Jules Barbey d’Aurevilly

1895

Les œuvres et les hommes : XV. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes : XV. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires, Paris, A. Lemerre, 1895, 345 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Kathleen Cherry-Luchel (OCR), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Μ. Eugène Hatin §

Histoire politique et littéraire de la Presse en France, avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine.

I §

{p. 1}Pourquoi Μ. Eugène Hatin n’a-t-il pas intitulé tout simplement son livre : Histoire du journalisme en France ? C’était intelligible et net, sans jargon moderne, sans pesanteur et sans surcharge. Cela disait en deux mots, — plus un titre est bon, moins il en a, — cela disait en deux mots ce que l’auteur a voulu faire, et ce qu’il a voulu faire était bien assez difficile pour n’avoir pas besoin de le compliquer par toutes les superfétations du titre lourd qu’il a choisi.

L’histoire du journalisme en France, c’est-à-dire {p. 2}l’histoire de toutes les idées, de toutes les passions, de tous les partis qui se sont servis du journalisme comme d’une arme bonne à toute main, est, en effet, à cette heure, cruellement difficile, et qui l’entreprend doit avoir plus de froideur de tête et plus de mépris des préjugés contemporains que pour écrire toute autre histoire. Est-il nécessaire de dire pourquoi ? Le journalisme, ce tard venu, qui n’est pour ainsi parler que d’hier dans le monde, a l’ivresse de tout ce qui est très jeune, et les fautes qu’il a commises ne l’ont pas dégrisé. C’est lui qui a créé et élevé l’opinion sur lui-même, et c’est lui encore, embusqué au bout de toutes les avenues, que doit rencontrer face à face l’homme hardi qui ose le juger. Certes ! c’est là assez, l’est-il pas vrai ?… pour imposer quelque respect à un écrivain de la confiance la plus exaltée, et inspirer quelque honnête petite peur à un homme modeste. Or, Μ. Hatin nous fait l’effet d’être cet homme-là.

Il a la modestie de son talent, et le talent de sa modestie. C’est une équation. Il a parfaitement compris qu’il y avait sur le journalisme un très magnifique livre à faire, en raison même de sa difficulté, et il s’est dévoué à ce travail. Seulement, a-t-il compris au même degré que ce sujet demandait bien plus que des facultés littéraires et des connaissances bibliographiques ?… Un article de Sainte-Beuve, très spirituel et très piquant, a été pour Μ. Hatin la pomme de Newton qu’il a la bonté de nous servir dans sa préface ; {p. 3}mais cet article, qui pourrait nous faire croire que l’admiration est aussi aveugle que l’amour, car Μ. Hatin en le citant s’expose à une comparaison dangereuse, est exclusivement littéraire, tandis que le journalisme, dans son origine autant que dans son développement, fut toujours bien plus politique qu’autre chose. C’était donc, avant tout, pour mettre la main fructueusement sur un pareil sujet, un esprit compétent aux choses de la politique qu’il fallait, dominant plus ou moins ce côté de l’esprit humain, et capable, non pas de raconter uniquement les faits et gestes du journalisme, qui furent, par parenthèse, bien plus souvent les Gesta diaboli que les Gesta Dei per Francos, mais aussi d’essayer une solution des grands problèmes que le journalisme a posés et n’a pas encore résolus.

Eh bien, la première condition de tout cela, et quelle qu’eut été la solution à laquelle se fût arrêté l’historien, c’était une de ces fermetés d’esprit qui ne se laissent pas entamer, et ce bon sens, le premier degré de la force intellectuelle, comme le grand sens, en est le second ! Assurément, l’auteur de l’Histoire de la Presse n’est pas ce qu’on pourrait appeler un esprit faux (le mal sans remède !), mais c’est un esprit incertain. Il est sujet, sinon à des étourderies, du moins à des étourdissements. Si dans ce volume vous· ne trouvez pas de contradictions positives, vous rencontrez cependant des titubations singulières. Nous n’avons aucun renseignement, aucune donnée sur la {p. 4}personne de Μ. Hatin. C’est un jeune homme d’esprit… peut-être, mais c’est, à coup sûr, un esprit de jeune homme, qui manque parfois de lest, ce fardeau pesant parfois, de l’expérience, mais qui nous donne l’aplomb sans lequel notre esprit n’est plus qu’un volant sur la moqueuse raquette des faits.

Dans l’introduction qui précède le volume de Μ. Hatin, aucun principe souverain ne s’élève et n’éclaire la route dans laquelle il va tout à l’heure s’avancer, et l’auteur n’a, pour nous faire voir clair dans cette histoire à travers laquelle il veut nous conduire, que de vieilles phrases éteintes depuis longtemps à force d’avoir servi. Jugez-en plutôt ! La liberté de la presse, « c’est la civilisation tout entière ». Le journalisme « est une magistrature ». La presse est « aujourd’hui dans un de ces moments de torpeur qui, par une loi que l’on retrouve partout dans la nature, succède toujours aux grandes agitations ». — voilà les idées dont se paie le penseur historique qui vient se colleter avec cette terrible histoire du journalisme, et qui croit en légitimer les ambitions dévorantes ! Franchement, la critique, sans être sévère, n’est-elle pas en droit d’exiger quelque chose de plus ?…

Pour notre compte, nous ne savons pas si la liberté de la presse, à fond de train et sans réserve, qui s’est dite si longtemps une institution et dont les journaux ont la prétention, avouée ou secrète, d’être les fils, {p. 5}aussi inviolables que leur mère, nous ne savons pas si cette liberté est la civilisation tout entière, mais, si Μ. Hatin le croit, il devrait le prouver ; car là est précisément la question, là est le débat que l’histoire qu’il va nous raconter ne finit pas. Quant à sa plaisante magistrature du journalisme, qu’il nous permette d’en sourire ! nous pourrions faire pis. Ce n’est qu’un mot à la Prudhomme. Une magistrature implique une hiérarchie, — un chancelier ou du moins un garde des sceaux. Il n’y a pas de magistrats amateurs ou volontaires. On ne se fait pas magistrat parce qu’on a une plume entre les doigts et qu’on parle de tout, — même quand on serait un honnête homme et qu’on aurait du talent.

Μ. Hatin dit encore que « le journalisme est le signe de la vie commune ». Mais la vie commune sans des chefs serait le pêle-mêle de l’anarchie, et ce n’est pas pour y trouver de tels spectacles que les hommes étudient l’histoire, mais pour tirer de ces spectacles de vigoureuses conclusions. Il faut donc en revenir à cette question d’autorité qui doit primer toutes les questions de liberté dans les sociétés vivant en commun, mais en organisation cependant, et que le gouvernement de Napoléon III a posée en matière de presse. Il n’y a pas de « torpeur » présentement pour le journalisme, ce qui serait un état maladif et une réaction, comme dit médicalement Μ. Hatin. Il y a liberté, mais liberté réglementée, ce qui est, au {p. 6}contraire, pour le journalisme, la santé et l’état normal !

II §

Ainsi, cette question nécessaire du droit du journalisme, qui devait dans toute histoire bien faite précéder la question de son existence, et que Μ. Hatin aurait dû examiner tout d’abord s’il avait eu seulement en lui velléité d’homme d’État, cette question n’a pas même été abordée, et rien n’a pu l’y faire penser dans les circonstances du récit qu’il a commencé et qu’il va poursuivre. Il en est plusieurs cependant qui auraient dû l’avertir. Richelieu, qui protégea Renaudot, le fondateur de la première gazette en France, mais qui le protégea en restant son maître ; la Chambre étoilée, en Angleterre, qui regarda toujours les journaux d’un œil de vigilance sourcilleuse, — torvo lumine, — quoique, en Angleterre, la liberté des écrits périodiques ait bien moins d’inconvénients qu’ailleurs, parce qu’elle y est accompagnée d’un grand respect pour les hiérarchies, auraient dû, ce semble, éveiller en Μ. Hatin la pensée que, quand la presse n’est pas pour les gouvernements, elle est trop {p. 7}aisément contre eux. Mais Μ. Hatin n’a rien déduit de faits pareils, et ces grands exemples ont été perdus.

La superbe invention des annuaires des pontifes, à Rome, dans laquelle on reconnaît tout de suite la main d’un peuple politique, n’a pas fécondé sa réflexion davantage, à lui qui parlait, il n’y a qu’un instant, de magistrature ! Par une de ces préoccupations familières aux gens qui se coiffent d’un sujet jusqu’aux yeux, l’auteur de l’Histoire de la Presse a voulu voir le journalisme partout, même à Rome, mais il n’a pas compris que ce journalisme, dont les grands pontifes avaient exclusivement le monopole, était précisément la condamnation de celui-là dont il cherche beaucoup trop haut la conception dans l’histoire ; car elle n’appartient qu’à ces derniers temps.

Et Μ. Hatin l’entend si bien ici, que son histoire s’ouvre au xviie siècle et à l’avènement dans la publicité de Théophraste Renaudot, qu’il appelle le père du journalisme en France ; car le journalisme naquit presque le même jour par toute l’Europe. Avant Renaudot, il y avait, en effet, pour nous, des pamphlétaires, des satiriques, des libellistes, des polémistes sous toutes les formes, et les luttes religieuses du xvie siècle avaient exaspéré plus que jamais cette furie de plumes qui vivra autant que la passion humaine ; il y avait même des nouvellistes ; mais le journalisme, c’est-à-dire ce mode de renseignement à jour fixe, au moyen de gazettes, à proprement parler {p. 8}n’existait pas. Un dépisteur habile, on ne le nie point, mais qui, comme tous les dépisteurs, a pris souvent son nez pour la truffe, Victor Leclerc, a pu s’occuper de découvrir le journalisme au Moyen Âge, mais l’auteur de l’Histoire de la Presse n’en dit rien dans son introduction qu’un seul mot, en passant, avec une légèreté incrédule. Pour lui, le journalisme français, c’est Théophraste Renaudot.

Né à Loudun, en 1584, médecin et chirurgien, Renaudot, qui a fondé le journalisme moderne, est une des physionomies les plus modernes de son époque. On le dirait de notre temps. À le juger dans la longue biographie que Μ. Hatin nous en donne, il a quelque chose d’actif et de remuant dans les relations sociales aussi bien que dans la pensée. De nature, c’est un innovateur. Avant de créer sa gazette, il avait innové en médecine au point de s’attirer déjà beaucoup d’inimitiés, qui éclatèrent plus tard, après son succès comme gazetier, et parmi lesquelles brille au premier rang celle du fameux et violent Guy Patin, doué plus que personne de cette force de haine corporative qui semble avoir plusieurs cœurs pour mieux détester… Renaudot, qui était chimiste, avait introduit la chimie en médecine, et peut-être ceux qui sont friands de ces rapprochements historiques en feront-ils un jour comme un précurseur de Hahnemann. Pour que rien ne manque à sa physionomie moderne, la philanthropie s’y ajouta. Il avait fondé, {p. 9}comme médecin, une maison des pauvres, qu’il soignait gratis, espèce de Petit manteau bleu de la science dans un temps qui produisait Vincent de Paul.

Tel fut parmi nous le fondateur du journalisme. C’était peu à peu qu’il était arrivé à l’idée de sa gazette, dont le premier numéro parut enfin le 30 mai 1631. Beaucoup plus à son aise quand il n’est qu’un simple rapporteur, qu’un simple dépouilleur de catalogues, que quand il s’agit de se montrer homme politique dans l’appréciation de cette force du journalisme qui alors se constituait, Μ. Hatin nous met au courant, avec minutie, de la composition de cette Gazette, qui causa d’abord des soulèvements parmi les nouvellistes du temps (les nouvellistes à la main), et qui allait opérer une révolution. Toute cette partie du travail de Μ. Hatin est très soignée. C’est de la biographie et de la bibliographie presque microscopiques, auxquelles peut-être le seul reproche qu’il y ait à faire est d’avoir remis dans trop de lumière des choses peu importantes et qui pouvaient sans inconvénient rester dans l’oubli qu’elles avaient gagné.

III §

On ne saurait en dire autant du chapitre où Μ. Hatin suit les destinées de la Gazette de Renaudot jusqu’à {p. 10}l’époque de la Révolution française. Il paraît que Richelieu, qui voulait avoir sa fine et puissante main partout, avait attaché à la fondation de Renaudot ces hommes remarquables du temps : Mézeray, Bautru, Voiture, La Calprenède, dont il fit toujours, et sous toutes les formes, les commis de sa gloire. Théophraste Renaudot laissa après lui une dynastie. Dynastie de gazetiers, dynastie de médecins, dans la personne de ses deux fils, Eusèbe et Isaac Renaudot, et dans celle de son petit-fils Eusèbe, deuxième du nom, connu, au temps de Louis XIV, sous le nom d’abbé Renaudot.

À cette époque, la Gazette augmenta son format et se mit de taille avec le faste et la gloire du grand roi, dont elle raconta les merveilles. Faiblissant comme talent sous la rédaction de Μ. de Sainte-Albine, elle se releva bientôt sous la direction de Suard et de l’abbé Arnaud, espèce de consulat littéraire où, comme dans tous les consulats, il n’y eut qu’un seul consul, qui fut Suard. Marin, le Marsyas écorché avec une gaieté si féroce dans les Mémoires de Beaumarchais, leur succéda, quand le duc d’Aiguillon remplaça le duc de Choiseul, et descendit jusqu’à lui l’honneur de la vieille publication des Renaudot. Enfin, relevée un instant par l’abbé Aubert, et retombant de nouveau sous la plume insignifiante de Bret, la Gazette, journal privilégié, atteignit l’époque mortelle à tous les privilèges, et, en 1792, retomba sous le droit commun. Μ. Hatin, {p. 11}qui conduit jusque-là l’histoire de la Gazette, ne va pas plus loin dans son premier volume, et, de fait, la Gazette n’est-elle pas, à elle seule, toute la grande presse politique, comme dit Μ. Hatin, jusqu’à la Révolution française, — qui déchaîna le journalisme, jusque-là contenu sous la main des gouvernements, — et son histoire, à cette grande presse dérisoire qui fut si peu de chose, n’aurait-elle pas été bientôt écrite, si l’auteur de l’Histoire de la Presse en France, tenant à justifier son titre, n’avait remonté les courants de la Fronde et de ses pamphlets pour y trouver ce qu’il appelle la petite Presse ?… Si petite, en effet, qu’il aurait dû l’y laisser !

IV §

Ici, nous touchons au plus grand défaut de l’histoire que Μ. Hatin a entreprise. Les pamphlets, qui ne sont pas le journalisme, quoiqu’ils s’y soient souvent mêlés avec une tartufferie d’impartialité qui ne les a rendus que plus redoutables, les pamphlets, quand ils n’étincellent pas de génie ou de talent, ne sont, dans tous les temps et dans toutes les littératures, que des injustices ou des injures, et cette poussière de la {p. 12}poussière, laissons-la où elle est tombée ; il convient de ne plus la remuer. Or, parmi les injures qui salissent l’histoire, il n’en fut peut-être jamais de plus ternes — parce que la grande passion, qui anime tout, n’y était même pas, — que celles-là qui tombèrent un jour sur le cardinal Mazarin, dont elles tachèrent à peine la pourpre. Les Mazarinades ne sont guères, combinaison deux fois abjecte ! que des rages de grands seigneurs, en style de laquais. Relues à la distance de deux siècles, ces insolences bêtes font pitié et grandissent Mazarin de toute la petitesse de ses ennemis. Eh bien, Μ. Hatin, qui aurait pu les rappeler avec un juste mépris et passer outre, les a trop rappelées, et s’est attardé dans des citations qui donneront à croire que le besoin de compléter un volume, où la matière d’un volume manque évidemment, était furieusement impérieux !

En vérité, disons-le-lui en toute franchise, de pareilles citations, qu’aucun talent n’excuse, ennuient, quand elles ne dégoûtent pas ; car elles dégoûtent souvent, et tout le monde n’est pas aussi solide que Μ. Hatin, qui n’a jamais, à ce qu’il paraît, le mal de mer. Lorsque l’auteur de l’Histoire de la Presse en France ne s’appesantit que sur des inutilités, comme, par exemple, quand il nous cite, dans le dessein transparent de faire son volume, les platitudes difficiles, nugas difficiles, de la Gazette en vers de Loret, pu quand encore, sous prétexte de nous {p. 13}donner l’histoire du Mercure, il nous transcrit je ne sais combien de passages de la comédie du Mercure galant de Boursault, que nous savons bien où trouver sans avoir besoin de la relire dans l’histoire de Μ. Hatin, la Critique peut fermer les yeux au moins de sommeil ; mais elle ne peut que les détourner devant des grossièretés ignobles dont l’Histoire de la Presse, si étable d’Augias soit-elle, ne peut pas décemment être le tombereau.

Que Μ. Hatin nous pardonne la sévérité de ces dernières paroles. Nous les lui disons avec regret, mais nous les lui disons avec d’autant plus de sincérité et d’insistance que ce livre n’est que le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir plusieurs, et que tout à l’heure il aura dans les mains à brasser toute la petite Presse de la Révolution française, un bourbier ou une légion de bisons, qui aiment pourtant le bourbier, périrait. Qu’il y prenne garde ! Nous ne lui rappellerons pas que l’Histoire est une muse chaste, — ce serait trop, — mais une muse… propre. Elle ne parle pas comme Guy Patin, que lui, Μ. Hatin, a trop cité. Qu’il cite moins et pense davantage en son nom personnel. Tout le monde y gagnera. C’est l’aperçu qui manque dans ce premier volume de son histoire, et c’est le détail, le détail insignifiant, petit, incurieux, qui n’y manque pas assez. Que les volumes qui vont suivre, et dans lesquels le sujet à traiter sera moins grêle que dans celui-ci, nous dédommagent {p. 14}d’une compilation qui devrait être un livre littéraire, du moins, s’il n’est pas un livre politique comme il le faudrait. La tête de l’homme à qui la pensée est venue d’écrire l’histoire du journalisme en France, a été faite évidemment pour mieux que pour entreprendre des catalogues.

Armand Carrel §

Armand Carrel et ses œuvres complètes.

I §

{p. 15}Les œuvres d’Armand Carrel, qui ne sont guères que la collection de ses articles au National et une histoire de la Contre-révolution en Angleterre, n’avaient jamais été réunies. Chose singulière ! malgré leur dévouement à sa mémoire, MΜ. Paulin et Littré, ses éditeurs, n’ont songé qu’à la fin de 1857 à réunir en un corps d’ouvrage les écrits dispersés du célèbre rédacteur du National. Ils ont attendu, patients, sans doute, parce qu’ils le croyaient éternel.

Hélas ! ils ont compté sans le Temps, ce grand défaiseur de toutes choses. Ils ont pensé qu’ils retrouveraient bien toujours assez de cette renommée, déjà {p. 16}pâlie, pour qu’en la tisonnant un peu, en bons amis et en bons éditeurs, ils en pussent ranimer la flamme. En cela, ils se sont trompés. Il était trop tard. Le vent qui a soulevé les feuilles au bas desquelles le nom d’Armand Carrel a brillé quelques jours, les avait bien emportées. On a l’imprudence de les rapporter. On empile pesamment les unes sur les autres ces feuilles éphémères privées maintenant de l’électricité du moment qui les produisit, mais à quoi bon ? Elles ont cessé d’être ce qu’elles étaient. On ne les reconnaîtra plus.

C’est la destinée et la nature des choses qu’il en soit ainsi, du reste. Carrel était un journaliste, et ce mot-là se décompose d’une manière terrible. Il veut dire écrivain d’un jour. Or, Carrel n’a point à se plaindre, ni personne pour lui ; n’a-t-il pas eu le sien ?… Il a respiré sa petite pincée de gloire. Il a été important, désagréable au pouvoir, redouté des partis, même estimé d’eux, — quoi qu’on fût peut-être moins sur de ce sentiment que de la crainte.

Ses œuvres à la main, que vient-on réclamer ?… Ces trois volumes très compactes, nous les avons lus. Il nous est impossible de les admirer. Nous serions même étonné de la médiocrité foncière de ce talent, qu’on a cru énorme, et du peu d’intérêt de ces écrits, qui ont eu la vie, si nous ne savions pas que, par son essence, le journalisme est condamné à ces effroyables déchets. Qu’est-ce qu’une bulle de savon à laquelle manquerait {p. 17}la lumière ? Dans ces journaux, qui prennent aux événements leur contour, leur passion, leur être, il n’y a plus rien qui se voie quand le soleil de la circonstance est couché !

Et peu d’exceptions à cette règle. Qui se donne exclusivement au journalisme y perd son talent, s’il en a, et mange en herbe le blé de sa gloire, s’il était vraiment fait pour recueillir cette noble moisson. Quel que soit le temps auquel on appartienne, quelle que soit la grandeur des événements qu’on représente dans les mille facettes d’une polémique qui n’a souci, le plus souvent, que de les briser, — et ce n’était pas le cas pour Armand Carrel, homme de petite époque, vulgaire et abaissée, — le journalisme, qui fait litière pour l’histoire, n’est jamais de l’histoire, et voilà pourquoi, quand elle commence, lui n’est déjà plus.

Et comment durerait-il ? La première condition de toute durée dans l’inspiration de l’esprit humain, c’est le renouvellement de la vie par le travail, l’étude, la lecture, la méditation, tout cet entretien de la pensée. Or, le journalisme ne se renouvelle pas. Il se répète. Engoulevent qui vit d’air, et qui, après avoir-fait du bruit, expire au bout… dans le silence ! Quand donc un homme livré au journalisme n’a pas de facultés plus hautes que son métier, et n’apporte pas la main souveraine et incontestable d’un maître dans le pétrissage de cette pensée qu’il jette sur la place tous les jours, il est bientôt dévoré par sa fonction {p. 18}même, et le temps n’est pas loin où il sera oublié.

Il faut être Camille Desmoulins, l’André Chénier du journalisme révolutionnaire, qui en a l’iambe en prose et la langue souple, pure comme un camée, parfumée d’antiquité et quelquefois de mélancolie, pour qu’on puisse toucher sans dégoût ou sans indifférence aux haillons du Vieux Cordelier. Certes ! Armand Carrel n’est pas le Camille Desmoulins de la révolution de Juillet. Mais, sans ressembler à Tardent jeune homme qui trouva l’inspiration du talent dans les premières ivresses de la Révolution française, Carrel pourrait avoir des facultés à part, un talent à lui, dont nous regretterions l’emploi, mais dont nous subirions la puissance. Eh bien, non ! malheureusement, il n’en a pas.

Armand Carrel n’est sérieusement ni un penseur, ni un écrivain, ni un esprit politique, ni un historien, quoique une fois dans sa vie il ait touché à l’histoire, à ces pierres d’un passé en ruines qui nous écrasent quand nous voulons les détacher pour les jeter à nos ennemis. Voilà ce qu’il était pour le talent, Mais pour le caractère, ce qui importe bien davantage, que fut-il ?

Était-il vraiment républicain ? Était-il vraiment le « grand citoyen » que dit Littré dans sa notice ? l’espèce de Washington en espérance pour lequel on veut le faire prendre ?… Question dangereuse, qui était enterrée et qu’on déterre pour la poser à nouveau.

Cette publication est une maladresse de l’amitié… {p. 19}ou une tentative de la spéculation. Comme les anciens rois persans, ce républicain avait un prestige tout le temps qu’il était invisible, c’est-à-dire qu’on ne lisait pas ses écrits et qu’on oubliait sa vie. On nous force à relire les uns et à examiner l’autre. Le prestige va se dissiper. Nous allons avoir l’exacte mesure d’un homme grandi par le besoin des partis ; car les partis se font des hommes quand ils n’en ont pas, et Carrel est un de ces postiches.

David d’Angers avait fait à Carrel une statue contre laquelle le Temps, qui était passé, ne serait pas revenu. Elle pouvait rester sur sa tombe. La publication de MΜ. Littré et Paulin mettra cette statue en morceaux.

II §

En effet, que trouvons-nous dans cette publication, dont le but certainement sera manqué. À la fin du troisième volume, nous sommes en 1833, à l’année qui précéda la fondation du National, l’œuvre personnelle de Carrel, l’hégire de ce nouveau prophète d’une république qui se révélait. En 1833, Carrel avait trente-trois ans, l’âge de la force juvénile sur laquelle la réflexion doit commencer de jeter ces ombres qui {p. 20}sont une lumière. Il venait de se déclarer républicain.

Il est vrai qu’il ne l’était pas : c’était une thèse dont il allait vivre.

De tempérament très aristocrate, fou d’égalité par orgueil, Armand Carrel n’a jamais été, d’opinion, autre chose qu’un bonapartiste. Élevé pour être un soldat, il était de sentiment ce que furent tous les hommes de sa génération qui avaient reçu sur leurs berceaux le coup de soleil de l’Empire. Et cela est si vrai, que, sans ce bonapartisme de conscience qu’il ne put s’arracher du cœur, on pourrait défier d’expliquer sa vie.

Cette vie fort douloureuse et fort triste, qu’il fut toujours disposé à donner pour rien et qu’il a donnée pour moins que rien, car ce fut pour une question qui ne le regardait pas, toute cette vie fut éternellement dominée par deux impossibilités qui la rendirent intolérable. Carrel ne put être l’homme de ses opinions réelles et ne voulut pas être l’homme de sa situation factice. Pour échapper à cette alternative, il lui aurait fallu plus de caractère ou d’intelligence qu’il n’en avait. Il lui aurait fallu s’élever au-dessus de lui-même.

Bonapartiste avant l’heure et sans patience, trompé dans ses ambitions les plus légitimes quand il se comparait à Thiers et Mignet, il se jeta, de dépit et de colère, dans une opposition qui l’entraîna de la gauche triomphante à la gauche souffrante, et de là à la république. Mais, républicain seulement pour faire pièce {p. 21}à un gouvernement qui ne lui avait pas fait place, il n’eut pas la force que contenait son parti, parce qu’un tel parti est nécessairement l’excès même et qu’il en repoussait les excès.

Le malheureux ne fut jamais lui-même. Il oscilla toujours entre le mot d’ordre de son parti, et sa nature impatiente de le recevoir. Du moins, rendons-lui cette justice, c’est que sous la logomachie révolutionnaire, l’uniforme de son opinion, et qui lui était imposée, il avait, en sa qualité de bonapartiste, le sentiment vrai de l’honneur militaire de la France, et la douleur des traités de 1815 fut la seule chose peut-être, dans sa conduite et ses écrits, qui ne fut pas une consigne, un texte appris, arrangé et pédant, « un devoir extérieur », comme dit le cardinal de Retz. Mais, hors cela, qui n’implique, après tout, ni la supériorité de l’intelligence, ni même l’éloquence du talent, il n’y a rien dans les trois volumes de Carrel qui ne soit vieilli, passé, mesquin, et qui méritât qu’on s’y arrête si on ne nous forçait pas à les lire à la lumière de son nom.

Nous y retrouvons le vide profond d’une opposition politique que nous avons vue à l’œuvre depuis, et qui, au temps de Carrel, se demandait si elle devait parler par la fenêtre ou sur la borne, et qui préférait la fenêtre encore !

Quant aux événements contemporains qui viennent se mirer dans ces pages ; ils sont bien de taille avec elles. On sait ce que fut l’histoire de France, de 1830 {p. 22}à 1833. Obstinations, taquineries, aigreurs, objurgations de la presse contre le pouvoir et du pouvoir contre la presse, arrestations, duels, convois politiques, émeutes, conspirations et révolutions plus ou moins avortées, toute cette petite pluie de petites choses qu’après les tonnerres de l’Empire il nous a fallu entendre tomber, voilà les événements que Carrel jauge, interprète, éclaire, et sur lesquels il cherche, en tâtonnant, à ajuster la loi de l’avenir. En sa qualité d’homme du fait, il est fort maladroit à dégager cette loi qu’il ne voit pas, et d’ailleurs il s’en soucie peu, quoiqu’il en parle comme un doctrinaire ; car, ne nous y trompons pas ! Carrel était aussi un doctrinaire à sa manière. S’il ne l’était pas de doctrine, il l’était d’air gourmé, de violence et de creux.

Ce républicain d’occasion n’avait et ne pouvait avoir ni de principe de gouvernement, ni de foi politique ; et c’est pour cela qu’il allait devant lui, acceptant sans honte et sans embarras les transitions successives des partis qui expliquent tout par le progrès, — commode excuse !

Ils disent chaque jour qu’un jour il fera jour !

Voilà ce qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on veut bien juger Carrel. Comme il est mort avant la naissance de la république, dont il eût aimé la dictature encore plus que la liberté, comme il s’est agité, mais n’a pas agi, — rien n’étant plus différent de l’action {p. 23}politique que les vaines agitations d’un journaliste de parti, — on peut sans danger lui établir une conscience posthume irréprochable, et supposer magnifique le rôle qu’il n’a pas joué. Seulement, nous voulons rappeler, nous, que le « grand citoyen » de Littré ne fut jamais, en toute rencontre, que le fils de boutiquier enragé qui répondait un jour au général d’Albignac, son chef à l’École Militaire, lequel le renvoyait pour cause d’insubordination à l’aune de son père : « Général, si je retourne à l’aune de mon père, ce n’est pas pour mesurer de la toile que je la reprendrai ! »

III §

Un tel mot, dit à dix-huit ans, annonçait Carrel et le peint d’un trait.

Révolté de position sociale, révolté déjà à l’École où l’on savait le mieux obéir, révolté militaire plus tard, enfin révolté politique, il fut un révolté toujours. En un pareil homme, les opinions ne furent jamais que les sensations de l’orgueil souffrant, car la fierté ne souffre pas, et son talent, quand il en eut, le mouvement d’un sang irrité et jaloux. Dans ces conditions d’égoïsme, d’ambition et d’envie, quand on {p. 24}n’est pas au moins trempé comme un homme de Plutarque, on n’est rien… Si l’historien ou le critique interroge la vie de Carrel, qui fut courte, et ses œuvres, qui, grâce à MΜ. Paulin et Littré, menacent d’être longues, ils ne trouveront ni dans l’écrivain ni dans l’homme l’ascendant d’un dominateur. Il ne domina que la sottise et la lâcheté de son temps.

Il avait cependant une certaine force d’âme, comme il avait aussi une certaine force de style, mais tout cela dans d’assez communes proportions. À coup sûr, on ne rencontrait rien d’épique dans ce chef d’idées ou de parti, au front bas, à la tête presque crépue, chagrin, froncé, retors, vrai Chicaneau normand quand il s’agissait de questions de droit touchant son métier, comme il n’y avait rien non plus d’un grand artiste dans cet écrivain assez mâle de ton, — correct et brossé, — qui ne perdait de sa rigidité de tenue que dans la colère. Le talent de Carrel, en effet, côtoyait toujours la colère. Mais ce n’était pas la colère d’Achille ! C’était celle d’un homme qui a des muscles et de la bravoure, et plus encore de nerfs que de muscles, voilà tout !

On a dit qu’il était duelliste, et, au fond, il ne l’était pas. Maladroit aux armes, mais, comme nous l’avons dit, ennuyé du collier de force que les partis lui avaient bouclé, il ne tenait pas à la vie, et il acceptait cette réputation de duelliste qui le débarrassa de mille affaires. Il en affecta même la pose. Relisez ses écrits, {p. 25}et voyez s’il n’a pas toujours l’air de coucher son épée sous sa signature, comme il disait. « Si vous n’êtes pas contents, vous savez ?… » Lui, l’homme de l’égalité et des légalités, lui qui vantait et promouvait la fraternité républicaine, il avait d’affection le mot qui blessait. En cela, inconséquent à ses idées comme à son parti lui-même, qui a inventé la fraternité ou la mort, il rappelait le sous-officier de l’Empire, — mais, s’il avait le ton du sergent, il n’en avait pas les vertus.

Militaire par l’éducation et l’instinct, il était, par l’indiscipline, antimilitaire. Il l’était encore par un puritanisme et un pédantisme que ne connaissent point ces bons et fiers enfants que l’on appelle des soldats. Impatientant bien plus qu’imposant, son talent, comme sa personne, n’était pas seulement antipathique à ses adversaires ; il manquait de sympathie, même parmi ses partisans et ses amis. Il était maussade. On trouve dans ces volumes de ses œuvres les premières traces de ses démêlés avec la Tribune. Les républicains de ce journal, qui ne comprenaient que le gant rouge, riaient des gants jaunes de Carrel. Ils avaient deviné l’aristocrate bourgeois qui veillait au fond de ce républicain, dont l’habit noir avait la propreté de l’habit bleu de Robespierre. Ils l’avaient si bien deviné, que, dans sa réponse à leurs attaques, on sent· la joie d’un reproche qui, pour lui, n’était pas une injure, et qui avait caressé, dans le secret de son âme, sa despotique vanité.

IV §

{p. 26}Tel il fut pourtant, cet Armand Carrel dont on veut nous faire le Tancrède de la démocratie. Mais son amour pour elle ne fut ni assez désintéressé ni assez sincère pour mériter un si beau nom. Il n’aurait pas été fâché d’être traité de chevaleresque, malgré son mépris pour les figures et les souvenirs de la féodalité ; mais c’était trop. Les chevaliers ne se masquaient qu’avec la visière de leurs casques, et le masque dans lequel Carrel étouffait était moins guerrier et moins fier : c’était le masque d’une opinion. Il cachait ainsi une ambition verte, comme l’a si bien dit un écrivain de son temps, qui savait peindre ce qu’il voyait.

Sous l’influence de cette ambition masquée, le bonapartiste de sentiment qui n’avait pu rester sous-lieutenant, et qui avait saisi sa plume de journaliste comme il avait dit qu’il saisirait l’aune de son père, eut-il, en voyant l’effet qu’il produisait, la risible illusion d’être le second Bonaparte d’une seconde république ?… Ce n’est pas probable. Pour essayer d’être même la copie mesquine d’un si grand modèle, Carrel était trop teinté ou toqué de Washington. Washington {p. 27}était son oncle d’Amérique. La gloire de ce Président des États-Unis, Carrel la rêvait comme son héritage. Un rêve vain, du reste, comme en ont tant d’hommes qui restent sans jamais y entrer au seuil de l’histoire, dont on dit tout parce qu’ils ne firent rien, quoiqu’ils fussent capables de faire. Carrel l’était. Et voilà pourquoi, dans sa mesure, d’ailleurs étroite, nous préférons de beaucoup l’homme à l’écrivain.

Nous l’avons dit déjà, l’écrivain était radicalement médiocre. Armand Marrast, son successeur au National, avait plus de verve, de mouvement, d’esprit et de talent que lui. Marrast, aimable et turbulent, qui avait été professeur de rhétorique et qui en rapportait les fleurs à son chapeau ; Marrast, ce Roger Bon-Temps d’avant-garde, qui avait le zèle tapageur de la Révolution, mais qui aimait trop les huîtres — celles qu’il mangeait et celles dont il se moquait — pour être une brosse de puritain et un austère ; Marrast enfin qui, s’il avait porté le bonnet rouge, y aurait campé des sonnettes, avait beaucoup de Jules Janin. C’était un Janin politique avec plus de mordant, et, ma foi ! avec autant d’ignorance. C’est lui qui écrivait d’Espagne qu’il avait passé les Pyrénées, et qu’il ne se sentait pas d’aise d’avoir pu contempler ces monts fameux, traversés autrefois par Annibal pour aller livrer la bataille de Pharsale. Armand Marrast, comme Janin, était de ces talents, jolis et éblouissants, qui s’enferrent sur des bévues et par là ne sont plus comptés {p. 28}pour ce qu’ils valent, tandis que la médiocrité correcte et posée de Carrel était de celles qui font les meilleures affaires d’un homme parmi ses contemporains. Elle lui rapporta autant que sa bravoure. C’était celle-là que l’on aime dans tous les pays, mais particulièrement dans celui-ci ; cette espèce de médiocrité qui est le niveau intellectuel de tout le monde et qui se parle dans une langue passable et époussetée. Elle ferait pardonnera un poète, qui l’aurait quelquefois, les exquises beautés du génie.

Armand Carrel l’avait aussi, heureusement pour sa renommée ; mais elle ne lui fait rien pardonner.

V §

C’est cette renommée qu’il fallait laisser à Armand Carrel. La postérité, indifférente aux guerres des partis, que le temps extermine bien mieux qu’ils ne s’exterminent les uns les autres, la postérité aurait fait bénéficier Carrel de son indifférence. Elle aurait su son nom. Elle aurait vu sur ce nom les quelques gouttes de sang résolument versé qui, dans l’opinion française, passeront toujours pour de la pourpre, et cela eût suffi pour parer une gloire imméritée, {p. 29}qu’elle est capable de lui retirer tout entière si on vient lui demander d’y ajouter encore, — si on vient quêter sur ce tombeau !

Les Œuvres complètes de Carrel diminuent son nom et son souvenir — coup de cymbale retentissant et passager — dans la mémoire des hommes. Il est des renommées qui durent par leur vague même ; en les précisant, on les ruine. Ce sont celles-là qui n’ont pas leur raison d’exister. Armand Carrel était un journaliste politique et littéraire, comme dit le titre de ses œuvres. Il était donc un de ces hommes dont la fonction est de tout enseigner et dont la spécialité est l’univers. Rude besogne ! Pour être de force et de proportion avec une telle charge, il serait besoin d’un Atlas. Nous avons dit ce que fut Carrel. Ce n’était qu’un journaliste comme tant d’autres, un touche-à-tout qui met audacieusement une main familière sur l’épaule des plus hautes questions, un de ces agitateurs d’une minute et demie auxquels, cette minute passée, le monde qu’ils ont troublé ne pense plus. C’était même un journaliste moins fort que bien d’autres dont les œuvres moins sérieuses vivront plus longtemps que les siennes. Les siennes, si on avait eu de l’esprit, auraient peut-être tenu dans un demi-volume, en cherchant bien. Mais entreprendre l’énorme publication que MΜ. Littré et Paulin ont commencée !… Il fallait la | piété de deux ours au pavé, comme celui de la Fable, pour rouler une telle montagne sur son tombeau.

Camille Desmoulins §

Œuvres de Camille Desmoulins.

{p. 31}L’éditeur Marpon a publié une partie de l’œuvre de Camille Desmoulins qui n’était pas dans la circulation, et bien évidemment c’est pour l’y mettre ; car le prix des volumes de poche que voici est de trente-cinq centimes par toute la France. En librairie, c’est Le Petit Journal ! Ces œuvres choisies de Camille Desmoulins (pourquoi choisies ? pourquoi ne pas nous donner tout, pendant qu’on y était ?), ces œuvres d’un prix si réduit et d’un format si commode, contiennent l’écrit intitulé : La France libre, Le Discours de la Lanterne aux Parisiens, des Lettres de Camille à son père et à sa femme, et, enfin, ce qui a fixé la gloire d’écrivain {p. 32}de l’auteur, son Vieux Cordelier. Le tout est précédé d’une notice de Μ. Despois, et d’une notice encore de Μ. Marc Dufraisse.

Eh bien, je suis loin de blâmer cette publication ! Il y a bien là-dessous, je crois, un filet de propagande révolutionnaire. Tout n’est pas dans cette édition une simple question de librairie, de bon marché, et même de littérature. Seulement, disons-le, cette petite propagande n’aura pas le succès qu’on pouvait en attendre, si j’en juge par l’impression que laisse dans l’esprit la lecture de Camille Desmoulins et de ses deux notices ! Selon moi, cette impression est désastreuse. Camille Desmoulins n’en reviendra pas.

Ces volumes, en effet, sont suffisants pour fixer sur Camille Desmoulins l’opinion, que les grandes histoires de la Révolution laissaient indécise quand elles le plaçaient dans un lointain qui lui donnait, comme aux bâtons flottants, de la grandeur. En passant dans le flot, — au large, — en cette mer tourbillonnante et terrible, on ne voit pas très distinctement ce qu’il était, ce bâton flottant de la Révolution, barreau arraché un jour d’émeute à une chaise brisée du Palais-Royal, et qui ne fut jamais que cela ! Demandez plutôt aux jambes de tous les partis ! Ici, au contraire, on le verra très bien.

Nettement discerné à la lumière de ses œuvres, pris à part de l’entourage immense de tous les faits du temps groupés autour de lui, on verra mieux ce que {p. 33}fut ce mauvais garçon de nos jours funestes, qui ne fut pas un mauvais homme et qui fit des choses mauvaises, et ce que fut aussi cet esprit charmant, destiné peut-être, en travaillant, à laisser des livres immortels, mais qui ne fut qu’un journaliste, lequel, nonobstant l’exhumation faite de ce qu’on croit ses meilleures œuvres, comme tout journaliste qui n’est que cela, se trouve condamné à périr !

II §

Et que dis-je ? l’exhumation de ces œuvres est une preuve de la mort déjà commencée. Non, certes ! qu’il ne puisse arriver que l’indifférence publique ne tombe sur une œuvre grande et qui eut son éclat, et n’étende une couche de silence ignorant sur ce qui fit le plus de bruit ; mais, dans le cas présent, rien de pareil n’était à craindre ou à supposer. La Révolution française a donné à tout ce qu’elle toucha une résonnance trop formidable pour que les vibrations n’en oscillent pas à nos oreilles encore longtemps… et ce bruit, communiqué par elle aux choses qui ont perdu, le leur et qui, sans elle, seraient devenues muettes, dure toujours.

{p. 34}En revenant à Camille Desmoulins, l’Opinion ne l’avait pas oublié. Elle qui avait confondu le bruit de la Révolution avec celui qu’il avait fait, était assurément bien loin de croire épuisé ce tam-tam sonore. Elle va apprendre à quel point il l’est ! Faussé et couvert de la poussière des années, l’instrument, soumis à la main qui veut en interroger la puissance, ne se trouvera plus comme il y était autrefois en ces pages suraiguës alors, qui retentirent dans les cœurs et qui souvent les déchirèrent. Quelque chose de vieilli, d’épuisé, de fini, s’exhale de ces volumes où le talent ému et brillant reste à plusieurs places, je le veux bien ! mais comme la grâce et la beauté d’une figure au sein d’un costume démodé. Si déjà rien n’est plus vieux qu’un journal d’hier, qu’est-ce donc qu’un journal de soixante-dix ans ?

Camille Desmoulins, cet homme du talent le plus vif peut-être qu’on ait vu depuis Beaumarchais et Voltaire, ne pouvait pas plus échapper qu’un autre à la loi qui régit ces écrits d’un jour, qui nous donnent, sans monter plus haut pour les juger, la passion du moment et ses illusions, son enthousiasme et ses badauderies. « Ô immortel Chapelier ! », dit-il quelque part, écrasant le nom sous l’épithète, en parlant de ce bonhomme si parfaitement coulé maintenant dans l’océan révolutionnaire et qui présida, je crois, un jour, l’Assemblée nationale. Ô immortel Chapelier ! N’est-ce pas ridicule et comique ? Cela ne vous fait-il {p. 35}pas l’effet grotesque d’un vieux portrait, passé à la caricature ?… Eh bien, toute l’histoire du journalisme est dans cet : « Immortel Chapelier ! »

Je sais bien, c’est la vérité, qu’à l’époque où, fringant et émoustillé comme un page, Camille Desmoulins sortait du collège, il n’était guères possible à ce Chérubin de la démocratie d’être autre chose qu’un journaliste. Toute la littérature tombait au journal, comme toute la société tombait à la rue. Ici et là, la même insurrection, à laquelle personne n’échappait ! Mais, léger comme l’esprit même, si dangereux quand il est seul dans la tête d’un homme, nerveux comme une femme encore plus que comme un artiste, proie sans résistance du milieu embrasé dans lequel allait flamber et pétiller sa jeunesse, Camille était de tous les hommes à la fois le plus armé et le moins armé pour cette guerre civile de la presse, à laquelle il dévoua sa vie et pour laquelle il la perdit.

Armé, il l’était comme personne ne le fut peut-être par la nature de son esprit étincelant, acéré et rapide ; mais il ne l’était pas par le caractère, les principes, la conviction réfléchie et la dernière ressource de la vie, — une profonde moralité. Sybarite littéraire, élevé littérairement, il n’avait, pour résister aux dures épreuves des révolutions, dans la tête et dans le cœur que de la littérature. Vils chiffons de papier, quand il n’y a pas autre chose ! Cela ne lui apprit ni à se diriger dans une vie orageuse et déshonorée, ni à mourir {p. 36}quand en vint l’heure et qu’il s’en allait à reculons à la guillotine, les yeux tournés vers un berceau.

III §

Voilà ce que cette publication remet en mémoire.

À travers le journaliste, fatalement vieilli comme ils vieillissent tous, dont la personnalité reculait, en s’effaçant, dans un passé qui s’éloignait et qu’on rapproche, on aperçoit l’homme, si on peut dire l’homme de cet enfant trépignant et passionné, qu’il aurait valu mieux faire oublier que rappeler, pour son honneur et pour sa gloire.

Je l’ai nommé un peu plus haut le Chérubin de la démocratie, mais ce fut un Chérubin qui ne dura pas. Il finit — et même assez vite — par se dégoûter de sa sanglante et belle marraine. Seulement, le dégoût n’en fit pas un homme. Fruit vert, gracieusement noué, qui ne devait jamais mûrir, il resta, sans l’amour et sans l’enthousiasme des premières années, l’éternel gamin rageur, moqueur et pleureur, qui constitue cette espèce charmante d’animaux adorés à Paris.

Pleureur ! il l’était. Nulle femme, que je sache, n’a pleuré dans l’histoire, dans le peu de temps qu’il la {p. 37}traverse, autant que Camille Desmoulins. Depuis le fameux jour, qui fut son destin, où il planta sur l’oreille de sa petite tête, vaniteuse et éventée cette cocarde verte de l’insurrection dont il fut l’enfant trouvé et gâté, jusqu’à l’autre jour, trop tôt venu, où il se fit couper la dernière mèche de cheveux pour sa Lucile sur cette tête qui allait tomber, il eut toujours les yeux en larmes… Sheridan appelait Pitt, pour le faire sortir de ses gonds, l’enfant colère… Mais la colère de cet autre enfant-ci avait des pleurs ! Ils jaillissaient de ses yeux dilatés et implacables, au plus fort de ses félines ironies et de ses miaulements de tigre contre Hébert et contre Brissot… Et, allez ! ne vous y trompez pas ! le tigre passait au fond de toutes ces faiblesses.

Voyez-le raconter, dans une de ses lettres à son père, la chasse donnée pendant SIX heures, dans le carré du Palais-Royal, à un malheureux agent de police reconnu par dix mille bourreaux (c’est lui qui donne le chiffre), lesquels le jettent dans le bassin, le daguent de la pointe de leurs cannes, et lui mettent un œil hors de la tête ! Il y a là une fièvre de sang dont on s’étonne, jusqu’à l’horreur, de voir frissonner cette nature sensible, comme disent les badauds ou les Tartuffes de sentiment (qu’ils choisissent !) qui nous parlent incessamment de la sensibilité de Camille, comme si la sensibilité toute seule n’inclinait pas aussi facilement et autant à la cruauté qu’à la compatissance, et {p. 38}comme si elle méritait autre chose que de la méfiance, en dehors de la réflexion et de la bonté !

