Jules Barbey d’Aurevilly

1888

Les œuvres et les hommes : X. Les Historiens

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les œuvres et les hommes : X. Les Historiens, Paris, Maison Quantin, 1888, 396 p. Source : Gallica. Graphies normalisées. Erratum intégré.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Genoux (OCR et stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

À Monsieur Siméon Luce,
Membre de l’Institut §

Cher Monsieur et cher Compatriote,

En attendant la place glorieuse que vous méritez et qu’on vous doit dans cette Revue critique des Œuvres et des Hommes au xixe siècle, je veux vous dédier ce volume, consacré à quelques-uns des historiens d’un temps que vous aussi avez illustré.

L’historien de Jeanne d’Arc et de Du Guesclin, le chroniqueur grandiose des guerres des xive et xve siècles dans le pays dont vous êtes présentement l’honneur et qui est notre pays à tous les deux, ces livres robustes et sensés, écrits avec toutes les qualités de l’esprit de la forte race à laquelle vous appartenez, seront jugés plus tard et prochainement, mais aujourd’hui ce que je vous offre n’est pas le témoignage de la justice, c’est le témoignage de la sympathie. Ce n’est, pour l’heure, qu’une poignée de main normande dans une main normande, et l’hommage de l’admiration la plus sincère et de la plus vive amitié.

J. Barbey d’Aurevilly.

Léopold Ranke §

Histoire de France, principalement dans le xvie et le xviie siècle, traduite par J. J. Porchat.

I §

{p. 1}« De toutes les œuvres qui tentent l’effort de l’esprit humain, — disait un grand critique anglais, — l’histoire est tout à la fois la plus difficile à réussir et la plus facile à aborder. Des faits frappent l’attention d’un homme. Les retracer fidèlement, mais sous l’impression de ce coup porté à l’esprit, qui doit toujours le féconder, semble une chose aisée ; et cela l’est si peu, néanmoins, que, depuis Hérodote jusqu’à nos jours, on trouve bien sur son chemin quelques bons romans historiques et quelques essais {p. 2}(good historical romances and good historical essays), mais, dans toute la rigueur du mot, pas une irréprochable histoire. » Et, pour mieux creuser sa pensée, le critique anglais ajoutait : « Dans les sciences, il est des œuvres qu’on peut appeler parfaites. En poésie, il y a des poèmes qui, comme certaines pierres précieuses, n’ont pas un défaut, ou qui le cachent sous l’éclat qu’elles jettent. Dans la littérature oratoire, enfin, on rencontre quelques discours, — par exemple, ceux de Démosthènes, — dont il est impossible d’altérer un seul mot sans altérer la valeur intégrale de l’œuvre. Mais d’histoire, approchant seulement de la notion que nous avons de l’Histoire, on chercherait en vain ! En toutes choses, l’idéal est loin et recule, mais ici, il est si loin qu’il n’a plus besoin de reculer. »

L’homme qui écrivait les lignes précédentes, en 1828, dans un des recueils périodiques les plus estimés de l’Angleterre, devait plus tard devenir lui-même un historien, et il serait piquant de savoir si, quand il écrivait ainsi, il pensait déjà à le devenir, et s’il ne méritait pas qu’on lui appliquât le mot de Pope sur Addison : « Addison — disait Pope — ressemble à ces sultans d’Asie, qui ne croient jamais régner en sûreté qu’après avoir fait périr tous leurs frères. » En décapitant tous les historiens d’un seul revers de plume, Macaulay songeait-il à se préparer un royaume ? Ou bien, en y réfléchissant et en {p. 3}s’y appliquant à son tour, devait-il trouver diminuée cette horrible difficulté d’écrire l’histoire, qu’il signalait presque avec désespoir ? Quoiqu’il en puisse être à cet égard, les raisons qu’il donnait de cette difficulté étaient-elles les véritables et les profondes ?… « L’Histoire — écrivait-il, dans ce style anglais et whig qui n’est qu’à lui, — l’Histoire, cette province de la littérature, est comme un terrain contesté placé sur la limite de deux territoires différents et sous la juridiction de deux pouvoirs hostiles, et, comme tous les terrains dans ces conditions d’existence, il est nécessairement mal défini, mal cultivé et mal administré. Dépendant également de la Raison et de l’imagination, l’Histoire tombe alternativement sous la seule et absolue domination de l’une ou de l’autre, tantôt fiction, tantôt théorie, souvent toutes les deux. » Nous en demandons bien pardon à Macaulay, mais si la difficulté de la composition historique ne venait que de l’accord qu’il faut savoir établir entre l’imagination et la Raison, elle ne serait que celle de tous les genres de composition littéraire, qui n’existent pas plus que l’Histoire sans la fusion harmonieuse de ces deux grandes facultés. Évidemment, donc, la difficulté est ailleurs.

Elle est toute dans la notion fausse que nous avons de l’Histoire, — et Macaulay lui-même ! — quand nous voulons qu’elle soit autre que ce que nous sommes : c’est-à-dire une passion ou une idée (car l’homme {p. 4}n’est jamais que cela, lorsqu’il est quelque chose) ; quand, enfin, nous n’admettons pas que des faits qui passent à travers nos esprits, nos sensibilités, nos consciences, doivent nécessairement s’y colorer en y passant. La difficulté de l’Histoire vient surtout de l’idée chimérique et impossible que l’on en a. Les rhétoriques l’exigent impartiale et impersonnelle, et, fût-ce celle de Polichinelle ou d’Arlequin qu’il nous fallût écrire, nous ne pourrions l’écrire autrement qu’avec nos personnes, — avec le sang, avec la flamme, avec la lave ou avec la froide argile dont nous avons été pétris ! L’Histoire n’est jamais qu’un historien. Quand un homme se dévoue à en retracer une des phases, il appartient déjà, soyez-en sûr ! à un camp d’opinions quelconques, à une tribu de préjugés ou à une vérité — car nous croyons à la vérité ! — qu’il doit porter sur sa tête jusqu’à la tombe, comme nous y portons le soleil. Le moyen d’être impersonnel avec cela ? Non ! l’historien ne peut pas plus oublier sa personnalité morale quand il écrit l’Histoire, que le critique lui-même qui va le juger.

Or, jamais cette impersonnalité exigée par les rhétoriques, rêvée par les niais et jouée par les sournois, ne nous a paru briller plus clairement de sa fausse lumière que dans l’Histoire de France publiée par Léopold Ranke, — le meilleur ouvrage peut-être qui ait jamais été écrit pour prouver que l’indifférence olympienne est la qualité des dieux de marbre {p. 5}qu’on n’invoque plus, mais qu’elle n’est jamais qu’une hypocrisie de la pensée, qui, pour sa peine, — comme on va le voir, — en reste blessée et mutilée presque toujours.

II §

Léopold Ranke est un des écrivains les plus comptés de l’Allemagne actuelle. Sa réputation n’est pas d’hier. Son Histoire de la Papauté aux xve, xvie et xviie siècles, fut le premier livre qui porta l’attention sur sa personne et qui méritait de la captiver. Il y avait en cet ouvrage une belle floraison de jeunesse vigoureuse, un amour de la justice qui révélait éloquemment, malgré les préjugés de l’éducation, cette vive droiture des âmes respectées encore par la vie et que le monde doit plus tard gauchir. Dans ce livre important sur la Babylone écarlate, le protestant Ranke avait montré pour quelques grandes figures, la gloire éternelle du catholicisme et du monde, une admiration si indépendante et si simple, qu’elle fit croire à ces esprits qu’un mot enlève et qui font de leur désir une espérance, que Ranke pourrait bien finir comme le poète Zacharias Werner {p. 6}ou le fameux Frédéric Hürter, l’illustre chroniqueur d’Innocent III, et qu’il embrasserait le Catholicisme. Il n’en fut rien cependant ; Ranke ne changea pas de croyance. Il continua d’être historien, et un historien beaucoup plus préoccupé des choses politiques, qui sont du siècle, que des choses religieuses, qui n’en sont plus. Seulement, son Protestantisme descendit, ou monta, d’un degré. Il devint du rationalisme. L’ouvrage qu’il publia sous ce titre, d’une longueur allemande : Histoire de France, principalement au xvie et au xviie siècle, marque avec plus de netteté que jamais la voie qu’il a toujours suivie, et dans laquelle il a marché le front parfaitement essuyé des premières ferveurs de sa jeunesse.

Eh bien, ce qui nous a frappé tout d’abord en lisant cette histoire, ce n’est pas d’y trouver Ranke tel qu’il fut toujours dans ses écrits et n’a jamais cessé d’être (nous ne sommes pas si inconséquent aux idées que nous exprimions, il n’y a qu’un instant, sur la personnalité forcée et nécessaire de l’Histoire), mais c’est, au contraire, de ne pas assez l’y retrouver. Doctrinalement et de conviction, Ranke est toujours le même : un Allemand, un penseur politique, qui a plus ou moins vécu à l’ombre des philosophies de son pays. Mais, s’il est tout cela, comme son livre actuel le marque à toute page, pourquoi n’a-t-il pas l’accent animé qu’avaient ses convictions quand elles étaient moins profondes, quand la {p. 7}Réflexion et le Recueillement n’y avaient pas ajouté leur concentration enflammée ? Pourquoi enfin son talent, qui a toujours poussé dans les mêmes directions, qui s’est acharné sur le même sujet pour en prendre et en vider toute la moelle, — car c’est du xvie et du xviie siècle qu’il s’agit encore dans la nouvelle histoire de Ranke, — pourquoi son talent est-il moins remarquable et moins fort que dans le temps de ses premières découvertes et de ses premiers aperçus ? La valeur de Ranke est incontestable. Elle est reconnue. Mais pourquoi, dans des circonstances qui auraient dû activer son développement, cette valeur a-t-elle tout à coup diminué au lieu de s’accroître ? Léopold Ranke a-t-il commencé ou devait-il finir en chrysalide ?…

Le temps n’aurait-il pas été pour lui l’accumulation des bénéfices de l’expérience ? Tous les fronts, il est vrai, ne sont pas également faits pour s’embellir des glorieux chevrons de la pensée, de ces rides qui vont bien aux talents éprouvés comme aux mâles visages. Il en est des talents qui ne sont pas réellement très forts, comme des femmes qui ne furent jamais réellement belles : vieillir les maigrit, les flétrit et les glace. Ranke n’était-il donc, en fin de compte, qu’un de ces lettrés relatifs qui ont leur jour, mais à qui, en définitive, la vie ôte plus qu’elle n’apporte ? On l’eût traité comme le duc de Bourgogne de l’Histoire, un prince mort avant de régner ; le duc de {p. 8}Bourgogne de l’Histoire n’en était-il que le Petit-Jean ?

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement…

Il faut avouer qu’une telle chute serait ridicule et mortelle… Nous ne disons pas que Ranke l’ait faite, mais voici pourtant deux volumes dans lesquels il a dû ramasser l’effort de sa pensée et la force réfléchie de sa maturité, et partout où nous les avons ouverts, nous n’avons trouvé que l’indigence, le refroidissement, le dessèchement, mis à la place de tout ce qui promettait autrefois la richesse, la chaleur, l’abondance et la vie

Il est des gens, nous le savons, qui appelleront cela un progrès. Il est de ces esprits, impuissants et nerveux tout ensemble, pour qui le perfectionnement littéraire consiste à s’effacer jusqu’au néant, à éteindre la chaleur, à diminuer le relief, à soutirer la passion, et pour qui toute page vivement écrite ou âprement pensée produit l’effet de l’écarlate sur le taureau. Et ce ne sont pas des taureaux, pourtant ! Mais il paraît que le bœuf aussi a la même horreur pour ce qui brille… Aux yeux de ces sortes d’esprits, Léopold Ranke, passant de l’état d’historien qui sent, se passionne et peint sa pensée, à l’état d’historien systématique et décoloré, est un grand esprit qui s’élève ; et si, à cette suppression de sentiment ou de mouvement, à cette recherche amoureuse sans amour de l’expression {p. 9}abstraite, à cette généralisation vague quand elle n’est pas fausse et fausse dès qu’elle s’avise de préciser, on ajoute la gravité, ce masque des têtes vides qui cache si bien, dans tant de livres contemporains, la platitude de la niaiserie sous l’imposance du sérieux, vous avez un de ces historiens composés de qualités négatives tels que les rationalistes philosophiques et littéraires conçoivent leur historien — leur caput mortuum — et l’ont souvent réalisé.

Mais, selon nous, jamais comme ici ! Léopold Ranke peut maintenant être cité comme l’idéal de l’historien rationaliste au xixe siècle. Nous n’avons pas lu son livre dans sa langue, mais dans la traduction élégante et pure que Porchat nous en a donnée, et même dans cette traduction écrite avec soin, nous n’avons jamais vu, sur un sujet plus opulent et plus ample, livre plus pauvre et plus étriqué que cette histoire, — bien moins une histoire qu’une dissertation historique comme on doit en lire beaucoup par année à l’Académie de Berlin. Chose naturelle, du reste ! Pour une raison ou pour une autre, Léopold Ranke a joué à l’impossible ; — l’impossible l’a tué ! Il a cru qu’il pourrait voiler ce qu’on n’étouffe jamais : sa partialité, ses sympathies, toutes les convictions a priori avec lesquelles l’homme aborde toujours l’Histoire. Il a essayé de cacher le secret de son âme, le rayonnement de son opinion intime, sous une forme impartiale et dégagée, et à l’instant même le livre qu’il {p. 10}a écrit a perdu tout caractère, et l’ancien talent de Ranke, on se demande… où il a passé ?

Il s’est mis sur la tête la calotte de bitume d’un système, et le système l’a rongé jusqu’à la cervelle. Autrefois (on s’en souvient), Ranke, préoccupé de l’action de la personnalité humaine dans ce qu’on appelle la politique, l’y recherchait avec avidité. Pour mieux comprendre les causes secondes de l’Histoire, il y introduisait presque la physiologie et la pathologie, et (on pouvait lui en faire parfois le reproche) il ne séparait pas assez l’influence morale des influences matérielles chétives et honteuses… Oui ! Ranke poussait jusque-là la réalité. C’était un défaut, mais ce défaut, du moins, jetait un intérêt profond, amer et toujours excité, sur l’Histoire, prise ainsi dans ses sources abaissées, et faisait de Ranke un historien piquant, sans être pourtant scandaleux. Mais, cherchez-le ! Comment le reconnaître dans cette dernière histoire, sans marquants détails personnels sur personne, et où les portraits ne sont que des lieux communs en grisaille ; dans ce livre à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer… et des faits, qui a la fatuité de renfermer en un demi-volume toute l’Histoire de France, depuis Mérovée jusqu’à François Ier ! Abrégé décharné et désossé, qui ne creuse rien et croit planer sur tout, avec une prétention d’aigle qui trahit par trop le perroquet de Montesquieu…

Et si, talent à part, qui meurt toujours à ce jeu, {p. 11}Ranke avait réussi à nous faire illusion sur la justice de son histoire, il aurait pu croire à la bonté de son système quand il s’agit de l’intérêt de ces idées qui doivent, pour plus de sûreté, s’infiltrer dans les esprits au lieu de s’y répandre, et passer par-dessous les portes au lieu de les forcer. Mais la finesse de Ranke, s’il y a finesse, s’il n’est pas lui-même la dupe innocente de son système, ne trompera personne. On voit à travers l’impartialité de sa forme, — cette cotte de mailles à chaque maille faussée ! on voit à travers ce pauvre masque, qui n’est pas de fer, mais de caoutchouc ! C’est donc bien vainement, hélas ! qu’on a transi son talent, qu’on n’a pas eu la bravoure de sa pensée ; qu’au lieu d’être un grand ausculteur de faits on est devenu un empailleur d’idées générales qui ressemblent à des momies, et qu’on peut s’appeler désormais en froideur la fée Concombre de l’Histoire. Toute cette glace empilée n’abolit pas le goût du breuvage, facile à reconnaître, que Ranke nous a versé. Certainement, nous le prenons comme il nous le donne, mais nous avons le droit de dire que, sans y rien changer, nous lui voudrions plus de sève, — plus de franchise et de chaleur !

III §

{p. 12}Ainsi, — qu’on l’entende bien ! — c’est au nom du talent inutilement sacrifié de Léopold Ranke que nous accusons sa manière. Historiquement et religieusement, trop de choses nous séparent de l’historien allemand pour que nous puissions mêler une critique historique ou religieuse à notre critique littéraire, sans en diminuer la largeur. Sur ces points vitaux, le fond emporterait nécessairement la forme, et nous savons trop où il l’emporterait. De catholique à protestant, les points de vue ne diffèrent pas seulement, ils se renversent, quand il s’agit d’un siècle qui, comme le xvie, a été le commencement de tout pour les uns, et presque la fin de tout pour les autres.

Nous laisserons donc là notre appréciation historique, et, acceptant tout entier Léopold Ranke pour ce qu’il est sous une forme vainement désintéressée, nous dirons que, littéralement et au point de vue du talent, nous préférons de beaucoup vingt pages d’Agrippa d’Aubigné sur les événements de son époque, à toute cette histoire inanimée de Ranke. Ranke, dont le Protestantisme a subi l’action des doctrines {p. 13}philosophiques qui tendent à le remplacer, n’est pas même le fantôme d’Agrippa, cet homme qui vécut si fort, et qui s’étonnerait, s’il revenait au monde, que la question religieuse qui dominait les esprits des grands protestants du xvie siècle, ne fût plus la question première pour les historiens, leurs successeurs.

Dans les deux premiers volumes, qui vont jusqu’à la mort de Henri IV, l’auteur, qui semble n’avoir en vue que des résultats généraux, n’en recherche et n’en dégage qu’un seul, dont, à ses yeux, l’importance prime celle de tous les autres, et c’est la question de l’État, comme on dit en Prusse. La question de l’État renferme toute la question du Protestantisme pour Ranke et toute la question de l’Histoire. Même le degré de civilisation se mesure à la connaissance qu’acquièrent les peuples de cette idée abstraite de l’État, que la Féodalité n’avait pas. Or, comme Ranke l’historien n’a pas plus d’idées à lui qu’un historiographe, et comme il n’a établi nulle part, ni par un raisonnement, ni par une théorie, que cette idée de l’État comme on essayait de la réaliser à Berlin est le dernier progrès de la philosophie et de la politique, il résulte qu’il n’y a pas plus de vue supérieure que de faits nouveaux à chercher dans son Histoire de France, laquelle n’ajoutera pas plus à sa renommée qu’elle n’ajoutera à notre instruction.

Ranke est tombé dans un véritable fakirisme à propos de son idée abstraite de l’État. Blême Narcisse {p. 14}pour le compte de la Prusse, il a passé son temps à la regarder poindre, cette idée, dans tous les courants et tous les torrents de l’Histoire. Voilà pourtant ce qu’est devenu un homme qui pensait, observait et remuait des faits autrefois, et qui semblait organisé pour autre chose que pour pêcher à la ligne, dans l’Histoire, une idée qu’il avait commencé par y mettre — comme on met du poisson dans un étang — pour l’y retrouver. Il n’y a plus qu’une qualification qui convienne à Léopold Ranke. C’était de Maistre, je crois, qui disait plaisamment, dans sa Correspondance : « On est souvent allé trop loin en appelant le Grand Frédéric un grand homme, mais on peut se risquer à dire qu’il n’a été qu’un grand Prussien. » Eh bien, sauf l’épithète, Ranke mérite qu’on fasse de lui pareil éloge ! Seulement, c’est un Prussien… tout court.

M. Fustel de Coulanges §

Histoire des institutions politiques de l’ancienne France.

I §

{p. 15}Qu’est donc ce Fustel de Coulanges, dont le nom rappelle l’ami de Madame de Sévigné ? Il est, sans doute, fort connu et fort estimé dans l’Université de France, mais, en France, il n’a pas fait encore cette impression retentissante qui s’appelle la célébrité. Qu’il soit tranquille, il la fera !… La Célébrité ressemble le plus souvent à la Calomnie, qui rase la terre avant de s’élever et d’éclater sur nos têtes. M. Fustel de Coulanges n’en est jusqu’ici qu’au ras du sol, mais il va monter… Maître de Conférences à l’École normale supérieure quand il fit paraître ce {p. 16}livre, il n’a, pour moi, contre lui, que son titre d’universitaire ; mais c’est un esprit que je crois assez vigoureux pour secouer et mettre à ses pieds les préjugés traditionnels de l’Université et de son enseignement. En 1864, il publiait un livre intitulé : La Cité antique, qu’il nommait, avec une modestie qu’il est impossible de prendre au mot, une Étude sur le culte, le droit et les institutions de la Grèce et de Rome, — ouvrage couronné par l’Académie, et c’est ce que j’en puis dire de pis… En matière d’Histoire, je connais et j’ai souvent signalé les tendances, odieusement païennes, de l’Académie. Or, quoique couronné par elle, le livre en question n’inclinait nullement au paganisme. C’était même un livre qui n’inclinait d’aucun côté, — un livre planté droit dans l’Histoire, qui disait les faits et les établissait avec une imperturbable solidité. Au jeu de billard, les plus maladroits peuvent quelquefois caramboler ; l’Académie fit ce carambolage de couronner le livre de M. Fustel de Coulanges. — Elle s’honora, en cela, plus qu’elle ne l’honorait… Ce livre, qui préparait et qui précursait l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France que M. Fustel de Coulanges nous a donnée depuis, attaquait l’Histoire à une profondeur de nature humaine jusque-là inconnue à la plupart des historiens. Jamais personne n’avait plongé plus avant dans la notion de cette religion domestique dont l’ancien monde était sorti, et c’était là une découverte {p. 17}magnifique de simplicité ! Dans ce livre, on entrevoyait quelque chose comme un Montesquieu, mais un Montesquieu sans épigrammes, épris de netteté, — comme l’autre, cet hypocrite de profondeur ! l’était de clinquant, — et coulant, aisé et large, au lieu de se cristalliser péniblement en de petits angles pointus…

Il paraît que ce livre fit coup — ainsi que disent les Italiens — dans le cercle de l’Enseignement ; mais il ne porta pas plus loin. Il n’entra pas d’une volée, comme il aurait dû y entrer, dans l’opinion littéraire de ce temps. Ce pauvre temps a bien d’autres babioles à lire et à vanter que des livres profonds en Histoire, et en une histoire qui n’est pas la sienne ! Seulement, pour peu que M. Fustel de Coulanges, ce robuste, nous frappe deux ou trois livres avec cette force qu’il a montrée dans son premier, il faudra bien que la Critique et l’opinion littéraire s’occupent de ce premier livre, où une méthode nouvelle et un talent neuf se révèlent. C’est, en effet, la destinée des écrivains plus forts que leur temps, de lui faire retourner la tête vers une œuvre qu’il n’avait pas vue, quoiqu’elle fût sous ses yeux. C’est le contraire de l’aumône qu’on fait aux aveugles : c’est l’aumône des aveugles à qui y voit clair.

Et M. Fustel de Coulanges est bien cet homme-là. Il y voir clair, et il y fait voir clair… Avec sa profonde manière d’attaquer l’Histoire, il pourrait être obscur comme un allemand ; et il brille de la clarté {p. 18}la plus française. La première impression que donne son livre, c’est là satisfaction de la clarté… Ce n’est pas la vérité encore que la clarté, mais elle y conduit et elle y tient par son rayon. L’auteur des Institutions politiques de l’ancienne France établira-t-il la vérité complète, absolue, sans objection, de l’histoire qu’il a entreprise ?… Le vrai a cela de bon qu’on le pressent avant que la preuve en soit faite, et nous désirons que ce pressentiment, inspiré par M. Fustel de Coulanges, ne nous trompe pas. Le livre qu’il a publié là n’est que le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir plusieurs. Quels que soient, d’ailleurs, les titres différents que M. de Coulanges donne à ses ouvrages, ils ne sont tous, si j’en saisis bien le sens et la portée, que les chapitres écrits d’un livre qui se continue, que les parties échafaudées d’un ensemble historique embrassé de haut, comme on embrasse tout un pays du sommet de ses montagnes. Les montagnes, en Histoire, sont les idées générales d’où l’on voit tout et d’où l’on résume tout, et M. Fustel de Coulanges, par la nature de son esprit, tend vers elles. Le travail d’ensemble historique qu’il prépare ne peut donc pas avoir dit le dernier mot sur lequel on le jugera. Mais, en attendant qu’il le dise, on ne saurait trop présumer d’un historien qui introduit dans l’Histoire un point de vue aussi puissant et aussi renversant que celui qu’il vient d’y ouvrir, et qui, s’il est vrai absolument et sans réplique, comme il doit l’être, {p. 19}bouleverse l’Histoire telle qu’elle est écrite et acceptée, et en change instantanément tous les aspects.

II §

Ce point de vue supérieur, d’une unité grandiose, que l’auteur des Institutions politiques de l’ancienne France fait planer sur son histoire, et qui en contredit toutes les origines, c’est l’influence de l’Empire Romain sur le monde barbare, — c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’on a pensé depuis des siècles. Depuis des siècles, et surtout depuis le xvie, on a cru que l’Empire Romain était une dégradation de la République et la décadence de Rome, châtiée enfin de l’immense corruption de la victoire par les Barbares, ses vainqueurs, qui lui ouvrirent les veines et les lui vidèrent de son vieux sang, pour y infuser leur jeune sang de Barbares. Eh bien, selon M. Fustel de Coulanges, c’est le contraire qui est le vrai ! M. de Coulanges retourne cette antique histoire comme on retournerait un gant. Lisez-le ! Il ne croit guères plus à la corruption des Romains qu’à la virginité des Barbares. C’est la corruption de quelques-uns de leurs empereurs, — supportés, malgré la monstruosité de {p. 20}leurs vices, pour des raisons qui font plus d’honneur que de honte à l’esprit romain, puisque c’était par respect de leur tradition politique qu’ils acceptaient l’Empire à travers l’Empereur, quel qu’il fut ; — c’est cette corruption des empereurs, qui a fait croire à l’universelle corruption des Romains. Mais eût-elle existé au degré où les historiens modernes l’ont poussée, que les Romains n’eussent pas été châtiés par les Barbares, même quand ils furent envahis par eux. Singulière destinée pour les exécuteurs des hautes œuvres de la Providence ! au contact formidablement puissant des Romains, les Barbares se romanisèrent. Entrés Barbares au cœur de l’Empire, ils y restaient ou ils en ressortaient Romains. Et, bien loin d’être une décadence pour Rome et une dégradation de son ancienne République, l’Empire réalisa l’idée romaine par excellence. Le principe romain du pouvoir politique tel que la République l’avait affirmé, l’Empire le concentra et l’éleva à sa plus haute puissance. Car, ne vous y trompez pas ! l’Empire ne fut jamais que la Dictature de la République, mesurée à la vie d’un homme. Telle est, en quelques mots, la thèse du nouvel historien. Il ne la formule pas, il est vrai, avec cette étreignante rigueur ; il s’y prend, lui, de plus longue main que moi. Homme d’analyse, avant tout, et d’investigation patiente et prudente, il cherche dans tous les faits attestés par les historiens contemporains de son histoire, la trace de cette {p. 21}merveilleuse influence de Rome, qui s’étendit sur les Barbares et qui les pénétra, pour se les assimiler. Mais sous toutes ces analyses respire la synthèse qu’il organisera probablement plus tard. On la voit distinctement sous ces analyses, et il est facile de l’en dégager.

Et je l’ai dégagée parce que j’aime, pour mon compte, les conclusions de cette forte thèse ; — parce qu’elle soufflette largement, comme les servantes de Boileau, les histoires modernes et toutes les idées sur la liberté politique dont la philosophie et le libéralisme les ont bourrées ! La bêtise moderne est de croire à la liberté chez les Anciens. Rome, en particulier, nous a valu les imbécilités féroces, sous prétexte de liberté, de la Révolution française. Rien de ce qu’on en dit n’exista. Rome, qui a mérité, avant le Christianisme, d’être la maîtresse du genre humain, ne l’a été que parce qu’elle fut le pouvoir le plus fort qu’il y ait eu parmi les hommes. Les piailleurs contre le despotisme n’ont pas su voir combien, au fond, elle était despote, et bien moins encore dans ses hommes d’État que dans ses Institutions. M. Fustel de Coulanges nous en a fait l’histoire. Il nous a donné un détail qu’ici nous ne pouvons suivre, de ces Institutions puissantes, dans lesquelles tenaient tant de place la naissance, la richesse, l’aristocratie, les classifications, les hiérarchies, tout ce que la Démocratie abhorre. C’est à l’étonner et à l’épouvanter, la {p. 22}Démocratie ! « À Rome, — dit fort bien M. Fustel de Coulanges, — les magistratures n’étaient pas des fonctions, mais des pouvoirs. » La révolution de 509, qui, suivant nos ineptes phraséologies, changea la Royauté en République, ne changea pas la nature de l’autorité comme, à Rome, on la comprenait. Les consuls gouvernaient en vertu des mêmes principes que les rois. Ces têtes romaines, organisées pour la politique, comme les têtes grecques l’étaient pour l’art, admettaient que le droit du magistrat fût absolu ; et il l’était à tous les degrés de la magistrature, pour le censeur comme pour le tribun, pour le préteur comme pour le consul. Et c’est cette conception du pouvoir qui, en se concentrant, fit l’Empire, L’Empire n’est qu’une résultante de toute la société romaine. Le droit de vie et de mort, qui n’existe plus dans nos systèmes énervés de gouvernement, et qu’a gardé, comme un dernier vestige du droit romain, la monarchie française jusqu’à Henri III, qui fit tuer Guise sans jugement, et Louis XIII, le maréchal d’Ancre, ce droit terrible était inhérent au pouvoir politique chez les Romains. Néron et Commode pouvaient être des monstres et abuser effroyablement de leur droit, mais ils pouvaient s’en servir. L’État, c’était eux, dix-sept cents ans avant Louis XIV. La Majesté, c’était l’autorité omnipotente de l’État. Et tombe ici le grand reproche de bassesse ! Dans ce système, comme je l’ai indiqué plus haut, ce qu’on a pris pour de l’abjection {p. 23}chez le peuple romain, était la preuve de sa solidité politique. Les erreurs, et quelles erreurs ! de ces esprits éperdus : Commode, Néron, Caligula, ne purent dégoûter la tête ferme des Romains de cette chose toute romaine : — le pouvoir absolu.

Et bien en prit au monde entier, du reste ! Bien en prit à tout ce qu’il y avait alors de civilisation, menacé par tout ce qu’il y avait de barbarie ! L’Empire ne résista pas seulement aux Barbares : il les convertit, bien avant même que le Catholicisme eût ajouté sa conversion à la sienne…

III §

Et, en effet, ceci remonte haut. Ceci remonte à César et aux Gaulois, ces premiers Barbares dans la longue chaîne de Barbares qui devait suivre ; les premiers dans le temps, mais aussi les premiers par leurs grandes qualités de peuple, par la supériorité de leur race. C’est en raison même de cette supériorité que les Gaulois reçurent vite le coup de cette fascination romaine, qui était mieux que la fascination du glaive ; car il y avait autant d’éclairs dans le glaive de {p. 24}Brennus que dans le glaive de César. Si ce n’avait été là qu’une question de guerre, jamais la Gaule n’aurait été conquise. On ne lui eût rien imposé par la force. Si elle se transforma, si elle se romanisa, si elle s’imprégna de l’esprit romain au point que le Druidisme, c’est-à-dire ce qui devait être le plus profond en elle, disparut en deux générations, c’est que sa volonté, à elle, était dans cette transformation. « Jamais population italienne ou latine — dit M. de Coulanges — ne s’établit en Gaule, et ce qu’il y vint de Romains est imperceptible. » Sans les Gaulois, César lui-même ne serait pas venu à bout des Gaulois. Il les incorpora dans son armée, mais, d’eux-mêmes, ils y seraient entrés. On ne force pas la main à tout un peuple. On ne le façonne point à son image. Cette prétention de dieu, qui perdit Napoléon, est une de ces fatuités qu’un peuple aussi politique que le peuple romain n’avait pas. Non ! si la Gaule devint promptement romaine, c’est qu’elle avait compris, avec l’instinct d’une race supérieure, que l’unité Romaine valait mieux pour elle que les diversités dont elle souffrait. Déchirée par des démocraties locales, elle alla, avec les instincts de son magnifique tempérament de peuple, où elle vit une organisation. Et elle y alla d’une sympathie si naturelle, que ceux-là mêmes qui, les premiers, dans la Gaule encore gauloise, s’allièrent aux Romains, ne furent jamais dans le sentiment gaulois des traîtres à la patrie, des hommes qui passaient à {p. 25}l’ennemi. Et ils n’y passaient point, en effet. Ils passaient de l’anarchie, qui tue les peuples, à l’organisation, qui les fait vivre. En vain les Germains invoquèrent-ils une barbarie commune pour fausser et briser le lien qui attachait Rome à la Gaule, le faisceau qu’elles formaient résista. Et, que dis-je ? eux-mêmes, les Germains, malgré l’infériorité de leur race comparée à la race gauloise, furent atteints à leur tour par ce prodigieux magnétisme qu’exerçait Rome sur l’univers.

IV §

Rien de plus curieux que l’histoire de ce magnétisme de l’Empire Romain, retrouvé partout par l’historien des Institutions de l’ancienne France, et même jusque dans les invasions contre l’Empire. En réalité, ces invasions, dont on a fait des événements si majeurs, et qui n’eurent que l’importance de leurs ravages, ne furent ni calculées, ni délibérées, ni libres. Elles n’étaient que des conséquences de défaites antérieures entre Barbares, d’expulsion de territoires, de poussées effrayantes de Goths sur Germains et de Huns sur Goths, fuyant vers Rome et s’écrasant dans leur fuite contre elle. Quand Alaric {p. 26}disait, vague pour être plus terrible : « Je ne sais quoi me pousse !… » il mentait. Il le savait bien ! Tous ces Barbares, Germains, Burgundes, Suèves, se haïssaient entre eux, mais ils ne haïssaient pas Rome, et dès les commencements, ils l’avaient servie. Arminius, le Germain révolté, était un chevalier romain. Arbogaste, pour le compte de Rome, avait fait la guerre à Sunno et à Marcomer, les ennemis de l’Empire. Les Goths, établis sur les bords du Danube, battus par Dioclétien, étaient devenus ses auxiliaires. Le paysan du Danube n’est qu’une fable de La Fontaine, renouvelée d’une fable espagnole du xvie siècle. Il n’y avait pas en Germanie de ces paysans, parce qu’il n’y avait pas de pays. Il n’y avait que des tribus et des peuplades errantes, sans nationalité et sans fierté ; — car c’est encore un préjugé, que la fierté des Barbares ! En face de l’Empire Romain, ils furent plus souples et plus bas que les Byzantins. Réduits à n’être que ce qu’ils étaient, ils sentirent, dans une moindre mesure que les Gaulois, mais ils sentirent aussi, le magnétique rayonnement de l’unité Romaine qu’ils avaient en face d’eux, comme les aveugles sentent le soleil… Le mot qui court dans les histoires, que les Germains servirent les Romains pour les combattre, est un mot faux. Ils servirent et furent très fidèles. Ils gardaient très bien les frontières. Ces conquérants, qui demandèrent humblement des terres à Rome, on leur en {p. 27}donna, et ils les labourèrent. Ils justifièrent l’ancien mot de la fierté romaine : « Nous faisons semer par les Barbares ! »

Avouez que, vus ainsi, ils ne sont pas grands, ces hommes qui paraissaient gigantesques, et à qui on a trop fait les honneurs de l’Histoire ! L’implacable historien auquel ils ont affaire aujourd’hui diminue la hauteur de leur taille, et donne la mesure de leur action, si étonnamment exagérée. Jusqu’ici, on les avait envisagés comme des conquérants, et même on s’est assez vanté d’en descendre ! L’idée de leur conquête a longtemps partagé le monde féodal en fils de vainqueurs et en fils de vaincus, — insolence biffée par M. de Coulanges, qui nie la conquête, pièces en main. Si les Germains, en se culbutant les uns sur les autres, entrèrent dans l’Empire, ils n’y restèrent point par leur propre force, ce qui est le fait et le caractère de toute conquête. Ils n’y restèrent et ne s’y établirent qu’à la condition de devenir plus ou moins Romains, d’accepter la loi Romaine, de devenir des fonctionnaires de l’Empire. Étrange nécessité pour des vainqueurs, que cette soumission aux vaincus ! L’introduction des Germains dans la Gaule complètement Romaine n’eut point cette netteté d’une conquête, sur laquelle il est impossible de se tromper. Comme ailleurs, comme partout, ennemis entre eux, ils se battirent entre eux, et la royauté des Francs sortit même de ces guerres de Barbares à Barbares. Mais Clovis, {p. 28}vainqueur des Burgundes et des Visigoths, est lui-même un fonctionnaire romain. Il était patrice et consul, et ce n’étaient pas pour lui des dignités vaines ; il en avait autant d’orgueil que de sa royauté barbare. Il fut toute sa vie l’ami de saint Rémy, qui était un Gallo-Romain. Grégoire de Tours est aussi un Gaulois, et M. Fustel de Coulanges fait remarquer qu’il ne parle nulle part des Germains comme des vainqueurs de sa race. Quant à l’Empire Romain, que les Barbares ne détruisirent pas, ce fut lui qui se frappa lui-même en accordant à l’importunité des Germains qui le servaient la juridiction civile avec le gouvernement militaire, qui auraient dû rester dans des mains romaines. Il y a toujours, chez les nations, un jour fatal, qui, dans toutes les nations, finit tout, et, presque toujours, ce jour est le jour d’une faute. Le jour de cette funeste concession fut réellement la fin de l’Empire. Ce jour-là, il se frappa dans le cœur, dans le principe même de sa constitution. Mais peut-on dire que celui à qui on a donné ait conquis ?…

V §

Voilà le fil d’idées que j’ai été obligé de raccourcir, mais qui s’étend, sans se rompre une seule fois, {p. 29}dans le livre de M. Fustel de Coulanges. En ce premier volume, l’auteur n’est encore qu’à la porte de son sujet. Il va nous faire l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, et il commence par les arracher à ce Germanisme à travers lequel on a voulu si obstinément les voir. Ce volume-ci s’arrête aux Mérovingiens. Et si, alors, l’Empire Romain était un grand nom plus qu’une grande choie, s’il n’était plus guères qu’un dais avec une momie byzantine par dessous, il existait encore énergiquement par l’influence ; il existait et planait encore comme une divinité politique sur toutes les royautés barbares. Plus tard, l’auteur, sans doute, dégagera de ce qu’il appelle les Institutions de l’ancienne France, l’immense part de cette influence qui les a pénétrées comme l’eau pénètre l’éponge. « La collection de Justinien — dit-il en passant — a eu force de loi jusqu’au milieu du Moyen Âge… » Mais, en ce moment, ce qu’il veut, c’est de marquer notre lignage et de le purifier de cette tache originelle de la conquête, que l’Histoire lui a fait trop longtemps porter. Dans la partie de son volume occupée par les Mérovingiens, le profond historien s’acharne à prouver qu’il n’y eut jamais dépossession d’une race par une autre race. La Gaule romanisée resta l’égale de la société franke dans sa législation et dans ses mœurs. Elle garda sa religion et sa langue. « Le latin — dit l’historien, qui pense à tout, — ne fut point relégué au second rang, comme {p. 30}en Angleterre le saxon, après la conquête normande. » Toujours les Mérovingiens voulurent être Romains. Sous leurs règnes, le mécanisme de l’administration, l’impôt, la justice, furent choses romaines. Les preuves que l’historien entasse pour prouver sa thèse submergeraient ce chapitre, si je tenais à les rapporter. J’ai vu rarement une argumentation plus forte. Ce qu’il faut surtout admirer dans M. Fustel de Coulanges, c’est le raisonnement historique, c’est le sens critique qu’il porte dans l’interprétation de tous les faits contemporains de son histoire. Et je dis contemporains, car, dans une époque confisquée par l’esprit moderne, il n’a pensé à prendre son histoire que dans les écrivains des six premiers siècles. Il a compris que, pour se débarbouiller des idées historiques de ces derniers temps, il fallait se plonger aux sources, et il s’y est plongé. Il a traité l’Histoire écrite par les modernes avec le mépris qu’elle mérite. Il n’a pas dit un mot de Gibbon, et s’il a nommé Montesquieu une seule fois, c’est pour lui donner le plus laconique et le plus cruel démenti.

Eh bien, tout cela est excellent ! tout cela, pour moi, fait un premier livre supérieur, qui engage superbement la question des Institutions de l’ancienne France. Nous allons donc les voir jugées par un homme compétent, et dont le premier acte est de s’inscrire en faux contre cette idée de la conquête Germanique, qui a fait prendre la Féodalité pour une {p. 31}des conséquences déshonorantes de cette conquête, l’affranchissement des communes pour le soulèvement des vaincus contre les vainqueurs, et la Révolution française pour la revanche suprême et définitive de ces mêmes vaincus. Je l’ai dit plus haut : c’est l’Histoire retournée, bout pour bout. Nous voilà dégermanisés ! Nous voilà rappelés à nos origines, qui sont essentiellement romaines. En lisant le livre de M. Fustel de Coulanges, il est impossible de ne pas conclure que tout, pour nous autres Français, est sorti de l’Empire Romain. Quand il fondait son Empire à lui, Napoléon ne l’ignorait pas !

Cet homme, dont l’instinct politique respirait de loin l’Histoire, quand il ne la savait pas, devinait les choses que M. Fustel de Coulanges nous a racontées, lorsqu’il accusait Tacite de n’être qu’un pamphlétaire, un journaliste contre les empereurs. Leurs vices, à ces prodigieux misérables, ne troublaient pas sa souveraine raison sur la grandeur et sur la beauté de l’institution impériale. Malheureusement, une telle institution, à une si grande longueur de siècles, ne se reprend pas, quelle que soit la force d’un homme. Mais, disons-le pour l’en glorifier, en fondant son Empire, à lui, Napoléon, comme il l’avait conçu et comme il l’a un moment réalisé, ce despote, puisqu’il est reçu de déshonorer avec ce mot-là les champions du principe de l’autorité et de la nécessité du commandement parmi les hommes, essaya, du moins, de {p. 32}nous replacer dans notre vraie tradition politique, qui, comme la religieuse, est Romaine. Il opposa le romanisme vrai du pouvoir absolu au romanisme faux de la Révolution française, dont l’esprit démocratique ne pouvait rien comprendre à la constitution romaine. Ce ne sont que d’affreux masques que les Romains de la Révolution française ! L’Empire de Napoléon est détruit, mais la question du romanisme subsiste toujours… Serons-nous Romains ou Barbares ? La Démocratie de ces derniers temps, plus anarchique encore que les tribus germaines, nous menace de ses invasions, et il ne s’agit plus pour elle de nous passer sur le ventre, mais de nous arracher du ventre tout ce qui nous reste de romain.

Le souffrirons-nous ?

M. Gaston Boissier §

La Religion romaine d’Auguste aux Antonins.

I §

{p. 33}L’auteur de ce livre se présentait un jour à l’Académie, et réellement il était fait pour y entrer. Il était du bois de l’endroit… et, de par ce livre, il y est entré plus tard. Mais l’Académie, avec son génie de discernement ordinaire, lui préféra ce jour-là M. John Lemoinne, lequel y est entré, lui, à califourchon sur le dos du Journal des débats, comme un jockey lassé de courir, heureux de trouver l’écurie. À proprement parler, M. John Lemoinne n’est pas un écrivain dans le sens compact, imposant, livresque du mot. C’est un articlier. Il gaufre, depuis plus de quarante ans, au {p. 34}Journal des débats. Il y découpe des articles légers et secs, quelquefois pointus, mais toujours diaphanes… de profondeur. L’Académie, en proie au triste phénomène du ratatinage, l’Académie, qui a cru un jour que le petit Paradol pourrait remplacer avantageusement son vieux Villemain, a peut-être cru aussi que M. John Lemoinne — un Paradol vieilli — pourrait remplacer le jeune Paradol ; et c’est ainsi que tout s’abaissant et s’amincissant à l’Académie, les fauteuils seraient bientôt chez elle remplacés par des chaises, et les chaises par des tabourets ! M. Gaston Boissier n’est pas encore de l’époque des tabourets… Il a du talent, — un talent agréable, — agreabilis, comme disait M. de Jouy, une des gloires latines de l’Académie française. Il est littéraire, et, quoique professeur, sa littérature n’est pas pédante. Il est érudit, et même son érudition est jolie. Il a ce qu’il faut, et plus encore, pour s’asseoir sans embarras auprès de M. John Lemoinne. Si celui-ci est du Journal des débats, M. Boissier est de l’École normale, et il a, pour être de l’Académie française, bien assez comme cela de rationalisme, de scepticisme, d’éclectisme et de paganisme. Comment donc ! il en a pour forcer la porte de toutes les classes de l’Institut.

Car toutes les Académies sont timbrées de ces quatre choses. Ce sont les quatre cornes, comme dirait l’Apocalypse, de la Grande Bête multiple et aux quatre faces qu’on appelle, dans la langue des hommes, {p. 35}l’Institut. Rationalistes, sceptiques, éclectiques, et, par-dessus le marché, païennes de tendance, de portée et de volonté, — c’est-à-dire, sous des noms différents, ennemies de l’Église catholique et n’ayant de préoccupation et d’intérêt que pour les travaux qui la diminuent, — les Académies, et en particulier l’Académie française, dont il est seulement question ici à propos du livre de M. Boissier, continuent les grandes et funestes traditions de la Renaissance. Malgré leur rationalisme, leur éclectisme et leur scepticisme, elles sont païennes au premier chef. Entendons-nous bien, cependant ! Elles n’adorent pas Jupiter… Elles viennent après Voltaire et le xviiie siècle, qui, plus coupables que les moines châtreurs de l’ancienne Égypte, ont opéré l’esprit humain de la faculté d’adorer n’importe qui et n’importe quoi. Avant d’être païennes, elles sont ce que la philosophie de leur temps les a faites. Elles ont trop d’incrédulité cultivée pour accepter une religion quelconque, mais elles ont un vieux et incorrigible goût pour le paganisme et les sociétés qu’il a produites, parce que le paganisme est la négation naturelle du principe surnaturel qui l’a vaincu dans l’Histoire et dans la conscience du genre humain. Et ce que je dis là, l’Académie française l’affirme depuis longtemps de la manière la plus visible, la plus éclatante, à l’œil qui sait voir. Parmi les livres nombreux couronnés par elle, la moitié, au moins, a pour objet la glorification, sous une forme ou sous une autre, de {p. 36}ce paganisme qu’on croyait fini et enterré, et qui — n’est-ce pas curieux ? — essaie tout doucettement et tout cauteleusement, en plein xixe siècle, sa petite résurrection de Lazare. C’est comique, mais c’est tragique aussi. C’est tragique, ce déterrement d’un cadavre pourri, qu’on ne déterre que pour s’en faire une arme, — que pour le jeter, avec la peste qu’il exhale, à la tête de ses ennemis ! L’Académie française, par ses prix donnés continûment et systématiquement aux ouvrages qui exaltent les sociétés païennes, et qui ne les exaltent jamais qu’au détriment de la société chrétienne, fait acte flagrant de paganisme. Et c’est plus grave, cela, que de recevoir le Matérialisme dans son sein, sous la désagréable espèce de Littré… Permettre au croupion du Matérialisme de s’asseoir dans un des fauteuils où se sont assis des religieux, des prêtres et des évêques, méritait bien, certes ! la colère de Monseigneur Dupanloup. Mais une tendance générale est plus dangereuse et en dit plus long qu’un fait isolé, et il faut bien la signaler quand on est chrétien : la tendance de l’enseignement par l’Académie est anti-chrétienne… Je me moque bien, pour ma part, du Spiritualisme de la philosophie moderne ! Que ce soit l’odieux scalpel du Matérialisme ou le glaive de vapeur, comme celui des guerriers d’Ossian, d’un Spiritualisme vide et vain, qui frappe le Christianisme, ce n’en est pas moins toujours le terrible ventrem feri de Tacite. Ce n’en est pas moins toujours, quel qu’en soit {p. 37}l’instrument, le parricide de l’idée chrétienne dont nous sommes tous les fils et qu’on frappe au cœur !

Eh bien, un des livres les mieux faits dans le sens même que l’Académie veut imprimer aux œuvres historiques sur le paganisme de l’ancien monde, est ce livre de M. Gaston Boissier intitulé : La Religion romaine d’Auguste aux Antonins. Ce livre n’a pas été couronné ; c’eût été trop vulgaire pour un livre qui n’est pas vulgaire. Il y avait mieux qu’un prix. L’auteur devait entrer, son livre à la main, de plain-pied, à l’Académie. M. John Lemoinne, qui n’est ni grand, ni gros, s’est glissé dans ses jambes et a passé devant.

Mais M. Gaston Boissier a eu son tour. Il était trop entré dans l’esprit de l’Académie pour ne pas entrer dans un de ses fauteuils. Ou bien donc l’Académie aurait été ingrate comme un gouvernement !

II §

M. Gaston Boissier est professeur au Collège de France. Il a été, je crois, quelque temps, le suppléant de Philarète Chasles. Si ce choix-là a été fait, il était heureux. Philarète Chasles avait un dandysme de professeur qui sortait le professorat des cuistreries {p. 38}ordinaires dont il est bardé. On peut dire qu’il jouait avec sa robe, quoiqu’il ne la mît jamais, comme un chat joue avec sa queue. C’était le plus charmant Arlequin de professeur qui ait jamais existé. Il avait dans l’esprit les grâces d’une bayadère. Il aurait pu danser son cours au lieu de le parler, et c’eût été la danse… du Chasles ! M. Gaston Boissier n’a ni la fantaisie, ni la pétulance, ni le dandysme impertinent et charmant de Chasles, — mais il a pourtant, comme Chasles, du dandysme dans sa personne, et même dans sa littérature. Du dandysme relatif, puisqu’il est professeur ! Personnellement, il est correct, presque Anglais de tenue ; les mains blanches, qu’il sait montrer. Il parle simplement, comme un homme du monde, spirituellement, comme il écrit… et malheureusement pour dire les mêmes choses à peu près. Son livre actuel résume son enseignement, et c’est son enseignement que je n’aime pas ; ce n’est pas la manière dont il enseigne. Il est très habile pour ce qu’il veut faire, et il faut être chatouilleux comme moi à l’endroit du Christianisme et flaireur d’ennemi à distance, comme un Mohican qui reconnaît dans l’herbe la trace imperceptible du mocassin, pour dire, comme l’ours de la fable, — trop prudent, cet ours, mais ce n’est pas moi !… « Ôtons-nous, car il sent… » Il sent, cela est sûr, le livre de M. Boissier, mais je ne m’ôterai pas. On ne s’ôte pas si facilement de ce livre, très intéressant par toutes les notions qu’il roule dans ses pages {p. 39}et dont la gracieuse modération m’est trop suspecte pour que je ne veuille pas la pénétrer. Je veux même, si vous le permettez, vous faire sentir ce qu’il sent… C’est le fagot ! comme on disait autrefois, quand il y en avait pour les livres ; mais, hélas ! il n’y a plus pour les livres de fagots maintenant… que les leurs.

Ceux (pardon) du livre de M. Boissier sont des modèles du genre. Ils ont été choisis dans une forêt de faits, taillés, rassemblés et liés ensemble avec un savoir-faire égal au savoir-faire de l’incomparable Sganarelle. Mais ce n’en sont pas moins des fagots ! Qui pourra jamais croire, en effet, que le Christianisme, qui a changé le monde jusqu’à l’axe, et retourné, bout pour bout, l’âme humaine, ne soit que le prolongement normal, très simple, très prévu, très attendu, du paganisme, évoluant dans l’humanité ? À qui persuadera-t-on qu’il n’est que la conséquence naturelle de la logique invincible des choses, et que la planche une fois unie et huilée par le temps, le progrès et les philosophies, le paganisme y ait moelleusement glissé jusqu’où le Christianisme l’attendait, et dans lequel il est, ma foi ! entré comme une lame de couteau dans du beurre, quoique la crème de ce singulier beurre ait été le sang bouillonnant de milliers de martyrs. Telle est, pourtant, la conclusion un peu forte, — n’est-ce pas ? — enveloppée long temps et développée lentement dans ce livre de La Religion romaine, rallongée d’une autre religion {p. 40}romaine, sorties l’une de l’autre. L’idée de cette conclusion n’appartient pas à M. Gaston Boissier, ce qui lui ôte, aux yeux de l’Académie pour laquelle il écrit, l’inconvénient d’être original… mais il l’a seulement reprise et traitée à sa manière. M. Gaston Boissier s’est bien gardé de poser une thèse carrée et retentissante. Il n’est pas un casseur d’assiettes philosophique. Ce n’est pas un ennemi du Christianisme à la froide façon de M. Havet, ou à la perfide et lâche façon de M. Renan. Hait-il même le Christianisme ? Il me fait l’effet d’être bien éclectique pour haïr. C’est surtout un sceptique ; mais il a le scepticisme respectueux. On ne voit pas dans son livre un seul principe supérieur aux faits qu’il y rapporte et qu’il y groupe. S’arrêterait-il aux bagatelles de la porte ? — Et c’est le mot, ici, puisque le Christianisme va faire son entrée (veut-il nous faire croire) dans le monde, par la porte du paganisme. Le philosophe serait-il, en lui, confisqué par l’historien ? Assurément, l’auteur de La Religion romaine a trop l’habitude de l’histoire pour ne pas savoir où il tend et où il va ; mais il a la finesse ou l’hypocrisie de ne pas le dire, et c’est la route faite que vous apercevez enfin où cet insinuateur vous a mené !

Il vous a mené, par une multitude de routes et de sentiers, à la négation, ou, pour mieux dire, à la disparition, à l’effacement complet du principe qui fait de l’avènement du Christianisme dans le monde {p. 41}quelque chose de sui generis, quelque chose qui n’est plus seulement une révolution humaine sans exemple dans l’Histoire et même dans l’Histoire éclairée par la conception d’une Providence, quelque chose enfin d’une si tonitruante surnaturalité ! Le cœur de l’orgueilleux et voluptueux genre humain cloué avec amour à la croix des esclaves sur laquelle meurt un Dieu, les douze bateliers de Judée prenant la terre entière dans leur miraculeux filet, cette histoire, qui n’avait besoin que d’être racontée, depuis saint Paul jusqu’à Bossuet, pour que ceux qui n’étaient pas chrétiens le devinssent, — Credo quia absurdum et impossibile ! — disparaît, ou plutôt n’apparaît pas dans le livre de M. Boissier… Elle n’a pas même besoin de venir. J’ai l’air de dire une simplicité, mais ce n’est pas moi qui la dis : dans le livre de M. Boissier, le Christianisme est déjà venu quand il arrive. Quand il vint, dit-il, « il ne fallait plus qu’une impulsion ». Une impulsion, mot bien commode ! car une impulsion peut être énorme, mais elle peut aussi être faible, et c’est toujours une impulsion. Une impulsion !… au lieu du coup de tonnerre du Christianisme tombant du ciel, de ce coup de tonnerre comme le monde n’en avait jamais entendu. Et, en effet, à dater d’Auguste, selon l’auteur de La Religion romaine, tout tournait au Christianisme, puisque tout tournait à la dévotion : — la religion, qui n’avait guères été jusque-là qu’une formule de droit religieux et une tradition patriotique, {p. 42}la philosophie, et même la rhétorique. Il dirait même : la grammaire, s’il osait… mais le ridicule l’arrête là, le dandy historien ! Sénèque était si chrétien de présensation, qu’on a prétendu, bien à tort, — et M. Boissier fait à fond cette critique, — qu’il avait connu saint Paul, et que si saint Paul ne l’avait pas converti, il l’avait, du moins, imprégné et saturé d’idées chrétiennes. Marc-Aurèle, tout philosophe qu’il fût, était dévot à la manière de nous autres, les dévots chrétiens. Il priait dans de petites chapelles. On croirait, dit M. Boissier, que les philosophes et les prêtres, unis pour la première fois, s’étaient entendus pour préparer la société qui allait naître. — Cela ne semble rien que cette thèse d’histoire, et c’est tout ; car c’est la divinité même du Christianisme qui reste dessous !

III §

Et la chose est exécutée, du reste, avec une souplesse, une douceur et une discrétion incomparables, qui font penser à une autre Critique comme moi, Madame Pernelle, laquelle n’était pas très contente non plus :

            … Pour vous, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !
Mais il n’est — comme on dit — pire eau que l’eau qui dort…

{p. 43}C’est dans celle-là, en effet, qu’on se noie le mieux, et que M. Boissier essaie de noyer la surnaturalité du Christianisme, qui est, en somme, sa vérité, puisque sans sa surnaturalité, le Christianisme cesserait d’être. Ses dogmes ne seraient alors que des outrages à la raison, et il tomberait jusqu’à n’être plus qu’une religion de cérémonies et de rites comme le furent les religions païennes, ou, comme chez les Romains, une antiquité historique et la consigne des ancêtres. À la souplesse du talent et à la discrétion, à cet air ineffable de ne pas toucher à ce sur quoi il pèse davantage, M. Gaston Boissier ajoute, dans son livre, une érudition qui, pour la première fois, n’est pas haïssable, mais charmante. Dandy d’érudition, comme d’expression ! Les femmes elles-mêmes trouveraient du plaisir dans cette érudition élégante et fringante, qui, pour les hommes, n’en est pas moins substantielle, — et qui est laite de tant de choses, comme un parfum est fait de mille fleurs. Je ne puis entrer dans le détail des faits entassés dans cette histoire, et dont l’auteur fait converger la lumière et les influences, avec le calcul et l’œil d’un pointeur, là où il lui plaît qu’elles convergent. Je n’écris pas pour le Journal des inscriptions, et l’importance du livre de M. Boissier est beaucoup plus, pour moi, dans l’interprétation et la convergence de ces faits, que dans les faits mêmes. Elle est moins dans les termes de l’équation que dans son inconnue. Seulement, les termes de l’équation sont {p. 44}si bien posés, que l’inconnue s’en dégage presque de soi et saute aux yeux de l’esprit avec la brusquerie d’un échappement.

Rien, en effet, d’oublié, dans les termes du problème. Ils y sont tous. Rien d’oublié dans le cercle historique que M. Boissier a tracé autour du Christianisme, pour le faire entrer dans ce cercle comme un rayon de plus. Dès les premiers mots de ce livre, qui semble avoir l’indifférence de l’impartialité : La Religion romaine d’Auguste aux Antonins, l’auteur vise le Christianisme. Il l’ajuste de loin, pour le mieux ajuster de près. J’ai parlé plus haut de Sénèque comme d’un chrétien anticipé, et que saint Paul, pour qu’il le fût, n’avait pas besoin de convertir ; — de Sénèque, qui, par parenthèse, fut à son époque un éclectique et un sceptique comme M. Boissier l’est à la sienne : tantôt panthéiste, tantôt stoïcien, tantôt croyant à un Dieu personnel qu’il invente. Boule tournante, que la tête à la débandade de ce philosophe ! — Sénèque avait mis les esclaves dans le droit romain, mais, avant Sénèque, Cicéron aussi. M. Gaston Boissier fait donc reculer l’idée chrétienne jusqu’à Cicéron. Il va faire davantage ; il va la faire reculer plus encore. Comme le Christianisme doit un jour venir de l’Orient et de Judée, M. Gaston Boissier ne manque pas d’insister sur les antiques influences des Juifs dans la vieille société romaine. « Mis en dehors d’elle, — dit-il, — ils n’en exerçaient pas moins dans l’ombre une grande action {p. 45}religieuse. On en parlait avec mépris, et on jeûnait le jour du Sabbat. On introduisait chez soi, par la porte dérobée, — (la porte dérobée, c’est vous, qui voulez faire entrer par là le Christianisme dans l’Histoire !), — les mendiants de la forêt Ancienne, qui disaient la bonne aventure, remettaient les péchés à vil prix, et enseignaient à voix basse la loi de Moïse. » Ce qui était des Juifs, du reste, existait à Rome de toutes les religions de l’Orient. L’imagination romaine était emportée vers elles. Les femmes, qui expriment mieux que les hommes l’imagination religieuse d’une race, les femmes, « très pieuses à leurs dieux » dans cette époque de dévotion universelle, allaient à Isis et à Cybèle sans cesser d’aller à Junon et à Diane, comme, plus tard, elles devaient aller à Jésus… Seulement, il ne faut pas oublier de marquer ce que l’auteur de La Religion romaine oublie : c’est qu’une fois à Jésus, elles ne revenaient pas à Junon et à Diane, et que Junon et Diane ne leur avaient jamais fait faire ce que le Christianisme, qu’on veut diminuer en l’expliquant, leur fit faire, en raison de deux choses que ne connaissaient pas ces misérables religions anciennes : l’absolu de son dogme et le péremptoire de sa loi.

Oui ! l’expliquer pour le diminuer en l’humanisant, cet incroyable Christianisme, qu’on veut faire croyable à la raison, et dont la gloire est d’être pour elle incroyable. Oui ! l’expliquer, l’atténuer, le simplifier, en faire un événement historique comme un autre, ayant {p. 46}ses origines dans des événements antérieurs presque semblables à lui, et coulant sur des pentes douces et souterraines dans l’Histoire bien avant qu’on l’y voie en plein, voilà le but que l’auteur de cette Religion romaine s’est proposé, et plus il avance dans son livre, plus l’intention d’abord cachée, la visée hostile, se dégagent des faits papelardement articulés. L’avalanche se ramasse en tombant dans le fond du gouffre ; les dernières pages sont les derniers coups… Il faut empêcher par toute voie que le Christianisme soit un démenti donné à toutes les lois du monde, de la nature et de l’humanité ! Et comme il est arrivé, ce phénomène renversant, en pleine corruption romaine, et qu’il fait des martyrs et des saints de ces abominables corrompus, pour nous assourdir à ce coup de tonnerre, pour ne pas voir l’éclat de cette foudre, on a dit — des gens d’esprit comme M. Boissier ! — qu’après tout, les Romains n’étaient pas si corrompus. Pour la sainteté du Christianisme, c’étaient des candidats. Le livre que voici ne craint pas de nier la corruption romaine. Il prétend qu’on l’a exagérée. La philanthropie du sceptique moderne, M. Boissier l’a reportée amoureusement sur cette société monstrueuse de débordements et d’infection, et, quand il s’agit d’elle, il croit à Pline et ne croit pas à Juvénal, et sans raison pourtant pour admettre l’un et repousser l’autre, puisqu’il pense (nous dit-il) que l’homme ne voit les choses qu’à travers ses passions et son humeur. Or, {p. 47}Pline, c’était son humeur d’être optimiste et de bonne humeur, comme Juvénal, d’être de mauvaise et misanthrope : — ils étaient donc à deux de jeu ! Mais la vérité de l’Histoire n’est pas que dans Pline et dans Juvénal, et les passions des hommes qui la faussent, pour cela, ne la détruisent pas.

M. Gaston Boissier lui-même, cet arrangeur habile, ce décorateur, ce prestidigitateur historique, qui veut escamoter, en le réduisant à n’être qu’une muscade, un boulet de la force du Christianisme, qui a brisé et fait sauter en morceaux le terrible monde ancien avec ses résistances, M. Boissier y perdra son latin, ce qui sera une perte, mais ne diminuera pas plus la corruption romaine que le Christianisme. Ce sont des faits corrélatifs, quoiqu’ils ne soient pas du même ordre, et quand il parlera du Christianisme avec plus de légèreté qu’il ne comporte, c’est toujours par le fait de la corruption romaine, qui ne pouvait être vaincue que par quelque chose de supérieur à l’humanité, qu’on lui répondra. L’homme était au fond d’un mal immense, qui ne pouvait plus augmenter. Il fallait Dieu pour l’en tirer ! Dieu descendit du ciel, et pour qu’on le vît mieux par le repoussoir de cet épouvantant contraste, il se fit attacher à la croix des scélérats. M. Gaston Boissier ne voit pas tout à fait cette croix comme nous la voyons, nous… Pour lui, elle n’est guères qu’un agrément assez touchant dans l’histoire du Christianisme ; mais, selon lui, le Christianisme {p. 48}précédait cette croix dans l’humanité, et aurait pu, sous quelque nom que ce fût, exister. C’était affaire d’idée ! comme ils disent, ces impertinents idéologues. Les sornettes que ce charmant dandy de professeur met à la place de cela, sont magnifiques. Pour lui, la société romaine, à partir d’Auguste, se christianise à la vapeur. On a la chose avant d’avoir le nom. Jésus-Christ n’est qu’un titulaire. Le stoïcisme et la philosophie platonicienne, dit joliment notre dandy, s’étaient donné le mot pour sauver « l’état social des dieux », et pour couvrir les bêtises de ces dieux, qui en faisaient beaucoup, on avait inventé les démons. Ce sont là les dernières évolutions de la philosophie, qui se retournait vers les religions comme elle s’en détourne aujourd’hui. Ainsi que les femmes, les esclaves, qui étaient de l’Orient en grand nombre, aimaient les religions orientales, qui leur rappelaient la patrie. Ils allèrent à Christ comme à Isis et à Mithra, et par le même pas dégagé. Bien avant l’émancipation des esclaves par le Christianisme, la besogne avait été faite par les Sodalités religieuses et les Collèges pour les sépultures, où les esclaves, comme les riches, — l’égalité de l’écu déjà, — prenaient des actions pour les petites bouteilles qui devaient renfermer leurs cendres. Les Sophistes précédaient les Apôtres. Ils prêchaient la bienfaisance et l’affabilité, comme l’abbé Poulie au xviiie siècle. C’étaient les abbés Poulie d’un temps qui n’avait pas encore d’abbés. Le Cynique {p. 49}cédait le Moine, et c’est ainsi que le monde tout entier moulait le Christianisme ; et c’était aussi, toujours, la même histoire dans l’Histoire, et, sérieusement, à propos du Christianisme, la même chanson qu’au Vaudeville :

Il était venu, je vous jure,
Avant qu’il ne fût arrivé !

