un livre, et c’est sa gloire comme son caractère, de n’être pas un livre. C’est l’histoire d’une famille de chrétiens, charmants et sublimes tour à tour, comme le sont les âmes saintes, racontée par eux-mêmes encore plus que par Mme Craven, leur sœur et leur fille, qui n’a guère fait, elle, que de mettre en ordre leur correspondance et leurs mémoires. Et c’est ce qui donne à cette histoire son intense réalité ! Craven raconte bien moins la vie des siens qu’ils ne la vivent et ne la parlent eux-mêmes devant nous. Le récit de la sœur, est ce qu’il y a de moins long, en ce livre ; de moins ému, de moins inspiré et, disons-le, de moins beau et de moins céleste dans l’ordre de l’émotion sacrée et de la foi. Mme Craven — et ceci ne l’humiliera pas, avec sa noble admiration pour les siens — est d’accent religieux bien moins profonde, bien moins éloquente, bien moins pathétique que les êtres divins (on cherche un mot pour les nommer) dont elle écrit l’histoire. Ou plutôt elle ne l’écrit pas. C’est eux qui la font. Elle met les points de suture entre leurs lettres, et c’est tout ; mais le fil qui passe à travers les perles n’est pas le collier !

Et la Critique littéraire n’aurait rien à voir à cela. La Critique littéraire a pour fonction de juger les œuvres de l’esprit, combinées pour produire un effet de pathétique et de beauté spéciale. Ici, il y a bien pathétique et beauté, mais ce n’est pas le résultat d’une combinaison, réfléchie ou même spontanée, d’art et de littérature. Ce qu’on appelle le talent n’est pour rien dans cet écrit et dans ces lettres. On vient de le voir à la page précédente, il y a eu de par le monde une autre sœur que Mme Auguste Craven, qui, elle aussi, a parlé d’un frère qu’elle aurait immortalisé, s’il n’avait pas été de force à s’immortaliser tout seul, c’est Eugénie de Guérin. Mais Eugénie de Guérin a le génie de l’expression, indépendamment du sujet qu’elle traite. Comme disait le prince de Ligne, cet homme d’un esprit fou qui créait un Rousseau, lorsqu’il parlait de Rousseau : Elle aurait eu du style quand elle aurait parlé d’un morceau de fromage. Elle a une langue à elle comme le rossignol et le bengali. Elle était genuine. Madame Craven ne l’est pas.

Mme Craven parle comme tout le monde. Elle sent certainement plus haut que tout le monde et cela lui constitue un langage qui vaut mieux que : Le petit chat est mort, ou La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie de la foule imbécile et vulgaire, cette charmante humanité ! Mais entre cela et le talent et surtout le génie, il y a l’épaisseur de la différence qui existe entre le cœur et le cerveau.

Et j’insiste sur cette différence, parce qu’elle seule peut expliquer que la femme qui a écrit le Récit à une sœur puisse écrire des livres comme le Mot de l’énigme, par exemple, — et que de la hauteur de son âme, désintéressée de toute prétention littéraire, elle ait pu tomber et rouler… rouler jusqu’au bas-bleu ! J’insiste, parce que c’est une thèse, partout posée par moi, que je ne cesserai de poser que quand il n’y aura plus un seul bas-bleu dans ce monde — et ce ne sera pas demain ! — qu’une femme peut avoir du talent, quand elle obéit à ses sentiments personnels et qu’elle les exprime, mais que très rarement elle est capable de produire un livre en dehors de ses sentiments. Eugénie de Guérin elle-même ne l’aurait pas pu ; ni Mme de Sévigné, ni Mme Du Deffand, ni personne de celles qui nous enlèvent le plus sur les ailes de l’expression. Elles auraient fait comme Mme Craven, si elles avaient voulu écrire délibérément un livre, construire un roman qui n’eût pas été leur histoire, combiner enfin une œuvre d’invention ou d’observation. Elles auraient… mon Dieu ! oui, j’en demande pardon à ces dames, elles auraient raté !

II §

Mais aussi, Mme Augustus Craven, qu’allait-elle faire dans cette galère ? Quoi ! cela ne lui suffisait donc pas, son succès ! Elle en avait un immense, mais ce n’était pas un succès littéraire. C’était un succès d’attendrissement humain et d’enthousiasme religieux ; et elle voulait un succès littéraire ! Tous les diables bleus du bas-bleuisme s’abattaient sur sa cervelle. C’était un succès de famille, et elle en voulait un personnel. Son succès, — ce succès inouï, quoique explicable, puisqu’il tenait aux sentiments les plus généraux et les plus habituels à la moyenne des hommes, — son succès lui avait mis le cœur au ventre, — et elle a beaucoup de cœur, Craven, — et le ventre, — je ne dis pas la tête, — s’est mis à pondre et à couver, avec une déplorable fécondité ! La petite pluie de romans a commencé de nous mouiller jusqu’aux os. Nous avons eu Fleurange. Nous avons eu Anna Severin. Nous avons eu Adélaïde Capece Minutolo. Nous avons eu le Comte de Montalembert, qui n’est pas un roman et qui même n’a rien de romanesque, mais c’était un livre de plus et le Diable, bleu, était déchaîné ! Un pauvre diable, par parenthèse qui n’est pas Richard Cœur de lion !… Voici aujourd’hui le Mot de l’énigme, et cela va continuer. Et indesinenter flebat ! Que chacun ouvre son parapluie ! Depuis le succès de son Récit d’une sœur, Mme Craven, — une femme du faubourg Saint-Germain, — avait, dans son monde, une situation originale et superbe, et d’autant plus belle que ce n’était pas une position d’auteur, laquelle a toujours son pédantisme et sa disgrâce. Elle avait fait un livre qui tenait plus de l’action, — de l’action généreuse, — que du livre. Elle était restée une patricienne irréprochable, racontant les gloires domestiques de sa maison. Elle était restée femme comme il faut, en cette attitude charmante de femme comme il faut, qui se joue d’écrire et qui est chez soi, dans les choses de l’âme et de l’esprit, autant que dans les choses du monde. Elle avait écrit, comme on cause dans une lettre un livre simple, naturel, passionné, quoique pur (cette chose si rare !), et intéressant pour tout le monde, comme s’il n’avait pas été si pur ! Excepté Eugénie de Guérin, sa rivale d’émotion, mais sa supérieure de talent, personne n’avait une telle place dans la publicité de ce siècle… Pourquoi donc ne l’avoir pas gardée ?… Pourquoi avoir échangé cette plume de tourterelle en deuil, qui ne devait plus jamais servir, après avoir tracé les choses délicieuses et déchirantes de ce Récit d’une sœur, contre la plume d’oie d’un bas-bleu ou d’une rosière d’académie ?

Car voilà ce qu’est devenue Mme Augustus Craven, l’inconsolable fille et sœur des Laferronnais ! Ce n’était pas assez pour elle d’être devenue un bas-bleu comme Mme Zénaïde Fleuriot, il fallait encore qu’elle fût une rosière d’académie, comme le fut Collet Attendrie au Récit d’une sœur comme une personne naturelle et comme si elle comprenait quelque chose à ce qu’il y a de plus beau en ce récit, c’est-à-dire à l’ardeur du catholicisme qu’on y respire, l’Académie, ce Sanhédrin de vieux voltairiens, de sceptiques, d’éclectiques, et dont les évêques se sauvent épouvantés depuis qu’il y entre des athées, Pavait flétrie de sa couronne, — de cette couronne dont les feuilles de laurier sont des pièces de cent sous. Mais le coryza de l’attendrissement n’était pas épuisé dans ces puissants cerveaux, et ils continuèrent de mouiller de leurs larmes la plupart des livres que Mme Craven écrivait. Fleurange fut couronnée comme le Récit d’une sœur. Le Mot de l’énigme l’est aussi. Les autres livres qui viendront le seront sans doute. Mme Craven est devenue une tête à couronnes comme on est une tête à perruques. Cette âme, cette spontanée est passée à l’état de chose académique. C’est le vide-poche des faveurs de l’Académie. Elle a son rayon, à elle, chez Didier, à la librairie académique. Grotesque destinée après une si touchante destinée ! Eugénie de Guérin, qui fit le miracle posthume de plaire à Villemain, ce sec qui s’humecta pour elle, fut aussi couronnée par l’Académie, mais elle était morte, la pauvre fille ! et elle eut la chance de ne pas sentir son bonheur !

III §

Mme Craven a mérité le sien.

Les livres qu’elle n’aurait jamais dû écrire et qu’elle se plaît à multiplier, font un grand contraste avec le premier qui lui sortit de l’âme comme un cri, et l’Académie n’avait pas besoin d’être émue pour les couronner. Ils sont dans le goût ordinaire des livres qu’elle couronne. Fleurange, que j’ai là sous la main, et qui précède le livre d’aujourd’hui, — le Mot de l’énigme, — est un livre de cette littérature médiocre et fluide qu’on peut appeler académique et que nulle originalité quelconque ne distingue, car à l’Académie, ce que ces douaniers de la littérature poursuivent comme de la fraude, c’est surtout l’originalité ! Avec son titre prétentieux de Fleurange, d’un ridicule presque idéal, le roman de Mme Craven, qui pourrait se nommer maintenant Mme Berquin, a l’innocence de la fadaise et la sentimentalité de la fadeur… Cette fleur-ange ou cet ange-fleur a dû plaire aux académiciens comme les petites filles plaisent aux vieillards. Ce livre est d’une ingénuité jocrissine. Il est écrit de ce style robe blanche qui aurait le prix aux Oiseaux ou au Sacré-Cœur. L’auteur, qui n’a ni invention nouvelle ni observation profonde à son service, y combine, ou plutôt y recombine tous les faits connus des romans vertueux, ayant le même train d’amours malheureux, contenus ou transparents, de dévouements et de dévotions. C’est religieux et mondain à la fois, mais dans la bonne mesure, et sans la plus petite découverte, dangereuse ou encourageante, soit dans le vice, soit dans la vertu. Fleurange est l’ange ou la fleur d’une famille allemande, dans le genre de celles d’Auguste La Fontaine, et dont ce roman est l’histoire. Pour mon compte, j’aime mieux la famille de Laferronnais et Mme Craven l’a mieux racontée. Est-ce donc là l’idéal que cette noble et pieuse et admirable famille, qui est la sienne, lui a laissé ?

Et il en est de même pour le Mot de l’énigme, un autre livre de cette femme vouée à ces romans qu’on pourrait tout aussi bien imprimer chez Marne que chez Didier, et qui nous avait raconté une assez belle histoire pour se dispenser d’écrire des romans, lesquels, du reste, pâtiraient tous devant cette noble et magnifique histoire, l’épopée d’une famille chrétienne ! Le Mot de l’énigme qu’on cherchera, sans le trouver, car il n’y a dans le livre de Mme Craven ni énigme, ni mot (il n’y a que des mots, à moins que ce mot de l’énigme ne soit pourtant de se faire dévote, lorsque votre mari vous trompe), le Mot de l’énigme est un roman de la même pauvre inspiration ou du même parti pris que Fleurange. C’est un livre qui rappelle les romans qu’on écrivait il y a soixante ans, et auxquels le terre n’est pas légère, car elle pèse assez sur eux pour qu’ils n’en sortent pas, et qu’ils soient parfaitement oubliés… Afin de ne pas imiter Mme Sand, l’auteur d’Indiana et de Valentine, ces décrépites à la vieillesse affreuse, et qui aura prochainement le même sert, Mme Craven a sauté par-dessus jusqu’à Mme de Montolieu. C’est la même turlutaine d’événements que dans les dames de cette époque : ce sont des fleurs jetées, par les fenêtres, à de beaux cavaliers, — des bals masqués, — la poésie des femmes qui n’y vont pas et des dramaturges qui y vont trop — des bals masqués où l’épouse masquée est prise pour la maîtresse par le mari infidèle et qui découvre ainsi la catastrophe ! Sous le coup de cette découverte, la femme trompée revient à Dieu, mais, tout en y revenant, ne voilà-t-il pas qu’elle se sent un petit amour naissant pour un vertueux philanthrope (un conférencier de ces derniers temps ; quelle élégance pour une femme du monde !!). Seulement elle ne cède pas à l’amour pour le conférencier, et elle le congédie… Arrêtons-nous là. Je ne veux pas, certes, vous faire passer davantage par l’analyse de ces insignifiances, car, après tout, la vertu, pour moi, n’est pas une platitude, et, comme les femmes, elle doit avoir des rondes-bosses, et je ne suis pas un secrétaire perpétuel de l’Académie !

Du reste, comme détails dans ce livre, nul d’idée et de sentiment, il y a la description, morte comme une description de gazette, du carnaval à Naples et celle du Vésuve en feu, — deux lieux communs en Italie ! Cette particulière ! Mme Augustus Craven, qui n’a plus dans tous ces livres, écrits à froid, la palpitation de cœur qui lui tient lieu de tout dans le Récit d’une sœur, est, dans la langue, d’une indigence d’imagination véritablement lamentable. Dans tout son livre, il n’y a pas une image qui lui appartienne en propre. La couleur est ce qui lui manque le plus. Son style, qui est celui d’une femme d’esprit, usagée aux livres, et qui, par conséquent, s’est frottée à beaucoup de styles, ressemble à cette écriture américaine et égalitaire, correcte et même jolie, mais qui est la même sous la plume d’une duchesse que sous la plume d’une fille de comptoir qui fait les additions au restaurant. Moraliste bien plus que romancier parce qu’il suffit, pour être moraliste, d’avoir un peu souffert pour son propre compte, et qui n’a pas souffert ?…, Mme Augustus Craven est une dentelière de métaphysique sentimentale, à la manière des femmes qui s’analysent sans cesse et, moralement, se regardent perpétuellement l’ombilic. Le Mot de l’énigme, tout analyse et tout récit, sans aperçu, sans caractères, presque sans visages, car les personnages de ce roman ressemblent à des comparses, est du bavardage sans légèreté, sans le moindre petit mot pour rire, ah ! bien ! oui ! gémissements et larmoiements partout, quand ce n’est pas amour et scrupule ! Assurément, c’est de la littérature honnête et même élevée, mais trop lacrymatoire, à l’usage des gens que l’ennui des choses honnêtes, ennuyeusement exprimées, ne dégoûte pas de l’honnêteté. C’est du Guizot mêlé de Swetchine ; mais c’est le Guizot qui, à l’Académie, aura fait passer le Swetchine.

IV §

Tels sont, hélas ! les romans de Mme Augustus Craven, couronnés par l’Académie. Il n’y avait que l’Académie qui pouvait les mettre sous la même couronne que le Récit d’une sœur. Ni la critique, ni le monde qui sait lire ne seront dupés de ces couronnes qui tombent peut-être jusque les yeux de Mme Craven et qui l’empêchent de se voir et de se juger. Si elle se jugeait, en effet, elle n’écrirait plus. Elle resterait dans le silence qui, après le Récit d’une sœur, aurait été d’une dignité si touchante. À quoi bon, après ce Récit, vouloir augmenter le bagage dont elle n’a pas besoin pour augmenter sa célébrité, si, en vraie femme qu’elle est donc demeurée, elle tient vaniteusement à s’éventer, dans les salons où elle va, avec cet éventail de plumés de paon de sa célébrité ! Les romans de Mme Craven ne sont point destinés à vivre, tandis que le Récit d’une sœur est destiné à ne pas périr… La vérité, qu’elle n’a pas faite, est plus puissante et plus durable que les pauvres fictions qu’elle a inventées… Mme Craven a trouvé presque la gloire sans la chercher, le jour où elle a rassemblé des souvenirs qui méritaient d’être immortels ; mais à présent qu’elle la cherche opiniâtrement et dans des voies où la vanité littéraire la promène, elle ne la trouvera plus. Elle n’ajoutera pas une autre goutte de ce parfum à celle qui l’a enivrée… Et de fait n’était-ce pas assez ? Mme de Staël a dit que la gloire était pour les femmes « un deuil éclatant du bonheur ». Mme Craven avait dans sa vie un deuil plus beau que celui de la gloire. Qu’avait-elle besoin d’y ajouter ?…

Et d’ailleurs, puisque de sœur et de fille, enterrant pieusement les siens comme Antigone — une Antigone plus grande que l’autre, puisqu’elle est chrétienne — elle a voulu passer femme de lettres, elle a voulu se ravaler à la vie du bas-bleu, au travail et à l’ambition du bas-bleu, ce n’est pas le roman qu’elle aurait dû écrire ; ce n’est pas au roman qu’elle aurait dû se brûler les doigts. Le roman est comme la poésie : quand il n’est pas excellent, exquis, supérieur, — incontestablement supérieur — il est détestable. Connaissez-vous rien de plus détestable que de mauvais romans et de mauvais vers ? Les autres œuvres de l’esprit ont des côtés par lesquels on se revanche. L’histoire a les faits et l’intérêt des faits, même mal racontés. La philosophie, cette gymnastique dans le vide, a les muscles et les efforts des lutteurs qui se livrent à ce vain combat. Mais la Poésie et les Romans — comme dit la vieille phrase de tout le monde, — ne souffrent pas de médiocrité. Après le colossal Balzac, qui a renouvelé les sources du roman, il faut, pour avoir le courage d’en écrire un, se sentir du sang sous les ongles, plus qu’il n’en peut tenir dans toute la petite main d’une femme. Qu’est-ce donc s’il s’agit de plusieurs ?… Mme Sand, cette usurpatrice qui a régné si facilement par ce vil temps d’usurpateurs, Sand, je l’ai dit plus haut, sent déjà le cadavre dans son talent et dans ses œuvres. Il faut les relire pour le savoir. Pour qui n’a pas cette sublime brutalité du génie qui enlève tout, les romans sont une littérature de roses qui durent peu, quand toutefois ils sont des roses. Que sont devenus les romans de Mme de Flahaut, de Mme de Genlis, de Mme Sophie Gay, de Mme de Duras, l’auteur d’Ourika et d’Édouard, de petits Livres d’or, disait Sainte-Beuve, ce critique-femme des femmes ; de Mme Desbordes-Valmore, qu’on reconnaissait poëte encore quand elle écrivait des romans ? Ils n’existent plus. Les romans de Mme Craven s’effeuilleront comme les leurs et sur les leurs. Elle ajoutera au tas de feuilles tombées… Mais puisque j’ai parlé de roses, pour elle, ce ne sera pas des feuilles de roses qui y tomberont !

Encore une fois, elle aurait mieux fait de se taire, après avoir pleuré et chanté cette élégie du Récit d’une sœur. La plume qui l’avait écrite devait être brisée, comme le verre avec lequel on trinquait autrefois « à la santé du Roi » dans les familles comme celles des Laferronnais ! Le verre funèbre, plein de délices et d’angoisses, dans lequel Mme Craven a bu à la mémoire des siens, ne devait plus servir à personne. Est-ce que le roi de Thulé, après avoir pleuré dans sa coupe, ne la jeta pas à la mer ?…

Chapitre XI.
Mme Marie-Alexandre Dumas. Les Dauphines littéraires12 §

I §

Un singulier phénomène, digne d’être décrit et classé par les moralistes de ce temps, c’est celui d’une Société, démocratique par envie, qui n’a pas mis du tout, comme elle s’en vante, l’aristocratie par terre, mais qui s’est seulement contentée de la transposer ; C’est convenu et c’est entendu. Nous ne croyons plus à l’aristocratie, c’est-à-dire aux privilèges de la naissance et nous avons raison. Nous ne croyons plus que le fils d’un Turenne ou d’un Luxembourg soit nécessairement — de sang — un héros, au lieu d’un crevé, comme on dit, qu’il peut très bien être, dans cette société morte. Mais ceux-là mêmes qui nient le plus dru l’héroïsme de par la race, sont les premiers et les plus obstinés à admettre que le talent, cet héroïsme de l’esprit, cette gentilhommerie du talent, qui ne s’est donné pourtant, comme l’autre, que la peine de naître, peut se transmettre de père en fils, — et même en fille, — et qu’en littérature, il y a des races, il y a des dynasties, il y a des Rois et des Dauphins, et, ce qui est plus fort, des Dauphines ; et, chose entièrement inconnue à cette vieille bête de monarchie qui ne connaissait que les Dauphines par mariage ! des Dauphines de leur propre chef !

Inconséquence qui venge assez les anciens préjugés dont on se moque ! soufflet que se donne de ses propres mains le vieux monde renouvelé qui se croit rajeuni ! Présentement, tout père célèbre qui a fils ou fille, — la différence est maintenant si peu de chose ! — voit ce fils ou cette fille se poser en héritiers plus ou moins présomptifs ou… présomptueux de sa célébrité. Le fils de Racine avait beau être un sot, relativement à son père, tout le monde, est-ce piété filiale ? aspire, pour l’heure, à être ce sot-là. Et notez que je ne blâme nullement cette ambition, que je crois fatale à l’esprit humain, d’inventer des aristocraties… impossibles ; je me contente de l’affirmer. Je me contente de faire saillir au nez de mon temps, pour le lui allonger, la tendance égyptienne de constituer des castes à propos de tout ce qui caractérise ce vieux Lascar !… Les familles littéraires vont continuer, dans le monde mouvementé du progrès, ce qu’ont fait, dans le monde stationnaire, les familles militaires et sacerdotales, et ce que nous avons trouvé si mauvais ! N’est-ce pas curieux ?… Et s’il n’y avait que les enfants, ivres du mérite de leur père, qui crussent le continuer, on pardonnerait cette illusion à la jeunesse et à l’admiration filiale ; mais la société tout entière daube là-dedans, avec une incomparable naïveté !! Et jusqu’aux éditeurs eux-mêmes ! jusqu’aux éditeurs, ces inaccessibles à l’illusion, qui ne prendraient pas, certes, un premier livre de vous, si vous vous appeliez simplement Tibère, Jacques ou Jean, fussiez-vous pétillant de génie ! et qui le prennent par l’unique, impertinente, mais souveraine raison, que vous êtes la progéniture de monsieur votre père, et que monsieur votre père s’appelle, par exemple, Théophile Gautier ou Alexandre Dumas.

Alexandre Dumas et Théophile Gautier sont, en effet, des rois littéraires de ce temps, sinon de droit divin, du moins de suffrage universel. Ce sont des rois populaires. Ces rois doivent avoir leurs Dauphins ; et ils les ont. Mais ils ont mieux que des Dauphins ; ils ont des Dauphines. Or, dans ce peuple de galants que nous sommes, nous préférons de beaucoup, comme de juste, les Dauphines aux Dauphins… En France, tomber en quenouille, pour un Pouvoir, ce n’est pas tomber !

II §

Et c’est ce qu’a très bien compris Mme Marie-Alexandre Dumas… la fille du grand Dumas, comme on dit. Elle vient de prendre, vis-à-vis du public, son rang de Dauphine littéraire, en publiant un roman : Au lit de mort ! le héros, non pas elle… heureusement ! Au lit de mort ! C’est, je crois, le premier roman de Mme Marie-Alexandre Dumas, mais ce ne sera point le dernier :

Car elle n’a point fait ce pas pour reculer !

Elle entre donc, dès aujourd’hui, dans le bataillon des Dauphines littéraires, dont le nombre serait bien plus grand, si MM. Sainte-Beuve, et Mérimée, et Stendhal, et Cousin, qui vient de mourir, et Barbier, qui n’est pas mort, physiquement, du moins, et beaucoup d’autres n’étaient pas ou n’avaient pas été des célibataires ! Les filles des hommes célèbres qui se contentent de filer de la laine à la maison, au lieu de filer de la phrase dans les journaux et dans les livres, sont, à l’heure qu’il est, à peu de chose près, des chimères. En effet, ce qu’on veut universellement, c’est de se tailler ne fût-ce qu’un casaquin dans l’étoffe du nom de son père. Et je dis dans le nom de son père, et je dis bien. Mme Marie-Alexandre Dumas s’appelle, si je ne me trompe, Mme Peytel, mais elle a mieux aimé signer son livre de son nom de Dumas, et non pas de son nom de Dumas tout simplement, mais de son nom de Marie-Alexandre Dumas, pour qu’on n’en ignore, comme disent les huissiers. Elle aurait pu même signer : « Marie-Alexandre Dumas père », car M. Dumas a un fils. M. Alexandre Dumas a Dauphin et Dauphine, — plus heureux en cela que l’autre roi littéraire, M. Victor Hugo, qui, lui, n’a eu que des Dauphins !

Et le nom n’a pas été assez. Rien n’est jamais assez. Il n’a point suffi à Mme Marie-Alexandre Dumas de se mettre sous l’auvent du nom de son père, sous ce parasol de Runget-Sing… Elle a dédié son roman à son père. Elle l’a adressé à son père. Elle en a fait une lettre à son père. Ah ! on dit que le sentiment de la famille n’existe plus ! Quels sont donc les imbéciles qui disent cela ? S’adorer en famille, devant le public, depuis Mme de Sévigné qui n’aimait sa fille que par lettres, cela a toujours réussi ; au contraire ! Mme Marie-Alexandre Dumas ne se contente pas, dans son livre, d’être fille comme Mme de Staël l’était, avec cette bouffissure de Necker, qu’elle prenait pour le plus grand homme qui eût jamais existé. Elle y est sœur. Elle y parle aussi de son frère. La Dauphine n’oublie pas le Dauphin. Le roman qu’elle a écrit est une étude de famille qu’elle leur donne à creuser, à ces deux grands romanciers, à ces deux puissants poëtes dramatiques ! dont elle veut qu’on sache qu’elle est bien la fille ! dont elle veut qu’on sache qu’elle est bien la sœur ! Et, quand elle voudrait le cacher du reste, elle ne le pourrait pas, tant elle est tous les deux ! tant elle est véritablement — et n’est que cela — Mme Marie-Alexandre Dumas père et Mme Marie-Alexandre Dumas fils, procédant également de l’un et de l’autre, — la troisième personne de cette Trinité de Dumas, qui s’en croit l’Esprit-Saint peut-être, mais à qui je voudrais, si elle se fait cet effet-là, pour son compte et pour le mien, plus d’esprit et plus de sainteté.

III §

Car c’est une sainte, à ce qu’il paraît, que Mme Marie-Alexandre Dumas ; une sainte de prétention, sinon d’humilité… J’ai entendu raconter que la Grâce un jour l’avait touchée ; à Jérusalem, je crois, — une bonne place pour l’effet dramatique, chose indispensable pour des Dumas ! — et que sous l’empire de cette Grâce, elle avait quitté son mari comme on ne le quitte guère dans les ouvrages de son père et de son frère, pour se jeter en pleines œuvres de haute dévotion et de prosélytisme, mais tout cela avec une telle gesticulation théâtrale, que les prêtres français de Jérusalem s’étaient inquiétés en leur prudence, de ce trop de gesticulation… Revenue en France, ajoutait-on, elle était entrée chez des religieuses de Passy, sans pourtant se faire religieuse, et elle y vivait dans une piété exaltée, peignant des sujets religieux ; mortifiant ainsi de la toile, si elle ne se mortifiait pas elle-même ; s’entretenant la main de cette façon et mortifiant toujours quelque chose ! Jusque-là tout était parfait, — un peu ardent peut-être, — mais enfin…, bien, et, catholique comme je le suis, je n’aurais été qu’édifié de cette conduite et je n’en aurais parlé que discrètement et pour l’édification des âmes, si la trop crâne dévote qui avait effarouché les Pères de la Terre-Sainte ne s’était pas avisée de publier le livre que je vous annonce ; livre qui tient tout à la fois des Mémoires et du Roman, et dans lequel, Mme Marie-Alexandre Dumas, nous parle d’elle-même sans guimpe ni voile, et de son couvent et de sa cellule et de ses communions, comme de choses officielles et connues, que tout le monde doit savoir, sans explication préalable, et si ce livre n’avait pas la portée voulue d’une prédication mauvaise à entendre, et compromettante pour qui la fait… Certes, je ne veux pas ici nier la pureté d’intention, ni même la ferveur d’âme de l’auteur d’Au lit de mort, mais je dis que, même après la péripétie de la conversion, on n’a peut-être point dans cette dramatique famille Dumas, une idée bien nette de la sainteté ! Or Mme Marie-Alexandre Dumas, qui n’a point de nom en religion, et qui n’oublie pas en public de prendre celui de son père, est Dumas et n’est que Dumas de pied en cap, depuis la pointe de ses beaux cheveux qu’elle n’a probablement pas coupés, jusqu’à la pointe de ses bottines, si elle en porte encore, au lieu de sandales ! — ce que je croirais.

Qui dit Dumas dit art dramatique et préoccupation dramatique. L’art dramatique porte en dehors, avec calcul, avec coquetterie, avec éclat, avec effraction ! Contrairement à l’art dramatique, la sainteté porte-t-elle en dedans ? La sainteté se recueille, se retire, cache sa main gauche avec sa droite, prie et médite au lieu d’écrire, et ne publie pas de roman ! fût-ce au lit de mort, sans calembour. Mme Marie-Alexandre Dumas est devenue chrétienne, je le veux bien, et j’en suis aise, mais elle est chrétienne comme elle est Dumas ! comme elle a été mondaine autrefois et même comme elle a été ménagère, quand elle mettait une robe de velours et passait un poignard à sa ceinture pour aller payer une note chez son épicier, tant l’effet dramatique est de race chez ces Dumas ! Aujourd’hui, dans ce roman qui veut être un livre pieux, Mme Marie-Alexandre Dumas se peint en robes de cachemire blanc, avec capuchon, — le costume dramatique ! — et s’y fait dire, tout le long du livre, par sa femme de chambre (un peu idolâtre, cette femme de chambre, avec des pantomimes bien vives !) : « Comme Madame ressemble à un ange ! » Ce que ne dit pas une seule fois à sa maîtresse la femme de chambre de cette mondaine coupable qu’on appelle Mme Almaviva. — Dans ce livre d’Au lit de mort, que Mme Sand n’eût certainement pas écrit, je le reconnais, dans ce livre qui affecte l’accent chrétien, mais dans lequel la langue chrétienne est mal parlée ; où l’on sent l’âme troublée, l’idée fausse, l’esprit sans forte direction et sans guide, et cette religiosité corrompue par les sensibilités romanesques et morbides de ce temps, Mme Marie-Alexandre Dumas n’invente-t-elle pas un confesseur sans sacrement, sans fonction, sans autorité ; un confesseur qui n’est pas prêtre, un confesseur-femme, — elle-même ! — dans la robe blanche duquel, — joli effet au Gymnase ! — le mourant jette ses secrets et sa confession, comme un bouquet ? Voyez-vous le geste d’ici ?… Enfin toute religieuse et pure, et Imitation de Jésus-Christ et Introduction à la vie dévote qu’elle veuille être et se conserver, Mme Marie-Alexandre Dumas finit par ne plus y tenir ; et le tempérament Dumas prenant le mors aux dents, elle saute par-dessus toutes les réserves dans les terres de son père et de son frère, et la voilà qui nous raconte, — ma foi, tout aussi crûment qu’eux, — un horrible drame d’adultère et de meurtre que, pendant qu’elle est au couvent à Passy, son père et son frère, ces forts arrangeurs, pourraient planter à la scène et faire jouer.

Ce qui, par parenthèse, même avant la représentation, la déboute joliment de sainteté !

IV §

Tel ce livre chrétien, — d’un christianisme hostile aux prêtres, qui y sont fort malmenés dans la personne d’un abbé imbécile et ridicule, et qui remplace le confesseur par une femme en robe blanche, laquelle n’a été effleurée (sic) que par une tasse de lait depuis la sainte Eucharistie et par les lis du bouquet de la Vierge qu’elle a touchés… Est-ce assez M. Octave Feuillet ?… Quant au talent, il est nul tout le temps qu’elle christianise, mais il y en a cependant dans le récit de l’adultère et du duel ; seulement un talent à la Dumas, sans esprit, tout de récit et de faits, et d’une personne qui a vécu dans une atmosphère où pendant trente ans et plus, on n’a parlé, arrangé, inventé que de ces choses-là. La maison Dumas, cette manufacture dramatique à mouvement continu, ressemble un peu à cette fameuse guérite de Boulogne dans laquelle tout le monde se tuait. L’idée du suicide s’était-elle imprégnée comme un miasme, comme une influenza, comme on ne savait quel effluve dans les planches de cette guérite que Napoléon fit brûler ? La maison Dumas, pour l’esprit qui l’a habitée, est la guérite de l’adultère, du duel, de toutes les rengaines dramatiques sur lesquelles cette grande pauvreté qui se croit un luxe, Je théâtre vit depuis des siècles, et quand on y a passé une partie de sa jeunesse, on reste imprégné de ces idées de duels et d’adultères, on les respire ; on les transpire ; on n’est plus capable de rendre autre chose, de créer autre chose que cela. Mme Marie-Alexandre Dumas nous a donné dans Au lit de mort, tout ce qu’elle pouvait nous donner. Mme de Nérondes est la cousine germaine bien digne de Mme Clémenceau. Ce sont enfants de frère et de sœur, avec évident air de famille. La main qui a tracé la figure connue (trop connue) de cette femme sensuelle aux lèvres retroussées et à la bouche rouge, qui doit mordre dans son amant comme dans les biftecks saignants qu’elle dévore, est bien la main, à peu de chose près, de M. Dumas fils. C’est brutal, physique, impudique et violemment sec, comme lui. Je retrouve ici la fille, le type de la fille qu’il aime tant à peindre. Sur ce point-là, et en dehors des mièvreries religieuses de sa manière, Mme Marie-Alexandre Dumas égaie presque monsieur son frère ; la Dauphine vaut le Dauphin.

Seulement ce n’est pas un grand éloge que de lui dire ça !

Chapitre XII.
Mme la Princesse de Belgiojoso13 §

I §

Qui ne se rappelle ce temps inouï de la Révolution romaine qui dura trop et qui dura si peu… Ce fut 1789 à son maximum d’illusion terrestre. Grand sujet de curiosité pour les utopistes de tous les genres, — et, dans ce temps-là, le catholicisme n’en manquait pas, — une révolution à Rome, une révolution qui allait, croyait-elle, jeter la barque de saint Pierre dans les aventures, fit lever et rallia, comme le coup de trompette du Josaphat des vivants, tous les fous superbes de l’univers, tous les bohèmes de la fortune, de l’esprit et de la beauté pour les rasseoir, il est vrai, un peu rudement, quand la machine chargée par Lamennais, Gioberti et tant d’autres, éclata, mais montrant, à travers ses débris, Rossi poignardé, le Pape en fuite et Mazzini régnant dans Rome assiégée.

Or, précisément, au milieu de ces événements qui ébranlaient le monde jusque dans sa raison, et qui semblaient pourtant moins une réalité qu’une fantasmagorie, on vit une singulière amazone qui n’était pas une bohème, celle-là, car elle était princesse ; elle était de la race de celles à qui les révolutions coupent très bien la tête, et qui venait par curiosité exposer la sienne. Trop spirituelle et trop grande dame pour avoir l’enthousiasme d’une Vésuvienne, — mais ennuyée, — probablement, — et curieuse, — à coup sûr, — voulant voir et croyant à peine ce qu’elle voyait ; moqueuse fille d’Ève tentée du démon sentimental des grandes réformes, et qui eût joué le vieil Éden pour une expérience, c’était Mme la princesse Trivulce de Belgiojoso. Tant que dura le siège de Rome, elle soigna les blessés de ses mains d’Yseult ; et, sœur de charité volontaire, montra cette coquetterie du dévouement et du danger dans laquelle se retrouve la femme de race, mais que les anges de saint Vincent de Paul ne connaissent pas. Plus tard, la révolution terminée, l’expérience faite, le rêve envolé, Mme la princesse de Belgiojoso quitta l’Europe, et sans fracas, sans cris de vaincu, sans mauvais goût d’aucune sorte, comme une femme qui s’enveloppe dans son voile et sort du spectacle, elle s’en alla promener de nouvelles curiosités ou son désenchantement en Asie. L’exilait-on ? S’exilait-elle ?

Braves aventuriers de la philanthropie
Pouvez-vous donc vous croire exilés quelque part ?

Mais, exil ou voyage, désenchantement ou curiosité alors, c’est le désenchantement qui nous revient aujourd’hui dans le livre que Mme de Belgiojoso publie. Sous sa forme simple, détachée, élégante, tombée d’une plume oisive dans un jour d’amabilité sans bruit, il y a le désenchantement et sa nuance la plus délicate, et le désenchantement tout seul !

II §

Et tant mieux, du reste, qu’il n’y ait pas davantage ! Tant mieux pour nous et pour le livre que ce sentiment y soit seul ! Les livres des femmes tirent leur distinction, quand ils en ont, bien plus des sentiments que des idées, et ces sentiments s’y entassent et s’y mêlent un peu comme dans leurs âmes. Mais quand un seul, délicat ou profond, colore sans mélange toute une œuvre, il donne à cette œuvre une véritable individualité. Tel est le livre actuel de Mme de Belgiojoso. Ce n’est point un livre de voyage avec ses brusqueries, ses soubresauts, ses bâtons rompus et ses angles, et ce n’est pas non plus une correspondance, quoiqu’il soit adressé à quelqu’un de cher que la voyageuse n’a pas nommé. Mais, tel qu’il est, ce livre a un accent à lui, et n’en a pas deux, qui vous attache et vous pénètre, et que vous retrouvez sous tous les spectacles qu’il étend devant la pensée, et cet accent unique, c’est l’âme de l’auteur, une âme plutôt lasse qu’apaisée et qui vide simplement son calice de vie, comme on boit tranquillement un verre d’eau à la fin du jour. Elle a cherché longtemps le reste d’une illusion qui l’a fuie, et voilà, non pas le désespoir qui vient, mais les derniers soupirs de l’espérance ! Voilà le timbre des dernières années ! C’est un soir d’automne en Asie, peut-être plus triste à tout ce soleil que s’il se mourait dans les ombres. Dante a dit, avec sa science de la vie et de sa misère, que le souvenir du bonheur passé était plus triste que celui du malheur lui-même, et il en est quelquefois ainsi du soleil Qui n’a pas éprouvé qu’il est des jours où il nous tombe d’autant plus lourdement sur le cœur, qu’il est plus pur et plus splendide ? L’Asie, où la femme errante a cru oublier tant de choses et, sinon comme elles, oublier la patrie, du moins en bercer et en assoupir l’idée douloureuse, l’Asie, avec ses éblouissements, sa nature radieuse et ses merveilles, n’est-elle pas à toute page de ce livre ce soleil qui navre le cœur de son impitoyable beauté, et les rayons, que les descriptions en rallument en vous, n’en apportent-ils pas contagieusement la tristesse ?

Oui, c’est là l’impression première et l’impression dernière que nous cause le livre de Mme de Belgiojoso. L’esprit et la science peuvent n’en pas tenir un grand compte, mais toute âme vivante et mourante encore plus, comprendra qu’il y a ici un charme secret, une intime originalité. Singulière puissance ! Mme de Belgiojoso a, sans le vouloir, fait plus triste le soleil d’Asie que le soleil pâle de nos climats, parce qu’il est passé par elle ! Le parfum qu’elle a versé en gouttes sur ces pages envoyées d’Orient, n’est pas l’essence de ces roses enivrantes qui se renferme dans des cristaux, fleuretés d’or, pour le corsage des sultanes : c’est un parfum connu aussi en Occident et bien plus adhérent encore, car c’est l’odeur de toutes les roses de la vie qu’elle a coupées ou qui sont mortes et que, sous toutes les latitudes, elle emportera ou rapportera avec elle, les respirant toujours, mais ne pouvant plus s’en enivrer !

Ne nous y trompons pas, ceci est plus que de la littérature. Aucun procédé, aucun effort de volonté, aucune de ces comédies intérieures que l’homme se joue et qu’il appelle de l’art, n’a pu donner à l’auteur, de ces souvenirs d’Asie l’accent brisé et doux de bonheur impossible qu’on entend, mais qui ne gémit pas, sous ses phrases écrites, dirait-on, par une signora Pococurante, dans le calme et l’indifférence, ni lui faire composer à loisir ce parfum subtil qui s’en échappe et vous enveloppe bientôt tout entier… Mme de Belgiojoso a-t-elle jamais été une femme littéraire ? Nous croyons l’avoir entendu dire, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’aujourd’hui elle ne l’est plus. Elle a recouvré sa grâce première ; elle a ôté ce vilain bas bleu qui n’allait pas à sa jambe de princesse et l’a jeté placidement au nez de la civilisation occidentale, du fond de cette simple ferme d’Asie qu’elle habite, porte fermée aux illusions.

C’est que « bon sang » ne saurait mentir. Mme de Belgiojoso a peut-être été littéraire comme elle fut révolutionnaire, quelques jours. Peut-être a-t-elle commenté ou traduit saint Augustin, comme elle a pansé plus tard, sœur grise amateur, les blessés des hôpitaux de Rome ; car il faut rendre justice à ! Mme de Belgiojoso, il y eut encore du christianisme dans ses folies et c’est ce qui les lui fait pardonner. Littéraire ou révolutionnaire, elle est restée chrétienne dans ses troubles, et, devenue Asiatique, elle est chrétienne encore. Elle l’est plus que jamais devant les horreurs de la corruption musulmane, dont le hideux spectacle lui fait serrer plus étroitement sur son cœur sa croix d’Italienne et son image de saint Charles Borromée. La patricienne que nous avons vue dans Mme Daniel Stern, beau type de médaille effacé, déformé, mais reconnaissable, a bien moins fléchi dans Mme de Belgiojoso, dont le bronze était plus solide et plus pur. La femme de race qui fait souvent de ces miracles, la femme dont les pères ont héroïquement agi, ne pouvait pas se prendre longtemps dans une écrivaillerie drapée et orgueilleuse. Elle devait être impatiente d’agir, et elle a agi à son tour. Elle ne pouvait pas descendre jusqu’à la philosophie, et si elle allait seulement à mi-chemin, elle devait remonter sous l’invisible pression de dix générations d’ancêtres.

Aussi, même dans l’erreur, Mme de Belgiojoso a gardé son sexe, son rang, sa qualité, tout ce que Mme Stern a perdu volontairement et irrémédiablement par sa faute, en déchirant sa robe comme Caïphe et en reniant le Seigneur dans des philosophies menteuses. D’ailleurs, si elle fut littéraire, Mme de Belgiojoso ne fut jamais une pédante, et si elle eut quelques-unes de ces affectations d’une fonction qui grimace toujours dans la femme, parce qu’elle ne lui convient pas, elle les a perdues, elle les a dépouillées. Le temps qui prend tout et qui ne rend rien d’ordinaire a fait une exception pour elle. En lui prenant, la jeunesse et tous les rêves de la vie, il lui a rendu la simplicité. Le livre qu’elle publie, à proprement parler, n’en est pas un.

En effet, il a tous les défauts d’un livre manqué. Il est sans composition, sans méthode, sans logique, sans conclusion. C’est un récit tout uni que le premier venu ou la première venue pouvait faire.

Je dirai : « J’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même… »

a dit le Pigeon voyageur, et Mme de Belgiojoso, ce cygne du lac Majeur, n’a pas de procédé plus compliqué et plus difficile que le Pigeon de La Fontaine. Le récit qu’elle nous fait est si spontané, qu’il est plein de choses contradictoires, et c’est là même une garantie de sa vérité d’impression. Par exemple, elle nie formellement l’hospitalité orientale dont nous avons de si grandes idées, et puis elle l’affirme et la prouve, en citant des faits. C’est qu’elle ne l’a pas trouvée un jour et qu’elle en a eu de l’humeur, et qu’elle l’a trouvée l’autre et qu’elle en a été reconnaissante.

De toutes les questions que ce qu’elle voit peut remuer, elle n’en remue vraiment aucune, et elle décline même avec un mouvement charmant et une modestie qui pourrait être l’orgueil bien entendu de la femme, sa compétence à les traiter. Elle ne soulève pas tous ces poids et les laisse à terre. Omphale qui ne joue point à l’Hercule ! Elle garde sa quenouille, et je crois bien qu’étant obligée d’aller à cheval, le seul mode de transport qu’il y ait en ces longues pérégrinations d’Asie, si son cheval, dont elle est un peu enfant, n’allait pas si vite, elle la piquerait à l’arçon de sa selle comme une bergère des Alpes la pique à sa ceinture, et filerait tout en s’en allant. Je l’ai appelée une amazone, mais l’amazone s’est évanouie avec la femme littéraire, et il n’y a pas de pistolets aux fontes de sa selle. On n’y trouve qu’un volume de Don Quichotte qui la retient, quand l’idée la prend d’être trop chevalière errante, et qui la rappelle tout à coup à l’ordre, avec la grosse voix de Sancho, Ce qu’elle décrit avec le plus de soin, ce sont les paysages, et elle les nuance comme elle ferait de sa tapisserie dans son boudoir, ou la beauté de quelques femmes dont elle dit successivement, avec une négligence et une bonne foi, ou une mauvaise, mais qu’on aime : « Celle-là était la plus belle femme que j’aie jamais vue en Asie », ou enfin les atours inouïs de luxe et de poésie parfois, mais plus souvent de mauvais goût, de ces grandes coquettes Barbares. Ainsi son livre est un ouvrage de femme, rien de plus ! Il ne professe pas, il ne dogmatise pas, il ne politique pas, il n’a pas une intention qui blesse. Cette cosmopolite qui n’est bien nulle part, pas même dans cette Asie, ce climat-palais où elle s’est retirée, cette cosmopolite qui n’est plus folle du Cosmos maintenant, et qui souffre de cette goutte d’infini que nous avons tous dans la poitrine et que tout un monde ne contiendrait pas, oublierait l’Europe sans les contrastes qui la lui rappellent ; et proscrite de tout, même de la sphère de l’esprit, dans son livre, s’y résigne avec une facilité plus rare et plus charmante que l’esprit même, tant celui qu’elle avait autrefois, elle y vise peu maintenant, et l’a peut-être, en Europe, oublié !