Ah ! sensible ! Oui ! il l’était, comme les nerveux, comme les voluptueux, comme tous les esprits égoïstes et superficiels, qui sont sensibles, mais qui peuvent être horribles, Je tout par sensibilité… Camille Desmoulins, ce léger d’esprit, cette mauvaise tête et ce bon cœur (la phrase du vaudeville !), était de ces êtres à sentiment qui, dans un moment donné, peuvent devenir atroces. Il adorait sa petite femme, il pourléchait son enfant, et il vota la mort de Louis XVI ; et, tout homme d’esprit qu’il fût dans un temps où il n’y avait plus d’hommes d’esprit en France, il ne se contenta pas de voter cette mort, mais il écrivit ces mots d’imbécile : « Louis XVI avait les instincts du tigre ». Ce pauvre Louis XVI, dont tout le crime peut-être fut d’être un mouton qui se laisse bêtement égorger !!! Ah ! oui, je ne connais que trop ces natures dangereusement sensibles, qu’une notion morale, qu’une vue d’impartialité et de justice n’arrête jamais sur la pente de leur exécrable sensibilité, et, pour mon compte, je n’y crois pas et je n’en veux plus !

IV §

{p. 39}Je ne veux plus être leur dupe. MΜ. Eugène Despois et Marc Dufraisse y ont été pris, eux ! Tous deux, ils ont cru, sur la foi de ses faciles larmes, à la sensibilité de Camille Desmoulins, et cette comédienne et physique sensibilité leur a paru une excuse suffisante pour toutes les fautes qu’il a commises, pour toutes les lâchetés dont il s’est rendu coupable, pour tous ces crimes de parti qu’il accomplit envers le sien et qui furent presque des trahisons ! Quand, enfant affolé de l’insurrection, il se nomma lui-même procureur général de la hideuse lanterne, puis tout à coup se cabra de peur devant l’incendie qu’il avait allumé avec son falot, comme le petit polisson du coin d’un bois qui l’incendie avec une allumette et qui se sauve ; quand, toujours gamin, mais gamin tremblant pour le coup, — car le génie de Camille Desmoulins est voué autant à la peur qu’aux larmes, — il se laisse corriger ses épreuves du Vieux Cordelier, comme un devoir, par le terrible Robespierre ; quand tout à coup il fait volte-face contre son ancien ami Brissot, qu’il avait tant vanté, et, girouette lasse de tourner dans du sang, ne veut pas en avoir tant au pied, c’est éternellement {p. 40}et partout sa sensibilité que MΜ. Despois et Marc Dufraisse invoquent pour justifier le malheureux Camille. Aveugles, tous deux, l’un comme un cyprès et l’autre comme un saule pleureur, honnêtes arbres tumulaires qui, à force d’ombrager une épitaphe, finissent par en prendre le mensonge pour la vérité, MΜ. Despois et Marc Dufraisse n’ont vu, ni l’un ni l’autre, le vrai de leur pauvre héros. C’est que Camille Desmoulins, qui ne fut jamais homme… que de lettres, n’avait pas, au fond, d’autre sensibilité que la sensibilité littéraire, cette espèce de sensibilité qui fait le mal avec une phrase pathétique et spontanée au lieu de le faire avec la froide préméditation du cœur… Mais qu’importe ! si le mal est commis !

V §

Triste chose, n’est-ce pas ? pour un homme, que cette seule virilité des lettres, quand elle n’est pas doublée de la virilité humaine ! Camille Desmoulins ne l’eut jamais… Il l’eut si peu qu’on ne sent pas pour lui, quand il semble le plus coupable ou le plus pusillanime, l’âpre mépris qu’on a pour un homme. On éprouve celui qu’on aurait pour une femme, et qui change de nom quand il s’applique aux femmes ; car {p. 41}alors, c’est de la pitié ! Dans un temps où un si grand nombre de femmes devinrent des hommes sous la foudre des sentiments publics, ce garçon d’entre les cris et les larmes, d’entre les enthousiasmes et les terreurs, fut certainement bien moins un homme que Théroigne de Méricourt, par exemple, ou telle autre chevaucheuse de canon sur la route de Versailles.

Génie littéraire dépaysé dans une révolution populaire, mais dont il partagea l’ivresse, il eut en puissance et souvent en acte tous les vices de ce genre de génie qui mène les âmes faibles bien vite aux corruptions et les esprits les plus brillants au ridicule. Camille, en sa qualité d’artiste qui n’est qu’un artiste, était sensuel et vaniteux. Il l’avoue lui-même. Il avait assez de tendresse pour le marasquin de Mirabeau. Il sentait qu’il pourrait très bien dissoudre là-dedans ses opinions républicaines, comme des perles, si ces opinions en avaient été !…

Tout spirituel qu’il fût, à qui Voltaire, s’il avait vécu, aurait peut-être mis sa maigre main blanche sur l’épaule en l’appelant, qui sait ? « Mon bonnet rouge de neveu ! », Camille avait pourtant, au fond, du Trissotin dans sa personne. « J’ai tenu la balance des grandeurs ! » disait-il, ce génie du journalisme, à ses heures Trissotin. Et il ajoutait : « J’ai abaissé et élevé tous les personnages de la Révolution1. » {p. 42}Plaisante distraction d’une girouette qui se croyait le vent ! Ce n’était que gai, cela ; mais le pleurard, qui n’était jamais loin dans Camille Desmoulins, rendait parfois sa vanité plaintive, sans être pour cela moins grotesque : « Que ne suis-je — disait-il, en 93, — aussi obscur que je suis connu ! » Comme tous les hommes qui n’en ont pas, il parlait incessamment de son caractère, et demandait une caverne pour s’y retirer avec sa femme et son enfant… Je ne sais pas si je me trompe, mais la cave sinistre de Marat a plus de grandeur que cette caverne sentimentale et poltronne de ce mari de Greuze dans l’embarras.

Après l’avoir conduit à la peur, sa vanité le menait tout doucement à l’envie. Il se moqua impitoyablement toute sa vie des orateurs et il avait peut-être raison, mais il était bègue. Il n’avait de langage et de style que la plume à la main, homme de lettres jusque-là que, quand vous lui ôtiez sa plume, il était désarmé de tout, et que son esprit valait alors son caractère.

VI §

Tel il était et tel je l’ai rencontré en ces trois petits volumes, ce Camille Desmoulins qu’on ne nous donne pas, il est vrai, pour le plus grand des hommes de la {p. 43}Révolution, mais comme un des hommes et des types les plus touchants qu’elle ait produits. Je l’ai réfléchi en ces pages. Vous pouvez maintenant le juger. Touchant, lui ? Racine, le tragique, a dit comiquement, le meilleur comique étant le plus involontaire :

Vous voyez devant vous un prince déplorable !

Ce pauvre Camille n’était pas un prince, c’était au contraire l’ennemi des princes, mais, en fait de déplorable, je crois qu’il les a tous vaincus ! L’homme, avec sa conscience droite et ferme, n’a jamais habité en cette pâle forme agitée qui, en répandant de l’encre éloquente, s’est trouvée répandre du sang. Reste le talent, j’en conviens ! Mais le talent de Camille Desmoulins, avec le décompte du temps qui l’a déteint, fait grimacer et détruit, du moins en partie, n’est pas, quand on y revient, ce qu’on croyait sans y revenir, et il faut beaucoup en rabattre. Un jour, j’écrivais de Camille qu’il était l’André Chénier du journalisme, qu’il en avait l’iambe en prose, la langue souple, la pureté de camée… Mais, ce jour-là, je lisais Carrel !

Quelques pages d’invective ardente mêlées à ces larmes qui coulaient, pour tout, des yeux de Camille Desmoulins, quelques coups de plume qui déchiquètent et qui ont le tort de trop ressembler à des coups de couteau, enfin une originalité de peu de ressources, qui consiste à transporter — couleur locale à la renverse ! — {p. 44}le monde et les mois de la Révolution française dans le monde d’Athènes et de Rome, ce que Chateaubriand fît aussi dans son Essai sur les Révolutions et ce qui devint chez Desmoulins un procédé presque monotone, tout cela suffit-il pour mériter réellement ce nom glorieux de grand artiste qu’on lui prodigue ? et qui, d’ailleurs, ne peut jamais nous dispenser de l’obligation d’être un homme…

Émile de Girardin §

Émile de Girardin, homme de lettres, et sa comédie.

I §

{p. 45}Lorsque le flageolet de la réclame annonça que Μ. de Girardin, le trop célèbre rédacteur de La Presse et l’auteur de La Politique universelle, venait de terminer une comédie, on put se demander si le journalisme, exercé pendant longtemps, avait l’heureuse propriété de donner à un homme, sur le tard de sa vie, des facultés que personne ni lui-même n’avaient jusque-là soupçonnées. Quoi ! Μ. de Girardin allait publier une pièce de théâtre ! Il est vrai qu’il avait depuis vingt-cinq ans écrit sérieusement et involontairement des choses assez comiques ; mais était-ce {p. 46}là une raison suffisante pour être capable de tirer de sa tête une comédie, cette fois-ci volontaire et impersonnelle ?… Était-ce une raison pour essayer, de cette main de vieux journaliste désarmé de son journal, l’œuvre difficile qui tenta Balzac dans le plein de sa maturité, et que Voltaire, qui l’a toujours ratée, appelait une œuvre du démon, quoiqu’il fût pourtant assez bien avec le diable pour y réussir ?…

Assurément, en apprenant cette nouvelle, en entendant qu’il allait naître un nouveau Beaumarchais à la France dans la personne extrêmement connue de Μ. de Girardin, l’étonnement et la curiosité étaient légitimes. De toutes les œuvres de l’esprit humain, une comédie n’est pas la moins grande, et elle demande surtout, pour parler le langage des sociétés avancées dont elle retrace les mœurs ou les caractères, une intelligence profondément cultivée et littéraire, qui n’est pas précisément, comme on le sait, le genre d’intelligence de Μ. de Girardin. Μ. de Girardin n’est pas un homme de lettres : c’est un journaliste. On est prié de ne pas confondre ces deux espèces d’écrivains. Parce qu’ils se servent tous les deux d’une plume et d’une écritoire, ils ne sont ni égaux ni semblables. Le premier venu qui a de l’audace et un chiffon de papier met ce qui lui vient dessus, et le voilà journaliste, tandis que pour être homme de lettres il faut évidemment un peu plus. Journaliste, Μ. de Girardin peut avoir du talent, mais il n’est pas aisé d’en changer la nature : {p. 47}c’est un talent de journaliste. Or, le journaliste n’est pas plus tenu, par l’essence de sa fonction, d’être littéraire, que l’avocat et le médecin.

II §

Il aurait pu l’être, sans doute. Un journaliste peut être un homme de lettres par-dessus le marché, et tant mieux ! c’est une bonne aubaine pour lui-même et pour le public. Cela s’est vu quelquefois, mais, pour son compte, Μ. de Girardin ne nous l’a jamais montré. Il n’a pas plus de lettres que Μ. Havin.

Il a des qualités cependant, des qualités à lui, et dont nous savons tenir compte. Reconnaissez-lui, si vous voulez, des ressources d’escrime dans la discussion, et cette activité intellectuelle qu’aucuns disent bouillante, et que, nous, nous disons brouillonne. Accordez-lui de la logique, — mais de la logique d’un point faux à un autre point faux, ce qui charme les sots, du reste, toujours pris à ce filet que tricotent les aveugles aussi bien que ceux qui voient clair.. Enfin, octroyez-lui de l’érudition, c’est-à-dire des faits ; mais encore plus dans le casier que dans la tête, car Μ. de Girardin est un preneur de notes, un compilateur {p. 48}à la Trublet, un paperassier, — puisqu’il faut dire le mot, — bien plus qu’un érudit substantiel, à la mémoire pleine et toujours prête. Eh bien, quand vous aurez accordé tout cela, vous n’aurez pas encore ce qui distingue les esprits façonnés pour écrire des comédies ! Vous n’aurez ni l’observation, ni le style, sans lesquels il n’y a pas non seulement de comédie mais d’œuvre littéraire quelconque, ni art, ni vérité. L’observation ! Μ. de Girardin observe comme les hommes à système, qui ont leur idée sur les yeux ; et quant à son style… Qui osera dire que c’est un style (littérairement), que ce hachis de mouton de Dindenaud socialiste servi depuis vingt-cinq ans dans La Presse ? — et qui n’est même, d’aucune manière, du mouton français !…

III §

Et Μ. de Girardin ne le dirait pas ! Lui qui, dans sa Politique universelle demande l’abolition légale de la paternité, et, dans ce qui fut son journal, l’abolition de l’orthographe, — c’est-à-dire, du même coup, la suppression de la famille dans la société et dans le langage, — Μ. de Girardin se pique trop de logique {p. 49}pour réclamer contre nous. Au fond, il ne doit pas faire grand état des lettres. Les lettres lui rappellent trop ses antipathies. Elles sont, avant tout, des règles et une tradition.

Dans ce misérable passé qu’abhorre naturellement l’ancien rédacteur de La Presse, les lettres ont tenu trop de place, et elles en tiendront trop peu dans l’avenir qu’il rêve pour qu’en conscience et de bonne foi il estime beaucoup cette vieille amusette des sociétés qui eurent de l’âme et de nobles loisirs. L’âme, pour des penseurs de la force de Μ. de Girardin, ne vaut pas une mécanique, et le loisir est un désordre pour ces politiques des travaux forcés. Seulement, comme nous ne sommes pas encore arrivés aux temps prédits par le prophète Proudhon, où une paire de souliers sera plus estimée par les esprits bien faits que l’Iliade, Μ. de Girardin a eu l’extrême bonté et la condescendance, vu les faiblesses du temps présent, qu’il appelle « un temps de transition, un temps crépusculaire », d’écrire une comédie… crépusculaire, une œuvre d’entre chien et loup ; mais moins près du loup que du chien, car cette œuvre n’est nullement féroce. Au contraire, cela est doux, apprivoisé, vulgaire, pris au chenil des idées communes qui trottent par le chemin et s’arrêtent aux bornes, et, pour continuer notre juste image, assez malpropre de moralité. En effet, l’homme de la pièce de cent sous, l’Américain de La Presse, est au fond de cette comédie, qui se soucie bien {p. 50}d’être littéraire ! Μ. de Girardin se sert, dans l’intérêt de ses idées, de cette guenille de littérature. L’homme politique n’a pas cru déroger à sa pensée en écrivant La Fille du millionnaire. Est-ce que Machiavel n’a pas écrit La Mandragore ?…

Malheureusement pour lui, Μ. de Girardin n’est pas Machiavel. Machiavel, qui se permettait aussi des comédies, mais non crépusculaires, qui inventait avant Molière un Tartufe d’une bien autre fierté et d’une bien autre profondeur, était un lettré, lui, et un lettré de premier ordre. Il savait et écrivait le toscan — cet Athénien de l’Italie — avec une supériorité qui a fait la seule partie solide de sa gloire ; car ce qui a été fait par sa politique est déjà tombé sous le plus mérité des mépris. Machiavel n’avait, lui, ni teinturier ni lessivière de ses écrits quand il traçait son Histoire de Florence ; il savait le latin, et même le grec. Il avait, enfin, cette immense culture sans laquelle la puissance du génie le plus incontestable n’est jamais qu’une estropiée sublime, — et puis, il mourait de faim, Machiavel ! La Misère, cette sœur de la Douleur, que nous ne voulons pas, nous, chasser du monde, ni dans les intérêts du cœur ni dans les intérêts de la pensée, la Misère étendait sa main de Muse sur le front du pauvre secrétaire de Florence, délaissé des hommes, et y versait les fleurs de flamme de l’inspiration qui console.

Μ. de Girardin, qui a fait plus d’affaires que d’études, {p. 51}et qui n’a pas connu cette détresse que Shakespeare appelait « la grande culture », n’a rien, donc, quand on les compare, de commun avec Machiavel. La réussite, la fortune, le million, dont il est le poète et l’apôtre, lui ont persuadé, avec cette facilité d’illusion qui est particulière aux gens heureux, qu’une comédie pouvait s’improviser, en deux temps, sous le ciel de Naples, « lorsqu’on n’avait pas de journaux à lire et qu’il faisait trop chaud pour sortir ». Et cette comédie, — lâchée, dans un quart d’heure de loisir forcé, par cet homme qui a l’infirmité de n’être jamais une minute sans penser, bon Dieu ! — si on ne la joue pas, on la publie. Μ. de Girardin en a tiré un bon prix, cette règle suprême du mérite de tout dans ses idées, le prix ! et on la donne pour une œuvre de littérature. Si une notoriété exagérée et presque coupable ne s’attachait au nom de l’auteur, nous laisserions cette chose médiocre périr dans l’oubli sous le poids de sa médiocrité. Mais il s’agit de prétentions exorbitantes auxquelles nous ne permettrons point de passer. Le siècle a beau être aux impertinences, repoussons celle-ci, pour le compte de la littérature ! La première condition d’une œuvre littéraire, c’est le temps, le sérieux, l’effort, la conscience, le respect de soi et du public, auquel on ne jette pas les bavures de son portefeuille à la tête. Vous vous rappelez ces gentilshommes dont Molière s’est moqué et qui disaient « savoir tout sans avoir rien appris » ? Il paraît que {p. 52}les démocrates enrichis ont la même fatuité ; car, enfin, ce n’est pas un gentilhomme — pas même de Molière — que Μ. de Girardin !

IV §

C’est un enrichi, qui glorifie la richesse. Thèse égoïste, de mauvais goût, socialement et moralement fausse, qui n’est pas éclose d’hier, sous le soleil de Naples, pendant la chaleur, comme un insecte putride, mais qui est le fond de cerveau et d’entrailles de Μ. de Girardin depuis qu’il existe. En comédie, comme ailleurs, Μ. de Girardin est condamné à ne faire jamais que La Presse. Dialogue ici, monologue là, c’est toujours La Presse qui revient dans tout ce qu’il écrit. La cause de l’argent étant donnée et puisqu’il s’agissait de la plaider sous forme de comédie, on pouvait y mettre du talent. Hélas ! c’est un triste spectacle, mais c’en est un qui même n’est pas rare, que du talent, que beaucoup de talent au service de l’absurde et du faux. Certes ! Beaumarchais n’était pas dans le vrai social quand il écrivait son Mariage de Figaro ; mais Beaumarchais avait du talent, et Μ. de Girardin n’a pas même d’esprit, du moins dans sa pièce.

{p. 53}Cet homme de l’idée, comme il s’est longtemps appelé, ce penseur formidable, qui dresse contre la morale chrétienne, à laquelle on doit la civilisation du monde, la morale de l’écu, à laquelle nous devrons peut-être sa fin, dans des combats affreux ; cet homme de l’idée, le croirait-on ? n’en a pas une au théâtre. Il n’y a ni l’idée d’un caractère, ni celle d’une scène. Il y est lamentablement nul. La pièce qu’il a publiée, tout le monde pourrait, mais ne voudrait pas l’avoir faite. Jeu de cartes battu toujours de la même manière, à l’aide d’un ou de deux procédés connus et à l’usage de toute main, ces trois actes, qui s’appellent La Fille du millionnaire, ne renferment pas une situation neuve ou un mot piquant que l’on puisse retenir ou citer. Pas un seul mot n’y dépasse l’autre, — pas un mot, et les déclamateurs en ont parfois, n’y est chauffé à la flamme du cœur ou de la tête de cet utopiste de l’argent, qui se croit, sans viser, un Aristophane ! Il n’a pas l’honneur de faire de ce mauvais qui implique l’écart, mais l’énergie, le débordement, mais la vitalité ! Il est simplement plat et excessivement ennuyeux. C’est son seul excès. Tout le reste en lui est modeste, même ses ridicules, quand il en a ; car il en a, nous vous les montrerons. Ah ! nous avons été grandement désappointés ! Pour peu qu’il eût pris son café, Turcaret, écrivant une comédie, ne l’écrirait pas de cette morte plume. Que diable ! Turcaret nous ferait rire, fût-ce à ses dépens, une seule fois ! Mais Μ. de Girardin {p. 54}n’a pas même cet agrément de Turcaret. Comment donner une idée de sa pièce, de la fadeur de cette fadaise ? Tenez ! supposez que Μ. Jourdain, fatigué de n’être qu’un mamamouchi turc, voulût être un mamamouchi littéraire, et qu’il se fît laver et racler une comédie par le professeur de rhétorique qui lui apprenait l’orthographe, vous auriez quelque chose d’assez semblable à la comédie de Μ. de Girardin.

V §

Il faut la raconter, cependant. Il faut montrer avec quels vieux centons ramassés partout un garde-notes perpétuel a pu s’arranger ces trois actes insignifiants, avec lesquels il a cru prendre patente d’homme de lettres, après avoir, comme journaliste, vendu son fonds.

Μ. Adam est un millionnaire. Il a fait une immense fortune à la Bourse, comme il dit, moyennant un carnet et un crayon de six sous. La fille de ce Μ. Adam doit, avant que la pièce commence, épouser un Μ. Rodrigues, qui ne paraît pas et qui n’a pas besoin de paraître dans les combinaisons de l’auteur. Μ. Rodrigues est un ingénieur, un élève de l’École polytechnique, {p. 55}et, comme dit Μ. de Girardin, dont nous avons promis les ridicules : « un centaure ».

« Les élèves de l’École polytechnique », dit en effet Μ. Adam, qui représente la sagesse, la vérité et l’opinion de Μ. de Girardin tout le long de la pièce, « ne sont pas faits comme les autres hommes (textuel) ; ils sont les centaures de ce temps-ci : ils ont une tête de savant sur un corps de soldat », ce qui est la manière progressive d’être centaure au xixe siècle. Or, pour loger son centaure de gendre et sa fille, Μ. Adam a acheté l’hôtel de Μ. le comte de La Rochetravers, contigu au sien, et voilà par quelle invention et quelle porte la société de l’avenir, de l’écu, des parvenus, représentée par les Adam, vient s’aligner visage à visage avec la société du passé, des traditions et des déchus, représentée par les La Rochetravers. Le dernier comte du nom vient de mourir, laissant toute une famille que Μ. de Girardin nous peint avec le goût désintéressé qu’il a pour la famille. « Tant qu’il y aura l’héritage », dit tristement un juge de paix saint-simonien, dans sa pièce, « il y aura des scandales pareils à ceux qui se produisent entre les héritiers du comte de La Rochetravers le jour de l’ouverture du testament ». Ce testament révèle que Μ. Adam, le millionnaire, a sauvé Μ. de La Rochetravers d’une ruine certaine, en lui achetant sans discuter, au plus haut prix, son hôtel à Paris et sa terre de Bourgogne. Inconnu donc il n’y a qu’un instant, méprisé {p. 56}même comme homme d’argent et de Bourse, Μ. Adam devient tout à coup un homme important, distingué, considérable, aux yeux de ces nobles dont il va faire tomber, un à un, tous les préjugés. Une fille à marier, avec une dot de six millions, opère ce miracle, qui n’est pas un bien grand prodige ; mais il est vrai que Μ. Adam, ou Μ. de Girardin, y ajoute quelques raisonnements.

La vieille société, cette société qui s’en va du monde et que Μ. de Girardin reconduit jusqu’à la porte avec des injures, a surtout pour expression, dans sa pièce, la marquise de La Rochetravers, mère du jeune marquis Roger, chef de la maison et de la branche aînée, comme l’on disait autrefois. Quoique fort entichée de noblesse, cette marquise a compris qu’il y avait un mariage à faire entre son fils et mademoiselle Caroline Adam, et elle s’aide, pour arriver à la réussite de ce beau projet, d’un certain baron, sigisbé discret de sa jeunesse, ami ou plutôt parasite de Μ. Adam. Elle y serait aidée encore par les opinions du jeune marquis, qui veut se faire médecin et qui est l’homme de ce temps de transition, l’homme crépusculaire, s’il n’aimait pas une de ses cousines germaines, sans fortune. Les trois actes de la pièce de Μ. de Girardin se passent donc à dérouler cette intrigue de gros fil blanc qui a pour objet de marier Μ. Roger et mademoiselle Caroline, et, pour tout événement (événement solitaire !), un bal que donne Μ. Adam et dont l’altière marquise {p. 57}de La Rochetravers est assez bassement l’ordonnatrice. Tel est le canevas, incroyablement maigre, de Μ. de Girardin. Mais il est de la nature de l’art de faire de rien quelque chose. Nous tenons le rien, c’est déjà la moitié de l’art.

Mais l’autre moitié, y est-elle ?… L’autre moitié serait des caractères, une peinture de mœurs sincère et profonde, du dialogue étincelant ou mordant. Or, Μ. de Girardin n’a ni dialogue, ni caractères, ni mœurs. Tous ses personnages sont des comparses, — des poncifs, — n’ayant pas plus de vie réelle que des abstractions ou des costumes. Autrefois, dans leurs comédies, les Allemands ne nommaient personne ; car le nom implique la vie, monsieur de Girardin ! Ils disaient : le baron, le major, le conseiller, parce que les rôles qu’ils créaient représentaient tous les barons, tous les majors et tous les conseillers, sinon de l’Allemagne, au moins de leur idée. Eh bien, Μ. de Girardin aurait pu faire comme les Allemands ! Son baron, sa marquise et son millionnaire, n’ont aucune réalité humaine. Ils représentent seulement les idées de marquise, de baron et de millionnaire comme les conçoit Μ. de Girardin, et nous pouvons vous assurer que c’est joli !

En effet, la marquise est une marquise d’Eugène Sue ; le baron est l’intrigant entremetteur de toutes les comédies et de toutes les situations sociales ; et le millionnaire, auquel Μ. de Girardin voudrait bien donner la majesté d’un Mage, n’est que le pédant de {p. 58}dignité et de fausse modestie le plus minutieux et le plus froid. Tous les autres rôles, qui tournent autour de ceux-là, n’existent que pour mettre en relief la fille du millionnaire, bête comme une dot de six millions, et qui abuse encore de cet énorme droit. Mais, qui sait ? c’est peut-être une finesse ! Μ. de Girardin, qui est pour l’argent, a voulu nous en montrer mieux le charme, en le montrant tout seul. Ce serait un argument de plus en cette comédie-argument, dans laquelle la Presse-Adam fait perpétuellement son petit article en l’honneur de la Bourse, qu’il compare éloquemment à la guerre. « Si la guerre existe, — dit-il, — la Bourse a le droit d’exister. » Et il pousse la comparaison devant lui sans se rappeler les fameux Congrès de la Paix fondés contre la guerre ; car s’il y en a contre la guerre, des congrès, il doit y en avoir contre la Bourse. Μ. de Girardin en est-il ?

VI §

Ainsi, ni vérité, ni comique, — ni comique, pas même en calomniant une société ! Μ. de Girardin, s’il est né quelque chose, n’est pas né plaisant. Les ressources de sa gaieté ne sont pas variées. Il grappille {p. 59}à Voltaire, avec son nom d’Adam, la plaisanterie du premier homme du monde. Il prend à Scott, ou plutôt à tout le monde, ce moyen usé de faire rire : la répétition de la même chose passée à l’état de tic. Son baron rappelle, à propos de tout, son conseil de surveillance. « Il fait froid, approchez-vous du feu », redit-on quatre à cinq fois, dans les mêmes termes, à chaque entrée d’un nouveau personnage. Voilà comme on cause au faubourg Saint-Germain, dit Μ. de Girardin, qui en fait, comme on sait, les délices ! Le style qui recouvre un pareil comique ne le dépare pas. Il est en harmonie. Dans l’édition du Monde illustré, il y avait une phrase charmante, qu’on ne retrouve pas dans l’édition en volume. Il paraît qu’on a fait la lessive à Μ. de Girardin ! Cette phrase parlait de l’éblouissante simplicité de la toilette de mademoiselle Caroline Adam. Eh bien, le style de Μ. de Girardin n’a pas cette simplicité éblouissante ! Il n’éblouit point, mais comme il s’en dédommage en étant simple ! et si vous saviez quelle simplicité !

VII §

Telle est cette Fille du millionnaire, qui n’a pas été écrite pour être jouée, et qui sera jouée tout de même, {p. 60}ni plus ni moins que le Marino Faliero de Lord Byron. Les théâtres (il est vrai que nous avons ouï parler des théâtres belges), les théâtres vont monter cette pièce. Ils encadreront ce néant. On verra mieux à la scène qu’à la lecture l’inanité de cette comédie, que le talent des meilleurs acteurs du monde ne saurait vivifier. Qu’importe, du reste ! L’insuccès et même la chute n’arrêteront point Μ. de Girardin. Il voit l’idée, et il va toujours ! Aujourd’hui il nous donne la comédie de la pièce de cent sous ; il est bien capable de nous en donner demain la tragédie ou le roman, après-demain le poème épique, et de jeter ainsi les fondements de cette morale et de cette littérature de l’argent, qui sera, dit-il, la gloire de l’avenir.

Beaucoup pour l’avenir et un peu pour lui, Μ. de Girardin a voulu se révéler homme de lettres. Il a peut-être pensé à Proudhon. Il n’a pas voulu que son célèbre rival en socialisme eût sur lui la supériorité d’être un lettré. C’était assez des autres. On les connaît. Faut-il donc les rappeler ? Politiquement, économiquement, Μ. de Girardin exige la conservation du capital, le licenciement de la famille, la réhabilitation du bâtard. Proudhon ne veut rien de tout cela. À bas le capital ! dit-il, vive la famille ! et qu’importe le bâtard ! Cela est plus fort, évidemment. Aussi, Μ. de Girardin, fût-il Président d’une République, serait-il destiné à n’être jamais que le très humble serviteur de Proudhon. Se cabrant devant cette livrée, Μ. De {p. 61}Girardin s’est posé en poète, en faiseur de fiction, en peintre dramatique. Nous comprenons très bien le double sens de cette évolution. Seulement, nous vous en signalons l’impuissance.

Quoique nous soyons parfaitement tranquille, depuis la publication de La Fille du millionnaire, sur le chemin que fera faire Μ. de Girardin à ses idées en vertu des beautés de la forme dont il les revêt, nous n’en surveillerons pas moins désormais ses tentatives de littérature. Μ. de Girardin, journaliste en retraite et socialiste en démolition, nous était fort indifférent· Nous l’eussions miséricordieusement laissé mourir, comme un pieux Indien tenant la queue de sa vache, la queue du veau d’or dans la main. Mais il fallait qu’il mourût en silence. Il ne fallait pas faire du théâtre ou des lettres. Si Μ. de Girardin s’avise d’en faire encore, il nous appartient. Il vient dans notre voie. Nous pouvons lui dire, comme Hernani : « Je ne te cherchais pas ! »

Edmond About §

La Grèce contemporaine.

{p. 63}Les productions les plus rares et les plus difficiles d’exécution, en littérature, ne sont point — comme on pourrait le croire — les livres graves, mais les livres légers. L’Esprit humain est naturellement lourd. Sans vouloir contester aucune de ses puissances, on dirait qu’il est resté un peu empêtré dans l’argile de sa création ; car ce qui lui a toujours le plus manqué, ce sont les ailes ! Si l’on en doutait, il faudrait prendre toutes les publications d’une époque, et l’on verrait combien il y a de bons livres, voire de livres excellents, dans tous les genres où la Pensée et l’Expression demeurent sérieuses, avant d’arriver à quelque chose qui ressemble ou qui soit analogue, par exemple, aux Mémoires du chevalier de Grammont. Ceux-là même qui ont dans le génie ce don {p. 64}charmant de force éthérée qui enlève tous les sujets avec un souffle, ne lancent pas l’œuvre légère, ne soufflent pas leur bulle étincelante tous les jours ! Lord Byron a écrit vingt poèmes, parmi lesquels plusieurs chefs-d’œuvre ; mais, parmi ces poèmes, il n’y a qu’un Don Juan, sa plus belle gloire ! C’est cette grande difficulté — la grâce des forts — d’être léger en littérature, autrement qu’à la manière du liège, sans cesser d’être substantiel, pénétrant, profond, incisif, qu’Edmond About a affrontée. La Grèce contemporaine semble vouloir appartenir, ou par le ton ou par le sujet, à cette catégorie distinguée et restreinte des livres légers qui, réussis, sont des œuvres exquises, mais dont on peut dire, comme de certains verres : « On en casse beaucoup avant d’en faire un. »

Avec l’invention des chemins de fer, tout livre de voyage est menacé de devenir prochainement une impertinence. Il faudra le génie, qui a le droit de parler de ce que tout le monde sait, parce qu’il y ajoute quelque chose que ne sait pas tout le monde, pour faire excuser la hardiesse d’un auteur qui s’en {p. 65}vient raconter ou décrire ce que tout le monde a vu ou pu voir, maintenant, à si bon marché : un coin quelconque de la planète ! Tuée par la facilité des circulations, l’originalité des pays s’efface et l’univers n’est plus qu’un lieu commun, — sans calembour !

Un grand poète a dit dans un drame :

L’Espagne est un lion mangé par la vermine.

Nous, en ce moment, nous pouvons dire que la terre tout entière est… la bête qu’on voudra ! mangée aussi par la vermine, — la vermine humaine des voyageurs. Autrefois, quand chacun vivait sédentaire dans la case plus ou moins coloriée de son damier et ne regardait pas beaucoup plus loin que l’horizon de sa colline, de sa montagne ou de sa mer, un homme qui avait voyagé rapportait des pays qu’il avait visités une valeur qui s’ajoutait à la sienne ou qui lui en créait une, quand il n’en avait pas. Alors, les livres de voyage n’étaient pas d’une grande difficulté (intellectuelle, s’entend), et ils intéressaient presque tous. Pour en faire un que l’on pût lire, il ne s’agissait que de partir, regarder et revenir. Un livre à trois temps, comme la valse ! À ce train-là, — et c’est le mot ! — les postillons, s’ils avaient pu écrire, s’ils ne s’étaient pas tant occupés, les heureux gaillards ! de faire claquer leurs fouets et de se donner des airs de Jolicœurs dans leurs grosses bottes ; les postillons l’auraient {p. 66}peut-être emporté sur les voyageurs qu’ils menaient, dans ce genre de littérature.

Mais nous n’en sommes plus là. Le monde, ce vieux conte répété (non pas deux fois, le nombre exigé pour que le plus beau conte soit ennuyeux, a dit Shakespeare), l’a été cent et le sera mille. En voir plus long que les surfaces, pour avoir le droit d’en parler, est donc une nécessité rigoureuse pour ces messieurs qui viennent de loin et qui ne craignent pas d’attacher à leurs relations le je détesté de Pascal, — cet homme de génie qui ne comprenait pas que l’on pût sortir de sa chambre. La critique doit donc les en prévenir. Un livre de voyage est tenu maintenant d’être, plus que tout autre livre, marqué au coin d’une personnalité très vive. Autrement, il ne serait plus qu’un détail oiseux et vulgaire. Autrement, l’auteur aurait beau s’écrier : J’étais là, telle chose m’advint, ce langage de pigeon voyageur pourrait intéresser la femelle restée au logis et faire un succès de famille, mais ne passionnerait pas — si pigeons fussent-ils — les autres pigeons qui sont le public.

Telles sont les réflexions générales et très involontaires que nous a inspirées le livre d’Edmond About sur la Grèce contemporaine. Élève de cette École d’Athènes fondée par Μ. de Salvandy en l’honneur du paganisme et de ce peuple grec cher à toutes les Universités du monde, About pouvait faire mieux qu’un livre de voyage : il pouvait faire un livre de séjour. {p. 67}Il s’était assis au foyer, où les mœurs s’apprennent. Il avait passé en Grèce les quelques années obligatoires pour tout observateur qui ne se résigne pas modestement à profiter des paysages sur les pages innocentes d’un album. Il était donc placé dans d’excellentes conditions pour nous donner un livre étudié et mordant sur la Grèce (mordant, du moins, à la manière des poinçons). Il nous a donné celui-ci. Or, quoi qu’il y ait dans cet élégant volume des qualités jeunes et gracieuses que nous ne voulons pas désespérer, nous n’en dirons pas moins qu’il manque entièrement de cette profondeur de personnalité sans laquelle — l’univers étant devenu un véritable pont aux ânes — tout livre de voyage ne sera plus désormais lisible, même en wagon.

Et About, qui est un homme d’esprit, semble l’avoir compris ; car c’est à la personnalité qu’il a visé dans son ouvrage. Mais la personnalité ne s’atteint pas parce qu’on la vise. Dieu vous l’envoie. On l’a ou on ne l’a pas : voilà tout ! Dans le petit livre d’About, qui est un livre de réaction contre la Grèce et peut-être contre la position de l’auteur, — lequel se venge comme il peut de la terrible nécessité d’envoyer, comme élève de l’École d’Athènes, une dissertation, officielle à l’Académie des Inscriptions ; — dans ce livre, tout de parti pris, le voyageur, qui n’a pas d’enthousiasme pour deux drachmes, n’a non plus ni humour ni humeur. Son âme est fort tranquille. Je ne {p. 68}crois pas qu’il eût tourné la tête à madame de Staël. C’est un pococurante d’attitude, dont la préoccupation incessante est d’éviter, n’importe à quel prix, tout ce qui pourrait ressembler à de l’admiration et même à du sérieux. Ce futur savant de l’École franco-grecque, envoyé à Athènes par dévotion au paganisme pour nous en rapporter de pieux souvenirs, trouve piquant de tromper l’espoir de ses maîtres. Après Barthélemy, Choiseul-Gouffier et Chateaubriand, il aborde les augustes ruines de la Grèce et leur récrépissage moderne avec l’irrévérencieuse plaisanterie d’un enfant de Paris (pour ne pas dire un autre mot), et, comme ce gros obèse intellectuel d’allemand qui sautait par la fenêtre pour se faire vif, il saute, lui, en pleine ironie, — tenant infiniment, sans doute, à nous montrer qu’il sait, quand il le faut, s’éponger de sa science et s’alléger du pédantisme de ses études et de ses fonctions !

Eh bien, l’ironie peut être une maîtresse chose, et nous ne la haïssons pas ! C’est un génie à part, lequel nous dispense de tous les autres, et même parfois de justice et de sens commun. Mais l’ironie est passionnée. Ce n’est qu’une imposture de froideur qui ne trompe personne. Comme les grands misanthropes, les grands moqueurs ne sont pas froids, et About est d’un froid… très sincère. Parler du bout des lèvres ne suffit pas. Agiter une badine sifflante, faire de la crème fouettée en battant son sujet avec l’extrémité {p. 69}d’une cravache, fût-elle sculptée par mademoiselle de Fauveau, tout cela, malgré la désinvolture de la chose, n’est point de l’ironie comme il en faudrait pour nous débarbouiller de nos dernières badauderies sur la Grèce, après un enchantement de tant de siècles, et pour nous empêcher désormais d’être émus en lisant les vers divins qui commencent le poème du Giaour. L’auteur de La Grèce contemporaine traite la fille de Phidias comme une ancienne inclination retrouvée après dix ans d’absence, et dont on dit : « Mon Dieu ! qu’elle est maigre ! Ai-je donc pu aimer cela ? » Il plaisante sur la déception qu’il veut faire partager au lecteur. Il est désillusionné, dénigrant, sans foi et sans espérance, souvent spirituel, mais sans le bouillonnement de la verve et la longueur de l’haleine exigés pour que l’esprit ne s’évapore pas dans un mot. Son livre n’est guères qu’un joli feuilleton à la douzaine. Du moins, les qualités qu’on y trouve ne sauraient constituer cette originalité qui doit, un jour ou l’autre, établir d’une manière fixe la valeur d’un livre dans l’opinion.

Et qu’on n’oublie pas qu’il ne peut y avoir ici qu’une question de forme littéraire ! car, sur le fond des choses, l’ouvrage d’Edmond About ne nous apprend absolument rien. Cette histoire de la Grèce contemporaine ne modifiera l’opinion de personne sur la Grèce, par la très bonne raison qu’elle est l’opinion de tout le monde sur ce pays. En effet, après {p. 70}avoir été surfait longtemps dans l’antiquité, le peuple grec a été surfait dans les temps modernes encore davantage. Mais, Dieu merci ! ce malheureux peuple a cessé d’être à l’ordre du jour.

Le temps n’est plus où, même après Byron, un charmant poète écrivait avec tant de mélancolie : « Les Orientaux portent le deuil en bleu : voilà pourquoi le ciel et les mers de cette pauvre Grèce sont d’un si magnifique azur. » Des railleurs sont venus, comme Stendhal et comme beaucoup d’autres, qui ont pris les poètes et la poésie philhellènes à rebours. Edmond About n’a donc point le mérite d’avoir dissipé un mirage d’histoire, d’avoir mis le premier la goutte de glace d’un mot vrai sur le front fiévreux des enthousiastes abusés.

Ou nous nous trompons infiniment, d’ailleurs, ou About est naturellement fait pour emboîter les opinions reçues. C’est un vrai Français. Dans sa peur de paraître dupe, la seule peur qui soit française et dont les crânes de ce pays de Murats intellectuels ne rougissent jamais, il va jusqu’à nous dire (toujours légèrement !) que les vers publiés par Fauriel — ces fleurs marines et sauvages que nous avions cru cueillies à travers le varech des écueils par les Palikares — sont les vers d’album des demoiselles de Smyrne. Heureux pays, par parenthèse, où il y a de tels vers d’album ! car si c’est là le fretin poétique, que sont les brochets ?… About, qui nie même la poésie de la Grèce, {p. 71}qui arrache ce dernier haillon d’or et de pourpre aux fils d’Homère, et qui, par le fait de son genre d’esprit encore plus que de ses observations personnelles, se range du côté de l’opinion acceptée sur ce pays durement jugé ; Edmond About n’a plus qu’à la justifier et à la faire saillir. Mais, pour faire saillir et justifier une opinion, il faut y croire, et About croit-il à autre chose qu’à l’élégance et au coloris… et au coloris à l’aquarelle ?

Évidemment, il est sceptique. Il raconte l’anecdote, brasse les petits faits comme un statisticien, et ne conclut pas. Pour donner une idée de cette indifférence à conclure, il raconte quelque part, avec une lestesse de plume et un faire de romancier moderne, l’histoire de cette femme à trois maris vivants qu’il appelle Jante, qui voyait la meilleure compagnie d’Athènes, et il ne tire pas une seule conclusion — une conclusion quelconque ! — de l’état moral d’une société où de tels faits se produisent impudemment sans que l’opinion en soit indignée. Qui sait ? se scandaliser lui paraîtrait pédant et lourd, et le genre qu’il affecte pendant tout le cours de son livre en serait, à ses propres yeux, compromis. C’est ainsi que pour être plus léger, About se diminue et se fait creux. En vérité, n’est-ce pas estimer l’idée d’élégance dont on est féru un peu trop cher ?… Écrit d’une plume souple et souvent agréable, le livre d’About, ce livre qui sent son écrivain, malgré quelques opinions d’épicier superbe {p. 72}qui y font tache et qu’on n’y voudrait pas, sera cependant oublié… plus facilement qu’il n’a été fait. Quant à nous, nous ne l’acceptons que comme une carte mise chez le public par un jeune homme qui reviendra bientôt de ses erreurs et de ses voyages, et dont la prochaine visite sera plus intéressante et plus grave.

Nous n’aurions pas parlé si sévèrement de ce volume, nous n’aurions pas attaché le plomb de notre critique à cette gaze que le premier vent emportera sans avoir besoin de la déchirer, si, par-dessus la tête et l’ouvrage d’About, nous n’avions vu toute une plaie d’Égypte, nous n’avions aperçu le long zigzag de tous les touristes de France venant apporter leurs notes de voyage à toute bibliothèque qui se croira obligée de les accepter ! Elle les imprimera, et nous les lirons, ce qui fera une différence pour elle, et, pour nous, une diabolique perspective. Car si des hommes d’esprit qui, en courant le monde, ont rapporté quelques commérages, nous donnent des livres comme La Grèce contemporaine, que devons-nous attendre de messieurs les sots ?…

Auguste Vacquerie §

Profils et Grimaces.

{p. 73}Quand on vient de lire l’incroyable volume d’Auguste Vacquerie, on se demande à quelle classe d’esprits appartient l’auteur de ces pages… amusantes, car elles le sont ; mais à quel prix ? Est-ce un badaud ? Est-ce un mauvais plaisant ? Est-il de bonne foi ? Est-il sérieux ? N’est-il que gai ? Se moque-t-il de lui ? Se moque-t-il de nous ? Est-ce un écrivain à bâtons rompus qui jette les deux bouts du bâton par-dessus sa tête ? Est-ce un homme d’imagination qui s’amuse ou qui s’est grisé ? Est-ce un fantaisiste, — le mot dit tout, — et un fantaisiste de la grande espèce, à fleur double, comme vous n’en trouveriez pas certainement {p. 74}un second dans toute la littérature contemporaine ? Serait-ce plutôt un homme atteint d’une passion qui touche à la folie, et qui n’y touche pas assez encore pour qu’on n’en rie plus ?… Voilà les questions qui vous pressent à la lecture de ce plaisant volume, intitulé : Profils et Grimaces. Titre faux par un côté, et par l’autre compromettant. Pourquoi Profils ?… Ce qu’on voit dans le livre de Vacquerie s’y montre bien, certes ! de face, et dans toute la hardiesse de sa rondeur. Quant à Grimaces, c’est différent. Il y en a beaucoup dans ce livre drôlatico-sérieux ; mais nous les croyions involontaires. Il paraît qu’elles ne l’étaient pas. L’énigme de la personnalité de Vacquerie serait-elle donc révélée par le mot de son titre ? Ne serait-il qu’un grimacier ?

Il était mieux que cela autrefois. Auguste Vacquerie avait une position bien connue, bien déterminée dans la littérature. On ne pouvait pas prononcer son nom sans qu’à l’instant même ne retentît le nom fameux de Victor Hugo. Vacquerie, qui est né trop tard de quelques années, était un romantique attardé et violent, un romantique de la dernière heure et passé l’heure, aussi violent, aussi bruyant que les romantiques de la première. Ce n’était pas le chevau-léger du romantisme dans une guerre qu’on ne faisait plus. Chevau-léger ! c’est bien léger pour Vacquerie, qui a du Hun ou plutôt du han dans la manière, et qui peut passer pour le cosaque indiscipliné et toujours {p. 75}présent de son parti dispersé. C’était, de plus, c’était, avant tout, l’homme de Hugo, son féal, son vassal, son commensal, — mieux que cela, son mameluck ! — mieux que cela, son reflet et son ombre ! car on se demande si, Victor Hugo manquant, Vacquerie aurait existé. Telle était donc la situation d’Auguste Vacquerie dans les lettres contemporaines, et cette situation, il ne l’a jamais niée. Il l’a acceptée fastueusement, au contraire ! C’est un esprit brave. Il est très fier et très heureux de n’être que par Victor Hugo, — non par son bon plaisir, mais par la force créatrice de son génie qui l’a produit, lui, Vacquerie, comme un volume de plus de ses œuvres complètes. Or, ce volume, qui n’est peut-être pas le plus mauvais de la collection et qui en est certainement le plus gai :

Pasquin a plus d’esprit que Valère ou Cléante !

nous venons de le lire et nous pouvons affirmer que, quoique la position de Vacquerie fût, dans son genre, considérable, quoique la renommée donnât pour lui un assez joyeux coup de trompette, la position s’est augmentée encore et la trompette doit être remplacée par un instrument moins héroïque et plus folâtre. Auguste Vacquerie, par son livre de Profils et Grimaces, a fait plus que de provoquer le rire comme aux beaux jours de L’Événement. Il l’a fixé !