IV §

Il faut, certes ! beaucoup de talent pour n’être pas ridicule en débitant de telles fadaises, mais le talent, mais la magie, c’est de les faire passer. M. Boissier a cette magie… Je me suis intéressé, moi qui le pénétrais pourtant, à toute la peine qu’une nature souple, gracieuse et veloutée comme la sienne, s’est donnée pour saisir délicatement de ses fines dents de rat érudit et pour ronger, sans faire le bruit scandaleux d’une vaste déchirure, le bas de cette aube divine du Christianisme, qui traîne dans les siècles et qui y passe, sans perdre jamais un seul fil de sa trame sacrée, au-dessus du museau de tous les rongeurs !… M. Gaston Boissier a touché, à travers celui qui donnait le nom à son livre, un sujet pour lequel il n’avait pas {p. 50}les mains qu’il fallait, — des mains savantes d’une autre science que la sienne, compétentes, théologiennes. Je l’affirme avec sécurité, l’histoire du Christianisme écrite par un homme qui n’a pas dans la tête la raison métaphysique de la nécessité du surnaturel pour expliquer le monde, sera toujours manquée, — avec plus ou moins d’éclat, s’il a du talent. M. Gaston Boissier en a, mais il faut une lumière surnaturelle pour parler des choses surnaturelles, et, aux yeux de ceux qui y croient, il est assis à l’ombre de la mort.

Et c’est pour cela qu’il a pu s’asseoir à l’ombre des Académies !

M. H. Wallon §

Saint Louis et son temps.

I §

{p. 51}Je ne connais pas de livre qu’il me plaise davantage de voir publié et qui aussi m’étonne davantage… Pourquoi Saint Louis, en effet ? Qu’y a-t-il de commun entre Saint Louis et nous ? Qu’y a-t-il de commun entre son temps et le nôtre ?… Pourquoi ne pas laisser tranquilles un temps et un homme qui ont eu assez d’historiens comme cela, et qui prouvent, avec la plus désagréable évidence, combien le passé l’emportait, dans ses idées, ses mœurs, ses institutions et ses hommes, sur les hommes, les institutions, les mœurs et les idées sortis de nos glorieuses et modernes {p. 52}révolutions ? Quoi ! l’histoire de Saint Louis, sans y être forcé, — puisqu’elle est ici une monographie, puisqu’elle ne fait pas partie d’une Histoire générale de France, où elle serait inévitable ? Nous autres, les Majestés du xixe siècle, nous regardons la Royauté du haut de notre grandeur de peuple. Nous la regardons, dans sa simplicité naïve et presque puérile, comme la forme la plus élémentaire et la moins relevée de toutes les formes de gouvernement. Même les Oligarchies, même les Aristocraties, insupportables à notre orgueil égalitaire, nous paraissent moins haïssables et surtout moins sottes que cette Royauté, qui, jusque de sa simplicité, outrage nos esprits compliqués. Si, en attendant le gouvernement de tous par tous, dans sa beauté complète, — ou mieux encore, la suppression de tout gouvernement, l’idéal enseigné par Proudhon, l’iconoclaste des Républiques, — nous permettons à la Royauté, ce polype coupé un jour sur la place de la Révolution, mais qui a repoussé, de rester encore quelque temps sans être arraché du sein des peuples, c’est seulement à la condition d’être entourée, cette Royauté, comme disait Lafayette, d’Institutions Républicaines, et de lui mettre la camisole de force d’une Constitution. Saint Louis, qui fut un Roi tout court, le Roi net, comme on disait en Espagne, le Roi père de la société, — de même que le père est le Roi de la famille, ainsi que le voulait dans sa théorie ce vieux imbécile de Bonald, — doit apparaître aux fiers cerveaux du xixe siècle comme {p. 53}un Roi bon tout au plus pour un peuple enfant, digne, sinon du mépris tout à fait, au moins de l’indulgence de l’Histoire… En deux mots, voilà pour le Roi. Mais si au Roi vous ajoutez le Saint, si le nimbe entoure la couronne, oh ! alors, il n’y a plus là qu’une vignette édifiante pour les innocents esprits qui ne se doutent pas des sublimes complications de la politique et des certitudes de la philosophie. Et tout ce qui a l’honneur d’être un monsieur du xixe siècle doit éviter prudemment de toucher trop fort à cette petite pagode de Saint et de Roi, de peur de voir — terrible jouet à surprise ! — un grand homme, et peut-être le plus grand des hommes, lui sauter aux yeux.

Eh bien, c’est ce que M. Wallon n’a pas craint, et, je l’ai dit, c’est ce qui me plaît et ce qui m’étonne !… On aime parfois à être étonné. M. Wallon, l’universitaire, le professeur d’École normale, n’a pas eu peur d’écrire l’histoire, un peu compromettante pour un moderne, de ce singulier Roi, qui n’était pas Tartuffe, et qui entendait ses trois messes par jour ; qui ne se donnait pas la discipline comme Tartuffe, mais qui se la faisait donner par son confesseur pour être plus sûr de la recevoir ; et qui, malgré tout cela, n’en était pas moins un grand homme !!! De son propre mouvement, M. Wallon a voulu écrire la vie de Saint Louis, qui est bien pour lui le Saint Louis de l’Église, et non pas seulement Louis IX, — et il l’est si bien, que, dès les premières lignes de son livre, M. Wallon l’appelle {p. 54}Saint Louis, comme si le coup indélébile de la canonisation était déjà tombé sur son nom et que le Saint eût rétroactivement dévoré l’homme ! M. Wallon a voulu ajouter un Saint Louis de sa façon à tous les autres Saint Louis qui encombrent la place ; car Saint Louis, ce fascinateur historique, a eu des masses d’historiens de toute époque, de toute opinion, de tout renseignement. Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, les livres sur Saint Louis se sont prodigieusement multipliés, et M. Wallon, qui est un savant et qui les a tous consultés, a résolu de dire son mot après eux sur cet homme, unique dans l’Histoire, et auquel aucun de ceux qui ont régné n’a ressemblé. Ce mot (que voici) ne manque, certes ! ni d’élévation, ni d’impartialité, ni de justesse ; mais est-ce assez, avec Saint Louis, que les qualités qui suffiraient avec un autre ? Pour un être surnaturel et de cette splendeur morale divine, il semble qu’il ne suffise plus d’être juste, et que la justice serait l’enthousiasme !

Et telle est la première impression qu’on reçoit du livre de M. Wallon, et telle la première critique qu’on est tenté de faire de son livre ; mais cette critique va au fond et emporte tout l’ouvrage dans le seul cinglement de ce reproche, quels qu’en soient les mérites, d’ailleurs, naturels ou voulus. L’auteur de Saint Louis et son temps ne comprend son sujet qu’avec son esprit, et il ne le fait point sentir avec son cœur… Je sais bien qu’il est rare qu’on ait à mettre son cœur {p. 55}dans une histoire politique, où le jugement est bien assez pour la besogne qu’ordinairement on a à y faire ; mais la politique de Saint Louis n’est pas une politique d’homme d’État « qui a son cœur dans sa tête », comme le voulait Napoléon. Sa politique, à lui, son action sur les hommes, c’était l’exercice des plus belles et en même temps des plus charmantes vertus ; car, j’en demande bien pardon à Messieurs les pécheurs, les vertus peuvent être charmantes… Fra Angelico, pour les peindre, se mettait à genoux. M. Wallon reste debout, et même assis, en peignant l’homme devant l’image duquel l’Église nous prescrit de nous agenouiller. Ce n’est pas seulement la foi qui a manqué à M. Wallon. L’imagination l’aurait remplacée. L’artiste n’est pas plus ici que l’homme de foi. Après tout ce que l’Histoire nous a apporté de notions sur Saint Louis, il fallait, puisqu’on n’apportait pas de notions nouvelles, puisque l’investigateur n’avait pas un fait inconnu à nous jeter, s’embraser au moins à la lumière et au rayonnement de la figure céleste de Saint Louis. Il fallait faire adorer Saint Louis dans un livre adorable, ou ne pas s’en mêler. Après Joinville surtout, cet Évangéliste de Saint Louis, ce La Fontaine de l’Histoire, — bien supérieur à l’autre, car c’était un La Fontaine chrétien comme on l’était au xiiie siècle, tandis que le La Fontaine du xviie siècle fut, jusqu’à la mort de Maucroix et sa conversion, toujours légèrement parpaillot. On peut objecter, il est vrai, que {p. 56}l’histoire de M. Wallon n’est pas, comme celle de Joinville, une biographie, et qu’elle n’a point à prendre la vie de Saint Louis dans son détail le plus familier, le plus souriant, le plus intime et le plus tendre ; mais l’objection n’a pas d’assise : Saint Louis ne se dédouble pas. L’homme et le saint sont tellement fondus en lui par le miracle d’une grâce infinie, que dans sa vie publique il est le même que dans sa vie privée. Il n’y a qu’une vie pour lui : — la vie devant Dieu !

C’est cette vie-là qu’a racontée M. Wallon, — malgré lui peut-être. Il aurait peut-être voulu la simplifier, du moins, ne pouvant pas l’omettre, ne pouvant pas couper en deux cette vie devant Dieu, soit dans l’éclat du trône comme dans les obscurités de la chapelle, soit à la tête des armées comme au pied des autels. Quand on sépare les deux morceaux de bois qui font une croix, il n’y a plus de croix. Il en est de même de la vie publique et privée de Saint Louis, jointes ensemble, comme les morceaux de la Croix qu’il adorait, dans sa pratique et sa conscience de fort chrétien. M. Wallon nous les dit toutes les deux de front, allant de l’une à l’autre, un peu troublé, dans son sens moderne, de ce qu’il voit dans l’une, à côté de son admiration pour l’autre… Infirmité qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais qui invalide une histoire dans laquelle il n’y avait aucune précaution à prendre, et pas autre chose que des admirations intégrales et sans aucune réserve à fièrement et chaleureusement affirmer !

II §

{p. 57}Rien de plus beau, en effet, que ce poème religieux de la vie de Saint Louis, et surtout rien de plus sans ombre. En ce temps-là, la Royauté, — engloutie dans des mêlées d’hommes que j’appellerais volontiers la Démocratie d’en haut ; car, en somme, les Aristocraties ne sont pas davantage : c’est toujours le nombre, le nombre maudit, l’éternel ennemi de l’unité ! — la Royauté sortait enfin des luttes et des confusions féodales, comme une tête sauvée sort des eaux d’un déluge qu’elle va, en s’élevant au-dessus d’elles, apaiser. C’était le commencement de cette ère nouvelle, — qui allait faire son temps, comme la Féodalité, vieillie et affaiblie, avait fait le sien, — l’aurore de cette longue journée d’Histoire dont le midi, éclatant et meurtrier, fut Louis XI et Richelieu, et le soleil couchant, Louis XIV… Saint Louis, le précurseur de ces trois grands hommes, qui ne furent que sa petite monnaie, tombée quelquefois dans du sang ; Saint Louis, qui ne fut pas seulement un Roi, mais le Roi, trouva la Royauté toute faite dans les idées et les besoins de son siècle, et il l’incarna dans sa {p. 58}personne. Elle et lui s’ajustèrent à merveille. Elle était faite pour lui, comme, lui, il était fait pour elle, et cela fit une force qui dura quelque chose comme cinq cents ans ! Tout en admirant les vertus surhumaines de Saint Louis, qui, dans toute époque, auraient fait de lui une des plus éminentes personnalités de l’Histoire, il faut cependant défalquer de l’admiration qu’il inspira ce qui doit en revenir à son époque, prête, alors, par les mœurs, par l’éducation du respect, par son Christianisme profond, à accepter le pouvoir unitaire et personnel de la Royauté. Comme elle croyait en Dieu et qu’elle l’aimait, elle crut au Roi et elle l’aima. L’homme n’a foi qu’aux Incarnations ! L’Incarnation du Fils de Dieu dans Jésus-Christ sauva le monde païen, qui périssait dans la pourriture. L’Incarnation de la Royauté dans Saint Louis sauva le monde féodal, qui périssait dans le sang.

C’était donc parfaitement l’heure de la Royauté, et la régence de Blanche de Castille, dont la quenouille valait une épée et qui fit baisser la pointe à celle des barons, l’avait prouvé. Pour la première fois, ces barons, qui avaient inventé le mot méprisant, en parlant d’un État ou d’une terre : « tomber en quenouille », respectèrent celle-ci comme une masse d’armes, et ployèrent sous ce gouvernement d’une femme qui était mère du Roi et qui avait le sentiment de la Royauté de son fils. Pour soumettre et adoucir ces hommes altiers, violents, prompts à l’injustice, obstinés à la {p. 59}maintenir quand une fois ils l’avaient commise, Blanche ne se fiait point à elle seule, et elle emportait dans ses déplacements de guerre ou de politique, dans toutes les entreprises de sa régence, son fils en bas âge, comme un talisman. Les deux minutes sublimes de Marie-Thérèse, présentant son fils, dans ses bras, aux nobles enthousiasmés de son État, Blanche de Castille en fit des années ! Elle opposait aux barons, moins faciles à l’enthousiasme que les Hongrois, cet enfant, élevé par elle pour ne jamais commettre un seul péché mortel, et de la suavité duquel s’échappait une mystérieuse influence, plus puissante sur eux que le Saint-Chrême apporté par les anges à Clovis. La régence de Blanche, dans un pays aussi profondément salique que la France, et qui fût presque une Royauté, annonçait bien ce que serait la Royauté dans son fils. Et de fait, dès qu’il eut vingt ans, ce phénomène de la Royauté fut accompli dans toute sa rondeur, dans toute sa perfection, dans tout son ascendant. Cet imberbe, cet enfant d’hier, prit tranquillement le globe bleu de Charlemagne dans une de ses mains et dans l’autre sa Main de justice, et ce fut le ROI ! le Roi père, absolu et doux ; le Roi juge, et, comme je l’ai dit quelque part, le Roi juge de paix de l’Europe, — avant lui, le plus effroyable des champs de bataille, — le juge qui avait de bien autres plaids que ceux de son chêne de Vincennes, et qui, du fond de la Croisade, du fond de sa captivité chez les Turcs, {p. 60}pouvait encore allonger sa Main de justice sur le monde, et faire cette fonction auguste d’arbitre et de pacificateur suprême, qui fut sa fonction spéciale tout le temps de son règne et le caractère de sa royale personnalité.

Car, quelle que fût la force de cette chose nouvelle qui succédait à la Féodalité et qui devait la vaincre et s’établir sur ses débris, ce ne fut point la Royauté, pour laquelle la France était mûre, qui donna à Saint Louis cette autorité sans pareille sur les affaires et les hommes de son temps. Ce fut sa personne dans la Royauté ! La Royauté, même, prenez-y bien garde ! lui dut encore plus qu’il ne dut à la Royauté… Les historiens, qui, selon le mot de M. Wallon, « plaident les circonstances atténuantes en faveur du Saint », n’ont pas seulement l’air de se douter de ce qu’eût perdu la Royauté, du temps de Saint Louis, s’il n’avait pas été le Saint qu’il fut, l’enfant sans péché mortel de la Reine Blanche, l’homme qui, sur la terre, a été certainement le plus près, par la ressemblance, de Notre Seigneur Jésus-Christ, et qui fit autant que le peut une créature humaine régner avec lui Jésus-Christ, à une époque qui avait l’amour de Jésus-Christ !… Supposez que Saint Louis n’eût pas été un Saint, il aurait peut-être été au plus le Louis XI ou le Richelieu du xiiie siècle. Il aurait peut-être été obligé de se servir à chaque minute de son épée de Taillebourg, pour faire (comme il disait) sa bonne et ronde justice, et pour dompter {p. 61}définitivement ces barons, qui se souvenaient toujours trop qu’ils avaient été indomptables. Mais, heureusement pour lui et pour son peuple, la sainteté lui épargna cette vulgaire façon d’être un grand homme à la manière de l’humanité. Comme la Croix avait attiré le monde à elle, il l’attira à lui par le prestige de cette Croix qu’il portait en son cœur, dans son action et sur ses lèvres, bien avant qu’il la mît sur son épaule et sur son manteau de croisé. Et il ne fit pas seulement justice… mais le monde lui-même lui demanda de la lui faire. Le monde tout entier s’en rapporta à lui et à son équité souveraine. Le monde tout entier : les peuples comme les rois, les papes comme les empereurs ! Les papes qui étaient presque des saints, et les empereurs qui étaient des scélérats et des brigands. C’était alors la dernière période de cette lutte sanglante, qui fut le combat de l’Ange et du Démon, entre le Sacerdoce et l’Empire, et Saint Louis fut invoqué pour s’entremettre entre eux, aussi bien par l’Ange que par le Démon. Assurément, ce n’était pas merveille que les papes invoquassent dans leurs causes l’autorité morale de Saint Louis ! Mais que Frédéric II, l’abominable Frédéric II, l’auteur des Trois imposteurs, le sarrasin, le sorcier, l’âme damnée, qui pouvait tout par la force et qui s’en servit si souvent avec une atrocité diabolique, invoquât à son tour la justice de Saint Louis, il y avait là, dans ce fait, quelque chose qui dépassait évidemment la puissance de la simple Royauté.

III §

{p. 62}Le Saint donc, — même avant le Roi, et qui le fit mieux Roi, — voilà ce que l’Histoire doit voir avant tout dans Saint Louis, si elle a quelque profondeur. Le héros de Taillebourg et de la Massoure est, certes ! bien grand dans Saint Louis, mais il l’est bien moins que le Saint.

Les héros ne sont pas rares sur le trône de France. Beaucoup le furent. Mais cette étrange et surnaturelle grandeur du Saint dans le Roi, on ne l’a vue qu’une fois, et cela n’a jamais recommencé. Charlemagne n’a qu’une sainteté incertaine. Saint Louis, qui, plus que Charlemagne lui-même, fut l’expression la plus pure et la plus douce de la Royauté parmi les hommes, ne la fut que parce qu’il était saint. Seulement, chose plus étrange encore, et qui n’étonne pas, du reste, quand on connaît la rouerie des ennemis de l’Église, c’est précisément cette Sainteté apparaissant à travers tous les faits d’un règne, que je n’ai pas, comme M. Wallon, le temps de brasser, qu’on a cherché à retourner contre l’Église. Parce que ce grand Justicier a fait justice envers et contre tous, et même contre {p. 63}lui-même, quand il renonça, par exemple, aux droits injustement acquis que les traités de ses prédécesseurs lui avaient donnés sur l’Angleterre ; — parce que, dans son différend avec l’évêque de Beauvais, il ne céda ni à l’évêque, ni même au pape ; — parce que, dans la honteuse défection de Thibaut de Champagne, violateur de ses engagements, Saint Louis ne s’arrêta ni devant sa qualité de croisé, ni devant la défense de l’attaquer que lui fit le pape et tira l’épée ; — les historiens ennemis, sortant des limites de son droit dans lequel il resta toujours, ont trouvé plaisant d’opposer à la Papauté un Saint reconnu par la Papauté, et lui ont fait de cette circonstance une impertinente et impossible gloire. Ils sont même allés, pour prouver qu’en Saint Louis le Roi foulait aux pieds quelquefois le Saint, jusqu’à inventer cette fameuse Pragmatique si longtemps invoquée, qui fit, jusque de Bossuet, une dupe si coupable, et dont une Critique plus avisée et plus savante a démontré récemment la fausseté, comme si on avait eu besoin de cette démonstration, maintenant irréfragable, pour être sûr de la fausseté de cet acte, évidemment stupide avant d’être faux ; car je ne sache pas que l’Église, qui a canonisé Saint Louis, ait eu jamais l’habitude de canoniser ceux qui la canonnent — c’est-à-dire ses ennemis !

Mais, disons-le à son honneur, M. Wallon est trop sensé et trop savant pour tomber dans ces erreurs et dans ces impostures. Il n’essaie pas, lui, de {p. 64}mettre Saint Louis en contradiction avec lui-même. Il respecte son caractère et il l’aime. L’écrivain, tout froid qu’il est, a été séduit par l’homme incomparable dont il a écrit l’histoire. Saint Louis a fini par tiédir cette glace. Le mot de perfection échappe à M. Wallon à la dernière page de son livre. Venu le dernier dans l’ordre des historiens modernes, M. Wallon n’en est point le plus insupportable. Il ne hait même pas ce qu’il appelle l’intolérance de Saint Louis. Il a la bonté de l’excuser…

Tandis que mon faquin, qui se voyait priser.
Avec un ris moqueur les priait d’excuser…

Mais il n’y a ici ni faquin, ni moquerie. Il y a un écrivain plein de noblesse, et, pour Saint Louis, d’une sympathie respectueuse, mais qui, selon moi, n’est pas assez du xiiie siècle. « La liberté de conscience — dit-il — n’était dans l’esprit de personne au xiiie siècle… » Et il a l’air de le regretter. « Les dogmes de la foi — dit-il encore — étaient pour Saint Louis des vérités absolues… » Et c’est ainsi qu’avec des nuances et des adoucissements, il efface de la gloire de Saint Louis, pour le faire mieux accepter à l’esprit moderne, les taches de sainteté qui sont pour nous des gouttes de lumière.

IV §

{p. 65}Et je l’ai dit, — et je finirai comme j’ai commencé, — voilà le défaut surtout, le défaut central de l’ouvrage de M. Wallon sur Saint Louis et son temps. Voilà où gît l’empêchement dirimant d’être un grand livre, — un livre grand comme son sujet. M. Wallon a mis à la masse des livres sur Saint Louis, mais dans son stock il n’y a rien de plus que ce que nous savions, et sa manière de pénétrer et de juger l’homme dans Saint Louis, qui pouvait être toute la nouveauté de son livre, n’a pas été cette nouveauté. Qu’importent, quand on a dit cela, les défauts accessoires du livre ! Qu’importe qu’il soit inférieur par d’autres côtés ; que la composition y manque de rigueur ; que les chapitres, très savants, du reste, sur les organisations militaires, judiciaires, littéraires, économiques, du temps de Saint Louis, y soient trop séparés du récit avec lequel ils auraient pu s’assimiler ! Qu’importe qu’on y passe auprès de figures comme Frédéric II, — ce poème de Lord Byron au Moyen Âge, — comme Grégoire IX, — cette énergie de quatre-vingt-dix-huit ans, — comme {p. 66}Urbain IV, Clément IV, Alexandre IV, sans que l’auteur les regarde et soit tenté d’en faire le portrait ! Il n’y a rien de plus à dire que ceci. Le seul reproche grave qu’on puisse adresser à l’auteur de Saint Louis et son temps, c’est d’avoir trop effacé l’hagiographe sous l’historien politique. S’il avait vu davantage le Saint dans le grand homme, son histoire aurait pris un bien autre aspect. — Mais la plume de M. Wallon ne ressemble point à la lance des Francs. Si le ciel fût tombé, ils l’auraient, disaient-ils, soutenu sur la pointe de leurs lances ! Un peu du ciel est tombé, par Saint Louis, sur la pointe de la plume de M. Wallon.

Elle en a été écrasée.

Le comte de Gobineau §

La Renaissance.

I §

{p. 67}Ce livre n’est pas une nouveauté par la date ; mais c’en est une par le talent. Il n’est pas d’hier ; mais il sera de demain. Et voilà pourquoi je veux en parler aujourd’hui. Dans l’indigence de la pensée publique qui se rue si badaudement aux Expositions, et le néant des œuvres qu’on publie, la Critique est heureuse de pouvoir, en se retournant, mettre la main sur un livre resté dans l’obscurité de son mérite, — le destin, d’ailleurs, de tout ce qui est élevé en littérature. Ce livre du comte de Gobineau, quand il le publia, a fait moins d’effet sur le pauvre public {p. 68}qu’on patine avec des journaux, que Le Bouton de rose, par exemple, de l’odoriférant M. Zola, ou les Mémoires d’une jeune femme, par une autre, de talent déjà vieille, et qui s’appelle M. Octave Feuillet. Indépendamment du sérieux d’un livre qui n’est pas au niveau de tous les esprits, il y a peut-être une autre raison encore du peu de bruit que le livre du comte de Gobineau a fait. L’auteur, qui a toujours beaucoup voyagé et qui a vécu depuis à l’étranger, avait le charmant dandysme d’abandonner ses livres à eux-mêmes et de n’y plus penser, quand ils étaient publiés. Stendhal aussi, eut cet élégant mépris des mendicités de la réclame et des petites organisations du succès. On se le rappelle, quand l’auteur de Rouge et Noir et De l’amour avait produit quelque chef-d’œuvre, il décampait de Paris comme s’il avait craint l’explosion d’un pétard. Et pourtant, il pouvait être bien tranquille, si c’était une explosion qu’il craignait ! car, excepté La Chartreuse de Parme, qui éclata tout à coup, un jour, du fond du silence dans lequel elle était enveloppée, parce que, de sa plume qui pouvait tout allumer, Balzac avait mis le feu à la mèche, les livres de Stendhal étaient trop raffinés et trop profonds pour avoir un succès bruyamment immédiat. L’auteur de La Renaissance n’était pas dans les mêmes conditions de talent que Stendhal, et je vais dire tout à l’heure en quoi il en différait, mais il était peut-être dans des conditions {p. 69}d’existence et de manière de sentir assez analogues. Il n’avait pas plus que Stendhal cette fringale de publicité dont se tordent et se meurent les médiocrités et les vanités de ce temps, et même il riait de cette colique. Il croyait qu’un livre trouve toujours sa place, dans un temps donné, sans qu’on prenne tant de peine pour la lui faire, et que — sans être un Moïse et la Critique une fille de Pharaon pour le ramasser — le livre, exposé sur le fleuve de la publicité, aborde toujours là où il devait aborder.

C’est peut-être là beaucoup d’optimisme, mais c’était son idée. Optimisme et fatalisme mêlés ! Mais, que voulez-vous ? il n’avait pas pour rien vécu si longtemps en Orient, cet homme qui a fait des livres comme le plus vif, le plus fringant, le plus spirituel des Occidentaux. Quoique occidental par la verve, Gobineau, quand il parlait de lui, prétendait qu’il était devenu en Orient légèrement derviche. Pour avoir vécu avec eux, il avait pris un peu de la sagesse des derviches, qu’il appelle des sages, et même de l’art des derviches tourneurs, qu’il appelle de grands artistes ; car s’il y a un homme qui ait jamais tourné dans ce monde qui tourne, c’est lui, le comte de Gobineau, diplomate toute sa vie : en Perse, en Suède, au Brésil, partout, et montrant partout, sans cesser de tourner, — ce brillant valseur diplomatique ! — les facettes d’un esprit taillé à facettes comme un diamant, et qui rayonne dans tous {p. 70}les sens où l’esprit d’un homme puisse rayonner.

C’est, en effet, et de fait, un diplomate. De fonction, il l’a été vingt ans et plus. Nouveau rapport avec Stendhal. Seulement, peut-on vraiment dire que Stendhal fût un diplomate, avec son malheureux petit consulat d’Italie ?… Il aurait pu l’être, certainement, et monter aux plus hauts emplois de la diplomatie. Il aurait eu le perçant du grand diplomate, la tenue correcte, l’empire sur lui-même et sur les autres, le silence, qui est une cuirasse et une visière de casque, et la séduction volontaire et calculée… Certes ! l’homme qui a pensé Julien Sorel et l’abbé Fabrice, parce qu’il était ces deux hommes, qui, du reste, n’en font qu’un, avait sous la peau du marbre dont les diplomates doivent être faits, comme les statues. Il l’eût été mieux que personne avec ce sang-froid, ce machiavélisme et ce diabolisme d’esprit auxquels son ministre, Guizot, qui ne fît de lui qu’un consul, évidemment ne comprenait rien. Mais voilà les jeux et les inconséquences de la destinée ! il ne le fut pas. Son petit consulat fut comme une stalle de chanoine où ses facultés de diplomate purent dormir… Et Gobineau, l’esprit le plus chaud que j’aie connu, l’homme qui avait le plus de verve, de profusion intellectuelle, d’expression en dehors, — poète, même en vers, — artiste, même de main, — toute sa vie, en a été un. Ah ! je suis convaincu qu’il en a été un très distingué et très excellent, mais ses facultés, à lui, {p. 71}étaient-elles naturellement diplomatiques ? Ne débordaient-elles pas sa fonction ?… Ne faisait-il pas mentir la tradition et le préjugé ?… Avait-il le boutonné de son état ?… Avait-il la stricte tenue de ces Silencieux aux monosyllabes d’éclairs quand ils parlent, de ces Sphinx qui se font partners, les uns aux autres, au whist muet de la diplomatie ?… Stendhal pouvait pincer cette bouche si ferme qu’on voit dans ses portraits, et garder par derrière sa tête, comme dit Pascal, ces observations qui avaient chez lui l’aigu du stylet. Il était un diplomate-… Quand, en Russie, il se rasait, le matin, comme à Paris, dans les horreurs de cette retraite où les hommes, — des héros ! — abrutis et démoralisés, tombaient la face dans la neige, la boue et les excréments de toute une armée sans avoir le cœur de se relever, il était un diplomate : il faisait de la diplomatie contre le désespoir ! Quand, sur le tard de sa vie, ce mâle portail un corset sur son torse d’Hercule et teignait ses favoris, comme Maxime de Trailles, dans Balzac, il faisait de la diplomatie contre la vieillesse, — de même que Mazarin, qui mettait du rouge sur ses joues mourantes, en faisait, lui, contre la mort !… Stendhal avait (je l’ai entendu), comme Talleyrand, la grâce des anecdotes, cette distillation d’histoire, faite, goutte par goutte, dans l’esprit des fins, par les superfins. Mais le comte de Gobineau, ce n’est plus cela. C’est l’expansion ; c’est l’ouverture ; c’est la chaleur. C’était la {p. 72}conversation par nappes d’idées et de bien dires, c’était une de ces conversations qui font penser à celle de Diderot. Or, j’admets bien que le satrapesque Rubens, ce Magnifique de la Peinture, ait été un ambassadeur ; mais Diderot aurait-il pu l’être ? Cependant, Gobineau l’a été. Mais que de choses avec !… Il a été poète, historien, érudit, voyageur, fantaisiste, moraliste, numismate, antiquaire. Il a écrit le poème d’Amadis, qui malheureusement n’est pas un chef-d’œuvre, mais dont l’inspiration, du moins, est poétique. Il a écrit l’Histoire des Perses. Il a écrit Céphalonie, Naxie et Terre-Neuve. Il a écrit Les Pléiades. Que n’a-t-il pas écrit ! Et aujourd’hui, c’est La Renaissance que nous allons examiner.

II §

La Renaissance, — comme son titre le dit, — c’est de l’histoire. Mais ce n’est pas de l’histoire décrite et jugée par un historien qui vient derrière les faits, qui en prend la mesure, les interprète, les glorifie ou les flétrit. C’est déjà beau et difficile que cette manière d’écrire l’Histoire, et l’homme qui réussit à l’écrire est aussi grand qu’elle. Tacite vaudrait tous les Césars du monde, s’ils étaient de grands hommes et qu’il les {p. 73}racontât… Monstres au lieu d’être de grands hommes, il est, lui, à les raconter, un prodige, comme ils sont des monstres. Il est en équation sublime, par l’histoire qu’il en écrit, avec leur monstruosité, leur infamie ou leur bassesse. Cela est difficile et c’est grand. Mais il y a, selon moi, une histoire encore plus difficile à écrire, et dont les historiens sont plus rares que les Thucydide, les Tacite, les Salluste et les Machiavel. C’est l’histoire faite par des historiens comme Shakespeare, dans ses Chroniques d’Angleterre mises au théâtre (mais la place n’y fait rien), et Montesquieu, par exemple dans son Dialogue d’Eucrate et de Sylla. Ce sont des historiens non plus de derrière les faits, mais du fond des faits ; des historiens qui osent faire penser et écrire l’Histoire par ceux mêmes qui l’ont faite ; qui, par une merveilleuse intuition rétrospective, la prennent à la source humaine dont elle est sortie, — dans la conscience révélée de ceux qui l’ont créée ; qui se mettent enfin, sans façon, sur les épaules, la tête de Sylla ou de Richard III, et parlent par leur bouche comme ils auraient parlé eux-mêmes, s’ils avaient voulu se faire comprendre et expliquer leurs actes à la Postérité… Ah ! pour ceux-là, quand ils réussissent, ils sont patiemment les plus grands. Ah ! ce qu’ils font la est autrement difficile que de décrire une action, quand même on la décrirait divinement, et d’appliquer sur elle et sur ceux qui la commirent le laurier de la gloire ou le fer rouge du {p. 74}châtiment. Seulement, pour cela, il faut réussir. Des scènes historiques qui ne sont que de l’imagerie historique, des découpures de personnages avec la petite couleur locale appropriée, ne valent pas la plus médiocre narration ou le plus médiocre jugement d’un historien quelconque ; car une narration et un jugement sont, après tout, des choses viriles, et des scènes historiques qui ne sont pas des chefs-d’œuvre ne sont que de la puérilité. Le malheureux et oublié Vitet a fait autrefois des Scènes historiques, Rémusat, son digne collègue à l’Académie et dans l’oubli, en a fait aussi. Le premier a écrit Les États de Blois, pour les petits garçons romantiques de 1830. Le second, un Abélard et une Saint-Barthélemy publiés dernièrement. Abélard, une honteuse bouffonnerie ; car elle ne fait pas rire et manque son coup, même comme bouffonnerie ! La Saint-Barthélemy, évocation moins impuissante, où un peu d’esprit, emprunté aux mémoires ou aux pamphlets protestants, pétille, tisonné par les pincettes d’un vieux bonhomme qui, comme Guizot, montre à ses petits-enfants la lanterne magique historique — comme on leur montrerait les vaches noires dans le feu — pour les amuser, mais aussi pour nous montrer, à nous, que, pour écrire des scènes historiques, un peu d’esprit ne suffit pas.

Beaucoup même non plus, — et Gobineau en a cependant beaucoup. Mais il a de plus l’érudition {p. 75}exacte, certaine, immense, et, par-dessus toutes les qualités qui concourent à l’ensemble et au détail d’un livre comme le sien, la divination historique, — ou mieux encore : la faculté du poète dramatique, la faculté d’entrer dans la peau, la cervelle et les entrailles d’une personnalité historique. Et ne l’eût-on que pour une seule personne, cette faculté, ce serait déjà glorieux ! mais Gobineau l’a pour toutes. Ses Scènes historiques, qui embrassent tout le cintre de cet Arc de triomphe de la Renaissance élevé à l’Antiquité par l’Italie, sont divisées en cinq parties qui en sont comme les bas-reliefs, — de puissants et magnifiques bas-reliefs. Ces cinq parties portent chacune un de ces noms sous lesquels toute l’Italie de la Renaissance a palpité, et qui, à cette distance, la font palpiter encore. C’est Jérôme Savonarole, — César Borgia, — Jules II, — Léon X, — Michel-Ange. C’est l’Italie et c’est le monde tout entier, passant par l’Italie ou tressaillant électriquement à chaque tressaillement de l’Italie. Mais, quoique ces noms soient bien retentissants et bien pleins, et même pleins de ces choses restées mystérieuses pour l’Histoire et que l’auteur de La Renaissance pénètre et dévoile, ce n’est pas seulement ces cinq personnalités, qui semblent de leur grandeur agrandir l’Italie, que le comte de Gobineau nous a fait parler, mais c’est toutes les personnalités éclatantes, à différents degrés d’éclat, ou vulgaires, qui fourmillent dans l’histoire de cette {p. 76}époque ressuscitée de 1492 à 1559. Et c’est là ce que je me permets d’admirer.

III §

Il est des scènes dans ce livre d’une beauté absolue, mais les moins belles sont encore tout ce qu’elles doivent être. Elles ont, quelles qu’elles soient, la toute-puissance de la réalité. C’est l’Histoire qui apparaît, remue, se voit, et même s’entend, comme dans cette glace enchantée dans laquelle les Sorciers — disent les Croyances populaires — font voir les choses absentes dans le présent, mortes dans le passé, et inaccomplies dans l’avenir… Gobineau est un de ces sorciers-là. Le charme est complet. Quand l’auteur de La Renaissance fait parler un de ces personnages dont on ne voit que l’action morte dans les autres histoires, il le fait positivement renaître, et son livre mérite d’être appelé Renaissance deux fois. L’imagination ne peut pas supposer une minute qu’il ait pu parler autrement. C’est le tour de force du poète dramatique accompli ; et encore le poète, dans l’intérêt qu’il veut produire, idéalise autant qu’il le peut. L’auteur de La Renaissance n’idéalise jamais, et ce {p. 77}n’est pas pourtant le sentiment de l’idéal qui lui manque ! La poésie ressemble, d’essence, au masque du théâtre antique, qui amplifiait les proportions du visage humain. Mais il n’y a ici que les proportions du visage historique. Pour se faire bien comprendre, il faut en revenir sans cesse à l’image de la glace, de cette glace d’une si belle eau et dont le seul enchantement — comme pour les cœurs — est d’être très pure et très fidèle.

Et celle-ci est soumise naturellement aux conditions de sa nature ; les glaces n’ont pas d’opinion et les miroirs sont impassibles. Mais quand on voit si clair, mais quand on représente si clair en Histoire, on a donné son opinion sans l’exprimer, et on la voit à travers cette clarté. À part la grandeur de l’expression, qu’il faut épique parfois, quand on fait parler, par exemple, des hommes comme Michel-Ange et comme Jules II dans le registre colossal de leur voix, au moins, la tonalité de cette voix, l’imagination la connaît et sur elle ne peut se méprendre. Mais il est, dans l’Histoire, de ces voix que les cris de la passion, du préjugé ou de l’ignorance ont couvertes, et qu’il faut aller chercher sous tous ces cris, pour les faire distinctes. Il y a, dans l’Histoire, de terribles personnalités troubles, que le devoir de l’Historien est de clarifier… — Or, — puisqu’il s’agit d’eux dans le cadre du livre de Gobineau, — Alexandre VI, César et Lucrèce Borgia, sont de ces {p. 78}personnalités troubles par elles-mêmes ou troublées, par les autres, et que l’auteur de La Renaissance a replacées dans l’accent juste de leur propre voix.

IV §

Et ceci, pour le dire en passant, est une des choses les plus intéressantes de ce livre sur La Renaissance. L’auteur a résolu à sa manière ce qui est encore une question historique à cette heure, et il l’a résolue sans avoir l’air d’y toucher. Toujours la glace ! Il a fait voir, au lieu de raisonner et de discuter. Cette question des Borgia, qu’on n’agite si fort que parce que, en l’agitant, on croit compromettre l’Église, a été reprise dernièrement dans les deux sens où l’on peut la prendre. Un livre que j’ai signalé quand il parut et qui a manqué à ses promesses en s’interrompant, le livre du Père Olivier, le dominicain, avait été entrepris pour la purification historique d’un homme que Voltaire lui-même :

Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête !

avait trouvé par trop calomnié… Mais, par ordre — m’a-t-on conté — de ses supérieurs, le Père Olivier {p. 79}a été obligé de s’arrêter au tiers de son œuvre, — et il ne nous a purifié que Lucrèce :

Si méchamment mise à mal par Hugo !

Les Pères dominicains n’ont pas voulu qu’on réhabilitât, si possible était, la mémoire du Pape qui avait touché à la robe blanche de Savonarole le dominicain, le Luther d’avant Luther, le Calvin d’avant Calvin, le Jansénius d’avant Jansénius ; le précurseur, enfin, de cette diabolique Trinité ! Avant le Père Olivier, onctueusement prié de se taire :

Tout doux ! un amené sans scandale suffit !

des historiens, même parmi les ennemis de l’Église, avaient cherché le vrai sous le faux dans cette question de la personnalité des Borgia ; et voici qu’il se trouve que, grâce à la glace historique du comte de Gobineau, qui réfléchit si exactement et si lucidement les choses, la question embrouillée reçoit du jour. La Lucrèce Borgia des Scènes historiques, comme dans le livre du Père Olivier, y est complètement justifiée.

Elle y est humaine, touchante et chaste. C’est une veuve fidèle, soulevée d’indignation et de larmes contre l’ambition de la famille dont elle fait partie, — surtout contre celle de son frère César, qui, de ses crimes, — car il en fit, lui ! — a éclaboussé tous ceux d’une race dont il est probablement le seul grand coupable. Dans les Scènes historiques de Gobineau, {p. 80}l’ambition des Borgia a dit son secret dans le langage d’Alexandre VI. Ce n’est point comme Pape qu’il y parle, parce que, comme Pape, il n’avait pas besoin d’y parler, puisque lui, Alexandre, comme Pape, doctrinalement, n’a jamais été incriminé. Dans la superbe scène avec Lucrèce qui commence la première partie de La Renaissance, Alexandre juge, il est vrai, l’ambition de son fils avec trop d’entrailles paternelles et cette admiration politique qui ôte ordinairement les entrailles à ceux qui en ont, excepté, apparemment, aux pères pour leurs fils. Dans la partie des Scènes intitulée : César Borgia, c’est encore la domination voulue de César, et non les excès et les vices de César, que Gobineau fait agir et parler. Or, si les moyens de cette ambition, — qui furent les moyens employés par toutes les ambitions de l’époque que Gobineau a réfléchie dans sa glace historique, — si ces moyens furent répréhensibles, et le comte de Gobineau les montre tels, il faut se rappeler cependant que cette ambition voulait la force temporelle de l’Église, l’indépendance de l’Italie vis-à-vis des nations étrangères, l’abaissement des Maisons féodales, — qui a toujours fait la gloire de ceux-là qui les abaissèrent en vue de cette vérité politique (qui est la seule peut-être) ; l’unité du pouvoir, — l’écrasement enfin du Condottierisme, le fléau le plus épouvantable de cette époque. Et on pourra trouver cette terribilité d’ambition quelque peu diminuée par tant de grandeur !

V §

{p. 81}Voilà ce que la Critique historique qui discute, pourra, par surcroît, tirer encore du livre de Gobineau, qui ne discute pas. Mettons cela de plus au bilan de ce livre, dont j’ai dit la supériorité. J’aurais voulu la prouver par des citations, mais on n’étrangle pas des scènes qui ont l’envergure de celles-là. — Concluons. Dans son livre de La Renaissance, le comte de Gobineau a fondu, pour faire un livre impersonnel, toutes les facultés divergentes de la plus complète individualité. Le poète, l’historien, le savant dans tous les genres, l’homme surtout qui a pratiqué toute sa vie les hommes et les choses de la politique, ont contribué à faire et à parfaire ce livre de La Renaissance. Ce qui distingue particulièrement son auteur, c’est l’encyclopédisme de ses connaissances et la force élastique de l’esprit qui s’en sert. Après toute une vie de voyages, d’affaires et d’études et de travaux dont j’ai signalé plus haut quelques-uns, le comte de Gobineau, qui vient de nous donner ce kaléidoscope lumineux et harmonieux de La Renaissance, lequel ne doit rien au hasard, comme les autres kaléidoscopes, de ses éblouissantes combinaisons, était capable de nous donner bien {p. 82}d’autres livres encore, et sans la mort, qui est venue, soyez sûr qu’il nous les aurait donnés !

Il avait renoncé à ses fonctions politiques. Il avait envoyé promener cette diplomatie qui l’avait fait tant se promener par le monde ; — il le lui avait rendu ! Il habitait Rome, cet asile des rois tombés qui n’ont plus rien à faire, et se livrent, lazzaroni forcés de la royauté, au far niente du détrônement. Mais lui, lui qui n’était pas un tombé de la littérature, il ne devait pas être le roi fainéant d’un esprit qui voulait agir toujours. Ce valseur, qui ne valsa pas qu’en diplomatie, ce derviche tourneur dans l’ordre de l’esprit, ne pouvait pas s’arrêter dans ses orbes intellectuels. Dans les derniers temps de sa vie, Gobineau se reposa à Rome de la plume par le ciseau. Après le marbre de l’Histoire fouillé par lui, il s’était mis à attaquer le marbre de la statuaire. S’il eût vécu, nous aurions pu juger du talent de Gobineau comme sculpteur, et si ses figures de marbre auraient été aussi belles que ses figures historiques…

M. Henri de L’Épinois §

Le Gouvernement des Papes.

I §

{p. 83}C’est au lendemain du jour où Victor Hugo, cette grande bouche ouverte à toutes les oreilles du xixe siècle, qui l’écoutait avec tremblement, venait de nous vomir son Pape contre le Pape, qu’il eût été bon de parler de ce Gouvernement des Papes. C’est en regard du Pape idéal, mendiant, vagabond et besacier, qu’il convenait de montrer les Papes réels… Quand cette histoire de M. de L’Épinois parut, il y a quelques années, peu de critiques s’en occupèrent, et peut-être parce qu’elle répondait trop bien aux malheureuses idées contemporaines !… La haine et la peur ont leur silence, et {p. 84}l’ignorance met le sien par-dessus. Épaisseurs difficiles à percer ! Cela suffisait pour expliquer qu’on eût planté là un livre savant, écrit avec une virilité calme, par un esprit très respectueux des choses de l’Église parce qu’il y avait touché. Ce livre, qui attendait et qui pouvait attendre, parce qu’il avait la vie dure de la vérité, trouva ce jour-là son moment, qu’il ne cherchait pas. Il le trouva dans cette circonstance qu’il était piquant autant qu’il était utile d’opposer à l’éructation gongorienne de Victor Hugo, ce Pousse-vent énorme, quelque chose de résistant, de substantiel et de plein, qui dégonflât avec l’infatigable piqûre d’épingle des faits, de creuses et d’hyperboliques déclamations.

Et voilà la bonne fortune du livre de M. Henri de L’Épinois ! Sous ce titre : Le Gouvernement des Papes, l’auteur cache, ou plutôt il ne cache pas, qu’il est l’historien de la puissance temporelle de la Papauté, puisque le gouvernement des Papes a, de toute éternité, été double, et qu’il s’entend aussi bien des corps que des âmes, — les âmes sans corps n’existant point, du moins ici-bas. C’est, en effet, une des erreurs les plus profondes du spiritualisme humain, que de croire à la puissance spirituelle réduite à sa seule force isolée ; c’est la plus vaine des abstractions que de la cantonner dans la sphère mystérieuse de la conscience sans qu’elle passe à l’instant même au dehors, dans la sphère visible et les faits apparents. Erreur {p. 85}commode, comme tant d’erreurs ! Si c’était là une chose possible, le tour qu’on voudrait faire serait fait. On exilerait et on tiendrait au piquet la Papauté dans son domaine spirituel, qui n’importe guères aux matérialistes de ce monde, et on mettrait la main sur ce qui importe, sur ce domaine matériel sans lequel on espère bien que la Papauté ne pourrait subsister deux jours. Telle est l’idée des haïsseurs de l’Église, qui fut souvent réalisée dans l’Histoire et qui peut l’être encore par des politiques ennemies et victorieuses de l’Église, — mais de l’Église jamais vaincue ! — et telle l’idée de Victor Hugo, quand il a fait, dans son poème du Pape, son tintamarre de mots et de faux hoquets contre la Papauté, et qu’il y pleure sur elle et sur l’humanité avec la sensibilité d’un crocodile… Or, c’est cette idée-là dont M. de L’Épinois fait implicitement l’histoire. C’est cette idée, qui, en définitive, pour tous ceux qui pensent et qui savent conclure, est battue en brèche et mise en ruines ici, et cela sans presque y toucher. Car l’auteur du Gouvernement des Papes ne discute pas une minute ; il se contente de raconter.

Raconter purement et simplement. M. Henri de L’Épinois n’est qu’un historien, mais solide, et qui n’a de souci que de la solidité de l’Histoire. Il n’a point, comme beaucoup d’autres, le talent sonore, éclatant, passionné. C’est un ferme esprit, qui se contente d’être sensé et qui laisse aux autres le tapage, cet agent {p. 86}provocateur de la gloire. M. de L’Épinois est sorti de l’École des Chartes, cet état-major d’historiens qui ne fait pas plus de grands généraux en histoire que l’École d’État-major ne fait de grands généraux sur le champ de bataille, mais qui, toutes deux, font de bons officiers. À coup sûr, un grand historien peut sortir de l’École des Chartes comme de partout, mais pas plus que de partout, et si M. de L’Épinois n’est pas cet historien-là, il est au moins un homme qui entend profondément et consciencieusement l’Histoire, quand il ne la domine pas. Indépendamment du talent, et il en a un dont j’estime la mâle simplicité, son histoire du Gouvernement des Papes — dédiée au célèbre Père Theiner — a cet avantage relatif d’être écrite par un homme qui ne porte pas la robe du Père Theiner, et, pour les basses suspicions d’un temps comme le nôtre, qui soupçonne tout et qui ne croit à rien, c’est comme une garantie d’impartialité. Un historien plus considérable que M. de L’Épinois, Rohrbacher, a fait, dans ce temps, une monumentale histoire de l’Église, en beaucoup de points admirable et de la plus profonde orthodoxie ; — mais Rohrbacher était un prêtre, et il n’est guères lu que des prêtres comme lui et de quelques esprits qui ont la foi des prêtres. L’action du talent du prêtre, si grande encore du temps de Lamennais, est maintenant cruellement limitée. Son talent ne sert plus qu’à édifier ceux qui ont sa foi, mais si la Grâce surnaturelle ne s’en mêle pas, il ne {p. 87}change ou ne modifie ni les convictions opposées à la sienne, ni les scepticismes, ni les incrédulités. On est toujours tenté de jeter à la face du prêtre qu’il fait son métier, quand il fait sa fonction, — sa fonction auguste ! On a toujours l’air de lui dire : « Tu prêches pour ton saint et pour l’autel dont tu vis ; laisse-nous tranquille ! » C’est pour cela qu’un laïque qui choisit l’histoire de l’Église pour l’écrire a, de cela seul qu’il est laïque, une supériorité d’enseignement sur le prêtre, et c’est pour cela aussi que toute Critique qui honore l’Église doit mettre en lumière l’enseignement de cet homme-là.

II §

Eh bien, c’est ce que je veux faire aujourd’hui. Dans ce livre de M. de L’Épinois, nous n’avons point affaire, il est vrai, à un historien complet de l’Église, qui ait retracé, comme Rohrbacher, en de vastes proportions, le tableau synthétique de l’Église catholique dans son dogme, ses doctrines, ses mœurs et les majestueuses personnalités de ses pontifes, de ses grands hommes et de ses Saints. M. de L’Épinois aurait pu se permettre cette immense peinture et ne pas changer une seule syllabe à son titre ; car le gouvernement des {p. 88}Papes et le gouvernement de l’Église intégrale, c’est tout un. Qui dit Gouvernement des Papes, dit l’action de saisir et de diriger les hommes par tous les côtés où ils peuvent être saisis et dirigés. Mais il faut bien entendre ici que dans ce seul volume d’histoire, où les faits sont ramassés, concentrés et étreints pour en faire mieux sortir la moelle, il ne s’agit que de l’histoire politique de la Papauté. Résumé d’une puissante plénitude, ce n’est là, après tout, qu’un morceau d’histoire… L’auteur a coupé dans l’histoire universelle de l’Église l’histoire de son gouvernement temporel, et il nous l’a montré depuis son origine et ses premières luttes jusqu’aux dernières, — depuis Constantin, et même avant, jusqu’à Napoléon, et même après, — et il a éclairé ce fort résumé d’une si pénétrante et pourtant si sobre lumière, qu’aucun éblouissement n’est possible et qu’il reste évident, pour qui lit attentivement cette histoire, que le gouvernement temporel de la Papauté, de tous les gouvernements déchirés par les hommes certainement le plus déchiré, est aussi essentiel au Christianisme, aussi constitutif de sa nature que son gouvernement spirituel, et qu’il y a entre eux une nécessité d’existence, une consubstantialité qui fait leur identité même, et contre laquelle rien ne pourrait prévaloir d’une manière absolue sans entraîner la mort de tous les deux !

Je sais bien que l’auteur du Gouvernement des Papes ne l’a pas vu aussi clairement que moi. Il a bien {p. 89}dit, au commencement de son volume : « qu’on avait fait remonter l’histoire de la souveraineté des Papes au seuil même du Cénacle », mais il trouve cela vague et il ne date leur pouvoir temporel que de Pépin, quoiqu’il cite plus loin une loi de Valentinien Ier qui lui paraît le premier fondement de l’indépendance et du pouvoir temporel du Saint-Siège. Or, selon moi, ce pouvoir remonte beaucoup plus haut, et, pour parler plus exactement, il ne se date d’aucune loi, mais il vient de la nature de la chose qu’on appelle le Christianisme. L’Église, fondée par la parole de Jésus-Christ et par les Apôtres, dès les premiers pas faits sur la terre y mettait la main en même temps que le pied, et voici comment elle y mettait la main : elle la tendait et l’aumône y tombait. Elle n’avait pas même besoin de la tendre pour qu’elle y tombât, spontanément offerte qu’elle était, cette aumône, par la foi et l’enthousiasme fraternel des premiers Chrétiens ! Selon moi, donc, le premier don fait aux Apôtres et à leurs successeurs, fut le grain de sénevé du pouvoir temporel des Papes… et il faut aller jusque-là pour le retrouver. Le temps, qui s’ajoute à la nature des choses et qui la développe, la logique invincible des événements, firent grandir et multiplier ce grain de sénevé. Loi absolue et irrésistible ! Si aujourd’hui, par impossible, les atroces Tartuffes qui veulent la mort du Christianisme par l’appauvrissement de la Papauté, et les imbéciles, plus nombreux encore, qui croient que pour {p. 90}la gloire et le renouvellement de la Papauté, avilie, selon eux, dans le pouvoir et les richesses, il faudrait la jeter vivante à la voirie des grands chemins et qu’elle allât tendre sa tiare à l’aumône comme Bélisaire y tendait son casque, avaient une vue juste de la réalité, le sou que la Chrétienté y ferait pleuvoir de toutes parts serait l’atome constitutif d’un pouvoir temporel nouveau, qui — le monde étant différent de ce qu’il était il y a dix-huit siècles — ne se développerait pas comme la première fois, mais trouverait une autre forme de développement. Recommencement inévitable ! Ce gouvernement temporel, qu’on rêve de supprimer, se reformerait comme à l’origine de la société chrétienne, tant il est nécessaire à cette société pour qu’elle soit, et tant, sans ce pouvoir temporel, il est impossible à la raison même de concevoir cette société !

Voilà l’affirmation que, pour mon compte, je ne crains point de formuler, et que l’auteur du Gouvernement des Papes, lui, n’a point osée. Il écrit cependant quelque part, en commençant son histoire : « Il n’est pas sans intérêt de montrer comment les circonstances, en manifestant PEUT-ÊTRE un dessein providentiel, ont dégagé dans l’histoire cette souveraineté naissante… » Mais il oublie que la question est plus profonde que cela, et cette parole : Le dessein peut-être providentiel, est une de ces faiblesses qui prouve que chez M. de L’Épinois le penseur catholique {p. 91}est inférieur à l’érudit. Hors ces deux taches au front de son volume et qu’on voudrait y essuyer (la seconde surtout), il n’y a qu’à louer pour ce qui suit. Les faits et les raisons y brillent, comme des fers de lance, à l’usage de ceux qui cherchent des armes pour défendre le gouvernement temporel de la Papauté, qui, tel qu’il fut, et sous les coups qu’on lui porta et qui l’auraient rendu furieux et terrible s’il n’avait été qu’un gouvernement comme un autre, fut imperturbablement le plus juste et le plus serein des gouvernements que l’on ait vus parmi les hommes !

III §

Mais il n’était pas comme un autre. Il n’était pas le résultat de ces accidents historiques toujours obscurs pour l’historien, et que trop souvent il explique comme le grand Frédéric expliquait ses accidents de bataille… par Sa Majesté le Hasard. Il y avait une cause plus précise, plus clairement manifestée, plus visiblement providentielle, et nous ne disons pas peut-être !… Elle tenait à l’établissement surnaturel du Christianisme dans le monde. Le Christianisme avait cette origine céleste, et il rappela toujours, il {p. 92}invoqua toujours infatigablement cette origine. Né de l’aumône ramassée dans le sang des martyrs, — car les premiers Fidèles, au temps des persécutions et jusque dans les catacombes, portaient leurs offrandes aux évêques et aux prêtres, « et, outre les objets mobiliers, — dit M. de L’Épinois, — ils donnaient des biens territoriaux dont les revenus servaient à l’entretien des clercs », — ce gouvernement temporel ne cessa jamais de représenter la justice, la miséricorde et l’action morale sur la terre. Après l’avoir opposée, cette action morale inconnue avant lui dans l’histoire, aux Païens, ses persécuteurs, il l’opposa aux Barbares, puis à la Féodalité, puis, plus tard encore, à l’ambition des États modernes. Et qu’on ne l’oublie pas ! — et le livre de M. de L’Épinois ne permettrait pas, d’ailleurs, de l’oublier, — c’était principalement cette action morale intervenant dans les choses humaines au nom de Dieu, que la Papauté défendait en défendant son gouvernement temporel, comme c’était encore son action morale qu’elle sauvegardait dans son gouvernement spirituel, quand, à force de décrets, de bulles et de conciles, elle sauvegardait la pureté et l’intégrité de la Foi.

Rien de plus frappant et qu’on puisse moins contester que cette action morale du gouvernement, même temporel, de la Papauté, dont M. de L’Épinois nous a tracé l’histoire. Il démontre, par le récit des faits, l’impossibilité qu’il y avait, les circonstances {p. 93}historiques d’alors étant données, à ce que l’Église ne se constituât pas politiquement un jour, et n’accouchât pas de ce gouvernement temporel qu’elle portait au fond de ses entrailles comme le frère jumeau de son gouvernement spirituel. Il fait voir les progrès successifs de cette Constitution, nécessaires comme la croissance l’est à la vie de l’enfant. À partir de la conversion de Constantin, la plus grande liberté donnée aux Chrétiens favorisa les donations qu’ils faisaient au clergé. Les donations de biens-fonds, entre autres, furent fréquentes, et déjà l’affreux cri moderne, poussé une fois de plus par Victor Hugo, contre les richesses de l’Église et son gouvernement temporel, fut poussé par Ammien Marcellin, le Victor Hugo de ce temps, comme Victor Hugo n’est que l’Ammien Marcellin du nôtre.

Mais le cri n’y fit rien. Le Christianisme avait pris le monde par la tête et par le cœur ! Aux immunités personnelles et réelles, à l’exemption de la juridiction ordinaire, qui accordait aux clercs de ne pouvoir être traduits devant les tribunaux séculiers et de faire juger leurs causes, en matière même temporelle, par les tribunaux ecclésiastiques, s’ajouta l’arbitrage des évêques, qui prit le caractère d’une véritable juridiction et qui fit que les tribunaux séculiers purent dès lors être récusés par ceux qui désiraient soumettre les procès civils aux tribunaux ecclésiastiques. Outre l’exercice de ce pouvoir judiciaire qui mène à tous {p. 94}les autres pouvoirs, les évêques prirent une part élevée à l’administration, et le chef respecté de l’Église, dit Mignet, cité par M. de L’Épinois, fut le chef accepté du peuple. « Qu’on ne s’y méprenne pas ! — dit à son tour M. de L’Épinois, — aucun dessein préconçu n’amena cette puissance du clergé. Elle venait parce qu’ailleurs tout s’en allait. Elle s’établissait parce que tout tombait… Les évêques, hommes d’avenir dans un présent qui périssait, acceptèrent la charge des corps comme des âmes… » L’axe du monde était changé. Tout ce qui suivit ne fut que le développement de ce merveilleux phénomène du gouvernement temporel de la Papauté. Et c’est ce développement grandiose et multiface qu’il faut étudier, dans cette histoire du Gouvernement des Papes, pour être convaincu de sa magnifique légitimité !

IV §

Je n’ai point à entrer dans le détail immense des faits à travers lesquels cette légitimité sublime a agi pendant tant de siècles sans jamais forfaire à elle-même, ni quand, pour défendre les corps aussi bien que les âmes, elle s’appuya, un jour, du temps de {p. 95}Léon, sur Charlemagne ; un autre jour, du temps de Grégoire VII, sur la grande Mathilde ; sur Othon, au temps des effroyables anarchies romaines ; et, plus tard, sur elle-même. Car, puissance temporelle, elle s’arma enfin, comme toutes les puissances temporelles, et combattit ses ennemis jusque par ses cardinaux, qui furent souvent d’admirables hommes de guerre. Je n’ai point à raconter ici les résistances héroïques, au point de vue divin tout autant qu’au point de vue humain, de la Papauté contre des hommes de l’acharnement des Frédéric II, des Philippe le Bel, des Henri VII et des Louis de Bavière, des Visconti, des antipapes, ni à dérouler les résultats de ces luttes glorieuses de la Papauté, qui profitèrent même à la liberté de l’Italie que la Papauté s’efforça toujours d’affranchir du joug étranger et des interventions impériales, et qui créa contre elles ce gouvernement des municipalités italiennes, sorti si généreusement du sien ! Je n’avais, moi, à propos du livre de M. de L’Épinois sur le gouvernement temporel de la Papauté, qu’à rappeler à ceux qui l’incitent perfidement à renier son passé et son origine en donnant d’une seule fois sa démission de toutes ses couronnes, le principe de son existence historique, et, ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, la grandeur morale — quand elle fut la plus politique — de son action. Mais ce que j’ai été bien obligé d’omettre en ce chapitre, l’auteur du Gouvernement des Papes avait pour devoir de le {p. 96}raconter, et il l’a raconté avec cette droiture d’esprit dans la clarté sobre qui est la marque distinctive de son esprit et de son histoire.

Honorable et rare caractère, du reste, et qui suffit à un esprit courageux, indifférent au succès, et qui ne l’a visé ni par le fond de son livre, impopulaire à cette heure, ni par sa forme rassise, qu’il n’affecte pas, mais que naturellement il possède. Double raison, du reste, pour que ce livre n’ait pas mordu sur la pensée contemporaine, à qui il faut impérieusement des livres retentissants et gesticulateurs. L’auteur du Gouvernement des Papes a pris pour épigraphe cette forte parole : Res, non verba ! et il n’a pas menti à sa devise ; c’est surtout des choses qu’il s’occupe. Il a résisté à la tentation universelle de peindre tout à propos de tout, qui envahit la plus grande partie des esprits d’une pauvre époque ayant moins de raison que d’yeux… Ce n’est point un peintre d’histoire ; c’est l’homme d’affaires de l’Histoire. Il n’est pas, dans l’Histoire, la vie dramatique ; il y est l’information. Il ne peint que par leurs actions seules les hommes, qu’un esprit moins grave et moins sévère peindrait avec plus de couleur et plus de véhémence de pinceau… Avec des qualités si robustement tranquilles et si peu en rapport avec les exigences de nos sociétés frivoles et tapageuses, on reste un lion dans le désert, — et, vous le voyez ! il a fallu l’accident d’un des derniers poèmes de Hugo, pour que j’allasse {p. 97}chercher dans son désert cet érudit musclé, qui est venu lui montrer, à lui, le grand verbeux, comment on brasse l’Histoire quand on se soucie peu de faire mousser la Renommée, cette vile écume ! M. Henri de L’Épinois est, certes ! bien capable d’apprendre l’histoire du Gouvernement des Papes à tout le monde, — et probablement il ne l’apprendra à personne. On est, sur les choses de l’Église, ignorant, et on veut rester ignorant. On se conglutine dans son ignorance comme les crétins dans leur fumier… Mais c’est égal ! la réplique est faite maintement à la déclamation, et la réalité a appliqué le plus froid soufflet aux chimères.

Le comte de Gasparin §

Innocent III.

I §

Littérature ! Peut-on dire que l’Innocent III du comte de Gasparin soit réellement de la littérature ?… Le titre du livre fait illusion ; on dirait un livre d’histoire. Eh bien, non ! ce n’est pas de l’histoire. Allez ! le comte de Gasparin n’a pas recommencé le livre de Hurter. Ce n’est pas même un livre du tout, que le sien. C’est un recueil de Conférences sténographiées. Il pouvait être un historien et un écrivain, pourtant, le comte de Gasparin, et il a mieux aimé être ce qu’on appelle maintenant un conférencier, et un conférencier de Genève ! Ceci est aggravant. Son Innocent III, {p. 100}pour lequel on cherche un nom convenable sans le trouver, a tous les défauts de la Conférence, ce genre abaissé de littérature, et ces défauts-là sont nombreux et grands. D’abord, c’est l’absence de toute composition méthodique et sévère. Puis, c’est la suppression obligée de ces détails qui vont au fond des choses. Enfin, c’est la nécessité d’être superficiel, pour être plus vite compris ; car les conférenciers sont à l’heure, comme les fiacres. Voilà la Conférence ! Invention moderne, mais qui n’est pas que moderne. La parole se substituant à l’écriture a, dans tous les temps, été le symptôme des littératures qui vont mourir.

