J. Barbey d’Aurevilly

1880

Goethe et Diderot

2014
Source : J. Barbey d’Aurevilly, Goethe et Diderot, Paris, Alphonse Lemerre, 1913.
Ont participé à cette édition électronique : Heloise Siaud (Édition XML/TEI), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Frédéric Glorieux (2013, édition TEI).

Introduction §

I §

Ces deux études sur Gœthe et Diderot ont été publiées séparément, à des époques assez distantes, — et dans un journal, ce mode de publication inventé par un siècle qui pulvérise tout, jusqu’à la pensée, — mais par leur double sujet elles exigeaient impérieusement l’ensemble et l’unité du livre. Il était expédient de placer Gœthe et Diderot dans le cadre étroit d’un même volume, pour, rapprochés ainsi l’un de l’autre, les faire mieux juger et donner une idée plus exacte et plus nette de leur identité ; car, malgré les différences de pays et d’époque, de langue et d’idée, d’influence et de destin, Goethe et Diderot— pour qui creuse et pénètre au-delà — sont des esprits de nature identique… Gœthe — le dernier venu des deux — est certainement le plus grand dans l’opinion des hommes, comme Charlemagne est plus grand que Pépin ; mais c’est Diderot qui est le prédécesseur et le père, — et encore est-ce un père qui n’a pas donné tout son tempérament à son fils. Gœthe, sans Diderot, pourrait exister peut-être, comme Diderot lui-même ; mais ils n’en sont pas moins tous deux des esprits de même substance et de même race, — et tellement qu’en écrivant de Gœthe, ce Voltaire de l’Allemagne, qui n’eut personne pour contrebalancer sa gloire, il est impossible de ne pas penser à Diderot, qui eut Voltaire à côté de lui pour tuer, par la comparaison, la sienne !

Et fatalement on y a pensé. L’auteur de ce livre est arrivé de l’étude sur Gœthe à l’étude sur Diderot, qui l’a complétée… Seulement, tout d’abord, il n’a pensé qu’à Gœthe, — à cette immense personnalité de Gœthe, qui remplit jusqu’aux bords le xixe siècle et bouche tous les horizons de la pensée moderne de son insupportable ubiquité. Insupportable, si elle l’est, en effet, cette ubiquité, elle n’est plus divine, et Gœthe, réputé l’Olympien, Gœthe divinisé par l’admiration universelle, n’est plus le Dieu, comme on l’a fait, de la philosophie et de la poésie de ces derniers temps. Telle est la question, et ce n’est ni plus ni moins qu’une question de critique et de justice littéraires. Ce n’est nullement (comme on l’a cru un jour) une question de ressentiment français contre l’Allemagne victorieuse. Publiée immédiatement après nos défaites, l’étude sur Gœthe fut regardée par les journaux allemands de ce temps-là comme une vengeance tardive de vaincu ; mais les opinions qui y étaient exprimées n’étaient pas de la veille à l’état fixe dans la tête de l’auteur, et pas n’était besoin de la guerre pour les en faire sortir. Il fallait qu’un jour ou l’autre elles fussent écrites. Il est vrai qu’il s’agissait encore d’une victoire de l’Allemagne sur la France, de sorte que, littéraire ou non, cette étude sur Gœthe va paraître une vengeance toujours.

II §

En effet, les canons ne sont venus qu’après les idées… Bien avant les canons allemands, les idées allemandes avaient roulé et fait leur bruit et leur trouée chez nous. Depuis l’Empire de Napoléon, qui faisait forteresse à la frontière contre tout ce qui n’était pas français, l’Allemagne positivement nous avait envahis, et, chose lamentable ! c’était nous-mêmes qui lui avions ouvert nos portes. Elle était chez nous, non pas, comme à présent, dans deux départements, mais partout, et plus forte et plus incontestée qu’elle ne l’est présentement à Strasbourg ou à Metz. Philosophiquement et littérairement, l’Allemagne nous occupait. Elle avait subjugué l’imagination et l’opinion françaises. Celui qu’elle croit le plus grand de ses récents grands hommes (pour des raisons qu’on n’a point ici à examiner, cela la regarde !), Gœthe, son Bonaparte intellectuel, était entré, littérairement, en France, comme notre Bonaparte, à nous, était entré militairement chez elle. Seulement, pour Gœthe, pas de bataille de Leipsig. Envahis, il nous avait gardés. Plus heureux que le conquérant par les armes, le conquérant par la plume s’était établi, fortifié et étendu dans sa conquête… Et encore à cette mauvaise heure, quand nous avons l’épée de l’Allemagne à moitié dans le cœur, d’où nous ne pouvons l’arracher, Gœthe reste triomphant dans nos esprits, dont nous ne pouvons l’arracher davantage. Et d’ailleurs comment s’y prendrait-on pour l’en arracher ?… Ne faudrait-il pas mettre la main sur le collet de son génie, et qui l’oserait ?… Son génie, qui fait trembler ceux qui l’admirent, n’a jamais en France, que je sache, été… même discuté.

En résumé, voilà la France pour Gœthe et Gœthe pour la France. Qu’importe ce qu’il est pour les autres nations ! Mais, pour la nôtre, il importe de constater que c’est la France, plus qu’aucune autre, qui a le plus vivement poussé à cette gloire de Goethe, qui n’est pas seulement une gloire allemande, mais une gloire de l’esprit humain1. La France, seule, a fait plus pour cette gloire que l’Angleterre, par exemple, dont le sang saxon touche au sang germain dans ses veines, et quoique son Walter Scott ait traduit Gœthe et que son grand Byron lui ait dédié respectueusement son Manfred. La France a fait plus que l’Allemagne elle-même. Oui ! la France, la séductible France, qui s’éprend de toute chose et de toute personne étrangère, a européanisé la gloire de Gœthe. Sans elle, il serait encore dans le fossé de l’Allemagne. Mais elle a mis au service de sa gloire sa langue, qu’on entend et qu’on parle partout. Chose inouïe ! Napoléon lui-même, ce grand choqueur d’opinion publique, qui convenait, à Sainte-Hélène, d’avoir été renversé pour l’avoir choquée, — le même Napoléon qui devait trouver que le livre de madame de Staël sur l’Allemagne n’était pas assez français et qui le frappa de l’embargo de sa police, — eut sa minute de madame de Staël… « Vous êtes un homme, vous ! » dit-il un jour à Goethe. Qu’en savait-il ?… L’avait-il lu ? puisque Gœthe n’a jamais agi. Michelet vante ce mot qui vante Gœthe, et qui n’est qu’une flatterie, sous forme laconique et brusque, de l’ennemi de madame de Staël, ce jour-là tout aussi femme qu’elle ! Il était, comme elle, victime d’une gloire à laquelle il travaillait lui-même en y croyant.

Et pourquoi y croyait-il ?… Pourquoi la France y croyait-elle ?… Qu’y avait-il de plus contraire à l’esprit suraigu et à la netteté transcendante de l’esprit de Napoléon que cette grande nébuleuse de l’esprit de Gœthe, qui, du reste, n’embarrasse pas beaucoup ses adorateurs puisqu’ils la comparent à la Voie Lactée et en font un fourmillement d’indiscernables étoiles ? Et qu’y a-t-il de plus antipathique au génie clair, svelte, rapide et absolu de la France, que ce qu’on appelle — et peut-être pour l’éternité ! — le génie de Gœthe ?… Je sais bien que l’esprit français, l’esprit de la race, s’était laissé entamer bien avant l’avènement de Gœthe par l’idée protestante et philosophique dont l’Allemagne moderne et Gœthe sont sortis. Je sais bien que Diderot, le précurseur Diderot, avait bien préparé la gloire de Gœthe avec la sienne ; mais Voltaire, le seul homme du xviiie siècle chez qui l’imbécille philosophie n’avait pas enniaisé l’esprit, resté français, Voltaire, qui méprisait Diderot, s’il avait vécu jusqu’au temps de Gœthe peut-être aurait-il respecté le Diderot allemand !

Toujours est-il que rien de pareil ne s’était vu dans l’histoire littéraire, et même dans aucune histoire. « Un homme s’est rencontré », a dit un jour Bossuet en parlant de Cromwell, — voulant, par cette forme frappante, exprimer l’étonnement que lui causait l’élévation d’un homme bien moins étonnant, dans son ordre de faits, que Gœthe dans le sien. Certes ! il serait par trop ridicule de les comparer. Seulement, l’homme qui étonnait Bossuet avait été soumis aux rudes épreuves que subissent tous, plus ou moins, ceux-là qui réussissent dans ce monde et y parviennent à la célébrité ou à la gloire. Il avait acheté la sienne — et c’est toujours plus qu’elle ne vaut — avec du temps, des efforts, des dangers, des misères. Gœthe, dont on peut dire aussi qu’un « homme s’est rencontré  » dans la littérature, n’a pas, lui, acheté la gloire à ce prix. Il s’est donné simplement la peine de naître, et tout de suite il a été heureux et glorieux… par les autres. Dès sa jeunesse, il fut célèbre. Le coup de pistolet de Werther fit partir un feu de file de coups de pistolet du même genre parmi toutes ces cervelles allemandes, qui, d’ailleurs, n’avaient pas grand’chose à brûler… Un succès comme celui de Werther ne se recommence pas ; mais, après ce coup de pistolet qui attira sur Gœthe l’œil de l’Allemagne, sa gloire était déjà fixée, et elle ne cessa de s’étendre démesurément jusqu’à sa plus extrême vieillesse et sans avoir plus de rides que l’inaltérable beauté de Ninon. Vous rappelez-vous cette peinture faite par un de ses admirateurs, ou peut-être par lui-même, le plus grand de tous ceux qu’il eut jamais, où il est représenté patinant sur je ne sais quelle rivière : « jeune et beau comme un Dieu dans la pelisse rouge de sa mère » ? Eh bien, à part la pelisse rouge, — et encore la Gloire ne lui a-t-elle pas passé cette veste de pourpre dans laquelle elle fagote ses favoris ! — c’est l’image de la vie de Gœthe que cet éblouissant patinage. Il a, en effet, patiné pendant quatre-vingts ans sur cette glace fragile de l’admiration des hommes, qui, pour lui, ne s’est jamais rompue, et, sans accident et sans arrêt, il a glissé et est entré, d’un seul trait continu, dans sa tranquille immortalité. Phénomène digne d’être observé et même étudié. Voltaire, qui vécut aussi quatre-vingts ans, Voltaire, l’heureux Voltaire, mais moins heureux que l’heureux Gœthe, eut assurément sur son siècle une influence plus grande, plus militante, et surtout plus activement spirituelle que le sentimental coup de pistolet de Werther, et cependant Voltaire ne régna pas toujours du même empire sur l’opinion. Il eut des hauts et des bas dans sa gloire. Ni ses tragédies ni ses autres écrits ne réussirent tous. Enfermé, jeune, à la Bastille, exilé plus tard, ou craignant de l’être (ce qui est la même chose, puisqu’il s’exila lui-même), Voltaire fut intellectuellement un guerroyant qui eut quelquefois des défaites. Il eût pu montrer des blessures. Mais Gœthe, non !

Gœthe ne connut ni les revers ni le danger. Assurément, il travailla trop pour qu’on puisse l’appeler le lazzarone de la célébrité ; mais l’opinion, dont il fut imperturbablement l’enfant gâté, mit ses rayons sur lui comme le soleil met les siens sur les gueux, et elle ne les lui retira jamais. Au lieu d’écrire Faust, ce travail de Pénélope de toute sa vie, il aurait ciré des bottes, que l’opinion charmée aurait proclamé qu’il les cirait avec génie et se serait même mirée avec amour dans son cirage… Tout lui servit, les circonstances aussi bien que l’opinion. Jérusalem se tua, et Gœthe tira un premier livre de son cercueil. Trente-six autres depuis, et dont pas un seul ne mérite l’énorme réputation dont tous jouissent, lui valurent d’être le roi absolu — le Re netto — de l’esprit au xixe siècle. Cela ne prouvait pas pour le siècle. Il est vrai que l’empereur Napoléon, pendant quelque temps, lui fit un peu tort dans la renommée… Le fameux coup de pistolet de Werther fut légèrement couvert par les tonnerres de l’Empire, qui empêchaient d’entendre autre chose qu’eux. Pendant leur tapage, Gœthe, ce ver à soie de la gloire, se tint coi dans son cocon d’Allemagne. Mais, quand ces magnifiques tonnerres se turent, ce fut alors qu’il retentit.

Et si fort qu’on chercherait en vain à expliquer le phénomène d’une telle gloire par des causes générales plus ou moins puissantes, et qui, d’ordinaire, expliquent tout. Rien n’y suffirait, ni la décadence littéraire de la France, qui n’avait, au commencement du siècle, de l’ancien esprit français (madame de Staël et Chateaubriand exceptés), que les dernières gouttes qui tombent du toit après la pluie, ni le besoin de nouveauté enfantine qui nous emporte vers toute chose nouvelle avec notre délicieuse frivolité séculaire, ni cette espèce de catinisme intellectuel toujours prêt à se donner au premier venu, — qui nous fit Anglais à la fin du xviiie siècle, comme il nous avait faits Latins Grecs, Italiens et Espagnols, dans les siècles précédents, et qui, pour l’heure, nous faisait Allemands, en attendant que quelque autre littérature nous fît autre chose. Toujours est-il que nous devînmes Allemands de pied en cap, et que nous mîmes à nous faire lourds cette souplesse d’Alcibiade qui nous distingue. Ce fut un instant à ne pas reconnaître la France ! Cousin continua dans la philosophie ce que madame de Staël avait commencé dans la littérature. Cousin, ce grand indigent philosophique, qui avait demandé l’aumône à la porte de la philosophie écossaise, la demanda à la porte de la philosophie allemande, et Hégel lui donna ; et ce fut Cousin, lui plus que personne (était-ce de reconnaissance ?), qui égara l’esprit français — si clair même quand il est profond — dans la brume épaisse de ces systèmes où l’on voit tout ce qu’on veut y voir, comme dans la musique et les nuages…

De son côté, le Romantisme, en train d’accomplir, vers ce temps, la révolution dont nous sommes sortis, accepta, dans l’ébriété de sa jeune vie, — car il était la vie alors ! — la poésie de l’Allemagne, comme l’éclectisme avait accepté sa philosophie ; et, d’enthousiasme, il prit Gœthe et Schiller sur le pied où l’Allemagne les prenait tous les deux : grands, mais inégaux, Gœthe devant toujours être « l’incomparable Gœthe » même en France, où Schiller, cependant, pour l’emporter sur lui, avait trois qualités d’un effet toujours certain sur l’aimable sensibilité française : il était pulmonique, sentimental et philanthrope. Gœthe, le bien portant et le dur à cuire, n’avait rien de tout cela, et le Romantisme ne l’en proclama pas moins supérieur à Schiller, et (il n’eut pas peur de cette monstrueuse hyperbole !) le Shakespeare du Xixe siècle !! Eh bien, le croira-t-on ? le croirez-vous, races futures ? c’est ce Shakespeare-là qu’il est resté !… Après des années, après la fuite de ce char rapide des années qui passe sur tout et entraîne tout, quand le Romantisme a été mort et enterré comme Malbrough s’en va-t’en guerre (il y était allé !), Gœthe est resté dans le préjugé, comme dans un marbre impossible à entamer, le Shakespeare du monde moderne, et, que dis-je ? il a été plus que Shakespeare !!! Shakespeare, après tout, ne fut qu’un sublime isolé de génie, qui ne savait pas ce qu’il faisait, qui avait le génie comme on a la respiration, mais Gœthe, qui le savait, lui ! qui travaillait son souffle comme un flûtiste travaille le sien pour le faire passer dans le petit trou de sa flûte, est devenu plus qu’un homme et plus que Shakespeare. Il est devenu une grande chose ! De personne il a passé système ; d’idée concrète il a passé idée générale ; on l’a invoqué comme la philosophie même de l’art ! Il a eu la majesté de cette abstraction.

Il n’a plus été Gœthe : il a été « le Gœthisme ». Ce nom ridicule n’a pas encore été écrit, mais on l’écrira… Et pourquoi pas ?… Kant a fait le kantisme ; Spinoza, le posthume Spinoza, à fait le spinozisme. Gœthe est comme eux un chef d’école, le chef d’une école métaphysico-littéraire. Tout ce qui a de bonnes raisons pour vouloir que l’art soit sans âme est gœthiste de fondation. Théophile Gautier l’a été. Baudelaire aussi. Sainte-Beuve vieillissant le devint, — car, jeune, il écrivait Joseph Delorme, et il était vivant (malsain, sentant le carabin et l’hôpital, mais vivant !). Présentement sont goethistes — qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent ! — M. Leconte de l’Isle et M. Flaubert, et tous ces petits soldats en plomb de la littérature qui se sont appelés eux-mêmes orgueilleusement « les Impassibles ». Réalistes d’hier et Naturalistes d’aujourd’hui relèvent tous, plus ou moins, de Gœthe, sa théorie de l’art pour l’art ayant abouti pour les esprits grossiers, mais conséquents, à la théorie de la nature pour la nature, qui, au fond, est absolument la même chose. Gœthe, qui a remplacé l’inspiration par l’étude, la combinaison et le remaniement perpétuel, doit être naturellement le Dieu des secs et des pédants. Les professeurs l’adorent. Ils voient tout dans cette bouteille d’encre. Philarète Chasles, qui était critique, mais aussi professeur, avait assez d’esprit pourtant pour oser être libre en jugeant Goethe2, mais il n’a exprimé sur lui que l’admiration la plus plate et la plus servile. Traduit et retraduit, commenté et recommenté, Goethe donne la sensation d’être pères à tous les chapons littéraires qui couvent des oeufs qu’ils n’ont pas pondus… La durée de sa gloire a donc pour garantie l’impuissance de ceux qui l’admirent. Et ne croyez pas que cette gloire soit un engouement ! Le propre de l’engouement c’est de passer vite ; car, s’il durait, on étoufferait. Mais qu’est-ce qu’un engouement qui dure et dont on ne meurt pas, un engouement immobilisé ?… Voyez plutôt ! En l’an de grâce 1866 (plus de trente ans après la mort de Gœthe !), M. Caro, professeur de philosophie, s’escrimait contre les moulins à vent de la pensée de Gœthe comme s’ils commençaient à tourner, et dans un gros livre, de forte prétention, intitulé La philosophie de Gœthe, il recherchait péniblement quelle avait dû être cette philosophie et ne le trouvait pas. Plus tard encore, en novembre 1879, M. Blaze de Bury, écrivain de la Revue des Deux Mondes (cela pèse un professeur), y publiait un article sur Goethe qui serait sans excuse si M. Blaze de Bury n’avait pas été toute sa vie le traducteur de Gœthe, en prose et même en vers. Prépotence ancrée jusqu’au fond de la crédulité humaine, mais redoutable. Il faut bien qu’on le sache pour s’en garantir ! Qui touche à Gœthe touche à la reine ou à la hache. Un jour, l’auteur de l’étude que voici — à propos du livre d’Eckermann qui venait de paraître — risqua sur Gœthe un premier mot dont ce livre sera le second. C’était dans un journal qui appartenait, d’opinion, au gouvernement d’alors. Sainte-Beuve, un des licteurs de Gœthe, voulut faire sentir au critique irrévérent le fil de cette hache qui est Gœthe. Haletant, frémissant, ses belles oreilles rouges violettes de colère, Sainte-Beuve, dénonciateur par une admiration qui fait tout pardonner, alla se plaindre au ministre dont il était le Triboulet. C’était Persigny, lequel avait autrefois traduit Gœthe. L’amuseur ministériel tombait bien ! Immédiatement justice fut faite, et la porte du journal où il écrivait fut fermée à l’auteur de l’article, pour avoir manqué, dans l’auguste personne de Gœthe, à la littérature française et au gouvernement français3 !

Aujourd’hui que l’Empire n’est plus, — ni Sainte-Beuve, — ni Persigny, — ni même sa traduction parfaitement oubliée, — et que la République a pour prétention de nous dégermaniser, souffrira-t-on sans crier la netteté de l’opinion écrite ici sur Gœthe ? Franchement, l’auteur de cette étude ne le croit pas. Il connaît trop la force des choses admises, et qui est plus admis parmi les évidences indéniables que le génie de Gœthe ?… Il connaît trop la rengaine des lâches, inventée pour dormir tranquilles : on ne remonte pas le courant de l’opinion publique.

Mais qu’importe, si on l’a troublé !

Chateaubriand a dit, en parlant d’un homme plus grand que Gœthe, qu’il a jugé : « Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal de l’admiration. »

Eh bien, ni moi non plus !

J. B. d’A.

Gœthe §

Chapitre I §

Pendant que les Prussiens obusaient Paris, je lisais Gœthe. La librairie Hachette m’avait envoyé, avant le siège, pour en rendre compte dans un journal, la traduction de ses Œuvres complètes, et, entre deux gardes, je les étudiais, revenant, pour les affermir ou pour les jeter bas en moi, à des opinions que j’avais déjà exprimées, çà et là, avec des formes trop rapides et trop brèves, sur cet homme qui vaut bien qu’on s’arrête pour lui porter des coups plus droits,

1 plus plongeants, plus à fond… Eh bien, le croirez-vous ? — oui ! vous le croirez si vous avez lu Gœthe, — ce grand Gœthe m’ennuyait… Il m’obusait d’ennui ! De tous les obus allemands qui pleuvaient sur mon quartier, le plus lourd, c’était encore pour moi ses Œuvres complètes. Or, qu’on me permette préalablement à tout jugement une question, — bien française, celle-là : — peut-on être ce que l’on appelle un homme de génie et être ennuyeux ? et, si l’on est un immense génie, être immensément ennuyeux ?…

Car il l’est, ce soi-disant génie, et l’ennui qu’il inspire est comme la petite vérole du roi Louis XV, dont on disait : Tout est grand chez le Roi ! L’ennui que répand Gœthe est grand comme sa gloire, et sa gloire littéraire — il faut bien en convenir — est la plus grande des gloires modernes. Depuis Voltaire, — qui n’était pas un ennuyeux, lui, — depuis Voltaire, à la gloire encyclopédique, on n’a acclamé personne en Europe de plus encyclopédiquement grand que Wolfgang Gœthe ; et même sa gloire est plus grande que celle de Voltaire, car l’esprit de parti, qui fut la cuiller acharnée avec laquelle on a tant agité et fait flamber le punch de la gloire de Voltaire, n’est pour rien dans la gloire de Goethe. Elle est par elle-même. Elle n’est point parce qu’il la mérite. Elle est parce qu’elle est, et surtout parce qu’une multitude de têtes se sont mises dans le même bonnet pour la faire, et que ce bonnet, taillé à la mesure du front de la France, a été tricoté par madame de Staël, qui avait des aiguilles enchantées.

Et de fait, comme je l’ai dit dans mon introduction, c’est la France qui est coupable de la gloire de Gœthe. Sans la France, , sans la voix de la France, ce clairon du matin qui éveille les peuples, sans la langue française et sans madame de Staël, qui la parlait si bien, Gœthe n’aurait fait que son bruit allemand, — un glouglou dans une bouteille d’encre ! Heureusement pour Gœthe et pour l’Allemagne que madame de Staël s’éprit un beau jour de Schlegel, et cette femme qui voyait des étoiles sur le front de Taima, où elles n’étaient pas, cette femme qui, comme toute femme, avait la faculté de l’adoration, mais n’avait pas celle du discernement, regarda l’Allemagne à travers Schlegel et éleva ce pays ainsi regardé à une puissance qu’il n’avait pas. La France, la trop hospitalière et trop badaude France, crut à cette voix qu’elle aimait. Napoléon, de son œil d’aigle, avait vu, lui, la portée du livre et de l’illusion de madame de Staël. Il déclara que le livre n’était pas français et le fit mettre au pilon. C’était brutal, mais c’était juste. L’Empire tomba, le livre reparut, illustré par un châtiment qu’on avait appelé une persécution, et la France vécut plus de trente ans famélique-ment sur les idées de madame de Staël. Les écrivains français se germanisèrent. Ils firent queue en Allemagne pour s’accomplir, comme les philosophes grecs en Egypte. Nous savons maintenant ce que cela nous a coûté de vanter et de grandir ainsi l’Allemagne ! Ingrate, implacable, souterraine, cette candide et bonne Allemagne travaillait contre nous. Pendant que madame de Staël faisait la fortune de son Gœthe, l’Allemagne rapetissait et insultait notre Molière, qu’elle ne comprenait pas… Elle voulait en finir avec la France. N’est-il donc pas bien temps, pour nous, d’en finir aussi avec elle ?… N’est-il pas temps, au moins, d’examiner, d’un œil moins idolâtre que les beaux yeux de madame de Staël, le génie de l’Allemagne, ses travaux, sa place, enfin, dans le monde de l’intelligence ?… Au fond, ce n’est pas l’Allemagne qui nous a dupés… Elle n’a pas assez d’esprit pour cela. C’est nous qui nous sommes dupés nous-mêmes. Si la France met souvent son génie à être dupe, — ce qui n’arrive que rarement au génie, — le succès, elle l’obtient toujours !

Pour en revenir à Gœthe, — la tête de colonne des écrivains allemands que madame de Staël fait brillamment défiler dans son Allemagne et que je demande à la critique d’un homme doué d’un esprit plus mâle de passer en revue à son tour, — pour en revenir à Gœthe et pour être sûr de qui nous parlons, disons d’abord que le génie, la première qualité du génie, c’est là spontanéité, c’est le jaillissement, c’est la nature, plus forte que tout dans un homme et qui l’engendre presque violemment à la vocation, irrésistible comme l’instinct, qui l’y pousse. Il est de grands esprits, — même très grands, — réfléchis et cultivés, qui ont atteint des développements considérables et une haute stature intellectuelle par la volonté et par le travail ; mais ce ne sont pas des hommes de génie s’ils n’ont pas le jaillissement incoercible, la spontanéité, qui est la chiquenaude de Dieu mettant en mouvement l’univers. Or, avant d’entrer dans le détail des Œuvres de Gœthe, posons carrément qu’il n’a pas ce signe du génie, qui est mieux qu’un signe, car sans cela le génie n’est pas. Gœthe n’eut jamais de spontanéité. Littérairement, pas de jeunesse. Son autobiographie nous éclaire suffisamment à ce sujet.

Suivez-le dans toutes les confidences de cette autobiographie, qu’il n’a pas écrite pour se diminuer, vous trouverez que tout est, en cet homme, combinaison et parti pris. Pour moi, c’est bien plus un caractère qu’un génie : un caractère veut toujours la même chose, — un caractère dans l’ordre du talent, bien entendu, car dans l’ordre de la moralité nous aurons aussi à juger Gœthe dans cette étude, et vous verrez ce qu’il pesait.

Curieux beaucoup plus qu’inspiré, , nul s’il n’ayait eu autour de lui des littératures, fait par l’éducation seule, il écrit en ses Mélanges (1789) :

« Depuis que l’inimitable « Voyage sentimental  » avait donné le ton et provoqué des imitateurs (sic), les descriptions de voyages étaient remplies des sentiments et des vues du voyageur. MOI, j’avais pris pour maxime de me dissimuler soigneusement et de réfléchir l’objet aussi nettement que possible. » Ainsi, dès le début, cet homme sans personnalité fait taire bien aisément la sienne, et, se créant un procédé à contrario de ce qu’il prend peut-être pour un procédé dans Sterne, il imite les choses en les renversant. Il se chauffe le dos au feu des autres. La description qu’il donna, à cette époque, du Carnaval à Rome, sortit de cette méthode de travail bien plus que d’une impression sincère. Ce n’est pas tout. Il dit ailleurs :

« L’aversion que j’avais pour le sentimental, le besoin de me livrer avec une espèce de désespoir à l’inévitable réalité, me firent trouver dans le roman du Renard la matière qu’il me fallait pour un exercice qui tenait tout à la fois de la traduction et du remaniement. » Et ces deux mots sont deux éclairs. Toute la manière de procéder à jamais de Gœthe sera dans ces deux mots : remaniement et traduction. Faust, un de ses plus grands titres de gloire, n’est que cela… Beaucoup plus érudit qu’inventeur, Gœthe ne fut guères toute sa vie qu’un traducteur et un remanieur. Traduire, interpréter, remanier, renverser les choses faites pour les renouveler en les renversant et en tirer des effets nouveaux, tout ce labeur, volontaire et retors, atteste bien plus la patience du lettré curieux que l’entrain et l’entrainement d’un homme de génie. La curiosité, l’infatigable curiosité, tel est donc le signe particulier, la caractéristique de Gœthe, le timbre de sa physionomie. C’est un curieux comme ceux qui le sont le plus. Il l’est jusqu’à la badauderie. Il était, depuis l’axe de son être jusqu’à l’épiderme, un badaud !

Mais, par un contraste singulier, le badaud, chez lui, touchait au diplomate et au directeur de théâtre, les deux hommes les plus préoccupés du résultat et du succès qu’il y ait au monde. Comme eux, il pensait beaucoup moins à l’œuvre en elle-même qu’à son arrangement pour le goût et l’encharmement du public. Il devint plus tard directeur de spectacle et il s’ajusta parfaitement à cette fonction. Le spectacle l’attirait tellement qu’en 1791 il s’inclinait bien plus vers l’opéra que vers le drame, et sa traduction du Roi Jean. de Shakespeare ne vint qu’après un essai d’opéra au théâtre de la cour. Molière aussi fut voué, mais bien plus par la destinée que par sa libre fantaisie, au métier de directeur de théâtre ; mais chez lui le génie dévorait l’arrangeur, tandis que Gœthe avait le talent trop froid pour oublier jamais qu’il en était un.

Et ceci nous conduit tout naturellement à l’examen de son théâtre. C’est par là que nous commencerons le tour de cet homme qui, s’il n’est pas le grand homme absolu qu’on accepte, n’en est pas moins, il faut le dire, une très grosse personnalité, puisqu’elle est enflée, comme une énorme bulle de savon, par le fuseau de tout le monde. Gœthe, ce curieux qui a touché à tout, qui a voulu tout être et a été pris pour étant tout, — ce qui, dans sa conscience, était la grande affaire, — ne peut être découpé et servi que par tranches, comme les beaux melons et les citrouilles. Tour à tour et en même temps poète dramatique et lyrique, romancier, historien, voyageur, critique d’art, philosophe, naturaliste, musicien, botaniste, dessinateur, chimiste, ayant à peu près traversé toutes les catégories de l’esprit humain, Gœthe n’était pas, bien évidemment, venu comme cela d’une seule coulée, et son œuvre a trop de faces pour que nous ne soyons pas obligé de les disjoindre pour les juger… Or, le plus large et le plus beau de ces morceaux qui forment la mosaïque de Gœthe, celui que probablement il estimait le plus, — si son orgueil, surexcité par le bonheur insolent de toute sa vie, ne le faisait pas s’avaler tout entier dans ses moindres miettes, comme une hostie, — devait être certainement son théâtre, Nous prendrons donc son théâtre d’abord pour le juger. Le poète lyrique, le romancier, tous les autres Gœthe qui sont dans Gœthe, ne paraîtront dans ce travail qu’après l’auteur dramatique ; mais tous y viendront, dans cette analyse, dans cette décomposition de l’homme intégral, et, quand elle sera faite, on verra ce qui restera dans le creuset !

Chapitre II : le théâtre §

Et d’ailleurs, quelle qu’ait pu être l’opinion particulière de Gœthe sur son théâtre, le théâtre a été mis en premier dans ses Œuvres par l’opinion générale de l’Europe, comme, parmi les pièces qui le composent, la plus admirée, la plus retentissante, a été Faust. L’Allemagne, l’Allemagne seule, pour des raisons plus nationales que littéraires, a placé Faust au-dessous du Goetz de Berlichingen. Mais les opinions de l’Allemagne nous sont indifférentes. Eli bien, Faust, le chef-d’œuvre de Gœthe, qui n’est pas sorti de sa tête, mais qui y est entré au sortir de plusieurs autres têtes plus inventives que la sienne, n’est pas autre chose (et je n’ai pas la prétention de l’apprendre à personne) que la création légendaire du xve siècle, pétrie et repétrie déjà par la puissante main de l’énergique Marlowe ; et jamais le cas ne s’est mieux présenté d’appliquer à Gœthe le mot de lui cité plus haut : remaniement et traduction ! Cet immense savetier littéraire (pardon ! mais le mot saveteur n’est pas français) a repris et remanié les vieux Faust pour en faire le sien, et les a jetés on ne peut pas dire dans le moule de Shakespeare, car la forme de Shakespeare n’est pas concrète, — et c’est même là que cet incommensurable Shakespeare trouve la borne de son génie. Avec son éparpillement de détails et son tourbillonnement de scènes qui se succèdent sans lien entre elles, et pour le seul plaisir des yeux, le Faust de Gœthe est bien plus un opéra qu’un drame.

Un drame a sa logique, même aux yeux. Il suppose une ordonnance quelconque. Mais dans le Faust il n’y a qu’un fatras incohérent, sans aucune espèce de composition, des tableaux vivants, quand ils vivent, et une érudition de moyen âge versée à travers ces tableaux qui se succèdent et ne s’engendrent pas. En réalité, Faust produit l’effet d’une grande lanterne magique, comme aussi, du reste, le Goetz de Berlichingen ; mais Faust l’est bien davantage, à cause de la nature même du sujet, qui prêtait beaucoup plus à cette succession d’images dont Goethe est l’imagier. Il ressemble, en effet, dans tous les détails de cette pièce, à un peintre de vitraux. Il y sent son Allemand d’avant le protestantisme, et cette mauvaise odeur est chez lui le parfum. Si, au milieu de tous les syncrétismes de la pensée de Gœthe, lequel se vante dans ses Mémoires de s’être dépouillé du catholicisme en trois temps, on aperçoit encore quelques atomes de poète, il les doit à ce catholicisme plus fort que tout, qui palpite encore, malgré lui, dans cette poitrine glacée, prise par des sots insensibles pour celle d’un Dieu parce que rien n’y bat… Il les doit encore, non à son génie particulier, mais au génie de sa race, et c’est là, du reste, quand on n’est pas nettement supérieur par soi-même, ce qui peut arriver de mieux : avoir le génie de sa race. Gœthe n’a pas échappé à cette loi. Il n’a de supériorité relative dans Faust que quand il est Allemand et qu’il se maintient dans la plus stricte tradition allemande, et s’il s’y était plus franchement placé, et avec une âme plus perméable que la sienne, il aurait obtenu des effets d’une beauté que le scepticisme de son esprit et de son cœur n’a pas soupçonnés. Recroquevillé dans les spirales de sa philosophie, Gœthe n’est pas le serpent du naturalisme ; il n’en est que le limaçon. Il y a sur Dieu, dans Faust, quand Faust parle de Dieu à Marguerite, le sublime du naturalisme ; mais c’était le super-sublime du surnaturalisme qu’il fallait. Certes ! la simplicité de Marguerite, qui se contente de dire à Faust : « Vas-tu à confesse ?  » est déjà bien touchante ; mais si, au lieu de mettre, conception protestante, le christianisme uniquement dans les pratiques extérieures, Gœthe l’eût mis où il est, c’est-à-dire dans le fond même de son adorable essence, vous auriez vu la différence du Gœthe réel au Gœthe possible. Vous auriez vu surgir un sublime comme celui de Polyeucte. Corneille a sur Gœthe sa supériorité de Corneille, mais il a aussi sa supériorité de chrétien, et celle-là est plus grande encore.

Et, de fait, ce qu’il y a de foi naïve et de terreur religieuse dans Marguerite fait d’elle cette figure qui se grave en vous pour jamais quand on l’a vue passer. Figure de missel, qui entre en scène un missel à la main, et qui meurt dans l’église des remords de son péché… Pauvre sainte qui n’a pas abouti, coupée, souillée et ensanglantée dans sa fleur… En elle-même, Marguerite est pourtant peu de chose. Ce n’était pas là un type difficile à trouver, une révélation, une découverte. Non ! c’est la jeune fille primitive, cueillie aisément à la surface et au courant de la nature humaine, l’être élémentaire sur lequel les femmes de toutes les sociétés et de toutes les civilisations sont bâties et travaillées. Gœthe n’a jamais dans ses œuvres que cette femme-là qui soit vraie et vivante. Toutes les filles y sont des Marguerites. Les propos entre Lisette et Marguerite à la fontaine prouvent bien que Marguerite est une Lisette avant la chute et que Lisette serait une Marguerite après. Toute la profondeur de cette pathétique fillette, qui sans cela ne serait qu’une petite fille vulgaire, la femme élémentaire qui est partout, oui, toute sa profondeur et tout son charme viennent de ce reste de catholicisme involontaire que j’ai signalé dans l’esprit de Gœthe. La dernière scène de son drame, la scène de la cathédrale (par parenthèse, la plus belle de toutes), est empruntée aussi à cet ordre de faits qui grandit Gœthe et, en lui communiquant de sa grandeur, montre combien naturellement il est petit par lui-même, ce caméléon littéraire qui se teint de la couleur de toutes les zones qu’il traverse. Le lettré trop lettré dans Gœthe, et qui n’est jamais qu’un lettré, est marqué partout des réminiscences de Shakespeare. La Scène de la folie de Marguerite est très émouvante, mais il y a encore là un rayon égaré de la folie d’Ophélia, — et cet obstiné imitateur n’imite pas que Shakespeare, voici qu’il imite jusqu’à Dante, en mettant ses ennemis au Sabbat, comme Dante les siens en Enfer !