II §

{p. 76}Les Profils et Grimaces sont de la critique, — au moins d’intention. La plupart des chapitres furent des feuilletons, auxquels on ne prendrait pas garde si l’auteur ne les regardait pas lui-même, comme l’expression définitive de sa pensée, puisqu’il les publie après correction et côte-à-côte avec d’autres chapitres qui sont datés de 1855 et même de 1856. L’auteur, — qui est poète à sa manière, qui a fait Tragaldabas, un drame qu’on aurait dit une parodie de Hugo et qui n’était qu’une caricature par adoration, — l’auteur a voulu, comme son maître, théoriser ses pratiques théâtrales, et comme il avait réverbéré la poésie de Hugo en la décomposant, il a voulu aussi réverbérer ses théories. À cela près de quelques chapitres consacrés à la zoocratie la plus profonde et à la biographie la plus tendre, sur lesquels nous allons revenir, son livre appartient tout entier à la critique dramatique. Mais, entendez-le bien et ne vous y trompez jamais ! la critique dramatique, pour Auguste Vacquerie, est ce qu’il y a de plus important dans la réflexion de l’humanité, comme le drame est ce qu’il y a de plus sublime {p. 77}dans son inspiration. Faire un drame, pour Sophocle, Calderon et Shakespeare, c’était tout simplement faire un chef-d’œuvre. Pour l’avoir fait, ils ne se croyaient que des poètes. Ils ne se croyaient ni des prêtres, ni des dieux. Tandis que, pour Vacquerie, le poète dramatique est le prêtre, et même le dieu du xixe siècle. Un jour, Victor Hugo, se regardant dans le miroir grossissant qui est le sien, avait écrit de sa plume la plus métallique et la plus sonore : « Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. Dans nos temps de doute et de curiosité, le théâtre est devenu pour les multitudes ce qu’était l’Église au Moyen-Âge : le lieu attrayant et central. Tant que ceci durera, la fonction du poète sera plus qu’une magistrature et presque un sacerdoce. » C’était déjà satisfaisant pour un faiseur de comédies, mais pour Vacquerie, qui n’a guères la modestie de sa fonction, la pensée de Hugo n’avait ni assez de relief ni assez de vérité saisissante. Ce n’était sans doute là qu’un profil. Il fallait l’élever jusqu’à la grimace. « Le théâtre (renchérit donc Vacquerie), c’est le Golgotha de l’idée ! » Car le Christianisme et ses formes saintes sont pour ces hommes, qui ne croient qu’à la religion du tréteau, une mine d’insolentes métaphores. « Le drame, — répète-t-il, — c’est la philosophie vivante et saignante, la lutte glorieuse où viennent, en chair et en os, pousser leur cri suprême et achever leur passion, toutes les idées {p. 78}que doit diviniser l’avenir. » Il avait déjà dit ailleurs : « À ce souper de l’esprit, où Shakespeare donne à manger sa chair et à boire tout son sang… » Comme vous le voyez, la grimace était énergique ; mais Vacquerie est varié : il a l’infini dans la grimace. « La forme dramatique est la forme divine », ajoute-t-il tout net. Rien que cela ! Faire de la critique dramatique, c’est donc critiquer Dieu. On peut le louer, mais le blâmer dans son œuvre, c’est impie, blasphématoire et bête ! Le critique, selon Vacquerie, n’a pas autre chose à faire dans ce monde qu’à « proclamer les poètes dramatiques, à donner les chefs-d’œuvre à la foule et la foule aux chefs-d’œuvre, à remonter le poète dans ses instants de défaillance, à se tenir derrière lui pendant qu’il écrit, à ramasser sa plume à terre et à la lui remettre entre les doigts. » Ici la grimace recommence : « Critiques, — dit-il, — figures sublimes ! collaborateurs de chefs-d’œuvre ! faiseurs de talents ! auteurs de poètes !… » Et la grimace se perd dans les cieux !!!

Ainsi la critique, pour Auguste Vacquerie, est tout simplement de l’admiration, ce qui nous simplifie, nous autres, et probablement nous embarrassera quelquefois. « Jamais — nous enseigne-t-il — l’homme n’est plus grand que quand il admire. » Mais c’est là une grimace suspendue, attendu que, pour être admirable d’admirer, il faudrait au moins nous dire quoi, et Vacquerie ne nous le dit pas. Si {p. 79}c’était Racine, par exemple, si c’était la tragédie comme la comprenait ce chaste génie aux grâces décentes, Vacquerie écrirait-il encore : « L’admiration, chose admirable ! ceux qui applaudissent, je les applaudis… » ? Il nous est permis d’en douter. Racine et la tragédie sont les deux horreurs d’Auguste Vacquerie. S’il y avait deux têtes de Méduse, elles seraient ses deux têtes de Méduse ; car, qui sait ? dans les injures qu’il leur vomit, dans les imprécations, dans la rage, dans le mépris qu’elles lui inspirent, il y a peut-être un peu d’épouvante, — la peur (assez fondée, du reste), de ne pouvoir égaler jamais en beauté cette belle tête sereine et souriante dans son immortalité qu’on appelle le génie de Racine et sa composition tragique. « Nous comprenons que les dévots à Racine, — dit-il, outré d’une admiration « qui subsiste et qui ne lui paraît plus le dernier mot de la critique humaine ; — nous comprenons que les dévots à Racine le préfèrent à Shakespeare, mais nous nous étonnons qu’ils le préfèrent à une bûche. » La tragédie, dont il n’ose pas parler dans Corneille, quoiqu’elle y soit, comme dans Racine, essence, formes, unité, langage, convention, sottises, tout enfin ! la tragédie, qu’il confond, non sans raison, avec l’homme qui se l’est appropriée par la perfection dont il a joué de cette chose difficile, force le théoricien de l’admiration effrénée que nous venons de voir à se tenir devant, le poing fermé, au lieu de se tenir derrière, {p. 80}à comparer malhonnêtement la vieille tragédie au jeune drame, et à ramasser non plus la plume du poète, qu’il ferait bien de garder s’il la ramassait, mais des injures inouïes et des raisons exhilarantes contre les objets de sa double détestation. Écoutons-le un peu, ce gracioso de la critique : « La tragédie est le jambage de l’art. Le drame en est le mot écrit. » Et, comme le grimacier n’est jamais très loin de son théâtre et de ses habituelles préoccupations : « La tragédie — dit-il — est le nez du théâtre et le drame en est la figure. » Il y a un mot qu’on a rappelé immensément et qui est à l’état de légende incertaine dans les lettres. C’est le fameux mot : « Racine est un polisson. » Eh bien, Vacquerie l’a dépassé ! « Racine — dit-il — est une vieille botte. » Il est évident qu’un polisson, tel polisson qu’il soit, est dans l’humanité au-dessus d’une vieille botte, et que la mémoire de Racine, tout humiliée qu’elle fût depuis longtemps par un premier coup de pied romantique, ne s’attendait pas à cette botte-là !

Nous sommes bien loin de l’admiration, comme on voit ; mais la logique n’est pas le souci d’Auguste Vacquerie. Il est trop lyrique pour s’occuper de mettre de l’ordre dans ses idées et pour s’embarrasser des contradictions. Et, cependant, c’est lui qui a écrit, avec un style que nous avons vu luire ailleurs et dont il est le grippe-soleil : « Les poètes, dans les coups de vent de l’action, dans les flamboiements du style, réfléchissent, {p. 81}tourbillons pensifs, salamandres de l’art ! » Dirait-on que ce tourbillon pensif, que cette salamandre de l’art, ait réfléchi en décrivant la critique comme il l’a décrite, la plume chaude encore de ses flamboiements contre le doux Racine, au sourire et au marbre éternels ? Qu’importe ! du reste. Ce qui fait parfois l’unique mérite d’Auguste Vacquerie, c’est la contradiction, esprit qui risque tout et gagne parfois, comme tous les risque-tout de la terre. À force d’exagérer, d’extravaguer, de s’enivrer de mots et d’images ; à force d’insulter le bon sens, — cette hydre dont il n’écrasera jamais une seule tête ; à force de se remuer, de sauter, de bondir dans le faux, Vacquerie finit, une belle fois, par se retrouver dans la vérité, dans la raison, dans le bon sens… comme s’il en avait ! Nous sommes juste, et d’ailleurs nous aimons l’imprévu. Nous voudrions donner un exemple de cette surprise… agréable, et nous le trouvons dans le chapitre intitulé : Le Style-Pensée. « Le style — écrit Vacquerie — n’existe pas plus sans l’idée que l’idée sans le style. Nous en avons rencontré plus d’un de ces fiers penseurs, crevant d’imaginations qu’ils ne pouvaient faire sortir, ayant trop d’idées pour pouvoir en exprimer une seule. Shakespeares vagissants, énormes prisonniers de la syllabe. Nous les aurions adorés religieusement, si nous avions pu parvenir à les croire sur parole… Mais les songeries qui passent par un front ne sont pas plus des {p. 82}idées que les nuages qui passent ne sont des bas-reliefs de Phidias ». Ceci nous semble vrai de fond et presque beau de forme. Vacquerie ne nous dit pas il a rencontré ces fiers penseurs, ces Shakespeares vagissants, ces énormes prisonniers d’une syllabe, qui rêvent par le front et croient que leur cerveau fonctionne. Mais nous, nous pourrions lui donner l’adresse qu’il oublie ; et c’est alors qu’il aurait horreur de sa vérité de hasard et qu’il se replongerait, la tête en bas, dans la vague de ces hautes fantaisies dont il est le Protée fougueux !

III §

En effet, le livre d’Auguste Vacquerie est, sous prétexte de critique dramatique, un de ces ouvrages qui mènent à toute sorte d’imaginations capricantes, — aux points de vue les plus renversés, les plus brisés et les plus divers. Comme tous les poètes dramatiques qui se sentent prêtres et dieux, Vacquerie met la main sur l’universalité des choses et parle de tout en homme qui peut jeter sur tout « la forme divine ». Cela donne de l’aplomb à un homme ! « Tout progresse, — dit Vacquerie, — excepté l’art. » Il est de {p. 83}fait que le sien est arrivé à son apogée. Un par-delà serait-il possible ?… Mais, excepté en matière d’art, où Vacquerie est stationnaire et où il entend bien que Les Burgraves et Tragaldabas ne puissent être effacés par les drames de l’avenir, l’auteur de Profils et Grimaces est un philosophe de ces derniers temps. Il est de ceux-là qui écrivent : « Le Sinaï est dominé par le Calvaire, le Calvaire est dominé par l’Assemblée constituante. » Il est métempsychosiste, le chapeau sur l’oreille. Bah ! fait-il, « la vérité, ce n’est ni cette vie ni l’autre, mais cette vie et l’autre et bien d’autres ! » C’est un philosophe, mais débraillé et rudement cynique, qui aime l’indécence comme une audace et ne trouve jamais le mot assez vert. L’impétuosité dans le cynisme domine tellement cet esprit qui doit regarder le délicat comme une faiblesse, qu’il faut lire avec un flacon de vinaigre des quatre voleurs sous le nez une immonde et bouffonne histoire de ce volume, où le grotesque s’unit délicieusement au fétide. Cela s’appelle résolument : « Une paire de bottes. » (Toujours des bottes ! car l’imagination de Vacquerie est cordonnière. Il adore les images tirées de cette honnête industrie. Ne nous parle-t-il pas aussi quelque part de tragédies éculées ?…) Certes ! à part l’imprévu déconcertant de la forme, nous avons vu souvent passer dans les publications contemporaines les idées qui traversent le livre de Vacquerie, mais jamais nulle part nous ne les avons vues avec cette {p. 84}bouffissure, cette contorsion, ce déhanché, ces airs simiesques. Hélas ! l’imagination, disait Schiller, est le singe de l’intelligence. La grimace manquait à ces idées. Elle n’y manquera plus ! Que dites-vous de celle-ci ? « Craindre l’enfer et la police correctionnelle, c’est de la morale de portier !!! Est-ce que vous voleriez, si la loi vous le permettait ? demande le criminaliste candide. Ah ! nous aussi, nous disons — s’écrie-t-il — que personne n’est la propriété de personne, que l’amour n’est pas l’esclavage, et que tout homme et toute femme ont le droit de se reprendre à la femme et à l’homme qu’ils n’aiment plus. Nous sommes pour la liberté de cœur. » — « Nous estimons par-dessus tout — dit-il ailleurs — les natures dévouées qui s’oublient dès qu’elles aiment, et qui paieraient de leur honneur et de leur paradis les joies de l’amant. » Parmi toutes les passions que Vacquerie respecte et couronne, il n’y en a qu’une seule qu’il ne comprend pas plus que les passions de la tragédie de Racine : c’est la passion de la décence, de la chasteté et du devoir !

On ne peut tout citer, et c’est dommage. D’ailleurs, nous sommes impatient de montrer Vacquerie sous un jour plus doux et plus intime. Jusqu’ici, nous l’avons vu poète, critique, moraliste surtout. Nous allons le voir biographe, — le biographe de toute une famille, — un historien de vie privée à enfoncer Boswell ! Lui n’écrivit que la vie de Johnson, mais il {p. 85}disait peut-être, comme Macbeth : « Il n’a pas d’enfants ! » S’il en avait eu, Boswell·, qui sait ? aurait fait comme Vacquerie, et nous aurions eu la vie des petits Johnson !

IV §

La biographie en question, qui termine, dans une gloire, le volume de Profils et Grimaces, quoique écrite évidemment en vue du public a pris la forme, adroite du reste (mais Vacquerie se soucie bien d’être adroit !) de l’épanchement familier. C’est une lettre, — une longue lettre à un neveu qu’on endoctrine, et dans laquelle le vaste esprit de Vacquerie peut attaquer tous les sujets et se permettre tous les détails. Vacquerie raconte au monde la famille de son maître en littérature, mais, tout en nous donnant cette vue d’histoire, il continue d’être lui-même (heureusement !), et il va du paysage aux arcanes les plus mystérieux de la philosophie, du chien Ponto, célèbre déjà dans Les Contemplations, à la question de l’âme des bêtes, pour lesquelles Vacquerie a la sympathie d’un homme qui voit en elles son logement prochain. Les métempsychosistes ne seront pas tous logés dans les astres, où {p. 86}l’auteur des Grimaces fait pleurer Molière d’avoir écrit ses Femmes savantes. Il faut croire qu’il y aura des migrations un peu moins splendides pour les écrivains qui ne pleurent point d’avoir écrit des Tragaldabas ! et voilà ce qui rend très sensible et très zoocrate. Vacquerie s’appelle lui-même : « le bon Samaritain des crapauds, l’ami intime des colimaçons et le galant des araignées ». Il pleure comme un veau (pour lui ce n’est pas une injure !) quand il contemple le chacal, et il est tenté de lui dire : « Mon frère, embrassons-nous ! » (textuel). Les chiens et les chats de la maison de Hugo sont racontés dans leurs moindres gestes et dans leurs plus infimes fonctions par ce philosophe attendri, prévoyant de ses destinées. Toujours poète, c’est là son défaut, comme Μ. des Mazures : « Je me penche sur ses yeux profonds, — dit-il (les yeux de la chatte), — et il me semble voir là-bas, — tout au fond, — je ne sais quoi qui se débat, comme un malheureux tombé dans un puits et qui s’efforce de remonter, et qui appelle à l’aide, et qui se raccroche aux parois, et qui retombe toujours, — une âme, je le crois. Ah ! chère bête, je voudrais te jeter une corde, mais je n’en ai pas ! » Mais il n’en a pas ! Voilà une angoisse ! Quel cri déchirant jeté par le cœur ! Il y a des gens qui vous disent que Vacquerie est un talent solennel, emphatique, emporté ; qu’il hait Racine parce qu’il a toutes les nuances du goût et de la tendresse. Ils ne connaissent pas {p. 87}ce manque de corde, la simplicité de ce cri racinien : « Mais je n’en ai pas ! »

Non ! Vacquerie est une âme tendre. En l’absence de la corde qui lui manque pour l’âme de son chat, qu’il ajoute à sa lyre la corde de la tendresse ! Il vient de la faire vibrer d’une manière charmante. Lorsque des chiens de la maison il passe aux maîtres, il reste dans ce fondu et ce fondant de tendresse, il y reste malgré l’enthousiasme, l’admiration, le fanatisme, l’emportement de ses affections. Il a de ces petites phrases caressantes : « Quand Charles (Charles Hugo) s’est reposé à peindre, il se remet à écrire. Il est né chez la littérature. Il a joué enfant avec les rimes. Le style et lui ont été élevés ensemble. Lorsqu’il a grandi, les phrases bien faites l’ont regardé tendrement. » Tendrement, elles aussi ! « Victor (Victor Hugo fils) traduit Shakespeare. Ce sera bien, n’est-ce pas ? Shakespeare, traduit filialement par un fils de Hugo. » Et l’on admire cette douce manière, ces mignardises aimables, ce baissement de voix dans un homme dont le verbe est si haut quand il proclame ses adorations ! « J’ai une bibliothèque unique, — dit-il, quand il revient au ton sous lequel on le connaît davantage, — j’ai les manuscrits de Victor Hugo. Je vais et viens dans ces chefs-d’œuvre où nul n’a pénétré ! J’ai des Ruy-Blas moi !! Émotion inexprimable, d’être seul dans ces mondes inédits, dans ces strophes non touchées, dans la pureté de {p. 88}ces créations, dans la virginité de ces aurores ! Joie effarée d’Adam, le premier jour de l’Éden !!… Tu auras Les Contemplations la semaine prochaine (nous les avons eues), matériellement dix mille vers ; moralement, tout le problème terrestre !… Il ne suffit plus que le soleil soit beau ! Le poète lui demande qui l’allume et dit aux rayons : Vous êtes des ténèbres ! » Qu’ont-ils à répondre, les rayons ? Et Vacquerie continue à nous montrer le travail du poète : « Il fouille, il creuse, il troue, il frappe du front, il pousse du cœur, il va, il perce le globe de part en part, il crève la terre et il roule échevelé dans les étoiles ! » Certes ! nous sommes bien loin de la tendresse racinienne. Nous retrouvons l’Auguste Vacquerie pur. Mais, comme, après ces tendresses inaccoutumées et nouvellement écloses sous sa terrible plume, nous le goûtons mieux !

V §

Et, cependant, vous pouvez nous en croire et nous sommes obligé de l’affirmer après tant et de si comiques citations, il y a du talent dans cet homme qui écrit des énormités de cette taille et qui réfute si complètement {p. 89}le mot de Mirabeau : « Le ridicule est tué dès qu’on n’en a plus peur. » Vacquerie fait les grimaces — puisque grimaces il y a ! — avec un angle facial développé. Au milieu des folies et des contorsions d’une expression qui a la rage, il a parfois des aperçus… non !… mais des mirages d’aperçus qui étonnent. Ce n’est jamais bien long, mais, que ce soit pendant quelques minutes, c’est déjà prodigieux. Vacquerie est un écrivain qu’on peut croire affecté de grandes maladies cérébrales, mais, de tempérament, c’est un écrivain. Il a telles pages qui, dans la manière de Hugo, sont plus brillantes que celles de son maître Hugo est vaincu par Vacquerie. Cet homme anti-convenance, ce contempteur des règles, cet indompté, oublie le respect qu’il doit à Hugo, en le surpassant. Il se permet d’avoir plus de talent et même plus d’absurdité que son modèle. Mais qu’est-ce que le talent, bon Dieu ! qui résiste à un tel assemblage ? qu’est-ce que le talent, au milieu de tout ce qui le fausse et le dégrade ? le talent qui, en définitive, n’est quelque chose que par les nobles objets auxquels on l’applique et les bons emplois qu’on en fait !

Les honnêtes gens du Journal des Débats §

I §

{p. 91}La critique du Réveil a fait lever, dans le Journal des Débats, le gibier d’une magnifique théorie. Les bohèmes des petits journaux s’étaient livrés contre nous à leurs plaisanteries ordinaires, à ces pantalonnades en dehors des questions qui remplacent pour eux les idées. C’était insuffisant. Le Journal des Débats, qui est un journal grave, un vieux bohème de la grande espèce, plein de jours et de profondeur, a pensé que ses légers confrères de la petite ne mettaient pas assez au jeu contre nous en n’y mettant que la monnaie de singe de leurs grimaces, et lui, qui a des théories à revendre, s’est cavé contre nous d’une théorie. C’est {p. 92}la théorie un peu égoïste, il est vrai, de « l’honnêteté littéraire », et la mise à l’ordre du jour, parmi les critiques, des coups de chapeaux !

En effet, si la critique n’est plus maintenant et ne doit plus être qu’un salut à tour de bras et jusqu’à terre à tout le monde, le Journal des Débats est plus que personne au niveau de la difficulté. Il a beaucoup salué dans sa vie, et il est dans la catégorie des bohèmes qui ont un chapeau. C’est un bohème coiffé, et même de toutes manières ; car il a toujours été fastueusement heureux. Disons-le nettement, avant de passer outre, et pour prévenir des confusions embarrassantes : Il y a bohèmes et bohèmes, comme il y a fagots et fagots !

Tous ne sont pas, croyez-le bien ! dépenaillés de physique comme d’intelligence, des faméliques de jouissances ou de renommée en guerre contre l’ordre social ; tous ne sont pas de pauvres enfants cherchant sans la trouver leur place au soleil, des Chattertons d’imitation, plus ou moins énergiques ou lâches, qui se tuent ou se laissent mourir, et dont Hégésippe Moreau ou Gérard de Nerval furent les types douloureux et coupables.

Il en est d’autres qui l’ont trouvée, leur place au soleil, et qui savent la garder sous tous les soleils et par toutes les températures. Il y en a qui ne mourront jamais que de vieillesse, comme Arlequin, ou qui ne se brûleront la cervelle qu’avec… des truffes ; qui vivent {p. 93}plantureusement, heureux comme des bourgeois, — car on ne dit plus : heureux comme des princes ! Il y a enfin (n’oublions jamais cette fondamentale différence !) les bohèmes en marche, — cette longue queue de la croisade de Gautier-sans-Argent, laquelle, hélas ! n’est pas finie, — et les bohèmes arrivés, qui ne se croisent plus… que les jambes, les bohèmes réussis et assis !

Bohèmes, malgré tout, cependant, ces derniers, malgré leur attitude de Staters et d’olympiens, leur importance, leur influence, leur situation dans tous les mondes, officiels ou non officiels, leurs chaires quand ils sont professeurs, leurs bibliothèques quand ils sont bibliothécaires, leurs palmes d’académiciens quand ils sont de l’Académie : — le signe essentiel, caractéristique, du bohème, n’étant pas de n’avoir point d’habit, mais de n’avoir point de principes, de manquer de l’asile sacré d’une morale fixe autour de la tête et du cœur, de vagabonder dans ses écrits à tout vent de doctrine, et, comme déjà nous l’avons dit, de vivre, enfant de la balle politique ou littéraire venu ou trouvé sous le chou de la circonstance, sans feu ni lieu intellectuel, — c’est-à-dire sans une religion ou sans une philosophie. Or, vivent-ils, — qu’on le dise ! — vivent-ils autrement, au Journal des Débats ? Bohèmes d’état-major, si l’on veut ou plutôt s’il pouvait y avoir des états-majors dans la bohème, ils sont, eux, trop contents de leur sort pour trouver bon qu’on les réveille {p. 94}des somnolences de leur digestion éternelle, et voilà pourquoi le lever de table que nous leur sonnons, à ces endormis, leur paraît un affreux tocsin ! Partisans du statu quo littéraire d’aujourd’hui, comme ils le furent jadis d’un autre, misanthropes en politique, mais optimistes comme des Pangloss en littérature et suffisants comme des Turcarets, ils ne dressent pas seulement une théorie « d’honnêteté » contre nous, qui sommes des insolents littéraires, mais, ce qui est plus fort ! ils écrivent, par la main de Rigault, leur historiographe, dans leur journal, ce singulier livre d’or de leur noblesse, qu’ils s’appellent et se nomment, en France et en français : « Les honnêtes gens ».

II §

Les honnêtes gens ! Mais, à ce compte-là, que sommes-nous, nous ? L’alternative est assez fâcheuse. Et que sont aussi tous ceux-là qui, en toutes choses, n’épousent ni les manières de dire, ni les manières de penser du Journal des Débats ?… Les honnêtes gens ! Mais il y a donc deux littératures : la littérature de la morale et de l’honnêteté, et la littérature… du contraire ?

Le monde littéraire, comme tous les mondes, se brise et se classe en deux camps absolus, irréconciliables, {p. 95}comme la vérité et l’erreur ? Nous nous en doutions bien un peu, et c’est même pour opposer ces littératures l’une à l’autre que nous nous sommes fondés, nous, les intolérants du Réveil ! Seulement, que le Journal des Débats, le journal de la tolérance universelle, — et des coups de chapeau, — qui proclame depuis quarante ans la liberté des poids et des mesures, des mathématiques et de la conscience, fasse, à propos de nous et contre nous, ce terrible partage en deux camps et se fourre dans le bon, n’est-ce pas inconséquent, nouveau et comique ?… Et cela ne mérite-t-il pas un éclat de rire, à défaut de coup de chapeau ?

Ils sont les honnêtes gens ! Mais ce sont eux — uniquement eux ! — qui se rendent publiquement cet hommage. Or, l’Évangile et le bon sens disent : « Si je me glorifie, ma gloire n’est plus rien. » Le bon sens, même le plus vulgaire, dit encore : « On ne s’endosse point soi-même. Pour qu’un billet passe dans la circulation, il faut deux signatures. » Montrez-nous la seconde, s’il vous plaît !

« Je suis brave », chante aussi le poltron, et il raconte des choses incroyables. Rappelez-vous l’histoire du capitaine Falstaff et de ses quatorze coquins, en vert, de Kendal ! Seraient-ils honnêtes, au Journal des Débats, comme il était brave, le vainqueur des quatorze coquins, l’héroïque capitaine ? En vérité, on pourrait le croire : ils ne se vantent pas moins que lui.

Des honnêtes gens ! Mais, après la prétention, et {p. 96}même avant, doit venir la définition. Qu’entendent-ils par honnêteté, ces moralistes semés par nous dans les plates-bandes du Journal des Débats, et qui sont venus en une nuit, comme des champignons ; qu’entendent-ils par l’honnêteté, qu’ils invoquent et dont ils se réclament ? Mirabeau disait, lui, ce grand cynique : « Quand je me compare, j’ai quelque estime pour moi ; mais quand je m’isole, je me méprise. » Le comte de Maistre, auquel nous demandons respectueusement pardon de le citer après Mirabeau, disait à son tour : « Je ne sais pas, Dieu en soit loué ! ce que c’est que la conscience d’un scélérat ; mais je sais ce que c’est que celle d’un honnête homme, et c’est abominable. » Ceci n’est pas flatteur pour les honnêtes gens ; car de Maistre fut la pureté, l’honneur et la sainteté dans leur triple gloire. Mais ce ne l’est guères non plus pour les honnêtes gens à la façon de Mirabeau. Ni l’un ni l’autre, il est vrai, de ces grands esprits différents, ne connut les honnêtes gens du Journal des Débats ; mais tous deux savaient ce qui se cache sous cette vague expression d’honnêtes gens, qui se dilate à mesure qu’on la presse pour envelopper mieux toutes les défaillances et toutes les lâchetés morales, et que les fats du vice élégant ou lettré jettent par-dessus leurs mauvaises mœurs ou leurs mauvaises doctrines.

Ni Joseph de Maistre, ni Mirabeau, ne connurent cette apparition de ces derniers temps : — le juste milieu politique et littéraire. Par conséquent, les honnêtes {p. 97}gens de ce système, les raffinés de sociabilité, comme dit Rigault, ne pouvaient pas tomber, pour le charmer, sous le regard de ces deux grands hommes, et modifier leur insolente opinion sur les honnêtes gens. S’ils revenaient au monde, ils s’informeraient, ils feraient des questions. Mirabeau dirait, avec sa rondeur familière et atroce : « Quoiqu’ils blanchissent et frottent leur sépulcre, ces honnêtes gens-là sont des corrompus comme les autres. Ils ne sont, quand vous cherchez bien, — dans cette société qui marche au communisme par l’anarchie si un homme de génie et de gouvernement n’arrête ce fléau, — ils ne sont que des conservateurs socialistes, comme les socialistes, qui veulent prendre pour conserver, ne sont eux-mêmes que des apprentis conservateurs ! À l’identité de leurs doctrines littéraires et à l’ambiguïté de leurs doctrines politiques, on ne comprend pas le contraste de leurs drapeaux. » — Joseph de Maistre, moins violent mais plus sévère, dirait : « Voyons ces honnêtes gens ! Sont-ils exempts du vice originel ? Vivent-ils à l’image de Dieu ? Sont-ils dignes d’être canonisés ? Quel est leur credo religieux, ou, s’ils n’en ont pas, quel est du moins leur symbole philosophique ?… Leur Dieu ne serait-il donc plus le Dieu des bonnes gens, à ces honnêtes gens ? Ne serait-il plus le Dieu commode, l’horloger de Voltaire ?… Eux-mêmes, ne seraient-ils plus voltairiens ? » Et Joseph de Maistre remarquerait {p. 98}avec raison que cette théorie de « l’honnêteté littéraire » n’est, après tout, qu’un vers de Voltaire délayé, pour faire quelques idées, dans l’écritoire de Μ. Rigault.

Il n’est jamais de mal en bonne compagnie, a dit Voltaire, dans un conte peu honnête, avec cette fascinante légèreté qui fait passer pour spirituels les plus grands sophismes et les plus grandes bêtises de cet esprit pervers et dépravant ; car ce vers, si joli et si souvent cité, a le double caractère de l’erreur complète : il est à la fois bête et faux.

III §

Ainsi, ce sont des honnêtes gens ! Prenons-les pour ce qu’ils se donnent. « Nous sommes des honnêtes gens, — dit Rigault. — En politique, nous laissons la justice poursuivre les coupables ; nous ne rendons responsable aucune nation, aucun parti, des inventions sauvages de quelques fous monstrueux », — ce qui est l’honnêteté politique, et non plus l’honnêteté littéraire. Nous ne pouvons suivre malheureusement sur ce terrain Rigault, devenu le Blondel de Victor Hugo, que l’univers abandonne (sans calembour), mais la critique, qui est aussi une justice, ces messieurs {p. 99}des Débats ne la permettent pas, et Rigault, leur porte-voix, nous l’interdit. Cette critique, qui juge résolument qu’un livre est mauvais et qui donne les raisons de son jugement, « les salons l’ont tuée », nous dit cet éclatant homme du monde, ce comte d’Orsay, Μ. Rigault. Mais quels salons ? Ceux où il va, sans doute ? Nous demandons qu’il nous fasse envoyer des invitations pour voir cela.

Cette critique nouvelle (des salons du Journal des Débats peut-être), c’est la critique, dit-il encore, sous des formes flexibles. Écoutez ! « C’est l’art de contredire sans paraître blâmer, d’objecter au lieu de combattre, de parler à demi-mots (oh ! les demi-mots leur sont chers, à ces moitiés d’hommes !) ; le reste se devine. L’art enfin des sous-entendus et des BLANCS (la critique en blanc : le blanc, c’est la couleur de l’innocence !), que le public (autre critique !), qui se charge de comprendre (il est bien bon !), comprendra. » La critique est maintenant une femme, — ajoute toujours, en surchargeant son idée, ce galantin de Rigault, — « une femme du monde, qui cause, qui sourit, qui pique et ne rudoie jamais. Ce n’est plus une dictature ». Les femmes pourtant ne haïssent pas la dictature, et, quand elles ont quelque agrément, elles sont assez naturellement dictatrices ; mais peut-être en est-il autrement dans les salons modestes de Rigault. « La sociabilité lui met une sourdine. » Elle a « une discrétion évasive et {p. 100}des ménagements mondains ». Et voilà la gloire de la critique du journal des honnêtes gens et de celle du xixe siècle !

Sa gloire ? Nous disons sa mort, nous ! son abdication ! son déshonneur ! Elle est plus que tuée ! On en fait une femme qui sourit et ne rudoie pas, — une femme qui ne rudoie pas ceux qui outragent la vérité sous toutes les espèces : la vérité dans les idées, dans l’art, dans le style ! Mais une telle femme manquerait de fierté ou manquerait de laquais, si elle ne faisait pas jeter hors de chez elle les hommes qui foulent aux pieds toutes les convenances de la pensée et de la vie ! Nous n’ignorons pas que la critique n’a pas les six bâtonniers que demandait Pascal, mais elle a sa plume, et si elle ne rudoyait pas ceux qui font le mal, en toutes choses, elle ne serait plus une femme honnête, ô honnêtes gens ! et elle serait digne de tous les mépris, que vous pourriez, pour sa bouche en cœur et ses révérences, lui rapporter plein votre chapeau !

Ah ! nous le savions bien, du reste, que c’était là le plus souvent la critique du xixe siècle. Nous savions bien que la tolérance montait des mœurs dans la littérature, que la franchise était tombée en désuétude comme la probité. Mais, du moins, personne n’avait encore dit que c’était un progrès ! Personne n’avait dit qu’être évasif dans les questions du bien et du mal littéraire, du bien et du mal moral, — car tout livre pose le double problème, — était le devoir, la {p. 101}fonction et la gloire de la critique ! Le procédé de l’évasion s’élève dans le Journal des Débats jusqu’à un principe de critique, de littérature, de conduite sociale. Il faut s’évader par le mot sur les choses, — comme on s’évaderait d’ailleurs, si on était pris. Être pris, en effet, pour les honnêtes gens du Journal des Débats, c’est avoir la vérité en face. Il faut s’évader ! Il s’agit d’être aimable, il s’agit d’être aimé, et de rapporter à la maison, de ses articles, un paquet de réclames pour son livre prochain. Nous savions qu’il en était ainsi, et c’est contre ces abjectes coutumes littéraires que nous avons fondé le Réveil… avec de gros mots, nous disent-ils. Et c’est peut-être vrai. Nous ne saurons jamais trouver un dictionnaire assez évasif pour être poli — suffisamment, selon eux, — dans l’expression des choses qu’ils écrivent sur nos devoirs ! Jamais, nous qui sommes les insulteurs de la pauvre Critique, comme dit Janin, avec un geignement douloureux, nous n’avons dit plus de mal d’elle que Rigault n’en a dit, lui-même, dans le Journal des Débats.

Si elle était — sans exception — ce que cet honnête homme veut qu’elle soit au xixe siècle, ce n’est pas le glaive, qu’on nous reproche d’avoir mis dans ses attributs, qu’il serait convenable de prendre.

Μ. Rigault, qui est professeur, sait bien ce qu’il faudrait…

Auguste Vitu §

Ombres et vieux murs.

I §

{p. 103}Ombres et vieux murs ! — Au premier coup d’œil, un joli titre, qui fait rêver, mais qui n’indique rien de précis. Pourquoi, en effet, ces vieux murs et ces ombres ?… Les ombres seraient-elles les morceaux d’histoire oubliée de ce livre, et dont l’auteur, contrairement à son titre, a fait de la lumière ?… Et les vieux murs, seraient-ce ces monuments d’un autre âge dont, antiquaire raffiné, il nous peint les ruines et le poétique abandon ?… C’est cela, je crois, si je vois bien dans ce clair-obscur et dans ces encoignures. Malgré l’attrait de tout noir et de toute estompe, j’aurais cependant mieux aimé un autre titre, et même une {p. 104}autre distribution. Auguste Vitu nous donne un volume. Je lui en eusse demandé deux.

J’aurais mis ce qui est des pierres et du pittoresque à part des hommes et des faits qui vécurent. J’aurais été biographe ici, là antiquaire. J’aurais par là donné plus d’intérêt, plus de profondeur d’intérêt à mes volumes, en leur donnant à chacun un ensemble et une unité. Le kaléidoscope le plus brillant ne vaut jamais une simple glace de Venise, qui renvoie la lumière telle quelle, mais qui ne la brise pas. Les livres par fragments, ce qu’on appelle les miscellanées, n’ont jamais l’air de livres. Ce sont toujours, plus ou moins, des portefeuilles qui tombent et qui, en tombant, s’éparpillent avec plus ou moins d’art ; car il y a un art encore pour s’éparpiller. Or, Auguste Vitu est très capable de faire un livre, ramassé, soutenu et fort, soit d’antiquités, soit d’histoire ; mais comme l’histoire est, en ce moment, ce qui doit passer le plus près de toute pensée qui comprend les dangers du présent et veut le salut de l’avenir, c’est un livre d’histoire que nous lui demandons positivement. L’homme qui a écrit la Biographie de Suleau, Le Lendemain du massacre, La Lanterne, Le Rhum et la Guillotine, a sa voie trouvée. Qu’il ne la quitte plus !

II §

{p. 105}Évidemment, cette voie est l’histoire, mais c’est-aussi un genre très particulier dans l’histoire. Qu’on me permette de faire un peu de mythologie ! L’Histoire est une Muse au triple visage. Elle a tantôt la face sérieuse et grandiose de Melpomène, tantôt le visage railleur de Thalie, et tantôt encore elle fond ces deux masques en un seul, comme Shakespeare les a fondus sur son immense front théâtral. Il peut y avoir les Shakespeares de l’Histoire, qui embrassent et brassent r tout de leurs bras forts et de leurs mains puissantes. Mais à côté et au-dessous de ces colosses, à côté et au-dessous de ces dramaturges complets de la double action humaine et du double récit, il y a le tragique, comme Tacite, par exemple, et le comique, beaucoup plus rare. Car nous sommes sortis du moule des anciens et nous en portons la marque : or, les anciens, excepté au théâtre, ne savaient pas rire. Mais enfin il y a le comique de l’histoire, comme Voltaire.

Voltaire fut un comique dans un pernicieux et misérable esprit. Il fut comique, comme un courtisan, comme un valet et comme un menteur ; il mascarilla {p. 106}et scapina toute sa vie. Mais il ne faut pas imputer à la forme de sa pensée historique les perversités et les scélératesses de son esprit. Supposez Voltaire honnête homme et serviteur d’une cause de vérité, il aurait pu rire dans l’histoire de ce rire que j’appelle bienfaisant, — oui ! bienfaisant comme un caustique.

À côté de la tragédie, il y a donc de la comédie dans l’histoire, puisqu’il y en a dans l’humanité, et il est des esprits essentiellement faits pour elle. Il est des esprits constitués du regard pour voir, sinon exclusivement, du moins de préférence, le ridicule, la grimace, la petitesse, la bêtise dans la méchanceté, le grotesque dans la bassesse, — qui n’en diminue pas l’odieux, allez ! mais qui plus profondément la déshonore. Et ces esprits-là font des merveilles et rendent les plus grands services à la vérité quand ils viennent, le lendemain des amphigouris dans l’histoire, des impostures solennelles, des admirations déplacées, enfin du grossissement de toute chose par cette insupportable badaude que l’on appelle la gravité, mais qui, au fond, n’est que la niaiserie sans la primesautière naïveté de ce pauvre Jocrisse, que tous les jours nous apprenons à regretter.

Eh bien, c’est ce genre particulier dans l’histoire qui me fait l’effet d’être la vraie voie d’Auguste Vitu ! Les fragments historiques cités plus haut sur certaines phases de la Révolution française, l’attestent, par les qualités dont ils brillent. Auguste Vitu écrirait {p. 107}d’une manière charmante, très piquante, et pour le moment très utile, l’histoire comique de cette Révolution dont on nous a dit les horreurs et les infamies, mais dont les ridicules, perdus dans les horreurs, sont moins connus. Vitu vient d’en ramasser, avec tant d’à-propos, quelques-uns, en ces pages tout à la fois corsées et légères, d’une érudition si peu attendue et si exacte, qu’il nous ferait grandement plaisir de les ramasser tous et d’entreprendre, à ce point de vue nouveau du ridicule, une histoire de la Révolution française. Ce serait moins enfantin que l’histoire pittoresque, moins dangereux que l’histoire fataliste, plus vite compris dans ce siècle, chancelant et sceptique, que l’histoire providentielle, et ce serait infiniment sain. Cela nettoierait un peu l’atmosphère des immenses bourdes contemporaines qui y circulent et que nous avalons tous, Gargantuas de l’emphase, sans même nous en apercevoir !

Quand on sort du lyrisme historico-révolutionnaire de Michelet, ou du piétisme jacobin de Bûchez, et de tant d’autres histoires où les événements et les hommes sont grossis et grandis comme si on les avait soufflés, il est bon de revenir au génie comique de l’histoire, au terrible irridebit du bon sens, à la gaieté vengeresse, et à l’éventrante piqûre d’épingle qui dégonfle l’homme et l’événement et les réduit à leur normale platitude. J’ai ri, me voilà désarmé, est un mot toujours juste. Quand l’histoire est gourmée, faussée et {p. 108}dangereuse, on la désarme par le rire ; car le rire, c’est le mépris !

Encore une fois, voilà l’histoire que je voudrais voir écrire, non par places, non par épisodes, mais en grand et au complet, par Auguste Vitu. Journaliste expert et aiguisé, mais bien au-dessus de son état de journaliste, car il faut être au-dessus de son état pour être bon journaliste, Vitu, dont l’esprit a beaucoup de goûts divers et cette irisation de connaissances très multipliées qu’on pourrait nommer l’encyclopédisme, a cependant assez d’assiette dans les facultés pour résister aux goûts qui lutinent son esprit et condenser cette irisation de connaissances dans la pleine lumière d’une seule chose.

Esprit vraiment français de fond et de forme, sans déclamation d’aucune sorte, sans surcharge, sans pesanteur, sans pédantisme, Vitu est un voltairien, de l’autre bord, qui rendrait aux voltairiens et à Voltaire lui-même la monnaie de leur pièce en une plaisanterie qui vaudrait la leur. La preuve de cela est ce petit chef-d’œuvre, si cruellement plaisant et si déshonorant pour ceux contre lesquels il est écrit, et qu’il a intitulé : Le Rhum et la Guillotine. Délicieux soufflet, appliqué d’une main si leste, et qui ferme si bien le bec aux solennels et aux faiseurs de philosophies de l’histoire dont nous sommes recrus.

Vitu a toujours la justesse de l’esprit, et très souvent son étincelle. Aussi, voyez comme nous allons {p. 109}d’instinct à nos analogues intellectuels ! Auguste Vitu est naturellement allé à l’homme qui a le plus été frappé des ridicules de la Révolution et qui s’en est le plus moqué, avec la verve, l’ironie et l’aristocratique impertinence de Voltaire, lui aussi un voltairien de l’autre bord que l’histoire, qui n’en a fait jamais d’autre, oubliait, et que Vitu nous restitue. C’est le Camille Desmoulins des honnêtes gens et du royalisme : c’est Suleau !

III §

François Suleau est, en effet, une figure noyée dans l’ombre jusqu’ici, mais qui aujourd’hui a son peintre, son cadre et son rayon, qu’elle ne perdra plus. Suleau, dont on se souvenait peut-être à cause de son horrible mort, que par parenthèse Michelet a excusée, fut le tribun d’une royauté qui s’était assez abandonnée elle-même pour avoir, comme le peuple, besoin de tribuns pour la défendre. Il le fut toute sa vie, mais surtout un jour, dans un procès dont les détails semblent fantastiques quand on pense au temps où une telle cause se produisit. Or, c’est par ces incroyables détails que Vitu commence son histoire. C’était en 1790. Suleau était alors accusé du crime de lèse-nation {p. 110}et on le jugeait au Châtelet de Paris. C’était un jeune homme qui avait, pour sa part cinq à six de ces supériorités très nettes pour lesquelles MΜ. les révolutionnaires ont inventé un niveau qui est en acier. Il était jeune, spirituel et beau (beau ! cette chose qui déplaît tant aux hommes, ces femmes laides !). Il était brave jusqu’à l’audace, spirituel jusqu’à la fulgurance, et, s’il n’était pas noble, il disait, du moins, avec une modestie fière : « J’ai quatorze quartiers de roture ! » Que de raisons pour être condamné par ces envieux, qui voulaient qu’on fût égal à eux ou qu’on mourût ! Et cependant il ne le fut point, par un miracle dont il fut seul le thaumaturge. Dans ces débats qui durèrent longtemps, et dans lesquels tout Paris se poussa pour voir ce noble spectacle d’un homme qui fait face à tout et qui est plus fort d’agilité, de sang-froid, de fascination et de ressources, que les odieux rétiaires qui voulaient le prendre dans les questions qu’ils lui tendaient pour le jeter à ses bourreaux ; dans ces débats, Suleau, on peut le dire, médusa ses juges de sa beauté, de son impassibilité, de sa moquerie, de sa grâce dans l’impertinence. Mais il fut plus heureux que Méduse. On n’attacha pas sa tête fascinatrice sur le bouclier de Minerve. Sorti de ce procès triomphant, ce qu’il avait été avec sa parole devant ses juges il le fut, avec sa plume, devant la France entière, jusqu’à ce matin du 10 août 1792 où, allant défendre le Roi, beau comme toujours, intrépide comme toujours, il {p. 111}fut assassiné par Théroigne de Méricourt et par des hommes plus lâches qu’elle ; car ils se mirent à deux cents pour frapper Suleau, qui avait son sabre et qui se défendit. Vitu a raconté avec une émotion contenue, mais profonde, cette existence si pleine, si militante et si courte, couronnée par cette effroyable mort. De tous les fragments qui composent son livre, c’est le plus considérable. Mais c’est là de la tragédie dans l’histoire s’il en fut jamais, et non pas de cette comédie que l’auteur d’Ombres et vieux murs a su y trouver, et qu’il y a mise dans les trois autres morceaux historiques que nous avons signalés. Ici, le sarcasme dont nous avons parlé, cet implacable comique qui peut être d’un si grand effet en histoire, est bien plus sur les lèvres du héros que sous la plume de l’historien, malgré la sympathie intellectuelle avec laquelle l’historien a montré cette gaieté poignante, Euménide qui rit tout en fouaillant son homme, et qui fut la plus grande force du talent de Suleau. Tout à l’heure viendront, pour le compte de l’historien lui-même, des pages de ce comique plus tuant pour la gloire de la Révolution que les tragédies les plus horribles, — car l’horrible dégrade moins que l’abject, — mais en ce moment, dominé par l’idée de la fin de cet homme taillé dans toutes les élégances de l’héroïsme français, Vitu n’a songé qu’à être pathétique. Or, avant d’être pathétique, il avait été déjà sérieux. Non seulement Suleau, « ce chevalier de Faublas salé de {p. 112}Beaumarchais », est peint dans cette intéressante biographie, mais il est jugé, littérairement et politiquement, avec vigueur.

« Ce beau et insolent Léandre » (comme l’appelle spirituellement Vitu), qui toucha à la hache révolutionnaire avec une intrépidité aussi méprisante que Charles Ier lui-même, qui la cinglait du bout de sa canne, avait un sens politique très sûr dans sa tête téméraire. Il affectait les airs de l’aristocratie parce qu’il y avait la grâce d’un danger à cela, tentation française à laquelle on succombe toujours ! mais, notez bien ceci ! il était un de ces royalistes sans vasselage qui tenait plus à la monarchie qu’à une race, et qui éprouvait contre cette race la généreuse colère d’un homme qui voit la royauté se perdre elle-même, en n’osant pas se sauver. Suleau, qui, au 10 Août, sortait de sa maison et des bras d’une jeune femme épousée par amour pour aller simplement se faire tuer aux Tuileries, et qui fut assassiné en chemin, est l’auteur d’un fier écrit adressé à Louis XVI sur « les crimes de ses vertus ». Mirabeau, tout Mirabeau qu’il fût, n’avait jamais parlé que de « vertus inertes », mais Suleau, qui trempa, d’ailleurs, dans ce glorieux complot de Mirabeau pour sauver une monarchie qui ne voulut pas être sauvée, Suleau sut dire le mot terrible qu’aucun royaliste d’alors n’eût osé prononcer et qu’aucun n’ose prononcer encore, quoique ce mot soit devenu le jugement suprême et définitif de l’histoire !