C’est, en effet, dans le bavardage, que s’évapore le génie littéraire des nations en décadence. Alors, la Conférence pousse, fleurit et s’étale. Les Grecs l’eurent du temps de leurs sophistes. Et nous, qui en sommes aux nôtres, nous l’avons comme eux. Nous l’avons par le fait de cette loi physiologique et absolue, que tout ce qui est vieux a toujours bavardé. Pour l’heure, nous subissons cette loi. Est-ce que nous ne bavardons pas comme à Byzance ? Chacun, en ce moment, pérore et professe. Le moindre grimaud sans mandat et sans autorité, ou la moindre grimaude, — car nous avons vu des femmes conférencer, leur éventail à la main, — se hisse sur un amphithéâtre ou sur un perchoir de quelque chaire, et la curiosité badaude, et l’oisiveté ennuyée, et la paresse, ennemie des lectures attentives et longues, viennent tendre {p. 101}leurs oreilles aux connaissances faciles qu’on leur égruge et qu’on leur jette. La Conférence, ce ridicule ou ce vice du xixe siècle, la Conférence, qui doit tuer le livre dans un temps donné, — comme cette immonde invention des cafés chantants est en train de tuer le théâtre, — dispense un homme de faire un livre, ce terrible labeur qui demande parfois des années ! et dispense aussi de l’attention qu’il faudrait pour le lire et de la réflexion pour le comprendre. De plus, l’homme du livre ne voit que son sujet ; — l’homme de la Conférence ne voit guères que son public, ce qui n’est une garantie ni de talent, ni d’indépendance. La pensée, qui n’a toute sa pureté et toute sa force que dans le recueillement et dans la solitude, ne gagne rien à son tête-à-tête avec la foule. Malgré elle, la tentation de l’applaudissement l’y saisit, et elle y tombe promptement dans cette corruption, pire que l’esclavage sous un seul maître, et qu’on appelle la soif de cette popularité qui est l’esclavage sous plusieurs !

Telle la Conférence, qui, présentement, est en train de détrôner le livre et de noyer dans la salive humaine la littérature. Le comte de Gasparin a choisi cette forme pour sa pensée. En cela, il a été de son époque. En cela, il a été plus préoccupé d’influence et d’action sur ses contemporains que du double mérite des livres bien faits, c’est-à-dire de la beauté ou de la vérité désintéressée de l’œuvre littéraire. — Cet {p. 102}utilitaire se sera dit que le profit du livre serait bon après le profit de la Conférence, et il a publié son fallacieux Innocent III.

II §

Et, de fait, c’était un utilitaire, que le comte de Gasparin, Mais il était, j’en conviens, d’une utilité plus haute que celle de Bentham ou de Say. L’esprit religieux qui était en lui, et qui a absorbé l’esprit politique qui y fut autrefois, fait, à nos yeux, du comte de Gasparin, une individualité intéressante au milieu des insupportables libres penseurs de ce siècle de liberté et de tolérance, — intolérant seulement contre Dieu, à qui il ne permet plus d’exister. Le comte de Gasparin était, malheureusement, protestant, — mais nous arrivons à ce moment épouvantable dans les croyances et dans les mœurs, où ceux qui ont gardé, à travers toutes les méconnaissances, toutes les erreurs et toutes les révoltes, un pauvre atome de foi chrétienne dans leur esprit et dans leur cœur, ont, de cela seul, une supériorité relative qui les met bien au-dessus de la tourbe des écrivains de la libre incrédulité. Le comte de Gasparin avait l’honneur d’être le mari de la noble femme qui a écrit {p. 103}Les Horizons prochains et Les Horizons célestes, deux chefs-d’œuvre de la plus adorable spontanéité. Il n’y a pas beaucoup d’années que je parlai avec enthousiasme de ces deux livres charmants et bien étonnants sous une plume protestante, tant le sentiment des plus pures et des plus brûlantes Mystiques de l’Église catholique les animait de son incomparable accent ! Ces livres surprenants et délicieux, ne ressemblaient guères à celui qu’a publié le mari de cette chrétienne inspirée. C’est la même foi peut-être, mais, on le conçoit, l’accent sorti de l’âme d’une femme qui aimait Jésus-Christ comme nos Saintes, à nous, peuvent l’aimer, ne devait pas se retrouver dans le livre d’un homme, — d’un prédicant, — d’un polémiste, tel qu’a voulu l’être le comte de Gasparin en ses Conférences. Madame de Gasparin oublie, elle, son protestantisme, dans l’amour et à force d’amour. Mais le comte de Gasparin n’oublie jamais le sien, dans sa haine contre l’Église romaine… Certes ! je ne le méprise pas de savoir haïr. Je ne suis pas assez bêtement philosophe pour m’indigner du fanatisme de sa passion protestante. J’aime le fanatisme, même dans l’erreur. Le comte de Gasparin — et j’honore cela en lui — a une âme de prêtre, — et de prêtre catholique ; car il n’y a pas d’autre prêtre que le prêtre catholique dans le monde, depuis que le Christianisme l’a renouvelé. Il ne réalise d’aucune façon la vieille définition connue du ministre protestant, qui joue au prêtre, mais qui ne peut pas en être {p. 104}un ; car la prêtrise est un sacrement. Il n’est point le tranquille monsieur en habit noir qui lit dans un livre. Ardent comme les Covenantaires des romans de Walter Scott, mais moins puritain, moins dur et moins farouche, ce dernier venu dans le protestantisme, qui a manqué son siècle et qui est tombé dans celui de l’athéisme et de la philosophie sans s’y briser, avait fait longtemps, dit-on, des missions protestantes, dans les montagnes et aux paysans de la Suisse, sous l’inspiration et sous la pression de son Saint-Esprit particulier. Et c’est toujours sous la même pression de ce Saint-Esprit particulier, qu’il a abordé l’histoire contre Innocent III devant les mômiers de Genève et les petits lettrés à bon marché, qui y courent aux Conférences comme à Paris.

Ainsi, vous le voyez ! nous voilà bien loin d’un historien ou d’une histoire. Innocent III — ce nom de diamant — n’est ici que comme un exemple éblouissant à l’appui d’une thèse contre l’Église romaine tout entière. Au fond, il s’agit bien, historiquement, d’Innocent III ! Il arrive à peu près à la moitié du recueil qui porte son nom et après quatre longues Conférences sur les Apôtres, — les Pères apostoliques, — et le règne de Constantin. De Constantin à Innocent III, il y a du temps et de l’espace, et ce saut-là, qu’on nous fait faire, peut étonner. Mais le comte de Gasparin nous explique pourquoi il a choisi, dans la liste magnifique des pontifes romains, Innocent III, pour en {p. 105}parler de préférence aux autres pontifes. Selon le comte de Gasparin, ce Pape, qui fut grand, mais certainement moins grand que Grégoire VII, — qui, à distance de plus d’un siècle, sut lui paver la voie Appienne de sa grandeur future, — représente pourtant, sinon le plus haut degré du génie absolu de l’Église, au moins le plus haut point de sa fortune, et c’est pour cette raison que le comte de Gasparin, en le choisissant, l’a frappé. Il croit atteindre, à travers ce Pape, l’Église, à la tête et au cœur…

Comme, pour lui, le comte de Gasparin, l’Église romaine est une institution faite de main d’homme ou gâtée par la main des hommes, on ne dira pas (a-t-il dit) qu’il la diminue en la concentrant dans le plus glorieux et le plus heureux de ses pontifes, et il le prend, ce grand homme, pour déshonorer l’Église dans sa grandeur même. Singulier rapport entre le prédicateur évangélique, qui se fait très doux, dans son livre, — mais un peu comme Rominagrobis, et qui pousse la bonté jusqu’à bien vouloir convenir de la grandeur et de la conscience de nos Papes, — et cet empereur affolé qui désirait que le genre humain n’eût qu’une tête, pour la lui couper. Le comte de Gasparin a cru trouver la tête de l’Église sur les épaules d’Innocent III, et il en a peut-être tressailli d’aise dans ses petites entrailles de petit Caligula protestant, au demeurant, le meilleur fils du monde. Seulement, la tête de l’Église n’est sur les épaules de personne, {p. 106}et la Papauté, qui dure plus que le Pape, est encore plus difficile à tuer d’un seul coup que le genre humain !

III §

L’Innocent III du comte de Gasparin n’est donc rien de plus qu’une rubrique de discussion protestante, une arabesque de plus parmi les mille arabesques de cette polémique qui replie ses sophismes, depuis trois siècles, autour du principe incommutable de l’Église romaine, comme le serpent tordait ses anneaux autour de l’arbre de la Science. Cela peut être, à certains yeux, mais non aux miens, imposant et nouveau d’aspect, ingénieux et savant, souple et subtil. Ce n’est, après tout, qu’une torsion de plus de la Bête multiple que nous connaissons, autour du tronc de l’arbre impénétrable et immortel ! J’ai dit assez que le comte de Gasparin était protestant, mais je ne saurais dire, et peut-être, lui, n’aurait-il pas pu dire non plus, à quelle espèce de protestantisme il appartenait ; car il y a plusieurs espèces de protestantisme. « Je suis un fameux protestant, — disait Bayle, le sceptique Bayle, l’auteur du Dictionnaire, — car je proteste contre tout ! » Le comte de Gasparin n’en était pas encore {p. 107}là ; il se tient en équilibre sur l’étroite frontière de ce protestantisme universel. Mais il n’en est séparé que par l’épaisseur de son inspiration personnelle, ce qui ne fait pas un fier mur ! « Nous ne sommes, — dit le comte de Gasparin (je voudrais bien savoir pourquoi il dit nous !), — nous ne sommes ni les disciples de Luther, ni les disciples de Calvin, ni d’aucun des hommes du xvie siècle. Nous sommes les disciples des premières sociétés de l’Église… » ce qui n’est pas facile à comprendre. Je comprends qu’on soit le disciple d’un homme, mais le disciple de plusieurs sociétés n’est pas aussi aisé à admettre, et quand il ajoute, pour être plus clair et pour n’arriver qu’à être plus vague : « de la partie de ce siècle sur laquelle les Apôtres eux-mêmes ont exercé leur direction », je ne comprends plus du tout, ou plutôt je comprends que le protestant Gasparin n’est que le disciple de lui-même, et que sa foi religieuse ne relève que de sa critique, de la partie du siècle dont il se dit le disciple, et de sa propre interprétation… La personnalité protestante du comte de Gasparin est si large, si forte et si absorbante, qu’il n’admet que celle de Dieu vis-à-vis de la sienne. Il ne croit qu’à la rencontre directe de l’âme et de Dieu. Il ne permet la présence de personne entre Dieu et l’âme. L’Église comme il l’entend (étrange église !), n’a ni sacerdoce, ni culte, ni direction, — dit-il, oubliant qu’il vient de reconnaître la direction des Apôtres. Et si l’Église {p. 108}romaine lui paraît, malgré les vertus et les lumières de ses pontifes, aussi monstrueusement détestable, c’est qu’elle a tout cela, l’Église romaine ! C’est qu’elle est, au spirituel comme au temporel, la plus forte direction que puissent avoir les hommes. C’est qu’elle est enfin, — disons le mot scandaleux ! — un gouvernement.

Une fois l’esprit engrené dans cette logique, on devine ce que va devenir le gouvernement d’Innocent III dans les jugements du comte de Gasparin. Heureusement, la logique n’est pas la vérité. La logique, disait Hamilton, avec une profondeur spirituelle, est une clef à l’aide de laquelle « on n’entre jamais que chez soi. » Et le chez soi du comte de Gasparin, c’est le protestantisme. Non pas celui de Luther ou de Calvin ou de personne, ni même l’apostolique du comte de Gasparin, — cette pointillerie, comme aurait dit Bossuet, dans le dédain de son bon sens, cette pointillerie à examiner, travail de Pénélope toujours repris par qui a la fantaisie de le reprendre, — mais le protestantisme primitif, éternel, qui date du paradis terrestre, disait Lacordaire, et qui naquit le jour où Satan dressa contre Dieu le pourquoi de toutes les révoltes… Le chez soi du comte de Gasparin, c’est l’individualisme sans limites, c’est le plein vent de la liberté, c’est le radicalisme absolu ! Je vais dire un mot qui peut-être aurait révolté le comte de Gasparin, lequel fut un homme politique et qui put se croire un {p. 109}homme d’État. Théologiquement, il couche à la même enseigne que Proudhon. Tous deux sont des individualistes et des radicaux absolus : l’un dans l’ordre politique, l’autre dans l’ordre religieux ; mais c’est un bon chemin (et même il n’y en a pas d’autre) pour mener au radicalisme politique, que le radicalisme religieux. Ce sont tous deux — et Proudhon, qui n’avait peur de rien, n’avait pas peur du mot, — des anarchistes au même degré. Seulement, je doute fort que le comte de Gasparin eût eu la même hardiesse que Proudhon.

IV §

Et qu’il l’eût eue ou qu’il ne l’eût pas eue, qu’importe ! La hardiesse des principes suffit à la lâcheté des hommes. L’auteur de l’Innocent III, — qui ne veut pas plus en religion de gouvernement que de sacrements, qui a rejeté Luther et vomi Calvin, parce que ces deux Révoltés contre le gouvernement de l’Église ont essayé tous deux de bâtir une église et un gouvernement avec les ruines qu’ils avaient faites, — l’auteur de l’Innocent III a inventé, pour les besoins de sa thèse contre l’Église romaine, deux principes et deux définitions qu’il oppose l’un à l’autre et qu’il {p. 110}appelle : l’un, le principe païen ; l’autre, le principe chrétien. Or, voici comment il les caractérise : « Le principe païen, — dit-il, pages 17 et suivantes, — c’est la tentative de se passer de Dieu ; c’est l’effort pour se passer de Dieu. Le principe chrétien, c’est la rencontre directe de l’âme avec Dieu. » Et l’effort pour se passer de Dieu, dans les idées du comte de Gasparin, — le croira-t-on jamais ?… on croirait plutôt le contraire ! — c’est de fonder une Église, c’est d’établir une autorité extérieure après avoir reconnu l’intérieure, c’est d’avoir un symbole, des sacrements, une hiérarchie, un culte, une discipline, enfin tout cet ensemble de choses nécessaires vers lequel toute idée religieuse — d’où qu’elle vienne ! — tend par sa nature, si elle a vécu ou si elle veut vivre seulement deux jours.

Car voilà le point central, voilà le point important de la discussion, dans une question qui n’est pas uniquement théologique, mais historique, mais ontologique, mais humaine. Oui ! ontologique, puisqu’elle tient à la nature même des choses. Le comte de Gasparin, qui brise superbement les religions constituées, comme les Iconoclastes, ces enfants dans le protestantisme, brisaient les images ; le comte de Gasparin, ce protestant devenu si homme, l’est tellement devenu qu’il veut échapper aux conditions de la réalité humaine, que Jésus-Christ lui-même n’a pas changées, en apparaissant parmi nous. Et, en effet, Jésus-Christ, {p. 111}qui n’est pas venu pour, dans l’ordre religieux, changer la loi, mais pour l’accomplir, n’est pas venu davantage pour la changer dans l’ordre métaphysique du monde. Or, c’est là précisément ce que le comte de Gasparin méconnaît. Pour lui, de cela seul que l’idée est chrétienne, elle n’est plus soumise à la loi qui régit les autres idées dans toutes les sphères de notre activité. En vain elle est sortie de l’esprit de Celui qui est toute Vérité et toute Vie ; c’est assez pour elle qu’elle en soit sortie ! Le germe divin devait rester atome. Le grain de sénevé apporté par la main du Divin Semeur ne devait pas lever sur le sillon… Cette incroyable idée chrétienne ne devait chercher ni son accroissement, ni son organisation. Vivante, elle devait immobiliser la vie. Entrée dans l’espace et le temps à un jour donné, qui éclaire l’Histoire comme une colossale lentille de feu, elle ne devait pas subir les providentielles tyrannies du temps et de l’espace. Elle n’avait pas le droit de prendre un corps, de devenir Église, de s’organiser comme tout être vivant qui tend à sa fin. Elle se compromettait et se tuait, et se déshonorait, en devenant l’Église romaine avec son chef, — comme le corps est avec sa tête. Elle devait s’en tenir au commencement des Apôtres ; et le comte de Gasparin s’y tient.

Il s’y tient, et il s’y étrangle ! Par le fait de cette énorme aberration sur l’essence même et sur la nécessité de son développement dans l’histoire, le comte {p. 112}de Gasparin étrangle jusqu’à son protestantisme, dans le nœud d’une impossibilité. Le protestantisme des autres protestants comme lui n’est guères que de la tradition interrompue. C’est toujours la séparation de Jésus-Christ et de son Église, malgré les paroles divines de Jésus-Christ, auquel croit pourtant le comte de Gasparin, sur leur identification éternelle. « Si Jésus-Christ ne ment pas, l’Église ne peut errer », disait ce saltimbanque de Luther, qui, par là, se condamnait lui-même… C’était assez, à ce qu’il semblait, pour l’hérésie, que ce mensonge de Jésus-Christ, mais l’historien d’Innocent III a cru devoir ajouter aux raisons connues, et réfutées tant de fois par les théologiens catholiques, d’être et de rester protestant, une conception nouvelle, qui ne fausse pas que l’idée chrétienne, mais la nature des choses elle-même, et c’est cette conception, qui n’est qu’une chimère, qui donne à la publication intitulée Innocent III le peu qu’elle a de triste originalité.

V §

Encore une fois, c’est une publication ; ce n’est pas un livre. Ici, la Critique purement littéraire reprend {p. 113}ses droits, et il me tardait qu’elle les reprît ! L’Innocent III du comte de Gasparin n’est qu’un discours sur le pontificat d’Innocent III, condamné d’avance par un a priori illusoire, et dérisoire aussi… Ce pontificat glorieux, le plus glorieux — quoique exécrable — de tous les pontificats de l’Église romaine, de l’aveu du comte de Gasparin, ne pouvait pas, il faut en convenir, être raconté en quelques minutes de Conférence, avec toutes les négligences d’une parole qui se hâte, avec tous les à peu près de la circonstance, tous les faits laissés, vu leur nombre, forcément, dans l’ombre d’un discours. Ce n’est là qu’un coup d’œil et quelques coups de langue sur un sujet très vaste, très chargé, et qu’il est impossible de creuser sans y mettre l’effort, le détail et le temps. Engagé et embarrassé dans cette période grandiose et orageuse du Moyen Âge, le comte de Gasparin, sans être Tartuffe, tire parfois de sa poche la montre de Tartuffe : « … Monsieur, il est trois heures et demie. »

Ces « trois heures et demie », dans ses Conférences, sonnent souvent… Pouvait-il en être autrement, du reste ? Le grave et savant docteur Hurter, une des gloires solides de l’Allemagne, où les gloires ne le sont pas, a passé trente ans, comme un bénédictin dans sa cellule, à fouiller dans cette histoire d’Innocent III que le comte de Gasparin nous broche en quelques phrases, qui font à peine quelques pages, avec la légèreté dominatrice des orateurs ! Il est vrai que {p. 114}Hurter, qui était protestant, se fit catholique en sortant de son histoire. Positivement, il avait été converti par Innocent III, — cet Innocent que le comte de Gasparin nous donne comme le plus splendide et le plus terrassant de ses arguments contre le Catholicisme.

Ainsi, pour conclure, quand nous mettrions de côté le parti-pris protestant qui plane comme une nuée sur tous les faits de ce grand règne et qui en obstrue la lumière, Innocent III interprété n’est pas jugé par le comte de Gasparin. Tous les actes de ce Pape immense, son intervention radieuse dans toutes les questions morales et politiques de son temps, les divorces des rois auxquels il s’opposa, l’indépendance de l’Église qu’il maintint, l’Inquisition, — qui a fait dire plus de bêtises qu’elle n’a brûlé d’hérétiques, et qui sauva (dit Villani, un ennemi de la Papauté !) la moralité du monde chrétien en proie aux erreurs les plus monstrueuses, — aucun de ces événements, qu’il fallait comprendre, n’a été jugé dans cette histoire au bout de la langue, et dans laquelle tout roule précipitamment et pêle-mêle, emporté par cette idée que l’Église romaine n’est pas la véritable Église, parce qu’elle a eu l’audace de vivre, de s’organiser et de devenir un gouvernement ! Voilà qui est bientôt bâclé, n’est-ce pas ? Mais la montre de Tartuffe dit : « trois heures et demie », et les conférenciers du Progrès sont des postillons qu’on paye, à chaque relais, en applaudissements. Montesquieu, qui ne courait pas ainsi à {p. 115}travers l’Histoire, disait qu’il fallait s’asseoir pour parler à l’aise d’Alexandre. Il ne concevait pas que la grande histoire se fît debout, et fût jamais une affaire de bec… L’ambitieuse forme oratoire, qui, comme toutes les ambitions, cache beaucoup de bassesse, ne peut pas aller au fond d’une histoire quelconque, puisqu’elle exclut la profondeur. Il n’y a pas d’exception à cela, même pour le génie. Le Discours sur l’Histoire universelle n’est pas la plus grande gloire de Bossuet. C’est, disons-le, du mauvais — comme Bossuet seul en pouvait faire ; une chose imposante encore, du mauvais de Bossuet ! Et cependant, ce Discours fut écrit, il ne fut pas parlé. La parole, sur laquelle vivent les conférenciers modernes et qui ajoute à sa radicale infériorité l’odieuse et vaniteuse prétention d’être improvisée, glisse sur les grands sujets et ne saurait les poinçonner. Voyez ce que sont, à présent, dans la science historique, philosophique et littéraire, les Cours des Villemain, des Cousin et des Guizot, qui firent palpiter les passions politiques de la jeunesse de leur temps ! Le vent qui a soufflé a passé sur ce sable et l’a emporté.

Seulement, une réserve à ceci : Quand j’oppose la vacuité de la parole à la plénitude des grands sujets, je n’entends point parler des sermonnaires. Il n’y a aucun rapport à établir entre les sermonnaires et les conférenciers et les faiseurs de Cours. Les sermonnaires, s’ils sont dignes de leur fonction, ne relèvent {p. 116}nullement de la Critique littéraire. Ce sont des hommes d’ordre surnaturel, prêchant des doctrines surnaturelles, et y mêlant, quand ils sont des Massillon et des Bourdaloue, des torrents de notions sur le cœur humain, qu’ils tiennent et tordent dans leurs chirurgicales mains de confesseurs. Quoique la fureur de séculariser tout soit la manie du comte de Gasparin comme de M. Renan, les Conférences qu’il fit à Genève ne sont pas des sermons encore ; je ne sais ni comment il les prononçait, ni comment il les préparait. Bossuet et saint Charles Borromée composaient leurs sermons à genoux, mais, malgré mon respect pour le sérieux des croyances du comte de Gasparin, je ne crois point que ce fut à genoux qu’il composa ses Conférences.

Et il ne nous y fera pas mettre non plus.

M. le vicomte de Meaux §

Les Luttes religieuses en France au xvie siècle.

I §

{p. 117}Le moment était bien choisi pour cette publication. Il y a de l’esprit dans sa date. Mais cette date eût été plus spirituelle encore, si le livre avait son vrai nom. Celui qu’il a ne dit rien de ce qu’il devrait dire. Il ne serre pas assez l’idée qui en est le sujet. L’idée de ce livre, en effet, c’est la tolérance religieuse. Or, l’Histoire de la tolérance religieuse, publiée sous une république intolérante, ne manquerait, certes ! pas de piquant. Et si vous ajoutez à ce ragoût du contraste, que cette histoire de la tolérance religieuse est faite par un {p. 118}catholique qui la glorifie, vous y trouverez un condiment de plus, et c’est à faire sauter le palais surpris de tous ceux qui s’aviseront d’y goûter !

Le catholique qui l’a écrite est M. le vicomte, de Meaux, — du nom du diocèse du gallican Bossuet. M. de Meaux (celui-ci) est-il gallican ? Cela se pourrait bien. Mais, il faut être juste, le gallicanisme, qui ne se montre que trop dans les gallicans, ne s’affirme pas dans le livre que voici. L’auteur a pris une visée plus haute. Il s’est donné plus d’horizon. Il a été philosophique, et dans sa manière philosophique d’envisager l’Histoire, il s’est souvenu de l’optimisme de Leibnitz, que l’éclectique Cousin en belle humeur trouvait une si belle chose ! Heureux de tout, il a conclu qu’en fin de compte les Luttes religieuses du xvie siècle ont abouti à un résultat excellent, et que : c’est bien qui finit bien, comme dans la comédie de Shakespeare.

Mais cela finit-il bien ? Voilà la question, et nous y reviendrons tout à l’heure. Nous nous permettons d’en douter. M. le vicomte de Meaux, qui a fait un livre pour prouver que le Catholicisme a gagné à l’avènement du Protestantisme, est, si je ne me trompe, le gendre de Montalembert, et il est bien digne de cette parenté. Il ne chasse pas de race, mais il chasse de beau-père. Il chasse de ce Montalembert catholique et devenu libéral, qui tenait au Saint-Siège, mais encore plus à son siège au Parlement ; qui aimait l’Église, mais encore plus la liberté parlementaire. M. de Meaux est {p. 119}bien, comme son illustre beau-père, l’écrivain de ce Correspondant qui correspondait alors avec tous les hybrides catholiques de France, adultérisés de libéralisme contemporain. Si M. de Meaux avait vécu au xvie siècle, il aurait été de ceux-là qu’on appelait « les politiques », dans ce temps. Or, qui est politique dans un temps, l’est dans tous les temps. M. de Meaux l’est dans le nôtre. La politique domine le Catholicisme dans son livre et il appelle cela le sentiment de l’Histoire… Mais ce n’est que le sentiment de l’Histoire comme il la comprend. Et il s’agit de savoir comme il la comprend.

II §

Il la comprend en se mettant à genoux devant elle. Il trouve charmants les faits accomplis. Le Protestantisme a fendu en deux la France, — la plus belle unité qui fut jamais parmi les nations ! — et la lézarde est si profonde que rien, rien n’a pu la combler, et, que dis-je ? qu’une fois faite, elle s’est épouvantablement agrandie. Au Protestantisme et à son principe d’examen se sont ajoutées la Philosophie et la Libre-Pensée, qui ne sont, au fond, que du Protestantisme encore. Après trente ans de luttes affreuses et de sang {p. 120}versé par torrents, le Catholicisme est miraculeusement resté debout par une miséricorde de Dieu, qui a considéré, sans doute, que la France avait cru en lui et agi pour lui pendant quatorze siècles. Mais il est resté debout rongé et diminué par le Protestantisme ! — et cela n’a nullement déconcerté l’optimisme inaltérable de M. de Meaux. Au contraire, cela l’a exalté. Cela a été assez pour ce vigoureux catholique, que le Protestantisme, en diminuant le Catholicisme et en le forçant de lui tendre la main qu’il avait blessée, n’ait pu le tuer tout à fait, pour s’établir intégralement à sa place. Cela a été assez pour M. de Meaux, et même cela a ravi sa pensée ! Assurément, je ne lui conteste pas sa foi, à cet écrivain qui la met cependant perpétuellement en dehors de la question d’histoire, mais il faut avouer qu’il n’a pas l’ambition de sa foi, et qu’il n’en a pas les regrets !

Il n’en a pas la fierté non plus… Il se soumet au temps et à ses fourches caudines. De souplesse vertébrale il passe là-dessous joyeusement. Il est philosophe comme Scapin, qui dit des malheurs qui le frappent : « Ma foi ! cela pouvait être pis. » Heureux homme ! qui peut aller loin, dans ce bonheur-là. C’est un catholique, mais un catholique tolérant, à la manière de l’être qu’on ne connaissait pas autrefois, dans les temps où l’on croyait profondément à quelque chose. Seulement, est-ce catholique tolérant ou toléré qu’il faut dire ? Car lorsque deux religions transigent {p. 121}ou se souffrent (et transiger n’est jamais rien de plus que se souffrir), laquelle tolère l’autre ? Elles font bien l’effet de se tolérer toutes les deux. Tolérant ou toléré, du reste, la tolérance est si chère à M. de Meaux, que dans cette furieuse et religieuse histoire du xvie siècle, où il s’agit de la Vérité absolue pour ceux qui y croient contre l’Erreur absolue pour ceux qui n’y croient pas, il s’est volontairement détourné des faits immenses et terribles de la Monarchie française déchirée dans sa Tradition et dans l’esprit de sa Constitution, et des hommes de ce temps qui furent parfois également sublimes dans le bien et dans le mal, pour ne voir uniquement que ce petit résultat exquis de la tolérance distillée de la fatigue et de l’indifférence des âmes, et qui lui paraît, à ce grand pharmacien historique, le cordial qui doit réconforter les peuples vieillis et les empêcher de mourir !

Ainsi, l’histoire de M. le vicomte de Meaux est bien moins l’Histoire des luttes religieuses au xvie siècle, qu’une thèse en forme sur la tolérance, cette tolérance qui, selon lui, a fini par sauver le Catholicisme en train de périr… Il faut avouer que si M. de Meaux n’a pas d’originalité dans le style, il en a, du moins, dans le point de vue. Il a la bonté de convenir pourtant que sans cette tolérance, dont l’heure n’était pas encore venue au xvie siècle, le Catholicisme, au début, s’il avait eu des principes dignes de lui, aurait pu l’emporter et fermer la France au {p. 122}Protestantisme étranger. Il a vu, en effet, avec un bon sens que sa préoccupation de tolérance n’a pas toujours égaré, que la nation française était encore, à cette époque, catholique jusque dans le fond de ses entrailles, et que le Protestantisme, qui éteint tout, était essentiellement antipathique à l’esprit français, qui n’aime que ce qui est brillant. Mais n’ayant rencontré, quand il tenta de pénétrer en France, que François Ier paganisé par la Renaissance, l’allié du Turc, le lecteur passionné de Rabelais et d’Érasme et le protecteur de Marot, flottant inconséquemment des bûchers allumés à des bûchers éteints, et du châtiment des Vaudois au repentir qu’il en exprima en mourant, le Protestantisme envahit bientôt, malgré la sécheresse de sa doctrine, un pays où il n’avait eu pour lui d’abord que les moqueries païennes de ses écrivains et l’attrait (lamentable toujours en France) de sa nouveauté… Révolté, dans son âme de moderne, contre la rigueur d’un temps qui avait une foi ardente et des mœurs séculairement chrétiennes, néanmoins catholique à ce point qu’il répète qu’il l’est incessamment dans son histoire, parce qu’il sait trop qu’on pourrait l’oublier, M. de Meaux ne paraît pas avoir compris que plus tard encore il était possible d’arrêter le Protestantisme envahisseur, comme l’Église, dans d’autres temps, avait arrêté l’Hérésie. Seulement, il fallait s’y prendre comme l’Église, et, au xvie siècle, le Pouvoir politique était tombé dans {p. 123}les mains de princes exceptionnellement abominables, qui, n’ayant ni sa vue surnaturelle des choses, ni la fermeté de sa justice tempérée de miséricorde, ne pouvaient pas agir comme elle.

III §

Et M. de Meaux n’ignore pas cette miséricorde. Il l’acclame et il la proclame ; mais, dans l’intérêt de son idée, il finit par ne plus voir qu’elle dans l’Histoire… Il s’est livré à une distraction que je crois plus réfléchie qu’involontaire, et c’est à l’aide de cette distraction qu’il a cherché à l’avance une généalogie pour une idée qui n’en a pas. Dans l’avant-propos qui précède son ouvrage, et qui, par parenthèse, est très supérieur à son ouvrage, l’auteur des Luttes religieuses jette un coup d’œil synthétique qui a de la clarté, et même de la puissance, sur l’histoire générale de l’Église avant le xvie siècle, et il y cherche une tolérance qui soit bien l’aïeule de la sienne. Mais, malgré la ruse de son effort, il ne l’y trouve pas, et sa tolérance, à lui, n’en reste pas moins sous sa plume une bâtarde du Catholicisme et de l’esprit moderne accouplés.

{p. 124}Le fragment historique qui sert de préface au livre de M. de Meaux montre que l’Église, représentée par ses ennemis comme le plus incompatible et le plus impitoyable des Pouvoirs, fut, au contraire, magnifique de bonté jusque dans sa manière de punir. Une fois arrivée de la persécution et de l’oppression à la puissance, grâce à trois grands hommes dont les deux premiers ne sont pas sans reproche et dont le troisième est le plus grand : Constantin, Théodose et Charlemagne, l’Église, unifiée avec l’État et mêlée à son gouvernement, imprima aux choses son influence et sa direction suprême. Prenez-y bien garde ! Elle ne toléra rien, mais régla tout, avec le génie qui était en elle. Déjà, avant ce moment d’apogée, saint Augustin, hérétique converti, avait dit, par pitié peut-être pour les hérétiques qui avaient été un instant ses frères, que la puissance séculière ne pouvait user de contrainte pour rétablir l’unité de la foi. Mais il avait, plus tard, condamné cette opinion, comme tous les évêques d’Afrique, qui la repoussèrent et qui reconnurent avec lui que tous les princes chrétiens doivent servir par leurs lois Jésus-Christ et punir qui le combat ou qui l’abandonne. Telle aussi avait été l’opinion de saint Ambroise, lequel conseilla intrépidement à Théodose la proscription absolue de l’Hérésie et du Paganisme. Seulement, c’était la proscription, l’exil, la confiscation, que ces grands hommes et ces grands Saints autorisaient ; ce n’était pas la mort : parce qu’il fallait {p. 125}donner au coupable la possibilité de sauver son âme !

M. de Meaux a rappelé ces exemples. Il a rappelé que Charlemagne avait laissé la vie aux Saxons s’ils se faisaient chrétiens. Jusqu’à eux, nul peuple n’avait été introduit dans l’Église par contrainte. Mais ce n’était pas l’Église qui contraignait : c’était une sûreté pour l’avenir que prenait Charlemagne entamé dans ses frontières ; c’était une condition de sa victoire. Il a rappelé que l’Ordre teutonique fondé pour combattre les Musulmans et déviant de son institution en faisant, au nom de Dieu, une guerre atroce aux Slaves, aux Danois, aux Lithuaniens, aux Poméraniens, un cri sacerdotal indigné sortit de la poitrine d’un évêque et monta vers Innocent III, qui s’opposa aux esclavages et réclama la liberté des enfants de Dieu. L’Ordre teutonique n’écouta pas la voix du Pontife, et quand le Protestantisme s’empara de l’Allemagne catholique, il apostasia… Enfin, l’auteur des Luttes religieuses fait la distinction, que les ennemis de l’Église ne font jamais, entre l’Inquisition romaine et l’Inquisition espagnole, établie contre les Maures relaps, implacables ennemis des Espagnols, et que nulle hypocrisie, nul mensonge, nulle profanation n’effrayaient. Entre les Maures et les Espagnols, ce ne fut point une guerre religieuse, mais de race ; une guerre de sang, dans toutes les acceptions du mot. Quant aux Juifs, si détestés par tous les peuples du Moyen Âge en pleine jeunesse et en plein amour de Jésus-Christ, qu’ils {p. 126}avaient crucifié, l’Église, qui les savait des ennemis acharnés, prit contre eux toutes les précautions de la prudence, mais leur laissa pratiquer leur culte, « en considération du témoignage involontaire et providentiel rendu par la synagogue à l’Évangile ». Voilà quel fut, partout et toujours, l’esprit de l’Église. Mais le moyen de voir de la tolérance dans cette charité armée, qui ne pactisa pas une seule fois avec l’erreur et qui ne cessa jamais de la réprimer et de la punir !… Y a-t-il moyen d’en voir encore lorsque l’hérésie manichéenne, — la plus monstrueuse de toutes les hérésies, — qui donna naissance aux Albigeois, les protestants du Moyen Âge, faillit replonger le monde dans le chaos d’où le Christianisme l’avait sorti ? À cette époque, le peuple soulevé de Toulouse, non l’Église, brûla lui-même le misérable hérétique Pierre de Bruys, et saint Bernard blâma cette brûlerie populaire. Mais l’Église, qui n’avait pas brûlé Abélard, — qui s’était contentée de le cloîtrer, — l’Église, dans cette guerre des Albigeois qui menaçait la chrétienté tout entière et la civilisation du monde, crut devoir se montrer terrible. Seulement, il n’en resta pas moins deux vestiges de l’ancienne discipline, dit avec raison M. de Meaux : « L’Église revendiquait le condamné pour le soustraire à la mort s’il se rétractait, sinon elle le livrait au juge séculier, le ministère ecclésiastique étant incompatible avec l’effusion du sang. » L’immense Mère des âmes ne se démentait pas !

{p. 127}Cette exposition de la discipline de l’Église est faite par M. de Meaux avec une longueur de détails qu’on est obligé d’abréger. Mais la Critique n’en doit pas moins louer l’écrivain d’avoir publié des pages si substantielles et si justes, qui éclairent un côté ignoré, quand il n’est pas faussé, de la grande politique de l’Église romaine. Nonobstant, on ne saurait trop le répéter, est-ce que cette justice qui ne défaille jamais, qui frappe toujours où il faut frapper, mais dans une mesure de sévérité et de clémence qui fait de la coutume de l’Église la plus sublime des législations, peut avoir produit la tolérance dont l’auteur des Luttes religieuses est épris ? En quoi le Catholicisme qui se défend, quand il est attaqué par l’Hérésie, ressemble-t-il au Catholicisme que le malheur des temps, comme dirait M. de Meaux, force à transiger ? Hélas ! qu’il transige si la position est minée, si les fautes ou les crimes sont irréparables. Mais qu’un catholique soit content de la transaction et prétende que le Catholicisme y gagne, c’est une autre affaire ! Il faut avoir un optimisme effroyablement chevillé en soi, pour être content de ce désastre. Mais c’est ainsi que l’a M. de Meaux. Il ne l’a pas, allez ! qu’en face de l’Édit de Nantes, devant lequel il serait capable de danser comme David devant l’Arche. Après l’horrible guerre des Albigeois, qui finit après que le frère de Saint Louis eut pris possession du comté de Toulouse, M. de Meaux ajoute triomphalement : « Dans ce {p. 128}premier effort de l’Hérésie pour avoir un peuple qui lui appartînt, sa tentative pour rompre l’unité nationale l’avait resserrée », — et, toujours content, il sourit et se frotte les mains pour le Catholicisme. Mais le myope heureux ne s’aperçoit pas que l’unité nationale, qu’il croit resserrée, n’en était pas moins rompue, et que l’Hérésie, en France, n’en avait pas moins son peuple. Seulement, il était dispersé…

IV §

On le retrouva plus tard, rallié, aggloméré, massé, dans le Protestantisme, qui continua l’hérésie Albigeoise, non pas expressément et littéralement dans les doctrines, mais dans son principe de révolte et dans son mépris de toute autorité religieuse. Et le Protestantisme même s’en est assez vanté ! Quand on lui a reproché de n’avoir pas de tradition et d’histoire et d’être né sous le chou de Luther, il s’est toujours réclamé avec orgueil des hérésies qui l’ont précédé. Il s’est blasonné d’Albigeois. Et il avait raison. Il ne mentait pas. C’était bien là, de fait, son histoire et sa tradition. Il était Albigeois avant d’être Protestant ! Battue au Moyen Âge, mais non détruite, châtiée {p. 129}rudement, mais non corrigée, l’Hérésie de ce temps repoussa dans l’Hérésie moderne du Protestantisme, plus forte, plus vivace, mieux organisée, — par conséquent, plus redoutable. Les guerres du xvie siècle éclatèrent et dévorèrent la France et l’Allemagne le même nombre d’années ; elles eurent toutes deux leur guerre de Trente ans. Le Moyen Âge, insulté par les beaux esprits impies de la Renaissance, fut plus que vengé !… Pour résister comme il aurait fallu, et dans la mesure qu’il aurait fallu, à l’Hérésie nouvelle, besoin était d’une tête catholique et politique et de premier ordre, d’une espèce de Charlemagne proportionné aux circonstances, et il n’y en avait pas. Les plus détestables rois qui aient jamais régné sur la France sont incontestablement les Valois. Notre âge sans foi, corrompu presque autant qu’eux, en proie à une imagination qui est la seule faculté qui lui reste, a été dupe des qualités de ces Princes vicieux et brillants. Les Romanciers — et le plus grand de tous ! — ont répandu sur eux un intérêt qu’aucun d’eux ne méritait ; la fantaisie des inventeurs a faussé l’Histoire. Malgré le portrait de Balzac, Catherine de Médicis, qui jeta sur la France cette ventrée de Princes pervers ou scélérats, était encore plus perverse et scélérate que ses fils. Rouée machiavélique, ce n’était pas elle qui pouvait appliquer aux maux de la France les remèdes employés par l’Église dans les temps antérieurs. Le seul homme du siècle qui, peut-être, aurait pu {p. 130}nettoyer la France des Valois et fonder une quatrième dynastie, était François de Guise. Mais le Royalisme, ce sentiment inouï du Royalisme, qui est de France, et qui balançait le Catholicisme dans les cœurs, l’aurait probablement empêché, s’il n’avait pas été assassiné, de porter la main sur cet être sacré et presque divin : le Roi ! En France, c’était alors plus difficile, cela, que de passer le Rubicon… Quant à son fils, Henri de Guise, tout ambitieux qu’il fût, tout enivré qu’il fût de la faveur populaire, et tout méprisant qu’il fût aussi de cette race hermaphrodite des Valois, rivale de la sienne, il n’osa pas. Il avait dit, avec une fatuité de César, en parlant de Henri III : « Il n’oserait ! » et ce fut lui qui n’osa pas. Et s’il eût osé, d’ailleurs, qui peut dire qu’il aurait réussi à fonder cette quatrième dynastie qui aurait supprimé ces Bourbons, tous funestes à la France, même Louis XIV, et s’il n’eût pas trouvé son écueil dans ce Royalisme, qui n’avait pas même besoin du Catholicisme pour exister ?

Et ceci est si vrai, que beaucoup de gentilshommes catholiques se trouvaient dans l’armée de Henri de Navarre le protestant. Pour eux, le Roi était plus que l’Église, et c’est encore un profit — comme il entend les profits ! — que M. le vicomte de Meaux peut mettre au compte du Catholicisme. Pendant les guerres du xvie siècle, le Protestantisme, par le fait même des influences qui s’en échappaient, avait assez {p. 131}décatholicisé la France pour que, du Royalisme et du Catholicisme qui n’avaient fait qu’un pendant tant de siècles, on pût arracher l’un à l’autre sans que le Royalisme en mourût. La France salique l’emportait sur la France catholique. Pour qui regarde attentivement l’état des esprits à cette époque, il n’est nullement prouvé que Henri IV, même sans conversion, ne pût être Roi. Ce n’était qu’une question de temps. Le Protestantisme, qui, un peu plus tard, allait le forcer à donner son Édit de Nantes, aurait forcé le Catholicisme lassé, et qui mourait d’avoir un Roi, à l’accepter, sans condition. La Ligue, cette torche ! ne flambait plus. Le fanatisme religieux s’était usé en ces longues guerres, et si on les avait prolongées, il se serait usé bien davantage. Mais Henri IV, impatient, courut au plus pressé. Qu’il l’ait dit ou qu’il ne l’ait pas dit, Paris, pour un politique comme lui, « valait bien une messe », et il fit « le saut périlleux » !

Et il le fit très bien, — et quand il l’eut fait, il ne sauta plus… Il s’établit et s’affermit solidement sur le sol d’un pays autrefois un, à présent divisé par l’Hérésie qui s’y était ancrée, un pied sur la partie catholique de ce sol, l’autre pied sur la partie protestante. Je n’ai point ici à examiner le fond de la conscience religieuse de Henri IV, qui, d’ailleurs, n’appartient pas au jugement de l’Histoire. De rondeur, de bonhomie, de main ouverte, d’éloquence attendrissante {p. 132}et joyeusement spirituelle, de charme enfin, Henri IV a une séduction qui m’inquiète. M. de Meaux croit à sa bonne foi et même à la profondeur de son catholicisme. Il ne fut pas cependant assez profond pour ne pas promulguer l’Édit de Nantes. Mais, aux yeux de M. de Meaux, qui a une manière à lui de regarder les choses catholiques, c’est peut-être une preuve de la profondeur du catholicisme de Henri IV, qu’il l’ait promulgué ?

V §

La conclusion du livre de M. le vicomte de Meaux est bien ce qu’elle doit être. En le lisant, on la pressentait. C’est la glorification sans réserve de la politique et de la personne de Henri IV. Assurément, cette conclusion ne peut pas étonner de la part d’un homme que j’ai appelé, au commencement de ce chapitre, plus politique que catholique, et qui, à travers tous les faits de son livre, n’est occupé qu’à chercher la tolérance, imperceptible encore, comme on cherche une aiguille dans une botte de foin… Avec Henri IV, il l’a trouvée, et il s’en régale. Quelle dînette ! Je n’ai absolument rien à dire de cette sensation. Je me contente de la signaler. L’imperceptible tolérance de {p. 133}âges précédents est devenue une chose énorme en ces derniers temps, et elle réjouit M. de Meaux, comme elle réjouirait le philosophe Laboulaye. Tout ce que je me permets d’opposer seulement à l’enthousiasme de l’auteur des Luttes religieuses au xvie siècle pour la politique de Henri IV, c’est que ce grand pacificateur, qui fit respirer une France brisée et qui n’en pouvait plus, devait finir tout, et qu’il ne finit rien… C’est comme pour les Albigeois. Écrasés, ils devinrent plus tard protestants. Les protestants, qui n’ont pas été écrasés, eux, mais admis au partage de la France, sont, contre l’Église, devenus des protestants d’un bien autre calibre que les premiers. — Ils sont devenus les négateurs impies du xviiie siècle, ils sont devenus la Libre Pensée, et la Révolution française et toutes les autres révolutions qui l’ont suivie et qui vont suivre :

Que de filles, grand Dieu ! mes pièces d’or ont faites !…

Eh bien, avec sa foi dans les pacifications de la tolérance, pour laquelle la République de M. Ferry a moins de goût que M. de Meaux, ce catholique si libéralement développé, l’auteur des Luttes religieuses au xvie siècle pourrait-il assurer que ces luttes religieuses ne vont pas, un jour ou l’autre, recommencer ?… Et cette perspective n’a-t-elle rien qui trouble, dans le paradis de son optimisme, ce tolérancier satisfait ?…

W.-H. Prescott §

Histoire de Philippe II.

I §

{p. 135}Les Américains sont en hausse… On pourrait dire que c’est d’eux, maintenant, que nous vient la lumière, comme le disaient des Russes, si patriotiquement, les philosophes du xviiie siècle, laquais de Catherine II. Il y a quelques années, Edgar Poe, malgré une originalité qui l’aurait perdu s’il avait eu le malheur d’être Français, eut son succès tout de suite, parce qu’il était Américain. Il l’a gardé, — et le plus incroyable, c’est qu’il le méritait ! Le poète Longfellow, venu dans ces dernières années à Paris, a été fêté par les poètes parisiens avec enthousiasme, et eût été le lion de la saison {p. 136}si, dans cette époque de biches et de platitudes, il y avait eu des lions encore. « La France s’américanise », est un mot devenu commun. Eh bien, avec cette sympathie simiesque que nous ressentons tous pour les idées, les mœurs, les industries et même les productions intellectuelles américaines, n’est-il pas étonnant que personne n’ait parlé comme il convenait d’un livre américain très estimé en Amérique, et traduit et publié en français depuis 1861… déjà ?

Ce livre, c’est l’Histoire de Philippe II d’Espagne, par W.-H. Prescott, l’Augustin Thierry américain, sinon par le talent, au moins par la cécité. Quoique formé de plusieurs volumes, l’ouvrage n’a pas été fini. La fin de l’auteur est venue plus vite que celle du livre. Il a donc la poésie des bras brisés de la Vénus de Milo. Mais c’est la seule poésie qu’il ait, rien n’étant plus dénué que cette histoire d’imagination, de coloris et de pittoresque. W.-H. Prescott, malgré l’autorité de ses traducteurs et de ses éditeurs, payés pour le trouver un grand esprit, n’est, en somme, qu’un historien de peu de portée. Mais son Histoire de Philippe II n’en est pas moins curieuse pour cela.

II §

{p. 137}Elle a son originalité particulière et relative. Prescott n’est qu’un homme, après tout, de son pays et de son siècle. C’est un esprit moderne, qui a remplacé toutes les religions par la religion de la civilisation, dont le Dieu est l’homme. Si les mécaniques avaient une religion, elles auraient aussi ce même Dieu. Or, de telles opinions étant données, n’est-il pas étonnant que, voulant traiter un sujet d’histoire, Prescott ait, précisément, choisi celui-là ? Qu’un jour, par exemple, il ait pris pour sujet de ses investigations et de ses récits la conquête du Mexique par les Espagnols qu’il a racontée, je n’en suis nullement étonné, et même je me l’explique très bien ; car la conquête du Mexique, c’est l’histoire d’une aventure inouïe d’audace et de cruauté, et qui devait saisir avec puissance ce tempérament d’aventurier, lequel est le vrai tempérament américain. Mais que Prescott s’en soit allé choisir le règne de Philippe II entre tous, ce règne aussi éloigné de la préoccupation américaine que le règne de Rhamsès II l’Égyptien, et que, l’ayant choisi (ce qui est plus fort !), il ne l’ait pas mis en pièces et {p. 138}déchiqueté avec la violence d’un ennemi qui croit faire une justice en faisant un massacre… voilà ce qui constitue véritablement une originalité à Prescott, et ce qui produit presque la stupéfaction chez son lecteur. Prescott a raconté ce règne passionnant de Philippe II sans se passionner, également éloigné des aveuglements de la colère et des lamentations de l’hypocrisie. Supposez un Français quelconque ayant les opinions de Prescott ; appelez-le, si vous voulez, Henri Martin ou Michelet, et donnez-lui à écrire la même histoire, quelles déclamations de toute espèce n’aurez-vous pas sur l’horrible règne de Philippe II, sur son bourreau le duc d’Albe, et sur l’Inquisition, leur souveraine ou leur servante ! De quelles sanglantes peintures à la Zurbaran et de quels noirs effets à la Goya ces haïsseurs du Catholicisme, qui veulent même que la couleur soit de leur parti, ne se régaleront-ils pas dans un pareil sujet d’histoire ! Tel le côté frappant du livre de Prescott : c’est de l’histoire sans nerfs, quand l’histoire à la plume de fer est devenue si nerveuse ; — une rareté ! Prescott a dans l’esprit une fermeté qui lui permet de rester calme dans un sujet déconcertant pour les esprits faibles et les imaginations sensibles, et qui leur campe des convulsions. Sûr de ses muscles, Prescott ne les a pas sentis tressaillir une seule fois dans toute son histoire. Et puisque nous sommes en pleine couleur espagnole, je me permettrai cette image : le taureau anglo-saxon a regardé sans fureur {p. 139}tout le rouge du règne de Philippe II, qui aurait mis hors de sens des têtes moins solides que celle de ce Front-de-Bœuf historique.

Et, croyez-le ! ceci est infiniment remarquable par le temps qui court, et mérite d’être noté. Quand on a lu le Torquemada de Victor Hugo, qu’on nous a donné, comme on nous a donné Patrie, de M. Sardou, pour de la grande histoire, et dont on pouvait prévoir à l’avance les exagérations gongoriques, les turgescences et les difformités, il est bon de recommander la lecture du livre de Prescott comme une précaution salutaire, comme une espèce de tonique froid très bon à employer contre les couleurs fausses et les contagieuses déclamations.

Et d’autant que Prescott est, au fond, un ennemi… S’il inclinait, je ne dis pas au Catholicisme, mais seulement aux choses religieuses ; s’il avait même seulement le respect de l’historien politique pour la politique catholique de l’Espagne, — une chose à compter, pourtant, dans l’Histoire ! — son livre serait d’un effet moins net et moins saisissant. Le ton si peu ému de son histoire, la sobriété de ses condamnations rapides, quand il condamne, passeraient peut-être pour de l’habileté, de l’habileté profonde, assez retorse pour ne pas appuyer. Mais Prescott est absolument muet à l’endroit des croyances religieuses… Il ne parle pas, mais il n’a rien à dire là-dessus. Il ne se doute point du Catholicisme. Il le trouve devant lui et il le juge {p. 140}comme autre chose. Il ne soupçonne pas que pour comprendre l’Espagne de Philippe II et Philippe II, il faut avoir, au moins, la notion profonde du Catholicisme, et qu’il ne suffit pas pour cela d’être citoyen des États-Unis et libre penseur. Prescott est même exceptionnellement en retard sur les questions résolues. Il a sur les Croisades, par exemple, les opinions raccourcies qu’on avait au xviiie siècle, et qu’il est honteux pour un homme instruit d’avoir à présent. Il est donc dans les meilleures conditions d’ignorance pour prendre feu bêtement et éloquemment (car la bêtise et l’éloquence peuvent parfois aller ensemble, cela s’est vu !) à propos des faits du Catholicisme, incompréhensibles à qui n’est pas catholique de foi ou de doctrine ! et il ne prend pas feu une seule fois, il ne mugit pas une seule fois, ce Front-de-Bœuf historique. Excepté le vieux rabâchement de bigoterie, placé çà et là, comme la cassure dans un verre étoilé, et l’épithète de frénétique appliquée à saint Pie V, pas un mot qui, dans cette Histoire de Philippe II, sente son Américain ou son Anglais.

III §

{p. 141}C’est donc là un historien qui tranche sur les historiens de nos jours. Il peut leur ressembler par les idées, les étroitesses, les préjugés ou l’ignorance, mais il en diffère aussi par l’absence de passion, le sang-froid, la probité dans le renseignement. Historien qui n’est pas au-dessus de l’Histoire, mais de niveau avec elle, il a l’expérience qu’on gagne à l’étudier ou à l’écrire, et cette expérience lui donne le calme insouciant qu’il faut avoir devant les fautes des hommes et leurs Institutions imparfaites. Ainsi, par exemple, dans cette Histoire de Philippe II, il est naturellement — et comme il doit l’être, lui, — contre l’Inquisition ; mais il n’a aucune des furies de la peur après coup de ces drôles que les temps modernes, et l’Église elle-même, ont délivrés du feu que dans d’autres temps ils auraient pu craindre. Malgré le mot frénétique, qu’il a si malheureusement appliqué à un homme qui ne fut pas seulement un grand Pape, mais un saint Pape, Prescott explique avec beaucoup de perçant ce qu’il appelle une intolérance. Les papes qui avaient précédé Pie V avaient eu des mœurs relâchées, et Prescott {p. 142}voit dans la dureté de Pie V la réaction nécessaire qui entre dans le jeu éternel des choses d’ici-bas. Les papes austères et fermés à la sympathie durent succéder aux sympathiques et aux mous. Nous dirions, nous, que les papes surnaturels devaient refaire ce que les naturels avaient défait. Mais Prescott ne peut pas tenir ce langage. C’est déjà beaucoup qu’avec son dédain philosophique des choses religieuses il en ait parié d’un ton si grave et qu’il les ait regardées d’un si sérieux regard. Ainsi encore, le croira-t-on ? lui, Prescott, le protestant de vue et le nihiliste religieux d’opinion, convient, avec une bonne foi impartiale des plus élevées, que le Concile de Trente a beaucoup influé sur la moralité du clergé catholique, et que ce fut la vraie, la seule nécessaire Réformation… Ici, je défie de dire mieux.

Mais c’est, surtout, quand il s’agit de l’homme redoutable envers lequel il était si facile à un écrivain comme Prescott d’être injuste, que ses paroles deviennent, à force d’impartialité, d’un grand poids : « Nous frémissons, — (je ne crois pas qu’il frémisse beaucoup, cet homme de race anglo-saxonne, fils de boucanier et de flibustier, mais passons-lui ce petit sacrifice à la rhétorique), — nous frémissons en regardant un tel caractère, — (il s’agit du monstrueux duc d’Albe), — mais, nous devons l’avouer, il y a quelque chose qui provoque notre admiration dans cette rigueur, dans cette inflexibilité, dans ce {p. 143}mépris de toute crainte et de toute faveur avec lesquels cette nature indomptable exécute ses plans !!! » Il est certain que ce monstre ne lui déplaît pas. Seulement, ce n’est pas assez ; tout à l’heure, il va positivement lui plaire. Après la décapitation de d’Egmont, ce Ney de l’histoire hispano-flamande, — car Graveline et Saint-Quentin valent bien la Moscowa, — et pour qui, comme pour Ney, il y eut autant de raisons de pardonner que de condamner, Prescott rapporte toute entière cette lettre du duc d’Albe à Philippe II, que tant d’autres historiens auraient oubliée : « Votre Majesté comprendra le regret que j’ai eu de voir finir ainsi ce pauvre seigneur et de lui faire subir ce sort ; mais je n’ai pas reculé devant le devoir de servir mon souverain… Le sort de la comtesse m’inspire aussi une très grande compassion quand je la vois chargée de onze enfants dont aucun n’est assez âgé pour se suffire, et quand on pense à son rang élevé de sœur de comte palatin et à sa vie si vertueuse et si exemplaire, je ne puis que la recommander aux bonnes grâces de Votre Majesté. » Les bonnes grâces de Philippe II furent chiches. Il prit, lui, sans broncher, la responsabilité d’un événement qui pesait à son général, et Prescott n’a pas non plus oublié de nous dire que le duc d’Albe fit une pension, de ses deniers, à la comtesse d’Egmont, tout le temps qu’elle vécut. Prescott n’a pas craint de montrer une pitié que beaucoup auraient tue pour que leur tigre fût plus complet. {p. 144}Je sais bien que les crocodiles pleurent pour attirer leur proie ; mais quand leur proie est dévorée, je n’ai pas ouï dire qu’on les vît pleurer.

IV §

Et cette pitié du duc d’Albe, Prescott l’éprouve parfois dans son histoire. On la trouve dans son récit, très simple, très contenu, mais très détaillé, de la mort de d’Egmont. Chez lui, le ventre en bronze de Clio a encore des entrailles, et on aime à les voir saigner. On aime à voir trembler la main qui, chez ses compatriotes, tient si fermement le revolver. Il est vrai qu’elle tremble bien peu. Son émotion, il la gouverne… Cette main sans passion, — et qui écrit, à propos des supplices de 1554 : « Qu’était-ce que cela, en comparaison des milliers de victimes qui périrent sous le règne précédent ! » (sous le grand Charles-Quint, qui paraît bien moins cruel que Philippe II, ce lieu commun de cruauté, parce que l’opinion est femme, et, dans cette question, était une femme flamande, et que le Flamand couvrait Charles-Quint, comme l’Espagnol perdait Philippe II), — cette main sans passion n’a pas une seule fois dans cette histoire, si tentante {p. 145}pour les plumes ardentes, tracé un de ces portraits terribles qui flambent éternellement sur une mémoire et empêchent éternellement de voir clair à travers ce feu. Louis XIV n’est-il pas toujours resté victime du portrait qu’en a fait un jour Saint-Simon ?… Mais Prescott, dédaigneux de ces moyens d’effet, éparpille les traits de ses figures, au lieu de les concentrer. Il ne peint pas les hommes : il les raconte. Il raconte Granvelle, cette figure impassible qui a tant de sensibilité par-dessous… ce cardinal qui a la beauté calme d’une physionomie militaire, cet homme blanchi à quarante-six ans par des soucis affreux, impopulaire, — la gloire vraie de tous les grands ministres ! — menacé dans sa vie et son autorité, chargé d’un gouvernement impossible, et qui reste à son poste et fait tête comme un capitaine qui exécuterait une consigne. Il raconte Charles-Quint même plus qu’il ne le juge ; Paul IV, ce vieillard jeune homme, élu pape à quatre-vingts ans, qui a tous les défauts de la jeunesse dans la vieillesse, ce Jules II, de la seconde épreuve, qui n’a pas marqué ; Philippe II, enfin, — qui n’est plus ici l’homme en velours noir, le mouton d’or au cou, de La Rose de l’Infante, ce poncif romantique aussi insupportable que tous les poncifs classiques dont nous nous soyons jamais moqués. Prescott ne tient pas à nous exhiber cette grande marionnette historique. Il aime mieux nous faire voir, sous les rayons brisés des faits, l’âme de cet Immobile, qui croît à l’Éternité et qui la fait en {p. 146}politique ; car Philippe II, c’est la cunctation éternelle ! Chantonnay (le frère de Granvelle) disait de lui : « Il n’avait d’autre résolution que de ne pas en avoir. » Mais il se trompait, il en avait une, et c’était de vouloir toujours, silencieusement, la même chose… Une espèce d’homme comme il n’y en a plus.

Prescott nous l’a montré sous toutes ces faces, mais en les espaçant. Il va jusqu’à nous le faire voir aimable avec les femmes et marié quatre fois, ce prince terrible du noir silence. Il s’était toujours, dit Prescott, étudié à leur plaire (aux femmes), même quand il n’avait pas besoin pour cela de coquetterie, — comme en Angleterre, lors de son mariage avec Marie, qui était folle de lui-même avant de l’avoir vu, — galant, mais hautain, et, malgré sa galanterie, peu d’humeur à jouer le rôle de mari de la Reine, fait, plus tard, pour des Cobourg !

V §

Tel Prescott, et telle sa manière. Son histoire n’est pas un musée. Elle manque de brillant et très souvent de profondeur. Mais elle a la loyauté de l’exactitude. Comme un tas de virtuoses qui démanchent {p. 147}actuellement sur l’histoire, il ne la prend point comme une thèse. Sa manière détachée d’y parler des hommes va bien à cet Américain, dont, à chaque instant, on reconnaît et on salue la race, dans cette Histoire de Philippe II. C’est l’Américain, en effet, qui toise avec mépris, et un mépris si mérité ! le grand Goethe, l’auteur du Comte d’Egmont, pour avoir, dans ce drame, créé une maîtresse comme Clara, quand il avait, tout fait, dans l’Histoire, un type d’épouse comme Sabine. Le descendant des fidèles husbands anglais devait se révolter contre les inventions de l’Allemand sans cœur, qui avait, comme Rousseau, épousé sa servante.

C’est l’Américain encore et son ferme poignet historique, qui brise pour jamais une autre création allemande, le don Carlos du romanesque Schiller, sous le don Carlos de l’Histoire. Prescott est, de nature, opposé à toutes les niaiseries. C’est le contraire de ces nigauds d’Allemands. Madame de Staël l’aurait trouvé sans enthousiasme. Prescott ne surfait rien, ne se monte la tête sur rien, n’adore rien. Démocrate qui n’agite pas l’Histoire, c’est un de ces indifférents de la terre dont parle Shakespeare ; mais l’indifférence qui reçoit tout, c’est le papier blanc sur lequel on peut écrire des paroles de vérité. Et on en trouve souvent, de ces paroles sur l’indifférence, de Prescott…

Or, voilà ce que je tenais à dire ! c’est là l’utilité et la valeur de son histoire. Ce n’est pas plus là de la vérité complète sur les institutions, le temps et le {p. 148}gouvernement de Philippe II, que ce n’est une histoire complète, ce grand fragment laissé par Prescott. Mais ce que c’est, c’est de l’histoire tranquille et quelquefois robuste, qui, comme Œdipe, ne se crève pas les yeux et ne les crève pas aux autres avec les agrafes d’or de son manteau. Incontestablement, l’Histoire de Philippe II ne pouvait pas être faite par un Américain qui n’a pas étudié le Catholicisme, et qui le regarde comme une mythologie tombée. Cette difficile histoire ne peut être écrite que par un esprit à la Joseph de Maistre, et nous l’attendrons peut-être bien longtemps encore. Mais l’histoire de Prescott disposera les esprits hostiles et rebelles à cette grande et future histoire, qui les fera taire et qui les contraindra à admirer.

H. Forneron §

I §

Les Ducs de Guise et leur époque [I-III].

{p. 149}Si Henri Forneron, mort, il y a quelques mois, en pleine maturité, avait dépensé le demi-quart du talent qu’il a mis dans Les Ducs de Guise et leur époque, à écrire l’histoire de Marat, par exemple, ou de Danton, ou de Robespierre et de leur époque, — cette histoire faite et refaite cent fois et qui reste inépuisablement à refaire, — les critiques se seraient abattus sur son livre comme les abeilles sur une grappe de raisin et auraient bourdonné alentour. Pour entrer alors dans la publicité ou dans la popularité, il n’aurait même {p. 150}pas fallu autant de talent ; il n’aurait pas fallu de talent du tout. Avec de pareils sujets, on peut s’en passer, et le plus souvent, on s’en passe. Mais écrire une histoire approfondie des Guise, de ces héros d’un monde fini et condamné, c’est du recul, de l’archaïsme, du déluge, et malgré tout le mérite qu’on peut avoir, on n’est ni lu, ni discuté…

Les Ducs de Guise et leur époque ! Le titre sent le Guizot, et pourtant ce n’en est pas. Guizot n’aurait pas choisi les Guise pour sujet exclusif d’histoire ; il eût mieux aimé Coligny. L’auteur des Ducs de Guise n’a reçu le coup, on ne peut pas dire de soleil, de l’influence de Guizot, que sur le titre de son ouvrage ; Mais, par ailleurs, il a échappé à la trop vaste influence de l’homme qui a rayonné, sans rayons, sur tous les historiens de son temps ; qui a, j’en conviens, ravivé en France l’enseignement et les études historiques, mais qui, pour son compte, quand il a écrit l’Histoire, l’a roidie dans un doctrinarisme insupportablement étroit et pédant, — et Forneron, du reste, n’y a pas toujours échappé. En 1871, je crois, il publia un petit volume intitulé : Histoire des débats politiques du Parlement anglais depuis la Révolution de 1688, et ce petit livre était strictement du Guizot. C’était correct, assez élevé, très anglais et même très wigh de conclusion. Mais par la facette de l’anecdote et le détail de mœurs et de pittoresque qui y brillaient au tournant de certaines pages, on comprenait qu’il y avait là {p. 151}une pointe de vie inconnue à Guizot, cette momie imposante et grave, — grave comme la mort, qui, du moins, elle, est silencieuse ! Je n’étais alors nullement renseigné sur Forneron, et je ne hais pas cette ignorance quand il s’agit de juger le livre d’un homme. On m’a dit qu’il fut professeur, et le livre sur les Débats du Parlement anglais semble affirmer effectivement qu’il l’a été. Mais dans son histoire des Ducs de Guise, plus rien de pareil. L’homme avait jeté sa gourme professorale, chose rare ! mais non pas impossible. En vivant quelques années de plus, Forneron avait pris la jeunesse ; ce qui ne veut pas dire qu’il ait perdu de sa virilité. C’est vivant comme un début, ce livre qui a de la chaleur au front et qui parfois en a au cœur ! L’auteur des Ducs de Guise, ces hommes brillants, n’est jamais un pataud ni le fameux cuistre que voulait Cousin. Il a le ton vibrant et leste. C’est, dans le meilleur sens d’un mot que je n’aime point : « un libre esprit », mais ce libre esprit a ses dominations que j’aime. Il domine les choses vulgaires et populaires (souvent les mêmes choses) par un très noble mépris, et la forme qu’il donne à son mépris y ajoute encore. Il n’a ni le protestantisme étranglé de Guizot, ni le protestantisme dilaté et attendri de Dargaud, l’auteur de l’Histoire de la liberté religieuse, qui a aussi parlé des Guise et de leur époque. Malheureusement, dans une histoire où le Catholicisme tient une si grande place qu’il semble tenir toute la place, il {p. 152}faudrait le sens profond et nécessaire du Catholicisme, et il manque à Forneron. Mais il en a le respect.