Et veut-on la preuve de ce renoncement au rôle littéraire, à la recherche de l’esprit, à la vue du penseur, l’ambition actuelle de tant de bandeaux qui feraient bien mieux de se lisser, prenez la plus grosse question qui soit dans ce livre sur l’Asie Mineure et sur la Syrie. Mme de Belgiojoso ne l’a pas creusée, mais elle y a touché et elle y est revenue, parce que cette question est tout l’Orient et qu’elle intéresse toutes les femmes, même d’ailleurs. En effet, cette question, c’est la femme. Depuis lady Montaigu, toutes les Européennes qui sont allées en Orient n’ont pas manqué de nous parler beaucoup des harems, et de Belgiojoso comme les autres.

Dans ce long voyage de onze mois, pendant lequel elle a traversé l’Asie Mineure presque tout entière, Mme de Belgiojoso a pénétré dans beaucoup de harems, et ce quelle y a vu, au physique comme au moral, l’a profondément dégoûtée. Mais, hors cette impression, qu’il ne fallait pas être bien sensitive pour éprouver, la voyageuse n’a rien compris à cette polygamie des harems qu’un voyageur, d’une intelligence plus perçante et plus mâle, aurait examinée. Mme de Belgiojoso ne l’a pas jugée. Elle en a dit le mot de tout le monde, quand elle a dit que c’est là l’empêchement radical pour les Musulmans de s’élever à une civilisation meilleure et plus haute. Si la polygamie existe en Orient, nous avons certainement quelque chose de plus mauvais en Amérique et même en Europe, dans les pays où le divorce introduit dans la loi et faisant sa place dans les mœurs, le divorce qui livre la femme au plus offrant et dernier enchérisseur, tout le temps qu’elle est belle, produit nécessairement la polyandrie.

L’humanité, depuis qu’elle existe, a toujours roulé entre trois systèmes et l’esprit humain n’en conçoit pas un quatrième : la polyandrie, le plus mauvais de tous, car il crée l’amazonat sous toutes les formes, le massacre des enfants et la pulvérisation sociale ; la polygamie, qui ruinerait l’État, si le sabre de Mahomet n’y mettait ordre, et enfin la monogamie, ce diamant divin d’une eau si pure, qui est l’exclusion de tous les inconvénients, qui agrandit la tête, épure le cœur et équilibre toutes les facultés. Eh bien ! Mme de Belgiojoso n’a pas songé à mettre les trois systèmes en présence et à en discuter la valeur relative et les asservissements. Non ! après quelques mots un peu légers, elle a donné un coup de houssine à son cheval et elle a passé. Elle a passé, ne songeant pas même à retourner la tête pour voir derrière elle, la pauvre philanthrope fatiguée ! un spectacle plus hideux peut-être que celui qu’elle avait devant.

IV §

Ainsi, rien ! rien au point de vue des idées dans le livre de Mme de Belgiojoso ! Rien d’inattendu, de pensé, de montré à nouveau, rien qui sente l’homme ou cet être monstrueux, la philosophe, ou cet autre être déjà moins laid, mais qui n’est pas encore très beau, la femme littéraire ! Seulement, ce que nous avons perdu, nous l’avons gagné. Il n’y a plus qu’une femme d’un ton parfait et d’une mesure presque artiste, tant elle est habile ! Rien que cela, mais n’est-ce pas un trésor ?

Et si vous mettez par-dessus tout cela ce que j’ai dit au commencement de ce chapitre, la mélancolie de la fin des choses qui teint tout de son or mourant, vous avez quelque chose de sui generis qui pourrait être bien plus intellectuel sans doute, et ce serait dommage, mais qui est cordial, car ce soleil d’Asie, tamisé par un cœur triste, cette Asie enveloppée dans le crêpe d’une âme, qui, comme l’a fait sa voyageuse, s’enveloppe aussi pour s’en aller, nous entre au plus profond du cœur. Excepté à Nazareth, la ville crypte et le berceau du Sauveur, et à Jérusalem, notre patrie à tous, nous autres chrétiens avec ou sans patrie, où la voyageuse retrouve une palpitation, mouvement d’aile d’un oiseau blessé, il n’y a pas le moindre enthousiasme dans tout le courant de ce livre. On en cherche en vain ; il n’y en a pas, mais on ne le reproche pas à l’auteur. Il semble qu’elle en devienne plus intéressante et plus chère.

On se dit que dans l’âme de cette femme qui traverse indolemment l’étincelante Asie les yeux mi-clos, les ouvrant plus grands sur sa jeune fille qui l’accompagne que sur cette magnifique nature effleurée des pieds de son cheval, l’heure de la chaleur est passée et que l’admiration pour les belles choses visibles est à son reflux. Éternelle élégie, toujours recommencée et toujours aussi touchante ! Ce n’est pas là une heure que puisse mépriser l’homme. C’est celle qu’il doit aimer le plus !

Chapitre XIII
Mme Swetchine14 §

I §

Voici une nouvelle édition de Mme Swetchine. Les premières étaient épuisées. Le succès de ces quelques pages avait été complet, car, au fond, ce n’est pas plus que quelques pages. Légères malgré leur sérieux, gracieuses comme le monde l’entend et presque mystiques comme l’Église l’approuve, elles s’étaient lestement envolées de chez l’éditeur.

C’était un succès. Elles étaient précédées d’une histoire de M. le Comte de Falloux, de l’Académie française, qui nous y apprenait ce que c’était que Mme Swetchine, dont le nom, avant sa mort, avait parfois frappé le public français, écrit souvent dans des livres où c’était un honneur pour un nom de briller, en passant sous le rayon d’une bienveillante épithète. Selon nous, M. de Falloux nous l’a trop appris.

Son amitié très noble et son admiration très profonde pour Mme Swetchine l’ont entraîné, et on le conçoit. Mais il est regrettable et il était inutile qu’il ajoutât tout un volume qui paraît très gros, — au volume de Mme Swetchine, qui paraît très petit, — quoiqu’ils aient tous les deux à peu près le même nombre de pages. Et ce n’est pas un mirage, cela, c’est une réalité !…

Les livres ne ressemblent-ils pas aux chemins, dont la longueur ne se mesure point au nombre de pas qu’ils nous obligent à faire, mais à l’intérêt ou à l’ennui de la pensée, pendant qu’on les fait ? Eh bien, l’histoire de cette aimable et pieuse Russe, femme du monde restée femme du monde, heureusement ! et que je me risquerais presque à appeler une Sainte du monde, semble, sous la plume de M. de Falloux, aussi longue que la route à faire de Paris à Saint-Pétersbourg.

C’était Rivarol qui disait, je crois, qu’il ne fallait pas attacher de plomb à une robe de gaze, mais le conseil de Rivarol n’a pas été suivi par M. de Falloux, et toute la pauvre gaze de Mme Swetchine a été plombée ! Sur quelle bobine ventrue nous a-t-on dévidé le fil léger de cette existence spirituelle ?… Mme Swetchine, pensez-y donc ! Mme Swetchine, qui a écrit ce que nous avons d’elle sur de petits bouts de papier, non pas avec une plume, mais avec un crayon, parce que, écrire au crayon, c’est parler bas, a-t-elle dit avec une fine modestie ; Mme Swetchine, dont le mérite et même la vertu est de n’être jamais auteur en quatre points, à la manière des femmes publiques de lettres, qui se croient des fonctionnaires, n’avait pas besoin de tant de jour versé sur elle.

J’aurais mieux aimé qu’elle fût restée dans cette pénombre qu’avec son goût et son détachement de toute gloire, elle avait choisie. Il seyait à cette pure femme de n’être vue que dans le jour respectueux du souvenir de quelque grande amitié qui répondait pour elle, comme celle de Joseph de Maistre, par exemple, ou dans la lumière, émue et rougissante, dont les quelques gouttes tremblent d’une manière si charmante, dans ce peu de pages qu’elle nous a laissées.

Mais l’amitié a ses aveuglements comme l’amour. M. de Falloux a cru bien faire de nous raconter toute cette vie qui n’avait pas besoin d’être racontée, puisqu’elle n’avait d’autre intérêt que celui de ce talent, venu tard, et qui, sous le souffle de Dieu, que Mme Swetchine a tant aimé, s’est purifié de ses prétentions de style et de pensée par lesquelles il avait commencé ! Les lettres citées par M. de Falloux l’attestent, Swetchine avait bien failli être un bas-bleu ! Elle avait été élevée à cette brochette. Elle savait huit langues, c’est-à-dire qu’elle avait huit mots pour une idée, aurait dit encore Rivarol, qui n’en eût pas été si fier pour elle que M. de Falloux. Jusqu’à trente ans passés, elle eut à ses trousses trois professeurs allemands qui la bourraient de philosophie ; qui lui apprenaient, je ne sais en combien de temps, l’exercice… de l’intelligence. Ce qui la sauva de tout cela, ce fut la piété, la piété, mère surnaturelle de cette simplicité, d’ordinaire si peu naturelle dans les femmes d’amour-propre et d’esprit, quand elles sont cuites à l’infernale chaleur de serre chaude de ces horribles éducations !

Car voilà l’originalité de Mme Swetchine, le naturel par le surnaturel ! Sans le surnaturel et le catholicisme, elle n’était plus qu’un bas-bleu, de plus ou moins jolie nuance française, allemande, cosmopolite ; une imitation, taillée à facettes ! Les critiques du Correspondant, qui n’ont rien de surnaturel, eux, n’en ont-ils pas fait une Mme de Staël catholique, comme s’il était de la dignité du catholicisme, qui a ses Thérèse et ses Brigitte, d’avoir aussi sa Mme de Staël ! Rien ne se ressemble moins cependant que Mme de Staël et Mme Swetchine.

La simplicité acquise, dans un siècle d’affectation, la simplicité contractée à force de ne plus penser qu’à Dieu seul, fit éviter à Mme Swetchine d’être auteur, et cela avec le danger presque inévitable du talent, comme cette simplicité fit aussi d’elle une sainte femme, sans en faire une religieuse. Elle resta toujours dans cet entre-deux de la vie ascétique et du monde, du monde encore et de la vie de la pensée. Combinaison qui donna au genre de perfection qu’elle avait une nuance très particulière, d’un charme aux âmes, comme le lilas et le rose, composé aussi de deux couleurs, le sont aux yeux.

Elle qui désirait être une sœur converse dans le paradis, ne fut point une religieuse sur la terre, malgré toutes les vocations de son cœur. Seulement le Pape, par égard pour ses vertus et ses bonnes œuvres, lui avait conféré le privilège d’avoir le Saint Sacrement chez elle, et cette distinction fait bien symbole à tout ce qu’elle fut… En littérature, elle ne voulut jamais être une femme qui aurait pris rang, de par son esprit, parmi les esprits littéraires. Elle gardait en soi le génie qui peut produire des œuvres, comme elle gardait chez elle le Très Saint Sacrement, et, qu’on me passe cette expression qui dit bien ma pensée, elle n’en sortait ni l’un ni l’autre, pour leur faire faire des processions.

II §

Nature discrète et intérieure. Intérieure deux fois. — Intérieure vis-à-vis du monde, avec lequel c’eût été être extérieure au contraire et retentissante, si elle avait nettement rompu. Intérieure vis-à-vis de Dieu qu’elle savait porter et cacher dans son âme, au milieu de ce monde qu’elle n’a cessé de voir. Telle était cette Sophie Swetchine qui, dans la hiérarchie des Saints, embrassant comme on le sait, toutes les fonctions et tous les états de la terre, pourrait être, à ce qu’il semble, la patronne des femmes du monde, lesquelles, j’imagine, n’en ont pas eu beaucoup jusqu’ici… C’était l’amabilité, la bonté, la raison pratique, faites saintes et revêtues du calme du ciel…

Moraliste chrétienne de bonne humeur, quand les moralistes, même chrétiens, sont plus ou moins moroses, elle introduisit la gaieté dans la foi, qui ne s’y voit guère, et c’est elle qui a pu écrire, en se rappelant son pays : « Je suis avec le bon Dieu comme les femmes russes sont avec leurs maris. Plus il me bat et plus je l’aime ! Voilà tout ce que le démon y peut gagner. »

C’est elle qui a dit encore : « Il y a des temps où l’on croirait que le bon Dieu pêche à la ligne, et que le diable, lui, fait les coups de filet. » C’est la plaisanterie de Voltaire, mais retournée de l’autre côté ; ou plutôt ce n’est la plaisanterie de personne, c’est la plaisanterie de tout ce qui sait plaisanter et parler légèrement de choses graves, sans rien diminuer de leur gravité. Toujours, enfin, c’est la femme de bonne compagnie à son aise avec tout, avec ce qu’elle aime comme avec ce qu’elle respecte et qui même se permet de l’être avec Dieu !

Ni toute cette malheureuse et vaine littérature qu’elle avait d’abord absorbée avec une voracité d’engoulevent, dans le temps où elle avait ses trois professeurs allemands à la suite qui la chargeaient de notions inutiles ou de connaissances ridicules, comme on charge de poudre, à l’en faire crever, une pauvre pièce d’artillerie, ni le grand amour de Dieu qui l’atteignit plus tard, cette mâle passion des âmes fortifiées, ne purent lui faire perdre le sexe de ses facultés qui ne furent jamais, Dieu en soit béni ! que des facultés de femme, rien de plus, mais n’est-ce pas assez ?…

Il faut être voué au lieu commun pour répéter, à propos de Swetchine, la phrase immémoriale au double grelot que les sots ne manquent jamais, quand l’occasion s’en présente, de faire tinter dans le vide : « Homme par l’esprit, elle resta toujours femme par le cœur. » Non, le cœur et l’esprit étaient trop spirituels chez Mme Swetchine pour faire cette antithèse de rhétorique si peu imprévue…

Dans les pages que l’on a réunies et qui se sont détachées de sa pensée comme des fruits longs à mûrir, mais mûris enfin, et comme elle l’a dit : « venus sous la neige », car dans Mme Swetchine c’est encore moins la femme que la vieille femme qu’on doit adorer, eh ! bien, dans ces pages que le pédantisme peut appeler des œuvres, mais qui n’en sont pas, il n’y a que pensées de femme, sensations de femme, expérience de femme, mélancolie de femme à travers ses gaietés… de femme ! et sur toute la ligne et dans toutes ces lignes le sexe a triomphé ! Jolies têtes d’épingle noire, d’or ou d’ambre ; fines pointes d’aiguille, mailles d’un tricot perdues et rattrapées, Dieu sait avec quel mouvement languissant ou rapide, toutes ces observations sont femmes.

Ce n’est pas très fort, mais que c’est charmant, délicat, transparent, et, si l’on veut, de transparence imperceptible ! En effet, la pensée parfois s’évapore à force de se raréfier dans tout cela, mais c’est toujours dans une pureté de ciel, c’est dans un genre de bleu que je n’ai vu que là, et ce n’est pas le bas-bleuisme !

Ainsi Mme Swetchine, si j’osais, moi, la caractériser, ne serait guère plus que le type de la femme restée femme malgré les milieux et les éducations qui auraient dû la faire grimacer. Oui, c’est le type de la femme et particulièrement de la vieille femme, mais sur un double fond idéal, rarement uni, de monde et de sainteté ! C’est la vieille femme dans sa magnifique et délicieuse acception d’autrefois, car nous n’avons plus maintenant que des femmes vieilles, qui veulent paraître jeunes toujours …

Avant d’être vieille tout à fait, elle avait pu être une femme aimable, imposante ou charmante comme beaucoup de femmes charmantes, imposantes ou aimables, mais sa supériorité n’a daté nettement que de sa vieillesse. Seulement, vieille même, et avec les acquisitions et les grâces tardives de ce nouvel état, elle ne fut pas uniquement, de par la vieillesse, cette personne et ce charme si à part que l’on appelait madame Swetchine ! Il fallut qu’il s’y ajoutât quelque chose ; et ce quelque chose ne fut pas non plus la dévotion, la dévotion ordinaire aux vieilles femmes dévotes, dont je n’ai pas, du reste, à dire du mal, car je les ai toujours aimées…

Il faut bien l’avouer, cette dévotion-là, ne fût-elle pas pédante ou pincée, a une discrétion qui baisse ses coiffes, même sur le front d’une Mme de Maintenon, tandis que la piété de Mme Swetchine ne baisse pas les siennes, car elle n’a pas de coiffes ; elle a le front tout nu, sous ses cheveux blancs et dans ses rides, comme il convient à une vieille femme, heureuse d’être, par la vieillesse, devenue une voisine de Dieu !

C’est ce sentiment du voisinage de Dieu qui a inspiré à Mme Swetchine d’admirables pages consolatrices sur la vieillesse, qui mettent mieux que de la charpie, mais un dictame, sur le mal cruel d’être vieux. Chirurgienne d’abord, elle a un courage d’analyse qui a dû affreusement lui coûter, car sur le tranchant de son scalpel ont dû couler, mêlés, le sang de l’amour-propre et celui de l’autre amour ; mais comme la Sœur de Charité, vite, y succède ! la Sœur de Charité des vieillards, qui leur fait aimer leur vieillesse comme ils aimèrent leur jeunesse autrefois, et qui sait même la leur faire préférer !

Ah ! le vieux moralisme païen est vaincu ! Cicéron et Sénèque et tous les autres, avec leurs Traités sur la vieillesse, orgueilleux et impuissants, qui, quand on les a lus, ne rendent que plus folles les âmes ardentes, les voilà effacés par quelques mots, écrits au crayon, sur son papier à papillotes, par une main de vieille femme, qui, ce soir-là, peut-être encore avait la goutte ! Hippocrate aussi est vaincu par cette souveraine ordonnance contre le plus grand mal de la vie et qui le guérit par un miracle. On y croit, à ce miracle étrange, — consoler d’être vieux, — plus étonnant que la résurrection des morts, parce que celle qui l’annonce a sur ses lèvres guéries l’onction divine qui y fait croire ; parce que, thaumaturge, elle est elle-même le miracle, avant de l’accomplir sur vous !!!

III §

Je n’hésite point à l’affirmer, c’est ce fragment sur la vieillesse (je n’écrirai jamais ce mot pédantesque de Traité, à propos des échappements de cœur de Mme Swetchine), c’est ce fragment que je préfère, lui, à tout dans ce livre, qu’on a fait pour elle, avec ces petits morceaux de papier qu’elle jetait dans sa corbeille, comme des chiffons de plus ! Je connais un théologien mystique qui, autrefois, fut un poëte et qui l’est resté pour mettre encore cela dans l’encensoir d’or qu’il a allumé devant Dieu, et qui préfère, lui, le fragment sur la Résignation ; mais moi, non ! Peut-être est-ce parce que je suis plus près d’être vieux que d’être résigné…

J’avoue cependant que c’est là un morceau d’une rare beauté et d’une éloquence bien pénétrante. La plus chère vertu de Mme Swetchine, de cette femme si femme, c’est la résignation, cette force de la faiblesse. Il y en a jusque dans sa gaieté, cette gaieté que j’ai dit qu’elle avait introduite dans la foi. Tout ce qu’elle a écrit sur la plupart des sujets même mondains qui ont occupé sa pensée, sue cette sueur d’un sang apaisé qui coule doucement sans se révolter contre les blessures d’où elle tomber. Elle avait beaucoup souffert, et quoiqu’elle n’ait pas éventé ses douleurs dans des phrases qui soulagent parfois, on le voit, on le sent. Les pleurs essuyés, on voit encore longtemps, après qu’on a pleuré, qu’il a passé par là des larmes !

Faite pour être mère, elle ne l’avait point été. C’est encore une manière de perdre un enfant que de n’en pas avoir, et il avait fallu se résigner à ne voir jamais, dans sa vie, de berceau sur lequel on puisse sourire, ce qui équivaut pour une âme de femme à une tombe sur laquelle on doit, hélas ! pleurer toujours ! Il n’est donc pas étonnant que cette vertu nécessaire et bientôt préférée de la résignation ait porté à Mme Swetchine et à sa pensée le bonheur que porte toujours une vertu à qui la pratique et s’en parfume, et il n’est pas étonnant non plus que la charité de cette adorable femme, ait fait de ce parfum, employé longtemps, un baume sauveur pour les âmes éprouvées comme elle !

C’est en effet le seul but auquel elle ait pu viser, si elle en eut un, en traçant sans prétention et à la hâte ces choses aujourd’hui recueillies et qu’il faut conserver. Mme Swetchine, qui n’est pas auteur, — qui en a un jour couru le danger, mais qui y a échappé par cette conversion qui la jeta dans le grand sérieux de la vie et qu’elle n’a jamais racontée (trait caractéristique de la discrétion sur elle-même de cette sympathique femme du monde), Mme Swetchine, ne peut avoir eu que deux buts en écrivant sa pensée : — ou la fixer mieux en la parlant, pour la connaître et lui donner sa forme, pour qu’elle cessât d’être une rêverie et fût bien une pensée, — ou entrer par là dans la pratique morale, dans le conseil, dans le soulagement.

Je l’ai appelée la Sœur de Charité de la vieillesse, et je pourrais dire de toute douleur… Mais ce ne serait pas assez encore. Elle sait guérir, mais elle peut diriger. Théologienne, à sa manière, par le fait d’une intuition surnaturelle qu’elle devait probablement à la prière, si puissante quand elle est bien faite, elle a partout, dans ce qu’on a pu sauver de ses délicieuses griffonneries, une pureté d’orthodoxie pour le moins égale à son exquise pureté de cœur.

Et qu’on me le pardonne, je n’ai pas écrit ce mot de griffonneries sans dessein. En en risquant l’impertinence, j’ai voulu une dernière fois mettre à mes pieds tout ce qui rappellerait la littérature, alors que je parle d’une femme qui avait fini par mettre cette littérature aimée, sous les siens. Elle a dit quelque part : « Il y a des esprits qui font comme les dames chinoises. Ils s’estropient par coquetterie. » Elle, se serait-elle estropiée, si elle fût devenue littéraire ? L’était-elle, de vocation profonde ? L’expression, qu’elle a parfois très belle, et qu’elle ajoute au piquant ou à la force de l’observation quand l’observation la darde ou la secoue, suffit-elle pour faire croire à un talent littéraire, n’existant plus par petites places, mais organisé, articulé, vivant ?…

Il y avait naturellement, en Mme Swetchine, bien avant que le Catholicisme la prît pour lui baptiser le cerveau dans sa nappe de lumière, il y avait dans cette tête, au visage un peu kalmouck, une régularité de raison qui démentait l’angle facial, et dans l’imagination de cette Russe, quelque chose de doux et de savoureusement sage que n’ont pas d’ordinaire ses compatriotes, l’opposé de leurs neiges, dont J. de Maistre nous a dit : « Qu’ils feraient sauter en l’air les citadelles, si on les bâtissait sur leurs désirs ! »

De cette raison, de cette sagesse, de cette harmonie spontanée qui furent tout de suite Mme Swetchine, y avait-il de quoi faire un jour cette nuée électrique d’une âme d’artiste, qui parfois lance de si folles foudres ?… Pour mon compte, je ne le crois pas. Mais qu’importe ! Sainte devait Dieu, ce qui n’est pas douteux, si elle n’est pas absolument UNE Sainte devant les hommes, elle ne fut guère pourtant séparée de cette sainteté absolue que par l’épaisseur de sa douillette de femme du monde, et encore nous ne savons pas si, derrière la soie, il n’y avait pas le cilice. Franchement, quand une femme, pendant vingt ans, a été cela, il n’importe guère de savoir si elle eût réussi peu ou prou dans la littérature : elle a réussi devant Dieu !

Chapitre XIV.
L’auteur de Robert Emmet15 §

I §

L’auteur de Robert Emmet !… Mon Dieu ! qui cela pourrait-il être ?…

Robert Emmet est publié depuis 1858, et cela n’a guère fait plus de bruit que si cela avait été publié dans le fond d’une cave. N’importe, du reste ! J’aime l’obscurité. Les absurdes gloires qu’on nous fait en quatre jours avec les trompes (et les tromperies !) des journaux, me font trouver l’obscurité une chose charmante, — comme un bandeau noir sur des cheveux blonds. Seulement, il faut que les cheveux soient très blonds et que le talent ait l’éclat de l’or, dans son ombre. Le talent de l’auteur de Robert Emmet a-t-il cet éclat ? Voilà la question. Et qu’est-ce que ce Robert Emmet lui-même, le héros de cette histoire qui porte son nom ?… C’est ce pauvre garçonnet irlandais de vingt-trois ans qui, en 1803 (si on se le rappelle), voulut s’insurger et insurger son pays contre la puissante. Angleterre, et qui se brisa contre elle, comme une pomme cuite qui s’écarbouillerait contre un mur. Ce jeune niais éloquent, car il y en a d’éloquents, des niais ! ne trouva derrière lui, au jour de l’action, que cinquante personnes qui prirent la fuite devant les Habits Rouges et le laissèrent pendre haut et court. Au fond, une triste page de l’histoire d’Irlande ! Cette page, qu’il vaudrait mieux oublier que reproduire, sinon pour Emmet, qui mourut bravement, au moins pour l’Irlande qui le laissa tuer, une femme (car c’est une femme que l’auteur de Robert Emmet) a eu la fantaisie de l’écrire ; et vraiment on se demande pourquoi, à moins que ce ne soit parce qu’il y a une autre femme dans cette histoire. Si Robert Emmet n’avait pas aimé Mlle Curran, aurions-nous eu ce. Robert Emmet de 1858 ?… Aujourd’hui, la femme qui l’a écrit, nous donne deux autres ouvrages : la Jeunesse de lord Byron et les Dernières Années de lord Byron, et elle ne les signe pas de son vrai nom. Si Robert Emmet était un chef-d’œuvre, je le comprendrais, mais c’est à peine une œuvre. C’est une dilution des journaux du temps dans un verre d’eau, incolore, insipide et gonflant comme tous les verres d’eau du monde. Cette insignifiance, que je veux bien par politesse ne pas appeler une platitude, l’autorise-t-elle à signer tout ce qu’elle écrira désormais comme d’un titre l’auteur de Robert Emmet… ? Vanité d’auteur qui se met coquettement, pour être mieux remarquée, derrière un livre qu’elle croit sa gloire, et qui n’est qu’une obscurité par-dessus une autre obscurité, — ce qui fait deux !

Mais c’est là de la coquetterie et du mystère inutiles. Par ce temps de publicité effrénée, les masques ne masquent plus rien. Ils sont percés à jour. S’il me plaisait de vous dire le nom de l’auteur de Robert Emmet, je vous le dirais : mais il ne me plaît pas. Je ne le dirai point, et c’est le meilleur tour à jouer peut-être à cette vanité de Galatée littéraire, qui fuit derrière les saules de ses livres pour être mieux vue… Elle les croit des flambeaux ! Elle ne se nomme point, je ne la nommerai pas et ce sera sa pénitence. Ah ! tu l’as voulu, Georgette Dandinette ! Qu’il suffise aujourd’hui de savoir que c’est une femme, une chausse bleue comme Mme de Blocqueville, dont je vais parler après elle, et qui, elle, s’est nommée à son premier livre, car les femmes ont mis la hardiesse, à la place de la pudeur, dans leur envahissement de la littérature.

Ainsi, en critique, depuis quelque temps et de plus en plus, le vent est aux femmes, et peut-être, ici, trouveront-elles qu’il n’est pas très doux… J’en suis désespéré pour ces dames, mais aussi pourquoi publient-elles… Pourquoi viennent-elles presque fièrement se placer sous le tranchant de la Critique, si c’est pour lui crier dès qu’elle les effleure : « On ne touche pas à la reine ! » Ah ! s’il y avait une reine en littérature, certainement qu’on n’y toucherait pas ! ou si on y touchait, ce serait pour lui baiser la main, signe d’hommage ! Mais quand c’est pour les femmes surtout que les Lettres sont une république, quand rien ou presque rien ne les distingue entre elles, quand elles ont l’égalité devant la loi de leur sexe, qui est d’imiter toujours quelqu’un, lorsqu’elles écrivent ; de refléter la lumière d’un autre, d’ajouter enfin aux bavardages connus, cette boule de neige qui s’entasse si vite et se fond si lentement dans toutes les littératures ; il ne serait pas permis de signalera lumière empruntée de tous ces caméléons et de couper un peu le sifflet à quelques-uns de ces perroquets ! Rappelez-vous donc ces vers d’un bon sens immortel ;

Et qui diantre les pousse à se faire imprimer ?
…………………………………………………
Si on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre
Ce n’est qu’au malheureux qui travaille pour vivre,

Quant aux malheureuses, s’il y en a, l’Académie, ne le sait-on pas ? a des prix de pitié pour elles, qui font concurrence à ses prix de vertu… Mais lorsque des femmes du monde, et du plus grand, investies de tous les avantages de la vie, de la naissance, de la richesse et quelquefois de la beauté, qui ont des salons pour y être charmantes, des familles pour y être vertueuses, se détournent assez d’elles-mêmes et de leur véritable destinée pour vouloir être littéraires comme des hommes et prétendent ajouter la gloriole de la ponte des livres à l’honneur d’avoir des enfants, la Critique n’est-elle pas en droit de les traiter comme les hommes qu’elles veulent être, sans crainte de passer pour brutale, ainsi que le fut un jour l’empereur Napoléon avec Mme de Staël ? L’empereur préférait les enfants aux livres. Il avait besoin de conscrits ! Mais la littérature n’en a pas besoin, elle. Il y en a toujours assez, de conscrits, en littérature, et qui ne deviennent jamais maréchaux. Mais ce qu’elle n’a pas, comme au temps de Mme de Staël, et ce qu’elle accepterait très bien, s’il en pleuvait, ce serait des femmes de génie qui vaudraient mieux, à elles seules, que toute une famille… même la leur !

Et n’y a-t-il pas, du reste, une femme comme cela dans la famille de l’auteur de Robert Emmet ? Cette glorieuse descendance a eu probablement son ivresse… Pour peu qu’on ait du même sang et de la même chair, on se croit un peu du même esprit. Parce qu’on a eu une adorable et admirable grand’mère, qui s’est peinte en pied dans un tableau qui s’appelle Corinne, on veut se montrer la petite-fille de cette grand’mère, fût-ce en miniature. On s’imagine que noblesse oblige jusque-là et on Corinnise modestement, le mieux qu’on peut, dans des livres ou l’on se meurt d’envie de prouver de qui on descend, par un petit air de famille. Malheureusement, il n’y en a pas ici. Dans l’impossibilité de créer des romans comme Delphine et Corinne, qui sont des études superbes de passion et de société, on se rabat sur l’histoire et sur la critique ; et parce que Mme de Staël a jugé Gœthe et Schiller, et toute l’Allemagne intellectuelle de son époque, en l’inventant, il est vrai, plus qu’en la voyant telle qu’elle fut, l’auteur de Robert Emmet, qui n’a pas une pareille envergure de plume, se croit de la plus pieuse modestie filiale, en condescendant à un sujet moins vaste et moins ambitieux et en nous racontant Lord Byron.

II §

Mais sa modestie filiale l’a trompée. Lord Byron, à lui seul, vaut tous les poëtes et les philosophes allemands que Mme de Staël a jaugés d’une main trop protectrice et trop caressante dans ce livre de l’Allemagne, où il n’y a que ce qui n’est pas l’Allemagne qui soit beau ! Lord Byron, à lui seul, l’emporte, en intérêt littéraire et surtout en intérêt de nature humaine, sur tous ces Allemands sans passion ardente et profonde et qui n’ont de nature humaine que dans le cerveau… La vie de ce grand poëte, qui s’est élevé jusqu’au grand homme, est autre chose que celle de ces travailleurs en rêveries dont l’existence ressemble à une table des matières de leurs œuvres, dans laquelle elle tient… Pour tout homme, pour tout être si heureusement et si puissamment organisé qu’il soit, la vie de Byron est un sujet de critique et de biographie de la plus redoutable magnificence ; car Byron fut comme le plexus solaire du xixe siècle, et tous les nerfs de la société moderne, cette terrible nerveuse, aboutissent à lui… Toucher à cet homme central, magnétique et vibrant, qui mit en vibration son époque, c’est toucher à l’époque entière… Jusqu’ici, ceux qui y ont touché s’y sont morfondus. Quoi d’étonnant ? Que pouvait-on faire après Byron lui-même, mutilé comme la Vénus de Milo, dans ses Mémoires à Thomas Moore ? Galt a essayé, mais il n’y a dans sa Vie de Byron que le sérieux d’une conscience, en face d’un pareil sujet. Je connais un homme du talent le plus pénétrant et le plus robuste qui, de désespoir, y a renoncé. Mme de Staël, qui avait vécu avec lord Byron, aurait-elle osé ?… Toujours est-il qu’elle ne nous a donné sur le grand et douloureux poëte que des mots qui passent dans ses œuvres à elle, comme des éclairs. Cette femme, qui n’était pas un bas-bleu, quoiqu’elle ait écrit, cette femme qui heureusement pour elle n’était qu’une femme et non pas un homme, comme le disaient les hommes, lesquels en disant cette sottise, croyaient lui faire un compliment, et à eux aussi, cette vraie femme de Mme de Staël, d’un cœur si passionné et si sincère et d’une sagacité si enflammée, est morte sans avoir révélé tout ce qu’elle avait, sans doute, vu dans l’âme et dans l’esprit de lord Byron. Le génie a de ces embarras avec le génie. Mais ce qui n’est point le génie n’en a pas. Avec un sans-façon charmant et une admiration presque impertinente de familiarité, l’auteur de Robert Emmet met sa petite main blanche sur cet effrayant sujet de lord Byron que lui a laissé sa grand’mère, mais sans le lui léguer. « J’ai toujours eu un faible pour lord Byron », dit-elle dans son livre. Elle a raison. Ce n’est pas une force, et elle va tout à l’heure nous le prouver !

Son livre, en effet, est comme ce qu’elle éprouve. C’est un faible. Rien de plus faible, et faible est bien le mot : il n’est que cela. Il n’est pas mal pensé ; il n’est pas mal écrit ; il n’est point déclamatoire ; il n’est point ridicule ; il n’a ni la fausse poésie, ni le faux enthousiasme, ni la fausse profondeur. Non, il est faible tout simplement. Il est débile, anémique, inerme, sans style personnel, sans pensée nouvelle, correct et coulant (et déjà coulé !), très convenable en tout point, mais la faiblesse dans la convenance, et c’est à cette nuance qu’il faut s’arrêter. Ôtez les vers de lord Byron qu’à chaque page on cite ; ôtez les fragments des Mémoires de lord Byron qu’on y ajoute ; ôtez les faits connus et trimbalés partout sur ce génie, déjà légendaire ; ôtez enfin tout ce qui n’est pas de l’auteur de Robert Emmet, et il ne restera rien et ce sera son livre ! C’est une copie de tout ce que nous avons lu jamais sur lord Byron. C’est parfaitement exact, mais c’est un peu impudent, un peu effronté, ne trouvez-vous pas ?… Car une copie, si proprement faite qu’elle soit, n’est pas un livre. C’est éternellement une copie. Celle-ci est multiple. Elle est pentagone, hexagone, octogone, polygone ; elle a dix et cent côtés. C’est un amoncellement de copies. C’est un habit d’arlequin de copies ! Il s’y trouve de la copie Villemain, de la copie Sainte-Beuve, de la copie Sand, de la copie Taine, de la copie Rémusat, de la copie Tocqueville, de la copie Ampère, dit l’Aimable ! Mais l’aimable, c’est encore l’auteur qui cite tout ce monde pour se faire un livre. Aimable surtout pour elle… Comme les femmes révèlent ce qu’elles sont par leurs admirations, de même qu’elles se perdent par leurs amitiés, nous pouvons juger l’auteur de Robert Emmet par les siennes. Elle adore Villemain. C’est son idéal. Elle ne conçoit rien de mieux que Villemain sur Byron, Villemain qui a fait de l’épithète d’homme de goût qu’on lui a tant donnée, une injure ! Villemain capable de juger Byron à peu près comme il a jugé Cromwell et Grégoire VII ! Villemain, cette absence d’âme, pour juger l’âme la plus orageuse qui ait jamais secoué un homme ! Et après Villemain, c’est Sainte-Beuve, non pas seulement, sur Byron, mais sur tout, le Sainte-Beuve qui plaît aux femmes, parce qu’il est fin et faux comme elles, fin de la finesse de leurs aiguilles et de leurs épingles, sans plus de largeur et de longueur ! Je ne saurais pas qui elle est, l’auteur de Robert Emmet, et elle n’aimerait que Villemain, je ne serais pas bien sûr qu’elle fût une femme, car Villemain a le pédantisme sec que les femmes doivent détester, — il est vrai que celle-ci est de race doctrinaire, — mais l’amour de Sainte-Beuve m’aurait fait reconnaître la femme si, malgré la faiblesse du livre et ce bariolage d’opinions avec lesquelles les femmes font un livre comme elles font des tapis avec des petits morceaux d’étoffes de diverses couleurs, j’avais pu, une minute, en douter !

III §

C’est donc une femme, mais, hélas ! littéraire ; mais, hélas ! bleuie par ce fameux canapé doctrinaire qui était bleu, sur lequel, toute petite, on l’a couchée et qui a désagréablement déteint sur elle, — sur ce qu’elle avait naturellement de rose et de frais. Ses doigts de femme, que j’imagine charmants, ont la tache d’encre comme les doigts de Rosine, mais Rosine l’avait attrapée, cette vilaine petite tache, en écrivant à Almaviva, — une vraie occupation de femme ! — tandis que l’auteur de Robert Emmet s’est barbouillée en écrivant des livres graves pour ce public de Bartholo, qui ne les lira pas ou qui dormira en les lisant ! Jolie peut-être autant que Rosine, qui faisait probablement des fautes d’orthographe dans ses billets doux et qui en faisait certainement une, en conduite, quand elle les jetait par la fenêtre, l’auteur de Robert Emmet n’en fait ni dans ses livres, ni nulle part Pour en faire, elle est trop instruite, elle a été trop bien élevée, elle est trop précieusement correcte. À cela près de l’orthographe religieuse qu’elle a un peu trop étudiée dans ce mauvais livre suisse du Vicaire savoyard, qui est son curé, elle sait tous les genres d’orthographes, et l’orthographe littéraire et l’orthographe philosophique, cette vertueuse et prude femme en littérature, qui a étudié ses auteurs jusqu’en leurs virgules et leurs points.

Et par exemple, elle sait Villemain, en particulier, le grammairien Villemain, comme chez les Femmes savantes on savait le grammairien Vaugelas. Bélise de cette maison, mais qui n’a pas vieilli fille, comme l’autre Bélise, elle est devenue une madame Philaminte de haut parage qui a dégourdi son mari Chrysale, lui a appris Villemain, l’a voué à la littérature et l’a fait académicien, en attendant qu’elle devienne académicienne à son tour ! Il est certain que si elle eût moins su, elle aurait moins cité, qu’elle eût été obligée de penser par elle-même, ne tirer un livre de sa propre tête… et, si elle n’avait pu, de se taire. Profit pour nous, dans les deux cas ! Et en effet, cet éternel ruminement sur Lord Byron d’une mémoire qui a deux estomacs et, qui remâche tout ce qu’elle a avalé, finit par être terriblement impatientant… On s’attend toujours, en ces Premières et Dernières Années de lord Byron, à une notion inconnue qui va paraître, à un aperçu, si petit qu’il soit, qui va jaillir et rien ne vient ! Elle est pourtant allée en Angleterre dans l’intérêt de ces deux volumes, mais elle n’en a rien rapporté… Elle a beau citer les plus splendides vers de lord Byron, à toutes places, pour nous empêcher de fermer le livre et de la planter là, nous voyons mieux à ce soleil des vers de, Byron, qu’elle n’est que la lune de tout le monde. Ah ! que dirait le grand poëte qui a écrit sur les bleues de son pays tant de choses d’une moquerie et d’une justesse meurtrières, en voyant un bas-bleu le raconter, le traduire, l’interpréter, vouloir creuser dans son âme et dans son génie !… Lui qui n’était pas pédant comme Villemain ni tiré à quatre épingles comme un doctrinaire, lui qui s’est permis tant de jeux de mots dans son Don Juan, il dirait, ma foi ! qu’on l’a passé au bleu.

IV §

Mais il faut conclure et finir sur un livre qui ne prendra personne. Les Premières et Dernières Années de lord Byron, écrites en deux fois, — deux coups manqués ! — sont deux productions absolument vaines au double point de vue de la gloire de Byron et de la réputation de leur auteur. Elle peut continuer de s’appeler l’auteur de Robert Emmet tant qu’il lui plaira ! On ne soulèvera pas ce domino couleur de muraille pour voir ce qu’il y a dessous.

Lord Byron qui, comme quelques-uns de ses héros, est resté par bien des côtés un mystère, après ce livre, continuera d’en être un… Il semblait cependant qu’une femme, une nature de femme, ne devait pas être entièrement incapable de comprendre quelque chose à cette âme de lord Byron, à cette âme violente et douce, égoïste et magnanime, contradictoire comme toutes les femmes de la terre, et qui avait les deux sexes comme Tirésias. Seulement, pour y connaître et y comprendre, il fallait le tact, la sensibilité, la divination de la femme ; mais on n’a plus rien de tout cela, quand on s’est fourré dans un bas-bleu, cette gaine étranglante de toutes les facultés des femmes ! il fallait deviner Byron, ou du moins étudier l’homme sur l’homme, l’aller chercher sous ses œuvres mêmes et ne pas poursuivre son image dans des miroirs plus ou moins tremblants, plus ou moins infidèles où son spectre décomposé oscille toujours ! Il est vrai que l’auteur d’Emmet a dit que, pour elle, le dernier mot de Byron, — le dernier mot possible, définitif et suprême, — était le mot de Villemain ; alors pourquoi le sien, à elle ?… Évidemment il est de trop. Toujours est-il que, quel qu’il soit, c’est le mot des idées communes…

Ce problème curieux et si souvent posé, sans qu’on l’ait résolu, de la moralité de lord Byron, sortira de ce livre comme il y est entré, tout aussi problème que devant. Qui sait ? pour pénétrer ou seulement pour entrevoir un être aussi complexe, aussi désordonné, aussi mêlé de poussière et de lueurs d’étoiles que Byron, une autre femme aurait mieux valu que celle-là qui sait si bien toutes les orthographes de la vie. Seule, la femme, forte en orthographe de l’école doctrinaire, pouvait, à propos du mouvement d’imagination généreuse par lequel lord Byron fut emporté vers la Grèce, écrire, sans se déferrer, dans un style d’institutrice anglaise qui a lu Wilberforce, que Byron n’avait ni la foi d’un croisé (merci de me l’apprendre), ni l’ignorante ardeur d’un jeune homme, MAIS le sentiment d’un PHILANTHROPE SAGE et ÉCLAIRÉ ! Faut-il être philanthrope soi-même et éclairée pour faire de lord Byron un philanthrope, et sage encore !!! Ce n’était pas assez d’être philanthrope ! Je me trompais donc et je m’en aperçois à temps, lorsque je disais plus haut qu’il n’y avait pas, en ces deux volumes publiés sur Byron, une seule idée nouvelle. Il y a celle-là. Mais c’est la seule illustration et c’est aussi la seule gaieté à recueillir pour les gens qui aiment à s’amuser un peu, dans ce torrent de bavardages, de vocalises et d’échos qui sonnent creux sur une si grande mémoire… et qui finissent par ennuyer.