IV §

{p. 113}Mais, encore une fois, si cette biographie d’un homme qui a droit, sinon à la statue en pied de l’histoire au moins à la médaille de la biographie, si tout ce travail sur François Suleau est très élevé de renseignement, de vue et d’accent, et si l’écrivain qui l’a publié y a montré des aptitudes et des facilités vers l’histoire, grave ou tragique, telle qu’elle est le plus généralement conçue et réalisée par MΜ. les historiens ordinaires, je ne m’en opiniâtre pas moins à croire, ainsi que je l’ai dit au commencement de ce chapitre, que le vrai génie spécial de l’auteur Ombres et vieux murs, que son originalité la plus vive, serait, son genre d’esprit donné, la mise en scène ou en saillie de l’élément comique ou ravalant qui ne manque pas dans l’histoire, et qu’il saurait fort bien en dégager, ainsi que l’attestent les excellentes variétés historiques qu’il nous a mises sous les yeux, titres réveillants en tête : La Lanterne, Le Rhum et la Guillotine, Le Lendemain du massacre, etc., tous épisodes ou mosaïques d’anecdotes dont il faut juger par soi-même en les lisant et dont l’analyse, d’ailleurs, {p. 114}ne donnerait qu’une très imparfaite idée. Pages curieuses, animées, piquantes, meurtrières, spirituelles, qui retournent le dessous de cartes d’une époque qui ne fut pas que hideuse, mais grotesque aussi dans sa laideur.

Comme l’histoire est en bas aussi bien qu’en haut et qu’elle est un informé immense que personne n’a le droit de circonscrire sous aucun prétexte que ce soit, appliquée à toutes les époques, même à celles qui paraissent le plus correctes à l’œil nu, cette manière d’étudier et d’écrire l’histoire serait d’un intérêt très vif ; car l’homme le plus ferré de prétentions est souvent bâti sur le grotesque comme sur pilotis ! Mais appliquée aux époques excessives d’une Révolution qu’on cherche aujourd’hui à nous faire prendre intégralement comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain et la réalisation de l’idéal moral le plus grandiose, sinon le plus pur (on y tient beaucoup moins), cette manière de concevoir l’histoire et de la regarder, dans les ombres et sous la portée des vieux murs, pour saisir ce qui s’y cache d’inepties, de lâchetés, de corruptions, de sales petites ignominies, serait excellente comme réfrigérant d’enthousiasme.

Auguste Vitu a exposé un petit écrin, à trop peu de compartiments, de ces agréables choses, mais nous voudrions un écrin plus varié, plus vaste et plus complet. C’est un esprit très érudit que Vitu, fort au courant de la bibliographie du xviiie siècle et de la {p. 115}Révolution, qui n’est pas du tout épuisée, comme beaucoup de gens ont la superficialité de le penser. C’est de plus un écrivain d’un style très clair, très cristallin, qui mettrait les turpitudes et les sottises sous le plus brillant cristal, pour qu’on les vît mieux.

Moraliste et politique tout à la fois, ainsi qu’il l’a supérieurement prouvé dans son beau fragment sur Paul-Louis Courier, ce faux canonnier à cheval, ce faux vigneron, ce faux républicain, ce faux bonhomme et ce faux écrivain, qui fit de la vieille prose française comme Vanderburgh fit de vieux vers, Auguste Vitu n’a pas, vous le voyez, en dépouillant Courier de sa morale et de sa politique, craint d’attaquer une de ces idoles qui prennent racine sur les piédestaux du préjugé ou des partis. Vitu est enfin un homme qui mettrait un mépris fort gai au service de convictions très sérieuses. Il ne nous a donné là que des variétés historiques, mais je suis sûr qu’il pourrait nous donner une fort rare variété d’historien.

Xavier Aubryet §

I §

Les Jugements nouveaux [I-IV].

{p. 117}Xavier Aubryet nous a placé dans une situation assez délicate vis-à-vis de ce livre. Il nous l’a dédié. Mais cela serait-il donc une raison pour n’en pas parler ? Cela pourrait-il être une raison, parce que l’auteur des Jugements nouveaux nous a exprimé, à la tête de son livre, une franche sympathie d’idées et de sentiments littéraires, pour que la critique, qu’il a la bonté d’estimer, lui manque tout à coup, et qu’il soit privé de sa part d’examen sous le prétexte, de peu de courage, que notre éloge serait suspect de reconnaissance et notre blâme d’ingratitude ?

Certes ! nous avons une manière un peu plus mâle {p. 118}de concevoir l’impartialité, et nous sommes certain que Xavier Aubryet, qui a la pureté et la fierté du sens critique, la partage. Seulement, disons-le d’abord, pour éviter tout embarras, le livre d’Aubryet brille de tant de talent et de tant de conscience que, pour nous, la vérité n’est pas plus difficile à dire que la reconnaissance n’est difficile à porter.

Ce livre, que je regarde comme le point de départ d’un esprit qui avait oscillé brillamment jusque-là, mais qui n’avait pas marqué supérieurement sa voie, est un livre de critique littéraire et d’art. Ce n’est point, comme on pourrait le croire, selon les coutumes de ces pauvres temps, les articles d’un journaliste qui se contente de passer le fil du brocheur à travers une verroterie creuse que l’aimable garçon — aimable pour lui ! — croit des perles. Xavier Aubryet, qui a débuté par le journalisme, c’est-à-dire par l’improvisation et l’éparpillement, n’a point gardé sur sa pensée les vices de ce métier dépravant que je regarde comme la plus effroyable épreuve qui puisse être imposée au talent, dans cette obligation de publicité rapide et corruptrice en sa rapidité dont nous sommes tous plus ou moins les forçats. Fait, il est vrai, en plusieurs endroits, sur des articles qui furent comme les pierres d’attente de la pensée de leur auteur, le livre en question a été pensé à nouveau et inventé en beaucoup d’autres.

Aussi, ce qui frappe le plus et le plus vite dans ce {p. 119}livre, c’est qu’il est un livre, un livre pur de journalisme, quand le journalisme est aux livres comme les myrtes sont à l’oranger. Premier point, voyez-vous ! par lequel Aubryet tranche nettement sur les critiques contemporains, qui jugent au détail comme les petits marchands y vendent. Mais il en est un second, sur lequel j’insisterai avec plus de précision encore parce qu’il est l’honneur de cet esprit gonflé, éclatant, plein de sève, et notre espérance à nous tous de le voir aboutir un jour, cet esprit à plusieurs puissances, et ce point, c’est l’idée générale, vers laquelle il remonte toujours de la critique la plus particulière. Aussi individuel que qui que ce soit dans sa manière de caractériser les œuvres et les hommes, Aubryet est cette rareté de tous les temps, devenue presque introuvable dans le nôtre, le diamant bleu de Μ. Hope dans l’ordre de la critique littéraire : c’est, en un mot, un esprit généralisateur. Il ne l’est pas, il est vrai, au point où il pourrait et devrait l’être, mais enfin il l’est, et, qui sait ? peut-être le deviendra-t-il beaucoup plus.

II §

La critique, en effet, malgré les éloges que lui donne dans son volume l’auteur des Jugements nouveaux, le {p. 120}quel s’en est constitué l’historien et même le champion, la critique littéraire, qui n’est ni la grammaire ni la rhétorique, et qui n’est que d’hier dans le monde, robuste enfant, — terrible parfois, mais enfant encore, — n’a guères brillé jusqu’ici, comme tout ce qui commence, que par ses côtés inférieurs. Si les plaisirs qu’elle a donnés sont vifs, comme ceux que donnent les enfants, les services qu’elle a rendus sont assez minces ; car les enfants n’en rendent pas. Elle a senti les beautés et les laideurs des œuvres, ce qui n’est que le premier degré de l’intelligence, et, après les avoir senties, elle les a décrites et caractérisées, ce qui n’est encore que le second. Arrivée là et si peu loin, le croira-t-on ? la critique s’est reposée, comme Dieu quand il eut créé l’univers. Elle crut, elle, avoir expliqué le sien, et elle se trompa, preuve qu’elle n’était pas Dieu. La critique a donc commencé comme les positivistes — ces derniers savants, qui se croient les premiers, — prétendent qu’il faut finir, c’est-à-dire par la description et par la nomenclature.

Goethe, ce naturaliste en critique, avant d’être en sciences naturelles ce qu’il avait été en critique littéraire, Goethe, ce dieu des arides et des impuissants, a été invoqué en France par des critiques qui ont pourtant le tempérament esthétique, voluptueux et sanguin, mais qui n’ont pas plus de critérium que n’en avait Goethe : sceptiques comme lui avec tout excepté avec eux-mêmes, qu’ils croient organisés pour retentir {p. 121}au contact le plus frêle du beau, comme les harpes éoliennes aux plus légers, aux plus immatériels souffles qui passent.

À l’heure où nous sommes, ces critiques, tout de sensation, tiennent le haut du pavé parmi nous. Quelques-uns d’entre eux, les plus vivants et les mieux doués, se sont rappelés le mot anti-critique de Diderot, cet homme d’à-côté, cette cruche de verve bouillonnante renversée : « qu’une œuvre à juger n’était jamais qu’un prétexte pour produire », et ils ont fait ce que j’appelle de la poésie en critique, créant, à leur manière, au lieu de juger, et jouant sur la sensation et sur la langue, comme Paganini sur son violon, des motifs parfois merveilleux. Pour ceux-là, il y avait de tout dans le talent, excepté de la critique et de son génie. Tout y était Dieu, excepté Dieu lui-même. Il n’est donc pas étonnant que, dans un pareil état de choses, nous accueillions comme un bonheur et presque comme un événement dans la critique littéraire l’arrivée d’un jeune homme qui, lui, débute par regarder plus haut que la sensation et le fait, et se préoccupe de l’idée générale qu’exprime tout génie spécial et toute œuvre, quoique ce ne soit là cependant que la première marche de la critique dans la sphère de son intellectualité.

Or, tel est et tel fait Xavier Aubryet, le jeune auteur des Jugements nouveaux, qui, par cela seul, justifieront leur titre. Il est amoureux de l’idée autant que {p. 122}de la forme, et peut-être l’est-il davantage. J’ai dit que c’était un critique d’art en même temps qu’un critique en littérature. Dans ce volume, il y a en cause, à une seule exception près, si je ne me trompe, un nombre égal d’artistes et de littérateurs. Eh bien, dans ce volume qui contient Rossini, Ernest Renan, Émile Augier, Hérold, Jules Simon, Grisar, Scribe, Donizetti, Octave Feuillet, Weber, Ponsard, Boïeldieu, Adolphe Adam, Champfleury, Mozart, Henri Monnier (à propos du type de Prudhomme), et Shakespeare en profil (à propos d’Hamlet), il n’y a pas que les œuvres de ces écrivains et de ces artistes qui soient examinées ; il n’y a pas que leur génie, supérieur ou médiocre, qui soit caractérisé !

Rossini, par exemple, n’y est pas seulement Rossini ; il s’y appelle : « le paganisme de la musique ». Ainsi de tous les autres. Renan, c’est « le Français du xixe siècle » ; Émile Augier, c’est Molière « tombé en ses petits-fils » ; Jules Simon, « c’est le Robinson des croyances » ; Scribe, « le génie de l’opéra-comique » ; Octave Feuillet, « la littérature fashionable » ; etc. Derrière tous enfin, quels qu’ils soient, l’idée générale qu’ils expriment fleurit comme une rosace embrasée sur le fond d’or, de vermillon et d’outre-mer, de laquelle les individualités ressortent mieux, magnifique repoussoir ! Cela seul donne au livre de Xavier Aubryet une splendeur qui n’est pas la splendeur première venue des pinceaux littéraires actuels. Évidemment, {p. 123}on est sorti de l’air épais et chargé de la sensation et l’on est entré dans l’air plus pur, plus transparent et plus subtil, de l’intelligence. On a plus d’horizon devant soi, et la critique a pris une largeur et une lumière inconnues à MΜ. les coloristes ordinaires et les nomenclateurs.

Encore un coup d’aile dans cette voie, encore un bout d’ascension dans cette profondeur de ciel, et la critique était arrivée, je ne dis pas à sa vérité de fait et de découverte, — car Aubryet peut se tromper et même il se trompe quelquefois dans l’idée générale qu’il dégage d’un homme ou d’une œuvre pour le faire mieux ressortir sur ce fond de lumière, — mais elle était arrivée à sa vérité d’essence et de direction. Il ne fallait pas s’arrêter à l’idée générale, qui est déjà un progrès. De l’idée générale il fallait aller jusqu’à l’absolu de l’idée, et mettre la main sur ce qui ferait le couronnement, la gloire et la force de toute critique : le critérium, que je cherche en vain dans tous les critiques, depuis Goethe jusqu’à Sainte-Beuve, qui le nient et le méprisent, et jusqu’à Aubryet, qui ne le méprise point, lui ; qui en a probablement un vague instinct, un désir confus, au fond de son intelligence éprise de l’idée ; mais qui, dans son livre des Jugements nouveaux, encore aujourd’hui ne l’a pas !

Et voilà ma critique sur la critique de Xavier Aubryet. Je l’ai constaté : progrès marqué sur les autres critiques contemporaines, cette critique d’âme {p. 124}et d’idée, avant tout, ne sort pas assez nettement d’une métaphysique dont on voie les termes et qui donne à l’esprit éclairé et affermi de son auteur la règle suprême, le dictamen inflexible, le bâton de longueur qui vaut sceptre et avec lequel le critique, qui est juge et roi à force d’être juge, prend la mesure des œuvres et des hommes. Xavier Aubryet, raffiné, sentimental, profond dans son ordre de perception, idéaliste de tendance, platonicien dans le grand sens du mot, Xavier Aubryet a-t-il une métaphysique et quelle est-elle ? C’est là ce que je ne sais ni ne vois assez. Or, qu’il l’apprenne s’il l’ignore, mais je crois bien qu’un esprit comme le sien s’en doute, les critiques sans métaphysique ressemblent un peu trop aux moralistes qui n’en ont pas non plus. Or, sans métaphysique, on manque éternellement du point fixe qu’il faut établir, en esthétique comme en morale, car le beau doit avoir la certitude du devoir, et on retombe aux petites misères de la sensation individuelle qui sont toujours de petites misères, quelle que soit la grandeur de l’homme qui donne sa sensation pour règle et qui la jette dans la balance, comme Brennus son épée, pour l’entraîner du côté de la vérité !

III §

{p. 125}Mais cette réserve faite sur le fond des choses, mais ce desideratum, posé, ce desideratum dont Aubryet, avec la libéralité de son esprit, ne méconnaîtra pas l’exigence, je n’ai plus qu’à louer, même sur le fond des choses, l’écrivain qui vient de montrer en critique tant d’aperçu et de fécondité. S’il n’a pas de métaphysique bien et dûment articulée, et qui donne à toutes ses opinions le timbre imposant que les opinions d’un homme doivent avoir ; s’il n’a pas, qu’on me passe le mot ! ces institutions dans l’esprit dont l’absence fait qu’un despote de génie dans l’ordre de l’intelligence n’est, comme dans l’ordre politique, rien de plus qu’un accident heureux, il a de la pensée et il n’a point l’anarchie de faire de l’image, qu’il a aussi, autre chose que ce qu’elle est : — la servante de la pensée. Pas plus en style qu’en conception plus haute, Xavier Aubryet n’est un païen de ce temps, trop renouvelé des Grecs, et il l’a prouvé dans son Rossini ou le paganisme dans la musique. Là, il a été moderne dans le vrai sens du mot, que les modernes actuels sont en train de fausser. Il a été moderne comme il faut l’être, et pas plus, et presque chrétien. « Quel Antinoüs {p. 126}vaudrait Roméo ? » dit-il, avec un charmant rapport de vérité, et il ajoute excellemment, pour conclure une thèse soutenue avec une raison étincelante : « L’immense supériorité du monde moderne sur le monde antique, c’est, tout en gardant la beauté physique, de l’avoir reconciliée avec la beauté morale », et rien n’est plus vrai.

Si Aubryet n’a pas de christianisme intégral plus que de métaphysique intégrale, il a du moins dans l’esprit des rayons fondus de christianisme qui lui font une délicieuse quoique trop inégale lumière, et qui peuvent devenir très bien un jour profond, immuable et complet. Presque métaphysicien et presque chrétien, voilà sa force et sa faiblesse. Mais cette moitié de force et de faiblesse peut être toute force demain, et, pour cela, l’auteur des Jugements nouveaux n’aura pas besoin de se démentir : il s’accomplira simplement.

Ainsi, en restant sur le fond des choses et dans les généralités d’opinion, la critique de Xavier Aubryet a, dès son premier pas, pris une forte avance sur les autres critiques contemporaines, mais en continuant dans le sens de son premier mouvement, elle les distancerait tout à fait. De relative, s’il le voulait, la supériorité d’Aubryet deviendrait très vite absolue. Pour mon compte, je ne crois pas que depuis madame de Staël il y ait eu dans la littérature un livre qui ait charrié, sur le flot mouvant des images, plus d’aperçus {p. 127}et de rapports piquants que le livre des Jugements nouveaux. Il y a très peu de choses, en effet, qui n’y soient nouvelles, excepté pourtant cette théorie de l’influence des climats sur le tempérament des peuples et du talent, que je n’y voudrais pas ou que j’y voudrais moins ; car, lorsqu’on est un penseur hardi qui ne craint même pas de mettre un peu son chapeau sur l’oreille, comme Xavier Aubryet, on doit se débarbouiller entièrement du xviiie siècle et se décrasser de Montesquieu. La supériorité, démontrée avec éclat et profondeur à plus d’une place, du roman et du livre sur l’œuvre théâtrale, opinion si peu française, mais si vraie, nous dit de reste comme Aubryet met son chapeau.

Théoriquement, donc, je lui trouve une valeur très grande et très incontestable. Mais voici quelque chose d’inexprimablement bizarre, voici une de ces incroyables et fréquentes anomalies qui prouvera une fois de plus cette chose déjà tant prouvée, c’est-à-dire à quel point l’action et l’expérimentation diffèrent de la théorie. La sagacité d’Aubryet, qui est si grande quand il s’agit d’idées générales et d’appréciations littéraires, se brise comme une pointe de cristal quand il l’applique aux hommes pour savoir ce qu’ils valent en bloc, pris dans l’ensemble de leurs œuvres. On n’en revient pas d’étonnement.

Cet esprit profond et tragique qui a écrit le morceau d’Hamlet ou le mal de l’analyse, cet esprit comique et {p. 128}profond qui a écrit le chapitre de Prudhomme ou la synthèse de la sottise, se trompe presque à chaque fois sur les hommes et sur la quantité de forces intellectuelles qu’ils ont en eux ou qu’ils ont versées dans leurs œuvres.

Parmi les littérateurs de son recueil, Scribe est le seul dans la contrebande duquel il ait planté bravement sa sonde sans la briser, mais pour les autres, ou elle se casse, ou, ce qui est bien pis, elle ne pénètre pas. Quoiqu’il y ait sur plusieurs d’entre eux des vérités cruellement exquises, l’auteur a trop l’air d’en demander pardon dans les éloges atténuants qui les suivent… « Jamais visage d’homme ne m’a fait trembler », disait Chateaubriand, à propos de Washington, qu’il avait regardé à vingt ans avec ces beaux yeux que nous lui avons connus à soixante, et qui avaient toujours été si noirs de mélancolie indifférente. Certes ! Aubryet ne tremble pas non plus devant ces supériorités littéraires qui ne sont pas même des Washington dans leur ordre de mérite et de célébrité, mais il les voit peut-être avec ce trouble de la jeunesse qui n’est gracieux que pour ceux qui le causent, et dont l’aplomb de la vie, gagné à vivre, le débarrassera.

IV §

{p. 129}Oui ! qu’elle l’en débarrasse ! Il en sera plus fort après. Oui ! que la vie finisse de lui apprendre ce métier de critique auquel, de facultés, je le crois destiné d’après ce livre. Pour ma part, je n’ai rien caché de ce que j’ai cru voir de présent ou d’absent dans le critique. Mais si le critique n’a pas encore tout son développement de doctrine et de génie sévère dans l’auteur des Jugements nouveaux, s’il n’a pas encore atteint cette carrure et ce poids, cette maturité et cette élévation définitive qui font le critique tout-puissant dans une compréhension et une exclusion également souveraines, l’écrivain, qui apparaît toujours plus tôt chez les hommes parce qu’il tient bien plus à des spontanéités qu’à des expériences, et à des jaillissements qu’à des replis, l’écrivain est venu chez Xavier Aubryet, et son développement est si complet et si superbe qu’il aura plus à faire désormais pour s’émonder que pour s’accroître.

Aubryet est de la race des Éclatants mêlés de suave. C’est un Rivarol soleillant qui sait s’éteindre à temps dans un Henri Heine clair de lune, et qui a appris le latin des lutins dans Shakespeare. C’est un humouriste {p. 130}ondé de gaieté et de mélancolie. Enfin, je l’ai déjà comparé à madame de Staël, mais c’est une madame de Staël changée en un Roméo littéraire qui serait très bien monté au balcon de l’autre, et que l’autre madame de Staël — la non transformée — aurait préféré pour la vitalité, la verve et toutes les diableries de l’expression, à ce sceptique blond de Benjamin, ce nom fade et faux qui sent le benjoin, tandis qu’il y a comme un coup de cymbale dans le nom tintant et frémissant de Xavier, qui sonne, pour Aubryet, comme un écho de son esprit ! Folle de l’Allemagne, il aurait bercé sa folie dans ce chef-d’œuvre sur Weber que nous conseillons de lire, et dans cet autre chef-d’œuvre sur Mozart, que nous conseillons de lire encore ; car on n’en saurait rien citer sans citer tout, comme ces roses qui, pour une seule feuille qu’on leur ôte, croulent sur vos mains, ruines parfumées ! Aubryet, qui n’est pas encore le critique qu’il sera, est déjà le poète qui doit le doubler ; mais pour un critique futur, c’est dangereux d’être actuellement un tel poète. En effet, si jamais le critique n’aboutissait pas en Aubryet, comme après ses Jugements nouveaux nous avons le droit de nous y attendre, c’est que le poète l’aurait étouffé.

V §

Les Patriciennes de l’Amour [V-VII].

{p. 131}Les Patriciennes de l’Amour ! Voilà un titre qui fait rêver ! On se dit, avant d’ouvrir le livre : qu’est-ce que cela peut bien être, Les Patriciennes de l’Amour ? Des patriciennes, quand il n’y a plus de patriciennes, et de l’amour, par-dessus le marché, quand il n’y a presque plus d’amour ! Est-ce que Xavier Aubryet, qui n’est pas très fou de son temps, — bien au contraire ! — croirait que, dans ce triste temps travailleur et égalitaire, il y aurait encore de ces espèces perdues en fait de femmes comme il en échantillonne quelques-unes dans son livre et qui sont, comme il les appelle : les Patriciennes de l’Amour, parce qu’elles sont la Noblesse de l’Âme, comme les Inscrits au Livre d’or étaient la noblesse de Venise ? L’âme, à cette heure, est aussi ruinée que Venise, et pour Aubryet plus que pour personne ; car Xavier Aubryet ne croit à aucun des mérites et des puissances morales de ce temps-ci, et s’il a écrit Les Patriciennes de l’Amour, ce n’est probablement pas qu’il les ait jamais rencontrées, mais c’est qu’il en a très certainement rencontré d’autres, peu patriciennes, et, disons {p. 132}le mot, même un peu canailles de l’amour… et que, de mépris pour celles-là, il a trouvé bon et soulageant de leur jeter à la figure son idéal au désespoir !

Ce serait donc un idéal que ce livre… Ce serait plus de l’invention que de l’histoire, ces quatre à cinq Nouvelles publiées sous le titre des Patriciennes de l’Amour. Ce serait là plutôt une œuvre de moraliste, qui veut donner envie de la vertu en la peignant charmante, qu’une œuvre d’observation et de réalité ressouvenue. Et l’auteur en convient, du reste, en sa leste et spirituelle préface : « Madame d’Ivrée (y dit-il) comme madame Étienne, mademoiselle Rosa La Rose comme mademoiselle de Keldren (ce sont ses héroïnes), représentent les gardiennes de l’idéal, tout en ayant l’ambition d’être de leur siècle… » Or, cette réserve n’est qu’un mot d’auteur qui veut être lu ; car si elles en sont, de leur siècle, c’est comme les personnes qui tranchent sur le leur, et qui, par cela même, n’en sont pas. C’est comme Aubryet lui-même. C’est comme Alceste est de la cour de Louis XIV, dont il gourmande si vertement les mœurs. Et, en effet, c’est une manière de gourmander les nôtres que d’écrire Les Patriciennes de l’Amour jusque sur la moustache des cocottes et des coquines régnantes ; car elles se permettent quelquefois d’avoir une jolie petite moustache, ces coquines-là !

Mais Aubryet n’est pas la dupe de cette moustache. C’est un Alceste, lui, et elles ne sont pas même des {p. 133}Célimène ! Aubryet est un Alceste, un Alceste-Marivaux, oui ! mais c’est un Alceste, un misanthrope de cœur qui hait parce qu’il aime, un dégoûté parce qu’il a du goût, un pessimiste d’optimisme impossible, qui trouve tout mauvais parce qu’il voudrait tout trouver bon ! Il n’a pas tout à fait l’humeur brusque d’Alceste, ni ses colères sanguines, ni ses coups de boutoir, ni même ses boutades. Non ! c’est Alceste, mais Alceste mélancolique, nerveux, sentimental, rageur d’une toute autre manière : Alceste un peu romantisé… Il a quarante-deux ans, l’âge d’Alceste, l’âge des grands Séducteurs comme des grands Dégoûtés. Dieu a déjà commencé à lui mettre sur sa tête brune, à l’aspect toujours jeune, la pincée de cendre des quarante ans qui sont le Mercredi des Cendres de la vie, la fin de ce Carnaval qu’il faut traduire : Adieu à la chair ! (Carne vale ! bonsoir la compagnie !) Et voilà pourquoi, né délicat et difficile, il est devenu, au contact des choses grossières de ce Carnaval que voilà fini, plus délicat et plus difficile que jamais, Voilà pourquoi cet esprit doux a revêtu, comme l’orange, qui est douce aussi quand elle est ce qu’elle doit être, une écorce amère, mais salubre. Voilà pourquoi il a écrit, avec cette bonne amertume d’écorce d’orange, — et d’une orange qui ne tourne jamais à l’acide, — ce livre des Patriciennes de l’Amour qui est un livre de mécontent distingué, de sybarite qui veut qu’on lui change ses roses, d’homme qui a {p. 134}fini par trouver que la vertu pourrait bien être du piquant… et le vice, de la piquette ! Misogyne pour les mêmes raisons qui l’ont fait misanthrope, et qui semble dire aux plébéiennes de l’amour, tout le long de son livre des Patriciennes : La meilleure impertinence à vous faire, c’est de vous peindre… comme vous n’êtes pas !

VI §

Et c’est ce qu’il a fait. Il les a peintes à la renverse… Il les a peintes hardiment, — cruellement pour elles, mais voluptueusement pour lui et pour tous ceux qui lui ressemblent, à ce distingué de sensation qui est aussi à sa manière un patricien. Patricien et presque grand seigneur, ma foi ! car il ne s’est pas plus inquiété qu’un grand seigneur du qu’en dira-t-on ? Il ne s’est pas inquiété de passer pour un original (la peur des pleutres !), dans une époque où tout le monde a les mêmes goûts et les mêmes idées que tout le monde.

Il a planté là insoucieusement l’opinion publique, les goûts publics, les femmes qui deviennent de plus en plus des choses publiques, et il s’est plongé, d’un magnifique élan, dans l’innocence, la pureté, tous les {p. 135}azurs, tous les éthers, toutes les modesties, toutes les naïvetés des cœurs simples, toutes les célestes gaucheries, comme Léandre se jetait dans l’Hellespont pour aller retrouver sa pauvre Héro sur le rivage solitaire ! Pour sa peine, je souhaite sincèrement qu’il en trouve une — une Héro — sur le bord de ce livre dans lequel il a traversé et nous a fait traverser tant de puretés charmantes ; mais il n’en trouverait pas que son livre n’en serait pas moins méritoire et délicieux — et délicieux, quoique méritoire !

Et de fait, c’est le démenti le mieux appliqué à tout ce qu’on fait et à tout ce qu’on pense. C’est, comme il le dit, la saveur préférée du fruit permis à celle du fruit défendu. C’est la découverte des Sirènes, sans écueils, du Devoir, bien plus séduisantes que toutes les Sirènes à écueils ! C’est enfin la preuve faite au Diable· lui-même qu’il y a des diableries plus fortes que les siennes, et que ce sont les diableries de l’Innocence, de la Vertu, du Dévouement… Et pourquoi pas de la Sainteté ?…

Car j’y aurais voulu la Sainteté aussi… mais elle n’y est pas. Quel dommage ! Madame d’Ivrée, madame Étienne, mademoiselle Rosa La Rose, mademoiselle de Keldren, sont des êtres ravissants, mais humains, mais mondains ; chrétiennes, oui ! mais simplement comme des âmes bien faites. Ce sont des cœurs vierges prêts à la tendresse ou des cœurs épris prêts aux sacrifices, d’adorables jeunes filles et d’adorables {p. 136}femmes mariées ; mais la chrétienne dans le sens rigoureux, et, disons le mot à scandale ! la dévote, la pieuse, la sainte, enfin, dans le sens qui n’est plus le sens du monde, n’y est pas. Parmi ces patriciennes de l’amour humain, il n’y a pas la patricienne de l’amour divin, qui serait pour moi la Dogaresse de toutes ces Patriciennes de l’Amour ! La dévote, et la dévote qui ne céderait pas à Valmont, mais au contraire le convertirait, je l’ai vainement cherchée dans le livre d’Aubryet. C’est la perle qui manque à l’écrin. J’en vois la place. J’en regrette le vide. C’eût été pourtant bien hardi de l’y mettre.

Xavier Aubryet, qui n’a peur du ridicule ni de rien dans son amour des êtres purs, et qui en fait même une si jolie impertinence pour les autres, leur devait encore, à Mesdames ou Mesdemoiselles les autres, cette dernière impertinence-là ! La dévote franchement abordée, la dévote, que les romanciers n’ont jamais montrée que de coin, de trois quarts, de profil, mais jamais de face, jamais en pleine poitrine, eût été la suprême et la plus puissante expression de ces diableries célestes, plus fortes que les infernales, dont Aubryet a voulu, en écrivant son livre des Patriciennes de l’Amour, donner la tentation aux âmes encore nobles et aux esprits qui ne sont pas tout à fait corrompus.

Avec celle-là, le livre aurait été complet. Xavier Aubryet, je l’ai dit déjà, est un moraliste. L’horreur {p. 137}de la démocratie, que doit avoir un homme qui écrit avec idolâtrie le mot de « Patriciennes » sur la première page d’un livre qu’il publie, est une garantie de christianisme chez Xavier Aubryet ; mais il est chrétien, comme ses femmes sont chrétiennes, parce que le Christianisme, cette religion de la grâce, est un charme pour lui, et non pas une vérité. Malheureusement, Aubryet s’arrête à cette nuance. C’est un moraliste, — oui ! — qui fait de la morale en action, mais en action… épicurienne. Son livre n’est, en somme, que la traduction et une application nouvelle du fameux mot de Franklin : « Si les fripons savaient le profit qu’il y a à être honnête homme, ils seraient tous honnêtes gens par friponnerie. » Aubryet a modifié le mot, et a dit après Franklin : — Si les coquines savaient la puissance de volupté qu’il y a dans les femmes honnêtes, elles seraient toutes honnêtes par coquinerie ! — Lovelace avait déjà, de son temps, deviné cela devant le corsage fermé de Clarisse ; mais ce qu’il avait senti n’avait pas été mis en coupe réglée d’axiomes et de vérités à déduire. Eh bien, Xavier Aubryet l’y a mis, et qui plus est, l’a appuyé sur des exemples ! Maintenant, les femmes qu’il a peintes, dans son livre, donneront-elles aux pécheresses des tentations vertueuses ? Voilà la question. Mais elles n’en sont pas moins des pastels ravissants de chasteté d’attitude, de regards baissés, de rougeurs d’aurore, de beauté bien à elles, de beauté vraie, à éteindre et à effacer toutes les {p. 138}parures, tous les diamants, tous les maquillages de la terre ! Il est impossible de mettre plus de rouerie de talent que n’en met Aubryet à les peindre, ces femmes bonnes à aimer, quand les autres sont si mauvaises ! Seulement, c’est ici que la critique va commencer, si les femmes des nouvelles de Xavier Aubryet sont délicieuses, le cadre dans lequel elles se meuvent est moins irréprochable qu’elles. J’ai signalé le peintre après le moraliste dans Les Patriciennes de l’Amour, mais il fallait qu’il y eût encore le romancier, et il n’y est pas.

VII §

Et, cependant, c’est bien un romancier que Xavier Aubryet a voulu y mettre. Ses Patriciennes de l’Amour sont des nouvelles, et des nouvelles, ne vous y trompez pas ! sont des romans, et de tous les genres de roman le plus difficile. Ce sont des romans concentrés, taillés dans le roc vif de la brièveté, et je vous assure que c’est un fier roc ! Selon moi, il faut être un romancier de premier ordre pour se permettre la nouvelle. Il faut être Balzac pour écrire La Grande-Bretèche ou Facino Cane, des romans où tout est en profondeur, {p. 139}au lieu d’être en longueur comme dans les autres. Eh bien, c’est ce romancier-là, le « romancier de la nouvelle », que Xavier Aubryet n’est jamais dans Les Patriciennes de l’Amour ! Il ne sait pas entasser la vie et l’action, comme la lumière du diamant, dans le petit espace d’une facette. Il y est malheureusement confus, obscur, embrouillé. Esprit brillant quoique cherché, homme de style, de mot et de trait, Xavier Aubryet manque absolument d’invention et de clarté dans la conception et surtout dans l’organisation de ses nouvelles. Elles sont mal faites. Ce sont des bossues qui ont de jolies têtes, mais le défaut à la taille crève les yeux. Tout se tient, dans les défauts et les qualités : esprit difficile, haïsseur du commun, Aubryet se précipite de l’autre côté des choses vulgaires et, pour ne pas l’être, il tortille les faits, s’entortille lui-même et finit par s’étrangler. En mettant à part ses figures de femmes, qui sont très réussies, le plus grand intérêt de son livre est celui qu’on a pour soi-même, lorsqu’on est très fatigué… Jusqu’aux titres des chapitres sont prétentieux. Puis, sous les titres, il y a des rencontres et des combinaisons impossibles. Et la chose est telle que la critique peut dire hardiment que si Xavier Aubryet est parfois précieux dans son style, dans ses inventions romanesques, il l’est toujours.

Et voilà le grand reproche : la préciosité ! Précieux, — il faut bien l’avouer, — Xavier Aubryet l’est de nature. Il l’est, mais, pour moi, la préciosité, à laquelle {p. 140}pourtant je préférerai toujours la simplicité forte et l’intensité naturelle, n’est pourtant pas le monstre que les rhéteurs vulgaires en ont fait. C’est, après tout, une preuve de noblesse dans la pensée ; c’est l’anxiété incessante de l’idéal que la préciosité : elle tient à cette haine vigoureuse et presque cabrée du vulgaire que j’estime tant dans l’auteur des Patriciennes de l’Amour. Ce n’est pas, comme le xviie siècle, qui la nomma, la crut, une chose de société, mais de nature humaine ; et voilà même pourquoi son nom est resté. Elle tient à la double race des esprits.

Il y a les Simples qui sont les plus grands, les Naïfs, les Mélodieux, et il y a, en face, les Tourmentés, les Cherchés, qu’il faut bien appeler les Précieux. Le mot dit tout ensemble le défaut et la qualité. Au sommet de l’art et de l’intelligence, Michel-Ange, ce tortionnaire du Beau, ce glorieux damné de l’Idéal, est un précieux immense. Raphaël, un simple et un mélodieux… En nous rabattant vers Aubryet, nous trouvons aussi un précieux à sa manière. Il ne l’est pas certainement comme on l’était chez Cathos, mais il pourrait bien l’être comme on l’était chez Arthénice. Il n’y a plus d’Arthénice. L’hôtel de Rambouillet est démoli, et les beaux esprits sont sans hôtel au xixe siècle. Cela leur donne de l’humeur, et il y a de quoi ; parbleu !

Xavier Aubryet, dans cette plate société moderne, n’en a pas pris la platitude. Il est resté ce qu’il est {p. 141}d’essence : un raffiné, — un convulsé de raffinement, — qui ne prend son parti de rien, qui tord la chose, le mot, le trait, non seulement parce qu’il est une nature d’efforcement, mais parce que son temps est le contraire de tous ses rêves et de toutes ses aspirations !

Le Marivaux qui est en lui, contrarié par ce diable de temps où l’on n’a plus le loisir de marivauder, le Marivaux qui a mal aux nerfs augmente l’Alceste, mais l’Alceste ne dévore pas le Marivaux. Cette grâce résiste à cette violence, mais cette violence va parfois jusqu’à une petite épilepsie de la sensibilité et du mot, qui ne me fait point peur, à moi ! mais qui tourne le sang aux autres. Ils en sont choqués. C’est une infirmité, la critique doit le dire à Aubryet, puisqu’elle l’aime, mais je ne crois pas qu’il en guérisse. Le temps n’y est pas.

Il a bien, cependant, assez de talent pour n’avoir pas besoin de se donner tant de peine et pour purifier de cette tache sa piquante originalité !

VIII §

Chez nous et chez nos voisins [VIII-IX].

Publié presque au même moment que la Correspondance de Henri Heine, le livre de Xavier Aubryet : {p. 142}Chez nous et chez nos voisins, n’est point, lui, une correspondance, et si ; si tout ne se savait pas à Paris, dans cette maison de verre où il y a tant d’échos, ce livre ne dirait pas les souffrances du frère d’Henri Heine en souffrances, si ce n’est dans sa dédicace, où elles sont relevées d’une façon discrète et bien touchante. Il est écrit en dehors de ce qui pourrait être la plus cruelle de ses préoccupations. C’est un livre de littérature à côté de ce qu’il souffre et plus haut que sa personnalité. Au plus fort de ses douleurs, Henri Heine s’occupait de l’édition de ses œuvres et soignait sa gloire acquise. Il frottait ses diamants. Xavier Aubryet, au plus fort du mal qui l’afflige, établit sa gloire d’avenir et augmente ses œuvres. Chez nous et chez nos voisins est un recueil de fragments littéraires, très dignes de cette tête qui, tout en produisant des livres d’imagination et des créations romanesques, a montré des aptitudes critiques de la plus brillante supériorité. Xavier Aubryet, je l’ai dit souvent déjà, a pour qualités premières l’aperçu et l’expression, — ces deux gonds d’or sur lesquels tournent les plus belles pages de ceux qui savent écrire. Esprit poétique aussi près de la poésie qu’on peut l’être quand on n’est séparé d’elle que par cette mince cloison, d’un cristal si divin, la transparente concision du vers, c’est par l’aperçu et l’expression qu’il fait trou et relief tout à la fois. Et jamais il n’a mieux fait l’un et l’autre que dans ce livre, où, par le plaisir qu’il donne, quand on le lit, {p. 143}on oublie ce qu’il souffre, et où, quand on l’a lu, on se le rappelle avec admiration et tristesse ! Xavier Aubryet est peut-être l’esprit le plus nativement distingué de ce siècle… Je ne connais pas d’aristocratie spirituelle plus accusée et plus délicate. Il a l’aristocratique pureté des hermines qu’il faudrait mettre dans son blason intellectuel. L’ardente recherche de la distinction en toutes choses, qui est le fond de sa nature, fut la cause de quelques défauts, qu’il n’a plus, quand il débuta dans les lettres. Il allait au marivaudage, à la préciosité, que sais-je, moi ? Beaux défauts, s’il y en avait de beaux ! car ce sont les défauts des esprits élevés, qui dédaignent les idées et les formes communes et qui, pour les éviter, se jettent un peu trop loin et manquent la simplicité… Trop de zèle ! dirait encore Talleyrand.

J’ai avancé plus haut que Xavier Aubryet avait des qualités, éminentes en critique ; mais il n’en a pas les qualités, qui coûtent tant à employer pour celui qui les a. C’est dur d’être bourreau, et il faut pourtant — c’est le devoir ! — être parfois bourreau. Xavier Aubryet a le bonheur de n’être qu’un dégustateur littéraire, d’un palais très sensible et très fin, et jusqu’ici il n’a pas prouvé qu’il fût davantage. Il a la balance, comme un peseur d’or, mais il n’a pas le couteau qui retranche et qui est l’instrument et le complément de la Justice. Dans les appréciations souvent exquises de son livre de Chez nous et chez nos voisins, il y a beaucoup de {p. 144}choses que je crois vues avec des yeux qui feraient honneur à un aigle ou à un lynx, mais il y en a d’autres aussi sur lesquelles j’oserais discuter. Par exemple, je ne discuterais pas, certes ! sur le Byron d’Aubryet et sur sa superbe notion de la supériorité poétique de l’Angleterre, qui est de la beauté la plus vraie et de la plus belle vérité…

IX §

Dans les circonstances actuelles de la vie d’Aubryet, de telles pages, dignes d’être admirées en tout temps, deviennent prodigieuses. Aubryet est un phénomène littéraire. Qui de notre génération serait capable de faire ce qu’il fait ?… Il y eut, au commencement de ce siècle, une jeune fille, peut-être moins phénoménale, qui avait sur l’azur de deux beaux yeux bleus le nom de Napoléon Empereur, écrit en lettres d’or, le jour, et, le soir, en lettres de feu. C’est Henri de Latouche, l’auteur de Fragoletta, qui nous a raconté dans ses œuvres l’histoire de ces yeux étonnants, et cette histoire est belle comme un poème, — un poème au fond duquel il y a des larmes… Latouche dit qu’elle était {p. 145}très triste, cette jeune fille qui répondait : Napoléon Empereur à tous les sentiments de la vie ! C’est toujours triste, ajoute-t-il, d’être un phénomène. J’espère pourtant que je n’aurai pas ajouté à la tristesse de Xavier Aubryet, en lui disant qu’il en est un…

Philarète Chasles §

I §

Galileo Galilei, sa vie et son procès ; Virginie de Leyva, ou Intérieur d’un couvent de femmes en Italie au xviie siècle [I-III].

{p. 147}Il y avait autrefois dans le monde et au Journal des Débats un homme d’esprit et de talent… C’était Philarète Chasles. Il était même, avec Jules Janin, le seul vivant, vraiment vivant, d’un journal qui ne représente plus que la littérature bien conservée, — une momie à peu près, mais qui fait illusion en l’enveloppant bien. Philarète Chasles, qui n’avait pas, comme Jules Janin, dans sa spécialité, la jambe des danseuses et la douce liberté du feuilleton ; Philarète Chasles, qui était un pur littérateur de la troisième page, au nom à {p. 148}moitié grec, bonne fortune pour un professeur de littérature païenne, avait le mérite de détonner parmi les sérieux de l’endroit qui y écrivaient des Variétés invariables. Il y détonnait par la vivacité, l’entrain, la verve, l’inconséquence heureuse, et, dans des sujets souvent désagréables, par de l’agrément. C’est très hardi et presque héroïque, d’être agréable et amusant au Journal des Débats ! Eh bien, Chasles se le permettait !

Philologue, grammairien, philosophe, professeur de littératures comparées, que sais-je, moi ? il égayait ces fonctions diverses. Il y mettait du bel esprit et une phrase qu’il tournait très bien. Il enjolivait le pédantisme et crinolisait, à force d’art, ce vieux manche à, balai de la science, de manière à nous faire croire à ses rondeurs. Sous prétexte de traduire les Anglais et de les connaître, il avait parfois de l’humour. Il attrapait ce goddam charmant. Oui ! entre Silvestre de Sacy et Laboulaye, il faisait cette frasque d’avoir de l’humour. Étaient-ils étonnés, ces messieurs ! Ce diable de Chasles ! disaient-ils. Ce diable de Chasles avait, en effet, plus d’un vice. Il aimait cette coquine d’originalité. Il a même traduit Jean-Paul et Carlyle, qui en sont deux monstres, comme on sait. C’était drôle : l’originalité, elle lui venait par la traduction ! À force de chercher, de plonger, de s’égailler dans tous les bouquins de la littérature européenne, il avait des initiatives ; il tirait aux idées et faisait lever de bons {p. 149}et beaux lièvres, qu’on s’étonnait bien de voir trotter dans la grande allée ratissée du Journal des Débats, où il ne passe jamais personne ! Fourrageur, batteur de buisson, — du buisson d’autrui, — chasseur de toute espèce de gibier, braconnier à la carnassière pleine, c’était une espèce de Bas-de-Cuir critique et littéraire ; seulement, le cuir du bas était… du maroquin bleu : car, ne vous y trompez pas ! il y a du bas-bleu aussi dans ce Philarète, qui s’appellerait encore mieux Cydalise, et qui, depuis trente ans, — je n’ai pas peur d’un calembour de mots quand c’est un calembour d’idées, — nous danse la danse du châle au Journal des Débats !

Il y a du bas-bleu… Et les bas-bleus, qui s’y connaissent, qui savent toutes les nuances que peut avoir l’indigo, ne s’y trompent point ! Ils l’adorent tous sans exception. Philarète Chasles a toujours été la coqueluche de toutes les Philamintes, les Bélises et les Cathos de son temps, un temps déjà long. Encore à présent, ces fidèles vont à son cours ; il va à leurs soirées. Il y fait des lectures, entre deux tasses de thé et deux tartines. Il trissotinise pour elles, lui qui n’est, certes ! pas un Trissotin. Est-ce assez dévoué, cela ? Esprits qui s’entendent comme des cœurs !

Tel il était, Philarète Chasles, et tel, nous qui l’aimions, espérions qu’il serait toujours. Après tout, je l’ai dit et j’insiste, c’était un homme d’esprit et de talent, auquel on pardonnait ses prétentions, ses affectations, ses bouches-en-cœur intellectuelles, son {p. 150}cailletage, son maquillage, tout ce qu’il devait aux bas-bleus au sein desquels il a toute sa vie mitonné, et on les lui pardonnait parce qu’il aimait l’esprit avec la passion vraie qui fait tout pardonner, parce qu’il avait l’humeur facile, la bonne humeur, le goût large sans bégueulisme, l’appétit fringant des faits curieux et des idées nouvelles, et la dégustation des nuances. Il aimait l’esprit comme les truffes, et il le trouvait comme on les trouve.