II §

On conçoit bien, quand on vient de le lire et qu’on s’est rendu compte de ses facultés, que son imagination ait été entraînée sans parti pris vers ces figures historiques d’une si puissante séduction ; car c’est la séduction, l’irrésistible séduction, qui est le caractère des Guise dans l’Histoire, et qui les y fait même plus grands qu’ils ne le furent en réalité. Ils avaient pour nièce Marie Stuart, cette Circé adorée des hommes qui ne pouvait jamais être tuée que par une femme, et ils avaient tous plus ou moins en eux de la séduction de Marie Stuart. Ils étaient tous plus ou moins, et Henri surtout, les Marie Stuart mâles de leur race. L’éclat de cette race est si fascinant, cet écheveau de soie éclatante tissée d’acier, qui s’appelle les Guise, si difficile à démêler, qu’il tente l’historien par sa difficulté même. L’Aréopage acquitte Phryné… Juger ce qui plaît tant, est presque impossible !

Mais c’est là ce qu’a fait ce dernier venu, Forneron. Jusqu’à lui, on avait été plus ébloui par les Guise, ces {p. 153}hommes esthétiques, qu’on ne les avait jugés. On avait parlé d’eux fastueusement, comme ils avaient agi. Éblouissants, ils avaient passé à travers l’Histoire dans le même tourbillon de lumière. Et quant à ces trois qui firent une famille de l’imposance d’une dynastie, et qui pouvait devenir une quatrième race, avant celle de Napoléon, on ne savait guères lequel était le plus grand, dans son tourbillon de lumière, de cette panoplie auréolisée de héros. Eh bien, quand on a lu le livre de Forneron, on le sait ! Il a analysé, épluché, trié sur le volet ces gloires aveuglantes, qui ne l’ont pas aveuglé. On s’y reconnaît maintenant. Il a dit la grandeur de cette race. Il a expliqué sa décadence. Et il a montré, malgré toutes les séductions de ces Sirènes de l’Histoire, qu’ici la Cause fut plus grande que ses serviteurs et l’idée plus haute que les hommes.

La cause fut le Catholicisme, et pour moi, qui me prends aujourd’hui au livre de Forneron, il n’en fut jamais de plus grande sous le tournant du ciel ! Pour lui, ce n’est pas peut-être la plus grande. Son point de vue, à lui, est plus politique que religieux. C’est, avant tout, un Français, que l’auteur des Guise. Il est bien Français avant d’être catholique, et il n’a pas l’air de se douter qu’être catholique, dans cette monarchie fondée par les Évêques, — a dit Gibbon, mais qui s’est arrêté là, et qui n’a pas dit que tous ces Évêques étaient des Saints, — c’est encore la meilleure manière d’être Français et la meilleure raison pour {p. 154}l’être… Homme moderne, — mais plus élevé et plus étendu que l’esprit moderne, puisqu’il se croise, dans son livre, en l’honneur de l’unité de pouvoir si haïe de l’esprit moderne, qui ne veut que des pouvoirs multiples et des gouvernements qui ressemblent à des peuples, — l’auteur des Ducs de Guise, qui sait assez d’histoire pour ne jamais séparer la Royauté de la France, — l’ennemi de la Féodalité, mais, pour les mêmes raisons, l’ennemi de la Démocratie, parce que, ici ou là, c’est le pouvoir multiple, éparpillé, croulant en anarchie toujours, — l’auteur des Ducs de Guise croit justement que cette unité de pouvoir à conserver, ou à refaire quand elle a été défaite, fut la gloire de tout ce qui fut grand et sera la gloire de tout ce qui doit le redevenir dans notre histoire, mais il ne croit pas que cette gloire ne soit que la seconde. Maintenir l’unité religieuse qui a fait l’unité politique, conserver intégrale et indéfectible l’unité catholique qui a fait l’unité française, voilà évidemment la première, pour qui croit à cette unité politique et pour qui la veut. On parle, bien entendu, à ceux qui savent l’histoire ; on ne parle point à ceux qui l’ignorent. L’historien des Guise a oublié cette génération des deux unités, que tout, au contraire, de l’histoire qu’il écrivait, aurait dû lui rappeler. Et cette faute, de l’avoir oubliée, plane dans toute son histoire comme un nuage qui y jette son ombre à tout ce qu’il y a de vérité.

Car il y a beaucoup de vérité dans cette histoire ; {p. 155}car le souffle qui y passe et qui l’anime est très fort et très pur. Seulement, ce n’est que l’esprit de l’homme. L’esprit divin n’y a point passé. Et cette histoire du xvie siècle relève absolument de l’esprit divin. — Je me soucie bien qu’on m’appelle mystique ! J’entends aussi bien les choses de la vie terre à terre que les plus positifs : pour bien écrire l’histoire du xvie siècle, il ne faut rien moins que de croire au Saint-Esprit. Quand je commençai de la lire dans le livre de Forneron, je me trouvai attiré par la calme élévation de l’auteur, par son dédain de toute idée d’en bas, par son mépris de la canaille, cette Reine d’un monde renversé, par sa notion vraie des grandes choses catholiques. Nul n’a mieux jugé l’immense capacité et les immenses services des Jésuites que lui. Oui ! je me disais : « Allons-nous enfin avoir le dernier mot sur le xvie siècle, que personne n’a dit, ce grand dernier mot ? » Audin, qu’il faut nommer le premier parmi les catholiques modernes, Audin, l’auteur du Luther, du Calvin, du Léon X, que je n’appellerai point illustre parce qu’il ne l’est pas et que sa gloire est encore à venir pour sa peine d’être catholique, a écrit une histoire de la Saint-Barthélemy qui tache en lui l’historien. Les entrailles de ce faible, qui ne fut qu’un artiste, furent plus fortes que l’intelligence, et depuis lui, personne, parmi nous, n’a osé toucher sans épouvante à ce sujet, qui fait dire tant de sottises aux adversaires de l’Église et tant de lâchetés à ses {p. 156}défenseurs ! Or, je trouvais ceci dans cette histoire des Guise par un inconnu (il l’était pour moi !) : « Quand on croit posséder la force et la vérité, on ne peut supporter l’insolent spectacle des outrages contre cette force et cette vérité. » Et cette phrase, à mille pieds au-dessus des partis, me faisait dire : « En voilà un qui a peut-être compris ! » Mais ce qui pouvait me faire douter, c’est que ce mot, dont je faisais une espérance, ne s’appliquait qu’à la manière générale de procéder de l’esprit humain dans toutes les circonstances de la vie, et non au cas particulier d’une vérité surnaturelle en qui l’auteur des Guise, probablement, ne croyait point ; car, s’il y avait cru, son histoire, qui a des beautés incontestables, aurait la beauté contestée, qui est la beauté suprême dans le monde où la Vérité, cette beauté des beautés, a toujours été crucifiée, — mais pour ressusciter ! Et cette beauté, elle ne l’a pas.

Ce n’est point une histoire religieuse, elle qui devrait l’être ! C’est une histoire politique, surgissant de l’histoire religieuse qui la contenait, et qui méconnaît son origine, comme une fille coupable oublie sa mère. L’auteur des Ducs de Guise, qui ne nous donne point la généalogie des Lorraine, parce qu’il ne fait pas l’histoire de la maison de Lorraine, prend tout uniment son histoire du pied de la première illustration de cette famille qui a rayonné au xvie siècle, et son livre commence, ainsi qu’une biographie, au {p. 157}moment où le premier duc, le duc Claude, sort armé et saignant de ses vingt-deux blessures de la bataille de Marignan, comme un lion de blason yssant du cimier qu’il couronne et qu’il a rougi ! Et cependant, cette histoire, individuellement dramatique, pouvait s’ouvrir à plus larges battants, et l’action du premier Guise se produire sur un grand fond qui n’est pas ici, et qui devait être le tableau complet, moral et intellectuel de l’Europe. L’Europe ne tenait pas toute, en effet, à cette heure, dans les entrechoquements de la politique, de la guerre, de la cour, des passions charnellement humaines, mais elle tenait encore plus dans les idées, qui tombaient de toutes parts, dans tous les esprits, comme la pluie de flammes de Sodome, et qui allaient mettre à feu toutes les traditions respectées, depuis des siècles, par les peuples. C’était un moment effrayant. Constantinople, éventrée par les Turcs, venait de verser sur l’Europe toutes les pestilences byzantines. Luther, ce sanglier en rut, levait son groin sur le monde et allait pousser son grognement terrible. François Ier commençait de régner, et l’auteur des Guise a raconté sans s’émouvoir ce règne du père des Valois, qui n’avait pas besoin d’être dépravé par le Protestantisme ; car il l’était déjà par la Renaissance. L’historien n’a appuyé ni son regard, ni son jugement, sur ce Roi des ribauds, empoisonnant sa femme de ses maladies de débauche, jaloux de Bayard, foi mentie à Madrid, qui finit par s’allier avec le Turc contre {p. 158}la civilisation chrétienne, et, pour tout cela, il ne lui applique placidement que la phrase bonne fille de Tavannes : « Les dames plus que les ans lui causèrent la mort. Il eut quelques bonnes fortunes et beaucoup de mauvaises. Sous son règne, les dames faisaient tout, même les généraux et les capitaines. » Indulgente oraison funèbre ! Après François Ier, c’est Henri II, dont le règne passa entre le coup d’épée de Jarnac et le coup de lance de Montgomery ; Henri II, livré à un autre croissant, non moins honteux que celui du Turc, car c’était le croissant de Diane, la concubine de son père, contre lequel l’auteur des Guise ne trouve que cette phrase à coller : « Guerres malheureuses, pays plus malheureux encore, prodigalités mal placées ; il n’en fut pas moins pleuré par les Français. » Et cela le désarme, ces larmes françaises. Et c’est ainsi jusqu’à la fin du livre. Le vice de Henri III y est mis en doute avec une discrète légèreté. L’incrédulité de Catherine de Médicis (au fond, du pays athée de Strozzi), qui disait en mourant : « Je m’en vais où depuis six mille ans s’en vont les autres et je renie Dieu. Ma fête est finie ! », cette incrédulité y est à peine aperçue, tant la pensée et le monde religieux sont pour l’historien de cette époque des Guise peu de chose, et disparaissent devant le monde politique dans lequel il voit et par lequel il explique tout.

III §

{p. 159}Mais quand une fois ceci est dit, — et ceci est plus qu’une critique, c’est la négation absolue de l’histoire religieuse que j’avais rêvée et qui continuera de manquer sur le xvie siècle ; — ceci dit, — qui est plus qu’une critique, car c’est un regret et presque une mélancolie, — l’Histoire des ducs de Guise par Forneron, ce rationaliste du xixe siècle, qui, à cette heure de démocratie éperdue, avait pourtant la force d’être royaliste encore et qui osait se préoccuper de l’unité du pouvoir politique et mesurer la gloire des hommes à ce qu’ils ont fait pour elle, est un livre dédoublé, hélas ! mais, en ce qui lui reste, malgré la mutilante simplification qu’on lui a fait subir, très intéressant, et, par bien des côtés, superbe. Peu d’hommes, dans ce moment du siècle, sont capables d’écrire un livre de cet accent et de cette inspiration. Une fois accordé, ce qu’on n’accorde pas, du reste, c’est qu’on peut mettre à la porte du xvie siècle l’idée religieuse, qui en est le fond et l’essence, pour n’y garder que les faits politiques qui s’y mêlèrent et qui finirent par la tuer, le livre de Forneron est une {p. 160}œuvre avec laquelle il faudra compter un jour ou l’autre. Son instinct politique n’est jamais en défaut. Quand il voit à cette lueur, il voit bien. Par exemple, il a mieux vu que personne, jusqu’ici, dans la confusion des événements, la grandeur de Catherine de Médicis, pour laquelle il a fait ce qu’Urbain Legeay — cet historien d’initiative dont le livre nous frappa tant quand il parut — a fait récemment pour Louis XI1, ce Louis XI que Catherine de Médicis a continué, mais dans des circonstances encore plus grandes et plus funestes. Catherine de Médicis, si la politique, comme l’auteur des Guise doit le penser, est la seule loi et le seul but de l’Histoire, est évidemment la plus grande figure de son temps. Balzac, avec lequel la littérature du xixe siècle n’en a jamais fini et qui pourrait la remplir tout entière à lui seul, avait vu cette grandeur et l’avait dilatée avec la puissance d’un génie qui inventait trop dans l’Histoire pour se contenir dans l’étreinte d’une exacte réalité. Mais, comme Forneron, il ne s’était souvenu que du respect qu’il avait pour la royauté, en la regardant… Il fallait songer à toute autre chose. L’auteur des Guise semble même n’avoir écrit ces trois magnifiques biographies sur ces trois héros, que pour faire ressortir davantage la supériorité toujours présente de Catherine et la logique inébranlable de son {p. 161}caractère, au milieu de tous les équilibres risqués de ses infatigables négociations. Or, malgré leurs entraînantes gloires militaires, cette femme paraît plus homme que ces hommes, parce qu’elle a l’unité de son ambition et qu’eux sont entre leur ambition et leur foi.

Ils étaient, en effet, les Guise, des catholiques comme Catherine, toute nièce de Pape qu’elle fût, ne l’était pas, et ils étaient ambitieux comme elle, — ambitieux de prendre le pouvoir autant qu’elle de le conserver. Cette ambition, excitée par tous les stimulants de la vie : la gloire, les richesses, l’exubérance de la race, l’intelligence, la beauté, toutes les puissances de la séduction, tous les bonheurs qui enivrent les hommes et toutes les fortunes qui les corrompent ; cette ambition, — qui commença avec Claude, monta avec le duc François et atteignit son zénith avec Henri, pour en être précipitée et briser toute cette immense famille du coup, — ils l’avaient, puisqu’ils étaient des hommes. Il aurait fallu être des saints pour ne pas l’avoir. Malgré leur foi indéniable, ces Guise n’étaient pas des saints. Aussi, leur historien — qui n’a pas été séduit par ces séducteurs de la France catholique au xvie siècle et qui le sont restés dans l’Histoire — a-t-il implacablement compté leurs fautes, et, dans sa préoccupation politique, lui qui ne se soucie que des intérêts matériels de la France, de dignité royale, d’accroissement de {p. 162}territoires, lui qui ne comprend ni la tyrannie de l’idée religieuse, ni les intérêts spirituels, il leur en a souvent imputé. À toute page, il est, surtout pour Henri de Guise, d’une cruauté sans exemple. Il l’accuse presque de bassesse et de trahison. Il le fait le stipendié de l’Espagne comme Dubois le fut de l’Angleterre, comme si ce chef de parti n’avait pas dix millions de dettes contractées dans l’intérêt de ce parti qui était la France ; — car la constitution politique de la France était catholique, il faut bien le rappeler à ce politique qui l’oublie ! Une idée, d’ailleurs, que ne peut pas avoir l’auteur des Guise avec la trop rigoureuse conception de son esprit, c’est que les patries étaient plus vastes dans ce temps-là que les patries modernes. Les patries, c’étaient les religions. Et on n’était pas moins Français, quand on était catholique, pour s’appuyer sur l’Espagne, qu’on ne l’était, quand on était protestant, pour s’appuyer sur l’Angleterre…

Mais c’est la vérité, pourtant, — et mon catholicisme est assez ferme pour en convenir, — qu’ils ne sont pas si grands dans cette histoire qu’on aurait pu s’y attendre et que l’opinion catholique trop reconnaissante les avait faits, ces Guise, qui ont mêlé aux intérêts éternels qu’ils eurent l’honneur de représenter leurs passions, leurs ressentiments et leurs vices, — passions, ressentiments et vices d’un temps terrible où chacun, même les femmes, avait sur les mains du sang de quelqu’un. Et le mérite de {p. 163}l’historien, toujours ordinairement un peu dupe de son histoire, c’est d’avoir résisté à ces charmeurs héroïques qui, un moment, ensorcelèrent la France. Les vrais sorciers du temps des Guise, ce n’était pas les Ruggieri de Catherine, mais eux… Avec toute leur sorcellerie, ils n’eurent point la fortune de César, et aucun d’eux ne la mérita ; mais ils avaient quelque chose de la grâce, de la générosité et de la séduction de ce grand homme, — surtout celui qui mourut comme lui, ne pouvant croire, comme lui, qu’on osât le tuer !

Quand il fut mort, Henri III, hébété de son crime, dit, en le regardant de ses deux yeux terrifiés : « Je ne le croyais pas si grand ! » Le lecteur, éclairé par l’Histoire, dira : « Je ne le croyais pas si petit ! » Le plus grand des trois fut certainement celui qu’on a appelé : M. de Guise le Grand, qui rendit Calais à la France et qui s’appela aussi le Balafré. Son fils Henri, dont Forneron, souvent très artiste (voir son portrait d’Élisabeth et surtout sa mort de Marie Stuart), écrit qu’il avait le charme et la témérité de Borgia, — un Borgia blond, « plus Italien que Lorrain, malgré ses cheveux d’or, plus paladin que général, plus conspirateur qu’homme d’État, et qui mourut d’une conspiration », — eut, par un hasard inouï de guerre, le bonheur de prendre à son père, par une blessure reçue à la même place, son fier surnom de Balafré. Mais celui de Grand, il ne le prit point ; il le lui laissa. {p. 164}Il tomba avant de l’avoir pris. Je l’ai dit déjà : il n’était pas, et nul d’eux n’était au niveau de la grande Cause dont ils furent les serviteurs et qu’ils oublièrent trop pour leur propre service. Car, de même que l’idée exclusivement politique a fait du tort au livre de Forneron, qui, sous ce titre de l’Histoire des Guise et de leur époque, aurait pu être complet et grand, de même, la politique fit tort à la grandeur des Guise, et nous avons avec le livre de Forneron la mesure du tort qu’elle lui a fait. « À chacun son tour ! » disait leur devise, à ces Guise. Mais leur tour n’est pas venu. Ils ont emporté avec eux une quatrième race, et les tristes descendants qu’ils ont laissés derrière eux ont montré ce que cette quatrième race aurait été. Ils aimaient, dans leur orgueil, quoiqu’ils n’en fussent pas, à se dire du sang de Charlemagne. Mais ils n’auraient eu de Charlemagne que les descendants. Avoir tout et n’arriver à rien, telle fut leur destinée. « Ah ! que nous ne sommes donc rien ! » disait Bossuet, et c’est toujours à ce mot-là qu’il faut revenir.

IV §

Histoire de Philippe II [1er et 2e volumes : IV-VI].

L’Histoire de Philippe II est la continuation de travaux historiques mis en lumière déjà, et qui, s’ils {p. 165}n’embrassent pas tout le xvie siècle, en détachent et en étreignent de grandes parties. Après les Ducs de Guise, Forneron publia l’Histoire de Philippe II, — et, chose singulière ! lui à qui j’ai reproché d’avoir été, dans ses Guise, plus politique que religieux, il a préféré pour nouveau sujet d’histoire le roi religieux au roi politique. Il a sauté par-dessus Charles-Quint — l’équivoque Charles-Quint — pour n’avoir plus devant lui que ce Net terrible de Philippe II, le roi le plus net (rey netto) qu’ait eu jamais l’Espagne ! Croyait-il plus facile de le juger ?… Malheureusement, dans l’Histoire de Philippe II, on retrouve tout entier l’historien des Ducs de Guise. C’est le même esprit, le même sens politique élevé et fort que j’ai distingué et vanté dans les Ducs de Guise ; mais ce n’est pas plus ici que là l’historien religieux qui, dans cette histoire suprêmement religieuse, devrait primer l’historien politique et le faire passer derrière lui. Forneron continue d’être, vis-à-vis de l’action et du gouvernement de Philippe II, l’homme moderne qui ne voit que les fautes et que les abus de ce gouvernement. Abus effroyables ! fautes immenses ! Pourquoi ne pas l’avouer ? Le Catholicisme n’a peur de rien. L’historien peut offrir la gerbe de ces abus et de ces fautes à la sagesse de notre temps, qui en respire l’horreur avec le plaisir de la haine ; mais tout n’est pas de Philippe II et de l’Espagne dans ce bouquet empoisonné. Pour comprendre quelque chose à ces {p. 166}deux profondeurs et à ces deux ardeurs consubstantielles de l’Espagne et de Philippe II, il faut, avant tout, être un catholique ardent et profond. Il n’y a qu’un écrivain catholique qui puisse parler avec autorité et compétence de Philippe II, et non pas seulement pour l’excuser et l’innocenter de ses fautes, — comme les ennemis du Catholicisme se l’imaginent, — mais même pour les lui reprocher !

Car il en a commis, des fautes, et ce n’est pas uniquement celles-là dont Forneron a fait le compte d’une main si impartialement éclairée. Il en a commis, oui ! et surtout la plus grande de toutes et la mère de toutes, dont vous ne vous souciez guères, vous autres de la Libre Pensée, mais dont nous nous soucions, nous ! qui nous regarde, nous, catholiques ! C’est la faute, la faute qui plane sur tout son règne, à ce roi certainement le plus profondément catholique par la Foi qui ait jamais existé, et cette faute-là, il n’y a qu’une main catholique, au nom même du Catholicisme, qui ait le droit et le devoir de la relever.

V §

C’est la faute de l’amour, et voilà pourquoi les historiens catholiques qui ont parlé de Philippe II, {p. 167}touchés de son amour pour Dieu et pour l’Église de Dieu, ne l’ont pas aperçue ou l’ont atténuée, cette faute, qui n’est pas moins une faute quoiqu’elle ait été faite par l’amour. Certes ! l’homme noir de l’Escurial, le dur Trappiste de la Royauté, le bourreau des Flandres… à distance, n’est pas ce qu’on peut appeler une âme tendre ; mais il n’en a pas moins aimé. Il a aimé avec le fanatisme d’une âme comme la sienne, véhémente et concentrée, et, sous des formes froides et coupantes (ce qui n’est pas rare), âprement et obstinément passionnée. Il paraît qu’on aime avec cela… Et c’est avec cela que Philippe II a aimé Dieu et son Église. Il n’était pas non plus assurément un Saint ; il différait même scandaleusement de ces Saints qu’on rencontre sous quelques couronnes dans l’Histoire. Mais il fut un roi catholique, ou plutôt le roi catholique, dans le sens le plus incompatible, le plus impérieux, le plus absolu. Né en Espagne, d’une mère espagnole, il était l’expression irréductible et sans mélange de la race de sa mère. On aurait dit qu’elle l’avait fait toute seule, sans ce Flamand auquel on l’avait irréligieusement mésalliée, et que, malgré son titre d’Empereur, la catholique Espagne méprisa toujours. Impossible d’être moins, au fond, fils de Charles-Quint, que Philippe II ! Dès sa naissance, la différence fut marquée entre eux d’une façon singulière.

Au moment où venait au monde l’enfant prédestiné à être encore plus le roi du Catholicisme que le roi {p. 168}de toutes les Espagnes, Charles-Quint apprenait avec triomphe le sac de Rome et la Papauté scélératement humiliée, et palpitait d’une joie politiquement impie sur le berceau de cet enfant. Heureusement, élevé par sa mère, Philippe II évita, comme dit expressivement Forneron, l’influence paternelle et « les savants secrets d’une dépravation péniblement acquise ». Cette mère pieuse lui avait, en effet, donné sa foi comme elle lui avait donné sa race, et c’est ainsi qu’il grandit dans l’amour de l’Église, identifié tellement à l’Église par cet amour qu’il crut parfois à tort ne faire qu’un avec elle, et que trop souvent, et par illusion coupable de cet amour encore, il confondit dans sa conscience et dans ses actes le Pape et le Roi !

Telle, à des yeux catholiques, la faute capitale de Philippe II, du catholique cependant, du romain, de l’orthodoxe Philippe II ! Il tendit toute sa vie, par amour de l’Église, à se faire l’Église, à absorber, à usurper la Papauté. Par amour de l’Église, il aurait violé l’unité de l’Église, troublé la hiérarchie chrétienne, et compromis, lui si croyant, jusqu’à la pureté de sa foi ! Pendant tout son règne, qui fut un combat, une croisade incessante dans l’intérêt de l’Église, attaquée de partout par les mille bras du Protestantisme, il se sentait et se posait comme un second Pape devant le Pape. Ses rapports avec la Papauté affectèrent toujours ce caractère. Il eut son {p. 169}Inquisition, son Inquisition espagnole contre l’Inquisition romaine, et cette Inquisition fut sans cesse, dans son action, ses jugements et sa procédure, en opposition avec l’Inquisition romaine, et, au détriment et presque au déshonneur de l’Inquisition romaine, fit prendre l’une pour l’autre par l’Opinion, — cette sorte d’Opinion publique qui ne sait rien et confond tout. Malgré des apparences que la haine de l’Église a épaissies, la politique de Philippe II ne fut pas non plus toujours la politique de la Papauté, même quand le Pape était Pie V. L’impitoyabilité du gouvernement de Philippe II n’était ni dans les idées, ni dans la pratique, ni dans les goûts de la cour romaine. Et qu’il y eût pour les affaires de Rome, c’est-à-dire pour les affaires de la chrétienté, la politique romaine et la politique espagnole, c’était un désordre, un dualisme plein de dangers et qui en créait un pour le Catholicisme, que Philippe II adorait et qu’il faussait par sa manière de le défendre. Cette faute, qui tenait pourtant au meilleur de l’âme de Philippe II, c’est-à-dire à son zèle pour la religion et la foi, cette faute immanente, que nous, catholiques, nous nous sentons la force de reprocher à sa mémoire, il est impossible que Forneron, malgré la modernité de ses opinions, ne l’ait pas, de son pénétrant regard, aperçue. Mais il n’a pas pesé sur elle ; il a pesé sur d’autres fautes, qui ne furent peut-être que des conséquences de celle-là… Il a pesé sur les troubles des {p. 170}Flandres, sur les atroces et inutiles exécutions du duc d’Albe, sur les monstrueuses concussions d’une administration arrivée au dernier degré de la rapacité et de la corruption, sur l’effroyable indiscipline d’une armée qui abandonne son drapeau devant l’ennemi qu’elle sait vaincre encore, parce que cet ennemi, pillé par elle, n’a plus rien qu’elle puisse lui voler ! Il pèse sur tout cela, par la juste raison que, dans tout pays et dans tout siècle, tout cela, c’est la ruine, la dévastation, la misère et la honte d’un gouvernement et d’un peuple. Mais la foi religieuse, la hiérarchie, l’unité de la société chrétienne, la prépondérance de la Papauté, le principe même du pouvoir sur la terre, toutes ces choses immenses alors et attaquées pour la première fois, que peut être ceci pour un esprit de ce moment du siècle, qui écrit après la Révolution française et qui l’a à son coude toujours ?…

Naturellement, il laisse ces grandes questions dans l’ombre, — dans l’ombre du mépris de son temps, — mais il ne les met jamais dans la clarté de son esprit.

VI §

Le volume de l’histoire de Forneron se ferme à la prise de possession des Flandres par don Juan {p. 171}d’Autriche, assez généreux pour risquer sa gloire de Lépante à essayer de fermer une blessure mortelle faite au cœur de tout un pays. L’histoire de Forneron ne va pas même jusqu’à la dernière victoire de don Juan, qui mourut, non de celle-là, mais après la floraison de celle-là, en en laissant bien d’autres en boutons qui ne devaient jamais s’ouvrir sur la belle tige de sa jeunesse ! Seulement, si c’est vaincre encore que de ne pas être défait, l’héroïque bâtard de Charles-Quint vainquit en mourant ; car après lui les Flandres furent irrémissiblement perdues pour la monarchie espagnole, et on avait cru qu’il pourrait les sauver. Il n’en fut rien, et d’ailleurs, c’était impossible. L’histoire de l’insurrection des Pays-Bas, racontée par Forneron sans déclamation d’aucune sorte et avec une précision de détails tirés des correspondances de Philippe II et cités en espagnol au bas des pages, établit dans les esprits la conviction de cette impossibilité. Le duc d’Albe, il faut bien le reconnaître, avait gouverné ces provinces sans rien voir, comme le fameux roi de Bohême aveugle s’était battu à la bataille de Crécy. Il avait aveuglément massacré. Ce ministre de Philippe II, qui exagérait Philippe II, et dont le front, étroit comme une lame d’épée, avait moins valu pour la besogne qu’on lui avait imposée que la cornette et la quenouille d’une femme, de cette Marguerite de Parme, bâtarde aussi de Charles-Quint, et qui a mérité de garder dans l’Histoire son {p. 172}nom officiel de grande Gouvernante des Pays-Bas. Le duc d’Albe défit brutalement ce qu’elle avait fait ; car cette femme, à barbe au menton comme un homme, avait gouverné comme un homme. Mélange de force et de justice, elle avait réprimé et contenu une révolte que le duc d’Albe exaspéra. Il mit de telles persécutions et de tels supplices sur la gorge de ce peuple qu’il fallait ramener à l’obéissance, que, de désespoir, il se cabra, et, rompant toutes ces martingales sanglantes, il s’échappa pour ne plus pouvoir jamais être repris !

Et c’est ce que Forneron a exposé dans le deuxième volume de son histoire. Il raconte cette révolte et cette guerre des Flandres, qui remplissent ce deuxième volume presque tout entier, avec ce ferme et sobre esprit politique que rien n’entraîne et que rien n’échauffe, et qui est, à lui, son genre de supériorité. De parti pris, il n’en montre aucun, en ce débat entre les Pays-Bas et l’Espagne, qui finit par être un déchirement pour la monarchie espagnole. Il n’a été ni catholique, ni protestant. Il a été exact, et voilà tout. Mais il a tenu tellement à l’être, qu’il a fait parler avec leurs propres paroles les acteurs de son histoire plutôt que de la raconter lui-même, afin qu’elle fût plus fidèlement racontée et d’une vérité plus intime. Jamais histoire plus que la sienne n’a été pointillée de citations ; mais, sans coquetterie d’aucune espèce, il se met très bien derrière une {p. 173}citation et il y reste, se souciant peu de l’effacement de sa personnalité. Preuve de force, de n’avoir pas peur de l’effacement ! Il est, dans l’ordre des historiens, comme certains hommes dans l’ordre de la politique, qui n’en voient que le jeu sans y mettre jamais leur personne. Il écrit l’Histoire comme eux la font. Mais j’aurais voulu davantage.

Puisqu’il s’agissait de Philippe II et de son histoire, j’aurais voulu une autre conclusion que la chétive qui va résulter du livre de Forneron, lequel s’achève comme il a commencé. C’est que, tel coup joué, et même tous les coups joués par Philippe II dans la politique de son temps, ont été mal joués ; — car il a perdu la partie, car le Catholicisme, la Papauté, le monde chrétien organisé pendant tant de siècles, sont maintenant perdus, et ce n’est plus avec ces sublimes enjeux qu’on recommencerait la partie !… Forneron a fait dans son livre l’inventaire des fautes de Philippe II, et elles sont terribles et nombreuses. Il a dit les hommes et les choses sur lesquels Philippe II s’est toujours misérablement et honteusement trompé, malgré les espionnages d’une diplomatie digne du Prince des Ténèbres et l’efforcement des plus profondes et des plus retorses combinaisons. Seulement, pourquoi, — s’il n’est qu’un joueur en perte par le fait d’une succession de fautes épinglées si minutieusement dans l’histoire de Forneron, et auxquelles j’ajoute, moi, pour le compte du Catholicisme, la faute de s’être trop pris pour la {p. 174}Papauté, par amour de la Papauté, — pourquoi l’homme victime de tant de fautes nous paraît-il obstinément plus grand, pourtant, qu’un joueur en perte aux échecs mal compris de la politique, et reste-t-il, malgré ses fautes, dans le sentiment de l’Histoire, quelque chose qu’il est impossible de rapetisser ou de déshonorer, et qui est toujours Philippe II, l’imposant Philippe II.

Forneron ne l’a pas dit, — ni Forneron, ni personne, — mais je le dirai, moi, car la chose vaut la peine d’être dite. C’est que Philippe II, qui n’est pas un grand homme, qui n’est pas un grand roi, qui n’est pas même une grande âme, eut cependant dans l’âme qu’il avait un grand amour pour une grande chose : Dieu et l’Église, qui n’en faisaient qu’une à ses yeux ! Il a aimé Dieu et l’Église du premier amour de sa vie et à travers tous les sentiments de sa vie, s’il en eut d’autres, ce qui est douteux. En dehors de Dieu et de l’Église, il n’eut peut-être que des sensations. Ce sombre Cloîtré de l’Escurial, qui fait l’effet d’on ne sait quel terrible moine enfroqué dans un manteau de roi, avait tout du moine, excepté la chasteté. Il aima ardemment les femmes, cet homme de rosaire, de communion et de cilice ; il les aima, quoiqu’il dût les épouvanter rien qu’en les serrant dans ses bras ; il fut libertin, fornicateur et adultère. Mais ses vices étaient moins forts que sa foi et ne purent arracher jamais de son âme Dieu et l’Église, qu’y avait gravés la main de sa mère et que son âme garda, comme un marbre son {p. 175}inscription. Cette âme du Moyen Âge attardée, qui vint après les choses du Moyen Âge dont le monde moderne, qui apparaissait, ne voulait plus, les haïsseurs de l’Église l’ont assez accusée de superstition, de fanatisme et d’idolâtrie, comme si l’idolâtrie n’était pas le plus intense caractère de l’amour ! Or l’amour est une chose si rare et si belle qu’il suffit à la gloire de la vie, et qu’il a suffi à la sienne…

Ainsi, l’amour, le croirait-on ? il n’y a que l’amour qui puisse expliquer Philippe II et son règne, et l’empêcher d’être dans l’Histoire l’espèce de monstre qu’ont fait de lui dans l’imagination des hommes les ennemis de ce qu’il aimait. Il n’y a que l’amour qui puisse expliquer jusqu’à ses fautes, et qui en puisse porter le poids. Il n’y a que l’amour qui puisse faire comprendre les cruautés de son gouvernement contre les ennemis de sa foi, contre les blasphémateurs et les négateurs du Dieu qu’il aimait. Il n’y a enfin que l’amour — un amour immense ! — qui puisse faire comprendre qu’il ait toute sa vie voulu la même chose : la gloire de Dieu, son triomphe, son règne, et qu’il ait vengé son honneur — l’honneur de Dieu outragé ! — par des supplices effroyables et insensés ; car l’amour veut venger ce qu’il aime, et c’est même une nécessité pour l’amour. Mais Forneron, l’historien actuel du Philippe II, n’a pas vu tout cela. S’est-il même douté de tout cela ? En écrivant l’histoire de ce politique aveugle et maladroit, qui a perdu, en se donnant tant de peine, la {p. 176}partie contre les instincts, les idées et les intérêts du monde moderne qui devait tout emporter, s’est-il douté, Forneron, que ce qui sauverait Philippe II du mépris et de l’horreur des hommes (chose singulière, quand il s’agit d’un pareil homme !), ce serait l’amour ?

Rien n’en transpire dans son histoire. Tous les actes et tous les faits du règne de Philippe II y sont émiettés scrupuleusement ; ils n’y sont ni condensés ni résumés dans un jugement qui ferait la figure d’un siècle ou d’un homme, avec cette poussière historique si soigneusement ramassée. Philippe II échappe de toute la profondeur de sa conscience aux petits détails biographiques, et sur un homme comme lui, et pour descendre dans ce clair-obscur, ce ne serait pas trop qu’une forte étude psychologique. Je l’attends toujours. Mais le Rembrandt qui la donnera est-il né ? On a beaucoup parlé de Philippe II, et on l’a costumé bien des fois avec des phrases de mélodrame, cet homme impénétré qu’on croyait éclairer, quand on le cachait un peu plus… Pour moi, j’ai dit ici, en un seul mot, ce qu’il me paraît être et ce qui venge de tout : ce fut un amoureux de Dieu comme on l’était au Moyen Âge et un serviteur de Dieu absolu, — absolu comme l’amour !

Et ne fût-il que cela, ce serait assez beau.

VII §

Histoire de Philippe II [3e et 4e volumes : VII-X].

{p. 177}Je l’ai dit, et avec assez d’insistance, Forneron est un esprit très politique et très moderne, et l’histoire du temps de Philippe II n’est pas que politique : elle est, avant tout, religieuse. C’est son caractère particulier, profond, essentiel, absolu, d’être religieuse… Or, Forneron ne l’est pas. C’est un esprit d’après la Révolution française, sans hostilité (du moins montrée) contre le Catholicisme, mais parfaitement indifférent à sa destinée et trouvant même bon, dans les intérêts de la civilisation comme il la comprend, qu’il ait perdu la partie au temps de Philippe II ; — car il faut bien le dire, nous, les vaincus ! il l’a perdue. H. Forneron croit justement qu’il l’a perdue par la faute des hommes, — par ce que nous nommons, nous autres catholiques, le Péché, et ce que les mondains appellent seulement des fautes… Et c’est la vérité. Mais Forneron n’a pas assez dégagé la Cause des hommes qui l’ont souillée ou trahie ; il n’a rien entendu à la grandeur divine de la Cause. Il n’a vu que l’indignité de ses serviteurs. Lui qui méprise les esprits vulgaires et les démocraties, qui ne sont jamais que le gouvernement de la Vulgarité, il est tombé, par le fait plus que par {p. 178}des paroles expresses, il est vrai, dans ce plat sophisme des esprits vulgaires, qui retourne l’infamie du prêtre contre la sainteté de l’autel.

Il a donc fini son histoire comme il l’avait commencée. Il a suivi imperturbablement la voie de son esprit, qui est robuste et logique. Il a eu cette logique — cette petite clef de la logique — dont un philosophe a dit spirituellement : qu’avec cette clef on n’entre jamais que chez soi. Et, malheureusement, il y est trop resté, — chez soi. Il n’en est pas assez sorti pour rentrer dans l’idée du Catholicisme et pour la comprendre, comme doit la comprendre même l’homme qui fait l’histoire de sa défaite. Pour mon compte, je maintiens qu’il n’y a qu’un catholique qui puisse écrire profondément et intégralement l’histoire de Philippe II et de son siècle, et encore un catholique assez fort (cherchez-le dans le personnel du catholicisme actuel, et trouvez-le, si vous pouvez !) pour écrire la vérité, l’épouvantable vérité, qui le désole, mais sans le faire trembler dans la moindre des certitudes de sa foi.

VIII §

Et, en effet, pour cet historien catholique, qui n’est pas venu, comme pour l’historien politique que voici, {p. 179}le règne de Philippe II, — malgré sa foi, qu’admire encore la nôtre, et qui le tenait par la dernière fibre de ses entrailles, devenues cruelles et corrompues, — le règne de Philippe II, il faut bien en convenir, fut un temps affreux. Il ne le fut pas qu’en Espagne : il le fut en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, dans les Flandres, partout. Ce fut une époque exécrable. Quelques têtes éprises de la force, comme celle de Stendhal, par exemple, qui aimait mieux le brigandage que la civilisation et qui avait rêvé d’écrire l’Histoire de l’énergie en Italie, peuvent, par amour de l’émotion, poétiser un temps où le danger et la mort étaient noblement au bout de tout ; mais il n’y avait pas au xvie siècle que la palpitation héroïque chère aux hommes de courage, il y avait, dans les mœurs, autant de corruption et de bassesse que d’atrocité. Avant l’histoire de Forneron, on savait déjà beaucoup sur ce temps terrible, mais, après cette histoire, je ne crois pas qu’on ait beaucoup à apprendre encore… Et, même, le Forneron des deux derniers volumes surpasse, en renseignements, le Forneron des deux premiers. Après cette histoire, d’une vérité qui ne bronche pas, il n’y a pas moyen de conserver la moindre illusion sur ceux-là qui, auréolisés par les rayons de leur Cause, nous paraissaient aussi grands qu’elle. Il n’y a pas de héros qui ne soit plus ou moins diminué ou plus ou moins contaminé par cette histoire… Catholiques ou protestants, tout l’ensemble de ce monde-là {p. 180}est effroyable. Ils sont toujours prêts à se dégrader à l’envi, dans une cause que les hommes ne peuvent jamais dégrader, même en se dégradant, la Cause de Dieu ! C’est, en effet, pour cette Cause sacrée que le xvie siècle combattit… malheureusement, avec toutes armes ; mais c’est précisément le fanatisme de cette Cause, à qui tant d’écrivains ont imputé toutes les horreurs du temps, c’est ce fanatisme religieux, dont l’indifférence d’un esprit moderne sans croyance et froidi par l’étude des faits s’est tranquillement détourné, c’est ce fanatisme, qui, lui seul, a pourtant arraché le xvie siècle à l’outrage mérité du genre humain et qui l’a sauvé du mépris absolu de l’Histoire.

Oui ! le fanatisme religieux, cet horrible fanatisme religieux… comme ils disent. Il n’y avait plus que cela qui valût réellement, au xvie siècle. Il n’y avait plus que cela qui vécût, pour l’honneur de l’âme humaine pervertie ! C’est tout ce qui restait de l’antique foi chrétienne, de l’enthousiaste amour de Dieu épousé par le cœur ardent du Moyen Âge, demeuré fidèle jusqu’au grand Adultère de la Renaissance, dont le xvie siècle fut un des bâtards. Oui ! le fanatisme religieux, le charbon fumant d’une flamme d’amour, inextinguible encore, pour une religion enfoncée par le marteau de quinze siècles dans le cœur, les mœurs et les institutions politiques des peuples, et même de ceux-là qui s’étaient révoltés contre elle. Il ne faut pas s’y tromper : le Protestantisme, malgré {p. 181}sa rupture et son hérésie, eut, au xvie siècle, tout autant que le Catholicisme, le fanatisme religieux. Le Protestantisme combattit pour Dieu, contre Dieu… Aux supplices atroces de Philippe II, les atroces supplices d’Élisabeth d’Angleterre répliquaient. L’auteur politique de l’histoire actuelle de Philippe II n’a pas regardé assez avant dans ce fanatisme religieux pour plonger au fond et voir clairement ce qu’il signifiait. À cela, il a mutilé son histoire. Double déchet, moral et esthétique ! Elle y a perdu également de sa justice et de sa beauté.

De sa justice, c’est bien évident ; mais de sa beauté ? Le livre de Forneron a la sienne, celle que les anciennes rhétoriques, maintenant dépassées, attribuaient jadis à l’Histoire : la beauté sévère et froide, et digne, sans rien plus. Ne lui avaient-elles pas donné, ces rhétoriques, à la Muse de l’Histoire, comme elles disaient, une plume de fer, pour se dispenser de lui en donner une de feu ?… une plume vivante !… L’historien catholique qui n’est pas venu, s’il était venu et s’il eût écrit une histoire du temps de Philippe II, était seul capable d’avoir cette plume-là. Il l’aurait allumée au feu de ses croyances en deuil, devant le désastre de sa cause et de son histoire. Son talent, s’il en avait eu, aurait bénéficié du malheur auguste et mystérieux de la Cause de Dieu perdue par les hommes au xvie siècle ; car c’est presque une loi de l’Histoire, avec la mélancolie {p. 182}naturelle à l’âme humaine, que les Causes perdues nous prennent plus fortement le cœur que les Causes triomphantes, et soient plus belles à raconter !

IX §

Cela dit, la Critique, pour peu qu’elle reste élevée, a tout dit du livre de Forneron. Ce livre a la puissance personnelle des facultés qui font le talent, mais il a l’impuissance de son siècle, — d’un siècle à qui manque radicalement le sens des choses religieuses, et il en faut au moins la connaissance et la compréhension pour en parler dans une histoire où elles tiennent une si grande place. Certes ! même sans la foi religieuse qu’il n’a pas, l’historien n’a point le droit de n’en pas tenir compte dans la vie des hommes dont il écrit l’histoire. Car cette foi religieuse, même inconséquente, même violée et faussée par les passions qui entraînent hors de Dieu, fût-ce dans les voies les plus scélérates ; cette foi religieuse tombée et ravalée jusqu’au fanatisme de Philippe II, par exemple, est encore une grande chose, qui grandit l’homme par le Dieu qu’elle y ajoute, et qui, s’imposant au moraliste dans l’historien, doit le forcer à s’occuper d’elle. Or, c’est justement l’étude de cette grande chose, qui plane sur toute la vie de Philippe II {p. 183}et qui le met à part dans l’Histoire, lui et le xvie siècle, c’est cette grande chose qui se trouve oubliée dans le livre de Forneron, où, excepté cette grande chose, il a tout vu.

Il a tout vu, humainement, politiquement, par dehors, comme on voit dans le drame profane de l’Histoire — le drame sans monologues et sans confidents — et qu’on s’arrête aux faits sans descendre dans l’abîme des consciences, ces gouffres de complications ! Le fanatisme religieux ôté de l’âme de Philippe II, il se fait à l’instant en lui le vide de l’homme qui a besoin de l’idée de Dieu pour être quelque chose, et Forneron, avec son regard exercé, voit, dans ce vide où l’idée de Dieu s’embrouillait avec les passions et les vices, ce qui reste de Philippe II, c’est-à-dire un des plus vulgaires despotes qu’ait corrompus la royauté. Ce Philippe II, — que les ennemis du Catholicisme appellent un monstre, — sans son fanatisme religieux n’eût été, malgré tous ses crimes, qu’un monstre de médiocrité. Très au-dessous de Charles-Quint, son père, dont il n’avait, si on en croit ses portraits, que la mâchoire lourde et les poils roux dans une face inanimée et pâle, ce Scribe qui écrivait ses ordres, défiant qu’il était jusque de l’écho de sa voix, ce Solitaire, noir de costume, de solitude et de silence, et qui cachait le roi net, le rey netto, au fond de l’Escurial, comme s’il eût voulu y cacher la netteté de sa médiocrité royale, Philippe II, ingrat pour ses {p. 184}meilleurs serviteurs, jaloux de son frère don Juan, le vainqueur de Lépante, jaloux d’Alexandre Farnèse, jaloux de tout homme supérieur comme d’un despote qui menaçait son despotisme, Forneron l’a très bien jugé, réduit à sa personne humaine, dans le dernier chapitre de son ouvrage, — résumé dont la forte empreinte restera marquée sur sa mémoire, — comme il a bien jugé aussi Élisabeth, plus difficile à juger encore parce qu’elle eut le succès pour elle et qu’on ne la voit qu’à travers le préjugé de sa gloire. Élisabeth, dans l’histoire de Forneron, est la fausse Reine, — la vraie, ce fut Burleigh et Walsingham, — la fausse vierge, la fausse savante, le faux génie et l’odieuse Harpagonne, qui s’assit bassement sur ses trésors, quand toute l’Angleterre se soulevait de patriotisme, lorsqu’il fallut armer une flotte et l’opposer à l’Armada, et qui garda tout, même son prestige, aux yeux de l’Angleterre, dans cet accroupissement honteux. Ni catholique, ni protestant, Forneron a bien jugé Philippe II et Élisabeth quand, tous les deux, ils ne sont ni l’un catholique, ni l’autre protestant, — mais quand ils le sont, il ne les juge plus.

Il est plus à l’aise avec Henri IV, qu’il comprend intégralement, lui, et, qu’on me passe le mot, de pied en cap. Henri IV n’a pas le fanatisme religieux qui fut la plus honorable passion du xvie siècle, et pour cette raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est la plus puissante, il est peut-être la seule figure {p. 185}de son histoire qui soit entièrement sympathique à Forneron, l’écrivain politique de ce temps, qui, au temps de Henri IV, se serait certainement rangé dans le parti des politiques qui mirent fin à la guerre civile, et tirèrent de la vieille Constitution de la monarchie catholique, qui avait été la monarchie française, une monarchie d’un autre ordre, — la monarchie des temps modernes. Elle a cru, celle-là, pouvoir se passer du principe religieux de l’autre, et, pour sa peine, les Démocraties déchaînées sont, à cette heure, en train de l’emporter !

X §

Et c’est ce qu’il faut rappeler, en finissant ; car l’auteur de cette Histoire de Philippe II n’aime pas plus que nous les Démocraties. Tête de gouvernement, esprit historique, il a, dans son livre, et à plus d’une place, exprimé le plus hautain mépris pour elles. Il sait, en effet, de quels éléments elles sont faites : ignorance, sottise, brutalité, envie, aptitude à toutes les corruptions et à tous les aveuglements, et cela sans exceptions d’aucune sorte. La Ligue, même, qui n’eut de bon que ce fanatisme religieux méconnu si profondément par Forneron, la Ligue, qui, pour nous, {p. 186}fut à l’origine l’explosion de la conscience révoltée d’un peuple, n’a pas échappé à cette loi des Démocraties. Prise longtemps, par des catholiques, à distance, pour quelque chose de grand et de pur, la Ligue, étudiée de plus près, n’a été vaincue et n’a péri que parce qu’elle fut une Démocratie, et son principe, tout religieux qu’il fût, ne la préserva pas de la corruption générale dont l’histoire de Forneron (et c’est là sa terrible originalité) nous a donné une si formidable idée.

Dans un temps où l’on n’avait pas vu que Mayenne, le dernier des Guises de toutes les manières, mais le grand Guise lui-même, le magnifique Balafré, le charmeur de la France, recevoir vingt-cinq mille écus par mois du roi d’Espagne, non pour les besoins de son parti, ce qui eût été légitime, mais pour les besoins de sa maison, de son luxe et de sa personne ; quand les plus grands seigneurs de la France tendaient leurs mains gantées d’acier, et les évêques leurs mitres de soie, à l’argent du roi d’Espagne qui y tombait ; quand partout, dans l’abominable politique du temps, il n’y a qu’espions tout prêts qui se proposent, assassins qui s’achètent, la ligue ne fut pas plus innocente que les autres des vices qui dévoraient son siècle, et elle y ajouta le sien, qui était d’être une Démocratie… Philippe II fut ruiné, du reste, avant d’avoir acheté la France, et les victoires de Henri IV firent le reste. Quelques gouttes d’un sang héroïquement versé {p. 187}lavèrent toutes les infamies du xvie siècle. Dans l’Histoire, le génie militaire arrive toujours à l’heure nécessaire, pour finir les Démocraties. S’il n’avait fait que cela du temps de Henri IV ! Mais ce que les politiques, du temps, et même de ce temps-ci, prennent pour une transaction, fut pour le Catholicisme une défaite. Henri IV, dit Forneron, et il l’en loue, ne voulut pas qu’il y eût en France désormais quelqu’un de plus catholique que lui… Et ce simple mot dit à quel point nous étions vaincus !

Pas de pusillanimité ! Il faut savoir le reconnaître. Nous nous tenons pour tels, et la politique de Forneron nous tient pour tels aussi.

Vaincus, oui !… Mais vengés de nos vainqueurs ? Nous le sommes déjà, — et par leurs propres mains !

XI §

Histoire générale des Émigrés.

Le livre sur les Émigrés de Henri Forneron, l’auteur si distingué déjà des Ducs de Guise et de Philippe II, est d’autant plus frappant que le moraliste s’y ajoute à l’historien et qu’il le domine. L’historien s’y montre, il est vrai, ce qu’il était dans ses précédents ouvrages, c’est-à-dire un esprit solide, au coup {p. 188}d’œil politique inaltérable ; mais le moraliste y occupe une place plus large et supérieure à celle de l’historien. C’était de rigueur, dans un pareil sujet, du reste. Quand il s’agit de la Révolution française, par quelque bout qu’on la prenne et de quelque côté qu’on l’envisage, le moraliste révolté doit planer au-dessus de l’historien et le rendre implacable ; car les crimes contre l’humanité et la morale universelle y furent plus grands et plus nombreux que les crimes de la politique. Dans cette Révolution dont les partis ont écrit l’histoire, il y a pis que de fausses idées et de fausses doctrines… et, il faut bien le dire enfin, il y a un outrage fait à la nature humaine, plus sanglant encore que l’outrage fait à l’esprit humain.

On l’a dit, mais pas assez, et il importe de le répéter, car on a été trop longtemps sans le savoir, la menteuse et insolente Politique a couvert de ses déclamations l’atrocité des choses qu’ont vues nos pères et qu’elle voudrait nous faire oublier. Dans presque toutes les histoires de la Révolution, les crimes politiques, quand ils n’ont pas été vantés, ont été ou diminués, ou excusés, ou présentés comme des nécessités inévitables. On a chassé impitoyablement le sentiment humain de l’Histoire. L’horreur qu’il fallait éveiller dans les cœurs des hommes, on l’y endormait, au contraire. L’horizon rouge du passé, on le faisait bleu, et s’il y restait des taches de sang plus tenaces que les autres et qu’il était impossible d’effacer, on {p. 189}les appelait poétiquement les roses de l’aurore du monde moderne qui se levait…

Chateaubriand est le premier qui ne fut pas dupe de ces boucheries ornées de fleurs de la rhétorique des partis. Mais, après lui, un homme qui, pour être le plus grand journaliste de son temps, n’en fut pas moins un grand historien, Granier de Cassagnac, dans son Histoire de la Révolution, donna le détail dont Chateaubriand n’avait vu que l’affreux ensemble. Il eut le courage d’être minutieux ; il épingla l’échafaud. Il chiffra, dans une statistique d’une épouvantable exactitude, les trente mille têtes tombées sous le couperet de la guillotine. Statistique héroïque, tant il fallait surmonter de dégoût pour l’entreprendre et de bravoure devant les partis pour la publier ! Quelques années pourtant après le livre de Granier de Cassagnac, M. Taine, non moins hardi dans ses Origines de la France moderne, reprit l’héroïque statistique et résolut de la compléter.

Alors, ce ne fut plus seulement l’écrin de trente mille têtes coupées et ramassées dans le panier du bourreau qu’on offrit à la France stupéfaite, mais, en tas, toute l’exécrable joaillerie des crimes dont la Révolution s’était parée. Le terrible livre de M. Taine répondit par la plus vaste compulsion de faits et de témoignages à des apothéoses insensées quand elles ne sont pas scélérates, et faisait ainsi rentrer triomphalement le sentiment humain dans l’Histoire. {p. 190}Enfin, un autre historien, H. Forneron, influencé peut-être par le noble exemple de M. Taine, replaça à son tour, dans cette Histoire générale des Émigrés, le cœur et sa moralité infaillible là où des imbéciles ne veulent voir dans la Révolution que des cerveaux et du génie, qui n’y furent jamais… La Révolution française n’a pas un seul homme nettement supérieur qu’on puisse reprocher à sa bassesse. Elle n’a été faite que par la médiocrité et par l’envie, et elle regorge d’autant de bêtises que de crimes. Pour les esprits qui vont au fond, il n’y a en elle que deux choses ; il n’y en a pas trois. Il y a l’anarchie absolue, permanente et stupide, que Bonaparte n’étouffa même pas du premier coup sous son pouce d’Hercule, et, tout aussi général que l’anarchie, un cannibalisme monstrueux, ce cannibalisme qui ne meurt jamais et qui est toujours prêt à se lever dans le cœur philanthropique des hommes, pour leur démontrer le néant de ce qu’ils appellent « des civilisations ! »

XII §

Voilà ce que le livre actuel de Forneron a mis, pour son compte, en lumière. Lui, l’historien {p. 191}suprêmement politique, a fait mieux ici que de l’histoire politique ; il a fait de l’histoire humaine, écrite pour qui a cœur et esprit d’homme. Seulement, en faisant de l’histoire humaine, il n’en a pas moins fait de l’histoire politique. Toute la Révolution tient, en effet, intégralement, en cette Histoire générale des Émigrés, qui n’en est pas moins l’histoire spéciale de la Révolution. L’historien a pu trouver piquant d’ouvrir par le point de vue inattendu de l’Émigration cette vieille histoire révolutionnaire, labourée maintenant par tant de bœufs qui y tracent toujours le même sillon et y bavent toujours les mêmes idées. Mais ici, dans cette Émigration qui fut forcée et que Forneron a presque justifiée en la racontant, la Révolution existait encore. Ces royalistes d’émigrés ne furent eux-mêmes que des révolutionnaires, comme leurs ennemis, et, véritablement, ils n’inspirent ni plus d’intérêt ni plus de respect que ceux-là qui n’émigrèrent pas. Ils quittèrent la France sous le coup d’une nécessité sanglante dès les premiers moments ; mais, quand ils s’en allèrent en emportant avec eux le drapeau de la monarchie, ils ne s’aperçurent pas qu’ils emportaient, comme une peste, la Révolution dans ses plis. Avec tout leur dévouement à leur cause, ces royalistes anarchisés ne purent pas plus reconstituer leur unité monarchique que les révolutionnaires fonder l’unité de leur gouvernement. La seule différence qu’il y eut entre les deux anarchies, fut la différence des horreurs. Au lieu {p. 192}d’être atroces comme les révolutionnaires, qui ont, au moins, pour la lâcheté des hommes, la grandeur de leur atrocité, les royalistes ne furent pas, certes ! innocents, mais petitement et misérablement coupables ; car ils se perdirent par l’intrigue, l’agitation, l’aveuglement, la jalousie. Ces malheureux anarchistes de l’Émigration n’avaient pas l’échafaud à leur service, comme les anarchistes révolutionnaires, pour se débarrasser entre eux des inimitiés et des compétitions rivales ; mais s’ils ne se guillotinèrent pas entre eux, ils ne s’entendirent pas davantage, et le même Saturne révolutionnaire les dévora.

Et comment, d’ailleurs, eût-il pu en être autrement dans cette fin de monde du xviiie siècle, où l’anarchie avait saisi, comme un vertige d’imbécilité, toutes les têtes, même celles-là où l’on pouvait croire qu’il y avait encore de la pensée ! La dernière pensée, en effet, qu’il y ait dans le cerveau des hommes, est pour l’intérêt d’une conservation dont les bêtes elles-mêmes ont l’instinct. Eh bien, cette idée de leur conservation, les hommes affolés de cette époque ne l’avaient plus ! On avait vu l’aristocratie elle-même, dans un délire de générosité, sacrifier ses titres de noblesse et l’héritage de ses enfants sur l’autel de la Patrie, qui l’en paya en brûlant ses châteaux et en égorgeant ses familles. Après cela, on aurait pu croire que le flot de l’anarchie ne monterait pas plus haut. Mais il monta plus haut. Les rois, qui auraient dû {p. 193}s’entendre entre eux pour conjurer un danger qui les menaçait tous ; les rois, dont pas un seul en Europe ne savait son métier quand la Révolution éclata, ne s’entendirent pas plus que les émigrés et les révolutionnaires. Leur conduite fut-elle assez indécise, assez lâche ! Il faut lire le livre de Forneron pour le savoir. Rien de plus honteux, de plus pusillanime, de plus hypocrite que l’attitude gardée des royautés européennes vis-à-vis de la France révolutionnaire, vis-à-vis de l’Émigration abandonnée, traitée comme une pauvresse importune, vis-à-vis des princes exilés, à qui on aumônait à peine la pierre qu’il leur fallait pour reposer leurs têtes proscrites. Alors, l’empereur d’Autriche, Léopold, le frère de Marie-Antoinette, disait cyniquement : « J’ai ma sœur en France, mais la France n’est pas ma sœur. » Catherine II de Russie — la seule tête qu’il y eût parmi toutes ces royales caboches — envoyait au siège d’Ismaïl des émigrés français, qui y entrèrent brillamment par la brèche, l’épée à la main et en souliers de bal, mais elle n’envoyait personne aux émigrés de Coblentz, et, dit Forneron, elle ne prenait même pas la peine de les tromper : « Quant à la jacobinière de Paris, — écrit-elle, — je la battrai en Pologne. » De son côté, Frédéric-Guillaume de Prusse n’ouvrait la gueule (écrit Grimm à cette même Catherine) que pour l’Alsace et la Lorraine. « L’illusion fut, pour les émigrés français, — ajoute Forneron, — de croire que les rois {p. 194}de l’Europe ne pensaient qu’à la France, et ils y pensaient en effet, mais pour calculer combien de temps durerait notre impuissance momentanée, et pour remanier sans nous — et nous en effaçant — la carte de l’Europe. » Encore ne fût-ce pas eux qui déclarèrent la guerre en 1792 ; ce fut la France et le ministère girondin. Mais quand la malheureuse campagne du duc de Brunswick se termina si vite dans les boues de la Champagne, eux retombèrent dans leur égoïsme inactif et leurs éternelles et envieuses convoitises, — autre espèce de boue, dans laquelle l’honneur de leurs royautés s’enlisa.

XIII §

Un pareil spectacle de démence universelle n’avait peut-être jamais été donné au monde, et Forneron l’a fait voir dans son livre comme M. Taine l’avait fait voir dans le sien. Les deux récits, en se rapprochant, se complètent l’un par l’autre. Ils se ressemblent sans s’imiter. M. Taine a concentré tout son effort sur les sottises, les crimes et les abominables barbaries de la Révolution en France, et Forneron, par le fait de son sujet, l’histoire de l’Émigration, — a étendu le sien {p. 195}sur l’Europe. Ce qui résulte nettement du livre de Forneron, c’est l’ubiquité de la Révolution. Elle n’était pas qu’en France, son pays natal. Je l’ai dit déjà, on l’y fuyait, mais ceux qui la fuirent la retrouvèrent derrière les frontières, et ils ne l’y auraient pas trouvée qu’ils l’eussent apportée avec eux… Lâche en Europe, défectionnaire à tous les devoirs chez tous les gouvernements, cette anarchie, qui était partout, fut plus cruelle en France qu’ailleurs, et Forneron pas plus que M. Taine n’a oublié ses cruautés. Le cannibalisme de cette anarchie, ce cannibalisme du fond du cœur de l’homme, qui y dort parfois, comme une bête féroce dans son antre, quand elle est repue, mais qui s’y réveille à certains moments de l’Histoire ; le cannibalisme de cette anarchie féconde en massacres, qui ne se contenta pas de la coupe réglée des échafauds, mais qui mangeait des cœurs tout chauds, faisait couler dans la bouche, ouverte de force, des frères vivants, le sang des frères égorgés, brûlait les femmes vives, les filles sous les yeux des mères, dans leurs châteaux incendiés, et fit de tout un peuple un bourreau de plusieurs millions de Robespierres, ne pouvait pas plus échapper à Forneron qu’à M. Taine. Lui aussi a mis les pieds dans le torrent de sang répandu. Lui aussi y a mis la main et il en a compté les gouttes.

Ainsi, comme il a fait pour l’anarchie, qui est le premier caractère de la Révolution, Forneron l’a fait {p. 196}également pour son cannibalisme, qui est le second, et qui, à eux deux, la résument d’une manière complète, exclusive, absolue. Et, ne vous y trompez pas ! ce cannibalisme dont elle est marquée ne fut pas l’ivresse du sang bu, à force d’en boire. Il ne se produisit pas tard. Il fut immédiat. L’orgie du sang commença dès le potage. Comme la plupart des historiens, Forneron ne date pas niaisement la Révolution de 1792. Il la date de 1789, que les benêts de liberté trouvèrent une époque si charmante ! L’homme politique n’a pas en lui l’éblouissement d’une espérance, et, du premier jour, il a vu clair dans l’abominable réalité. Son livre est aussi sensé qu’il est pathétique, et l’accent en est tel qu’on en souffre comme de la morsure d’un acier. On se sent Français à ce qu’on souffre, et l’on a honte pour ses pères !… Cependant, l’historien, contenu et calme dans sa sévérité sobre, ne se permet pas une déclamation, et il n’en était pas besoin, du reste. Devant tant de sottises, d’anarchie et de crimes, il suffit seulement de raconter.