Il n’y a que les femmes pour juger les femmes, et surtout les roses pour juger les bleues. Je parlais, il y a quelques jours, des caquetages littéraires de ces deux volumes à une femme qui a des caquets plus aimables. « Ça n’est pas écrit avec une plume d’aigle, me dit-elle, mais avec une plume de pie, et de pie qui n’a plus ses deux yeux ! »

Chapitre XV.
Mme la Mise de Blocqueville16 §

I §

D’habitude, je ne vais pas volontiers, de ma propre impulsion, aux livres des femmes… Je suis si profondément convaincu de l’impossibilité absolue où elles sont de toucher à un grand nombre de sujets, qu’il faut, de deux choses l’une, pour que ma critique s’en occupe : qu’elles aient, à tort ou à raison, leur place, comme les pauvres enfants de Pascal, au soleil de la littérature, ou l’un de ces mérites qui tranchent tout et classent haut… Mme la marquise de Blocqueville, l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins, est-elle dans cette alternative ? Elle a déjà publié anonymement quatre livres et l’anonyme y est resté. Il pourrait rester encore sur celui-ci, n’était qu’impatientée d’obscurité, l’auteur a fini par se nommer. Ne dit-elle pas dans sa préface : « Le temps des guerriers à armures noires n’est plus… » et la Clorinde littéraire a levé sa visière. Elle a signé son livre, et le nom qu’elle a signé est un illustre nom. Mme de Blocqueville est une d’Eckmühl, — un nom tenu à la victoire ! La tient-elle ? Est-elle, dans l’ouvrage qu’elle publie, au niveau de son nom ? C’est ce qu’il va falloir dire. Toujours est-il qu’un pareil nom fraye sa voie au livre. Il lui met une étoile au front, comme la lanterne à la gondole qui passe. Image juste ! car, sans le nom, le livre, inaperçu, passerait.

C’est un livre qui, comme l’auteur, a des ancêtres. Je ne sais point l’âge de Mme Blocqueville, mais elle me fait l’effet d’avoir une bien longue lecture, et peut-être a-t-elle tué sous cette longue lecture quelque petite fleur d’originalité qui voulait naître. Mais, femme en tout (les femmes le sont, toujours), elle a été tyrannisée par les souvenirs de son esprit, comme on l’est par les souvenirs de son cœur. Dans son livre, Montaigne, qu’elle aime à l’adoration, cette ogresse de lectures, qui aime tant de choses ! Montaigne exerce une pression immense, et d’autres encore avec Montaigne ! La forme de l’ouvrage est évidemment prise aux Soirées de Saint-Pétersbourg, du grand comte de Maistre ; mais c’est surtout deux femmes, — deux femmes de ce temps, dont Mme de Blocqueville le plus immédiatement relève, Eugénie de Guérin et Mme Swetchine. Les succès de ces femmes ont dû l’empêcher de dormir… même sur ses lectures ! On sait si dans le monde de de Blocqueville, — dans le monde des salons — ces deux femmes sont devenues populaires. Eugénie de Guérin surtout, classique maintenant comme Mme de Sévigné, — car pour la première fois la Gloire, presque toujours aveugle quand elle est contemporaine, n’a pas fait sa bêtise ordinaire de préférer au diamant le strass, parce qu’il est plus gros. Eugénie de Guérin efface Mme Swetchine dès qu’on la met à côté, comme un brin de génie effacerait tout un paquet de talent, si le talent pouvait être jamais en paquet. Allez, croyez-le : pendant encore bien des années, comme le dirait Stendhal, les femmes tiquées d’écrire se grimeront devant leur glaces en Eugénie de Guérin, et se diront à chaque petite mine artistement exécutée : « Suis-je assez Eugénie comme cela !… » Tous les bas-bleus, et surtout les bas-bleus catholiques, ajusteront leurs bas azur sur le sien, quoiqu’elle n’en porte pas.

Et en effet, qu’on me passe le mot : Eugénie de Guérin est le talent le plus pieds nus de simplicité et d’ignorance que je connaisse, quoique Mme de Blocqueville qui, si elle n’a pas de talent en paquet, a bien des paquets de lecture dans le talent, l’accuse de prétention quelque part. Je me permettrai de contrarier légèrement sur ce point Mme la marquise. Eugénie de Guérin ressemble à ce portrait de sainte Germaine dans lequel on fait passer si gentiment et si chastement à la petite pastoure un ruisseau avec ses pieds nus… Elle n’a pas, en toute sa personne, la moindre nuance de bas-bleuisme. Elle n’avait rien lu que saint François de Sales (et c’était tant pis, car elle lui a pris de ses grâces mignardes) avant son arrivée à Paris. Là elle toucha à Chateaubriand et à Sainte-Beuve et s’en mit une goutte dans son verre d’eau claire, où depuis tombèrent des larmes qui firent reprendre au verre d’eau sa limpidité et sa clarté premières… Mme Swetchine, sans sa piété vraie et avec son éducation pédantesque, aurait été un bas-bleu de forte espèce, parfaitement caractérisé, et Mme de Blocqueville tient beaucoup plus d’elle que d’Eugénie de Guérin, sous le charme de laquelle elle se débat un peu, comme elle se débat, mais plus convulsivement, sous la puissance magique de cet enchanteur à poison qui s’appelle Henri Heine, et qui est le péché mignon de la haute Dévote de son livre, — la duchesse Eltha, qui pourrait bien, au fond, n’être qu’une marquise… Mme de Blocqueville a beau assurer dans sa préface, avec des airs oraculaires et mystérieux, qu’Eltha et Lucio, qui se font l’amour tout le temps du livre, ne sont pas des amants et qu’elle ne peut pas en dire davantage. Qui cherche trouve, ajoute-t-elle pour nous éloigner, en nous faisant chercher. Je ne chercherai point ; Quelque habiles que soient à costumer des poupées les petites filles grandies qu’on nomme des femmes, elles ne costument point d’abstraction ; et sous leur plume, je ne crois, moi, comme un beau diable, qu’à des portraits !

II §

Et pour ne parler que de celle-là, à qui l’Opinion, cette femelle, décerne actuellement le titre d’homme de génie, Mme George Sand, qui, dans sa Lélia, ayant voulu montrer des abstractions et des types revêtus d’une humanité agrandie, a glissé bien vite, de cette hauteur de conception et de résolution, dans cette fatalité des portraits, imposés, de par la nature, à la femme, laquelle ne pense guère que quand elle se souvient. Pour elle, quelque chose, c’est toujours quelqu’un. Est-ce que Lélia, aux yeux qui savaient voir, n’était pas Mme Sand elle-même, outrecuidamment idéalisée dans le bien comme dans le mal ? Est-ce que le poëte Sténio n’était pas Alfred de Musset peint avec une cruauté passionnée ? Est-ce que le prêtre Magnus n’était pas l’abbé de Lamennais, encore dans la tunique de Nessus de sa robe de prêtre ? Lamennais, dans lequel l’imagination de la femme qui le peignait allumait, sur les débris des croyances qui l’avaient fait si grand, la passion impie, qui arrache les âmes à leur Dieu ! Et Tremnor, malgré les galères dont il était revenu, et où celui qui posa pour Tremnor n’était jamais allé, est-ce qu’aussi, lui ! on ne le nommait pas ? Et même est-ce qu’on ne nommait pas plus bas encore la courtisane Pulchérie ?… Comme on le voit, tous modèles vivants et souvenirs personnels ! Et bien ! Mme de Blocqueville, qui n’a rien, — et je l’en félicite, — des idées et des sentiments de Mme Sand, n’a pas eu plus qu’elle la force qui lui a manqué. En différant d’elle, elle l’a imitée. Sa duchesse Eltha qui est une Lélia catholique et mystique ; son Lucio, qui est un Sténio sans débordement ; son critique Malesch, dont l’esprit a dévoré le cœur et qui est un Tremnor sans galère, ne sont pas certainement autre chose que des personnes de la connaissance de Mme de Blocqueville, des habitués de son salon, enchantés et peut-être fiers de se rencontrer dans son livre. Elles parlent, ces honnêtes personnes, comme les déshonnêtes personnes de Lélia, des mystères de l’âme, de la vie et de la destinée, dans des paysages, un palais et des clairs de lune trop sandesquement décrits, et quoiqu’elles ne disent pas les mêmes choses, elles les disent avec les mêmes attitudes emphatiques, le même bombast que dans Lélia et le même amphigouri de poésie fausse et de solennité.

Certes ! nous voilà bien loin des Soirées de Saint-Pétersbourg que Mme de Blocqueville, dans son titre, a osé rappeler ! Nous voilà bien loin de ces dialogues, supérieurs à ceux de Socrate dans Platon, de toute la supériorité du monde chrétien sur la sagesse antique, et de la langue philosophique la plus spirituelle dans tous les sens et la plus splendidement transparente qu’on ait jamais parlée aux hommes ! Mme de Blocqueville a fourré du jasmin dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, et elle a cru qu’elle cacherait ou parerait ainsi la tentative de prendre un titre et une forme littéraire que le génie a rendus inaliénables aux imitateurs qui traînent toujours derrière le génie ! Mais l’idéal amphigouri, car il est idéal, qui est le caractère spécial du livre de Mme de Blocqueville, dissimule bien mieux l’imitation que tous les jasmins de la terre, en pleine plate-bande, ou en pot, en fleurs ou en pommade ! On n’a pas d’idée de ces entêtantes Soirées au jasmin et à tous les genres de quintessences, si on n’a pas lu ou du moins essayé de lire ce livre inouï d’une femme qu’on peut donner comme la plus sublime Cathos de la préciosité mystique. Elle y parle un pathos et un ithos transcendants que les meilleures intentions n’éclaircissent pas… « Les amis, ces grands inutiles, dit-elle (que les siens saluent !), doivent servir à mettre au jour nos brumes intérieures… » Drôle de fonction pour l’amitié, mais qui peut devenir dangereuse ; car, dans le livre que voici, on ne voit plus goutte en tous ces brouillards qui sortent d’elle et auxquels ses amis, ses pauvres chers amis, servent, si commodément et avec tant d’abnégation, de soupape ! Mme de Blocqueville raffine tellement, que bientôt elle ne s’entend plus… « Le caprice et la fantaisie, — dit-elle encore, — fleurissent aux époques de décadence, d’une manière si furibonde qu’ils étouffent l’art sincère » Mais à part cette floraison furibonde qui est une manière de fleurir de la Villa des Jasmins, qu’y a-t-il donc de plus sincère que le caprice et la fantaisie, qui tuent l’art sincère ?… Et tout est de cette clarté et de cette logique dans un livre qui veut être éblouissant et qui n’est pas uniquement la purgation et l’expulsion secrètes des brumes intérieures devant les amis, mais une cassolette de parfums qui fument offerte somptueusement au public ! Le livre de Mme de Blocqueville a, en effet, des prétentions exorbitantes. Toutes les questions que roulent les penseurs qui n’en peuvent mais du xixe siècle, y sont abordées avec une hardiesse qui n’a d’égale que l’impuissance qui l’accompagne : car patauger dans les questions n’est pas les résoudre, même quand on ferait sauter l’écume très loin autour de soi et dans les yeux de ses lecteurs ! On trouve tout, hommes et choses du temps présent et du passé, dans ce livre qui semble un vomitorium de lectures indigérées et qui reviennent. On y agace toutes les guitares. On y flanque pêle-mêle le bonhomme Montaigne et son scepticisme ! et Henri Heine dont Mme de Blocqueville est l’Éloa, sans inconvénient et sans chute ! et Shakespeare, sur lequel chacun est enragé maintenant de dire son indispensable petit mot ! et la Religion, et l’Enthousiasme, et la Foi ! et la France en décadence ou en relevailles ! et le Spiritisme, et les mystères du, sommeil ! et les Voyages ! et la Liberté ! et Lacordaire « le grand Moine » ! et Alfred de Musset ! et Byron ! dont de Blocqueville se sent modestement la sœur ! et l’abbé Gaume ! et jusqu’à l’art chinois ! et enfin tous les prétextes à blaguer ! — comme diraient les réalistes avec leur satanée brutalité, mais qui, cette fois, rencontreraient juste ; car tout le long de son livre, j’en demande bien pardon à Mme de Blocqueville, l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins ne fait que cette vilaine chose-là !

III §

Ainsi un livre bâclé avec des livres, et phrasé comme de la musique, en des conversations sans interruption sans éclair, sans monosyllabe, où chacun des causeurs met dix minutes à dégorger son couplet de facture, voilà l’œuvre de de Blocqueville, laquelle a deux volumes de près de mille pages et qui n’est pas finie encore, bone Deus ! comme disait Beaumarchais. Il va en venir et nous n’avons qu’à bien nous tenir ! Le bas-bleuisme, professant et endoctrinant, n’a jamais monté sur son affût un canon Krupp de cette puissance de bavardage. Mme de Blocqueville est un Pic de la Mirandole et de la faribole en cornette, mais elle n’est pas piquante, et cela vaudrait mieux ! Elle passe toutes les thèses avec la même facilité. Les forts conversationnistes de ses Soirées, qui s’y donnent la réplique, prennent les questions par tous les bouts qu’elles ont et qu’elles n’ont pas. Il y a dans les mortels plaidoyers de son livre pour ou contre toutes choses, comme on dit : l’avocat de Dieu et l’avocat du diable, et ce n’est pas — pour une dévote, le cas est grave, — l’avocat du diable qui est le plus mauvais ! Dévote, je ne le lui reproche pas. J’ai toujours aimé passionnément les dévotes. Mais le catholicisme de celle-ci est, comme sa personne, un peu trop azuré. Je le connais, ce catholicisme. Au lieu de rudes moines, il veut des artistes chrétiens. Ce serait en effet moins rude. C’est ce catholicisme de trop de longueur de nez qui hume et flaire pour l’avenir le règne du Saint-Esprit sur la terre, pressenti déjà et annoncé par les Millénaires et tous les Mystiques dévoyés, qui n’ont en eux ni le Saint-Esprit, ni l’autre non plus ! C’est le catholicisme de Lacordaire qui fait sonner, comme le mulet ses sonnettes, des bourdes creuses de liberté, bobinant comme la chimère du siècle, dans le vide de tant d’esprits ! C’est enfin le catholicisme féminisé qui affirme « que l’humanité perdue par la femme se surlèvera par la femme », le dernier mot d’un catholicisme bas-bleu, qui sera peut-être une formelle hérésie demain ; car le bas-bleuisme, en définitive, n’est que la vanité de la femme en révolte contre l’homme et l’ordre religieux et hiérarchique du monde ! Telle est la délicieuse théologie au jasmin, plus parfumée et plus sentimentale qu’orthodoxe, d’une femme qui ne s’est pas faite dévote de peur de n’être rien, comme dit Voltaire, car elle était quelque chose, et qui aurait pu rester charmante, sans se compromettre, en n’écrivant pas « que la femme pense plus loin que l’homme », par la plaisante raison « qu’elle aime davantage » ! Eugénie de Guérin, dont Mme de Blocqueville se vante, à la première page de son livre, de s’être inspirée, Eugénie de Guérin qui, si elle revenait au monde, s’effrayerait, dans sa simplicité de cœur et de foi, du fatras auquel on la mêle, n’avait point de ces façons de penser sur le catholicisme que professent Mme la duchesse Eltha et Messieurs ses amis. Et Mme Swetchine, pas davantage ! Tout bas-bleu qu’elle fût de nature et d’étude, Mme Swetchine, nous l’avons vu, s’arrête à temps toujours, pour ne pas faire tomber son catholicisme dans la fondrière d’indigo où l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins a fini par noyer le sien !

Eh bien ! cela, pour moi, est bien pis que de n’avoir pas de talent. Mme de Blocqueville, qui fut belle, dit-on, — qui est grandement née, — qui est peut-être aimable dans son salon, — et je suis sûr qu’elle l’est, car il est impossible qu’on y parle comme dans sa Villa des Jasmins ; elle n’y aurait plus personne, — Mme de Blocqueville n’aurait pas du tout de talent littéraire qu’elle aurait dix raisons pour pouvoir très bien s’en passer ; et d’ailleurs, ce n’est pas un si grand malheur que de n’avoir point de talent, quand on sent le talent des autres ! Mais avec ou sans talent, du reste, être un bas-bleu, avoir toutes les affectations du bas-bleu, l’exorbitance insupportable de toutes les prétentions du bas-bleu, l’extravagance de l’orgueil et le pédantisme des connaissances du bas-bleu, entassées, comme des affiquets dans un sac à ouvrage, dans une pauvre mémoire qui en crève ; mais joindre à cet affreux bagage les frivolités de la femme, qui plaisent dans la femme et qui ne sont que des puérilités ridicules dans ce gonflement monstrueux du bas-bleu, voilà le mal ! Et il est grand ! Et tous les jours, il s’étend davantage ! Et la race entière des femmes en est menacée ! Et l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins en est atteinte ! Et elle doit en mourir, grâce par grâce, si elle n’en est morte déjà ! Lisez aujourd’hui le livre ambitieux qu’elle publie et dont elle n’a plus pudeur comme de ses autres livres, qu’elle ne signait pas, puisqu’elle signe celui-ci avec faste, et vous y verrez tous les caractères de cette folle vanité du bas-bleuisme que je viens de vous énumérer ! Vous verrez ce que l’affectation, les prétentions, l’orgueil, la visée au génie et à l’âme ont fait des idées et du style d’une femme, d’esprit probablement, au début ; qui eut bien peut-être une heure de simplicité et d’abandon dans toute sa vie ; qui sut sans aucun doute, comme les autres femmes de son monde, tourner joliment un billet, mais qui n’a plus le moindre gracieux monosyllabe à son service et qui ne parle plus qu’avec des phrases en tire-bouchon ou en queue de comète ! Et ne croyez pas que je ris ! Ne croyez pas que je vous fais là une phrase vaine ! Non ! la queue de comète est une vérité. L’idéal de Mme de Blocqueville, la duchesse Eltha, est une comète. Elle a l’imprévu des comètes. Elle ne sait pas, comme elle désirerait le savoir, les liens d’entre elle et les comètes ; mais, sentant au fond d’elle-même son identité de comète, elle est curieuse de les savoir, cette curieuse comète. Elle s’obstine à vouloir pénétrer le secret des comètes, elle veut s’élancer jusqu’aux comètes, et scrupule religieux très étonnant dans une comète ! elle tremble pour son salut, dit-elle, quand elle songe à quel point elle est une grande et hardie Voluptueuse intellectuelle, lorsqu’elle regarde les comètes !!! Toutes ces vésanies resplendissantes que je vous transcris, toutes ces hautes bêtises qui, dans l’ordre des bêtises, sont de vraies bêtises, comètes et à queue de comètes, se trouvent à la page 277 du livre de Mme de Blocqueville et vous pouvez y aller voir ! Vous pouvez, pour vous en divertir ou vous en attrister, y aller regarder ce que le bas-bleuisme peut faire d’une femme qui fut spirituelle, et Parisienne et du faubourg Saint-Germain, et qui se moque bien de tout cela, maintenant que la voilà passée comète et, dans son ascension à travers les astres, ne touchant plus à cette misérable terre que par l’extrémité de ses peignoirs !

IV §

Car elle a des peignoirs, cette comète ! Surprise dans un livre grave ! L’auriez-vous cru ? Ô futilité ! Dans ces Soirées de la villa des Jasmins, les peignoirs jouent un rôle immense. Nous y faisons un cours de peignoirs par-dessus tous les autres cours de métaphysico-religioso-scientifico-galimatias que nous sommes obligés d’y faire. La duchesse Eltha, le fulgurant bas-bleu, qui s’appelle aussi Lucifera — diable de bon nom pour une comète ! — la duchesse Eltha ne se contente pas de sa queue céleste et à poste fixe de comète : elle y ajoute les traînes de la terre. La coquette et la modiste qui sont dans toute femme, c’est-à-dire la femme vraie, qui remonte toujours à la surface dans le bas-bleu, a gardé, malgré son mystique amour pour les choses sidérales et immortelles, le goût incorrigible (heureusement !) des dentelles fragiles, des mousselines légères, des volants extravagants et périssables et surtout des peignoirs qu’elle exhibe en grand nombre dans ces Soirées de la villa des Jasmins, quoique les peignoirs ne soient pas une mise de soirée. Qui sait ? pour cette forte tête, virilisée encore par l’étude et par la réflexion, le peignoir a peut-être une poésie cachée, et pense-t-elle qu’il lui donne l’air plus prêtresse, plus prophétesse et plus Muse ?… Toujours est-il qu’elle en déballe et qu’elle en étale une collection superbe :

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales !
Ce ne sont que peignoirs !

Il y en a de toute espèce. Il y en a qui « l’enveloppent comme un nuage de gaze orientale ». Il y en a « de gaze lilas, brodés de fleurs de jasmins blancs, accompagnés d’un voile de dentelles blanches sur la tête », pour les jours « d’agitation languissante ». Il y en a « d’amples et de traînants, de mousseline, à petites étoiles d’or avec un voile pareil retenu à un cercle d’or par de petits scarabées de turquoises pour les jours où l’on se sent fée. » Il y en a de plusieurs gris et de dentelles blanches pour les jours où l’on n’est plus « qu’une ombre ». Il y en a de « couleur de soleil », comme la robe de Peau d’Âne, mais sans la peau ; il y en a « de tulle noir, de mousseline, avec le burnous par-dessus la taille ». (Mais ici il y a une lacune. La couleur des burnous est oubliée !) Il y en a de « bleu pâle avec mantilles de dentelles — de jaunes ». (Mais une lacune encore. De quel jaune ?… On compte dix-huit espèces de jaunes différents, dit Haller le naturaliste poëte.) Et même il y en a un de feuillages, quand Eltha, écartant les branches d’un bosquet, passe « son pâle visage » dans cette cape de verdure, — par parenthèse une jolie variété de peignoir !

Hein ? qu’en dites-vous ?… Je les ai tous comptés, ces peignoirs ! et vous ne vous doutez pas du plaisir que j’ai à vous les décrire. Vous ne savez pas combien cela me rafraîchit agréablement le sang échauffé par cette terrible lecture des Soirées de cette asphyxiante Villa des Jasmins ! Combien cela ramène délicieusement sur la terre du fond du monde stellaire, des météores et des comètes, et dans les détails intimes et négligés des chambres à coucher ! D’ailleurs, règle absolue pour moi : quand je suis devant un bas-bleu, j’ai honte d’être l’homme qu’il veut être, et je me sens devenir la femme qu’il n’est plus. Nous nous transposons. Et pendant que cet endiablé bas-bleu disserte majestueusement sur Spinosa ou sur Marc-Aurèle, ma pensée passe des jupes et il me trotte dans la tête des peignoirs, bien supérieurs encore à ceux que Mme de Blocqueville a mis dans ses livres, comme un petit regain de la femme échappé au bas-bleu. Les hommes qui liront comme moi Mme de Blocqueville partageront-ils cette sensation étrange ?… Auront-ils comme moi envie d’être femme pour ne pas ressembler au monsieur que tout bas-bleu veut être ?… Les femmes, en voyant tant de grimaces d’esprit enlaidissantes, tant de disgrâce voulue, tant de recherche et de gaucherie, en seront-elles plus femmes et garderont-elles leur second charmant petit sexe contre ce troisième grand sexe du bas-bleu, qui a toujours manqué le premier ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais et ce que je puis garantir, c’est l’ennui, pour hommes et pour femmes, qui tombera sur tout le monde comme une avalanche, de ces deux accablants volumes ; c’est l’horreur qu’on va prendre dans ce crachoir des lectures de toute une vie de bas-bleu, retourné et renversé sur nos têtes, et dont on voudra se laver et s’essuyer au plus vite, n’importe où ! mon Dieu ! n’importe où ! n’importe dans quels livres ; mais, au moins, dans des livres que des femmes n’auront pas faits !

Chapitre XVI.
Mme de Saman17 §

I. §

Si après renseignement préalable, quelqu’un, — n’importe qui, — avait osé publier sur Mme de Saman, qui n’a pas, je crois, toujours porté ce nom-là en littérature, le livre qu’elle vient de publier sur elle et eût dit à la troisième personne ce qu’elle dit, elle, à la première, à quel effroyable procès en diffamation ne serait-il pas exposé ? Quel livre, en effet, de plus cruelle diffamation contre elle que ce livre qui la diffame dans sa révoltante sincérité ? Quelle plus flagrante violation du respect que l’on doit à, la vie privée que celle qu’elle vient d’accomplir sur la sienne et avec quels détails plus hardis ! — Et si hardis même, que la Critique, obligée d’être plus pudique que la femme qui s’est faite, sans peur et sans honte, l’historienne de tous les amours de sa vie, ne sait comment s’y prendre pour décemment y toucher.

Et il le faut cependant. Il le faut pour une raison plus haute que la personnalité d’une femme qui dénoue sa ceinture aux confidences, — à des confidences scandaleuses que, certes, personne ne lui demandait. La voici aux limites de son existence. Elle pouvait mourir du moins dans la noblesse du silence, sans remuer ce fumier de fleurs. Elle ne l’a pas voulu. C’est triste. Le bas-bleu qu’elle fut et qui est oublié, le bas-bleu qui a écrit Gertrude, Jérôme, Sextus, dont elle se souvient seule aujourd’hui, a voulu jeter encore un livre sur la place pour faire un dernier bruit, et ce livre a été sa vie. Le voici donc, ce livre… Selon moi, il est épouvantable. Mais l’horrible clarté dont il brille va nous servir au moins à quelque chose, en nous montrant ce que les femmes de l’ancienne société française sont en train de devenir dans la transformation actuelle de nos mœurs, et, ma parole d’honneur, c’est à faire trembler !

Et de fait, il y a seulement vingt-cinq ans, ni le livre que voici, ni la femme qui l’a écrit, n’étaient possibles. Mme Sand, qui a fait la préface de ces Mémoires de Mme de Saman et qui, elle aussi, a écrit les siens, s’est bien gardée d’y tout dire, et elle a eu raison… Mme de Staël non plus (il y a plus de vingt-cinq ans), Mme de Staël, qui avait beaucoup aimé d’hommes, a-t-on dit (mais pas elle, du moins !), Mme de Staël, dont pourtant est rudement férue Mme de Saman ! Les femmes de ces temps-là pouvaient avoir, comme les femmes, du reste, de tous les temps, leurs faiblesses, leurs passions, leurs misères morales, leurs chutes ; mais en honneur (l’honneur de ces temps-là) elles étaient tenues de les couvrir et de les cacher. Le charme et la grandeur de celles qui ont été nos mères étaient d’envelopper encore plus leurs cœurs que leurs visages dans ces mystérieux voiles de la pudeur qui vont si bien à tous les deux. Même dissolues, il fallait qu’elles fussent hypocrites, — qu’elles rendissent ce dernier hommage à la vertu qu’elles n’avaient pas, sous peine d’être chassées immédiatement, par l’opinion, de tout honnête milieu social. Nulle d’elles, aurait-ce été Ninon, Ninon courtisane et philosophe, n’eût effrontément écrit sa vie, en mettant des noms propres sur toutes ses fautes. Pour avoir des confessions de cette espèce, il fallait Rousseau ; il fallait ce crapuleux superbe que Voltaire, qui n’était pas bégueule, appelait « le laquais de Diogène ». Mais de Rousseau-femme, il n’y en avait pas, et même la notion en manquait à l’esprit humain, constitué tel qu’il était alors. Eh bien ! cette notion ne lui manque plus maintenant. Tout est à peu près fini de la société forte qui forçait les femmes à rester chastes d’attitude, quand elles ne l’étaient plus de cœur. Il y a des Rousseau-femmes à présent qui ne craignent pas de tirer sous les yeux du public les rideaux de leurs âmes et de leurs alcôves, sans honte pour elles ni pour leurs enfants, si elles sont mères, ni pour leurs maris, si elles sont mariées. Il y a, le croira-t-on jamais assez ? des femmes qui se vantent comme des hommes ; qui feraient voir avec vanité les portraits de tous les hommes qu’elles eurent, comme le maréchal de Richelieu, de toutes les femmes qu’il avait !…… Renversement des lois de ce monde, les femmes nous ont pris… même la fatuité !

Mais voici où le curieux commence. Ce changement ou plutôt cette détérioration dans nos mœurs et, il faut bien le dire, le cynisme que nous avions seuls et que les femmes veulent à présent partager avec nous, n’ont pas uniquement une cause morale. Ils viennent surtout, d’une cause littéraire. Les femmes n’ont désappris la pudeur et la rougeur sainte, elles n’ont perdu les brûlantes beautés de la honte que parce qu’elles ont appris autre chose… Ces envieuses de l’homme ont mis, comme elles mettent un bonnet, ses vices avec ses sciences. Pour réaliser cette combinaison que je viens de signaler, d’un Rousseau doublé d’un Richelieu, il ne faut être qu’un bas-bleu, comme l’auteur des Enchantements de Prudence. Sans le bas-bleuisme, le fléau du temps qui vient de plus en plus sur nous, nulle femme, pas même les bergères, étendues sur l’herbe tendre,

… Ne conterait ses amours
À qui les voudrait entendre !

II §

« Voilà la cause », comme disait Othello devant les étoiles ! voilà la cause de ce désordre intellectuel qui a fait écrire sans horreur, à une femme, un livre comme celui que nous avons là sous les yeux. C’est un bas-bleu que Mme de Saman. Voilà pourquoi elle étale sans dignité, dans un livre passionné et plus que passionné, les souvenirs qu’elle devait garder au fond d’elle, puisqu’elle avait le bonheur ou le malheur de les avoir. Si elle était restée femme comme elle était née, ses souvenirs n’auraient jamais quitté son cœur. Elle les aurait scellés dans ce reliquaire souvent profané où les ossements, qui y reposent ne sont pas toujours des ossements de Saints ! Mais bas-bleu de bonne heure, élevée sans mère dont elle ne parle pas et par un père qui pour tuer en elle le sentiment religieux et la prédisposer à la philosophie, lui faisait lire la correspondance de Voltaire et du Roi de Prusse, cette Prudence, sans prudence, ne fit, en vivant, que foncer son indigo davantage ; et ses amours, même les plus jeunes, et qui auraient dû être si roses, ne furent que de vaniteux amours de bas-bleu. Le premier fut pour un jeune prélat romain quelle appelle du nom de Jérôme, et qui la séduisit à cette heure de la vie où les jeunes filles se prennent à autre chose qu’à de la froideur d’intelligence et à une étendue de connaissances qu’elles ne peuvent pas mesurer. Mais quoi d’étonnant ? Quand on est un bas-bleu de si bonne heure, comment ne pas être sur-le-champ et follement éprise d’un jeune homme qui n’avait d’enthousiasme que pour Adam Smith ? Car tel il était ce prélat romain, ce froid pédant de haute futaie qui, s’il n’avait pas le respect de sa robe, en avait du moins l’ambition. Elle ne put jamais débusquer Adam Smith de la tête de son singulier amant pour s’y établir à sa place, et c’est là aussi la première peine que lui infligea ce prélat qui ne connaissait pas la volupté, dit-elle, mais qui, sans volupté, lui fit un enfant. Certes, n’était-ce pas là, sans cette première liaison, sinon du bas-bleuisme pur, du bas-bleuisme pourtant dans toute sa gloire ? Et quoique les amours qui suivirent celui-là et se succédèrent les uns aux autres avec une précision et une rapidité presque militaires, fussent des amours plus passionnés, il ne faut jamais perdre de vue qu’ils étaient toujours plus ou moins des amours de bas-bleu, dans lesquels le galimatias philosophique et littéraire se mêlait sans cesse au galimatias involontaire de la passion.

Ainsi le bas-bleu, même avant la tête passionnée ! Les grands mots de la préface de Mme Sand ne m’en imposent point. Mme Sand, qui est la reine indiscutée du bas-bleuisme contemporain, a voulu faire le bonheur d’une de ses sujettes. Mais elle a beau me parler de l’héroïque sincérité de l’âme ardente et forte dont elle recommande le volume présent au public ; elle a beau m’exalter cette âme indépendante et fidèle, qui n’oublie aucun de ses amours en les variant et qui ne combat rien dans son âme par la très morale raison que le temps qu’on perd à combattre contre soi, on ne fait pas Corinne, si on fait Mme de Staël, je me connais trop en logomachie pour ne pas reconnaître les idées, les façons de dire, les affectations du bas-bleu moderne, cette espèce à part et déjà si commune et pour être infiniment touché du spectacle que me donnent, à la fin de cette préface sur laquelle on a compté, ces deux antiques Mormones du bas-bleuisme contemporain dont l’une couronne l’autre de roses à feuilles de chêne, avec un geste tout à la fois si solennel et si bouffon ! Assurément la passion a dû chauffer parfois cette organisation de bas-bleu enragé qui n’a pas toujours vécu, comme elle le raconte, de la vie de l’écritoire, quoique l’écritoire, le livre, le cahier, l’idée de faire son petit roman ne la lâchent jamais, même dans les débris de son cœur. Mais ici je reconnais l’éternel bas-bleu et sa pose… et je pense au vers de la comédie :

Ce n’est en se vantant de l’une, … qu’on a l’autre !

Or, comme l’âge est venu et qu’ici il ne peut y avoir d’autre, je me dis qu’il n’y a plus alors que le plaisir de se vanter, pour le seul plaisir de se vanter !

III §

Oui, se vanter — du fond de sa vieillesse de femme, — cet antre vide, — se vanter plus que d’avoir aimé, se vanter d’avoir été aimée, et avec les noms à l’appui, — tout au long, — des noms d’évêques, — de princes, — de littérateurs, — de savants, — de membres du Parlement d’Angleterre, couronnés enfin, tous ces noms, qui passent dans le grand défilé de la Revue des Morts, à minuit — par le nom d’un homme de génie, attaché, dans un ridicule immense, au pilori de ces Mémoires, cela ne devait-il pas suffire à l’inflammation de la tête d’une femme qui n’a jamais compris l’amour que comme Aspasie, et qui a toujours cherché son Périclès ? Le diable fourre sa queue partout, dit gaiement le proverbe, mais nous n’avons pas besoin de cette queue-là pour expliquer les détails passionnés des Mémoires de cette tête romanesque, qui a l’habitude d’écrire des romans et d’en faire, cela suffisait ! Chateaubriand ! Au milieu de ces hommes aimés à tous les titres, et dont chacun a sa spécialité d’amour, évidemment le plus aimé de la collection, le plus aimé avec le plus de furie, avec le plus de passion vraie, — traversée pourtant (à ses jours) de libertinage, — c’est l’Anglais, cet Anglais que Mme George Sand appelle un délicieux Oswald, avec le petit claquement de langue du connaisseur ; mais le plus enivrant pour l’amour-propre du bas-bleu dépareillé, qui cherche sa moitié de génie, et le plus utile pour sa vieillesse future, c’est à coup sûr Chateaubriand ! Oh ! mon pauvre et grand Chateaubriand !

Vous n’avez donc vécu que pour cette infamie !

il est impossible de le compromettre mieux que cette Prudence ! Il est impossible de le présenter mieux au public comme une chose à soi, de mieux raconter cette liaison tout entière avec un homme qui tombe du haut de sa fierté et de son génie dans le plus bête de tous les amours ! Déjà de cette amère comédie, on savait quelque chose. Sainte-Beuve, qui aimait à conduire ces eaux corrompues dans les détours sinueux des coteaux modérés de sa littérature, en avait filtré quelques gouttes dans son livre sur Chateaubriand, écrit — pour déshonorer l’auteur des Martyrs — après sa mort, bien entendu. Il tenait de l’enchanteresse Prudence ces détails qui l’enchantèrent, mais qui m’attristent, moi… quand ils me montrent l’auteur du Génie du christianisme, sur le tard de sa vie, en bonne fortune de cabaret, avec une maîtresse, et y chantant le Dieu des bonnes gens, de Béranger ! Les compagnons d’Ulysse marchant à quatre pattes devant Circé me font un effet moins violent que cette porcherie. N’est-ce pas là quelque chose d’ignoble et d’affreux dont la mémoire du grand poëte religieux en prose restera éternellement souillée, et que tous les efforts futurs de la Critique et de l’Histoire, qui l’essuieront, ne pourront effacer !

Ceci restera, et c’est le crime du livre d’aujourd’hui. Le crime de ces Enchantements de Prudence, qui sont plutôt des envoûtements, c’est d’avoir fait avec l’homme qu’elle dit avoir aimé ce que les fils de Noé firent avec leur père ! Voilà le crime, le vrai crime de cette révélation d’une femme qui peut braver l’ignominie pour son compte personnel, si elle a des démangeaisons d’ignominie, mais qui n’a pas le droit de la braver pour le compte d’autrui ! Hélas ! il est évident qu’une femme ne peut pas avoir beaucoup de respect pour un homme quand elle l’a vu dans de certaines attitudes. Mais, à défaut de respect, si Prudence, — puisque Prudence il y a, — avait eu le moindre brin de délicatesse, elle n’eût pas, par ses indiscrétions travaillées, dégradé ce vieillard de génie amoureux dont elle a dit d’une plume impertinente et corrompue « qu’il avait les dents belles et le transport agréable et amusant ». Elle aurait gardé, sans le donner à risée ou à mépris sérieux, le souvenir touchant de ce fou à elle et fait par elle ; mais pour cette Prudence et ses pareilles, la question n’est ni l’honneur de Chateaubriand, ni leur propre honneur de cœur. La question est l’exploitation d’un nom illustre, dans l’intérêt d’un dernier scandale, avant de mourir tout à fait.

IV §

J’avoue que je n’ai vu que cela dans le livre de Mme de Saman. À partir de cela, tout le reste a disparu. Pauvre Chateaubriand ! S’il revenait au monde, que dirait-il de se savoir si bien habillé ou déshabillé (as you like) dans le livre de sa maîtresse ? Aussi pourquoi s’aviser d’aimer un bas-bleu, — une de ces Goules de vanité qui s’engraissent de l’honneur des hommes assez imbéciles pour les aimer ?… Le livre de celle-ci est, à partie grand nom de Chateaubriand qui l’étoile, quoiqu’elle l’ait taché, le livre fait et refait sans cesse par tous les bas-bleus de la terre qui n’ont qu’une note comme le crapaud, mais moins harmonieuse. C’est toujours Elles d’abord, et leurs travaux, et leur envie d’être hommes, à ces singesses, — puis la négation de Dieu, — l’insulte à Jésus-Christ, — des prières hystériques au Dieu-Nature, — et par-dessus tout : le Saint Sacrement de l’amour ! Il n’y a rien à dire sur ces vieilles billevesées et je n’aurais pas ramassé ce livre, s’il n’avait pesé que cela.

Mais Chateaubriand !! Chateaubriand ayant pour table d’amphithéâtre le lit encore chaud d’une maîtresse qui l’y dissèque par volupté de ressouvenir et d’orgueil d’avoir été à lui !! Mais une femme de l’ancienne société française qui se vante après l’amour, comme les lâches après la guerre ! Une femme vantarde dans un pays où le mot de vantard est la plus sanglante des injures !! Voilà ce qui m’a fait m’arrêter devant Ce livre, signe des temps, et vous le montrer simplement du doigt.

Mais que je plains sincèrement, mon Dieu ! les maris, les fils ou les filles des femmes (si elles en ont) qui écrivent de ces livres-là !

Chapitre XVII.
Le Retour du Christ. Appel aux femmes18 ! §

I §

Je ne sais si c’est un Appel aux femmes que les femmes entendront, mais je sais bien que c’est un appel au Public. Pour que le Public l’entende mieux, cet appel, l’auteur, qui (dit-on) est une femme, et qui, en fait de sonorité de talent, n’est peut-être encore qu’une guimbarde, a trouvé deux obligeantes trompettes pour faire, autour de son livre, le rassemblement. La première de ces deux trompettes, qui est vraiment un instrument de publicité formidable, auquel les échos semblent faire la cour, tant ils sont empressés de répéter tout ce qu’il sonne, c’est M. Alexandre Dumas fils ! et la seconde, moins éclatantes, est un tout autre genre d’instrument et de tout autre portée, car c’est un instrument de musique religieuse. Or la musique religieuse peut être fort utile ici, puisque nous nous piquons d’écrire un livre religieux. Le père Didon (de l’ordre des Dominicains) et M. Dumas fils ont trouvé tous les deux, ce livre du Retour du Christ admirable, et ils l’ont dit dans des lettres de beaucoup d’expression. Il est vrai que ces lettres étaient confidentielles et que ce qu’on y disait était pour le tuyau de l’oreille et non pas pour le porte-voix mugissant… Mais la dame, auteur du livre, n’en a tenu compte. Perfide comme l’onde de Shakespeare, et avide de succès comme la nasse l’est de poisson, elle a, sans se gêner, plaqué les deux lettres du père Didon et de M. Alexandre Dumas à la tête de son livre, ne croyant peut-être pas que ces messieurs pussent avoir, chacun, deux admirations, comme maître Jacques deux casaques : une admiration pour le privé, qui n’était pas une admiration pour le public, — une admiration de par devant et une admiration de par derrière ; — et quoi qu’elle en pensât, du reste, se disant, en se frottant ses petites menottes avec la volupté d’un bon tour : « S’ils ont imaginé que je me contenterais d’une admiration tête à tête, je vais joliment les attraper ! »

Et elle les a si bien attrapés, que le révérend père Didon s’est excusé, avec une humilité très empâtée d’embarras, vis-à-vis de ses supérieurs ecclésiastiques, de son admiration confidentielle et trahie ; et que M. Alexandre Dumas fils, plus féroce, a procédé avec la furie d’un homme mystifié, en voulant déférer l’indiscrétion de la dame inconnue aux tribunaux… Oui, le croira-t-on ? M. Alexandre Dumas fils, un homme de lettres et un homme du monde, qui devrait avoir assez de fierté et de hautaine indifférence pour endosser la responsabilité de ses opinions devant tous les genres de publics, a fait, nous dit-on, saisir tous les exemplaires où se trouvait sa lettre. Il est devenu aussi bourgeois que Chicaneau, qui était un affreux bourgeois ! Et cette situation irritée et, il faut bien le dire, un peu ridicule, a été encore pour le livre un avantage de publicité. Aussi la première semaine qui a suivi la furie de M. Dumas, susceptible, à lui tout seul, comme une Assemblée nationale, a fait de cet Appel aux femmes un véritable appel au Public ; et ce n’est qu’après l’avoir lu, que le Public, qui n’est pas toujours une bête, s’est refroidi et n’est plus venu à l’Appel

II §

C’est que ce livre n’est qu’une déclamation vide, sans talent et sans sincérité. C’est qu’elle n’est pas même, à proprement parler, un livre, cette prière collective et dramatisée à la Vierge Marie par un bas-bleu mélancolique et troublé, imitateur de ce style mystico-lyrique qui fit la fortune du plus mauvais livre de Lamennais, — les Paroles d’un Croyant, — car parfois ces amphigouris réussissent. Le Croyant de Lamennais commençait alors de ne plus croire. La femme qui vient d’écrire ce livre du Retour du Christ n’est peut-être pas sans croyance, mais elle a un style de Lélia convertie qui n’a pas oublié son ancien langage. Il y a trop de fracas dans sa prière. Évidemment, c’est une femme qui cultive la phrase. C’est une femme de lettres, c’est-à-dire, religieusement, une poseuse. Les femmes chrétiennes, pieuses à la Sainte Vierge, ne prient pas à tue-tête, dans des brochures qui ont l’ambition des succès littéraires. Elles prient obscurément et humblement dans la solitude ou la plénitude des églises et dans le silence des oratoires. Les ascètes et les Saintes, les Saintes, comme sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse, dont nous avons tant de prières touchantes de foi ou sublimes, ne les publiaient pas, de leur vivant, avec des approbations enthousiastes des Alexandre Dumas de leur temps !… Elles ne se présentaient pas au public avec des jupons, faisant de telles rouffles ! Ces tapages d’orgueil leur étaient inconnus. Les Révélations de la Sœur Emmerich, dérobées presque par Brentano à son humilité, ne furent pas publiées par elle. L’Imitation de Jésus-Christ, écrite dans une cellule, était originairement un livre de cloître ; et d’ailleurs, le religieux qui l’écrivit avait dans la pureté de sa doctrine et de sa foi une garantie de la pureté de sa prière. Ceux-là seuls, en effet, ont le droit de prier tout haut, parmi les peuples, qui ne mêlent pas d’erreurs à leur prière, et tel n’est point le cas ici. Selon le père Didon, qui est un théologien et qui doit s’y connaître, il y a dans le Retour du Christ des choses hétérodoxes, c’est là le mot dont il se sert. Il les trouve belles, quoique hétérodoxes, ces choses. Il souhaite que le monde les entende et qu’elles fassent coup, non seulement en France, mais en Europe. Moi, qui n’ai l’honneur ni d’être un religieux, ni d’être un théologien, j’ose avoir une autre opinion. Et même en supposant que ces choses hétérodoxes vinssent de l’ignorance de la dame, il resterait toujours à lui dire, à cette aimable dame qui veut ramener le Christ sur la terre, c’est-à-dire convertir le monde, ce qu’un des derniers curés de Sainte-Clotilde disait un jour en chaire, avec une onction si plaisamment spirituelle, à des ouailles trop échauffées aussi du zèle des conversions : « Mesdames, je vous en supplie, laissez-nous notre besogne. En grâce, Mesdames, ne vous mêlez pas de convertir. » 

Mais femme qui fait des livres n’entend à rien, et tous les curés du monde y perdraient leur latin et la sagesse de leurs conseils. La femme de l’Appel aux femmes, inconnue de nom, n’est pas inconnue de métier. C’est un bas-bleu, je l’ai dit, et la chose est sûre. Il y a toutes sortes de bas-bleus maintenant. Autrefois il n’y avait que des bas-bleus littéraires. Les scientifiques étaient assez rares, mais enfin il y en avait. La Duchâtelet traduisait et commentait Newton, et Voltaire, tout spirituel qu’il fût, l’admirait comme un benêt. Lord Byron, qui a cravaché les bas-bleus dans une comédie de leur nom, prétendait que sa femme, qui était un bas-bleu, savait les mathématiques… Mais de ces temps-là à ces temps-ci, la tendance des femmes vers le bas-bleuisme, ce ridicule transcendant de l’histoire des mœurs contemporaines, s’est généralisée et précisée d’une façon si effroyable, qu’on ne trouvera bientôt plus de femmes en France, on n’y trouvera que des bacheliers. En religion, le bas-bleu, qui est en général libre penseur, ne donne pas beaucoup ; mais à la fin du roman, les Lélias se convertissent, même celle de Mme Sand, dans les dernières éditions, et la femme du Retour du Christ, de ce livre au titre insolemment exagéré, car le Christ n’est pas absent de ce monde ; il y est insulté et flagellé, mais il y reste — heureusement pour le monde — comme il restait au poteau, insulté et flagellé par les Juifs et par les Romains ! — cette femme, au désespoir apocalyptique, est un bas-bleu religieux de la plus belle, c’est-à-dire de la plus haïssable espèce. Hétérodoxe, le père Didon l’a dit et doit le savoir mieux que moi. Mais irrévérente, inconvenante, païenne par l’expression, l’incorrigible expression païenne, elle est bas-bleu. Elle a tous les signes de la Bête. Les femmes catholiques ne parlent pas de la Vierge Marie avec cette poésie fausse, sans mesure et sans tact. Il n’y a qu’un bas-bleu qui puisse parler des amours surhumaines de la Vierge, pluriel pour le moins singulier ! Il n’y a qu’un bas-bleu, à là plume ou à la bouche païenne, qui puisse regretter que la Vierge n’ait pas de prêtresses et qui demande un Clergé de femmes comme d’autres bas-bleus demandent des Académies | Si ledit bas-bleu entend par prêtresses des femmes consacrées au culte de la sainte Vierge, ledit bas-bleu dit une ânerie ; car il est des femmes, dans l’Église, qui ont pour fonction d’honorer particulièrement la sainte Vierge et de l’implorer. Mais l’effréné bas-bleu entend peut-être que les femmes soient prêtresses, comme les hommes sont prêtres. Qui sait ? il veut peut-être que les femmes disent la messe, ce trop fervent bas-bleu ! Selon les bas-bleus, ces terribles et jalouses égalitaires, les femmes, dans ce monde à refaire, sont capables de faire très bien tout ce que font les hommes ; et quand ils le peuvent, ils l’essayent, et c’est même là ce qui leur donne la grâce suprême dont ils sont doués !