Je l’ai vu à dîner. Il y était spirituel comme dans ses articles, beau diseur, trop beau diseur, marivaudant trop. Beau discours, bel esprit, belle humeur, Chasles a-t-il perdu tout cela ?… Je l’ignore, mais ce que je sais bien, c’est que voici deux petits livres dans lesquels je n’ai rien trouvé du Philarète d’autrefois. La belle humeur, surtout, en est partie. À la place, j’y ai trouvé l’humeur peccante de la Libre-Pensée, et des passions qui ne sont plus la charmante passion littéraire. Pauvre Cydalise ! Est-elle décrépite à ce point qu’elle ait besoin de se refaire un visage en se maquillant en Stendhal ou en Michelet ? Spectacle étrange et déplorable ! Et encore elle s’est barbouillée inutilement, la pauvre diablesse ! Tout son maquillage est manqué.

II §

{p. 151}Le premier de ces livres, non le premier en date, mais le premier dans l’ordre que je veux donner à leur examen, a un titre italien et minaudier : Galileo Galilei, ce qui signifie Galilée, comme on dit dans la langue de la gloire, qui a toujours aimé à parler français. Tout d’abord on ne voit pas très bien quel rapport il peut y avoir entre le grand astronome et Philarète Chasles, qui n’a guères étudié l’astronomie qu’à travers le tube d’un verre de champagne, à souper. Mais, pour lui comme pour le Journal des Débats, où le Galileo Galilei a paru, la question n’est ni l’astronomie, ni la rotation de la terre : la question, c’est l’Église romaine, c’est la Papauté, c’est l’Inquisition, et surtout les Jésuites ! Et c’est si bien cela, que Chasles se soucie fort peu de déshonorer Galilée, qu’il appelle à chaque page de son livre un menteur, un épicurien et un lâche, parce que ce malheureux savant, faible comme tant d’hommes enivrés de l’orgueil d’une découverte, chancela jusqu’à sa dernière heure entre cet orgueil et sa foi. Trop professeur, trop rédacteur des Débats pour donner, comme {p. 152}Le Siècle, dans la bourde légendaire sur Galilée, sur sa persécution, son cachot noir, sa torture, sa rétractation à genoux avec le Pur si muove ! qui n’a jamais été dit, Chasles a du dépit que cette histoire ne soit pas vraie, et je le conçois bien, parbleu ! Mais son dépit, plus violent qu’habile, est mortel à l’homme en faveur de qui il faudrait nous intéresser.

Il aurait voulu, je le crois bien ! trouver en Galilée un insolent, un brise-tout, un héroïque, qui se fût fait intrépidement tenailler et brûler pour l’honneur de la science, afin d’avoir, deux siècles après, un bien beau thème contre l’Église, et de pouvoir lui cingler ce reproche à la face, bien tranquillement et les pieds chauds dans la chancelière des Débats. Or, au lieu de ce martyr sublime et commode, il n’a trouvé qu’un vieux bonhomme qui tenait à ses grègues encore plus qu’au mouvement de la terre, et qui avait une peur du diable de les roussir. Il n’a trouvé, enfin, en Galilée, qu’un pauvre caractère, qui n’avait rien de ce qui fait le grand homme quoiqu’il fût un formidable mathématicien, un de ces êtres infirmes qu’on punit maternellement, comme un vieil enfant plein de génie, mais aussi d’obstination et de désobéissance, en lui donnant pour noir cachot un palais Italien, au centre d’une belle terre italienne de douze arpents sur laquelle il pouvait promener ses soixante-quinze ans et ses gouttes, en y ajoutant pour geôliers son ami, l’archevêque de Sienne, et ses propres filles, à lui, {p. 153}Galilée, ses filles qu’il adorait, deux religieuses qui lui parlaient de Dieu, ce dont il avait très probablement grand besoin.

En présence de ces faits, dame ! qu’il faut savoir quand on est professeur, en présence de ces faits très peu dramatiques, et qui ne prêtent guères aux déclamations et aux effets de plume, je conçois qu’un ennemi de l’Église fût légèrement contrarié. Mais il pouvait se taire. Il pouvait, sans en prendre le ridicule pour lui, laisser filer la vieille bourde légendaire, dont la circulation peut aller encore. Il le pouvait, tout en riant discrètement, chez son rédacteur en chef, de ceux qui y croient, à la bourde, chez Μ. Havin. Chasles ne l’a pas fait. L’homme d’esprit a tout gâté, l’homme d’esprit qui ne veut pas-avoir l’opinion des imbéciles, comme si l’opinion des imbéciles n’était pas toute la politique de la vie ! Il faut s’en prendre à l’homme d’esprit, à la coquette d’érudition, au bas-bleu, à la Cydalise. Et voici comment Cydalise s’y est prise pour tout gâter :

Elle savait trop qu’il était impossible d’accuser directement l’Église, en une circonstance où l’Église avait été si admirablement maternelle. L’Église avait multiplié les avertissements à Galilée. Elle ne lui avait nullement nié sa découverte ; mais elle n’entendait pas, comme c’était son droit, à elle, qu’il mêlât de la théologie à son enseignement. Ce qu’on a toujours oublié, ce qu’on oublie toujours encore dans {p. 154}cette question de Galilée, c’est qu’il prétendait être théologien de par les mathématiques et enseigner ce que les docteurs en droit canon, et encore sous le regard ouvert de l’Église, ont seuls le droit d’enseigner. Ce qu’on oublie, c’est que Galilée en remontrait au Pape, ce qu’on lui défendit, mais en vain ; car il y persista par cent habiletés, furieux de ce qu’on ne lui laissait pas faire de la Tradition son grand compère !

D’ailleurs, quand Galilée eût été de taille de Socrate, lequel pourtant fit tuer un coq, quand il eût fait de l’antagonisme contre l’Église jusqu’à la ciguë, la découverte dont il était si heureux et si vain n’ébranlait en rien la lettre de la Bible, qui reste solide et entière. Josué lui-même, interrogé sur la question astronomique, aurait simplement répondu : « Je ne suis pas un berger chaldéen. Je parle d’après les apparences. Je parle comme un général à ses soldats, comme les poètes, les orateurs, tout le monde, les astronomes eux-mêmes. Je reste dans le visible avec le populaire. Je ne dogmatise pas. Je ne fais pas de science. J’ai d’autres Chananéens à fouetter ! » Mais cette simplicité forte, cette vérité de bon sens, Galilée voulut l’embrouiller, et l’Église ne le voulut point. Et elle avait raison, dans sa prudence immense, puisque, malgré la condamnation qu’elle a faite de Galilée, il a brouillé cette question, qui paraît si nette, au point qu’il faut la débrouiller encore aujourd’hui !

L’Église est donc inattaquable. Elle a eu raison de {p. 155}condamner Galilée, et en le condamnant elle a respecté son génie et pris pitié de sa vieillesse. Philarète Chasles le sait bien et son livre l’atteste assez. Seulement, si au lieu de l’Église, si au lieu de la Papauté, on mettait des prêtres, des jésuites envieux, toute une société aux mœurs corrompues, et si, de la bonté qu’on montra au vieillard on pouvait faire une cruauté plus réfléchie et plus féroce, l’embarras n’existerait plus. Pour la majorité, que dis-je ? pour l’universalité des esprits, l’embarras eût été cela même ; l’embarras eût été de faire prendre le change à l’opinion sur des faits aussi clairs que ceux que Chasles produit dans son livre, et qu’on ne lui demandait pas. Mais pour lui, bah ! avec la fatuité dans le faux qui ne doute de rien, il n’a pas hésité un instant, cet étourdi mûr de la Libre-Pensée ! À bien y regarder, il n’y avait, au fond, dans son histoire de Galilée, que l’éternelle histoire de la nature humaine, dont madame Pernelle disait ;

Je vous l’ai dit, mon fils, quand vous étiez petit :
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie !

Et c’est l’histoire de ces envieux qu’il a racontée. C’est l’histoire des envieux que Galilée put avoir (il avait du génie !), et parmi lesquels il pouvait très bien se trouver deux ou trois jésuites, non parce qu’ils étaient jésuites, mais parce qu’ils étaient hommes et au contraire {p. 156}pas assez jésuites, et il a retourné l’envie de ces jésuites pas assez jésuites contre Rome et la Papauté. De même, il a retourné contre le Pape la bonté du Pape (c’était, je crois, Urbain VIII), dont il a fait (chose nouvelle, dont on n’avait jamais entendu parler !) un persécuteur suave, un Néron fondant et délicieux… Vous riez ?… Les mots y sont, et les voici : « La bonne tournure de son affaire — dit Chasles de Galilée (p. 226) — fut d’aboutir à une suave condamnation, exécutée avec une affable rigueur. Mais cette cruauté raffinée et exquise est plus odieuse que la torture. Ce sont les bien dignes représentants d’une civilisation féroce et efféminée, que ces bourreaux affables (il y tient !) et subtils, économes de la vie du patient, plus barbares que les bourreaux qui rompent ses os. »

N’est-ce pas là une impertinente et impudente mauvaise plaisanterie, et le bourreau subtil, mais qui de cette fois n’exécute personne, n’est-il pas le sophiste qui veut meurtrir l’Église avec de telles subtilités ? Quoi ! parce qu’on donne ses filles pour gardes à Galilée, et pour prison un palais dans une campagne charmante ; parce qu’on ne touche à aucune des aises de sa vie ; parce qu’on lui laisse s’entonner en paix un excellent vin grec, qui fait ainsi pleurer Chasles, dans le verre de Galilée, en regardant les étoiles : « Pauvre vieillard ! laissez-lui ses chers flacons (p. 255) ! Avec un verre de vin grec, compatriote de son maître {p. 157}Archimède (Journal des Débats), la jeunesse renaîtra dans ses veines réchauffées (Cydalise). Oh ! laissez-lui ses chers flacons ! » ; eh bien, parce qu’on les lui laissa, parce qu’on lui fournit des litières qui le portèrent doucement à Rome, quand il y fut mandé, au lieu de l’y traîner à la queue d’un cheval de gendarme, écoutez bien cette conclusion ! Toute la société italienne, toute la société ecclésiastique, avec le Pape et ses dignitaires, sont taxées de lâcheté, d’hypocrisie et de cruauté d’autant plus profondes. Mais, au lieu de pleurailler, comme tout à l’heure, dans le verre de Galilée, Philarète Chasles, rabelaisien quoique maigre, a-t-il donc bu de ce vin grec, qui lui paraît si bon, pour écrire de ces ébriétés, pour développer, dans un livre signé de son titre au Collège de France, l’idée falote que moins on est cruel, plus on l’est ?

Assurément, de tels paradoxes sont trop minces pour ne pas casser, et les raisonnements qui les appuient ne peuvent prendre qu’au Journal des Débats, entre les têtes les plus chinoises des mandarins qui y écrivent. Certes ! pour Chasles et les libres-penseurs, qu’il mécontentera avec son livre, il valait mieux cent fois laisser tranquille la grosse chose connue, le mélodrame du cachot, la bourde séculaire, avalée et ravalée à chaque génération sans aucune douleur. Il valait mieux ne pas toucher au Galilée du Siècle. Oui ! cela valait mieux, Cydalise ! C’était de l’ignorance, chère coquette bleue, je le sais bien ; {p. 158}mais c’était politique, et, si c’était plus imbécile, au moins, ce n’était pas si sot !

III §

Tel est le Galileo Galilei de Philarète Chasles. Tel ce livre maladroit, qui veut être du Machiavel… très fin, et qui rate dans du Marivaux… très faux. L’ouvrage qui lui fait pendant sous la vitrine de l’éditeur, cet autre premier livre qui dérive du second, et que Chasles invoque trente-six fois comme une autorité dans son Galileo Galilei, cette Virginie de Leyva ou Intérieur d’un couvent d’Italie au commencement du xviie siècle (titre affriolant), fera-t-il mieux les affaires de la Libre-Pensée, et Chasles y mettra-t-il mieux sa perruque pour ressembler à Stendhal ? Il n’a pas le toupet de Stendhal. Stendhal, cette crapule de génie, n’était pas un bas-bleu. Il ne marivaudait pas. C’était un farouche, qui déposait un livre dans la publicité comme un pétard, et s’enfuyait, insoucieux du bruit qu’il allait produire. Il ne hantait point les petits hôtels de Rambouillet bourgeois. S’il avait touché à ce sujet si passionné de Virginie de Leyva, de cette plume froidement scélérate qui a hideusement poétisé {p. 159}le père de la Cenci, il nous aurait fait quelque chose d’affreux, je le sais bien ! mais d’une grandeur sinistre, — quelque chose de chauffé et de recuit au feu de l’enfer de sa haine du p…, comme il disait, le mot prêtre lui paraissant trop effrayant pour qu’il voulût jamais l’écrire. Nous aurions maintenant une œuvre d’art profond, — vraiment machiavélique, — dont Chasles est décidément incapable.

En effet, il a l’intention de Stendhal, mais c’est son exécution qu’il n’a pas. Dans sa Virginie de Leyva, ce n’est qu’un libertin par la pensée et un précieux dans le langage, et, dans son impossibilité d’être énergique, parce qu’il n’est pas passionné, il nous déteint l’indécente Religieuse de Diderot, ce vermillon obscène, et nous raconte, avec des chatteries de style comme il en a, même dans les sujets les plus graves, une histoire de la Gazette des Tribunaux d’Italie qui, pour faire balle dans nos âmes et y éveiller l’écho de haine qu’on y voudrait entendre, ne demandait qu’une poignante simplicité.

Cette histoire est très belle, très tragique, et les personnages en sont très criminels, puisque c’est la séduction d’une religieuse de haut lignage, princesse de naissance, supérieure de son couvent, par un jeune seigneur italien de beauté singulière, de mœurs très corrompues, assassin trois ou quatre fois. Belle au point de vue de la passion furieuse, cette histoire est belle encore au point de vue de la justice. Ces six {p. 160}ans terribles d’une intimité sacrilège, ces six ans de crimes, non pas seulement à deux, mais à quatre, à cinq, car les deux coupables eurent des complices qui servirent leur passion ou qui s’y mêlèrent, finirent par le repentir et l’expiation dans des proportions épouvantables. Je n’ai point à entrer dans les détails de ce procès où l’autorité religieuse fit sa fonction, ce qui la rend irréprochable, n’étant jamais solidaire que des crimes qu’elle ne punit pas. Mais Chasles, qui les a rapportés, a-t-il tordu et pressé ces détails, comme l’eût fait Stendhal, pour en faire jaillir les plus profondes émotions dans l’âme ? Non ! sa préoccupation n’est pas là. Bavard et sautillant dans son livre, il lâche, à travers les faits, l’insupportable petit ruisseau bondissant d’une discussion, qui revient toujours, sur la société italienne, qu’il déshonore, comme dans son Galileo Galilei il l’a déshonorée, parce qu’il la croit faite ou qu’il veut qu’on la croie faite par la société ecclésiastique !

« Cette société — dit-il — écrasait l’individualité, l’individualité qui doit être libre de toute discipline extérieure. » Et, sur ce thème, le voilà qui part, et dans tout ce livre, heureusement très court, il s’en va, tranchant et frivole, le cure-dent à la bouche, faisant le joli, procureur général expéditif de toute une époque, jugeant dix mille couvents sur un seul, gracieux mignon, mais dont l’insolence est de tout généraliser. Il voit des milliers de crimes de Papes dans la {p. 161}simple histoire d’une hystérique cloîtrée. Faculté d’induction splendide ! Que de choses dans un menuet !

Et c’est là tout. Mon Dieu, oui ! c’est là tout. Il n’y a rien de plus dans cette Virginie de Leyva, qui est insuffisante comme le Galileo Galilei est malhabile. Dans l’une et dans l’autre de ces productions petitement et débilement sophistiques, où se révèlent la fatigue et la sénilité, même dans le mal, j’ai cherché seulement du sérieux et de la sincérité littéraire ; je n’y ai trouvé que de l’inconsistance, du rabâchage, de la contradiction, le démantibulé d’un esprit qui fut une brillante marionnette. Du reste, qu’importe le talent quand il s’agit de morale et de vérité ! Dans sa Virginie de Leyva, Philarète Chasles est un moraliste qui traite lestement toutes les religions de formules et qui demande les libres essors du phalanstérien.

Si nous étions tous impeccables, je crois que Chasles aurait des vertus ; mais nos institutions ont toujours tort devant nos vices. Voilà sa thèse. Cydalise finit en Narcisse. Avouez que ceci mérite une tout autre critique que des râclures de Manzoni !

IV §

Psychologie sociale des nouveaux peuples [IV-VII].

{p. 162}Et la Ménagerie ? La fameuse Ménagerie ?

Vous rappelez-vous la Ménagerie, qu’on nous avait annoncée lorsque Philarète Chasles mourut ?… C’était, disait-on, un livre dont les feuilles, envoyées à Londres, allaient nous revenir à Paris. C’était un livre d’outre-tombe, vengeur de la vie de l’auteur. C’était enfin tout le xixe siècle encagé dans un livre et montré comme une bête féroce, avec toutes ses bêtes, féroces ou non… Vous vous rappelez aussi comme nous saluâmes en espérance l’avènement de ce livre, où Chasles avait dû graver, pendant des années, tous ses ressentiments ; car Chasles, comme tous les hommes de talent, avait senti souvent le talent outragé dans sa personne. Obligé longtemps à travailler pour vivre, il avait, comme tant d’hommes littéraires, subi l’ignominieuse exploitation des sots. Trissotins et Turcarets, tout de ce monde de la littérature et du journalisme devait se retrouver dans cette Ménagerie de Chasles et y danser une sarabande forcée, comme le serpent de Baudelaire au bout de son bâton… Joie de ma vie ! les noms mêmes y auraient été mis en toutes {p. 163}lettres ! Aiguisé, affilé en cachette, pendant des années, comme les Mémoires de Saint-Simon, — autre vengeance posthume, et magnifique, celle-là ! — ce livre ne devait pas seulement être une vengeance de l’auteur, mais de nous tous qui nous sommes heurtés aux mêmes drôles triomphants et aux mêmes imbéciles heureux. Philarète Chasles, cet écrivain à l’imagination humouristique, à la verve mousseuse et pétillante, à la grâce italienne, aurait mis, comme Beaumarchais, de la gaieté dans sa vengeance, — ce qui fait, en France, la vengeance meilleure. Il aurait été gai où Saint-Simon est amer, amusant où Saint-Simon est tragique… Philarète Chasles n’avait ni la bile jaune, ni la bile verte, ni la bile recuite qui firent le génie de Saint-Simon. Il n’avait, lui, — mais cela suffit bien ! — que les nerfs du grand artiste ; mais de ces nerfs, sur lesquels la passion, qui prend sa revanche, aurait joué comme Réményi sur son violon, il serait sorti la chose la plus résonnante et, pour nous tous, la plus délicieusement vengeresse.

Voilà ce que nous attendions. Mais, — ô surprise ! — le livre qu’on publie sous le nom de Philarète Chasles n’est pas du tout celui qu’on avait annoncé et qui, depuis qu’on en avait parlé, était le rêve et l’espoir et la caresse de ma pensée. Ici, pas de Ménagerie pour une obole ! Il n’y a, ici, ni bêtes montrées, ni montreur de bêtes, ni dompteur, ni fouailleur ! Pas le moindre petit bout de cravache ! Pas le moindre singe, {p. 164}pas le moindre chacal ! Et pas le moindre Chasles non plus ! pas de ce Chasles que nous avons connu et aimé, avec qui nous avons tant de fois croisé l’épigramme et le paradoxe, et dont l’esprit, au contact d’un autre esprit, partait en fusées et s’épanouissait en gerbes brillantes. Dans ce livre-ci, expression dernière d’un homme qui se sentait peut-être à la veille de mourir, c’est comme dans la fameuse épigramme où la Mort pousse devant elle un homme qui, toute sa vie, s’est moqué de la vie :

Allez, marchons ! il n’est plus temps de rire !

Je ne sais pas si l’autre, que la mort poussait, continuait de rire, malgré elle, mais ce que je sais bien, c’est que, dans ce livre-ci, Philarète Chasles ne rit plus. Rire ? allons donc ! il ne sourit même pas. Ils sont passés, ces jours de fête ! Ce n’est plus le critique qui ne voyait que la beauté dans les choses humaines, esthétique par-dessus tout ; que le piquant, le neuf, l’inattendu réjouissait et enthousiasmait dans les œuvres de la pensée, et qui se moquait bien du reste ! Ce n’est plus ce bel esprit de bonne humeur, l’ornement des soupers du marquis de Custines, qui y planait sur tous les sujets avec un esprit de tant de largeur et de légèreté d’ailes. Non ! ce n’est plus cela. C’est tout le contraire !… On ne nous l’a pas changé en nourrice, notre Chasles ; car, à l’âge de Chasles, il {p. 165}n’y a plus de nourrice, et depuis diablement longtemps ! Mais l’approche de la mort l’a changé. Ils disent de nous, MΜ. les philosophes, quand de mauvais sujets nous redevenons chrétiens à la mort, que nous finissons par une capucinade. Eh bien, il y a aussi des capucins de la Libre pensée, et Philarète Chasles en est devenu un ! On peut constater par le livre que voici, et qui est le testament de Chasles, que ce voluptueux esprit, amoureux de toutes les idées comme il l’aurait été des onze mille vierges, et pour qui la morale n’avait jamais été une préoccupation ni bien ardente, ni bien profonde, on peut constater qu’il s’est fait tout à coup moraliste in extremis et qu’il est mort raidement philanthrope, comme un chien ; car les chiens, avec leur singulier amour des hommes, sont des philanthropes, et c’est même les seuls auxquels je crois !

V §

Or, voyons du moins comment s’est faite la chose, — cette triste et étonnante chose ! Madame Clotilde Schultz, la nièce de Chasles, qui avait une nièce, [ni plus ni moins qu’un curé, et charmante, m’a-t-on {p. 166}dit, qui tenait sa maison et dont il avait fait son secrétaire en jupe… un peu bleue ou au moins lilas, a publié, à la tête de la Psychologie sociale, une lettre très aimable pour Charpentier, l’éditeur de cette Psychologie, et cette lettre nous met au courant du livre sur lequel nous comptions si peu. On est à Venise, et madame Schultz paye à Venise, en petite monnaie, ce qu’on lui doit, quand elle parle du soleil se levant sur les ondes glauques de ses lagunes. On ne pouvait pas moins pour Venise et pour soi-même, que cette petite phrase… C’est à ce soleil vénitien que Philarète Chasles, le grand polyglotte, adresse un discours, comme Manfred. Seulement, dans Manfred, c’est le soleil qui se couche, et dans madame Schultz, c’est Chasles qui va se coucher. Il mourut le lendemain. Dans cet incroyable discours qui nous apprend, avant le livre lui-même, la conversion et la transformation de Philarète, nous voyons jaillir un Chasles que, jusque-là, nous n’avions pas vu, et que nous ne soupçonnions même pas. On lit, en effet, dans ce discours, d’étranges phrases que nous n’avions non plus jamais rencontrées sous cette plume distinguée, alerte, coquette, étincelante, si peu déclamatoire et si peu badaude, quand elle vivait. L’humouristique Chasles, qu’un jour j’appelai, dans un article consacré à sa mémoire2, {p. 167}le plus élégant des Arlequins littéraires, et qui portait sur son esprit avec tant de souplesse, d’ondulation et de chatoiement, les couleurs d’au moins trente-six littératures, affecte maintenant l’emphatique solennité d’un patriarche ou d’un burgrave. Il confesse à madame sa nièce ses fautes, — et ses fautes, le croirez-vous, vous qui aimez à rire ? sont d’avoir trop aimé… non pas les femmes, mais les sommets, comme de Laprade, « n’ayant pas — dit-il — l’habileté de son ami Sainte-Beuve, qui se met d’abord dans les vallées pour bondir sur les sommets ensuite (sic) » ; sauteur cauteleux que ce Sainte-Beuve, dont Chasles (fantaisie dernière !) fait… un daim ! Chasles déclare à sa nièce, toujours devant le soleil, comme un Guèbre, « que sa misanthropie a foi en elle » ; car s’il est misanthrope, si sa philanthropie, qui va sortir tout à l’heure, n’est pas sortie, il n’est pas misogyne encore. Et il ajoute que son devoir de philosophe (Madame, disait Prudhomme, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes devoirs !) l’oblige à lui recommander, à elle, sa nièce, qu’il appelle « enfant », son livre de la Psychologie sociale, et surtout, surtout, de prendre bien garde, « enfant ! aux éditeurs braconniers ! » Trait profond et final, flèche de Parthe — car la mort est une fuite et même la fuite des fuites — décochée, en décampant, à ces coquins d’éditeurs, ce qui, je dois l’avouer, me gâte un peu mon Chasles d’autrefois, qui se moquait trop des éditeurs pour s’en défier, comme {p. 168}un grand seigneur qui se soucie bien d’être volé par ses fermiers plus ou moins fripons ; et cela me gâte aussi et son discours, et sa recommandation solaire, et le soleil lui-même devant lequel il parle de ces boutiqueries, et sa nièce, enfin, qui rapporte tout cela comme une belle chose et m’annonce ainsi, avant que j’aie ouvert le livre, ce que, hélas ! je vais y trouver.

Je l’ai dit, ce que j’y ai trouvé, c’est un philanthrope, un attendri, un coryza philosophique, un mélange heureux de Cabet et de Garnier-Pagès. Ce que j’y ai trouvé, c’est un fantaisiste américanisé comme un cheval est hongre, un utilitaire besoigneux, qui ne s’occupe plus de la question du beau en littérature, mais de l’éducation des peuples, de l’amélioration des races, de la réconciliation générale de ces ennemis qui, jusqu’à cette heure, ont composé le genre humain. Toute époque a sa logomachie. La gloire de l’écrivain est de l’éviter. Toute la logomachie de ce pauvre temps, dont nous sommes harassés, affadis, dégoûtés, toutes ces vieilles blagues à tabac sont ici. Philarète Chasles pense ici comme Jourdan, du Siècle, s’il écrit encore bien des pages dans ce livre comme Philarète Chasles. La démocratie l’a roulé dans ses sous-sols. Arlequin caméléon est devenu Pierrot, — un Pierrot qui déjà n’est plus blanc et serait peut-être allé au rouge, s’il n’était pas mort.

Je te salue, ô mort ! libérateur céleste !

{p. 169}Qui sait ? aux affreuses influences de l’époque actuelle, Philarète Chasles se serait peut-être durci. Il n’est encore que tendre, dans ce livre. Il n’en est encore qu’au baiser Lamourette. Dans un autre temps, il eût mieux aimé ceux de Jean Second et de Dorat. En politique, il n’en est encore qu’aux chimériques et aux bien intentionnés. Il croit à Fénelon, à Turgot, à Herder, à Malesherbes, à Bailly, à Tocqueville. Son idéal est de « reconstituer, en France, la sympathie ». Il doit y avoir un moyen : on ne le tient pas, mais on le trouvera ; et il monte sur ce dada, qui n’est qu’une rosse, lui dont la fantaisie a souvent chevauché l’hippogriffe ! Il a des remords, pourtant, et des tiraillements d’homme d’esprit. « L’époque où la foi et l’amour se fondront sur l’examen est encore éloignée, — dit-il. — Mais on y viendra. » C’est avec ces bourdes qu’il s’est tricoté le gilet de flanelle de sa vieillesse, ce dandy — car il l’était ! — du temps passé. Cet homme, qui a beau être philanthrope ne sera jamais bête, ne croit peut-être pas à l’immortalité de l’âme, et il est sûr de l’éternité de la race. Lui qui avait de la réalité à côté de l’imagination dans la tête, qui avait de l’observation, de la netteté dans le regard, et de la raillerie au service de tout ce qui était hypocrite, pédant et niais, croit à la perfectibilité du genre humain comme le plus simple épicier de cette grande époque, dont c’est l’opinion. Et telles sont, en quelques mots, les nouvelles idées de cet {p. 170}homme, qui passa toute sa vie pour un talent aristocratique et original et qui meurt dans les idées communes, pires, pour un esprit de sa trempe, que le choléra qui l’a tué !

VI §

Et, en effet, mourir n’est rien, quand on meurt dans la logique de son esprit et l’honneur intellectuel de sa vie ; mais être traîné aux gémonies des idées communes qui ont fait, toute une vie, hausser les épaules de mépris, et s’y traîner soi-même, vivant encore, voilà vraiment ce qui nous autorise à dire que Philarète Chasles a vécu un livre trop tard ! De tous les hommes, il semblait certainement le plus incapable de ce mélancolique plongeon… Y avait-il un esprit, de prétention critique, d’une sensation plus vive que la sienne, plus aiguë et plus haute ? Personne avait-il plus que Chasles cohabité avec tous les génies de toutes les civilisations, au milieu desquels on ne vit pas impunément et qui vous élèvent de façon à ne pouvoir jamais descendre ?… Il est descendu cependant, cet homme prodigieux de lectures et de connaissances, accoutumé à l’idéal des plus nobles génies, des {p. 171}plus forts esprits qui aient pensé sur l’humanité, qui l’aient observée et triturée dans leurs mains puissantes ; il est descendu jusqu’à l’idéal du bonhomme Bailly et du pâle Tocqueville. Ce sont là, pour cet homme d’ironie… sans ironie, les divinateurs de l’humanité et de l’avenir ! Mais, dans l’entente des choses· historiques et humaines, j’aurais cru plutôt Philarète Chasles du côté de Machiavel que de l’abbé de Saint-Pierre, et pourtant c’est du côté de l’abbé de Saint-Pierre que je le trouve dans ce livre-ci… Comme : l’abbé, il y baye aux corneilles de la paix perpétuelle, et il la demande à tout le monde : aux gouvernements, aux arts, à la littérature, comme ce pauvre abbé, pauvre spirituellement autant que physiquement sans· soutane, car il ne savait pas écrire, et à qui Chasles prête généreusement son habit ! Tout neuf de vertu et de charité, Philarète Chasles, qui veut justifier, en le méritant, son nom de Philarète, a habillé l’indigent abbé depuis ses pauvres pieds jusqu’à sa pauvre tête. Il a eu cette bienfaisance, tant il se fond d’amour, tout à l’heure, pour l’humanité, ce diable de Chasles ! Jusqu’ici, l’amour attendri pour les hommes n’était pas le caractère des soixante volumes sortis de sa plume, de cette plume féconde, positive et brillante, qui s’attendrissait à peu près comme le diamant s’attendrit quand il brille ; mais c’est là le caractère inattendu de cette Psychologie sociale, qui doit sauver l’Europe et le monde par l’amour. Dans ce livre, trempé d’attendrissement, {p. 172}j’ai bien reconnu des idées que j’avais vues ailleurs. Par exemple, l’État libre dans une confédération d’États libres, emprunté à Proudhon et à Girardin ; une apothéose du juste-milieu, comme l’entendait Victor Cousin dès 1828. Et voilà le côté vulgaire qui me choque aujourd’hui dans Philarète Chasles, dans ce remueur d’idées, dans cet allumeur de réverbères sur tous les chemins de l’histoire littéraire, dans cet esprit enfin d’une verve, d’un entrain et d’une si pétulante initiative, si peu construit — nous en aurions juré ! — pour jamais tomber dans la plate et odieuse vulgarité. Assurément, je ne peux pas reprocher à Arlequin les losanges bariolés dont il est vêtu ; mais il fallait les tailler dans une autre étoffe que dans les haillons d’un vieux libéralisme usé. L’attendrissement est donc, en y regardant bien, la seule chose qui appartienne en propre à Philarète Chasles dans sa Psychologie sociale… Certes ! ce n’est pas un pleurard du genre de Jules Favre, mais la larme monte et perle dans ces yeux pétillants du feu acéré de l’esprit pendant si longtemps… et que je croyais immortel !

Et comme l’attendrissement, qui est une mauvaise disposition critique, brouille la vue et mouille les lunettes, et empêche de voir ce qu’on regarde, je vais montrer, seulement sur le terrain littéraire, ce que Philarète Chasles a vu.

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VII §

{p. 173}Eh bien, il a vu faux ou il n’a pas vu du tout, et le critique est resté sur la place comme jamais il n’y était resté ! On le sait, j’ai toujours regardé Philarète Chasles et Sainte-Beuve plutôt comme des fragments de critiques que comme des critiques complets. Ils ont tous les deux des qualités critiques, mais l’un et l’autre manquent de ces principes qui sont la force du critique et son autorité. Ils ont des jours où ils rencontrent juste, par le fait d’un organisme heureux : Chasles, sensible comme il l’était à la beauté littéraire, a eu de ces jours où il l’a bien vue et bien analysée, et où il nous l’a montrée resplendissante… Mais, devenu utilitaire sur son déclin, philanthrope, prédicateur, charitable, larmoyant et quaker, — car il est tout cela, et, chose plaisante ! quaker sans être chrétien, sans être le chrétien armé de la croix qui est le seul être ayant le droit de prêcher l’amour aux hommes et la puissance de s’en faire écouter, — Philarète Chasles, qui n’est point saint Paul, qui n’est pas saint Jean, pour nous répéter de nous aimer les uns les autres, mais un professeur de morale indépendante et d’instruction obligatoire attendri, ne voit plus la beauté, — cette entité par elle-même ! — mais la bonté {p. 174}dans les œuvres et les petits services que la bonté peut rendre à l’humanité, comme si la beauté montrée aux hommes, en élevant leurs âmes, ne leur en rendait pas un très grand ! Philarète Chasles, qui ne comprend plus la critique que comme un quaker, est tellement victime de son attendrissement humanitaire qu’il ne sait plus positivement où il en est quand il s’agit de juger les divers mérites intellectuels des hommes et d’établir, entre ces mérites, la hiérarchie incontestable et nécessaire. Dans sa Psychologie sociale, ce qu’il dit des plus célèbres de ceux qu’il rencontre sur le terrain de la littérature est incroyable de préoccupation, et d’une préoccupation qui va jusqu’à la perte de la mémoire, la méconnaissance de ce qui est, et la frontière (Dieu me pardonne !) de la démence.

Je ne pèserai pas beaucoup sur Alexandre Dumas, le génie nègre, comme il l’appelle, qui contait pour conter, dit-il, comme on conte aux enfants, ce qui l’innocente ; Alexandre Dumas, dont l’immoralité n’est pas immédiate, n’est pas dans ce qu’il écrit, mais dans la disposition où la lecture de ces vains romans jette une nation qui boit de ce vent. Je ne pèserai pas non plus sur Eugène Sue, pour Chasles, le romancier « de la haine », de l’exécrable haine qu’il faut supprimer, — et quoiqu’il y ait dans le socialiste Eugène Süe une philanthropie qui a bien le droit de dresser l’épaule à côté de la philanthropie, de Chasles. Mais {p. 175}je prendrai Balzac à part, parce que Balzac, incomparable à tous les autres, grandeur intellectuelle aussi absolue que le peut être la grandeur humaine, est le plus renversant exemple de l’égarement de la pensée de Chasles, toqué et tiqué de moralité. Pour Chasles, Balzac — vraiment on croit rêver ! — n’est qu’un « panthéiste et un naturaliste », rien de plus ! une espèce de sorcier « évoquant par une sorcellerie intérieure des réalités qu’il fausse »… Il représente « non pas des hommes, mais des forces »« Il n’y a pas dans Balzac de moralité qui distingue l’affreux libertin dans la vieillesse, Hulot, du noble honnête homme ; le coquin déhonté, le hideux intrigant, Vautrin, l’homme du bagne, du pauvre Lambert ; la vile courtisane, de la vierge mystique et chaste. » J’ai copié textuellement, car un pareil mensonge de fait, qu’on réfute en ouvrant seulement Balzac, on aurait pu me l’imputer. Il manque donc à Balzac, conclut Chasles, comme à Alexandre Dumas, comme à Süe, la charité, la bonté, l’amour, et c’est pourquoi Balzac — tant pis pour lui ! — ne sera pas la littérature de l’avenir.

Et remarquez que ces aberrations de Chasles l’attendri, comme on dit Gaspard l’éveillé, ne sont pas des aberrations dont la triste originalité lui appartienne. Ce n’est pas Chasles qui a inventé le voyant, le sorcier dans Balzac, l’évocateur qui fausse les réalités ; tout cela était connu depuis des éternités, jonchait {p. 176}les journaux et les livres. Ce n’est pas Chasles qui a inventé le mutisme moral de Balzac, c’est-à-dire son immoralité. Du temps de Balzac, on lui a craché cette accusation facile et hypocrite d’immoralité, et il y a répondu, dans l’immortelle préface de la Comédie humaine, de manière à faire taire tous ces susurrements de reptiles. Enfin, ce n’est pas Chasles non plus qui a inventé de nier les opinions monarchiques de Balzac, et qui n’a pas vu le premier, dans ses œuvres, son éclatant catholicisme. Seulement, ici, il y a une raison pour n’avoir pas vu. Philarète Chasles se cite lui-même. Dans cette société haineuse, et dont la haine (nous raconte-t-il) l’empêcha d’entrer à l’Académie, il aurait pu devenir un tigre, comme Eugène Sue, mais (il s’attendrissait déjà !) il aima mieux « pleurer sur son pays ». Il y aura perdu les yeux, sans doute ; et c’est cela qui l’a rendu aveugle au catholicisme de Balzac !

Pauvre Chasles ! voilà les clartés de son livre ! voilà ce qu’il aura gagné à devenir vertueux si tard ! Il préfère Dickens, le vulgaire Dickens, à Balzac, parce que Dickens (ce que je nie, du reste !) sait mieux pleurer sur les misères humaines. Pleurerait-il sur celles de ce livre trop humanitaire ?… « Je le voudrais plus gras », dit le César de Shakespeare en parlant de Cassius. Moi, je dis de Chasles : Je le voudrais moins tendre… Sa sentimentalité lui fait rapetisser l’égoïste Napoléon comme l’immoral Balzac. Il {p. 177}prétend que Napoléon est tombé sous une émeute de femmes. Michelet, qui [en est une, refuse jusqu’à des cils et des sourcils à Napoléon, et soutient qu’on l’a embelli sur les pièces de cent sous. Trop de cœur, messieurs ! c’est ce qui vous perd ! À part ce trop de cœur, aux rares pages où il ne prêche ni ne gémit, l’auteur de la Psychologie se retrouve excellent, intéressant, animé. Il a des aperçus qui rappellent l’ancien Chasles, le gaillard éblouissant qui pensait plus à plaire et à sourire qu’à pleurer ; qui se jouait des ridicules des hommes plus qu’il ne les moralisait. Et ceci est la preuve encore que ce n’est point affaiblissement par l’âge dans le grand polyglotte, comme dit madame Schultz d’une douce et respectueuse glotte, que l’attendrissement de sa Psychologie. Partout où il s’est mouché et essuyé les yeux, l’auteur de ce livre est jeune de couleur et d’accent. Le livre est faux dans son inspiration centrale, mais il y a de jolis et spirituels détails. La barbe est blanche, mais l’esprit est vert. Seulement, trop mouillé.

Il y a une comédie très amusante, qu’on appelle Le Ci-devant jeune homme. Philarète Chasles ne saurait être le héros de cette comédie-là. Je le tiens jeune par le talent, oui ! séduisant et jeune toujours, quand il ne se vieillit pas en pleurant. Mais le critique humouristique et esthétique qui se fit un nom de critique si charmant à porter, il faut l’appeler maintenant le ci-devant Philarète Chasles !

De Cormenin (Timon) §

Le Livre des Orateurs.

I §

{p. 179}Je viens de lire ces deux volumes, y cherchant… ce qui n’y est pas, et j’en sors, comme on sort de la mer, avec des gouttes d’eau salée dans les yeux ; car c’est une mer de mots que ces deux volumes : des mots, des mots, des mots ! Encore bon quand ils ont du sel ! Hélas ! ils n’en ont pas toujours… Quel désenchantement, quelle déception, quelle stupéfaction pour moi, que ces deux volumes ! Il m’était resté dans la tête, après tout le bruit qu’il a fait, que Cormenin, qui s’était appelé lui-même Timon et que l’opinion avait accepté sous ce nom farouche, était un pamphlétaire redoutable, dont les griffes ne se détachaient pas {p. 180}quand elles s’étaient enfoncées quelque part. J’avais cru qu’il était un portraitiste terrible de vérité profonde et acharnée, un Timon enfin, puisque c’était Timon, dont le livre devait être le figuier où l’on ne se pendait pas soi-même, — mais où l’on n’en était pas moins pendu. Des portraits de Timon le Misanthrope, de l’amer Timon, de ce goguenard sinistre, ce devait être toute une ribambelle de pendaisons, toute une file de pendus plus ou moins solidement accrochés.

Et rien de tout cela, cependant, ce qui s’appelle rien ! Le figuier de ce Timon-ci est un arbre innocent, pas si cruel aux amours-propres que je l’avais pensé. Quand on les compare, ces portraits de Timon-Cormenin, à ceux de Saint-Simon, par exemple, de Saint-Simon qui n’était pas un misanthrope, qui n’était pas un pamphlétaire, qui n’écrivait pas sur son chapeau à plumes : C’est moi qui suis Timon, le loup de ce troupeau ! on les trouve, ces portraits, plus flattés que méchants, plus à l’huile qu’au vitriol, et le Pamphlet pâlit devant l’Histoire… tandis que c’est l’Histoire, la sereine et l’impassible Histoire, qui devrait pâlir devant le Pamphlet !

Car, avant tout, Cormenin-Timon est un pamphlétaire, et il s’en est assez vanté ! Il l’était avec prétention, avec luxe, avec enthousiasme. Légiste d’abord, homme d’administration et d’affaires, conseiller d’État, député, il s’est détourné des plus graves et des plus {p. 181}studieuses fonctions de sa vie pour se jeter à corps perdu dans, la voie retentissante du pamphlet. Vivant, comme député, au milieu des assemblées délibérantes et parlantes, admirateur passionné de cette chose puissante qu’il n’avait pas, l’éloquence politique, il se fit pamphlétaire justement parce qu’il n’était pas un orateur ; et il se crut peut-être un orateur, parce qu’il se fit pamphlétaire ! Dans ce livre des Orateurs, il nous a donné, comment dirai-je ? une anatomie vivante du pamphlet qui ressemble beaucoup moins à une analyse qu’à un hymne ; mais ce lyrisme en l’honneur du pamphlet, le discours écrit, prouve à quel point cette forme, qui chez lui a le caractère oratoire, mais qui n’est pas nécessairement oratoire, transportait et emportait haut sa pensée. Intellectuellement orateur, mais empêtré dans un corps qui ne l’était pas, — car le corps, c’est la moitié de l’orateur, — sagace comme le bel œil noir, un peu couvert, de son portrait, le dit, mais lourd, épais et gauche de tournure et de mains, comme le dit son portrait encore, cet indigéré de discours accumulés au fond de sa pensée et qui ne passaient pas assez vite dans ses organes pour qu’il les dardât de la tribune à ses adversaires, il les expectorait dans ses pamphlets, et Dieu sait avec quelle abondance, quelle facilité, quel jet de salive ! Ses pamphlets, c’étaient ses crachoirs et ses vomitoires ! Tout, pour lui, pendant le règne de Louis-Philippe, fut une occasion de pamphlet. Il ne se contenta pas d’un petit {p. 182}nombre de ces discours écrits qui le vengeaient de son mutisme parlementaire. Il ne se fit pas, comme Paul-Louis Courier, le limeur à la lampe, nourrie d’huile antique, d’un ou de deux chefs-d’œuvre. Il eut beau faire le grec aussi, il ne fut ni si savant que Courier, ni si parfumé d’archaïsme, ni si filtrant lentement la goutte d’encre au bout de sa plume jusqu’à ce qu’elle devienne — comme dit Joubert — une goutte de lumière. Sa plume allait plus vite en besogne et griffait ses adversaires sur le papier, qu’elle griffonnait avec une incroyable verve de main. Sa pluie de pamphlets fut une des plaies d’Égypte des tristes Pharaons de la monarchie de Juillet. Il les lançait, les éparpillait et en emplissait l’horizon ! Philippiques ; Lettres sur la Liste civile ; Bilan du 15 mars 1831 ; Lettres sur la condamnation de la « Tribune » ; Pétition pour le droit électoral ; Rendez-moi mes lapins ; Questions scandaleuses d’un Jacobin au sujet d’une dotation (1840) ; Avis aux contribuables (1842) ; Ordre du jour sur la corruption électorale et parlementaire ; Défense de l’évêque d’Angers, de l’évêque de Périgueux, du cardinal de Bonald ; Feu ! Feu ! Oui et non ; Refus de sépulture ; La Légomanie, etc., etc. ; tous ces traits chauffés au feu du moment, aiguisés sur la circonstance, firent de lui le grand sagittaire de l’époque, l’outlaw de ce régime bâtard du juste milieu qu’il méprisait.

Ses brochures furent tirées à des milliers d’exemplaires. {p. 183}Parmi ces brochures parurent, séparés les uns des autres, les portraits des Orateurs qu’il avait coudoyés presque tous de plain-pied dans cette Chambre dont il avait fait longtemps partie ; et ce furent là peut-être ceux qu’il aimait le plus de ses pamphlets, parce qu’il y était question d’art oratoire, sa passion malheureuse, et qu’il pouvait y attaquer des rivaux heureux. Or, c’est précisément ces portraits qu’on a publiés sous le titre spécial : Le Livre des Orateurs. De cette masse de flèches qui ont si bien sifflé dans le temps, et percé, — semblait-il, — et fait tant pousser, aux uns des cris de joie, et aux autres des cris de douleur, on a choisi celles-ci et on en a composé comme un carquois en ces deux volumes ; et c’est ce carquois, jugé si formidable, que nous venons à l’instant de peser, et qui, le croira-t-on ? nous a semblé léger. Ce sont ces flèches qui ne nous ont paru ni si acérées, ni si barbelées, ni si empoisonnées, ni si mortelles que nous avions cru. Ce sont enfin ces portraits d’orateurs, que l’auteur a retouchés pourtant et auxquels il a voulu donner l’unité et le corsé d’un livre, ce sont ces portraits qui, au lieu de grandir Cormenin, vont le diminuer et dissiper l’erreur brillante de sa renommée.