N’oublions pas non plus que de tous les personnages du Faust Marguerite est le seul inventé et qui soit bien à Gœthe. Les autres étaient tous connus, et jusqu’à Méphistophélès, qui n’est que le Méphistophélès de la légende. Ajoutez que tous ces personnages sont d’ailleurs bien plus des marionnettes que des caractères. Et quoi d’étonnant, puisque, de nature et de volonté, Gœthe ne voit jamais les choses que par leur côté extérieur ?… Gœthe est un œil beaucoup plus qu’un cerveau, et qui s’en vante. On a dit des gourmands qu’ils ont les yeux plus grands que le ventre ; Gœthe les a plus grands que l’esprit. Quant au personnage de Méphistophélès, le Deus ex machinâ de la pièce de Faust, et dont le nom même n’appartient pas à Gœthe, certes ! il n’était pas de force à l’enlever. Et c’est ici le sujet qui a terrassé Gœthe. Le diable lui a rendu, à Gœthe, le coup de pied dans le ventre qu’il reçut, dit-on, autrefois, de saint Michel. A part un ou deux traits dans deux ou trois Conversations, le Méphistophélès du Faust de Gœthe n’est pas du tout, en effet, le grand diable qu’on a dit qu’il était. Demandez plutôt aux connaisseurs en diables ! Ce n’est qu’un diable allemand. Et quand on songe que Gœthe, cet arrangeur, avait derrière lui, pour s’en inspirer, cette ribambelle et cette ribaudaille de démons : lago, Lovelace, Tartufe, don Juan, Valmont, le Satan de Milton et celui de Byron dans la Vision du Jugement, tous les dandies de la terre, Voltaire dans Candide et Talleyrand pendant quatre-vingts ans d’existence, on est tout étonné que Gœthe, ce tondeur sur tous les œufs pour en rapporter quelque chose, n’ait pas tondu sur ces œufs-là, qui sont des œufs d’autruche, et ne nous ait pas donné mieux que son grand diable, déhanché et maigre, qui ne paraît à l’imagination éveillée, pour peu qu’elle ait une conception juste du diable, qu’un Crispin, — un Crispin de l’Enfer, écrasé par ce nom de Méphistophélès que le polisson ose porter !

Tel, en résumé, le Faust de Gœthe, la pièce qui fut l’événement fulgurant, le canon Krupp littéraire du temps où elle parut. Byron lui-même, le grand Byron, un bien autre poète que Gœthe, un dandy qui n’admirait pas grand’chose, l’admira au point de dédier son Manfred à l’auteur de Faust, en l’appelant avec trop de respect son modèle et son maître. Il est vrai que pour ne pas être trop impressionné par l’admiration de lord Byron on peut se rappeler que le grand poète n’était nullement un critique, qu’il préférait Pope à Shakespeare, et sa détestable paraphrase d’Horace à son Childe Harold. Eh bien, si, réduit à la mesure que nous venons de prendre, le Faust ne nous paraît plus que ce qu’il est, nous pouvons d’avance nous figurer ce que vont devenir à cette mesure les autres pièces de Gœthe réputées inférieures à celle-là !

Et nous allons vous le montrer.

Goetz de Berlichingen, — cette préférée de l’Allemagne dans les œuvres de l’homme qui fut, lui, le préféré de l’Europe au temps où vivaient cependant Byron, Walter Scott et Chateaubriand, — Goetz de Berlichingen appartient plus que Faust à Gœthe pour le fond du sujet, mais ne révèle pas, quant aux détails, qui sont tout dans une œuvre d’art, une originalité plus grande. L’originalité n’est jamais le fait de Gœthe, qui s’inspire toujours de quelqu’un. Le Goetz n’est pas traduit, il est vrai, mais il est imité de Shakespeare. Comme Henri IV, Henri V, Henri VI, Richard III, Goetz de Berlichingen est un drame historique. Gœthe, ce fanfaron calme des vices de son esprit, n’a cessé de répéter qu’il méprisait l’histoire. Shakespeare ne la méprisait pas. Il ne la savait point, mais il la devinait par la forte intuition de son génie. Aussi les personnages de ses drames sont-ils de la vérité la plus historique et en même temps la plus intense. Gœthe n’a ni cette profondeur ni cette intensité. Son Goetz est de l’histoire exacte, mais plane, pour ne pas dire plate, superficielle, presque linéaire ; et ses personnages, tout en surface, n’exigent pas ce puissant don de pénétration qui creuse dans un homme et plonge jusque dans ses entrailles.

Goetz de Berlichingen, le héros de Gœthe, n’est rien de plus qu’un Don Quichotte féodal, d’une chevaleresque bonhomie, rond de cordialité militaire et généreuse, à la main ouverte encore plus qu’à la main de fer. Tout cela est facilement et bientôt montré, et les autres personnages qui l’entourent n’ont pas plus de complication dans leur nature que Goetz n’en a dans la sienne. Seulement, tous, dans le drame, agissent, qu’on nous passe le mot ! comme s’ils étaient montés sur roulettes. On n’a pas l’idée de la vélocité de leur action. Voulez-vous en juger ? Goetz, comme un niais, d’ailleurs, se donne tout de suite aux Écorcheurs, qui le traitent tout de suite comme les canailles traitent leurs chefs, qu’elles poussent devant elles au lieu de les suivre et de leur obéir Wislingen se donne tout de suite à Maria (la sœur de Goetz), pour se reprendre et se donner tout de suite à Adélaïde, qui aime tout de suite son page Franz, et tout de suite se jette à sa tête pour lui faire tuer immédiatement Wislingen, devenu son mari. Et tous ces changements, sans aucun des développements intermédiaires qui devraient expliquer ces rapidités d’action et ces péripéties, s’agitent et se précipitent en des scènes qui sautent ici et là, car il n’en est pas deux qui tiennent l’une à l’autre. Ici, plus que jamais, le faiseur d’opéras domine Gœthe, et il le domine à ce point qu’il n’est plus guères, dans ce fameux Goetz de Berlichingen, que la marionnette du décorateur. Rien de semblable, je crois, ne s’était encore vu dans une œuvre dramatique. Comme dans le théâtre des enfants, le lieu de l’action change à chaque scène, ou, pour mieux dire, à chaque scénette, car il y a des scènes de six lignes de dialogue (j’ai compté !) entre deux changements de décor. On dirait que le drame a été piqué de la tarentule, tant il bondit de place en place sous l’influence d’une danse de Saint-Guy d’une espèce toute particulière, affectée à l’art théâtral.

Shakespeare, qu’il faut toujours avoir devant soi quand on regarde Gœthe, parce qu’il l’éclaire bien, mais d’une terrible lumière, Shakespeare, sans lequel, au théâtre, Gœthe n’aurait jamais existé, a, je l’ai dit déjà, le grave défaut de manquer de cohésion dans la structure de ses drames : c’est la tache au soleil dans ce soleil. Mais, au moins, il étoffe opulemment ses scènes incohérentes, et l’intérêt de la situation ou de la passion y est si palpitant ou si saignant, les personnages y sont si magnétiques, qu’on n’a le temps ni le sang-froid de s’apercevoir ou de l’absence de suite et d’ensemble, ou de l’illogique succession des tableaux qui se suivent sans raison d’être. Tandis que dans Gœthe on en est extrêmement choqué… Conséquence singulière, mais inévitable : c’est en lisant Gœthe qu’on se reprend à la littérature des trois unités, dont on s’est tant moqué il y a trente ans. Gœthe réapprend, sans le vouloir et sans le savoir, je ne dirai pas le respect de Corneille, — on ne l’avait pas entièrement perdu, — mais jusque de l’abbé d’Aubignac ! Il est certain, en effet, qu’il y avait dans le théâtre classique un besoin d’ordre, de lucidus ordo, d’enchaînement, d’organisation, que les indépendants de la littérature dramatico-romantique n’ont jamais senti, tant l’anarchie les tenait. D’ailleurs, le théâtre classique a produit des chefs-d’œuvre, et avec l’exemple des pièces de Gœthe et sa fureur de voir tout, non des yeux de l’esprit, mais des yeux de la tête, le théâtre romantique attend toujours les siens.

Ainsi, malgré l’opinion allemande de l’Allemagne, le Goetz de Berlichingen n’est pas la première en mérite des œuvres de Gœthe. Selon nous, qui voulons rester juste, même envers Gœthe, l’histoire méprisée lui a porté plus de bonheur dans Egmont que dans Berlichingen. Le sujet a été plus fort que les ressources de son esprit. Egmont est, nous dit-il, une tragédie en prose, — ce qui, pour le dire en passant, rabaisse idéalement cette tragédie de toute la distance qu’il y a des vers à la prose. Déjà La Motte, en France, le ridicule La Motte-Houdard, avait eu l’idée d’une tragédie en prose avant Gœthe. Car l’érudit Gœthe n’a l’initiative de rien, même dans le faux et le mauvais. Mais passons.

Mieux distribué scéniquement, et de scènes de plus d’haleine, quoique ces scènes semblent encore plus plaquées sur le sujet que tirées du sujet, Egmont est aussi plus intéressant par le fond du sujet que Goetz de Berlichingen. L’Allemagne du temps de Goetz de Berlichingen est si confuse, la guerre des Paysans est si peu montrée dans le drame de Gœthe et sous un angle si aigu (or c’était la grande chose à peindre, dans son épouvantable horreur, si Gœthe avait eu vraiment le génie tragique), les rapports des nobles de l’Empire et de l’Empereur sont si mal déterminés, qu’un talent d’une force moyenne — et il n’y a pas à accorder davantage si on n’est pas emporté dans la valse allemande qu’on danse en ce moment en l’honneur de Gœthe — se trouvera moins à l’aise là-dedans et moins lucide que dans Egmont. Excepté Claire, sur laquelle on va tout à l’heure revenir, aucun personnage n’est de Gœthe, à proprement parler, dans cette tragédie en prose qui n’est qu’une défilade de personnages et d’événements connus, rien de plus qu’une tapisserie historique. Ces personnages même n’y ont pas tous leur grandeur naturelle. L’œil de Gœthe, dont il est si fier, est quelquefois comme la lunette du myope : il rapetisse ce qu’il regarde, et c’est sa manière de le voir… Le duc d’Albe, dans sa pièce, n’est pas à la hauteur du grand duc d’Albe de l’Histoire. Peut-on s’en étonner ? Gœthe est impie, mais il est protestant ; il s’appelle cyniquement « un Diogène protestant » dans ses Mémoires. Comment donc aurait-il compris le duc d’Albe dans l’austère beauté de son catholicisme espagnol ?… C’était impossible. D’un autre côté Gœthe, le contempteur de l’Histoire, n’en lisait que ce qu’il lui en fallait pour faire des tragédies. Egmont est mieux peint que le duc d’Albe ; il est plus vrai… C’est un caractère à la Goetz de Berlichingen, un de ces caractères à fleur de peau très saisissable à l’œil de Gœthe, conformé pour ne voir les choses et les hommes que par dehors, mais qui, dans les pénombres profondes de la nature humaine et dans le clair obscur de la vie, n’y voit plus.

Quant à Claire, malgré des grâces naïves ici et là et de jolies faiblesses de femme, c’est toujours la femme élémentaire, la femme à son premier degré, dont nous avons parlé déjà et que

Gœthe campe partout. C’est la Marguerite de Faust, dans une autre position et dans un autre costume. C’est la jeune fille allemande ; mais en Belgique. Gœthe, ce pauvre sultan intellectuel, n’a jamais que cette femme-là dans tout le sérail de ses œuvres. Seulement, réduit à Elle, il en aurait pu tirer plus de parti qu’il ne l’a fait dans son Egmont. Quand elle y devient désespérée, elle n’est plus que déclamatoire, et il la tue pour la changer en une machine d’opéra. Le démon de l’opéra, qui est le Méphistophélès de Gœthe, a raté sa tragédie au plus intéressant moment de la pièce. La vision de Claire, qui apparaît à Egmont dans sa prison au milieu des anges pour le conduire au ciel, est d’une grossièreté de matérialisme théâtral qui n’a pas échappé à madame de Staël, la spirituelle femme qui avait l’instinct du ridicule autant que la faculté de l’enthousiasme, — heureusement pour elle ! N’est-ce pas elle qui a dit de cette fin ridicule de la tragédie d’Egmont : « la pièce ne finit pas, elle s’évapore… » ?

Et ici qu’on nous permette d’insister sur ce point capital pour bien juger Gœthe. Stérile quoiqu’il paraisse abondant, comme beaucoup de bavards du reste, Gœthe est, en matière de femmes, de la plus radicale infécondité. Or, on sait l’importance de la femme dans les œuvres des hommes de génie. La femme, c’est la source de la passion humaine, soit qu’elle l’éprouve, soit qu’elle l’inspire. Elle la respire toujours. Les œuvres des hommes de génie sont pleines de la femme, mais, ne l’oubliez pas ! de la femme dans sa prodigieuse variété, dans la richesse de tous ses types. Le génie des hommes de génie est même en proportion du nombre de femmes et des types de femmes qu’on rencontre dans leurs écrits. Pour ne parler que des modernes, comptez les femmes de Byron, de Balzac, qui en a peint un si grand nombre, et de Walter Scott, à qui on a bien reproché de les faire froides, mais qui, du moins, ne les fait pas se ressembler dans leur froideur. Gœthe, au contraire, n’en a qu’une, lui, et c’est Marguerite… De son théâtre elle passe dans ses romans, dans ses poésies : c’est Charlotte dans Werther, c’est Dorothée dans Hermann et Dorothée, c’est Lily, c’est Ottilie, c’est jusqu’à Mignon, car la Bohême est en Allemagne ; mais c’est, faussée, modifiée, affectée, travestie très visiblement, toujours Marguerite. Elle le suit, elle le poursuit, elle s’impose à lui, cette même figure, et il la met partout où il met l’amour, ce monogame indigent ! Gœthe n’est pas capable de créer une Italienne ou une Française. Il a essayé dans Clavijo pour une Française, mais sous sa plume elle a tourné bientôt à l’Allemande, la seule femme dont Gœthe, qui avait pourtant voyagé, ait jamais eu la notion.

Elle est là comme une étrangère dans ce sujet français de Clavijo, taillé en tragédie par les ciseaux de Gœthe, l’éternel arrangeur, dans les Mémoires de Beaumarchais. Il nous a raconté qu’il eut l’idée de Clavijo après avoir lu ces brûlants Mémoires, et, pour se vanter, sans doute, de la difficulté vaincue, qu’il le lit en huit jours et pour plaire à Lily… le galant homme ! Voltaire avait fait Zaïre en vingt-deux jours, mais sans penser à la difficulté vaincue, en descendant la montagne russe de l’inspiration. Pour de la difficulté, si Gœthe, qui ne descend pas les montagnes russes, mais qui les grimpe, en éprouva, il la diminua aisément, ce monsieur Sans-Gêne littéraire, en copiant tout au long des pages entières de Beaumarchais et en les plaquant dans sa pièce, où elles détonnèrent cruellement sur le style déclamatoire et glacé du reste de l’ouvrage. Certes ! s’il y eut jamais des hommes dissemblables et des esprits contrastants, c’est Beaumarchais, la flamme de l’esprit faite homme, le passionné jusqu’à la pointe de ses beaux cheveux, qu’il avait beaux comme Mirabeau, — se ressemblant par là, ces deux Samsons du xviiie siècle ! — et Gœthe, ce lecturier de Gœthe, ce gratte-papier et ce coupe-papier de Gœthe, qui Coupait une tragédie dans des Mémoires restés plus dramatiques que sa tragédie. Tout y était de Beaumarchais, dans cette tragédie, excepté l’âme et l’esprit de Beaumarchais. Mais conçoit-on que Gœthe, chauffé par Beaumarchais, n’ait pas trouvé, de son chef, un mot frappant à lui faire dire et frappé à son effigie. Cependant, il faut en convenir, il y a en Clavijo plusieurs choses qui, malheureusement, sont de Gœthe : par exemple le dénoûment, à grand tapage mélodramatique, traduit et remanié et gâté de Roméo et Juliette. Gœthe avait, en effet, la faculté la plus basse des écrivains de théâtre. Il avait ce qu’on peut appeler la faculté mélodramatique, et il s’en est servi quelquefois contre ses souvenirs de chefs-d’œuvre. Ce qui lui appartient dans Clavijo, comme une chose peut lui appartenir, à ce grand seigneur de l’emprunt facile, c’est la scène où Carlos reprend possession de l’âme de Clavijo, comme Narcisse de l’âme de Néron dans Britannicus ; et elle lui appartient d’autant plus, celle-là, que Carlos est un Méphistophélès clair de lune, un Méphistophélès en taille douce. Résultat comique des habitudes de son esprit : à force de traduire, d’imiter et de remanier tout le monde, Gœthe va jusqu’à se traduire et se remanier lui-même ! Cet homme, que les Quinze-Vingts de l’admiration la plus générale qui ait jamais existé ont pris pour un créateur, n’est qu’un Trublet colossal, sans les épigrammes de Voltaire. Il compilait, compilait, lisait beaucoup et n’imaginait rien, comme Trublet. Nul plus que lui, non plus, n’aimait à se reprendre en sous-œuvre, à se tracasser, à se défaire, à se refaire. Il appelait cela de l’art. Il a usé sa langue à lécher son petit. Il avait, quand il s’agissait de revenir sur ses œuvres, la patience de l’insecte qui traîne son fétu et perce son lambris. Mais la patience est particulière à l’insecte. Le génie est impatient, au contraire ; et d’un coup d’aile il finit tout.

Et si vous voulez bien comprendre votre Gœthe, si vous voulez vous dépouiller de l’illusion dans laquelle on vous a jusqu’ici entortillé, ne perdez jamais de vue son procédé, ce procédé d’investigation, de recherche et de retouche, qui l’explique et qui le suit partout, comme Marguerite. Allez ! il est très un, cet homme… Après

Faust, Berlichingen, Egmont, Clavijo, écrits tous les quatre, comme aurait dit. Rabelais, à grand renfort de bésicles, il a produit, dans le même genre, Torquato Tasso, Iphigénie en Tau-ride, Stella, et c’est encore moins inventé. Le Torquato Tasso n’est certainement pas le Tasse historique, mais est-il une création de Gœthe ?… au moins un jet de son esprit ? une pensée ?… Non ! c’est Rousseau, dont le monde était plein à l’heure où écrivait Gœthe, et auquel toute la terre pouvait dire alors, comme dans la chanson grecque : « Tu as craché sur moi et j’en suis tout empoisonnée ! » C’est Rousseau, passé à la double estompe de l’imbécille platonisme de la Renaissance et de l’idéalisme allemand. Pour Iphigénie en Tauride, cette pièce si vantée par tous les pédants, qui se reconnaissent dans Gœthe, si pédant lui-même, elle n’est, allez ! qu’une imitation du théâtre grec, mais qui ne lui ressemble que comme une statue de neige ressemble à une statue de marbre, éclatant aux feux du soleil ! Enfin Stella, — où, pour la première et l’unique fois, le muscle qui est le cœur de Gœthe semble avoir tressailli, — Stella, la passion gâtée par la métaphysique et par la quintessence, l’épicuréisme du sentiment, qui est toujours de l’épicuréisme encore, c’est-à-dire un point de vue inférieur, une inspiration sans transcendance et sans grandeur, Stella, pillerie de Werther, qui finit comme Werther par un suicide, idée retournée de Werther où l’amant se tue, non parce qu’il n’est pas aimé d’une femme, mais parce qu’il est aimé de deux ; Stella, Torquato Tasso, Iphigénie, ont été composés — et c’est bien le mot — à l’aide de ces procédés de mémoire, d’investigation, de retouche, de pointillé, de tortillé, qui sont les procédés de Gœthe, lesquels ont leur genre de valeur, sans doute, mais ne sont point la grande manière du génie. Aussi quel froid ces procédés n’ont-ils pas jeté dans l’œuvre de Gœthe ! Et, comme le froid en littérature a bientôt engendré l’ennui, c’est ici que la question soulevée au commencement de cette étude sur Gœthe se pose plus impérieusement que jamais et demande une réponse directe : Le génie peut-il être ennuyeux ?

Son signe, que dis-je ? un de ses signes est-il l’ennui ? Ou l’ennui est-il sa mort, son empêchement d’être, sa radicale inviabilité ? Le Torquato Tasso,  l’Iphigénie, Stella, sont de ces diluvions d’ennui auxquels l’homme le plus solidement trempé et le plus cohérent ne saurait résister. Il s’y dissout, mais, hélas ! en gardant la conscience de l’ennui qui le noie et dont il meurt, sans en mourir. Or, l’ennui vient de l’absence de vie. Si on vivait fort, on ne s’ennuierait pas. Mais voilà précisément le cas fâcheux de ce grand Gœthe : il n’a pas la puissance de nous faire vivre fort. Il laisse froids même ceux qui l’admirent, qui en conviennent tout en l’admirant. Il laisse froid parce qu’il est froid lui-même, comme son procédé, et il l’est malgré les mots qu’il choisit les plus passionnés et les plus brûlants, comme dans Stella, où l’ennui filtre encore, cet ennui mystérieux, inexplicable, qui vient sur nous à travers des beautés relatives, secondaires, obtenues par le travail et l’effort dans la plupart des œuvres de Gœthe, et, pour quelques-unes d’entre elles que nous signalerons, tellement insupportable que l’admiration des plus fanatiques en est déconcertée et que le livre leur en tombe des mains.

Résumons cette partie de notre travail. Voilà, en bloc et en détail, le meilleur des œuvres théâtrales, la fleur du panier dramatique de Gœthe : Faust, Goetz de Berlichingen, Egmont, Clavijo, Torquato Tasso, Iphigénie et Stella. Je n’ai pas compté le Faust de 1833 (l’Enlèvement d’Hélène) ni la Fille naturelle dans ce bilan. J’ai fait à Gœthe l’honneur de les rejeter… Le Faust de 1833 n’est pas même compréhensible. On ne comprend pas que l’esprit de Gœthe ait pu absorber une telle masse de puérilités mythologiques pendant toute sa vie, et qu’il ait passé le temps de sa vieillesse à les éructer au nez du genre humain. C’est du radotage dans de l’intempérance. La Fille naturelle est une autre aberration de Gœthe, dans la tête de qui grouillait aussi du Diderot parmi bien d’autres grouillements. L’incompréhensibilité dans le pompeux et le faux y est complète. Que veut-il dire par cette pièce, dont l’idée est si obscure et le dénoûment si plat et si embarrassant que l’honnête M. Porchat (et l’on sait l’honnêteté des traducteurs pour ceux qu’ils traduisent) écrit, dans une note, démoralisé et la tête perdue, que Gœthe avait probablement dans l’esprit un autre dénoûment (comment le sait-il ?), mais qu’il ne l’a pas écrit… On le voit bien.

Laissons ces drôleries de l’admiration embarrassée. N’en avons-nous pas assez comme cela pour apprécier et faire apprécier le génie tragique du grand Gœthe ?… Il y a maintenant à montrer son génie comique, car Gœthe se croyait l’enfant de la double colline : il se croyait le double génie. Le touche-à-tout ambitieux qui était en lui toucha aussi à la comédie, et il y mit sa patte d’Allemand comme un ours flanquerait sa patte d’ours dans un travail en filigrane. Or le poète ou l’auteur comique est tenu, avant tout, même avant d’être profond, ce qu’il faudrait qu’il fût aussi, d’être spirituel et gai, les deux choses les plus antipathiques, les plus impossibles à l’essence de Gœthe, assez infatué de soi pour se croire un Aristophane, mais qui ne pouvait l’être qu’en plomb, comme son écritoire… Il a laissé à peu près un volume de comédies, dans lesquelles on trouve les très pâles giroflées de deux à trois pastorales, plates berquinades de Céladon pédant, fadeurs et fadaises qu’il imagina être du Florian pondu en se jouant, comme si, tout Florianet qu’il fût, Florian n’avait pas de l’esprit et de la grâce ! Gœthe n’eut jamais ni l’un ni l’autre. Ce patapouf allemand était absolument incapable de mettre debout le moindre Arlequin, et Florian en a fait de charmants. Gœthe ne rappelle de Florian que l’âne de sa fable, qui, trouvant une flûte à ses pieds et la prenant pour un chardon d’une espèce particulière, y colla ses lourdes babines, souffla et en tira un son qui l’émerveilla dans sa naïveté d’âme, tandis que Gœthe, pour avoir poussé son haleine dans ce trou de flûte, ne s’est point étonné, mais s’est cru un Ménandre, — comme dans le Grand Cophte et les Complices, ses hautes comédies, il s’est cru peut-être un Aristophane.

Eh bien, le Grand Cophte n’est pas autre chose que la fameuse affaire du Collier, arrangée pour la scène par Gœthe l’arrangeur ! Comme tous les charlatans de l’art dramatique, les plus grands charlatans littéraires, qui se mettent effrontément, pour les exploiter au point de vue du succès et du bruit, à califourchon sur tous les événements contemporains, Gœthe, qui n’eut jamais une idée à lui, Gœthe, dont on ne peut pas dire : prolem sine matre creatam, car il est le bâtard de tout le monde, trouva d’une habileté et d’un succès sûr de maquignonner le scandale de l’affaire du Collier, et il le maquignonna… Il descendit l’affaire du Collier de sa hauteur historique pour la placer au niveau d’un drame aristocratico-bourgeois. L’évêque de Rohan fut un chanoine, la reine Marie-Antoinette une princesse quelconque (la princesse sans nom des Allemands, qui ne voient que les titres et qui mettent des abstractions à la scène), et Cagliostro fut le Grand Cophte, un fripon qui pouvait être comique dans les mains de Regnard, qui ne l’est point dans celles de Gœthe. Regnard est peut-être le seul écrivain dramatique qui ait pu faire passer à la scène un personnage aussi dégoûtamment odieux qu’un fripon ; Regnard est le seul génie d’un comique assez franc et assez emportant de gaîté pour faire passer au théâtre la coquinerie. Mais Gœthe reste empêtré au fond de son coquin, dans une pièce sans esprit et sans caractère.

Et c’est la même chose pour les Complices, — pièce à grande prétention qui n’est qu’une pure situation tenant à la disposition scénique, — une confusion : — des gens qui se prennent les uns pour les autres, un curieux, une femme amoureuse et un voleur (Gœthe les aimait à la scène). Le plaisant, ici, mais qui n’est point un plaisant neuf, c’est que le voleur caché reconnaît, au rendez-vous, sa femme, et ne peut se trahir et se faire prendre comme voleur. L’amant arrive. La scène pourrait être très vive sous une plume française ; mais Gœthe n’est jamais acéré. La corde de son arc est mouillée et le trait ne part pas. D’ailleurs, tous ces amours allemands puent la même odeur de niaiserie que dans Auguste Lafontaine. La bêtise à fond de la race s’ajoute à la bêtise naturelle à Gœthe, et cela fait, je vous jure, un joli total… Ce qui nuit seulement au Sganarelle des Complices et à sa situation, c’est que ce Sganarelle est un voleur, comme le Grand Cophte, et, nous l’avons dit, le vol à la scène est odieux, et l’odieux jette un froid… le froid de Gœthe, qui périt dans toutes ses œuvres par le froid, comme Napoléon en Russie. Le comique, en effet, a besoin d’être chaud, et noble à sa manière. Ce qui est bas cesse d’être spirituel. Dans les lieux bas, les lumières s’éteignent quand elles y entrent… Phénomène que le monde intellectuel répète, le monde matériel et le monde moral n’étant que des répétitions de l’un dans l’autre, — des répercussions.

Quant au Général et aux Révoltés, qui complètent les comédies de Gœthe, ce ne sont que des farces révolutionnaires ; mais, lorsqu’un Allemand fait le farceur, c’est lui qui est la farce, comme l’oie du pâté de foie gras, dans sa croûte, est toujours le pâté ! En somme, il n’est pas de petit théâtre à Paris qui n’ait dans son répertoire des comédies et même des vaudevilles plus spirituels, plus caractérisés, plus comiques que les comédies de Gœthe. On voit ce que c’est que la couverture du pavillon pour la marchandise. Le grand nom de Gœthe couvre tout et fait croire à tout.

Mais, après tout, le pavillon n’est qu’un chiffon au bout d’un mât, et le mât peut casser.

Chapitre III: la poésie §

Il y a à la tête de ces Œuvres complètes publiées par Hachette un portrait de Gœthe que je crois ressemblant. Dans ce portrait, d’une certaine coquetterie, Gœthe n’est plus jeune, mais il est très bien conservé et de mise très soignée. Il porte la redingote aux revers de soie, la haute cravate du temps, sans nœud, fixée par une pierre précieuse, et à travers les plis mous de laquelle se devinent, hélas ! les décharnements d’un cou qui n’est plus digne de la sculpture. Evidemment, malgré les dépressions de l’âge, l’homme de ce portrait fut beau dans sa jeunesse.

Les traits sont larges et réguliers, le front élevé, mais les tempes étroites ; les pans des joues superbes encore, les orbes des yeux très brillants, mais allant aux choses plus qu’ils ne sont chargés de choses, et réfléchissant dans leur miroir seulement toutes celles qui se voient. Goethe est tout à la fois dans ce portrait un vieux magnifique beau, un vieux amateur d’objets d’art, un vieux solennel secrétaire perpétuel d’un Institut quelconque, et un vieux impresario à la majesté consacrée pour ses pensionnaires. Et, de fait, Gœthe était tout cela de nature. Il avait cette complexité. Mais le poète ?… Cherchez-le dans ce portrait, le Jupiter-Gœthe, le Jupiter de la convention universelle qui fit croire à sa fausse divinité jusqu’à ce moqueur d’Henri Heine, lequel, pourtant, finit un jour par casser son grand Manitou et en jeta les morceaux par la fenêtre. Cherchez-y les yeux du grand poète : soit les profonds de Beethoven, ce sourd qui écoute son âme ; soit les rêveurs de lord Byron ; soit les trous d’ombre de Milton, l’aveugle, plus beaux que des yeux, et par lesquels passait sa pensée ! Ils n’y sont pas plus que le poète, le créateur, l’homme inspiré n’était en Gœthe. Nous avons déjà vu si le poète était dans le Gœthe des œuvres dramatiques. Nous allons voir à présent s’il est davantage dans l’écrivain lyrique, où le poète — quand il y est — se juge mieux, parce qu’il ne s’inspire que de lui seul, parce que le lyrisme est le cri ou l’épanchement de la personnalité humaine dans sa plus intense énergie, et qu’où il n’est point il n’est pas, poétiquement, de réelle personnalité.

Eh bien, disons-le hardiment, — car je suis plus hardi à mesure que j’avance dans cette thèse à tout faire cabrer, malgré mes précautions, parmi les admirateurs qui portent au vent du grand Gœthe ! — ce soi-disant Jupiter poétique n’avait pas poétiquement de personnalité. Je suis comme Heine. Je casse mon Manitou. Dans ses œuvres dramatiques, Gœthe cherchait, comme tous les écrivains dramatiques, à s’en faire une dans des personnages plus ou moins historiques, dans des types plus ou moins observés, plus ou moins traditionnels ; car il n’a pas, lui, un seul personnage d’invention comme, par exemple, Falstaff, Shylock, lago, dans Shakespeare, et pour les autres vous savez comme il y a réussi.

Mais lorsque, pour son propre compte, il n’a plus fallu entrer dans des bonshommes connus mais être son bonhomme à soi-même, quand il a fallu sortir quelque chose du fond de soi et le planter dans l’âme d’autrui comme une flèche de feu, quand il a fallu être lyrique enfin, élégiaque, épique, grandiose, idéal en son propre nom, Gœthe est toujours demeuré court, et, qu’on me passe l’insolence de l’expression ! il a fait couac.

Aussi, sachant son vide, connaissant son impossibilité d’être par lui-même, il se rejetait et se retrouvait dans sa nature et dans ses habitudes intellectuelles. Il se remettait à décrire les objets extérieurs, cet œil sans cœur et sans cerveau, comme dans ses Élégies romaines, qui ne sont pas des élégies, mais des descriptions de la campagne de Rome ; ou, revenant à son procédé d’imitation et de pastiche, — la seule poétique à son usage, — il singeait assez bien une littérature dans laquelle il avait vécu et glané, et il composait son Divan, la meilleure chose qu’il ait, je ne dis pas sentie, mais écrite.

Lisez, en effet, son recueil de Poésie et Vérité (qui, par parenthèse, n’est ni l’une ni l’autre), et vous verrez s’il ne ramassait pas des inspirations partout, avec son crochet d’érudit, et s’il était autre chose qu’un chiffonnier poétique… Comme l’idée de son Divan lui vint après une lecture d’Hafiz traduit par de Hammer, il se prit de goût pour les fables indiennes dans les Voyages de Dapper, — ce qui ne m’étonne point, car il y avait de l’Indou dans Gœthe, ainsi que je le montrerai tout à l’heure. De même encore il se balança, harpe éolienne littéraire placée au confluent de toutes les littératures, au vent de la mythologie du Nord, qui le ravit (nous dit-il) par le côté humoristique d’une poésie qui avait inventé des géants et se moquait des dieux, — l’impiété étant en lui au même degré que le polythéisme, ce jour-là, esprit ouvert à tout venant qui ressemblait à une auberge dans laquelle toute idée quelconque pouvait passer la nuit.

Le premier volume de M. Porchat, qui contient toutes les poésies lyriques, donne, à cela près de l’expression rhythmique et grammaticale, tout ce qui constitue la poésie de Gœthe. On ne l’avait guères jugée, en France, que sur deux ou trois échantillons : la Fiancée de Corinthe, le Pêcheur, etc., choisis par madame de Staël, l’aumônière de Gœthe, laquelle leur avait fait la charité d’une embellissante traduction, comme en fait la charité à un homme nu en lui donnant et en lui brodant des culottes. Mais, dans le volume de M. Porchat, on a traduit sans embellissement toute la masse poétique de Gœthe dans son essence et dans son intégralité. Eh bien, — je vous défie de ne pas l’avouer ! — il n’y a là que mythologie rebattue, vulgarité d’images, niaiseries sentimentales, — le niais et le retors s’agençant très bien dans Gœthe, — comme nous en trouvons dans les Almanachs des Muses et autres recueils de romances et d’idylles du siècle dernier.

Lorsque nous abordons, en ce moment, cette masse poétique, savez-vous quelle incroyable évocation se fait tout à coup dans la pensée ?… Ni plus ni moins que les gravures représentant les Quatre Saisons, coloriées, que nous avons vues pendant vingt ans dans toutes les auberges de France, tous les Grévedons sur la Jeunesse, la Beauté, la Grâce, le Sourire, l’Amabilité, etc., avec des mièvreries, des mignardises, des affectations inconnues à Grévedon. Et, à travers tout cela, pas un mot venant du cœur, des entrailles, d’un sentiment ou d’une pensée quelconque. Et voilà pour ce qui est intelligible.

Mais il y a, dans Gœthe (Prophéties de Bacis, par exemple), toute une partie si absolument incompréhensible que le traducteur lui-même, l’honnête M. Porchat, qui est si honnête, ne se permet pas de l’interpréter ou de l’expliquer. Nous en avions averti déjà : dans le Faust de 1833 le traducteur, M. Porchat, s’était légèrement senti matagrabolisé, le pauvre homme ! Mais dans les Prophéties de Bacis, c’est bien une autre affaire. Tout accoutumé qu’il soit à l’allemand et à Gœthe, ce vertueux forçat de la traduction, pour le coup déchaussé de cervelle, sombre entièrement dans cette mer ténébreuse de charades et de logogriphes. L’oracle de ce poseur en Dieu de Gœthe n’a plus de sens même pour M. Porchat. Les Prophéties de Bacis sont la plus impertinente gageure qu’un homme ait jamais eu l’idée de proposer au genre humain. Quant aux Distiques, ce sont des sentences et des proverbes tellement vulgaires et ramassés au tas qu’ils ne méritaient pas d’être versifiés, même par Gœthe. Almanach en morale que ces Proverbes, comme les poésies lyriques sont des Almanachs des Muses ou des Grâces en vers. Et le tout, pour achever, recouvert de cette forte obscurité germanique qui est restée sur les Germains depuis leurs bois primitifs jusqu’à leurs traités actuels de philosophie.

Or, puisque j’ai lâché ce mot de philosophie, qu’on trouve embusqué derrière tout nom allemand ou toute chose allemande, j’oserai me permettre la généralité suivante, que je vous supplie, vu la grosseur du cas de Gœthe, de me pardonner.