III §

Mais je dis mal pour ne pas dire assez, quand je parle d’égalitaires. Ce sont les anciens bas-bleus qui croyaient, avec modération, que les femmes étaient égales aux hommes ; c’étaient les vieux casques, parmi ces amazones à casques que veulent être aussi les bas-bleus qui ne demandaient que cette égalité. Mais le bas-bleuisme a marché, comme tout marche dans ce temps à bottes de sept lieues. Il veut à présent non plus d’égalité entre la femme et l’homme, mais la supériorité de la femme sur l’homme ; et c’est en Amérique, le pays du bas-bleuisme à outrance, que nous sommes en train d’imiter avec cette moutonnerie simiesque qui nous distingue, que se dresse, en ce moment, ce fier système, étayé sur cette mâle interprétation de la Bible, que, pour séduire le premier couple, le Serpent s’était adressé de préférence à la femme, comme à la plus intelligente des deux, et qu’il avait pris avec elle la peine de faire des raisonnements qui décidèrent la chute et que l’homme n’aurait pas compris !

Cette doctrine américaine, qui a déjà un pied en France, si elle n’en a pas deux, serait-elle la doctrine du bas-bleu convulsif qui a écrit l’Appel aux femmes ?… Assurément c’est ce que j’ignore, mais pour les bas-bleus religieux comme elle et comme il y en a encore quelques-uns dans la troupe de ces Bacchantes de la Libre Pensée, je ne serais pas surpris que la Vierge fût l’objet d’un culte vrai, quoique impur dans sa source. Sur un être ardent et surchauffé qui, dans tout son livre, ne sait gouverner ni son cœur ni sa main, le culte de la Vierge Marie doit être de la plus grande puissance, non pas en vertu des augustes et surnaturels attributs de la Mère de Dieu, mais en vertu de son sexe même… Les impies de ce temps d’impiété opposent depuis quelques années au Christianisme ce qu’ils appellent le « Marianisme ». Haïssant la Vierge même plus que son Divin Fils, ils croient tuer le fils par la mère. Michelet signalait déjà cette tendance du christianisme à s’efféminiser (c’était son mot, je crois), et il la donnait, avec son prestige infernal, comme un symptôme de mort prochaine pour le christianisme. Mais les bas-bleus ne doivent pas, eux, être de cet avis. À ces esprits de vanité insensée, la Vierge Marie, invoquée sous tant de noms magnifiques dans les Litanies, apparaît surtout comme une femme ; et cette femme prend, à ces orgueilleuses d’être femmes, l’imagination et le cœur plus fort même que le Dieu-Homme ; et c’est ainsi que le bas-bleuisme se retrouve dans leur foi religieuse qu’il infecte, et qu’il fait son impertinente poussée jusque dans le ciel ! Certes, je ne dis pas que le bas-bleu qui implore la Vierge Marie dans son livre et qui a entraîné le père Didon comme les torrents de la Guyon entraînèrent un plus grand et plus fort que lui ; je ne dis pas que ce bas-bleu aberre à ce point et tombe en ces lamentables folies ; mais je dis que son livre le Retour du Christ n’a ni la santé ni le parfum des œuvres chrétiennes. Je dis qu’on respire dans ce livre un air chargé de vapeurs mauvaises, — les vapeurs d’une tête de femme qui joue à la prophétesse et qui ne fera l’effet d’en être une à personne qu’à M. Alexandre Dumas. Il le dit en termes formels. M. Dumas tient l’auteur du Retour du Christ pour « un poëte, un peintre, et peut-être un prophète ». Sans cette déclaration de M. Dumas et sans ce qu’il ajoute à cette déclaration, le livre en question n’aurait pas le pouvoir d’arrêter cinq minutes la Critique. La Critique n’aurait rien à dire de ce livre inconséquent, inconsistant, emphatique, production turbulente d’un esprit perturbé, et le laisserait périr dans l’oubli. Mais ce livre a été l’occasion d’une thèse si monstrueusement erronée et si étonnamment inattendue de la part d’un homme qui donnait de si grandes espérances à ceux qui désireraient que les hommes de talent appartinssent tous au catholicisme, que ce livre a reçu de cela une importance, et qu’on ne peut laisser passer silencieusement cette thèse, ne fût-ce que par respect pour le catholicisme outragé !

IV §

Et, en effet, cette thèse inouïe et scandaleuse qui nous arrive à brûle-pourpoint, à propos d’un écrit où la sainte Vierge est tant bien que mal invoquée, n’est rien moins que l’insolente suppression de la Vierge dans la religion catholique ! Pour M. Dumas, la Vierge n’est que « l’éternelle curieuse qui a fait changer l’eau en vin par Jésus (sic), comme elle a voulu (on croyait que c’était Ève) faire manger le fruit défendu à Adam ». Pour M. Dumas, « la Vierge pleine de grâce, — si on veut, — n’est qu’une légende poétique, embarrassante pour le christianisme et qui l’empêchera de triompher ! » C’est, comme vous le voyez, d’une seule négation tout le catholicisme qui s’écroule, le catholicisme auquel M. Dumas, comme tous les hérétiques, oppose un christianisme de sa façon ! Inouïe et scandaleuse en soi, cette thèse est de plus incroyable, venant d’un homme comme M. Dumas et après tout ce qu’on sait de M. Dumas ! Elle est particulièrement incroyable de la part de l’auteur des Idées de Madame Aubray, du livre adorable des Filles repenties, de l’ami de M. Veuillot, ce formidable fouetteur qui, de cette fois, s’est servi d’une discipline bien douce ! Elle est incroyable, et encore plus, incompréhensible de la part de ce catholique… du lendemain. — de ce lendemain qui ne vient jamais, dit saint Augustin, mais qu’on attend toujours ; — et qui, du coup de cette thèse, renonce à une de ses attitudes favorites et renie le catholicisme, avant de l’avoir pratiqué !… Quand on ne comprend pas très bien une affaire, on dit depuis des siècles : « Cherchez la femme ! » Mais c’est précisément la femme qui fait repousser la Vierge Marie à M. Dumas ; c’est la femme qui aurait dû également lui faire repousser le bas-bleu, qui croit à la Vierge, et qu’il admire comme un être sublime ! Prodigieuse contradiction d’un esprit qu’on croyait vigoureux et qui semblait fait d’une seule pièce.

Il est, d’habitude, terriblement rude aux pauvres femmes, M. Dumas. Sa physiologie brutale et cruelle s’oppose à tout enthousiasme pour l’organisation inférieure de cet être faible et sensuel qu’on appelle la femme ; mais il est plus tendre pour les bas-bleus. Ordinairement, quand il parle des femmes, la science et le mépris qui se combinent dans son langage l’empêchent d’avoir peur des mots qu’il emploie. Dans sa lettre sur le Retour du Christ, on trouve une phrase d’une crudité scientifique, immonde et sacrilège, dont les fronts catholiques ne seront pas les seuls à rougir. C’est « qu’une matrice, — je vous demande pardon, mais il faut citer pour instruire, — ne saurait renfermer l’infini ». Vieille et blasphématoire bêtise contre le mystère de l’Incarnation, sous une forme nouvelle qui a l’avantage d’en faire une saleté ! Et pourtant, au moment où il ose écrire cela, et de la même plume, voilà que M. Dumas, ce fier et malhonnête contempteur de la matrice humaine, se met à en glorifier une, qui, si elle ne renferme pas l’infini, renferme la toute-puissante triplicité du peintre, du poëte et du prophète ; des choses si grandes que les hommes les ont appelées divines ! Que dire d’un tel imprévu et d’un tel décousu dans les opinions de ce physiologiste farouche ?… Car, il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas ici le catholicisme de M. Dumas qui n’aboutit point, ce n’est pas ce catholicisme… futur, qui s’escarbouille comme un fruit avant d’être mûr ; mais c’est encore les opinions physiologiques de toute sa vie, qui en font autant, — et qu’il dépose ainsi écrasées, comme des confitures de citrouille et comme un hommage, aux pieds vainqueurs de son bas-bleu !!

V §

Cette contradiction, du reste, ces démentis, ces soufflets qu’on se donne à soi-même, ces positions qu’on voulait prendre et dont on dégringole, toutes ces choses qui seront le châtiment et l’expiation de la thèse, ignoblement physiologique, que M. Dumas s’est permise contre la sainte Vierge, empêcheront aussi qu’on accepte, sur le grand et ridicule pied où il le donne, le livre malade de ce bas-bleu, — qui n’est pas bleu comme l’azur du ciel, mais plutôt comme un commencement de gangrène. Je l’ai dit déjà, mais je crois nécessaire d’insister : ce livre du Retour du Christ est d’une telle minceur, qu’il n’eût fait absolument aucun bruit sans les deux bouffettes, mises à la têtière de la bête par M. Alexandre Dumas et le révérend père Didon. Tout le bruit qu’il a fait est venu de ce qu’il paraissait avec un double parrainage, entre M. Dumas et le père Didon, comme un écusson entre son léopard et sa licorne. Évidemment, le léopard était M. Dumas, qui, de talent éclatant, de souplesse et de sinuosité, est assez de cette espèce, brillante et féline… Le père Didon ne pouvait être que la licorne. La licorne est, dit-on, — un animal fabuleux ; et il est fabuleux, en effet, qu’un dominicain, qui devrait être grave et dont la parole a une portée qui ne vient pas de lui, mais de son sacerdoce, donne si légèrement à une femme, pour le moins sans empire sur l’expression déréglée de sa foi, une approbation d’une intimité sans prudence, — dont il s’est vite excusé, aussi vite qu’il l’avait donnée !… Envie de se rattraper inutile ! Ce révérend père à la manche large, qui souhaitait, dans sa lettre, que l’effet du livre de la Madame anonyme s’étendît au loin, malgré ce qu’il avait d’hétérodoxe, restera, malgré son excuse, compromis. Il gagnera même à cela une épithète. On le timbrera de son excuse. Achille s’appelait « aux pieds légers ». Le père Didon, qui n’est pas un Achille ni surtout un Ulysse en théologie, s’appellera pour longtemps, si ce n’est pour toujours, « le père Didon aux lectures légères ».

Et voilà le seul mal qu’aura fait ce Retour du Christ, qui, par lui-même, n’a point le triste honneur d’être dangereux ! Desbarreaux disait : Voilà bien du bruit pour une omelette ! et il la jetait par la fenêtre. Ils ne l’ont pas, M. Dumas et le père Didon, jetée, celle-ci ! par la fenêtre, mais ils l’ont avalée ; et si elle leur fait mal, c’est qu’ils l’avaient empoisonnée avec leurs propres champignons.

Chapitre XVIII.
Souvenirs d’une Cosaque19 §

I §

La seule originalité de ce livre est dans le mot Cosaque. Les Cosaques n’écrivent pas tous les jours à Paris. Son seul succès a été le scandale. On y comptait bien. On l’avait calculé. Il n’a été écrit que pour cela. La femme qui l’a écrit… ou qui l’a inspiré est, — dit-on, — une vraie Cosaque, portant un nom cosaque, Madame Olga… je ne sais qui ! Si je ne sais qui s’écrivait Jenesayki, cela aurait assez l’air d’un nom cosaque, mais l’auteur a mieux aimé celui de Robert Franz. Ce M. Robert Franz, qui n’est peut-être personne, pourrait cependant être quelqu’un.

Qui ne le sait ? Il y a chez les éditeurs, au service des dames qui ne savent pas l’orthographe, des blanchisseurs qui se chargent du linge… douteux. C’est même de cette façon qu’on pait au blanc forcé, il y a plusieurs années, le linge des demoiselles Lola Montès et Céleste Mogador, qui, elles aussi, mais pour de plus joyeuses raisons que la dame cosaque d’aujourd’hui, eurent la fantaisie de publier leurs Mémoires… Seulement, si cet honnête M. Franz, avec sa préface admirative, mise à la tête du livre, pour nous apprendre que la dame

Chez Lacroix, cosaque, auteur ou muse de ce livre, au luxe et aux passions cosaques, est, après tous ses tapages de faste et de passion, réduite maintenant à la pauvre mansarde) où elle vit modestement, entre son piano et son lit de fer (je le crois de fer, effectivement), ce qui, par parenthèse, est très peu cosaque ; si cet honnête et fort inconnu M. Robert Franz n’est pas, en pied, le blanchisseur de gros ou de fin de la Maison Lacroix et compagnie, mais simplement une invention, une forme littéraire, un procédé, employé pour faire mousser sans imprudence, ce livre-ci, je trouve, pour ma part, cette invention et ce procédé encore moins cosaques que le nom si tranquillement bourgeois et bon garçon de M. Franz. Les Cosaques peuvent tomber dans le Don et même s’y jeter la tête la première. Mais ici, nous tombons dans le pot d’encre de tout le monde. C’est du cosaque ratatiné… Quand on a les raisons que croit avoir la dame cosaque du livre de M. Franz, de déshonorer un homme, on le déshonore bravement, — à ses risques et périls, — en le nommant et en signant le déshonneur qu’on lui inflige… Certainement, dans nos idées, à nous, qui ne sommes pas Cosaque, cela ne serait ni très noble, ni très fier, ni, dans le cas présent, très pudique ; mais cela serait effréné, sauvage, téméraire, à fond de train dans la vengeance, cosaque enfin ! puisque cosaque est la prétention et l’aigrette de ce livre ; tandis que, entre Robert Franz et M. X…, comme on dit, pour se dispenser de nommer l’homme qu’on traîne sur la claie et que tout le monde a nommé, on n’est plus qu’un bas-bleu, qui se venge en bas-bleu, et les bas-bleus ne sont pas des Cosaques ! Ils sont malheureusement de tous les pays !

Et voilà le reproche que je fais à ce livre tout d’abord, — sans préjudice des autres qui viendront après, — parce que les autres regarderont plus le temps où de pareils livres se publient, que la femme ou les femmes qui osent les publier…

Je ne suis pas assez niaisement pédant pour parler morale à une Cosaque qui fait sauter son désir, — comme son cheval, — par-dessus toutes les barrières, sous lesquelles les autres femmes, qui ne sont pas Cosaques, coulent parfois subtilement le leur. Elle me répondrait superbement que la morale n’est qu’une hypocrisie, si elle n’est pas la liberté (je m’épargnerai cette vieille guitare) ; mais je lui dirai et je lui répéterai la chose qui devra le plus la toucher : c’est que précisément, dans le livre qu’elle vient de lancer, elle n’est point aussi Cosaque qu’elle se vante de l’être ; c’est que la tournure qu’elle se donne, en commençant son livre, n’est pas du tout la tournure qu’elle prend, en le publiant. C’est qu’après l’avoir lue, cette femme indisciplinée qui ne relève que d’elle-même, — qui a l’ivresse et la folie du plus satané orgueil que le diable, auquel elle ne croit pas, mais à qui elle fait croire, ait jamais départi à une aimable femme, on n’a plus sous les yeux qu’une personne ou assez modeste, ou assez prudente, ou assez sournoise pour se mettre derrière le nom de M. Franz et faire des X comme un mathématicien, quand il s’agit de nommer les gens par leur nom, car il n’y a pas que son amant qui s’appelle X… dans ses Souvenirs. Là je ne reconnais plus la poésie cosaque sur laquelle j’avais compté. Je ne reconnais plus la fille de la race d’Ivan le Terrible, — cette fille qui s’annonçait si bien, — qui (dit-elle) aurait tué un jour, aussi simplement qu’on avale un verre d’eau, un de ses frères, si on n’avait pas oublié les pistolets des fontes de la selle, — parce qu’en sautant une rivière, il avait pu voir qu’elle avait eu peur… Quelle débâcle de caractère quand il s’agit d’un livre ! C’est bien la peine d’avoir toujours au poing la cravache de Lola Montès, pour finir prosaïquement par le parapluie de Sainte-Beuve !

II §

Encore une fois, c’est la Cosaque promise dans le titre que je voudrais et que tout le monde voudra… C’est elle qui m’y fait faux bond et qui m’y manque, car une femme qui raconte publiquement ses amours n’est pas plus une merveille cosaque que française. En France, nous avons maintenant de ces femmes-là, qui les racontent très bien avec tous les détails de la chose. C’est autorisé. Les critiques graves trouvent cela curieux et s’en pourlèchent… Bien avant même que la dame cosaque existât, l’homme qu’elle a aimé avec tant de furie, dit-elle, avait été aimé par des femmes non moins furieuses, qui n’étaient pas Cosaques, et l’une d’elles l’enleva, qui plus cosaque est !! Ni les attitudes et les volontés masculines, ni l’indépendance absolue qui se soucie de la réserve et de la pudeur comme d’un vieux jeton, et qui fait de la femme, si charmante autrefois, le plus désagréable inconvénient qui puisse tomber maintenant dans la vie d’un homme, ne sont des choses essentiellement cosaques. Le maniement des armes, les chevaux, le révolver, le poignard, la cravache non plus ! Tout cela est tombé dans les idées communes, même au théâtre ! Lola Montès, dont j’aime à faire planer la mémoire sur ce chapitre, car c’était une bonne fille au fond (quoique très menteuse et elle s’en vantait, !), Lola Montès, qui n’était pas Cosaque, a joué dans son temps de la cravache (c’était là sa spécialité) avec une exubérance qui divertissait toute l’Europe, et la dame cosaque en est beaucoup plus sobre. Dans son livre, si je m’en souviens bien, elle ne cravache que son mari : à tout seigneur tout honneur ! Mais elle a la modération, pleine d’un ancien bon goût, étonnant avec ses attitudes, de n’envoyer de cartel à personne, tandis que la femme la plus joliment blonde et ronde du bas-bleuisme contemporain (Mme Olympe Audouard) a, un jour, proposé un duel à un directeur de journal qui s’amusa beaucoup de cette bravacherie ! Tuer un homme endormi, après possession préalable, bien entendu, — une idée qui a passé dans la tête, et jusque dans la main de la dame cosaque d’aujourd’hui, car son poignard était déjà levé, quand l’homme menacé se réveilla ; — le tuer, cet homme endormi qui avait été à tant de femmes, pour qu’il ne fût plus à personne, n’est pas une idée d’originalité très cosaque, mais du plus vieux, du plus usé et du plus plat romanesque de partout, à cette heure, sotte et folle, de ce beau monde civilisé !

Et son éducation n’est pas plus cosaque que sa personne, à cette Cosaque, qui, du moins, dans son livre, a perdu, à mon grand regret, sa nationalité ! Les livres qu’elle a lus, « qu’elle a dévorés d’une façon absurde », dit-elle dans un éclair de bon sens, rare dans sa tête, rare dans les têtes de tous les pays, — c’est Eugène Sue, Balzac, Dumas, George Sand, Michelet, qui l’électrise (ici le bon sens disparaît !), Buffon, Sur l’Homme, l’Histoire naturelle de Franklin, et certes tous ces gens-là ne sont pas des littérateurs cosaques. Elle a lu tout cela avec frénésie ; elle s’est bourrée de tout cela, entre deux juments, dans les écuries de son père, son cabinet de travail, — comme le premier jockey venu aurait pu, sans être Cosaque, y étudier, entre les deux bêtes qu’il étrille, une théorie imprimée de l’entraînement et du pansage ! Assurément, ici pas plus qu’ailleurs, je ne vois la couleur locale et cosaque à laquelle, avec son titre, je m’attendais. Et, de fait, donnez à la jeune fille que vous voudrez, Cosaque ou non, pour lecture et pour éducation, les Eugène Sue, les Dumas, les Michelet, les Sand et tous les propagateurs des gales modernes, vous verrez si vous n’obtenez pas identiquement les mêmes résultats moraux et intellectuels, qui brillent dans la dame cosaque en question. Vous verrez si vous n’obtenez pas les mêmes cosaqueries de conduite, si être Cosaque, c’est être extravagant, ce que je ne crois point pour l’honneur de l’Ukraine ! Donc de la Cosaque que je rêvais, et qui aurait pu donner à ce livre, que tous les bas-bleus de France sont capables de confectionner tel que le voilà, un arôme, un piquant, une nouveauté, un inconnu dont j’aurais fait beaucoup plus de cas que d’une vengeance d’écritoire, vous voyez si, même en cherchant, de cette Cosaque on trouve la moindre trace ! Excepté une chasse aux loups, racontée presque avec la rapidité du traîneau sur lequel la dame est montée et avec des nerfs auxquels je reconnais la vraie femme, je n’aurais pas, littérairement, le moindre détail cosaque à me mettre sous la dent ; et encore le petit cochon de lait que je n’y mets pas, et qu’en cette chasse où les chasseurs sont chassés, on traîne au bout d’un cordon, derrière le traîneau, pour exciter les loups, qui finissent par le dévorer, ce petit cochon me gâte cette scène cosaque, avec son petit air français. Le cochon de lait n’est pas un animal cosaque. Il est très commun en France, — plus commun même que les femmes qui y racontent impudiquement leurs amours, quoiqu’elles s’y multiplient beaucoup. Pauvre cochon de lait, du reste, qui me fait l’effet d’un symbole, — le symbole du pauvre Monsieur, traîné par sa Cosaque qui se venge, tout le long du livre, devant tous les loups et tous les chacals de l’Europe ; devant tous ces envieux, féroces et bas, qui sont heureux d’avoir, — n’importe d’où il tombe, — un morceau de grand artiste, dans leurs sales gueules, à déchiqueter !

Le petit cochon de lait criait comme un beau diable de petit cochon qu’il était, au bout de sa corde, sous le museau des loups, qui le humaient comme leur dîner ; mais le Monsieur que la dame cosaque traîne dans le mépris et le ridicule, tout le long de son livre, criera-t-il ?… Telle est la question.

III §

S’il criait, — quel joli tapage ! Vous rappelez-vous Elle et Lui, un livre de Souvenirs aussi, et auquel le frère d’Alfred de Musset répondit par un autre livre… de Souvenirs encore, qui coupa le sifflet à la couleuvre qui s’était mise à siffler sur le tombeau du poëte et avait cru, de son venin, y laisser une tache immortelle ?… S’il criait aujourd’hui, le M. X… de la dame cosaque, qui sait ce que serait son cri ?… Criera-t-il ?… Les curieux, les commères, les friands de scandale, excités par ce premier, écoutent et en attendent un second ; mais moi, non ! Que m’importe ! Que m’importent, à moi, les querelles, les ressentiments, les vengeances de deux conjoints disjoints d’un mauvais ménage qui n’est plus, et dont, si je m’en rapporte au récit d’une femme qui n’est pas plus dans la vérité humaine que dans la vérité cosaque, je suspecte jusqu’à l’amour !

Car voilà le grand mot ! l’amour ! Aime-t-on, a-t-on réellement aimé, dans ce livre de Souvenirs, qu’un critique, qui croit un peu trop vite ce qu’on dit, appelait dernièrement les indiscrétions de l’amour ?… Les rares, les très rares livres qui expriment l’amour, — l’amour pour le compte des cœurs qui les ont écrits, ont un accent sur lequel il ne peut y avoir ni méprise ni doute. Même dans les Lettres d’une religieuse portugaise, par exemple, à l’authenticité desquelles je crois cependant assez peu, il y a un accent… qui n’est pas plus dans les Souvenirs d’une Cosaque que la couleur locale et l’accent cosaque de son pays… Franchement, voyons ! la main sur la conscience, ce n’est pas parce qu’on s’est donnée à un homme ; parce qu’on s’est jetée à sa tête comme un projectile ; qu’on a pris la poste, du fond de la Russie, pour aller le prendre, lui, à Rome et qu’on l’y a pris, car le Don Juan ici, c’est Madame, — si on en croit Madame, — et Monsieur, c’est Mademoiselle Jocrisse, qui fait bien quelques petites façons, mais qui enfin y passe, comme disaient gaiement nos pères ! — non, ce n’est point parce qu’on a fait tout cela, parce qu’on a vécu en plein ciel d’indiscrétions d’abord et en plein enfer d’indiscrétions ensuite, avec un homme moralement violé (drôle d’alliance de mots), qu’on aime nécessairement, sincèrement, ingénument cet homme. Non ! non ! mille fois non ! Ce sont là, sans doute, des gesticulations expressives…, trop expressives même, mais qui ne prouvent rien de plus que l’envie de gesticuler ! La dame cosaque des Souvenirs peut très bien n’avoir pas aimé son Monsieur X…, mais au ton de son livre, puisque personnellement je n’ai pas l’honneur de la connaître, je ne crois point qu’elle l’ait aimé, et je vais aller bien plus loin, je vais désespérer ses amoureux, je ne crois pas qu’elle puisse jamais aimer personne !

Ce qu’elle aime, c’est le bruit ! Par Dieu, oui, elle est musicienne, et c’est parce qu’elle est musicienne qu’elle est allée droit, — ou de travers, — à l’homme qui fait le plus de bruit avec sa musique en Europe depuis quarante ans ! Ni l’âge de cet homme, ni les cheveux blancs de cet homme, ni la robe de cet homme, qui n’est pas encore descendu complètement dans la soutane du prêtre catholique, mais qui s’est arrêté à moitié, dans la soutanelle de l’abbé romain, ni la vocation ou l’affectation ecclésiastiques de cet homme n’ont pu la retenir. Au contraire, ils l’ont excitée. Ils ont été une raison de plus pour se jeter à cet homme, qui, à lui seul, vaut un orchestre et qui joue de la réputation des femmes, comme de ses pianos qu’il éreinte ! Elle a voulu qu’il jouât sur la sienne un de ses plus retentissants morceaux. Cette femme, dont le cœur est dans les oreilles, qui adore le bruit, comme Pythagore adorait l’écho, voudrait faire du bruit à tout prix ; voudrait monter sur le bruit, sur ce vent que souffle la bouche des hommes, comme sur un hippogriffe préférable à tous les chevaux qu’elle a montés, cette écuyère ! Et comme elle aime à la folie ce souffle qui est parfois le scandale et quelquefois la gloire, pur ici et là infecté ! cet engoulevent de renommée a pris aujourd’hui le scandale, en attendant la gloire. Mais est-ce là le moyen de la faire venir ?

IV §

Il en est d’autres qui valent mieux et qui sont peut-être à sa portée… On dit qu’elle a un grand talent de musicienne, — un vrai talent d’artiste, — et comme écrivain, — écrivain en français, — cette Cosaque n’en manque pas non plus. Elle a de l’expression. On sent le jet de l’écrivain dans ce style haché et hachant, rapide (c’est sa qualité), mais tendu, forcé, violent, audacieux et de parti pris, abracadabrant ! L’effet y est cherché et cela devait être, du reste, avec une femme de cette nature, amoureuse de tout ce qui résonne, et qui, parce qu’elle a été quittée par un homme, la belle affaire ! crie à nous briser le tympan !

Certes ! pour une femme qui joue à l’Alfieri, dans la première partie de son livre ; pour une Amazone de cette force, ceci est mesquin… de stoïcisme et même de vengeance ; mais c’est que faire du bruit, pour elle, vaut beaucoup mieux que de se venger ! Allez, soyez tranquille ! ce n’est pas elle qui jamais, comme certains sauvages, dans leur frénésie, aurait, avec ses dents, coupé sa langue pour la cracher à la face de son ennemi ; elle aime mieux la garder pour parler contre lui et faire des conférences, — car elle en fait, à ce qu’il paraît, ce qui n’est pas du tout équestre, du tout amazone, du tout Alfieri, du tout cosaque, — mais ce qui est parfaitement parisien, parfaitement bas-bleu, et parfaitement conforme au genre d’âme qu’elle a, — une âme d’actrice, qui préfère à tout, à tous les amours comme à toutes les vengeances, les yeux des galeries et les applaudissements des parterres !

Oui, une âme d’actrice ! Voilà selon moi la meilleure explication à donner de cette Cosaque par trop décosaquée… Une âme d’actrice plus que de femme, ce qui n’est pas monstrueux du tout, quoique j’en aimasse mieux une autre… Une pareille âme a obéi à sa nature et suivi son courant, en s’affolant (même avant de l’avoir vu) d’un acteur comme elle, — d’un très grand artiste, j’en conviens, — mais du plus éclatant des saltimbanques, du fameux pianiste, au sabre hongrois qu’il a remplacé par le bréviaire. C’était presque fatal qu’elle s’en affolât… Aussi s’en est-elle affolée.

Il a été son sabre hongrois, à elle. Elle se l’est mis à la ceinture. Elle a moins vécu avec cet homme qu’elle n’a paradé avec lui. Elle l’a aimé pour l’effet plus que pour lui-même, comme elle veut s’en venger aujourd’hui, plus pour l’effet que pour lui faire mal. Elle a mieux fait que de se monter la tête, elle s’est fait des têtes, comme on dit au théâtre, une tête d’amour d’abord, puis une tête de vengeance. Mais, au fond, elle n’est ni si Médée ni si Méduse que cela ; elle n’est pas si diablesse. Qui sait si, hors de son livre, elle n’est pas aimable et bonne enfant, comme de grandes actrices le deviennent après la représentation ?… Je ne dis pas que, dans son livre, elle en impose, mais je dis qu’elle y pose… Elle s’y peint en fer, et même en fer rouge ; mais c’est pour l’effet qui, avec cette femme de bruit, est du bruit encore, car l’effet c’est le bruit des yeux. Y a-t-il en définitive autre chose que du bruit dans son livre ?… Ce n’est qu’une fantasia arabe, fusil en l’air, poudre brûlée mais sans balles, pour le plaisir de faire du bruit ! Avec l’impétuosité, la fierté, le mépris à l’Ajax pour Dieu et les hommes, l’intraitabilité qu’elle y affecte, on s’attend à y voir surgir des tragédies et des catastrophes, et il n’y a que son mari de cravaché, ce qui n’est pas une grande catastrophe. En somme, nous n’avons pas à y déplorer de malheurs. Quand elle veut tuer son frère pour sa peine de l’avoir vue pâlir, les pistolets, n’étaient pas dans les fontes de la selle. Quand elle lève le poignard sur M. X… endormi, — la lune était plus aimable : elle embrassait Endymion, — M. X… se réveille ! Plus tard, il est vrai, elle le menace très nettement de lui brûler la cervelle, à M. X…, devant d’autres lettres de l’alphabet, mais elle ne la lui brûle point. Elle rapporte d’Amérique, pour l’empoisonner, un poison de première qualité, qui n’est point un vil poison de blanchisseuse, mais c’est elle qui s’empoisonne. Seulement elle prend du contre-poison immédiatement et se sauve ! Il n’y a d’empoisonné que son amour, de sorte que l’en voilà guérie, et que tout le monde sort en bonne santé de ce livre dont on peut dire, comme dans les lettres de faire-part : La mère et l’enfant se portent bien !

V §

Mais l’enfant mourra… et avant peu ! De pareils livres ne durent pas longtemps. Demandez-vous où est maintenant le Glenarvon contre Byron, et dans quel mépris est tombé Lui et Elle, et toutes les Elles qui ont écrit contre leurs Lui ! Je veux la mort de son péché, mais je ne veux point la mort de la pécheresse qui peut nous écrire autre chose que des pamphlets de cœur. Pamphlets, soufflets, camouflets, sottes choses ! Puisque nous avons de la fierté, il faut laisser tous ces extravasements et ces extravagances, odieux dans d’autres livres où des femmes déshonorent elles et leurs amants pour le seul plaisir de les déshonorer, tandis qu’ici on a au moins pour excuse l’abandon ! — l’abandon dans une société qui a exaspéré toutes les vanités de la femme jusqu’au délire de vouloir devenir des hommes contre les homme, et qui, pour les consoler de ces abandons qui prouvent bien qu’elles ne sont pas des hommes, ces pauvres orgueilleuses, ne leur a même pas laissé Dieu !

Chapitre XIX.
Mme Louise Colet20 §

I §

Ce n’est pas seulement un bas-bleu. C’est le bas-bleu même ! Elle s’élève jusqu’à l’abstraction ! D’autres qu’elle sont bas-bleus, avec l’aveuglante vanité du genre, les prétentions, l’orgueil déplacé, le ridicule et l’impuissance. Elle a tout cela aussi, Mme Louise Colet, — mais elle a de plus l’insolence et la provocation — la provocation lâche et fanfaronne d’une femme qui sait bien qu’en cette terre de France, une jupe peut se permettre tout, sans aucun danger… De son vivant, elle l’avait appris et elle dut le savoir mieux que personne. On n’a pas oublié et on n’oubliera point dans l’histoire littéraire du xixe siècle, — côté burlesque — son coup de couteau à Alphonse Karr pour le punir de l’avoir piquée dans ses Guêpes. Qui ne s’en souvient ? Alphonse Karr retira tranquillement le couteau de l’endroit où elle l’avait planté, et il l’exposa sur sa cheminée avec cette calme inscription « donné par Mme Louise Colet… dans le dos ». On n’a pas oublié non plus le crachat dont un soir, en plein salon, — elle étoila le visage surpris du capitaine d’Arpentigny parce qu’il avait osé vanter devant elle Mme George Sand. Le capitaine d’Arpentigny, l’auteur d’un livre charmant sur la physionomie de la Main, et dans son temps, la plus élégante cravache des Gardes du Corps, oublia qu’il en avait une, ce jour-là, et couvrit du mépris le plus miséricordieux et le plus gai cette Furie… C’est à travers ces attitudes — légendaires déjà — qu’on verra toujours Mme Colet, quand on s’avisera de la regarder. Ce sont des choses de ce ton-là qui firent les quelques instants de sa renommée, bien plus que le talent qu’elle n’avait pas. Je l’ai appelée, ailleurs, une Théroigne de Méricourt-Philaminte. Ce fut une Théroigne épargnée… Et de l’être dut certainement redoubler par un dépit humilié, le courroux et le ressentiment de ce violent bas-bleu contre le sexe fort, qu’elle repoussait et détestait en masse, mais qu’elle admettait très bien et qu’elle ne haïssait pas en détail… Le sexe fort de ce temps-là se contentait de rire de ses airs terribles de Méduse, trouvant drôle cette union, pittoresquement claudicante, d’une Gorgone et d’une madame Trissotin ! Car elle fut toute sa vie l’une et l’autre, et c’est même là son originalité. Vanité monstrueuse qui ne décoléra jamais ! qui se posa jusqu’à son dernier jour sur un trépied de Pythonisse, prête à vous le jeter à la tête, comme une cuisinière, pour peu que vous eussiez seulement contesté l’inspiration ou le trépied ! Si les facultés de l’intelligence eussent été seules en Mme Colet, elle aurait passé comme une foule de femmes qui agacent l’attention deux jours ; puis, qui s’en vont :

Où va la feuille de rose
Et la feuille de papier ! (Le papier qu’elles ont écrit !)

Mais ses passions s’ajoutèrent à ses facultés et surtout cette « force en gueule », qui la met à part parmi les bas-bleus ; et pour cette raison, aux sots elle parut tonitruante, et on se souvient encore de son bruit. Cette diablesse de femme, en effet, n’avait rien de commun avec le bas-bleu au miel humanitaire, bavant la paix, la fraternité, le bien de tous. Elle avait d’autres manières d’aimer le genre humain. Ce n’était pas une pédante rassise et doctrinaire et placide comme Mme Sand, quoiqu’aussi elle fût une pédante ; mais son pédantisme, à elle, était échevelé, enflammé, sibyllin. Pas de prudence, ici, pour une obole ! C’était le bas-bleu à outrance, fastueusement impie et jacobin, insulteur, vésuvien, (un mot de son temps), le bas-bleu rouge — hardiment écarlate, parmi les bas-bleus ! Mme Colet commença, je crois, sa célébrité par des vers. Née à Marseille, elle avait ce que j’appelle la poésie marseillaise. Elle avait reçu dans l’esprit cette espèce de coup de tampon que donnent le ciel et la mer du Midi aux imaginations même vulgaires. La sienne l’était, — comme sa beauté, qui ne manquait ni d’éclat tapageur ni d’opulence charnue, mais qui n’avait ni distinction idéale, ni chasteté… C’était une beauté républicaine, taillée pour faire une déesse de la Liberté, aux puissantes mamelles, sur les autels de Notre-Dame, dans ces jours d’orgie révolutionnaire qui, pour elle, auraient été des jours heureux. Sous Louis-Philippe, elle devait avoir d’autres triomphes, et une autre destinée. Le temps n’était pas héroïque. L’Académie remplaça pour elle Notre-Dame. À l’Académie, elle fut trouvée belle, comme elle y fut trouvée poëte. Les vieillards de l’endroit se levèrent plusieurs fois devant cette Hélène et lui décernèrent également la couronne de myrte et la couronne de laurier. Les Tallemant des Réaux de notre âge parleront — comme elle en a parlé elle-même, — des passions posthumes qu’elle inspira à Villemain, — cette colonne vertébrale, infortunée, — et au cœur philosophique de Cousin, le testamentaire, qui lui légua, avec la grandeur d’un Harpagon amoureux, une somme qu’il ne pouvait pas emporter… Villemain et Cousin ne furent pas les seuls, d’ailleurs, que l’on vit, chez elle, dans des positions compromises… Elle pêcha toujours aux académiciens, même quand elle ne pouvait pas les faire pécher… Son salon était le parc aux huîtres de l’Académie. Alfred de Vigny, lui-même, ce cygne, s’abattit un instant, sur cette mare…

Avec une vanité littéraire qui ressemblait à de l’hystérie, Mme Louise Colet, ce bas-bleu putipharéen, aux Joseph récalcitrants parmi les faiseurs d’articles — comme Sainte-Beuve, par exemple, qui n’entendit jamais à rien et qui lui jeta, à cette lamproie, son secrétaire, Octave Lacroix, pour s’en débarrasser, Mme Colet avait trop d’impétuosité dans l’amour-propre pour être habile ; mais elle n’en était pas moins intrigante au profit du talent qu’elle croyait avoir ; dévouée, corps et âme, à sa fortune littéraire et à des besoins de publicité dont aucune femme n’eut la rage au même degré qu’elle… Son ambition était d’être poëte, encore plus qu’écrivain…, mais cette femme du pays de la poésie facile, cette Phocéenne plus de Marseille que de Phocée, était, en poésie, à ses compatriotes Barthélémy et Méry, ce qu’un sureau vidé est à des flûtes. Sa poésie, emphatique et creuse, elle ne cessa de la mêler à tout et on la retrouve jusque dans ses œuvres en prose, qui ne sont que des prétextes à vers. Cette poésie qui roule dans son flot, sans pureté, des paillettes prises à tous les Pactoles, quand ce n’est pas à tous les oripeaux, a cependant une manière de rouler ces bavures et toutes ses impudentes réminiscences, qui ne pouvait pas manquer de faire illusion aux culs-de-jatte de l’Académie, à qui le moindre mouvement défendu, le moindre signe de vie élémentaire, apparaissent comme des phénomènes ! Elle jouait fougueusement de son sureau vidé… Caractère de tout, chez cette furibonde, que la fougue ! C’était un gros tempérament comme elle était une grosse beauté… Avec l’exorbitance de son orgueil, et de sa chevelure aux longs tire-bouchons effarés autour de son visage, elle devait se faire à elle-même l’effet de quelque Mirabeau, femme et poëte ; — mais pour tout le monde elle resta toujours une plébéienne de son port, une espèce de poissonnière ou d’écaillère superbe, qu’on se représente les poings aux hanches, l’œil allumé, la bouche ouverte à l’invective ; vomitoire jaillissant dont le malheureux d’Arpentigny avait senti l’éclaboussure !

Mirabeau, du reste, l’avait préoccupée de bonne heure et cela devait être. Le tempérament de Mirabeau devait faire rêver cet autre tempérament… Le début, dans la prose de Mme Louise Colet, fut une Étude sur la jeunesse de Mirabeau ; mais le Mirabeau de cette étude, fort peu savante, n’est pas le Mirabeau historique ; c’est le Mirabeau romanesque, et ce livre n’est guère qu’un roman. L’auteur n’est pas non plus la madame Colet historique, la Vésuvienne en éruption, qu’elle fut plus tard. Elle n’est encore ici que la toute petite Révoil d’avant le mariage, la petite pensionnaire au corsage plat, aux bras plats, à l’esprit plat, au style plat, à toutes les platitudes, et on ne devinerait jamais que de ce vibrion — de cet insignifiant infusoire sortirait un jour cette organisation turbulente, imprécatoire et spumeuse qui a fait sur tout ce qui fut longtemps sacré parmi les hommes, la Religion, l’Église, la Papauté, les Rois, les anciennes Mœurs, ce qu’elle fit un soir sur la figure du capitaine d’Arpentigny… Tous les ouvrages de cette perdue d’esprit sont là pour l’attester. Depuis les Juifs de la Passion, qui souillèrent le visage divin du Sauveur, on n’avait jamais tant craché.

II §

C’est la Révolution qui crachait par sa bouche. Horrible gargouille ! Il n’y avait que la haine révolutionnaire qui pût aller de pair avec la vanité effrénée, dans l’âme de Mme Colet, si on peut se servir de ce mot d’âme, en parlant d’elle. Ces deux sentiments peuvent seuls expliquer ce qu’elle a écrit. Ainsi sa vanité qui faisait roue de paon éternelle avec tout, même avec ce qu’elle eût dû cacher, lui dicta son roman intitulé Lui comme sa haine révolutionnaire lui fit écrire ses deux romans, les Derniers Marquis et les Derniers Abbés, et son livre qui veut être de l’histoire et qui n’est que du pamphlet, l’Italie des Italiens… Seulement, chose très particulière ! c’est peut-être la première fois que l’exaspération des sentiments ait produit des livres de si peu de puissance. Ordinairement, elle est plus féconde, l’intensité ! L’Italie des Italiens est le dernier livre de Mme Colet, et grâce aux événements qu’elle retrace et qu’elle rend très suspects, en les racontant, comme elle les raconte, car quelle est sa moralité pour qu’on la croie ?… c’est le seul de ses livres qui surnage encore un peu au-dessus du gouffre d’oubli dans lequel tout son fatras, poétique et romanesque, a sombré.