Et, de fait, cela a suffi pour le livre et l’effet du livre. Il est accablant. Forneron, après M. Taine, a compris que la masse de faits accumulés dans son histoire était la meilleure massue dont on pût se servir contre la Révolution française et les histoires qui la glorifient, et qui, d’ailleurs, ne s’accordent pas plus entre elles que les révolutionnaires qui l’ont faite. Les histoires de la Révolution répercutent l’anarchie {p. 197}qu’elles racontent. Elles se scindent en autant d’opinions qu’il y eut de partis révolutionnaires… et, il faut le dire, les plus enthousiastes, les plus folles de ces histoires, comme celle de Michelet, par exemple, sont les plus puissantes et les plus dangereuses. Le génie tombé dans l’extravagance est encore du génie. Et parmi tous les historiens médiocres qui ont touché à la Révolution et qui l’ont compromise de leur médiocrité, Michelet est le seul qui ait du génie, incontestable, mais égaré. Michelet, cet halluciné dans l’Histoire, est l’historien qui doit laisser le plus sa détestable influence sur l’imagination de la génération présente et des générations qui vont suivre. Il s’est détourné, pour ne pas en avoir l’horreur, de tout ce qui, dans la Révolution française, révolte le plus le cœur et la pensée, et, chimérique, il a fait d’elle la grande Chimère que le monde moderne adore. Âme primitivement tendre pourtant, qui a étouffé sa pitié et durci ses entrailles dans un fanatisme de liberté aussi dépravé que dépravateur ! Quand on vient de le lire, c’est alors que l’on comprend la nécessité de livres comme ceux de MM. Taine et Forneron, qui ne sont pas seulement des livres de vérité, mais des médications contre la folie révolutionnaire ; car s’il est un moyen de la guérir, c’est avec les effroyables douches de tout le sang qu’elle a versé !

XIV §

{p. 198}Forneron a été un de ces doucheurs salutaires. Il n’a rien oublié des aveuglements, des férocités, des lâchetés et des ignominies de cette déplorable époque, où il a poursuivi l’anarchie jusque dans le cœur de cette famille royale dont le malheur et l’exil n’ont jamais pu faire un faisceau, et qui se déchirait de ses propres mains. Il l’a poursuivie jusque dans les armées aux commandements contradictoires, et où un homme comme Hoche, terrorisé par la Convention, manquait à sa parole de chef de guerre et se déshonorait par le massacre de Quiberon. Il a tout dit sans restriction, et son livre, d’un style svelte et rapide, n’a pesé sur rien. À peine son récit est-il coupé par quelques ironies qui laissent voir la pensée de l’homme politique au désespoir et qui se trahit, çà et là, par des mots terribles. L’homme politique que j’ai tant signalé dans Forneron, le modéré, le libéral, dont on aperçoit l’opinion à travers le goût et l’estime qu’il a pour Louis XVIII, l’auteur de la Charte future, laisse échapper que la modération, avec laquelle seule on puisse gouverner les peuples, a pour destinée d’être {p. 199}écrasée toujours… Pour ma part, je le crois aussi, mais c’est, précisément, parce que ce n’est pas avec elle seule qu’on peut gouverner les peuples…

Véritablement, ils ne sont pas si faciles à mener que cela !

MM. Jules et Edmond de Goncourt §

La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs.

I §

{p. 201}Puisqu’il n’y a pas de livres nouveaux, et que l’anémie littéraire continue, il faut bien se replier vers les réimpressions… En voici une toute récente d’un livre publié en 1870 par les deux Goncourt, et que celui qui reste des deux frères a remanié avec l’ambition d’atteindre aux qualités les plus solides de l’historien, après en avoir eu les plus brillantes… Et il faut lui savoir gré de ce noble effort ! Il a assez triomphé par ses défauts même, voilés sous d’éblouissantes qualités, pour avoir, comme beaucoup de triomphateurs, l’aveuglement de son triomphe. Chose {p. 202}inattendue ! il ne l’a pas… La réflexion de son esprit est plus haute que le succès de ses œuvres, puisqu’il sait si bien se juger. Dans la préface de l’édition d’aujourd’hui, il y a, à propos des livres d’histoire publiés par lui et son frère, un jugement très ferme et très impersonnel sur le talent et sur ces livres, à tous les deux… Aucun critique par la plume de qui ces livres, qui embrassent tout le xviiie siècle, ont passé, n’a mieux dit. Il leur reproche, à ces livres : « trop de jolie rhétorique, trop de morceaux de littérature, trop d’airs de bravoure ». Il s’accuse de sacrifier trop « au tableau, à l’accumulation du tableau, à la rapidité du récit, au vol d’oiseau, à la passion de l’inédit », partagée par son frère, qui, comme lui, voulait faire de l’histoire neuve comme de l’invention (ce qui est impossible). Et ce sont ces choses, nous dit-il, qu’il a essayé de corriger dans la réimpression de ce volume intitulé : La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs.

Jusque-là, tout est bien… Mais, au moment où l’on fait si virilement sa confession d’un système, il ne faut pas faire profession d’un autre et ajouter : « Je me suis efforcé, en cette nouvelle édition, d’introduire, dans la résurrection de mes personnages, la réalité cruelle que moi et mon frère nous avions introduite dans le roman, m’appliquant à les dépouiller de cette couleur épique que l’Histoire leur donne, même dans les époques les plus {p. 203}décadentes… » Assurément, si l’Histoire donne de la couleur épique à des événements ou à des personnages qui n’en ont pas ou qui ont peut-être tout le contraire, l’Histoire a tort. Elle n’y voit pas clair. Elle est mal conçue et elle est mal écrite. Et l’Histoire, ne nous y trompons pas ! c’est-à-dire les histoires. Mais s’appliquer, délibérément et de parti-pris, à ôter la couleur épique dans l’Histoire, à n’y voir que la réalité cruelle, qui n’est pas cruelle, quand elle est la réalité juste, — c’est se maintenir dans une erreur qui n’est pas d’hier en MM. de Goncourt, et qui les a faits (malheureusement !) populaires en littérature ; — car c’est toujours un malheur que d’être populaire. La popularité, surtout dans les choses de l’esprit, est toujours plus ou moins un encanaillement. On n’est jamais populaire qu’en s’abaissant.

Or, ils le sont, MM. de Goncourt, malgré le fond d’un talent à cent mille lieues de la popularité par la distinction dont il brille… Mais aussi ce n’est point à ce talent, que personne ne goûte plus que moi, qu’ils doivent la faveur dont ils jouissent dans la littérature contemporaine. Lisez les journaux ! Ils ont tout le monde pour eux ; — personne contre eux. Et cette charmante et tranquille situation dans la renommée, ils la doivent au parti-pris de la réalité cruelle, qui leur a fait donner, à eux, les premiers, le nom de réalistes, — la sottise du temps ! — devenu une injure, depuis qu’il a traîné si bas. La haine ou la {p. 204}peur de la couleur épique a tout rapetissé. C’est elle qui a conduit, en peu de temps, à ce système bête et grossier qu’on appelle, en ce moment, « le Naturalisme », et qui passera dans le rire et dans le mépris, comme tous les systèmes littéraires. La réalité cruelle, comme dit M. de Goncourt, est devenue, en un rien, la réalité dégoûtante, et un jour, un jour néfaste, La Fille Élisa ne l’a que trop prouvé… Puisque les œuvres de M. Edmond de Goncourt ne sont pas, pour lui, le ruisseau de Narcisse, et qu’il a l’esprit de se juger et la courageuse volonté de se corriger, la correction devrait aller jusqu’au retranchement absolu d’un système qu’il a tant de peine à s’arracher de la pensée. Certainement, MM. de Goncourt sont infiniment au-dessus de ceux-là qui se réclament d’eux, à cette heure, comme de leurs initiateurs et de leurs chefs littéraires. Mais, encore une fois, puisque le seul qui nous reste des de Goncourt se reprend en sous-œuvre et se remanie, j’aurais voulu qu’il effaçât de ses livres comme de son esprit toute trace d’accointance avec ces pieds-plats de romanciers qui se vantent de les avoir, lui et son frère, pour précurseurs.

II §

{p. 205}Il ne s’agit pas, d’ailleurs, aujourd’hui, dans ce chapitre, des romans de MM. de Goncourt, mais d’une de leurs biographies ; car ces historiens, qui ont bien le droit de s’appeler « les historiens du xviiie siècle », n’ont écrit l’histoire qu’à coups de biographies, et, pour ma part, j’aime cette manière individuelle de l’écrire. Elle va très avant, et, selon la plume qui l’écrit, elle peut aller très haut. MM. de Goncourt étaient très capables d’élévation et de profondeur. Ils avaient l’aptitude historique… Mais ils aimaient peut-être trop le siècle qu’ils ont raconté. Pour peindre ressemblant, il ne faut pas que les peintres soient amoureux de leurs modèles, et MM. de Goncourt étaient positivement amoureux du xviiie siècle. Ils l’aimaient, hommes et choses, dans toutes ses manifestations. Ils avaient reçu le coup de soleil du xviiie siècle. Ils en avaient plus que l’amour : ils en avaient l’engouement. Cela a été, du reste, le mal de la Jeunesse de leur jeunesse. Après les guerres de l’Empire, le xixe siècle, qui s’ennuyait, a eu naturellement le goût d’un siècle qui s’amusait. Sa corruption même, à {p. 206}ce siècle, ne nous était pas désagréable… Dans les vaudevilles écrits pour les éternels Béotiens des parterres, les oncles, imbéciles et charmés, ont des faiblesses de cœur pour leurs coquins de neveux. Nous ressemblions à ces oncles-là ; mais nos faiblesses de cœur, à nous, étaient pour nos coquins de pères ! MM. de Goncourt ont senti cela comme tous les hommes de leur temps, et cette passion pour le xviiie siècle a faussé quelquefois et souvent leur histoire, en y mettant par trop de rayons. Eh bien, dans cette réimpression que nous a donnée M. Edmond de Goncourt de sa Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, je ne sens plus ce trop de rayons… et voilà le progrès ! Je vois que l’historien a tenu compte des ombres. Je vois que le juge est par-dessous le chroniqueur étincelant, — non pas comme je l’y mettrais, moi, mais cependant, il y est ! La plume s’est abattue enfin une fois sans ivresse sur le siècle, brillamment scélérat, dont nous sommes sortis. Le fils de Don Juan s’est assez mûri et froidi pour juger son père…

Il n’est pas, en effet, de siècle plus scélérat parmi tous les siècles. Avec la connaissance, qui en est acquise et qui ne peut plus augmenter, il ne s’agit plus maintenant d’aller par quatre chemins et de dire : « Il eut cela de bon, le xviiie siècle, et il eut cela de mauvais ! » et de peser le mal et le bien dans cette balance, qui est une balançoire, et qui plaît tant à notre éclectisme corrompu. Il n’y a plus à dire {p. 207}indulgemment : « Oui ! c’est vrai, le nombre des petites choses de ce siècle l’emporta sur les grandes » ; car il n’y eut point de petites choses au xviiie siècle : il n’y en eut que de grandes, — mais de grandes dans le mal. Et tant qu’on ne l’aura pas montré avec une évidence, si claire que sa scélératesse soit une opinion à laquelle personne n’ose plus toucher ni contredire, on n’en aura jamais fini avec le xviiie siècle. Il y aura toujours quelque chose à faire avec lui. Et ce n’est pas demain qu’on n’en parlera plus ! Le xviiie siècle a préparé et il a fini par accomplir la Révolution française et quand nous n’aurions pas d’autre raison que ce beau chef-d’œuvre, cette raison suffirait pour nous faire mépriser ce siècle vil, malgré l’éclat de ses talents et de ses vices, et dont on peut demander s’il fut plus criminel que lâche, ou plus lâche encore que criminel.

III §

La corruption lui ôta toutes ses forces de peuple, et le livre que voici l’atteste avec une grande éloquence. Je dois à M. Edmond de Goncourt et à sa réédition de La Duchesse de Châteauroux et de ses sœurs, une idée plus profonde que celle que j’avais {p. 208}déjà (et Dieu sait pourtant qu’elle l’était !) de la putréfaction universelle de ce temps, qui n’était pas uniquement la putréfaction des hautes classes, comme l’a tant dit la basse classe des écrivains, si insolemment et si faussement moralisateurs. On trouve dans l’histoire d’aujourd’hui de charmants détails, qui font rêver, sur la pureté du peuple français à cette époque de perdition. M. de Goncourt a la mâle franchise des faits et des aveux. Il nous apprend que ce peuple, vanté pour ses vertus par des philosophes qui n’en avaient pas, fut peut-être autant que les Richelieu, les de Gesvres et les d’Épernon, tous ces abominables pourrisseurs du Roi, dans les vices de ce jeune souverain qui commença son règne de débauche par la timidité avec les femmes, comme Néron commença le sien par la clémence… Dans ce temps, qui ne fut pas long, il est vrai, d’une sagesse qui n’était que de l’embarras rougissant et honteux, le peuple tout entier de la France d’alors s’impatientait et se moquait de cette sagesse. Louis XV, dégoûté de Marie Lecsinska, aimée (si on peut prostituer ce mot sacré) comme la femelle l’est, une minute, de son mâle, et laissée là, sans que cette vertueuse Maladroite de l’amour conjugal ait eu la puissance de le retenir et de le captiver, Louis XV, — il faut bien dire le mot, — l’empêtré Louis XV, malgré sa beauté et la royauté qui s’ajoutait à cette beauté pour la rendre irrésistible, fit attendre un moment le règne des maîtresses, et {p. 209}c’est alors qu’on vit la France tout entière lutter presque de proxénétisme empressé avec les grands seigneurs et les valets de cour qui le poussaient à l’adultère ! « Et ce n’était pas seulement à Versailles, — dit M. Edmond de Goncourt, — c’était, ce qu’on n’a pas dit ! son peuple même qui entourait le roi de sa complicité, qui lui souriait, l’encourageait, comme si, habituée par les Bourbons à la jolie gloire de la galanterie, la France ne pouvait comprendre un jeune souverain sans une Gabrielle, et comme si, dans l’amour de ses maîtres, elle trouvait une flatterie et une satisfaction de son orgueil national ! »

Mais VOILÀ QUI EST DIT, maintenant ! Et, certes ! je ne crois pas qu’aucun historien du règne de Louis XV ait ouvert jamais une perspective plus terrible sur une corruption qui était partout à cette heure, en haut, en bas, et au milieu ! Je ne crois pas qu’à ceux qui, par haine de la Royauté, accusent le misérable Louis XV de ce dont il était vraiment coupable, mais pas seul ! et qui gémissent hypocritement sur le malheur d’un noble pays d’appartenir à un tel roi, il y ait une réponse à faire plus écrasante que celle-là… La France ne valait pas mieux que son maître. Ils faisaient équation d’infamie, et même si, comme l’a dit Démosthènes, le corrupteur est au-dessous du corrompu, c’est la France qui est au-dessous de Louis XV ! Il n’est que le produit du temps ; {p. 210}il est sorti de son fumier… Il est vrai que quand Louis XV, sous la pression universelle, fut allé du premier bond à l’inceste et passa successivement par les bras prostitués des quatre sœurs, cette France, livrée de toute éternité à ce que nous appelons à présent en politique : le centre gauche, c’est-à-dire à la modération bourgeoise dans le mal, trouva trop de Gabrielles comme cela à la clef et se prit à crier contre un sardanapalisme si effroyablement exaspéré, non par vertu, mais par inconséquence de tête changeante et frivole, et pour que l’Histoire eût deux fois à la mépriser. Seulement, la frivolité française ne change pas la nature de son crime pour l’abominable siècle qui a corrompu le cœur d’un roi avant de couper le cou à un autre. Et, à présent qu’on le sait, ceux qui ne le comprenaient pas comprendront, sans doute, que la guillotine d’une révolution expiatrice ait abattu, relativement, en plus grand nombre que des têtes de nobles, des têtes de bourgeois !

IV §

Et en disant cela, qui n’avait pas été dit, l’auteur de La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs n’a pas prétendu décharger Louis XV de son affreuse {p. 211}immoralité par l’immoralité de toute la France. L’historien n’a pour Louis XV ni cette flatterie, ni cette pitié. Il n’est pas séduit par les grâces de cet homme qui fut longtemps le Bien-Aimé, et qui l’est encore assez aux regards de certains esprits pour qu’ils soient tentés de l’excuser, quand il est sans excuse et sans atténuation devant l’Histoire. Le portrait qu’il en trace n’est pas du xviiie siècle… On n’y a jamais peint dans cette manière juste, méprisante, inflexible : « Un singulier homme, ce jeune mari, — dit-il, — ce jeune souverain, que, hors la chasse et les chiens, rien n’intéressait, n’amusait, ne fixait, et que le cardinal — (le cardinal de Fleury) — promenait vainement d’un goût à un autre, de la culture des laitues à la collection d’antiques du maréchal d’Estrées, du travail du tour aux minuties de l’étiquette et du tour à la tapisserie, sans pouvoir attacher son âme à quelque chose, sans pouvoir donner à sa pensée et à son temps un emploi… Imaginez un roi de France, l’héritier de la régence, tout glacé et tout enveloppé des ombres et des soupçons d’un Escurial, un jeune homme, à la fleur de la vie et à l’aube de son règne, ennuyé, las, dégoûté, et, au milieu de toutes les vieillesses de son cœur, traversé des peurs de l’enfer qu’avouait, par échappées, sa parole alarmée et tremblante. Sans amitié, sans préférence, sans chaleur, sans passion, indifférent à tout, et ne faisant acte de pouvoir, et d’un pouvoir {p. 212}jaloux, que dans la liste des invités de ses soupers, Louis XV apparaissait, dans le fond des petits appartements de Versailles, comme un grand et maussade et triste enfant, avec quelque chose dans l’esprit de sec, de méchant, de sarcastique, qui était comme la vengeance des malaises de son humeur… Un sentiment de vide, de solitude, un grand embarras de la volonté et de la liberté, joint à des besoins physiques impérieux et dont l’emportementrappelait les premiers Bourbons, c’est là Louis XV à vingt ans, c’est là le souverain en lequel existait une vague aspiration au plaisir et le désir et l’attente inquiète de la domination d’une femme passionnée, ou intelligente, ou amusante… Il appelait, sans se l’avouer à lui-même une liaison qui l’enlevât à la persistance de ses tristesses, à la paresse de ses caprices, qui réveillât ou étourdît sa vie en lui apportant les violences de la passion ou le tapage de la gaieté. L’oubli de son personnage de roi, la délivrance de lui-même, toutes choses que ne lui donnait pas la reine, voilà ce que Louis XV demandait à l’adultère, voilà ce que, toute sa vie, il devait y chercher… » Tel il est, ce portrait que je n’ai pas voulu abréger et que je trouve, presque à ma surprise, dans cette histoire de Madame de Châteauroux, dans le récit des amours de madame de Mailly, de ce premier de tous les adultères qui vont suivre ! Telle est, implacablement détaillée, l’analyse de ce voluptueux {p. 213}spleenétique, qui n’eut pas l’énergie d’être un monstre à la romaine, avec tout ce qu’il y avait, cependant, en lui et en dehors de lui, pour être cela ! Il avorta lâchement dans la monstruosité… En traçant ce portrait, le peintre qui tenait le pinceau ne l’a pas laissé mollir une seule fois. L’homme y est complet, cet étrange Fatal de l’adultère, de l’adultère perpétuel qui ne s’interrompit jamais dans sa vie, mais qui y fut coupé, sans y être interrompu, par les plus horribles libertinages ! J’ai quelquefois reproché à MM. de Goncourt de nous velouter leur xviiie siècle, mais, enfin, voilà une peinture qui nous venge de bien des pastels.

Et c’est ainsi partout. Dans ce livre de La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, dans cette histoire où la virilité a poussé à l’historien, Richelieu est peint avec autant de détachement et de sévérité indépendante que Louis XV. Mais ce qui est plus étonnant encore, c’est que la duchesse de Châteauroux et ses sœurs, qui sont le sujet même du livre, n’aient pas fait trembler une minute le pinceau dans la main qui le tenait. Pour des imaginations comme MM. de Goncourt, dont la nature poétique a toujours résisté au prosaïsme de leur système quand ils ont voulu faire de cette prétendue réalité, qu’ils appellent cruelle et que j’appelle simplement crue, les femmes sont, en effet, ce que je sais de plus dangereux et de plus mortel pour la supériorité d’un homme, — pour son sang-froid, sa justice et son impartialité. Elles emportent tout cela {p. 214}dans le tourbillon enlevant de ce charme qui fait tourner la tête aux vivants, même quand elles sont mortes. Il faut se défier de leurs fantômes quand on est obligé de les évoquer dans une histoire. Ulysse se bouchait les oreilles au chant des sirènes ; mais avec quoi se boucher l’imagination tout entière, l’imagination qui les voit et qui les entend quand elles ne sont plus et qu’il faut les peindre, et, après les avoir peintes, les juger et les condamner ?…

V §

Eh bien, c’est ce presque impossible, c’est ce difficile de leur tâche que M. de Goncourt a réalisé, et cette fois avec une gravité, une autorité et une raison que les incestueuses sorcières de beauté, d’esprit et de manèges qui commencèrent les affolements adultères de Louis XV, n’ont pu lui faire perdre ou troubler. Entre elles toutes, la plus belle, la plus terrible, la plus diabolique, — car il y a du diable en elle et du pire diable : de celui de l’enfer de glace, — c’est cette duchesse de Châteauroux dont le nom timbre le volume, c’est cette ambitieuse conseillée par Richelieu et qui aurait conseillé Richelieu ; car elle était, dans la coquetterie sans limites, dans {p. 215}l’allumement froid et combiné des tentations, dans l’art enragé de toutes les roueries, bien autrement forte que lui. Le sans-cœur Richelieu n’est qu’un petit garçon à côté de cette femme sans cœur. Rien d’humain ne battait… sous son corset de soie, à celle-là ! Le Roi, ce Jupiter qui brûlait toutes les Sémélés du temps, qui ne demandaient qu’à être brûlées, ne tiédit même pas cette incombustible, qui, avant d’être maîtresse en titre, exigea avec une inflexibilité moqueusement féroce qu’on la fît duchesse de Châteauroux et qui le fut, et qui aurait été on ne sait plus quoi si elle avait vécu, tant son ambition — une ambition à profondeurs infinies ! — doublait son impérieuse et séduisante beauté d’Armide. De toutes les sœurs, qui ne furent que des femmes, celle-là fut un démon que l’enfer reprit à Louis XV, et elle l’aurait foulé, si elle n’était pas morte, à ses pieds hautains, comme jamais la Pompadour, cette bourgeoise, et la Dubarry, cette fille du peuple, ne le foulèrent aux leurs ! Elle fut la pire de ces incestueuses, comme madame de Mailly, l’aînée, en fut la meilleure. Pauvre bacchante, elle, que cette Mailly, chez qui, un jour, l’amour monta des sens profanés jusqu’au cœur ! Pauvre peinture de la Force, qui se faisait peindre le casque en tête, l’épée à la main, un lion à ses pieds, et qui n’était que la Faiblesse ! Nattier aimait à la peindre aussi avec une peau de tigre autour des reins, — tandis que sa sœur, la duchesse de Châteauroux, était {p. 216}le tigre, sans la peau ! Quand son infernale sœur eut pris sa place dans ce lit de roi qui allait devenir une place publique, madame de Mailly mourut, ce cilice ensanglanté de la pénitente pour toute peau de tigre, embaumant et purifiant sa mémoire souillée dans le mot sublime d’humilité qu’elle dit, un jour, sous l’atroce injure qui la nommait : « Si vous la connaissez, priez Dieu pour elle ! »

C’est particulièrement de ces deux femmes que MM. de Goncourt ont dû écrire l’histoire. Séduction de la pitié, de la pitié céleste ! Séduction de la perversité humaine arrivée à l’idéal de la perversité absolue dans une femme divine de beauté et d’esprit, et séduction, peut-être, hélas ! plus grande encore pour de malheureux cœurs tombés comme nous, les fils d’Ève ! MM. de Goncourt, qu’on aurait cru si aisément séductibles, ont échappé à ces deux séductions. Ils ont écrit leur histoire sans défaillance, sans égarement, sans indulgent entrainement, sans la fascination de ces fascinatrices du xviiie siècle, assez maîtres d’eux (la première fois, peut-être !) pour étouffer en eux l’imagination des romanciers qui pourraient admirer de tels types, et pour n’être plus qu’historiens !

Que la Critique leur paye aujourd’hui ce qu’elle leur doit. Quant à moi, je sais ce qu’à présent leur doit l’Histoire.

M. Louis Nicolardot §

Le Journal de Louis XVI.

I §

{p. 217}Il n’y a point de petite découverte en histoire. L’histoire fait rafle de tout. Même celles qui semblent les plus petites sont quelquefois les plus grandes ; car des moindres il peut jaillir tout à coup, raccroc inattendu, le rayon qui éclaire intégralement enfin et arrête nettement la physionomie d’un homme ou d’une chose. Rappelez-vous cette publication d’il y a quelques années, intitulée, je crois : Journal de la santé du roi Louis XIV ! Ce n’étaient que des notes de médecin ou d’apothicaire, qui pouvaient faire rire, mais qui, après avoir fait rire, faisaient penser. L’histoire prit {p. 218}ces notes, bonnes à mettre non pas au cabinet, mais dans son cabinet, à elle.

Or, voici d’autres notes bonnes à prendre aussi pour elle. Voici, dans un autre genre, une découverte plus curieuse et plus importante. C’est le Journal du roi Louis XVI. Ce n’est plus, ici, le simple journal de la santé, — quoiqu’elle y soit aussi, la santé ! le compte des médecines qu’on a prises vérifié par un Purgon de cour ou un monsieur Fleurant, respectueux sujet en toutes ses parties, — mais c’est le journal de toute la vie, heure par heure, écrit non de la main d’un tiers, mais de la main même du Roi, — du Roi qui n’a pas passé un seul jour de son règne sans noter pieusement (pieusement envers lui-même) tout ce qu’il a fait dans la journée, et qui, mettant à le noter une exactitude qu’aucune circonstance, aucun événement n’a pu ni interrompre ni troubler, s’est peint, sans le savoir, avec une naïveté et une transparence qui envoient promener du coup tous les Tacites de la terre et se passent très bien de leurs profondeurs !

Assurément, c’est là, en soi, une chose précieuse, et c’était, jusqu’à ce moment, une chose ignorée, et, cependant, la découverte que nous annonçons n’était pas bien difficile à faire. Il ne fallait qu’aller aux manuscrits de la Bibliothèque nationale pour y trouver le manuscrit de Louis XVI y dormant, dans son carton, du sommeil du juste, pour, du bout d’une plume de copiste curieux, l’éveiller. C’est ce qu’a fait {p. 219}M. Louis Nicolardot, l’éditeur du manuscrit. Il a copié fidèlement et intégralement le Journal de Louis XVI, et il l’a planté sous les yeux du public dans toute son authenticité, étonné lui-même de n’avoir pas été devancé par quelqu’un dans cette besogne si facile ; car bien des gens étaient passés par là !

Les gros bonnets de l’Histoire de la Révolution, MM. Thiers, Mignet, Louis Blanc, Michelet, et les petits à leur suite, avaient dû y venir. Ils avaient dû certainement aviser l’objet, dans son coin sommeillant, mais ils n’avaient pas osé réveiller le chat qui dormait ; car c’était pour eux un chat, que ce manuscrit, roulé et tapi dans son carton, qui aurait sauté à la figure de leurs idées, de leurs manières de voir, de leurs portraits, et qui les aurait mis en pièces… Songez donc ! le Journal de Louis XVI, de la propre main de Louis XVI ! Quel document et quel redressement pour son histoire ! Imaginez-vous qu’on eût découvert le Journal de Périclès par Périclès ; le Journal d’Auguste, écrit de la main d’Auguste !

Et pourtant Auguste et Périclès sont, à part leur grandeur historique et la poésie de l’éloignement, bien moins intéressants pour nous que Louis XVI, auquel nous touchons et dont nous sommes sortis, notre aïeul direct en histoire ! Louis XVI, si controversé encore, et sur lequel, quand il s’agit de le juger, tous les jugements tremblent — et il y a de quoi ! — entre le mal que, sans le vouloir, il a fait, et le {p. 220}bien qu’il voulait et qu’il n’a pas su faire ; — entre les incompréhensibles faiblesses de sa vie publique et l’héroïsme surnaturel de sa mort.

Eh bien, après la lecture de ce journal, peut-être ne trembleront-ils plus !

II §

En effet, quand on l’aura lu, on verra mieux et on connaîtra plus intimement Louis XVI qu’on ne l’a jamais vu et connu dans toutes ses histoires. On saura que penser de cet homme, dont le sang répandu fait pourpre sur sa vie entière et empêche de la voir et de la juger telle qu’elle fut, à travers l’auréole pourprée de ce sang. Le malheureux Louis XVI n’a pas eu que la tête coupée par la Révolution. Après sa mort, révolutionnaires et royalistes ont écartelé sa mémoire, les uns pour diminuer le crime du coup de hache, et les autres pour le grandir.

Pour les uns, Louis XVI, aux gros yeux de bœuf, au front fuyant, à la lourde encolure, n’a guères plus que la stupidité de la victime, destinée, dès le début de son règne, à être l’hécatombe de la royauté. Pour les autres, au contraire, il est la radieuse bonté de l’innocence, dans la providentielle attente d’un martyre accepté et souffert en expiation des crimes qu’il n’a {p. 221}pas commis. Mais tout cela est franchement trop bête ou trop ange, comme dirait Pascal ! L’homme passe dans l’entre-deux. Et c’est précisément l’homme, que nous donne ce Journal de Louis XVI tiré à la lumière. L’homme, dans Louis XVI, n’avait pas encore été saisi. Aussi l’étonnement doit-il être profond.

À partir de ce Journal, les idées courantes sur Louis XVI seront prises au collet, mais par lui, et ne devront plus courir… Il s’arrêtera lui-même, comme Harpagon. Seulement, Harpagon est fou dans le moment de la pièce, et lui, Louis XVI, dans son Journal, a le calme, la raison, la méthode, la clarté, la mémoire, la ponctualité d’un homme d’ordre, qui, chaque soir, fait sa caisse et épluche son budget ; — et je doute même que le fameux compte rendu de Necker fût aussi exact, aussi pointilleux que le sien.

C’est un admirable inventaire. Tout y est : la santé, les maladies, les indispositions, les bains, les médecines, les dîners, les jeux, les loteries, les bals, les chasses, les comédies, les revues, les pensions, les libéralités, les messes, les communions, les dévotions, et tous les événements du temps et leurs dates. Tout cela classé, récapitulé et réglé, comme, dans un herbier, des plantes mortes ; tout cela à l’état de faits morts aussi, qui n’engendrent pas une pensée dans la tête qui les relate et n’y appellent jamais une réflexion… Louis XVI n’est jamais là-dedans que le plus stérile des nomenclateurs, de la plus étonnante impassibilité. {p. 222}À quoi pensait-il donc, ce Roi qui ne manquait ni de bon sens, ni de capacité, ni de droiture, et qui avait été bien élevé, comme le prouve le traité sur l’éducation de M. de la Vauguyon, que M. L. Nicolardot a mis à la tête de son livre, en guise de préface. Idée profonde !… À quoi pensait-il, au milieu d’événements qui auraient dû le frapper, l’avertir, le distraire des étiquettes et du tous les jours de la vie ?… Imaginerait-on jamais que l’impératrice Marie-Thérèse, sa belle-mère, à lui, meurt, et qu’il note sa mort sans autre souci que des révérences, qu’il compte, ce jour-là, comme un maître à danser : 314 d’hommes et 256 de femmes ? Et, pourtant, c’était bien quelque chose que Marie-Thérèse, en Europe, et sa belle-mère devait faire un trou dans le tissu de ces tisserands qu’on appelle des hommes politiques et des directeurs de cabinets !

Ainsi de même pour tous les faits majeurs contemporains, pour les plus importants, pour les plus menaçants comme les plus futiles ; pour la convocation des États Généraux, la prise de la Bastille, le six Octobre, etc., etc. On dirait, au dégagé de la note, à la prestesse de la date sur laquelle il ne pèse que le temps de la tracer, que ces faits ne le regardent pas, ces faits menaçants, précurseurs, qui commencent d’aiguiser, sur une pierre invisible, la hache qui lui coupera le cou ! Est-ce là du sang-froid de nature, de la distraction ou de la frivolité ? Mais quoi que ce {p. 223}soit, il est sûr qu’il se dégage du Journal où l’on trouve ces choses un Louis XVI auquel vraiment on n’aurait jamais osé penser.

Le Louis XVI des opinions faites vivait un peu sur le mot de Mirabeau : « Il avait d’inertes vertus. » Mais le Louis XVI du Journal n’est ni si vertueux (l’est-on sans combat ?), ni si inerte. Il est très actif, au contraire. Seulement, de quelle activité ? Ce n’est pas du tout un roi fainéant de la première race. C’est un roi excessivement occupé. Mais occupé des infiniment petits d’un règne où il y avait des infiniment grands terribles ! Que dis-je ? ce Journal présent de Louis XVI montre parfaitement, malgré sa sécheresse, que ce vertueux inerte fut un passionné, — un passionné comme tous ceux de sa race. Ceci est un peu fort, n’est-ce pas ? Oui ! le Journal de Louis XVI montre parfaitement que ce Roi auquel on avait donné des mœurs bourgeoises — car on voulait à toute force qu’il fût un bon bourgeois dans sa maison, le dos au feu, le ventre à table, — était, de pied en cap, aussi prince de goûts et de mœurs que peut l’être un prince, et, chose nouvelle et plus stupéfiante encore ! que, comme son grand-père Louis XV, Louis XVI a laissé s’en aller bas la monarchie parce qu’il avait sa passion, son absorbante passion, comme son grand-père avait la sienne.

Certes ! à qui risquerait cela de son chef, que n’opposerait-on pas ? Crierait-on assez au paradoxe ? {p. 224}Heureusement, le Journal de Louis XVI est là pour rasseoir les indignés et convaincre les incrédules. Ce Journal si curieux donne en effet, les proportions, ignorées jusqu’à ce jour, de la passion qui tenait Louis XVI et qui ne le lâcha jamais. Cette passion du petit-fils de Louis XV ne fut, il est vrai, ni pour une Dubarry, ni pour une Pompadour. Plus prince qu’homme en cela, sa maîtresse favorite, à lui, fut la chasse ; mais, lui aussi, il trouva là son Parc-aux-Cerfs. Louis XVI a vécu pour la chasse comme Louis XV pour les femmes. Ce fut sa volupté, à ce continent. Il fut le Sardanapale de la chasse. Sa serrurerie avec Gamain n’est qu’une amusette, mais la Chasse est la chose sérieuse, la passion vraie et dévorante de sa vie. Il s’y est jeté, absorbé, perdu, anéanti, — comme tous les passionnés dans leur passion quelconque !

Il y a oublié ses devoirs et sa fonction de roi ; les difficultés de son règne. Il n’a pas dit : Après moi, le déluge ! comme Louis XV, qui, sinistre, du fond de sa bergère rose, au moins, y pensait. Louis XVI n’y pensait pas, à ce déluge qui venait. Il ne le voyait pas. Il ne voyait pas plus loin que le bout de son fusil de chasse. Les bêtes à tuer dans ses forêts lut bouchaient tout, à ce Roi qui, dans son État et pour le bien de son État, n’a jamais su faire tuer deux hommes ! Et cela est si vrai que la chasse était l’aveuglement de toute sa vie, que les jours où il n’a pas {p. 225}chassé, il écrit tranquillement et simplement sur son calepin : « Il n’y a rien. Je n’ai pas chassé », comme Titus disait : « J’ai perdu ma journée. » Et ces jours-là étaient peut-être de ces jours qui emportaient un morceau de son trône ou un fragment de sa couronne… Mais que lui importait ! Il maintenait son mot et il le répétait : Il n’avait pas chassé. Il n’y avait donc rien !

III §

Tel est le Louis XVI du Journal de Louis XVI ! Qui le connaissait comme le voilà ? Pardieu ! on savait bien qu’il avait chassé. La chasse, c’est la tradition pour tous les princes. Mais avec cette préoccupation et cette furie, on ne le savait pas. Personne ne l’avait dit. Charles X paraissait un plus grand chasseur que Louis XVI. Mais, des deux, c’est Louis XVI, pourtant, qui est le Nemrod. M. Louis Nicolardot, qui a mis des titres piquants aux classifications diverses de ce Journal qu’il nous montre comme une lanterne magique de faits et de chiffres, M. Nicolardot émerveillé a risqué cette grande épithète de Nemrod, et c’est comique, l’effet de ce nom appliqué au Louis XVI des idées communes, à cet homme bonhomme avant le temps, à ce ventru, à ce gros {p. 226}pacifique auquel nous sommes accoutumés. Pacifique, il l’était, d’ailleurs, bien plus de politique que d’humeur ; car la chasse, c’est la sœur de la guerre.

On a reproché justement à Louis XVI d’avoir été le roi sans épée de sa race. Mais le couteau de chasse est un bout d’épée, et s’il l’avait employé autrement que contre des cerfs et des sangliers, il se fût allongé à son poing et aurait peut-être sauvegardé sa tête ! En somme, on a beaucoup trop vu Louis XVI sous la lévite des grands papas de Greuze, ou souriant béatement en habit groseille, comme dans les portraits sur porcelaine de sa manufacture de Sèvres. Par sa passion pour la chasse, le porteur de lévite café au lait et d’habit groseille touchait au soldat. Par cela seul qu’il était chasseur, il montait à cheval. Il fait le compte, dans son Journal, des chevaux qu’il monte dans ses chasses. Il aurait pu être aussi un roi équestre, — le seul genre de roi qui convienne aux Français, disait madame de Staël.

Enfin, pour l’achever par un dernier trait, ce bourru bienfaisant, comme on l’a nommé, avait l’impitoyabilité du grand chasseur. Il ne regarda jamais au massacre. Il tuait des masses de gibier. Il entendait la chasse par masses, comme Bonaparte entendait la guerre. Le Journal constate que, de 1774 à 1787, il a tué cent-quatre-vingt-neuf-mille-deux-cent-cinquante et une pièces, et un mille-deux-cent-soixante-quatorze cerfs. Tout lui était bon pour {p. 227}l’abattre. Il tuait jusqu’aux martinets et jusqu’aux écureuils. Il finit même par tuer des hirondelles, ces pauvres oiseaux que les Anciens regardaient comme le charme préservateur du foyer. « Tué — disait-il au Journal — deux cents hirondelles… » Cela n’a pas porté tant de bonheur à sa maison !

IV §

Et maintenant que nous avons fait émerger un Louis XVI nouveau du Journal de Louis XVI, il s’agit de conclure. Nous l’avons dit : ce Journal de Louis XVI, que le livre de M. Nicolardot popularise, est un vrai bénéfice pour l’Histoire. L’éditeur l’a trouvé sous sa main en préparant une histoire de Louis XVI à laquelle il travaille depuis plusieurs années, et sur les conclusions de laquelle nous n’avons rien à préjuger. Ce qui nous a suffi pour l’heure, c’est d’avoir prouvé par ce Journal que Louis XVI n’était pas uniquement de la pâte à victime, comme les écrivains de la Révolution l’avaient fait et voulaient le garder ; c’est d’avoir établi qu’il n’était pas l’espèce de mollusque royal qu’ils disaient, qu’il y avait en lui quelque chose d’intense qu’on ne soupçonnait pas, et {p. 228}qu’il s’est plus perdu par l’excès d’une passion que par l’ignavie qu’on lui a toujours reprochée. Le sang de Louis XVI est plus rouge que le sang de ceux qui l’ont tué… L’héroïsme de la maison de Bourbon y roulait ses plus nobles, ses plus intrépides gouttes. Vous auriez vu Louis XVI à Fontenoy, si, de son temps, il y avait eu un Fontenoy ! Vous l’auriez vu, lui qui, un jour, brutalisa à la chasse un de ses gentilshommes qui se mettait entre lui et la bête furieuse, crier comme son aïeul Henri IV à Ivry : « Vous m’empêchez de voir l’ennemi, messieurs ! » Si ce tueur d’hirondelles s’était servi des facultés militaires qui étaient en lui, puisque tout chasseur, physiologiquement, enveloppe un soldat, la monarchie capétienne, dont il fut le dernier représentant, peut-être n’en aurait pas moins péri, mais, du moins, il aurait été Roi, — et il ne le fut jamais.

Je me trompe. Il le fut seulement le jour où il fallut ne l’être plus.

M. Félix Rocquain §

L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution.

I §

{p. 229}Dans l’état présent des mœurs littéraires, — s’il y a encore des mœurs littéraires, — j’aime particulièrement les livres qui savent attendre l’heure de la Critique au lieu de la lui demander. Ces livres sont rares. Ils sont rares comme la tranquille conscience du talent qu’on a et de la fierté de l’esprit qu’on se sent… Avec l’effroyable prurit de vanité littéraire qu’ont les moins littéraires de ce temps, et qui fait d’eux des mendiants de publicité se trémoussant comiquement autour du moindre article pour qu’on leur en fasse la charité, un écrivain qui publie son livre et le met tout simplement sous la vitrine de l’éditeur, sans importuner personne de son importance et {p. 230}sans viser à la pétarade des journaux, m’est, par cela seul, plus sympathique que les autres, et je suis très disposé à aller vers lui, parce qu’il ne vient pas vers moi avec ces torsions de croupe respectueuses qu’ont les quêteurs d’articles qui veulent qu’on en mette dans leur chapeau… C’est précisément ce qui m’a fait aller à M. Félix Rocquain. Il ne m’a pas envoyé son livre. Le service, pour parler les abominables argots du journalisme et de la librairie, bien dignes, du reste, de parler le même langage, a été oublié, du moins pour moi. Je n’avais jamais entendu parler de M. Félix Rocquain. D’autres que moi, plus heureux, le connaissaient peut-être, mais moi, non ! C’était, pour moi : Anonyme Rocquain… J’ai entendu et j’entends tous les jours parler de grimauds dont on devrait se taire, et je connais assez de gens de talent dont on ne dit pas un seul mot pour que ce que j’écris là puisse l’offenser. Seulement, le titre de son livre me le fit demander, comme si j’avais, sous les meilleurs rapports, connu le nom de son auteur. L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, quel titre plus heureux ! quelle idée plus historique et plus profonde ! Il y a des titres qui vous attirent comme des visages de femme, et qui vous trompent… comme des visages de femme aussi ! Et, malheureusement, celui-ci était de ceux-là. L’auteur de L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution n’a point tenu les promesses de son titre. Il nous promettait de nous montrer les origines de l’esprit {p. 231}révolutionnaire. Du moins, c’est ce que son titre impliquait… Et il ne nous a raconté que les Effets révolutionnaires, incapable qu’il était de pénétrer dans cette profondeur des Causes et de jeter sa sonde là-dedans !

II §

C’était cependant un beau livre à faire, et presque un sujet vierge à traiter et à féconder !… Et, en effet, tous ceux qui ont jusqu’ici parlé de l’esprit révolutionnaire, ne l’ont guères vu avant la Révolution elle-même. Ils ne l’ont vu qu’aux approches de la Révolution, quand il éclatait déjà jusque dans les yeux des plus aveugles, et qu’il les leur ouvrait, en éclatant ! La plupart des écrivains qui se sont occupés de la Révolution française, — qui est bien moins la Révolution française que la Révolution tout court, sans nationalité, — n’ont pas reculé son origine beaucoup plus loin que la fin du règne de Louis XIV. Ils ont cru qu’elle datait de la Régence et de ses libertinages d’esprit et de sens, du règne de Louis XV qui la surpassa en cette double espèce de libertinage, et surtout de cette Philosophie — autre libertinage aussi mais dans l’ordre de la pensée — qui acheva l’œuvre de {p. 232}destruction commencée, et donna, de sa plume, le coup de balai final ! Quand les historiens ont montré cela, ils ont tout montré, à ce qu’il semble ; Ils ont épuisé le sujet. Ils ne dépassent guères cette circonférence. Ils ne voient que par-dessus l’épaule des faits qui les pressent. Ils ne voient que ce qui est immédiatement derrière eux. Ah ! croyez-le bien, la sagacité des hommes n’est pas plus grande quand il s’agit du passé que quand il s’agit de l’avenir, et, dans tous les sens, leur vue est courte… Mais puisque après toutes les histoires sur la Révolution française, et Dieu sait s’il y en a eu déjà et s’il y en aura encore ! on en intitulait une, entre toutes, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, la tête qui la pensait, cette histoire, et qui, du propre aveu de son titre, se préoccupait plus de l’esprit révolutionnaire que de la Révolution elle-même, devait le chercher et le prendre partout où il fut. Il était à croire que cette tête remonterait le vulgaire courant que tout le monde a descendu. Il était enfin naturel de croire qu’elle percerait assez avant dans l’intimité cachée de l’Histoire pour toucher le point initial de l’influence subie, pour pénétrer jusqu’au germe où dormait la vie dans cet œuf terrible, qui, pour ce qu’il a donné au monde, a dû mettre plus de trois quarts de siècle à couver !

Eh bien, rien de tout cela ! Titre profond, histoire superficielle. Quand on tombe de son titre dans le volume de M. Félix Rocquain, on tombe d’un {p. 233}quatrième étage… L’auteur de L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, n’a vu, en se vantant, que ce que tout le monde a vu, sans se vanter. Son livre, à le prendre pour ce qu’il est, ne devrait s’appeler que l’histoire des règnes de Louis XV et de Louis XVI jusqu’aux États Généraux ; car il n’est que cela, et encore, nous allons voir tout à l’heure comment cette histoire est écrite !… Le long de cette histoire, bien entendu, l’esprit révolutionnaire qui n’en est plus à son origine, qui est très bien venu, au contraire, très perceptible, très gros et très puissant, se mêle à tout et agite la masse, — mens agitat molem, — et il faudrait être aussi bête que la masse pour ne pas le voir… Il ne précède déjà plus la Révolution, mais il l’accompagne. Il est même toute la Révolution ; car les États Généraux ne mirent que l’étiquette sur la bouteille, mais la dive bouteille existait ! Et si c’est là ce que M. Félix Rocquain appelle L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, le penseur et l’observateur auxquels je croyais avoir affaire ici s’effacent, et le livre sur lequel je comptais comme sur une découverte n’est plus, pour moi, qu’une banalité !

III §

{p. 234}Oui ! c’est une grande erreur, ou plutôt c’est un manque de vue, puisqu’on prétend y avoir regardé, que de dater l’apparition de l’esprit révolutionnaire dans notre histoire de la fin du règne de Louis XIV, et de lui donner pour première origine et pour cause la réaction inévitablement nécessaire de la Régence contre l’accablant despotisme d’un Roi qui avait fatigué et dégoûté la France par soixante ans de pouvoir absolu. J’aime moins, probablement, l’esprit révolutionnaire que ne l’aime, au fond, M. Félix Rocquain, — lequel, du reste, n’est ni très clair, ni très affirmatif dans ses préférences, mais qu’on pénètre mieux cependant qu’il ne pénètre, lui, l’origine de l’esprit révolutionnaire. Seulement, je fais plus d’honneur que M. Félix Rocquain à l’esprit révolutionnaire. Je ne le fais pas aussi nouveau que cela dans notre Histoire. Je ne le regarde pas comme de si moderne roture. Il est plus ancien, cet esprit-là, que M. Félix Rocquain ne le dit. Il est plus ancien que Louis XIV lui-même, et ce ver, qui est devenu de taille à avaler la monarchie de Louis XIV, existait bien avant les vers qui ont {p. 235}dévoré son cercueil ! Pour moi, cet esprit qui ne s’est jamais interrompu dans ses destructions depuis qu’il a paru dans l’Histoire de France, s’y est glissé le jour où le principe religieux sur lequel était fondée une monarchie séculaire, a laissé s’introduire en elle l’effroyable termite qui n’a terminé sa besogne qu’en 1789, et qui n’a troué la cale du navire qu’après avoir troué le cœur de ceux qui auraient dû la préserver et la défendre. Chose amère à dire pour un homme qui aime la royauté ! L’esprit révolutionnaire d’avant la Révolution, a commencé par être royalement révolutionnaire, d’avant et de pendant des règnes qui n’étaient pas ces deux misérables derniers racontés par M. Rocquain, et qui précèdent moins la Révolution qu’ils ne la consomment. C’était là toute l’histoire qu’il fallait écrire. C’était cette origine qu’il fallait retrouver et interroger. Fragment d’histoire, il est vrai, mais de plus d’ampleur et de profondeur que le morcelet qu’on nous donne là. L’histoire de la Révolution n’existe pas sans tous ses prolégomènes, et ils ne sont pas dans le livre de M. Rocquain. À une certaine distance dans notre histoire, deux dates terribles, comme deux Sphinx, se regardent dans le blanc des yeux. C’est 1572 et 1789. L’esprit révolutionnaire d’avant la Révolution est entre ces deux dates. Il y est, mais en haut comme en bas, et peut-être plus en haut qu’en bas, PARCE QUE C’EST EN HAUT… Et il s’y remue, il s’y rassied, il s’y soulève, il s’y délaisse, il s’y reprend, mais {p. 236}c’est inutile ! Il n’y a plus d’unité nulle part, et tout ce qui est divisé et multiple doit périr. M. Rocquain n’a pas vu cela. Il n’a vu et n’a ramassé que les dernières gouttes de la coupe débordée, sans dire quelles mains imprudentes ou coupables l’avaient remplie.

Et c’est dommage, vraiment ! Il a rapetissé, étriqué, étranglé son sujet, et il en a ratatiné le cadavre. La lueur qui était passée de son esprit dans son livre, s’est éteinte. Il a donné des causes prochaines de la Révolution française qui sont les causes secondes ; il n’a pas donné les causes éloignées, qui sont les causes premières… La flamme recroqueville ce qu’elle va brûler, mais c’est la flamme ! et M. Félix Rocquain recroqueville tout sans brûler rien. C’est un homme de peu de passion historique. J’ai vu rarement plus froid. Comme il n’est jamais passionné, il n’entraîne ni n’impose jamais… Je regrette de ne trouver dans un livre qui aurait pu, sous une autre plume, être beau, de personnalité d’aucune sorte. Il n’y a ni une seule caractérisation supérieure, ni une seule conviction arrêtée et nettement articulée, avec l’accent qui fait qu’on la maudit parfois, mais qu’on la respecte toujours. Ah ! certes ! non. Certes ! non, malgré la gravité de son livre et l’honorable peine qu’il a pu lui coûter, ce n’est pas là un historien que l’écrivain de cette histoire. C’est tout au plus un sténographe artistique. Il écrit les faits — tous les faits — et, chose particulière ! ceux qu’il aime le plus, ce sont les plus petits. Ils {p. 237}entrent mieux dans son petit œil… Mais jamais de grandeur, quand il les envisage ! À de certaines places, c’est tantôt un huissier de Parlement qui écrit cette histoire ; c’est tantôt un marguillier janséniste. Pas plus haut que cela. Et encore, le sténographe a le dessus ! Le sténographe, — ce produit moderne d’un temps mécanique, où l’homme n’est plus que la machinette d’un métier, — le sténographe, qui ne prend la responsabilité de rien de ce qu’il écrit, est tellement développé chez M. Félix Rocquain, qu’il n’a pas une opinion à lui franchement exprimée, pour son compte, à ses risques et périls, pendant toute la durée de son histoire, et que tout, même les moindres paroles qui ont un relief quelconque, il les restitue, entre guillemets, à qui les a dites, de peur d’en être soupçonné. Il ressemble à une personne qui mettrait un masque, et qui écrirait loyalement au front de ce masque : « Ne vous y méprenez pas ! ce n’est point ma figure. » Honnête homme ! Est-ce modestie ou défiance de soi qui le fait se couvrir de l’opinion et des mots des autres sur les choses qu’il raconte ?… Seulement, la critique des œuvres de l’esprit n’a pas été instituée pour couronner les intentions vertueuses ; et, d’ailleurs, elle ne croit guères, cette critique, qui connaît ses auteurs, à la modestie ou à la défiance de soi dans un homme qui se carre en un livre d’histoire de cinq cents pages in-8º ; car s’il y a quelque chose qui doive caler l’aplomb d’un homme, ce doit être cela !

IV §

{p. 238}Cette absence de personnalité qui distingue (distinction singulière) le livre de M. Félix Rocquain, est, du reste, si complète, et même si étonnamment complète, qu’elle lui constitue une espèce d’originalité, — une originalité à la renverse. On est ordinairement original à force d’être. L’auteur de L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution l’est, lui, à force de n’être pas… Il y a dans son livre quelques personnes : Barbier, Mathieu Marais, Buvat, Joseph Languet, d’Argenson, Isambert, Bachaumont, Hardy, Bezenval, Ségur, Mirabeau, Lafayette, et les philosophes Diderot, Grimm, Morellet et Voltaire, — Voltaire, qui emplit tout son siècle et toutes nos bibliothèques ! qui est partout ! qui a l’ubiquité, non de Dieu, mais du diable ! Mais jamais, parmi tout ce monde, il n’y a quelqu’un qui s’appelle M. Rocquain. Il n’y a que l’anonyme M. Rocquain ; que dis-je ? que le non-étant M. Rocquain ! C’est avec les citations tirées des Mémoires ou des écrits de ces gens-là, que l’histoire de M. Rocquain se trouve faite… Je sais bien que l’Histoire ne se fait pas toute seule et qu’il faut la prendre où elle est, c’est-à-dire chez les autres qui l’ont {p. 239}vue ou qui l’ont écrite avant nous. Mais il y a une manière de la prendre qui est le geste du talent et l’assimilation à une âme ou à un esprit qui lui communique de sa force ou de sa lumière. Eh bien, il faut le dire, M. Félix Rocquain n’a pas ce geste du talent qui fait de l’histoire, appartenant à tous, une œuvre glorieusement individuelle ! Je ne voudrais pas être injuste pour lui : il n’a que le métier d’écrire correctement pratiqué, à cette heure où la moyenne du monde fait cette chose assez proprement… D’un autre côté, son érudition n’a pas assez d’embonpoint pour le venger de la maigreur de son esprit. À cela près de deux ou trois peut-être, j’ai dit toutes les sources dans lesquelles l’auteur de L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution a puisé son livre, et on vient de voir qu’elles ne sont ni bien nombreuses, ni bien profondes, ni bien difficiles à trouver. Il n’a pas dû se fatiguer beaucoup pour aller à toutes ces fontaines, qui nous coulent trop dans les jambes pour que, si on se baisse un peu, elles ne soient à portée de toute main. Seulement, si on y regarde avec attention, ces sources donnent peut-être des opinions inexprimées de M. Félix Rocquain une idée qu’on n’aurait pas sans elles… « Qui se ressemble s’assemble », dit le proverbe. Et M. Félix Rocquain, qui, dans son livre, ne parle que par la voix des autres, doit penser, s’il en prend la peine, comme les voix dont son livre est l’écho…

{p. 240}Évidemment, en effet, il doit être, dans l’intimité de sa conscience d’historien, de l’avis de ces hommes dont il répète les mots comme un commissionnaire qui fait sa commission, et sa pensée doit transpirer à travers les citations qu’il leur emprunte. Un historien qui n’a pas une de ses sources qui ne soit révolutionnaire, — qui ne soit plus ou moins parfumée (pour lui) mais empoisonnée (pour moi) de l’esprit révolutionnaire, — doit en avoir lui-même, de cet esprit, dans un degré quelconque ; et quand il ne conclut pas dans son livre et en son propre et privé nom, il vous donne le droit de conclure pour lui. Quand, à part même les philosophes dont il se fait sa plus belle ceinture, il invoque le témoignage de toutes les voix gallicanes, jansénistes, parlementaires qui ont le plus insolemment piaillé contre le pouvoir religieux et monarchique d’alors, ou du moins contre ce qu’il en restait encore ; quand sa plus large et sa plus familière et sa plus chère source de renseignements et d’informations est Barbier, le bazochien Barbier, l’avocat consultant au Parlement, et qu’il consulte — qui tient plus de place dans le livre de M. Rocquain que Voltaire, le croirait-on ? oui ! que Voltaire, — il est impossible de ne pas admettre que l’auteur de L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution ne soit animé — non pas animé, il n’est jamais animé ! mais rempli, — de cet esprit révolutionnaire, qui est aussi bien d’après la Révolution que d’avant la Révolution ! {p. 241}Il n’est pas douteux pour qui que ce soit que si cet historien avait vécu dans la mêlée du temps qu’il raconte, il n’eût parlé, écrit, agi, dans la mesure de sa force, qui n’est pas grande, il est vrai, mais dans le sens de tous ceux-là dont il nous répète les observations, les opinions et les maximes. Il aurait été assurément gallican, janséniste, parlementaire, et même, qui sait ? peut-être philosophe, aux heures où l’on était tout cela contre le Pouvoir, qu’il fallait ruiner de fond en comble, non pas seulement en fait, mais dans l’essence même de sa notion, parce qu’on ne tue bien un pouvoir que quand on l’a déshonoré ! Certainement, l’esprit révolutionnaire dont M. Félix Rocquain fait l’histoire ne lui inspire pas les mêmes sentiments qu’à nous. Il ne l’exalte pas, je le reconnais, avec la netteté et l’enthousiasme des écrivains qui ont du tempérament et de la chaleur de sang au service de leurs idées. Après un homme comme Michelet, par exemple, M. Félix Rocquain est un triste glorificateur de la Révolution française. Mais, croyez-le ! il tient pour elle et il tient pour ceux qui, dans son livre, annoncent son avènement avec joie. Ils sont pour lui la Loi et les Prophètes, et encore moins les Prophètes que la Loi.

C’est un triste glorificateur de la Révolution française ! mais il l’est comme il peut. Les opinions des hommes ne transforment pas leur nature. Ils peuvent se fausser l’esprit tant qu’ils veulent et ils y réussissent très bien, mais s’ils ont l’âme froide, ils ne sont {p. 242}pas capables de l’enflammer. J’ai dit au commencement de ce chapitre que je ne connaissais pas M. Félix Rocquain. Mais j’estime qu’un livre doit donner exactement la nature d’un homme, et je crois aux livres comme Lavater croyait à la figure humaine. M. Félix Rocquain est un esprit de ce temps, de ce temps sceptique et lassé, qui n’a plus d’enthousiasme même pour le mal qu’il fait cependant ; qui n’a pas plus de flamme infernale que de flamme divine ! L’auteur de L’Esprit révolutionnaire est révolutionnaire, mais modéré, mais discret, mais pudibond, et cette manière dont il l’est ne déplaira peut-être pas trop à ce temps, qui est bien capable de lui faire un succès auquel je n’ai pas beaucoup travaillé aujourd’hui. Je suis allé à son livre qui m’a pipé avec son titre, et je l’ai ouvert par respect pour une grosseur qui témoignait de longues études. On est toujours dupe de la grosseur des colis. On croit qu’il y a là quelque chose. Je n’ai trouvé dans celui-ci que l’esprit des autres… que je connaissais. Mais que M. Rocquain, qui n’y est pas et que j’y cherchais, se console de la sévérité de ma critique en pensant à la bienveillance du public. Le temps est venu des sténographes, même en Histoire ! Sténographes, photographes, calligraphes sont présentement en superbes postures. Ils sont en train d’avoir leur gloire. Et M. Félix Rocquain peut avoir la sienne.

Et pourquoi pas ?…

Th. Carlyle §

Histoire de la Révolution française, dernier volume, traduit par M. Jules Roche.

I §

{p. 243}Il y a déjà plusieurs années que cette traduction de Carlyle, interrompue quelque temps, a été reprise et terminée. Mais ces années étaient les années affreusement lamentables où nous n’avions en France ni le loisir, ni le cœur de nous occuper de littérature. Le pays saignait. Thomas Carlyle a écrit l’Histoire de la Révolution française, et nous en faisions une autre alors pour les Carlyle futurs, s’il y en a qui veulent l’écrire. C’est à des talents, en effet, du genre de Carlyle, qu’appartient l’histoire du 4 septembre et de {p. 244}la Commune de Paris, cette misérable et honteuse révolution pondue par la Révolution que Carlyle a peinte et qui est la grande pondeuse de toutes les autres, l’abominable mère Gigogne de toutes celles qui, depuis elle, ont bouleversé le monde, et qui doivent le bouleverser encore.

Carlyle, dans son Histoire de la Révolution française, — si prodigieusement difficile à traduire, de l’aveu même de Philarète Chasles, ce Français-Anglais par la plume, le seul homme peut-être qui fût capable de triompher des difficultés de la langue et du génie de Carlyle, et qui essaya un jour, mais se fatigua et rentra bientôt dans son vagabondage et son lazzaronisme littéraires, — Carlyle est, en histoire (ce qu’on n’avait jamais vu !), un caricaturiste de premier ordre. Jusqu’à lui, l’Histoire avait été sérieuse… Elle avait été quelquefois indignée. Elle avait eu souvent du mépris. Un de ses plus grands méprisants, Tacite, en a, mais sans un seul sourire. Elle avait eu aussi le pincement de lèvres de Montesquieu. Mais le rire, non ! le terrible rire, elle ne l’avait pas. Joseph de Maistre avait bien déclaré la Révolution satanique, mais le rire de Satan, ce rire du Diable qui rit de se voir si bien obéi par les hommes, personne, avant Carlyle, ne l’avait entendu retentir dans l’Histoire, et c’est lui qui, le premier, le lui a campé sur ses fortes et impassibles lèvres d’airain. Carlyle, je l’ai dit déjà ailleurs, est l’Hogarth de l’Histoire, — de l’Histoire {p. 245}qui a une verge de plus dans sa main, quand elle se sert de la caricature… Or, qui appartient plus à la caricature, à la cruelle, sinistre et déshonorante caricature, que la Révolution du 4 septembre et les crimes bas de la Commune de Paris ? Et si le puissant historien anglais a fait des grotesques énormes des scélérats de la première Révolution française, que ferait-il des pygmées criminels qui sont sortis d’eux, de tous ces eunuques de naissance que je n’appellerai même pas des petits crevés révolutionnaires ; car, pour être crevé, il faut avoir vécu, si peu que ce soit ! Que ferait-il de tous ces enragés d’impuissance que nous avons vus à la besogne, ravalant l’atrocité de leurs actions dans la bêtise de leurs personnes, et salissant de leurs ignobles mains jusqu’à la flamme de l’incendie qu’ils avaient allumé ?…

II §

Et j’ai bien dit : le caricaturiste dans l’Histoire ! Voilà ce qui saute aux yeux tout d’abord dans Carlyle, et ce qui y sauta d’une si étrange manière lorsque son livre sur la Révolution française fut révélé à la France. On était alors en plein doctrinarisme {p. 246}historique. Guizot, qui donnait le ton à cette époque, écrivait des livres raides et froids comme lui ; Guizot, le petit homme gris de style dans l’Histoire, comme dirait Carlyle lui-même, — mais qui ne disait pas : Moi, je m’en ris ! comme le petit homme gris de Béranger ; car il ne riait ni ne souriait de rien, pas plus de sympathie que de mépris, — Guizot, qui ajoutait, pour être complet dans l’agrément, le pédantisme du protestant au pédantisme du professeur ! Un autre petit homme dans l’Histoire avait, comme Carlyle, écrit précisément celle de la Révolution française, n’ayant souci de rien que de se montrer révolutionnaire dans cette histoire, — le long de laquelle il passa à travers toutes les opinions, comme le singe de la Fable à travers son cerceau, avec les souplesses d’un esprit que le scepticisme rend plus souple encore ; — Thiers, qui grimpe sur toutes les idées comme il en dégringole, avec la même facilité, n’est que l’écureuil de la Politique et de l’Histoire ; mais quelle que soit l’alacrité des mouvements de l’écureuil, son genre historique, sobre de couleur, n’en a pas moins la gravité, il faut bien dire le mot, d’un homme qui est souvent un Prud’homme littéraire. Augustin Thierry, le saule pleureur de la tombe de tous les vaincus, versait des pleurs systématiques sur les Saxons, si méchamment mis à mort par les fiers Normands. Chateaubriand promenait dans l’Histoire, comme partout, sa hautaine misanthropie. La gravité donc, la gravité régnait sur toute {p. 247}la ligne… Il y avait bien, il est vrai, une Histoire parlementaire de Buchez et Roux, dans laquelle on soutenait que la Révolution française était, à coups de guillotine, une application drue et supérieure des principes du Christianisme, et ceci ne manquait pas de gaieté au point de vue de l’absurde. Mais cette idée bouffonne, qui n’était pas une plaisanterie et qui aurait pu être une effrayante ironie, était maintenue tristement par ses inventeurs, avec des airs de docteurs convaincus absolument insupportables ! Enfin, il y avait aussi, dans ce temps-là, Michelet, qui faisait son Histoire de France, et qui avait, lui, plus de talent, comme on dit si joliment, à son petit doigt, que les autres — Chateaubriand excepté — dans toutes leurs personnes. Mais, à cette époque, il se tenait, Michelet, qui s’est tant débraillé depuis. Il avait encore aussi la gravité régnante. Il l’avait, mais du moins il l’animait et la colorait des chauds rayons de son esprit. Il l’a perdue… malheureusement, pour polissonner dans l’Histoire ; mais, alors, il l’avait. Eh bien, je vous laisse à penser l’effet que produisit, dans un temps de pareille littérature historique, l’histoire de Carlyle, de ce singulier humouriste anglais qui ne se gênait pas, qui se permettait tout en fait de sans-gêne britannique ; de Carlyle, le hoax anglais incarné, mais incarné dans le vrai, et qui ressemblait, par sa gaieté funèbre, en piochant les tombes de l’Histoire, au fossoyeur de Shakespeare.