II §

{p. 184}Ces portraits d’orateurs, faits par un homme qui a la religion de l’éloquence et du pamphlet, n’avaient point, en effet, à l’origine, été tracés en vue d’un livre, de cette composition d’un livre dont les orateurs sont généralement incapables, et Cormenin était un orateur… sur le papier ! Mais ce fut une idée de Cormenin vieillissant, retiré de la mêlée, pensant à sa gloire qu’il voulait peut-être justifier, que ces portraits, publiés isolément d’abord, et qu’il tenta de relier entre eux par des idées intermédiaires et de ranger sur un fond de théories comme sur un lambris. Des orateurs ! On s’imagine trouver des orateurs dès les premières pages de ces volumes, et on se trouve nez à nez avec des théories oratoires ! On s’imagine avoir affaire à de la vie, et on se cogne à de la rhétorique ! Pour mon compte, et par parenthèse, j’aime mieux celle du vieux Leclerc, qui, du moins, est pratique, que celle de Cormenin, qui n’est qu’un flot stérile d’idées exprimées dix mille fois. C’est (encore par parenthèse) dans cette platée de rhétorique qui commence le Livre des Orateurs, que se trouve la poésie du pamphlet, dont {p. 185}nous parlions plus haut, ou plutôt sur le pamphlet, qui est la chimère, l’idéal, l’hippogriffe à équité de Cormenin. Seulement, comme, au bout du compte, dans ce Livre des Orateurs, il faut bien pourtant que le tour des orateurs arrive, on prend patience en traversant ces généralités communes ; mais les orateurs que l’auteur nous amène ne sont pas encore ceux que nous attendions. Ceux que nous attendions du peintre pamphlétaire, c’étaient des orateurs vivants des orateurs de son époque, qu’il a vus, entendus, pratiqués, — et pas du tout ! Pour continuer son cours de rhétorique, il se met à nous peindre Sieyès, qui n’est pas un orateur et qui est un morne hibou de pamphlétaire, Mirabeau, Danton, Robespierre, toutes ces figures qui ne ressortent que de l’histoire, et qu’il n’éclaire pas d’un filet de plus de lumière ajouté aux torrents de rayons dont ils sont inondés ! Il n’y a donc qu’à la Restauration que l’intérêt commence à poindre, puisque l’auteur a vécu sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet. Mais, sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet, Cormenin, qui s’intitule Timon, ne se montre pas une seule fois pamphlétaire, lui qu’on a cru sur parole le plus grand pamphlétaire de son temps. Pas une seule fois il n’est monté d’un vigoureux tour de reins sur cet hippogriffe de pamphlet qui l’affole, et même à propos de ceux-là qui furent le plus directement ses ennemis politiques : Fonfrède, Guizot, Thiers, Odilon Barrot, {p. 186}Dupin, etc., il est toujours plus près de l’histoire que du pamphlet, et de la flatterie que de l’histoire !

Et c’est là aussi que l’étonnement commence, — un étonnement profond, — quand on lit, comme je viens de les relire, ces écrits morts même avant les hommes contre lesquels on les avait tracés. On se demande : « Où donc a passé Cormenin ?… » Cormenin, en effet, dans ces écrits, n’est nullement l’homme puissant dont la réputation vibre encore autour de nos têtes. Un pamphlétaire ! Mais c’est Pascal, en France ! mais c’est Cobbett, en Angleterre ! Mais des facultés pour être un pamphlétaire, il y en a trente-six, toutes différentes, pour faire des pamphlétaires différents, et Cormenin, en ses portraits, n’en a pas mis une seule de celles qu’il faudrait ! Esprit petit, vif, mais étroit, antithétique et pointu, qui passe sa vie à faire des oppositions et des parallèles, cette vieille rubrique des orateurs vides du xviiie siècle, ce n’est toujours que l’homme du contentieux, comme on l’avait appelé spirituellement sous Louis-Philippe, et il a, comme écrivain, — je ne m’en doutais pas, je l’avoue, — l’imagination la plus commune, la plus faite à coups de mémoire et de livres. Ah ! je n’avais pas lu Baruch ! Il est verbeux, mais avec des flots de mots qui sautent et qui tressautent ; car il est pétulant et piétinant, et même monotone dans sa pétulance, parce que son mouvement de phrase, il ne le change pas, mais le répète. C’est un tangage. Son style, qui {p. 187}ressemble parfois à une boucle de strass, mais sans ardillon, son style, taillé à facettes qui voudraient bien couper et qui ne coupent pas, a de vieilles lueurs connues, des images ressassées, empruntées presque toutes au langage de la guerre, puisque c’est la guerre, le pamphlet ! Incorrect comme un avocat, il est pis qu’incorrect : il manque de précision dans l’image et dans la pensée. Il écrit, par exemple : « un cavalier qui se penche SUR les narines de son coursier pour le faire mieux courir (p. 40, t. I) ». Comment s’y prend-il, le cavalier, s’il est à cheval ?… « Semblables — dit-il — à ces anciens chevaliers raidement enjambés sur leurs palefrois, si pendant qu’ils chevauchaient quelque malin page tirait à l’ΑVΕΝTURE la crinière du noble animal, le voilà qui se cabrait et jetait à terre le magnifique seigneur (même vol.). » Comment de tirer de côté la crinière d’un cheval peut-il faire cabrer ce cheval quand un homme est dessus ? Il dit encore, p. 115 : « De Cobbett à Fonfrède, le pas est plus tranché. » Un pas tranché ! Qu’est-ce que cela peut bien être ?… P. 335 : « Des bras sillonnés par les boulets de l’ennemi », — qui d’ordinaire les emportent ! P. 241 : « Mirabeau attaché, comme un autre Hercule, aux brèches du torrent révolutionnaire. » Attaché à une brèche et à une brèche de torrent, c’est là une phrase d’Hercule en fait de galimatias. Il embouche aussi les souffles de la trompette, ce qui est encore de l’Hercule en fait de musique ; {p. 188}car emboucher des souffles, c’est bien fort. Et je pourrais multiplier, si je le voulais, les exemples de ce style lâché qui est le style de Cormenin et des Orateurs ; mais j’en ai dit assez pour qu’on en ait l’idée et pour qu’on perde celle qu’on avait jusqu’ici gardée de lui, comme écrivain.

III §

Certes ! si on n’avait jamais entendu parler de Cormenin-Timon et qu’on arrivât tout botté vous planter sous le nez ces deux volumes des Orateurs, que diriez-vous de l’homme qui les aurait écrits ? Que diriez-vous du peintre de ces portraits surchargés, détaillés, minutieux, qui n’expriment que ce qu’on sait depuis des siècles, non pas seulement de tel ou tel orateur, mais de tous les orateurs ? Que diriez-vous de cette vulgarité d’imagination, de cette vulgarité feuillue qu’on pourrait appeler la rose aux mille feuilles de la vulgarité ? Que diriez-vous de ce regard sans originalité, qui n’avise jamais ce qu’on n’avait pas vu encore ?… Que diriez-vous de cette tête sans principes, qui n’a, pour toute idée politique, comme de Genoude, que le suffrage universel sans organisation {p. 189}supérieure, et qui, mêlant la démocratie et le catholicisme, comme Buchez, croyait à la République de l’avenir ? Que diriez-vous enfin de ce rouleur d’idées, — qui ont déjà assez roulé sans lui, — lequel préfère Cicéron et Démosthènes, dit-il, à César et à Alexandre, ces tueurs d’hommes effroyables, comme si de tuer les hommes comme les tuaient César et Alexandre n’avait pas agrandi des âmes et avancé des civilisations !

Eh bien, on en dirait… ce qu’il faut maintenant en penser ! On dirait qu’au lieu d’être un pamphlétaire convaincu, sincère et fort, Cormenin-Timon n’était qu’un rhétoricien qui, dans ses Orateurs, a passé tout son temps à professer la rhétorique. Rhétoricien jusqu’à sa timonerie ; car il n’avait rien de Timon d’Athènes. Il n’avait point la véhémence d’âme nécessaire pour haïr les hommes. S’il l’avait eue, elle aurait emporté tout ce fatras de rhétorique qu’on trouve dans son livre des Orateurs. Il n’avait pas non plus l’humeur de Timon, et si, par hasard, il en avait eu le figuier, il ne l’aurait pas gardé pour qu’on s’y pendit, mais pour en faire manger les figues à la ronde, n’étant pas mauvais, au fond, ce vieux Gaulois de Cormenin, découvert tout à coup sans bile, sans âcreté et sans mordant, et qui serait même bonhomme, sans son envie d’être dévorant et déchirant par amour pur du pamphlet et de cette vieille petite enragée de rhétorique !

À ne le voir que dans les deux volumes qui vous {p. 190}font tomber de si haut, on peut affirmer que son talent ne fut que l’occasion prise, en passant, aux cheveux, et secouée, et que, comme tous ces talents qui ne furent que l’attrapement de l’occasion et le secouement de la circonstance, au bout d’un certain temps on ne devait plus le reconnaître. Le pamphlétaire Cormenin serait donc menacé du sort du journaliste Carrel, qui a fait aussi son grand effet d’un jour, mais qu’à présent on ne lit plus et même qu’on a pas voulu lire ; car je ne crois pas que l’édition de Μ. Littré ait été continuée. Après avoir tâté l’opinion sur son ami Carrel, il l’a prudemment remise, cette édition, dans sa poche…

Chose mélancolique, d’ailleurs, qu’après quelques années, en se retournant, on s’aperçoive que ce qu’on Croyait du talent n’était que de l’influence, et l’influence, de l’illusion !

Μ. Jules Levallois §

L’Année d’un Ermite.

I §

{p. 191}Μ. Jules Levallois — tout le monde le sait — est un critique qui débuta — et qui, comme un acier très pur ou une glace très polie, fît lueur dès qu’il parut pour la première fois, — dans le journalisme contemporain. Il avait été le secrétaire de Sainte-Beuve, et je ne crois pas que Sainte-Beuve en ait eu un plus fier. Sainte-Beuve même s’est quelquefois coupé au fil de cette fierté. Libre-penseur comme Sainte-Beuve, mais sans avoir les idées de Sainte-Beuve, ni une manière d’exprimer les siennes qui ressemblât à la manière de Sainte-Beuve, il fit de la critique militante (et même un de ses livres porte {p. 192}ce nom-là) au lieu de faire de la critique anecdotique, microscopique et subtilement recherchée, comme celle de Sainte-Beuve. Il fut bien reçu à L’Opinion nationale par Guéroult, et il y publia, si je ne me trompe, tout ce qu’il a, jusqu’ici, publié. C’était toujours vif et spirituel, ce qu’il écrivait, délié et nerveux dans le bon sens du mot, presque aigu, mais n’allant pas jusqu’à la pointe, n’ayant jamais ce défaut du pointu que les esprits aigus ne savent pas toujours éviter.

Très apprécié de Guéroult, qui aima le talent comme les gens qui en ont, Jules Levallois fit régulièrement des articles ; mais le critique militant devint un jour un irrégulier et ce n’était pas étonnant : il se produisit en lui un grand changement, ou du moins une modification profonde… Il devenait ermite, et, au lieu de chercher les petites bêtes dans les œuvres littéraires où il y en a souvent beaucoup, il chercha dans les bois et il étudia les fourmis.

II §

Ce n’est pourtant pas par les fourmis qu’il entra dans la Nature. Il l’avait toujours aimée, la Nature. Il en avait toujours senti les beautés, les poésies, les {p. 193}langages, mais en artiste, en poète, en raffiné, en âme qui s’était parfumée, comme celle de Rousseau, dans des rêveries de promeneur solitaire, et trempée, trempée dans la rosée où Jean Lapin s’en va faire sa cour à l’Aurore. Or, un matin, en y allant, ce Jean Lapin de Jules Levallois rencontra sur sa route des fourmis, et tout à coup, ô l’amour au premier regard ! sa vocation de naturaliste fut décidée. La fourmi lui donna dans l’œil. Il s’éprit de cette petite bête qui un jour, sauva la colombe, et qui ne devait jamais le piquer au pied, lui, lui qui ne tuerait même pas un pigeon !… Désormais les fourmis lui fourmillèrent dans l’esprit. Il fourmilla d’observations sur elles, et il apporta même un jour, dans ses deux mains, sa fourmilière à L’Opinion nationale, où Guéroult le laissa faire ses expériences sur les âmes, qui ne sont point viles (animas viles), des fourmis.

Eh bien, c’est cette fourmilière que nous trouvons dans le livre que voici, mais heureusement elle n’y est pas seule ! L’ermite que Μ. Levallois est devenu y a mis autre chose que des fourmis, et, pour ma part, j’en suis heureux. Car qu’est-ce qu’un ignorant comme moi vous dirait sur elles ?… Dans les bois, je ne me soucie pas beaucoup des fourmis et j’évite de m’asseoir près d’elles, mais je me demande si, pour moi qui ne suis pas un savant, leur voisinage ne serait pas encore plus dangereux en littérature ?…

Je laisserai donc là le naturaliste, s’il vous plaît, {p. 194}le naturaliste d’attraction, d’observation, de science devinée, puis cultivée, qui deviendra peut-être profonde si Μ. Jules Levallois se met à travailler — comme une fourmi — dans ses fourmis, et je prendrai l’ermite et ses idées sur les ermites ; car c’est tout un traité d’érémitisme que le livre de Μ. Levallois. Μ. Levallois n’est pas un ermite de la race des saint Hilarion et des saint Antoine, mais de celle, hélas ! de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre. Il y a un coquillage dans la mer de mon pays qu’on appelle le Bernard l’Ermite. Μ. Levallois pourrait s’appeler un Bernardin l’Ermite, car il tient immensément de Bernardin.

Il en a bien plus que de Rousseau. Il tient de Bernardin de Saint-Pierre l’humeur charmante, la sérénité platonicienne, la poésie naturelle, la science venue, pour eux deux, — ou la science à laquelle ils sont allés tous les deux de la même manière, — l’un avec son fraisier, l’autre avec ses fourmis !

III §

Ni l’un ni l’autre ne sont des misanthropes, des atrabilaires comme Rousseau, cet ermite contre le {p. 195}monde, « ce chien — disait Voltaire, pas toujours poli, — qui s’était mis dans le fond du tonneau de Diogène pour aboyer », mais qui, par habitude, aboyait encore à la lune dans le fond des bois ; Rousseau, qui s’est plus blessé au monde que le monde ne l’a blessé réellement ; Rousseau, bien moins un solitaire qui herborisait qu’un malade qui cherche des simples pour les mettre sur ses blessures.

Bernardin de Saint-Pierre et son descendant, Μ. Jules Levallois, sont des ermites d’un autre genre, des Pères du Désert d’un tout autre acabit, d’une tout autre amabilité… Ils aiment la nature pour elle-même, la nature pour la nature ! Ils ne l’aiment pas contre les humains. Bernardin de Saint-Pierre, qui a fait Paul et Virginie — un nid dans la mousse — et La Chaumière indienne, avait en lui comme la philosophie des brahmes, et il la portait dans ses écrits et dans ses mœurs à une époque où le monde n’était pas beaucoup aux philosophies calmantes et douces, et l’ermite Levallois est, comme lui, un ermite de cette philosophie assagissante, et qui croit que la nature ne fait qu’un avec la sagesse. Il est même plus porté vers elle que Bernardin. Il s’imagine qu’elle ne donne pas que la joie de ses beautés aux yeux qui la contemplent et la pureté de ses voluptés à, nos âmes, mais, de plus, encore, la force à nos esprits et à nos cœurs pour vivre non plus tête à tête et cœur à, cœur avec elle, mais pour vivre mieux avec les hommes et être plus {p. 196}dispos et plus prompt à toutes les charges du devoir !

Car voilà le sens très élevé, l’originalité très morale de ce livre de Μ. Jules Levallois, qui n’est nullement un bouddhiste, s’il ne veut pas être un chrétien, et qui ne croit point du tout qu’un homme ait droit de se retirer dans sa forêt de bambous, ou de tout autre bois, et de s’y plonger comme les ermites indiens dans la contemplation de la nature, et d’y noyer sa pauvre volonté assoupie, comme un nénuphar dans le bleu des eaux ! Μ. Jules Levallois, l’homme de la critique militante, n’entend pas ainsi les ermites, et sous sa robe d’ermite, à lui, il a gardé encore une main très prête et très propre au combat. La nature ne le détache pas des hommes et de ce qu’il appelle, avec une queue de paon, le devoir social.

La liberté morale, comme il dit, et à laquelle il tient comme un monsieur de ces derniers temps, sa liberté morale prend la force des chênes au pied des chênes, et le rend plus apte à servir les hommes et à se dévouer à leur bien-être et à leur grandeur. Μ. Jules Levallois, comme Sénancourt, qu’il a beaucoup lu, n’est pas un épicurien de la nature et un épicurien malade, qui va au désert comme aux eaux, pour se refaire de petites jouissances. Palsambleu ! non ! c’est un stoïcien. C’est Zénon dans la fourmilière ! Il ne s’agit pas pour lui de se faire camper des douches de nature pour se faire du plaisir et du soulagement, mais de tripler sa force, de faire de soi un petit Hercule {p. 197}pour les luttes futures de la Liberté. Il respecte beaucoup Goethe, Μ. Levallois. Il cite avec admiration la page de Werther où ce comédien de Goethe fait le bouddhiste de la nature et parle de s’abîmer et de succomber, lui, Goethe (monsieur le conseiller !), dans les magnifiques apparitions des brins d’herbe, des vermisseaux et des mouches ! Mais cette page lui paraît pourtant le dernier degré de l’oubli de soi-même, le comble de l’évanouissement et de l’extase ! Il aime beaucoup Maurice de Guérin, le grand poète panthéiste, l’auteur du Centaure, et il en cite des fragments sublimes dans lesquels Guérin, qui ne joue pas, lui, la comédie, comme ce Protée de Goethe, s’anéantit dans la nature au lieu de simplement s’y évanouir. Mais ni son respect superstitieux pour Goethe, ni son amour mérité pour Guérin, n’influe sur l’idée que Μ. Levallois a fait entrer, après coup, dans son amour naïf et spontané de la nature, l’idée, cette incroyable idée que la nature est une éducatrice et qu’elle nous trousse plus libres moralement et plus souples pour le devoir !!!

IV §

Voilà la thèse de notre ermite, et je ne l’ai pas ravalée en l’exposant. Cette thèse, qui est tout le fond {p. 198}de son livre, il m’est véritablement impossible de ne pas l’arrêter au passage et de ne pas lui jeter dans les jambes le haro normand ! C’est par trop beau, cela, pour la nature, et c’est aussi par trop faux ! La nature a ses beautés et ses puissances, mais ses puissances ne sont pas celles-là. Croire que la contemplation des choses naturelles, que la solitude dans les bois ou sur les rivages a cette puissance de retremper la volonté, viciée en son principe, dans l’homme, et de le rendre un être moral plus fort et plus profond qu’avant de se promener sur ce rivage et dans ces bois, s’imaginer qu’on devient vertueux par l’influence du paysage, c’est la rêverie et l’illusion de quelqu’un qui aime mieux la nature qu’il ne comprend l’humanité. C’est la rêverie et l’illusion d’un homme qui croit plus à la nature qu’à Dieu·, et qui même a supprimé Dieu pour mettre à sa place la Nature ! Je sais bien que l’auteur de L’Année d’un Ermite n’est pas un négateur de Dieu à la manière insolente et nette des athées du temps. J’ai dit qu’il était de la lignée des Rousseau et des Bernardin de Saint-Pierre. Il est un déiste comme eux. Mais le Dieu des déistes et le Sans-Dieu des athées font équation, quand il s’agit d’éducation et de morale, puisque ce Dieu ou ce Sans-Dieu n’ont, ni l’un ni l’autre, d’éducateur vivant et visible parlant à l’homme avec la voix pour lui apprendre le devoir, cette chose très métaphysique et très difficile à comprendre, et que les {p. 199}arbres n’apprennent point, malgré leur éloquence, ni les brins d’herbe, ni les vermisseaux, ni les mouches, ni même les fourmis !!! La thèse de Μ. Jules Levallois n’est, en somme, qu’une tautologie. Le Dieu des déistes, puisqu’il n’est pas personnel, n’est plus que la Nature, et la Nature influe sur la conscience, — comme Dieu. Que dis-je ? La Nature fait de la conscience comme elle fait de la chair, comme elle fait du marbre, comme elle fait de tout, et vous revenez au Panthéisme par toutes les voies que vous prétendiez éviter. Et Μ. Jules Levallois le sent bien, du reste, et serait effroyablement embarrassé si on lui demandait, à lui, cet observateur, ce solitaire et cet ermite, l’analyse de l’éducation morale donnée à l’homme par la Nature, et les moyens dont elle se sert pour doubler ou tripler cette liberté qui vient en pleine terre, comme une plante, et qui n’a autour de soi que des êtres muets, indifférents à ses efforts, à son développement et à ses mérites. J’entends bien comment le centaure Chiron bourrait de moelle de lion son petit Achille ; n’ai-je pas vu manger de la bouillie ?… Mais l’éducation morale ne se prend pas comme de la moelle de lion, et pour faire une âme, quand on avalerait la sève de toute une forêt de chênes, franchement, cela ne suffirait pas !

Voilà donc la thèse de Μ. Jules Levallois et son vice. C’est le vice du temps, c’est l’oubli des idées religieuses et l’embarras de faire des livres, qu’on veut {p. 200}faire moraux, en croyant pouvoir se passer de ces idées-là. Le livre de Μ. Levallois, lequel ne croit peut-être pas inconséquemment à l’action de la Providence, mais qui croit à l’action de la nature physique, est un livre de forme très douce et très charmante, mais positivement dirigé (sans en avoir l’air) contre l’idée chrétienne, qui est la seule vraie en moralité pratique et complète.

L’idée chrétienne a dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », et elle a condamné absolument la solitude quand l’homme n’y est pas avec Dieu. L’idée de Μ. Levallois dit précisément le contraire. Il est très bon — dit-elle — que l’homme soit seul, et la Nature, qui suffît pour lui donner la becquée morale, la lui donne mieux quand il est seul. Μ. Levallois, qui est un écrivain, a jeté le voile d’un style apaisé, réfléchi, doucement coloré, sur ces erreurs. Chose étonnante et qui me frappe, c’est la précision de ce style si doux, qui n’a ni une colère ni même une vivacité. Μ. Levallois est très précis dans l’expression, et il applique avec beaucoup d’art ce don précieux de l’expression aux barbouillages de la rêverie. C’est un trompe-pensée, comme on est un trompe-l’œil… Malgré cela, l’ermite de fantaisie qu’il est ne pourra faire croire à personne ce qu’il a voulu démontrer. Il a oublié que les ermites, dans toutes les religions, placent toujours Dieu, un dieu personnel, — qu’il soit faux ou vrai, mythologique ou chrétien, — dans le {p. 201}fond de leurs ermitages. Alors, ces ermites-là s’appellent des saints. Nous en avons, nous autres chrétiens, de ces saints-là, qui sont de grands hommes miraculeux, et ce sont là les vrais ermites ! Mais des ermites comme Rousseau, Sénancourt, Bernardin de Saint-Pierre, et même Μ. Jules Levallois, l’Ermite aux fourmis, ce sont là des ermites pour rire, ou du moins pour sourire. Ils sont ermites, ceux-là, comme l’ermite de Béranger, qui laissait, le drôle, fourrer aux Grâces des fleurs sous son capuchon, et qui n’était que Μ. de Jouy, l’Ermite de la Chaussée d’Antin !

Eugène Pelletan §

Les Uns et les Autres.

I §

{p. 203}Le livre publié par Eugène Pelletan sous ce titre, vague et trouble et détestable pour un livre, qui doit porter radieusement son idée dans son titre : Les Uns et les Autres, est-il bien un livre, en réalité ?… N’est-ce pas plutôt un long article de journal, ou peut-être une mosaïque d’articles déjà publiés ? Dans tous les cas, si c’est un livre, ce n’est certainement pas un livre d’histoire, quoique l’histoire contemporaine y soit brassée, Dieu sait avec quel tour de bras ! Pelletan est trop journaliste pour écrire correctement l’histoire ; mais, en revanche, il sait faire de la fantaisie et même de la fantasmagorie avec elle. C’est qu’il {p. 204}n’est plus guères qu’un journaliste, Pelletan… Il avait commencé par être mieux que cela. Il avait montré, au début de sa vie intellectuelle, des facultés qui devaient l’élever bien au-dessus du métier qu’il fait actuellement et auquel il ne pourrait plus, quand il le voudrait, s’arracher.

Il s’est livré au Minotaure du temps. Le journalisme, cet ogre qui aime la chair fraîche littéraire et qui mange les littérateurs en bas âge, a dévoré l’homme de lettres que Pelletan aurait pu devenir. Mais, en dévorant le littérateur, il a fait de ce qui en restait quelque chose de bien plus compté par les sots que l’écrivain, dont la fonction noble et désintéressée est de mettre de la beauté dans ce qu’il dit et de la vérité dans ce qu’il pense. Il en a fait un homme politique, un de ces cuisiniers de révolutions et de gouvernements impossibles, qui empoisonnent la France depuis près d’un siècle… Le journalisme, qui, si l’on n’y prend garde, donne de si mauvaises habitudes à la pensée, a donné à Pelletan tous les défauts qui sautent aux yeux dans son nouveau livre : l’inconsistance, la frivolité, les passions de parti et leurs faux jugements et leurs injustices, et surtout cette terrible et misérable faculté de se monter la tête, de suer à froid, comme disait Beaumarchais, en parlant des avocats, ces journalistes du bec comme les journalistes sont les avocats de la plume, et de se faire illusion à soi-même pour mieux faire illusion aux autres.

{p. 205}Oui ! voilà — n’est-ce pas lamentable ? — ce que le journalisme a fait d’Eugène Pelletan. Où est le temps où il écrivait sa Profession de foi du xixe siècle ? Au moins il y avait là une idée, sinon un système, un essai de philosophie, malheureux, j’en conviens, défaillant, impossible à organiser, mais qui montrait dans les tendances de son auteur des besoins de zénith et d’horizon que sa pensée, ramenée sur la terre par la politique au jour le jour, ne connaît plus… Pelletan était jeune encore dans ce temps-là ; plein d’un enthousiasme, qui avait l’excuse de son inexpérience, pour des idées qui lui paraissaient généreuses. Il avait vécu dans l’atmosphère de Lamartine, cette pile de Volta de poésie et d’éloquence qui électrisait les âmes, même les moins semblables à la sienne, et dont la séduction était si grande que ceux qui ne pensaient pas comme lui avaient grand’peine à s’en défendre. Il avait été le Séide doux de ce Mahomet si doux et si peu prophète ! Il était enfin un des plus brillants jeunes premiers de cette démocratie qui ne s’est pas embellie en vieillissant, et dont je dirais qu’il est à présent un des pères nobles, s’il y avait des pères nobles en démocratie. L’âge est venu ; d’autres révolutions aussi et d’autres républiques, après la belle, proclamée en 1848, la république du genre humain et de l’imagination de Lamartine, qui avait rêvé d’être le Président des États-Unis Européens. Il semblait qu’on dût en rabattre, mais Pelletan n’en a rien {p. 206}rabattu. Il s’est durci dans les opinions de sa jeunesse. Il s’est fermé aux lumières et même aux incendies de l’expérience. Cet homme de progrès n’a point progressé. Il est devenu la borne de ses idées. Et si ce n’était encore qu’un vieux républicain de la première heure, sur lequel Lamartine aurait laissé son rêve, comme Lekain laissa son talent sur La Rive, certainement ce ne serait pas très imposant d’intelligence, mais ce serait touchant, comme une folie de sentiment, que cette fidélité obstinée aux illusions de ses beaux jours. Mais le rêveur, en vivant dans les-réalités qui auraient dû le réveiller, n’y a pas vécu impunément. Il s’y est aigri, comme une vieille fille-dans le célibat. Il s’y est envenimé. La colère l’a pris, la haine aussi, et toutes les deux ont fait de son esprit, dans lequel l’imagination dominait, ce que les ; bacchantes firent d’Orphée. Et, cependant, cet Orphée· déchiré a de la beauté à certaines places encore. Il y a du talent dans ce livre passionné, entêté, ulcéré, aveugle de parti pris et gardé… Mais le fond de cela n’est vraiment pas digne de la forme. En voulant descendre des hauteurs humiliées de la philosophie qui avait inspiré la Profession de foi du xixe siècle, Pelletan n’a pas su aborder fermement et tranquillement l’histoire. Il a passé à travers, comme on passe à travers un plafond qu’on crève, pour, aller tomber· dans les sous-sols du pamphlet. Le titre du livre en dit, avec une assez obscure intention d’insolence, {p. 207}le fond et la portée. Les Uns et les Autres, c’est comme qui dirait : républicains et monarchistes. Les uns sont les amis de Μ. Pelletan, et les autres, ses ennemis. C’est nous !

C’est entendu, c’est nous ! Mais avec nous non plus qu’avec personne il ne fallait risquer, fût-ce dans un pamphlet à outrance, les affirmations compromettantes, même pour un pamphlet, que Pelletan a osé risquer dans le sien. Ah ! les choses qu’on n’est pas né pour faire, on les outre et on les fait mal. Pelletan, de nature, n’est point un pamphlétaire. Il n’a rien de cruel, rien d’archiloquien dans le tempérament. C’est une espèce de Tibulle d’une République innocente, mêlée de Jocrisse et de Platon, à qui il siérait de pleurer sur sa flûte, non pas la mort de sa maîtresse, mais son impossibilité d’exister ; et, au lieu de cela, il veut faire de sa flûte une massue et tomber sur nous ! Le roseau creux se casse et lui perce la main. Dans l’introduction de son livre, qui en est probablement pour lui le morceau capital, Pelletan ne trouve rien de mieux que de faire de nous des révolutionnaires, parce que nous avons, autant que nous l’avons pu, arrêté la révolution, et par là, dit-il, justifié tous les maux et les crimes qu’elle a faits. Un badinage de cette force, introduit, sans rire, dans l’histoire, mériterait d’être relevé comme une impudence digne de John Falstaff, si Pelletan, maladroit au pamphlet, n’en ayant ni le génie, ni la mesure qui le rend dangereux, {p. 208}ne s’enfilait lui-même sur cette plaisanterie effrontée ! Toute son introduction est pleine d’assertions de cette espèce et de réticences qui les complètent : « La France — dit l’auteur des Uns et des Autres — est républicaine jusque dans les dernières mottes de « terre de son sol. » Mais, c’est là précisément la question ! C’est ce que disent les uns, mais ce n’est pas ce que disent les autres ! Les « mottes de terre » de Pelletan ne sont l’âme, ni le génie, ni les mœurs, ni les habitudes séculaires de la France. Mais c’est de la propriété, — divisée, hélas ! pulvérisée, — mais de la propriété encore, et les républicains de l’heure présente — les républicains qui appelaient Victor Hugo « vieux casque », et qui ajouteraient peut-être « à mèche » pour Pelletan, — n’en veulent plus ! Ne l’ont-ils pas appelée : « un vol », pour, la reprendre, ces honnêtes gens ?… Pour eux, Pelletan n’est qu’un vieux jeune homme inconséquent, un bourgeois de 1848, et la preuve, l’opinion que voici : « La France respira — dit-il — sous la République de Cavaignac », et il oublie que ce peuple de Paris, qu’il prend si souvent pour la France, eut le sifflet coupé par le général Cavaignac ! Et, en effet, pas un mot de rancune, dans l’introduction de Pelletan, contre cet homme d’énergie et d’ordre qui fît, lui, son Deux-Décembre au mois de Juin. Le silence qu’il garde sur ce massacreur du peuple, ainsi que l’appellent les républicains, l’auteur des Uns et des Autres le couvre, {p. 209}il est vrai, de cette énormité : c’est que les royalistes et les bonapartistes seuls firent l’insurrection que le général Cavaignac canonna. Affirmation qui peut aller avec celle que les seuls révolutionnaires sont les hommes qui se sont opposés à la révolution, parce que, par leur résistance, ils lui ont donné (textuel) des attaques d’épilepsie, à la pauvrette !… Et qui sait ? pour ce lynx de Pelletan, la Commune est peut-être aussi l’œuvre des bonapartistes et des royalistes seuls ? Il n’ose pas le dire, mais il n’ose pas dire non plus que c’est l’œuvre des républicains…

II §

Telles sont les pitoyables idées de cette introduction, dont il faut sortir au plus vite, et qui déshonore le seuil de ce livre, qu’on ne lira peut-être plus une fois qu’on aura lu cette introduction. On se dira : pourquoi aller plus loin ? L’homme qui écrit des choses de ce calibre de fausseté n’a plus le droit d’être cru sur rien. Le livre de Pelletan vaut cependant mieux que cette introduction, qui ne serait que du radotage politique si elle n’avait pour caractère d’être aussi enragée qu’elle est frivole. La faculté de se faire illusion, {p. 210}pour mieux la faire aux autres, est aussi dans le livre, mais dans des proportions moins indécentes. Ce livre, qui joue la pensée et qui met des idées générales sous des noms propres, est divisé en quatre parties : le Pape, l’Antipape, l’Empereur et le Citoyen, correspondant à quatre hommes célèbres qui les expriment : de Maistre, Lamennais, Béranger et Lamartine. Comme on le voit, ce n’est pas là d’une très grande force de composition. Ces quatre biographies, qui ne peuvent pas être justes, avec les opinions de l’auteur, ne manquent ni d’intérêt ni même de piquant, non dans le fond des choses et des jugements, qui sont, excepté sur l’un d’eux (Béranger), de la plus profonde pauvreté, mais dans la manière dont elles sont touchées. Il y a là certainement du pinceau et du prestige de pinceau. Comme de certains portraits dont on dit : « Pas un trait vrai, et cependant cela ressemble », les portraits en pied de Pelletan semblent ressemblants sans avoir l’exactitude de la vérité, et, selon moi, ils sont par là pires que des mensonges. Ils trompent mieux que s’ils étaient tout à fait faux. C’est cela et ce n’est pas cela. Ils n’ont pas la probité du vrai. La réalité du tempérament intellectuel des hommes dont Pelletan nous donne les biographies est, je le veux bien, dans son livre ; mais l’intelligence de leurs opinions, mais la réalité de leur caractère moral, n’y sont pas. Et ceci est principalement frappant et choquant pour le premier de tous par une moralité supérieure, pour ce comte de {p. 211}Maistre dont la vertu égala le génie, cet homme de diamant qu’on n’ébrèche pas, mais contre lequel on peut s’ébrécher…

C’est, en effet, surtout en parlant de ce grand de Maistre, qui s’est élevé, avec la lenteur de toute vraie gloire, à travers tant de cris imbéciles ou frénétiques, car les sots ont leurs frénésies, dans la tranquille majesté d’une renommée incontestée à présent et comme on n’en compte pas une seconde au xixe siècle, que Pelletan s’est le plus montré ce que je lui reproche d’être maintenant : l’homme du journalisme et des partis. Pour Lamennais, Béranger, Lamartine, il devait être moins injuste et moins emporté. Lamennais n’avait-il pas son apostasie pour se faire pardonner, par Pelletan, l’éclat de son sacerdoce et la grandeur des premières années de sa foi et de son génie ? Béranger, dont le Pégase hongre a toujours mangé à deux râteliers, Béranger, à qui Pelletan a reproché, avec un ressentiment si amer, d’avoir chanté l’Empire et l’Empereur, n’avait-il pas aussi chanté la République ? Et quant à Lamartine, cet idéal du Citoyen, placé en contraste des trois autres dans toute la perfection de son personnage à la fin du livre de Pelletan, Lamartine, dont Pelletan est sorti comme les Méditations, — mais j’aime mieux les Méditations, — Pelletan s’en regarde trop comme la géniture pour ne pas se croire parricide s’il convenait d’une seule des erreurs de ce grand génie de poète égaré. Mais de

{p. 212}Maistre, lui, n’a rien pour se faire pardonner d’avoir été de Maistre un jour ; car il a été toujours le même de Maistre. De Maistre n’a rien qui l’excuse. Il a l’unité dans la vie, la pérennité dans les opinions. Il n’a pas faibli, il n’a pas trébuché, il n’a pas tremblé dans le chancellement universel de l’Europe de son temps. Il est resté ferme, droit et pur, dans sa conduite comme dans ses idées. Il n’a forfait ni à sa foi religieuse, ni à sa foi politique, qui n’étaient pour lui qu’une même foi. Il a enfin été absolu, — ce qui estime horrible chose pour Pelletan, — absolu comme l’Église elle-même, cette autre horrible chose aussi, et Pelletan le voit toujours entre ces deux horreurs ! Et voilà pourquoi l’auteur de ce pamphlet des Uns et des Autres s’est donné tant de peine contre cet autre-là, sa haine contre la Papauté l’emportant, dans Pelletan, jusque sur sa haine contre l’Empire !

Seulement, profonde dans son intensité, cette haine a manqué de profondeur dans ses attaques. Le frivole, ici, s’est dégagé du fanatique. Devenu superficiel par le fait de ce journalisme qui diminue les facultés des hommes, quand il ne les tue pas après les avoir dépravées, Pelletan, qui n’a plus rien de sérieux dans la pensée, ne s’en est pas moins donné la peine du diable qu’est obligé de se donner tout journaliste pour enlever son publie, tout en l’amusant. L’amuser sur de Maistre, cet homme imposant, était difficile. Eh bien, c’est ce que Pelletan a essayé ! Le croirait-on à {p. 213}distance ? ce doux Pelletan, cette brillante couleuvre sans venin, pâmée si longtemps dans la musique de Lamartine, s’est tortillée et retortillée pour remuer la queue et piquer comme ce scorpion de Voltaire Pelletan, ne pouvant se faire puissant, a pris le part de se faire léger contre le grave de Maistre. Il s’est permis une mise en scène, romanesque et plaisante, qui ricane et persifle, et tend à ridiculiser la grande physionomie d’un homme qui résiste à tous les petits calculs d’ironie et d’impertinence qu’on ose contre lui. L’auteur des Uns et des Autres n’ayant pas dans l’esprit les muscles samsoniens qu’il faudrait pour mettre en pièces le lion, s’est fait taon contre ce lion de marbre. Et pourquoi n’avouerions-nous pas avec calme que, pour une nature comme la sienne, plus apostolique que narquoise, pour un disciple de Lamartine, qui n’aimait pas non plus de Maistre, dont le génie positif était désagréable au « dadais » que le cruel Chateaubriand disait exister au fond du poète des Méditations, Pelletan s’est mieux tiré qu’on n’aurait cru de sa besogne de journaliste irrévérent et pittoresquement gouailleur. Triste gloire, du reste, que de pocher une biographie avec la vie la plus digne, la plus fière et la plus translucide de pureté, pour la servir à un public républicain et libre-penseur !

Et pour se montrer plus journaliste encore, car si l’amusant est la visée du journaliste, l’idée commune est son véhicule et son moyen de succès, Pelletan {p. 214}s’est bien garde, sur Joseph de Maistre, d’un aperçu nouveau qui aurait déconcerté le public, cet ombrageux de médiocrité, et il a répétaillé encore une fois — une fois de plus — les idées sur le bourreau et sur l’Inquisition dont on fait une arme contre Joseph de Maistre, et qui traînent, comme pantoufles, à tout pied de grue qui veut les chausser ! C’est ce que j’appelle, moi, très bien, de la calomnie d’idées ; car, sur ces deux questions, de Maistre a été toujours plus calomnié que compris. De Maistre n’a jamais dit du bourreau ce que Pelletan et tant d’autres s’obstinent à vouloir lui faire dire. Ôtez le pittoresque de l’expression dans cette page terrible des Soirées de Saint-Pétersbourg, écrite ainsi pour faire mieux sentir la vérité de sa thèse, de Maistre, en parlant du bourreau, n’a posé que la nécessité de la peine de mort pour la conservation de tout ordre social, ce qu’on peut soutenir, n’est-il pas vrai ? sans être atroce… Pour ce qui est de l’Inquisition, de Maistre n’a touché ce sujet que de l’extrémité de sa plume, au lieu de le prendre carrément à pleine main. Pelletan se livre contre elle à des cris d’enfant affolé de peur par les commérages de ses bonnes. Personne, à l’heure qu’il est, et de Maistre pas plus que personne, ne songea défendre ni même à excuser les procédures de l’Inquisition, qui ressemblent, par leurs abus et par leurs vices, à toutes les autres anciennes procédures criminelles de l’Europe ; mais le principe même de cette institution, {p. 215}est-ce à cette heure — cette heure d’athéisme qui menace le monde des plus épouvantables catastrophes — qu’on peut le reprocher à la sagesse de nos pères ?… Seulement, ce n’est pas avec un journaliste, chez qui tout prend, sous sa plume, tournure de polémique, qu’on peut évoquer cette question morte de l’inquisition dans l’histoire, qui y a été résolue sans avoir été discutée…

III §

Et, en effet, qu’importe à Pelletan la laborieuse et sévère recherche de l’histoire ! Tout pour la phrase et par la phrase, voilà la méthode en action de l’auteur des Uns et des Autres, pourvu que cette phrase soit trempée pourtant dans le vermillon de la République ou de la libre-pensée. Pelletan n’a jamais été plus fort que la sienne ; il est plus que jamais entraîné par elle, comme tant d’esprits de ce temps de démence chez qui l’imagination, cette singesse de l’intelligence, comme disait Schiller, tord si souvent le cou à la raison. Dans ces biographies, qu’il soit question de de Maistre, sur lequel j’ai le plus insisté parce qu’il est l’ennemi capital et intégral du parti {p. 216}de Pelletan, ou qu’il ν soit question de Lamennais ou de Lamartine, la phrase est toujours surchargée de la déclamation la plus violente, unie, par une combinaison singulière, à la superficialité la plus vaine. Béranger, seul de tous ces hommes exagérés ou faussés en mal ou en bien, Béranger seul est étonnamment bien jugé. C’est qu’ici le tempérament de Pelletan a été plus fort que ses opinions de journaliste. La nature de Pelletan s’est retrouvée. Le lyrique et l’enthousiaste qui sont encore en lui ont eu horreur de cet antipathique petit bourgeois, de ce Tartufe de libéralisme qui savait jouer sa partie avec l’opinion et gagner, en trichant, la popularité, de ce constructeur de couplets qui mettait de l’habileté jusque dans sa poésie charmante et dont l’imagination froide, madrée et libertine, n’eut jamais une grande et vraie inspiration. Et, cependant, cette biographie de Béranger, malgré sa justesse exceptionnelle, est infectée comme les trois autres de ces déclamations haineuses qui ne vont ni à l’âme, ni au talent de Pelletan. Ce lamartinien, ce chimérique du progrès, ce brahmine dont Lamartine fut le brahme en chef, s’est enivré avec du Victor Hugo et du Michelet, et jusqu’à son style porte la trace de cette double ivresse. Il y perd, à cela, lui, sa personnalité littéraire et surtout son autorité. Le livre des Uns et des Autres n’en aura aucune, et ce sera la punition de cette violence dans le vide qu’on trouve à chacune de ses pages. L’espace {p. 217}me manque pour citer, mais, pour en donner une idée, je me contenterai de la définition de l’ancien régime par Pelletan : « Ce fut — dit-il — le meurtre organisé d’une nation. » Dans une discussion, à qui dirait cela on n’aurait plus, pour toute réponse, qu’à tourner les talons ; mais dans un article ?

Eh bien, on le termine ! C’est une manière de les tourner !

Fervaques et Bachaumont(1) §

I §

Rolande [I-V].

{p. 219}Fervaques et Bachaumont ! Deux transparents pseudonymes, derrière lesquels tout le monde à présent sait ce qu’il y a. Fervaques et Bachaumont ! Deux masques de cristal mis par deux jeunes gens d’esprit et de talent, comme s’ils composaient des poisons. Ils n’en composent pas cependant, mais la société dont ils écrivent l’histoire en est un quelquefois, et pour la peindre, il faut la respirer. MΜ. Fervaques et Bachaumont sont les chroniqueurs du high life actuel, une des plus amusantes contradictions de cette piètre société démocratique, qui crève si comiquement des {p. 220}plus aristocratiques prétentions, les messieurs Jourdain sont maintenant à toutes portes ! Ils sont, MΜ. Fervaques et Bachaumont, les derniers venus et les plus jeunes de cette génération qui a descendu le Journalisme de ses grands chevaux et qui l’a déboulonné sans cérémonie, ce vieux boutonné jusqu’au menton, cette vieille valise politique !… Sorti des lourdes mains des Doctrinaires, qui lui avaient donné le ton si longtemps, le Journalisme était devenu si raide, si empesé, si gourmé, si Globe et si Journal des Débats, que la réaction devait avoir lieu et a eu lieu enfin. L’ennui dont Louis XIV mourait tous les jours, malgré madame de Maintenon qu’il avait prise pour le conjurer, engendra les folles gaietés de la Régence. De même, le Journalisme doctrinaire et endoctrinant, qui, à propos de tout, faisait son petit cours à la Guizot ou à là Royer-Collard, a produit cet autre-là, qui ne fait pas le fier, ni de cours, lui, et qui ramasse tout : petits faits, commérages, cancans, anecdotes, le diable et son train ! L’ancien Journalisme, ce vieux myope hautain, au lorgnon d’écaille, ne regardait la société qu’à son étage politique, dont les rideaux, pour lui, restaient le plus souvent baissés. Le nouveau la regarde à tous les étages, depuis la lucarne jusqu’au soupirail, par le trou des serrures et la fente des portes. C’est indiscret, mais c’est amusant. Il a l’œil du chasseur à l’affût, l’oreille du laquais et de l’espion, et la prestesse de plume de Figaro écrivant, {p. 221}un genou en terre, sa chanson sur son autre genou ! Ce sont les fils qui vengent des pères. Le Journalisme des professeurs est le père du Journalisme des reporters, qui nous en a vengés et qui a fini par camper, ma foi ! une crinoline à cet Austère, comme les jésuites d’Espagne en mettent une à leur Christ sur la croix, ainsi que j’ai pu le constater moi-même dans leur église de Saint-Ignace de Loyola.

La crinoline de MΜ. Fervaques et Bachaumont a dix pieds d’envergure et quatorze volants de dentelles… C’est la crinoline de l’Empire, et ils la font bouffer que c’est une bénédiction ! Est-ce bien le mot ? Est-ce une bénédiction ?… C’est brillant, foisonnant, tortillant, provoquant, chargé de mille détails gros comme des têtes d’épingle. Ils ont tout vu, tout entendu, tout senti, ces jeunes gens, et l’illusion ne s’est pas détruite ! Leur manière et leur talent ressemblent à cette « verge couverte d’yeux » à laquelle Amelot de la Houssaye comparait la République de Venise. Ils ont les yeux, beaucoup ; mais ils ont moins la verge. Ils aiment tant cette époque de l’Empire qu’ils retracent, qu’ils n’ont pas le cœur de la frapper…

II §

{p. 222}Rolande est, je crois, le premier roman de ces deux plumes qui jusqu’ici n’avaient fait que de la chronique. Elles en avaient fait, l’une dans le Constitutionnel (Bachaumont), l’autre (Fervaques), dans le Gaulois, et toutes les deux elles y avaient marqué leur trace et leur place. Comment ces deux plumes sont-elles entrées l’une dans l’autre et se sont-elles soudées pour une de ces collaborations dont je n’ai jamais compris la mystérieuse difficulté ? Les aigles à deux têtes n’existent qu’en blason, mais j’en cherche vainement en littérature, et MΜ. Fervaques et Bachaumont auraient d’autant plus de peine à en faire un que leurs têtes sont différentes.