Et à commencer par son roman intitulé Lui, ce scandale, imité d’un autre scandale, dont les personnages, aux noms seulement défigurés pour qu’on les reconnaisse tous, ne vivent plus maintenant, à l’exception d’un seul… Ce qui prouve la radicale nullité des femmes, en fait d’invention, c’est qu’elles n’ont dans la tête qu’un roman et c’est le leur, celui de leur vie : Mme Golet n’a pas fait exception à cette loi. Mme George Sand dont, toute sa vie, Mme Colet fut l’envieuse, avait publié le livre d’Elle et Lui dans lequel cette bâtarde de Rousseau se confessionnait et déshonorait le grand poëte qui s’était mésallié, en l’aimant. Mme Colet, jalouse trois fois, jalouse du talent de la femme, de sa folle renommée et du succès matériel de son livre impudique et honteux, raconta à son tour son histoire avec le même poëte, fière, comme une femelle de chacal, d’avoir touché au morceau laissé par la lionne ! En la racontant, du reste, elle y mêlait l’histoire de quelques autres et faisait, autour d’elle, un moulinet de plusieurs basses et petites vengeances. Bien de plus odieux, — de plus fémininement odieux. La seule invention qu’il y eût, dans un pareil livre, c’était probablement beaucoup de mensonges… Mais quant à de l’invention, comme les grands écrivains et les grands artistes en mettent dans leurs œuvres, — de l’invention dans le sens de l’idéal et de la beauté — il n’y en avait pas. C’était là un livre médiocre d’inspiration… et de calcul, car cette inspiration était calculée, sans composition, sans mise en scène supérieure, vulgaire de détails, colorié plutôt que coloré, tant grossière en est la peinture ! Incapable de creuser longtemps dans la nature humaine et de nous faire un livre profond de ce qu’elle y aurait trouvé, Mme Colet a pour ressource de plaquer autour des amours avilissants et avilis, dont elle nous raconte les orages, de longues descriptions de Venise, fourbues à force d’avoir servi, et des citations de Byron toujours inévitables, quand on parle de Venise et qu’on n’a pas en soi d’impression, neuve et sincère. Or Mme Colet n’en a pas. C’est un écho et, malgré le gonflement des mots, un écho qui affaiblit ce qu’il répète. Seulement, ici, dans ce livre de Lui on aurait pu croire que, puisqu’il s’agissait d’un amour partagé, ce qui ailleurs, n’était qu’un écho allait devenir une voix. Mais rien de pareil n’a eu lieu. Le bas-bleu qui gâte tout, jusqu’à la femme passionnée, le bas-bleu qui pue éternellement les livres qu’il a lus, n’a pas plus la vérité du cœur que de la pensée et manque autant d’originalité dans la passion que dans le talent.

Et si cette originalité fait défaut dans un livre personnel et dans lequel la personnalité de l’auteur est intéressée et blessée, que doit être cette absence d’originalité dans des livres qui ont la prétention d’être impersonnels ?… Les Derniers Marquis et les Derniers Abbés, si on en croit l’ambition de leurs titres, sont de ces livres-là. Ils sont et doivent être la peinture vivante d’une classe disparue, selon l’auteur, ou qui est sur le point de disparaître, et dont ils sont les derniers débris ou les dernières épaves ». Les Derniers Abbés et les Derniers Marquis, sous la plume républicaine de Mme Louise Colet, s’ils n’étaient pas vrais — et ils ne pouvaient pas l’être, — pouvaient, du moins, être formidables. Je m’attendais à de magnifiques calomnies. Les Derniers Marquis et les Derniers Abbés étaient, nobles et prêtres, ce qui avait repoussé de l’herbe empoisonnée, qu’avait fauchée la guillotine. C’était ce qui repointait encore de ces herbes exécrées qui cependant doivent disparaître, si l’Évangile de la République démocratique et sociale est une vérité… En disant les derniers, on affirmait d’avance qu’il n’y en aurait plus et on les tuait dans le ventre de l’avenir, car c’est une manière de tuer les gens que dire hautement qu’ils sont morts… C’était donc le coup définitif de la guillotine… Malheureusement ce gratte-papier mollasse d’une plume de femme, n’avait pas l’affilé du couperet qui avait mordu dans l’herbe humaine, haute et drue, et cette plume ne pouvait que gratter la place où repoussait ce chiendent maudit ! On le savait bien, on croyait le savoir, Mais ce qu’on ne savait point, c’est que cette plume ne gratterait pas cette place ; c’est que madame Colet n’avait pas d’ongles pour la gratter ; c’est qu’elle resterait impuissante devant ces quelques brins d’herbe obstinés à reparaître ; et que ces titres à faire trembler pour ce qu’ils contiennent — les Derniers Abbés et les Derniers Marquis ne devaient être que deux impostures et deux bêtises, faites par le dernier des bas-bleus.

Et ce n’est pas trop dire, dans sa brutalité : bêtises… On est, en effet, le dernier des bas-bleus, quand on a écrit ces deux livres… Parmi les bas-bleus qui pullulent, il en est de si piètres qu’ils ne méritent pas même ce nom de bas-bleu, qui monte trop haut, il faut les appeler des « chaussettes ». Mme Colet n’est qu’une chaussette dans ses Derniers Marquis et ses Derniers Abbés. La niaiserie désarmée des Derniers Marquis est au-dessous de toute imagination et de toute critique. On s’attendait à une brillante archiloquiade et on tombe dans une jocrisserie… C’est vraiment à, croire que ce titre des Derniers Marquis donné à une chose si triviale et si sotte, n’est qu’une invention d’éditeur pour faire lever de ses rayons, cette prodigieuse imbécillité. C’est un petit roman corrompu, ratatiné et idiot, dont le théâtre est dans les Pyrénées et qui ne devrait pas s’appeler les Derniers Marquis, car il n’y en a qu’un, et pas plus le Dernier Marquis que le Dernier Bourgeois, — la Dernière Actrice — le Dernier Écolier, — le Dernier Aubergiste, car il y a un bourgeois, — une actrice, — un écolier et un aubergiste dans ce pauvre roman, et tout aussi insignifiants et aussi plats que le marquis de carton, dont l’auteur tire les fils ! La critique, sous peine d’être elle-même ridicule, ne peut aller plus loin… On n’analyse point ce qui n’est pas… Au moins, dans les Derniers Abbés, si la classe des abbés n’est pas plus là que celle des marquis dans les Derniers Marquis, il y a une haine et une envie personnelle contre quelqu’un ; mais, chose comique, tristement grotesque comme un tic ! il n’y a non plus dans les Derniers Abbés qu’un abbé et encore qui n’est pas un prêtre, et c’est tout simplement l’homme célèbre des Souvenirs d’une Cosaque, dont pour mon compte je n’ai rien à dire ici, parce que les bas-bleus, peut-être méprisés par lui, s’en vengent, en le déshonorant… Mme Colet qui n’a que cet homme, croirait-on, pour sujet de son livre, le peint avec l’envie jaune et la haine verte qu’elle a mise ailleurs à peindre la Princesse Belgiojoso, et c’est alors qu’on reconnaît, dans ce livre, acharné contre un rival en bruit, qui l’a écrasée de sa supériorité, la gargouille inépuisable qui jette son injustice à toute face et dont les livres furent toujours ou les crachoirs de ses colères ou les bassins de ses incontinentes passions !

III §

Tels sont les romans de Mme Colet. Je l’ai dit déjà, ce qui les distingue, c’est leur néant comme œuvre, humaine et littéraire ; c’est cet incompréhensible néant dont les passions, qui ont toute honte bue et tout ridicule bu, n’ont jamais pu les faire sortir. Une étincelle de talent peut quelquefois briller, même à travers l’extravagance ; mais aucune ne s’est jamais allumée, dans l’extravagance de cette femme à la vanité enragée ; hydrophobe de silence et d’obscurité. Jamais plus d’effort, plus de tension, plus d’enflement n’ont abouti à un fiasco plus complet… Cette fille naturelle de Diderot, comme Mme Sand l’est de Jean-Jacques, n’a point la pléthore sanguine de son père. En prose, comme en poésie, elle est emphatique et creuse. Elle a le ventre gros comme une cruche, mais vide. Par une contradiction de la nature, elle est déclamatoire et flasque, La déclamation de Diderot a du muscle. La sienne n’en a pas, elle est empâtée… Dans son Italie des Italiens, titre qu’elle emprunta à un discours du trône de Victor-Emmanuel, elle n’est pas, — il faut en convenir, — tout à fait aussi misérable et dénuée que dans ses romans, mais la faute n’en est point à elle… Pour qui n’existe pas par soi-même, l’histoire qui est quelque chose par elle-même, elle ! remplace, par des faits, les facultés qu’on n’a pas. C’est la planche de salut de ceux qui, sans elle, s’enfonceraient dans leur pauvre vacuité. Mme Colet, sur la fin de sa vie, s’accrocha à l’histoire ; et comme on suspend une robe à un clou, suspendit sa médiocrité à des événements contemporains, qui allaient la mettre en vue, puisqu’ils étaient contemporains. Pour elle grande chose — trop grande même, — prendre l’Italie révolutionnée pour piédestal, c’était plus beau que le cap Misène ! Corinne nouvelle, elle se fit généreusement la muse et l’historienne de l’Italie qui ne le lui demandait pas. Corinne sans Oswald ; le temps des Oswald était passé. Corinne austère, comme il convenait du reste à une fille de la Liberté. Elle était vieille, elle était souffrante, mais héroïque. Elle avait le catarrhe de Facino Cane, dont sa poésie rappelait la clarinette ; mais sa vanité de bas-bleu rouge était plus forte que tous les rhumes, et elle se mit à promener majestueusement le sien, de Turin à Florence et de Rome à Naples et à Palerme, — poétique Ducantal de la liberté !

Son livre est long ; il a quatre volumes. Pas de doute que si elle eût seulement écrit l’histoire de la Révolution italienne, il n’eût été plus court : mais sa débordante personnalité l’inonda et l’entraîna dans le plus bouillonnant des bavardages. Serrer sa pensée autour des faits, qui est le grand mérite de l’historien, n’était pas possible à cette femme dont le moi a des pieds d’éléphant, qui se fourrent partout et qui écrasent tout… D’ailleurs l’Italie des Italiens n’était pas qu’un livre d’histoire ; c’était aussi un voyage où l’auteur avait le droit de parler de soi, et vous pensez si elle allait s’en servir, de ce droit, parfois insupportable ! Elle n’en fait point aimer la tyrannie. Jamais la personnalité qui ne laissait rien de tranquille autour d’elle, ne dut mieux se vautrer que dans ce livre mi-parti d’histoire et de voyage… Seulement cette personnalité n’a pas une opinion, — une seule opinion, à elle, — sur les faits de cette Révolution d’Italie, qu’elle accepte ou plutôt qu’elle avale, avec le mysticisme d’une communiante, qui avale son Dieu. Et si je me sers de cette comparaison, dont je lui renvoie le sacrilège, c’est que Mme Colet, comme Michelet, comme M. Victor Hugo, — comme tous les impies de la libre pensée, n’a pas d’autre langue contre le christianisme qu’une langue, faite par le christianisme. « J’étais en communion avec lui, de pensée philosophique », — dit-elle quelque part avec cette fatuité de bas-bleu, qui ne l’abandonna jamais, et c’est de Lamennais qu’elle parlait et qui méritait bien, du reste, l’insolence de cette familiarité. La communiante avec Lamennais, qui communiait aussi avec Garibaldi, le Christ moderne, et qui prend la Révolution italienne pour une hostie, ne pouvait pas la juger… Le livre de l’Italie des Italiens est un acte d’adoration perpétuelle, dans lequel, pour la première fois, et contrairement à la loi de l’amour, celle qui adore ne s’efface pas, ne s’enfonce pas dans l’être aimé. Mme Colet a beau, en effet, s’absorber dans l’adoration de la Liberté et de la Révolution italienne et se plonger en leurs délices, il faudrait bien des révolutions, les unes sur les autres, pour empêcher sa personnalité de remonter à la surface, et pour faire disparaître de ses livres, cette petite vanité de bas-bleu, qui y remonte toujours, comme sur l’eau dans laquelle on le noie, un petit chat, impossible à tuer !

D’opinion donc, de jugements, d’aperçus, il n’y en a pas à discuter ici, parce que le cerveau de Mme Colet n’est pas conformé pour se faire des opinions et donner aux autres des aperçus. Il n’y a dans son livre que les opinions du parti auquel elle appartient probablement depuis le berceau… À cela près d’un fort petit nombre d’esprits, chez qui la réflexion domine et pousse à la recherche de la vérité, on n’a guère communément que les opinions de sa naissance ou de son milieu. Mme Colet était, je crois, fille d’un bourgeois. Je me l’imagine, au bonheur plat, mais enivré, qu’elle éprouve, cette philosophe et cette républicaine, à dire dans son livre, à toute page, que sa mère était noble. Elle parle de sa mère et du château de sa mère comme le mulet de la Fable parlerait de sa mère, la jument, et de la splendeur de son écurie… La classe à laquelle elle tient par son père, puisque nous n’en sommes pas encore à l’application des idées de M. de Girardin, qui veut que la mère fasse la possession d’état des enfants, cette classe ennemie des Marquis, l’a timbrée de ses opinions, et ses opinions se sont naturellement exaltées des révoltes d’un amour-propre toujours sur le qui-vive, quand il n’était pas furibond. Mme Colet se précipita, dès sa jeunesse, dans les idées de la Révolution, parce qu’elle n’était pas princesse et qu’une société où elle n’était pas princesse était nécessairement une détestable société. L’opinion révolutionnaire fut la sienne en bloc. Elle n’était point de force à la modifier. Son livre de l’Italie des Italiens n’est en somme, politiquement et historiquement, que l’opinion révolutionnaire, la passion révolutionnaire, la déclamation révolutionnaire augmentée de la déclamation particulière à cette Enflée qui se croyait grandiose, et qui se boursoufle pendant quatre volumes d’une prose ressemblant à de mauvais vers et de vers ressemblant à de la mauvaise prose. Tout, hommes et choses, est outrecuidamment grandi, dans ce livre sans proportion, excepté elle-même, la lauréate adorée autrefois de l’Académie ; tombée, dans sa vieillesse, jusqu’à n’être plus que la vivandière de Garibaldi, lui cuisinant sa gloire, et mettant dans ses sauces par trop de laurier !

Mais la vivandière n’oubliait pas qu’elle était Corinne et elle alternait avec elle… L’historienne n’est pas tout dans l’Italie des Italiens, et dans cette espèce d’Italie, il n’y a pas que celle des Italiens de l’heure présente ; il y a l’Italie toute seule, la vieille Italie, l’Italie de Raphaël et de Michel-Ange, qui valait bien l’Italie piémontaise de Victor-Emmanuel. Cette Italie des monuments et des musées, Mme Colet nous la badigeonne… Rien de plus favorable encore à la phrase sans pensée, que cette éternelle description de tableaux, si vastement pratiquée dans les livres actuels d’une littérature byzantine… Mme Colet qui n’ajoute rien à l’opinion de tous les imbéciles révolutionnaires, n’ajoute pas davantage à l’opinion de tous les Guides en Italie et de tous les badauds qui en écrivent. Elle copie avec sa plume, tout à la fois romantique et vulgaire, des tableaux de génie, peints par les plus grands peintres qui aient jamais existé, et en les décrivant elle semble dire comme Kepler à Dieu : « Soyez heureux de ma venue en Italie, car vous auriez pu attendre longtemps encore une admiratrice telle que moi. »

Ainsi, Moi, Moi, toujours ! — là comme partout ! Le Moi est omniprésent dans le livre ou plutôt dans tous les livres de Mme Colet. Parler de Léonard de Vinci la fait penser à elle. Mais si le Moi est désagréable dans Chateaubriand, jugez de ce qu’il peut être dans Mme Colet ! l’égotisme, pire que l’égoïsme et dont il sort, l’égotisme qui est l’égoïsme rapetissé et babillard, est suprêmement le caractère de l’Italie des Italiens, — de ce livre fait sur les autres par une femme qui ne s’oublie jamais et qui informe l’univers de l’état de son catarrhe, tout en lui parlant de son héros, Garibaldi ! Un jour elle avait écrit Lui, un livre qui n’était pas trop le « Lui » dont elle parlait. Son livre de l’Italie des Italiens pourrait s’appeler : Elle et ne serait pas trop Elle non plus, car Elle s’y peint, comme mère et comme femme — ce qui ne fait rien du tout aux Italiens, ni à l’Italie, ni à la vérité ! C’est, tout à la fois, la femme et la mère de Coriolan. Elle y joue la matrone romaine, et elle n’est que la matrone d’Éphèse ! Elle s’y pose en Artémise, buvant, dans l’encre, les cendres de son époux, quand il est de légende que feu Colet, qui était musicien, et qui n’était pas Socrate, cassait à cette Xantippe, ses meilleurs violons sur la tête… L’hypocrisie du mot n’a d’égale, en son livre, que son impertinence. Elle s’y gonfle comme la grenouille, et quelle déception, elle n’en crève pas !… Vous trouvez en Mme Colet, littérairement, une madame Turcaret, presque aussi grande qu’une madame Trissotin. Mais ce que vous trouvez le plus sous ce masque de républicaine qui signa longtemps. « Mme Louise Colet, née Révoil », c’est « la bourgeoise gentilhomme » — la bourgeoise qui meurt d’envie et de rage de n’être pas dans les derniers marquis et qui se garde bien de ne pas nous dire le nom de tous les patriciens assez généreusement bêtes pour l’admettre chez eux, cette ennemie ! depuis le duc de Bordeaux, qui lui a serré la main, dit-elle, jusqu’au cardinal Antonelli avec qui elle a parlé politique et dont elle a « couvert la soutane avec sa robe », tant ils étaient près l’un de l’autre, sur le même canapé ! Incroyables spectacles ! n’est-ce pas ? Le duc de Bordeaux, ce pur descendant de Louis XV, le Corrompu, mais qui, tout corrompu qu’il fût, se sentit pourtant un jour assez roi pour ne pas recevoir Voltaire, lors de son triomphe à Paris, fou de sa présence ! le duc de Bordeaux, serrant la main de Mme Colet comme si l’exil l’avait rendu aussi facile à la poignée de main que Louis-Philippe, l’homme qui l’a le plus prostituée ! Et le cardinal Antonelli la recevant, cette même Colet, comme une ambassadrice, et discutant, genou à genou, la politique et l’avenir de la papauté, avec elle !… Certes ! je ne me fie pas à ces récits qui, s’ils étaient vrais, ne prouveraient que l’épouvantable anarchie des intelligences et la nuit qui a remplacé, dans la conscience humaine, l’impérieuse lumière de la fierté et des devoirs ! Mme Colet dit ce qu’elle veut. J’aime mieux ne pas la croire que de croire à ces hontes… et j’ai moins chance de me tromper. Mais quand on rayerait ces deux faits navrants des récits de Mme Colet, ce qui reste serait encore d’une assez belle ignominie. Ce qui reste, c’est qu’à cette heure du xixe siècle, un bas-bleu sans génie, sans considération morale, et même sans hauteur révolutionnaire, ait pu faire croire à la plus grande partie de l’Europe, qu’il était quelque chose et quelqu’un ! Ce qui reste, c’est que gouvernements, ministres, ambassadeurs, aristocratie, aient accueilli, salué, acclamé, pris pour confidente de leurs desseins Mme Colet ! et qu’on ait mis jusqu’aux Vapeurs de l’État, aux ordres de cette pèlerine de la Révolution, en tournée. C’est enfin qu’elle ait été traitée en Italie comme jamais on n’y avait traité lord Byron lui-même… Colet contre Byron ! for Ever ! Évidemment ce n’est plus là de l’histoire littéraire abaissée, mais des mœurs modernes avachies. Le bas-bleuisme a commencé par être ridicule. Il est devenu un vice social. Le voilà maintenant une puissance !

Chapitre XX.
Mme Gustave Haller21 §

I §

La femme qui a écrit ce roman débuta, il y a un ou deux ans, dans la République (féminine) des lettres, sous ce nom qu’elle signe aujourd’hui de « Gustave Haller ». C’était un nom d’homme que son livre démentait. Le livre, en effet, était aussi féminin que possible… un bout de feston, un rien brodé… de soie bleue ! Cela s’appelait le Bluet. Le nom d’un homme jurait là-dessus…, mais quand on prend du masque, on n’en saurait trop prendre. Une femme, se déguisant en homme, croit être moins reconnue, et le petit tremblement de l’insuccès se cache mieux sous un masque hardi. Eh bien ! si on réussit, on l’ôtera, ce masque, et on jouira de sa petite gloire, à visage découvert… Or, comme en attendant cet heureux jour, on l’avait levé pour la Critique qu’il faut séduire, et qui n’étant pas une Lucrèce, mais une femme des plus galantes, avait fait à l’auteur du Bluet force articles favorables et madrigalesques, la personne mystérieuse qui signe Gustave Haller, avait, enchantée, levé un bout de masque aussi du côté du public. On avait vu un œil, comme dans l’entrevoile d’une Péruvienne. On avait vu enfin que Gustave Haller était Mme Gustave Haller.

Supposez encore un petit succès du même genre et on peut parier qu’il n’y aura plus ni Monsieur ni Madame Haller, mais une Madame dont on commence à cancaner le nom dans cette loge de portier qu’on appelle Paris, quoiqu’elle soit toujours jusqu’ici Gustave Haller, en littérature. Plus tard, soyez-en sûr, on se nommera très hardiment et très coquettement de son vrai nom, quand la petite place dans la publicité sera faite, quand le petit pignon sur rue sera bâti. Mme Haller a devant elle un grand exemple. Ce ne fut que bien longtemps après que Mme Sand fut sûre de l’opinion publique, — de cette ânesse d’opinion publique, bâtée par elle et qui l’avait prise sur son dos comme un homme, qu’on la vit renoncer au califourchon sur cette bête bien apprise et ne plus faire une culotte de sa jupe, pour mieux s’y tenir. Tout à coup, elle devint, un matin, de George Sand, Mme George Sand, et même parfois Mme Dudevant… Mme Gustave Haller qui dédie ses livres à George Sand, la Présidente, en son vivant, de la République féminine des lettres, et dont les moindres billets sont pour les femmes des décorations qu’elles pendent au cou des livres qu’elles écrivent, Mme Gustave Haller suivra certainement l’exemple de celle qui l’a décorée… Et de cette façon, comme tout bas-bleu, du reste, elle ne montrera pas plus d’originalité dans sa manière de faire que dans sa manière de penser.

Et cependant, ce livre du Bluet, que j’aime à rappeler et qui fut le premier livre de Mme Haller, aurait pu, sous une autre plume que cette plume d’oiselet, être une œuvre originale et virile. Ici, dans ce roman, il ne s’agit plus uniquement d’amour, la seule chose à la portée des femmes, mais d’un bien autre sentiment qui les dépasse toutes, et qui n’a pas eu son roman encore. Il s’agit du sentiment de l’amitié. Tentant peut-être pour la plume, malgré son impureté, qui a écrit Lélia, un pareil roman aurait pu être essayé par Mme Sand, cette tête hermaphrodite, prise pour une tête d’homme par un siècle lâche et myope, et qui croyait, en se regardant, que la femme peut tout ce que l’homme peut. Elle n’y a pas pensé et on s’en étonne ; elle a laissé l’idée d’un pareil roman à Mme Haller qui la chiffonnée. D’elle-même lui serait-elle jamais venue ? Un jour, dit la Mythologie, Junon, voulant faire le petit Jupiter, en se passant du grand, s’assit sur une fleur et conçut Flore, C’est joli, mais ce n’est pas vrai. Il faut le rappeler à ces dames, puisqu’elles l’oublient ; les femmes ne font rien toutes seules… et Mme Gustave Haller aurait pu s’asseoir sur tous les bluets de la création qu’elle n’aurait pas pondu le sien. C’est une phrase de La Bruyère qui a fait son enfant, à elle ; et cette phrase bien connue, la voici. Elle n’est pas brillante, quoique de La Bruyère. « L’amitié peut subsister entre gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme regarde toujours un homme comme un homme, et réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Cette liaison n’est ni passion, ni amitié pure. Elle fait une classe à part. » Mais cette pauvre phrase qui, après avoir affirmé l’amitié entre homme et femme, la nie et en fait une classe à part ; cette phrase peu honorable pour la netteté d’esprit de La Bruyère, — moraliste du reste plus piquant que profond et dont habituellement l’expression pique plus que la pensée, « ne pouvait engendrer rien de bien lucide, dans la tête, qui l’est très peu, de Mme Haller. Cet esprit de femme, d’une aimable faiblesse, n’était pas capable d’appuyer sur un sujet qu’il fallait profondément entr’ouvrir pour le féconder. Dans son roman, à deux sentiments, elle se contente d’opposer l’amitié à l’amour, antithèse vulgaire ! et au lieu de marquer leurs différences et leurs contrastes, elle glisse, avec une maladresse naïve, dans leurs ressemblances et leurs analogies. Les personnages de son drame de cœur, comme dans la plupart des romans écrits par des femmes, n’ont ni physionomies, ni visages. Son héros, mi-parti d’amour et d’amitié, est de race germanique, dit-elle ambitieusement, et agriculteur… Pourquoi agriculteur ? Eh bien ! pour qu’il y ait roman. Il n’y aurait pas roman, sans cette agriculture. C’est là, comme on dit, le nœud de la pièce. La femme aimée par le petit Triptolème de Mme Haller, préfère la ville à la campagne, quand lui, naturellement, le Triptolème, préfère la campagne à la ville. Choc de goûts, choc de destinées ! L’agriculteur n’épouse pas la femme, qu’il aime moins que sa charrue et se rejette à corps perdu dans l’amitié. Seulement, un jour, cette amitié consolatrice et sufficiente est, tout à coup, brisée — et je ne dirai pas de quelle sotte manière ; je vous l’épargnerai. — Alors, le pauvre ami, aussi malheureux que le pauvre amant, meurt d’un désespoir, compliqué, il est vrai, d’un fort anévrisme, et c’est ainsi que Mme Gustave Haller prouve du même coup la puissance de l’amitié chez son héros, et chez elle, la puissance de l’invention et de la pensée !

Enfantin et chétif, n’est-ce pas ? tel ce roman que je viens de vous raconter. Tel le ruisselet dans lequel se débat et se noie la thèse absolument fausse, d’ailleurs, de l’amitié entre homme et femme. Pour qui a pratiqué la vie, ou qui l’a seulement regardée, il n’est pas vrai que cette amitié puisse exister ; et si on l’a cru quelquefois, ce n’a été que par piperie d’âme abusée, à qui les sens, maîtres en amour, ont donné bientôt le plus éclatant démenti ! L’amitié est un sentiment trop viril pour subsister jamais dans une âme de femme ; et quand même, entre hommes, éclate cette chose rare et sublime, il n’y a qu’un homme du plus mâle génie, qui, comme Otway dans Venise sauvée, puisse en montrer toute la beauté et la grandeur. Une femme y périrait, tuée par le sujet même et aussi par sa nature de femme, qui l’empêchera toujours de peindre ce qu’elle ne peut pas éprouver. Avec sa gracile élégance, Mme Haller n’est point de force à creuser un sentiment, fait d’autant de raison que d’enthousiasme, le plus beau des sentiments dans la hiérarchie des sentiments de nos âmes, après le sentiment religieux ! Bluet d’intelligence elle-même, qui s’effeuille et se perd dans je ne sais quelle métaphysiquette de sentiments, car il faut employer les diminutifs pour parler convenablement du Bluet, de ce livre où tout est petit et qui, sans jouer sur les mots, n’est rien, après tout, qu’une bluette !

Quand il parut, c’est ainsi que je le traitai, en n’en parlant pas, je le traitai comme une chose légère et manquée… manquée par une femme, jolie peut-être, et qui, si elle est jolie, n’a pas besoin d’être bas-bleu… Je laissai les galantins de la Critique se ruer aux compliments, selon leur usage, dès que la moindre femme écrit la moindre chose ; et elle, je la laissai aussi faire sa compote de tous leurs compliments, entassés à la fin de son volume. C’était innocent. Mais aujourd’hui, c’est une autre affaire, Mme Gustave Haller publie un second livre. Le premier pouvait être un caprice, le second est une menace. Ce livre est même plus gros, plus long, plus lourd, et à plus grandes prétentions que le premier, Mme Gustave Haller n’est plus une jolie femme, qui a voulu changer de succès et qui a jeté, avec une grâce impertinente, au nez du public, un petit livre auquel elle ne pense déjà plus. Non, elle ne se joue plus de nous. Elle est sérieuse. Elle croit en Elle. La voilà qui s’établit définitivement bas-bleu. Elle ouvre boutique de littérature, et volontairement elle se place sous la coupe de la Critique, de celle-là qui n’est pas galante, et qui pourrait bien couper…

II §

Vertu. Ce titre abstrait est un roman encore, il est dédié à Mme Sand, ce qui inquiète…, et il porte sur sa couverture un dessin de Carpeaux mourant. Il paraît que les derniers moments de la vie de Carpeaux ont été consacrés à Mme Gustave Haller ; car sur la couverture du Bluet, il y avait déjà un bluet dessiné par le célèbre sculpteur, qui faisait peu de bluets, quand il se portait bien. Ce ne sont pas des bluets, en effet, agités par les zéphirs, amoureux ordinaires des bluets, que ces Danseuses de l’Opéra, agitées par le delirium tremens du cancan, la démocratique pavane du xixe siècle ! Le dessin de Carpeaux représente la Vertu du livre. Y a-t-il mis de la malice ? Il faut se défier de la raillerie des hommes mourants. Cette Vertu est lymphatique, scrofuleuse, turgescente, avec de la ganache et une figure de travers : en somme, c’est une vertu très difficile à embrasser !… Peu importe ! Les noms sont tout, dans cet inepte monde. La Critique s’est sentie émue jusqu’aux larmes devant ce dessin de Carpeaux, et ce dessin, indigne de lui, a été une des causes du succès du livre, demandé passionnément, je le sais, dans les cabinets de lecture. On le comprend. Quand on voit cette Vertu, exposée sur sa couverture, avec le nom de Mme Sand au-dessous, on veut lire. Mais la déception n’est pas loin.

On s’attendait à une audace, à quelque paradoxe hardi sous ce pavillon de Vertu, si fastueusement étalé et qui ne dit rien, s’il ne dit beaucoup ; car, excepté dans les romans, marqués à la sale patte du Réalisme contemporain, où l’on abolit la loi d’art des contrastes et où l’on vous sert du vice tout pur, sans aucun mélange ; excepté dans ces monstrueuses compositions qui sont la fin de toute littérature, il y a toujours dans les livres vrais comme dans les plus faux, une prétention à la vertu quelconque, depuis l’admirable Clarisse de Richardson qui pourrait aussi s’appeler Vertu, jusqu’à l’impossible Jacques de Mme Sand, qui a de la vertu, selon elle, puisqu’il se sacrifie héroïquement à l’amant de sa femme et se tue pour, lui donner son lit. Franchement, avec sa dédicace à George Sand, c’est à une vertu de ce genre que je m’attendais dans le roman de Mme Haller ; mais la vertu de son livre est d’une invention moins philosophique et moins compliquée. C’est de la vertu, qui pourrait avoir le prix de vertu. C’est une des vertus des Jésuites, en leurs traités des Petites Vertus. La vertu du roman de Mme Gustave Haller est le contrepied du vice de la femme de La Fontaine, qui fait de l’œuf pondu le matin par son mari, cent œufs au moins pondus par lui, à la fin de la journée. Discrète qui aime mieux se faire pendre que de révéler un secret ! mais qui échappe à la corde ; en fin de compte, beaucoup de bruit pour rien, comme dit Shakspeare, puisqu’on ne la pend pas. Seulement, rien pourrait être tout, si l’art était grand. L’art élève au sublime, quand il est puissant, les plus simples données. C’est donc l’œuvre — et non pas l’idée, — c’est l’artiste et non pas le penseur, qu’il faut voir dans le livre de Mme Haller.

Eh bien, l’art y est grossier et vulgaire, ou plutôt, il n’y a pas d’art. Écartons ce grand mot ! La Psychologie, qui devrait être le fond de ce roman, y tient fort peu de place. Ce sont les événements qui y prennent tout et les événements y sont communs et incohérents, particulièrement incohérents ! L’incohérence est comme le caractère de ce livre, écrit, à ce qu’il semble, pour être publié en feuilletons. Humiliante Fourche Caudine pour le génie qui s’y heurte et y courbe sa lumineuse tête, le feuilleton est une forme littéraire, très commode pour les esprits sans hauteur et débiles qui n’ont pas la force d’organiser un livre, avec ses développements et ses difficiles transitions… et Mme Haller est, malheureusement, un de ces esprits. La vertu qu’elle peint est bien plus extérieure que profonde. Son roman n’est guère qu’un roman d’aventures. Il y a de l’adultère, du naufrage, de l’assassinat, de l’enfant enlevé, du procès criminel, de la pendaison, interrompue au moment final ; toutes les péripéties haletantes et pirouettantes des romans d’Alexandre Dumas et de Ponson du Terrail — ces conteurs bas, aimés des esprits bas — tout le vieux jeu du mélodrame, retourné de la scène au récit ! L’analyse la plus attentive et la plus patiente se perdrait dans cet enchevêtrement d’incidents que rien n’explique, si ce n’est le train des choses, — ce hasard des circonstances, qui peuvent très bien exister — c’est vrai, — aussi bêtes ou aussi étranges que cela, dans la vie, mais qui, dans une œuvre littéraire, n’ont pas le droit de se montrer dans leur bêtise ou leur étrangeté natives, comme dans la vie, puisque l’art, c’est la vie arrangée, sublimée par l’intelligence, en vue d’obtenir un effet quelconque de puissance, de pathétique et de beauté !

Mais l’auteur de Vertu manque de cette notion d’art, qui est l’exigence même de l’Idéal. Elle a dans l’esprit, je le veux bien, des besoins dramatiques, mais elle n’en a point la puissance. Elle invente des situations, singulières, inattendues, excitantes, mais elle se prend elle-même dans le lacet de ces situations. L’esprit intéressé et curieux se dit à chaque instant : « Comment s’en tirera-t-elle ? » Mais elle ne s’en tire pas. Elle y reste… ou plutôt elle y resterait, si elle ne plantait tout là, quand elle est embarrassée, et ne sautait à une autre situation, ce qui fait de son récit une suite (peut-on dire une suite ?) de situations interrompues. À toute place elle y saute, elle y saute ! Elle aurait pu signer son roman Jenny la Sauteuse, tant elle est piquée de la tarentule de la situation ! Se dérober, ce qui est bien femme, quand il faut aller de l’avant, voilà tout l’art de Mme Haller ! Et elle n’a nullement honte de cela. Pourquoi se gênerait-elle ? La femme, à qui on permet tout, envoie, en riant, promener les hommes et l’art et les théories ! Ce sont les charretiers qui, pour désembourber leurs voitures à foin, invoquent Hercule. Mme Haller ne désembourbe pas la sienne. Elle invoque, elle, le Diable boiteux et l’imite. Elle ôte le toit aux maisons pour voir ce qu’il y a dedans. Procédé, en art, grossier et élémentaire ; indigne d’un conteur, qui vient à cette heure avancée de la littérature. Mme Gustave Haller ne paraît pas se douter d’une loi souveraine en matière de roman, c’est qu’il faut que les événements sortent des développements et du choc des passions et des caractères, et non pas que les passions et les caractères y soient, comme dans les sots hasards de la vie, emboîtés dans les événements…

III §

Quant aux passions et aux caractères qui pourraient exister fortement même dans un roman dont la trame serait aussi mal faite que celui de Mme Haller, les uns et les autres y sont posés, oui ! mais prouvés, non ! et restent dans les prétentions de l’auteur. L’œuvre confuse semble inachevée partout. Elle n’a nulle part ce vigoureux coup de pouce qui précise et qui fait saillir. Ce pouce-là n’est guère attaché à la main des femmes qui, pour la plupart sont, plus ou moins, de Petits Poucets, en littérature. Le héros du roman de Mme Gustave Haller, lequel se passe en Angleterre et fait mille politesses à ce pays, est une espèce de Grandisson, membre de la Société de tempérance et qui fait boire de l’eau à son domestique, né Français (il nous en fait boire aussi !) ; c’est, dit textuellement et emphatiquement le roman, à « l’homme nouveau qui jette dans l’esprit des hommes les semences destinées à fertiliser l’avenir ». En tant qu’il faille se rattacher à son siècle par une sottise, voilà celle par laquelle Mme Gustave Haller se rattache au sien ; car la sottise à la mode au xixe siècle où tout meurt, usé et fini dans tous les ordres de faits et d’idées, c’est de croire béatement à l’avenir. Ce Grandisson réformateur, qui fait des livres (l’idéal du bas-bleu !) et qui est officier dans l’armée anglaise, on ne sait pourquoi, si ce n’est pour porter un joli uniforme, s’est donné la mission de vivre pour les autres. Impérieuse vocation qui ne se donne pas, mais qu’on reçoit des mains de Dieu ! Dans le roman de Mme Haller, Dieu, il est vrai, se trouve nommé à plus d’une place, mais jamais il n’y agit directement… L’auteur ne croit guère qu’à la vertu purement humaine. L’héroïne de Vertu, très au-dessus du héros, comme dans tous les romans de femme, est aussi une vertu humaine ; mais si elle est humaine dans tous les deux, les passions, certes ! ne le sont pas ! Je n’ai vu nulle part d’êtres (que l’on dit passionnés) aussi effacés et aussi froids. L’héroïne, lymphatique autant que dans le blême dessin de Carpeaux, est une institutrice française à Londres, rencontrée par le héros dans un naufrage (ils ont fait connaissance dans l’eau) et retrouvée dans une maison anglaise. C’est, elle ! la Vertu, dédiée à Mme Sand, et qui, après ce qu’on croyait, étonne… Est-ce une épigramme ou une leçon ? Elle est une perfection, cette jeune personne que le roman s’est bien gardé de faire jolie, pour mieux mettre en relief l’influence, toute seule, de la vertu. Il ne s’agit point de ses mœurs, à cette demoiselle ; elles sont excellentes… Seulement, par le fait des bonds, sauts et ressauts du roman, il se rencontre qu’elle est accusée d’avoir tué un enfant qui n’est pas lie sien, et qu’elle n’a pas tué, et qu’elle aime mieux se faire pendre que de révéler le meurtrier, lequel n’est pas son amant, À coup sûr, c’est là un acte de vertu et de vertu désintéressée, quoique ce ne soit pas celle-là à laquelle l’imagination s’attendait. Un acte de vertu est un bout d’étoffe, un peu mince et un peu court, pour tailler là-dedans un roman qui ose s’appeler de ce grand nom : Vertu. Il faut en vérité, pour un roman qui est un livre fondé sur la passion, un peu plus que cela, et le plus que cela n’y est pas !

Il n’y a rien de plus que ce que j’ai dit : des faits qui ne s’engendrent point et qui se succèdent ; des tableaux épars, sans le clou auquel on puisse les accrocher ; tout un bazar renversé d’aventures ! Un livre pareil, d’un tel tapage, d’un tel remue-ménage nous ferait peut-être mourir d’ennui, s’il ne nous tuait pas de fatigue. Dans ce livre, le récit n’est rien de plus que le récit. Il ne s’y mêle jamais comme dans Mme de Staël, qui était femme et que je cite pour cette raison à Mme Haller, un aperçu, en dehors et à propos de ce qu’on raconte ; l’étoile d’une idée heureuse ou d’un mot brillant. Livre fait avec d’autres livres, non que l’auteur pille, mais il s’imprègne… Par exemple, le faux « marchand de coton » a été inspiré par le Peyrade de Balzac, déguisé en anglais. La découverte du morceau d’ébène appartenant au berceau brisé de l’enfant tué, retrouvé dans la cuisse de l’assassin, est manifestement de l’Edgar Poe. L’auteur de Vertu accomplit la loi de son être féminin, qui est de n’avoir pas d’individualité. C’est Mme de Girardin, je crois, qui a dit spirituellement et sans crainte de se déshonorer que « le style de la femme, c’était l’homme », mais je n’ai pas reconnu l’homme dans le style de Mme Haller,

IV §

Et maintenant vous connaissez ce livre de Vertu. C’est, comme vous venez de le voir, une production tourmentée et médiocre. Une médiocrité qui a dû coûter immensément de peine à l’auteur. Hélas ! le sort des femmes qui se vouent au bas-bleuisme, c’est de se donner beaucoup de mal pour arriver au niveau du premier homme médiocre qui écrit, et qui, pour être médiocre, ne se donne pas tant de peine que cela. Certes, il vaudrait mieux garder sa quenouille, mais y a-t-il des quenouilles à présent ?… Il y a des plumes qui se lèvent de partout. En voici une d’un bas-bleuisme spécial. Ce livre de « Vertu » dont le titre est un titre à la manière anglaise (les Anglais seuls ont de ces livres abstraits qui disent l’idée de leurs livres), ce livre dont les mœurs sont anglaises, semble avoir été écrit par un bas-bleu anglais. Je ne crois pas que Mme Gustave Haller soit Anglaise cependant : mais elle a dû aller et séjourner en Angleterre et elle s’y est faite Anglaise, avec la facilité et la souplesse alcibiadesques qu’ont les femmes à prendre une individualité et à la mettre à la place de celle qu’elles n’ont pas… La vertu même de sa Vertu est une vertu anglaise. Et la seule chose qui ne le soit pas — qui ne soit ni anglaise, ni vertu — c’est la scène du roman — la seule vraiment spirituelle — où une jeune fille qui n’est, elle ! que du pays de l’amour, vient indécemment chez l’homme qu’elle aime, et qui craint, le vertueux garçon, les petites sensations qu’elle lui donne, essayer de ces petites sensations-là et provoquer le baril de poudre à sauter, avec des coquetteries d’étincelle… J’ai assez dit, dans ce chapitre, de duretés à Mme Haller pour ne pas lui avouer que j’ai trouvé cette scène charmante, et autrement dans sa main, qui n’est pas celle d’une prude anglaise, que les frigidités vertueuses et protestantes de son roman.

Elle a fait Vertu. Si, à présent, elle faisait Vice ?…

Chapitre XXI.
Mme André Léo22 §

I §

C’est un nom, fait avec les deux noms de ses enfants. Gracieuse idée de mère qui a épuisé dans ce mot toute sa grâce ; car, d’elle-même, Mme André Léo est peu gracieuse. Un tel pseudonyme laisse si bien rayonner la femme, que quand il commença de poindre, il y a quelques années, dans la littérature, on ne dit point « André Léo » ainsi qu’on avait dit, tout d’abord et longtemps, masculinement, et sans se gêner, « George Sand ». On dit Mme André Léo, et presque avec respect.

C’est qu’elle est plus femme que Mme Sand, Mme André Léo ; c’est qu’elle a davantage la caractéristique de la femme, la préoccupation maternelle. Je ne la connais pas personnellement ; et, d’ailleurs, on peut douter de tout, quand on pense que Mme de Sévigné n’aimait sa fille que dans l’absence et qu’elle n’était rien de plus qu’une grande artiste en sentiment maternel… Grande artiste, Mme André Léo ne l’est d’aucune manière ; mais elle n’en a pas moins l’accent maternel, bien plus que Mme Sand, qui a un autre accent moins pur… Mme André Léo, qui a failli (j’en ai vu l’heure) détrôner Mme Sand dans l’opinion, qui l’a sacrée la première femme de son temps, est un bas-bleu foncé, trop conglutiné dans son indigo, pour être jamais la créature, enflammée et inspirée, qu’on appelle une grande artiste. Son esprit a, pour cela, trop de côtés déplaisants, ambitieux, pédantesques. C’est une espèce de Mme de Genlis de la libre pensée. Seulement, au lieu du coqueluchon du xviiie siècle, elle a mis le bonnet rouge des tricoteuses… Mme de Genlis, tout bas-bleu qu’elle fût, échappait aux défauts de tous les bas-bleus en général, et de Mme André Léo en particulier, par sa haine du philosophisme révolutionnaire et par l’idée chrétienne qui souvent affermit son bon sens. Mais Mme André Léo qui, au contraire, a la philosophie et la révolution au plus profond de sa cervelle, Mme André Léo, cette pédante et cette endoctrinante, sans les qualités de Mme de Genlis… Vous voyez bien ce qu’il en reste !