Chapitre IV: la philosophie §

Si misérable que soit la poésie ou la prose d’un écrivain, on peut toujours la rattacher à une philosophie générale quelconque dont elle est sortie. Si mince que soit un homme ou un écrit, il y a en cet homme ou en cet écrit une chose qu’il a faite ou qu’il n’a pas faite, un principe d’instinct ou de réflexion, qu’il sait ou ne sait pas, peu importe ! mais qui domine ses facultés, son talent, son génie, ou même sa bêtise. Vague, si vous voulez, inconséquente, aussi mince elle-même que vous pouvez la supposer, cette philosophie, involontaire et inévitable, ne peut pas ne pas être. Eh bien, quelle est-elle, cette philosophie, dans l’esprit de Gœthe ?

C’est la philosophie de l’Orient, c’est la résignation pusillanime à tout ce qui est, c’est la jouissance ruminante de la vie ; et la vie, c’est l’ensemble des choses dans lequel la personnalité expire sans douleur. C’est la noyade du bouddhisme dans l’infini. Chose singulière, Gœthe, cet homme qui tenait tant à sa place au soleil et qui l’a eue si belle, cet égoïste qui s’est mis à côté de chaque événement pour ne pas troubler son bonheur, cet arrangeur de toutes choses, depuis ses Poésies sans élan jusqu’à sa maison et ses bibelots, avait la philosophie des fakirs, mais sans en avoir le mysticisme. Pour parler le patois allemand, l’objet emportait le sujet, mais le sujet n’avait pas l’ardeur de facultés qui plonge dans l’active contemplation de la Nature. Il ne la contemplait que par dehors, comme un photographe qui veut la reproduire, non comme un mystique qui veut la comprendre. Il avait lu Spinoza et s’en était affolé, si on peut dire s’affoler quand il s’agit d’une âme aussi tranquille que celle de Gœthe. Il s’était même brouillé avec Jacobi, l’auteur des Choses divines, parce que Jacobi croyait que la Nature cachait Dieu, tandis que lui, Gœthe, croyait que la Nature était dans Dieu et Dieu dans la Nature, ce qui est le panthéisme indou aussi bien que le panthéisme allemand. Le Dieu-Nature, qui ne fait comprendre ni la Nature ni Dieu, il l’accepta, sans bien s’en rendre compte (il n’en était pas capable), comme une solution qui mettait à jamais son esprit en repos ; mais c’est trop lui faire honneur que de croire qu’il fût autrement spinoziste. Lorsqu’il se trouvait à bout d’idées ou sans idées (ce qui était beaucoup plus fréquent), il se pipait et pipait les autres avec les mots nature, vie, ensemble et force des choses. Mais le vague allemand pesait sur lui, et il entassait nuées sur nuées : Jupiter, puisque les sots l’ont pris pour Jupiter, mais assemble-nuages et non pas porte-foudre !

Et c’est ainsi que l’Indou, dans Gœthe, va apparaître. Les travaux philologiques de ces derniers temps ont fait croire aux savants qu’il y avait des rapports de race et de langue entre les Allemands et les Indous. On se bat là-dessus et on se bouscule, en ce moment, entre mandarins, et, comme Scaliger le disait des Basques, on prétend qu’ils s’entendent. Gœthe serait une preuve de cela. Il y a de l’Indou en lui, mais tempéré par la choucroute. Sa nature n’est pas une, mais mêlée comme son talent, qui est de l’ordre composite et même confus. Il n’a pas fait le saut de Leucade à fond dans le bouddhisme, mais il y a trempé les extrémités de son esprit. L’abîme lui a fait peur, à cet homme de surface. Grec de fantaisie parce qu’il est extérieur, il se gendarme, dans ses Pensées poétiques (1er volume), contre les idoles indiennes et l’art indien de tempérament, — je ne dis pas de génie, le génie indou, et même tout le génie de l’Orient, étant ce qu’il y a de plus opposé à ce qu’en Occident ceux qui pensent ont l’habitude d’appeler du génie.

Il était done Indou par le fond de son être, ce glorieux Allemand. Le Jocrisse indou s’ajoutait dans sa boîte d’allemand au Jocrisse germanique, et, ne riez pas !

Et garde-toi de rire en ce grave sujet ! il est tellement Indou, ce grand national de Germain, qu’à la page 335 de ses Mémoires il professe les belles choses que voici : « L’humanité tout entière est l’homme véritable, et pour être heureux et content l’homme n’a besoin que de se sentir dans l’ensemble… » Hé ! hé ! qu’en dites-vous ? N’est-ce pas adorable ? Méthode de bonheur qu’il n’a pas eu beaucoup de peine à s’appliquer, — lui, le Pangloss, car il est Pangloss, que les circonstances ont dorloté depuis sa naissance jusqu’à sa mort, — mais qu’il appliquait à ses amis et connaissances. C’est comme si le mouton ne se sentait mouton que dans le troupeau, mais pas seul, au bout de son pré ! Et encore, les moutons, malgré leur réputation de bêtise, ont au moins le sentiment personnel de l’herbe qu’ils mangent, tandis que le raisonnement de cet auguste et tout-puissant Gœthe est le raisonnement du zéro, qui, parmi les zéros, se console de n’être pas une unité.

Franchement, une telle philosophie, qui est le  fond du sac de la pensée de Gœthe et qu’on retrouve plus ou moins à l’état torpide sous toutes les phrases que Gœthe ait écrites en prose ou en vers, ne peut pas donner une bien grande idée de la précision de son talent et de la dignité de sa vie. Son talent, nous venons d’en parler et nous en parlerons encore. Sa vie, il l’a racontée dans ses Mémoires, dont nous parlerons, et qu’il a écrits avec le double soin prudent de sa position dans la vie et de celle qu’il voulait se faire dans l’immortalité. Le poseur que Gœthe n’était peut-être pas naturellement, mais que ses admirateurs ont fait de lui en l’admirant trop, cachait soigneusement le creux de son être sous l’air olympien, comme Talleyrand, qui n’était pas moins creux, cachait le sien sous sa : pose indolente et railleuse de grand seigneur blasé et qui en avait vu bien d’autres…

Il y a, en effet, beaucoup de ressemblance entre Gœthe et Talleyrand, ces deux âmes de princes ! Gœthe est un Talleyrand littéraire, monté sur cravate aussi comme Talleyrand. Seulement, s’il avait la fameuse cravate qui faisait dix-huit tours, il n’avait pas de Talleyrand l’impertinence du port de tête et cet œil fascinateur, à moitié clos, de la vipère languissante, parce que ce sont là des choses spontanées et naturelles que Talleyrand avait, — des dons de Dieu ou du diable ! — et que rien n’est spontané et naturel dans Gœthe, cet acteur d’opéra, toujours devant une glace, et dont la pensée fixe fut, toute sa vie, d’ajouter à son éducation première et à ses effets de renommée. Dans Gœthe, l’érudit, qui envahit tout, n’étouffa pas le poète, par la bonne raison qu’il n’y avait point de poète à étouffer en Gœthe ; mais l’érudition, qui se frottait à tout et remportait de tout de la poussière, quelquefois brillante, sur ses grosses ailes de papillon de nuit, — car l’érudition travaille à la lampe, qui sent l’huile, — oui ! l’érudition fit croire à Gœthe, s’il le crut, et au public, qui le croit encore, qu’il y avait vie de poète dans ce plâtre humain, quand il n’y avait qu’une figure et qu’une apparence. Et ici aucune épigramme, mais de la justice : Gœthe n’est ni purement un poète ni purement un érudit, mais il est le mélange assez rare et neutre des deux. C’est une espèce non pas d’airain de Corinthe, mais de carton-pâte de Corinthe. Combinaison très particulière d’éléments qui donne Gœthe, et qu’on méprisera peut-être autant qu’on la vante quand ces éléments seront désagrégés.

Car, il faut revenir sans cesse à cela, quand on a carré et cubé à un homme une telle gloire, il faut que la Critique ne craigne pas de se répéter et de traîner derrière son char neuf fois autour des murs de Troie le cadavre de ce faux Hector. Gœthe n’est pas poète comme le mot l’implique, c’est-à-dire créateur. Il ne l’est nulle part, ni dans aucun ordre d’idées, ni dans aucun ordre de faits. Tenez ! qu’on cite de lui un caractère, méritant ce nom de caractère par la profondeur de son unité ou de sa complexité. Qu’on cite de lui une situation nouvelle, à laquelle, avant lui, personne n’aurait pensé ! Qu’on cite de lui un mot, — un de ces mots qui retentissent le long des siècles une fois qu’un homme les a prononcés, comme le Qu’il mourût, du vieux Corneille, le Ventrem feri de Tacite, le « Il n’a pas d’enfants  » de Shakespeare ! Citez cela, cherchez cela dans tout Gœthe, vous ne le trouverez pas. Le bagage poétique de Gœthe qu’on déballe aujourd’hui, et qui ne soit pas un amoncellement de choses ridicules et vulgaires, fastueusement avortées, se compose exactement, en comptant sur nos doigts, de trois à quatre pièces d’accent poétique sincère à travers des torrents d’emphase et de faux, — puis du Divan, excellent pastiche obtenu comme un fort parfum extrait de toutes les herbes de la Saint-Jean de l’érudition attentive, — et, finalement, de la bucolique descriptive d’Hermann et Dorothée, malheureusement empâtée de cette allemanderie patriarcalement bourgeoise qui endimanche si lourdement le naturel de Gœthe quand il a la bonne volonté d’être naturel, mais, après tout, description bien faite, digne de l’oculaire Gœthe, qu’ils ont appelé Jupiter et qu’il fallait plutôt appeler Ophthalmos, car Gœthe n’aurait jamais pu être Milton : on l’eût tué en lui crevant les yeux ! J’ai tout compté. Or, qu’y a-t-il là-dedans qui révèle le grand poète créateur, le poète indiscutable et souverain ? Il pourrait être, il est vrai, dans le romancier, puisque Gœthe a fait des romans. Eh bien, regardons-y ! Voulez-vous y voir ?

Le romancier est, en effet, créateur à la manière des poètes. Il peut être lyrique, dramatique comme le poète, et même c’est notre dernier poète actuel dans la prose qui monte, déferle et engloutit tout. En cet instant de mœurs littéraires et de civilisation prosaïques, le romancier pourrait être notre dernier poète épique s’il avait la langue spéciale et nécessaire du vers. Byron l’avait, lui qui fut un romancier en vers, et c’est pour cela qu’il est Byron. Mais figurez-vous un Balzac avec la puissance de vers de Byron, et devant un pareil idéal pensez un peu à Gœthe, qui voulut aussi être romancier !

Chapitre V : le roman §

Il a écrit trois romans : Werther, Wilhelm Meister et les Affinités électives. Werther, qui fut le coup de pistolet du siècle à mettre avec le coup de canon Krupp du Faust. Le Wilhelm Meister, bien moins lu, moins célèbre, mais plus long. Et les Affinités électives, qui ne sont pas lues du tout, malgré madame de Staël, qui les voulut tirer de leurs limbes et de la brume de leur nom allemand ; car le titre français et clair des Affinités électives serait : les Concubinages du sentiment. Ces candides Allemands, ces faux bonshommes d’Allemands, ont inventé la métaphysique pour cacher leur hypocrisie. Ils sont futés, quoique lourds et benêts. La métaphysique, c’est le capuchon de leur immoralité lorsqu’ils sont immoraux. Werther fut écrit en pleine jeunesse, quand les facultés sont le plus à feu dans des hommes vivants ; mais ce beau lymphatique de Gœthe n’a jamais vécu… Il était à Strasbourg. Il y suivait des cours : depuis les cours de droit jusqu’aux cours de danse, maniaque déjà de curiosité, baguenaudeur et pédant, préludant à ce grattage d’érudition en toutes choses qui est la marque de fabrique de son talent et de ses œuvres. Un ami, de plus de passion qu’il n’en eut jamais, se fit, dans un désespoir d’amour, sauter la cervelle, et, sous la dictée de ce coup de pistolet, Gœthe, dont le destin était de ne jamais écrire que sous la dictée de quelqu’un ou de quelque chose, partit du Werther, et à l’homme passionné qui fut son ami il mêla son moi, à lui, ses affectations, ses puérilités, son sentimentalisme, sa froideur et jusqu’à son grec. Werther faisant du grec comme Vadius et Gœthe ! Genre de sauce, bien allemande, celle-là, qui n’empêcha pas le public d’avaler le poisson… Le succès fut prodigieux partout, mais particulièrement en Allemagne, où les livres ont une énorme influence et s’impriment aisément sur ces têtes de papier.

On s’y tua par imitation, comme aussi un jour on s’y fit brigand par imitation des Brigands de Schiller. Dans Werther commença de poindre la Marguerite de l’avenir sous le nom de Charlotte, la femme élémentaire et allemande signalée déjà tant de fois en cette étude, l’éternel féminin, comme l’appelle Gœthe, et que moi j’appelle plus justement « le têtard féminin » ! Elle n’était pas plus inventée dans Werther que le coup de pistolet. Elle était de la sphère très bourgeoise où cet astre de Gœthe roulait alors. Il n’avait pas eu beaucoup de peine à trouver cette beurrière de tartines dans les femmes qu’il voyait à cette époque, pas plus que celle-là qui emporte partout son tricot dans Wilhelm Meister et qu’on peut appeler le « Tricot perpétuel ». A part l’aventure du dénoûment, Werther, pour un accoucheur du génie, est tout Gœthe en germe, avec toutes ses facultés et tous ses défauts en puissance. C’était Gœthe, avec son absence de passion vraie et sa présence de déclamation fausse, qui n’est pas même à lui, car elle est à Rousseau, à l’inflammatoire et putride Rousseau, dont la jeunesse du temps était infectée. C’était Gœthe, avec ses insupportables prétentions à la simplicité et à la nature, avec son pédantisme de moralité sensible, avec sa vanité souffrante de petit bourgeois qui n’était pas encore monsieur le Conseiller de Gœthe et son amour crédule et puéril des petits détails de la vie qui auraient dû empêcher l’homme, ainsi décrit, de se jamais tuer.

Tel qu’il est, pourtant, ce petit roman, qui, quand on le lit maintenant après des romans comme ceux de Balzac qui sont des mondes et des sociétés tout entières, paraît aussi fané, aussi pâli, aussi démodé que les rubans roses du corsage de Charlotte et que les culottes jaune serin de Werther, tel qu’il est, pourtant, c’est encore le meilleur des trois romans de Gœthe. Évidemment cela ne vaut pas le René de Chateaubriand, qui ne se tue point, qui ne tapagea pas comme Werther, qui ne fit pas même le bruit d’Atala. Mais enfin Werther, malgré sa facile composition à bâtons rompus, est un livre qu’on peut ouvrir encore avec un intérêt d’intelligence et peut-être une émotion de sensibilité, tandis que le Wilhelm Meister et les Affinités électives ne sont pas des livres, même mauvais, mais des choses sans nom, inénarrables, illisibles, — et à aucun degré quelconque des compositions.

Oh ! il faut être net quand on touche à cette mystification du génie de Gœthe, et je le serai. D’honneur, il est impossible de croire que ceux qui parlent de lui avec le respect qu’on doit au génie aient lu, — oui ! aient lu et aient achevé le Wilhelm Meister et les Affinités électives. Je jurerais, sur l’esprit de madame de Staël elle-même, comme sur un reliquaire, que cette ardente femme n’avait pas lu Wilhelm Meister d’un bout à l’autre. Elle ne l’aurait pas pu, avec son esprit de feu. Elle a pris là-dessus, ou là-dessous, ou là-dedans, cette petite Mignon qui n’y est qu’une larve, et soufflé deux ou trois phrases charmantes sur ce pauvre petit être presque inorganisé de Goethe, et elle en a fait cette création de rose malade qui est la seule chose vivante de ce chaos d’êtres sans figures qui roulent, on ne sait plus dans quoi, au milieu de cette cohue de notions, de connaissances et de théories qui font l’effet d’un sabbat de fous dans du bric-à-brac renversé. Il faut ne pas trembler avec les mots : le Wilhelm Meister et les Affinités sont des phénomènes de sottise. On perdrait son temps et son honneur à vouloir les analyser. Pour les Affinités électives, je l’ai dit, c’est le concubinage consenti entre quatre ou cinq Mormons qui s’entendent. Gœthe avait deviné les Mormons. Le Wilhelm Meister, c’est le cabotinisme d’un homme qui a toujours mis la comédie au-dessus de la vie et le comédien au-dessus du héros ; c’est du cabotinisme exaspéré, insensé, mais ennuyeux, ce qui n’est pas permis au cabotinisme. Il est tenu d’être amusant. C’est de l’ennui dans des proportions inconnues, du laudanum, non plus par bouteilles, par pintes et par pots, mais par tonnes, — la tonne d’Heidelberg !

Et cette immensité d’ennui dont je reconnais en Gœthe la puissance, c’est la seule manière dont il ait été créateur.

Chapitre VI : l’art et les voyages §

Avant de poursuivre cette étude sur Gœthe que je veux mener à bien, je hasarderai une observation, non pour me donner le courage de continuer, — je l’avais en commençant cette étude et quoi qu’il pût arriver, — mais pour redoubler en moi le plaisir d’un travail sincère, qui n’a pas encore rencontré, que je sache, de contradicteur4.

Franchement, je m’attendais presque à du scandale, — au moins à des réclamations et à des contradictions de toute espèce, dans la sphère d’action, si bornée qu’elle soit, où je me meus. Il me semblait que je ne toucherais pas à ce Dieu de Gœthe avec cet athéisme sans que la religion qu’on a pour lui se révoltât. Et, cependant, j’ai eu cette chance que personne ne s’est offensé de mon irrévérence quand j’ai secoué cette grande idole pour montrer qu’elle sonne creux… Même quelques-uns de ses admirateurs nominatifs m’ont soufflé tout bas : « Nous pensons comme vous ». Si bien que je puis avoir dit le mot de tout le monde, quand, une fois, il sera dit… et attaché ce grelot, qui peut devenir une grosse cloche.

Étonné, tout d’abord, de cela, j’ai fini pourtant par le comprendre. La gloire de Gœthe, cette énormité, ce mensonge, auquel les menteurs eux-mêmes se sont pris ; cette gloire pour laquelle on n’a pas trouvé de socle assez haut, et qu’on a perchée sur un obélisque et reléguée là à poste fixe, est trop loin de tout le monde et ne tient aux entrailles de personne. Cette gloire est froide comme la convention, comme l’éloignement, comme le talent même de Gœthe. C’est un marbre poncif, une tradition déjà morte d’école… On dit : « le grand Gœthe », et c’est tout. Les imbécilles, qui s’usent la langue sur le granit d’un mot, lèchent celui-là sans que cela leur rapporte la moindre titillation de plaisir. Un jour on s’est battu pour Gluck, un autre jour pour Piccini… mais pour Gœthe on restera tranquille, il n’y a que la vie pour engendrer la vie, le feu pour faire l’incendie. Gœthe n’a pas dans le talent un atome de pétrole. La gloire de Voltaire, plus ancienne que celle de Gœthe, est chaude encore. Elle fume toujours des imprécations de Joseph de Maistre, cet inquisiteur d’Etat qui l’a brûlée et qui pourrait recommencer. De malheureux et piètres voltairiens, grenouilles vidées comme Celles de Spallanzani, sont galvanisés et remuent encore au nom de Voltaire. Pour ma part, j’ai connu, étant enfant, un vieillard qui en était plein, qui en débordait, de Voltaire ! C’était un vieux peintre de beaucoup d’esprit et de talent, lequel gouvernait un musée : « Voyez-vous, — disait-il, tout pâle d’émotion, tremblant, chevrotant, mais sublime, parce qu’il était ému et vrai, — voyez-vous cette vieille main ?… Elle a eu l’honneur de toucher, le jour de son triomphe, au vitchoura de Voltaire ! » Et il la baisait, cette vieille main ridée et sèche, comme un vieillard amoureux eût baisé la main rose de la jeune maîtresse qui l’aurait rendu insensé. Je doute fort qu’aucun vieillard de ce temps-ci se baise la main avec cet enthousiasme pour avoir touché au vitchoura de Gœthe, — de Gœthe à qui je viens, moi, de retourner, pour voir ce qu’il y a dessous, le grand et solennel manteau dans lequel on le drape, et, ma foi ! sans cérémonie et comme si c’était le plus vulgaire casaquin.

Nous avons vu qu’il n’y avait, sous ce manteau trop sculptural, ni le grand poète dramatique, ni le grand poète lyrique, ni le grand romancier, ni le grand philosophe, et nous allons continuer de sortir des plis majestueux de ce manteau les autres prétentions qui s’y carrent.

Gœthe avait celle de l’universalité. Il jouait au Voltaire. Seulement il n’avait de ce diable de Voltaire ni le mouvement, ni la souplesse, ni l’abondance, ni la facilité, ni la grâce de singe éparpillant la lumière, ni tout ce flou intellectuel qui distingue Voltaire et que n’eut jamais ce grand sec et pédant de Gœthe. C’est même une chose digne de remarque qu’un homme qui a voulu traverser, comme je l’ai dit, toutes les catégories de l’esprit humain, ait si peu d’abondance que Gœthe, et n’ait laissé, après quatre-vingts ans de vie, qu’une dizaine de volumes… Je sais bien que l’abondance n’est une grande chose que par le mérite des œuvres qu’elle donne ; mais enfin, dans les choses de peu de mérite, Gœthe n’a pas cette faculté de l’abondance qu’a eue, chez nous, par exemple, cette sous-ventrière lâchée d’Alexandre Dumas. Évidemment, en comparaison d’un homme comme Dumas, Gœthe est un esprit constipé. Sentait-il qu’il l’était ? Toujours est-il qu’il a écrit cette phrase inouïe : « Écrire est un abus du langage », et qu’il est mort préférant le dessin, cette langue des yeux, à la langue des mots, à la langue rationnelle du sentiment et des idées. Cet esclave d’un organe unique, qui a écrit encore, dans son Voyage d’Italie, qu’il « n’aimait ni les anciens ni l’histoire, parce qu’on ne voit pas l’histoire », déclaration d’un matérialisme inférieur, sinon même grossier, ne pouvait pas rester à Weimar, trônant comme Trissotin (car il a été Trissotin comme il a été Trublet) parmi les Cathos, les Bélise et les Philaminte allemandes. Pour obéir à sa nature, si elle eût été impérieuse, il eût dû être un voyageur à la Humboldt, — un voyageur infatigable, tout le temps qu’il y aurait eu dans le monde quelque chose à voir.

Eh bien, voyageur, il l’a été, comme il a été tout, dans les proportions de sa médiocrité naturelle, dans ces proportions chétives de curiosité enfantine ou sénile et de baguenauderie qui suffisaient à ses facultés d’érudition, lesquelles ne bouillirent ni ne jetèrent jamais par-dessus bords, mais toujours mijotèrent ! Ses Voyages de Suisse, de France et d’Italie, ne classent pas très haut Gœthe comme voyageur.

Son Voyage de France, il le fit en 1792, avec le duc de Brunswick, sans fonction précise que celle de curieux à la suite du prince dont il aurait été l’historiographe s’il eût moins méprisé l’histoire. Ce Grippe-Soleil de la suite de Monseigneur ne grippa que la pluie et la boue de cette campagne où les Prussiens furent trempés et détrempés jusqu’à disparition complète ; et son récit, que nous avons, est aussi ennuyeux et aussi morne que cette boue et cette pluie… Le Voyage en Suisse (antérieur à la campagne de France) n’est guères que la description de quelques glaciers et de quelques effets de neige. Mais le grand paysagiste à la façon de Chateaubriand, de Bernardin de Saint-Pierre et de Maurice de Guérin, n’y est jamais. Ce qu’on trouverait peut-être de mieux dans ce Voyage en Suisse, c’est quelques intérieurs d’auberge ; seulement on se demande ce que ces intérieurs seraient devenus sous la plume de Walter Scott, avec sa sublime bonhomie. L’œil de Gœthe, de cet homme conformé pour ne comprendre que ce qu’il voyait, l’œil de Gœthe n’était pas conformé à son tour pour prendre et étreindre autre chose que ce qui était petit. L’horizon et ses immensités lui parlaient moins qu’un schiste ou l’organisme d’un insecte. Quand il voit la mer pour la première fois, à Venise, vous vous attendez à un grand cri de poète. Ah ! bien oui ! Il dit tranquillement : « La mer, c’est un grand spectacle », et il consacre immédiatement une page aux crabes et aux coquillages. Naturaliste, c’est vrai, mais qui allait de préférence et de sympathie aux petites créations plutôt qu’aux grandes. Naturaliste à microscope plus qu’à longue-vue, qui regardait encore plus qu’il ne voyait ; myope attentif et chercheur d’atomes, qui, s’il ne s’était bouté le nez sur l’objet, ne l’aurait même pas aperçu.

Et c’est pour cela que la beauté humaine exprimée par l’art, la beauté faite de main d’homme et localisée dans un petit espace, lui était plus chère que la beauté divine de la grande Nature flottant autour de nous dans les espaces illimités et éternels ! Et c’est aussi pour cela qu’il s’en préoccupait bien davantage. Au milieu de tous mes mépris pour Gœthe, pour ce faux grand homme multiface, taillé octogonalement comme un palais par une critique de fantaisie, j’ai dit que je resterais juste, et je le serai en reconnaissant qu’en matière d’art il est sorti parfois de sa médiocrité originelle et a dépassé le niveau intellectuel qui fut le sien et qu’il ne s’agit plus à présent d’élever. Ce fut dans son Voyage de Rome que le sentiment de l’art commença d’entrer dans cette âme septentrionale d’Allemand, glacée et brumeuse. On dirait qu’il a écrit pour lui-même cette phrase : « L’homme le plus ordinaire devient à Rome quelque chose. On y naît de nouveau et l’on reporte ses regards sur ses anciennes idées, comme sur ses souliers d’enfant »

L’expression est même plus jolie, pour dire une chose vraie, qu’elle n’a coutume de l’être sous cette plume solennelle et vague. Cependant il ne renaquit pas de manière à comprendre toutes les poésies de cette Rome qui le faisait renaître. Il ne renaquit pas de manière à comprendre, par exemple, les poésies romaines du catholicisme. Sa renaissance s’arrêta net ici.

Toutes les beautés transcendantes du culte catholique glissèrent sur son âme, dit-il, comme sur un manteau de toile cirée (sic). Et la comparaison du manteau était de trop, car l’âme de Gœthe n’est, elle-même, de nature, qu’une toile cirée. Le Diogène protestant qu’il s’est tant vanté d’être dit au catholicisme, comme l’autre Diogène à Alexandre : « Ote-toi de mon soleil ! » mais, plus badaud que le Grec, le moderne ajoute : « Tu me caches l’humanité ». Gœthe, en effet, est un humanitaire dans le sens le plus niais de ce mot si niais. Son humanité, comme dit Sterne, ne lui a, il est vrai, jamais coûté un sou (j’aime mieux celle de Vincent de Paul). Mais enfin il l’ajoutait, pour l’honneur de la philosophie allemande, à cet épicuréisme d’art qui lui faisait trouver la forme humaine la plus belle des formes possibles, — car le païen grec fut en lui plus fort, à Rome, que le païen hindou. Quoiqu’il s’y fût inspiré en matière d’art de Winckelmann, comme en art dramatique il s’inspira plus tard de Shakespeare, il s’y montra pourtant critique plus dextre, plus pénétrant, plus personnel qu’il ne devait jamais être, le critique littéraire, dans Gœthe, n’étant digne que de la plus profonde pitié. Les Entretiens d’Eckermann, publiés en ces derniers temps, nous ont assez divertis, quand ils parurent, par les colossales balourdises sur la littérature française contemporaine qui s’y prélassaient, comme des baleines nageant, sur la mer, au soleil. Quoique la pensée de Gœthe, quand elle n’est pas une bêtise, carrée ou sphérique, d’un poids énorme, ne soit guères qu’une espèce de fumée intellectuelle qui ressemble plus à de la pensée qu’elle n’en est réellement, il y a dans ses critiques d’art, sinon de grandes lueurs, au moins, ici et là, parfois de l’étincelle. Il y écrit sur l’Apollon du Belvédère : « Le souffle sublime de la vie, la jeunesse éternelle, la jeune liberté ne sont pas dans le plâtre : il faut le marbre, dont la transparence fait chair… » Observation juste, qu’on peut lui appliquer, à lui, Gœthe, chez qui le talent n’a jamais la transparence qui fait chair. Il appelle le groupe du Laocoon « une idylle tragique ». Mot heureux. Et ce qu’il dit de ce chef-d’œuvre peut se lire encore après le livre de Lessing. Mais pourtant qu’il est loin de Lessing par la plénitude de la tête qui l’a pensé, par le mouvement d’idées, par l’enthousiasme ! Ah ! l’enthousiasme, c’est ce qui a toujours le plus manqué à Gœthe, à cette nature d’antiquaire qui fut plus heureuse de voir Rome que de voir la mer, à cette âme sans passion, meublée de manies, qu’il arrangeait comme une chambre et époussetait comme un musée ; à cette âme qu’il tenait d’un père baguenaudeur comme lui en art et en littérature, et d’une mère affectée, douce égoïste, qui ne voulait pas qu’on lui parlât de son fils quand, enfant, il était malade, parce que (textuel) « cela faisait mal à ses sentiments…  » Deux âmes qui n’étaient pas capables d’en faire une troisième, et qui, aussi, ne firent que Gœthe.

Il croyait cependant en avoir une, — une âme ; ce qui prouve, du reste, qu’il n’était pas un plus grand critique sur lui que sur les autres. Dans un jour de fatuité insensée, ne s’est-il pas comparé, lui, le tiré à quatre épingles, à cet orageux artiste, profond, enflammé, vagabond, d’Albert Dürer, à ce magnifique bohème qui, en Italie, échangeait des tableaux superbes contre des perroquets, et, pour s’épargner des pourboires, improvisait des portraits, qui sont des chefs-d’œuvre, avec les têtes des domestiques qui lui apportaient des assiettes de fruits !

Quel rapport pouvait-il y avoir entre Gœthe et Albert Dürer, ces deux antipodes ? « Le sort de ce fou — (il l’appelait fou, preuve qu’il ne lui ressemble pas, ) — me touche, parce que c’est le mien », — ce qui est impudent et comique. — « Il est vrai que je sais un peu mieux me tirer d’affaire », reprend-il avec le sourire satisfait de l’homme entendu. Et revoilà Gœthe tout entier revenu, le vrai Gœthe, l’habile homme, le metteur éternel en œuvre et en scène, pour qui la vie a toujours été de se tirer d’affaire, et qui, parbleu ! s’en est toujours assez bien tiré.

Quand on a de l’âme, on ne s’en tire pas ; on y reste… déchiré, en morceaux ; mais c’est-il ce qui fait l’artiste sublime ! L’artiste sublime est toujours plus ou moins saignant des coups de la vie. C’est la règle, depuis Homère jusqu’à Byron. Gœthe n’a jamais saigné des coups de la sienne. Il l’avait assez capitonnée pour ne pas pouvoir s’y cogner. Il avait pris ses précautions contre elle. Prudent, comme un serpent qui craint pour sa queue, il fermait la main sur la vérité quand parfois il en attrapait une, — espèce de Fontenelle, moins la grâce, avec un air de charlatan majestueux que le bonhomme Fontenelle n’avait pas. C’est lui, prudent comme ce serpent qui est le Diable, qui disait que sur Dieu et sur les choses divines le meilleur était de ne pas parler… Éternelle femme de ménage de son bonheur comme de son esprit, et assez adroit pour ne rien casser sur l’étagère de l’un et de l’autre, il savait se mettre à l’écart de tous les événements qui pouvaient troubler ou menacer son immobile tranquillité. Il passa sa vie dans la contemplation de son glorieux ombilic, bien plus que les moines du mont Athos, et ce qu’il y eut de plus bouffon que la contemplation de ces pauvres moines, c’est que toute l’Europe se mit, en rond, à genoux, devant ce glorieux ombilic ! On lui a reproché d’avoir écrit le prologue d’Essex le jour de la bataille de Leipsig, mais ce n’est pas moi qui lui ferai ce reproche. Je trouve très beau que l’artiste vive dans son rêve. Je trouve très beau à notre Balzac, rencontré, pendant les trois jours de juin sur les ponts où il pleuvait des balles, par un ami qui lui reprochait de n’être pas préoccupé des malheurs publics et de la Révolution, de répondre comme il répondit : « Mon cher, je fais en ce moment une chose plus difficile qu’une révolution, c’est le mariage de M. de Vandenesse avec mademoiselle de Mort-sauf », Seulement, pour revenir à Gœthe, son rêve, à lui, ne fut jamais une absorption. Il ne se fût pas laissé tuer, comme Archimède, dans Syracuse. Il se serait tiré d’affaire, là comme ailleurs. C’est cette absence d’âme, bonne pour la vie, mais un peu moins bonne pour le talent, qui probablement l’empêcha d’être coloré, dans ses livres, d’une couleur à lui, broyée sur une palette à lui. Gall, auquel il croyait, — car, badaud et curieux comme il était, il devait croire à toutes les chinoiseries scientifiques du temps, — Gall avait dit qu’avec un front construit comme celui de Gœthe on ne devait pas lâcher une seule parole qui ne fût un trope. Pourquoi donc y en a-t-il si peu dans ses ouvrages ?… En ses Mémoires, très inférieurs d’ailleurs à ses Voyages de Suisse et d’Italie, il n’y a pas une seule page colorée, bombée et vivante.

Lui qui parle toujours de vie n’en a jamais quand il raconte la sienne. Le long de ces six cents mortelles pages, j’ai rencontré deux expressions à noter. L’une sur le bruit d’un cor qui s’élevait d’un vallon « comme une vapeur embaumée  », et l’autre sur une jeune fille qui était plus charmante à la promenade qu’à la maison et qui semblait « rapporter au logis le lumineux éther dans lequel on eût dit qu’elle nageait toujours  ». Deux nuances saisies, comme vous voyez, mais enfin deux nuances, — et pas une de plus. D’un autre côté, pas un portrait non plus qui fasse voir un homme, et quels hommes Gœthe n’a-t-il pas connus ? Il avait connu Herder, qui, par parenthèse, avait beaucoup pesé sur lui, Klopstock, Schiller, Lavater, une foule d’autres célèbres dont il parle, et qu’il ne montre pas. Il avait vu Napoléon, qui cherchait partout des poitrines pour y attacher sa Légion d’Honneur, et qui, aussi faible que madame de Staël ce jour-là, crut que c’était là une poitrine, que celle de Gœthe, qui grandirait son institution. Il la croyait une poitrine européenne, et elle n’était qu’allemande. Gœthe ne dit même pas l’influence qu’Herder exerça sur son esprit. Le vague sur les hommes et les choses est comme l’atmosphère de sa pensée, et c’est même l’indéfini, l’indéterminé de ce vague qui donne à sa phrase l’apparence de draperie flottante qu’on prend pour de la majesté d’écrivain, comme on prend son parti de s’intéresser petitement à tout et de ne s’émouvoir grandement de rien pour du calme olympien et de la jupitéréenne sérénité.

Du reste, si le peintre manque aux Mémoires de Gœthe, le fond des mémoires manque au peintre. Rien d’ennuyeux (ah ! toujours l’ennui !) comme cette vie allemande, bourgeoise et aulique d’une petite cour d’Allemagne, rien de plus bête que les événements de la vie de Gœthe depuis Strasbourg jusqu’à Weimar. A Strasbourg, pourtant, où il écrivit Werther, il fut jeune et il fut amoureux ; mais les amours de Gœthe sont de niaises et lourdes amourettes, car il a trouvé le moyen de faire lourd ce mot si léger et si français d’amourettes, qui ne sont plus chez lui que les enfantillages des mariages entre petits garçons et petites filles, quand le temps des poupées et des polichinelles est passé. Gœthe (à bien dire) n’a jamais été amoureux. Ce grand Lindor littéraire n’était pas troussé pour l’amour. Il n’avait pas plus le génie du cœur que l’autre génie… Il y a dans son Voyage à Rome une aventure d’amour — vertueux — avec une jeune et ravissante Milanaise, qui peint trop bien Gœthe pour que je ne la raconte pas en cette étude sur sa nature intellectuelle et morale, c’est-à-dire sur la valeur absolue de cet homme si étrangement et si prodigieusement surfait.

Il se résigna au triste dénoûment de cette aventure avec la facilité et la sagesse d’un homme qui veut bien ornementer sa vie d’un sentiment., mais qui ne veut pas l’en agiter. Les détails de sa dernière entrevue avec cette jeune Milanaise pouvaient être charmants, mais il ne les a pas vus, ce guetteur de statues et de peintures, qui tournait autour des moindres bibelots d’atelier pour en admirer les incertaines perfections. Un romancier — et il était romancier — eût pu tirer un grand parti de ces détails, mais lui, non. Écoutez !