{p. 248}Cela fut presque un scandale, avec le bégueulisme littéraire du temps et l’endroit où pareille chose fut publiée… Ce fut, si je ne me trompe, et je ne crois point me tromper, dans la Revue des Deux-Mondes, cette pédante des pédantes, que se fit la première importation de Carlyle, si peu pédant, lui ! et que Philarète Chasles y introduisit de sa plume audacieuse et brillante. Philarète Chasles, le chercheur de truffes littéraires, avait découvert Carlyle et lui faisait politesse. C’était là affaire d’humouriste à humouriste. Le scandaleux devint piquant, mais la chose eut plus de conséquence qu’on n’aurait cru. L’Histoire, cette harpe trop tendue, allait détendre ses cordes d’airain… Michelet reçut le coup de la fascination de Carlyle dans ses yeux charmés, qu’il aurait dû garder charmants, mais qui, plus tard, sont devenus obscènes. Carlyle alluma certainement le Michelet que nous avons maintenant, mais tout en l’allumant, — et trop, — il n’en changea pas la nature pour lui donner la sienne. Michelet avait les lèvres trop fines, pour que l’éclat de rire que pousse parfois Carlyle aux plus tristes ou aux plus terribles instants de l’Histoire pût s’y étaler à l’aise et y retentir. Pour cela, il eût fallu des lèvres un peu à la Rabelais.

Car il a du Rabelais, Carlyle. Il n’a, certes ! pas l’étendue de ce Rabelais qui est aussi un historien à sa manière, et qui, à force de génie, est parfois aussi beau sur son fumier que Sardanapale sur ses fleurs ; {p. 249}mais il en a pourtant quelque chose. Il en a l’éclair et l’éclat de ce grand rire gouailleur qui descend un homme du troisième ciel avec une épithète et lui passe la flèche du ridicule à travers le corps. — Rabelais n’est pas seulement un caricaturiste de premier ordre, comme j’ai appelé Carlyle au commencement de ce chapitre. C’est le caricaturiste le plus grandiose et le plus idéalement réel qui ait jamais existé, dans quelque littérature que ce soit. Swift ne vient pas, lui-même ! à la cheville de Rabelais. Il est un de ses propres Lilliputiens devant notre grand homme de France. Seulement, Rabelais caricaturise, d’un bout à l’autre de ses œuvres, les hommes, les choses, les mœurs et l’esprit humain de son temps, en des compositions étranges qui sont des Épopées comiques, des Iliades et des Odyssées d’un Homère ivre, ou plutôt d’un Bacchus aimé des Muses et traîné par des tigres ; car les plaisanteries de Rabelais sont d’assez fières tigresses ! tandis que Carlyle, qui ne crée pas, mais qui raconte, et qui n’a qu’une goutte du génie de Rabelais, la verse insolemment, dans l’Histoire sérieuse et bégueule, sur des fronts qui se croient faits pour inspirer la terreur. — Et cette goutte du génie de Rabelais dans une tête anglaise, voilà son originalité !

III §

{p. 250}Car il est bien Anglais. Il a tous les traits du génie autochtone de son pays, et même les vices de ce génie. Il est biblique, protestant, puritain, prédicateur comme les Caméroniens d’Old Mortality de Walter Scott, et, par-dessus le marché, universitaire, — universitaire anglais, — barbouillé de mythologie, bourré de souvenirs classiques, roulé dans les loques pédantesques que nous trouvons dans les plus modernes et qui traînaillent encore, en Angleterre, dans leurs plus beaux discours de Parlement. Mais la goutte du génie de Rabelais, qu’il a naturellement et qu’il n’imite point, le sauve de tout cela et reste le meilleur et le plus profond caractère de son talent. Il en a pourtant de très nombreux qui ne sont pas tous anglais. Ainsi, il est mystique, presque halluciné, mais surtout matériel et pittoresque. Pittoresque jusqu’à la folie ! Quelle conviction politique a-t-il, ce damné diable du pittoresque, qui s’identifie tellement avec le fait qu’il raconte qu’il est momentanément de tous les partis ? Il dit nous avec les émigrés aux habits rouges et aux culottes de nankin, et nous avec les jacobins, les sans-culottes ! {p. 251}Il dit nous même en parlant de Louis XVI ! Sa personnalité se fond dans son histoire.

Il s’en fait l’acteur par la pensée, ou du moins le chœur qui épousait l’action même et la vivait dans le drame antique, et cela communique à son récit un accent très particulier, qui n’est pas la particularité d’un faiseur de Mémoires qui raconterait simplement sa vie, et qui donne au sien une passion que n’a pas ordinairement l’Histoire. C’est la passion de l’Histoire même, la passion du récit, indépendamment des idées ou des sentiments qu’il exprime. C’est la passion de son art d’historien toute seule, la passion de l’instrument dont il joue, et dont il ne joue au profit de personne qu’au sien !

Il n’a pas de cause, en effet. Au milieu de celles qui luttent dans son livre et qui s’y déchirent : cause royaliste, cause jacobine, cause religieuse ou cause athée, il ne choisit point ; il ne se range point ; il ne combat pas. Il les traverse les unes après les autres. Il se place au cœur de toutes, pour les mieux voir et les mieux sentir, — et c’est de là que le moraliste qu’il est avant tout, ce Carlyle, aperçoit le côté ridicule, abusif, outrancier, caricaturesque de toute chose humaine, et qu’il part de cet éclat de rire qui rappelle cet immense éclaffeur de Rabelais, mais amertumé de la cruelle gaieté anglaise, plus féroce que la nôtre ; la gaieté de Swift et d’Hogarth !

Comique âpre et profond, qui sort tout à coup du {p. 252}sérieux pour rentrer dans le sérieux ! Effet de surprise, puissant et étrange, qui se renouvelle toujours sans s’affaiblir jamais, et qui met le lecteur de Carlyle dans l’impossibilité rare et heureuse de se blaser en le lisant.

IV §

Je viens d’écrire, je crois, qu’il était, avant tout, un moraliste, mais je ne l’ai pas dit assez. Rigoureusement parlant, il n’est que cela. Pas plus qu’il n’épouse de cause politique ou de cause religieuse, il n’épouse aucune métaphysique. Nul système d’idées préconçues ne s’impose à sa pensée d’historien, à une époque où tout historien a cette fatuité de viser plus ou moins à une philosophie de l’Histoire. Par ce côté-là aussi, il ressemble à Rabelais. C’est un haïsseur de quintessence. Il traite dédaigneusement de formules les lois, les religions, les codes, les thèses quelconques, et il n’a une si grande haine pour Robespierre que parce que cet homme de creuse métaphysique politique n’est pour lui que l’expression morte d’une formule (il l’appelle même par moquerie l’homme-formule), et il n’a tant de sympathie pour Danton que parce que celui-ci, crimes et tout, n’est que de la passion et de la vie, jusqu’au bout de ses ongles de lion ! La passion et la {p. 253}vie, Carlyle n’a pas d’autre préoccupation dans son Histoire de la Révolution française, où elles atteignirent à des diapasons de furie si épouvantablement aigus ! Cela peint, son histoire est finie. Son histoire n’a pas d’autre conclusion, d’autre signification que cette peinture. Son histoire n’est qu’une évocation de la passion et de la vie. Que dis-je ? C’est une résurrection. Je l’ai appelé, un jour, un résurrectionniste. Positivement, il en est un. Et, naturellement, qui fait tant de cas de la vie ne pouvait pas la manquer !

Et il ne l’a pas manquée non plus, pas plus dans ce volume-ci que dans tous les autres. Ce dernier volume, traduit par M. Roche tout seul, — car ce singulier livre a la singularité de plus d’avoir changé de traducteur à chaque volume, ce qui prouve la difficulté de bien traduire Carlyle, — ce dernier volume commence en Septembre, à l’établissement de la Commune, jusqu’en Vendémiaire, aux mitraillades de Bonaparte, où finit, pour Carlyle, la Révolution. « Elle finit — dit-il, dans son langage explosif — quand les dompteurs du sans-culottisme furent eux-mêmes domptés et que le droit sacré d’insurrection fut emporté par la poudre. » En cette période, il y a les massacres de Septembre : Septembre à Paris et Septembre dans l’Argonne. Il y a le Régicide, la mort des Girondins, la Terreur, Charlotte Corday, puis Thermidor, le Vengeur, le sang rouge de Danton payé par le sang vert de Robespierre, — comme il dirait, Carlyle ! — puis {p. 254}Vendémiaire, qui finit tout comme les Révolutions finissent ; car il n’y a que le canon pour les faire finir… Telle la dernière fresque de Carlyle, l’une des plus belles à peindre pour un homme si préoccupé, j’oserais même dire si affolé, si timbré de réalité et de vie. Et puisque c’est un peintre, et ce n’est que cela, mais puissamment, malgré les taches du protestant, de l’anglais et du puritain, et du millénaire, et même du scholar, qui sont sur son talent et indélébilement y restent, nous allons dire un mot du peintre et de la valeur de sa peinture, et nous aurons tout dit.

V §

Hogarth, oui ! Hogarth, mais dans des sujets plus hauts, dans une sphère plus élevée, la fresque immense sur laquelle il a transporté la caricature, voilà Carlyle. C’est Hogarth le moraliste, Hogarth pour l’inspiration, le jet, la manière de regarder les hommes et les choses ; car pour le détail, pour l’appuyé du trait, pour la netteté, pour l’ordre de la composition, ce n’est plus Hogarth, le positif et réaliste Hogarth, brutal, mais réfléchi, profondément réfléchi, et froid dans sa brutalité. Carlyle n’a point cette netteté incisive qui fait du {p. 255}pinceau un acier. Il a, de temps en temps, et souvent même, un trait, un coup à percer la toile et l’homme ou la chose qu’il retrace ; puis il glisse et devient confus. J’ai dit qu’il s’éclaffait, — que du sérieux dont il sortait, par un bond, comme un tigre sort de son antre, il rentrait dans le sérieux immédiatement après son bond. J’aurais dû dire aussi dans le confus, dans la brume de cette pensée de mystique et de prédicant qu’Hogarth ne connaissait pas, lui, et dont il n’a pas embrouillassé ses poignantes, ses implacables caricatures ! Carlyle, qui a fait son éducation intellectuelle chez les Allemands, ajoute à son brouillard anglais le brouillard germanique. C’est un amateur de Goethe, qu’il appelle (pour le louer !!) : « l’incompréhensible », dans cette Histoire de la Révolution française où il le rencontre, à la suite de ce pauvre Pharaon de duc de Brunswick, noyé dans une Mer Rouge de crotte ; badaud à cheval qui badaudait avec le canon, curieux du vent du boulet et de l’impression qu’il faisait sur les intestins. Heureusement que le trait caricaturesque savait crever chez Carlyle ces deux brouillards superposés. Seulement, ils se reforment et ils persistent, et il est fort à regretter que Carlyle ne s’en soit pas essuyé tout à fait.

Chose curieuse et qui n’est pas rare ! contraste criant ! Il avait la vapeur et l’éclair qui la troue et la hache, sans la dissiper ; il avait le mot pittoresque, et pourtant je ne sais quelle nue sur la pensée, dont tous {p. 256}les mots pittoresques, pris au plus épais et au plus coupant des choses matérielles, ne pouvaient venir à bout. Carlyle, en effet, malgré ce vague que je lui reproche, est tellement possédé par le génie du pittoresque qu’il allait le chercher n’importe où, — dans les lieux les plus bas ! Pour faire du pittoresque, comme diraient les peintres plastiques, il descendait jusqu’à la vulgarité et le mauvais goût. « Le cruel Jean Bon, — dit-il quelque part, en parlant de ce représentant du peuple et à la fin d’une page très soutenue et très solennelle, — le cruel Jean Bon ! Ne l’écrivez pas, comme cela se voit dans beaucoup de dictionnaires : Jambon ! » La vulgarité devient là une calembredaine ; mais voici qui est mieux : « Si la Convention voyait clair et devant et derrière elle, elle serait une Convention paralysée ; mais comme elle voit clairement jusqu’au bout de son nez, elle n’est pas paralysée. » La vulgarité de l’image sert du moins ici à quelque chose. Elle exprime le mépris de l’action politique que Carlyle avait et que tous les hommes sensés et fiers devraient avoir ; car vous voyez à quel prix on l’a !

Du reste, ce défaut de la vulgarité, qu’ont presque tous les grands pittoresques, qui ne craignent absolument rien quand il s’agit d’exprimer ce qu’ils ont dans l’impression de leur esprit, était racheté, chez Carlyle, par l’expression idéale qu’il a souvent au même degré. Il est maître des mots. Il en a la double {p. 257}puissance. S’il n’est pas, dans la langue de son pays, un styliste de premier degré, il y est, du moins, un expressionniste formidable. Ce n’est certainement pas moi qui lui ferai un crime, tout spiritualiste que je sois, de la matérialité de ses images. Mais s’il en a la force, en a-t-il la fécondité ?… Il avait une fois appelé Robespierre « l’homme verdâtre », et cela avait touché si heureusement qu’il était impossible de l’oublier. Pourquoi donc revenir perpétuellement sur cette épithète pendant le temps que dure son histoire ? Il le verdit trop. Tout devient vert dès qu’il s’agit de Robespierre, qui, de vert de mer, passe à certains moments au vert de suif.

Est-ce là de la pauvreté d’imagination, qui abuse d’un trait heureux et ne peint qu’une fois pour toutes ? Ou serait-ce de la passion, qui répète la même chose, dans la haine comme dans l’amour, et met éternellement un clou sur l’autre, pour mieux enfoncer le premier ?…

Mais quoi qu’il soit de ces défauts que je relève et de quelque manière qu’on les juge, Carlyle est un peintre d’histoire, qui a créé je ne dirai pas un genre en peinture historique, — je ne crois pas aux genres et je méprise les Écoles : pour moi, les imitateurs les plus forts ne sont jamais que les assassins de ceux qu’ils imitent et les frappent, comme Néron Agrippine, au ventre qui les a portés, — mais Carlyle a fait le premier une chose qu’avant lui on n’avait {p. 258}pas faite. La caricature était où elle était : elle était dans l’humanité. Mais elle n’était pas dans l’Histoire. Il l’y a mise.

Et ce sera sa gloire, à cet Anglais !

Michelet §

Les Soldats de la Révolution.

I §

{p. 259}Une notice signée A. M., et que je soupçonne, au style, d’être de madame Michelet, nous apprend que ce livre posthume n’est que le fragment d’un livre plus grand dans la conception de son auteur. Michelet, dès 1851, avait eu l’idée, très digne de lui, du reste, ce chrétien de la Révolution, de faire la Légende de la Révolution et d’en glorifier les Saints, comme il disait ; car il croyait aux Saints, et il en parlait comme nous. Seulement, les siens n’étaient pas les nôtres… Il transposait la sainteté… L’héroïsme et {p. 260}le dévouement guerrier à la patrie, cette première des vertus naturelles, avait pris à Michelet tout ce qu’il avait d’enthousiaste et de religieux dans l’âme et tout ce qu’il aurait donné à nos Saints s’il les avait connus, et si l’esprit de parti n’avait pas lamentablement diminué en lui l’historien. C’est l’enthousiasme et un sentiment véritablement religieux pour quelques gloires pures que ne maculèrent jamais ni la boue ni le sang révolutionnaires, qui communiquent à son livre le charme d’un accent qu’on aime, parmi tant de choses qu’on n’aime pas.

Cet accent qui charme, c’est l’accent chrétien, — déplacé, oui ! mais subsistant, et plus fort que Michelet lui-même. Michelet, en effet, cet ennemi, ce contempteur du Christianisme, était un chrétien, — un chrétien malgré lui, — malgré la haine, qui voulait être violente, de sa pauvre âme dévoyée contre le Christianisme, pour lequel surtout elle était faite. Au fond, la haine de Michelet n’est guères qu’une haine de tourterelle en colère. Ses Mémoires, doivent dire s’il avait été baptisé autrement qu’à la Jean-Jacques Rousseau, le Spartiate de Genève, qui voulait qu’on plongeât le corps de l’enfant, pour le faire fort, dans l’eau glacée, au sortir du ventre des mères, dût-il en mourir, et tant pis pour lui s’il en mourait ! Mais s’il n’a pas été baptisé comme nous, s’il a combattu trente ans contre l’Église et la Monarchie, cette fille de l’Église, et s’il est mort comme il a vécu, il n’en était pas {p. 261}moins chrétien par bien des points de son âme, — un chrétien de nature, et de nature indestructible. Certes ! nous ne réclamons pas aujourd’hui son cadavre, et nous réprouvons, autant que jamais, la tendance générale et le mal absolu de ses Œuvres, mais nous réclamons ce qui appartient au sentiment chrétien dans ses Œuvres, à travers les plus mortelles erreurs… Et que cette réclamation tardive, faite sur sa tombe, soit la punition de sa mémoire ; car le meilleur châtiment du coupable, c’est de montrer, qu’il n’était pas fait pour son crime, et qu’en le commettant il ne transgressait pas seulement la loi divine, mais les plus profonds et les plus nobles instincts de son cœur !

II §

Ce christianisme involontaire de Michelet, qui saute aux yeux s’ils sont attentifs, ce sentiment contradictoire à sa parole, avait toujours frappé les miens ; mais je l’avais tu, de son vivant. L’homme, puissant d’un talent qui touchait au génie, faisait un si grand mal alors que la Critique n’avait pas à s’attendrir sur son compte et ne pouvait songer à autre chose qu’à frapper implacablement sur les erreurs ou les {p. 262}songes de ce corrupteur de l’Histoire ; car le mensonge fut souvent le caractère de ses erreurs. Il savait trop l’Histoire pour l’écrire comme il l’a écrite s’il n’a pas menti aux autres et à lui-même ; si sa haine contre l’Église — une haine venue tard, dans son Histoire de France et dans sa vie, — ne l’avait pas égaré jusqu’à la honte du mensonge, d’autant plus grande qu’on tient la vérité, et Michelet la tenait !… On ne pouvait pas dire, de celui-là, qu’il ne sût pas l’Histoire ! Cet Inexcusable, il savait !… C’était cela qui dominait tout, quand je le jugeais. Personne, je crois, ne s’est plus occupé que moi de Michelet2. Personne ne s’est plus vivement cabré que moi devant ses livres, qui me semblaient des précipices fascinateurs et dans lesquels je voyais tomber tant d’esprits. Mais aujourd’hui, il n’est plus… Certes, le mal qu’il a fait n’est pas épuisé ; mais il est borné par la mort, qui a brisé l’homme et sa plume. Ce que je n’ai pas dit quand il combattait contre nous, je puis le dire maintenant, pour que la justice de la Critique soit complète. Et d’ailleurs, l’accent de ce livre sur Les Soldats de la Révolution me ferait souvenir de la trempe chrétienne de cette âme prostituée, mais non tuée, si j’avais pu l’oublier. Bien avant ce livre, du reste, et avant moi, en 1862, un écrivain catholique, {p. 263}que les hommes du monde appelleraient « un voyant » en matière humaine et littéraire, et les esprits religieux « un mystique » de surnaturelle pénétration, Ernest Hello, avait montré, dans un très beau et très touchant travail de critique, que Michelet était chrétien dans la racine même de son être, et comment le christianisme naturel qu’il avait tout fait pour s’arracher de l’âme aurait, s’il l’y avait laissé, donné à son talent toute la beauté de sa destinée. Le travail d’Ernest Hello est l’expression d’un inconsolable regret.

« Tous les premiers ouvrages de Michelet — dit Hello — étaient pleins de coups d’ailes. L’essor ne se soutient pas, parce que le ciel est absent. Mais le souvenir du ciel est présent… Avant refusé — (pourquoi donc a-t-il refusé ?), — ayant refusé le vol surnaturel de l’âme, il a perdu son vol naturel. Ayant refusé d’obéir, il a refusé de régner. Ayant refusé de s’agenouiller, il a refusé de planer. Ayant refusé de s’humilier, il a refusé toutes les gloires qui étaient suspendues en l’air, prêtes à tomber sur sa tête ! » Et, cependant : « Michelet sentait avec énergie ce besoin, qui est l’homme même, de poser dans le ciel sa conversation et sa vie… Les cathédrales gothiques lui parlaient leur langage. Il entendait le son des cloches. L’Histoire se dessinait, à larges traits, sous sa main. Il n’en eut jamais la clef, puisqu’il ne connut pas Jésus-Christ, qui est l’Unique raison des choses, et loin duquel le {p. 264}monde est une énigme sans mot. Mais, du moins, s’il ne le connaît pas, il nous inspire à chacun le désir de ce qu’il aurait écrit, s’il l’avait connu… » Dans le temps que ces choses furent écrites, c’était peut-être trop doux, et, on l’a vu, inutile. La pointe de la flèche trempée dans le miel de cette bonté attendrie, ne pénétra pas dans un cœur sur lequel il y avait l’obduration de la haine et le calus d’un succès qu’à son éclat, on pouvait prendre pour de la gloire. L’homme était lancé sur la route de l’abîme. Rien ne devait le ramener. Il n’entendit pas la flûte d’Hello, qui lui jouait vainement le ranz du ciel !

Il eut cette effroyable logique qu’on appelle l’impénitence finale, et ce sera sa damnation aussi devant la Critique. Mais cette damnation de ce monde ne le sauvera pas d’une autre, de ce monde aussi, qui est commencée et qu’assurément il ne prévoyait pas… C’est l’indifférence méprisante des hommes pour lesquels il a le plus fait et à qui il a sacrifié le meilleur de son âme. Si, en effet, il est resté, lui, jusqu’à la fin, tout ce que, malheureusement, il a voulu être, l’opinion des hommes que le prestige de son talent entraîna n’est déjà plus ce que, de son temps, elle était. Elle a marché, comme on dit, cette opinion, — c’est-à-dire qu’elle est descendue encore plus bas que la pente sur laquelle il l’avait poussée. La démocratie de Michelet et sa haine de l’Église sont à présent dépassées d’un fier bout. Nous coulons dans de bien {p. 265}autres fanges !… La haine de Michelet contre l’Église est un sentiment couleur de rose, en comparaison de la haine atrocement noire des libres-penseurs de ce délicieux moment. Michelet était un spiritualiste. Il l’était comme Jouffroy, — il l’était comme Cousin, — il l’était comme tous les plus grands esprits de l’époque de leur belle jeunesse, qui le furent tous. Et vous comprenez s’ils doivent être, ces rêveurs, méprisés des brutes qui règnent actuellement dans l’ordre intellectuel ! Les fils des guenons et des singes qui, en prose et en vers, se vantent de leur blason, se moquent tout aussi outrageusement des fils de Platon que des fils de Jésus. Si Michelet revenait au monde, on l’appellerait « une vieille barbe », comme on l’a dit même de Victor Hugo ! et son merveilleux talent ne l’excuserait pas d’avoir cru à Dieu. Il me coûte d’enlever l’illusion aux larmes de ceux qui l’aimaient ; mais si l’on s’est rué aux obsèques impies de Michelet, c’est moins pour lui que contre les prêtres, qui n’y étaient pas. La mort ne consacre plus rien. La Révolution, si souvent comparée à Saturne, qui dévorait ses enfants, les mange aussi bien morts que vifs. Le cadavre de Michelet — un jour, qui n’est pas loin, — sera dévoré par cette dégoûtante Vampire, et ce sera nous, les chrétiens, ses ennemis, qui, avec nos regrets pour ce qu’il eut de chrétien dans l’âme, ferons le plus pour sa mémoire !

III §

{p. 266}C’est ce quelque chose d’inaliénablement chrétien, et qu’on pourrait retrouver partout dans Michelet, qui donne à ce livre des Soldats de la Révolution toute sa valeur et toute sa saveur. En soi, il est mal fait, ce livre. Il n’en est pas un. Le didactisme des livres a toujours manqué à Michelet, qui n’a ni logique dans l’esprit, ni continuité d’impression… C’est un Sibyllin. Il procède par feuilles éparses, comme la Sibylle. Mais ces feuilles sont quelquefois divines d’inspiration et d’intuition, et elles le seraient toujours, si son sens réfléchi (son sens de révolté, dirait Hello,) ne brouillait pas son sens intuitif. Le livre des Soldats de la Révolution n’en contient que trois, et c’est trop peu. Il y en a plus de trois qui méritaient de Michelet leur spéciale histoire, et il en nomme quelques-uns en passant : Championnet, Kléber, Joubert, Marceau, etc., etc. ; mais cette spéciale histoire, il ne l’a pas écrite. Les généralités révolutionnaires qui gâtent ce livre, ont emporté l’auteur trop souvent loin du sujet dans lequel j’aurais voulu le voir se restreindre et se concentrer. Trois héros seuls se détachent, en relief et en détail, {p. 267}des autres héros dont il parle : La Tour d’Auvergne, Desaix et Hoche. Il y ajoute Mameli, le soldat et le poète de la dernière révolution italienne. Mais je suis moins sûr de celui-là que de ces trois, dont, avant Michelet, l’Histoire, écrite par tous, avait dit les mérites et la gloire. Pour l’héroïsme de Mameli, mis à la suite de ces grands noms respectés et indiscutés, je me défie de l’affirmation de Michelet et de son enthousiasme. L’homme de parti, chauffé en lui par une révolution contemporaine, m’est terriblement suspect, et il me faut, pour la gloire de Mameli, dressée par Michelet à côté de ces grandes figures écrasantes, autre chose que sa garantie.

Rien de plus beau, du reste, et de plus touchant dans le beau, que ces trois figures retracées par Michelet avec une émotion qu’il fait partager, même à ceux qui, d’ordinaire, ne pensent pas comme lui, tant cette émotion est profonde et sincère ! L’âme chrétienne de Michelet, cet antichrétien ! a vibré, en ces biographies, à l’unisson des âmes, chrétiennes aussi, de ces soldats qui n’eurent de religion que l’amour de la patrie et du devoir, et qui n’en furent pas moins, à leur façon, des âmes chrétiennes ! Je n’hésite pas à le dire : elles furent chrétiennes comme Michelet lui-même. Des âmes chrétiennes ? Probablement, ils ne s’en doutaient pas ! Mais ils l’étaient comme on respire… On ne se sent pas respirer. Fils de l’exécrable xviiie siècle, ils devaient ignorer {p. 268}profondément le Christianisme, si même on ne leur avait pas appris à le haïr et à le mépriser. Mais le xviiie siècle, malgré le matérialisme de Diderot et la raillerie de Voltaire, malgré ce marteau et cette hache, n’avait pu venir tout à fait à bout de l’âme humaine ; et l’enthousiasme qu’il voulait éteindre reflamba dans l’amour de la patrie, qui remplaça l’amour de Dieu. J’ai dit que Michelet transpose la Sainteté. Avant lui, les héros qu’il raconte l’avaient transposée… Ils étaient dans l’ignorance du Dieu de leurs pères, qui avait été pendant des siècles le Dieu de la patrie, mais ils étaient des soldats comme les premiers soldats chrétiens, comme Sébastien, Saint Maurice et Saint Georges ; ils étaient des soldats comme les Croisés, comme Bayard, et comme tout ce qu’en fait de soldats le Christianisme a produit de plus pur et de plus héroïque dans l’histoire du monde ! Seulement, leur Dieu avait perdu son nom et son culte. Mais il se vengeait de l’ignorance et de l’incrédulité de leurs esprits en restant enfoncé dans leur cœur et en leur inspirant les vertus qui viennent de lui seul : la miséricorde, la générosité et la justice. Ils étaient simples, doux, bons et justes, au milieu des enivrements terribles de la guerre. Desaix fut appelé : « le Sultan juste » par les Mameloucks. Michelet a senti cela, et c’est surtout cela qu’il a dit. C’est bien moins de leur génie militaire et de leurs hauts faits de bataille dont il se préoccupe que de ces vertus, qu’il croit humaines et qui sont {p. 269}chrétiennes ; car l’Antiquité, qui ne fut qu’humaine, n’a rien produit de comparable à de tels héros !

Et, voyez ! c’est la plus chrétienne de ces vertus, en ces hommes sublimes, que Michelet a le mieux sentie et qui a le mieux inspiré le génie chrétien qui était en lui d’origine, et qu’il a si horriblement profané. La meilleure vie, par le talent, de ces trois vies de soldats de la Révolution : — La Tour d’Auvergne, Desaix et Hoche, — est celle du plus humble, de La Tour d’Auvergne, qui, d’officier qu’il était, devint soldat et ne voulut être que soldat. La vertu la plus rare, la plus étrange, et si étrange qu’on ne la conçoit même que surnaturelle, — parce que, dans l’ordre humain, elle n’existe pas, — l’humilité, est ici dans toute son incompréhensibilité, claire seulement pour Dieu et pour ceux qui y croient ! Les deux autres — Desaix et Hoche — n’atteignirent pas à cette profondeur de vertu surhumaine. Ils ne furent que modestes, désintéressés, purs et sobres. Désintéressés !… Desaix ne voulut jamais commander qu’en second, comme Kléber, — ce Kléber qui refusa plusieurs fois le commandement en chef, Kléber, dont Michelet n’a point écrit la vie, qui fit donner son commandement au jeune Marceau, un enfant dans lequel il devinait l’homme, ne partageant avec lui, dit Michelet, que le péril et la responsabilité. — Hoche, après Quiberon et malade, demandait respectueusement au Directoire trois livres de sucre, prises aux immenses magasins laissés sur la plage par les Anglais. Mais, sur {p. 270}tout cela, qui est grandiose, pourtant l’humilité de La Tour d’Auvergne l’emporte ! Eux, Desaix et Hoche, étaient, en fin de compte, généraux. Lui, ne fut qu’un grenadier engagé à cinquante-sept ans, après avoir déjà, comme officier, servi la France ; un simple grenadier, qui, sans Carnot, — lequel eut, ce jour-là, une lueur de génie, et qui le nomma officiellement : « le premier grenadier de France », — fût resté irrécompensable ; car il faut bien créer un mot pour exprimer une chose avant lui inconnue.

« Cette palme, — dit-il, en parlant du titre que lui avait décerné Carnot, — il fallait la laisser flottante sur la tête de tous les guerriers de la France ! » Ainsi résista-t-il aux récompenses toujours ! Une fois, l’un des gouvernants d’alors, pour prix de sa bravoure et de ses services militaires, lui proposa un commandement. « Donnez-moi plutôt une paire de souliers », lui dit-il. Ce Saint François d’Assise de la guerre, qui était de force à marcher, pieds nus, sur des baïonnettes, ne demandait des souliers que pour aller mieux à l’ennemi… Après Brumaire, le grand Connaisseur en mérite et en gloire qui régnait déjà sur la France, voulut en faire un sénateur. Il refusa : « Je ne sais pas faire les lois, — dit-il, — je ne sais rien que les défendre. » C’était le temps du déchaînement des ambitions. Où donc avait-il pris cette abnégation et cette humilité ?… Il était Breton. Ses pères croyaient. À l’heure de négation universelle qui sonnait dans tous les esprits, un {p. 271}peu de la croyance de ses pères enveloppa peut-être, sans qu’il y pensât, ce cœur qui avait des manières d’aimer sa patrie comme les Saints aiment la leur, qui est le Ciel ! Cet homme de simplicité, qui était un savant, — qui a écrit Les Origines gauloises, qui a comparé quarante langues différentes entre elles, — avait la simplicité de ces pauvres en esprit qu’on appelle bienheureux dans le Sermon sur la Montagne. Sa bravoure, en simplicité, ressemblait à toute son âme. Il allait au feu comme à la promenade, quand il fait chaud : le chapeau et le manteau sur le bras, la tête nue comme son épée, et toujours à vingt pas en avant des grenadiers dont il était le premier. Il était de ceux-là que les soldats appellent : « les charmeurs de balles », et pour leur faire dire vrai, il fut tué d’un coup de lance en pleine poitrine. Ses grenadiers adorés, qui l’adoraient, le mirent dans la terre comme toute sa vie ils l’avaient vu dessus : la face tournée vers l’ennemi. Ils lui prirent son noble cœur, l’enfermèrent dans une urne d’argent, et le portèrent au premier rang, où il marchait quand il vivait. Toujours leur chef, quoique mort ! Ils donnèrent pour dais à son urne les plis du drapeau. Magnifique destinée ! Turenne lui eût dit : « Mon cousin. »

Cette urne fait penser Michelet. Ce Saint de la Révolution rétablissait, dit-il, le culte des reliques. Mais le vieux chrétien caché sous l’impie ne s’en indigne pas. Il comprend celles-là !

{p. 272}La Tour d’Auvergne fait tout pâlir dans le livre de Michelet, Desaix, le Sultan juste, le héros sans phrases, qui, de l’aveu de Michelet (aveu qui l’honore), avait été élevé par des prêtres, — ce qui expliquerait le christianisme de ses vertus ; Hoche le clément, qui ne s’est élevé que par lui-même, s’effacent devant La Tour d’Auvergne… C’est, en art, une faute, selon moi, d’avoir, dans le volume, donné sa Vie la première. Il fallait la donner en dernier, pour que l’admiration et l’émotion allassent grandissant, sans jamais diminuer. Hoche et Desaix en paraissent sacrifiés, et ils ne le sont pas. Mais on tombe à eux, quand on vient à eux de La Tour d’Auvergne. C’est le seul reproche (de composition) qu’on puisse faire à ce livre ému, éloquent, substantiel et rapide. Michelet s’y est montré — d’accent — digne de ses héros. Malheureusement, à plus d’une place encore, le Michelet qui a gâté l’autre Michelet, le Michelet primitif, s’y montre, et on y retrouve l’homme de parti, le philosophe, l’utopiste démocratique, le déchristianisé enfin. Hélas ! il était impossible de ne pas l’y retrouver. Les hommes ne s’abdiquent pas d’un coup. L’utopiste révolutionnaire, qui, dans son Histoire de la Révolution, a voulu décapiter l’Histoire de ses chefs, c’est-à-dire lui couper ses têtes au profit des masses sans têtes ; revient à cette rêverie… Il y revient, en poète qu’il est, au commencement de son livre ; et c’est même beau de forme à nous faire illusion !

{p. 273}« J’étais enfant, en 1810, — dit-il, — lorsqu’au jour de la fête de l’Empereur, on laissa tomber les toiles qui cachaient le monument de la place Vendôme, et la colonne apparut ! J’admirais, avec tout le monde. Seulement, j’aurais voulu savoir les noms des hommes d’airain figurés aux bas-reliefs. Et tous ceux-là, disais-je, qui montent autour de la colonne, comment les appelle-t-on ?… Ils montent, aveugles, intrépides ; ils montent, combattant toujours, comme s’ils allaient pousser la bataille jusque dans le ciel ! La spirale, tout à coup, s’arrête… et tout ce peuple sans nom devient le marchepied d’un seul !

« La même pensée — ajoute-t-il — m’est revenue souvent dans mes promenades rêveuses à l’Arc de triomphe et aux Invalides. Sur ces nobles monuments, je vois le Roi et l’Empereur. Je lis les noms des généraux. Cela m’instruit. Cela me touche. Et, pourtant, ce n’est pas assez ; j’aurais voulu connaître aussi le grand peuple obscur, oublié, qui a donné sa vie dans ces longues guerres… »

Oui ! cela est très beau, ces paroles. Mais ne soyons pas dupes de leur beauté ! Ne nous laissons pas prendre à cette poésie ! L’Histoire n’a ni de ces curiosités ni de ces mélancolies. Elle est plus sévère que Michelet. Vous reconnaissez là l’idée philosophique et utopique de tous les abolisseurs d’immortalité, qui veulent la justice absolue dans l’espace et dans le temps et le {p. 274}Paradis sur la terre, parce qu’ils ne croient qu’à la terre. Et cependant, lui, l’inconséquent, qui fait l’histoire des héros qui furent des chefs, Michelet, que j’aime quand il est inconséquent, ne peut pas s’y tromper, au fond de son cœur. Il sait l’Histoire. Il sait qu’il est dans la nécessité des choses humaines que les chefs, qui les conduisirent, héritent de la fortune des soldats. Il sait que la plus belle des vertus, parmi les hommes, est la plus obscure, et puisqu’il n’est pas (de philosophie) absolument un athée, il sait que ceux qui vont à la mort pour la Patrie comme les Saints y vont pour Dieu, et qui montent le long des colonnes couronnées par un nom qui n’est pas le leur, Dieu les a vus monter le long de leur bronze et sait leurs noms à tous, et n’a pas besoin de l’Histoire, même écrite par Michelet, pour leur faire justice.

M. Oscar de Vallée §

André Chénier et les Jacobins.

I §

{p. 275}Ce livre est bien venu dans la publicité après La Conquête jacobine de M. Taine. Il est certainement inférieur par l’étendue, l’embrassement, au grand ouvrage de M. Taine, ce foudre d’érudition, qui en finit, selon moi, avec toutes les histoires faites jusqu’ici sur la Révolution française et qui force à les recommencer ; mais il a sur le Jacobinisme, qui est la Révolution dans sa forme définitive et sa fatalité dernière, la même Vue droite, inflexible et perçante… Il est de même portée et il atteint au même point, — mais avec une flèche enflammée, {p. 276}avec la palpitation et la passion de l’éloquence en sus, et que M. Taine a eu la force d’étouffer. André Chénier n’est pas tout seul dans le livre de M. Oscar de Vallée, qui n’est, d’ailleurs, qu’un imposant fragment d’une biographie que j’aurais voulu lui devoir tout entière. Me permettra-t-il de la regretter ?… Intégralement, Chénier n’y est pas… Les Jacobins qui le tuèrent sont plus que Chénier dans le livre de M. Oscar de Vallée, et c’est à travers la victime qu’il a regardé les bourreaux.

Bonne lorgnette, du reste, pour bien les voir, que cette lunette sanglante de la guillotine par laquelle passa la plus noble des têtes que la Révolution ait coupées ! Magistrat, même la plume à la main, c’est surtout les bourreaux que M. Oscar de Vallée a voulu juger. Il a pensé et il a dit — en d’autres termes peut-être, mais il a positivement dit, — que l’André Chénier qu’on trouverait dans son livre serait moins le Chénier poète, dont la gloire est faite et n’a plus besoin qu’on y touche, que le Chénier politique, — l’homme d’action et de courage qui a presque disparu dans l’absorbante gloire du poète, et qui était pourtant dans le poète, dans cet être charmant d’une imagination si divine ! Ce qu’on doit rencontrer ici, c’est le Français, — le Français de cœur qui respirait dans ce Grec par l’intelligence ; c’est le journaliste oublié, — que la guillotine n’oublia pas, elle ! Enfin, c’est Chénier, mais c’est Chénier, surtout, l’antijacobin !! {p. 277}Et voilà pourquoi M. de Vallée a mis sur le front de son livre le nom infâme des Jacobins à côté du nom glorieux d’André Chénier.

C’est qu’en effet lui et eux y sont également, mais les Jacobins y sont davantage, grâce à Chénier lui-même, qui les a combattus avec une incomparable énergie jusqu’à sa dernière heure. Les nombreuses citations arrachées par M. de Vallée aux journaux du temps forment, dans son livre, un ensemble sur lequel il a écrit le plus brillant des commentaires. L’auteur des Manieurs d’or est un écrivain. Par l’élévation de son âme et la nature des opinions politiques de son esprit, M. Oscar de Vallée s’est trouvé tout naturellement en ardente communion de sentiments et d’idées avec André Chénier, mort si tragiquement aux premières floraisons d’une révolution qui n’a produit, en somme, que des fleurs empoisonnées, et qui a même taché — il faut bien le dire ! — ce lys pur de Chénier des premières gouttes de son poison… Je sais bien qu’il les a essuyées, et que le lys trempé dans le sang n’en paraît que plus beau dans l’Histoire, mais il eut besoin de les essuyer… Certes ! je comprends mieux que personne l’enthousiasme de M. Oscar de Vallée pour André Chénier, et surtout quand cet enthousiasme est fait avec l’horreur des Jacobins ; mais il y en a un autre que celui-là, dans le livre de M. Oscar de Vallée, et celui-là, je ne le comprends pas, du moins au même degré. C’est l’enthousiasme pour {p. 278}le talent que l’intention des pages qu’il a citées est de ressusciter. Pour moi, il fut moins grand que le danger et le courage de les écrire, et en les lisant, je ne m’étonne pas que le poète, qui prit tout et confisqua tout dans André Chénier, ait fait oublier le journaliste et le prosateur. M. Oscar de Vallée lui-même, qui ne veut pas qu’on les oublie et qui a plus mesuré son admiration à la moralité révoltée, intrépide et fière de Chénier, qu’à la supériorité intellectuelle de l’écrivain, n’a pu s’empêcher de revenir au poète et de finir son livre par des vers plus beaux que toutes les proses du monde, et qui enterrent le prosateur dans la tombe du poète, à mille pieds dans les rayons de cette tombe, faite avec des rayons !

II §

Ce sont ces rayons qui aveuglent. L’auteur de l’André Chénier et les Jacobins n’est pas le seul qui ait gardé dans les yeux l’éblouissement de la poésie de Chénier et qui ait involontairement reporté cette lueur sur sa prose. Sa prose, dans mes sensations à moi, ne brille ni ne brûle tant que cela… Quand on la lit, et je viens de la lire, on est même frappé des {p. 279}qualités entièrement opposées à celles de cette poésie dont elle est la sœur, et qui, colorée et toujours chaude, a fini, sous la pression d’un temps maudit, par s’embraser comme les feux du Styx pour les scélérats que le poète, exaspéré de cette poésie terrible, y plongea. Quand il écrit en prose et qu’il est journaliste, le terrible d’André Chénier est froid. Son génie a besoin du vers. C’est le trépied d’où il s’élance ; mais quand il ne l’a plus sous les pieds, la Sybille divinisée s’éteint dans une langue dont nous ne goûtons plus la flamme. Belle pourtant encore en beaucoup de parties, mais quelquefois incorrecte, cette langue est forte, large et acérée comme l’épée romaine. Seulement, M. Oscar de Vallée voit trop généralement dans cette langue la langue de Tacite. Elle n’y est pas, et le Juvénal et l’Archiloque qui flambent dans les vers de Chénier n’y flambent plus !

Quoi qu’elle soit, du reste, elle a pourtant cet avantage, qu’elle doit garder, qu’elle est la première langue qu’en France le journalisme ait parlée, et ce n’est pas un bégayement ! Avant Chénier, ou plutôt avant la Révolution française, le journalisme politique, à proprement parler, n’existait pas. Grâce à Fréron et à Grimm, l’un dans son Année littéraire, l’autre dans sa Correspondance, le journalisme était né en littérature ; mais pour qu’il devînt le journalisme politique, le journalisme tel que le conçoit et l’a réalisé l’esprit moderne, il fallait que la Révolution éclatât. André {p. 280}Chénier fut un des premiers qui le révélèrent à la France. Seulement, il ne fut pas le seul. Les journalistes jaillirent du sol volcanisé par la Révolution. Ils furent comme la semaille des dents de ce nouveau dragon de Cadmus… Il y eut, dans des camps d’opinions différentes : Suleau, Loustalot, Camille Desmoulins, Mallet-Dupan, Rivarol, Champcenetz, Mirabeau lui-même qui s’en mêla, et Mirabeau Tonneau, son frère, et, parmi eux, le plus noblement désintéressé des partis qui souillaient tout alors, le plus pur, le plus probe et le plus sublimement énergique, André Chénier, qui mourut pour l’avoir été… Tels furent les premiers clairons de cette légion de trompettes qui sonnèrent la diane de la Révolution, et qui continueront, je le crains bien, de sonner l’anarchie, jusqu’à la trompette, qui les fera taire enfin, du jugement dernier !

Car voilà, pour moi, la seule tache d’ombre que je trouve à la gloire, pure comme la lumière, d’André Chénier ! Il eut sa minute de révolutionnaire. Comme Louis XVI, qui n’était pas un poète, mais qui avait en lui la Bonté, la Bonté tout aussi illusionnante que la Poésie ; comme Lafayette, ce grand candide, qui ne vit pas que la Révolution et le Jacobinisme n’étaient qu’un même monstre et qu’il n’y avait pas à se mettre entre eux comme les Sabines entre les Romains et les Sabins, dans le beau tableau de David, André Chénier eut, lui, parce qu’il était poète, l’illusion de la {p. 281}Révolution française, et il se grisa de son imbécile espérance… Seulement, son erreur fut courte, et elle fut expiée bien avant qu’il la payât de sa tête ! Il retourna bien vite, ce révolutionnaire des premiers jours de la Révolution, qui en avait salué l’aurore, il retourna bien vite contre l’exécrable Jacobinisme le clairon d’or qu’il avait embouché en l’honneur de la Révolution, et qui, sous ses lèvres indignées et vengeresses, se changea en clairon d’airain. Oui ! cette âme charmante d’André Chénier, qui avait en elle toutes les causes d’erreur qu’ont les poètes, dut naturellement se faire prendre à cet Idéal impossible de liberté et d’égalité qui, soixante ans après Chénier, égara aussi Lamartine. Lamartine, plus grand poète que Chénier et plus coupable, car il avait vécu davantage et il s’était frotté aux expériences de la vie, qui n’apprennent donc rien à personne ! André, lui, n’avait pas trente ans. Pour ces âmes poétiques et généreuses de Chénier et de Lamartine, la Révolution, c’était la Vérité et la Justice prises toutes les deux au ciel par la terre. Vision sublime, que la réalité du Jacobinisme fit disparaître aux yeux du somnambule d’imagination qu’était Chénier en le tirant brutalement de son rêve, tandis que ce grand songeur de Lamartine ne fut jamais tiré du sien !

III §

{p. 282}En cela, Chénier fut supérieur à Lamartine, qui resta toujours ce qu’il était… l’auteur de cette Histoire des Girondins qui est un crime, — le crime de les avoir vantés, après les leurs ! André Chénier n’alla pas jusqu’à eux. Dans un temps où le flot furieux des partis ne permettait plus à personne de rester dans sa liberté et dans sa conscience, André Chénier resta dans la force de sa raison, et, ne vous y trompez pas ! c’est la force de sa raison qui le distingue même comme écrivain et comme polémiste, ce poète ! Quand il parle la langue de ce journalisme que tout le monde parlait alors et quand il en avait une plus belle qu’il pouvait parler seul, ce fut la langue de la raison qu’il se mit à préférer et qu’il parla. Transformation étonnante dans un homme aussi poète, il fit surtout du journalisme avec la puissance de la raison éclairée, honnête, impersonnelle et éternelle ! Le poète qui, jusque-là, n’avait chanté que l’amour, l’amitié, tous ses sentiments personnels, et qui forçait son génie à tenir archaïquement dans des vers que par le contour, la grâce et la perfection {p. 283}grecque, on pouvait croire du pays de sa mère, devint un prosateur à la phrase carrée du xviie siècle, balancée dans le mouvement, continu et contenu, de l’orateur. À cela près de quelques négligences de style, comme des entrailles qui se manifestent, etc., — qui trahissent le journaliste sur la brèche qui ne tire pas toujours juste par l’expression, — c’est un écrivain du xviie siècle à faire croire qu’il en est un. J’ai cherché en vain l’épithète, l’épithète révélatrice des grands, poètes et qui rapproche d’eux les grands prosateurs, je ne l’ai pas trouvée dans ce style grave qui ne nous entraîne que par sa pression d’ensemble, véritablement formidable. Elle n’y est point, elle n’y envoie pas son dard transperçant de lumière ! Mais ce style, qui roule comme un fleuve, semble n’en avoir pas besoin. Il est peut-être, dans sa simplicité forte, plus moralement qu’intellectuellement beau, mais il est beau encore, et je conçois que M. Oscar de Vallée l’ait si éloquemment admiré.

Il l’a admiré avec un enthousiasme, un abandon, un frémissement de sympathie et presque une tendresse, qu’il est bien capable de nous faire partager. M. de Vallée ne fait aucune réserve. Il se donne à plein cœur à Chénier. Il a toutes sortes de raisons pour l’adorer. Il n’y a pas que la haine des Jacobins qui le lui grandisse, il y a aussi des idées qui le firent, de poète, journaliste. Comme Chénier, M. Oscar de Vallée doit croire aux deux temps dans la Révolution {p. 284}française, dont l’un est arrivé, et dont l’autre était, dit-on toujours, possible. Il doit croire à ce qui abuse encore aujourd’hui, à cette heure, tant de bons esprits : aux cahiers des notables, cette barre de papier par-dessus laquelle la pouliche vicieuse et méchante de la Révolution a sauté ; aux actes impuissants de la Constituante ; enfin, à ces fameux principes de 89, qui n’étaient pas des principes, et que, par conséquent, on n’a pu violer, puisqu’ils n’étaient pas des principes !… Tout cela a dû nécessairement ajouter à l’admiration morale et littéraire que M. Oscar de Vallée montre pour Chénier. Aussi l’a-t-il donné pour le premier journaliste de son temps, où cependant il y avait Camille Desmoulins, latin dans sa prose comme André Chénier était grec dans ses vers, et Rivarol l’éblouissant, qui fut plus qu’un journaliste, puisqu’il a laissé un magnifique livre d’histoire. — Et peut-être le regarde-t-il comme le premier aussi des temps qui ont suivi le temps de Chénier, et qui ont produit, par exemple, des journalistes de la volée de Chateaubriand, de Bonald, de Lamennais, et de celui-là qui s’est tu trop tôt sous la maladie et dont le silence que nous entendons après sa voix fit un silence si grand3

IV §

{p. 285}Je dis peut-être… car M. de Vallée ne l’a pas écrit expressément dans son livre, et il a même laissé entrevoir la raison qui l’a empêché de l’écrire. Tout en admirant André Chénier, il a signalé, avec la justesse d’un homme qui voit le faible de ce qu’il aime et qui en convient pour s’en affliger, la raison qui doit séparer André Chénier, dans l’estime des hommes, des grands journalistes que je viens plus haut de citer, et qui, comme lui, ne furent pas au xixe siècle que des journalistes éclatants. Cette raison, entrevue par M. Oscar de Vallée, c’est ce qui manquait absolument de christianisme à Chénier, à ce Grec de païenne imagination, muet aux choses chrétiennes. Le grand esprit du Christianisme, qui rend plus grands les plus grands esprits, André Chénier ne s’en doutait pas. André Chénier, le tendre Chénier, le pur et juste Chénier, qui devint l’héroïque et intrépide Chénier, ne fut pas plus chrétien que tout son siècle. Au xixe siècle, Chateaubriand, Lamennais, Bonald et Louis Veuillot, qu’il faut nommer après eux, eurent du christianisme dans leur génie, et le Christianisme tient tant de place dans les choses humaines qu’il est {p. 286}impossible à des hommes qui se mêlent aux choses de ce monde de s’en passer sans se diminuer, quand ils sont les combattants de tous les jours dans la bataille des idées, en attendant celle des hommes ! Certes, Chénier n’eût pas été plus intrépide contre les bourreaux de la France, qui devinrent les siens, quand il aurait été chrétien. Mais il eût été plus sublime encore dans son intrépidité, et son génie y aurait gagné des accents qui auraient encore plus puissamment remué les âmes !

Quelque grandeur qu’on ait en soi, on gagne toujours quelque chose à être chrétien… Le Christianisme ajoute au génie comme il ajoute à la vertu, et M. Oscar de Vallée, qui doit être religieux, a regretté pour son Chénier et pour sa gloire qu’il ne le fût pas. Demandez-vous ce qu’est Charlotte Corday elle-même, la femme la plus héroïque d’un siècle incrédule, en comparaison de la moindre martyre chrétienne qui va à l’échafaud et à la mort, une croix à la main ! Demandez-vous ce que serait Jeanne d’Arc, dont le Christianisme a fait une inspirée et une Sainte, sans le Christianisme, qui lui a mis son auréole ? Elle ne serait guères qu’une Jeanne Hachette, tout au plus ! Si André Chénier, ce jeune poète mort sur l’échafaud, au lieu de regarder du côté des hommes avant de mourir, en leur montrant du doigt la tête dans laquelle il y avait quelque chose qu’ils allaient couper, avait regardé du côté du ciel, il y aurait autour de {p. 287}cette tête de martyr une autre auréole. Il n’y a que celle de ses vers !

Car c’est à ses vers qu’il faut revenir, et, je l’ai signalé déjà, M. Oscar de Vallée y est revenu lui-même à la fin de son livre, malgré le sujet de ce livre, entrepris pour exalter en André Chénier un talent qui n’était plus celui des vers. Lui, M. Oscar de Vallée, qui, par amour pour André Chénier, s’est donné la peine de repêcher, au courant du siècle qui les emporta, des pages dont le destin était de passer comme le siècle, M. Oscar de Vallée, qui a voulu concentrer sur ses pages, qui ont assurément leur éloquence, l’attention du lecteur comme la sienne, n’a pu éviter le fascinant regard qu’ont les poètes, même après leur mort, et qui empêche de voir en eux autre chose qu’eux ! Et ceci n’est point particulier à Chénier, du reste. C’est une loi. Le génie du poète, quand réellement il existe, est si extraordinairement beau, qu’on ne voit plus rien à côté : tout s’y fond et tout s’y efface… et la gloire, bête presque toujours, ne l’est point quand elle ne voit que le poète dans le poète ! Ce sont ses jours d’esprit, à la gloire… Je m’en vais même, ici, dire une chose qui fera trembler les moralistes, si elle ne les révolte pas, Est-ce parce que les vertus, le courage, l’héroïsme sont plus communs que le génie, que le génie les fait oublier ?… Cervantès perd son bras à Lépante ; qui se soucie de ce bras-là ?… Lord Byron, pour ne pas pleurer sa jeunesse {p. 288}perdue, veut délivrer la Grèce ; mais qu’est-ce que la Grèce, et l’eût-il délivrée, en comparaison du génie poétique qui a conquis l’admiration des hommes à lord Byron ?… Les pages en prose d’André Chénier citées par M. Oscar de Vallée, qui s’enchante de les citer, seront donc, je crois, citées en vain. Elles n’ajouteront rien à l’opinion du monde, et il n’y aura que des curieux, des lettrés et des exceptionnels, qui chercheront le journaliste, cette aiguille dans une botte… de gloire, et qui se préoccuperont de le trouver dans l’homme qui fit déroger sa poésie à n’être, un instant, que cela !… Ce ne fut qu’un instant, en effet ; car le poète, toujours vivace, avant d’être immortel, comprimé par la volonté d’être un prosateur et d’ajouter cette flèche de l’arbalète humaine à son carquois d’Apollon, a été, ressort divin ! plus fort qu’elle, comme l’instinct est plus fort que la réflexion. Le poète reparut après le journaliste. Il reparut pour mourir et pour chanter, du fond de sa prison, ce dernier chant du cygne assassiné, qui a été le plus magnifique cri d’aigle qui ait jamais été poussé, de cette force-là, parmi les hommes !

M. Oscar de Vallée a clos son volume par ces ïambes incomparables et immortels, qui ont fondé en France la poésie iambique et qui sont bien autrement beaux que ceux d’Auguste Barbier, qui sont déjà si beaux et qu’ils ont inspirés ! Puisque Chénier n’est pas chrétien et qu’il y a une poésie religieuse supérieure {p. 289}à tout dans les Harmonies religieuses de Lamartine, cette poésie des Iambes n’est donc que la seconde des poésies, — la poésie humaine ; — mais elle est incontestablement la première des poésies humaines. M. de Vallée ne l’a pas découverte comme le journalisme de Chénier. Il n’est pas allé la chercher si loin. Elle vibre dans tous les esprits, depuis qu’elle a été pour la première fois entendue, cette poésie faite de colère, d’ironie, de mépris et de tout ce qui peut tenir de passions, d’imprécations et de toute-puissance dans cet infini d’une âme d’homme ! Et puisque son livre était aussi sur les Jacobins, M. de Vallée a très bien fait de la citer. Elle seule est au niveau de la scélératesse qui l’a inspirée et contre laquelle, comme le tonnerre de Dieu, elle a éclaté. Sans les Jacobins, nous ne l’aurions pas ! Madame de Staël, qui admirait Byron comme M. Oscar de Vallée admire Chénier, disait du Farewell qu’elle aurait voulu être aussi malheureuse que lady Byron, pour l’avoir inspiré. Dirons-nous comme elle ? Cette poésie de Chénier paye-t-elle à la France la douleur et la honte d’avoir eu les Jacobins pour maîtres ? Si nous ne l’avions pas, nous qui adorons le génie, la voudrions-nous au même prix ?… Cette trombe impure et sanglante des Jacobins a passé. La splendide poésie est restée.

Seulement, la trombe hideuse reviendra, et pas plus dans l’avenir que dans le passé, cette poésie de Chénier ne l’empêchera de nous passer sur le corps !

M. Charles d’Héricault §

La Révolution de Thermidor.

I §

{p. 291}Ceci — je crois — est le début de l’auteur dans l’histoire politique. Mais, quoi qu’il en puisse être, c’est un livre d’un talent très mâle et qui ne sent nullement son débutant. M. Charles d’Héricault n’en est pas un dans les lettres. Il a publié plusieurs ouvrages d’une érudition souvent raffinée et profonde. Ce n’est pas seulement un littérateur, c’est un savant ; mais c’est un savant dont l’esprit agile ne s’est point exclusivement cantonné dans les questions de critique ou d’histoire littéraire. Pour ma part, j’aime ces Centaures intellectuels, moitié savants, moitié artistes, {p. 292}et M. d’Héricault en est un… D’une main alerte et compétente, il a touché à une foule de sujets, même au roman. Trempé par une étude sévère et mûri par la vie, M. Charles d’Héricault a enfin abordé l’histoire politique, et ce livre atteste des facultés si sûres d’elles-mêmes, si gouvernées, si réfléchies, que le troublant et passionnant sujet d’histoire qu’il a choisi pour le traiter — La Révolution de Thermidor — ne l’a entraîné ni dominé une seule minute, et qu’il nous a donné l’exemple d’une fermeté d’esprit inconnue à tous les historiens, dans une mesure quelconque, de la Révolution française, — de cette Révolution dont la bouleversante influence ne s’arrête pas à ceux qui l’ont faite, mais va jusqu’à ceux qui l’écrivent…

Car elle va jusque-là. Ceux-là tous qui ont touché à ce baril de poudre de la Révolution française en ont ressenti l’explosion, dans leurs facultés. Ceux-là tous qui, pour une raison ou pour une autre, ont mis le bout de leur plume dans ce périlleux sujet d’histoire, en ont reçu à la tête un tel coup qu’ils en ont perdu l’équilibre, qu’ils en ont été plus ou moins terrassés. Aucun dont la raison ait résisté à cette histoire… Ç’a été, pour tous les cerveaux, comme une insolation terrible… L’anarchie de la Révolution est entrée dans les esprits qui l’ont racontée. On se croyait maître de son sujet ; on en était victime. Je ne parle pas de Thiers, le premier historien de la Révolution {p. 293}dans l’ordre des temps, trop sceptique pour n’être pas la toupie, très peu ronflante, du reste, de l’histoire qu’il écrivit à l’époque de sa jeunesse, ni de Michelet, cette Tricoteuse nymphomane, — mais le pur, le noble Lamartine, écrivit Les Girondins, et ce fut la démence de son génie. Carlyle, l’Anglais, du pays de Pitt, si bien placé pour juger la Révolution française, y alluma son mysticisme halluciné de puritain. Tous, et je passe les noms de ces marionnettes d’historiens, à qui l’Histoire a tiré le fil quand elle ne l’a pas cassé, furent pris ou d’une admiration ou d’une horreur qui n’étaient plus des sentiments, mais des vertiges… L’historien froid, l’historien que l’Histoire ne mène pas, et qui, même, ne mène pas l’Histoire, — car être mené par l’Histoire ou la mener, c’est tout un pour la vérité, et c’est ici que l’esclave vaut bien le despote, — l’historien impartial qui ne se soucie que de l’exactitude ou de la justesse de son observation, a manqué jusqu’alors. On s’incendiait au baril de poudre… Eh bien, voici un historien qui ne s’y allume pas. Voici un historien froid comme un officier d’artillerie faisant des études sur le salpêtre qui a failli faire sauter la France, et qui nous apprend de quels abominables éléments ce salpêtre de nouvelle espèce était composé.

C’est là l’originalité et le mérite du livre de M. d’Héricault. Quoiqu’il y ait du pathétique vengeur dans la révolution de Thermidor, l’historien a eu cette {p. 294}froideur et cette force d’esprit de préférer la recherche des causes, grandes ou petites, de cette révolution, au poignant éclat des effets. Sobre, contenu, acéré, méprisant et calme, il n’a point fait de poésie sur cette tragédie sanglante, qui joignit à beaucoup d’ignobilité très peu de grandeur. Il a mieux aimé faire de la science, et il a écrit une histoire plus profondément psychologique que toutes celles qui ont été publiées avant la sienne sur la Terreur et sur Robespierre, ces deux vaincus de Thermidor. Il a passé au microscope, comme deux insectes, ces deux monstres énormes, pour qu’on les vît mieux, — pour qu’on les discernât jusque dans leurs animalcules et leurs derniers atomes… Il n’a oublié ni une goutte de sang, ni une goutté de boue, analyseur patient, minutieux, implacable, d’un dégoût si haut qu’il en est impassible. Il aurait compté les poux de Sylla…

Encore une fois, la virilité de l’esprit, voilà la qualité dominante de ce livre, qui n’a aucune des nervosités et des tensions du temps présent. M. Charles d’Héricault est un robuste. Je l’ai connu, il n’y a pas déjà si longtemps. C’était alors un beau, aux cheveux noirs, tel qu’on se représente le fougueux pasteur de l’Oaristys d’André Chénier. Il semblait taillé pour l’action encore plus que pour la pensée. Ce savant, ce lettré, maniait le fusil du chasseur. Il avait ce qu’on appelle du muscle. Et ce muscle, il l’a gardé. Il l’a dans l’esprit comme il l’avait dans le biceps. Je ne {p. 295}sache pas de livre meilleur que le sien pour jeter la goutte d’eau glacée sur les fronts échauffés par le bonnet rouge, — pour rasseoir et paralyser l’enthousiasme imbécilement ou épileptiquement révolutionnaire… Peu de temps avant sa mort, est-ce que Victor Hugo — un égaré aussi par l’histoire de la Révolution française — n’écrivait pas cette phrase, chargée, croyait-il, d’une prophétie : « Le dix Août est à la Révolution ce qu’aujourd’hui est à demain… » ? Le livre de M. d’Héricault a répondu… Il suffisait bien pour faire rentrer dans le ventre de Hugo son épouvantable espérance.

II §

Ce livre, excellent et d’une beauté simple, ne comprend qu’une année, et il n’avait pas besoin d’en embrasser davantage. La Révolution de Thermidor n’a guères été portée plus de neuf mois dans les flancs sanglants de cette Révolution française, qu’on peut bien appeler, sans lui manquer de respect, une prostituée, puisqu’elle a été violée successivement par tous les partis qui l’ont caressée. L’enfant né de ces horribles accointances, ce fut la Terreur, — la Terreur, {p. 296}plus laide que sa mère, et qui lui répercuta si violemment sa hideur agrandie, que la Révolution, affolée de ce qu’elle avait fait, mit les poings dans ses yeux pour ne pas la voir et lui cria… « Tu n’es pas ma fille ! » Elle l’était cependant. Il n’y a que les sots qui ne le voient pas ou les hypocrites qui le contestent. Les révolutions engendrent toujours plus horrible qu’elles. C’est le Péché qui engendre la Mort, dans l’Enfer de Milton, et la laideur de la Mort rachète les fausses beautés du Péché. L’historien de La Révolution de Thermidor a taillé son livre dans la mesure juste qu’il devait avoir. La Révolution française, la magna parens de toutes les autres, dit quelque part M. d’Héricault, existait avant Thermidor, et elle a continué d’exister après Thermidor. Mon Dieu ! l’affreuse octogénaire existe encore et ne paraît pas devoir mourir de sitôt… Tuer la fille n’a pas tué la mère, capable, comme la vieille Sarah du Patriarche, de refaire un autre enfant, pire peut-être que le premier. La Terreur a existé de sa propre vie et de sa propre force, — et c’est même la Révolution qui l’a tuée, ajoutant à ses autres crimes celui-là, qui n’en était un que pour elle ! Seulement, elle ne l’a pas tuée à elle seule. Elle s’est cherché des complices pour l’aider dans sa besogne infanticide. Elle y a mis d’autres mains que les siennes. Et M. d’Héricault, avec son regard aigu, a regardé dans le fond de ces mains-là… Elles n’étaient pas toutes tachées de sang, mais toutes, sans exception {p. 297}de fange ; car c’est une fange que la lâcheté… En ce vil temps, on était plus bas que sous Marat. Le couteau de Charlotte Corday n’était plus possible. Et cela est si vrai, que M. d’Héricault, qui sait tout, n’est pas plus sûr du coup de pistolet de Merda que de son nom !