Il en reste une Institutrice, — l’institutrice qu’on retrouve sans cesse dans Mme de Genlis. On se rappelle que Mme de Genlis l’avait été, de fonction. Mme André Léo a bien pu l’être. Je me suis laissé dire qu’avant d’être délibérément femme de lettres, elle et son mari avaient professé quelque part… Le mari est mort, la femme, — sans école, — dans ses livres, professe toujours. Elle y a suprêmement ce ton maîtresse d’école, faisant la classe à la Démocratie, cette enfant terrible qui a tant besoin de leçons ! Elle n’écrit point de traités d’éducation individuelle, comme l’auteur d’Adèle et Théodore. Ses romans, à elle, ont une prétention plus haute. Ils ont pour visée l’éducation du peuple et la correction de la bourgeoisie, — de cette bourgeoisie haïe et méprisée, qui périt (croit-elle naïvement, Mme André Léo) pour n’avoir pas donné au peuple la forte instruction qui aurait tout sauvé. Ses romans, au fond, ne sont guère que des Almanachs du Bonhomme Richard, sous forme romanesque… Mme Sand, je l’ai dit, descend de Rousseau et Mme Colet, de Diderot. (Pauvre Diderot ! d’avoir une pareille fille ; mais les libertins ne savent pas tous les bâtards qu’ils font ; sans cela ils ne les feraient pas !) Mme André Léo, à son tour, descend de Franklin, et elle n’en a pas la bonhomie. La bonhomie, comme le mot le dit, n’est pas une qualité de femme. Je vous défie de vous figurer Franklin avec un cotillon. L’utilité, chez Mme André Léo, étrangle perpétuellement la poésie, quoiqu’elle parle beaucoup d’idéal, cette femme pratique. Mme André Léo ne se débarrasse jamais entièrement de ce ton d’institutrice, qui apprend ses devoirs et ses droits au pauvre monde, et qui gâte, à toute place, le talent qu’elle aurait peut-être sans cet insupportable ton, La raideur de l’institutrice, — de ce piquet intellectuel qu’on appelle une institutrice, — supprime les mollesses de la femme, qui feraient son génie, comme les rondeurs font sa beauté, et durcit, quand elle l’a, jusqu’au sentiment maternel. Mme André Léo, toute mariée qu’elle ait été (est-ce à l’autel de la Nature ? comme dit Michelet) et toute mère qu’elle se trahisse encore » fait l’effet d’une vieille fille, à l’imagination de son lecteur. C’est, du reste, l’effet que font les bas-bleus, quand ils ne sont pas hardiment des courtisanes qui s’affirment. Mme André Léo n’a point de souplesse. Les reins de son esprit sont soudés, et c’est l’institutrice qui se dégage avec le plus de netteté de tout l’ensemble de ses livres, à cette Enseignante, — il faut bien le dire, un peu cuistre, — qui professe l’instruction obligatoire et la morale indépendante et qui écrit des romans pour élargir, à la mesure d’un plus grand cercle, la petite classe qu’elle faisait peut-être autrefois, et pour, de cette manière, continuer son ancien et rogue plaisir de professer.

Ses livres sont assez nombreux. Les premiers parurent dans les années qui suivirent 1860. Mais sa réputation ne date que d’Un mariage scandaleux publié, je crois, en 1869. Jusque-là, elle était restée obscure ; elle n’était pas sortie de cette carapace d’obscurité, dont l’épaisseur, toujours difficile à percer, est proportionnelle au talent qu’on a et à la bêtise de la foule. Mais à dater d’un Mariage scandaleux, elle fut regardée par cette partie de l’opinion démocratique qui se croit littéraire, comme une seconde Mme Sand, — la Mme Sand de la Démocratie sévère ; par conséquent, une Mme Sand bien supérieure à la première, par le sérieux, la direction et la portée. Rien d’étonnant. Il y a dans Mme Sand quelque chose qui doit mortellement déplaire aux Inséductibles de la Démocratie. Je l’ai écrit de son vivant, alors qu’on élevait la réputation de Mme André Léo contre la sienne. Il est quelque chose de primitivement comme il faut en Mme Sand, dans cette femme comme il ne faut pas. Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour chasser de ses veines la goutte de sang aristocratique qui y coulait. Mais cette goutte de sang, qui y est restée, faisait, aux yeux des démocrates, des purs, des absolus, des vrais citoyens, qui l’y voient toujours, tache dans son rubis, à cette Rouge23 ! Chez Mme Sand, la femme a beau descendre, on voit bien qu’elle descend, ce qui implique qu’on vient de plus haut que ceux à qui on se donne24. Quoique la malheureuse ait volontairement dérogé, quoiqu’elle se soit prostituée aux idées de son siècle, elle n’est cependant pas pour rien la petite-fille du maréchal de Saxe, fût-ce, comme dirait Saint-Simon, par le mauvais côté de la courte-pointe. L’élément résistant en elle, c’est la race, — la race qu’on dégrade, mais qu’on n’abolit pas, quand même on coucherait avec tous les valets de Mme de Warrens, les uns après les autres ! Mme Sand rappelle le marquis de Lafayette, qui, platement révolutionnaire, et voulant s’aplatir encore davantage, est toujours resté, de manière et d’esprit, un grand seigneur. Dans un temps où la poésie du siècle était l’adultère, il fallut les adultères de toute sa vie et son existence de bohème (délicieusement affolante au regard des esprits d’alors) pour qu’on pardonnât à Mme Sand ne n’être pas, en réalité, aussi voyou qu’elle se vantait d’être. Elle n’était pas tout à fait de la sainte canaille. Mme André Léo n’avait pas de tels empêchements à sa gloire. Elle avait le bonheur et l’honneur d’être petitement née. Elle ne déconcertait point, par les débordements de sa vie, l’hypocrisie d’un parti qui nous a volé Tartuffe, à nous autres dévots, et qui, malgré sa haine du blanc, n’en a pas moins ses sépulcres blanchis ! Matrimoniale, elle n’écrivait point l’apologie de l’adultère. Comme Mme Sand, elle ne fondait pas les Rosières du Vice, et ne couronnait pas de roses et de chêne des courtisanes. Elle devait être correcte de mœurs. On la sent puritaine. Dans Mme Sand, il y a du xviiie siècle, même aux dernières années de sa vie quand elle caressait de sa vieille main de douairière, autrefois charmante, les cheveux des jeunes gens, assis au piano, dans son salon de Nohant ! Dans Mme André Léo, il n’y a que du xixe siècle — du xixe siècle positiviste, impie, moraliste sans Dieu rémunérateur, qui veut que la vertu des femmes soit d’être des hommes… Sa prétention d’épurer l’amour et d’établir les unions libres, si chère aux bas-bleus, ne lui appartient pas ; c’est celle de son temps. Réformatrice sans originalité, bas-bleu, encore plus maussade que sévère, prêcheuse infatigable d’infini et d’idéal, sa préchaillerie ne l’a conduite qu’au fini et au très réel de la Commune, dont elle a partagé l’exil. C’est la Commune qui a interrompu sa renommée et qui la replongée dans l’obscurité et dans le silence. Elle s’est terrée à Genève et s’y tait. Republiera-t-elle quelque jour ?… Les bas-bleus ne se taisent pas si vite ! Il n’y a pas, pour eux, de Trappe, ni de silence, ni de repentir…

Je ne crois point, en effet, que Mme André Léo se repente. Elle restera le genre de femme qu’elle est. Elle doit avoir cette espèce de caractère qui est de la volonté continue… Elle la prouvé, du reste. Dans un de ses romans (l’un des plus longs et des plus travaillés), elle a montré cette volonté, continue et indépendante, en se séparant bravement des frères et amis, ces enchaînés d’opinion qui voudraient enchaîner tout le monde au nom de la liberté, sur une des questions qui tiennent le plus au cœur de la Démocratie, et que cette recommenceuse éternelle de révolutions et de questions révolutionnaires a recommencé d’agiter !

II §

C’est la question du Divorce. Mme de Staël l’a touchée un jour, avec l’éclat d’esprit qui caractérise sa manière ; mais bas-bleu ce jour-là, car, malheureusement, cette adorable femme avait des jours de bas-bleuisme, elle avait montré que nulle créature de son sexe n’a la pensée assez mâle pour résoudre une question à la taille du grand Bonald, puisqu’elle-même, Mme de Staël, ne le pouvait pas ! André Léo qui n’est pas une Mme de Staël, et qui est peut-être assez démocrate pour la mépriser, Mme André Léo, qui doit haïr le catholique Bonald, comme étant trop homme, à voulu se colleter à son tour, avec cette question du Divorce, qui, pour la femme, enferme toute sa destinée ; mais, chose dont il faut lui tenir compte, elle a méprisé les opinions athées de son parti. Je trouve, en effet, dans son roman intitulé : le Divorce, ces paroles qu’elle met dans la bouche du personnage qui représente l’opinion philosophique de l’auteur. « L’avenir consiste dans la recherche des lois naturelles, révélation incontestable et sûre de la pensée divine. Or, dans le mariage, l’individu peut-il être considéré comme s’il était seul ? Ils sont trois désormais ; lien vivant, indivis, impartageable, qui rive ensemble les deux époux. Le mariage est une loi dont les hommes, pauvres sacrilèges, ont voulu faire une institution… Si j’étais législateur, j’écrirais un seul article dans le code humain, L’Amour OU le mariage étant d’institution divine est nécessairement indissoluble. La loi civile ne peut l’établir. Elle le constate, soit en vertu de la libre déclaration de l’homme et de la femme, soit par l’acte de naissance de leur premier-né. » Ces paroles, malgré ce qu’elles ont d’incorrect, grammaticalement et métaphysiquement, montrent assez bien l’embarras douloureux d’un esprit primitivement assez juste, qui souffre de sa justesse, pour s’être fourvoyé dans les idées décadentes d’un temps qui a passé par le panthéisme de Hégel, et qui s’est retourné vers le naturalisme de Darwin. Mme André Léo, probablement née avec cet instinct religieux qui fait tendre en haut la créature humaine, y tend encore, dans les idées qu’elle vient d’exprimer ; mais tendance vaine ! elle a beau se débattre dans le vague de la philosophie, elle y demeure, affirmative de langage, mais sans un principe auquel elle puisse rattacher la législation qu’elle invente. Pour qui croit que les lois naturelles sont encore à découvrir, il n’y a pas d’institution possible dont on puisse affirmer autre chose qu’une nécessité de fait, sans mortelle inconséquence ; et voilà pourquoi la petite théorie, religieuse et sentimentale de Mme André Léo, s’est brisée en quatre morceaux ! Mme André Léo n’a pas étouffé toute la femme dans ce bas-bleuisme qui a pour visée de la supprimer. Elle l’a faussée en elle, mais elle ne la point supprimée…, et dans sa théorie, prétentieuse de cerveau, apparaît encore cette mamelle de la femme que les odieuses Amazones du bas-bleuisme contemporain se coupent, pour mieux combattre contre nous !

Elle n’est point de ces Abominables, Elle n’a pas la grâce. Elle n’a pas le charme. Mais elle est femme encore… Elle n’a pas, comme Mme Louise Colet, cette insolence (à fouetter) de Théroigne de Méricourt, dans son amazone écarlate, elle n’a point de cravache que nous puissions retourner contre elle. Elle a peut-être été bien élevée. Il faut qu’elle l’ait été, pour avoir gardé son atome de femme, à travers ce pédantisme dont elle est affligée et une éducation que j’imagine être de seconde main, et qu’elle doit peut-être à son mari. Elle a, dans ses livres, l’œil baissé, la contenance pudique… quelque chose d’opiniâtrement subsistant et de ressemblant à, la décence romaine ; mais le fuseau de la Matrone est tombé dans l’encre moderne et elle l’a taché de cette encre. Avec cette air vieille fille que le bas-bleuisme endoctrineur lui a donné, Mme André Léo croit, comme les vieilles filles, à l’amour qu’elle confond avec le mariage, dans sa théorie ; menée, malgré elle, à cette conclusion que le but de la vie, c’est le bonheur du cœur, — la grande idée, hélas ! pour toutes les femmes, même pour Mme de Staël, la plus intelligente de toutes, qui a écrit l’Influence des passions, ce livre qui veut être un livre philosophique, et qui n’est que le magnifique cri d’une magnifique sensibilité !

III §

Pas de grâce ! Pas de charme ! Par conséquent pas de grande artiste, et même pas d’artiste du tout ! Ce roman du Divorce, un de plus soignés de Mme André Léo, — esthétiquement — n’existe pas. C’est, comme tous ses autres romans, une thèse plus ou moins cachée… On s’y perd dans les personnages et aucun n’a de physionomie qui s’impose à l’imagination et qu’on se rappelle. Chose à noter, dans les romans écrits par des femmes ! Preuve irréfragable de leur profonde médiocrité ! On ne s’en souvient plus, peu de temps après qu’on les a lus. Écrits avec du fusain, qui est une poussière, ils s’en vont, comme la poussière, au moindre souffle… On se rappelle Mme André Léo, bien plus par les idées qu’elle défend que par ses ouvrages… Or, si l’artiste n’y est point, à quoi bon des romans ? Pourquoi pas simplement des Traités ? Mais c’est que le roman porte, bien plus loin que le Traité, l’idée qu’on veut populariser, et c’est là de l’utilité encore. Mme André Léo se distingue par le prosélytisme d’une philosophie qui est, à peu près, celle de Proudhon. Mais Proudhon, appliqué au roman, doit donner quelque chose comme l’ennui d’un Grandisson dépassé… L’avocasserie pour les droits de la femme détermine beaucoup plus les livres des bas-bleus que la vocation des belles œuvres. Littérairement, et dans l’ordre démocratique, Mme André Léo est à peu près ce qu’est Mme de Ségur dans l’ordre catholique, mais sous une forme romanesque, imitée de Mme Sand, — de la Mme Sand des dernières années, enrhumatismée de philosophie et qui a perdu la petite fleur de bohème adultère, par laquelle elle a réussi.

Les romans de Mme André Léo sont certainement plus honnêtes que les libertinages de Mme Sand, mais leur morale ne vaut pas les petits livres du prêtre. Ce bas-bleu philosophe ne peut pas avoir la naïveté, l’humilité, la charité du doux prêtre qui, comme Notre Seigneur Jésus-Christ, se fait suavement petit avec les petits pour mieux les enseigner. Mme André Léo n’a, elle, de charité que pour l’orgueil de l’ouvrier qu’elle développe autant qu’elle le peut… et dont, partout, dans tous ses ouvrages, depuis un Mariage scandaleux, qui est une mésalliance, jusqu’aux Désirs de Marinette et Double Histoire, elle aiguise les haines et encourage les mépris contre la Bourgeoisie, en vue des soulèvements qui, demain, vont éclater… Elle chauffe à outrance cette marmite au pétrole, qui peut tout brûler, avec l’air de n’y pas toucher, cette innocente, réfugiée à Genève ! Est-ce hypocrisie ou aveuglement inepte ?… Ignorante, le croira-t-on ? cette Institutrice du peuple, cette doctoresse du baccalauréat, ignorante, comme une carpe, des choses qu’elle devrait le mieux savoir, puisqu’elle les attaque et qu’elle a l’ambition de les détruire, elle est surtout, et mesquinement, jalouse des Frères de la Doctrine chrétienne, de ces robustes éducateurs du peuple, tirés des entrailles mêmes du peuple et à qui elle voudrait arracher renseignement pour le remplacer par le sien. Vous êtes orfèvre, Madame Josse ! Elle déteste, en eux, le christianisme qu’ils apprennent à la jeunesse future, parce que le Christianisme c’est le passé du monde et de la France, et « ce qu’on doit haïr, c’est le passé », dit-elle avec la rigueur d’un axiome. Pour en arriver là, elle ramasse, d’une main sans fierté, les plus sottes idées de ce sot temps sur le Péché originel et sur la Grâce, qui sont tout le christianisme, et elle les lui lance à la tête, ces sottes idées qu’elle sait peut-être sottes… « Quand je vis, dit-elle quelque part avec la nonchalante fatuité d´une raisonneuse dépaysée, qu’il (Dieu, — notre Dieu, à nous !) ne valait pas mieux que les hommes, j’y renonçai. » Dieu fut bien attrapé et elle le remplaça par l’Idéal, cette billevesée allemande, dont elle a dit ailleurs : « Le créateur de l’idéal, c’est l’amour. » Si elle s’entend, c’est une athée. Mais qu’est-elle, si elle ne s’entend pas ?…

Elle est un cerveau brouillé et en révolte, et dont la révolte manque même de puissance. On l’a vu, et j’ai pris plaisir à le reconnaître : Mme André Léo a, dans la question du Divorce, été moins femmelette femelle que les femmelettes mâles de son parti ; mais en dehors de cette question, elle n’est plus qu’un bas-bleu de la troupe et qui ne sort jamais du rang… Elle a toutes les idées communes aux bas-bleus. Elle a la négation raisonnée de toute autorité et de toute hiérarchie, la fureur de l’égalité avec l’homme, dans l’intelligence, dans les œuvres, dans l’amour et surtout dans le mariage… Les femmes du temps de Molière ne faisaient que les savantes, et lui, en faisait des personnages de comédie. Elles ne s’occupaient que des sonnets de Trissotin et des ballades de Vadius. Mais à présent qu’elles ont passé du monde littéraire dans le monde moral et social, elles, veulent, absolument être de petits hommes — et les maris de leurs maris !

Sodome intellectuelle, vers laquelle nous marchons à grands pas. Il ne faut pas s’épouvanter des mots, lorsqu’on n’a pas peur des choses. Voilà où nous allons, si on laisse faire ces fourmis travailleuses qui nous préparent la société de l’avenir ; si de temps en temps, un vigoureux coup de pied du Bon Sens, dans leur fourmilière, n’écrase pas quelques-unes d’entre elles…

IV §

Quant à André Léo, elle s’écrase elle-même sous ses livres et sous leur lourdeur. Elle n’est, en fait de talent, ni une Cléopâtre, ni une Armide. Il est des talents dangereux. Ce n’est pas le sien. Ennuyeux, il le serait davantage. C’est une de ces femmes qui doivent croire que l’ennui, dont elles nous accablent, est une dignité. Elle dépasse en pédantisme de toute sorte, toutes les plus fortes pédantes de l’Angleterre, cette terre natale des bas-bleus, qui les a vomis sur le monde et à qui je voudrais les faire ravaler !

Que sont miss Edgeworth, miss Inchbald Simpson, miss Martineau et toutes les misses du diable de l’Angleterre, qui ont écrit des livres moraux sur l’éducation et sur le mariage, en comparaison de Mme André Léo, l’auteur du Mariage scandaleux et des Filles de M. Pichon ? Que sont-elles, toutes ces sèches et longues institutrices anglaises, qui sentent leur esclavage et qui tordent leurs malheureuses échines sur le pal qui les embroche, et sur lequel elles tournent, au feu du désir… de n’être plus des institutrices, auprès de cette sybarite de Mme André Léo, qui trouve cette fonction d’institutrice savoureuse et voluptueuse et qui, mêlant l’amour de la science à l’amour chaste de l’amour, crée, dans ses romans, des Abeilards sans catastrophes, lesquels font, en même temps, à leurs maîtresses la classe de l’amour ; puis, après les épousailles, ouvrent une école et sont ensemble pour la vie, conjugalement, institutrices et instituteurs. Tout ne finit point par des chansons, dans les romans de Mme André Léo ; mais tout y finie par des Instituteurs et des Institutrices ! Mme André Léo nous donne même le programme de leurs institutions et le voici pour qu’il vous serve : Minéralogie et physique, zoologie et agriculture, philosophie et pas d’histoire…, vous savez pourquoi ? Tous ses romans pourraient s’appeler Bucolique et Zoologie ! Les Pasteurs de Virgile n’y sont pas, mais les agriculteurs du Progrès, avec leurs charrues mécaniques et l’économie philanthropique de la sueur humaine sur le sillon, car le travail, c’est la liberté ! Mme André Léo, cette multiplicatrice d’institutrices comme elle, est aussi une institutrice agricole. Elle ne se contente pas de peindre la campagne, elle la cultive et la fume… On est étonné dans ses œuvres de l’amour de la nature qui se voit, à côté de la nature qui rapporte… On est étonné de ces descriptions, romantiques et mièvres, sous la plume d’un écrivain si sérieux, quand tout à coup au milieu d’elles, dans le plus brillant de leurs draperies et de leurs déroulements de paysages, il se fait un trou ; et la tête de l’institutrice passe par ce trou et nous lâche des phrases de cette institution : « l’âme échappant aux lois dont elle fait partie, habite le monde absolu des idées où la durée s’absorbe dans l’éternité de l’être ». Et pour dire… quoi ? toute cette éruption de petite vérole panthéistique ? Pour dire qu’entre amoureux qui vont ensemble, le temps paraît court ! Et encore pour dire… qu’on vit l’ombre de deux personnes assises au soleil, elle écrit doctement : « Les deux corps, producteurs de l’ombre, venaient de s’asseoir ! » Quelle production que ces producteurs ! Ce sont là des façons de s’exprimer qui sentent la caque de ce hareng, et ce sont ces charmants langages qui empêcheront, malgré la purulence démocratique universelle, les romans de Mme André Léo de s’asseoir dans l’opinion et dans le succès. On le comprend ; il y a trop de ridicule égayant l’ennui et par trop d’ennui attristant le ridicule, dans ces romans anti-bourgeois, et d’un style bourgeois pourtant, où Dieu c’est l’idéal, et l’idéal un champ de pommes de terre, et la Providence l’affinité ! Mme André Léo, cette pecque, est un bas-bleu qui ne ressemble en rien aux bas-bleus cocottes, à bottines et à traînes. Elle, c’est le bas-bleu économique, en sabots et en lunettes, et fière également de ses lunettes et de ses sabots.

Mais ce n’est pas encore celui-là qui dévirilisera la France !!!!

Chapitre XXII.
La comtesse Guiccioli25 §

I §

Il y a déjà quelques années, — et plusieurs, avant le livre sur Byron de l’auteur de Robert Emmet26, — que parut, en 1868, je crois, un livre intitulé : Byron jugé par des témoins de sa vie. Or ces témoins de la vie de Byron n’étaient qu’un. C’était Celle qui avait été sa vie dans le sens le plus intime et le plus poétique du mot. C’était celle-là qui avait été dans sa jeunesse la comtesse Guiccioli, et qui devint la marquise de Boissy, dans le déclin de son automne, comme aurait dit Lamartine. Elle ne se nomma pas autrement alors. Mais dans ces mœurs de cristal, — non par la pureté, mais par la transparence, qui font à présent une espèce d’aquarium de Paris, — personne n’ignora que la main, — beaucoup trop et vainement gantée, — qui avait écrit ce livre sur Byron, était, puisque la main de Byron est glacée, celle de toutes les mains qui avait le plus le droit de récrire, pour être restée dans la sienne… Si les femmes que nous avons aimées deviennent une part de nous-mêmes, c’était une part de Byron, — encore vivante ici-bas, — qui allait continuer les Mémoires et dire leur vérité dernière. Intérêt réveillé, inattendu et prodigieux ! Admettez un moment que Laure eût aimé Pétrarque, — et qui sait si elle ne l’aima pas ? — ou que la Portinari ne fût pas morte à douze ans, mais qu’elle eût vécu sur le cœur du Dante, — et supposez qu’on vînt vous dire, tout à coup, ce matin, que toutes les deux ont écrit, — l’une sur Pétrarque, l’autre sur Dante, — avec quelle violence d’intérêt ne vous jetteriez-vous pas sur le livre qu’elles auraient laissé !… Quel jour inouï ne vous attendriez-vous pas à voir jaillir de ces deux cœurs sur ces deux poëtes ! Eh bien, c’est un jour tout pareil, c’est ce torrent d’azur, qui pouvait tomber aujourd’hui sur Byron et l’éclairer jusqu’aux abîmes !… Il y a de la sottise et du mensonge dans toute gloire faite par les hommes ; mais quelles plus charmantes et plus touchantes rectifications que celles de l’amour ?… Voilà ce que je pensais, en ouvrant avec les frémissements de la curiosité la plus excitée, ce livre sur Byron, qui paraissait après quarante ans de silence, simplement, comme un livre ordinaire, et qui, s’il avait été ce qu’il eût dû être, aurait éclaté !… Je pensais alors à ce qu’aurait dû être un livre sur Byron, écrit par la seule personne qui, dans l’univers du présent, comme dans l’univers de l’avenir, eût pu l’écrire, si elle avait osé !… Je me disais qu’un pareil livre, intime, celui-là ! profond, à fond d’âme, qui nous vengerait des étouffements de l’étouffeur Moore, ne serait pas, ne pourrait pas être, sous un titre fallacieux, ce vieux procès de lord Byron, jugé par tous les témoins de sa vie, ces témoins que nous connaissons tous, — que nous avons rapprochés et comparés tous, et dont nous avons épuisé tous les témoignages ! Je me disais que quand il s’agit de Byron et qu’on eut l’honneur d’en être aimée, il fallait quelque chose de plus… Je m’étais persuadé qu’une femme, au moins d’esprit, qui s’aviserait d’avoir du courage, après avoir si longtemps pensé au danger d’en avoir et qui prenait, au dernier moment de sa vie, le parti de dire le mot de la fin sur Byron, ne voudrait pas, uniquement, nous précipiter dans d’anciennes lectures déjà faites, et nous faire reprendre un bain déjà pris dans la même baignoire et dans la même eau. Et cependant que Dieu me pardonne et le lui pardonne ! Je me suis trompé. Ce que je croyais impossible est arrivé. Je suis sorti d’un bain que j’avais déjà pris. Je me suis replongé dans les premières sensations intellectuelles et les premières admirations de ma vie ; mais ces sensations retrouvées, je ne les ai pas dues à celle de qui j’en attendais de plus vives et de plus complètes. Il n’y a point ici — quel désastre ! — en ce livre de tant de promesses, — un seul fait, une seule réalité, un seul détail, qui ne soit connu, — qui ne soit presque devenu un lieu commun de l’histoire de Byron. Et ce n’est rien que cela encore ! Dans ce livre écrit par une femme qui doit tout savoir de l’homme dont elle parle, puisqu’elle l’aima et en fut aimée, il n’y a pas même une vue, une pensée, une observation sur cet homme qui puisse ajouter à ce que nous en savons. Le livre que voici donne une opinion de plus sur Byron, mais ne change pas, par un fait nouveau, mais ne modifie pas d’un iota, d’un atome, d’un atome d’atome, l’opinion faite de longue main sur Byron, Historiquement, biographiquement, littérairement, tout ce qui est dit ici a été dit ailleurs sur le grand poëte anglais, dont la vie ressemble à ces fragments sublimes interrompus du Giaour, plaques de lumière et d’ombre ; et sa destinée est peut-être de rester mystérieuse, comme celle de ces Sphinx de l’Action, — Lara et le Corsaire, — ces Mystères vivants qu’il a chantés !

II §

Eh bien ! la cause de ce déchet d’un livre médiocre, sur un homme de génie, par l’être qui devait trouver, pour en parler, des accents de génie dans le fond de son propre cœur, — oui, la cause de ce triste phénomène d’un livre, écrit et pensé comme l’eût écrit et l’eût pensé le premier bas-bleu venu, c’est uniquement le bas-bleuisme. Et quand je dis le premier bas-bleu venu, je dis trop, cependant… Mme Guiccioli ne l’était pas ; elle n’avait ni la morgue, ni l’insolence, ni la pose des bas-bleus vulgaires… Mais quand elle songea à nous donner son livre sur lord Byron, elle n’était déjà plus la suave Italienne à robe blanche et à esprit ingénu, que l’auteur de Childe-Harold avait aimée… Les années avaient pâli ses cheveux d’or… Dans d’autres temps, elle fût probablement devenue dévote. Après Byron, il semble qu’il n’y ait plus que Dieu ! Mais elle était de ce temps d’indifférence religieuse où les femmes préfèrent à l’eau bénite du grand Pascal l’encre vaniteuse de leur écritoire ; et tout doucement, elle se fit bas-bleu, d’une nuance très douce, il est vrai, et peu appuyée… Elle glissa dans l’azur… Elle avait attendu. Les bas-bleus qui faisaient partie de la société qu’elle voyait, en France, mirent du temps à lui donner sa teinte… Que lui dirent-ils pour qu’elle la prit ?… Lui dirent-ils qu’elle se devait à elle-même de prouver au monde qu’une femme aimée de lord Byron, n’était pas simplement la rose et la pêche, préférées dans les femmes par le sensuel et insolent Rivarol ?… Toujours est-il que la femme la moins née pour écrire, écrivit. Toujours est-il que cette substance de femme grasse et blonde faite pour la sieste et l’amour turc, que cette espèce d’indolente houri qui a peut-être posé pour la Dudu du Don Juan, de sa main languissante, lança un livre, qui n’était ni un éclair, ni une foudre… Il ne pouvait l’être, d’ailleurs, qu’à la condition de fouler aux pieds toutes les mesquines considérations de la femme et du bas-bleu et il ne les y foulait pas… Le bas-bleuisme, cette affectation enragée de la personnalité des femmes tue, en elles, plus ou moins l’amour, comme il tue plus ou moins le génie.

Mme de Staël, qui, même sans amour, aurait mieux parlé de Byron que Mme Guiccioli, n’arracha jamais entièrement son génie au bas-bleuisme quelle tenait de la race pédante (les Necker, père et mère) à laquelle elle appartenait… Mais le cœur de Mme Guiccioli était moins vaillant que le génie de Mme de Staël… C’était un genre de cœur qui ressemblait à son genre d’esprit. Un jour, elle avait voulu atténuer Don Juan. Elle allait atténuer Byron et elle-même. Elle avait pu condescendre avec son nom de Guiccioli, immortalisé par Byron, à épouser le marquis de Boissy, ce personnage de comédie politique dont, en ce temps-là, toute la France riait ; et la marquise de Boissy ne devait pas oser, avec la décence comme le monde comprend la décence, tout dire de l’intimité de la comtesse Guiccioli avec lord Byron, L’embarras qu’elle éprouvait fut si grand, qu’il résista aux picotements de l’amour-propre du bas-bleu, du bas-bleu qui l’excitait à profiter de cette position, unique pour le succès d’un livre, d’avoir été la maîtresse de lord Byron !… Aussi, au lieu de faire son livre à elle, elle refit les livres des autres, n’y ajoutant que le sentiment d’une femme qui se fait à elle-même de petites chapelles, en faisant de Byron un Dieu.

Mais ce fut là tout !… Dans le livre qui devait nous venger de Moore, je ne vois que Moore… Je ne vois d’intéressant, de clair, de vrai et de vraisemblable que ce qu’elle y transcrit de Moore. Elle n’y change rien nulle part, et elle le cite partout. Elle le délaye, en y mêlant tout le sucre d’un cœur qui ressemble à une canne à sucre, et des vanités de femme flattée de ce qu’autrefois elle inspira ; lesquelles, par exemple, je ne trouve ni accusées, ni assez grandes, ces inoffensives vanités !

III §

Car enfin, disons-le, et pourquoi ne le dirions-nous pas ? il n’y a que deux positions pour une femme que Byron, en l’aimant, a faite immortelle : c’est d’accepter fièrement et fastueusement cette immortalité — ou c’est d’en souffrir pudiquement en silence, puisque rien ne saurait jamais éteindre cette étoile, allumée sur un front qui peut en rougir… Dans le premier cas, ce livre ne serait pas assez et dans le second il serait trop… Mais la femme, la femme, hélas ! plus éternelle en ses instincts que Byron, avec tout son amour et tout son génie, ne pouvait la faire immortelle, s’est épouvantée de ces deux situations si nettes et n’a pas voulu de leur lumière. Ici la femme s’ajoute au bas-bleu. Les albinos n’aiment pas le jour. Ce qu’il faut à la femme, ce sont des pénombres. C’est l’anonyme, mais trahi à l’oreille, dans les intérêts du bas-bleu…, — le bénéfice du voile, cette invention la plus digne de la femme, qui la révèle, en la cachant. Ce qu’il lui faut, c’est qu’on sache qu’elle a fait ce livre, — ce misérable livre où jusqu’à la personnalité du souvenir a été effacée, — et de pouvoir dire cependant, si cela lui plaît, qu’elle ne l’a pas fait. Certes, voilà qui est prudent, adroit, mystérieux et piquant… peut-être ! Mais avec cela, en fait de bravoure de cœur, on n’est jamais Mlle de l’Espinasse ! On n’est pas même Mme Denis ; et en fait de livres, on pond celui-ci !

Du reste, en y réfléchissant, il n’était pas facile à faire, ce livre sur Byron, que voilà manqué ! Il n’était pas facile, même pour la femme aimée, quand elle aurait eu l’âme que, d’abord, je lui rêvais. L’histoire est là pour nous instruire. Vous pouvez chercher dans l’histoire, cette grange d’observations accumulées par les siècles, si les femmes aimées des plus grands hommes ont compris quelque chose aux âmes égarées jusqu’à elles !

Vous savez combien il y en a.

IV §

Et d’ailleurs, je l’ai dit déjà, dans ce volume27, de tous les grands hommes dont la grandeur embarrassa leur siècle, et put, du même coup, embarrasser leurs maîtresses, lord Byron est évidemment le plus difficile à comprendre et à pénétrer… Qui sait si pour lui, sans l’amour, ce n’a pas été comme dans la vie ? Dans la vie, lord Byron sur lequel on a tant parlé et tant écrit, — tant entassé de versions ineptement brillantes ou absurdement contradictoires, lord Byron, malgré tout cela, et peut-être à cause de cela, n’est pas lumineusement et intégralement connu encore. On ne le possède pas. Il n’a été traversé par personne de ce rayon tout-puissant qui fixe à jamais ce qui remue et illumine ce qui est obscur. Comme la plupart des grands hommes — et des grands hommes dans l’ordre de l’imagination qui, semblables à l’univers, ont été livrés aux disputes des sages, — lord Byron attend toujours son historien complet, définitif, irrévocable, qui ferait finir la discussion. Il a eu son marbre à Westminster avant cela ! Il a eu sa statue taillée par l’Opinion dans un à peu près sublime ; mais la médaille qu’on regarde de près, la médaille précise, nette et profondément fouillée, qui donne profondément le génie d’un homme, je ne la vois dans aucune main. Byron, qui fut non seulement le plus grand poëte des temps modernes, mais la poésie elle-même dans sa réalité, c’est-à-dire, un mystère, est resté un mystère comme la poésie. Ceux qui n’ont pas compris Byron l’ont traité de bizarre. Manière ordinaire de juger ! Ce génie qui vous échappe déjà par en haut, de cela seul qu’il est un génie, vous échappe encore par tous les autres côtés, en raison de cette ondoyance de facultés, qui va du Childe-Harold au Don Juan. Multiface, multicolore et multiforme, Byron a été pour l’imagination de ses contemporains un inépuisable kaléidoscope qui tournait toujours. Le caractère de ce singulier génie, c’est d’être profond et mobile tout à la fois, — quelque chose comme un arc-en-ciel sur un gouffre… Or ce n’est pas le gouffre à sonder qui est difficile. C’est l’arc-en-ciel à fixer qui est sur le gouffre ; l’arc-en-ciel qui attire la main après l’œil ; qui s’en joue et qui la désespère ! quand ce serait même la main de l’amour.

Et celle-ci n’a pas été plus heureuse que les autres… La mobilité dans la profondeur qui est la caractéristique, géniale et humaine, de Byron, et qui pourrait, d’un seul trait, nous éclairer toute sa vie, n’a pas été saisie par la femme qui nous a donné ce Byron jugé… et qui ne l’est pas ! Elle n’a rien compris à ce pensif et capricieux, qui eut le caprice au même degré que la pensée… Je parlais d’arc-en-ciel. Mais il y a plus charmant et plus changeant encore que l’arc-en-ciel, pour exprimer toutes les nuances de la fantaisie, et c’est l’enfance ; c’est l’impatientante et adorable enfance ! Or qui sait si ce sombre et moqueur Byron, avec tout son génie, ne fut pas toujours, au fond, un enfant ?… Et, si ce ne fut pas sa manière, à lui, sa plus claire manière d’être un grand homme ?… Et, certes ! je ne dis pas ceci pour diminuer Byron. Les enfants sont plus beaux que les hommes. Jamais un homme, si beau qu’il puisse être, n’est beau comme un enfant est beau. Né depuis moins de temps et sorti fraîchement des mains de Dieu, il semble radieusement imprégné des baisers que Dieu lui donnait encore, ce matin… Il semble qu’il y ait sur les roses de son front un reflet des portes du ciel, et de la première aurore de la création… Eh bien ! Byron, dans son génie, est un enfant de cette beauté-là.

V §

Tous les poëtes et tous les grands poëtes ne sont pas de rigueur, ainsi. On a dit, je le sais bien que, tous les poëtes étaient, plus ou moins, des enfants sublimes ; mais pour être déjà ancien, le mot n’est pas plus vrai. Dante et Shakspeare, qui sont de grands poëtes, ne sont certes, jamais des enfants… Ce sont toujours des hommes sublimes, si on veut, mais parfaitement des hommes ; tandis que Byron, pour qui sait voir, n’est ni un poëte ni un homme comme Shakspeare et Dante l’ont été, L’enfance, avec sa grâce et ses mille choses divines, et aussi avec ses enfantillages, puisqu’elle est l’enfance, se mêle à la grandeur de Byron, — de ce Byron le plus grand des poëtes de notre âge, et dont un des enfantillages, par exemple, et parmi tant d’autres, fut de vouloir être un dandy…

Un jour, il écrivait, en 1821, à Ravenne : « Un des plus accablants et mortels sentiments de ma vie, c’est de sentir que je n’étais plus un enfant. » Mais quand il écrivait cela, comme il se trompait ! Il n’avait jamais cessé de l’être et il le fut toujours. Ce beau front de jeune homme qu’il emporta comme Achille si prématurément dans la tombe, il ne put jamais entièrement ressuyer des teintes d’aurore de l’enfance. Elles y étaient encore à l’heure de mourir, quand mêlant l’enfantillage à l’héroïsme, il se fit faire, avant de partir pour la Grèce, ce beau casque d’or, de forme homérique, dont il aimait à parer son front devant le miroir de la Guiccioli, avec des coquetteries et des fatuités de Sardanapale… Ce fut peut-être la conscience obscure de ce qu’il était, qui lui inspira d’intituler Childe-Harold le poëme qui commença sa gloire. Childe Harold, c’est-à-dire, l’enfant Harold ! comme plus tard, il fut l’enfant Juan, un autre enfant encore ! Comme les enfants, du reste, Byron, partout, autant dans sa vie que dans ses œuvres, a été l’être vrai de tous les contrastes, et il n’y eut jamais d’autre explication à donner de son génie et de ses œuvres que cette vérité. Oui, l’être vrai de tous les contrastes ! Car il était violent et doux, indolent et passionné, efféminé et héroïque, magnanime et mesquin, enthousiaste et moqueur, moral et immoral, sceptique et religieux ; il était tout cela en même temps et tour à tour, — comme les enfants sont ce qu’ils sont — et comme eux, en l’étant, il obéissait à sa nature. Et parce qu’il était tout cela également, parce que sa nature était toutes les natures, ceux qui l’ont haï et ceux qui l’ont aimé ont pu choisir en lui ce qu’ils ont voulu de ces contrastes pour l’accuser ou pour le défendre, pour le faire adorer ou maudire ! Il a été leur Musée d’armes, à tous ! pour lui ou contre lui ; et ils ont pu prendre ce qu’ils ont voulu dans le tas !

Et elle aussi, elle y a pris, dans le tas, la femme du Byron jugé ; et pourtant, de tous, elle était celle qui devait le moins y prendre ! Avec son passé, avec ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue, avec ce que le monde tout entier sait d’elle, elle était — pour l’honneur de son livre, — tenue d’apporter sur Byron des notions que n’avait encore données personne. Elle devait éclairer jusqu’aux racines ce cœur qu’elle a eu dans les mains. Et qui la forçait en effet à sortir d’un silence de plus de trente années pour venir toucher à cette retentissante mémoire, si elle n’avait pas à ajouter quelque grand accord à cet immense retentissement ?…

VI §

Elle a cru y ajouter, cependant.

Elle a eu cette naïveté et cette confiance. Elle a cru sérieusement qu’avec ses deux volumes d’échos, elle allait dissiper les dernières brumes qui sont peut-être un charme de plus pour nos rêves idolâtres sur l’adorable figure de lord Byron. Elle a cru qu’elle allait changer le Byron de l’opinion faite et en nous l’affirmant sans preuves et sans notions nouvelles à l’appui de son affirmation, nous faire son Byron, — à elle, — son Byron purifié et rectifié ; car le sens du livre qu’elle publie, c’est, ne vous y trompez pas, je vous prie, une délicate purification de Byron…… J’ai parlé plus haut de petites chapelles, élevées discrètement et chastement, tout le long du livre, à la mémoire de Byron ; j’ai dit même que je comprenais très bien qu’elles y fussent élevées… Mais je les crois trop en albâtre… Il y en a à la religion, à l’humanité, à la bienveillance, à la modestie, à toutes les vertus de l’âme de Byron (textuellement), à son amour de la vérité, mais c’est aussi par trop de chapelles… Les vertus de Byron font un drôle d’effet… Sont-ce les cardinales ?… ou les théologales ?… ou les astragales ?…

Le Byron vertueux qu’on trouve ici, le Byron éthéré, le Byron même anachorète — comme saint Antoine, — ce Byron enfin de perfection idéale, angélique et archangélique, m’inquiète légèrement, je l’avoue ; et quoique je n’aie jamais cru aux bêtises et aux calomnies du bégueulisme sur Byron, je ne crois pas pourtant qu’il fût si ange et si archange que cela… Il devait faire, très bien, ses sept petits, péchés mortels par jour, — comme on dit que les font les Justes…

L’auteur du Byron jugé, qui est une Italienne et une catholique, nous a enlevé un Byron de vitrail et de sainte chapelle, mais ce n’est pas plus le Byron vrai que le Henri de La Rochejacquelin de Hopwood — un ange aussi, — toujours les anges ! — n’est le La Rochejacquelin de la, réalité ; — que la Charlotte Corday d’Adam Salomon, traduite en marbre de l’Ange de l’assassinat de Lamartine, n’est physiquement la vraie Charlotte Corday, qui fut, comme le savent ceux qui ont vu ses portraits originaux, une figure piquante de trumeau, le minois chiffonné d’une soubrette du xviiie siècle ! Certes ! il était beau, Lord Byron, — cela n’est pas douteux, — et surtout il n’était pas si noir et si diable que les sots et les hypocrites protestants l’ont fait ; mais sous la plume de celle qui a pourtant un intérêt à le trouver irrésistible, il finit par être trop beau, et on lui voudrait, au moins une des verrues que Cromwell disait à son peintre de ne pas oublier.

VII §

Et j’ai tout dit de ce livre sur Byron, qui a calomnié Byron en beau et en bon, comme d’autres l’ont calomnié en laid et en mauvais. Sorti d’un silence, ce livre est rentré dans le silence. Qui en parle maintenant que le salon bleuâtre de la marquise de Boissy a été fermé par la mort ?… Ce livre, qui aurait dû être d’un intérêt incomparablement supérieur, n’est que d’un intérêt vulgaire. Il est vain dans les deux sens du mot, et quoique plein, il est très vide… Le mot de la fin sur Byron ne sera jamais dit. Prenons-en notre parti, si nous pouvons. Pour le dire, il aurait fallu une âme passionnée, vaillante et fière qui eût regardé l’opinion de ses contemporains bien en face et qui eût dit : « Va te coucher ! » à cette opinion qui, dans quelques jours, ira se coucher dans la tombe. Or il n’y a ici qu’un bas-bleu sous lequel s’entrevoit la femme du monde, la femme comme il y en a tant, qui ne se doutent même pas de la nature de l’homme qu’elles ont pressé, avec une tendresse bête, dans leurs doux et faibles bras. C’est une de ces femmes-là, qui, seule, pouvait écrire le livre que voici, fade et myope, sur un aigle désaccouplé qui n’a rien trouvé qu’une pigeonne où il croyait peut-être trouver une femelle de son espèce et de sa race. Il n’y avait qu’un bas-bleu… tendre. C’est ainsi que lord Byron, l’ennemi des bas-bleus a toujours été leur victime. Orphée est toujours victime des Ménades. Les Ménades de lord Byron, ce sont les bas-bleus. Il a eu contre lui Caroline Lamb et lady Blessington. Il a eu contre lui lady Byron, sa femme, qui lui a brisé le cœur, et jusqu’à la comtesse Guiccioli, sa maîtresse, à qui il avait donné ce cœur brisé et qui le lui a si maladroitement embaumé !

Chapitre XXIII.
Henry Gréville28 §

I §

C’est encore une femme, à ce qu’il paraît, que ce Monsieur-là ! La mascarade des pseudonymes continue… Après monsieur Gustave Haller, voici monsieur Henry Gréville. Caractéristique des femmes de lettres, dans une époque où elles se multiplient avec la plus épouvantable facilité ! En attendant qu’elles soient hommes tout à fait par la tête, elles se font hommes parle nom, croyant sans doute comme Mahomet, ce singulier et terrible nominaliste, que « nommer les choses, c’est les créer ! » Il est vrai que Mahomet, quand il disait cette ineffable bêtise turque, ne songeait guère aux femmes de lettres et, s’il avait pu les prévoir, s’en serait soucié comme de sa babouche. La mahométane Mme Henry Gréville qui s’est créée homme… par le nom, est une nouvelle venue dans la littérature de l’instant. Elle écrit des romans qui se lisent et qui ont du succès. Elle a, je crois, et sauf erreur, débuté dans la Revue des Deux-Mondes, cette portière qui n’ouvre pas sa porte, mais toutes les portes de la publicité, et même celle de l’Académie et de la Revue des Deux-Mondes, Mme Gréville est allée… où elle a voulu, et elle s’est mise à écrire comme une femme qui s’est tue longtemps, se met à parler, sous l’impulsion d’une effroyable indigestion de paroles accumulées.