Ils s’aiment, — et ils se quittent, n’ayant pas beaucoup appuyé sur des sentiments trop tendres pour ne pas vibrer fort au moindre pressement, au moindre contact. Le frère de la jeune fille est survenu. Donc, tout s’est passé sagement, — avec une sagesse nuancée de tendresse et de mélancolie. On ne se reverra plus jamais. Goethe s’en va. Le cocher qui l’attendait en bas s’en est allé flâner, laissant là sa voiture. Gœthe envoie un petit garçon le chercher, quand la jeune fille, qui a voulu le voir partir, met la tête à la fenêtre d’un entresol très bas, et elle l’aperçoit hors de la voiture. Alors ils se parlent ainsi en attendant le cocher. Scène délicieuse, que je vois, moi, à travers les indications sans netteté et les silences de ce récit impassible. Les cœurs, qui se sont contenus jusque-là, débordent. Les mots suprêmes viennent aux lèvres, les larmes déjà sont aux yeux. Un homme passionné remonterait…

Gœthe ne remonte pas. Le cocher l’emmène. Il a senti le charme amer et doux de ce moment, mais ce moment irrésistible ne l’a pas vaincu, — ne lui a pas fait fondre le cœur… Remonter et l’enlever, elle ! faire tenir toute sa vie dans ce moment ! ce n’était pas possible à cet épicurien prudent, à ce dilettante d’art et de jouissance sans danger, qui regagnait son Allemagne et qui emportait, parmi les plâtres achetés à Rome, son sentiment comme un plâtre de plusAh ! plâtre toi-même, je te casserai !…

Chapitre VII : la science §

Le Gœthe littéraire, — le Gœthe de la traduction des Œuvres complètes, de M. Porchat, est maintenant épuisé, et on a pu juger ici, en connaissance de cause, de la force de sa littérature et de la légitimité de sa gloire. Seulement, cette étude ne serait pas complète sur cet homme qui se croyait complet si je ne disais pas un mot du savant qui était sous le littérateur, en Gœthe, et de l’homme, enfin, qui était sous le littérateur et le savant ; car l’homme fait partie du génie ou du talent qu’on a, et, je le prouverai à propos de Gœthe : les hommes qui ne sont pas plus grands que leur génie n’ont pas un génie qui soit vraiment grand.

Gœthe, qui fut plus petit que le talent qu’il avait, quoique ce talent ne fût pas, comme on l’a vu, très grand, n’a ni beaucoup de critiques ni beaucoup de biographes, et si cela étonne au premier coup d’œil avec sa célébrité, cela se comprend au second. Quand la gloire d’un homme est très discutée, les critiques et les biographies affluent de toutes parts. Mais quand cette gloire terrorisante paraît indiscutable aux lâches de l’esprit, qui sont nombreux, allez ! l’homme, cet idolâtre naturel, met devant elle, dans la poussière, son pauvre cerveau démantibulé. Et c’est le cas, honteux pour l’humanité, quand il s’agit de Goethe, J’ai vu traîner devant lui le front de Sainte-Beuve.,

Pour ma part, dans l’état actuel de la littérature, Eckermann n’étant qu’un domestique, je ne connais guères à Gœthe que trois biographes dont on puisse parler ; lui sur lui, d’abord, le vieux Narcisse qui se contempla toute sa vie dans toutes les ornières et les gouttes d’eau de ses œuvres ; lui, le père à tous ses autres biographes, et dont est particulièrement issu M. Henry

Lewes, qui a fait une Vie de Gœthe visant à l’importance, en Angleterre, ce pays classique de la biographie ; et finalement M. le professeur Faivre, en France, moins biographe, il est vrai, que critique, et qui, en sa qualité de critique et de savant, a su, un peu mieux que les autres, échapper aux bassesses de l’adoration universelle.

Il n’en est pas tout à fait net pourtant. M. Ernest Faivre n’a pas traduit — à la Porchat — les oeuvres scientifiques de Gœthe. Il ne s’est point attelé à ce haquet, comme le malheureux M. Porchat, aux fortes bricoles d’Auvergnat-traducteur, s’est attelé à la rude charretée des Œuvres littéraires… complètes ! M. Faivre a lu attentivement les œuvres scientifiques de Gœthe, — c’est déjà bien joli comme cela, — et, dans un livre substantiel en tout ce qui ne touche pas directement à Gœthe, il les a jugées… timidement, il est vrai ; car le formidable coup de gong de la réputation de Gœthe a dû agir sur les nerfs mandarins du professeur, puisque M. Faivre est un professeur. Gœthe est né mandarin, et il a tant ajouté de boutons à sa culotte de mandarin qu’il doit être cher à tous les professeurs, à tous les candidats aux Instituts, amoureux tous de cette culotte. Mais le professeur, en M. Faivre, a voulu résister à cette fascination chinoise. Il ne s’est pas risqué à dire que Gœthe eût la grande vocation scientifique. Gœthe, qui avait également toutes les vocations, depuis celle de la géologie jusqu’à celle du jeu de piquet, depuis celle du chimiste, et même de l’alchimiste, jusqu’à celle du danseur et du patineur, — rappelez-le-vous patinant avec la pelisse en velours rouge de madame sa mère ! — Gœthe, qui était apte à tout, ce qui équivaut à dire qu’il n’avait la vocation de rien, n’était pas plus pourvu de la scientifique que de la littéraire… Médiocre en science comme en littérature, mais attentif, et, par le fait de l’attention, arrivant jusqu’à un certain degré de sagacité relative, il eut le mérite, en histoire naturelle, d’entrevoir l’unité de composition, mais le bonheur (plus grand que le mérite) d’avoir, pour le dire et l’apprendre au inonde, la grande voix de Geoffroy Saint-Hilaire, qui, lui, la démontra, et qui reconnut, avec la magnanime bonne foi du génie, que Gœthe en avait eu la lueur… La métamorphose des plantes fut, en botanique, un titre pour Gœthe, dans l’ordre de la science, ainsi qu’en anatomie la découverte de l’os intermaxillaire. Mais après ces trois observations, exactement faites (on ne nie rien en cette étude), il faut arrêter et fermer modestement l’inventaire de Gœthe. On n’y trouve plus, en effet, que du fatras, correspondant scientifiquement au fatras littéraire des Proverbes, des Distiques, de Poésie et Vérité, des Prophéties de Bacis, des Dialogues des émigrés allemands, etc., etc. Quant à son Optique, sa Théorie des couleurs et sa Critique de Newton, la plus grande prétention de toute la vie de Gœthe, il faut voir dans son livre ce qu’en pense le professeur Faivre, malgré le coup de gong sur ses nerfs. Moi qui ne suis pas un savant, je n’ai pas d’opinion à exprimer sur le plus ou moins de fausseté des idées de Gœthe contre la théorie inébranlée, sinon inébranlable, de Newton ; mais ce que je puis et même ce que je dois constater, c’est l’outrecuidance d’orgueil, la fureur d’entêtement, le radotage enragé de cette incroyable prétention. Le seul chagrin de la vie de Gœthe, de cet insolent de bonheur, de ce Nabuchodonosor qui resta sur pied et à qui Dieu n’a pas fait manger l’herbe à laquelle il avait droit, a été le peu de succès de sa Critique de Newton et le mépris dans lequel elle est tombée. Il tenait à cette théorie contre Newton plus qu’à son Faust… comme M. Ingres tenait plus à son archet qu’à son pinceau, et mademoiselle Mars à sa voix chantée, qui était médiocre, plus qu’à sa voix parlée, qui était divine. Ce qui ne veut pas dire que le Faust de Gœthe soit divin.

Du reste, c’est le sort de cette théorie d’avoir vengé les gens d’esprit, insultés par l’outrageante fortune de Gœthe. Jusque-là, il n’était qu’insupportable, ce grand Turcaret littéraire. Mais à partir de sa théorie contre Newton, il fut ridicule ; malheureusement, ce fut dans un cercle où les connaisseurs en ridicule n’étaient pas nombreux et manquaient de gaîté. Toujours le même homme qu’en littérature, Gœthe voulut embrasser à la fois toutes les sciences naturelles, et il ne donna dans aucune ce coup de pioche du génie qui va jusqu’au roc. Il n’était guères propre qu’à quêter dans tous les buissons de la science, comme le chien de chasse qui évente le gibier… Espèce de lévrier scientifique, qui a fait lever deux ou trois lièvres. Mais avec sa capacité distraite par toutes les vanités contemporaines, avec la facilité d’un esprit qui glissait sur tout et ses flâneries éternelles dans toutes les voies de l’érudition, eût-il pu être davantage ? Il y aurait une réponse terrible à cette question, si ses admirateurs la posaient, et c’est la théorie contre Newton. Où l’avait-il prise, cette théorie ? Rapprochement piquant pour nous, mais accablant pour Gœthe, avant lui, immédiatement avant lui, un homme s’était élevé cyniquement contre Newton, et c’était… qui ? Étonnez-vous ou ne vous étonnez pas : c’était Marat !

Oui ! Marat, avant d’être Marat, et n’étant encore que le médecin du chenil de Versailles ; Marat, qui, comme Gœthe, avait des aptitudes scientifiques, et qui a fait sur le feu, la lumière, les couleurs, des recherches qu’on respecte encore à ce qu’il paraît. Marat, esprit logiquement révolutionnaire, avait sans doute voulu préluder au régicide politique par le régicide intellectuel. Mais il avait été moins heureux avec la tête de Newton qu’avec la tête de Louis XVI. Il l’avait trouvée trop difficile à couper, et elle était restée sur les épaules immortelles où Dieu l’avait mise, comme un phare de lumière inextinguible pour tous les envieux de l’avenir. Gœthe, qui partageait les idées de Marat, reprit la tentative de Marat après l’avoir glorifiée ; seulement, écrasé sous le livre de Newton, il s’en vengea dans ces paroles étonnamment jolies et poétiques : « Le livre de Newton est un micmac de choux et de raves, — (il y a toujours un peu de choucroute dans le cerveau allemand de Gœthe), —  et il causera aux gens bien élevés autant d’aversion qu’il m’en a inspiré quand je l’ai parcouru », car il ne dit pas lu. Il suffit de parcourir Newton pour lui répondre et pour l’anéantir ! C’est le trait le plus fin et le plus exquis de ce petit morceau déjà si exquis. Ici on sort de l’impuissance de l’esprit pour entrer dans toute la folie de l’orgueil. « J’ai beau faire pour être modeste, — disait Voltaire, — il m’est impossible de croire que je suis un sot. » Gœthe écrit moins gaîment : « Pour faire époque dans le monde, il faut une bonne tête et un grand héritage. Napoléon a hérité de la révolution française, Pierre le Grand de la guerre sibérienne, Luther de l’ignorance du clergé, moi de l’erreur de la doctrine de Newton. »

Certes ! si après avoir écrit cela il est impossible à Gœthe de se croire un sot, c’est qu’il est plus fort que Voltaire.

Arrêtons-nous donc à ce mot d’un Kepler sans génie. D’ailleurs, après cet écrasement de Gœthe sous cette montagne de Newton, il n’y a plus à voir que l’homme, dans Gœthe, à travers les ruines du savant et du littérateur. Il n’y a plus à interroger que la biographie. Celle qu’a publiée

M. Henri Lewes en Angleterre est, je crois, de 1853. C’est une des plus modernes, si ce n’est pas la plus moderne. L’auteur, M. Lewes, n’est ni un savant, ni un critique, ni un philosophe ; c’est tout simplement un biographe, et, je l’ai déjà dit, dont la biographie sort de l’autobiographie de Gœthe comme un enfant sort de sa mère. Monumentale de longueur, cette biographie n’en est pas moins vide de choses nouvelles, comme la tour de la Faim, remplie seulement de choses que Gœthe a jetées par tous ses écrits dans la circulation et qui courent le monde depuis longtemps. M. Henri Lewes n’a pas la rougissante pudeur de M. Ernest Faivre, qui ne veut pas être fasciné par Gœthe et qui l’est un peu par sa culotte de mandarin. Le Saxon, lui, est plus résolu. Il est complètement fasciné et il ne s’en cache pas. Il n’a pas le coup de tam-tam de la réputation de Gœthe dans ses petits nerfs, comme M. Faivre ; il l’a dans ses gros muscles et au centre même de son cerveau. Dès les premiers jugements d’ensemble qu’il porte sur l’organisation de l’homme dans Gœthe, on reconnaît la vibration staëlique. On reconnaît la résonnance de la bayadère au tambourin d’or (mais sans le tambourin) qui a dansé devant Gœthe, l’idole allemande-indoue, comme David devant l’Arche, et qui, avec son livre sonore De l’Allemagne, a imprimé une oscillation qui dure encore à l’air ambiant européen.

Toutes les métaphores surannées qui ont passé sur la figure de Gœthe et la lui ont allongée depuis madame de Staël y repassent, dans le livre de M. Lewes, et, quoique retapées à l’anglaise, terriblement défraîchies. L’idée commune y plane sur ces ailes d’oie, d’envergure de condor, qu’a l’idée commune, qui voudrait, au besoin, tasser tout l’esprit humain sous ces bêtes d’ailes. Gœthe, que nous avons cherché à voir clairement dans ses écrits tel qu’il était, ce bimbelotier d’érudition allemande, dans sa nature moyenne et sa forte mémoire, cet égoïste sec qui remonte son âme comme un horloger remonte sa montre, avec la précaution qu’il faut pour ne point la casser, redevient, dans le livre de M. H. Lewes, le grand préjugé, — la grande pagode qu’il affecta d’être toute sa vie… le Messie poétique, philosophique et scientifique des temps modernes, mort sans calvaire, sous les courtines d’un lit bien chaud, après quatre-vingts ans de bien-être, et dont une conjonction d’étoiles (rien que ça !) annonça la venue au monde sublunaire en 1749 de notre âge fortuné. Cette légende magnifique, ce n’est pas M. Lewes qui l’a inventée pour le compte et l’honneur de Gœthe, mais il l’a répétée de Gœthe lui-même. Gœthe, le penseur du xixe siècle, l’incrédule Arlequin fait des pièces et morceaux de tous les systèmes, depuis Platon jusqu’à Leibniz, ce pieux impie qui dit également, dans la même page, Dieu et les dieux, a parlé le premier des étoiles qui ont conjoint à sa naissance. Est-ce orgueil ou crédulité ? C’est probablement l’un et l’autre. Mais toujours est-il que Gœthe, ce Gargantua de Gœthe, a eu la bouche assez grande pour avaler cette immense bourde de l’astrologie judiciaire, et sans rire, peut-être parce qu’il l’avalait, tandis que M. Henri Lewes, qui ne l’avale point, ne rit pas !

Chapitre VIII : résumé §

Eh bien, c’est cet imperturbable sérieux, qui se retrouve partout dans la vie de Gœthe et que tout le monde a gardé avec Gœthe, même quand il hasarde des bouffonneries de cette force… d’étoiles, c’est ce sérieux qui a fait de Gœthe ce qu’il est, — c’est-à-dire une momie morale, qui n’a jamais vécu et dont on veut faire un grand homme !

J’ai dit au commencement de cet article que les hommes de génie devaient être plus grands que leur génie pour être grands, ou que du moins leur génie devait faire équation avec leur âme. La preuve de cela est à toute page de l’histoire. Jean-Jacques Rousseau avait l’âme basse ; Pascal, de toutes les manières supérieur à Rousseau, l’avait troublée, violente et tremblante. Aussi ne furent-ils tous les deux que des génies relatifs, fragmentaires, sans équilibre, sans solidité et sans harmonieuse grandeur. Gœthe, né froid comme un cétacé, aurait, ce que je lui refuse, du génie, qu’il n’eût jamais eu le substract du génie, le candélabre d’une âme sur lequel il pût s’allumer. Mais ce qui a fait encore plus de tort à la moralité qu’il avait peu qu’au génie qu’il n’avait pas, c’est le sérieux avec lequel le monde tout entier a toujours accueilli le Gœthe intégral, avec toutes les sottises de son esprit, toutes les prétentions de sa vanité, toutes les extravagances de sa fantaisie. Le monde a communié placidement et respectueusement avec tout cela.

Des passions, excepté des passions scientifiques ou littéraires, Gœthe n’en avait pas. Des vices, je ne lui en connais qu’un, — car le vice, c’est une habitude… Il fut un concubinaire pendant plus de quinze ans de sa vie. Il était né pour le concubinage, cet homme des Affinités électives.

Comme Rousseau, qui avait été laquais, M. le conseiller d’État de Gœthe finit par épouser sa servante. Cette servante valait mieux que l’ignoble Thérèse, pour laquelle Rousseau ne se mésalliait pas, mais elle n’aurait pas mieux valu que l’Europe n’eût rien dit du tout de cette accointance du grand Gœthe, faisant du concubinage avec tranquillité sous l’œil de son prince et du monde. La morale et protestante Allemagne eût accepté la situation, comme elle l’a acceptée de cet homme à qui tout fut permis, même d’être ridicule, sans perdre de son effet de dignité. Quand cet Artaban de la littérature se permettait des choses sans fierté qui juraient avec ses attitudes, si l’opinion publique l’avait cinglé de temps en temps du coup de cravache d’un éclat de rire il se serait douté qu’il y avait peut-être des choses qui méritaient le respect autant et plus que lui, et il eût compté avec elles.

Du reste, cette Capoue d’un bonheur permanent dans laquelle il passa ses jours, et qui, vu sa froideur, l’a durci plus que corrompu, cette Capoue était, de splendeur extérieure, proportionnée aux exigences de son âme. Ah ! ce n’était pas un satrape que cet Artaban. Il a fait le Divan, mais ce n’était pas un calife. Cet homme des yeux, qui ne parlait que de ses yeux, qui ne vivait que par ses yeux, ne leur donna jamais des bains d’or et de pourpre. Sa maison, à ce poète, manquait profondément de poésie. Cet amoureux des beaux marbres n’avait chez lui que des plâtres… Il s’asseyait, non pas, comme le cardinal capucin Micara, sur un escabeau devant l’ambassadeur d’Autriche debout, pour lui faire respecter la fière austérité de la sainte Église, mais il s’asseyait sur une chaise de bois pour souper maigrement entre deux chandelles, se posant, il est vrai, entre ces deux chandelles, le problème qui n’a cessé de tourmenter sa vie et sa pensée et que l’invention de la bougie a résolu : comment se passer de mouchettes ?… Épicurien comme il était stoïque, — à bon marché, — il ne s’abstenait pas, mais il n’usait point. Il n’était pas sage, mais mesquin. Et là, comme partout, dans le conseiller d’État solennel comme dans le poète qui posait dans son auréole, je retrouve, de même qu’un rat dans une grande armoire, mon éternel petit bourgeois.

Mesquinerie ! égoïsme ! bourgeoisisme ! Est-ce pour cela qu’il fut tant aimé de tout le monde, cet homme qui n’aima personne ? La mesquinerie, l’égoïsme, le bourgeoisisme se reconnaissaient-ils en lui et s’adoraient-ils, en l’adorant ? Je ne sais, mais tout le temps qu’il a vécu jamais chapelle ne fut plus hantée par les pèlerins que sa maisonnette de Weimar… L’Europe y déferlait en flots incessants. Ce favori du monde, à qui le monde a donné tout ce qu’un roi imbécile peut donner à un favori, reçut du monde le don du génie, de la passion, et même des larmes, qu’il n’avait pas et qu’on lui inventa.

Des statues, à présent, tout le monde en a ; mais des mots mortuaires, qui durent plus que des marbres, on lui en fit. En mourant il dit le mot de tous les mourants et de tous les malades : il demanda de la lumière, toujours plus de lumière ! Peut-être pensait-il au problème des chandelles sans mouchettes qui le hantait à sa dernière heure… Et l’on mit sous son mot une intention et une aspiration sublimes. Sceptique qui n’avait bu qu’un coup de Spinoza et dont l’ivresse ne dura pas, il s’était toujours trouvé si commodément dans la vie qu’il pouvait bien ne pas vouloir finir et désirer l’immortalité.

Exemple unique dans l’histoire littéraire, où tant d’usurpations se sont produites et tant de faux mérites étalés, mais aucune dans des proportions d’un colossal si prodigieux. On ne le lit guères déjà ; bientôt on ne le lira plus. Mais, comme les rois persans, il gagnera à être invisible. Rien n’y fera, pas même cette étude entreprise contre l’imbécille routine de sa renommée. La moralité de ce travail ne regarde pas Gœthe, qu’on ne moralise pas plus mort que vivant. Elle est pour nous. Elle est pour dégoûter de la gloire les esprits fiers (s’il en est) qui pourraient l’aimer !

Diderot §

Chapitre I §

Les frères Garnier ont-ils flairé le vent de matérialisme qui court et frissonne, en ce moment, sur la France, pour avoir pensé à publier les Œuvres complètes de Diderot ? Je ne le crois pas. Ils ont publié Diderot parce que c’est Diderot et que Diderot est un gros personnage, enflé comme une bulle de savon par la Critique moderne, et même à l’état du ballon pour l’énormité… La Critique moderne, la Critique romantique, a placé Diderot à une hauteur où son propre siècle — le siècle de l’Encyclopédie pourtant ! — ne l’avait pas mis.

Jean-Jacques Rousseau et Voltaire — ces mange-tout — avaient dévoré tout ce que le xviiie siècle avait de gloire à donner. Rappelez-vous cette fameuse tabatière — car la gloire est quelquefois grotesque, pour dégriser d’elle ceux qui l’aiment trop, — sur laquelle trois philosophes étaient représentés, comme trois rois sur une médaille, avec cette inscription prudhommesque : « au flambeau du genre humain !  » C’étaient Voltaire et Rousseau, mais le troisième, ce n’était pas Diderot : c’était Franklin. Diderot ne faisait point partie de ce ridicule candélabre à trois becs. Sous le premier Empire, la Critique fut assez indifférente pour Diderot, mais, quelque temps après 1830, une réaction se fit en sa faveur. Les Allemands, avec lesquels il a plus d’un rapport intellectuel, le tenaient en grande estime, et nous, en ce temps-là, nous tenions en grande estime les Allemands. Cette grosse nourrice de madame de Staël nous avait fait assez téter de ce biberon-là…

A cette époque, Diderot fut vanté à outrance. Les Romantiques, ces pleurards à nacelles, ne riaient pas beaucoup et ils faisaient les échevelés. Ils opposèrent au rire de Voltaire l’enthousiasme de Diderot. Janin l’exalta et l’imita. Il toussa et cracha comme lui. Sainte-Beuve dit même un jour, avec un sentiment mouillé, que « Diderot était le seul homme du xviiie siècle avec lequel il eût aimé à vivre », et qu’est-ce que cela pouvait nous faire ?… Mais les hommes à la suite de tout homme arrivé — et Sainte-Beuve est arrivé à se faire prendre pour un maître de la critique — trouvèrent peut-être que c’eût été un grand honneur pour Diderot de vivre avec Sainte-Beuve, quoiqu’ils n’eussent pu rester ensemble seulement deux jours.

En effet, Diderot, c’était la discussion faite homme. C’était le haut bavardage incontinent, le ruissellement de la parole tombant incessamment du sommet d’une tête fumante. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche, et cela partait, et ruisselait à noyer cinquante petits Sainte-Beuve là-dedans ! Sainte-Beuve n’aimait pas la discussion, qui lui faisait rougir les oreilles et bégayer sa langue pointue, de colère et de contrariété… Dans ces avalanches du verbe de, Diderot, le pauvre Sainte-Beuve n’aurait trouvé ni la place ni le temps de glisser une de ses anecdotes ou un de ses aperçus, qu’on n’aperçoit plus à quatre pas, tant ils sont fins. Diderot aurait trop rappelé Cousin à Sainte-Beuve, Cousin qu’il admirait respectueusement, mais à distance, craintif comme un lièvre devant ce bombardant philosophe. Quant à Janin, c’est autre chose. Tout bavard qu’il fût, comme Diderot, il aurait avalé ore profundo Diderot tout entier, mais pour nous le rendre. Et il nous l’a rendu une fois. Il a continué le Neveu de Rameau. Une éructation de Diderot assez retentissante, et qui prouve à quel point il en avait bu, Jules Janin !

C’est donc Diderot, la coqueluche de ce bout de siècle, que les frères Garnier sont en train d’éditer, sans se soucier davantage de ce qu’il doit y avoir de justifié par la valeur intrinsèque de l’homme dans la publication de ses œuvres complètes. Les œuvres complètes d’un homme disent très haut que tout est à lire dans cet homme et qu’il est complet comme ses œuvres. En est-il ainsi de Diderot, l’homme qui a le plus roulé de fatras dans le fracas de ses œuvres ?… Les éditeurs ne sont pas des critiques. Ils appliquent leur nez commercial à des melons et ils les vendent quelquefois… comme des ananas. Lu une fois, Diderot mérite-t-il d’être relu ? Vaut-il la peine d’être rangé fastueusement sur les rayons d’une bibliothèque, souvent pour y rester comme une momie, relié en veau ou dans sa propre peau ?… Mérite-t-il de faire partie de la bibliothèque d’un homme de goût, si ce n’est comme les livres que Joubert — un critique bien autrement exquis que Sainte-Beuve — mettait dans la sienne ? Joubert coupait délicatement dans les livres les plus majestueux et les plus consacrés par l’admiration des imbécilles les passages qui lui plaisaient, et jetait inquisitorialement le reste au feu. Il serait curieux de savoir ce qu’il eût conservé de Diderot. Joli problème à résoudre pour la Critique. L’idée d’une statue faisait trembler lord Byron, qui la méritait. Il trouvait même qu’il y avait de l’affectation dans un buste. Eh bien, le talent de Diderot mérite-t-il cette illustration des « œuvres complètes », qui est comme la statue en pied des grands écrivains ?

Cet immense bavard, de la plume comme de la langue, a beaucoup écrit. Il avait une nature de bénédictin, ce malédictin, et les frères Garnier ne sont pas à l’extrémité de leurs peines s’ils publient, avec les livres spécialement signés de Diderot, les articles qu’il confectionna pour l’Encyclopédie ; car c’était un confectionneur, dont la tête, mise en branle, ressemblait à un métier. Aujourd’hui qu’on annonce ses œuvres complètes, on publie un premier volume qui ne donne pas un grand appétit pour ceux qui vont suivre. On l’intitule crânement Philosophie, — et il renferme tout le contraire d’une philosophie : la Promenade d’un sceptique et les Pensées philosophiques, de nom, mais, de fait, seulement hostiles au christianisme. On y trouve encore l’Essai sur le mérite et la vertu qui n’est qu’une traduction de l’anglais, la dissertation intitulée la Suffisance de la religion naturelle, et les Lettres sur les aveugles et sur les sourds-muets. Bagage pesant de 492 pages ! Le tout, nous disent les éditeurs, doit être précédé d’une Notice sur Diderot et sur le mouvement philosophique au xviiie siècle, qui n’y est pas et qui sera de M. J. Assézat. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Assézat. Connaîtrai-je plus tard sa notice ?… Il y a comme cela de par le monde de la librairie des messieurs dont la fonction est de faire des notices sur les livres, et qui sautent ainsi sur les épaules des auteurs connus pour qu’on les voie. Je ne demande pas mieux que de les regarder, et même je n’ai rien à dire à ces grimpeurs s’ils ont quelque chose à me montrer… qui ne soit pas ce que les singes montrent ordinairement quand ils grimpent.

Le morceau le plus intéressant de ce volume n’est pas de Diderot ; il est de sa fille, madame de Vandeul, qui a écrit une biographie de son père. On l’avait déjà publiée plusieurs fois, mais en la mutilant. Aujourd’hui la voici tout entière. Elle éclaire Diderot d’une lueur adoucie ; mais sous les velours du pastel filial le vrai Diderot n’apparaît pas dans la réalité de sa nature. Madame de Vandeul, qui devait admirer son père, le voyait en pantoufles et en robe de chambre dans son étage de la rue Taranne, — un intérieur à la Chardin, — travaillant comme un bœuf qu’il était encore plus qu’un taureau ; mais elle ne le suivait pas au café Procope et autres théâtres d’une vie dégingandée, déboutonnée, qui avait ses heures de bohème et même ses quarts d’heure de satyre. Diderot n’avait pas que la passion du travail. Madame de Vandeul a raconté ses deux concubinages successifs, qui durèrent des années, avec madame de Puisieux et mademoiselle Volland, et sur lesquels une femme qui n’aurait pas été du xviiie siècle aurait eu la pudeur de se taire. Mais on n’est pas impunément la fille de Diderot, qui, toute sa vie et dans tous ses écrits, a méprisé et nié la pudeur. Romantique, précurseur des Romantiques par le ton de ses écrits et par son théâtre, Diderot fut aussi le précurseur du Bohème tel que le xixe siècle l’a inventé et vu dans son débraillement le plus complet. Malgré ses phrases sur la modération et sur la vertu, Diderot, aussi faux que Sénèque, dont il a écrit la vie, — car l’eau va toujours à la rivière et les menteurs vont aux menteurs, — Diderot, l’auteur des Bijoux indiscrets, cette saloperie, était, de nature, un cynique, qui cachait parfois son cynisme sous un grand geste de père noble ou sous une ronde bonhomie. Il ne l’a pas caché toujours. Le Neveu de Rameau est évidemment un portrait qu’il fit de lui-même en charge, et qui n’est qu’une charge, au fond, « charbonnée », comme les vers de Faret dont parle Boileau quelque part, « sur les murs d’un cabaret », seulement, convenons-en, avec un charbon qui flambait ! Diderot pratiqua son Paradoxe du Comédien avant de l’écrire. Tout jeune, il tira de l’argent d’un carme déchaussé, son parent, qui croyait sa tête propre à devenir celle d’un apôtre, en lui faisant avaler que ses dettes payées il entrerait au couvent ; et, ses dettes payées, il fit moqueusement la révérence au carme et pirouetta… La pastelliste au crayon blanc, madame de Vandeul, appelle simplement cette scapinade une étourderie, mais il n’en reste pas moins certain que Diderot avait en lui du sycophante. Avant d’être le carme… qu’il ne fut pas, il avait déjà voulu être jésuite et il avait même porté le cilice. Était-ce un échauffement de cette tête qui fut toujours échauffée, ou tartuferie ? On peut douter, car cet homme emporté de tempérament et de phrase, croirait-on, savait quand il le fallait être un tartufe, comme le prouvent suffisamment les notes qu’il mettait aux textes impies de ses écrits quand la peur le prenait de M. le lieutenant de police. Il n’était pas le Polyeucte de la philosophie, et il se maintint bien avec le proconsul Malesherbes, qui lui gardait ses papiers de l’Encyclopédie pour lesquels son devoir aurait été de le châtier.

Misérable prévarication, que la défense de Louis XVI n’efface pas. Si souple cependant qu’il fût, ce saltimbanque de Diderot, il ne put jamais parvenir à être autre chose qu’un cuistre brillant. Il était de basse extraction et il fut toujours de mauvaises manières. Il demeura toute sa vie un petit bourgeois de Langres, et plutôt Champenois que Bourguignon, qu’on entrevoyait perpétuellement à travers cette tête de buste antique que Houdon lui avait sculptée. Et rien n’y fit, à cela. Ni la bonne compagnie, cette bonne compagnie du temps qui ouvrait ses bras aveugles aux gens de lettres qui lui baisaient platement le pied, comme ce Normand de Rollon à Charles le Sot, dit le Simple, pour le renverser ! ni son séjour à la cour de Russie quand Catherine II, affolée de philosophes, malgré son bon sens d’homme d’État, l’y fit venir, le roulant, ce bourgeois dépaysé, dans les mêmes flatteries et les mêmes fourrures que Voltaire, qui, du moins, savait les porter. Toujours il resta le Diderot de Langres, le bourgeois, non gentilhomme, mais familier avec tout le monde comme M. Jourdain avec son gendre, et tapant sur les cuisses de toutes les personnes auxquelles il parlait. C’était le bord de sa tribune, à cet orateur ! S’il avait vécu du temps de M. Thiers, il aurait aussi tapé sur le ventre de lord Grey… Et on raconte que sur ce point il était si incorrigible que l’impératrice de Russie lui dit un jour, avec une condescendance et une impertinence également impériales : « Ne vous rendez pas malheureux, monsieur Diderot, et gardez votre mauvais ton si cela vous gêne de le quitter. »

Certes ! madame de Vandeul ne se doute pas d’un Diderot pareil, et pourtant c’est le Diderot véritable, et sans les adoucissements du pastel. Il fut longtemps l’ami de Rousseau, et on le conçoit. Il y a des analogies entre ces deux esprits inflammatoires, entre ces deux philosophes de bas lieu et quelquefois de mauvais lieu. Mais, rendons justice à Diderot, il était plus sain que Rousseau et surtout moins abject. Rousseau n’aurait jamais osé, lui, s’élever à la familiarité de Diderot. Dieu sait comme il trembla dans sa peau de laquais, un jour, à l’idée d’appeler son chien Duc devant le duc de Montmorency, et il l’appela Turc. Ce jour-là, cet homme gauche et toujours embarrassé eut l’esprit d’un de ses camarades, Frontin, Crispin, ou Scapin. Diderot, pas plus que Rousseau, ne ressemblait à Voltaire, si ce n’est par la haine qu’ils portaient tous trois au catholicisme. Mais quelle différence entre la nature de ces pacants et la nature aristocratique de Voltaire ! Voltaire haïssait Dieu et riait contre lui, comme Satan, qui est de bonne maison et qui a plus d’esprit que les autres diables dont il est le chef. Mais Diderot et Rousseau haïssaient Dieu sans pouvoir rire, sérieux, lourds, pesamment insolents. Voltaire a beau être fils de tabellion, il est grand seigneur par l’esprit et par les manières comme Fronsac. Il est duc par l’esprit et par l’impertinence, et même grand-duc… Il a travaillé malheureusement aussi à la Révolution française, comme on travaille à la tapisserie des Gobelins, sans voir ce qu’il faisait ; mais il aurait encore vécu quand elle s’allongea, la grande Brute sanglante, qu’il l’aurait maudite de toutes les forces de son esprit, qu’elle outrageait. Il était trop Voltaire pour mourir comme Chénier. Mais, s’il n’avait pas jeté sa tête à la face de la révolution, bien certainement il y aurait jeté sa perruque ! Diderot, lui, eût été ardemment révolutionnaire. Il aurait siégé à l’Assemblée nationale auprès de l’abbé Fauchet, , le Diderot des évêques constitutionnels, et il se serait fait couper le cou avec Fauchet et les Girondins, ces oies qui chantaient comme des cygnes, ce qui n’empêcha pas le grand cuisinier révolutionnaire de leur couper la gorge à tous et de les mettre dans son pot. Diderot est à peu près en tout l’opposé de Voltaire, et il le fait aimer ; premier crime. Le second est plus grand. Quand l’esprit français mourait avec Voltaire, l’esprit allemand commençait avec Diderot. Par la déclamation, l’enflure, la prêcherie, le pédantisme, l’ouverture et la pesanteur des mâchoires, Diderot a dénationalisé le génie français.

Il est presque le père de Gœthe, et, comme les pères de ce temps-ci, il vaut mieux que sa géniture… Et de fait, quelle que soit son infériorité comme métaphysicien et comme artiste, et à mon sens il est très souvent inférieur par la forme et par la pensée, Diderot avait du moins une qualité inconnue à Gœthe : il avait la verve, la verve qui peut être parfois une exagération de la vie, mais qui, en fin de compte, est la vie. Gœthe n’eut jamais cela. C’est un morne, un plâtre creux qui se donne les airs de l’antique, mais qui ne vit pas, qui n’a jamais vécu. Ce n’est que le singe de la vie. Diderot a du tempérament. Il a du sang dans les veines, et il l’a rouge. Il est souvent apoplectiquement déclamatoire, mais il n’est pas inerte ; il n’est ni vague, ni vide, ni glacé, comme la grande idole allemande. Diderot, comme Gœthe, a touché à beaucoup de sujets, mais avec un dilettantisme moins flâneur et moins badaud que Gœthe, avec une curiosité plus animée et plus profonde. Il n’y a pas touché avec la légèreté ailée de Voltaire, qui n’appuyait sur rien, comme la flamme sur les tempes de Iule (dans Virgile) ; il n’y a pas touché avec cette ubiquité de feu qui semble partout, tant il passe vite, et qui éclaire sans dévorer… Diderot y a touché d’une main plus lourde, — de la main de l’endoctrinant et du pédant que malheureusement il avait. Voltaire est poète, et Diderot n’est qu’un prosateur. Il a un lobe de moins au cerveau. Mais, s’il n’a pas la puissance de Voltaire, il en a la passion, qui fut celle de leur abominable siècle. Gœthe n’eut point de passion. C’était le chambellan de l’art comme il l’aurait été d’un prince. Et voilà pourquoi l’empereur Napoléon, qui n’aimait guères que les passions qu’il inspirait, lui mit sa Légion d’honneur sur cette poitrine qui ne battait même pas pour Phidias et pour Jupiter ! Diderot, après Voltaire, bien entendu, est certainement supérieur à tous ses compagnons de siècle ou d’encyclopédie. Il est au-dessus de d’Alembert, d’Helvétius, de Galiani, de d’Holbach, de Morellet, que Voltaire appelait le brave mords-les ! de Rousseau, ce sentimental malade, sans philosophie ; mais il s’abaissa dans la même haine qu’eux et il abdiqua sa supériorité naturelle dans l’égalité de la même haine, — la haine de l’Église et de Dieu !