Mais ce qu’on sait, c’est que ce fut la fin, — la fin de la Terreur et de Robespierre, tués tous deux de ce coup de pistolet anonyme, resté mystérieux. Ce fut la fin de la Terreur et de Robespierre, puisque la Terreur et Robespierre, que j’appelais, il n’y a qu’une minute, les deux vaincus de Thermidor, au fond, n’en faisaient qu’un, tant ils s’étaient incarnés l’un dans l’autre, étreints, confondus et fondus !! L’histoire de la Révolution de Thermidor, sous la plume décidée de M. d’Héricault, est surtout l’histoire de Robespierre, et il a si bien senti qu’elle l’était, et il a si bien voulu qu’elle le fût, qu’il a ajouté au titre de son livre La Révolution de Thermidor, un sous-titre, qui fixe la pensée : Robespierre ou le Comité du salut public. M. d’Héricault, cet esprit énergique et sensé, ne décapite pas l’Histoire. Ce n’est pas un de ces benêts de panthéisme qui l’impersonnalisent. Il laisse cela à cette folle de Michelet. Michelet, dans son Histoire de la Révolution, a eu l’extravagante pensée d’imputer l’action révolutionnaire au peuple seul, au peuple acéphale, et de nier l’ascendant des chefs… ce qui est tout simplement guillotiner l’Histoire et abattre sous le {p. 298}stupide niveau égalitaire tout ce qui s’y élève, même dans le mal. Conséquence très logique, du reste, des doctrines en honneur aujourd’hui. Quand on nie la personnalité de Dieu, on doit nier la personne humaine. Michelet a nié celle des chefs de la Révolution dans les choses de la Révolution qu’il admirait le plus. Il a effacé Robespierre dans son histoire. Mais M. d’Héricault l’a mis en saillie dans la sienne, parce qu’il était réellement en saillie dans l’histoire de l’an II ; M. d’Héricault a bien compris que la Terreur n’était plus qu’une chose sans visage, quand elle ne portait pas celui de Robespierre… On peut dire de l’historien de Thermidor qu’il ôte des mains de Michelet la tête de Robespierre, coupée, par cet innocent bourreau, en l’honneur et au profit de la canaille, qui n’en a pas, et qu’il l’a restituée à celui qui, devant Dieu et devant les hommes, a individualisé la Terreur.

III §

Et, en effet, il l’a individualisée ! Et la France du temps de Robespierre, et la Convention, et même l’Europe, ne furent point de l’avis de Michelet dans sa fausse histoire. Elles ne s’y trompèrent point. Elles {p. 299}prirent bien Robespierre pour ce qu’il était, — c’est-à-dire pour la Terreur elle-même, pour la Terreur faite homme ; car il faut que toute force se fasse homme pour être davantage et pour avoir toute la puissance de ce qu’il y a de plus puissant au monde : — l’Unité. En action historique, les idées générales, les influences sociales ont besoin d’un homme… Quoique la France fût éperdue d’égalité, à cette heure maudite, et qu’elle eût commencé déjà le nivellement par l’échafaud, elle n’en reconnut pas moins la supériorité et la souveraineté de l’homme qui, à un jour donné, avait créé cette chose inouïe, universelle et compacte, qui s’étendit tout à coup sur la France entière comme une voûte qui ne permettait plus de respirer, et qu’on appela du même nom que le sentiment dont elle transissait les âmes : la Terreur ! M. d’Héricault donne même la date du jour où cette effroyable chose se produisit. Ce fut celle de la loi du 22 prairial, sortie, toute, de la tête de Robespierre. Ce jour-là, il fut le maître de la France par la Terreur qu’il créait. Cela ne dura pas ; cela ne pouvait pas durer. La nature répugne à ces épouvantables phénomènes. Mais le temps que cela dura, Robespierre, le petit avocat d’Arras, le petit bourgeois, la petite âme et le petit esprit, fut le dictateur de la France, comme, à Rome, l’avait été Sylla…

Il faut demander pardon à la mémoire de Sylla de citer son nom, même en passant, quand il s’agit de Robespierre ; mais comment se priver de l’éclair du {p. 300}contraste ?… Sylla, le proscripteur Sylla, fit aussi une Terreur, mais c’était pour le compte d’une chose grande ; c’était pour le compte de l’aristocratie romaine, qui avait fait la gloire et la force de Rome. Tandis que le petit bourgeois de Robespierre, devenu populacier, travaillait pour le compte de la populace et pour le sien. Sylla fit une Terreur, mais il la borna. Il coupa sa forêt d’ennemis, et, quand il l’eut coupée, il posa la hache à ses pieds avec une hauteur et un calme que l’Histoire, malgré son horreur, admire encore. Le monde romain stupéfié se tut devant Sylla, et il s’en alla mourir tranquille à sa maison de campagne, cet homme qui, malgré ses batailles et son génie de gouvernement, n’avait jamais été fier que d’une chose, qui ne lui appartenait pas, c’est d’avoir été toujours heureux… Robespierre, lui, l’autre proscripteur, ne s’arrêta pas. Il ne dit pas à sa mer de sang, qui lui eût désobéi, du reste : « Tu n’iras pas plus loin ! » Robespierre n’avait pas fait qu’une Terreur ; il était la Terreur elle-même, et, comme disait Fouquier-Tinville, « la force impulsive de la Terreur ». Mais, revanche des terrorisés ! il avait la terreur de sa Terreur. L’épouvante qu’il produisait revenait sur lui ; il tremblait en frappant et frappait encore, tant qu’enfin les lâches se révoltèrent et frappèrent à leur tour… Il ne finit point dans la majesté sans remords de Sylla. Il fut tué, on ne sait trop par qui, et mal tué ! On le trouva, à l’Hôtel de Ville, la mâchoire brisée, {p. 301}son habit violet déchiré, ses culottes nankin avalées, ses bas de coton sur ses talons, souillé, sanglant, vautré sur une table où il venait d’écrire, et après l’avoir un peu lavé, un peu pansé, tout en l’insultant, on le jeta, ce reste vivant d’homme, au bourreau, qui coupa comme il put cette tête fracassée, et telles furent, en mourant, la grâce et la décence de ce magnifique gladiateur de l’Égalité !

Or, cela, que je rappelle, et que M. Charles d’Héricault pouvait peindre à grands traits, avec les reliefs du style et de la langue et le frémissement d’un artiste, il l’a dit sans s’y arrêter, avec la sobriété voulue, réfléchie et maintenue résolument, tout le temps de son livre, et que je ne puis m’empêcher d’admirer. Il n’y a pas dans son histoire un grand portrait cohérent et d’ensemble de Robespierre. Tous les traits y sont ; l’historien n’en a omis aucun et il en a retrouvé quelques-uns qu’on ne connaissait pas ; par exemple, la jalousie qui dévorait ce pékin pour ce qui était militaire et gloire militaire. Ces traits discernés, notés, appuyés, sont dispersés dans le courant du livre, comme les membres, moulés un à un, d’une statue, qu’on n’a pas encore rassemblés… M. d’Héricault n’a voulu faire ni une peinture, ni une médaille de Robespierre. Il a le pinceau, pourtant, et le burin à sa portée. On sent l’un à certaines touches larges et rapides, qui font rehaut dans ce style nerveux et clair ; on sent l’autre à des mots qui sont des entailles, — des mots {p. 302}tacitiens. Mais les habitudes du savant, du chercheur, de l’observateur, l’ont emporté sur les puissances de l’artiste. M. d’Héricault s’est contenté de nous faire une grande anatomie morale. Il a pénétré sous la peau du monstre, et il nous a donné un écorché. Il lui a ouvert ce cœur, qui devait être pâle, si les Sauvages qui disent que le cœur des lâches n’est pas rouge ont raison, et il en a extrait, il en fait sortir tout le venin, tout le fiel, toutes les envies, toutes les bassesses, toutes les peurs, toutes les hypocrisies, entassées, figées et durcies dans ce misérable cœur ! Et le travail qu’il a fait sur le cœur, il l’a fait aussi sur la tête. Il l’a ouverte aussi, cette petite tête vaniteuse et vipérine, grosse et verdâtre comme un œuf de canard, et il a montré que cette tête n’avait qu’une pincée de cervelle, et qu’en fin de compte cet homme, colossalisé par ses crimes et par les partis, cet homme — la terreur de la France ! — n’était rien qu’un lâche et qu’un sot.

IV §

Il n’était que cela, — et je m’en doutais bien un peu, mais je ne l’avais pas vu avec cette évidence que je dois à M. d’Héricault… On a beau se rappeler le mot d’Oxenstiern sur la médiocrité de ceux qui {p. 303}gouvernent les hommes pour s’expliquer la toute-puissance et la popularité de Robespierre et l’écrasement de tous ses rivaux de pouvoir, qui avaient des facultés d’esprit dix fois plus éclatantes que les siennes et des âmes vingt-cinq fois plus hautes, on a peine à croire que le monde ait été — ne fût-ce qu’une heure ! — plus sot et plus lâche que ce lâche et ce sot… Quelque mépris qu’on ait pour les hommes, on répugne à donner sa démission de l’humanité… L’imagination grandit les êtres qui ont été des fléaux, et voilà ce qui a grandi ce petit homme de Robespierre, même après sa chute… Comme son maître Rousseau, c’était une âme de laquais qui voulait devenir grand seigneur, et qui s’y prenait mal pour cela. Si sa popularité, disent les hommes de son temps, fut monstrueuse, elle l’est encore après sa mort, et il faudrait s’en étonner, si les hommes n’étaient pas toujours les mêmes : lâches devant la force brutale qu’ils prennent pour la force réelle, mais qui ne l’est pas ! Les plus belles, les plus nobles imaginations de ce siècle furent ébranlées et éblouies par le sang, — cette pourpre qui éblouit quand il s’agit de juger celui qui le verse, — et qui fut versé par ce lâche et ce sot. Nodier l’a rêvassé presque grand. Balzac l’a créé, — comme il a créé Marat, comme il a créé Catherine de Médicis, comme il créait tout, cet homme qui avait l’inconvénient du génie, et qui ne voyait les choses et les hommes que transfigurés par son prodigieux cerveau… {p. 304}Madame de Staël — elle aussi ! — l’a exagéré de contrecoup, quand elle appela notre sublime Empereur : « Robespierre à cheval ». C’était faux, dérisoire et petit comme la haine d’une femme, un pareil mot ! Napoléon n’était pas plus Robespierre à cheval, que Robespierre, sur la colonne Vendôme, n’aurait été Napoléon.

Mais, grâce à M. d’Héricault, on ne le mettra plus sur aucune colonne. Le voilà descendu ; il ne remontera pas. Les partis, qui lui ont fait un pavois de leurs dos courbés, oseront-ils continuer de porter cette vieille relique éventrée et déshonorée ?… Ils sont, je le sais bien, capables de tout, les partis, qui se crèvent les yeux comme Œdipe pour ne pas voir leurs crimes ou leurs criminels ! Mais, s’il y a un livre capable d’arracher du cœur et de l’esprit l’idolâtrie de Robespierre, de ce faux homme d’État, bête comme une guillotine qui aurait le mouvement perpétuel, c’est, à coup sûr, ce livre de M. d’Héricault, qui dit tout sans exagérer rien. Ce livre est d’une telle impartialité qu’il est impossible de voir à travers les pages l’opinion politique de l’auteur. Est-il bleu, rouge ou blanc ?… Je défie de le dire. Son histoire n’a point de cocarde. Elle n’est d’aucune couleur, si ce n’est de la couleur de la lumière.

M. Taine §

I §

les Origines de la France contemporaine, tome I : L’Ancien Régime [I-V].

{p. 305}C’est un livre qui en promet deux autres. C’est le premier terme d’une trilogie historique qui implique dans une même recherche l’ancien Régime, la Révolution et le Régime nouveau, de quelque nom qu’un jour l’Histoire l’appelle. M. H. Taine, après avoir flâné longtemps dans la philosophie, la critique littéraire et l’art, aborde maintenant l’histoire politique. Je l’ai suivi un peu partout, et je m’en vais le suivre encore. C’est un esprit intéressant, d’ailleurs, plus volontaire qu’inspiré, qui se développe dans des efforts très laborieux. Seulement, ces efforts sont-ils {p. 306}bien dans le sens de ses facultés ?… C’est une question qu’on pourrait poser. Il était peut-être né léger, dans l’acception française et spirituelle du mot, mais l’étude, le travail acharné, l’ambition scientifique, l’ont fait lourd. Il est vrai que la lourdeur paraît parfois de la puissance… Il avait commencé autrement. Son premier livre, Les Philosophes français du xixe siècle, fut le rire strident de la moquerie contre la philosophie contemporaine qui, comme on dit, ne l’avait pas volé ! Mais, comme s’il eût eu peur de son impertinence, M. Taine fit presque immédiatement rentrer son petit rire aigu dans le fourreau. Prudemment il mit son sifflet dans sa poche. Les mandarins sont graves, et M. Taine est de la graine des mandarins. Il pousse dans les chaires. C’est un professeur… Son livre des Origines de la France contemporaine est bénévolent. Il a la prétention d’être une étude profonde, impartiale et désintéressée des origines de ce fait très peu satanique, pour M. Taine, aux yeux de qui Satan est un fantoche, la très logique Révolution française. Quand le livre a paru, quelques optimistes, à la lecture des premières pages, qui sont réellement belles et qui paraissent justes, avaient vu là une si étonnante modification dans les idées présumables de M. Taine, qu’elle touchait presque à une conversion, — et il n’en était rien, parbleu ! Comme l’ami Robin, dans la charmante chanson de Beaumarchais :

Il est toujours, — il est toujours le même !

{p. 307}M. Taine est toujours, sous des formes plus graves le M. Taine des Philosophes français, le matérialiste de fond et de la première heure, et cela devait être, du reste. Le grand ami de M. Taine, Stendhal, dont il est beaucoup sorti, autant qu’un professeur peut sortir d’un observateur homme du monde, Stendhal, le piquant et le pervers, n’a-t-il pas dit « qu’il ne faut jamais se repentir » ?…

Et l’auteur de L’Ancien Régime a obéi à cette consigne : il ne s’est point repenti. Il a obéi à la loi des forts, qui ont culbuté en eux cet impedimentum belli : — la conscience. C’est un vieux mensonge, que les serpents changent de peau ! Et ce sera là, même, de n’en avoir pas changé, une des causes du succès de M. Taine. Car il aura du succès. Et comment n’en aurait-il pas ?… Il formule et applique à l’Histoire le matérialisme du temps, qui tressaillira d’aise, dans ses vilaines entrailles, en lisant ce livre, qu’on vantera, mais qu’on ne discutera pas, et qui imposera par le poids d’un talent qui n’est plus léger, par les lectures dont il témoigne, par cette accumulation sans agrément de citations entassées et pressées les unes sur les autres comme les tuiles d’un toit, enfin, par tout ce luxe étalé de travailleur, — le mot et la chimère du siècle, et que les Frivoles du journalisme reconnaissent depuis longtemps en M. Taine avec le petit tremblement du respect ; car, ainsi que le disait glorieusement et bassement aussi Alexandre Dumas aux {p. 308}ouvriers de 1848 : « Nous sommes tous maintenant des travailleurs ! »

II §

Travailleur et matérialiste ! Quelle chance ! Voilà pour moi les causes efficientes du succès du livre de M. Taine. Succès certain de profonds salamalecs et de haute estime, mais peu retentissant, parce que l’imagination ne se passionne que pour les livres passionnés, et que le livre de M. Taine est froid et affecte d’être froid, comme doivent l’être l’examen et la science. Le matérialisme surtout, cette bourbe qui monte et s’étend toujours de plus en plus dans les esprits et dans les mœurs, saura bon gré à M. Taine de se retrouver dans le livre qu’il vient de publier… M. Taine, il est vrai, ne l’affirme pas avec le timbre, cyniquement éclatant, de Diderot, par exemple. Comme M. Renan, il est bien trop chattemite pour cela. Mais qu’il y pense ou qu’il n’y pense pas, sa méthode historique le trahit, et cette méthode même, il n’en a pas le triste mérite. Ce n’est pas lui qui l’a inventée… L’auteur de L’Ancien Régime a bien moins d’initiative que de mémoire et d’érudition. Cette méthode à l’aide de laquelle il étudie et construit l’Histoire est la méthode positiviste, la dernière méthode connue, {p. 309}— les méthodes étant comme les jours, qui se suivent et qui ne se ressemblent pas. Pour l’expliquer en deux mots, c’est l’assimilation de l’Histoire aux sciences naturelles, rien de plus. Or, disons que M. Taine l’aurait inventée qu’il n’y aurait pas de quoi en être bien fier ; car cette méthode est bornée comme le matérialisme, dont elle est le produit, par conséquent insuffisante… Elle consiste, en effet, à étudier une société comme un naturaliste étudie un animal. Mais une société dont il ne faut pas séparer l’homme, comme l’ont fait les théories les plus fausses du xviiie siècle, et qui sont restées le plus populaires en raison même de leur fausseté, est autre chose qu’un animal qui ne relève que du microscope et du scalpel et qu’on étudie du dehors, pour en expliquer le dedans. L’analyse donne tous les éléments de la vie, mais ne donne pas la vie. L’Histoire n’est pas qu’une description. Il y a en histoire des causes premières mystérieuses, impénétrables à l’analyse, tenant à la nature de l’homme et à sa destinée, et devant lesquelles l’historien de vocation est quelque chose de plus qu’un observateur !

Il doit y être une créature humaine et vibrante, un être ému de ce qu’il raconte. Et c’est son émotion presque religieuse, quand elle est intense, qui fait, du même coup, la beauté de son talent et de son histoire. La méthode historique de M. Taine, si elle était vraie, abolirait Tacite et Chateaubriand au nom de la science, {p. 310}et la nomenclature des faits historiques remplacerait l’âme et la pensée de l’historien.

III §

Mais ce serait en vain, du reste, qu’elle le tenterait. L’historien, qu’on ne peut distraire de l’Histoire, repousserait sous la mutilante méthode et la défierait de l’anéantir. Ce n’est pas tout que d’articuler tous les faits… En les articulant, en les accumulant, comme M. Taine les articule et les entasse et les presse dans son histoire, d’une main qui ne manque, certes ! pas de force pour en exprimer tout le suc et en faire sa chimie historique, l’historien se retrouve pourtant, malgré les prétentions à l’impersonnalité du savant. Ces faits qu’il épingle, ces citations dont il arrange la mosaïque insidieuse et éblouissante, il a sa manière personnelle, sa manière à lui de les montrer, de les arranger, de les mettre en valeur, — pour en tirer lui-même ou en faire tirer aux autres des conclusions… L’homme est ainsi fait qu’il ne peut pas ne point ajouter aux choses qu’il touche. Il laisse à toutes des lambeaux de sa personnalité. Il ajoute même à celles qui, comme le diamant, sont le plus en possession de {p. 311}la lumière. Rappelez-vous le vieux Gobseck dans Balzac, faisant jouer le jour dans les diamants de la comtesse de Restaud. Voilà l’image de l’historien ! Et M. Taine lui-même, en dépit de sa méthode, a des manières de faire jouer le jour dans les faits et les opinions historiques. Seulement, Gobseck, lui, tout Gobseck qu’il est, ne peut s’empêcher d’être ému. Sa terrible face d’avare, morte à tout, s’illumine au feu de ces pierres qu’il tourne et retourne dans ses mains tremblantes et habiles pour en attiser mieux la flamme, pour les épuiser, s’il le pouvait, de leur lumière, et alors, sa physionomie devient sublime. M. Taine affecte d’être impassible. Il veut être plus sec qu’un avare. Je le crois bien ! c’est un savant.

N’être qu’un savant ! Voilà donc ce que M. Taine y gagnerait, s’il n’y avait pas en lui des choses indestructibles à toute méthode inventée par les hommes : — il ne serait qu’un savant ! Mais l’homme de talent, que je mets bien au-dessus du savant, y perdrait, de s’être mis dans les brassières d’une méthode, au lieu de suivre l’inspiration, qui domine toutes les méthodes quand on se sent la vocation d’écrire l’Histoire. Il n’y a pas, selon moi, d’autre méthode historique que la divination dont on est capable dans l’interprétation des faits, et l’impression qu’ils font sur un être intellectuel et moral bien organisé. Ici, la question de l’œuvre, la question de l’art, prend son importance. M. Taine, qui, après avoir été {p. 312}philosophe, se pose en historien, a été, un jour de sa vie, un artiste. Ce fut dans ses Notes sur Paris, les Notes de Frédéric-Thomas Graindorge. Je ne sais pas s’il était alors professeur, ou si c’est depuis qu’il l’est devenu ; mais, alors, il n’avait pas pris le parti de n’être qu’un savant. Il avait encore, dans ce temps-là, de cette légèreté et de cette ironie qu’il avait montrées dans son pamphlet contre les Philosophes français du xixe siècle. Le jeune homme sérieux, « l’espoir du siècle », comme disait son ami Stendhal, qui se moquait de tous les pédantismes, n’était pas encore né, ou il était en bien bas âge… Il écrivait dans un journal de petites dames, — La Vie parisienne, — et c’est là que le Graindorge, qui pouvait s’appeler Graindepoivre, fut publié. C’était un livre audacieux et profond autant que s’il avait été grave, un livre de dandy ennuyé et de foie malade, dont la noire humeur ou humour — c’était l’une et l’autre — était charmante. Ce jour-là, M. Taine, je crois, révéla le vrai sens dans lequel il aurait dû pousser ou laisser épanouir son talent d’écrivain. Ce jour-là, il fut vraiment un artiste humain et littéraire. S’il était resté dans cette voie, il aurait pu dégager l’artiste du bloc de facultés qui sont en lui et dans lequel il se trouve pris. Il n’y aurait pas ajouté le poids de méthodes fausses ou déplacées. Mais, au lieu d’être une flamme légère et brillante, il a mieux aimé rester bloc.

Et tout est devenu bloc en lui, même son style. {p. 313}Il s’est alourdi. Certainement, il y a encore de grandes et vigoureuses qualités d’expression et de couleur dans le livre actuel de M. Taine, mais elles y sont empâtées, comme dans certaines peintures. La phrase, le plus souvent très longue, roule avec une gravité monotone.

La propriété des termes y est. L’expression étincelante y brille à nombre de places sur le fond étoffé de cette phrase pesante comme les plis du velours, mais ce velours qui traîne ne s’enlève jamais sous les souffles irrésistibles qui donnent tant de grâce aux grands écrivains. On sent en lisant ces pages travaillées, fouillées, cannelées, guillochées, que M. Taine n’a pas la naïveté de son talent. Le piocheur acharné apparaît trop dans ce talent surchargé, qui n’a pas les simplicités du talent qui est parce qu’il est et que n’a point touché la science, — la science qui s’efforce, se tend et se ride, et fait toujours grimacer plus ou moins, dans son efforcement, ce qui devrait être spontané et beau.

IV §

On le voit par ce qui précède, ce n’est pas le fond du livre de M. Taine que je discute ici. Ce fond historique, sur lequel on sera bien obligé de se prononcer quand on aura la pensée tout entière de l’auteur {p. 314}touchant les Origines de la France contemporaine n’est point en solution dans ce premier volume. Je l’y aperçois bien un peu ; je pressens bien un peu, en lisant cet accumulateur à la charge de l’Ancien Régime, les conclusions d’ensemble que devra plus tard tirer l’historien. Aujourd’hui, ce que j’ai voulu, avant tout, c’est d’examiner la méthode historique qui, je l’ai dit déjà, n’appartient pas à M. Taine, et signaler l’influence néfaste que cette méthode a sur son talent. Dans ses préoccupations d’étude et d’investigation microscopique, l’auteur de L’Ancien Régime s’est planté dans les ceps de cette méthode pointilleuse, au lieu de se livrer, en âme ouverte, aux vastes impressions de l’Histoire et aux palpitations qu’elles doivent causer à l’historien. Si M. Taine n’était qu’un érudit, je le laisserais faire. Je le laisserais dans les épingles à chercher de l’érudition. Mais il a une bien autre visée ; il se croit une conception historique nouvelle. Et il n’y a réellement pas de conception nouvelle en Histoire. On peut avoir une manière à soi de l’écrire, mais il faut la concevoir comme tous les hommes de génie qui l’ont écrite l’ont conçue. Tous avaient, plus ou moins, dans la pensée, un a priori métaphysique ; car chez tout homme il y a un métaphysicien primitif. Avant qu’il touchât à l’Histoire, il était déjà dans l’historien ! La métaphysique n’est pas seulement une chose d’étude, c’est une chose d’organisation humaine. Même le matérialisme, qui nie {p. 315}la métaphysique, est, si on veut bien y réfléchir, un essai de métaphysique contre elle. Pour peu que le cerveau ne soit pas imbécile, la métaphysique est le milieu, dans la tête humaine, par lequel tous les faits sont obligés de passer pour se teindre des reflets qui sont les conditions de leur lumière. Eh bien, c’est le métaphysicien primitif, que je connais, de vieux temps, dans M. Taine, et que je retrouve identiquement dans l’historien, c’est ce métaphysicien-là que je n’eusse pas voulu y voir.

Et, en effet, c’est le métaphysicien qu’il est encore, sans le vouloir, contre la métaphysique ; c’est le philosophe, qui, dans les premières années de sa vie intellectuelle, partit de Condillac pour aller à Hegel, où tout le monde philosophique allait alors, comme on va maintenant à Notre-Dame de Lourdes, puis qui revint à Condillac, dégoûté d’allemanderie, en véritable esprit français fait pour le léger et le clair, et qui, s’il a maintenant perdu la légèreté immatérielle de notre race, en a du moins gardé la clarté, sous les accumulations et les épaississements de son style et de sa manière. Quoiqu’on rapporte toujours à la maison beaucoup de scepticisme de tous ces voyages à travers les Philosophies, M. Taine n’a jamais oublié que Condillac, cette transparence, est le seul père propret et qu’on puisse présenter de cet affreux mauvais sujet de matérialisme, qui a pour père malpropre La Mettrie et « la canaille dernière », comme {p. 316}on dit dans Le Mariage de Figaro ! La philosophie de la sensation, qui commence par le nez dans le Traité de Condillac, cette prise de tabac philosophique, a fait éternuer trop voluptueusement M. Taine pour qu’il ne s’en souvienne pas dans le chapitre consacré en son livre de L’Ancien Régime à cet abbé si peu abbé. Voltaire, Diderot, Rousseau, qu’il exagère énormément en les décrivant, lui passent moins près du cœur que Condillac et Montesquieu, et on le comprend : Condillac est pour lui le matérialisme de la source, — les premières gouttelettes du fleuve immense ; Montesquieu, le ton de la bonne compagnie dans l’impiété, — si opposé aux engueulades athées et compromettantes de Diderot, — la haute discrétion dans l’audace dangereuse, extrêmement chère aux héros intellectuels d’à présent, et que M. Taine adore dans Montesquieu comme certaines prudes adorent la décence dans l’expression et l’indécence dans la pensée.

Voltaire, Diderot, Rousseau, tout le xviiie siècle enfin, dans ses personnalités moins éclatantes qu’elles n’ont fait d’éclat, tiennent une large place dans le livre de M. Taine. Ils y sont décrits par ce descripteur infatigable et quelquefois fatigant, mais, en définitive, ils n’y sont pas jugés. Au nom de quoi les jugerait-il ?… Pour juger, il faut être un homme, — il faut avoir des principes, une morale, un bâton de longueur pour prendre la hauteur des choses, et M. Taine, de volonté systématique, n’est plus une personnalité. Il n’est {p. 317}qu’un appareil à description, une espèce de machine qui amène sous les yeux l’objet, le retourne, et le remporte après l’avoir montré. Superbe simplification ! C’est à vous de dire ce que c’est… Les empêtrements, s’il y en a, ne sont plus, du moins pour l’historien. Méthode commode pour lui, mais absurde et fallacieuse tout à la fois, fondée sur la notion la plus fausse de l’esprit humain et de l’enseignement par les livres (ô professeur !) ; car tout homme qui écrit un livre d’histoire se croit le droit momentané d’enseigner. Or, la méthode positive de M. Taine n’enseigne pas, mais renseigne. Or, encore, tout le monde n’est pas apte à se servir dans l’intérêt de la vérité du renseignement qu’on lui donne. Quand un nosographe fait la description d’une maladie, il la fait pour des médecins comme lui, qui se connaissent à la chose décrite et qui savent si on en a décrit tous les symptômes ; mais quand M. Taine, dans son livre, fait la monographie de l’Ancien Régime et les symptômes de sa dernière heure, il s’adresse à tous, — à ce public qui ne sait pas l’Histoire et auquel il faudrait l’apprendre, — et ce penseur indépendant, qui s’inquiète dans sa préface de la légitimité du suffrage universel, le reconnaît d’avance par sa méthode, et pose, dans l’ordre de l’esprit, comme le suffrage universel dans l’ordre de la politique, le principe révolutionnaire de l’égalité.

V §

{p. 318}Constatons seulement une infidélité à cette méthode.

Si elle avait été appliquée rigoureusement à tout le livre, la société de l’Ancien Régime, décrite par M. Taine en citations prises à des Mémoires contemporains, mais choisies et isolées de la page à laquelle elles appartiennent, cette société ne devrait être que décrite, et à tout instant elle est jugée et sévèrement jugée. Il est évident que, pour M. Taine, logique et fataliste comme tout matérialiste de bon lieu qui ne peut croire qu’à la toute-puissance des faits, cette société a mérité sa guillotine… Et nous aussi, mais pour d’autres raisons, probablement, que celles qui sont dans la conscience de M. Taine, nous sommes d’avis que les fautes commises méritaient une expiation. Mais, enfin, cette société, certainement coupable, était-elle tombée au niveau où M. Taine l’a fait descendre ? N’était-elle vraiment plus, quand la Révolution la prit, pour trouver à sa place Coblentz et la Vendée, qu’une société de maîtres à danser ? C’est ce que nous examinerons en son temps. Laissons M. Taine achever son livre. En attendant, notons ceci : dans ce livre, où la société monarchique est jugée, contrairement à la méthode de {p. 319}l’auteur, les philosophes qu’on pourrait nommer les révolutionnaires d’avant la Révolution ne sont que décrits, avec admiration, il est vrai.

Cela s’appelle : les inconséquences de l’amour.

VI §

Les Origines de la France contemporaine, tome II : La Révolution [VI-X].

On a dit du livre de M. Taine sur La Révolution que, dès le lendemain de sa publication, il en était à sa trente-deuxième édition… Je n’en sais rien. Les éditeurs ont une manière à eux de compter les éditions. Mais ce que je sais, et ce qu’il est impossible de nier, c’est l’effet produit par ce livre sur l’opinion. Il fut immense. Ce fut le trou de la bombe, — et de la bombe qu’on n’attend pas ! Certes ! personne n’attendait de M. Taine, — du normalien, — du rédacteur du Journal des débats, — du libre penseur, — du matérialiste, — de l’athée, — de tout ce qui, dans cet heureux moment, fait la gloire et la haute position d’un homme, — ce livre sans précédent et sans analogue, ce livre terrible, et qui tombe tout à coup sur la Révolution, quand la Révolution triomphe… J’ose même dire qu’en aucun temps pareil livre ne s’était vu. On avait des histoires sur la Révolution, mais comme ceci, non ! il n’y en avait pas ! Il y en avait pour la {p. 320}Révolution et contre elle. Il n’y en avait pas sur la Révolution d’indifférente à la Révolution… Il n’y avait pas d’histoire qui ne fût ou d’un tribun, — en herbe ou en fleur, — ou d’un prêtre, — ou d’un poète, — ou d’un homme classé, par son berceau, pour être monarchique ou révolutionnaire toute sa vie ! — blanc, bleu ou rouge, éternellement. Il n’y en avait pas dans laquelle on ne sentît une opinion politique quelconque…

Mais ici, rien ! On ne sent que le fait… M. Taine a dépouillé la peau de tous les partis. Il a fait plus : il s’est dépouillé d’une bien autre peau ; il s’est arraché de sa philosophie, de cette peau qui est souvent une lèpre, et qui colle si fort à l’esprit ! Ici, plus rien d’Hegel et de Condillac, cette affreuse copulation dont il est sorti. Il a même coupé dans ses facultés, courageusement, comme Origène… Et, en effet, il a de l’imagination, M. Taine. Il est mieux qu’un professeur aux Beaux-Arts ; c’est un artiste. Eh bien, l’artiste, ici, il l’a supprimé ! Il a donc fait volontairement de lui ce qu’Apollon lit de Marsyas ; il s’est écorché vif. — Et il ne lui est resté que des muscles, les muscles du savant qui saisit les faits puissamment et qui dédaigne tout ce qui n’est pas le fait retrouvé, appréhendé, entassé, accumulé et jeté, comme une écrasante avalanche, sur la tête d’une époque qui se vante, comme d’une très belle chose, de ne plus croire qu’à la souveraineté, des faits.

{p. 321}Ah ! en voici, des faits ! Ah ! la science ce n’était pour eux que des faits ! Ils la voulaient, disaient-ils, positive. Ce sont eux qui ont inventé « le Positivisme ». Ah ! ils voulaient de la photographie, l’exactitude de la photographie. Ils en voulaient dans l’art et même dans le roman ; ils en voulaient dans Flaubert et dans Zola, — qui est à Flaubert ce qu’Hébert est à Robespierre ! Ils voulaient des faits, avant tout, le fait décrit scrupuleusement, le fait sans idée, — parce qu’ils n’ont pas une idée, ces pauvres diables de cerveaux ! Donc, en voici, des faits ! et des faits positifs ! et en masse ! En voici, du réalisme, — comme ils disent encore, — et de la photographie ! Appelleront-ils cette histoire, toute en faits, qui les ramasse dans un sac énorme et qui le vide sous leur nez, puisqu’ils n’aiment que cela ! appelleront-ils cette histoire, pour parler comme eux de ce qu’il y a de plus enthousiaste, et de plus beau, et de plus sacré : « une blague, dans laquelle on s’est monté le coup » ? Appelleront-ils cet historien, qui n’a pas une minute de poésie, de passion et d’éloquence, l’appelleront-ils « un gueuloir », ce mot ignoble de Flaubert contre Chateaubriand ?…

Ils le voudraient bien peut-être. Mais ils ne peuvent… Ils sont furieux, à ce qu’il paraît. Toute leur vie, ils ont vanté M. Taine. Ils en ont fait un homme à part ; — et, de fait, il vient de leur prouver qu’il était à part d’eux ! — Ils avaient pour lui un respect {p. 322}qu’ils n’avaient pour personne. Ignorants comme des carpes, ils tremblaient devant sa science, jeune encore. Je ne crois pas que M. Taine ait eu jamais, depuis ses débuts, un journal contre lui. Mais il va, maintenant, compter ceux qui lui restent ! Ils le vantaient à lui faire lever les épaules, à lui qui est fier, d’une fierté que j’aime, et qui, quand on lui rend justice, ne songe même pas à dire « merci » ! Ils le vantaient outrageusement, croyant par là se l’attacher, quoiqu’il ne ressemblât nullement aux gens de ce temps à compères, qui cultivent les journaux et composent leurs salles de spectacles avec un talent supérieur à leurs pièces… Toute leur vie, ils l’avaient regardé comme un gros canon de leur arsenal, un gros canon qui — politiquement — n’avait pas tiré encore, mais qui tirerait, à coup sûr. Et il a tiré, mais c’est contre eux !!!

VII §

Et quand je dis « contre eux », je dis trop… M. Taine n’a pas même pensé à eux. Il n’est pas plus contre eux qu’il n’est pour eux. Il n’est pour ni contre personne. Il est pour les faits observables, et qu’il va chercher partout où ils sont, pour les observer. C’est {p. 323}un impartial, chose bien rare ! Matérialiste, il est vrai, à l’œil borné, de cela seul qu’il est matérialiste, — car s’il ne l’était pas, il aurait, de nature, le regard étendu : il est très capable de voir grand, — matérialiste, M. Taine n’en est peut-être que plus sagace dans le point circonscrit qu’il fixe. Toujours est-il que, dans son histoire des Origines de la France contemporaine, il n’est et ne veut être que l’anatomiste impassible de la société dont nous sommes sortis avec la maladie héréditaire qu’engendre toute race et qu’elle lègue à la race dont elle est la mère et qui la suit. Il ne pense donc, comme tout anatomiste, qu’à l’animal qu’il a entre les mains. Et puisqu’il ne croit pas, comme nous, à l’esprit immortel de l’homme et à sa chute, l’animal qu’il a entre ses mains d’anatomiste, c’est la Bête humaine, et la Bête humaine tombée dans cet état anormal et convulsif, dans cet état d’épilepsie dégradante qui s’appelle une Révolution.

Mais la Bête humaine a son orgueil de bête, et en comparaison d’elle, Nabuchodonosor, avant d’être à quatre pattes, aurait été modeste. La Bête humaine, en révolution constitutionnelle (dans le sens médical), ne veut pas de l’origine que lui donne l’auteur des Origines de la France contemporaine. Elle ne veut pas être un organisme détraqué. Elle ne veut pas être une maladie, sortie d’une maladie, quoique pourtant, pour qui sait voir, la misérable ne soit que cela. Elle se {p. 324}croit la santé. Elle se croit la pureté. Elle se croit la grandeur et la beauté. Elle se croit la divinité même, la seule divinité qui puisse exister pour les hommes de ce moment sublime ! Dès le premier jour que le livre de M. Taine a paru, ce livre insolent de cela seul qu’il est impossible d’y répondre, la Bête a réagi et elle va continuer de réagir contre le Taine qu’elle a vanté et exalté naguère comme l’espoir du siècle, — que dis-je, l’espoir ? comme la plus grande solidité intellectuelle du siècle ! Elle ne pardonnera pas à ce regardeur aux yeux clairs d’avoir si nettement vu dans son origine. Elle ne lui pardonnera pas de lui avoir composé un pareil blason de bêtise, de lâcheté, d’atrocité et de folie. Elle ne lui pardonnera pas sa dissection, calme et méprisante, de la Révolution française :

La Haine se pardonne et jamais le Mépris

Et encore, le Mépris… Mais la Vérité !!!

C’est bien pis. C’est l’outrage suprême. Le livre actuel de M. Taine n’est, d’un bout à l’autre, qu’une effroyable et courageuse vérité. C’est une vérité si resplendissante, si étonnamment multipliée, détaillée, épuisée, que le livre n’avait pas besoin d’une autre beauté que celle-là, et, heureusement, il n’en a pas ! Le vrai y est dans de si colossales proportions que la beauté y devient inutile, et l’auteur l’a compris. Par un désintéressement de lui-même qui prouve une {p. 325}grande supériorité, il n’a pas songé à mettre dans un livre impersonnel, et dont l’impersonnalité fait la force, le talent qu’il aurait pu y mettre, certainement, s’il l’avait voulu. On eût pu croire, s’il en avait mis, au prestige de ce talent qui est une magie et dont on ne reçoit jamais impunément la dangereuse impression, quoiqu’on sache très bien que c’est une magie… Le talent ! Mais il y a du talent dans une foule d’histoires de la Révolution ! Et ce talent fait voir souvent dans les faits ce qui n’y est pas, ou ce qu’il y voit, ou ce qu’il y ajoute ; car le talent est, même sans manquer de conscience, naturellement et involontairement inventeur. Le talent n’existe pas sans la passion, et la passion, qui lui donne son élan, lui donne son entraînement aussi… Or, le mâle et simple auteur des Origines de la France contemporaine n’a voulu entraîner personne. Il n’a pensé qu’à montrer et convaincre, et il a convaincu… Il a apporté, non pas à poignées, mais à brassées, une si grande somme de témoignages, irrécusables, vivants et saignants encore, qu’il n’est pas de tribunal au monde, obligé de prononcer d’après cette universalité de témoignages, qui ne sentît pénétrer dans son âme l’entassement d’éclairs et la foudre lentement formée de la plus puissante, de la plus lumineuse conviction !

Rien, du reste, ne peut, que le livre, donner une idée de ce livre, de cet acharnement de témoignages, de ces torrents de citations jaillissant de toutes parts, {p. 326}des sources les plus pures, des écrits les plus authentiques, les plus incontestables, mais qui n’avaient encore jailli dans l’Histoire, avec ce nombre et cette abondance, sous la plume de personne. Moïse et sa baguette avaient toujours manqué, et Moïse, ici, c’est l’homme renseigné, c’est le savant. Dans le livre de M. Taine, il n’y a pas une page qui ne soit hérissée, pointillée, constellée des guillemets de la citation, toujours infatigable et présente. Et le volume que voici, cette mosaïque éblouissante de citations, a près de cinq cents pages, et ce n’est que le commencement d’une histoire qui continue ! Nous n’en sommes là encore qu’à la Constituante. D’autres flots de citations, d’intarissables flots vont jaillir. Ce n’est ici que la première explosion de cette histoire révolutionnaire, dont les commencements furent si purs et si beaux, et presque si charmants, nous ont dit tant d’histoires, auxquelles M. Taine est venu répondre. Quelle réponse, en effet, aux Michelet et aux Louis Blanc, à tous ceux, enfin, qui, dans leurs églogues historiques, ont partagé ou singé l’ivresse de ces premiers temps de la Révolution dans les âmes niaises… Se tairont-ils maintenant, les Mœlibée et les Tityre (ne pas lire les Thyrtée !) des histoires de la Révolution ? Il y a des gens qui, après avoir lu M. Taine, le croient… mais pas moi ! On a dit, un jour, que la Terre se tut devant Alexandre. Grande image, qui exprime bien le saisissement de qui l’a écrite, et qui, en la dressant dans sa {p. 327}grandeur, voulait faire partager aux autres le saisissement de son âme ! mais c’est là une erreur. La Terre ne se tait jamais devant personne. C’est la bavarde éternelle… Arrosés et daubés par la pluie, par le déluge des citations de M. Taine, de petits historiens repousseront là-dessous, comme des laitues. Ils continueront le bavardage. Seulement, à présent, on peut être curieux de savoir ce qu’ils pourront dire ?…

VIII §

On conçoit très bien que cette histoire de M. Taine les ait un peu décontenancés. Elle est assez déconcertante. Ils ne se doutaient peut-être pas qu’elle fût possible ? Ils ne savaient peut-être pas où on la trouvait, cette histoire ?… Ils ne l’avaient pas vue où elle était. Elle était dans chaque ville, dans chaque département, dans chaque commune, dans chaque municipalité, dans chaque district de France. Mais eux ne voyaient que Paris, la Commune de Paris, la municipalité et les districts de Paris… Qu’est-ce que cela — la France ! — était pour eux ?… En décomptant quelques villes qui ressemblaient à Paris, ils ne voyaient rien que Paris, même réfléchi dans Lyon et Marseille. Paris {p. 328}leur bouchait tout. C’était la fluxion de leurs pauvres yeux, qui les engloutissait dans son enflure… Ces hydrocéphales de Paris n’avaient, dans leurs histoires centralisatrices, étudié que Paris, et quel Paris encore ! Le Paris politique, le Paris des assemblées, de la tribune et des journaux, le Paris de l’émeute et des prisons, pour les crimes duquel ils ont toujours cherché une monstrueuse innocence dans les résultats politiques obtenus, si chers à leur orgueil !… Leur valeur comme historiens, qui devaient faire avant tout l’Histoire de France et de la Révolution française, a été considérablement diminuée pour avoir dédaigné de regarder dans le fond de cette France qui avait pourtant sa vie propre, comme Paris la sienne… Pour leur peine, ils peuvent s’appliquer maintenant le mot effroyablement prophétique de Blücher : « La France mourra du cancer de Paris » ; car leurs histoires, aussi, en meurent !… Ces lettrés, ces phraseurs, ces beaux-fils de l’Histoire politique qui s’imaginent que tout est dans la politique, se soucient peu de la nature humaine que leurs théories méconnaissent. Aussi doivent-ils être cruellement démoralisés par cet anatomiste inattendu, qui, lui, dans une histoire si nouvelle, vient combler l’épouvantable lacune qu’a laissée, dans les leurs, la nature humaine oubliée.

Un seul l’avait aperçue, — un seul, qui n’était pas Français, avait vu à travers les décrets, les législations, les discours, la coupe réglée des échafauds, {p. 329}toute cette politique de la Révolution, qui la cache dans les histoires, la France tout entière dans le bas-fond où elle s’agitait, abominable et terrible ! C’était Carlyle, Thomas Carlyle l’Anglais. Thomas Carlyle, ce mystique puritain, cette Tête-Ronde de génie qui s’était aiguisé les yeux en lisant la Bible, avait vu ce que n’avaient pas vu ces freluquets politiques qui font les beaux bras dans l’Histoire, ces perruquiers qui frisent la tête de Madame de Lamballe sur sa pique. Et lui seul, de sa rude voix de puritain, avait parlé d’autre chose que de littérature politique, quand il s’était agi de juger la Révolution française et de déterminer son origine… Il avait entre-aperçu, sortant de sa bauge, la Bête humaine que M. Taine vient d’étudier. Et que ce soit un honneur pour lui, il fut précurseur de M. Taine !… Carlyle s’en tira avec deux ou trois coups de pinceau qui firent penser tout ce qui est capable de penser. Mais M. Taine vient de nous donner la Bête humaine tout entière, et sur cette Bête, il n’y a pas moyen de penser autrement que lui !

IX §

Et le monstre n’est pas si grand ! — Il est atroce, mais il est bas et surtout cupide. Ne vous attendez {p. 330}pas à quelque chose de grandiose dans le mal, qui jamais, jamais, n’est grandiose et qui rapetisse toujours l’homme ; car l’homme n’est grand que dans le bien. La Révolution n’a point à se réjouir ou à s’enorgueillir de la monstruosité de ses pères. Lisez M. Taine ! Il vous dira bien ce qu’ils furent… Il ira vous chercher la Révolution dans le tréfonds de son origine, et vous verrez de quoi elle est sortie !… Pendant que les rhéteurs phrasaient à Paris, elle était un fait en province, un fait devant lequel allaient trembler les rhéteurs… Elle était une voleuse et une assassine sur une échelle de la longueur de la France. Les pastoureaux du Moyen Âge étaient toujours les pastoureaux. C’était une jacquerie. On eut six jacqueries en deux ans. Elles étaient faites par des braconniers et des tueurs de lièvres, qui se mirent à tuer des hommes avec des raffinements de cruauté qu’ils n’avaient pas avec les lièvres, cause de leur majestueuse insurrection ! Il est vrai que cette question de gibier s’élargit. Pour ces aïeux des révolutionnaires d’aujourd’hui, qui se sont retrouvés, aux jours derniers de la Commune, du sang de leurs pères dans la veine, la Révolution, c’est le brigandage ! « Nous sommes (disent-ils, page 100 du livre de M. Taine), pour le tiers état brigand. » On ne veut plus rien payer nulle part, — dit M. Taine, — mais on veut tout prendre. C’est la convoitise humaine, réprimée, contenue pendant des siècles par des lois comme il en {p. 331}faut aux hommes pour qu’ils puissent vivre ensemble sans se dévorer ; c’est la convoitise humaine qui se lève et qui étend sur tout ses cent mille bras immenses ! De la politique ?… C’est bien de la politique aveugle et idiote qui déchaîne les hommes de cette heure, mais ce n’est pas l’idée politique qui les fait agir ! Ce que quelques auteurs, quelques romanciers, plus courageux que les historiens, — ont raconté des chauffeurs de Bretagne, n’est point un fait isolé et circonscrit à une province. C’est un fait général. Pour arracher l’argent à qui en a, on chauffe par toute la France. On pille, on massacre, on incendie ! On coupe les têtes ! M. Taine les compte. Dans le grand ossuaire de son livre, il fait avec l’étiquette de leurs noms, pour que mieux on le croie, une pyramide de ces têtes coupées par ces Tamerlans du ruisseau ! Les détails de ces tueries y sont donnés par les familles elles-mêmes. Paris, qui nous cachait la France avec ses échafauds, n’est qu’un dîner d’une gaieté un peu vive, par des épicuriens politiques friands ; mais le souper des affamés, mais l’orgie, mais la saoulerie de sang, c’est toute la France, qui égorge par haine, par fureur, tout ce qui est au-dessus d’elle, pour faire de l’égalité inutile, puisque son gouvernement vient de proclamer cette égalité ! À Paris, on met, il est vrai, les cœurs de Berthier et de Foulon dans des bouquets d’œillets blancs pour les présenter à la reine, et c’est une plaisanterie de ces délicieux Parisiens qui savent si joliment {p. 332}plaisanter. Mais en province, on mange les cœurs ; on est sérieux. On dévore de la chair humaine sans la cuire ; on est franchement et sensuellement anthropophage ! Et cette boucherie universelle pour de l’argent est quelque chose de bien plus profond que la politique. C’est la question sociale, comme nous dirions maintenant ! C’est la translation de la propriété, dit M. Taine, avec une douceur plus méprisante et plus cruelle que les mots les plus cruels et les plus méprisants de Tacite. La Bête humaine, que des siècles de Christianisme avaient apprivoisée et adoucie, a repris sa nature de bête. Elle est redevenue la louve qu’elle est, — plus horrible encore que la Louve Romaine ; — car la Louve Romaine ne mangeait que l’ennemi, et non ceux qui l’avaient tétée !

Je traverse vite ces horreurs, qui font un fleuve dans M. Taine. Mais n’allez pas croire que ce soit par faiblesse de nerfs ! N’allez pas croire que ce soit par peur de cette tête sanglante de la Révolution qu’il nous présente, comme Persée, tenant au poing la tête de Méduse ! Je ne perds pas la mienne à la regarder. Je ne suis pas un sentimental historique, — un philanthrope qui se cabre devant l’humanité, parce qu’elle est laide et que l’imbécile la croyait charmante ! Je sais de reste qu’à toutes les pages de l’Histoire il y en a d’affreuses, pleines de sang et de larmes, et que les annales de ce monde ne nous offrent que le spectacle de révoltes, de colères, de renversements. Mais ce que {p. 333}je ne vois pas dans les autres histoires comme dans celle-ci, et ce qui est plus grave et plus désastreux que le sang qui coule, c’est qu’un gouvernement, bêtement ou bassement, consente à ce qu’il devrait réprimer, à tout ce qui est la mort ou le déshonneur de tout gouvernement et de toute société, et, bien plus encore ! c’est qu’ayant posé lui-même le principe d’anarchie dont il doit mourir, il soit logiquement lâche devant ce principe qu’il a posé. Dans le livre de son volume intitulé, avec une si poignante ironie : La Constitution appliquée, M. Taine nous décrit la lâcheté de la Constituante et place face à face, pour qu’ils y restent vilipendés à jamais, les faiseurs d’églogues de cette Assemblée et les Jacques de cette Jacquerie qui éventrait la France et lui déchirait les entrailles ! Le parlement de Bordeaux, quand tout brûlait dans le Midi, avait envoyé à l’Assemblée quatre-vingts adresses de quatre-vingts villes, qui criaient vers Elle et qui demandaient qu’on réprimât les excès sans nom de cette canaille, devenue un peu trop Reine de France, et la Constituante, qui mentait à son nom, qui ne sut jamais rien constituer, improuva honteusement ces quatre-vingts adresses et commença ainsi à démolir l’ordre judiciaire, au milieu de tant d’autres démolitions ! Alors, en fait, il n’y eut plus d’Assemblée constituante, plus d’unité, plus de pouvoir central et dirigeant, mais quarante mille corps souverains dans l’État ! Alors, encore, insurrection, confusion et {p. 334}bouleversement à tous les degrés de la hiérarchie ! Les municipalités n’obéirent plus à l’Assemblée, les districts aux municipalités. Ce fut le despotisme insensé de la garde nationale et des clubs, — puis, enfin, de la rue ! Pulvérisation définitive de ce qui avait été la France, et tout fut dit. Tout fut dit, jusqu’au jour où un grand homme (Napoléon), de cette poussière, qu’il arrosa, pour la purifier, du sang héroïque d’une armée, essaya, en la pétrissant, de refaire un ciment social qui pût durer, — mais qui recommença d’être poussière quand elle ne sentit plus sa main !

X §

Nous n’en sommes pas encore là dans l’histoire de M. Taine, mais par quels chemins, construits à travers tant de faits, y allons-nous arriver ? L’auteur des Origines de la France contemporaine était, cérébralement, trop organisé, pour n’avoir pas l’horreur de toute désorganisation et de toute anarchie, qui est la désorganisation sociale. Étant ce qu’il est, il ne pouvait pas ne pas voir, sous les surfaces peintes ou arrangées dont on la couvre, la réalité révolutionnaire. Chose étrange ! mais qui est un enseignement, malgré des doctrines qui n’ont que faire ici et qu’il s’est bien {p. 335}gardé d’y introduire, M. Taine est si sain d’organisation, il est si fortement équilibré, que lui, le matérialiste et l’athée, arrive à la même vérité que les hommes qui croient le plus à l’âme et à Dieu. Au milieu des lanternes et des horribles pendaisons sommaires si multipliées dans son histoire, il pose résolument le principe : « qu’il vaut mieux faire tuer cent citoyens honnêtes que de laisser pendre un coupable non jugé ». Autre part, il écrit cet axiome : « Toute Constitution est illégitime qui dissout l’État, et légitime quand elle le maintient. » C’est la théorie de de Maistre. Que dirait-il, le grand catholique, du livre de M. Taine, s’il vivait et s’il le lisait ?… Il y reconnaîtrait peut-être un esprit de son ordre, digne aussi d’être catholique. Ce grand homme, qui croyait profondément au Démon parce qu’il croyait profondément à Dieu, et qui appelait la Révolution satanique, trouverait-il que M. Taine a prouvé qu’elle l’était sous un autre nom ?…

Grand courage, du reste, a fait cette preuve, en ce moment du siècle ! Grand courage d’avoir dit sa vérité à la Révolution, quand on régale de tant de flatteries l’épouvantable Minotaure, en attendant qu’il mange autre chose ! Je ne connais que M. Maxime Du Camp, l’historien de la Commune, qui soit homme d’un courage égal ! Jamais les partis ne permettent qu’on écrive librement leur histoire, et ils sont toujours tout prêts à s’en venger… Les optimistes, qui {p. 336}sont de race éternelle, prétendent que l’historien des Origines de la France contemporaine et l’historien de la Commune ne risquent rien en se montrant si noblement courageux. Que Dieu les entende ! Ils vont plus loin encore, ces joyeux optimistes. Ils prétendent que le meilleur service qu’on pût rendre à la République, c’est la publication de ces deux histoires, effrayantes comme exemples, et qui empêcheront la Révolution de recommencer… Mais l’expérience de toute la vie dit l’inutilité de l’expérience, et on voit souvent le vaisseau naufrager, au pied même du phare qui devait lui montrer l’écueil.

XI §

Les Origines de la France contemporaine, tome III : La Conspiration jacobine [XI-XIV].

Je viens de le dire, l’effet produit par le second volume des Origines de la France contemporaine, quand il parut, en 1878, fut foudroyant. Ce ne fut qu’un cri… un cri d’étonnement ! Qui donc, parmi les admirateurs de la Révolution française ou parmi ses haïsseurs éternels et implacables, s’attendait à un tel livre, venant d’une telle main ?… La stupéfaction fut immense. En effet, l’auteur de ce livre, M. H. Taine, était un esprit essentiellement moderne. Il avait débuté dans le monde intellectuel par de la philosophie, et {p. 337}tout le monde sait que la Philosophie et la Révolution sont deux sœurs jumelles qui se tiennent par la main et dont l’une traîne toujours l’autre après elle. Ses Origines, à lui, étaient Hegel et Condillac, confondus dans un syncrétisme audacieux. De tendance naturaliste, il inclinait vers Darwin et les autres animaliers de l’Esprit humain. Bref, c’était un positiviste de ce temps. Mais, je n’ai pas de peine à le reconnaître, il était autrement fort que le tas de niais qui se donnent maintenant ce nom-là ! Pour toutes ces raisons, il semblait cacher dans les entrailles de son esprit quelque chose comme un révolutionnaire en puissance, qui devait, un jour, en sortir. On y comptait… Et, pour l’y décider peut-être, on lui fit très jeune presque une renommée imposante, et toutes les truelles du Journalisme contemporain, ce maçon aveugle de toute renommée, y travaillèrent à l’envi… On ne saurait dire qu’il fut populaire. La popularité est faite de deux bassesses, — la bassesse de qui l’a et la bassesse de qui la fait, — et c’était un esprit élevé.

Par là, il échappait à cette double bassesse de toute popularité. Le Journalisme qui parla de lui était trop superficiel pour discuter ses idées, et on le laissa dans ses systèmes comme si on eût craint d’y toucher. Je ne sais personne qui ait discuté M. Taine. On l’a traité avec respect. Mais le respect est souvent le flair de la peur… On savait à qui on aurait affaire si l’on y touchait ! Quoiqu’il n’eût jamais rien écrit en politique, de {p. 338}cette plume si largement taillée qui est la sienne et qu’il sait appuyer avec tant d’autorité sur tous les sujets qu’il traite, — car ce mâle observateur a plus d’un champ d’observation à son service, — la Révolution et le parti révolutionnaire n’en faisaient pas moins fonds sur lui. Il était pour eux une superbe poire sur la planche. Eh bien, cette superbe poire, ils ne la mangeront pas ! Avec son livre inattendu des Origines de la France contemporaine, le révolutionnaire espéré a envoyé promener du coup les espérances de ceux qui en mettaient sur lui.

XII §

Alors, ce fut avec cette France contemporaine une rupture nette et cruelle. Observateur et investigateur avant tout, et, par ses qualités d’esprit indépendantes et scientifiques, en dehors de tous les partis, M. Taine, qui s’était donné pour tâche de connaître les origines de la France moderne, plongea dans cette boue et ce sang et dit sans sourciller ce qu’il y avait vu. Il ne se soucia de rien que de ce qu’il avait vu dans ces Origines, et il fit mieux que de le voir : impassiblement, il le raconta. Il dit la honte et le déshonneur de {p. 339}la mère dont, hélas ! nous sommes tous les fils. Les libres penseurs qui le regardaient comme un des leurs, et qui se moquent, depuis des siècles, avec l’esprit qu’on leur connaît, de cette grande bêtise catholique du péché originel, que nous avons, nous autres idiots, l’imbécilité d’admettre, mais qui pensent, malgré tout, comme nous, que le déshonneur du père déshonore toujours un peu l’enfant, ont été blessés dans le fond de leur âme quand M. Taine publia son premier volume sur la Révolution. Ils souffrirent dès le premier coup porté à l’honneur et à la mémoire de leurs pères, et ils poussèrent un cri, bientôt étouffé ; — car il ne faut pas qu’on croie jamais mortelle la blessure dont on peut mourir ! Au second volume des Origines de la France contemporaine, succéda le troisième. Au premier coup terrible contre la Révolution, qui a été une si effroyable surprise parmi les révolutionnaires, succéda le second, aussi terrible, tout aussi à fond… Mais celui-là, on s’y attendait, et on n’a pas crié. On s’est laissé poignarder en silence. Ce troisième volume des Origines de la France contemporaine, très digne du second, on a cru qu’on en diminuerait l’effet en n’en parlant pas, et on s’est tu. En quelques semaines, il se vendit à des douzaines de mille exemplaires. Ceux qui n’écrivent pas le burent, comme l’éponge boit l’eau. Mais ceux qui écrivent ne dirent pas combien cette eau de vérité que M. Taine leur verse et les force à boire, leur semble amère. Quand on ne peut pas répondre à ceux {p. 340}qui parlent, le mieux est de les étouffer, et on les étouffe, ou du moins on croit les étouffer, en ne leur répondant pas !

D’ailleurs, qu’y a-t-il à répondre à un livre absolument irréplicable, dans lequel l’Histoire est devenue, pour la première fois, une science exacte, sans autre préoccupation que des faits et des résultats recueillis et accumulés dans un tel nombre qu’ils forment un bloc énorme et accablant, sous lequel toutes les histoires de la Révolution française restent écrasées et anéanties ! C’est la mort des autres histoires, que celle-ci… Jusqu’à ce moment, les histoires que nous avions de la Révolution, plus ou moins vraies, plus ou moins justes, plus ou moins des plaidoyers pour ou contre, rayonnaient du moins à un degré quelconque de deux choses qui paraissaient inextinguibles ; c’était l’opinion de l’auteur et son talent, quand il avait du talent. Eh bien, dans le livre actuel de M. Taine, rien de pareil ! Par une incroyable possession de soi, l’auteur des Origines de la France contemporaine n’a rien laissé transpirer de ce qu’il aime et de ce qu’il pense. Il a pu, par le fait de sa volonté, éteindre le rayon de son opinion politique et le rayon de son talent littéraire, bien autrement difficile à éteindre quand on a le bonheur et la gloire d’être un écrivain, et M. Taine a fait ses preuves : il en est un ! Le procédé de son second volume sur la Révolution est le procédé du premier, qui surprit tant quand il parut et dont l’application {p. 341}désintéressée, laborieuse et soutenue, suppose un véritable enflammement de recherches et cet effacement de soi prodigieux qui fait la supériorité de l’observateur scientifique. M. Taine est ici le naturaliste de l’Histoire. Dans ce volume, qu’il a intitulé La Conspiration jacobine, il a étudié le Jacobinisme comme, dans le premier de tous, il avait étudié l’ancien régime. Il l’a étudié et décrit comme il eût étudié et décrit le système organique de quelque monstrueux cétacé, dans une histoire générale des poissons… Il l’a étudié et décrit, sur ses propres témoignages à lui-même, dans un livre construit avec des milliers de citations et où presque chaque phrase en est une, ce qui fait la plus puissante des nomenclatures, et il a montré, dans le principe de sa vie et dans toutes les manifestations de son action, ce genre de monstre qui a constitué le jacobin dans la bête humaine, à un certain moment de l’histoire de France et de l’humanité, Ce livre incompatible, plus haut que les partis, et qui n’a été écrit pour être agréable à personne, mais pour la vérité, est un peu lourd, on doit le reconnaître, et pour le lire il faut quelque chose de la volonté ferme qu’il a fallu pour l’écrire ; mais cette lourdeur tient à sa force même. C’est un monument. Il est lourd nécessairement, comme toute masse est lourde ; car, de documents et de faits, il en est une qui sera désormais l’assise indispensable de toute histoire qu’on voudra écrire de la Révolution française.

{p. 342}Une si formidable analyse semble promettre une synthèse plus formidable encore… Mais ici, il n’a pensé qu’à jeter le fondement de toute histoire future. Sa Conspiration jacobine n’est qu’une exposition historique, mais quelle exposition ! Elle n’a point de conclusion formelle nettement et rigoureusement exprimée dans le livre, mais elle en a une qu’on voit à travers le livre, comme à travers un cristal, dans le fond de la pensée de l’auteur. Impossible de ne pas la voir ! Si l’auteur ne l’a pas tirée des prémisses qu’il a posées avec tant de sûreté et d’étendue, c’est qu’il a voulu que la science primât tout ici et jusqu’à la conscience elle-même, que la science doit pénétrer de sa souveraine et irrésistible clarté. Il n’a pas conclu, par respect pour la science et aussi pour ne pas nuire à l’effet de son livre. Mais nous, qui n’avons pas ses scrupules, nous conclurons hardiment pour lui.

XIII §

{p. 343}Et ce ne sera pas difficile ; car la conclusion du livre de M. Taine, ce citateur infatigable et inexorable, s’y dégage d’elle-même, évidente et absolue, contre le plus puissant, le plus accepté des principes de cette France contemporaine avec laquelle, par son livre, il a si courageusement et si stoïquement rompu. Cette France contemporaine, qui ne croit plus à rien de ce qu’elle croyait autrefois, Dieu l’en a punie en la faisant croire bêtement en politique au gouvernement des majorités, à ce gouvernement par les masses, cette immense menterie qui aboutit toujours au gouvernement oppresseur des minorités séditieuses. Eh bien, voilà la vérité que M. Taine a prouvée dans sa Conspiration jacobine ! Il a montré, en racontant cette conspiration dans ses plus menus détails, comment s’est formée des éléments les plus impurs, les plus abjects et les plus atroces, cette cristallisation révolutionnaire qui s’est appelée « le Jacobinisme », et il a prouvé que ce n’était pas là une circonstance, un accident, un phénomène momentané de l’Histoire, mais une horrible loi de la nature humaine ! Il a prouvé que partout où il y avait des révolutionnaires, il y avait des Jacobins, {p. 344}c’est-à-dire des minorités triomphantes, qui, sorties du nombre, répudient et oppriment le nombre ; filles des majorités, qui tuent leurs mères ! Et, au fait, c’est si bien là une loi de la lâche nature humaine que la majorité se laisse toujours tuer, même sans se défendre, et qu’elle tend toujours passivement la gorge au bourreau qui va l’égorger ! Elle devient un veau d’abattoir… Dans les assemblées primaires, dit M. Taine en sa Conspiration jacobine, dans les assemblées qui constituent directement ou indirectement tous les pouvoirs publics, et qui, pour exprimer la volonté générale, auraient dû être pleines, il manquait « SIX MILLIONS trois cent mille électeurs sur SEPT MILLIONS ! » Chiffre effroyable ! mais M. Taine a fait l’addition. Je ne crois pas qu’on ait jamais appliqué de main historique un plus rude soufflet sur la joue de ce grand dadais de Suffrage universel, qui se croit fait pour gouverner le genre humain.