Fervaques est un esprit ardent, enthousiaste, remuant, sensitif, d’une vie littéraire dans laquelle palpite l’autre vie, — la vie réelle, — qui en est toujours le fonds et le tréfonds, et sans les passions, les souvenirs, les douleurs de laquelle le talent n’est pas. Bachaumont est un esprit plus froid, plus rassis, plus analytique et plus acéré. Il pince très finement toutes les fibres, souvent imperceptibles, de la société frivole qu’il s’est donné pour mission d’observer. C’est {p. 223}presque un moraliste, — un aimable moraliste de salon, mais qui a de la dent et qui la met où il faut la mettre, quand un ridicule lui tombe dessous. Bachaumont, dont il a pris le nom, n’était guères qu’un anecdotier. Bachaumont II n’est pas qu’un raconteur. C’est un jugeur. C’est un critique d’un sens très droit dans les petites choses du monde, et qui l’aurait également très droit dans les grandes, s’il les abordait. Il n’a pas le brio de Fervaques, qui est un chaud écrivain d’après Balzac ; qui a fait ses études dans Balzac ; qui a bu du Balzac avec ivresse et dont l’haleine sent le Balzac, comme l’haleine de l’homme qui en a bu sent le romanée et le chambertin dont elle reste longtemps parfumée… Balzac n’aurait pas existé, que Bachaumont ne serait pas moins tout ce qu’il est comme écrivain et comme observateur. Fervaques, non ! C’est un balzacien qui tient à Balzac par la manière de peindre, et, par sa nature, à quelques-uns de ses héros. Il est de la bande à Byron, disait-on à Harrow de quelques camarades du grand poète. Fervaques est de nature, d’imagination et d’attitude, de la bande à Balzac, de cette bande élégante et piaffeuse dont était Rusticoli de la Palférine, par exemple. Fervaques, au nom de mousquetaire, mousquetaire en frac puisque les brillantes casaques de velours rouge et noir ne sont plus, est une espèce de la Palférine littéraire. Comment est-il allé à Bachaumont ? Comment Bachaumont est-il venu à lui ? Évidemment par le même milieu social, {p. 224}qu’ils photographient encore plus qu’ils ne peignent en ce moment, mais qu’ils peindront un jour. C’est par ce milieu social que sont venus, des horizons les plus éloignés, deux esprits différents, qui se sont pénétrés pour cette assimilation incompréhensible d’une collaboration qui est un fait commun en littérature, mais auquel répugnera éternellement tout être d’une puissante originalité.

« Dieu est le grand célibataire », a dit Henri Heine. Le grand talent ressemble à Dieu. Il ne se marie pas pour créer.

III §

La Rolande que voici, ce roman écrit par des chroniqueurs, est une chronique encore, et non point uniquement par le fait de cette tyrannie de l’habitude ou du métier, qui s’imprègne malgré soi, si vite et si profondément, sur la pensée. Pour ma part, je suis intimement convaincu que MΜ. Fervaques et Bachaumont ont voulu, pour plus d’intérêt aux yeux du public, donner à leur livre une forme romanesque ; mais, pour eux, au fond, la grande affaire était de peindre la société des dernières années de l’Empire.

{p. 225}Elle a eu bien des détracteurs, cette société. Beaucoup de bouches pourries ont braillé hypocritement contre sa corruption. Mais elle a eu peu de peintres de l’art pour l’art, pour la vérité seule de la peinture. Un écrivain de plus d’expérience de la vie, du monde et des lettres, que MΜ. Fervaques et Bachaumont, avait déjà essayé de peindre ressemblante cette société, et aussi sous la forme d’un roman et même de plusieurs. C’était Μ. Arsène Houssaye, l’auteur des Parisiennes et des Grandes Dames, un livre qui eut, l’honneur d’être loué au Constitutionnel par Nestor Roqueplan, le difficile dandy, qui se connaissait également en choses de talent et de monde. Pour peindre les mœurs de l’Empire, Μ. Arsène Houssaye était enfin sorti de ce trumeau-Pompadour que, pour ma part, je lui ai reproché si longtemps. Il avait envoyé promener le berger de Watteau et sa flûte traversière, et il avait extrêmement aiguisé et acéré son talent sur la pierre à rasoir de Voltaire et de Beaumarchais. De toutes les mouches du xviiie siècle qu’il avait portées, car Μ. Arsène Houssaye mettait des mouches, il n’avait gardé que l’assassine, celle-là qui donnait tant de piquant à la physionomie. Quant aux cantharides que Lord Byron voyait dans la crème fouettée d’un célèbre roman de Lewis, il n’y en a point, quoi qu’on en ait dit, dans les romans de Μ. Houssaye. Un reproche plus juste, c’est trop de poudre de riz en ces romans, comme sur les épaules de l’Empire ; mais la poudre de riz de {p. 226}Μ. Arsène Houssaye était moins bête que celle des épaules, car elle était faite (la sienne) de Balzac, de Rivarol, de Chamfort, de La Rochefoucauld, de Crébillon fils et de Léon Gozlan, combinés et broyés ensemble. C’était étincelant.

En ces romans, où l’aventure vraie se glissait parfois, comme au bal masqué, sous des loups de satin, indiscrète et voilée, Μ. Arsène Houssaye savait très bien… ce qu’il savait : le Jockey-Club, le demi-monde, les salons de la princesse Mathilde, le Café anglais, le champ de courses, la langue verte, la langue rose, toutes les langues de Paris, du Paris-feuilleton ! Mais, il faut bien le dire, l’observation du romancier ressemblait à l’amour de son ami Chamfort. Elle se contentait de l’épiderme. Certainement, Μ. Arsène Houssaye aurait appris une foule de choses à qui n’allait point à Mabille ou chez Μ. le duc de Persigny, mais son coup d’œil et son coup de pinceau n’entraient pas jusqu’à la grande nature humaine, qui est au fond et même le fond de toute société, si civilisée, si corrompue, si chinoise qu’une société puisse être. Μ. Arsène Houssaye ne mettait pas la balle de son observation dans cet as de cœur où il faut la mettre, quand on tire bien ! En d’autres termes, l’auteur des Grandes Dames ne fait pas une fois, dans les livres qui portent ce nom, ce qu’a su faire Stendhal, ce bourgeois enragé de l’être, qui ne connaissait pas le faubourg Saint-Germain et qui a planté si bien une Mathilde de La {p. 227}Môle sur sa base, comme s’il était des salons du faubourg Saint-Germain, et avec le génie qu’on n’a pas au faubourg Saint-Germain. Je n’ai pas vu dans les Grandes Dames, quoique Μ. Houssaye connût celles de l’Empire, une figure de la réalité et de l’idéal tout ensemble de la Mathilde de Rouge et Noir, cette grande demoiselle de la Restauration. Eh bien, ce que je cherche dans Μ. Houssaye et sans le trouver, le trouverai-je dans le roman de MΜ. Fervaques et Bachaumont, qui ont recommencé son œuvre ? Leur Rolande a-t-elle les qualités du type qui exprime la femme d’une époque ? Car toute époque se résume dans une femme qui en exprime les mœurs, qui en est la substance, — la goutte d’élixir rectifié et concentré, — et qui, comme la pierre d’une agrafe, réfléchit cette époque, la ferme et la couronne. Or, si c’était cela, si Rolande exprimait les mœurs générales de son temps, ce serait écrasant pour l’Empire. Ces jeunes gens qui l’aiment auraient été contre lui des enfants terribles ! Leur Rolande, en effet, est pire que toutes les Pompadour et les Dubarry de l’Histoire ! C’est le plus horrible monstre de vanité, d’amour de l’argent, de corruption native et réfléchie, et je ne crois pas que depuis Madame Bovary il se soit produit dans la littérature quelque chose de plus bas, malgré les grands airs qu’ils lui donnent, et de plus exécrablement odieux.

Et que MΜ. Fervaques et Bachaumont prennent bien exactement la mesure de ma critique et de mes {p. 228}paroles ! Si leur Rolande veut exprimer une idée générale de son temps, si c’est là le type du genre de femmes qui furent les femmes de l’Empire, ah ! il faut avoir une cruelle et implacable misanthropie contre l’Empire, et, certes ! MΜ. Fervaques et Bachaumont ne l’ont pas ! il faut conclure comme ils ne voudraient pas assurément conclure. Et, dans ce cas-là, il y aurait encore la question de la ressemblance et de la vérité à débattre… Mais si cette Rolande, qui est la reine de ce roman et qui doit emporter avec elle l’intérêt humain du livre, au lieu d’être un monstre social n’est plus qu’une exception, un fait particulier de tératologie, enfin un monstre individuel, le chêne n’est pas responsable des champignons vénéneux qui croissent sur ses racines et je n’ai plus rien à dire à des romanciers qui ont — selon ma poétique, à moi — le droit de tout peindre, s’ils sont vraiment des peintres puissants… Seulement, il reste ceci entre nous : ont-ils peint leur monstre individuel avec le sentiment qu’ils auraient dû mettre dans leur peinture pour qu’une telle horreur fût sauvée par la beauté de la peinture et par l’impression, tragiquement morale, qu’elle devrait laisser dans les cœurs ?…

IV §

{p. 229}Encore une fois, c’est toute la question littéraire, et je ne veux poser que celle-là !…

Rolande de Jarnailles est sortie putréfiée du ventre de sa mère. Elle ne se corrompt pas comme les choses se corrompent, peu à peu et par contacts successifs. Non pas ! Elle est née corrompue comme elle est née blonde. Elle aime, d’instinct, tout ce qui perd les femmes et peut déshonorer les hommes : l’argent d’abord, — et toujours, — et le luxe qu’il donne, et les grossières influences et les ivresses plus grossières encore qu’il apporte à la vanité. Elle a le diable au corps, cette Rolande, mais son diable, à elle, est froid. Elle a dans la poitrine le gésier de l’orgueil, mais pas de cœur ! Elle est comme le démon de sainte Thérèse : la malheureuse, elle n’aime pas ! tout le temps du livre ; car son amour de la fin, sorti des boues remuées de sa nature, — il y a des boues dans cette femme de marbre blanc, — n’a été mis là par les auteurs que comme une ressource de dénouement pour qu’aux dernières pages le lecteur, écœuré de cette femme, ne jetât pas le livre de dégoût ! Vaniteuse qui prend {p. 230}les rages de la vanité pour les fiertés de l’ambition, cette princesse des Ursins manquée, ratée avant d’avoir agi, qui ne voudrait pas du pouvoir, cette mâle chose qui se suffit à elle-même, s’il n’était pas extérieur et voyant comme une de ses toilettes, n’est, en somme, rien de plus qu’une cocotte, soufflée, comme un éléphant de baudruche, jusqu’à des proportions gigantesques, mais qui ne l’empêchent pas d’être une cocotte, cette variété de courtisane moderne, indigne même de ce nom de courtisane déshonoré dans d’autres siècles mais relevé en celui-ci, tant tout est tombé bas, même dans l’infamie ! Donc, cette cocotte à blason, qui se laisse mener, comme toutes ces filles-là, par sa femme de chambre (son habilleuse) et par son coiffeur, prend pour de l’argent comme amant son beau-frère, qu’elle vole à sa sœur, et, maîtresse impure d’un cabotin, devenu communard, finit par se marier à un Prussien, pendant que Paris flambe encore ! Voyons ! croyez-vous qu’il y ait au monde et qu’il puisse y avoir une créature plus ignoble et plus criminelle ?… C’était audacieux de la peindre, mais, puisqu’on en avait l’audacieuse fantaisie, il fallait la peindre avec l’intelligence des grands peintres, qui sauvent tout des sujets les plus dangereux par la passion et par l’accent de leur peinture. Or, c’est là ce qui manque à MΜ. Fervaques et Bachaumont. Ils n’ont pas, en peignant leur monstrueuse Rolande, cet accent profond qui, dans la pensée des lecteurs, sépare le peintre de {p. 231}son modèle ; ils n’ont pas cette manière de poser leur personnage qui n’a pas même besoin de paroles, qui n’est qu’un souffle de la plume, mais un souffle vengeur, en exposant des abominations… Certes ! je ne veux pas de prêchailleries morales, de ces prêchailleries qui plaisent tant aux niais, aux bégueules et aux hypocrites. Je les trouve absolument contraires au but que l’Art doit atteindre dans un roman.

Mais j’exige pourtant que l’on sente à quelque chose dans la peinture qu’une conscience morale s’agite dans le peintre ; qu’il y ait, enfin, dans l’artiste, l’être moral sans lequel même le grand artiste n’existe pas. Eh bien, c’est cet accent profond, toujours très reconnaissable quand il est dans une œuvre, c’est ce je ne sais quoi tout-puissant, qui donne même à l’ignoble, oui ! même à l’ignoble ! le tragique idéal qu’il lui faut, sous peine de n’être plus qu’une réalité dégoûtante… C’est cela, c’est ce difficile cela, que MΜ. Fervaques et Bachaumont n’ont pas su trouver. Ils peignent leur Rolande et ses vices avec un sans-souci de peintres indifférents à tout ce qui n’est pas la couleur et la plastique de leur peinture, et avec une impassibilité plus légère, mais aussi positive que celle de Flaubert, le plus fieffé matérialiste de peinture qu’il y ait dans ce temps de matérialisme en toutes choses… Ils disent le long de leur roman que Rolande a le don de fascination, ce qui est bien facile à dire quoique pas une seule fois on ne comprenne qu’elle l’ait dans le {p. 232}roman où elle se meut, mais ce don de fascination qu’ils lui ont fait, évidemment elle l’a pour eux. Comme le sculpteur qui adorait son propre ouvrage, ils sont fascinés par le leur. Ils sont fascinés, comme la femme et le coiffeur de cette grande et irrésistible drôlesse… Et c’est là le plus grand reproche que je leur ferai, à ces jeunes gens, au début de la vie littéraire dans laquelle ils ont assez de talent pour réussir. Ils ont été faibles avec leur Rolande. Nulle part, dans leur livre, on ne sent passer un frémissement d’indignation ou de colère. Nulle part le glaçon, qui coupe, du mépris. Ils ont trop épousé leur sujet, quand il fallait le dominer. Ils ne sont pas montés plus haut que ce sujet pour le traiter de plus haut ; car c’était un de ces sujets terribles, à fond de corruption, qu’il fallait peindre le pinceau levé comme la cravache du dompteur ou l’épée d’un homme énergique qui mène un peuple corrompu.

V §

Cela dit, je me rabattrai sur les détails, qui sont nombreux et vivants. La manière rapide, mouvementée, colorée, très chaude et très connue de Fervaques, {p. 233}y domine. Il aura emporté Bachaumont dans son torrent, Bachaumont, dont la manière agrafante disparaît par trop dans la sienne. Je me prends à la regretter. Les chroniqueurs d’habitude se marquent, en ce fourmillement de faits, par l’absence de jugement supérieur sur les événements et les choses, de repli d’âme, de réflexion sur ces faits qu’on n’a souci que de raconter en les peignant de couleurs vives. Toutes les couleurs y sont, excepté la couleur de l’âme des auteurs. Fervaques, le balzacien, ne s’est donc pas rappelé la manière de son maître, cette pensée du profond Balzac, planant éternellement sur les drames qu’il raconte, en ses romans sublimes ?… Il a mieux aimé le mutisme d’âme et l’écourté de Flaubert ?… Toujours est-il que l’homme que cherchait Pascal dans les livres, n’est pas ici. Il n’y a que des chroniqueurs de talent, des hommes du fait, des Américains en littérature, des arrangeurs de panoramas immenses ouverts partout : en France, en Espagne et en Angleterre ; car cette Rolande, qui ne tient à rien qu’à elle-même et à se montrer, ils la font voyager et ils accrochent à la traîne de sa robe, sans beaucoup de peine d’invention, des descriptions comme celles de quelques quartiers de Londres et d’une course de taureaux en Espagne. De toutes ces scènes, de tous ces tableaux, — qui passent un peu trop comme les paysages vus d’un wagon, — il y en a pourtant quelques-uns qui frappent. L’un des plus réussis, c’est l’orgie des pétroleuses {p. 234}sous la Commune, au palais de la Légion d’Honneur, pendant que leurs hommes sont à la bataille. C’est d’une réalité dont pourront s’inspirer les Walter Scott de l’avenir, qui voudront peindre les horreurs de Paris insurgé, comme Walter Scott a peint les horreurs de Liège révoltée.

J’ai à peu près tout dit sur ce roman de Rolande, qui pourrait être très bon et ne pas me plaire, mais qui ne me plaît pas et qui n’est pas très bon. Il n’y a là ni grande pénétration humaine, ni grande composition littéraire. C’est fiévreux et hâté, peint debout et presque en marchant, mais avec une désinvolture et une verve qui attestent, en définitive, une puissance. Le beau côté de ce livre, c’est la vie qu’on y sent, et il faut saluer la vie, dans ce néant de générations mortes ! Les jeunes auteurs de ce roman, j’espère trop en eux pour ne pas leur dire tout ce que je pense. Rolande n’est pas un tableau, mais c’est une palette. Le livre n’est pas venu, malgré les facultés qu’il prouve.

Mais il annonce qu’il en viendra un !

VI §

Les Mémoires d’un décavé [VI-VII].

Qu’est-ce à dire, les Mémoires d’un décavé ?… Sont-ce les mémoires d’un joueur en perte ? Hélas ! tout {p. 235}le monde l’est, à cette heure, en France, et à tous les jeux, — jeux de bataille, jeux politiques, jeux électoraux ! Notre pauvre société n’est plus qu’une décavée, et, par ce côté-là, ce titre de décavé pourrait signifier quelque chose… Mais l’auteur, du moins en talent, n’est pas un décavé. Au contraire ! Il a une mise au jeu superbe, et m’est avis qu’il gagnera la partie !

Il l’a crânement engagée ; car il y a toujours crânerie à publier, dans un pays de routine et d’idées communes, où les rabâcheries ont si souvent force de loi, un livre neuf d’inspiration et d’un accent jusqu’alors inconnu. Les Mémoires d’un décavé ne sont les mémoires de personne en particulier. Ce sont les mémoires de tout un monde, mais de tout un monde réfléchi dans un homme qui nous en renvoie l’image, en la teignant de ses propres sensations. Eh bien, cela est nouveau, osé, dandy, un peu fat même, mais la fatuité n’est pas la sottise ! Et que dis-je ? elle impose même aux sots, et voilà pourquoi on serait tenté de l’aimer ! Fervaques a bravé le mot célèbre de Pascal, qui disait le moi « haïssable ». Cela dépend du « moi » auquel on a affaire, ô vieux dégoûté de Pascal ! Le moi de Fervaques est partout dans son livre, et on ne le hait nulle part, ce moi passionné qui vibre de jeunesse. Stendhal disait du romancier qu’il était un miroir, et que ce n’était pas la faute du miroir s’il réfléchissait la boue du chemin : c’est qu’il {p. 236}y avait de la Loue. Fervaques n’est point un romancier, c’est un historien, et en cette qualité tenu d’être encore plus un miroir que le romancier. Mais, allez ! c’est un miroir ardent, et qui, certes ! n’est pas impassible.

VII §

Dans les Mémoires d’un décavé, Fervaques n’est plus de compte à demi avec notre Bachaumont. Il est tout seul. Tout seul dans un genre bien à lui, introduit par lui dans le journalisme contemporain, qui l’a tout de suite accepté. Or, ne crée pas qui veut un genre ! L’ancien journalisme ne pouvait pas produire un écrivain du ton et du fonds de Fervaques. Pour cela, il fallait qu’il abaissât son diapason et qu’il devînt l’audacieux touche-à-tout qu’il est devenu. Fervaques n’écrit pas les mémoires de son temps comme les ont écrits tant de faiseurs de mémoires et de conteurs d’anecdotes, que nous sommes bien heureux d’avoir pour nous faire comprendre la grande histoire, qui n’est pas toujours ce qu’elle paraît être dans les historiens solennels. La grande histoire s’éclaire par en dessous avec ces lampions que l’on appelle les historiettes. Seulement, les {p. 237}historiettes de Fervaques ont un accent que n’ont pas les autres. Elles ne ressemblent pas, par exemple, aux Historiettes de Tallemant des Réaux, cet anecdotier qui regardait dans son temps par le trou de sa lucarne, ni aux Menagiana de ce cuistre littéraire de Ménage. L’élégant Fervaques, avec ses instincts et ses· goûts, serait, j’en suis sûr, bien heureux, parbleu ! de ressembler à Grammont, l’adorable Grammont, raconté par l’étonnant Hamilton, digne par l’esprit d’être son beau-frère. Mais Grammont ne voyait que la cour ; l’univers, pour lui, finissait aux antichambres. Fervaques est d’un temps — et il en enrage ! — où les antichambres sont devenus des salons. Au xviiie siècle, Duclos, madame du Deffand, Walpole, le prince de Ligne, faisaient les mémoires de leurs personnalités connues bien plus que les mémoires de leur temps. C’était dans l’intérêt de leurs personnalités qu’ils écrivaient. Fervaques, ce nouveau venu, avec son demi-masque, n’est pas connu. Il n’a donné d’otages à rien. Il n’a pas de pignon sur rue, pas-de situation d’amour-propre ou de rang à ménager. Il n’est pas plus une personne réelle que Childe Harold. Mais, comme il y a du Lord Byron dans Childe Harold, il y a dans Fervaques un homme dont je ne dirai pas le nom, puisqu’il le tait, mais qui, grâce au talent qu’il a, sera bientôt une personne que tout le monde pourra nommer de son vrai nom.

En attendant, il peint les mœurs du xixe siècle. Et {p. 238}quelles mœurs ! Ce n’est pas un Greuze. Il ne peint pas les mœurs vertueuses, qui sont très rares, — des mœurs d’exception. Il ne peint pas, comme Greuze, la bienfaisance, une bourse à la main, dans les greniers. Il peint les petites mœurs des petites dames, les mœurs légères, le monde à la mode et le high life, dans une société qui, toquée de démocratie, veut avoir cependant son high life aussi, comme l’aristocratique Angleterre. Le sentiment aristocratique plane sur notre société démocratisée, comme une auréole sur un tombeau. Et il ne s’y éteindra pas, parce qu’il n’est pas une chose de société, mais de nature humaine… Quand la démocratie aura coupé la dernière tête de noble et de poète, il y aura encore de l’aristocratie dans le monde, et, malgré toutes les égalités proclamées, elle repoussera, — déplacée, oui ! socialement déplacée, mais immortelle ! Fervaques est l’écrivain du sentiment et des choses aristocratiques de ce temps. Il en a la passion et il nous les peint dans des tableautins de quelques lignes, avec un fusain aussi léger, aussi rapidement emporté que les choses mêmes qu’il nous retrace. De toutes les poussières de l’histoire, cette faiseuse de poussières, il recueille celles qui se volatilisent le plus vite et le plus complètement s’évaporent. Peindre la figure d’un monde qui reste là, ce n’est pas une affaire. Mais peindre la figure d’un monde qui passe, — qui demain sera passé, — voilà où gît l’intérêt de ces peintures, qui fixeront les modes, les manies, les {p. 239}engouements, les frivolités, les passions qui s’envolent chaque jour d’un siècle, sous les yeux charmés de l’avenir. Le livre de Fervaques gagnera à vieillir comme le vin. C’est au xxe siècle que l’on appréciera ces récits vivants, ces memoranda du xixe.

Et on les appréciera d’autant plus, qu’avec les plates mœurs dont la démocratie nous menace il sera peut-être impossible de les recommencer !

VIII §

Les Femmes du monde [VIII].

Un mariage dans le monde, d’Octave Feuillet, et Les Femmes du monde, par Bachaumont, parus en même temps, voici deux livres qui s’adossent bien… faits sur le même sujet, quoique différents par la forme. L’un est le roman et l’autre est la chronique. C’est le conte et c’est la vérité. Ou, plutôt, c’est la vérité tous les deux. Car le conte, fût-ce celui de Peau d’Âne, doit avoir, pour intéresser, sous les combinaisons et les arrangements de la fiction, une vérité de nature humaine ou de mœurs. Conte ou chronique, histoire ou roman (et le roman, c’est de l’histoire encore), ont, l’un et l’autre, pour visée d’exprimer la réalité, et ici c’est la réalité contemporaine. Dans les Chroniques {p. 240}de Bachaumont qu’il a intitulées : Les Femmes du monde, ce sont en effet les femmes, si puissantes en France sur l’opinion, et qui, selon ce qu’elles sont, l’élèvent ou l’abaissent, ce sont les femmes qui sont en jeu, ou plutôt en représentation, dans tous les détails de leur vie mondaine ; — et dans le roman d’Octave Feuillet, ce sont les femmes encore, puisque le sujet du livre est un mariage dans le monde. Or, le mariage est le plus grand événement de la vie des femmes. Ces êtres, que nous nommons nos moitiés, n’existent point par elles-mêmes. Elles n’existent pas socialement en dehors du mariage. L’homme, qui a dans sa tête de grandes pensées et dans sa vie de grandes actions, peut rester célibataire, comme Dieu. Mais la femme — la mère des enfants — n’a de destinée et de dignité que dans le mariage, du moins jusqu’à ce moment ; car l’effroyable mouvement qui emporte la société et l’arrache à toutes les lois chrétiennes, un de ces jours emportera aussi le mariage, et tous les bâtards y comptent bien !

Mais laissons cette prophétie. Il ne s’agit que de la valeur de vérité du roman d’Octave Feuillet, quand il nous copie une société qui n’est plus elle-même qu’une nullité sous les formes d’une élégance mesquine, et des habitudes sans originalité et sans grandeur. Eh bien, ce monde dans lequel Feuillet a taillé un roman qui n’a de vrai que son étoffe, voici un livre qui l’affirme à son tour, si quelqu’un {p. 241}pouvait contester, de ce inonde, la pitoyable réalité !

Cet autre, livre, c’est : Les Femmes du monde. L’auteur de celui-ci n’est pas un romancier, comme Octave Feuillet ; c’est tout simplement un chroniqueur. Mais, voyez la rencontre ! il se trouve que le chroniqueur nous amène sous les yeux le même monde que le romancier. Ceux qui ont lu Bachaumont sont accoutumés à respirer cette cassolette de sels anglais ; car c’est un tonique et un pénétrant, que Bachaumont ! Ce n’est pas un chroniqueur mièvre, enivré de la mode et de son jargon. Il porte un étonnant bon sens dans les choses frivoles, cet historiographe de salon qui s’est dévoué à ce labeur, mélancolique pour un homme d’esprit, de nous raconter les minuties vaines d’une société usée, érosée, épuisée. Ce jeune écrivain, qui s’est intitulé Bachaumont et qui vaut dix fois mieux, que le masque qu’il a pris, ne se contente pas, comme l’homme de son masque, de ramasser, sans choix et à la pelle, les cancans et les mots et tous les détritus d’un siècle, et de les jeter dans un tombereau qu’il pousse à la postérité. Notre Bachaumont n’est pas un boueux d’anecdotes. Il trie les siennes et les choisit, et ce n’est pas sa faute, à lui, si elles ne sont pas plus piquantes. Elles le seraient davantage, s’il les inventait ! Il n’a pas que du renseignement. Il a de· la critique. Il n’est pas seulement le Dangeau de la société parisienne. Il n’est pas ce badaud de Dangeau {p. 242}toujours à plat ventre devant Louis XIV. Bachaumont ne tremble pas devant le sien… Il n’en oublie rien ; il en réfléchit tout. C’est son métier d’être un miroir, mais il n’a pas l’impassibilité bête d’un miroir. C’est un miroir, mais un miroir qui a des opinions, et on les voit parfois discrètement réfléchies dans les rayonnements de sa glace ; car la fonction est terriblement délicate de ce chroniqueur, qui ne peut pas vouloir qu’on ferme la porte au nez de sa chronique, et qui soutient, depuis je ne sais combien de temps, cette gageure de tact et de tenue d’être un chroniqueur accepté, un chroniqueur à la journée et à la soirée, marchant sur plus pointu que la pointe des clochers : à travers les prétentions de tous les genres et tous les genres de vanité !

Il continue ce difficile exercice dans son livre des Femmes du Monde, et il s’en tire avec sa souple habileté ; mais, malgré le gant de velours avec lequel il touche les papilles nerveuses des amours-propres ; malgré les clairs-obscurs qu’il jette sur cette vieille société qui, comme les femmes passées, ne peut plus faire d’illusion qu’à contre-jour et dans les pénombres, on voit bien ce qu’elle est devenue, on sent bien que ce qui était « le monde » autrefois est fini. Le pêle-mêle de la démocratie, la légalité tombant de la loi dans les mœurs, n’ont pas encore fait la société qui doit remplacer la société ancienne pulvérisée et dont il ne reste plus que des atomes dispersés ! Le volume {p. 243}des Femmes du monde de Bachaumont s’ouvre par les Femmes du faubourg Saint-Germain, les têtes de colonnes de la société française, qui n’est pas plus maintenant, en dehors de la topographie, la société française, au faubourg Saint-Germain, qu’à la Chaussée d’Antin et au faubourg Saint-Honoré. Le faubourg Saint-Germain est partout et nulle part, comme l’Ulnare de feu d’Arlincourt. Savez-vous à quoi se réduisent les traditions de ce faubourg Saint-Germain, qui, en ton, en esprit, en conversation, en dominance de tous les genres, était autrefois le premier des mondes ? Bachaumont va vous le dire. Elles consistent à adopter le plus tard possible les modes nouvelles, — à aller en toilettes habillées aux messes de mariage, — et à se présenter cavalièrement seules en soirée, sans les maris qui sont au cercle ! Ne voilà-t-il pas de grandes traditions ? Ne voilà-t-il pas un beau côté de mœurs ? Lisez dans Bachaumont les chapitres intitulés : Les Dernières Grandes Dames, Les Femmes à l’Assemblée nationale, devant l’autel, en carême, en religion, et vous serez édifié suffisamment sur les chinoiseries, à la portée de tout le monde, qui ont remplacé la vie, la passion, la conviction, l’esprit, les fiertés de la race, dans ce monde qui n’est plus qu’un monde de fantômes, jouant à la vie ! Les manières mêmes, par lesquelles ce monde régnait encore plus que par la pensée, en a-t-il conservé la supériorité tranchée, incontestable, personnelle, qui lui appartenait comme {p. 244}son écusson ? Demandez-vous où est allé ce qu’on appelait l’air grand seigneur, remplacé si médiocrement par l’air comme il faut, qui est l’air de tout le monde à une certaine hauteur de société. L’égalité, l’exécrable égalité, la pierre ponce de l’existence moderne, a passé sur tout, a tout limé, tout rogné, tout rongé et tout diminué… et c’est au moral aussi bien qu’au physique qu’il n’y a plus de talons rouges !

Et cela n’est pas d’hier. Déjà, en 1832, un romancier, oublié maintenant et qui valait mieux que beaucoup de ceux dont on parle, Horace de Vielcastel, impatienté de voir le faubourg Saint-Germain, dont il était, donner sa démission de l’action politique et se refuser à devenir le parti tory de la France, après en avoir été le parti jacobite, voulut nous en faire une forte peinture dans des romans qui portèrent hardiment ce nom. Mais il ne trouva ni en lui, ni hors de lui, de couleur pour peindre ces ombres pâles. Ce qu’il peignit, ce ne fut pas plus la caractéristique du faubourg Saint-Germain que de toute autre société qui a la prétention de savoir vivre, parce qu’elle vit dans une atmosphère de fortune et de luxe. À cette époque, déjà, l’effacement, le brouillé du pastel, se faisait complet. À présent, le nihilisme est absolu. En ces romans de Μ. de Vielcastel, qui avaient la prétention d’être des livres de caste et des satires de cette caste, ce qui devait affiler le trait et exaspérer la couleur, on parlait identiquement la même langue mondaine que {p. 245}le roman de Feuillet, et on y rencontrait les mêmes inanités que dans la chronique de Bachaumont. Ce n’est pas avec cela qu’on peut reconstituer la société disparue ! Un ou deux hommes de génie ont pu seuls, dans le néant de société moderne des temps, nous y faire croire, au faubourg Saint-Germain, en nous ressuscitant des types de ce monde merveilleux, l’enchantement de nos ancêtres. Madame de Cadignan (dans Les Secrets de la princesse de Cadignan), mademoiselle de La Môle (dans Le Rouge et Noir), sont de ces types inouïs et sans modèle, inventés par des hommes qui n’étaient pas du monde que ces types expriment avec un si vivant relief. Mais ces hommes avaient du génie, et pour faire ce qu’ils ont fait, il ne fallait pas moins que cela.

Quand on n’en a pas, on met le rien sur le rien, et c’est la société actuelle !

Crétineau-Joly §

Jacques Crétineau-Joly, par l’abbé U. Maynard.

I §

{p. 247}Ce n’est là qu’une biographie et cela est long comme une histoire ! C’est la biographie d’un homme mort récemment, et sur lequel on s’empresse d’écrire. A-t-on peur que sa mémoire se refroidisse ?… Entre la mort de Crétineau-Joly et cet énorme volume, il n’y a guères eu que le temps de le bâcler. Et, en effet, il est bâclé, et l’amitié n’excuse pas, dans un livre, les défauts de composition. Évidemment, on s’est trop hâté… Pour faire la biographie d’un homme, il ne faut pas en être trop près. Il y a des conditions de temps et d’espace nécessaires à l’histoire. Et si cela est vrai pour les hommes qui doivent prendre dans l’histoire {p. 248}une place incontestable, cela est bien plus vrai encore pour ceux dont la place y peut être contestée ou qui n’y entrent un jour que pour en sortir. Certes ! Crétineau-Joly, l’auteur de l’Histoire de lα Compagnie de Jésus, de la Vendée militaire, de l’Histoire de la Révolution et de l’Église, du Pontificat de Clément XIV, l’éditeur et le dépositaire des Mémoires de Consalvi, ne peut pas sortir et disparaître entièrement de l’histoire religieuse, politique et littéraire du xixe siècle. Mais, enfin, quels que soient ses mérites, — et ce chapitre dira s’ils sont grands, — il n’est pourtant pas un de ces hommes qui, comme de Maistre, par exemple, ont trouvé dans l’histoire une place irréductible et cette gloire lente à venir, mais toujours grandissant une fois qu’elle est venue ; car la vraie gloire grandit dans l’éloignement, tandis que tout, ce qui n’est pas elle diminue.

Pour mon compte, je ne crois pas que Crétineau ait cette haute destinée. Ce fut un ardent et brave serviteur de l’Église et des monarchies ; il eut un talent que je vais tout à l’heure caractériser. Mais cette gloire qui sort de l’obscurité et de l’obstacle, peu à peu, comme un chêne sort de terre, et sur le gland duquel, les racines et les premières pousses, des troupeaux de bêtes ont passé, cette gloire, qui fut celle de Joseph de Maistre, ce génie de trempe immortelle qui pouvait attendre et qui attendit, je ne crois point que Crétineau-Joly l’ait jamais, et peut-être n’était-il pas {p. 249}fait pour elle. Il était fait, lui, pour le bruit immédiat, et il l’a fait ! et il l’a eu ! Il était fait pour la bataille présente, pour le coup pour coup de la mêlée, pour la polémique, incessante et implacable, sur la brèche. Il était fait pour l’en-bas de la tranchée et de la sape, non pour l’en-haut, d’où planait de Maistre. Ce grand de Maistre, qui passa sa vie dans la société des empereurs et des rois sans y rabaisser son génie ; qui commença en la société intellectuelle par les Considérations sur la France, et ne trouva pas, après trente ans de services de génie, un prêtre ou un évêque pour rendre compte du livre du Pape, ce chef-d’œuvre consacré à Rome, et qui mourut, frappé au cœur, de l’ingratitude du sacerdoce, aussi grande alors que celle des gouvernements ; ce grand de Maistre a été vengé de tout cela par sa gloire… Crétineau, moins grand et moins infortuné, eut tout de suite ce qui lui revenait. Il tapagea, dès le premier jour. Les journaux, muets sur de Maistre, mugirent sur lui, et les coups de corne suivirent les mugissements de ces bœufs enragés ou de ces buffles stupides. Le scandale, le bon scandale fut dans Israël. Crétineau piqua l’opinion, qui le lui rendit. Il eut l’honneur de la calomnie. C’est presque de la gloire aussi, mais c’est de la gloire de combat, qui ne dure que pendant la guerre. Il avait les qualités qui servent au combat, mais il n’avait pas celles qui subsisteraient sans la guerre, et qui éterniseraient la gloire de ceux qui les ont en dehors de la bataille.

{p. 250}Ce fut donc un soldat dans l’ordre intellectuel, — un héroïque soldat. Ce ne fut point un capitaine. Dans les guerres de plume qu’il soutint, il prit toujours l’ordre chez quelqu’un ; mais il l’interprétait en caporal intelligent… Ses chefs savaient ce qu’il pouvait. Il s’appelait Jacques Crétineau-Joly, et, de fait, il était un Jacques. Il se battit toute sa vie comme un Jacques. Les Jacques modernes furent les Chouans, et ce fut toute sa vie un chouan, que Crétineau. Il ne chouanna pas sur le terrain de l’action militaire, comme Rio, ce héros de quinze ans, décoré à quinze ans, en 1815. Mais il chouanna dans tous ses livres comme d’autres chouannèrent dans leurs forêts, aux clairières marécageuses. Au temps de sa jeunesse, la pensée avait remplacé l’action. On ne faisait plus d’histoire. On en écrivait. Il écrivit celle de la chouannerie, à la fin de sa Vendée militaire, avec le sentiment profond qu’il avait pour elle. Il raconta la chouannerie comme un homme qui aurait mieux aimé faire que dire. Il avait, dans la plume, le coup de fusil, ajusté et certain, du chouan. Il en avait la force retorse, rusée, terrible. Il y a des gentilshommes de lettres ; lui, il fut toujours un chouan de lettres, et littérairement, tant qu’il vécut et n’importe dans quelle histoire il s’engagea, il resta toujours chouan, toujours le Marche-à-Terre de Balzac ; — mais un Marche-à-Terre qui ne rampait que devant l’ennemi, pour se relever et le frapper mieux ; un Marche-à-Terre {p. 251}dont la peau de bique n’avait rien de sinistre et cachait l’intrépide gaieté d’un Gaulois !

II §

Voilà ce qu’il fut de fondation, Crétineau. Les sculpteurs mettent dans leur glaise une tige de fer pour la soutenir, et c’est sur cette tige qu’ils pétrissent leur statue. La tige de Crétineau-Joly (et elle était de fer), c’est le chouan, le chouan qui soutient tout en lui et autour duquel se moulent les divers traits qui forment l’ensemble de l’homme entier, sous l’action de la vie et le pouce de la circonstance. Pour écrire la vie de cet homme de brusque décision, qui aimait la vérité d’un amour hardi et sans scrupule, qui n’y alla jamais de main morte avec rien ni avec personne, et qui empoignait, quand il ne s’agissait que de toucher, besoin était d’un homme de sa sorte. Il n’y avait qu’une plume de guerre comme il l’était, qui pût parler convenablement et dignement de cette plume de guerre. On a préféré une plume ecclésiastique. On a choisi un prêtre, et un prêtre qui n’était pas Bossuet ; car Bossuet, sous sa soutane violette, était un homme de guerre, et c’est pour cela qu’il a parlé si magnifiquement bien du grand Condé.

{p. 252}L’abbé Maynard fut l’ami de Crétineau-Joly, et ce fut son titre pour en écrire la vie. Aussi est-elle à recommencer. L’abbé Maynard est un abbé très littéraire, qui a écrit déjà la Vie de saint Vincent de Paul, et qui, ce jour-là, a montré du talent en parlant de cet homme adorable pour lequel un navet trouverait du cœur. J’ai dans le temps parlé avec une chaleureuse approbation de cette vie de saint Vincent de Paul. Mais la vie de Crétineau n’est pas la vie d’un saint. Il aimait les saints, il les honorait, il se serait battu en duel pour eux, comme d’Orsay, le beau d’Orsay, se battit un jour pour la sainte Vierge ; mais ce diable de Crétineau n’en était pas un. Il y a en lui quelque chose de sanguin, de violent, de vibrant, de sans-façon, de familier avec la vie et le monde, auxquels il se mêlait impétueusement et gaillardement, et qui déconcerte un peu la méticulosité de l’abbé Maynard, homme pâle, de peu de santé, qui n’a pas le tempérament luron de Crétineau. Et cette méticulosité inquiète le devient tellement, que ce n’est plus une biographie bien nette, réfléchissant l’homme comme une glace, avec ses angles et son relief, que nous avons là sous les yeux, mais tout un embrouillamini — comme dirait Μ. Jourdain — de choses inutiles et quelquefois malséantes à la mémoire de Crétineau. Au lieu de nous donner une Vie à la manière sobre et étreignante de Tacite, l’abbé Maynard a {p. 253}mieux aimé nous verser sur les pieds tout un sac de procédure :

Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières !

Nous nous attendions à une de ces compositions historiques trop étroite de proportions pour être une histoire et qu’on appelle une biographie, et nous avons eu un dossier.

Que dis-je ? un dossier ! La matière de plusieurs dossiers !… Vous savez la phrase, dans le patois consacré : « L’avocat soussigné est d’avis des résolutions suivantes. » C’est ainsi que l’abbé Maynard parle, non pas comme un apologiste, mais comme le plus verbeux, le plus traînant en longueur des avocats. Un apologiste ne discute point. Il articule les faits simplement, il les accumule, les met en ordre les uns sur les autres, et en fait une boule de lumière qui entre, en bloc irrésistible, dans tous les yeux. Un apologiste a de la fierté pour son héros. Il le couvre de sa dignité personnelle, — de sa propre autorité morale, — et un prêtre, et un bon prêtre comme l’abbé Maynard, doit en avoir une immense… Il ne se ravale pas et ne ravale pas l’homme dont il a écrit la vie parce qu’il l’admire ; il ne le justifie pas des calomnies (qu’on ne fait d’ailleurs pas cesser en y répondant) ; il dédaigne les accusations des partis, dont tout homme d’action est victime dans ce monde infâme, et qui, {p. 254}pour les fortes épaules, sont toujours faciles à porter. Eh bien, ici, rien de tout cela !… Ce n’est plus qu’une plaidoirie. Ce n’est plus qu’une lessive… et sans battoir encore ! Quelle absence de toute grandeur ! Quels détails méprisables et à mépriser ! Le chantage, par exemple, cette réputation qui plane sur toute la vie de Crétineau, dit l’abbé Maynard, et qui est le sort commun, fait par les ennemis, de tous ceux qui mettent la main dans la boue de la politique ; le chantage, cette revanche du fumier d’Augias qui se venge d’Hercule ! Et aussi, après les choses odieuses, que de choses chétives ! Quelles épingles dans des bottes de foin ! Et, par-dessus tout cela, quel mortel ennui à traverser pour arriver à cette conclusion, qu’on savait bien avant qu’elle fût tirée : c’est que Crétineau était un officier de fortune, comme le major Dalgetty, qui faisait la guerre pour le compte des autres, mais avec cette différence que le major Dalgetty était indifférent à toutes les causes, et que Crétineau ne faisait la guerre pour les autres que quand les autres pensaient comme lui et que leur drapeau était son drapeau… Oui ! certainement, on savait cela avant que l’abbé Maynard se donnât tant de peine pour le prouver, et, d’un autre côté, on ne l’aurait pas su, qu’il fallait nous l’apprendre avec moins de pesanteur, de traîneries, d’épluchettes, et c’était aisé, — et il y aurait eu dans cette biographie plus de noblesse et peut-être plus de clarté !

{p. 255}Mais l’abbé Maynard a d’autres manières de procéder, et il a paperasse. La paperasse a envahi un livre qu’il fallait couper dans la paperasse et d’où il fallait le tirer, comme on tire, d’un bloc, la tête d’un buste. L’auteur de la biographie intitulée : Jacques Crétineau-Joly, avait dans les mains tous les éléments d’une vie qui, claire et courte, mais substantielle et d’un bel accent, aurait été lue, car, en France, on aime les batailleurs, et pouvait rester, durable comme une médaille. Malheureusement, Maynard n’est pas un graveur. Il ne creuse pas le bronze. Son poinçon est une plume, émoussée par l’usage et par cette méticulosité qui est le caractère de beaucoup de prêtres, dans ce triste temps où tous ceux qui sont le plus faits pour se mettre au-dessus de l’opinion se mettent le plus au-dessous. Cette plume — plumeau qui ramasse tout ! — pouvait cependant s’épargner de faire lever certaines poussières, comme les Poésies de Crétineau, sa tragédie du Duc d’Albe et son voltairianisme momentané. On aurait dû laisser cette gourme. Est-ce que, dans la vie des hommes faits, on a besoin de parler de leurs petites maladies d’enfants ?… Diderot dit quelque part que, dans les peintures des grands peintres, ce qu’il y a de plus beau, ce sont les laissés… Il entend par là les choses qu’ils n’y mettent pas quoiqu’elles soient dans le sujet, et que les artistes médiocres ne manqueraient pas d’y mettre. Mais l’abbé Maynard met tout sur son biographié. Il le charge {p. 256}et le surcharge de tous les barbouillages de sa jeunesse. Et, comme si ce n’était pas assez que tout cela, — quand quelques mots auraient suffi, — il faut que, pendant tout ce volume, qui a cinq cents pages, l’abbé Maynard ajoute au poids intrinsèque de son livre celui de sa toujours présente et redondante personnalité.

III §

Et, en effet, on se demande si l’abbé Maynard a été autorisé par la famille à se mettre autant que Crétineau dans cette biographie de Crétineau ; car, sur ma parole ! il y est autant que Crétineau. C’est entre eux deux, le long de cette biographie, un bras dessus et un bras dessous perpétuel. À chaque instant et à chaque page, l’amitié de l’abbé Maynard abuse de l’amitié de Crétineau. Il est dans ce livre, qui est chez Crétineau, comme s’il était chez lui, l’abbé Maynard, en robe de chambre et en pantoufles. Il y est, il s’y étale, il y déborde. C’est l’ami Sans-Gêne, l’ami partout, la mouche du coche de l’amitié. Il a la familiarité de l’amitié, les conseils de l’amitié, les petites plaisanteries, les petites gronderies de l’amitié, {p. 257}pet tout cela devrait être charmant, et ce ne l’est pas du tout ! Et pourquoi ? Parce qu’ici c’est déplacé. Hic non est locus. Une biographie de Crétineau-Joly — l’historien religieux et politique — ne peut pas être les Mémoires de l’amitié de Maynard pour Crétineau. C’est un livre à faire à part, cela ! Si on le donne, nous le prendrons. Mais ce n’est pas un livre à fourrer dans ce livre-ci. Je suis assurément pour l’amitié. C’est un sentiment touchant et que je respecte, mais il faut en avoir la discrétion et la décence. Il est imprudent de se trop déboutonner de ses sentiments personnels dans un livre fait pour le public, et qui devrait avoir la tenue et la sévérité de l’histoire. L’amitié est un délicieux sentiment, qui peut embaumer le coin d’un livre, comme le muguet, qui aime l’ombre, embaume le coin d’un mur dans un jardin ; mais on n’en fait pas des palissades, et malheureusement les épanouissements d’un tel pyladisme ressemblent à des espaliers d’amitié !

Et d’autant que le Pylade est ici non pas seulement un sentimental, mais un abbé de lettres, un ancien professeur de rhétorique (je crois), qui tient à faire la classe sur Crétineau et ses ouvrages. Or, ce n’est point le lieu, non plus. Les livres de Crétineau-Joly sont anciens de date et ils sont classés. Ils ont été discutés quand ils parurent. Ils l’ont été avec acharnement et ils ont résisté à toutes les furies de la critique ; les petits serpents à têtes folles ont cassé leurs dents sur {p. 258}ces limes. La fonction du biographe était d’attacher à ces livres un jugement (dans la portée de son esprit) concis et résumant. Tant mieux si ce jugement définitif eût été le trait du génie ! Mais descendre dans la nomenclature, ouvrir le ventre à chaque volume, se perdre, je ne dirai pas dans les feux de file, mais dans les glaçons de file des analyses et des citations, — les citations interminables !! — refaire à neuf le vieux travail fait à la première heure, c’est entrer un peu trop en danse pour son compte dans un livre consacré à autrui, et mettre sa personnalité amie et vivante à la place de la personnalité morte d’un ami trépassé. Cette substitution du vivant au mort, en changeant l’objet, diminue l’importance d’un livre où l’on sent, comme un vent coulis, la froideur de l’abbé Maynard entre soi et le chaleureux Crétineau !