Et voilà le talon d’Achille chez Diderot. Voilà par où sa supériorité s’écroule. Il a attaqué le catholicisme avec plus que de la fureur, car la fureur peut être quelquefois généreuse, et, lui, il est allé dans sa haine jusqu’à l’hypocrisie, jusqu’à la lâcheté, et, ce que les gens d’esprit ne lui pardonneront pas, jusqu’à la bêtise. Eh bien, c’est son talent qui a le plus souffert de la bassesse de sa haine ! Il croyait frapper sur l’Église, et, le malheureux, c’est sur lui-même qu’il frappait. La tête de Diderot étant donnée, cette belle tête de Houdon avec ces yeux qui boivent la lumière et ce grand front qui la renvoie, expliquez-vous si vous pouvez les niaiseries, les sottises, disons le mot ! les inepties que je trouve, par exemple, dans les Pensées soi-disant philosophiques du premier volume de l’édition Garnier que j’ai là sous les yeux. C’est quelque chose d’unique. Diderot a voulu y faire le Pascal de l’incrédulité. Mais Pascal n’était pas un lâche. Il a parlé quelque part des pensées de par derrière la tête ; mais les pensées de par derrière la sienne, il n’a jamais craint de les mettre par devant. Diderot, ce poltron d’idées qui a eu le cynisme (toujours cynique !) de se moquer de Polyeucte, et qui ne se serait pas fait brûler le bout du petit doigt pour la vérité, a partagé en deux son gâteau empoisonné des Pensées philosophiques, et celles qui sont de par derrière sa tête il les avait laissées soit en Hollande, soit à Saint-Pétersbourg, dans la bibliothèque de l’Ermitage, bien sûr que le lieutenant de police, qui avait remplacé la crainte de Dieu pour Diderot, ne viendrait pas les chercher là… Mais, à présent que nous avons les unes et les autres, nous pouvons les juger, ainsi que le Pascal à la renverse qu’a voulu être Diderot, qui n’a été que le Jocrisse de l’impiété. Le Bridoye de Rabelais s’y prend mieux. Les dernières objections du protestantisme, devenues des rapsodias, Diderot les répète sans rien y ajouter. Il secoue la vieille bouteille d’encre séchée de Luther pour en faire tomber deux gouttes encore. Il n’y trouve que des gouttes de cette force, qui ne tueront personne : « Qui examinera les livres  saints ? L’Église. Mais je ne puis convenir de la vérité des livres saints que parce que l’Église  est infaillible, et je n’en conviens pas. » Certes ! un enfant, avec son catéchisme, briserait facilement le fil de ce cercle de Popilius, bien moins vicieux qu’imbécile. Croirait-on que, dans ces Pensées, Diderot s’amuse à jeter l’oignon des Égyptiens à la tête de la religion chrétienne, comme un voyou jette une pomme cuite à la tête d’un saltimbanque ? La pomme cuite, ici, c’est Diderot ! « La raison, — dit-il, — la raison seule fait des croyants » ; ce qui, en tout état de cause, est une bêtise. La raison ne fait que des raisonnants ou des raisonneurs. « Jésus, — dit-il  encore dans un autre endroit, — • en priant au  jardin des Oliviers, qui pria-t-il ?… Il se pria lui-même. » Que voulez-vous qu’on dise à cela, sinon que celui qui l’écrit est un sot ? Et je pourrais prendre une à une toutes ces pensées et démontrer, seulement en les citant, à quel point Diderot, en les écrivant, s’est rabougri et idiotisé.

Mais il faut arrêter tout cet échenillage. Ce premier volume de la collection future des Garnier est comme une introduction à l’ouvrage entier, et l’ouvrage entier nous passera plus tard par les mains. Diderot, surfait, grandi pour mille raisons dont j’ai dit quelques-unes et dont la plus forte et la plus actuelle est ce matérialisme qui produit des Littré en philosophie, des Courbet en art, et des Zola en littérature, déjections dernières ! Diderot, mis en statue d’œuvres complètes avant d’être mis en statue de place publique comme Voltaire, doit être examiné et mis à sa place juste dans le rang littéraire par une critique impersonnelle et définitive. Dans le volume d’aujourd’hui, intitulé Philosophie, je l’ai dit déjà, la philosophie de Diderot ne tient pas. Il n’y a que les premiers bouts du polype, les têtards de cette philosophie. Il n’y a ici encore que le scepticisme (la Promenade du sceptique), et le naturalisme la Religion naturelle), qui devinrent bientôt ce matérialisme du fond duquel il disait : « On fait de la chair comme  du marbre, et de l’âme comme de la chair », et dans la vase aussi duquel il plongea son génie, l’y souilla et l’y éteignit… Le volume que voici est en lui-même de peu d’importance. Nous n’avons pas à nous occuper de l’épais et médiocre Essai sur le mérite et la vertu, qui est de Shaftesbury et non de Diderot, ni de cette Suffisance de la Religion naturelle, qui ne lui a pas suffi, à lui, Diderot, quoiqu’il la proclamât suffisante. Pour ce qui est de sa Lettre sur les aveugles et de son autre Lettre sur les sourds-muets, toutes les deux de si peu de clarté dans leur exposition et de certitude dans leurs résultats, on peut se faire aveugle pour les lire et sourd-muet pour n’en pas parler. Tout ceci n’est encore que des ombres dans la caverne, mais ce n’est pas celle de Platon. Les autres volumes nous vengeront-ils de l’ennui causé par celui-ci, car celui-ci est positivement et mortellement ennuyeux, — ennuyeux à la manière de Gœthe, qui, en ennui, est la grande manière. Diderot, qui s’apparente encore de cette façon avec Gœthe, sera traité comme j’ai déjà traité Gœthe. Ce n’est là qu’une idée générale de l’homme dans Diderot. Mais j’examinerai encore Diderot comme métaphysicien, conteur, historien, romancier, auteur dramatique, critique d’art ou de moeurs ; bref, je le suivrai dans toutes les directions qu’il a données à sa pensée. Je ferai le tour de son esprit. Quand Danton monta sur l’échafaud, il dit au bourreau, avec l’orgueil d’un mastodonte récemment sorti du chaos : « Tu montreras ma tête au peuple ! Elle en vaut la peine. » Je montrerai aussi la tête de Diderot, et on verra si elle valait la peine d’être montrée.

Chapitre II : la philosophie §

Les 3e et 4e volumes des Œuvres de Diderot viennent de paraître, et j’ai dit, si on se le rappelle, que je suivrais l’ordre de cette publication, volume par volume, pour montrer intégralement Diderot à la lumière de ses œuvres. J’ai posé dans un premier chapitre qu’il ne fut point ce qu’on l’a cru… Le mot, si souvent cité, de madame Necker sur l’exagération de l’esprit de Diderot peut s’appliquer à sa renommée. Tout fut exagéré en lui, même sa gloire. Mais voici le revers. Les frères Garnier, qui font intelligemment leur métier d’éditeurs, ne s’en doutent pas… Leur édition d’aujourd’hui, entreprise pour augmenter la gloire de Diderot, doit au contraire la diminuer. Ceux-là qui, attirés par cette omelette soufflée du nom de Diderot, achèteront ses Œuvres complètes, dans lesquelles rien n’est complet et où il n’y a que des fragments, — et les fragments d’un esprit victime d’une fausse et détestable synthèse, — trouveront bien lourd ce bloc, incrusté, j’en conviens, de quelques stalactites plus ou moins brillantes, et le planteront, pour n’y pas revenir, sur les rayons de leur bibliothèque, avec tant de livres qui n’en descendent jamais une fois qu’on les y a mis. Les livres de Diderot sont faits pour rester — majestueusement peut-être — comme une espèce de mausolée dans le cimetière d’une bibliothèque ; car toute bibliothèque est un cimetière. Ils ne sont pas faits pour être relus. Il y a deux sortes d’immortalité parmi les hommes : l’immortalité du nom et l’immortalité des oeuvres. Diderot n’aura que la première de ces deux immortalités.

Oui ! le nom, et pas beaucoup plus que le nom. Et encore, dans un temps donné et prochain, ce nom gonflé se dégonflera. Il perdra le relief que lui donne son siècle, et les lettres dont il est composé ne se verront plus guères qu’en creux, — malheureusement ineffaçables ! Le nom de Diderot roulera toujours dans le torrent du siècle impur qui commence à Voltaire, l’auteur de la Pucelle, passe par Piron, le poète de l’Ode à Priape, et finit par de Sade, l’immonde romancier de Justine, — de ce siècle dont lui, Diderot, l’auteur des Bijoux indiscrets, augmenta autant qu’il le put l’impureté. Impossible d’écrire l’histoire du xviiie siècle sans y rencontrer le nom et l’influence de Diderot, de l’infatigable ouvrier de l’Encyclopédie, qui a entassé la vidange de toutes les erreurs du xviiie siècle dans cette infecte tine de l’Encyclopédie, mais non pas pour les emporter ! En cela inférieur aux autres ouvriers de ces dégoûtantes besognes… Diderot vit par le xviiie siècle, car c’est le xviiie siècle qui l’a fait ; ce n’est pas lui qui a fait le xviiie siècle. Ronsard, qui, littérairement, a rempli le xvie siècle, Ronsard, qui valait mieux en poésie que Diderot en toutes les spécialités diverses à travers lesquelles il a galvaudé des facultés débordantes, Ronsard ne se lit plus, malgré l’édition attardée dans laquelle une admiration solitaire a voulu dernièrement le ressusciter. Ronsard fut pourtant le premier de son temps. Diderot ne fut pas le premier du sien. Ronsard fut le chef d’une école. Et Diderot ne fut que d’une école. En somme, il ne fut qu’une des pattes de la Bête immense à mille pattes qu’on appelle la Philosophie du xviiie siècle, de ce monstrueux perce-oreille qui perça tout, doctrines et moeurs. Mettons, si vous voulez, qu’il en fut la plus grosse patte. Il n’en fut la tête d’aucune façon, et les deux volumes que voici le prouvent suffisamment, du reste, car ils renferment sa philosophie, et la philosophie d’un homme, c’est la tête d’un homme. Or, la tête de Diderot n’est pas à lui ; c’est la tête de Bacon. C’est la tête de Bacon tuméfiée, brûlante, délirante parfois… Le matérialisme du xviiie siècle, dont Diderot fut le propagateur et le produit, n’est autre, chose que l’expérimentalisme de Bacon, — je ne lui ferai pas l’honneur de dire : élevé à sa plus haute puissance, mais réduit à son impuissance la plus basse.

C’est cette philosophie qui lui prit la pensée, à Diderot, dès qu’il put penser, et qu’il poussa jusqu’à ce matérialisme absolu que ses œuvres expriment avec une impudence superbe. Il n’eut point la peine de l’inventer. Elle était toute faite. Avant lui, elle gisait déjà dans beaucoup d’esprits. D’invention, Diderot n’était pas métaphysicien. Il n’était pas plus métaphysicien qu’il n’était poète, mais il avait des aptitudes métaphysiques comme il avait des facultés poétiques. Singulière et rare nature d’entre-deux ! C’était un esprit d’ordre composite, comme on dit en architecture, doué de ce qui est d’ordinaire séparé chez les autres hommes, allant à l’abstraction comme il allait à la réalité, — et peut-être avec plus de passion encore, — et, comme Bacon, du reste, qui prend souvent l’image pour l’idée, pouvant revêtir et réchauffer son abstraction d’une expression forte qui en cache le vide ou le faux. Diderot est l’Ixion de cette nuée, colorée par lui. De l’abstraction, il aimait surtout le mystère : « Les grandes abstractions — dit-il quelque part — ne comportent que des lueurs sombres. » Ainsi, au contraire des métaphysiciens, qui cherchent la vérité et la veulent claire, Diderot se complaisait dans le sombre de l’abstraction. Chez Diderot, l’entre-deux n’est point ce qu’il est dans la conception de Pascal : une puissante sagesse ou une harmonie. Esprit ardent plus que fécond, — ; et il ne faut pas être trop ardent pour être fécond, — il porte dans tout ce qu’il écrit, philosophie, romans, critique, histoire, le tempérament vineux et fumeux de son pays, de ce pays qui s’appelle à une place la Côte d’Or, pour signifier la richesse de son abondance. Seulement, de tous les caractères, qui sont nombreux, de sa personnalité littéraire, le plus frappant, selon moi, c’est que lui, ce sensualiste de Diderot, ce matérialiste d’imagination même avant de l’être de doctrine, qui matérialise tout sous sa main comme le roi Midas, ait aimé l’abstraction comme si elle était une grosse vachère. C’est que ce satyre intellectuel ait été tou te sa vie, avec une passion persistante, le Pygmalion de cette blanche et froide Galatée, qui, comme l’autre, a pu dire « MOI ! » en le touchant, car, de fait, elle n’était que lui. La philosophie de Diderot, c’est les sens de Diderot. Rien de plus !

Les volumes que voici en font foi. L’éditeur les a placés sous la rubrique qui leur convenait. Il les a intitulés : Philosophie. Ils contiennent, en effet, toute celle de Diderot. Au troisième volume vous trouverez les Pensées sur l’interprétation de la nature, — l’Introduction aux grands principes, — l’Entretien avec d’Alembert, — le Rêve de d’Alembert, — le Supplément au voyage de Bougainville, — la Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Homme, — l Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***. Et au quatrième l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, où la philosophie de Diderot domine l’histoire, et un Plan d’une université en Russie où l’influence de cette philosophie se retrouve à toute place. Voilà le gros de ces deux volumes, dans lesquels ce qui vaut le mieux, peut-être, c’est ce qui a le moins de prétention philosophique, c’est ce qui a le plus de fantaisie et de légèreté, c’est ce qui s’écarte le plus de tous ces grands principes et de tout ce pédantisme outrecuidant de philosophie. Issue de l’observation baconienne et devenue la philosophie du xviiie siècle, cette philosophie a été jugée, non seulement par nous et par ceux qui, comme nous, hommes de religion révélée, ne croient point à cette chimère de philosophie, à ce serpent qui se mord la queue sans pouvoir l’avaler jamais, mais elle l’a été par la philosophie même du xixe siècle, aussi insolente pour le xviiie siècle que le xviie l’avait été pour le xviie, malgré les grands noms de Malebranche et de Descartes. Car c’est une des habitudes et un des privilèges de toutes ces philosophies que de se mépriser entre elles, comme les filles de joie se méprisent entre elles toutes, ayant toutes raison contre elles toutes…

Non ! il ne s’agit pas, dans ce jugement et ce mépris de la philosophie de Diderot et de son siècle, des grands esprits religieux qui la combattirent comme de Maistre, Bonald, Chateaubriand, Lamennais (avant sa lamentable chute) et madame de Staël, si profondément religieuse, quoique protestante. Il s’agit des philosophes eux-mêmes, de Royer-Collard, l’Écossais, de Cousin, l’hégélien de 1828, de Jouffroy, le sceptique qui crut à la mort de nos dogmes. Il s’agit enfin de tous les soi-disant spiritualistes de notre âge, qui ont fait une pelure à leurs pauvres idées avec ce spiritualisme qui double si magnifiquement la religion chrétienne, comme l’hermine double un manteau royal ! Consultez-les. Ils vous diront tous ce qu’après le panthéisme d’Hégel, le positivisme de Littré et le naturalisme de Darwin, doit peser scientifiquement le misérable matérialisme de Diderot.

Et, de fait, c’est l’enfance de l’art. Nous avons eu mieux… Malgré la place qu’a daigné octroyer Auguste Comte, dans sa bibliothèque positiviste, à l’Interprétation de la nature, par reconnaissance de la prophétie de l’auteur sur l’importance et l’avènement des sciences naturelles, — qui présentement sont en train d’étouffer la métaphysique, — le matérialisme de Diderot n’est, en somme, que le matérialisme élémentaire, inférieur et grossier des commencements. Il est confus, tâtonnant, d’une expérimentation maladroite, quoique audacieuse, mêlé de ces abstractions vers lesquelles Diderot était emporté par le plus étrange amour, — dans un homme comme lui, — un amour contradictoire avec son genre d’imagination, qui aurait voulu tout corporiser… L’Interprétation de la nature n’a ni la rigueur ni l’unité d’un système. La tête de Diderot répugnait au système, qui est l’honneur des têtes humaines. Cet esprit à tendances variées et contraires, mais chez qui l’imagination était toujours prête à prendre le mors aux dents, comme les chevaux d’Hippolyte, et à faire voler le quadrige en éclats, n’avait ni le sang-froid, ni la puissance, ni le temps d’élever et de tailler un de ces maîtres cubes en fait d’idées que l’on appelle un système, et qui, dans l’histoire de la philosophie, restent la gloire de ceux qui les mirent debout, même après qu’ils sont renversés.

L’Interprétation de la nature n’est donc point un système. Ce n’est qu’un livre à bâtons rompus sur la nature, sans composition, sans enchaînement, sans déduction, et, quoique l’auteur y parle beaucoup de l’observation baconienne, d’un dogmatisme sans réalité. Triste production, qui, quand elle parut, ne fit illusion à personne. Même les contemporains, vautrés dans ce matérialisme qui montait alors, comme l’eau du déluge, jusqu’aux frises du siècle, n’accueillirent point avec admiration ce livre, où, sous ces formes insupportablement déclamatoires qui ravissaient l’esprit faux du xviiie siècle, Diderot étale — il faut bien en convenir — la plus ambitieuse médiocrité. Voltaire, cet amoureux de la clarté, qui la pervertissait, mais qui l’adorait, comme la maîtresse qu’on a déshonorée, eut horreur de ce logogriphe. Frédéric de Prusse, trop grand seigneur pour ne pas se moquer de l’enthousiasme cuistre de Diderot, qui commence son livre à la manière de ce charlatan de Jean-Jacques, le marchand de vulnéraires suisses : « Jeune homme, prends ce livre et lis ! » se contenta de dire : « Je ne le prendrai ni ne le lirai, car je ne suis plus un jeune homme », et, en s’abstenant, il ne perdit que la fatigue de l’avoir pris et que l’ennui de l’avoir lu… On n’a pas besoin d’être roi de Prusse. Cet ennui, pour tout le monde, est effroyable et ne rapporte rien. Gœthe seul, l’incomparable Gœthe, a pu dépasser cet ennui que Diderot dégorge dans son Interprétation de la nature. Mais il n’y a que Gœthe capable de cela… Jamais dans un de ses livres Diderot n’a plus mérité ce reproche d’allemanderie que je lui ai fait déjà, à ce Champenois qui n’a pas ici la légèreté du champagne ! Il n’a ici que le vide profond, l’obscurité sans ces lueurs sombres qui lui sont chères, l’incompréhensibilité, les écailles de tortue contre lesquelles on se casse la tête, toutes choses essentiellement allemandes, mortellement opposées au génie français et même à la simplicité d’une doctrine aussi superficielle que le matérialisme de Diderot, — car quel mérite reste au matérialisme s’il n’a plus celui d’être clair ?…

Mais, disons-le aussi, Diderot n’a pas toujours été aussi balourd que dans son Interprétation de la nature. Les Lettres à mademoiselle Volland, dans lesquelles se trouve le Rêve de d’Alembert, ne sont pas plus vraies dans leurs affirmations que les autres livres philosophiques de l’auteur ; mais elles ont au moins une valeur qu’il faut constater : elles ont au moins le mouvement et la verve, qui sont presque toujours les qualités de Diderot quand il n’est pas ampoulé et déclamateur. Ces Lettres, qui donnent de Diderot philosophe l’idée la plus juste, montrent à quel point ce diable d’homme, abstracteur de quintessence comme pas un, malgré l’animalité de son esprit, et fait pour mieux que pour la doctrine à laquelle il s’est laissé aller comme on se laisse aller au libertinage, cherchait à mettre l’idéalisme dans un matérialisme affreux.

Effort, du reste, inutile. Le Diable est une bonne mécanique. Quand vous lui avez donné le bout du doigt, il vous dévide tout entier. Cette chimère que toute sa vie Diderot a caressée, cette infidélité qu’il faisait à Bacon tout en adorant Bacon, n’a pas empêché la prostitution définitive et l’irrémédiable damnation. Le Rêve de d’Alembert est là pour le prouver. C’est certainement le plus osé des écrits matérialistes de Diderot. Il ne l’est pas plus, dans le fond, que ses autres écrits, mais il l’est plus dans les détails, et ce sont les détails qui donnent aux œuvres de la pensée ou de l’art leur prestige, leur danger, leur durée. Ce sont les détails seuls qui les font vivre… On ne lira plus (et depuis longtemps) l’Interprétation de la nature, qu’on lira encore les Lettres à mademoiselle Volland et le Rêve de d’Alembert, uniquement à cause de l’audace effrénée du détail, et, disons-le, de sa réussite. Il y a là, en effet, un talent, indéniable et très particulier, qui vient précisément de cette nature composite que j’ai signalée, où le poète et le métaphysicien se font échec l’un à l’autre et produisent, en se choquant, ce brillant hybride qui fut Diderot. Malheureusement ce talent, dont il est impossible de faire la preuve par des citations5, est marqué du caractère forcé de tout matérialisme, quand il n’est pas inconséquent.

Ce caractère, c’est le cynisme. Voilà qui est effrayant. C’est le cynisme, le cynisme absolu. On a accusé justement Rousseau d’être cynique. « Il a — disait Voltaire — ramassé au coin des rues les douvelles pourries du tonneau de Diogène, et il s’est mis dedans pour aboyer. » C’était trop peu dire. Le misérable y a fait bien pis que d’y aboyer. Eh bien, Diderot est aussi cynique que Rousseau ; il l’est même davantage, car il est plus matérialiste que le sentimental inconséquent qui se prit dans la glu de ce déisme mou dont il n’était pas de force à se tirer ! Dans ce Rêve de d’Alembert, qu’il n’est pas permis à la Critique de raconter, Diderot, l’auteur de la Religieuse et des Bijoux indiscrets, porte, d’une manière éclatante, la peine de ce matérialisme philosophique qui, il a beau faire le fier, finit toujours par une saleté… « Il n’y a rien de sale ni d’impudique pour la science », dit Bordeu dans le Rêve de d’Alembert, Bordeu, le médecin sous le grand nom duquel Diderot, qui dans le fond était très lâche, a mis sa lâcheté à l’abri. Mais, bien loin d’admettre cet axiome, il est, selon moi, un argument contre la science, qui, si elle est vraie, ne doit pas être la révolte de tous les instincts de nos âmes et l’épouvante ou le dégoût de l’humanité. Et ce n’est partout que ce cynisme, cyniquement avoué, de la science. Diderot, le matérialiste Diderot, ajoute au cynisme de sa philosophie, qui serait cynique pour les plus purs, le cynisme de son tempérament. Il n’est pas cynique comme Voltaire, le nerveux et bilieux Voltaire, qui n’en a pas moins créé la mademoiselle Cunégonde et le docteur Pangloss de son abominable Candide (son plus grand crime, selon madame de Staël). Il est, lui, cynique comme un sanguin, comme un homme qui fut presque le compatriote de Piron, l’auteur de l’Ode à Priape, et qui avait du tempérament de Piron. Seulement Piron, qui était poète et capable de comprendre la beauté des idées religieuses, Piron, converti, se purifia pour mourir dans le christianisme, tandis que Diderot est mort, comme un chien, de trop plein, après avoir dîné.

Voilà donc, dans un aperçu rapide mais exact, la philosophie de Diderot et sa valeur comme philosophe. Je suis de ceux qui ne croient point aux certitudes dont la philosophie se vante et qui dédaignent cette vaine recherche de l’absolu par la science humaine. L’absolu est ailleurs pour moi qu’où les philosophes l’ont placé. Mais, quelles que soient les impuissances de l’homme à saisir et à expliquer les mystères que Dieu a mis devant nous, comme un mur, pour faire mourir l’orgueil au pied, je ne confonds pourtant ni les hommes ni les choses. Il y a des philosophies qui sont, certainement, de grandes choses intellectuelles. Il y a des philosophes qui sont de grands et formidables esprits. Il y a même des erreurs complètes qui méritent encore le respect de ceux qui savent ce que c’est que la force du cerveau humain… Le panthéisme d’Hégel, par exemple, est bien une autre chose que le matérialisme de Diderot. Hégel est quelqu’un, et Diderot, en philosophie, n’est personne. Je l’ai dit plus haut. Il n’a point de système. Il a de la passion philosophique, mais il n’a point de philosophie. Il a des tendances, des élans, des fougues philosophiques qui le précipitent dans le matérialisme général d’un temps assoiffé de cette fange, et il court boire à cet abreuvoir, comme une bête altérée. Tête de feu plus que de lumière, il avait, jointes à ses passions, les passions d’une époque enflammée de haine contre toute spiritualité, et, de tout cela, mêlé, confus et bouillonnant dans la cuve fumante de son cerveau, il ne devait guères sortir cette chose équilibrée, combinée, organisée, calme et redoutable qu’on nomme une philosophie. Je sais bien qu’il cria, à tue-tête, qu’il en avait une, et que parfois il le lit croire, car il était éloquent, mais le lucidus ordo manquait à cette tête enivrée. Cet homme, qui était suprêmement un artiste par l’enthousiasme et par l’expression, eut toujours la rage d’être philosophe. Il jouait à la philosophie encore plus qu’aux échecs du café Procope. Il mettait sa puissance artistique à cette belle œuvre d’être philosophe. Il s’y obstina, il s’y acharna, il s’y exaspéra, il s’y échevela, il s’y ensangmêla, — comme dit une expression magnifique du pays où j’écris ce chapitre, — et il y ruina un esprit superbe.

Et, lamentable résultat, cette philosophie qu’il avait la furie d’avoir, cette philosophie qui commence par le naturalisme grossier du Supplément au voyage de Bougainville pour finir au cynisme infect du Rêve de d’Alembert, a un dernier mot qui n’est pas une cochonnerie, et c’est le mot du scepticisme : « Je ne sais pas », le mot triste, incertain, inquiet, mais vengeur, de tous ces rogues négateurs de la spiritualité humaine, qui sentent la matière, dont ils se croyaient sûrs, trembler dans leur main. Athées à tout, au fond ; — athées jusqu’à leur propre philosophie !

Encore une fois, c’est uniquement, exclusivement, le philosophe que j’ai voulu apprécier dans ce chapitre. L’artiste, qui, en Diderot, se mêle au philosophe, — heureusement pour le philosophe, — viendra plus tard ; mais il est déjà ici, pourtant, dans l’Entretien avec la maréchale de B… œuvre charmante, quoique infectée de cette philosophie qui gâte jusqu’au meilleur du génie de Diderot. Ce bijou de dialogue rappelle, par l’esprit, la vivacité, l’étincellement, cet autre bijou : le Dialogue de l’esprit fort et d’un capucin, par le prince de Ligne, qui, lui, a sur Diderot l’avantage du christianisme, et qui soufflette avec tant de grâce les idées impies avec lesquelles Diderot se donne des airs et a l’impertinence de badiner. C’est par l’art, en effet, que le génie de Diderot reprend des ailes ; c’est par l’art, par la forme spontanée, l’accent, la chaleur de l’accent, que Diderot a devancé son siècle et qu’il sort de la boue de ce matérialisme dans laquelle il s’est enfoncé, ce lion, jusqu’à la crinière. Quant à son siècle lui-même, j’attendais, pour en parler mieux, l’Introduction annoncée pompeusement à la première page des Œuvres complètes qu’on publie. Mais, comme on dit dans la Mort de César,

Le gendre de Caton tarde bien à paraître.

Le gendre de Caton, c’est M. Assézat, ce mystérieux M. Assézat, qui ne paraît point. Chose drôlette. — Louis XIV, le splendide, se vantait d’être exact ; M. Assézat se fait attendre. Il a la cristallisation lente. Introducteur qui n’introduit pas, Jourdain littéraire qui n’ose point passer le premier. Le Jourdain de la comédie finit cependant par passer. Il finit par comprendre qu’il ne peut pas rester là, à cette porte, éternellement planté, comme un piquet devant un autre piquet, et il passe en disant, l’honnête homme ou l’homme honnête : « J’aime mieux être incivil qu’importun ».

Quand, lui, M. Assézat, passera-t-il ?…6

Chapitre III : contes et romans §

La publication successive des œuvres de Diderot est allée plus vite que nous. Elle va même trop vite, car elle est confuse et entassée, et l’ordre y manque dans le classement des œuvres de Diderot, de cet esprit déjà par lui-même entassé et confus. C’est avec Diderot plus qu’avec personne qu’il fallait un ordre et une sévérité de méthode qui nous fit voir sans trouble les différentes aptitudes de cet esprit d’une certaine puissance, mais désordonné, et dont les facultés empiétaient les unes sur les autres pour se diminuer, toutes, les unes par les autres. Le manque de lucidité dans la distribution des œuvres de Diderot, qui en étaient déjà à leur dixième volume quand nous écrivions ceci, ajoute un labeur nouveau à la rude besogne de la Critique, obligée de lire et déjuger, à un siècle de distance, des livres sans valeur absolue, écrits dans un intérêt de parti ou d’idées qui n’existe plus que par le terrible souvenir du mal que ces livres ont fait.

Le xviiie siècle, en effet, fut essentiellement polémiste, et tous les travaux de ses écrivains furent marqués de ce caractère horriblement pratique : le bouleversement de l’État social tel qu’il avait été constitué jusqu’alors. Les écrivains de cette époque affolée de destruction et de changements font le sinistre effet d’aveugles qui balaient la place où vont s’élever tout à l’heure les échafauds qu’ils ne prévoyaient pas, — car le récit de la prédiction de Cazotte est un conte inventé par La Harpe, et M. Taine, qui l’a cité à la fin de son volume de l’Ancien régime, s’est permis un effet de fantasmagorie indigne de son érudition. Voltaire, seul, se doutait de quelque chose : « Mes frères, qui vivra verra ! » disait-il en frottant diaboliquement ses vieilles mains ; mais il ne prévoyait pas ce qu’on a vu. Il ne prévoyait ni Marat ni Couthon… Quoi qu’il en ait été, du reste, les écrivains du xviiie siècle se préoccupaient bien plus de prosélytisme et de la diffusion de leurs idées que de la beauté de l’œuvre littéraire. Diderot, qui passe à tort ou à raison pour le plus artiste de tous, Diderot, qui traita dans une thèse spéciale de la question de la Beauté, ne fut pas plus haut que son temps et il le subit tout entier. Dans les volumes publiés aujourd’hui il apparaît comme conteur et comme romancier ; mais sous cet aspect il ne nous paraît pas plus grand qu’il ne nous l’a paru, dans les volumes précédents, comme penseur et comme philosophe. C’est toujours le même homme, qui se jette sur tous les sujets par tempérament intellectuel, mais ce n’est pas l’artiste qui se renferme dans l’idée fixe du chef-d’œuvre et l’amour pur de la beauté réalisable, — ces deux sphères fermées au fond desquelles vit ce grand solitaire, le grand artiste. Le xviie siècle (littérairement du moins) ne connaît pas cet artiste-là.

Ce sont tous des utilitaires, des briseurs d’images, des iconoclastes, qui se serviront de toutes les formes de la pensée dans l’intérêt de leur métaphysique impie. On sait la sacrilège consigne : « Ecraser l’infâme ». Quand on obéit à cette consigne-là, on se soucie bien des œuvres humaines désintéressées et pures ! Ils firent du roman, mais ils en faussèrent la conception supérieure, — ou, pour mieux dire, ils ne la connaissaient pas. A rigoureusement parler, le roman n’existait pas en France du temps de Diderot. Les Scudéry — ces Alexandre Dumas anticipés du xviie siècle — ; étaient oubliés autant que le seront, un jour qui n’est pas lointain, les Scudéry de l’heure présente, et l’auteur de la Princesse de Clèves, vantée par Voltaire, en littérature n’est réellement pas quelqu’un.. Au xviiie siècle, malgré Le Sage et son Gil-Blas, roman d’aventure sans couleur (l’imagination des aventures est la dernière des imaginations), malgré l’abbé Prévost et sa Manon Lescaut, ce chef-d’œuvre de bassesse dans la pensée et dans le sentiment et de platitude dans l’expression (malgré l’insignifiante madame Riccoboni, l’amie de Diderot, qui par amitié lui accorda du génie), le Roman, cette gloire et même cette seule gloire de la littérature moderne, n’était pas né au xviiie siècle. On le connaissait en Angleterre, mais en France il n’a commencé guères avant le xixe siècle. C’est à partir de cette époque qu’il a décrit le cintre immense qui part de Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand et madame de Staël, pour aboutir à Balzac et à Stendhal… Les écrivains du xviiie siècle étaient trop animés et trop esclaves des passions de leur temps pour avoir l’impartialité de l’observation et la profondeur dans l’étude de la nature humaine, ces deux conditions nécessaires à ce genre de composition. Le roman, pour eux, n’était qu’un véhicule commode pour porter leurs idées plus loin, pour les faire entrer plus avant dans les esprits et dans les cœurs. C’est ainsi que Voltaire écrivit Candide, — ce livre scélérat, qui faisait horreur à madame de Staël, la femme la plus disposée pourtant à pardonner tout à l’esprit (elle a dit : « Tout comprendre, c’est tout pardonner ») ; Candide., qui fait de la conscience humaine une plaisanterie, et qui, sous forme romanesque, n’est qu’un odieux pamphlet contre la divine Providence. C’est ainsi que Rousseau écrivit la Nouvelle Héloïse, — une suite de thèses philosophiques soutenues avec la flexibilité de l’esprit le mieux organisé pour le sophisme qui ait peut-être jamais existé. Et qu’à son tour enfin Diderot écrivit son Jacques le fataliste, dont le nom dit tout, et sa Religieuse, à laquelle maintenant on ne penserait pas plus qu’à la Mélanie de La Harpe, sans les détails ignoblement libertins qui, pour les esprits corrompus, poivrent de cantharides la fadeur de ce livre froid que la haine, qui tremble toujours un peu dans l’âme pusillanime de Diderot, n’a pas su réchauffer. Je ne parle pas du Neveu de Rameau, qui n’est qu’une figure mise debout, dans un dialogue de deux personnes, avec cette verve qu’avait parfois Diderot, cet esprit sanguin et nerveux, — nerveux jusqu’à la danse de Saint-Guy et sanguin jusqu’à l’apoplexie, — ni des Bijoux indiscrets, cette polissonnerie sans esprit qui rappelle le Sopha, cette autre polissonnerie, et qui met Diderot au-dessous même du fils Crébillon.

Et, ne vous y trompez pas, — nous prenons la mesure de l’homme, — ce ne fut pas seulement son temps qui empêcha Diderot d’être un grand romancier, ce fut aussi sa propre nature, ce fut le manque de génie, — le manque du génie qu’il eût fallu pour être un romancier. Diderot, quoi qu’on ait dit de ses hautes facultés d’artiste, n’avait pas la tête assez large, et son front, qui paraissait vaste, était trop obstrué de fatras philosophique pour avoir la nette conception du roman. Il avait cependant lu et admiré Richardson. On a de lui, sur la Clarisse de Richardson, un morceau resté célèbre, — une de ces pages d’enthousiasme éperdu, comme cette tête perdue, qu’on a trop prise pour une tête de critique, savait en écrire quand son tempérament de satyre intellectuel était à feu… Mais la secousse de cette lecture ne le féconda point. Richardson et son admirable livre passèrent, sans y laisser de trace, à travers cet esprit ouvert, cette bouche de Gargantua littéraire qui avalait tout et qui ne s’assimilait rien. Fielding et Richardson, ces romanciers dans la plus complète acception du mot, en Angleterre, quand, en France, nous n’avions encore que des larves de romanciers, — les têtards du genre, — Fielding et Richardson, ces observateurs et ces peintres de l’âme humaine et de la vie sociale, ne se préoccupaient que de leurs œuvres et de la force d’impression qu’elles pouvaient avoir, non pas seulement sur les âmes de leur temps, mais sur les âmes de tous les temps. Ils étaient impersonnels et vivaient dans l’isolante contemplation de leurs œuvres et de leurs modèles… C’étaient des concentrés sublimes, visant perpétuellement à quelque résultat esthétique, plus ou moins réussi, plus ou moins vrai, plus ou moins grandiose. Mais Diderot était, lui, un talent essentiellement extérieur. Au lieu de se concentrer, il se répandait. Il n’aurait pas attendu, comme Richardson, cinquante ans, derrière un comptoir, avant de lancer une Clarisse. Il ne serait pas resté, pendant des heures, silencieusement et pensivement assis à la taverne, comme Fielding, pour y observer des filous et des filles. Il était du siècle le plus superficiel. Comme un bourgeois qu’il était, — comme un parvenu et un Turcaret de lettres, — il raffolait des salons où les grands seigneurs ennuyés l’écoutaient comme un oracle. Sa vanité s’étalait là. Il s’y dépensait effroyablement. Il se dépensait au café, au foyer des théâtres, partout où les hommes étaient rassemblés et où il pouvait ruisseler de paroles. Jamais bavarderie ne fut plus robuste, plus impétueuse et plus continue que la sienne. Il ressemblait à ces fontaines qui dégorgent incessamment et puissamment une eau violente par la bouche de quelque figure de lion rugissante, et toute oreille était pour lui une vasque qu’il inondait et qu’il remplissait, ce déclamateur, improvisateur, prédicateur, — car, chose étrange ! il était, de nature, prédicateur. Ce singulier homme, qui, un jour de faim, avait fait dix-huit sermons pour dix-huit louis, avec sa facilité bouillonnante aurait pu être un magnifique prédicateur si le diable ne l’avait pas pris à Dieu de bonne heure et ne l’avait pas confisqué. Seulement, il garda le don. Il fut un prédicateur retourné et prêcha pour la philosophie. Dans ses romans, comme dans ses autres livres, il ne s’oublie jamais, ni lui ni sa prêcherie… Peintre qui crevait sa peinture pour passer sa tête par le trou de sa toile, afin qu’on le vît bien et qu’on l’entendît bien toujours.