Mme Henry Gréville s’est-elle tue longtemps ? A-t-elle entassé lentement dans sa tête l’avalanche de livres que voilà lâchée et dont les premiers tombent sur nous avec une grêlante rapidité ?… Est-elle jeune ?… Je ne demande pas si elle est jolie. Les bas-bleus n’ont pas de figure. Ils n’ont que des figures de rhétorique. Mais elle n’est pas encore peut-être cette horreur — un bas-bleu ?… Je ne sais rien d’elle… Elle a pour moi le charme du mystère, si elle n’a pas le charme du silence. Les journaux, ces efféminés, qui ne demandent qu’à s’efféminer davantage, ont pris ses romans avec l’empressement qu’ils ont, en général, pour les œuvres des femmes, et d’ailleurs, disons-le pour les excuser, ces romans avaient un accent étranger, une saveur de terroir lointain, qui leur faisait une originalité, dans un temps où il n’y en a plus, ni petite ni grande… On jabotait que Mme Henry Gréville revenait de Russie. Quand les actrices reviennent de Russie, elles ont du succès, dès le débarcadère. C’est comme le vin en retour des Indes qui paraît meilleur. Mme Henry Gréville n’est pas une actrice, il est vrai, mais allez ! il y a toujours un peu d’actrice dans une femme de lettres, et la Russie fit, en France, sa fortune. Cette revenue du pays des neiges, a tout de suite percé la neige épaisse et glacée de l’indifférence publique, si dure aux débutants. Elle est une perce-neige heureuse !

Elle en a la pureté… Elle a la pureté de la plume, cette rareté maintenant plus rare que le talent ; la pureté de la plume, à une époque où toutes les plumes se plongent et se barbouillent dans l’encrier du réalisme, et où, comme la Xantippe de Socrate, M. Zola, dans son Assommoir, nous vide un pot de chambre — le pot de chambre du peuple — sur la tête ! pour nous prouver que cet Ange de peuple n’est pas tout à fait un corps glorieux. Par un pareil temps, un peu de pureté, cela peut paraître bon… Un peu de bonne compagnie, après les goujats et les filles publiques qui regorgent depuis trop longtemps dans notre littérature, c’est un changement de sensation ! Je ferai tout à l’heure mes réserves sur la pureté de Mme Henry Gréville, que je trouve bien un peu mondaine ; mais toujours est-il qu’à cette heure ignoble de littérature stercoraire, les romans que voici, qui ne sont pas des œuvres très fortes, je le veux bien, mais d’agréables livres de femmes, — des espèces de petits flacons d’opopanax ou de lavande, — peuvent au moins nous désinfecter. Et c’est peut-être là encore une explication de leur succès !

Ils n’ont point une valeur égale. J’ignore dans quel ordre chronologique ils ont été composés. Mais si la Princesse Oghérof et Dosia sont les derniers qui aient été écrits, Mme Henry Gréville est en progrès et on peut espérer d’elle qu’elle montera encore. Que si, au contraire, À travers champs et Autour d’un phare (que, par parenthèse, l’éditeur Plon vient de publier, après tous les autres) sont les derniers sortis de sa plume, Mme Henry Gréville est évidemment en baisse de talent, et la neige de l’indifférence retombera bientôt sur la perce-neige, qui ne la percera plus ! À travers champs et Autour d’un phare ne sont, en effet, que deux nouvelles médiocres — comme toutes les femmes d’un temps, si prodigieusement et si aisément écrivailleur, pourraient en écrire. L’Expiation de Saveli vaut beaucoup mieux, sans doute, par certains détails russes qui n’appartiennent pas en propre à l’auteur, et par l’idée même, qui en est le fond ; mais l’exécution en est si pauvre et d’une telle simplicité sans couleur, que cette exécution n’est jamais, un instant, à la hauteur de l’idée qui l’a inspirée. Il fallait une bien autre femme que Mme Henry Gréville, ce bas-lilas, ce talent à nuances douces, pour tirer puissamment parti de cette idée, inépuisablement féconde ! L’expiation du crime des pères par le malheur des enfants. Et on s’étonne même qu’elle l’ait eue ! Femme très moderne, inclinant au bas-bleu, puisqu’elle a fait plus d’un livre (car le bas-bleuisme n’est pas de faire un livre, mais d’en faire plus d’un), elle vit, du moins dans ses livres, en dehors des idées religieuses. Elle y est absolument indifférente. Elle n’entre pas là-dedans, comme disent les Méprisants. Et voilà pourquoi son livre manque de la beauté grandiose, dont elle pouvait le faire resplendir. Seulement, si l’œuvre n’est pas ce qu’elle aurait dû être, on voit — avec regret — ce qu’était primitivement la tête de la femme qui l’a conçue et la santé d’un esprit dans lequel la grande idée de la Chute et du Péché originel, si impopulaire et si insultée en ce temps de bâtardise et de révolte orgueilleuse, est restée debout, comme une colonne, dans le vide des autres idées écroulées, qui auraient pu la corroborer et la soutenir…

II §

Mais cette tête que je crois née très bien faite, a été pétrie par le monde moderne qui l’a déformée et appauvrie. Il l’a opérée du sentiment religieux, ce circonciseur impie ! Il lui a coupé cette fibre. Il a cassé dans l’instrument de l’artiste mieux que la corde d’or, il a cassé la corde sacrée ! Et de cela, de cette mutilation de l’âme, ce n’est pas uniquement l’Expiation de Saveli qui en a souffert, c’est toutes les œuvres de Mme Henry Gréville, et celles-là aussi qui sont les plus réussies. C’est la princesse Oghérof et Dosia, les deux romans qui lui ont fait et qui lui méritent sa minute actuelle de célébrité. Oui ! elles en ont souffert ! Certes, je ne confonds pas Mme Henry Gréville avec les bas-bleus, de l’impiété et de l’adultère. Au souffle chaste de ses écrits, je lui crois, à cette femme qui s’est risquée sur la lame à rasoir du bas-bleuisme, des instincts d’une moralité supérieure. Je crois qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour être morale dans ces récits… mais cette moralité est bien fragile. C’est comme une dentelle qui peut se déchirer à tous les angles de la vie… Elle a de la délicatesse. Elle n’a pas de solidité. Ses romans vertueux, car elle les veut vertueux, s’adressant à une société qui ne prend plus la vertu à sa seule source, qui est la religion, la morale de ses romans n’est plus que celle des gens bien élevés et qui se lavent les mains à la pâte d’amandes… C’est de l’honneur humain et de l’élégance. Mais l’élégance n’est qu’une forme charmante qui cache les laideurs morales et qui ne peut les supprimer, et l’honneur, ce porteur d’épée, coupe bien, comme Alexandre avec son glaive, tous les nœuds gordiens entrelacés dans la conscience ; mais il n’y a que la Religion qui puisse, de ses mains divines, les dénouer.

Tel l’hiatus de tous les livres de Mme Henry Gréville. Elle n’a pas le regard qu’on rabat du ciel sur les choses de la vie et qui, tombant de si haut, va au fond… C’est une femme du monde, qui peint une société dont les surfaces l’attirent, bien plus qu’un romancier moraliste qui prend les passions et les jauge partout où elles sont… Mais, si elle n’est pas, si elle ne peut pas être le moraliste à la façon des grands romanciers qui savent l’ordre le cœur humain pour tirer la morale du sang, des larmes et de la fange qu’ils en font sortir, elle est toujours et partout la plume pure que j’ai dit qu’elle était. Ses romans n’ont pas de profondeur, mais ils ont de l’élévation. Elle peint superficiellement une société superficielle, dont la corruption, si elle est corrompue, lui échappe. Elle semble à moitié séduite par cette société dont elle a pris le ton aisé, qui lui donne, à elle, une séduction de simplicité infinie. Ses livres sont une réponse au brutal : Pourrie avant d’être mûre de Diderot, mais je me défie un peu d’elle comme observatrice. Les femmes n’observent bien que quand il s’agit de leurs intérêts et de leurs passions. L’impartialité leur est inconnue… Quand donc je lis dans Mme Henry Gréville l’histoire de ces héros de roman qui sont tous des Grandissons russes, je me demande si cette femme aimable, cette peintre de portraits et de tableaux de genre, à l’étranger, n’a vraiment pas trop embelli la Russie !

III §

Voilà pour le peintre de mœurs ! On n’est pas un peintre de mœurs pour avoir reproduit avec agrément et avec exactitude certaines choses russes, comme par exemple, un patinage sur la Néva, ou tout autre détail physique qu’il suffit d’aller voir en Russie pour le rapporter dans son album de voyage. Observation à bon marché qui ne demande que deux yeux ouverts. C’est là un mérite de situation et de circonstance. Ce n’est pas là un mérite de facultés. Elle a cependant un mérite de facultés, Mme Henry Gréville. C’est une imagination distinguée, sans grand éclat, mais d’une jolie lueur, et dans une moyenne qu’elle ne dépasse jamais. Elle a des nuances de sensibilité attendries et touchantes. Elle a enfin dans l’esprit des qualités féminines et qui restent toujours féminines, — la légèreté, la fluidité et la grâce. La princesse Oghérof, en dehors de ces détails russes dont Mme Henry Gréville aime à poudrer le fond de ses romans, est une histoire d’amour qui serait vulgaire sans le renoncement des deux amoureux, l’un à l’autre, et par là, l’échappement à l’adultère, — l’éternel adultère de tous les romans contemporains ! Mais on y chercherait en vain l’unité rayonnante, la science de la composition, les passions et leurs déchirements, la profondeur des analyses, l’originalité dans les descriptions, les événements et les caractères, tout ce qu’on exigerait dans des romans écrits par des hommes. Seulement ce qu’il y a et ce qui plaît, du reste, c’est qu’on sent que l’auteur n’a rien voulu de tout cela et que la prétention du bas-bleu qui se tend pour se donner des muscles, comme un homme, n’a pas fait tort à son naturel de femme et d’écrivain. Le seul reproche qu’on puisse peut-être lui adresser, à cette plume pure qui finit par être trop pure, c’est la perfection, que j’ai déjà signalée, de ses personnages. Excepté une gouvernante de la princesse Oghérof, type de jalousie, de perfidie et de bassesse, que l’auteur maladroit à peindre le vice, n’a pas renouvelé, ils sont tous, ces Grévilois ! de la vertu la plus désespérante et les créations impossibles d’un indéconcertable optimisme. Heureusement, chose qu’il faut noter ! que l’auteur qui aurait pu être, avec cet optimisme et cette tendance à la perfection universelle et imperturbable, formidablement pédant et niais, comme certains bas-bleus à la manière anglaise, ne l’est jamais ; et c’est ainsi que celle que j’ai appelée le Bas-lilas, évite le bas-bleu !

En effet, c’est une femme, demeurée femme malgré tout, malgré la fureur d’écrire, cette maladie, ce choléra des femmes du xixe siècle ! C’est une femme et une femme, Dieu merci, spirituelle, et je l’ai appris tard, mais enfin je l’ai appris, et j’en suis d’autant plus content que je l’ai appris tard ! Je ne l’ai su, en effet, qu’en lisant Dosia, le chef-d’œuvre de Mme Henry Gréville. J’avais lu tous ses autres romans et jusque dans la princesse Oghérof, je n’avais trouvé qu’un talent de femme, tout en récit, sans aperçu jamais, à côté, comme dans Mme de Staël qui foisonne, elle, d’aperçus ! Mais je n’avais pas trouvé l’esprit, la repartie, le brio, le trait, qu’ont les femmes spirituelles, sans écrire, et qu’elles ont partout, au pied levé, dans un tour de main, dans un tour de valse, sous l’éventail, sous la cheminée, et même sous les rideaux !… Je me disais : n’a-t-elle donc que du talent, de ce talent littéraire dont je ne suis pas fou et dont on fait métier et marchandise ?… N’est-ce qu’un bas-bleu, après tout, un bas-bleu moins foncé, moins roide, moins doctrinaire, moins insupportable que les autres, moins immoral ou moins ennuyeusement moral, car les bas-bleus sont ennuyeux quand ils sont moraux ? Mais Dosia m’a tiré de cette anxiété, car Dosia, c’est l’esprit ! C’est l’esprit plus que le talent…

C’est l’esprit, de ce coup ! l’allumette a pris ! Il y brille dès les premières lignes et jusqu’à la dernière, ne cesse d’y pétiller. Les combinaisons de ce roman, comme toutes les combinaisons des romans de Mme Gréville sont assez minces. Le sujet y est si mince aussi, qu’il en est transparent et qu’on voit à travers la fin, dès le début du livre. Chassé-croisé de quatre personnes qui, séparées d’abord, vont ou s’en vont les attractions proportionnelles aux destinées, tout cela est arrangé avec l’œil de poudre russe que l’auteur met à toutes ses œuvres. Mais l’esprit est sous l’œil de poudre ! Tout ce qu’il y a d’inappuyé, de faible, et même de berquinal dans ce roman — où les fous sont corrigés de leurs folies et les sages de leur sagesse, par l’éducation de l’amour — est sauvé par l’esprit qui y étincelle, qui y flambe, qui y remue, qui y bondit, dans des vivacités charmantes ! Le roman s’ouvre par un punch d’officiers, qui est une merveille d’entrain et d’entrain d’officiers ! On voudrait que ce punch et l’histoire qu’on fait flamber avec ce punch, ne finit jamais ! C’est gai, et leste et délicieusement fou ! C’est uni, dans une conversation fougueuse, brisée, un peu ivre et faisant les S de la griserie, l’esprit français et l’esprit russe ; car il y a de l’esprit français dans l’esprit russe. On dit que c’est l’esprit français qui l’y a mis, je n’en sais rien, mais il y est ! J’ai lu peu de pages aussi animées. Certes, la Russie ne se plaindra pas de la manière dont on fait parler ici ses officiers ! Jamais l’esprit n’a mieux prouvé qu’il est au-dessus du talent, quand le talent n’est pas du génie. Certes, ce n’est pas Mme Sand, par exemple, qui aurait écrit une seule ligne de ce roman de Dosia ; ce n’est pas elle qui aurait fait partir une seule de ces fusées ! Non, ce n’est pas Mme Sand qui, dans aucun de ses romans, n’a su dialoguer et à qui, dans le Marquis de Villemer, M. Alexandre Dumas, ce sauveteur des imbéciles, venait en aide, ce n’est pas Mme Sand, avec ses gros yeux ses grosses lèvres, son gros esprit qui ne bougeait pas, qui ne remuait pas plus qu’un sphinx assis sur sa croupe, — et c’était là l’énigme ! — qui aurait pu écrire avec cette légèreté impétueuse et cette grâce, un livre que les femmes ont appelé un amour de livre, comme ce livre de Dosia !

Et on doit applaudir à ce livre, si piquant malgré la fadeur et la fadaise du sujet : l’éducation sentimentale (pas celle de M. Flaubert, grâce à Dieu !!). On doit y applaudir, d’autant plus qu’à présent, les livres femmes deviennent plus rares, — les livres femmes que les femmes manquent toutes, par la prétention d’être, ma foi ï aussi hommes que nous. Autrefois, il n’en était pas ainsi… Au xviiie siècle, on avait beaucoup de ces livres-là. Je pourrais en citer des douzaines, si j’en voulais citer… C’est qu’au xviiie siècle, les femmes n’aspiraient pas à changer de sexe ; c’est qu’alors le bas-bleu était rare… D’ailleurs, nous avons tous un peu perdu de notre légèreté héréditaire et de cette grâce de France, exécrée des pédants, issus de la Révolution française, la grave coquine, avec qui nos pères ont couché. Nous sommes tous plus ou moins bas-bleus, à cette heure, même, nous les hommes, qui nous laissons ôter nos bottes par les femmes, non plus comme Lauzun, mais comme l’Ogre par le petit Poucet. Et c’est pourquoi lorsqu’un livre vient à couper ce flot pesant du bas-bleuisme, par lequel l’esprit français se laisse entraîner, le livre fait tout à coup lumière d’éclair et, comme l’éclair, peut ne pas durer, mais c’est le succès !

C’est le succès de Mme Henry Gréville. Elle plaît, par le contraste avec les livres ambiants de la littérature contemporaine. Elle n’en a ni le ton trop monté, ni les couleurs matérielles et criantes, ni le rengorgement impie, ni le détail dégoûtant des crudités basses. Elle ne tapage pas tant que cela. C’est une honnête femme, dans ses livres, qui a une nuance de rouge — pas plus ! — sur sa joue et sur sa palette, et qui n’en abuse pas en la fonçant… Une goutte de carmin, tremblant sur ce perce-neige, voilà ce que je tenais seulement à marquer. En vous parlant de l’auteur de la princesse Oghérof et de Dosia, entre l’Assommoir, dont on nous assomme, et la Fille Élisa, qui sera le succès de demain, je tenais à vous présenter cette plume de cygne ou de grèbe, revenue de Russie, et qui n’a pas de tache encore… Les cygnes de l’heure présente, quand il y en a, se teignent en rouge comme des cocottes… Mme Henry Gréville gardera-t-elle son ingénuité, son naturel, sa délicatesse immaculée ? Mon Dieu, je tremble qu’elle ne les garde pas. La voilà à Paris. Elle nous a déballé son bagage russe. Que va-t-elle faire maintenant ?… Elle est aussi, comme Mme Gustave Haller, passée femme de lettres. Elle tripote des livres. Pour un qu’on fait, on n’en meurt pas ; mais pour plusieurs ?… mais pour beaucoup ?… Diable, c’est grave ! Elle fait de la copie. Elle va bleuir son bas lilas. Les roses vieillissent vite et vous savez nomme on les appelle, quand on ne les nomme plus des roses… Je ne voudrais pas effacer le nom que je donne encore à Mme Henry Gréville et plus tard être obligé de l’appeler justement et insolemment : un bas-bleu ! un bas-bleu dans toute sa ridicule laideur !

Chapitre XXIV.
Mme Claire de Chandeneux29 §

I §

C’est encore une nouvelle débarquée dans la littérature. Elle n’arrive point, celle-ci, toute pimpante de Russie, comme Mme Henry Gréville, mais de la première ville de garnison venue — avec armes et bagages ! Elle a l’honneur (dit-on) d’être la femme d’un officier, et ses Ménages militaires semblent le dire aussi, mais ils ne le disent pas, comme je l’aurais voulu pour elle. J’ignore si ce nom, à tournure romanesque, de Claire de Chandeneux, est son vrai nom, ou si c’est un nom qu’elle s’est donné comme tout bon bas-bleu qui ne veut être que par soi-même. Toujours est-il que dernièrement, dans un journal, je l’ai vu rouler, ce nom qui a la condescendance d’être resté féminin, parmi ceux des hommes forts qu’on appelle : la Société des gens de lettres et franchement il avait bien le droit de se montrer parmi eux ! Mme Claire de Chandeneux est digne de faire partie de ces Hercules. En moins de deux ans (de 1876 à 1877), elle a rudement attesté sa virilité littéraire par six volumes de romans, et l’éditeur Plon en annonce encore !! Quelle raide facilité ! Ah ! quand les femmes écrivent, c’est comme quand elles parlent ! Elles ont la faculté inondante ; et comme l’eau, elles sont incompressibles. Quand je signalais, l’un des premiers, l’apparition, parmi nous de Mme Henry Gréville, cette Française russifiée, j’avais bien prévu qu’elle ne s’arrêterait pas et qu’elle déborderait. Mes conseils de s’arrêter à temps, de rester la femme d’un ou deux livres, et non pas de devenir le bas-bleu de toute une boutique, mes conseils furent emportés comme une digue démolie. Elle a débordé et maintenant elle fait eau partout il faut que ce soit une loi de la nature expansive de ces doux êtres : mais les femmes, même les plus contenues, deviennent incontinentes, dès qu’elles ont une plume à la main !

C’est que cette plume devrait rester sur leurs têtes ; et celle de Mme Claire de Chandeneux n’y est pas restée, non plus. Ses romans, à elle, ont fait moins de bruit que les romans de Mme Henry Gréville ; mais elle n’en inonde pas moins les cabinets de lecture. Elle y filtre et s’y étend, comme une eau morne — silencieusement — en attendant qu’elle y bouillonne… Le dernier roman qu’elle ait publié s’appelle : Une faiblesse de Minerve, et certes, ce n’est pas elle qui est Minerve, Mme Claire de Chandeneux ; car Minerve, c’était la Sagesse, et pour cette raison, la Mythologie ne lui a jamais fait faire d’enfants ; mais si elle n’est pas Minerve, elle est sans faiblesse. Cette prolifique, abondante et rapide, ne connaît pas une fatigue qui nous reposerait. Ses livres qui se succèdent et se poussent comme les petites vagues muettes d’une rivière, qui va se gonflant, finiront peut-être par la porter à la célébrité du feuilleton. Et pourquoi pas, du reste ? N’a-t-elle pas tout ce qu’il faut pour cela ? Mme Raoul de Navery, un bas-bleu qui se trempe dans l’eau bénite pour y perdre, en s’y lavant, son diable de bleu, mais sans y parvenir, Mme Raoul de Navery, l’homme des Jésuites, a bien fini par envahir le feuilleton catholique, à force d’écrire et de filtrer chez les libraires pieux. Dans la débâcle de nos mœurs et de notre littérature, dans la confusion, enragée et voulue, des deux sexes, au sein d’une société, folle d’égalité et d’instruction obligatoire, qui fait de ses jeunes filles des bachelières et des licenciées (pour procéder plus tard à d’autres licences !), pourquoi les femmes, avec leur liquide et inépuisable faculté d’écrire, ne pourraient-elles pas, dans la littérature de feuilleton, qui est maintenant, vu nos gigantesques conceptions, la grande littérature, remplacer Ponson du Terrail, cette vessie littéraire, qui n’en avait jamais fini de ses arabesques… ? Évidemment, c’est par ce côté de leur esprit et de leur style, inépuisablement aqueux et capables d’éternellement couler, qu’on peut les regarder comme étant les successeurs naturels de cet Alexandre !

Mais qu’on ne s’y trompe pas ! C’est par ce côté seul qu’elles le sont, ces Parménionnes ! Quelle que soit la verbeuse médiocrité du pauvre Ponson du Terrail, ce nain intellectuel et littéraire, le porte-queue du grand Dumas et l’héritier de sa gibecière aux feuilletons, il y a pourtant, dans ce nain, quelque chose qui ne se trouve pas dans les femmes qui font le plus l’homme dans la littérature. Il y a en lui, à travers toutes les rengaines du roman de son temps, je ne sais quelle invention… abracadabrante (on cherche un mot et on ne le trouve pas !), oui, je ne sais quelle invention qui s’égare, qui trébuche, qui se coupe comme un cheval vicieux, qui s’aplatit, mais qui se relève pour s’aplatir encore ; une invention dont Ponson lui-même se moquait, avec un cynisme qui avait l’air d’un dandysme, quand les lignes manquant à son feuilleton, il disait : « Apportez-moi un cigare et je finirai ce chapitre », et qu’il le finissait ! C’était une puissance d’invention dévoyée, déshonorée ; de basse origine et de bas étage, je le veux bien ! Mais c’était une puissance enfin comme les femmes n’en sauraient avoir — pas plus qu’elles n’ont le quelque chose qu’il faut avoir pour faire des vers, disait le grand Corneille, le vieux Romain ! qui, en disant cela, se retrouvait Gaulois. Assurément, Ponson du Terrail est l’homme d’une littérature bien avilie ; mais tous les bas-bleus de cette heure du siècle peuvent s’y mettre, à eux tous ; ils ne feraient pas Rocambole !

Non pas cela ! — autre chose peut-être, — mais pas cela. Ils feraient différent. Ils feraient mieux, qui sait ? plus distingué (ce n’est pas difficile), plus spirituel, plus délicat, plus femme ; mais il ne feraient pas, ils sont incapables de faire cela. Mme Claire de Chandeneux que voici, cette romancière de petites aventures, de Chandeneux qui n’est qu’un Ponson du Terrail-femme à courte haleine, et en très petite monnaie, mais blanche ; qui écrit des romans d’un seul volume, mais qui recommence, ne serait certainement pas de force à nous donner les barbouillages sans bout du scudérique Ponson du Terrail. Elle n’aurait pas assez de poussée dans l’esprit, pour écrire ces grands feuilletons abjects, que les imbéciles du temps admiraient, tout abjects qu’ils fussent, comme des fresques immenses. Et que cela rabatte l’orgueil des bas-bleus ! Ils peuvent avoir du talent d’expression — quand ils en ont toutefois — mais ils ne peuvent pas s’élever dans l’invention, même jusqu’à Ponson du Terrail ! Voilà pour leurs mâles intelligences ! Mme de Chandeneux a ceci de particulier et d’intéressant pour la Critique, qu’elle donne la mesure exacte du bas-bleu dans sa moyenne et dans sa pureté. C’est sur elle qu’on peut le juger. Elle ne le cache pas sous l’éblouissement du talent, sous la richesse de sa nature. Elle a, juste, ce degré de médiocrité cultivée qui le constitue et qu’il faut qu’une femme ait pour être littéraire. Elle a de l’instruction obligatoire, la chimère moderne, assez pour être bas-bleu, et même elle se la fait pardonner, car elle n’est ni balourde, ni badaude, ni pédante, ni prétentieuse. Elle n’a rien de ce qui fait haïr les bas-bleus et nous les rend insupportables. On ne la hait point ; elle n’ennuie pas, mais elle n’attache pas non plus, et je dirai pourquoi… Elle a la plume légère, mais c’est une plume enlevée à l’aile de cet oiseau que La Fontaine a surnommé « Caquet-bon-bec. » Elle l’a légère et infatigable ; infatigable à effrayer les esprits qui veulent que d’une plume, il tombe quelque chose qui ne soit pas une phrase connue… Les romans de Mme de Chandeneux, qu’on lit sur leurs titres, qui sont séduisants comme le visage d’une jolie femme qui serait sotte, ne sont ni meilleurs ni plus mauvais que tous ces romans de femmes qui se ressemblent, comme les gravures de mode se ressemblent. On les lit, et je les ai lus sur leurs titres. Mais quelle déception ! Ah ! le génie des titres, c’est l’éclair qui tue.

On croit à une idée entrevue, et on est terrassé par un rien !

II §

C’est surtout par les Ménages militaires que je l’ai été. Quel titre meilleur pouvait révéler un sujet plus heureux ! Figurez-vous Balzac, faisant les Ménages militaires ! Lui qui pensait tout et qui pensait à tout, il avait dû les faire, sous un autre nom, dans son encyclopédique Comédie humaine, et c’est ce vide énorme laissé par Balzac qu’une femme aujourd’hui a cru pouvoir combler ! L’a-t-elle vraiment cru ?… Certes, la vanité des bas-bleus a de singulières ivresses ; elle est quelquefois au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer, Mais pour se permettre de toucher à un sujet sur lequel la main colossale de Balzac avait écrit à suivre ! et qu’il avait annoncé sous le titre de Scènes de la vie militaire, il aurait fallu être, parmi les Bleues, un fier saphir ! Mme de Chandeneux, j’en suis sûr, n’a eu ni cette audace ni cette impertinence. Elle n’a rien cru, ni ne s’est rien permis ; mais elle voulait écrire, mais elle était piquée de la démangeaison d’écrire, mais elle avait le prurit du livre, dont elles sont toutes malades, les femmes du xixe siècle ! Et comme elle ne se sentait pas d’invention dans sa tête de femme, plus faible que puissante, elle a songé naturellement à écrire ce qu’elle voyait dans le milieu militaire où elle vivait par le fait de son mariage, et naturellement encore, elle a écrit les Ménages militaires… Voilà, probablement son histoire, dans sa simplicité ! Seulement, ou elle n’a pas écrit ce qu’elle voyait ou elle était trop myope pour voir. Placée par son mariage pour bien observer, elle n’a rien observé du tout… Dans ses Ménages militaires, on cherche la vie militaire, les choses militaires, les mœurs militaires. On les cherche en vain. On ne les y trouve pas. Il y a bien, dans ces romans qui s’appellent pourtant : Le Mariage du trésorier, les Deux Femmes du major, les Filles du colonel, etc… des amours et des mariages, mais qui n’ont rien de caractéristiquement militaire ; — il n’y en a point qui soient marqués de ce cachet qu’en attendait de cette main de femme d’officier. Il n’y a là que des amours et des mariages, comme toutes les femmes conçoivent le mariage et l’amour, dans tous les romans qu’elles écrivent sur ces deux éternels sujets, les seuls qui fassent rêver leurs chères cervelles ! Assurément, je ne demandais pas à Mme de Chandeneux les Scènes de la vie militaire que Balzac aurait élevées, lui, jusqu’au champ de bataille, jusqu’à l’Histoire, jusqu’à l’Épopée. Je ne lui demandais pas davantage les observations et les contemplations sublimes d’Alfred de Vigny, dans son chef-d’œuvre de Grandeur et Servitude militaires. J’ai trop pesé la petite main des femmes pour supposer qu’elles puissent jamais soulever le pinceau des Gros et des David, écrasant pour, elles. Mais le tableau de genre est à leur portée, et le titre de : Ménages militaires, dans sa bonhomie, nous promettait des intérieurs. Malheureusement Mme de Chandeneux n’est pas plus apte aux peintures recueillies et profondes qu’aux peintures éclatantes et grandioses. Les amoureux de ses romans, dans lesquels, par parenthèse, il n’y a que des amoureux, n’ont de militaire que l’uniforme ; mais l’habit ne fait pas plus l’officier que le moine. On ne peint pas un colonel, parce qu’on lui donne de grosses moustaches et qu’on lui fait dire : « Sacrebleu ! » Tout ce militarisme, à trop bon marché, rappelle cette antique petite pièce du Gymnase, qui est, je crois, intitulée : les Mémoires du colonel, et où il n’y a du colonel, que le colback, placé dans un coin sur un meuble, et dont les amoureux de la pièce font la boîte aux lettres de leurs billets doux !

C’est qu’en fin de compte, tous ces petits romans de Mme de Chandeneux et jusqu’à Une faiblesse de Minerve, qui a l’ambition d’être un roman de passion et qui se développe et se meut dans une autre atmosphère, sont des romans comme les piécettes qu’on joue au Gymnase sont des pièces de théâtre. C’est de la même littérature qui n’a pas plus d’accent humain que d’accent militaire et d’accent quelconque. Rien de ces romans n’est dans la passion sincère, dans la vérité du caractère et des mœurs. Tout est dans l’événement, dans une certaine combinaison de méprise et de hasards vulgaires, quand ils appartiennent à l’auteur de ces romans de surprise et d’attrape ; et qu’il rend vulgaires, quand ils ne lui appartiennent pas. Ainsi, dans le Mariage du trésorier, on retrouve la méprise qui tue Louise de Chaulieu dans les Jeunes Mariées, mais avec quelle différence dans les détails de la catastrophe, si magnifiques dans Balzac !

Le parti tragique et brûlant que Balzac a tiré de cette méprise, aurait dû épouvanter la mémoire de Mme de Chandeneux et arrêter sa plume dans les tremblements du respect, quand elle ose cette réminiscence. Ainsi encore, dans le Lieutenant de Rancy, copié sur le héros des Deux amours de Mme Émile de Girardin, la ressemblance de la copie avec l’original est si frappante, que pour désarmer du reproche, Mme de Chandeneux en prévient et s’en vante presque, avec cette incomparable légèreté de conscience qu’ont les femmes (beaucoup plus communistes qu’on ne croit), lorsqu’elles s’approprient les choses qui leur plaisent, si dangereuses qu’elles soient à prendre.

Réminiscences qui ne comptent pas ou qui comptent trop, Si on les ôtait de sa pensée et de ses œuvres, que resterait-il à Mme de Chandeneux ?… On pourrait alors ramener à un seul tous les procédés qu’elle emploie pour créer les situations dont elle a besoin. Quoique ses romans soient nombreux pour le temps qu’elle écrit et semblent se presser et se monter comme des moutons, sur le dos les uns des autres, Mme de Chandeneux est au fond, — peut-on dire, au fond ? — un esprit stérile, sans variété de moyens et de ressources. Même dans Une faiblesse de Minerve, le plus récent de ses livres, qui, du moins, témoigne de plus d’attention, d’observation et de repli que ses romans si superficiellement militaires l’intérêt principal du récit qui est l’intérêt du dénouement, repose tout entier sur une méprise encore ; sur la substitution d’une personne à une autre, espèce de tour de passe-passe, manqué dans l’imagination du lecteur, par la manière dont on le raconte. Je ne sache rien de plus-maladroitement et de plus grossièrement exécuté, que cette impudente supercherie, et je ne sache rien non plus qui prouve davantage l’infériorité et la pauvreté d’un esprit qui s’efforce et qui se tortille dans une telle recherche, pour aboutir à un résultat d’une si évidente impossibilité !

III §

Et maintenant, je ne dirai pas un mot de plus. Je me suis tenu à distance des détails de ces livres de femme, écrits comme ils sont pensés, et dans lesquels on n’en trouve pas vraiment un seul qui y soit mis en œuvre par l’art ou par la réflexion. On dirait que la production hâtée, instantanée, incessamment roulante, est toute la préoccupation de cette madame de Chandeneux, de cette innocente mitrailleuse de romans, encore sans massacre et sans bruit. Avec une telle visée, du reste, on conçoit que le style de celle qui l’a manque de solidité. Celui de Mme de Chandeneux n’est qu’une dissolution de toutes les couleurs des livres qu’elle a lus, dans le verre d’eau de sa manière qu’on voudrait quelquefois plus pur… Je l’ai déjà dit de Mme de Chandeneux, elle a la plume légère. Elle a dans sa phrase la volubilité de toutes les bergeronnettes et les linottes de la littérature ; mais cette phrase écourtée, presque toujours de quelques lignes, sautille d’alinéa en alinéa, comme un oiseau aux ailes coupées, sur les bâtons de son perchoir. Telles sont, en somme, les forces vives de Mme de Chandeneux ; telle, dans sa mesure, cette nouvelle venue qui va peut-être accaparer quelques-uns des feuilletons de Mme Henry Gréville (que celle-ci se tienne bien !), telle enfin cette débutante sur le tremplin du roman, bien usé, bien écrasé maintenant, ce pauvre tremplin, tant il a fait rebondir, depuis des années, de lourds sauteurs ! Si je n’avais vu que le talent dans Mme de Chandeneux, je ne lui aurais peut-être pas consacré un si long chapitre. Mais j’ai vu en elle le bas-bleu. Je l’ai mieux vu à travers l’absence du talent. Je l’ai vu réduit à lui-même, à sa propre essence, sans quoi que ce soit qui pût faire illusion sur son bleu !… Mme de Chandeneux appartient à ce diable légion des bas-bleus qui est une légion de diablesses ! Elle vaut mieux qu’elles, je n’en doute pas. C’est un bas-bleu très doux, très désarmé, très peu révolutionnaire ; un bas-bleu décent, à nuances morales et chrétiennes (oh ! pas très appuyées, mais enfin !), un bas-bleu qui pourrait bien être une femme aimable après tout ; mais c’est un bas-bleu. Elle n’affecte point de l’être, mais elle l’est… Tenez ! elle se plaint quelque part de l’abaissement intellectuel de la généralité des ménages militaires. Regrets de Bleue ! mélancolie bleue ! Elle croit que tout est dans la culture de l’esprit ; qu’avec de la pisciculture intellectuelle, on ferait des têtes de femme, des têtes d’homme, comme on fait des huîtres ; et cela pourrait bien être, puisque je me suis laissé dire que les huîtres étaient un mêli-mêlo des deux sexes ! Elle a trop de goût certainement pour pétarder des théories ; mais elle en a une cependant et on la devine sous ce qu’elle dit, comme on sentirait un parfum sous la peau de son manchon. Dans un autre petit coin de ses livres, elle se plaint de l’infériorité cérébrale que ces malhonnêtes d’hommes attribuent à la femme. Elle n’insiste pas, mais elle est vexée… Et puis elle a de ces langages qui disent tout. Elle « formule des compliments ; elle formule des impressions renaissantes ; elle formule dans sa pensée des réquisitoires ». Il n’y a qu’un bas-bleu pour formuler autant que cela : ! Ce sont là des taches de bleu dans la langue, — des meurtrissures. Malgré ces taches de bleu, elle, a trop d’élégance, cette aristocratique Mme Claire de Chandeneux, pour jamais parler crûment du « droit des femmes », cette crudité ! pour faire jamais partie de cette jolie société de Tricoteuses bleues, qui l’ont réclamé, avec une insolence bruyante, dans un journal, il y a quelques jours ; mais elle n’en est pas moins pour cela un bas-bleu, et le bas-bleu, à l’heure qu’il est de la littérature, c’est la question et c’est le fléau !

On a commencé par en rire, de cette question des bas-bleus, et il y a encore des gens qui en rient, car il y a toujours des gens qui rient. J’en ai vu au chevet des mourants. Mais la chose qu’on appelle le Bas-bleu n’en va pas moins son train dans cette société, chez laquelle le rire, ce monarque absolu autrefois, n’est pas plus puissant que les autres monarques ! Nous nous sommes moqués du bas-bleu, même bien avant qu’il eût un nom dans notre pays, et nous nous en moquions encore, il n’y a pas bien longtemps, sous Louis XIV et sous Molière. Mais voici que, de nos jours, de nos tristes jours, Théophile Gautier, ce Turc de Théophile Gautier, qui devait avoir des opinions turques sur les femmes, reproche à Molière ses Femmes savantes, et lui dit la plus grosse injure que lui, Théophile Gautier, en sa qualité de Théophile Gautier, pût dire à Molière, en l’intitulant : un bourgeois ! Voici que le droit des femmes devient, même pour les hommes d’État, une sérieuse opinion politique ; que le club jadis fondé par Mme Olympe Audouard, de rose mémoire, qui ne pensait peut-être pas en tête-à-tête avec un homme ce qu’elle disait devant des hommes réunis, voici que ce club haché si longtemps par la plaisanterie rejoint ses tronçons et ressuscite avec d’autres Olympe Audouard, aussi affreusement rouges qu’elle était, elle, délicieusement rose… Voici que les Tricoteuses de la Révolution, si elles revenaient dans notre monde, ne voudraient plus tricoter devant la tribune, mais entendraient bien y monter ! Voici que le bas-bleu s’affourchant sur le suffrage universel, veut que cette bonne bête le porte partout où elle porte les hommes, — à la Chambre, au gouvernement, à l’Académie ! Il s’est même rencontré un bas-bleu plus crâne que les autres et dont le café était plus fort, qui a prétendu que les femmes avaient le droit (toujours des droits !) de dire la messe… Et pourquoi pas, si nous sommes tous égaux ? Ce serait là, en effet, le dernier triomphe du bas-bleu, et nous y procédons déjà par d’autres victoires. Le grand bas-bleu que fut Mme George Sand, a bien failli entrer dans les vieilles culottes de l’Académie, et si elle n’y est pas entrée, c’est qu’elle est morte ; — mais pour la venger d’un retard qui a mal tourné, on a respectueusement et pour une pièce qu’elle n’a pas toute faite, planté sa statue en marbre et en pied, dans le foyer du Théâtre-Français où Molière, Regnard et Caron de Beaumarchais n’ont qu’un buste30 !

Quand je vous dis que le bas-bleu est maintenant formidable ! Dans la démocratisation universelle, c’est le dernier mot de la démocratie. Sans talent, il est encore un bas-bleu et c’est une importance ; et voilà pourquoi j’ai parlé si longtemps de Mme Claire de Chandeneux !

Qui sait ? dans cette société désespérée, elle a peut-être de l’avenir…

Chapitre XXV.
Mme Clarisse Bader31 §

I §

Si Mlle Clarisse Bader est un bas-bleu, ce n’est pas encore un bas-bleu très retentissant. Elle n’a point, comme tant d’autres bas-bleus, qui ne la valent peut-être pas, fait son irruption, cottes bouffantes, dans la publicité, Elle n’a pas la prélasserie insolente au soleil. Elle n’est guère connue que de l’Académie, qui lui a mis sa palme jaunâtre… L’Académie, cette Compagnie de vieillards qui aiment les femmes et qui les couronnent, ne pouvant faire mieux… ou pis, a décerné déjà deux prix à Mlle Clarisse Bader ; mais, en les lui donnant, l’Académie, qui est pour tant de lauréats et surtout tant de lauréates, une succursale du bureau de bienfaisance, n’a nullement fait une aumône à Mme Bader, courageuse fille, qui a bien et dûment gagné ses prix à la sueur de son front… et du nôtre ; car elle n’est pas très facile et très voluptueuse à lire, Mlle Clarisse Bader. C’est un bas-bleu grave…… savante, à accabler. Comme tous les bas-bleus qui se démènent dans toute gloire qu’on peut faire aux femmes, et qui croient, en s’y démenant, combattre pour leurs foyers et pour leurs autels, Mlle Bader ? qui ose aujourd’hui l’histoire, a consacré à la Femme (genre et espèce), sa puissance de talent et ses travaux historiques… Elle a déjà écrit la Femme de l’Inde, la Femme de la Bible, la Femme grecque et la Femme romaine, et elle nous promet la Femme chrétienne, la Femme du moyen âge et la Femme moderne. Et que n’y en a-t-il encore ! Toutes appartiennent à Mme Bader. Elle veut épuiser le sujet de la Femme. C’est une glorification encyclopédique de son sexe. Elle a eu l’ambition du lion qui disait : « Si les lions savaient peindre ! » Et elle a voulu montrer aux hommes qui se croient les lions de l’Histoire, que les gazelles pouvaient l’écrire aussi bien qu’eux.

C’est la question, Mademoiselle. Je ne suis point de ceux qui pensent que les femmes puissent faire de l’histoire, dans le sens réel et vigoureux de ce mot. La préparer, c’est différent ; en faire le ménage, en balayer les étagères, en ramasser les épingles, y tenir les comptes courants ; être des statisticiennes, des antiquaires, des archéologues, des érudites, des chercheuses ou des trouveuses de détails heureux ou utiles, je l’admets ; mais écrire l’histoire, mais juger de haut les choses et les hommes ; mais Voir, — cette intuition virile et qu’ont si peu d’hommes, tout hommes qu’ils soient, je ne l’admets pas pour les femmes. Les bornes de leur organisation s’élèvent entre elles et l’Histoire comme une muraille de la Chine et leur crient : Halte-là ! De par leurs facultés mêmes, elles sont excommuniées de l’histoire autant que de la métaphysique. Elles ont la poitrine trop étroite ou trop pleine pour pouvoir respirer à l’aise dans l’atmosphère des idées générales, et l’Histoire littéraire est là pour l’attester. Les pédants, qui se moquent de nous, ont glosé fort à leur aise sur Hypatia, l’Alexandrine, dont les écrits n’existent plus, et qui, d’ailleurs, n’avait écrit que des Commentaires sur Diophante et les Coniques d’Apollonius de Perge, Travail à la suite ! travail inférieur d’examen et d’érudition, qui ne consistait qu’à frotter des œuvres faites comme on frotte des meubles pour les faire reluire. Au siècle dernier, on a parlé de Mme Ferrand, qui aurait aidé Condillac dans son Traité des sensations. Mais cela n’est pas démontré d’abord ; et d’ailleurs, cela serait certain, qu’après tout ce ne serait là qu’un mariage philosophique, dans lequel le mari serait resté, — comme toujours, en matière d’idées, — le chef de la communauté. Au commencement du xixe siècle, une femme, il est vrai, certainement supérieure, par le but et la portée de ses travaux, à Mlle Clarisse Bader, — et supérieure aussi par la sagacité, quoique cette sagacité ait été bien trompée, — Mlle de La Lézardière eut l’ambition de continuer Montesquieu et publia la Théorie des lois politiques de la monarchie française. Théorie qui est une erreur. Seulement pour parvenir à cette erreur savante, il fallait encore la poussée de l’épaule d’un homme. L’homme pour Mme de La Lézardière fut Feudrix de Brequigny. La Muse des femmes est toujours un homme, même en érudition, et je n’ai jamais dit, du reste, que les femmes soient inaptes en érudition. Patientes pour filer leur laine (quand elles la filaient), et tirer leur fil, elles peuvent très bien travailler sur le métier de l’érudition, comme sur leur métier à dentelles. Mais elles, dont le génie n’est que sensibilité et finesse, n’ont ni assez de sang-froid, ni assez d’étendue et de force de coup d’œil dans l’esprit, pour embrasser et étreindre ce vaste brouillamini de l’Histoire et pour voir clair dans ces ténèbres, coupées de jours trompeurs, qui la constituent.