Tel le sens, l’importance singulière et la profonde pensée de cette histoire. Elle ne flétrit pas qu’un passé coupable en le racontant. Elle en épouvante, et elle avertit le présent de l’avenir qui le menace… Tout le temps, en effet, que les principes révolutionnaires tiendront dans la tête de la France contemporaine la place qu’ils y tiennent, tout le temps qu’elle se réclamera avec orgueil de ses Origines, il y aura des Jacobins… et ce que M. Taine appelle leur conspiration recommencera. Ils seront prêts, à la première {p. 345}occasion, à se montrer ce qu’ils furent en 1793. Et ils ne copieront pas ; ils se reproduiront. On verra quelque chose comme ce qu’on a déjà vu… Comme en 1793, il y aura, parce que cela est dans la nature des choses et dans la logique de l’esprit humain, une France de trente à quarante millions d’hommes honnêtes, religieux, intelligents, cultivés, civilisés, la fleur de la civilisation, qui seront la proie de quelques misérables, la lie d’un peuple, imbéciles et féroces. Ce n’est pas ces quarante millions, ce n’est pas cette accablante majorité, ce n’est pas ce peuple, enfin, qui gouverneront la France d’alors, pas plus qu’ils ne l’ont gouvernée pendant la Révolution, quoique des historiens nous suent fait ce conte, qu’ils nous ont donné et que nous avons pris pour de l’Histoire… Lion émasculé par des goujats bons pour couper des chiens, et qui ont coupé les têtes les plus nobles du plus noble pays de l’Europe, ce peuple ne bougea même pas sous ces infâmes ciseaux hongreurs. Il se laissa stupidement faire… « lui qui a tout fait sans chefs et contre ses chefs, et qui n’avait pas besoin de chefs pour lui voler sa gloire », a dit Michelet, de tous les historiens le plus impudent, s’il n’est pas le plus égaré ! Il aurait pu cependant, rien qu’en secouant sa peau, ce lion, se débarrasser de ces ignominieux insectes qui suçaient le meilleur de son sang. Il ne la secoua pas. En cela, bête humaine au-dessous des bêtes brutes, qui se révoltent et se défendent contre la vermine qui les {p. 346}dévore. Il n’eut pas la force de réagir contre la poignée d’abjects scélérats qui furent ses maîtres comme jamais il n’avait eu de maîtres… et si, un jour, ils périrent, ce ne fut pas lui qui les tua, ce furent eux qui s’entre-détruisirent ! À l’exception du seul Marat, qui tomba, lui, sous un poignard dont l’acier était pur, ils moururent tous en se souillant, les uns par les autres. Leur minorité ne fut frappée que par elle-même, et la majorité, cette majorité toute-puissante, sur laquelle on veut à présent établir des gouvernements, n’eut pas même le vulgaire honneur d’en finir avec cette ignoble et sanglante minorité dont elle était lasse, mais devant laquelle elle tremblait.

XIV §

On savait cela, mais on l’oubliait. On l’oubliait trop. On mettait dans le lointain le sang et la boue qui, de près, horripilent et dégoûtent, et en les voyant moins, on en éprouvait moins le dégoût et l’horreur. On les diminuait. On les poétisait. Mais M. Taine a voulu rafraîchir la mémoire des hommes, si prompts à l’oubli, et il a refait cette histoire que des écrivains passionnés avaient écrite dans des intérêts de parti, avec plus ou moins d’illusion ou de rouerie. Seulement, il est très difficile à la Critique de donner {p. 347}une idée complète d’un genre d’histoire qui n’a pas d’analogue dans la littérature historique… Le livre de M. Taine a cette originalité d’être écrit presque tout entier par la plume des autres. Mosaïste qui n’a pas oublié un seul marbre à incruster dans son œuvre, il a rapproché adroitement tous ces morceaux et tous ces témoignages d’écrivains pris partout et avec lesquels il a composé sa terrifiante mosaïque, et comme c’est le nombre des renseignements qui fait la puissance de son œuvre, on n’en peut rien citer sans affaiblir le tout. Il faut se risquer dans cette jungle de faits où il y a des tigres, et n’en pas sortir. D’un autre côté, l’histoire de la Conspiration jacobine est surtout l’histoire d’une idée qui s’appelle « le Jacobinisme », et qui n’a de visage que quelques masques affreux dans lesquels elle s’est momentanément incarnée, mais qui l’ont exprimée sans la contenir dans ce qu’elle a d’abstrait et de vaste. L’histoire du Jacobinisme est l’histoire d’une idée représentée par les clubs et les sections révolutionnaires répandus par toute la France, et l’enfermant en un réseau de suspicions, de dénonciations et de supplices. C’est de là que le Démon du Jacobinisme, fait de plusieurs démons, les démons de l’envie, de l’orgueil, de la cruauté, de la plus exécrable convoitise, a soufflé ses plus abominables influences. Sous le prétexte du patriotisme, il dissolvait tous les pouvoirs publics. « Les patriotes ne se comptaient plus, — dit M. Taine, — ils se pesaient », et {p. 348}à cette balance, tout le monde était trouvé léger ! Les clubs, la Commune, la section, la rue, le ruisseau, étaient devenus le gouvernement contre le gouvernement. La Convention elle-même, insultée, opprimée, violée, menacée dans chacun de ses membres, délibérait sous les piques et sous les pistolets. Ici, le mot de Michelet, menteur où il est, devient vrai. Les chefs disparaissent. Ils sont emportés et noyés dans ce Jacobinisme hideux, et l’historien n’a plus devant lui à peindre qu’une tourbe anonyme, enivrée et soulée de ce mot de patriotisme, qu’elle ne comprend pas, et qui veut, gorgée du sang qu’elle boit, plus de sang encore ! Les chefs réels, ceux qu’on suit, c’est Jourdan coupe-tête… c’est le premier coupe-tête venu, qui en a une au bout d’une pique ! C’est le perruquier qui portait celle de Madame de Lamballe pour la faire voir à la Reine ! C’est l’inconnu qui porta celle de Féraud au ras des lèvres du président Boissy d’Anglas ! L’histoire cesse d’avoir des hommes à pénétrer et des caractères à comprendre. Elle devient impersonnelle comme le crime, et comme elle ajoute, dans le livre inouï de M. Taine, à l’impersonnalité du crime, l’impersonnalité d’un écrivain qui ne veut être qu’un érudit, la voilà qui devient une histoire comme on n’en avait jamais vu !

L’historien disparaît aussi dans ce qu’il raconte, et on admire cette force d’impersonnalité gardée au milieu d’un récit qui devrait la faire perdre cent fois à l’écrivain, et appeler, à chaque instant, la virulente {p. 349}éloquence de sa colère. « Mourir sans vider mon carquois ! » criait André Chénier, dans un mouvement sublime. M. Taine a achevé son volume sans vider le sien… Je le répète, ce qu’il faut le plus admirer en lui, c’est qu’il ait eu la force de contenir l’impétuosité de son âme, d’étouffer en lui le feu sacré de l’écrivain, qui ne demandait qu’à s’embraser et à devenir un incendie d’indignation et de furie sainte ! Deux ou trois fois peut-être, dans cet épouvantable récit, dans ce fleuve de citations qui roule le Jacobinisme et ses cadavres, quelques mots vengeurs — des mots à la Tacite — lui échappent. Il y a, par exemple, contre Saint-Just et contre Marat, quelques traits qui sont des portraits en quelques traits ; mais ce n’est que dans la dernière page de ce livre robuste que nous retrouvons pleinement l’écrivain qui s’était si fièrement comprimé et étouffé jusque-là. Je la citerai, cette dernière page, et ce sera aussi la dernière chose de ce chapitre. On n’écrivit jamais sur un sujet plus beau une page plus belle. Il ne s’agit plus de Jacobinisme. Il s’agit de l’armée, qui ne fut jamais jacobine, et qui creusa, au contraire, entre elle et le Jacobinisme, cet infranchissable fossé qu’elle remplit de sa gloire, et qui l’en sépare pour jamais !

« Là-bas, — au camp, — devant l’ennemi, les nobles idées générales, qui, entre les mains des démagogues parisiens, sont devenues les prostituées sanguinaires, restent des vierges pures dans {p. 350}l’imagination de l’officier et du soldat. Liberté, égalité, droits de l’homme, avènement de la raison, toutes ces vagues et sublimes images flottent devant leurs yeux quand ils gravissent sous la mitraille l’escarpement de Jemmapes, ou quand ils hivernent, pieds nus, dans la neige des Vosges. Elles ne sont pas souillées et déformées sous leurs pas en tombant du ciel en terre ; ils ne les ont pas vues se changer dans leurs mains en hideuses caricatures. Ils ne font point le sale ménage quotidien de la politique et de la guillotine. Ils ne sont point des piliers de clubs, des braillards de section, des inquisiteurs de comité, des dénonciateurs à prime, des pourvoyeurs de l’échafaud. Hors du sabbat révolutionnaire, ramenés au sens commun par la présence du danger, ayant compris l’inégalité des talents et la nécessité de l’obéissance, ils font œuvre d’hommes ; ils pâtissent, ils jeûnent, ils affrontent les balles, ils ont conscience de leur désintéressement, ils sont des héros et ils peuvent s’envisager comme des libérateurs… L’amour de la patrie, c’était leur seule religion, mais il en fut une. Lorsque, dans une nation, le cœur est si haut, elle se sauve malgré ses gouvernants, quelles que soient leurs extravagances et quels que soient leurs crimes ; car elle rachète leur ineptie par son courage et couvre leurs forfaits par ses exploits ! »

Elle les couvre, — oui ! mais sans les cacher.

Xavier Eyma §

La République américaine, ses institutions, ses hommes.

I §

{p. 351}Le titre est bon. Voyons l’ouvrage ! Oui ! malgré tout ce qu’on a dit déjà sur la République américaine, et peut-être à cause même de cela, il y avait un livre à faire… Le feu livre de feu Tocqueville ne suffisait plus. En vain, le P. Lacordaire, le dominicain démocrate, en avait prononcé l’oraison funèbre en pleine Académie ; les oraisons funèbres promettent l’immortalité, mais ne la donnent pas. Aborder avec un regard ferme cette Amérique éblouissante et surprendre le secret de tous les mirages avec lesquels elle dupe la pensée, voilà ce qui doit tenter tout homme qui se sent la vue {p. 352}d’un historien. Jusqu’ici, tous ceux qui ont parlé (en France, du moins,) de l’Amérique, l’ont fait avec les sentiments qu’inspirent aux âmes vulgaires deux choses qui mettent à terre beaucoup de genoux : — la force matérielle et la réussite… Ils ont adoré le Taureau d’or.

D’ailleurs, pour pénétrer impunément dans les institutions tapageuses, les mœurs brutales, les travaux fiévreux et les entreprises gigantesques de ce peuple d’Effrénés, qui a commencé par la révolte contre la mère patrie et qui est toujours à la veille de la guerre fratricide entre ses enfants, il faudrait une force et une froideur de tête inaccessibles au vertige, et ce n’était pas le cas de ce pauvre Tocqueville, qui, entré là-dedans, en ressortit sceptique pour toute sa vie, en en pensant tout et n’en pensant rien, Montesquieu Brid’oison ! En a-t-il été de même pour Xavier Eyma, qui nous a donné une étude politique très consciencieuse, je le crois, sur L’Amérique, ses institutions et ses hommes, sur l’ensemble, enfin, d’un pays proposé depuis longtemps à l’admiration et à la stupéfaction de l’Europe comme un phénomène qu’elle doit envier et adorer, malgré ce qu’il peut avoir d’injurieux pour elle !

Il y a, en effet, pour nous autres Européens, qui n’émigrons pas et qu’on n’a point à ramasser au bout du chemin de toutes les révoltes, quelque chose d’assez insolemment orgueilleux dans l’attitude que {p. 353}l’Amérique, en toute occasion, aime à prendre vis-à-vis de l’Europe, pour la rendre moins facile aux admirations… Malheureusement, les publicistes ne sont pas si fiers ! Insolente pour l’Europe, l’Amérique est dans sa tradition, Cette anglaise, qui a renié, du même coup, dans ses veines, le sang des Stuarts et le sang de Cromwell, et qui a refusé le tribut d’honneur et de devoir à la mère-patrie, doit être toujours vis-à-vis de l’Europe, qui l’alimente par année de plus d’un demi-million d’hommes, en lui envoyant ses fugitifs, dans l’état d’ingratitude qui est son état d’origine.

Quant aux publicistes européens, eux, ils ressemblent un peu trop à ces femmes qui ne haïssent pas l’insolence dans les très jeunes gens. Seulement, l’Amérique est-elle si jeune déjà ? Le train qu’elle mène ne l’a-t-elle pas prématurément dévorée ? Elle qui manque aux vieillards, durera-t-elle autant que les vieillards à qui elle manque ? En d’autres termes et sans métaphore, cette nation d’émigrés et d’émigrants qui lui transfusent éternellement de ce sang qu’elle se donne les airs de mépriser, est-elle par elle-même si solide qu’elle puisse se permettre, dans l’ivresse de sa force, cette inconséquence de mépris ?

Une telle question est tout le livre de Xavier Eyma. Ce n’est pas purement et simplement un livre d’histoire qui raconte. L’Histoire y est aussi esquissée en traits rapides, mais il y a peu de passé encore dans cette vie d’un peuple, et l’expérience qu’il fait est si {p. 354}nouvelle, que l’avenir, bien plus que le passé, y prend le regard de l’historien. L’idée de presque tous les historiens de l’Amérique est de croire que la divination doit s’exercer, en matière d’histoire américaine, bien plus en regardant l’avenir qu’en se retournant vers le passé… Erreur profonde, selon moi ! On explique tout par l’origine. On ne se défait pas de ce chaînon qui vous scelle, fussiez-vous un Hercule de peuple capable de tout briser, dans votre destinée historique !

Sur ce point si fondamental, Xavier Eyma a partagé l’erreur commune. Il n’a pas fait seulement bon marché de l’origine de la République américaine. Non pas ! Mais en un tour de plume et dès les premières pages de son livre, il l’a amnistiée, légitimée, posée triomphalement comme la solution d’une question de droit et d’honneur, — après avoir dit, cependant : « qu’avant la déclaration d’indépendance, l’Amérique était aussi libre qu’après cette déclaration ; qu’il n’y avait pas, même pour motiver l’insurrection, le prétexte d’un joug insupportable à secouer ; que l’état de l’Amérique, colonie anglaise, ne lui laissait rien à désirer, rien à envier, rien à prétendre (pages 103 et 111, Ier vol.) », et, enfin, accumulé, par un procédé de logique qui lui est particulier, toutes les raisons de ne pas conclure… comme il a conclu !

Eh bien, à partir de ces premières pages, il m’a {p. 355}été évident que le nouvel historien en qui j’espérais, allait recommencer, avec des faits de plus et une expression différente, les livres que nous connaissions, et, franchement, ce m’a été une déception… trop tôt, du moins ! J’attendais du neuf, et déjà on me donnait du vieux. J’avais le droit d’exiger du vrai et du clair, et je ne rencontrais, dès les premières lignes, dans le livre de Xavier Eyma, que ces contradictions charmantes que j’ai rencontrées partout dans son histoire, et qui ont fait dire de l’ouvrage de Tocqueville, cette gamelle tendue à toutes les opinions qui veulent y prendre : « Il y en a pour tous les goûts ! »

Serait-ce donc là une destinée pour tout livre écrit sur l’Amérique, que la contradiction, la contradiction éternelle ? L’anarchie d’un peuple qui ne s’entend pas lui-même parlerait-elle fatalement, comme une contagion funeste, dans l’esprit de ceux qui le contemplent ?… Xavier Eyma, qui a vécu en Amérique et de l’Amérique, car toute sa littérature est américaine, Xavier Eyma, qui a été un romancier américain avant d’être un historien américain, est certainement de sentiments, de volonté, de goût, d’admiration hautement et incessamment exprimée dans ce livre même, un apologiste très renseigné et très convaincu des choses et des hommes de l’Amérique. Et cependant, si j’avais, moi, à faire un pamphlet contre ce pays, c’est dans son livre que j’irais le chercher et que je le trouverais !

{p. 356}Supposez, comme je le crois, que ces contradictions qui y pullulent et dont nous vous montrerons quelques-unes, sans pouvoir, à mon grand regret, donner un tableau intégral des autres, supposez que ces contradictions viennent de l’esprit de justice d’un historien qui aime et qui n’en dit pas moins ce qu’il voit contre ce qu’il aime, on est toujours en droit de se demander comment il se fait que le heurt, l’achoppement, les soufflets de ces contradictions à travers lesquelles l’historien intrépide s’avance sans broncher, ne l’avertissent jamais des dangers qu’il court dans ce Colin-Maillard auquel il joue entre les faits et les sympathies de sa pensée ?

Prédestination singulière ! Encore une fois, vient-elle de l’auteur ou vient-elle du sujet du livre ?… D’où qu’elle vienne, c’est prodigieux, La contradiction est si pressée de naître dans le livre de Xavier Eyma, qu’elle arrive même avant le livre ! même avant la préface ! Le croira-t-on ? Elle est jusque dans la dédicace de cette Étude, que l’auteur a pieusement dédiée à son père, et dont la prétention est de faire une gloire à des fils insurgés contre les leurs. À nos pères ! n’était pas, en effet, la devise des Américains, que je sache, — à moins que ce fût le jour qu’ils chargèrent leurs fusils contre l’Angleterre.

II §

{p. 357}Et savez-vous pourquoi ils les chargèrent, de l’aveu même de l’historien contradictoire et léger qui a fait de ce crime, — disons le mot, pour que l’Histoire ne soit pas désarmée de sa justice : — « la solution d’une question de droit et d’honneur » ? Il nous l’assure, ce ne fut ni pour se soustraire à une oppression même imaginaire, ni pour réaliser un état de choses meilleur qu’ils ne pouvaient pas désirer, mais pour cette avarice égoïste et sordide qu’ils ne voulurent pas payer une taxe dont l’Angleterre avait besoin. Ah ! une question de droit ! ose bien dire Eyma. Mais quel droit ?… Le droit de ne pas venir au secours des misères de la mère-patrie ! Une question d’honneur ! Quel honneur ?… De liarder avec elle, d’oublier ses sacrifices, de ne pas prendre sa part de ses charges et de ses douleurs !

Moi, je ne cesserai d’appeler cela une question d’orgueil, d’avarice et d’ingratitude, une question que le peuple américain d’alors n’aurait jamais posée sans ses chefs, dit Xavier Eyma, avec une imprudente naïveté (p. 111, Ier vol.) ! Seulement, il y a ici une {p. 358}équivoque que je demande à lever. Lui appartenaient-ils, ses chefs, au peuple américain, ou leur appartenait-il, ce peuple ?… Mais qu’on réponde comme on voudra, il n’en restera pas moins vrai et acquis à l’Histoire, que ce fut de la basse aristocratie de quelques vanités petites et jalouses que sortit cette sublime démocratie américaine avec l’exemple de laquelle, depuis qu’elle a été fondée, on cherche à faire propagande de république contre les monarchies, dans tout l’univers ! Rébellion qui a réussi, voilà tout ! L’historien que voilà, placé entre Tocqueville et Guizot, nous l’a racontée dans un pathos constitutionnel dont les échos lassés ne voudraient plus, s’ils s’entendaient, et un embarras qui l’honore, mais qu’il cherche à perdre dans un attendrissement excessivement travaillé. Écoutez-le plutôt : « Oh ! comme, au début, — dit-il, — quelques-uns ont eu besoin d’un énergique amour de la patrie et du sentiment profond de leur droit, pour imposer silence à la répugnance qu’ils éprouvaient de se déclarer en lutte ouverte contre la métropole ! »

C’est du Florian pur. Xavier Eyma est le Florian de l’Histoire. Mais ce n’est pas tout que de s’attendrir, il faut s’entendre ; il ne faut pas mettre des contradictions ou des confusions sous des larmes. Pourquoi opposer la métropole et la patrie ? Où donc est la patrie pour notre colonie d’Alger, et le droit lui viendra-t-il un jour contre la métropole ?

{p. 359}Certes ! c’est là un fait accompli que l’indépendance de l’Amérique et la perte de l’Angleterre. Mais parce qu’il y a dans l’Histoire une prise de possession qui a pu devenir une chose puissante, une immense réalité, est-ce une raison pour humilier la notion du droit devant elle ? Est-ce une raison pour que l’Histoire ne la juge pas et ne la caractérise pas comme elle le mérite ? L’Histoire, au contraire, n’a été inventée que pour cela ! Pour mon compte, je suis de l’avis de celui qui disait, avec une netteté si éloquente : « Quand je pense aux États-Unis, je suis Anglais. Quand je pense à la dernière insurrection des Indes, je suis Indien. » Et toujours pour le même motif et le même principe, le dévouement à la mère-patrie !

Mais l’Amérique, telle qu’elle s’est constituée et telle qu’elle a vécu depuis la déclaration de son indépendance, est-elle même une si grande chose qu’il faille effacer de son front la marque de son origine ?… Il est, je le sais, beaucoup d’hommes politiques de ce faible temps, dont l’âme domptée par la matière et tremblant devant elle prend l’énormité pour la grandeur et l’obésité territoriale pour la force. Mais l’honneur de la pensée n’est-il pas de traverser le milieu épais et physique pour saisir ce qu’il y a de vie, de force réelle et de vraie beauté morale, dont les nations, voyez-vous ! ne sont pas dispensées, sous cet organisme monstrueux de l’Amérique qui fait peur aux {p. 360}petits garçons de l’Europe, presque fiers d’avoir peur ?…

N’est-il pas digne d’un véritable historien de se demander si jusqu’ici la viabilité de ce grand corps des États-Unis qui se désunira un jour et dont on a déjà entendu craquer les jointures, n’a pas été une viabilité trompeuse ? Si, amalgame hétéroclite de toutes les écumes de l’Europe, indigénat noyé dans ce flot montant de naturalisations envahissantes, il ne porte pas dans son sein et ne renouvelle pas le germe de la bâtardise par le fait de ses indiscrets développements ? Et si, enfin, le pays qui a l’esclavage, le divorce, la loi de Lynch et les initiatives de la flibuste, est un pays sain, vigoureux, normal, et dans lequel le pouvoir, la famille et l’ordre ne sont pas des équivoques ?… quand ce ne sont pas des dérisions et des contresens !

III §

Toutes questions restées pendantes dans le livre de Xavier Eyma. Xavier Eyma ne creuse pas les choses. Il se contente de les raconter avec une grande bonne foi, je l’ai dit, mais, j’insiste, rougissant honnêtement, quand l’occasion s’en présente, pour ce qu’il aime, et faisant le plus qu’il peut feuille de figuier au péché {p. 361}dont l’Amérique n’a pas honte, mais dont il a, lui, honte pour elle ! Après avoir amnistié avec tant d’aisance et de rapidité l’origine de la République américaine, il a raconté ce qu’il appelle ses épreuves ; puis il nous a donné beaucoup moins l’histoire des présidences, depuis Washington jusqu’à M. Webster, et l’époque actuelle, que la biographie des présidents. Et il a eu raison, ce démocrate, dans l’emploi de ce procédé aristocratique ; car, dans le pays qu’on appelle le plus le pays des institutions, il faut voir, comme partout, avant tout, les hommes.

De toutes ces biographies, la plus intéressante peut-être est celle du général Jackson, parce que dans celui-là, justement, il y a plus d’homme et surtout plus d’américain que dans les autres. Enfin, l’ouvrage se termine par une appréciation de l’état intellectuel et moral des États-Unis et de leur génie industriel. Seulement, ce qui manque à tout cela, c’est l’unité limitée et saillante des points de vue, c’est la tenue d’opinion, c’est, enfin, la domination de ce sujet d’histoire dans lequel il faut, comme les pionniers de l’Amérique dans les broussailles monstres de leurs forêts, se servir vaillamment de la hache pour faire place nette autour de soi !

La hache en histoire, c’est tout ce qui ne biaise pas : principe, sentiment, expression. Xavier Eyma connaît fort peu cet instrument. C’est un esprit éclairé, doux, et qui sait ? peut-être trop sceptique et trop {p. 362}moderne pour bien écrire l’Histoire, cette suite, non de partis pris, mais de partis à prendre ; car à quoi bon écrire pour l’instruction des autres, si vous augmentez en eux les anxiétés de l’ignorance et les embarras du savoir ? « J’ai déjà bien assez en moi de choses douteuses, — disait Goethe, — sans que vous y ajoutiez encore celles qui sont en vous. » C’est là le plus grand reproche, véritablement, que je puisse faire à cette histoire, et ceci est plus que littéraire. Elle nous promène de faits en faits, contradictoires souvent, toujours inexpliqués, et n’a pas de conclusion claire qui se fixe dans l’esprit du lecteur et lui dise, avec l’ascendant de la connaissance : « Sur l’Amérique, ses institutions et ses hommes, voilà ce que tu dois penser ! »

C’est cette admiration pour l’Amérique, tempérée par un scepticisme dû à la nature un peu molle de l’esprit de l’auteur, qui donne au livre de Xavier Eyma ce caractère incertain et chancelant, lequel est, pour les esprits amoureux de netteté, la chose la plus antipathique. On passe le chancellement à l’ivresse, mais chanceler sans être enivré !… Puisqu’il est sceptique et moderne, je ne reproche à Eyma que comme aux hommes de ce temps, et qui n’en dépassent pas la hauteur, toutes les pusillanimités de son histoire.

Je ne lui reproche pas de nous dire, par exemple, que Jefferson était un impie et de n’oser l’en défendre, mais de le couvrir cependant, en lui attribuant {p. 363}des idées très élevées en morale et très saines (p. 18 du IIe vol.). Je ne lui reproche qu’avec l’indulgence qu’on doit aux esprits qui manquent de tonique et qui en auraient grand besoin, ce qu’il dit (p. 62, même vol.) de l’esprit antimilitaire des Américains, lesquels, n’ayant pas d’armées permanentes, sont le plus formidable des peuples quand il s’agit de se défendre. Mais je lui reproche d’oublier que les enthousiasmes militaires qui ne sont pas soutenus par une armée régulière ne durent pas, que le succès les enfle, mais que la défaite les abat.

Je ne veux pas relever trop durement la contradiction, parmi les autres, de la page 232 (IIe vol.), à propos de ces foules d’émigrants européens qui viennent chaque jour dénationaliser l’Amérique, et qu’il appelle un germe (drôle d’expression, par parenthèse, pour de pareilles populations !), un germe destructeur introduit dans les institutions dont elles n’ont ni les instincts, ni l’expérience, lorsqu’une ligne plus bas il dit que l’esprit conservateur réduit ces recrues. Cela n’est pas tout à fait clair, cela n’est pas tout à fait obscur, cela n’est pas tout à fait vrai ; mais cela n’est qu’un détail ! quoique ce détail soit partout.

Enfin, car il faut en finir, je voudrais, après avoir passé par toutes ces brumes pointées de petites lueurs, et par toutes ces petites lueurs clignotant dans ces brumes, savoir, en fermant ce livre de faits incohérents et d’opinions confuses, si l’auteur de {p. 364}La République américaine croyait à l’avenir de sa République, quand, préalablement, il nous a avoué que le passage aux affaires d’un homme comme le général Jackson pourrait détruire de fond en comble le système américain, et qu’il est convenu de la justesse du mot de l’orateur anglais qui prétendait que Jackson avait fait passer un char attelé de quatre chevaux à travers cette pauvre Constitution américaine ! Je voudrais définitivement savoir — oui ou non ! — si la question de l’esclavage déchirera un jour, pour en faire des cartouches, cette Constitution de papier, à travers laquelle ce n’est pas des chars attelés à quatre chevaux, mais les événements, les choses et les hommes, qui, dans un temps donné, passent toujours à travers les Constitutions !

IV §

J’ai discuté de l’Histoire avec le livre de Xavier Eyma et je n’ai pas fait de littérature. Si j’avais été littéraire, j’aurais signalé des pages qu’il eût été tenu de récrire pour sa seconde édition. J’aurais dit que souvent, dans son livre, Florian pille Salvandy… Mais j’aime mieux finir par un regret qui {p. 365}eût fait, s’il eût vécu, peut-être réfléchir l’auteur de La République américaine. Au lieu de continuer Tocqueville, moi, je l’aurais retourné. Au lieu de refaire ce qui est fait et même défait, ce livre sans conclusion de La Démocratie en Amérique, j’aurais fait, ou du moins j’aurais voulu faire, un livre hardiment intitulé : De l’aristocratie en Amérique. Oui ! de l’aristocratie dans le sens impur, grotesque et déshonoré de ce mot. Ce n’est pas, celle-là, une aristocratie de source et de vocation divine, mais le contresens de l’aristocratie méritante et dévouée : une négation de l’ordre social. Je l’aurais montrée aventurière par essence, homicide et suicide, toujours le revolver en main, méprisante dans le choix des voies et moyens, des vérités et de la vie !

L’Américain du Nord vit seul, dans une auberge, vis-à-vis de lui-même, et, vis-à-vis de lui, tout le reste n’est rien. Il est tout à la fois le magistrat, le pouvoir exécutif et le prêtre de sa personnalité. Aussi a-t-il un triple effroi pour les trois choses qui font la gloire et la force de notre Europe : la magistrature, l’armée et le sacerdoce. Il a diminué l’une par les jurys, n’a pas l’autre, et a remplacé la troisième par des prédicants libres, mariés et gaspilleurs.

Telle est cette aristocratie américaine, fille de trente-six pères, et qui se développe avec le mouvement de tout le reste dans ce pays original, mais effrayant, dans ce pays qui n’est pas un pays comme {p. 366}les nôtres, — qui n’a pas de frontières comme nous, qui n’a pas d’antécédents historiques comme nous ! C’était là le livre que j’aurais demandé à Xavier Eyma. Une étude sévère, approfondie, non des progrès d’une démocratie qui ne progresse point en Amérique, mais d’une aristocratie qui, à chaque moment, y fait éruption par un homme, comme Jackson, par exemple, ou tout autre énergique vaurien, et qui, un jour, — un jour plus prochain qu’on ne croit, — bouleversera la société qu’elle trouble déjà et finira par la tuer.

Crétineau-Joly §

Histoire de Louis-Philippe d’Orléans et de l’Orléanisme.

I §

{p. 367}Il devait faire beaucoup de bruit, ce livre, et il n’en a fait aucun. Pourquoi ?… Même ceux-là qui auraient trouvé leur compte à une histoire de Louis-Philippe, ont semblé s’être donné le mot pour n’en pas parler, et l’on a pu croire à cette vieille tactique qui s’appelle la conspiration du silence et qui n’est peut-être que celle de la peur. La presse, toujours si bavarde à propos du moindre bouquin, devenue muette tout à coup, n’a rien dit, quand il a paru, sur ce livre qui touche à ce qu’il y a de plus sensible, de plus {p. 368}facilement saignant et criant sous la plume d’un homme : un sujet d’histoire contemporaine ! L’intérêt d’une histoire, en effet, peut être refroidi par les siècles qui nous en séparent. Mais l’intérêt d’un règne dont on est sorti, c’est brûlant, cela, comme le bronze d’un canon qu’on vient de tirer !

Assurément, ce serait une analyse curieuse à faire, et très digne, du reste, de la Critique, qui doit regarder autant à l’effet des livres qu’à leur substance, que de rechercher les causes de l’insouciance affectée pour le livre de Crétineau-Joly… Qui sait ? L’intérêt brûlant dont je parlais plus haut a peut-être été trop brûlant… On a craint d’y exposer ses doigts.

Haï des partis extrêmes, parce qu’il est lui-même un homme extrême, Crétineau-Joly n’a pas trouvé dans la presse les opinions ardentes qui auraient pu l’y discuter. Elles s’y étaient éteintes… ou elles y avaient couvert leur feu, à cette toute-puissante cloche de l’Empire qui a si bien sonné le couvre-feu des partis. Il n’a donc rencontré devant lui que des opinions qui se sont abdiquées, à force de s’entendre entre elles. L’Orléanisme ne se sentait pas en mesure de répondre à l’accablant récit que Crétineau fait de ses fautes et de ses indignités.

Cette blanche hermine, qui a vécu dix-huit ans… vous savez bien où, sans en mourir, — a craint la tache que M. Crétineau-Joly pouvait envoyer à sa robe, victorieuse de la fange, et elle s’est enveloppée dans {p. 369}le silence de la pudeur qu’on outrage. Quant aux Légitimistes, qui devaient avoir contre la maison d’Orléans des ressentiments implacables, ils n’ont pas été les moins pressés de descendre le livre de Crétineau dans de prudentes oubliettes. Depuis longtemps, les Légitimistes avaient renoncé à la vengeance et ne tenaient même plus à la justice.

Vis-à-vis des Orléanistes qui les ont dépouillés, ils étaient déjà logés aux Petites-Maisons de la Miséricorde intéressée, — ce qui est moins miséricordieux ! César, à dix ans de distance, faisait crucifier des pirates qui l’avaient empêché de dormir sur le vaisseau où il était prisonnier. Les Légitimistes, qui ne sont pas des Césars, ne crucifient personne, pas même ceux qui ont pris leur lit pendant dix-huit ans. On a dit que la plus grande corruption des partis, c’était l’espérance, et rien n’est plus juste… L’oubli des injures, plus crétin que chrétien des Légitimistes, est un espoir.

Eh bien, cet espoir, Crétineau-Joly ne le partageait point quand il écrivait son histoire. Il était, lui, un désespéré politique. C’était un Légitimiste de la première heure, qui méprisait les fusions de la dernière et qui ne croyait pas à leur succès. Esprit absolu, qui n’avait pas écrit pour rien sa grande Histoire des Jésuites, et qui devait appliquer à son parti le noble mot de Laurent Ricci : Sint ut sunt, aut non sint ! il aimait mieux que sa cause pérît que de la voir s’aider d’alliances qui n’étaient pas seulement des {p. 370}bassesses, mais des compromissions, si, par impossible, elle triomphait !

S’il avait été Jacobite, Crétineau-Joly n’aurait jamais consenti à ce que les Stuarts reçussent — comme ils le firent, hélas ! — une pension du gouvernement qui les avait mis à la porte de l’Angleterre. Légitimiste, il n’entendait pas davantage que le dernier Bourbon de la branche aînée tendît la main à ceux qui, aussi, le chassèrent, dussent-ils mettre dans cette main la monnaie d’un trône ! S’éteindre stoïquement sous un drapeau qu’on a gardé pur et l’emporter ainsi dans la tombe, voilà, pour Crétineau-Joly, le devoir suprême des grandes races qui n’ont pas su trouver de champs de bataille pour y tomber avec héroïsme. Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, rester les bras croisés est encore le meilleur moyen de préserver ses mains contre ceux qui veulent vous les prendre et qui pourraient vous les salir.

N’en doutons point ! c’est cette netteté d’opinion, c’est cette incompatibilité d’humeur, qui, au point de vue de la publicité, a fait tort, parmi les siens, à Crétineau-Joly. Toujours net, toujours incompatible, indiscret même contre son amour-propre, il racontait drolatiquement à qui voulait l’entendre l’accueil que lui fit M. de Riancey quand il alla lui porter le livre que voici. Naïvement épouvanté de ce qu’il trouvait dans ce livre contre ses nouveaux seigneurs et maîtres, M. de Riancey s’écria : « Je n’en parlerai certes {p. 371}pas ! Qu’en diraient MM. d’Orléans ?… » Je ne sais pas si M. de Riancey s’est ravisé depuis cette époque, mais telle fut sa première pensée et sa première résolution. Crétineau-Joly n’a pas, d’ailleurs, seulement contre lui le mordant du verbe, si désagréable aux Philintes caressants des partis, qui s’imaginaient étouffer l’Empire en s’embrassant, mais il a, de plus, tout ce qui peut choquer le courage de ce fier héros qui s’appelle monsieur Tout-le-Monde.

Au xixe siècle, la Société, qui n’est plus jeune, ressemble un peu à une chambre de malade. On n’aime pas que quelqu’un y parle très haut, et on s’y met du coton dans les oreilles contre la vérité âprement exprimée. Or, c’est ainsi que l’auteur de Louis-Philippe et de l’Orléanisme sait la dire. Il ne biaise point et ne mâche point les termes. Il est comme Alceste :

Et je ne cache point ce que j’ai sur le cœur !

ajoutant encore à l’inconvénient du vrai, l’inconvénient de sa robuste personnalité. Polémiste d’habitude ardente, talent incorrect, mais vigoureux, Crétineau-Joly, qui est, je crois, du Bocage, cette ancienne terre de guerre civile, a la rudesse des paysans de son pays, qui valent bien ceux du Danube. Il a de la force, et, comme toujours, dans ce monde des faibles, on la lui fait payer. Ainsi, parce qu’il est énergique, on le {p. 372}dira violent. Parce qu’il est passionné, on le dira sans justice. Parce qu’il est un chouan attardé dans l’Histoire, et que, trop souvent, il n’y a qu’un pas entre le chouan et le bandit, on franchira ce pas, et on l’appellera… un bandit de lettres. Parce qu’enfin son livre est cruel pour ceux dont il écrit l’histoire, on ne se généra pas, et on dira que ce livre n’est qu’un pamphlet ! Et d’autant plus que, sur ce point, la méprise est facile. Il a l’air, en effet, d’en être un.

Mais à qui la faute ?… Est-ce à l’histoire que ce livre raconte, ou à l’historien qui l’a racontée ? Les pires pamphlets, les plus sanglants, les plus terribles, ne sont pas ceux-là qu’écrivent les historiens, auraient-ils la plume de Tacite, mais bien ceux qu’écrivent avec leurs propres actes, dans l’Histoire, les hommes d’État coupables et les mauvais gouvernements !

II §

Entendue de cette façon, l’Histoire de Louis-Philippe et de l’Orléanisme est un pamphlet, je le veux bien, ou même un libelle, si vous l’aimez mieux ; mais c’est un libelle sans calomnie, un pamphlet expurgé de mensonge, dans lequel je trouve non {p. 373}seulement de la vérité, mais jusqu’à de la coquetterie de vérité, à certaines places. Et, pamphlet ou libelle alors, un pareil livre doit prendre, sous l’examen et les réserves de la Critique, la place qu’on eût bien voulu lui ôter et dont il est digne, parmi ces compositions graves et consciencieuses qu’il est convenu d’appeler de l’Histoire. Quel est l’être vivant, en effet, qui puisse croire avoir en lui la lumière sans nuage de l’impartialité, et, en Histoire, soit tenu, comme en tout, à autre chose que de la conscience ? Eh bien, j’avoue que je n’ai rien trouvé dans le livre de Crétineau qui m’ait fait suspecter la sienne.

Ce livre n’est point, comme on pourrait le croire, d’après son titre, qui ne dit pas ce qu’il veut dire, une simple histoire du roi de Juillet et de cette opinion politique qui traîne vainement et qui voudrait s’agiter encore, parmi nous, en faveur de sa descendance. Non ! c’est l’histoire de Louis-Philippe et de ses dix-huit ans de règne, mais précédée d’un long coup d’œil rétrospectif sur la maison d’Orléans tout entière.

L’Histoire, qui répercute en détail la nature humaine et ses mystères, a montré souvent de ces races, fatalement prédestinées, chez lesquelles la transmission du mal s’accomplit, de génération en génération, avec une épouvantable exactitude. Parfois même il n’est pas besoin d’une filiation directe ; il suffit du même nom, pour que la mystérieuse et redoutable loi s’accomplisse… Habitué, par l’histoire religieuse qu’il a {p. 374}souvent écrite, aux idées générales et aux conclusions providentielles, Crétineau-Joly devait être nécessairement plus frappé que personne du rôle invariablement funeste qu’a joué dans nos annales tout ce qui porta jadis le nom d’Orléans, et il n’a pas voulu qu’on l’oublie.

Son livre a donc remonté, à travers les filiations interrompues, cette longue file historique de d’Orléans funestes, depuis le premier, qui, en 1336, s’enfuit devant le Prince Noir, à la bataille de Poitiers, jusqu’au dernier, qui, en 1848, s’enfuit en fiacre devant des vainqueurs qui n’étaient pas des princes, de quelque couleur que ce pût être ! Avant d’entrer dans l’histoire de Louis-Philippe, — le véritable, l’important sujet de son livre, — l’historien a fait marcher, comme dans les triomphes romains, les portraits des ancêtres devant le triomphateur de la race. Idée plus haute qu’une ironie ! Les derniers d’Orléans auraient fait oublier les premiers, et c’eût été dommage. Quand une race finit par des hommes comme le Régent, Égalité et Louis-Philippe, il est presque naturel qu’on oublie que leurs prédécesseurs furent, comme eux, les Mauvais Génies de la France !

III §

{p. 375}Car c’est à dater du Régent que le mal fait par les d’Orléans s’élargit et grandit comme un gouffre… Malgré son impuissance politique et ses vices, le Régent, à qui Crétineau-Joly, que j’appelais une coquette de vérité il n’y a qu’un moment, accorde trop généreusement « des éclairs de génie et des conceptions diplomatiques d’une haute portée », le Régent est encore, si on y regarde de près, le meilleur de ces trois hommes que j’ai nommés plus haut et dont le pire est encore le second, mais dont le troisième acheva à son profit le mal commis par les deux autres.

Quoiqu’au premier abord, et en s’en tenant aux surfaces, il semble qu’il ne doit y avoir rien de commun entre ce Sardanapale de Régent, qui régnait pour souper et mourut ivre sur les genoux de la duchesse de Phalaris, et son descendant au chapeau gris économiquement brossé et aux vertus domestiques, l’air de famille est certainement entre eux, et je le retrouve dans cette lâche ambition de Macbeth sans sa femme, caractéristique des d’Orléans, et qui justifierait, pour les trois dont il est ici question, le mot ignoblement {p. 376}méprisant que Mirabeau disait de l’un d’eux. — Cette ambition qui voudrait, qui convoite et qui n’ose… le Régent l’avait entre ses ivresses. Mais elle ne lui fit jamais empoisonner le roi Louis XV d’autre manière que de ses vices, comme le dit très bien Crétineau.

Quant à l’affreux Égalité, « l’Héliogabale », personne n’ignore comme il l’eut et ce qu’il en fit, de cette ambition qui n’osait ! Personne n’ignore que c’est à lui que Mirabeau sanglait par la face ce mot que l’Histoire ne sait trop comment répéter. Mais, plus qu’eux deux peut-être, Louis-Philippe eut aussi, à son tour, cette ambition obstinée et peureuse jusqu’à l’hypocrisie, et même il n’y a qu’elle qui puisse nous expliquer sa vie, et comment, arrivé, à travers toutes ces circonstances, au moment de s’emparer du trône, au lieu de le prendre résolument, comme Guillaume d’Orange prit le sien, il l’a timidement escobardé !

Ainsi, un Macbeth manqué et dépareillé, un Macbeth bourgeois, qui n’a jamais senti, comme l’autre, entre ses deux épaules, l’inflexible bras tendu de la vigoureuse femme qui le pousse à l’action, voilà le Louis-Philippe que Crétineau-Joly a entrevu, mais qui, s’il l’avait regardé plus longtemps, lui aurait expliqué ce piètre règne qu’on a appelé le règne du juste milieu pour en dissimuler, sous ce nom-là, les pusillanimités et les tristesses ! Aux yeux de ceux qui lisent attentivement et fréquemment l’Histoire, les hommes, qu’on imagine si complexes, sont, au {p. 377}contraire, plus simples qu’on ne croit. Le plus souvent, un seul sentiment, une seule idée moule leur vie, et ce qu’un homme est au fond de son âme, il se retrouve l’être identiquement dans toutes les circonstances de sa destinée. Prenez donc, si vous le voulez, tous les faits de la longue existence de Louis-Philippe et de son règne, vous retrouverez dans tous, présent, mais très visible, le Macbeth manqué qu’il avait en lui, et qui lui donnera dans l’Histoire cette physionomie ambiguë qui n’est pas assurément le courage et non pas certainement la lâcheté, mais qui n’en déshonore pas moins son homme ; car, au lieu d’une faiblesse, elle en cache deux !

Or, les hommes ne permettent pas sans mépris à l’ambition d’être une trembleuse, et les plus faux d’entre eux ont un tel besoin de franchise et de fermeté dans les relations de la vie, qu’il vaudrait mieux pour Louis-Philippe et sa renommée dans l’Histoire y avoir été ouvertement ou même horriblement coupable, que d’y être l’espèce de demi-criminel ou de demi-couard qu’il y sera.

IV §

{p. 378}Seulement, je l’ai dit, mais sur ce point je me permettrai d’insister, j’aurais voulu que cette culpabilité sans hardiesse et cette ambition sans grandeur qui n’a su jamais ni se renoncer ni se satisfaire, l’historien l’eût plus vivement montrée et dégagée davantage des faits d’une vie et d’un règne qui furent, en définitive, aussi agités qu’impuissants. Louis-Philippe, à mon sens, ne mérite pas d’être regardé comme un impénétrable Sphynx, dont les uns affirment l’honnêteté et les autres le machiavélisme, et qui doit embarrasser encore longtemps le jugement de l’Histoire. Il n’est pas si profond que cela, et j’aurais voulu que l’historien l’eût dit.

J’aurais voulu qu’il nous eût simplifié ce prince sans étoffe, même pour le crime, que je ne comparerai pas à son père, — quoiqu’il le trouvât (chose significative !) le plus honnête homme qu’il eût connu, — mais qui, à part le sang, dans lequel il ne tomba point, avait la même ambition que son père, cette ambition qui se remuait tortueusement et toujours, mais qui ne savait pas frapper le coup décisif et suprême ; car {p. 379}Louis-Philippe ne le sut jamais, ni avant d’être roi, ni après qu’il fut roi, ni depuis qu’il fut roi.

Nous n’avons point, certes ! la prétention, dans un seul chapitre, de suivre un auteur qui a devant lui l’espace de deux longs volumes pour dérouler les faits d’un règne de dix-huit ans. Mais, si nous le pouvions, il nous serait facile de faire voir partout, dans le livre de Crétineau, cette ambition qui semblait, chez Louis-Philippe, avoir peur d’elle-même, et qui fut la cause de tant de désaveux, d’empêchements et de reculades sous ce roi quasi-roi, quasi-conscience, quasi-caractère, quasi-tout, puisqu’on avait inventé ce mot bouffon : quasi, pour sa fausse légitimité.

Malheureusement, il faut nous arrêter. Cette Histoire de Louis-Philippe, autour de laquelle nous aurions voulu troubler le silence prudent des Conrarts politiques qui n’en ont point parlé, est trop renseignée et trop considérable pour que nous puissions faire autre chose que de la signaler. Mais j’aimerais assez, je l’avoue, qu’on pût la discuter… C’est une œuvre qui a son importance, — et on le sait bien, puisqu’on s’en est tu ! Sauf les détails, qu’il faudrait contrôler pour s’assurer de leur exactitude, j’adhère pleinement à la tendance du livre en tout ce qui concerne personnellement Louis-Philippe et son gouvernement.

Quoique l’auteur soit vivement hostile à l’un et à l’autre, et qu’il ne leur épargne ni ses indignations, ni ses mépris, cependant, il est, comme je l’ai dit, très {p. 380}occupé de l’obligation d’être juste. Si ceux-là qui l’accusent d’être un partisan dans l’Histoire avaient raison, il n’y introduirait pas, comme il l’a fait, beaucoup de choses à la décharge de Louis-Philippe, qui, malgré cela, restera assez chargé aux yeux de la postérité et de l’Histoire. (Voir, entre autres, la page 229 du IIe vol.) La seule indulgence inexplicable et que je reproche nettement à l’auteur, si vaillant de franc parler, est l’étrange silence qu’il a gardé sur Guizot, si longtemps ministre et président du Conseil sous le gouvernement de Juillet. Guizot, comme on sait, n’eut jamais aucune personnalité au pouvoir mais l’historien l’identifie-t-il tellement avec son maître qu’il ne croie pas avoir besoin d’en dire un seul mot ?

Quant à la valeur littéraire du livre de Crétineau-Joly, disons que c’est essentiellement un livre vivant. Il est plein d’un talent impétueux, sanguin, souvent incorrect et confus, quelquefois grossier, mais toujours passionné et chaudement pittoresque. Il y a même sous cette plume de paysan, qui vous donne, d’ordinaire, dans cette histoire, la sensation d’une hache de bûcheron pour le coupant et la force du coup, des mots spirituels et jolis qui sentent leur Beaumarchais fruste, mais enfin leur Beaumarchais ! Et c’est tout cela, probablement, qui fait venir à l’esprit, à propos de ce livre véhément, il est vrai, mais loyal, cette idée de pamphlet contre laquelle nous l’avons d’abord défendu.

Le docteur Revelière §

Les Ruines de la Monarchie française.

I §

{p. 381}C’est un livre qui sort d’un tombeau. L’auteur est mort, et ce livre fut sa vie… Il le pensa, mais debout ; il l’écrivit, mais en agissant, en observant, en se mêlant aux choses et aux hommes de son siècle. Ce ne fut point un penseur solitaire, un de ces Stylites qui vivent au désert et ne descendent pas de leur colonne… Cet hétéroclite d’outre-tombe, ce Revelière qui se réveille, sans avoir dormi ses cent ans, comme Épiménide, et qui se compare à Hypocrate, non par orgueil de sa sagesse, mais par mépris pour ses compatriotes, {p. 382}qui lui font l’effet d’être fous comme les Abdéritains, ce Burgrave de la Monarchie morte, n’a point passé ses jours, qui furent nombreux, à rêvasser ou à cuver ses indignations comme Alceste :

Dans un petit coin sombre avec son noir chagrin…

Il était trop robuste pour être misanthrope… et s’il fut, comme ils le diront certainement, un utopiste du passé, il l’a assez frottée contre les faits, son utopie ! S’ils osent prétendre qu’il a une bosse, cet esprit droit, il l’a roulée, du moins, dans tous les chemins du Seigneur, devenus pour lui des chemins maudits… Il sait la vie moderne comme pas un ; la vie qu’il méprise ! Il en a vécu. Que ne fut-il pas, en effet, de son vivant ?… Homme de barreau, homme de bivouac, homme d’industrie, homme d’Assemblée politique, avocat, soldat, manufacturier, député sous deux règnes (les règnes de Louis XVIII et de Charles X). Que ne connut-il pas en fait d’hommes, depuis Robespierre l’incorruptible, jusqu’à Dupont (de l’Eure) le vertueux ! Depuis Cathelineau, La Rochejaquelein, Stofflet, ces héros ! jusqu’à Napoléon, le grand homme !… Depuis Fouché jusqu’à Villèle !… Certes ! après cela, il pouvait nous donner ses Mémoires, tout comme un autre. Mais il n’a pas partagé la furie de vanité française des Mémoires. Il s’était tu, quand la France tout entière bavardait. Il n’a pas écrit sur sa personne, quand tout le monde {p. 383}écrivaille sur la sienne. Il a fait autrement que le terrible duc de Saint-Simon, qui se vengeait des indifférences de l’Œil-de-Bœuf en dégorgeant, chaque soir, les fureurs de ses haines rentrées dans le vomitorium de ses Mémoires. Il a peut-être aussi, comme Saint-Simon, écrit son livre jour par jour, page par page, le condensant, le cristallisant au souffle de chaque événement ; mais il n’y a pas dégorgé de passion personnelle. Il n’avait à se venger de rien devant la postérité… Il dédaigna même de tendre son livre à ses contemporains comme une sébile dans laquelle ils pussent mettre leur sou de gloire. Saint-Simon, en écrivant, se soulageait le cœur. Cet homme-ci se soulageait de sa pensée… Son livre, c’est toutes les idées portées cinquante ans dans sa tête et bloquées dans ces trois gros volumes, probablement pour y rester.

Oui ! pour y rester… Tel que le voilà, c’est un livre, je n’en doute pas, absolument incompréhensible à l’esprit moderne, ce jeune sot qui a présentement le mépris de tout ce dont le vieux bonhomme que voici a l’admiration et le respect. Ce livre, qui porte le titre mélancolique et grandiose : Les Ruines de la Monarchie française, ne sera positivement que du carthaginois ou de l’algonquin pour les délicieuses intelligences françaises, qui ne s’y intéresseront pas plus qu’à l’histoire de l’An Mil, si on leur parlait de l’An Mil ! La marque de ce temps, malgré l’École des Chartes et ses amusettes, est de ne rien {p. 384}comprendre à l’Histoire. La génération à laquelle nous avons l’enivrant bonheur d’appartenir, ne l’a guères étudiée que dans Thiers, Michelet, Louis Blanc et Lamartine, qui s’est, hélas ! déshonoré en l’écrivant… Un immense mensonge s’est étendu sur elle, comme la nuée, pleine de feu, qui devait pleuvoir sur Sodome… L’auteur des Ruines de la Monarchie française — de cette histoire d’où il ressort pour conclusion la thèse historique de la vérité absolue de la Monarchie — ne sera pas même discuté par les petits traîneurs de fétus qui fourmillent dans le journalisme contemporain. Joseph de Maistre et Bonald ont péri, avec tout leur génie, à dire les mêmes choses que cet esprit de leur famille, qui prouve la même vérité qu’eux sous des formes qui lui appartiennent ; car la Vérité, qui est infinie, a trente-six mille côtés par lesquels on peut la prendre et la montrer aux hommes, et elle n’en est pas moins la Vérité, une et souveraine. Eh bien, l’auteur des Ruines périra comme eux !… Eux, ses aînés, étaient morts dans leur influence sur les hommes, que ces ruines dont ils avaient prédit et calculé la chute leur pendaient encore sur la tête ; mais pour ce cadet attardé de leur génie, c’est avant que sa tombe, à lui, fût ouverte, qu’elles avaient entièrement croulé. Il a écrit sur leur poussière.

II §

{p. 385}Leur cadet, il ne l’est pas que dans le temps ; il l’est aussi dans le génie. Nul, dans l’histoire de la pensée de ces cent cinquante dernières années, ne saurait être comparé à ces deux hommes, de Maistre et Bonald, pas même Burke, le bouillonnant et vaste Burke, qui eut un jour quelque chose de leur esprit prophétique quand il jugea, seul de toute l’Angleterre, un instant affolée de la Révolution française, les délirants débuts de cette Révolution… Philosophes chez qui, heureusement pour elle, l’Histoire dominait la Philosophie, le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces observateurs qui avaient des griffes dans le regard et appréhendaient le fond des choses, quand ils en regardaient seulement la surface, de Maistre et Bonald, ces Dioscures du même ciel et du même religieux génie, sont d’une supériorité si haute et si éclatante qu’aucun esprit ne peut être placé à leur niveau, ni pour l’élévation, ni pour la lumière ! Mais il n’en est pas moins vrai que l’auteur des Ruines a l’honneur d’avoir avec eux la fraternité des idées et une parenté d’intelligence… Ce Revelière inconnu, et qui, dans {p. 386}l’égarement universel de la raison, a grande chance de rester inconnu, est un esprit d’une force rare, toujours, dans la pensée, et souvent dans l’expression, mais il est moins près de ces hommes profonds et sans égaux que d’un autre homme de leur temps, un autre observateur politique trop oublié et qu’il rappelle, ce Mallet-Dupan qui, lui aussi, préjugea la Révolution française dès son origine, et dont le préjugé eut parfois toute la justesse d’un jugement… L’auteur des Ruines est une espèce de Mallet-Dupan après la lettre, la terrible lettre de la Révolution ! Il l’a postjugée comme Mallet-Dupan l’avait préjugée, mais il l’a jugée, après coup, avec une telle puissance, qu’on peut dire qu’il lui a fallu autant de sagacité pour tirer de l’histoire du passé des conclusions éternelles, que pour prévoir l’avenir et en deviner les événements.

Là est le mérite de ce mort d’hier dont on a publié l’œuvre. Ce vigoureux remueur de ruines a tiré des débris d’une Monarchie jetée bas par la Révolution des conclusions éternelles, mais, hélas ! à présent, cruellement inutiles. Dans son énorme livre, dont l’énormité est une raison de plus ajoutée à tant d’autres pour ne pas être lu par les superficiels de cet âge d’ignorance frivole ; dans ce livre qui est tout à la fois une histoire et une théorie, il a mis en présence la Monarchie et la Révolution comme elles n’y avaient, je crois, été mises jamais, du moins avec cette largeur de vue historique, cette prodigieuse abondance de {p. 387}détails, cette implacable impartialité… Beau, mais désespérant spectacle ! La Monarchie et son principe sont pris ici dans une profondeur d’histoire inaccoutumée et qui étonnerait, si on ne savait pas que toute la vie cérébrale d’un homme s’est absorbée dans cette question de Monarchie, que la Révolution a résolue par la mort de cette France que la Monarchie avait créée. — Seulement, sous ces ruines entassées et remuées avec tant de puissance, on n’aperçoit pas la moindre espérance de la voir un jour ressusciter !

III §

Elle est morte, en effet, — le cœur peut en saigner, — mais elle est morte à jamais, pour qui a le sentiment des réalités de l’Histoire… Aux yeux de ceux qui savent ce qui constitue la personnalité et l’identité d’un peuple, il faut, pour qu’il se sente toujours vivant, qu’il ait pu rester, sinon tout entier, au moins en partie, dans le principe de sa vie et de sa durée. Est-ce là notre histoire, à nous ?… Combien de fois la France monarchique a-t-elle violemment été arrachée du sien ! L’auteur des Ruines, qui a, par parenthèse, des vues particulières en Histoire, lesquelles ne {p. 388}manquent ni de justesse inattendue, ni de profondeur, pose dans son livre qu’il n’y eut de France monarchique qu’à partir de Hugues Capet. Avant Hugues Capet, dont il nous fait mesurer la grandeur, avant Hugues Capet, qui a établi dans la loi politique du royaume le droit de primogéniture et d’hérédité, il n’y avait sous les Mérovingiens, malgré Clovis, et sous les Carlovingiens, malgré Charlemagne, que le partage, que le morcellement de la couronne, — en d’autres termes, que le Communisme, qui ne vaut pas mieux pour les Royautés que pour les peuples ! Il n’y avait que des Frances flottantes, qui se déchiraient, qui se mettaient en pièces à chaque règne… Mais à partir de Hugues Capet, la Monarchie, la vraie Monarchie est instituée. Il y a une France organisée, une, solide, — une France résistante, une France statrix. Aussi, pour l’auteur des Ruines, le Français qui n’est pas Français comme on le fut depuis Hugues Capet jusqu’à Louis XVI (le Louis XVI d’avant 89) n’est qu’un bâtard de sa race et de sa lignée. Quel qu’il soit, c’est un bâtard révolutionnaire contre son pays ! Tel est le point de départ de l’auteur du livre que voici. En déterminant ainsi l’origine de la Monarchie française, il la met dans l’Histoire et pas plus haut qu’elle. Historien avant tout, le droit divin n’est pour lui que « la seule loi rationnelle des successions », et vous voyez par cela seul que, si royaliste qu’il soit, il ne l’est pas comme les Royalistes qui {p. 389}s’appellent les Légitimistes de nos jours. Lui, c’est un royaliste d’entre Hugues Capet et Louis XVI. Ce n’est pas un royaliste d’entre Louis XVI et Henri V, c’est-à-dire un royaliste plus ou moins adultérisé de révolutionnaire. Le plus grand mal qu’ait produit la Révolution, ce n’est pas d’avoir fui des révolutionnaires, — elle n’était dans le monde que pour cela ! — mais c’est d’avoir, à son profit, défait des royalistes, qui y étaient pour autre chose ! Le Royalisme de l’auteur des Ruines est le Royalisme incompatible, qui n’entend à aucune transaction, et qui n’a ni la niaiserie, ni la lâcheté d’une espérance… C’est le Royalisme absolu comme la vérité est absolue. — Et c’est pourquoi il est une ruine aussi, parmi tant d’autres, impossibles à relever !

Et il le savait peut-être bien, cet homme qui, de son vivant, n’a pas voulu publier ce livre de toute sa vie et qui n’est plus maintenant qu’un livre tumulaire ! Il savait bien que, plus d’un demi-siècle avant lui, Joseph de Maistre et de Bonald étaient morts désespérant de la Monarchie, l’un disant : « Je meurs avec l’Europe ! » et l’autre disant : « En Europe, maintenant, il fait nuit. » Il savait qu’il n’y avait plus, puisqu’il l’avait vue disparaître, de Monarchie, en France, qu’on pût conseiller ou qu’on pût avertir… Aussi garda-t-il stoïquement son livre. C’est, après sa mort, son fils qui l’a publié.

IV §

{p. 390}Ce livre est vaste comme son sujet. C’est moins une histoire — comme le dit, du reste, son sous-titre, — qu’un Cours tout entier philosophique et critique de l’histoire moderne ; c’est une démonstration en sens contraire de tous les problèmes agités, à cette heure, par l’esprit révolutionnaire, et dont la solution dernière serait, sous le nom imposteur de progrès, de faire rétrograder la civilisation du monde… Après avoir, dans ses premières pages, comme donné le dictionnaire de la langue qu’il va parler en fixant l’origine et en déterminant la grandeur de la Monarchie française, en traitant de « la providence des dynasties inamovibles », de la propriété, du droit divin, dont il dit : « La primogéniture, le droit successif, la légitimité, le droit divin, ne sont qu’une même expression, une même vérité, une loi de raison », le métaphysicien politique aborde vaillamment l’Histoire. Et c’est immédiatement et la fin du règne de Louis XIV, — le dernier roi qui ait incarné purement et intégralement dans sa personne le principe qui a fait vivre, pour la première fois dans les {p. 391}annales du monde, pendant huit cents ans, une Monarchie, — qu’il date l’avènement, dans les doctrines et dans les faits, de cette Révolution, rapide comme tous les fléaux, qui a déjà tout envahi, et dont l’ambition est de détruire l’organisation séculaire des gouvernements et des États. Rien, dans l’histoire racontée ici, de plus formidable, de plus grossissant, de plus irrésistible que cette invasion du fléau révolutionnaire, lequel a, comme la mer, son flux et son reflux, — qui amène Robespierre et qui l’emporte, pour amener et pour remporter Napoléon Bonaparte, et amener et remporter encore les Bourbons et la Restauration, jusqu’à ce qu’enfin, Océan vainqueur et étendu partout après 1830, — car la monarchie de Louis-Philippe n’est que de la révolution couronnée, — il n’ait plus eu rien à remporter !

Et l’histoire des Ruines est écrite… L’historien s’arrête à cette place, et il a raison. Les ruines sont faites, et elles sont irréparables. De l’aveu du républicain Lafayette, la monarchie de Louis-Philippe fut une monarchie entourée d’institutions républicaines, Compagnie des Gardes qu’on lui avait donnée et qui devait la tuer ! La langue politique a toute honte bue. Elle n’a peur d’aucun contresens et trouve une formule pour tous les gâchis… Après dix-huit ans de cet impudent concubinage, une république qui se croyait légitime sortit de cet adultère, et elle tomba, comme la première était tombée, sous un second {p. 392}Empire, et comme si la France, démonarchisée par la Révolution, avait pour destinée dans l’avenir de jouer à ce jeu alterné et sans fin des Républiques et des Empires. Chose fatalement lamentable ! les hommes qui pouvaient tout, à ce qu’il semblait, contre la Révolution, se laissèrent atteindre et pénétrer par elle. Leur faiblesse avait fait sa force… Et je ne parle pas des pauvres Bourbons, qui n’osèrent rien contre qui avait tout osé contre eux ; je parle de l’homme qui paraissait le plus providentiellement créé pour être l’Hercule de cette Hydre et qui ne le fut point. Il en était sorti, et les poètes qui ont fait cette phrase ont imbécilement menti quand ils ont dit « qu’il avait tué sa mère ». Il ne l’avait que blessée,

Dans cette lutte tragique de la mère et du fils, Clytemnestre avait été plus forte qu’Oreste. La Révolution vint à bout de ce Dominateur du monde, qui s’imaginait l’avoir vaincue. Pour se l’attacher et lui faire porter éternellement sa marque, elle l’avait taché d’une goutte de sang qui n’était pas, celle-là, une éclaboussure de bataille… Mais ce crime tremblé de la mort du duc d’Enghien fut un crime perdu. La même communion au sang d’un Bourbon n’empêcha pas la Révolution de jeter l’immense Empereur à la porte de cette France qu’il avait gouvernée sans pouvoir la ressusciter en monarchie héréditaire, et, pour comble de honte, ce fut par la vieille main de ce {p. 393}Lafayette, retrouvé au bout de son règne et qu’il avait toujours méprisé, qu’elle l’y jeta,

V §

Ainsi, Napoléon lui-même n’a rien pu contre la Révolution, et s’il n’a rien pu à son heure, qui pourra contre elle, à l’heure présente ?… Il faut savoir le dire : tout est consommé. La Révolution triomphe et triomphera partout si Dieu ne s’en mêle, et méritons-nous qu’il s’en mêle ?… En France, plus de Monarchie, même bâtarde ! La République, que Napoléon prophétisait à cinquante ans de lui, s’y est accomplie, comme un mouvement de bataille qu’il aurait calculé. En Europe, les Royautés sont ajustées par tous les revolvers des sociétés secrètes. Périront-elles là-dessous ?… Les badauds de philosophie et de civilisation, qui expliquent tout avec le mouvement général de la pensée et les évolutions progressives de l’esprit humain, affectaient de ne pas croire à l’importance des sociétés secrètes. Avec ce qui se passe en Europe, y croiront-ils maintenant ?… L’auteur des Ruines, quand on les niait, en affirmait, dans son livre, la dangereuse ubiquité, comme aucun livre contemporain {p. 394}ne l’a affirmée. Cela fera-t-il prendre en considération le sien ?… Je ne le crois pas. L’esprit moderne tout entier est devenu révolutionnaire. Mauvais moment — je le dis avec tristesse — pour un livre qui, malgré la force de ses démonstrations, ne peut plus être un enseignement pour personne ! Nous ne sommes plus dignes de livres pareils. Les idées qu’il exprime, ces verba novissima du dernier peut-être des royalistes purs, — si vraies qu’elles soient et en raison même de leur vérité, — ne sont pas capables d’arrêter le torrent des idées contraires qui emportent le monde vers d’autres ruines, lesquelles, certainement, nous vengeront de celles-ci !…

Ce livre, qui nous montre les nôtres et qui nous les explique, a parfois de la grandeur et de la beauté. C’est un Colisée historique, dans lequel ceux qui aiment l’histoire et la gloire de leur pays se promèneront avec mélancolie. Mais il aura la destinée de toute ruine, qui est la solitude et le silence. Sorti d’un tombeau, il rentrera dans le tombeau.