Et c’était trop qu’on le voyait et qu’on l’entendait. Dans son Jacques le fataliste, sous le personnage de ce valet insupportablement philosophe, c’est lui, Diderot, qui prêche contre le libre arbitre de l’homme. Est-ce que des laquais s’occupent du libre arbitre ? Dans la Religieuse, c’est lui encore, c’est le philosophe Diderot, visible quoique moins dogmatique, moins affirmatif que dans Jacques le fataliste, — parce qu’il a peur de la Bastille et que jamais philosophe ne fut aussi poltron que lui, — c’est le philosophe Diderot, enragé contre l’institution des vœux monastiques, c’est l’écrivain fidèle aux mauvaises habitudes d’un siècle qui portait la Révolution dans son sein, et qui, pour supprimer un abus, supprimait l’institution entière. On y reconnaît Diderot encore au déhonté des détails ; car, je l’ai déjà dit, Diderot est un des plus cyniques d’un siècle cynique, et, sans la Pucelle, il serait le premier. Sa Religieuse, du reste, et son Jacques le fataliste, sont deux romans absolument médiocres, en dehors de leur exécrable inspiration. Ils n’ont pas d’invention réelle, pas de forte composition, pas de relief, pas de couleur, pas de caractères, pas d’art enfin. Diderot, qui a remâché toute sa vie l’expérimentalisme de Bacon, n’est pas plus créateur dans l’ordre du roman que dans l’ordre de la philosophie. Son Jacques le fataliste est, doctrine à part, le Tristram Shandy de Sterne, sans l’adorable génie de Sterne, sans les grâces de son récit, sans l’oncle Tobÿ, sans le caporal Trim. L’imitation, cette gâteuse, y est tellement visible, que Naigeon, qui aime Diderot comme le chien aime son maître, Naigeon, le Laridon de ce César, n’ose pas la nier… C’est du Sterne, mais quelle patte à la place de cette main ! Ce gourd et lourd Diderot a-t-il chiffonné, en le volant, ce merveilleux point d’Angleterre ! Je sais bien que l’histoire de madame de la Pommeraye, mêlée aux autres gravelures de ce livre, qui n’est au fond qu’une lapalissade philosophique relevée de grivoiseries, empêche de le rejeter avec le dégoût qu’il inspire ; mais il faut ajouter que dans cette histoire, racontée avec des interruptions qui, pour le coup, sont de l’art, il y a plus de mémoire que d’imagination et plus de tour que de couleur. La couleur du style est aussi absente dans cette histoire que dans les romans de Le Sage. Le tour est toute la supériorité de Diderot, de cet esprit qui n’a que du mouvement et de la verve. Or, il faut certainement plus que cela pour être un grand artiste littéraire, et il faut bien le dire, si tard que ce soit, Diderot n’est pas ce qu’on peut appeler un grand artiste. Il a des qualités d’artiste, comme il avait des qualités scientifiques. Qu’on me passe la familiarité du mot, parce qu’il est juste : c’était une bonne à tout faire en littérature ! mais un artiste qui ne fait qu’une chose et qui l’accomplit eût valu plus que lui… Il a touché à tout comme Voltaire, mais il n’avait pas plus la main ailée de Voltaire qu’il n’avait la main fine et languissante de Sterne. Il n’avait pas de Sterne, cet enchanteur, le risqué charmant du trait, qui effleure l’indécence sans jamais y entrer, tandis que lui, Diderot, y entra toujours, et même avec de grosses bottes, pour y enfoncer davantage. Il n’a pas non plus, quand il est cynique, le cynisme grandiose et titanesque de Rabelais, ce Michel-Ange de l’ordure, qui sculptait si superbement dans une matière que je ne nommerai pas, comme s’il eût sculpté dans de l’or.

Ce bourgeois de Diderot a embourgeoisé tout. Il a embourgeoisé Rabelais, Sterne et Voltaire, en les imitant ; Sterne, Voltaire et Rabelais, des bourgeois comme lui de naissance sociale, mais de race de tête différente. Tout grand artiste, en effet, — et Voltaire, malgré l’infériorité qu’il dut aux passions de son siècle et l’abus qu’il a fait de ses talents, a du grand artiste, — tout grand artiste a quelque chose d’élégant, de patricien, d’aristocratique, que n’a jamais Diderot, même les jours où il a le plus de talent. Il est toujours le fils du coutelier de Langres, éduqué, littéraire, un monsieur du tiers, — de ce tiers qui va naître. Mais Richardson n’avait pas plus, que je sache, porté l’épée et marché sur un talon rouge que Diderot, et pourtant ce teneur de livres en librairie, ce courtaud de boutique, a créé Lovelace, et par cette création il a montré quelle est la fierté du génie, que Diderot ne connaissait pas !

Je l’ai dit plus haut, il n’en avait point, de génie. On lui en a donné ; mais c’est un cadeau… C’était un pataud brillant, mais c’était un pataud, qui, dans sa lourdeur déclamatoire, brillait plus par le mouvement que par l’éclat de sa pensée. Il avait la faculté du paradoxe, ce kaléidoscope de l’esprit, qui, remué et secoué, a des combinaisons et des rencontres de couleurs inattendues. Il a bien prouvé qu’il l’avait dans le Paradoxe du comédien, dans l’Entretien d’un père avec ses enfants et dans son Neveu de Rameau. A cette faculté du paradoxe il joignait la faculté du conteur rapide, qui sait tourner vivement et ingénieusement son conte, même quand ce conte est dépourvu d’originalité. Voilà, en somme, les meilleures facultés de Diderot. Quant à ses prétentions d’esprit, il les eut toutes, et nous les jugerons dans les livres qui nous restent à examiner. Il fut auteur dramatique, critique d’art, critique de littérature et même poète, sa dernière et sa plus risible fatuité. Mais, en dehors de ses Paradoxes et de ses Contes, je ne lui vois aucune espèce d’originalité. On a dit de Voltaire qu’il fut le second dans tous les genres et ne fut le premier dans aucun. On peut dire de Diderot qu’il fut le troisième, mais qu’il ne fut pas même le second. L’opinion moderne, reconnaissante, probablement, de ce qu’il avait travaillé à la destruction de l’autorité religieuse et politique, l’accepta beaucoup trop sur le pied où il se donna d’un homme de génie, et la Critique, si basse souvent, suivit l’opinion, au lieu de la conduire. Mais elle en reviendra si elle le lit, car jusqu’ici elle ne l’a lu que par fragments, comme elle le trouvait sous sa main.

L’édition complète des frères Garnier servira, du moins, à éclairer la Critique ignorante, en l’accablant et en l’ennuyant de choses illisibles. Croyez-vous que Jules Janin, qui fut un des premiers de notre temps à sonner du feuilleton sur Diderot, qu’il imita toute sa vie, avait lu Diderot tout entier ?… Il avait lu ses romans, ses contes et ses paradoxes, et il arlequina là-dessus. Le génie donc donné à Diderot est un pur don. Personne, personne, au fond, n’avait lu et ne connaissait Diderot dans son intégralité, effrayante et assommante. Cet homme, qui bavardait ses livres bien plus qu’il ne les écrivait, cet esprit exubérant, qui lâchait toujours tout, en style de ballon, — et, au fait, ses livres gonflés et tendus étaient des ballons, crevés à présent presque tous, — ne se lisait pas lui-même. A l’Encyclopédie, dont il fut le plus laborieux contremaître, on ne se gênait pas avec lui, cet étourdi fougueux, qui pouvait perdre l’entreprise par ses éclats d’opinion quand il n’était pas travaillé par la peur verte de la police et de la Bastille, — car il ne faut pas oublier qu’il était poltron comme Sosie, ce déclamateur ! — à l’Encyclopédie on revoyait ses articles, on les corrigeait, on en supprimait des morceaux entiers, et il ne s’en aperçut jamais. Il pensait comme nous : il ne se relisait pas !!! Bah ! c’était plus inspiré ! Les écrits sortaient de ses mains comme les feuilles dispersées sortaient de l’antre de la Sibylle, et il pouvait dire, en pirouettant sur son trépied :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

C’était rigoureusement exact. Sa plume, rapide comme sa parole, ne laissait pas plus de trace que des mots évanouis.

Eh bien, franchement, la gloire d’un homme doit coûter un peu plus cher que ça !… Et voilà, quand je pense à Diderot, ce qui me fait trouver de l’impertinence dans sa gloire.

Chapitre IV : le théâtre §

Parmi les œuvres de Diderot, dont les volumes, en ce moment, se succèdent et tombent sur nous comme les lourds blocs d’une avalanche, le viie et le viiie volumes sont consacrés à sa critique dramatique. Dans les chapitres précédents nous avons, si on se le rappelle, cherché à prendre la mesure exacte du métaphysicien, du moraliste, de l’historien, du romancier, de l’homme de raisonnement et de fantaisie, si prodigieusement exagérés dans Diderot. Maintenant, c’est le tour de l’auteur dramatique et de son théâtre, — de son théâtre, très inférieur à ses autres ouvrages, même aux yeux de ceux-là qui croient le plus au génie de cet homme surfait.

C’est que, s’il s’agit de théâtre, l’opinion s’égare moins. On a une pierre de touche de plus pour apprécier l’œuvre d’un homme. La représentation mord plus sur nous que la lecture. La représentation est une épreuve presque matérielle, tant elle entre dans l’esprit par tous les sens du spectateur et tant elle s’empare brutalement, souverainement, de son être entier. Au théâtre, l’impression se double et se multiplie de l’impression de chacun, et l’ennui, qui est une impression, et la plus insupportable, l’ennui y est rendu plus accablant par l’ennui de tous. Les drames de Diderot, malgré l’influence des philosophes, malgré les coteries de son temps, malgré le monstrueux ascendant de l’Encyclopédie sur l’opinion d’alors, tombèrent, et, garantie de leur chute ! ne furent pas repris, si ce n’est le Père de famille, dont La Harpe a dit qu’il « n’y a pas de pièces aussi peu suivies », et qui fut, nonobstant, joué jusqu’en 1833, pour définitivement disparaître. A cette époque, le Romantisme, qui s’était affolé de Diderot et qui le proclamait presque le premier homme du xviiie siècle, car le Romantisme n’a jamais eu grand goût pour Voltaire, lui donna, en le faisant jouer, cette marque de considération dernière ; mais depuis il ne vint à personne l’idée de ressusciter Diderot à la scène. En ces dernières années, il est vrai, deux hommes, d’un mérite inégal, — l’un poète, mais un peu visionnaire, qui voyait des beautés là où il n’y en avait pas, et l’autre doué d’une sympathie naturelle pour toutes les platitudes, — Baudelaire et M. Champfleury, ont positivement demandé à plusieurs théâtres de jouer la comédie de Diderot : Est-il bon ?… Est-il méchant ?… qu’ils disaient un chef-d’œuvre. Mais les directions mises en demeure ont refusé net une exhumation qui eût laissé le mort par terre.

Diderot est donc fini, parfaitement fini, comme auteur dramatique, s’il ne l’est pas entièrement comme critique et comme romancier. Cet amoureux d’initiative, mais ce tempérament de plus de désir que de puissance, qui cherchait partout où se dégonfler et qui concubinait avec toutes les idées, s’était cru de force prolifique à féconder le théâtre épuisé. Mais il se trompa. Il s’était posé en révolutionnaire dramatique. Hélas ! on révolutionne un pays, mais On ne crée pas pour cela un gouvernement. Diderot ne créa pas de genre nouveau. Ses hautes prétentions de créateur avortèrent, et il data même l’ère des avortements qui suivirent les siens, car, au théâtre, le Romantisme, qui reprit plus ou moins les idées de Diderot, n’a pas été plus fécond que lui ni plus neuf. La tragédie bourgeoise de Diderot, qui est devenue le drame moderne, n’était rien de plus que du la Chaussée, et les contemporains eux-mêmes de Diderot ne furent pas les dupes des airs superbes de sa théorie. Ce que je viens de dire de son imitation de la Chaussée, La Harpe l’affirmait avant moi :

« Diderot — dit-il dans son Cours de littérature, avec le haussement d’épaules très perceptible de la pitié, — crut toute sa vie qu’il avilit fait une grande découverte en proposant le drame honnête, la tragédie domestique, le drame sérieux, mais, sous tant d’affiches différentes, c’était tout uniment le drame de la Chaussée, moins la versification et le mélange de comique… »

Ainsi, ce n’était plus seulement du la Chaussée, c’était du la Chaussée réduit. On ne pouvait guères descendre plus bas… Honteux peut-être d’une copie qu’on lui reprochait et qui mutilait et dégradait un si chétif modèle, Diderot se réfugia dans les idées générales, si chères aux esprits sans précision, et cet inventeur à bon marché affirma que « le temps était venu de substituer à la scène les conditions aux caractères, et de remplacer les coups du théâtre par des tableaux, sources nouvelles d’invention pour le poète et d’étude pour le comédien ». Telles étaient les idées, vagues quand elles ne sont pas fausses, que Diderot, avec son charlatanisme déclamatoire, fouetta, pour les faire mieux mousser, dans des Études critiques où je cherche en vain les ressources, le mouvement et la vie du fort discuteur qui a écrit le Paradoxe du comédien. L’Allemagne seule, l’Allemagne, cet engoulevent en fait d’idées, pouvait se prendre et se barbouiller à cette mousse, et même Lessing, si supérieur de tête à Diderot, l’avala, et en l’avalant crut ajouter à la substance de son esprit. Seulement, si Lessing accepta un peu trop vite la vaine utopie dramatique de Diderot, il ne s’illusionna pas, lui, l’auteur de Nathan le sage, sur la médiocrité des drames qui sortirent de cette utopie, et qui, du coup, mirent le dramaturge au niveau du théoricien.

Rien de plus médiocre, en effet, que ces drames, qui devaient faire, selon lui et ses amis, de Diderot le maître du théâtre, et rien de moins étonnant que leur médiocrité ; car si quelqu’un, de nature, répugnait au théâtre, assurément c’était Diderot, dont l’incoercible personnalité débordait sur tout, comme une rivière qui sort de son lit. Diderot est absolument le contraire de ce que doit être un auteur dramatique. La première condition de l’auteur dramatique, c’est l’effacement de soi-même et le pouvoir de revêtir, par un prodige d’organisation, la personnalité des autres. L’auteur dramatique ressemble au comédien, qui le continue, et qui est tout le monde et qui n’est personne. Demandez-vous quelle était la personnalité de Shakespeare, le plus grand homme que l’art dramatique ait jamais produit ? On ne sait pas un mot de ce qu’en son âme et conscience il était… On ne sait de lui que son génie, et son génie, c’est tous les personnages de ses drames, les uns après les autres. On connaît Macbeth, Othello, le roi Lear, Richard III, Hamlet, Falstaff, tout ce défilé magnifique qui passe dans ses œuvres ; mais Shakespeare lui-même, on ne le connaît pas. La légende, encore plus que l’histoire, nous apprend que dans sa jeunesse il tenait par la bride, à la porte des théâtres, les chevaux des gentilshommes qui, plus tard, y devaient revenir pour admirer son génie, et que, vieux et indifférent à sa gloire, il passa ses derniers jours assis tranquillement sous son mûrier de Stratford-sur-Avon. Mais tout cela n’est pas la personnalité de Shakespeare, l’esprit, l’âme, le tréfond de Shakespeare, ce qui fait enfin qu’un homme est soi et pas un autre. Shakespeare, comme Dieu, ne se révèle que par ses œuvres. On connaît un peu mieux la personnalité de Molière, parce qu’il est moins grand ; cependant lui aussi a la faculté de l’effacement, lui aussi a le pouvoir impersonnel de rire quand son cœur est brisé, et de donner le change à ses larmes. Mais Diderot, on ne le sait que trop. On le connaît, on l’entend, on ne peut l’oublier, ce moi bouillonnant et retentissant de Diderot, cette nappe enflée d’un bavardage immense, cette inondation, ce déluge qui passe par-dessus tous les personnages de ses drames !

Diderot, partout et toujours, n’est que Diderot. C’est toujours et partout le philosophe du xviiie siècle, le matérialiste, l’athée de son temps, avec sa fausse morale, sa fausse vertu, sa fausse sagesse, son faux langage, tout cela plus faux encore que sa fausse poétique. Si le multiple et l’infini Shakespeare est tous les personnages de ses drames, les personnages des drames de Diderot sont tous Diderot, l’éternel Diderot, monotone et ennuyeux ; car en fait d’ennui Diderot a précédé Gœthe, le plus grand ennui qui ait jamais, depuis le commencement du monde, fait bâiller les hommes sur la terre… Le critique Geoffroy écrivait, en 1811 :

« On a sifflé le Père de famille. Ô mânes de Diderot, quel outrage sanglant pour le grand dramaturge, pour le grand législateur de la tragédie bourgeoise ! Cet énergumène a, dit-on, écrit de belles pages, comme il arrive aux fous de faire de beaux rêves. Mais il a porté plus loin qu’aucun autre l’emphase et la jonglerie philosophiques. Plus tard, on eût pu lui donner pour théâtre et pour Parnasse les petites maisons… Le Père de famille fut regardé comme son chef-d’œuvre, dans un instant où les caricatures philosophiques étaient à la mode. Ce drame est tombé avec la philosophie qui l’avait mis en crédit. Nous avons reconnu par une funeste expérience que quarante ans de déclamation et de pathos sur l’humanité, la sensibilité, la bienfaisance, n’avaient servi qu’à préparer les cœurs à tous les excès de la barbarie. »

Il y a certainement de la colère dans ce mépris terrible de Geoffroy, et cette colère, quand, en 1811, on touchait encore au bois sanglant des échafauds, était légitime ; mais le temps, qui a glacé ce mépris furieux, ne l’a pas effacé.

Il n’était pas, d’ailleurs, besoin du souvenir de la révolution française, fille de la philosophie du xviiie siècle, pour applaudir aux sifflets vengeurs de 1811. Les réactions politiques n’ont rien à voir en littérature. Seulement, en rentrant dans l’ordre de la critique purement littéraire et dramatique, ce qu’on appelle le théâtre de Diderot ne tient vraiment pas devant un examen désintéressé. Malheureusement, ce théâtre n’a pas été stérile. Il a fait d’odieux et d’imbéciles petits, comme en Allemagne, par exemple, le Misanthropie et repentir de Kotzebue, et, en France, l’Honnête criminel de Fenouillot de Falbaire et la Brouette du vinaigrier de l’acteur Monvel. Peu importe, au fond, que Fenouillot de Falbaire et Monvel, depuis longtemps charriés à l’oubli, aient écrit des choses ineptes et ridicules, ce n’est ni un déchet pour eux ni une perte pour l’esprit humain. Mais le crime de Diderot et de ses théories c’est de nous avoir gâté un homme plus fort que lui en nous gâtant Beaumarchais, — car il faut bien mettre au compte de Diderot Eugénie, les Deux Amis et la Mère coupable ; c’est d’avoir retardé l’avènement et hâté la fin d’un homme d’esprit et de génie, qui s’est débattu longtemps dans le pathos de Diderot avant de naître à des chefs-d’œuvre, et qui, ténacité des influences premières, a fini par y retomber !

Et encore, Beaumarchais, après tout, n’est qu’un homme. Mais si on allait au-delà de Beaumarchais, mais si on recherchait profondément la mauvaise influence de Diderot sur les générations qui ont suivi la sienne, malgré les défaites et les expériences, peut-être la trouverait-on susbsistant encore sur la littérature dramatique de nos tristes jours. L’abaissement continu et les vices du théâtre, en ce moment du xixe siècle où il n’y a plus d’esprit assez résolu et assez mâle pour aborder franchement la grande comédie et où tout tourne au drame romanesque et bourgeois, sont en partie dus à Diderot. Il nous a infectés. « Je sais bien — disait le vieux Mirabeau — qu’il y a des excréments dans toute race » ; mais, ici, c’est le fondateur de la race qui est l’excrément.

Il a donc fait pis que d’échouer au théâtre, Diderot. Il a fait échouer le théâtre lui-même, qui, je le crains bien, ne reprendra plus la haute mer. Il faudrait, pour le remettre à flot, quelque homme de génie qui ne viendra pas. En France, le théâtre est mort, en dépit de quelques éclatantes rabâcheries que l’on prend pour des innovations, — aussi mort pour l’heure que le théâtre même de Diderot. S’il revenait au monde, cet homme, qui fut l’Ixion de toutes les nuées et qui fut celui de la Gloire, aimée par lui avec une turbulence que n’ont pas ceux qui la méritent, souffrirait cruellement de voir sa renommée dramatique la plus radicalement manquée de toutes les renommées sur lesquelles son contentement de soi et sa naturelle outrecuidance avaient peut-être le plus compté. Ce prostitué à toute idée, ce libertin d’esprit qui prenait feu à tous les sujets et à qui Fourier aurait reconnu la papillonne intellectuelle, s’était enflammé d’un amour violent pour le théâtre ; mais ce fut, en définitive, l’amour de l’eunuque pour l’odalisque, dont parle Montesquieu dans ses Lettres persanes. De tous les sujets qu’il a touchés, le théâtre est celui sur lequel il a appuyé davantage. Les pièces qu’il a fait jouer ou qu’il pouvait faire jouer sont peu nombreuses : c’est le Fils naturel, le Père de famille, les Pères malheureux, le Joueur, imité de l’anglais, et la comédie de : Est-il bon ? Est-il méchant ? le califourchon de M. Champfleury… Mais les éditeurs de ses œuvres, qui sont les Rabouilleuses de cette rivière assez impure, l’ont vidée de tout le fretin qu’elle contenait et nous ont composé presque un volume avec les plans et les ébauches de pièces qu’il avait le projet d’achever. Il y a là les Deux Amis, le Libertin puni, une tragédie romaine intitulée Terentia, une autre tragédie intitulée l’Infortunée. Hélas ! toutes les pièces de Diderot pourraient bien porter ce nom-là. Ce volume de plans et d’ébauches montre à quel point l’idée de théâtre travaillait Diderot. S’il n’était pas né un homme de génie ni même de talent dramatique, il était né comédien et gesticulateur. Les conversations qu’on trouve dans ses œuvres sembleraient annoncer qu’il avait le ferraillement du dialogue et la botte de la réplique, choses si importantes à la scène ; mais, justement, ce qui lui donnait une valeur relative dans les conversations introduites par lui jusque dans ses romans, c’est qu’il pouvait y être Diderot, puisqu’il s’y mettait en scène, et que, dans ses pièces, au contraire, il ne pouvait sans détonner rester Diderot. Cet esprit turgescent n’était pas capable de l’effort de s’oublier.

Engoué de musique et de danse, il rêvait, pour se grandir lui-même, de proportions inconnues au théâtre, et, dût le théâtre en crever, il y faisait entrer de force l’Opéra, prosaïsant, rapetissant le sujet des pièces, mais agrandissant le spectacle. C’était là du matérialisme appliqué… Son amour, ou, pour mieux dire, son culte du théâtre, allait jusqu’au cabotinisme le plus insensé. Cet ennemi de Dieu et des prêtres, pour qui la messe n’était que la seule comédie qu’il n’aimât pas, voulait que la comédie du théâtre remplaçât la messe ;

« J’étais chagrin — dit-il dans son entretien sur le Fils naturel — quand j’allais au spectacle et que je comparais l’utilité du théâtre avec le peu de soin qu’on prend à former les troupes. Alors je m’écriais : Ah ! mes amis, si nous allons jamais à Lampedouse fonder, loin de la terre, au milieu des flots de la mer, un petit peuple d’heureux, ce seront là nos, prédicateurs ! Et nous les choisirons sans doute selon l’importance de leur ministère. Tous les peuples ont leurs sabbats, et nous aurons aussi les nôtres. Dans ces jours solennels on représentera une belle tragédie qui apprenne aux hommes à redouter les passions ; une bonne comédie qui les instruise de leur devoir et qui leur en inspire le goût. »

Voilà pourtant à quel point il était tombé dans la foi niaise à cette comédie qui n’a jamais corrigé personne. Mais l’enthousiasme, même du cabotin le plus effréné, n’excuse pas la bêtise quand elle a cette grosseur. En supposant que Diderot fût de bonne foi en écrivant ces incroyables sottises, ce dont je doute, connaissez-vous rien de plus abjectement imbécile que cette religion de saltimbanques qu’il voulait établir à la place des plus nobles institutions qui aient existé chez tous les peuples ?… Et les petites maisons de Geoffroy ne vous reviennent-elles pas à la mémoire ? car on y mettait aussi les idiots…

Tel il était devenu, ce fanatisé de théâtre. Telle était la honteuse badauderie dans laquelle, avec tout son esprit, il avait roulé. Quand on lit, dans ses œuvres et dans ses théories, l’importance inouïe qu’il donnait à la chose dramatique, on s’étonne qu’il eût retranché la versification de sa poétique du drame ; car il était poète, ou, pour parler plus justement, cet homme, qui ne doutait de rien, avait l’insolente prétention d’être poète, dans sa vaniteuse universalité. Il faisait des vers, en effet, comme il faisait toutes choses, mais moins bien qu’une foule de choses qui, dans ses œuvres, laissent pourtant beaucoup à désirer. De tous les vers qu’il a rimés, du reste, les quatre suivants sont les seuls qui ont surnagé dans la mémoire des hommes :

La nature n’a fait ni serviteurs ni maîtres.
Je ne veux ni donner ni recevoir des lois,
Et mes mains ourdiraient les entrailles du prêtre
A défaut de cordon pour étrangler les rois !

La Révolution, il est vrai, qui raccourcissait tout, a raccourci ces vers pour les chanter sur un mode plus vif et plus pratique que Diderot ; elle a dit, elle, avec une décision charmante :

Et du boyau du dernier prêtre Serrons le cou du dernier roi !

Mais les éditeurs d’aujourd’hui n’ont pas voulu que les autres vers de Diderot fussent oubliés. Ils ont voulu nous donner un Diderot complet et sous toutes ses faces. Au ixe volume de leur collection, destiné presque tout entier à un mémoire sur les mathématiques et à tout un énorme traité de physiologie, ils ont, avec un ingénieux contraste qui devait faire ressortir les facultés encyclopédiques de leur auteur, imprimé tout à coup les poésies de Diderot, auxquelles on ne s’attendait pas.

Elles sont en petit nombre, heureusement, et, disons-le, elles ne sont pas toutes dans le ton de ces quatre vers que nous venons de citer. Diderot, ce travailleur inconscient et anticipé pour le compte des savetiers de la Révolution, qui portaient des têtes au bout des piques, n’était pas tous les jours de ce trissotinisme atroce. Il n’y avait pas toujours du sang dans les crachats de ce bavard. Habituellement ses inspirations étaient plus placides. Pédantesques et solennelles quand elles sont graves, ou prétentieuses dans leur légèreté quand elles veulent être légères, ces poésies renferment des hymnes à l’amitié, pour être chantées dans son temple avec des coryphées et des prêtresses, et d’autres hymnes avec strophe, antistrophe et épode, et, à côté de cette prétintaille, des vers galants et badins, exprimant ce mélange d’épicuréisme et de vertu, de volupté et de sagesse, qui fut le vice du xviiie siècle, et qui dégoûte plus les esprits élevés et les âmes fières que le cynisme des passions hardiment montrées. En général, imitations jalouses et maladroites de Voltaire, ces poésies de Diderot, libertines et quelquefois impies, mais honnêtes, car il mettait l’honnêteté partout, ce sophiste et ce blagueur de vertu (le mot est bas, mais il dit une bassesse), ont les prudences de l’impuissant qui commence dans le vieux roquentin. Le poète y dit quelque part assez malproprement à une femme « qu’il économise ses hommages ». Certes ! les éditeurs auraient pu, à leur tour, économiser ces révélations des économies de Diderot. En résumé, ces piètres poésies ne valent pas la peine que la Critique, qui les timbre, en passant, du fameux mot de Rabelais, les ramasse pour les regarder. Elles prouvent seulement que Diderot, qui savait son métier d’homme de lettres et qui se donnait parfois le pensum de faire des vers, aurait pu mettre en vers, tout comme un autre, ses tragédies vertueuses et bourgeoises.

Et, s’il ne l’a pas fait, c’est probablement pour qu’elles fussent plus bourgeoises comme cela !

Chapitre V : la critique §

Ce travail sur Diderot va bientôt toucher à sa fin. Quoique cette publication des Garnier continue toujours d’aller son train enragé de volumes, cependant on peut, à la rigueur, considérer que l’œuvre de Diderot est terminée au XIIe. Il reste bien encore la Correspondance, qui viendra plus tard et qui parachèvera Diderot, esprit fait pour la correspondance comme pour le monologue, et pour les mêmes raisons, — la correspondance n’étant guères qu’un monologue écrit ; — mais, au lieu de la placer ici où elle devait être, les éditeurs, qui croient trouver leur compte à multiplier les volumes et à tarir, jusqu’à sa dernière goutte, le puits de paroles que fut Diderot, se sont mis à pomper dans l’Encyclopédie et à nous en tirer, un par un, tous les articles que Diderot, qu’on me passe le mot ! y a débagoulés de cette plume qui ressemblait à une voix de chantre… Ce fatras ennuyeux, plus parlé qu’écrit, d’une érudition incertaine, confuse et haletante, est absolument sans intérêt pour qui a lu Diderot chez lui, c’est-à-dire dans ses livres personnels et réfléchis, si l’on peut dire que cet homme, qui se répandait comme un tonneau défoncé, ait réfléchi jamais.

Dans ses livres, en effet, Diderot est plus spécialement et continûment lui-même. Il y est l’artiste, l’inventeur, le fantaisiste, le pousseur d’idées devant lui, ce mélange de faune et de bacchante qu’il était dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre de la pensée. Il y affirme davantage toutes les facultés qui constituent sa personnalité multiple. Il s’y montre enfin bien au-dessus de tous les maçons de la Tour de Babel de l’Encyclopédie, dont il fut, comme on sait, le plus fort gâcheur… Dans le panorama de facultés dont Diderot, en ses livres, a donné le spectacle, et que nous avons fait passer devant vous, voici aujourd’hui le critique. C’est sa force de critique qu’il nous faut juger. A tort ou à raison, l’opinion a reconnu dans Diderot, au milieu de toutes les supériorités qu’elle lui octroie trop généreusement, la supériorité du critique. Pour mon compte aussi je crois qu’il en avait l’étoffe, mais rarement il en eut l’emploi. Là, comme ailleurs, là, comme partout, il se rompit et avorta encore. Seulement, de tous les fragments heurtés qui forment cet homme inachevé et lui donnent l’air d’un chaos qui n’a pas su être un monde, le fragment du critique est le plus puissant.

Il aurait pu, certainement, en être un formidable s’il l’avait voulu, — s’il ne s’était pas dépensé toute sa vie en cymbales retentissantes, et s’il n’avait pas pris plaisir, dans l’ébriété naturelle de son esprit, à jeter, les unes après les autres, toutes ses facultés par la fenêtre. Oui ! très sincèrement, je le crois, il eût pu en être un ; mais, pour cela, il fallait d’abord avoir dans la tête une notion juste de la Critique, et il né l’avait pas. Il n’en avait qu’une notion déshonorée et déshonorante. C’est lui qui a écrit, le malheureux ! « La sotte occupation que celle de nous empêcher de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris ! C’est l’occupation du critique.  » Je ne crois point qu’on puisse dire plus bête et plus bas… Étourdi prodigieux, était-ce donc là l’idée qu’il avait de lui et de ce qu’il faisait quand il faisait de la critique sur les peintures et les livres de son temps ?… Il faisait donc, selon lui, une sotte chose ?… Quoi ? lui, Diderot, l’homme heureux à qui le succès a été si facile, n’a sur la Critique que cette opinion injurieuse et misérable, que cette opinion de rancune qu’ont les esprits maltraités par elle ? La ressource des amours-propres offensés, c’est une définition meurtrière de la Critique. Pour eux, c’est l’infécondité et c’est l’envie, — l’envie, qui trouve laids tous les enfants qu’elle n’a pas faits. Et, c’est bien triste à dire, les plus grands génies, saignant d’amour-propre blessé, ont eu quelquefois la faiblesse de pousser ce cri contre la Critique. Ah ! la sottise — qui n’est pas celle de la Critique — est de croire qu’elle est aussi sotte que la fait Diderot. Elle ne l’est pas, d’ailleurs, si elle empêche de prendre le plaisir qu’on ne devait pas prendre, ou si elle fait rougir de celui qui était honteux… Mais cela, qui serait encore une assez belle chose pour être fier d’en être capable, n’est que la moitié de la fonction de la Critique. Elle ne voit pas que les défauts dans les œuvres. Elle y voit et fait voir aussi les beautés, souvent inaperçues, autant que les défauts. Et, pour elle, ce n’est pas tout encore. Quand il n’y a ni beautés ni défauts dans une œuvre, qu’au lieu de médiocre elle est nulle ; quand l’artiste n’a pas su lutter avec les difficultés de son sujet et qu’il a été accablé et anéanti par elles, la Critique refait à sa manière ce que l’artiste n’a pas su faire, et, ici, elle devient inventive, elle crée… Et il est incroyable que Diderot, qui parfois a créé ainsi, ait pu l’oublier et se soit, en méconnaissant la Critique, traité de sot lui-même, lui qui, ce jour-là, pour avoir dit cette sottise, en a été un.

Car Diderot a cela : il a, en critique, le don le plus rare. Il a l’invention. Peu de critiques l’ont ou l’ont eue. La Harpe était un didactique. Sainte-Beuve, dont présentement les Lilliputiens des journaux font un grand critique, et qui, selon moi, en était un petit ; Sainte-Beuve, qui voyait menu, trottait menu, disait menu, n’avait pas cette puissance de l’invention, la plus belle qu’on puisse avoir en critique, et qui s’ajoute au discernement. Il n’était pas de force à refaire d’ensemble ce qui avait été manqué en détail. Il ne montra jamais par un exemple le parti qu’on pouvait tirer d’une idée. Il n’en éventra jamais aucune. Il se contentait de dire sa petite impression, puis se retirait sous ses petites phrases, petit serpent de ces petites fleurs… Diderot, lui, avait cette puissance de dire à un homme qui avait échoué : Tenez ! voilà comme il fallait s’y prendre, voilà ce qu’il pouvait y avoir de statue dans ce bloc de marbre et ce qu’il fallait en faire sortir ! Un jour Thomas, ce Diderot en double par l’exagération et par l’enflure, s’avisa d’écrire une mauvaise déclamation sur les femmes, auxquelles le pauvre homme ne comprenait rien ; Diderot reprit le livre en sous-œuvre et le refit, pour montrer comme on pouvait le faire, et c’est son meilleur morceau de critique et le plus heureux modèle de ce que j’appelle la Critique inventive, qui prêche d’exemple et descend de l’abstraction des principes pour s’asservir vaillamment les réalités. Dix fois ailleurs, dans ses Salons, Diderot, devant une toile vide de par la pauvreté de la tête et la pauvreté de la main, tirait de sa tête, à lui, le tableau que l’artiste n’avait pas vu dans la sienne, l’idéeant, comme disait Bonald, quand il ne pouvait pas l’imager !