II §

Et si j’avais besoin d’une preuve et d’un exemple de plus, pour étayer cette opinion que les femmes trouvent probablement oppressive, je prendrais Mme Bader elle-même. De notre temps, elle est la seule femme d’un esprit consistant et d’une instruction déterminée, qui ait eu, avec Mme Daniel Stern, la prétention d’écrire l’histoire. En générai, les prétentions du bas-bleuisme ne sont pas de ce côté. Le bas-bleu fait surtout du roman, comme on dit industriellement d’une chose qui devient de plus en plus industrielle, parce que le roman est la furie d’une société que l’ennui de la réalité tue, et qui n’a plus en elle de développé que deux facultés, — la faculté de l’imagination et la faculté des combinaisons scientifiques. Assurément je ne soutiendrais pas qu’il fût absolument impossible au bas-bleuisme contemporain de faire fleurir, dans quelque coin, quelque rude cactus de mathématicienne, quelque nouvelle Du Châtelet qui tracasse plus ou moins Newton. Mais ce phénomène est… un phénomène, c’est-à-dire, une chose exceptionnellement rare, et ce n’est pas ordinairement de ce côté que s’envole ce bel oiseau bleu de bas-bleu, qui est au xixe siècle le bel oiseau bleu, couleur du temps ! Il vole par ailleurs. L’imagination, ce singe de l’intelligence, a dit Schiller, — ce qui n’est pas mal pour un Allemand, — l’imagination, qui est la première des facultés de la femme et d’un misérable siècle, chez qui la Raison est épouvantablement affaiblie, doit entraîner la femme, quand elle veut être littéraire, vers le roman dans lequel, d’ailleurs, elle cherche toujours un peu une place pour ses souvenirs et un miroir pour sa personne… D’un autre côté, par cela seul que le Roman est la forme la plus populaire des formes littéraires de ce temps, il rapporte du succès à plus bas prix… et l’Histoire, la sévère, l’Histoire, la désintéressée, n’a pas ces avantages…

Il faut se croire très homme pour l’aborder. Mme Daniel Stern se croyait réellement (et comiquement) un homme, parce que dans sa jeunesse, elle en avait enlevé un, et elle croyait de même enlever l’Histoire. Mais l’Histoire, qui n’est ni un piano ni un pianiste, oppose plus de vertu et de difficultés aux dames Putiphar, qui veulent récrire ou la violer. On peut juger, en la lisant, de la médiocrité ambitieuse de l’Histoire des Pays-Bas, par Mme Stern… Certes ! je n’outragerai pas Mlle Clarisse Bader, en la comparant à Mme Stern. Elle n’a rien de commun avec cette roide pédante, avec cet horrible Centaure littéraire, que d’avoir voulu être un historien et de ne l’avoir pas été.

Elle apportait cependant dans l’histoire des qualités inconnues à Mme Daniel Stern, qui n’y apportait, elle ! que la fausse métaphysique d’un esprit gâté par les philosophies allemandes, et qui lutta toute sa vie contre les deux impossibilités pour les femmes, la métaphysique et l’histoire. Mme Stern a l’orgueil sophistique de la libre penseuse, et la première des qualités de Mme Clarisse Bader, et qui fait nappe de lumière sur toutes les autres, c’est qu’elle est chrétienne, de volonté, d’aveu et d’accent… Je ne me souviens pas qu’il y ait un mot dans ses livres qu’on puisse lui reprocher au nom du christianisme offensé. Ceci est vraiment du courage ! Évidemment, en effet, c’est par l’Académie que Mlle Bader a compté faire ou du moins commencer sa fortune d’écrivain. Eh bien, nulle part elle n’a sacrifié aux préjugés haineux de ces vieux païens, qu’elle a pris pour juges de ses Œuvres ! Elle a gardé fidèlement devant eux le christianisme de sa pensée. On peut lui reprocher sur le compte de quelques Académiciens, pris individuellement, des opinions dans lesquelles il y a un peu trop d’encens. Ainsi, elle traite résolûment Villemain de « critique de génie ». Ainsi, encore, elle appelle Mgr Dupanloup, non pas seulement un grand Évêque, — ce qui serait déjà bien joli et peut-être embarrassant pour l’humilité de ce prélat, — mais elle l’appelle le Grand Évêque, ce qui est insolent pour les autres, et elle cite de lui, pour lui être agréable, avec une émotion maladroite, une petite sottise oratoire, sur la corruption glacée de notre temps. « Le feu ne prend pas dans la boue », avait dit Mgr Dupanloup. Ce qui est faux. Il y prend, au contraire, et les marais les plus infects ont leur phosphore. Ainsi encore, la sentimentalité mouillée du père Gratry la charme, quand il beurre cette tartine de miel pour attirer et prendre les femmes, ces mouches ! « L’époux et l’épouse seront dans le ciel des amants éternels ! » Contrairement à la parole de Notre-Seigneur aux Sadducéens, tendeurs de pièges : « Vous ne savez ni les Écritures ni la puissance de Dieu ; car, au jour de la résurrection, les hommes n’auront pas de femmes, ni les femmes de maris. Ils seront comme les Anges dans le ciel32 » Mais à part ces féminités, à part ces révérences qui entrent trop dans le parquet, devant certaines personnes, le christianisme de Mlle Bader reste au-dessus du parquet et ne s’abaisse ni ne se cache. Elle a le bon sens et le bon goût d’être chrétienne sans honte ; et parce qu’elle l’est, elle a la lucidité de cette lumière, et elle y ajoute le naturel, la simplicité, la loyauté du renseignement, l’étendue de l’érudition. Qualités véritablement historiques, qui pouvaient être fécondes, mais qui, sous cette plume de femme, n’ont rien donné de neuf ni par le fond ni par la forme, et ont, — il faut bien le dire, — avorté.

III §

Certainement les quatre livres sur la femme indienne, biblique, grecque et romaine de Mlle Clarisse Bader expriment la volonté d’être une histoire, et une histoire particulièrement intéressante, puisque c’est l’histoire d’une influence et de la plus puissante des influences sur les hommes ; mais cette histoire reste toujours à faire, et celle-ci n’est guère qu’un placage historique, plus ou moins industrieusement exécuté. Ces livres témoignent de beaucoup de connaissances, et les notes du bas des pages, de lectures nombreuses ; mais la glaneuse d’érudition, qui a ramassé tant de glanes, dans le champ de tout le monde, n’a pas eu la main assez ferme pour les relier et en faire la robuste gerbe, plantée fièrement droit, qu’il aurait fallu ; — et encore aurait-il fallu davantage. La première condition de l’Histoire, l’exigible avant toutes les autres, c’est la nouveauté, — c’est d’apprendre aux hommes quelque chose qu’ils ne savaient pas, — ou du moins de leur montrer, dans ce qu’ils savent, ce qu’ils n’avaient pas vu. Autrement l’Histoire n’est qu’une redite, et l’historien, sans personnalité, qu’un écho. Tel est l’essentiel reproche qu’on peut faire à cette érudite, qui entasse texte sur texte et noms propres sur noms propres pour ne nous apprendre, en définitive, que ce que nous savions, avant qu’elle prit la peine d’écrire. C’était-il bien la peine ? Est-ce bien la peine de la lire ? Il n’y a pas dans les quatre livres de Mlle Bader un seul fait (je dis : un seul !) qu’elle ait découvert, affermi ou purifié par une critique forte. Il n’y a pas une idée se produisant ou jaillissant tout à coup, à, travers tous les faits qu’elle enfile ou défile d’un doigt délié, au lieu de les brasser d’un biceps puissant ! Son livre, — car ses quatre livres n’en forment qu’un par le sujet — est une espèce de tapisserie historique qui suppose plus de patience et d’attention que d’inspiration et d’émotion passionnée. Mlle Bader n’est point une passionnée. C’est la vierge sage de l’Évangile, travaillant à la lueur d’une lampe qui ne s’éteindra pas et qui ne mettra le feu à rien. Avec elle, on n’a pas à craindre l’incendie. Elle mérite bien de porter ce nom de Clarisse, cette fille si vertueuse, mais elle n’aura pas de Lovelace. Je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Bader ; mais je me figure une fille tempérante, estimable, ayant plus de moralité dans le talent que de talent même, lequel n’eut jamais, chez elle, les chaudes couleurs de la jeunesse et manqua toujours de la beauté du diable ; car la beauté du diable existe chez les femmes pour l’esprit autant que pour le visage. Elle me produit l’effet d’une fille de trente-cinq ans, plus mûre que savoureuse. Qui sait ? Elle a eu peut-être toujours trente-cinq ans… Il y a des femmes qui naissent avec trente-cinq ans, comme il y en a d’autres qui ne les auront jamais. Cette bonne piocheuse d’Académie qui pourrait recommencer de traduire l’Iliade ; cette Dacier, à plusieurs pans, qui pourrait aussi traduire les Védas, ou le Talmud, ou les Poëmes scandinaves, ou tout autre livre de provenance étrangère et lointaine, est une de ces polyglottes dont Rivarol disait qu’elles ont quatre mots contre une idée… J’aimerais mieux l’idée ! Que n’a-t-elle pas lu ? mais qu’a-t-elle pensé ?… Elle a écouté à, la porte des livres pour venir me commérer ce qu’il y a dedans… Mais je préfère à cette commère historique la moindre femme de chambre à la Dorine, qui écoute à la porte du salon de ses maîtres et qui me vient dire ce qu’elle y a entendu, avec ce brio de langue affilée que la pauvre Mlle Clarisse Bader ne connaît pas.

Et pourquoi l’aurait-elle affilée, la langue ou la plume ?… Elle cultive un sujet vertueux et elle fait des apologies ! Malgré une simplicité et une modestie de ton, étonnantes dans une femme si bleue, Mlle Bader est bien plus bas-bleu qu’elle n’en a l’air. Elle l’est jusque dans son sujet, qui est la supériorité de la femme, prouvée par le degré de moralité et de civilisation dû à l’influence qu’elle exerce dans une société. La femme est l’égale de l’homme devant Dieu, dit Mme Bader, avec une naïveté qui n’a pas compris la portée du texte pieux qu’elle invoque. Les femmes moins naïves que Mlle Bader font souvent, de ce texte, une bêtise à leur profit, mais il faut l’entendre. L’égalité, ici, entre l’homme et la femme, n’est ni une égalité de facultés ni une égalité de fonctions. C’est une égalité, devant Dieu, de responsabilités et de devoirs. La responsabilité est la même, mais les devoirs sont différents. Un grand esprit, dont on ne parle plus mais dont on reparlera, le profond et axiomatique Bonald a donné, avec une brièveté et une simplicité sublimes, la formule de cette loi que les femmes méconnaissent. « L’homme, dit-il, est le souverain ; la femme, le ministre ; l’enfant, le sujet » ; ce qui fait une hiérarchie devant Dieu, et non pas une égalité. Et cela est si profondément justifié par les faits, cette loi, et par toute l’organisation de la femme que initiative même parmi celles que l’histoire appelle les plus grandes, leur a manqué33 ; initiative dans l’action comme dans la pensée. Ce serait là un ferme livre d’histoire à dresser contre les histoires flottantes de Mlle Clarisse Bader, qui n’a pas plus d’initiative dans la pensée que tout son sexe, et dont tous les livres servent à le prouver.

Elle en a si peu, en effet, que je n’ai pas assez dit combien elle en a peu. Elle sait si bien qu’elle n’en a pas, elle tremble tant, elle est si peu carrée, cette femme en bonnet carré qui professe la femme comme on professe l’astronomie, qu’elle se met toujours derrière quelqu’un lorsqu’elle s’avance. Se mettre derrière quelqu’un, c’est sa manière de s’avancer. Et si je voulais citer, que de citations ! Elle se met derrière Aristote, — non pas comme Sganarelle dans son chapitre des Chapeaux, mais dans sa Politique, quand elle dit que c’est chez les peuples guerriers que la femme a le plus d’influence, parce que plus on est fort, moins on est jaloux de son autorité. Certes, une femme même timide, pouvait se risquer à dire cela sans citer si majestueusement Aristote ! Une femme, même sans beaucoup d’invention, pouvait inventer cela ! Et, d’ailleurs, la raison qu’elle donne, après Aristote, prouve plus la générosité de l’homme et son longanime oubli dans sa force, que la supériorité de la femme, qui était à démontrer. Dans d’autres endroits de ses livres, c’est derrière quelque autre écrivain que marchera Mme Bader, comme une dévote à la procession, derrière le saint sacrement. Partout ce n’est jamais qu’une dame de compagnie. Or, pour épuiser ses humbles condescendances de dame de compagnie, elle va jusqu’à porter la queue de la soutane du père Duboscq, auteur assez obscur d’un livre intitulé la Femme héroïque, dans la question de savoir si la chaste Suzanne est plus grande que Lucrèce…, question, du reste, bien digne d’une discussion entre femmes !

Et garde-toi de rire, on ce grave sujet !

IV §

Elle s’en garde très bien. Elle ne rit pas, elle ne sourit même pas, Mlle Clarisse Bader, dans cette histoire de la supériorité de la femme, prise au sérieux par un esprit sérieux, qui parle des mérites de la femme comme saint Just portait les mérites de son visage. Sourire ! Les bas-bleus n’ont pas, en général, la grâce du sourire. Les femmes la perdent, quand elles se font bas-bleus, et elles tournent alors au solennel, comme Mme André Léo en ses romans, quand ce n’est pas au rechigné… C’est aussi une institutrice que Mme Bader. Je ne sais pas si elle l’est en fait, mais elle l’est en puissance. Elle est institutrice, dans le sens religieux et moral, comme Mme André Léo l’est dans le sens de la plus piètre philosophie… Le malheur des femmes dont la destinée est de séduire, c’est, quand elles écrivent, d’endoctriner. Elles sont moins femmes que certains hommes et elles n’en sont pas plus hommes pour cela. Il y a des hommes qui ne pourraient pas être bas-bleus, et il y a des hommes qui le sont. Philarète Chasles (d’un grand talent) l’était. Je me souviens de l’avoir appelé Cidalise34. Le Prince de Ligne ne pouvait pas l’être. Le Prince de Ligne a touché à l’histoire, et il lui a mis sa livrée, qui était rose ! Voyez de quelle plume légère et profonde il l’écrit ! de quelle radieuse bonne humeur il l’illumine ! Mais les bas-bleus ! ils croiraient faire un péché d’indécence si, dans un sujet grave, ils n’outraient pas la gravité. Ils croiraient laisser passer un bout de jupe compromettant à travers les déchirures du vêtement masculin qu’ils veulent porter et qu’ils crèvent, en y faisant entrer de vive force, des beautés faites pour un vêtement tout à la fois plus voluptueux et plus chaste. Les livres de Mlle Clarisse Bader prouvent une millième fois de plus ce que la Critique prouvera toujours par des exemples, quand elle voudra le prouver : c’est que le bas-bleuisme roidit et défigure. Même les femmes qui, d’origine, étaient des esprits aimables, en entrant dans la science, entrent dans une gaine… La femme y disparaît pour ne plus montrer que sa tête. Elle pouvait rester une délicieuse statue vivante, et, ce n’est plus qu’un Hermès. C’était bien la peine d’être une charmante femme !… Ce n’est plus qu’un Hermès, et qu’on me permette cette légèreté, — car les femmes graves me font léger jusqu’à la dépravation, — un Hermès dont les livres doivent rester pour nous hermétiquement fermés.

La gaîne peut très bien monter jusque par-dessus la tête… Nous n’y perdrons pas !

Chapitre XXVI.
La sœur Emmerich35 §

On s’étonnera peut-être de ce nom, mis à cette place, pour clore cette première série des Bas-bleus ou des femmes littéraires du xixe siècle… « Pourquoi celle-là, ici ? » — dira-t-on. « Ce n’est pas une femme comme nous ! s’écrieront avec mépris les femmes qui se piquent d’être littéraires. C’est une ignorante et une paysanne, qui savait à peine écrire correctement son nom. » Et elles auront raison, les virtuoses de lettres ! Les pauvres pieds de la sœur Emmerich n’ont jamais chaussé l’orgueilleux bas bleu. Elle les a gardés nus toute sa vie, troués qu’ils étaient des clous du Sauveur, car c’était une stigmatisée ! Ses livres (si on peut dire ses livres) sont les récits de ses Visions, écrites sous la dictée de ses extases. Tout cela est bien loin de la littérature ! C’est vrai, — mais cela flambe de génie. Et d’où qu’il vienne, — le génie dans la femme est toujours ici la question.

On a assez dit, dans l’introduction et le courant de ce livre, ce qu’il était ; mais il est bon, en finissant, de le répéter. Il n’est jamais que l’intensité d’un sentiment dans les femmes, ces créatures de sensibilité bien plus que de pensée. C’est une loi, — et une loi absolue, — que le sexe de la femme soit autant dans sa tête qu’ailleurs, et que le génie, quand elle en a, soit en elle, comme tout le resté, et pour cette raison, ne puisse, en force première et naturelle, lutter contre le génie de l’homme, qui est et qui doit, en définitive, rester le maître de la Création. Cela posé, et en conséquence de cette loi, il a été démontré, par d’assez nombreux exemples, que les talents les plus vrais parmi les femmes de ce siècle (comme de tous les siècles, du reste, si on en écrivait l’histoire), qui ont osé la littérature, ont toujours été ceux-là qui ont affecté le moins d’être littéraires ou qui ont eu le bonheur d’oublier, en faisant leur livre, qu’ils en faisaient un. L’idée, la préoccupation, la volonté, l’obstination d’être littéraire, le bas-bleuisme enfin, qui contient tout cela, n’ont jamais manqué, sans nulle exception, de gauchir et de diminuer le talent, dans la femme, qui en a le plus ; et ils gâteraient le génie lui-même, — comme hélas ! ils l’ont gâté, à plus d’une place, dans Mme de Staël, cette femme si admirablement femme, qui n’a jamais été le tout-puissant homme qu’on a dit !

Eh bien, puisqu’il en est ainsi, voici le plus éclatant exemple, la plus resplendissante preuve qu’il en est ainsi ; voici la plus éloquente attestation que la femme, quand elle est supérieure, ne l’est qu’en dehors de la préoccupation littéraire et en proportion de son oubli de toute littérature. C’est la sœur Emmerich. Logiquement avec le plan des Œuvres et des Hommes, la place de la sœur Emmerich devait être dans la deuxième série des Écrivains religieux, comme sainte Thérèse est dans la première36 ; mais je me permets de la placer exceptionnellement parmi les bas-bleus, cette illettrée, pour faire voir combien radicalement elle en diffère, puisque de toutes les femmes qui furent quelque chose par le génie, elle est certainement celle qui se douta le moins qu’elle en avait. Elle ne le savait pas plus que l’eau qui coule ne sait qu’elle est de l’eau ! Pour nous autres catholiques, il est vrai, son génie est spécial et, théologiquement parlant, surnaturel ; mais pour ceux-mêmes qui ne sont pas catholiques, le génie, dans un autre sens, est surnaturel encore… Celui de la sœur Emmerich ne vient ni de son organisation physique, ni de ses facultés. Ses facultés (si elle en eut jamais) s’étaient abîmées et consumées dans la fournaise d’amour de la sainteté… La femme elle-même y avait péri, et de cette fournaise était sorti l’Ange que vous allez voir ! La sœur Emmerich, dans l’ordre de la mysticité, vaut tête d’homme, mais de femme, il n’y en a plus ! Elle ne vaut homme que parce qu’il n’y a plus de femme. Ah ! il ne faut pas qu’on l’oublie, et j’avoue que j’ai un fort plaisir à le répéter aux écrivailleuses endiablées de cette époque superbement plate, puisqu’elle accepte leurs extravagantes prétentions, c’est qu’il faut que Dieu s’en mêle, par voie extraordinaire et par grâce surnaturelle, pour qu’une femme, en génie, vaille un homme…

Dans l’ordre humain, cela ne s’est jamais vu.

I §

Il y a quelques années, l’un des trois ouvrages que voici apprit au monde, qui l’ignorait, le nom de cette pauvre religieuse, — la sœur Anne-Catherine Emmerich. Mais, excepté quelques âmes pieuses et mystiques, qui donc garda, pour la rappeler, l’impression de ce livre, un des plus impressifs pourtant qui aient jamais été écrits ?… C’était le récit de la douloureuse Passion, d’après les visions de la sœur… Certes ! je n’ai jamais été de ceux qui croient à la popularité du beau dans ce monde ; mais quand le beau s’avise, en plus, d’être le saint, oh ! alors, la raison est double pour qu’il n’ait plus de prise du tout sur l’imagination humaine, cette grossière.

Un prêtre traduisait la sœur Emmerich, comme un autre prêtre traduisait aussi, vers ce temps-là, sainte Thérèse ; mais, parmi les lettrés, qui a parlé de ces publications étonnantes et magnifiques ? Ils font leur métier, ces prêtres qui traduisent des Saints, dit-on ou pensa-t-on avec insolence, et on courut à quelque roman de Mme Sand comme à l’abreuvoir. C’était très juste. Cependant, malgré le peu que cela rapporte, il est des esprits qui noblement s’obstinent à montrer ce qu’on ne veut pas voir… Un de ces prêtres précisément, qui font leur métier en traduisant des Saints, a continué de faire le sien, en traduisant la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et la Vie de la Sainte Vierge, comme il nous avait déjà traduit la Douloureuse Passion de la sœur Emmerich ; et les yeux sur plus haut que la gloire, le voilà qui, son œuvre faite, s’est soumis tranquillement aux chances de l’oubli !

Pour lui, du reste, la question n’était pas littéraire. C’est une question d’édification et d’âme, toute de lui à Dieu, et qui ne regarde en aucune sorte messieurs les journalistes contemporains. M. l’abbé Cazalès, qui a été un lettré très distingué avant d’être un prêtre, a secoué de sa soutane l’escarbot littéraire et les petites crottes de prétention qu’il laisse souvent après lui, M. l’abbé Cazalès, en traduisant les Œuvres de la sœur Emmerich, s’il est permis de dire le mot « œuvres » de ces choses qui sont d’autant plus belles qu’elles ressemblent moins à des livres, M. Cazalès n’a songé qu’à glorifier, devant Dieu et devant ceux qui l’aiment, une de ces âmes, rares parmi les Saints eux-mêmes, et comme on en peut compter une cinquantaine au plus, parmi ces milliers de Saints, nés au giron fécond de l’Église catholique, depuis dix-huit cent soixante-dix-sept ans !

Une traduction comme l’entend M. l’abbé Cazalès, c’est presque un autel, et dans le désert, un autel est sublime encore ! Seulement, parce qu’il a fait son métier de prêtre, désintéressé de gloire humaine, et profond d’intention religieuse, est-ce une raison pour que nous, les critiques mondains, nous soyons dispensés de faire le nôtre, en ne portant pas la lumière sur ce qui est beau de la beauté humaine… et littéraire, la plus nette, la plus pathétique, la plus impérieusement incontestable, et cela indépendamment du sujet sur lequel s’est produite cette beauté inouïe et de l’explication surnaturelle qu’il faut en donner ?

Parce que nous n’avons pas mission de dire avec ascendant le grand mot religieux qui convient sur les mérites extraordinaires de la sœur Emmerich, est-ce une raison pour ne pas risquer notre humble mot de critique littéraire sur ce quelque chose qui, en fin de compte, s’est résolu en elle par ce qu’on est bien obligé d’appeler du talent, et du talent jusqu’au génie… ? Et parce que la cause de ce résultat est surnaturelle, faut-il renoncer à caractériser, comme nous le ferions dans un poëte inconnu s’il venait à naître, le genre de beauté qu’elle a laissé derrière elle à la Critique et à la Littérature, ces deux jouisseuses, dont l’adorable âme en Dieu qu’elle était, cette sœur Emmerich ne se doutait pas !

Répétons-le sans cesse, elle ne se douta jamais de rien. Elle ne sut jamais rien, du moins avec nos manières de connaître… Elle n’avait rien appris que de son Ange gardien, qu’elle voyait toujours, extatique dès l’enfance, sans se douter de son extase ! Elle était la fille de paysans westphaliens, garde use de brebis ou de vaches, dès qu’elle put se tenir debout sur ses pieds en sabots ou nus, qui devaient, un jour, éclater du carmin lumineux des stigmates ! C’était une enfant de la pâle et sainte misère et de la rose Patience, comme dit si profondément Shakespeare, qui se connaissait en Anges, mais qui, lui, ne les avait pas vus ! Elle n’eut jamais de quoi payer sa vêture au couvent, et elle n’y fut reçue que par-dessus le marché d’une autre religieuse plus riche, qui l’y fit entrer, comme en la traînant après elle.

Eh bien ! cette petite va-nu-pieds, ce brin de genêt à mettre au pied d’un bénitier tout au plus, était, même dès lors, destinée à devenir une Sainte et un poëte du même coup, — du même coup de la grâce de Dieu sur son berceau ! La Sainte ! Il faudrait presque être saint soi-même pour en dire l’histoire. Mais c’est du poëte, de l’immense poëte, qui s’ignorait, caché dans la sainte, qui s’ignorait aussi, que nous voulons vous parler ! Abîme d’ignorances, l‘un sur l’autre, avec le génie et la sainteté, tout au fond !!

Ah ! la sainte ! nous l’honorons spécialement dans la sœur Emmerich, qui est une sainte à grâces spéciales, dans la sainteté même, une sainte à visions…, et ce mot-là est pur d’ironie, puisque nous sommes chrétien et que sur cette question de visions comme sur celle de miracles, nous n’avons pas d’autres doctrines que celles de l’Église romaine. Nous savons bien que la vie de la sœur Emmerich renverse ce que les savants appellent modestement les lois naturelles, comme s’ils les tenaient dans leur main ! Nous savons bien, enfin, que cette terriblement privilégiée de Dieu, cette marquée par lui, cette grande stigmatisée, n’est explicable et intelligible que comme l’Église l’explique, à cette forte époque incrédule qui, hier encore, s’affolait de tables tournantes ; et, par parenthèse, on peut apprendre comment l’Église l’explique dans les introductions très bien faites que M. l’abbé Cazalès a placées à la tête des œuvres de la sœur Emmerich.

Mais comme ces points sont pour nous hors de doute, nous n’avons pas à les discuter. Toute notre affaire à nous, — nous l’avons dit, — c’est de montrer le poëte qu’on ne voit pas plus que la sainte dans la sœur Emmerich ; le poëte, dans cette paysanne qui parle patois westphalien, invisible encore plus peut-être que la sainte, dans cette pauvre religieuse à névrose, et de rappeler, — mais non pas pour qu’il s’en corrige, — l’aimable accueil que, de toute éternité, le monde fait également à ses poëtes et à ses saints !

II §

S’il n’y avait eu que le monde, en effet, autour de l’obscure religieuse de Westphalie, le monde du monde, ou le monde du couvent, — car le couvent parfois dans un certain sens est le monde, — qui saurait seulement son nom aujourd’hui ?… Cette Sœur Emmerich, que l’Église placera peut-être un jour entre les Brigitte et les Thérèse, aurait passé de l’extase au ciel, laissant dans les quelques yeux défiants, envieux, épouvantés, de ceux qui la virent, l’impression, ensevelie maintenant avec eux, d’un spectacle incompréhensible ! Mais heureusement pour nous, et j’ose dire heureusement pour elle, — car l’âme des saints doit être avide, même dans le ciel, de faire, par leur exemple, d’autres saints sur la terre, — il y eut dans sa vie, toujours cachée ou empêchée, le hasard providentiel de la rencontre d’un poëte et d’un cœur religieux, sans lequel nous n’aurions aujourd’hui ni l’immense poëte qu’elle fut, elle, ni la sainte aux grâces transcendantes, que M. Cazalès a traduites toutes les deux dans la langue catholique du monde, puisqu’il les a traduites en français.

Oui, pour rester inconnue, excepté de Dieu, il ne s’en est fallu que de la mince épaisseur de l’homme qui admira, sans réserve et sans peur, le spectacle qu’elle faisait à elle seule et qui était d’une sublimité si déconcertante que les cœurs les plus forts en tremblaient, et que les esprits les plus ouverts aux choses de la foi se fermaient presque au témoignage de leurs yeux qui le contemplaient. Stolberg lui-même, malgré sa piété et sa candeur, n’aurait pas suffi. Il fallut Brentano, — Brentano, ce poëte profond que le rationalisme allemand a dit égaré, parce qu’il est devenu catholique, — Clément Brentano qui, dès qu’il vit la sainte religieuse, s’arracha du front sa couronne de poëte, — de toutes les couronnes celle qui tient le plus au front des hommes, — et la mit aux pieds de l’Extatique, à ces pieds flamboyants et stigmatisés. À dater de ce jour, qui changea la vie de Brentano, Emmerich devint pour lui la poésie elle-même, devant laquelle toute autre poésie vaincue devait se taire… et il tut la sienne.

C’était beau pour un poëte, mais voici plus beau ! Emmerich, décloîtrée par les événements qui ruinèrent son couvent, dans les premières années de ce siècle, était retombée aux mains d’une famille à l’esprit étroit, peureux et abaissé ; et, par le fait, elle était plus durement cloîtrée entre les deux rideaux de son lit de douleur, qu’entre les murs d’un monastère. Eh bien ! Dieu seul sait les efforts affreux de courage et d’abnégation que fit Brentano, pour tirer parfois ces deux malheureux rideaux et se pencher sur ce miraculeux lit de douleur où gisait la Visionnaire, pâmée sous la griffe de vautour de toutes les souffrances et la foudre de ses intuitions ! C’est de là qu’il entendait vibrer cette harpe humaine de l’extase, aux cordes tordues, qui, à chaque vibration, saignaient comme des veines coupées au couteau !

C’est de là qu’il recueillit, pour la postérité et pour son temps qui ne le croyait pas et qui l’insulta pour sa peine, les paroles qui, créées ou exhalées, allaient s’évanouir, de ce poëte prodigieux qui en Emmerich ne chantait pas, mais disait ce qu’il voyait et, plus que tous les poëtes qui aient jamais souffert, souffrait sa poésie ! Brentano, l’ardent et hautain Brentano n’avait jamais beaucoup plié ; mais ici il alla jusqu’à effacer sa rebelle personnalité, jusqu’à n’être plus que le secrétaire qui écrit sous la dictée d’un maître difficile à comprendre, et il fit bien plus que d’écrire cette dictée fidèlement, il la transposa, sans y rien changer, et la mit ainsi à la portée de ceux qui, à cette élévation, ne l’eussent jamais entendue.

Cette humble fonction de Brentano, la haine du catholicisme s’en est aussi emparée. On l’expliqua longtemps contre Emmerich, dont les visions seules font le génie, en insinuant que ce génie n’était pas uniquement le sien. Mais la meilleure réponse à cela c’étaient les écrits mêmes de Brentano ; c’étaient les visions de la Sainte, et leur inimitable accent, — à tout autre qu’à elle, évidemment inexprimables !

Ces visions, qui ne sont jamais que l’entre-deux des lignes de l’Évangile, écrit par une main inspirée ; que les blancs remplis du Livre divin, ont, comme nous l’avons dit, trois parties distribuées maintenant en trois ouvrages : — la Vie de la Vierge, — la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, — et le Récit de sa Passion. Quoique l’intuition suraiguë de la Visionnaire ne défaille nulle part, non plus que l’expression, sous la plume qui écrit pour elle, cependant, à cause probablement du pathétique de la passion du Sauveur, qui écrase tous les pathétiques de toutes les tragédies humaines, le Récit de la Passion paraît supérieur à la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et à celle de sa Mère.

Or, c’est ce récit qui a été traduit en France et traduit le premier. Pour ceux donc qui lurent la traduction que M. l’abbé Cazalès en donna, il y a quelques années, et qui en furent émus, cette émotion de la première lecture sera certainement ravivée dans toute sa profondeur à la seconde ; mais les récits nouveaux qu’on nous donné, quoique très curieux souvent, très beaux toujours et partout marqués du caractère particulier et distinctif de ce que j’ai osé appeler le talent de la sainte Mystique, n’ajouteront rien à cette émotion ravivée et à la connaissance qu’on avait déjà de ce talent, qui, ne le fût-il pas d’une autre manière, par l’intensité seule de sa touche, serait encore surnaturel !

Intensité de la couleur, mais intensité fulgurante, netteté coupante des lignes du dessin, inattendu et délié du détail, se dentelant et se détachant dans la transparence du récit, comme se dentellent et se détachent les rebords déchiquetés d’un édifice délicat et hardi dans la transparence de l’éther : voilà ce qui frappe d’abord dans les récits de cette visionnaire à l’œil perçant et clair qui a de l’aigle et du lynx, qui y voit grand, qui y voit petit, qui y voit pur, qui y voit tout ! Son traducteur, qui a la haute prudence d’un prêtre, nous dit assez dans ses introductions que nulle obligation ne nous est faite, de par l’autorité de l’Église, d’admettre ou de rejeter la vérité objective des visions de la sœur Emmerich. Subjectivement vraies pour elle, nous sommes également libres de les admettre et de les rejeter, puisqu’elles ne contredisent nulle part les livres qui obligent à la foi.

Mais, si théologiquement nous ne sommes pas liés vis-à-vis des récits de la sœur Emmerich, esthétiquement nous semblons l’être ; car le beau, qui est la splendeur du vrai, disait Platon, est une tyrannie ; et ici, il fait presque irrésistiblement croire à la vie et à la réalité ! Quand on lit ces détails impossibles à inventer, tant ils, sont précis dans leur nouveauté, on ne s’imagine pas qu’on a vécu du temps de Jésus ; mais on croit qu’on y vit encore et que ce n’est pas là de l’histoire, mais de la vie revécue, comme diraient les Hégéliens.

Jérusalem, par exemple, la Jérusalem du matin de la passion du Christ, apparaît non comme un Herculanum retrouvé, figé et conservé merveilleusement sous sa poussière, mais comme un Herculanum tout chaud, tout vivant, tout mouvant et tout éclatant sans la couche de poussière qu’il n’a pas eu besoin d’essuyer. Lord Byron parle, dans ses Mémoires, de la faculté congrégatoire des poëtes comme de leur don le plus puissant et le plus mystérieux : eh bien ! cette faculté est suprêmement celle de la sœur Emmerich, laquelle n’est pas seulement une Voyante qui vous fait voir ce qu’elle voit, mais une Ravissante qui vous prend et qui vous transporte au centre positif d’un monde que vous n’aviez jamais entrevu jusque-là que dans les lointains de la pensée indistincte ou la brume des souvenirs confus !

III §

En effet, quoi de plus vague et de plus incertain que le terrain sur lequel elle nous bâtit, avec cette puissance de poëte que lui envieraient les plus grands, le monde au sein duquel elle nous fait vivre, puisque je l’ai dit, ce terrain, c’est le blanc laissé par les historiens entre les lignes de l’histoire… ? Qui jamais dans le monde naturel entendit parler d’une telle hardiesse ? Suppléer au mutisme volontaire ou forcé de l’histoire, c’est déjà téméraire pour tout être qui a le respect de la vérité humaine : mais ajouter à l’Évangile, le continuer là où il s’arrête, cela peut être si facilement sacrilège pour qui doit avoir le respect chrétien de la vérité divine ! Et voilà pourtant ce qu’a fait la sœur Emmerich, et avec une telle certitude, une telle sûreté d’elle-même, qu’elle a réussi de manière à ce que les théologiens l’absolvent, tout au moins, quand ils ne la glorifient pas, et que nous, critiques littéraires, nous admirons au nom de la beauté, telle que l’art la conçoit, l’intuition, quelle qu’elle fût, qui fut en elle et qui nous a donné ces trois livres, comme on n’en avait pas vu encore dans la littérature sacrée, — ces trois livres d’histoire qui, en définitive, sont trois poëmes ; car l’histoire se puise à des sources, et ici il n’y a pas d’autre source qu’une âme en extase, — ces trois livres enfin dont on peut dire : « théologiquement, il n’est pas de rigueur d’y croire », mais dont on n’oserait dire cependant : « théologiquement, ils sont faux ! »

Et vraiment pour nous qui les admirons aujourd’hui comme l’originalité la plus extraordinaire et la plus puissante, le plus incroyable à nos yeux n’est pas d’avoir créé dans l’histoire ou vu ce qui, de fait, n’y est pas (car c’est la même chose), mais c’est de n’avoir pas brouillé les lignes en écrivant dans l’entre-deux ; c’est de n’avoir pas faussé l’histoire connue, en y ajoutant ; c’est d’avoir pu, par exemple, l’Évangile étant donné, l’Évangile qu’on peut, même sans être chrétien, sans avoir l’âme bien haute, sans être Jean-Jacques, trouver le plus beau livre qui ait jamais paru parmi les hommes, ajouter aux faits qu’il renferme ; à son esprit, à son langage, et cela sans que l’imagination se soulève avertie et dise précisément comme on dit du Père Lacordaire sur la Madeleine : « Prenons garde ! il y a ici un romancier ! »

Si la sainte Mystique, fille de l’extase, n’a pas la vision surnaturelle de la vérité, elle a certainement le génie de la vraisemblance qui, — le mot le dit, — passe bien près de la vérité. Lisez en effet tous ces récits de la sœur Emmerich, et entre tous, ce splendide et angoissant récit de la Passion, suivie d’heure en heure, de minute en minute, sans rien oublier ; et voyez si la sublimité de l’Évangile a éteint les couleurs de ce récit et diminué son effet déchirant et profond ! Oui, même à la lueur de la céleste lampe de l’Évangile, dites s’il n’y a pas là une simplicité approchant de celle du livre dont jusque-là rien ne s’était tant approché, et un genre de pathétique, qui du moins ne détonne pas, avec le pathétique sans pareil du livre divin.

Tenez ! regardez les acteurs de ce drame qui se joua une fois sur la terre et dont le ciel fut spectateur, et jugez si la vision de notre Mystique ne nous les a pas reproduits, dans l’esprit éternel de leur personnage, quoique éclairés par mille côtés et mille détails que, pour des raisons de providence, l’Évangéliste avait laissés dans l’ombre. La vision de la sœur Emmerich, c’est, qu’on me passe le mot, l’individualisation des personnages des livres saints. Ils sont là tous, plus humainement particularisés avec le détail, les mille petits ou profonds coups de poinçon, qui les gravent dans l’esprit au fond duquel ils étaient déjà (mais moins avant), dans la beauté pure de leurs grandes lignes lumineuses ! Je ne puis citer. Que ne puis-je citer ! Que ne puis-je citer le dialogue de Pilate avec le peuple juif ; ces railleries romaines, faites avec le retors d’un légiste et l’insolence d’un soldat, car ces Romains, sous leurs tuniques militaires, cachaient une race de procureurs !

Que ne puis-je citer Hérode, Caïphe, Anne, trois visages distincts maintenant et que je n’oublierai plus ! Et dans la Vie de Jésus, Jean le précurseur et Simon-Pierre, et Madeleine, et Hérode, et Hérodiade et Salomé, et Judas, un chef-d’œuvre que ce Judas qui s’enfonce dans l’horreur qu’il inspire, et Marie la silencieuse, cette sœur de Madeleine et de Marthe, et pour qui l’histoire devait s’appeler comme elle, et tant d’autres partout, plus tirés au jour par un seul trait ou par cent, car elle n’est pas sobre, la fille de l’Extase, — tant d’autres sur lesquels on trouve ce qui distingue la manière de voir de cette Voyante implacable, la particularité du détail !

IV §

Malheureusement de ces trois livres, dont un seul a trois ou quatre volumes (la Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ), on ne peut rien citer, parce que, pour donner une idée de cette manière et de ce langage, il faudrait citer plus que la dimension d’un chapitre. En effet, après la particularité du détail, ce qui caractérise la pensée, la poésie, la peinture, le faire de la sœur Emmerich (je cherche un mot juste, et je ne le trouve pas !), c’est la longueur de la vision, c’est l’espace circulaire du panorama. Il faut donc renvoyer à ces livres qu’il est impossible d’analyser, car ils tombèrent, émiettés par les douleurs qui la broyaient, des lèvres pâles de la Visionnaire sous la pieuse plume de Brentano !

On n’analyse point les soupirs, les cris, les oracles des Sibylles et des Prophètes, et la sœur Emmerich fut de cette race mystérieuse d’esprits. Qu’on en pense ce qu’on voudra lorsqu’on l’aura lue ! Mais elle a cela de commun avec son divin Maître, qu’elle a tant aimé et qui serait plus incompréhensible s’il était homme qu’il ne l’est certainement étant Dieu, — c’est que si, elle, l’extatique de Dulhmen, fut visitée de Dieu et éclairée d’en haut, elle est bien moins étonnante, bien moins phénoménale que si elle n’est qu’une vile maladie humaine, — une lèpre, — un pian, — un tétanos !

Épilogue §

Il faut finir ici cette première série des Bas-bleus au xixe siècle, qui sera suivie de plusieurs autres, si le mouvement qui emporte les femmes vers la littérature, ne s’arrête pas… Et il ne s’arrêtera pas. Il est trop dans le vice de ce temps pour ne pas, au contraire, s’accélérer, et le nombre des Bas-bleus s’accroître. Dans la plupart d’entre eux, ce mouvement n’est que l’enragement de l’orgueil et la révolte contre leurs propres facultés, qu’ils méconnaissent, et contre leur fonction sociale, dont nulle femme n’a maintenant ni le souci ni l’idée. Les Bas-bleus sont trop d’un monde qui a perdu sa virilité pour ne pas croire, en se regardant et en se comparant, que les femmes sont égales aux hommes comme X est égal à X en algèbre, et pour craindre le ridicule devant lequel, — avec une pareille prétention, — elles auraient tremblé autrefois.

Et défait, aujourd’hui, pourquoi trembleraient-elles ?… Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison, a dit Mirabeau, qui en disant cela disait, il est vrai, une bêtise de tribune (et ce sont les meilleures !). Il eût été plus vrai de dire que quand tout le monde est ridicule, personne ne l’est… Or presque tout le monde actuellement a le ridicule de penser que l’homme et la femme ont la même tête, le même cœur, la même puissance et le même droit. C’est stupide, ignorant et anarchique qu’une telle idée ; mais cela n’est plus ridicule par la raison que cela tend à devenir une croyance et une opinion universelle. Le ridicule est toujours le viol d’une convention ou d’une convenance sociales — d’une manière générale de sentir et de penser ; et les Bas-bleus, avec leurs livres, leurs thèses et leurs affectations, ont tant bleui le monde, que le monde ne s’apercevra bientôt plus de la couleur de leurs bas !

Mais les époques ne sont qu’un jour dans la durée, et le ridicule individuel qui se perd dans le ridicule de toute une société et y devient imperceptible, l’Histoire le voit, le ramasse et le soufflette de sa lumière, L’Histoire ne fait pas toujours aux hommes l’honneur d’être sévère… Il est des décadences qui ne méritent que le rire de son mépris. Tomber n’est pas toujours tragique. Il y a pour les nations comme pour les hommes des chutes grotesques. Toutes n’ont pas la grandeur du Vice, la poésie de la Monstruosité. Il y a de petites décadences, disait Galiani. Mais je ne crois pas que dans l’histoire, il y en ait une plus petite que celle qui nous menace. Je ne crois pas qu’il y en ait de plus honteuse que celle d’un peuple qui fut mâle et qui va mourir en proie aux femelles de son espèce… Rome mourut en proie aux Gladiateurs ; la Grèce, aux Sophistes ; Byzance, aux Eunuques : mais les Eunuques sont encore des débris d’hommes. Il peut rester à ces mutilés une tête virile, comme celle de Narsès, tandis que nous, nous mourons en proie aux femmes, et émasculés par elles, pour être mieux en égalité avec elles… Beaucoup de peuples sont morts pourris par des courtisanes, mais les courtisanes sont dans la nature et les Bas-bleus n’y sont pas ! Ils sont dans une civilisation dépravée, dégradée, qui meurt de l’être, et telle que, dans l’histoire, on n’en avait pas vu encore. Jusqu’ici, les sociétés les plus avancées comme les plus sauvages avaient accepté ou subi les hiérarchies sans lesquelles les sociétés ne sauraient vivre, et maintenant on n’en supporte plus… C’est la gloire du Progrès ! L’Orgueil, ce vice des hommes, est descendu jusque dans le cœur de la femme, qui s’est mise debout pour montrer qu’elle nous atteignait et nous ne l’avons pas rassise à sa place, comme un enfant révolté qui mérite le fouet ! Alors, impunies, elles ont débordé… C’a été une invasion de pédantes au lieu d’une invasion de Barbares. Du moins les Barbares apportaient un sang neuf et pur au sang corrompu du vieux monde ; mais les pédantes qui, dans la décrépitude de ce monde, ont remplacé les Barbares, ne sont pas capables, ces bréhaignes ! de le féconder !

Et prochainement, il crèvera d’elles dans un Trissotinisme universel. La « comédie sanglante » de Pascal finira par de l’encre, aux éclats de rire des Tacites de l’avenir. La Démocratie, mère du Bas-bleuisme, le culot mal venu de tous les bâtards qu’elle a faits, la Démocratie qui, pour avant-dernier chef-d’œuvre, a métamorphosé des êtres humains en unités arithmétiques, et mis en poussière ce qui fut, dès le commencement de l’univers, le ciment social, est arrivée, par la femme, au dernier atome de cette poussière. Après celui-là, la matière que l’on croyait divisible à l’infini ne se divisera plus…

À moins pourtant que dans ce monde du devenir d’Hegel et du Ça ira des Sans-Culottes, il n’entre dans la caboche humaine l’idée — très digne d’elle — qu’à l’aide de l’éducation et de la science, on peut tirer de la fange de leur animalité les chiens et les singes et les faire entrer avec nous — et au même titre que nous, — dans l’immense et imbécile farandole du Suffrage universel !

FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE DES BAS-BLEUS.