Ce fut sa critique de peinture qui l’illustra, du reste, bien plus que sa critique littéraire, laquelle n’a guères d’accompli et d’enlevé que cet Essai sur les mœurs, c’est-à-dire sur les femmes, dont je viens de parler, et où il remanie si magistralement la glaise indécise de Thomas. Les expositions de peinture venaient de créer ce genre de critique qui a gardé son nom, — les Salons, — et Diderot écrivit les premiers pour le compte de la correspondance de Grimm, envoyée aux princes d’Allemagne. Grimm fut la couveuse du goût de Diderot, qui avait en lui le germe de tous les goûts, pour les tableaux et les statues. Il couva, avec son ventre froid, l’œuf brûlant de Diderot. L’esprit enthousiaste de Diderot se précipita de ce côté avec l’ardeur d’un tempérament qui valait mieux que ses doctrines, et qui le prouva par la plus complète inconséquence. Le croirait-on, si on ne tenait sous la main tous ses Salons ? Diderot, comme critique d’art, fut le contraire de tout ce qu’on pouvait attendre d’un matérialiste aussi fanatiquement absolu que lui. Le matérialisme de son temps, qu’il éblouissait de sa plume comme le renard éblouissait de sa queue les dindons perchés sur l’arbre et qu’il s’agissait d’en faire tomber, le matérialisme de son temps ne lui reprocha pas beaucoup cette inconséquence ; mais le matérialisme du nôtre, qui nous a durcis contre les idées spirituelles, ne la lui pardonnera pas, et c’est cette inconséquence qui devra se retourner, dans un temps donné et que je crois prochain, contre la gloire que le matérialisme lui a faite. Les matérialistes, qui ont, en art, engendré le réalisme, oublieront ingratement l’athéisme qu’ils doivent à Diderot et riront avec mépris du bonhomme qui définit la peinture : « l’art d’aller à l’âme par l’entremise des sens », et qui, dans son Essai sur la peinture, pose en principe que « le but de l’art est de rendre la vertu aimable, le vice odieux et le ridicule saisissant ».

Que dirait Baudelaire s’il revenait ?

C’est donc, avant tout, un moraliste que Diderot, c’est-à-dire ce que les artistes matérialistes de ce temps doivent le plus détester et mépriser. Pour lui, l’esthétique vient après la morale. Il est en principe ce que le peintre Hogarth est en acte ; mais son peintre, ce n’est pas le puritain et cruel Hogarth, c’est Greuze, le vertueux et sentimental Greuze. A cent pages de ses Salons en a-t-il parlé avec amour ! Je l’ai dit dans un des chapitres précédents, Diderot, cet apôtre retourné en athée, est resté opiniâtrément ce qu’il était et ce qu’il avait été élevé pour être : un prédicateur. Ses Salons battent incessamment en brèche la conception de l’art telle qu’elle s’établit de plus en plus dans l’esprit moderne, attentif seulement aux beautés techniques et se permettant très bien des impertinences comme celle de ce coussin de couleur qui choque tant Diderot dans la pauvre étable de Bethléem. Pour lui, l’important, c’est de trouver un grand sujet et une grande idée, et toujours, dans tous ses Salons, c’est au point de vue de l’idée qu’il discute le tableau qu’il a sous les yeux, ou qu’il l’invente quand le sujet abordé par le peintre lui semble manquer d’idéalité ou de grandeur. Ainsi, par exemple, le tableau de Lagrenée : Vénus aux forges de Lemnos demandant à Vulcain des armes pour son fils. Ainsi, encore, le tableau de Doyen : Diomède combattant Énée, sur lequel il fait son tableau à côté même de la description du tableau. Et une foule d’autres. Partout Diderot rentre à pleines voiles dans la grande voie et la grande tradition spiritualiste, et même sa haine insolente et stupide contre l’affreux conte du Christianisme, comme il l’appelle, ne l’empêche nullement de rendre justice aux tableaux d’une inspiration chrétienne, parce qu’elle est morale puisqu’elle est chrétienne, et que la morale est suffisante, à son estime, pour faire passer sur tous les détails de ce conte affreux.

Résultat étonnant, n’est-ce pas ? que ce spiritualisme inattendu et involontaire venant de ce terrible matérialiste de volonté qui, toute sa vie, nia avec fureur la spiritualité humaine, et qui apporte une valeur de vérité à sa critique sur laquelle on n’était, certes ! pas en droit de compter. Et ne croyez pas que ce spiritualisme, si étrange sous la plume de Diderot, soit l’affaire d’une impression momentanée, comme il devait tant y en avoir dans cette nature de bouffées, de saccades, d’entraînements. Ce serait là une grande erreur. Toutes les opinions, au contraire, qui peuvent sortir du tronc d’idées morales dressé avec tant de vigueur dans les critiques d’art de Diderot, en sortent de toutes parts et s’y épanouissent. « Quand — dit-il quelque part — une composition a toute l’expression dont elle est susceptible, elle est toujours assez pittoresque… » Vue superbe, d’un spiritualisme péremptoire, qui ne tient plus à la préoccupation de la moralité dans l’art mais à une esthétique intellectuelle plus forte que Diderot, en Diderot, et qui donnait à son inconséquence une persévérance et une unité que l’inconséquence ordinaire ne connaît pas. Nous aussi, nous pensons comme Diderot. Seulement, ne nous y trompons pas ! ce qui fait l’honneur de sa critique fait la honte de son esprit. Si sa critique était ici simplement en cause, nous n’aurions que des applaudissements pour elle ; mais il faut se souvenir que dans cette étude sur Diderot on embrasse l’ensemble de l’homme. Or, il est impossible de ne pas admettre que s’il eût été plus organisé, d’une tête plus ferme et d’un esprit moins anarchique, il ne serait point, par démantibulé de nature, tombé dans la vérité comme il serait tombé dans l’erreur.

Mais enfin il tomba dans la vérité, et y tomber, c’est une manière d’y entrer encore. Son éditeur d’aujourd’hui, idolâtre comme tous les éditeurs, ne l’est pas trop quand il dit de lui qu’en matière d’art il avait l’amour du beau et de la bonne foi. C’est la vérité : Diderot, ce charlatan éblouissant qui joue l’inspiré et fait la Pythie dans sa robe de chambre, cesse d’être saltimbanque quand il s’agit d’art. Il eut la bonne foi jusque-là d’oublier sa philosophie, ses systèmes, toutes les idées qui font de lui le plus enragé d’un siècle enragé de matérialisme, devant une toile ou devant un marbre qui remuait sa sensibilité. Cet esprit faux en tant de choses avait la sensibilité juste. La plupart de ses jugements sur les hommes de l’École française, Chardin, Vernet, Vanloo, Greuze, Lautherbourg, Casanova, Lagrenée, Deshays, Boucher, qu’il compare à l’Arioste et pour lequel il finit par être justement sévère, — car le cynique, chez Diderot (et vous savez qu’il y était), a parfois de très belles manières de s’arrêter et de se purifier en montant, — tous ses jugements sont restés, et la forme qu’il a donnée à ces jugements n’a pas, après lui, été surpassée. Cette forme originale et primesautière est de la plus piquante variété. Là aussi il est créateur. Là il introduit jusqu’au drame, jusqu’au dialogue (voir les pages sur le tableau de Greuze : la Jeune fille qui pleure son oiseau mort), jusqu’à l’anecdote, et même l’anecdote osée, pour faire entrer davantage dans l’esprit le trait aigu de sa critique. Mais ce n’est pas seulement dans la forme qu’il a cette qualité première qui crée, et qui, en tout, est le génie : il l’a dans le fond même. Je l’ai dit, mais il faut insister, il a cette magnifique critique inventive qui fait faire, en quelques traits resplendissants, le tableau ou le groupe manqués. Vous pouvez lire, si vous voulez, tout ce qu’on a écrit de Salons depuis que les siens inaugurèrent ce genre de critique, vous trouverez peut-être des descripteurs plus exacts, plus savants, plus forts en musées, ayant vu davantage et plus comparé ; vous trouverez des stylistes plus ou moins chauds, plus ou moins vivants ; mais lui, Diderot, c’est la vie ! C’est un épouseur de sujets. Il entre en eux et les féconde.

Ne le privons donc pas de la seule chose grande qui soit vraiment à lui, et qui le tire de la foule des esprits si profondément faux en tout de son siècle. Il eut la critique inventive. Mais cette critique, qu’il porta une fois dans la littérature, ne s’atteste jamais que dans quelques Salons, et on désirerait pour sa gloire qu’elle se fût attestée davantage… Malheureusement (on l’a vu), Diderot n’était capable d’aucune concentration ; c’était le mouvement perpétuel. Il s’éparpillait dans trop de choses pour être ce qu’il faut dans une seule quand on y veut tout écraser. Voilà pourquoi il n’éleva pas à sa plus grande puissance la meilleure faculté qui fût en lui. Il n’était, en effet, inventeur qu’en critique. En métaphysique, il avait copié Bacon ; en roman, Sterne ; en drame, la Chaussée. Il n’avait inventé ni le Neveu de Rameau, qui n’est pas une invention, ni ses Contes, qui ne sont pas des contes. Il n’était vraiment capable d’invention qu’en critique, — et encore non pas en critique générale, mais en critique appliquée. Les volumes où l’on a renfermé ses critiques d’art contiennent un Essai sur le beau, essai malheureux, d’une connaissance médiocre et étranglée ; car Diderot se contente d’y exposer maigrement les maigres systèmes de Wolf, de Hutcheson, du père André, qui n’ont pas éclairé beaucoup cette question du beau qu’il faut renvoyer au chapitre des inutilités métaphysiques, et dans cet Essai sur le beau son don d’invention critique l’abandonne. C’est qu’il s’agit ici d’idées pures et de théories, et non plus de ces faits d’art comme il en fallait à sa nature artiste et magnétique. Cette nature vibrante ne se révélait jamais plus intensivement que de plain-pied avec le marbre ou le tableau placés devant elle, et qui lui envoyaient cette émotion : — le « coup de hache » qu’ont à la tête tous les grands « artistes », a-t-il dit, et que lui aussi il y avait !

C’est par ce « coup de hache » qu’il est quelqu’un. C’est ce « coup de hache » qu’il faut voir sur son front pour qu’on le respecte. Par malheur, on ne l’y voit pas toujours. Le sang lumineux de l’inspiration que ce « coup de hache » fait couler se coagule bientôt au vent des passions déclamatoires, ineptes ou folles, du temps maudit auquel appartenait Diderot, et le front noblement ouvert n’apparaît plus que furieux ou stupide, comme celui d’un bœuf assommé.

Chapitre VI : la correspondance §

Enfin, après avoir tant attendu, la voici, cette Correspondance qui doit terminer les œuvres complètes de Diderot.

Depuis le XIIe volume, qui, selon moi, fermait ses œuvres personnelles, les éditeurs ont pu écouler en six volumes de plus les divers travaux de Diderot à l’Encyclopédie, cette œuvre collective d’une érudition maintenant débordée, qui n’atteste, d’ailleurs, en Diderot, nulles autres facultés que celles qu’on lui connaît, et encore qui n’attestent pas toutes celles dont on sent la présence ou la prétention dans ses autres ouvrages. C’est Diderot encore, je le veux bien, mais diminué, — enrégimenté, — discipliné, — dans le rang ; c’est Diderot ouvrier dans un travail d’ensemble qui est la pensée de son siècle bien plus que la sienne. Diderot, en effet, n’est plus ici qu’un des tailleurs de pierre d’un monument que le xixe siècle ne regarde déjà plus. L’Encyclopédie est, dans l’ordre de la pensée et de l’érudition philosophiques, ce que furent, dans l’ordre de l’art, les cathédrales du moyen âge, — mais avec cette formidable différence que le sentiment qui animait les grands artistes du moyen âge a eu beau perdre de son énergie, de sa profondeur et de sa beauté dans le cœur des nations modernes, les magnifiques chefs-d’œuvre qu’on leur doit n’en existent pas moins à l’état de chefs-d’œuvre, enlevant d’admiration ceux qui les contemplent, tandis que l’Encyclopédie, dont on croyait faire quelque chose comme une cathédrale de Cologne ou de Strasbourg de l’impiété, ne fait plus guères l’effet que d’une masse informe, incohérente, sans grandeur réelle, dont se détournent également à cette heure l’imagination et la raison des hommes. Les monuments d’art religieux du moyen âge correspondent à des sentiments immortels. Les monuments d’une science incrédule comme le fut l’Encyclopédie au xviiie siècle ne répondent, eux, qu’à des besoins de destruction qui ne peuvent pas être éternels : autrement le monde finirait.

J’ai marché, a dit l’Erreur, et la face de la terre a été renouvelée. Oui ! elle a été renouvelée. Mais, ingratitude des siècles qui se piquent d’être progressifs, les erreurs du xixe siècle ne peuvent pas avoir beaucoup de respect pour les erreurs dont elles sont les filles. Elles doivent mépriser leurs mères comme les bâtardes méprisent les leurs. Je m’imagine que l’athéisme de Littré, par exemple, l’athéisme scientifique, positif, absolu, de ces derniers temps, ne se découvre pas le front, comme faisait Newton quand il prononçait le nom de Dieu, devant le matérialisme lyrique de Diderot, ivre de matière et qui parlait avec tant d’inconséquence de l’Eternel… D’un autre côté, l’Encyclopédie n’eut pas non plus, pour son exécution, des ouvriers de la force de ces sublimes anonymes du moyen âge, qui ne se souciaient que de la gloire de Dieu et ne pensaient pas à la leur en élevant vers lui leurs merveilleux édifices. Les ouvriers de l’Encyclopédie, dont Diderot et d’Alembert furent les premiers par le talent, ne s’oublièrent pas dans la gloire coupable de leurs doctrines. Même les plus indignes petits grimauds qui mirent la main à ce torchis de l’Encyclopédie, qui se donnait les airs superbes d’une tour de Babel, signaient orgueilleusement leurs travaux. Qu’y ont-ils gagné ? Et Diderot et d’Alembert eux-mêmes, les chefs de cette mise en train infernale de l’Encyclopédie, qui avaient une personnalité d’esprit, l’y absorbèrent, Diderot surtout, Diderot, le truculent déclamateur qui s’enfla toute sa vie pour prendre plus d’espace et paraître plus grand, Diderot, bien plus que d’Alembert, effacé dans l’abstraction de sa géométrie. L’Encyclopédie fut pour Diderot le rocher de Leucade. Il se jeta dans cette mer de matérialisme comme Sapho dans une mer plus pure, et, comme elle, il y perdit sa lyre et s’y noya. Mais j’aime mieux Sapho et je la regrette davantage !

Eh bien, c’est cette personnalité de Diderot, noyée, perdue, et que je n’ai pas repêchée dans l’Encyclopédie, que je retrouve aujourd’hui dans la. Correspondance !… Certes ! la personnalité de Diderot se verrait encore dans les récits de cet homme, qui a pourtant plus d’abondance que d’originalité. Sans qu’il fût nécessaire d’être un Lavater en critique, on pourrait très bien deviner l’homme que fut Diderot à travers l’écrivain qu’il est, car s’il y eut jamais un esprit indiscret, débordant, promptement répandu, se versant, se vidant, laissant toujours tout échapper, à propos de tout, comme une cruche cassée (la Cruche cassée de son ami Greuze), c’est bien cet incontinent de Diderot. Personne, pour être pénétré de part en part par la Critique, comme il faut que tout écrivain le soit, dans la triple personnalité de son talent, de son tempérament et de son caractère, n’eut besoin moins que Diderot du mystère dévoilé et des cachets rompus d’une correspondance. Il est, dans l’histoire littéraire, des écrivains d’une étrange dissonance, qui masquent leur caractère par leur génie, et ceux-là, pour être compris, doivent laisser derrière eux une correspondance ou des mémoires qui renseignent sur ce qu’ils furent en dehors de leurs écrits, et qui nous donnent la réalité de leur vie après l’idéalité de leur pensée. Ainsi, par exemple, sans les Mémoires et les Lettres de lord Byron, qui aurait su que le sombre poète du Giaour cachait un dandy jaloux de Brummell et de ses gilets, et le terrible jacobin de la Vision du jugement et des vers atroces contre Castlereagh, le plus hautain des aristocrates ?… Ainsi, dernièrement, la Correspondance de Balzac fraîchement ouverte a laissé s’élever au-dessus d’elle un Balzac qui y était contenu dont on n’avait vu jusque-là que la grandeur intellectuelle, et dont on ignorait la grandeur morale. Mais Diderot n’est pas de ces profonds. Il n’est pas compliqué d’un autre homme. Il n’est point de ceux qu’il faut dédoubler pour intégralement les apercevoir. Nul écrivain ne fut mieux d’un seul jet que cet écrivain, qui ne fut lui-même qu’un jet toute sa vie. Nulle substance ne fut jamais mieux de fond ce qu’elle était de superficie. Aussi toutes les lettres de la Correspondance de Diderot, n’importe à qui elles sont adressées, ne sont-elles que le refrain moins bien chanté de chansons déjà entendues. La Correspondance de Diderot, dans laquelle on chercherait vainement l’inconnue que le génie n’arrache pas toujours de son âme, répète seulement les notions données par ses livres ; mais elle les répète en les abaissant dans l’expression familière et les détails du tous-les-jours, et elle les frappe de vulgarité. Si, dans les Œuvres complètes de Diderot, rééditées aujourd’hui bien plus pour les bibliothèques que pour les lecteurs, il y a du gonflement et du trop-plein, et si l’on pouvait sans inconvénient en retrancher au moins la moitié, on pourrait à plus forte raison supprimer toute la Correspondance. Je ne sais pas vraiment ce que Diderot y perdrait en talent, en idées ou en formes d’idées ; mais je sais bien ce qu’en dignité il y gagnerait.

Mais c’est ici que vient se placer l’expiation des mauvaises doctrines. Dans ses livres nous avons vu Diderot, l’apôtre du matérialisme, enseignant la philosophie la plus abjecte du haut de ses ambitieuses théories et des grands mots sur lesquels il exhausse sa pensée, et dans la Correspondance nous le voyons de plain-pied, sans cothurne, — car ce païen en portait un dans ses écrits, — au coin du feu, en souliers plats ou en pantoufles, rabâchant, remâchant les idées de ses livres, sans leur plaquer le masque de ces grandes images qui ressemblaient au masque du comédien antique, lequel doublait l’effet qu’il produisait par sa figure agrandie. Eh bien, ce contraste et cette descente, voilà la punition ! A bas de ses échasses, Diderot, le faux géant, n’est certainement pas un nain encore, mais, enfin, ce n’est plus qu’un homme de taille ordinaire, moins résistant que corpulent, et ramené à ces proportions justes que l’opinion et le préjugé lui avaient fait perdre. Pour ceux, en effet, que n’a pas rendus fous le vent qui souffle du xviiie siècle, le Diderot de la Correspondance n’est pas essentiellement plus petit que le Diderot des Œuvres, et le Diderot des Œuvres n’est pas plus grand que le Diderot de la Correspondance. C’est bien toujours, au fond, le même Diderot ; mais ici moins empanaché.

Cette Correspondance, que les admirateurs de Diderot ne seront pas très heureux de voir publier s’ils tiennent à ce qu’il garde son prestige, cette Correspondance qui le réduit à sa plus simple expression et nous le montre dans la stricte vérité de sa nature, ne s’étend pas de Diderot à beaucoup de personnes, mais se borne simplement à deux : Falconet et mademoiselle Volland. N’aurait-elle pas été si exclusivement concentrée, une correspondance de Diderot ne devait pas avoir par elle-même une importance que Diderot, de sa personne, n’avait et ne pouvait pas avoir. Une correspondance de Diderot ne pouvait pas avoir l’étendue, l’influence, l’immensité de rayonnement de celle de Voltaire, qui régna sur son temps aussi bien par ses lettres que par ses autres écrits. Diderot n’était pas, il ne fut jamais comme Voltaire, qui écrivait à toute l’Europe de cette plume qui courait comme le feu sur la poudre, un chef d’opinion reconnu dans le vaste soulèvement, dans l’effroyable conspiration organisée au xviii® siècle contre l’ancienne société française et le christianisme qui l’avait faite. Diderot n’était, lui, qu’un soldat, et n’avait que du zèle… Il n’était que le metteur en œuvre et en train de l’Encyclopédie. Et, d’ailleurs, il parlait trop pour beaucoup écrire. Les relations de ce hanteur de cafés ne furent jamais nombreuses, et il fallait la société du xviiie siècle, cette vieille duchesse libertine qui dérogeait jusqu’aux laquais et qui finit par faire son idole de Jean-Jacques Rousseau, pour que le fils du coutelier de Langres et l’écrivailleur de la rue Taranne pût pénétrer dans quelques salons, qui s’ouvrirent devant lui comme tout s’ouvrait dans une société qui s’éventrait elle-même ; car Diderot n’avait pas en lui ce qui force les portes : le génie de la domination. Un homme du peuple, un porcher peuvent avoir ce je ne sais quoi d’irrésistible, mais enfin Diderot ne l’avait pas. Il était cuistre et gourd, malgré sa faconde, et bourgeois, radicalement bourgeois, et vous l’eussiez trempé dans la pourpre que vous l’en eussiez retiré bourgeois… Nous l’avons vu, quand il s’est agi de ses Œuvres, timbrées pour l’éternité de ce cachet de bourgeoisisme qui est sa caractéristique, malgré la pompe de son expression. Et il y a plus ; non seulement il était bourgeois, mais, comme la torpille qui engourdit tout ce qu’elle touche, Diderot avait la faculté déshonorante d’embourgeoiser jusqu’au génie. Nous l’avons dit ailleurs, dans ce long travail : il embourgeoisea Rabelais, Sterne et Voltaire, ces esprits de haute race, quand il voulut les imiter. Ses imitations eurent alors la gaucherie d’un parvenu qui fait le grand seigneur. Dans ses récits, il a essayé bien des fois, avec la faculté de se monter la tête qu’il tenait de sa double nature d’orateur et de comédien, d’échapper à ce bourgeotisme fatal qui ne le lâchait pas, qui le reprenait, et que je retrouve aujourd’hui dans la Correspondance comme la seule chose naturelle à cet esprit exagéré.

Et quoi d’étonnant qu’il y soit si bien ! Quoi d’étonnant que le bout d’oreille du bourgeois, et même toute l’oreille, y soit davantage, puisque la peau de lion de l’écrivain y est moins ! Elle y est moins, surtout dans les lettres à mademoiselle Volland, d’un autre ton que les lettres à Falconet et plus nombreuses. Falconet était un artiste avec lequel Diderot pouvait être autre chose que bourgeois. Falconet avait été choisi par l’impératrice Catherine de Russie pour exécuter à Saint-Pétersbourg la colossale statue en bronze de Pierre le Grand. Fonction qui le classait déjà. Diderot admirait Falconet, comme il admirait tout, quand il se mettait à admirer, ce gobe-montagne qui aurait avalé la statue de Pierre le Grand avant qu’elle ne fût faite. Or, il paraît que Falconet ne se payait pas de la même monnaie que Diderot. C’était un esprit âpre, hérissé, difficile, mécontent, un Alceste de la sculpture qui avait le mépris de la gloire, la traitant comme une bourde, ce qui paraissait monstrueux à Diderot, badaud effaré devant cette bourde comme le porc de la Bible devant le vent. Ce mépris de la gloire, sincère ou non, de Falconet, avait monté l’instrument sonore qu’on appelait Diderot jusqu’à faire casser toutes ses cordes, et il éclata, dans des lettres qui sont des thèses, avec une furie d’arguments comme il en avait, ce paradoxeur toujours en haleine. Dans un sujet aussi déclamatoire, Diderot se donna, dos et ventre, de cette déclamation qui était son vice, et ici, comme cela devait être, le bourgeois fut primé par le déclamateur. Les lettres à Falconet ne sont donc qu’un livre de plus à mettre au compte de Diderot, et, paradoxe pour paradoxe, le paradoxe sur la gloire est très inférieur au paradoxe sur le comédien. Pour les lettres à mademoiselle Volland, c’est une autre affaire. Ces lettres-ci sont bien de véritables lettres, écrites, non plus pour le public ou pour entamer une tête de sculpteur aussi dure que ses marbres et rebelle aux beautés de la gloire. Ce sont des lettres sur les choses de la vie, du sentiment, de la société, qui sont l’ordinaire sujet des lettres de tous ceux qui nous en ont donné de charmantes, — et même d’immortellement charmantes ; et nous allons voir ce que ces choses deviennent sous cette plume de Diderot, qui, si elle n’est pas une plume de paon lui passant, quand il écrit, par-dessus la tête, n’est plus qu’un tronçon dans sa main.

Les conditions étaient, du reste, ce qu’elles devaient être pour les faire ce qu’elles sont, ces lettres. Mademoiselle Volland était aussi bourgeoise que Diderot. Il l’avait connue à quarante-cinq ans, et elle était devenue son amie, — comme ils disaient au xviiie siècle, avec une pudeur sentimentale des plus comiques dans la bouche de ces impudiques, qui concubinaient tous régulièrement sur toute la ligne comme on n’avait peut-être jamais concubiné. Au xviiie siècle, tout le monde avait son amie. Tout le monde parlait, devant tout le monde, de son amie. Madame d’Épinay était l’amie de Grimm. Madame d’Houdetot était l’amie de Saint-Lambert. Tous les hommes graves, occupés, vertueux, sages et philosophes, avaient des amies (et nous rions des Anglaises !!). C’était le mot du temps pour ne pas dire maîtresses. Mademoiselle Volland le fut donc de Diderot. Elle n’était plus jeune, elle n’était pas jolie, elle était maigre et chaussait son nez de lunettes. Mais « il s’agit bien de cela à quarante-cinq ans », disait Diderot, qui avait fait de l’adultère public — de l’adultère ayant pignon sur rue — toute sa vie avec madame de Puisieux, sa première amie, et qui disait, avec l’indécence scientifique qu’il aimait, ce pédant malpropre, que « l’amour pour lui n’était plus les quelques gouttes d’un fluide versé voluptueusement ». Mademoiselle Volland appartenait à une famille qui la circonvenait et qui, tout en approuvant sa position d’amie de Diderot, l’en séparait quelquefois, parce que cette famille habitait la campagne. Diderot, de son côté, occupé à Paris quand il y venait, se désoccupait aussi à la campagne, chez le baron d’Holbach, le Crésus philosophique du temps, chez qui on faisait journellement tronçon de chière lie, de polissonnerie et d’impiété.

C’est de là qu’il a écrit les lettres à mademoiselle Volland du volume d’aujourd’hui, qui s’arrête à la date de 1760, car la correspondance qui reste encore à publier va jusqu’en 1774. Ces lettres, qu’on ne croirait jamais, en les lisant, écrites pour une femme aimée, sont — il faut bien le dire, puisque nous les avons là sous les yeux, — le plus nauséabond mélange de bouffissure et de platitude, de sentimentalité niaise et de grossièreté. Elles ne sont pas exclusivement des lettres d’amour. Diderot n’y parle pas seulement à celle qu’il aime du sentiment qu’elle lui inspire. Il y parle aussi, et beaucoup plus au long, de la vie qu’il mène éloigné d’elle et de la société qui l’entoure chez le baron d’Holbach ; et, comme cette société est très spirituelle et très brillante, il semble qu’on ait le droit de s’attendre à tout autre chose qu’à ce qu’on trouve en ces lettres, parfaitement indignes de tout homme qui n’aurait pas été Diderot mais qui aurait eu ne fût-ce qu’une étincelle de ce qui fait le génie de cette chose à part qu’on appelle la correspondance. Certes ! quand on a lu attentivement Diderot, quand on sort de la cahotante lecture de ses œuvres, on ne peut pas lui demander ce qu’il n’a pas ; on ne peut pas lui reprocher de n’avoir point mis dans ses lettres ce qu’il n’a pas mis dans ses livres : la grâce, l’élégance, la souplesse, la sveltesse, la délicatesse, la finesse, la distinction naturelle, l’émotion naïve, aucune enfin de ces qualités patriciennes inconnues à sa nature de bourgeois, aucun des mille charmes de ceux-là qui ont le talent de la lettre, qui n’est pas le talent des lettres, car ces deux talents peuvent être séparés comme ils peuvent être réunis. Mais on pourrait, sans exigence, demander à Diderot, dans ses lettres à mademoiselle Volland, de l’amour d’abord, de la passion éloquente et vraie, puisqu’il se vante d’en avoir et qu’après tout l’imagination ne manquait pas à cet homme d’images, ni la chaleur d’entrailles à cet enthousiaste si facilement inspiré… Et puisque aussi la Correspondance n’embrasse pas que les intérêts de son cœur, mais s’élargit autour des intérêts de son esprit, on pourrait lui demander encore, dans ses lettres, tout ce que son genre d’esprit avait à nous donner, et nous a donné parfois ailleurs, à cet homme qu’on appelait et qui s’appelait lui-même si fastueusement : « le philosophe », à cet inventeur qui avait écrit des romans et des drames, qui se targuait d’avoir des idées et qui se croyait le plus puissant des observateurs !

Mais ce serait en vain, ce serait inutile. Ne lui demandez rien, il ne vous donnerait pas. Le Diderot qui paraît possible ici en est absent. Il n’y a ici que le bourgeois. Il n’y a que les sentiments bourgeois, l’esprit bourgeois, la plaisanterie bourgeoise. Et ici plus de bourgeois comme en ses livres, où Diderot s’efforce de grandir le bourgeois dans l’emphase de son expression, et où il le retrouve quand il cherche à lui échapper. Plus de bourgeois rappelant par l’attitude de la phrase et de la pensée les bourgeois drapés, posés et idéalisés par David dans son serment du Jeu de Paume, dont, à coup sûr, Diderot eût fait partie s’il eût vécu jusqu’à la Révolution. Plus de bourgeois juvénilement et vertueusement épris, comme il les créait dans ses drames. Mais un bourgeois qui n’a plus que l’amour bêta, plaintif et entêté d’un vieux élégiaque qui ne veut pas absolument renoncer.à l’amour encore… Prudhomme anticipé, réduit à Platon. L’amour solennellement et mélancoliquement fidèle qui revient dans toutes les lettres de Diderot à mademoiselle Volland, comme le bruit d’un homme attendri qui se mouche, et malgré deux ou trois éructations déclamatoires dans lesquelles on reconnaît le déclamateur incorrigible, offrant son « sang à boire » à mademoiselle Volland, — qui n’en a pas la moindre envie et qui n’est pas une bête… féroce, au moins, — cet amour n’a d’égal en bourgeoisisme que la gaîté de Diderot, quand il est en gaîté… et qu’il se débraille avec les dames. Car on s’y débraillait dégoûtamment, chez le baron d’Holbach. Et alors ce n’est plus le satyre effréné poursuivant la bacchante qu’il eût aimé à peindre dans ses livres, ce toqué de mythologie érotique, mais c’est le cynique à froid, qui se permet les anecdotes et les plaisanteries les plus abominablement grasses d’un bourgeois en veine d’obscénité.

Tel il est pourtant, le Diderot de ce volume de Correspondance, dans lequel, du Diderot des Œuvres, il ne reste que le bourgeois sur lequel le Diderot des Œuvres est bâti. Le bourgeois, chez Diderot, est le fond et le tréfond de l’homme ; et voilà pourquoi, même quand il a du talent, Diderot ne peut jamais être grand. De tous les volumes de l’édition publiée jusqu’ici c’est incontestablement le plus médiocre, parce qu’il y a dans ce volume le plus de bourgeois. Par places, même, ce livre est ignoble. N’est-ce pas, en effet, un spectacle révoltant qu’un vieil amant envoyant des paquets de polissonneries à sa maîtresse pour la consoler de son absence ?… Dans ces lettres à mademoiselle Volland j’ai bien cherché un mot profond, une page éclatante, une vue sur quoi que ce soit de ce que Diderot y regarde, et je n’ai rien trouvé qui puisse sauver du mépris ce volume de Correspondance, qui n’est pas le dernier encore, et qui ne peut être pardonné par la Critique, serait-il suivi d’un chef-d’œuvre !

Chapitre VII : résumé — Diderot et Gœthe §

Eh bien, c’est fini ! Pour le coup, c’est fini ! Le dernier volume de Diderot a paru. Et c’est bien le dernier du Diderot, par Diderot, — mais ce ne devait pas être le dernier du Diderot par les frères Garnier, les éditeurs. Il devait y en avoir encore un autre, mais qui ne paraîtra pas. Vous n’avez pas oublié M. Assézat, ce fameux, et mystérieux et vaporeux M. Assézat, car il s’est évaporé… Il devait nous faire, parbleu ! tout un volume sur Diderot et le xviiie siècle. On l’avait annoncé sur la couverture de chaque volume, et il nous faisait faux bond à chaque volume. On l’avait annoncé, gros comme le bras, et on n’en voyait pas le bout du doigt. Cela m’avait impatienté. Mis en demeure par moi, qui l’attendais sous l’orme, de déclarer qu’il n’était pas un mythe, un animal héraldique et fabuleux, une licorne, un farfadet, il eut la bonté de m’avertir, sous seing privé, qu’il existait réellement en chair, en os et en esprit, mais que, pour des raisons — à lui connues — il avait, contrairement à tout usage, renvoyé à la queue de l’édition ce qui devait être mis à la tête… Je ne sais pas ce que ruminait, pour plus tard, cet honnête bœuf de M. Assézat ; mais c’était là un commencement d’originalité. Malheureusement ses raisons pour ne paraître qu’après Diderot, devant lequel il aurait dû porter sa petite lanterne, comme Flipote devant madame Pernelle, — une bavarde aussi, comme Diderot, — ses raisons — à lui connues — sont restées inconnues. M. Assézat est mort tout à coup pendant que les frères Garnier, les forts portefaix de l’édition, empilaient Diderot.

Est-il mort sous la pile ?… Est-il mort de Diderot ?… S’il en était mort, cela prouverait qu’il n’était bœuf que par la lenteur et non par la force, ce pauvre tardigrade d’Assézat ! et que c’était, au contraire, une jolie et délicate organisation, qui n’a pu, jusqu’au bout, supporter cette masse indigeste de Diderot. Ah ! ceci me toucherait et recommanderait sa mémoire. Et d’autant plus que, quand il aurait eu l’esprit du diable, Assézat, et peut-être ne l’avait-il pas, il n’aurait pas pu dire grand’chose sur Diderot pour paraître neuf… Il aurait enfilé la venelle à la suite de tous les autres. Il aurait marché bovinement dans le vieux sillon. Je ne me figure pas qu’il eût poussé l’originalité jusqu’à dire du mal de son auteur. Il n’avait pas été mis à la tête, ou plutôt à la queue de l’édition des frères Garnier, pour juger Diderot avec la fière impartialité d’un critique qui se sent du sang dans les veines, mais pour tintinnabuler à pleines volées en l’honneur du xviii° siècle et de l’homme dont ils publiaient les Œuvres complètes pour la première fois. Et qu’est-ce que cela nous aurait appris ?.. ;

Tous les refrains à sa gloire ont été chantés sur Diderot. Aux premières pages de ce travail, auquel nous a forcés cette édition, j’ai parlé de l’importance donnée par la Critique du xixe siècle au grand brouillon du xviiie. En dehors de la France, Gœthe, qui se reconnaissait en Diderot, — et c’était une fatuité, car il n’en avait pas la flamme, — Gœthe l’avait présenté à l’Allemagne comme un Français digne d’être Allemand, et, de fait, il l’était. Et c’est pourquoi madame de Staël, qui s’appelait « Germaine » (un nom fatidique !), et qui était germanisée par Schlegel, madame de Staël, admiratrice de Gœthe, hélas ! admira ce que Gœthe admirait. En France, pendant la Révolution, Diderot fut oublié, en conséquence de cette loi : l’action fait oublier la pensée. Dans ce temps-là, le vociférateur Danton l’emportait sur le vociférateur Diderot. Sous l’Empire, ce fut autre chose. Dieu revenait. Son négateur disparut dans sa lumière. On n’y voyait plus que Chateaubriand. Il fallut encore quelques années pour que la littérature et la philosophie s’abattissent sur Diderot, retrouvé sous ses vingt volumes, qu’on se mit à soulever, comme tout un Herculanum sous sa cendre. Villemain (l’un des premiers), Lerminier, Sainte-Beuve, Janin, Damiron, et plus tard Bersot, Vinet, Barny et une foule d’autres, parlèrent de Diderot comme le xviiie siècle, qui n’avait la bouche pleine que de son Voltaire et de son Rousseau, n’en avait jamais parlé. Enfin, tout à fait dans ces derniers temps (1874, je crois), un professeur de littérature, M. Génin, ne se contenta pas de jaboter à son tour sur Diderot, mais publia deux volumes de ses Œuvres choisies, coupés — mais avec des ciseaux prudents — dans l’énorme pièce que les frères Garnier nous déroulent aujourd’hui… Doctrinaire attardé et philosophe débordé maintenant par des philosophies que Diderot lui-même, avec son matérialisme, ne satisferait plus, M. Génin, critique renchéri et pincé, entreprit la tâche difficile qu’aucun de ceux qui avaient jusque-là parlé de Diderot, pour les différentes raisons philosophiques ou littéraires chères à chacun d’eux, n’avait osée : — c’était de le laver, aux yeux des hommes, de son athéisme et de son immoralité.

Tous avaient pris Diderot avec ces deux taches ; ils l’avaient pris ruisselant de la boue dans laquelle il s’était vautré, et ils l’avaient admiré, nonobstant, comme un magnifique animal auquel la fange dont il est couvert n’enlève ni les belles proportions ni la vigueur des attitudes. M. Génin, qui n’est pas, lui, un monstrueux en philosophie, — qui n’en a guères qu’une toute petite, longue comme le pouce (la liberté de l’examen), se dévoua, pour l’honneur de cette philosophie, au travail monstre d’essuyer Diderot. Mais une telle besogne demandait une main plus forte que la sienne. Il n’était guères qu’un Sainte-Beuve desséché, à l’analyse microscopique, qui l’appliquait à l’homme le moins fait pour être regardé au microscope, et qui se contentait de fendre en quatre les cheveux de la perruque ébouriffée de Diderot pour nous prouver que ce n’étaient pas des serpents… On ne bouchonne pas un hippopotame, sortant de sa vase, avec quelques grêles brins de paille, et je n’ai jamais vu de brins de paille aussi grêles que les grêles raisonnements du grêle M. Génin quand il veut nettoyer son hippopotame de Diderot !

Des esprits plus forts que le sien auraient dû l’avertir de la difficulté de ce pansage. Il aurait pu, par exemple, écouter Villemain, le maître, à tous, de ces professeurs qui se croient la fleur des pois de la littérature, et dont l’enseignement les a tous marqués sur la cervelle. Eh bien, Villemain, malgré son goût et son indulgence pour le xviiie siècle, dans le jus duquel il a fait cuire, à doux feu, sa littérature, Villemain, malgré ses petites entrailles oratoires, en sympathie naturelle avec les entrailles oratoires de Diderot, est étonnant de fermeté de tête quand il s’agit de juger et de caractériser la philosophie de Diderot et la moralité de ses œuvres ! Il ne bronche pas, Villemain, sur cet athéisme qui gêne M. Génin, sur l’immoralité encore plus gênante de Diderot et son absence complète de principes, car, dans ce chaos de la tête de Diderot, l’athéisme n’était pas plus un principe que l’immoralité : tout s’en allait à la dérive. Et ces trois choses terribles qui s’y agitaient ont été vues aussi nettement par Villemain que j’ai essayé moi-même de les montrer, en ce travail dont voilà la vérité appuyée par un esprit qui n’a pas la même manière de regarder, et qui voit pourtant la même chose que le mien. Pour moi, en effet, toutes les philosophies sont égales dans l’erreur dont elles sont sorties, comme la Vapeur du Puits de l’Abîme, et que Diderot fût athée, ou panthéiste, ou matérialiste, ou déiste, ou simplement sceptique, cela m’est tout un. Il a haï l’Église, voilà pour moi son erreur et son crime. Il a haï l’Église d’une haine inexorable, — la seule chose qui ait eu de la durée et de la fixité dans le tourbillonnement de sa tête éperdue. Il l’a haïe et il l’a attaquée furieusement, opiniâtrément, toujours ; voilà l’erreur et le crime à mes yeux, qui n’est ni l’erreur ni le crime aux regards de M. Génin, ni à ceux de Villemain, son maître. Ces messieurs sont des philosophes ; mais, de ces deux philosophes, il y en a un qui pèse plus que l’autre, et celui qui pèse le plus pense comme moi sur Diderot. L’athée et l’immoral Diderot lui apparaît, comme à moi, indestructiblement ce qu’il est : — un criminel de lèse-majesté dans la pensée, le plus coupable des esprits d’un siècle coupable, qui épouvanterait, cet épouvantable bonhomme, — car il était bonhomme et on a assez insisté sur sa bonhomie ! — si l’épouvante pouvait exister avec le ridicule et ne se perdait pas, grâce au sien, dans l’âpre gaîté du mépris.

Car il est ridicule au premier chef, ce Diderot, qu’ils n’osent pas dire sublime, mais auquel ils accordent des quarts d’heure de sublime. Il est ridicule, malgré le sérieux de son esprit et la majesté de son emphase. Il est ridicule, parce qu’il est inconséquent, et que l’inconséquence est le ridicule de l’intelligence comme elle en est la lâcheté ; — parce qu’il est trompé par ses facultés elles-mêmes comme un tuteur par ses pupilles, des filles perdues ! — parce qu’il est son Géronte et son Bartholo à lui-même, et que c’est son genre de génie qui est Géronte et Bartholo. Seulement, il a beau être pipé par ses facultés, qu’il n’a jamais su gouverner et qui lui jouent ce tour pendable d’être ridicule ; il a beau être inconséquent d’organisation, sans aucun détraquement extérieur, comme un autre le serait d’une faiblesse de raisonnement et d’une rupture de principes, son inconséquence de nature ne lui fait pas une innocence. Et, d’ailleurs, M. Génin ne voudrait pas la mettre, cette innocence, dans une infirmité… Il est ridicule, mais il n’en est pas moins odieux, ce bonhomme qui exprima souvent « des vœux atroces », ce pleurard romanesque qui mêle les larmes aux ordures, et, non content de ses porcheries des Bijoux indiscrets, de la Religieuse, du Rêve de d’Alembert, les dogmatise en affirmant que la pudeur est « un préjugé », et l’inceste « une chose indifférente » ! Il est ridicule, mais il n’en est pas moins odieux, le déiste avec et chez Shaftesbury, qui dit ailleurs, cent fois, que « la matière s’est organisée d’elle-même, et que tout l’ordre moral est soumis à la matière ». Vœux atroces, — pudeur, préjugé, — inceste, chose indifférente, — déisme et matière organisée d’elle-même, — ce sont les propres expressions de Villemain, qui n’est pas catholique comme moi. M. Génin a prétendu que l’athéisme et l’immoralité de Diderot étaient une affreuse invention de La Harpe, — de La Harpe qui s’était converti. Villemain ne s’est pas converti, que je sache, et le Diderot qu’il nous donne est celui de La Harpe et le mien. L’immoralité et l’athéisme, immobiles dans Diderot, ce derviche tourneur, qui tourne dans tous les sens pour revenir sur lui-même, sont à une telle profondeur en lui qu’il est impossible de les effacer de ses œuvres. Pour cela il faudrait arracher la peau à l’immonde hippopotame, — et encore, sous la peau, on retrouverait la boue dans l’écorché ; on la retrouverait dans ses moelles. Ce qui fait que M. Génin, défrisé comme une blanchisseuse mystifiée, peut s’en retourner au lavoir, avec sa brosse et sa cuvette !

Il faut se résumer pourtant, puisque nous touchons à présent au terme de cette longue étude sur Diderot. Tout ce que nous en avons dit, tout ce que nous en avons montré, aboutit à cette conclusion, écrasante pour lui autant que pour ceux qui en font un homme de génie : c’est qu’il est un esprit sans unité, sans solidité, sans consistance, sans toutes les qualités premières et sacrées du génie. Les hommes de génie sont unitaires comme les grands gouvernements. Ne sont-ils pas de grands gouvernements à eux seuls ?… Ils ne connaissent pas l’inconséquence, la déshonorante et ridicule inconséquence. Diderot ne fut qu’un grand cerveau anarchique. Il eut même les deux anarchies, celle du cerveau et celle du cœur. En effet, il aima sa femme et sa fille, et il eut des maîtresses, tout en les aimant… Si le génie était une anarchie intellectuelle, Diderot pourrait prétendre à être un génie. Jamais place publique envahie par une folle canaille n’a été plus orageuse que la tête ou l’âme de Diderot. Il y eut peut-être des jours où cette canaille ressembla à un peuple qui poussait quelques nobles cris ; mais ces jours-là même, ce peuple était plus fort que lui, le dominait et l’entraînait. Il s’intitulait — avec quel orgueil ! — « philosophe », et il n’était qu’un enfant, un enfant robuste comme l’homme de Hobbes. Ses idées culbutaient son esprit, et ses idées n’étaient pas plus son esprit que les Tartares qui envahissent la Chine ne sont la Chine. En philosophie, nous avons vu qu’il eut celles de Bacon, de Spinoza et d’Épicure. Il parodia Bacon, dit avec mépris Villemain, et il tomba jusqu’à cette honte de l’atomistique d’Épicure, jusqu’à cette vermine philosophique des atomes !… Mais les idées qui se bousculaient et pénétraient dans son esprit, ouvert à toutes les invasions, son esprit les corrompait encore, comme les Chinois corrompent les Tartares, leurs envahisseurs. Philosophiquement, il ne fut personne qu’une Messaline, toujours prête… et les Messalines sont infécondes. Il n’y a pas de disciples de Diderot, car une école, c’est encore une unité, et Diderot n’en a d’aucune manière. Son Encyclopédie même, ce syncrétisme, n’eut d’unité que dans la haine du christianisme. Diderot eût été incapable d’en écrire la préface sévère, lui, ce carquois renversé ! lui, ce tonneau défoncé de tous les systèmes, qui coulait là-dedans et qui s’y noyait !!! Villemain, sous la plume modérée duquel j’aime à le placer pour le tuer mieux que la mienne, puisque c’est une plume de libre pensée, Villemain ne reconnaît que deux mérites à cet homme, qui eut l’ambition de trente-six, et il fait main basse sur tout le reste. C’est le mérite du conteur et du critique, — mais le conteur — rare et bref chez Diderot — n’est ni de la grande race ni de la grande manière de ceux qui furent les poètes épiques du conte : Richardson, Daniel de Foe, Fielding, et, plus tard, Walter Scott et Balzac. Et le critique ? « Le critique, — dit Villemain, — supérieur de sensibilité, manquait de justesse.  » Cruel revers de main dont Villemain n’a peut-être pas vu la portée, car il supprime, d’un trait, tout le critique, en l’affirmant. Opinion littéraire aussi dure à sa façon que son opinion philosophique. A quoi réduit-elle cet immense Diderot, qui semblait avoir les fastueux trésors du roi Xerxès dans la pensée ?… A n’être plus qu’un conteur à cadre étroit et un critique à illusions. Rien que cela, sous l’enjolivement des phrases, mais rien que cela… Si je voulais parler comme Diderot, je dirais que c’est l’obole dans le casque de Bélisaire. Seulement, ce n’est pas la pitié qui l’y jette, mais c’est la justice qui l’y met.

Voilà donc Diderot, Diderot intégral, et à part des affectations que ce grand affecté, qui a la contagion de son emphase, a communiquées à ceux qui ont parlé de lui. Ils en ont parlé comme si eux-mêmes eussent été Diderot. Comme lui, exagérés et naturels. Ils avaient tout à la fois l’exagération et le naturel d’un sentiment qui n’a pas été emporté par le xviiie siècle : la seule chose qui nous reste de lui… Ils avaient la haine de l’Église, son exécration de plus en plus vivante, — mais qui, du reste, ne la fera pas mourir. Avertis par cette haine qui explique leur amour posthume pour Diderot, ils l’ont avisé, couché sous sa pierre de Sisyphe de l’Encyclopédie et sous l’amas de ses autres ouvrages, et ils l’ont tiré de là-dessous. Ils l’ont déterré, non pas comme les Bleus déterrèrent Charette, pour le refusiller et le retuer, et pour s’assurer qu’il était bien mort, tant il leur faisait peur, cet homme terrible, mais, eux, pour l’applaudir et l’encenser encore, et s’assurer que ses idées, à lui, Diderot, toujours vivantes, pouvaient se ramer avec le boulet de sa gloire et s’envoyer à leurs ennemis… Mais c’est là une erreur. Une erreur de leur haine. Le triomphe d’outre-tombe de Diderot n’a pas à présent grand temps à durer. Son matérialisme, poétisé par une imagination qui jetait un réseau d’or sur sa fange, ne suffit plus aux besoins abjects des générations qui se sont appelées positives. Diderot, le pire, tombera par ce qu’il a de meilleur. Il ne tombera pas par l’horrible fatras qu’il traîne à ses pattes embourbées, mais par cette poésie qui, de temps en temps, a soulevé ses ailes. Il tombera comme Chateaubriand. Partis des deux pôles opposés, ces deux condors, aux ailes trop longues pour un temps qui hait tous les aigles, rouleront dans la même chute, au fond du plus profond mépris, par la très singulière raison qu’ils avaient des ailes et que les hommes ne veulent plus que l’on ait des ailes. Les hommes ne veulent plus voir ce qui s’élève et plane. Ils n’ont de goût que pour ceux qui rampent. Littré retrouve dans l’homme un singe, et Victor Hugo a chanté le crapaud. Diderot, tout matérialiste qu’il fût, aurait vomi sur ces gens-là, et c’est eux qui vomiront sur lui. Voilà où nous en sommes. Diderot, que j’ai dit ressembler à Gœthe, et qui lui est supérieur par la flamme, durera moins que Gœthe le glaçon, parce qu’il vaut mieux que lui par la passion et par la vie, et parce que, dans cette dernière minute d’un monde fini et pourri dans sa glace, le mot de Machiavel, que « le monde appartient aux esprits froids », est plus que jamais une vérité.

Gœthe, en effet, plus vanté encore que Diderot, devait être, bien plus que Diderot, l’idole et l’idéal du xixe siècle, et il l’est. Cela n’a pas manqué. C’est le grand serpent de ce siècle-reptile. Il a toutes les qualités prisées haut par les siècles bas. Il a la prudence du serpent que le monde appelle la sagesse ; il a les inflexions, les retorsions, toutes les souplesses du serpent, et sa fascination aussi… sur les imbécilles, comme le serpent sur les oiseaux. Mais, ne vous y trompez pas ! il en a surtout la froideur, et c’est par la froideur qu’il règne sur cette génération d’à moitié morts et d’un pied dans la tombe, sur ces Narcisses de l’épuisement qui viennent mirer leur pâleur blême dans le blême miroir de ses œuvres et qui la trouvent intéressante. Gœthe a fait de cette froideur une poésie. C’est lui qui a mis le calcul dans l’art, dans le succès et dans la vie. C’est un charlatan froid. Diderot n’était qu’un charlatan chaud, qui avait des abandons, des oublis de rôle, des imprudences d’une grande beauté et d’une grande bêtise. Gœthe n’est jamais cette glorieuse bête-là. Cet homme qui a banni le cœur de ses œuvres et qui ne se l’est pas arraché pour cela, qui a écrit, dans un jargon insultant pour l’âme humaine, « cette maudite tendance morale qui déflore la pureté de l’art », passe à l’heure qu’il est pour un plus grand poète que Byron. Byron, cette âme d’un feu céleste, comme les étoiles et comme la foudre, paraît trop divinement brûlante à la race, difficile en feu, de messieurs les pétroleurs actuels, qui ne veulent plus de feu divin… On l’éteint partout dans les œuvres. Tous les têtards de la poésie moderne grouillent dans le frai des théories de Gœthe, et Gautier, qui a cherché à le reproduire chez nous, est fait avec son albumine. Ceci bat à plate couture Diderot, qui n’aura pas de successeurs.

La salamandre qui s’appelait Diderot, et qui vivait dans le feu de l’esprit, dans le feu du cœur, dans le feu des sens, dans le feu de l’enthousiasme, dans le feu de la gaîté et dans le feu des larmes, dans tous les feux que l’homme, d’essence immortelle, puisse allumer sur la terre avec la torche sublime de ses facultés, s’y est consumée… Et Gœthe, cette gélatine figée, vit toujours.

FIN

Note : entretiens de Goethe et d’Eckermann7
Traduits par M. J.-N. Charles8 §

I §

Si jamais j’avais eu pour Gœthe la passion qu’ont certaines personnes, voici une publication qui me rendrait fort triste, car ce livre d’un innocent, qui ne se doutait guères de ce qu’il écrivait quand il écrivait, ôte, d’un seul coup, à Gœthe, pour les esprits de sang-froid et fermes, les grandes qualités à travers lesquelles on est accoutumé de le voir. Cependant, bien loin d’affliger les admirateurs d’un homme qu’on appelle un grand homme, — que dis-je ! le plus grand homme de l’Allemagne moderne, — que dis-je encore ! un Olympien, un dieu, un Jupiter, — ce livre va les exalter de plus belle, les faire titiller et danser plus fort la danse de Saint-Guy de leurs admirations. Il y a de ces méprises obstinées et de ces fortunes !

Déjà M. Sainte-Beuve en est à son troisième article sur le livre d’Eckermann. Ce livre, dans lequel on a ramassé pieusement tout ce qui est sorti de la bouche sacrée du dieu Gœthe pendant les dernières années de son passage sur la terre, me fait, dès à présent, l’effet de ce fameux collier que les adorateurs du Grand Lama se roulaient autour du cou pour s’attester leur dieu, selon les histoires… Ils disaient que c’était là de l’ambre céleste ; et vous savez ce que c’était.

Traduit, mais non pas pour la première fois, comme le dit imprudemment M. Charles dans le titre même de sa publication, ce livre, autour duquel on veut émoustiller la pensée publique dans un sens favorable à Gœthe, était à peu près inconnu, mais avait paru en français. Un Allemand, qui écrit notre langue à nous faire croire qu’il est notre compatriote, M. Sigismond Sklower, avait, en 1842, publié sur Gœthe un livre intéressant, à la fin duquel il traduisit avec beaucoup de vivacité Eckermann, qui a si grand besoin qu’on soit vif pour lui, le pauvre homme !

Eckermann, c’est le bedeau du dieu Gœthe. C’était un fort honnête Allemand, qui entra chez Gœthe, vers la fin de sa vie, comme garçon d’admiration : genre de domesticité dont Jean-Jacques Rousseau, domestique à coup sûr moins honnête, avait l’idée, quand il disait de Fénelon : « J’aurais voulu être son laquais pour devenir son valet de chambre ». A proprement parler, Eckermann ne fut point, humainement, le valet de chambre de Gœthe. Il ne lui passait pas la manche de son habit. Il ne lui apportait pas sa casquette bleue quand le dieu, comme un simple mortel, allait promener en voiture sa divinité. Il n’abattait pas le marchepied devant les augustes babouches de Gœthe. Non ! mais il était son demoisel de compagnie. Il l’accompagnait partout et lui tendait (intellectuellement) le crachoir…

Tenir le crachoir, au physique, et parmi nous autres hommes, est une fonction assez servile et dégoûtante ; mais quand il s’agit d’un immense génie, à expectorations surhumaines, qui a toujours craché de la lumière et créé des mondes d’idées à chaque mot, la chose dégoûtante et servile change d’aspect… Nous sommes trop heureux qu’il y ait de ces garçons d’admiration en service ordinaire auprès des grands hommes que nous n’avons pas connus :

Monsieur, je suis garçon de Votre apothicaire !

M. Sainte-Beuve, l’adorateur de Gœthe, le Lama, s’attendrit beaucoup sur Eckermann. M. Sainte-Beuve, qui a des secrétaires qui le jugent, — et, par ma foi ! très bien ! — trouve très douce et a l’air de beaucoup envier cette invention de garçons d’admiration à poste fixe auprès des personnes considérables. Il faudrait seulement que ces garçons d’honneur eussent l’admiration intelligente. Il ne faudrait pas qu’ils fussent de très purs imbécilles, commettant, sur le grand homme qu’ils veulent faire admirer en toutes ses parties et paroles, la trahison des perroquets.

Car voilà ce qu’est Eckermann : un perroquet ! Voilà ce que fut le Boswell de Johnson : un parrot ! Des perroquets qui ne s’entendent point quand ils parlent. Macaulay, dont la critique est d’un homme et d’un Anglais qui a son mépris très libre pour les gens qu’il juge, trouve excellente la bêtise de Boswell, qui ne serait pas si intéressant s’il n’était pas si bête ; et il ne sentimentalise pas là-dessus. Mais M. Sainte-Beuve sentimentalise. M. Sainte-Beuve, sur Gœthe, est un béat. Et il l’est tellement qu’il ne s’aperçoit pas combien la bêtise d’Eckermann est compromettante, combien la fidélité naïve des souvenirs de ce ramasseur de mots du grand Goethe est imprudente et dommageable à l’esprit du maître qu’il s’était donné.

Gœthe, en effet, cet habile, qui aurait le plus grand génie si le génie était jamais une résultante d’habileté ; Gœthe, ce savant metteur en œuvre, ce roué d’art, de moyens et de réussite, qui dans sa vie fut ce qu’il est toujours dans ses ouvrages : un homme d’effet calculé ; Gœthe, enfin, le puissant jeteur de poudre aux yeux, paraîtra, à ceux qu’il n’a pas tout à fait aveuglés, effroyablement diminué par les révélations d’Eckermann. Pour mon compte, je n’ai jamais cru à la grandeur divine de Gœthe. Je laisse cela aux gens qui ne croient pas au Dieu qui a fait le ciel et la terre. Je n’ai jamais admis non plus sa grandeur humaine.

La grandeur humaine, c’est toujours du caractère ou du génie. Or, le caractère de Gœthe a une clef dans le dos ; c’est un caractère de chambellan. Et son génie, c’est le génie de Buffon : c’est de la patience. C’est le génie du comédien à froid de Diderot dans son Paradoxe du Comédien. Mais, si j’écarte la grandeur divine et humaine, j’ai très volontiers accepté Gœthe comme un cerveau d’une certaine force, comme doué jusqu’à un certain point d’imagination, de réflexion et de goût. Il est pour moi une espèce d’Horace, d’Horace moderne, avec le bénéfice des temps écoulés depuis Horace, qui auraient certainement élargi la tête du Romain. Et cela, mis ainsi à côté de l’Auguste lilliputien de la cour de Weimar, fait l’effet d’être gigantesque. Je l’acceptais surtout, Gœthe, comme ayant le sens anti-allemand, anti-enthousiaste, anti-niais, le sens sagace, suraigu, objectif ! objectif l C’était son mot ; il l’a tant répété qu’il l’était.

Certes ! je ne le reconnaissais pas, ainsi que M. Sainte-Beuve, l’entomologiste des riens, comme le plus grand critique qui ait jamais existé, parce qu’il n’a pas un principe de morale dans la tête et que sa critique, c’est de la description d’histoire naturelle. Mais j’admettais très largement qu’il avait de hautes facultés critiques et qu’il savait pénétrer profondément dans la pensée, la vie et les hommes. Eh bien, tout cela que j’accordais était trop, et, le livre d’Eckermann à la main, je vais faire humblement contre moi la preuve que, même en accordant cela, je me trompais !

II §

Le livre d’Eckermann atteste surtout Gœthe comme critique. Quand Eckermann le connut, Gœthe ne pouvait plus être que cela. Il ne produisait plus. L’artiste, en lui, était épuisé. Que Michel-Ange, qui ne l’était pas, lui, à quatre-vingts ans, l’eût été, rien d’étonnant, avec la fougue de ce génie qui devait tarir la force humaine, comme le soleil boit une flaque d’eau. Mais que Gœthe le fût, c’est donc qu’on peut s’épuiser autant à lécher des œuvres qu’à en produire, car Gœthe, en art, est, avant tout et après tout, un lécheur. Il lèche comme Trublet compilait. Quoi qu’il en fût, du reste, quand Eckermann le connut Gœthe ne faisait plus ce qu’il avait fait toute sa vie. Comme il le dit, le temps l’avait rendu spectateur. Il était entré dans l’immobilité des dieux d’Épicure.

Du haut de cette immobilité empyréenne, il se jugeait, lui, ses ouvrages, le monde de l’art, de la science, de la politique ; il jugeait tout : il était critique. Il était ce que nous avons tous le droit d’être quand nous avons la faculté de regarder et de comprendre. A table, en voiture, au coin du feu, sous les lilas, en feuilletant sa collection de gravures, Gœthe était critique, et critique en exercice perpétuel. C’est donc au critique qu’eut affaire Eckermann durant cette période dernière de la vie de Gœthe. L’oracle parlait très bien tout seul, comme l’Océan sur son rivage ; mais, quand il se taisait et somnolait, Eckermann le réveillait et le provoquait, lui étalait sous les yeux quelque sujet de thèse, et le « Thomas, quid dicis ? » était posé, non par le grand Diafoirus au petit, — car il y a du docteur Diafoirus, c’est-à-dire du pédant, dans ce majestueux Gœthe, — mais par le petit Diafoirus au grand. C’est là ce que le petit appelle les Entretiens de Goethe et d’Eckermann. Le mot est familier.

Gœthe ne s’entretenait point avec Eckermann, mais il entretenait Eckermann de lui-même. Gœthe, ce poseur simple (mademoiselle Mars, en jouant la comédie, n’était-elle pas arrivée au simple, que les sots prennent pour le naturel ?), Gœthe posait devant Eckermann, qu’il prenait pour la postérité, sachant qu’il en était le sténographe et le photographe de bonne volonté. Gœthe, ce préparateur de conversation, comme on est préparateur de chimie, qui avait toujours préparé les siennes, ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste, si ce n’est en vue des futurs souvenirs d’Eckermann et des Entretiens que ce dernier ne manquerait pas d’écrire.

Il était donc, même en robe de chambre et en pantoufles, toujours en représentation et en cérémonie, toujours en position d’oracle sur son trépied éternel, ce petit banc qu’Eckermann lui portait partout. Si donc on recherche avidement, et avec raison, tout ce qui peut nous donner une idée vraie de la spontanéité d’un homme de génie, si on tient à le voir dans le négligé pour surprendre en lui le secret de sa source, il n’y a rien de pareil à chercher ici. Gœthe ne se néglige point. Il ne se détend point. Il n’a pas un mouvement d’oubli avec ce pauvre diable d’Eckermann, que comme homme il peut mépriser, mais dont il se sert comme de la boîte aux lettres de la postérité et dans les oreilles idolâtres duquel il jette ses pensées, laborieusement rédigées, pour qu’elle les entende. Ce sont les pensées que voici.

Or, il est certain que si elles sont vagues, pédantesques et vulgaires (le triple caractère du livre d’Eckermann), la faute n’en est à aucune distraction du grand homme, qui se permet çà et là d’être homme. Il est certain qu’elles sont du Gœthe, du vrai Gœthe, préparé, disponible, avec toutes ses forces ramassées. Par conséquent, si elles ratent, ce n’est ni à Eckermann, ni à ceci ni à cela, qu’il faut s’en prendre, mais au métal même de l’esprit de Gœthe, qui a fait vent par la culasse et auquel il faut le reprocher.

Et c’est la question, et pas une autre. Dans les Entretiens d’Eckermann, Gœthe, le grand critique, est montré tour à tour comme métaphysicien, historien, littérateur, appréciateur d’œuvres et d’hommes, depuis Shakespeare jusqu’à Béranger. Il parcourt à dix reprises le clavier de faits ou d’idées qui se trouve sous toutes les mains intelligentes du xixe siècle. Eh bien, quels sons nouveaux et puissants nous fait-il entendre ? Je me moque, moi, des éloges adressés au Globe, dont je n’étais pas, et dont Gœthe ne pouvait, dit-il, se passer ! Je ne suis pas M. Sainte-Beuve pour avoir cette reconnaissance. Mais je cherche des jugements qui vont à fond et des idées qui me disent que je suis devant le dieu Gœthe, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle.

En métaphysique, je trouve simplement ici un athée qui a peur de se compromettre et qui se roule dans cette toile d’araignée pour se cacher : « Je crois — dit-il, page 191, — Dieu incompréhensible, et l’homme ne peut avoir de lui qu’une idée vague, une idée approximative… » Pour la question pendante sur tout cerveau humain comme un glaive, la question de notre immortalité :

« Je crois — dit-il avec une impertinence nonchalante — qu’il faut y croire, mais qu’il ne faut pas y penser (page 34). Cela trouble les idées (quelles idées ?). Il faut laisser cette préoccupation aux dames qui n’ont rien à faire ; mais un homme de quelque valeur, qui songe à jouer ici-bas un rôle convenable (jouer des rôles, c’est toujours pour lui la grande affaire !), et qui par conséquent est astreint à travailler, abandonne le monde futur à son sort et dans  celui-ci travaille à se rendre utile… »

Certes ! ne voilà-t-il pas une grande parole ! Pensez-vous qu’on ait jamais vu un utilitarisme plus écervelé que celui de Gœthe, si vraiment il croit à l’immortalité et si sa réserve n’est pas la précaution d’un lâche ? Franchement, au point de vue de la grandeur et de la poésie, j’aime mieux Pascal. Je le trouve plus fort… Matérialiste raffiné, qui raffine parce qu’il a l’anxiété de ne pas faire son chemin dans le monde ou de n’être pas tranquille une fois qu’il l’a fait, qui sans cela ne raffinerait point et serait matérialiste sans hypocrisie, Gœthe prise peu la dialectique et n’aime que l’étude de l’objet. Aussi comprend-on qu’il soit faible en idées générales ; mais les Entretiens d’Eckermann dépassent tout ce qu’on pouvait penser de cette incroyable débilité. Même en critique littéraire, qui est son métier et dont on voudrait faire sa gloire, ses idées générales, quand il en ose, sont de ces platitudes ineffables que le premier venu rencontrerait.

Que ce soit Gœthe ou M. Barbanchu qui me dise : « L’imagination et le tempérament chez  les femmes sont les deux plus grandes raisons de leur pouvoir (page 245) », c’est absolument pour moi la même chose. Ou bien encore : « Shakespeare est un grand psychologue, et l’on apprend dans ses pièces à connaître le cœur humain (page 89). » Quelle nouveauté et quel renseignement ! « Villemain — dit-il ailleurs — occupe dans la littérature française une place très élevée », et il s’imagine, et Eckermann aussi, et M. Sainte-Beuve aussi, que c’est un jugement ou une découverte !

Le livre d’Eckermann est plein de ces belles choses, mais il contient plus encore de sagacité et de finesse. Écoutez : « M. Victor Hugo — y dit gravement Gœthe — est aussi considérable que M. Casimir Delavigne… Ce qui fait la supériorité de Béranger (de Béranger, le chauvin, le chansonnier républicain, l’ennemi des jésuites, etc.), c’est son indépendance des façons de voir de son temps…  » Le jugement sur M. Guizot est d’un comique plus sérieux et que rien n’égale ; il est en harmonie avec le sérieux du sujet. Le voici :

« Guizot est un homme tel que je le veux ; il est solide ; il possède de profondes connaissances qui s’allient à un libéralisme éclairé ; s’élevant au-dessus des partis, il poursuit sa propre route. Je suis curieux de voir le rôle qu’il jouera… (Hélas ! nous l’avons vu, nous !) C’est un esprit clairvoyant, calme, mais ferme, (le mais est-il de Gœthe ?), et qu’on ne saurait assez apprécier si on le compare à la mobilité française. C’est précisément l’homme qu’il faut a la nation ! »

On n’est pas plus absolu dans l’oracle, et on ne s’est jamais plus magistralement trompé. Quand il lisait les premières élucubrations du jeune Ampère, alors à la fleur de son printemps : « Ampère, — dit-il page 158, — tellement supérieur que les préjugés nationaux, que les appréhensions de l’esprit borné d’un grand nombre de ses compatriotes sont bien loin derrière lui et « que par son génie il est cosmopolite… » II crut, à la force qu’il vit en ces élucubrations de M. Ampère sur son propre théâtre, à lui, Gœthe, qu’un tel critique devait être un homme dans la maturité de la vie, ayant toutes les expériences, et Eckermann ajoutait sa sagacité à celle de Gœthe pour conclure, bien entendu, comme Gœthe. Qui fut bien surpris ? ce fut Gœthe, l’objectif, qui vit à Weimar, quelque temps après, M. Ampère. Un charmant jeune homme, qui s’en revenait alors de jouer à la fossette et qui pouvait y retourner !

III §

Ai-je montré assez de ces Entretiens d’Eckermann pour affirmer, comme je me permets de le faire, qu’il vaudrait mieux pour la gloire de Gœthe qu’ils n’eussent pas été publiés ? Je n’ai point les raisons qu’a sans doute M. Sainte-Beuve pour faire trois articles, horrifiques de longueur, sur un piètre livre, et je me contenterai de ceci. Dans les Entretiens, Gœthe n’est, d’ailleurs, à l’exception des choses que j’ai citées et qui me l’ont fait paraître nouveau, que le rabâcheur de sa pensée. Il remâche, dans la conversation, bien des idées qu’il a mieux dites dans ses ouvrages, et le livre dont j’ai parlé déjà, de M. Sigismond Sklower, est là pour le prouver.

Ce livre, qui n’est qu’un recueil de maximes, d’aperçus et de pensées de Gœthe, empruntés à ses œuvres complètes, donne une idée plus nette et plus riche de lui que les Entretiens d’Eckermann, et on le conçoit bien, pour peu qu’on se rappelle la nature spéciale de son esprit. On conçoit qu’étant un artiste réfléchi, savant, archaïque, qui s’assimilait bien plus les manières qu’il n’en créait, il eût moins de valeur sur place que dans ses livres. Madame de Staël, qui prêtait un peu trop ses qualités aux autres quand ces autres étaient des Allemands, l’a comparé, mais faussement selon moi, à Diderot. Ils monologuaient bien tous les deux au lieu de causer, mais leurs monologues ne se ressemblaient pas. Il y avait des différences.

Diderot, le bouillonnant Diderot, était un volcan d’idées, vraies ou fausses, toujours en éruption ; Gœthe, au contraire, une espèce de fleuve étendu de surface, mais froid, qui s’épandait en généralités limpides parfois, mais communes et souvent vaporeuses. Diderot avait fait l’Encyclopédie et était toujours prêt à la recommencer. Gœthe prétendait à l’encyclopédisme, et il avait certainement une grande abondance de notions avec sa double aptitude scientifique et littéraire ; mais il n’avait — il faut bien le dire, malgré les préjugés contemporains, — ni l’originalité réelle, ni la profondeur, ni même l’acuité qui surprend par ce qu’elle a vu…

J’ai fait mes citations plus haut. Mais prenez à côté, je le veux bien, toutes celles que fait M. Sainte-Beuve. Prenez les jugements de celui qu’il appelle le plus grand des critiques sur lord Byron, Molière, Voltaire, Shakespeare, Diderot, etc., tous ces esprits éclairés de tant de côtés à la fois par leur propre gloire, et sur lesquels on est tenu, pour être un grand elle plus grand critique, de dire un mot qui n’a pas été dit, démontrer une qualité ou un défaut qu’on n’avait pas vu jusque-là, et demandez-vous si toutes ces gloses de Gœthe au bon Eckermann ne sont pas faites avec des idées qui sont dans la circulation, ou qui, si elles n’y étaient pas, pourraient y être mises par la première plume moyenne venue, la première plume honnête et modérée. Est-ce donc bien la peine de s’appeler Gœthe pour dire cela ?

Non ! la véritable et la seule originalité de Gœthe, de cet Allemand qui, comme les autres Allemands, était idéaliste et poète, c’est d’avoir, Ixion infidèle, quitté la nuée pour embrasser la terre ; c’est d’avoir fait de la vie un art, bien plus qu’il n’a fait de l’art une vie ; c’est de s’être préoccupé, jusqu’à nous en faire mal au cœur, de l’utilité et de la pratique ; de jouer, enfin, au petit Machiavel, même littéraire, en n’étant qu’un petit Jérémie Bentham. Un jour de lueur, M. Sainte-Beuve appela Gœthe un Talleyrand littéraire, et il se repent maintenant de cette idée juste. La chassie de l’admiration a bouché ses yeux à tout éclair. Mais, alors, il avait raison. Oui ! un faux air de Talleyrand jusque dans la pensée, voilà le trait caractéristique de cette physionomie de Gœthe, lequel a eu plus de bonheur par ses défauts que par ses qualités, comme il arrive toujours, du reste.

Ainsi, parce qu’il était froid, on a dit qu’il était du marbre. Parce qu’il n’avait pas de principes moraux, on a dit qu’il était un critique impartial et désintéressé. Parce qu’il ajustait avant tout le succès, le rapport, la chose utile, immédiatement utile, on a dit qu’il était un grand génie positif, qu’il avait la science de la vie, et tous les serviles du succès se sont mis à genoux et l’ont reconnu pour leur maître. Enfin, parce qu’il était spinoziste et athée, — non pas comme Shelley, le poète, qui s’écrivait athée sur la cime du Mont-Blanc et voulait qu’on lui donnât ce titre sur l’adresse de ses lettres, mais discrètement, sans inconvénient, dans la pénombre, la main fermée, comme Fontenelle, sur la dangereuse vérité, — les athées Tartufes ont admiré ce gouvernement sur soi-même, cette domination sur sa pensée.

Il n’y a pas jusqu’à sa radicale indifférence à tout ce qui n’était pas son moi de dieu qu’on n’ait prise pour du stoïcisme recouvrant les plus hautes douleurs. Pour deux ou trois explications qu’il donne à Eckermann sur le loisir de sa pose quand l’Allemagne, levée contre la France qui l’envahissait, était en feu, pour la plainte vulgaire que tout homme attaqué exhale contre ceux qui l’attaquent, M. Sainte-Beuve, ému et tout en larmes, nous dit qu’il saignait sous sa pourpre, cet homme qu’on croyait impassible, et le voilà, à si bon marché, un Épictète !! Bonheur inouï, n’est-il pas vrai ? qui n’a pas fini avec la vie de Gœthe et qui continue jusqu’après la tombe, jusqu’après même ce livre d’Eckermann, que je maintiens, moi, une ignorante et aveugle déposition contre Gœthe, et qu’on interprète en faveur de son génie et de sa gloire… Je me demande toujours pourquoi…

FIN DE LA NOTE