IV §

Car voilà la qualité première du polémiste Crétineau, dans tous ses écrits : c’est l’ardeur dans l’attaque comme dans la défense, c’est l’ardeur, l’ardeur du sanglier en chasse. Un jour, Armand Marrast, un polémiste d’un autre genre, mais qui se connaissait en {p. 259}polémistes, donna à Crétineau un petit sanglier d’or sculpté, comme son symbole, et il fut flatté, tout sanglier qu’il fût, de cette caresse de vérité, de cette main passée sur ses soies. Né dans les bois de la Vendée, les premières années de sa vie ne révélèrent pas l’homme qu’il devait être, la flamme d’esprit qui dormait en lui et qui devait en déborder. Il fut d’abord un petit abbé qui n’alla que jusqu’à la tonsure. Secrétaire du duc de Laval, ambassadeur de France à Rome, qui trouva plaisant, comme un grand seigneur du xviiie siècle, de faire prêcher son petit secrétaire devant Sa Sainteté le Pape, on croit rêver quand, dans le récit de l’abbé Maynard, on le voit, ce petit tonsuré, prêcher à Saint-Louis-des-Français. Au même âge, Bossuet n’avait prêché qu’à l’hôtel de Rambouillet, devant des dames. Mais on croit rêver bien plus encore quand (toujours dans les récits sans laissés de l’abbé Maynard) on le voit jouer avec S. S. le Pape Grégoire XVI à cache-cache dans les jardins du Vatican ! On ne s’imaginait guères alors que ce petit tonsuré deviendrait un jour le mousquetaire de l’Église contre la Révolution, comme le petit tonsuré de Savoie était devenu le mousquetaire de l’Empereur contre Louis XIV. C’est ainsi qu’il commença, le sanglier de la Vendée… Mais ces commencements furent rapides. Son tempérament décidé déchira bientôt sa robe, de même qu’Achille à Scyros avait déchiré la sienne. Revenu en France après Juillet, il y respira {p. 260}le journalisme, comme, quand on est fait pour la guerre, on respire la poudre, et il se trouva tout à coup ce qu’il était, sans le savoir, dans le fin fond de sa soutane et de sa nature : c’est-à-dire un chouan, qui toute sa vie chouannerait !

Je l’ai dit plus haut : il fut le chouan du journalisme partout, à Nantes, à Paris, dans ses livres ; car c’est le destin de ces plumes de guerre de n’être que cela, quoi qu’elles écrivent, et l’on sait ce qu’il écrivit. Sous l’influence de sa Vendée militaire, les jésuites le choisirent pour les défendre et il chouanna pour eux. Il chouanna pour l’Église (dans son Histoire de l’Église) contre la Révolution, toujours présente et jamais désarmée. Il chouanna pour la monarchie légitime contre la monarchie de Juillet, comme, plus tard, contre l’Empire, infatigable de talent, de verve, d’impétuosité joyeuse et meurtrière. Le pamphlet, chez, lui, aiguisait l’histoire, et l’histoire râblait le pamphlet. Ce chouan manqué, qui n’avait pu l’être comme il l’aurait été du temps de Charette, avait le génie de l’action et la lestesse d’exécution des chouans militaires, et il le prouva dans deux occasions, dans deux aventures de police rapportées par son biographe. L’homme, comme en Beaumarchais, faisait en lui équation avec l’écrivain. Il n’avait pas l’esprit svelte, musical et artiste, de Beaumarchais, mais il en avait la pétulance de répartie, l’attaque vive, le raccourci dans le coup qui le pousse plus avant, et l’imagination {p. 261}dans l’invective qui, comme le voile de pourpre dans les yeux du taureau, fait écumer l’adversaire. Il en avait la gaieté, la bonne humeur, la verte allure la nature à pleine main, ce Jacques, défenseur des jésuites et du Pape, qui n’avait ni peur de souper chez ses ennemis ni scrupule de se montrer, tous les soirs, dans les coulisses de l’Opéra. On l’y rencontrait gaillard et raillard, ce terrible Marche-à-Terre, et c’était à qui serrerait sa grosse main… Il était de cette race d’hommes, carrés et musculeux, qui ont, sous des formes lourdes, la finesse, la souplesse, le délié propres à la vie que Stendhal avait, sous son air de marchand de vin endimanché, comme lui, Crétineau, sous son air de maquignon. Son portrait, mis à la tête du volume et très ressemblant, rappelle, par son énergie de dogue, la tête de Granier de Cassagnac, — cette autre grande plume de guerre, — mais avec une expression plus gaie. Il était plus gai, en effet, dans l’habitude de la vie, que Granier de Cassagnac, qui ne l’est, lui, qu’en faisant ses articles, et qui y rit si bien des atouts qu’il y donne, ce Gascon ferré d’un Gaulois ! Ils ont, du reste, bien d’autres ressemblances, Granier et Crétineau. Tous deux monarchiques, tous deux catholiques, dans des camps différents, mais y combattant pour les seules idées qui peuvent sauver le monde, si le monde peut encore être sauvé, et, tous deux, les plus redoutables Front-de-bœuf de la polémique contemporaine.

{p. 262}Voilà Crétineau-Joly ! Voilà l’homme qu’il fallait nous montrer en bloc, comme il était, au lieu de le délayer dans de petites défenses qui le dissolvent en voulant l’expliquer. Crétineau-Joly, qu’on a dit vendu et qui n’a pas même été récompensé au prorata de ses services, ne s’est jamais soucié que d’une seule chose : la mort de la Révolution, et quand il la rencontra un pied dans l’Église, car elle l’y a mis un jour, il le dit, voilà tout ! par pur dévouement à l’Église. Tort d’ultra. Les Sosies qui voudraient rester les amis de tout le monde s’embarrassent et s’enchevêtrent à expliquer cela pour le réduire à rien. Ce ne sont pas là les historiens qu’il faudrait à Crétineau. Ce n’est pas la prudence timorée qui peut parler de l’extrême bravoure, les froids qui peuvent parler des ardents, et la lymphe, du tempérament. De tous les amis, celui-là que j’estime le plus, c’est le Jaffier de Venise sauvée. Quant aux autres, je fais la prière espagnole : Mon Dieu, gardez-moi de mes amis ! quant à mes ennemis, je m’en charge.

On sait comme Crétineau-Joly s’est chargé des siens !

A. Grenier §

À travers l’Antiquité : la vie joyeuse au pays latin.

I §

{p. 263}À travers l’Antiquité ! Bon titre et bonne chose ! La plume qui a écrit ce livre l’a, en effet, traversée, mais comme une épée traverse un ennemi. En restera-t-elle sur la place ?… Je ne sais. La vieille drôlesse est bien forte encore, malgré les dix-neuf cents ans de Christianisme qu’elle a sur la gorge et dont elle aurait dû mourir. Elle remue toujours sous ce poids terrible ; et c’est à faire croire, même à ceux qui le maudissent, que le paganisme est éternel. Cette dernière flèche achèvera-t-elle l’antiquité ?… car ce livre-ci, court, léger, vibrant, est une flèche dont le coup s’ajoute à d’autres coups qu’elle a reçus. Seulement, qu’elle en {p. 264}meure ou non, je vais m’occuper de la flèche ; et, comme nous allons le voir, elle est aiguë, elle est d’acier fin, elle est joliment et joyeusement empennée, — et elle s’est gaillardement plantée où celui qui l’a lancée avait visé.

Elle part d’un arc dont je ne me serais guères douté, du reste, — d’un arc fait avec du bois de professeur, destiné plutôt à faire des flûtes en l’honneur de l’antiquité que des arcs contre elle… A. Grenier, l’auteur de ce livre, fut un professeur, et il nous l’a dit : « C’est dans dix années de douce vie provinciale et « collégiale qu’il lut tous les auteurs anciens », et qu’il forgea et aiguisa la petite sagette que voici. A. Grenier, professeur, a fait exception à la règle. Les professeurs de notre temps ont trop d’antiquité dans la tête pour ne pas se payer, en la vantant, de la peine de l’avoir étudiée. Ces messieurs sont, pour la plupart, trop sceptiques, trop éclectiques, trop philosophiques, — ces trois choses qui n’en font qu’une, comme la sainte Trinité à laquelle ils ne croient pas, — pour ne point placer le monde antique, fils du paganisme, bien au-dessus du monde moderne, fils de l’Église, et pour ne pas reprendre et ne pas recommencer incessamment son apothéose dans l’histoire. Cette question de la préexcellence de l’antiquité et de sa supériorité sur la société chrétienne, ce n’est pas d’hier qu’elle a été posée. Ivre de grec et de latin, la Renaissance, cette Érigone, l’a résolue, avec cet {p. 265}affolement que lui inspirait cette antiquité retrouvée. Au xviie siècle, sous un régime d’idées et de mœurs· redevenues chrétiennes, la grande question revint, mais par un angle. Elle ne se présenta que littérairement, et fut strangulée entre Boileau et Perrault, comme, plus tard, entre Lamotte et madame Dacier. Mais, depuis le xviiie siècle, qui nous a déchristianisés, autant dans nos idées que dans nos mœurs, la question de l’antiquité a repris toute son envergure historique, et la Révolution, qui survint, la résolut à son tour avec encore plus d’idolâtrie que la Renaissance. Elle voulut, en effet, la recommencer, cette antiquité finie. Elle s’en dit, avec orgueil, issue, et de fait elle l’était… et si elle n’en prit pas les Dieux, c’est qu’elle était plus athée qu’elle ! Mais elle n’en fit pas moins, dans un anthropomorphisme plus hideux que le sien, des déesses de la Liberté avec des femmes qu’elle monta sur des autels, païenne jusque-là ! Païenne jusqu’à l’heure où Napoléon le Grand réenterra ce paganisme ressuscité, qui s’entête à toujours reparaître et qui s’est glissé dernièrement, sous des formes adroites, dans de cauteleuses publications. Rappelez-vous le livre de Μ. Gaston Boissier : La Religion romaine, d’Auguste aux Antonins ! Μ. Gaston Boissier était un normalien et un professeur, et son livre, en un tour de main, le fit de l’Académie.

A. Grenier est de l’Université et de l’École Normale, comme Μ. Boissier ; mais s’il n’a pas d’autre recommandation {p. 266}pour l’Académie que son livre, il n’en sera jamais ! Les bonshommes de l’endroit, scandalisés, diront, comme le Mercure de Molière :

Avec quelle irrévérence
Parle des dieux ce maraud !

Les dieux, c’est, pour l’Académie, ouverte aux professeurs, l’antiquité et le paganisme, et le maraud, c’est l’auteur du livre où l’antiquité est bernée. Maraud que j’estime et que j’aime ! « Maraud vaut Taupin », dit le proverbe. Mais ce maraud-ci, à mon sens, vaut mieux, à lui seul, que tous les Taupins de l’Académie !

II §

Il a du talent, et du talent vivant. Il a le plus net, le plus sain, le plus vigoureux, le plus français de langue et de tour, et d’inspiration salée et plaisante, le plus gaulois. De tous les professeurs de cette époque qui ont brillé en dehors de leur enseignement, c’est un de ceux que je place le plus haut… On a beaucoup vanté About, qui a les mauvaises qualités françaises sans en avoir les bonnes, — qui est un esprit sans {p. 267}profondeur, sans consistance, sans élévation ; qui se donne des airs de Voltaire, mais qui n’en a pas les grâces. Eh bien, qu’on mette par la pensée About, assez vulgaire pour être populaire, — l’un donne l’autre toujours, — à côté de Grenier, qui n’a peut-être contre lui que ses préjugés d’universitaire dus à ses premières impressions, et on jugera ! Parmi les journalistes de ce temps, où (malheureusement) la forme du journal s’impose à tous les écrivains, Grenier est, pour moi, sans conteste, un des premiers. Il vient avec Veuillot et de Pêne. Il a moins de morsure que Veuillot, et moins de noblesse que de Pène, qui en a une incomparable ; mais de quelle force n’est-il pas doué dans la discussion, de quelle poussée irrésistible ! En polémique, c’est un sanglier qui va droit devant lui, tête baissée, et qui, brusquement, vous découd son homme. Avec cette différence, pourtant, que le sanglier n’est pas un animal très gai, et que Grenier, ce gaulois, ce fils de Montaigne, est plein de rondeur et de bonhomie et de bonne humeur, alors même qu’il vous expédie ! Cette fois, il expédie l’antiquité, et comme il n’est pas tenu, dans un livre, ainsi que dans les journaux, de garder une gravité sans laquelle l’abonné ne vous écouterait pas, il l’expédie avec une gaieté qui rend son livre la plus amusante des lectures, et qui, dans un pays aimant encore la plaisanterie, est une certitude de succès.

Il y est, dans ce livre, ce qu’on attend le moins d’un {p. 268}professeur. Il y est un rieur d’esprit qui a pris l’histoire officielle, l’histoire majestueuse, par le bas bout, pour nous la montrer, comme il faut la voir, cul sur tête. Il a fait comme le normand avec le pied de Charles-le-Simple. Ce n’est, en effet, que quand elles sont par terre, qu’on peut juger de la grandeur des sociétés, comme de celle des hommes : « Je ne le croyais pas si grand ! » disait Henri III en présence du duc de Guise renversé, et, pour toutes choses, nous sommes des Henri III, tous, tant que nous sommes. L’antiquité n’est pas si grande, allez ! sous la plume de Grenier, qu’on pouvait le croire… avant qu’il eût écrit. Quelques esprits, sublimement intuitifs, comme de Maistre et Bonald, avaient bien vu synthétiquement ce qu’il en était de cette société païenne, de ces Grecs et de ces Romains tués par des sophistes, des rhéteurs et des grammairiens, leur maladie pédiculaire ! Mais le mépris en bloc de ces grands esprits n’était compris que de quelques-uns, tandis qu’après le livre de Grenier il le sera, en détail, par tout le monde, — qui ne croit qu’au détail, qui a besoin qu’on lui mette une multitude de petits faits, toute une poussière de petits faits dans les yeux, pour l’éclairer, en l’en aveuglant !! L’auteur d’À travers l’Antiquité a voulu faire ce qu’on n’avait, jusqu’à lui, jamais fait sur l’antiquité. Il lui a appliqué cette chose basse, flânière et portière, si chère au monde actuel, que l’on appelle le reportage. Il a boulevardisé {p. 269}à Rome et à Athènes, comme on boulevardise à Paris. Il est entré dans l’histoire et il a parlé comme on entre et on parle au café de Madrid ; et cette façon sans cérémonie d’être historien, ce lâché, ce débraillé, ce cure-dents aux lèvres, devront paraître très piquants dans une société qui ne se gêne plus et où les hommes, dégingandés dans leurs ganaches, mettent leurs pieds sur la cheminée de leurs maîtresses. Cette originalité dans la forme, cherchée et réfléchie, n’appartient pas en propre à Grenier, et modestement il l’avoue. Politesse d’universitaire ! Il en fait honneur à Renan, qui jamais n’a rien inventé de sa vie ; car pour inventer il faut croire à quelque chose, ne fût-ce qu’à ce qu’on invente ! puis à de Champagny, dans ses Douze Césars, lorsque, pour être juste, il fallait peut-être remonter au prince de Ligne, qui, dans son adorable dictionnaire de ses grands hommes, se servit des formes de la langue moderne pour exprimer des choses antiques, avec le laisser-aller, le caprice et les familiarités d’un prince. Il est vrai que depuis le prince de Ligne, et même depuis de Champagny, nous· avons vécu, ce qui a permis à l’auteur d’À travers l’Antiquité d’employer une langue plus verte et plus crue… Seulement, langue à part, ce que ne pouvaient avoir ni Renan, le Brid’oison du doute, ni de Champagny, du faubourg Saint-Germain, où l’on n’est guères Gaulois, si on y est Français, c’est la plaisanterie ! et notre reporter de nouvelle espèce l’a mêlée {p. 270}à son reportage. D’ordinaire, ils ne sont pas gais, les reporters. Ils pointent des notes et font des pointes. Je n’en ai connu qu’un seul qui eût la verve du rire et de l’esprit, c’était « Frou-Frou », obligé de ne plus être maintenant qu’un « Monsieur de l’Orchestre ». Eh bien, le reporter actuel et rétrospectif d’Athènes ou de Rome, est un esprit joyeux comme Hercule ! Il ne se garderait pas de rire en ce grave sujet : il rit, au contraire. Il a à lui la plaisanterie, qui déshonore le mieux les choses contre qui on l’emploie, et dont, en nous racontant ses pauvretés, ses ridicules et ses vices, il déshonore l’antiquité !

Et rien de mieux réussi. Ce qui fait la valeur du livre de Grenier et ce qui augmente sa portée, c’est encore plus le ton dont il l’anime que les faits qu’il y articule. Les faits rendent impossible toute dénégation mais le ton de l’auteur, plus puissant que les faits, rend tout enthousiasme impossible pour les nations où les choses se passaient comme il prend la peine de les raconter. Il va partout, ce reporter d’une société qu’on ne connaît que par le sommet et qu’il faut éclairer à la base. Il va aux écoles, aux assemblées, aux conférences, aux thermopoles, qui étaient des cafés (sans café) et des lieux publics ; il va partout, enfin, où l’histoire des Universités, des Instituts et des enseignements officiels n’a jamais mis un pied, qu’elle respecte trop pour l’y risquer… Et de tout ce qu’il regarde et recueille, en mille citations étonnantes {p. 271}et en mille anecdotes inouïes, ce qui se dégage uniquement, c’est ce honteux et misérable résultat que ce monde de l’antiquité, traité de sublime, a péri moins par l’épée des Barbares que par les phrases et sous les phrases de la plus bavarde des civilisations. Ce n’est pas de l’action, ce sont des mots qui ont tué Rome et la Grèce ! Words ! words ! words ! comme dit Hamlet. L’auteur du livre intitulé : À travers l’Antiquité, nous donne de ces rhéteurs, qui furent d’abord des Grecs, et qui devinrent des Romains, une idée qu’aucun livre n’en avait donnée, même approximativement. Il dit la toute-puissance magique de ces rhéteurs sur l’opinion, fanatisée jusqu’à la bêtise la plus incompréhensible, le pullulement innombrable de ces rhéteurs, la frénésie d’admiration qu’ils inspiraient, les sommes effroyables qu’ils gagnaient à débiter leurs discours, le vide immense ou la honteuse puérilité de ces discours artificiels, les mises en scène de toute espèce de ces trafiquants de paroles, qui péroraient à la minute et au commandement et qu’écoutaient respectueusement les empereurs, drapés dans leur pourpre, quand ils n’en étaient pas jaloux ! Il dit tout cela, Grenier, avec sa verve spirituelle et railleuse, et jamais la lamentable histoire d’une société, imbécilisée tout entière par une rhétorique inepte, et que d’hypocrites historiens admirent et regrettent, n’a été racontée avec plus de bonne humeur dans le mépris, — ce qui est le mépris {p. 272}suprême. Le mépris qui ne rit pas, le mépris sérieux, est moins le mépris.

III §

Telle est cette exécution si bien faite de l’antiquité, tel est ce livre, si bien tourné et troussé contre elle par un esprit assez élevé pour se mettre au-dessus, pendant toute la durée de son livre, des préjugés des professeurs, ses confrères, en matière d’histoire. Pour mon compte, il me satisfait à la fois dans ma double conscience de moderne et de chrétien. Je ne crois pas Grenier aussi tranché et absolu que moi dans ses opinions religieuses, mais je lui sais gré de cette phrase écrite par lui : « Le catholicisme est au-dessus de tout honneur. » Son livre me satisfait, mais peut-être aurais-je voulu un peu davantage. Pendant qu’il était en train de si bien faire en nous montrant l’antiquité, cette vaine parolière, descendant du sophiste au rhéteur et du rhéteur au grammairien, ces trois marches qui l’ont conduite au gouffre, je souhaitais que l’esprit qui voyait si clair en histoire tirât des faits, si curieux et si nombreux qu’il avait colligés, des conséquences plus circonstanciées et {p. 273}plus hardies, et qu’il osât des rapprochements entre des époques de décadence dont il est impossible de ne pas voir l’analogie… À certaines pages du livre en question, la décadence de l’antiquité, livrée à la phrase et aux mots pour les mots, rappelait à l’auteur d’autres décadences ; des rhéteurs grecs lui mettaient en mémoire d’autres rhéteurs, qui n’étaient pas grecs. Il est même allé jusque-là d’opposer l’un à l’autre, comme des Ménechmes de la même corruption littéraire, « qui semblent se copier, tant ils se ressemblent ! », un rhéteur du ive siècle, le rhéteur Aristide, et le rhéteur-poète du xixe, Théophile Gautier. Assurément, je ne suis pas de ceux qu’un tel rapprochement peut offenser ; car j’ai toujours regardé la poésie matérialiste, travaillée, byzantine de Théophile Gautier, comme une poésie de décadence et d’épuisement, venant après celle de Lamartine qui a tant d’âme. Mais ce rapprochement m’en faisait espérer de plus grands… non plus entre deux rhéteurs isolés, mais entre l’antiquité et la France moderne, par exemple, — la France, qui commence d’avoir le mal des Grecs et des Romains, et qui, si ce mal oratoire, sophistique et cabotin, dont elle est la proie, continue, périra par les mots, comme l’antiquité !

Eh bien, cette espérance a été trompée !… et c’est la seule critique que je ferai de ce livre charmant, qui ne donne pas (malheureusement) tout ce qu’il promet, et même, le croira-t-on ? qui nous l’ôte, après nous {p. 274}l’avoir donné, dans cet inconcevable épilogue dont je suis bien obligé de parler, et dont je ne m’explique ni la nécessité, ni la présence !

IV §

Cet épilogue, auquel il est impossible de s’attendre, est, en effet, la chose la plus surprenante du volume de Grenier ; car le volume fait, il le supprime… Sensation horriblement désagréable, venant après les plus agréables sensations ! Puisque j’aime le livre, je ne veux pas qu’on le supprime. Il m’importe qu’on n’y touche pas. Je ne veux point qu’on vienne me dire : Vous m’aviez cru ; vous avez eu tort de me croire ; je crois maintenant que moi-même je ne me crois plus. Scepticisme tardif ! Je veux, moi, défendre son livre, qui me plaît, contre Grenier, à qui son livre ne plaît plus. Écoutons-le et répondons-lui : « En relisant cet opuscule, — nous dit-il, — perpétré, il y a quinze ans, j’éprouve le remords d’avoir été trop dur envers les Grecs et les Romains. » (Mais le remords aurait dû détruire le livre, et ne pas le publier en le dégradant !) « En ces temps heureux, — continue Grenier, — le commerce obligatoire avec les classiques me portait {p. 275}à un excès d’intolérance. » (Comme si on n’était pas toujours intolérant, quand on croit à la vérité !)

« Assurément, — dit-il toujours, — il vaut mieux avoir de l’esprit franc et simple que de l’avoir entortillé et précieux, mais mieux l’avoir entortillé et précieux que de ne pas en avoir du tout. » (D’abord, ce n’est pas la question.) « Voiture n’a pas empêché Molière. Dorat et le marquis de Bièvre sont les contemporains de Jean-Jacques. » (Mais où est le Molière qui a suivi les Voiture de la décadence de l’antiquité, quel est le Jean-Jacques, qui d’ailleurs n’était qu’un rhéteur aussi, qui ait été le contemporain des Dorat et des de Bièvre de cette vieille société païenne ?) « Ce que je ne ferais pas aujourd’hui, — ajoute encore Grenier, — c’est de si fort réprouver les rhéteurs grecs. Leur éloquence à la Robert-Houdin me transportait dans des courroux véritablement puérils. » (Pourquoi puérils, puisque cette éloquence, qui escamotait la pensée, était fausse, charlatane, saltimbanque, ridicule ? Il n’y a rien de puéril à sentir vivement le ridicule et la fausseté !)

Voilà pourtant toutes les raisons de l’espèce d’amende honorable que fait, sans torche, sans-corde au cou et sans escalier de Palais de Justice, l’auteur d’un livre qui n’avait qu’à le signer pour en tirer l’honneur qu’il mérite, et qui ne craint pas d’avilir son livre, en le condamnant… L’auteur d’À travers l’Antiquité ressemble, dans son épilogue, à l’homme {p. 276}qui a peur d’un pétard qu’il vient d’allumer. Mais peu nous importe, à nous ! Nous tenons le pétard, et il éclatera dans les jambes des historiens dévoués — par horreur de l’Église et de la civilisation qu’elle a faite — au paganisme dans l’histoire. La critique, qui a constaté les mérites du livre de Grenier, n’a pas à s’occuper d’autre chose. Elle n’a pas à entrer dans l’examen de conscience fait bien indiscrètement, selon moi, dans son épilogue expiatoire… dans la peur du reproche — immérité, dit-il, — d’avoir critiqué l’enseignement moderne à travers l’enseignement ancien, et d’avoir écrit « une satire, historiquement allégorique », du corps enseignant actuel. La preuve — affirme-t-il — qu’une telle satire n’est pas possible, c’est que, par leur prédominance intellectuelle, les professeurs contemporains sont en voie de tout envahir parmi nous, comme, parmi les Anciens, d’autres professeurs avaient tout envahi, et comme si ce n’était pas ce mal même que, dans son livre, Grenier a si admirablement signalé !

Certes ! il faut que l’esprit de corporation soit bien fort pour exiger de pareilles choses d’une intelligence si ferme et si lucide, et qui se paie si peu de préjugés. L’Université passe donc de ces tuniques de Nessus à ceux-là qu’elle élève pour son service ? Les tuniques de Nessus universitaires ne brûlent pas, mais elles collent… et c’est tout de même diablement difficile de les arracher !

Granier de Cassagnac §

I §

Histoire du Directoire [I-III].

{p. 277}L’époque du Directoire est une de ces époques décourageantes qu’on aimerait mieux voiler que raconter, quand on a un peu de pudeur pour son pays. Des quatorze cents ans de notre histoire de France, les quelques années du Directoire, de ce gouvernement de corruption et de néant, sont assurément celles où la France (à part la gloire des camps) est le plus tristement tombée… S’il était permis à l’Histoire d’avoir des silences, elle pourrait se taire, de convenance ou de honte, devant tant d’ignominie et de nullité, {p. 278}et ce n’est pas un doigt qu’elle aurait à se mettre sur la bouche, comme le dieu Harpocrate, ce serait toute la main ! Malheureusement, l’Histoire n’a pas le droit de s’épargner le dégoût des faits qu’elle a pour charge de transmettre à la postérité. Comme mademoiselle de Sombreuil, elle doit boire, jusqu’au fond, son calice de sang et de fange. La sagesse de ses enseignements n’est qu’à ce prix.

Voilà ce que n’a pas manqué de comprendre un homme qui a fait déjà ses preuves en histoire. Granier de Cassagnac, cette plume de guerre qui sait être aussi une plume de justice, nous a donné, il y a quelques années, une Histoire des causes de la Révolution française que personne n’a oubliée, et il s’est cru obligé d’y ajouter, comme une conclusion, celle du Directoire. Il a eu raison. Rien de mieux pensé. Le dernier produit de la Révolution française, c’est, en effets le Directoire. C’est là le ridiculus mus de cette montagne en mal d’enfant dont la clameur a rempli le monde. Il était donc bon d’en parler. Dans son Histoire des causes de la Révolution, Cassagnac avait eu pour but principal de montrer la petitesse de cœur et d’esprit des prétendus grands hommes révolutionnaires sans nulle exception, de faire toucher du doigt le manque de solidité] réelle de tous ces épouvantails de coton (ainsi que le disait le vieux Mirabeau de son fils), qui s’imbibèrent du sang de la France comme des éponges, et jamais dessein ne fut {p. 279}mieux rempli. Il le fut si bien, qu’à dater de la publication de Μ. de Cassagnac, les écrivains révolutionnaires, comme Michelet, par exemple, renoncèrent à la poésie et à la vertu de leurs grands hommes et se rabattirent sur un héros plus vague, — le Peuple anonyme et collectif. C’était là un résultat plein de lumière, mais il ne suffisait pas au courageux écrivain. Il avait en vue quelque chose de plus complet.

Après avoir peint, dans leur réalité, les hommes de la révolution convulsive, il lui restait les hommes de la révolution fatiguée, ces invalides du régicide qui avaient mis leurs cinq têtes à la place du chef qu’ils avaient coupé ; il restait ces stropiats du crime aux affaires, qui nous font nous prendre d’une estime rétrospective pour les eunuques d’Honorius ! En entrant dans cette phase nouvelle et définitive de la Révolution, on était obligé de descendre plus bas que le dernier degré de l’échafaud, on était tenu de soulever plus infect que la boue des corps, mais la boue des âmes. Μ. de Cassagnac s’est dévoué à cela. Il n’a reculé devant aucune des nécessités de sa tâche. Elles étaient grandes, pourtant. Il fallait, chose difficile ! quand l’histoire s’abaisse et se souille, ne pas abaisser son jugement, ne pas laisser souiller sa pensée, et c’est là ce que Μ. de Cassagnac a su faire. Par précaution, il avait mis, sans doute, comme un ancien Romain, un vomitorium près de lui, puisqu’il s’agissait de remuer toutes les dépravations, les bassesses, {p. 280}les espionnages, les friponneries, les trahisons de cette époque affreuse et légère, et c’est ainsi qu’il a pu écrire, sans trop de défaillances, cette histoire d’un temps qui a enfoncé la corruption des monarchies et qu’on pourrait appeler sans emphase : — la Régence de la Révolution.

II §

Jamais, en effet, rien de pareil ne s’était vu, et, quoique la synonymie des deux époques soit assez frappante, cependant, il faut bien l’avouer, l’avantage revient au Directoire. En fait de mœurs inouïes, de cupidités sans nom, de mépris de toutes les choses jusque-là respectées, de perversité et même de bêtise, ces roués canailles ont vaincu les roués grands seigneurs. L’histoire a fait un pas immense. Quand on rencontrait devant soi Philippe d’Orléans, on croyait tenir le chef-d’œuvre du genre. On se trompait. Il devait y avoir Barras. Après les Sabran et les Falaris, qui avaient au moins l’élégance, la seule vertu des courtisanes, il devait y avoir des femmes Tallien, qui allaient nues, avec des diamants aux doigts du pied, mais qui n’en avaient point aux lèvres ; car elles disaient : {p. 281}« Un homme cossu », et leur ton valait leur langage ! Après la banqueroute de Law, cette équipée, il devait y avoir des agiotages immenses, rongeurs, monstrueux, cyniquement avoués, auprès desquels le délire do la rue Quincampoix n’était plus guères qu’une éruption de la peau, comparée à une lèpre hideuse et profonde. Il y avait, enfin, sous ce régime du Directoire, des pensionnaires de la trahison à côté de qui Dubois, avec son faux million donné, a-t-on dit mensongèrement, par l’Angleterre, pour favoriser son alliance, n’aurait plus que la mine chétive d’un grippe-sou et d’un innocent. Sous la Régence, on ruinait la France à ciel ouvert, mais on ne la tripotait pas ! tandis que, sous le Directoire, tout le monde pensait à la vendre. L’embarras fut de la livrer.

Telle est l’époque que Μ. de Cassagnac avait à décrire après celle qu’il nous avait déjà retracée, et qui la parachève en la fermant. Il y avait plusieurs manières de la reproduire, cette époque, quoi qu’il n’y en eût qu’une seule de la juger. On pouvait en être le Saint-Simon ou le Suétone : — abonder de détails, les dénuder, les faire saillir, les rougir de cette flamme de l’indignation, qui est à l’horizon moral de l’histoire ce qu’est, à l’horizon physique de leurs tableaux, cette pourpre sanglante sur le fond de laquelle les_ peintres détachent mieux quelque scène criminelle et tragique ; — ou bien on pouvait, comme Tacite, aspirer à la sobriété hautaine, au {p. 282}choix supérieur qui suffit pour montrer tout sans rien étaler, à cette concentration terrible qui fait du style et de la pensée un acide qui perce et dissout. C’est ce dernier parti qu’a pris Granier de Cassagnac. C’est Tacite, dans sa forme sévère, qu’il s’est proposé d’imiter. Le nouvel historien du Directoire a mieux aimé résumer les choses que de les étendre, concentrer les faits de sa narration que de les développer. Talent mûri, éprouvé, simplifié, serrant son expression autour de sa pensée, comme on tend la voile pour aller plus vite, pour augmenter cette rapidité du récit qui est une beauté et une puissance, Μ. de Cassagnac a voulu rester chaste dans une histoire qui ne l’est pas. Il paraîtra peut-être un peu froid à ceux qui ont beaucoup lu les Mémoires de cette époque dégradée et sont descendus jusqu’au fond de tous ces ignobles cratères ; mais, pour nous, cette froideur est celle de l’élévation. C’est une qualité. C’est une qualité à laquelle se joint parfois une chose excessivement touchante : la mélancolie du talent devant une France en poudre, qui, excepté le mépris, ne peut plus rien inspirer !

Car on a beau être historien par la tête et par les entrailles, on a beau avoir une plume solide et brillante, on a beau chercher dans la force de son mépris le trait qui doit rester comme une condamnation et une flétrissure immortelles, il est à coup sûr des temps, des choses et des personnages, qui désarment {p. 283}toujours un peu l’historien et qui l’affaiblissent. Lorsqu’on ne descend pas d’un certain niveau, la médiocrité des choses, antipathique à l’historien de cœur, n’offre pas le danger d’une hache qui pourrait lui blesser la main et mutiler son énergie. Mais il est des ravalements tels qu’ils doivent engourdir les plus vivantes parties de lui-même, et faire l’effet du contact de la torpille sur le talent le plus résolu et le plus vibrant. Nous ne doutons pas qu’en écrivant l’histoire de la société et du gouvernement du Directoire Μ. de Cassagnac ne l’ait éprouvé. Quand les hommes, de plus en plus rapetissée, racornis, dissous, sont sur le point de ne plus être et grimacent au bord du néant, comment le talent qui cherche quelque chose de grand à peindre, soit dans le bien, soit dans le mal, peut-il palpiter en nous les peignant ? Le dégoût n’inspire pas : il détache. La décomposition humaine est une glaise qui salit vainement les doigts et avec laquelle on ne fera jamais une statue. Croyez-le bien ! les génies plastiques les plus vigoureux, les Michel-Ange, les Salvator Rosa, ne sauraient animer et faire repousser ces hommes sans relief, rongés de nullité encore plus que de vices, ces larves sans physionomie, ces restants de la Révolution française en orgie sur les tombeaux qu’ils avaient faits. Eh bien, littérairement, l’impossibilité est la même, et cette impossibilité, Μ. de Cassagnac l’a sentie, mais il en a vaincu l’angoisse ! Nous ne pensons pas que son Histoire du Directoire égale {p. 284}en mérites son Histoire des causes de la Révolution française, mais il fallait le talent de l’une pour écrire l’autre, dans son infériorité belle encore.

III §

Les deux premiers volumes ont paru. Le premier, qui commence à l’horrible inventaire de la succession que le Directoire a ramassée, est, avant tout, un large tableau de la France ainsi que la Mort l’avait faite, eût dit Bossuet, qui ne se doutait pas que la Mort aurait bientôt une sœur en France qui lui contesterait son droit d’aînesse, — la Révolution ! Certes ! ce n’est pas à la France de ce temps que nous pourrions appliquer les vers de Byron sur la beauté de la Grèce morte ; car, moralement et physiquement, elle était, hélas ! épouvantable. La famille n’était plus. Le divorce régnait. On tolérait l’inceste. La famine demandait du pain à un gouvernement qui n’en avait pas : « Nous prendrions vos assignats, si nos chevaux en mangeaient », disait un paysan. L’agriculture, le commerce, l’industrie, ces grands arbres du pays, étaient coupés jusque dans leurs racines. Il n’y avait ni canaux, ni routes, et les loups (j’entends ceux des {p. 285}bois) venaient flairer insolemment le pavé de nos villes. Voilà la beauté d’égorgée que le Directoire allait profaner tout en essayant de la faire revivre ! Quand une fois il nous a montré toutes les plaies dont elle était morte, l’historien nous met au courant de cette Constitution de l’an III, qui régnera jusqu’au moment où commencera de souffler ce vent que l’on n’apaisera plus et qui doit emporter toutes les constitutions, les unes après les autres ; puis il nous frappe en effigie ces têtes molles qui répugnent à la ferme précision des médailles, ces traits brouillés de sang, blafards de peur, des maîtres nouveaux de la France : Barras, La Révellière-Lépeaux, Rewbell, Le Tourneur et Carnot. Selon nous, le mérite de ce premier volume est particulièrement dans le détail poignant des maux de la patrie, dont pas un seul n’est oublié. Le second volume, qui se replie sur Vendémiaire pour s’arrêter au 18 Fructidor, le prodrome éclatant de Brumaire, contient l’échange de Madame Royale, la conspiration de Babeuf, la sordide trahison de Pichegru, et l’histoire, à travers tous les faits, de cette anarchie entre des pouvoirs rivaux que nous avons vue exister depuis dans des gouvernements détruits parce qu’ils étaient impossibles.

En quelques mots, c’est là le livre et le temps d’arrêt dans son livre que Granier de Cassagnac nous met sous les yeux. La partie qui reste de son ouvrage, et qui formera deux autres volumes, nous relèvera le {p. 286}cœur, puisqu’elle relèvera la France de rabaissement continu auquel nous la voyons réduite dans les deux premières. Cette seconde partie devra contenir le grand fait sauveur de Brumaire et l’histoire des armées françaises, à toute époque l’honneur, l’espoir et la véritable vie de la France, dix fois morte sans elles. Cette moitié du plan de Μ. de Cassagnac, non écrite encore, on la pressent et on la voudrait. L’imagination en est impatiente. On vient, en suivant l’historien, de parcourir tant de misères, de sottises et de fétidités, qu’on a hâte d’en finir, — qu’on a hâte de voir enfin ce gouvernement d’infamie entièrement écrasé, entre la roue de la charrette révolutionnaire qui s’en va et celle du char de la Gloire militaire qui arrive ! Au milieu de ce labyrinthe d’intrigues, de ce mauvais air d’antichambre, de police et de sales manèges, qui est comme le fond de ces deux volumes, on sent battre le cœur du pays à travers la frontière, on entrevoit quelque chose de vengeur, quelque chose de dessouillant, comme disait Napoléon, qui va venir et qui s’approche, et l’écrivain, qui est très habile, prépare admirablement le coup d’État final de son héros. Il n’y a pas cependant que l’entente théâtrale de l’histoire dans cette lente et laborieuse évocation de l’historien. Il y a l’entente bien plus profonde du grand homme qui commence à poindre, et dont Μ. de Cassagnac a très bien saisi et rendu le trait caractéristique, à ce moment de son action. En 1797, le trait principal de la {p. 287}figure de Bonaparte, qui se détache, dans sa jeune beauté de tête de Méduse, sur le bouclier de la Victoire, c’est le silence et l’impénétrabilité. Pour les partis entre lesquels il vit et auxquels il ne se mêle pas, il est le sphinx de sa grandeur future. Les contrastes de ses manières d’agir avec l’opinion contemporaine révèlent la profondeur de sa pensée. Il veut la paix ; le Directoire voulait la guerre. Tout le monde était impie et philosophe ; il était respectueux envers le Pape et il avait obtenu un asile à Rome pour les pauvres prêtres émigrés. De tels actes étaient son seul langage dans un temps où la France, épuisée de cris et de phrases, rendait l’âme dans l’éloquence de ses tribuns.

Sans cette grande personnalité de Napoléon Bonaparte, ébauchée par les événements qui l’achèveront, sans ce jeune astre qui émerge de l’horizon d’Italie, on n’aurait pas, pour reposer les yeux et la pensée, une seule figure digne des respects de l’histoire dans ce trifouil immonde au milieu duquel l’historien a eu le courage de pénétrer. Je me trompe : il y en a une autre, aussi grande à sa façon que celle de Bonaparte l’était à la sienne ; il y a Madame Royale de France, la fille de Louis XVI, que Napoléon lui-même admirait, cette femme surnaturelle de force et de douleur, et cependant impopulaire, à qui nous en avons trop fait, sans doute, pour pouvoir jamais lui pardonner ! Malheureusement, elle traverse un peu vite l’histoire {p. 288}de Cassagnac. L’auteur dit sur elle quelques mots fort nobles ; mais on en désirerait davantage. Des histoires plus riches en grandeurs morales que celle du Directoire s’orneraient majestueusement de cette imposante figure. Pourquoi Cassagnac, qui a le sentiment du grand et la puissance de le peindre, n’a-t-il pas fait poser devant lui plus longtemps cette divine figure de Madame Royale ? Elle qui passe et Bonaparte qui s’en vient, voilà les deux seuls visages, en marbre pur, qui apparaissent dans tout le cours de cette histoire, où chaque figure a l’ulcère d’un vice ou le front courbé d’une bassesse. L’habitude de montrer le creux des hommes ou leurs plus honteuses plénitudes finirait-elle par tyranniser la pensée de l’historien, et le rendrait-elle moins propre à nous peindre la perfection humaine et les limpides rayonnements de ses vertus ? On ne fait peut-être pas impunément ce terrible métier de dévisageur de renommées qui sera dans l’avenir le vrai titre de Granier de Cassagnac. Dans le ciel même, l’ange qui frappe n’est pas l’ange qui couronne, et qui sait si sa fonction de justice cruelle ne nuit pas, dans l’historien, à la fonction de justice douce que nous voudrions aussi lui voir exercer ?

En effet, — et nous insistons sur ce point, parce qu’il a des conséquences de vérité inattendue pour l’histoire qui nous semblent plus importantes à reconnaître que le mérite de Cassagnac, — ce qui distingue et classera véritablement à part le nouvel ouvrage de {p. 289}l’éminent écrivain, c’est ce qui avait tant frappé d’abord dans l’Histoire des causes de la Révolution française : la faculté d’écarter tous les attirails, tous les oripeaux, toutes les mises en scène des partis, pour arriver jusqu’à l’homme exagéré ou menti, jusqu’à l’intrus dans la gloire ou le respect des hommes, — et l’en arracher ! Dans son Histoire du Directoire, l’ardent iconoclaste des idoles révolutionnaires continue son superbe dégât. Nous citerons un chapitre sur Carnot qui déconcertera quelque peu ceux-là qui lui avaient constitué et arrangé un petit domaine de vertu pure. On y verra que cet homme n’a pas mal de sang sur les mains. Déjà, dans ses Mémoires, Chateaubriand avait dit un mot sur ce Distrait de la Terreur, qui signait, sans en avoir conscience et par préoccupation de ses berquinades, des arrêts de mort entre deux romances ; seulement, ce qui n’était qu’un mot dans Chateaubriand, devient dans Cassagnac toute une accusation longue et déduite, appuyée sur une masse de témoignages. Avec Carnot, ce curieux mélange de puritanisme et de bucolique ; avec Pichegru, ce héros qui déshonore son casque en le tendant à l’argent de la trahison ; avec La Révellière-Lépeaux, ce Quasimodo de la cathédrale sans cloches de la théophilanthropie et dont Cassagnac nous a levé une empreinte si dédaigneusement burlesque ; avec madame de Staël, qui ne l’éblouit pas et qu’il sait regarder dans ses beaux yeux sans perdre la fermeté d’un {p. 290}homme qui juge une femme et sait la placer un peu au-dessous de sa gloire, Cassagnac nous a donné un Babeuf qu’on ne connaissait pas, et qu’il faudra désormais apprendre quand il s’agira d’en parler.

Depuis que les Partageux, qui se retrouvent au fond de toutes les révolutions comme les rats au fond de toutes les ruines, ont reparu, flanqués de théorie, dans ces derniers temps, on a essayé de faire de Babeuf, lâche et faussaire, un grand génie et presque un grand homme, comme si l’insecte qui perce la planche d’un vaisseau était plus qu’un ver ! Cassagnac nous a montré en quoi consistait le misérable petit reptile. À la lueur des faits qu’il évoque, Babeuf disparaît, comme le Robespierre de Nodier avait déjà disparu dans l’Histoire des causes de la Révolution française.

Babeuf et Robespierre, médailles vides, où l’imagination des poètes et l’intérêt des partis a gravé je ne sais quel fantôme de colossale fantaisie ! gens de meurtre ou d’anarchie dont Dieu a gardé le secret ! Parce qu’ils n’étaient rien, à part les circonstances, ils se sont trouvés valoir quatre fois plus que s’ils avaient été, et Cassagnac l’a prouvé avec la plus magnifique évidence. Or, cette preuve, fulgurante dans les Causes de la Révolution française, dans son Histoire du Directoire, et qui continuera de briller dans cette Histoire de la Convention qu’il prépare, n’est pas une preuve individuelle qui s’applique à tel ou tel homme. {p. 291}Elle s’applique à la Révolution même, dont on pourrait dire, sans les horreurs, — qui sont bien quelque chose : — « Elle était riche comme le néant : voilà pourquoi on lui prête tout ! »

IV §

Histoire de la chute du roi Louis-Philippe, de la République de 1848 et du rétablissement de l’Empire [IV-XI].

L’Histoire de la chute du roi Louis-Philippe, de la République de 1848 et du rétablissement de l’Empire, était attendue depuis longtemps par l’opinion. Ce n’étaient pas seulement les événements auxquels touche ce livre : la chute de Louis-Philippe et l’érection de l’Empire sur une République en poussière, que l’on était curieux de voir retracés par une main compétente et profondément renseignée, mais c’était l’écrivain, c’était l’homme, aux prises avec ce grand sujet. En France, nous aimons les choses difficiles, et, à tort ou à raison, cela paraissait difficile et même dangereux pour Granier de Cassagnac d’écrire l’histoire qu’il a entreprise sans trembler. Au regard de beaucoup de gens, qui veulent que l’on reste fidèle aux gouvernements qui se sont eux-mêmes abandonnés, et qu’on croie au droit de ces gouvernements quand ils l’ont renié le jour qu’il fallait le défendre, Granier {p. 292}de Cassagnac, avec sa retentissante position de publiciste du pouvoir sous la monarchie de Juillet, ne pouvait pas — à ce qu’il semblait — en raconter impartialement la fin misérable et adhérer de nécessité et de conviction à l’Empire. Il y avait dans le passé du polémiste des dix-huit ans quelque chose qui s’opposait à cela… une de ces petites difficultés qui peuvent embarrasser le plus grand talent et le vaincre. Nous verrons tout à l’heure si le talent a été vaincu. Mais, préalablement à tout examen, nous dirons qu’il ne pouvait l’être ; car la difficulté qu’on signalait n’existe pas.

L’auteur de la Chute de Louis-Philippe ne fut jamais, en effet, quoi qu’on ait pu dire, inféodé de sa personne, de ses principes ou de sa raison, à la maison d’Orléans, et rien ne devait invalider ou affaiblir le jugement qu’il avait à porter sur elle. Il était de ces royalistes dont il parle au commencement de son histoire, qui, voyant dans la royauté le principe qu’elle personnifie et non les faveurs qu’elle dispense, se ralliaient (après 1830) autour de ce que la Révolution avait laissé de monarchie ». — « Pour ceux-là, — dit admirablement Cassagnac, — ce n’était pas ce qui sauve la France : le Roi ! mais c’était ce qui la rassure : un Roi ! Comme le berger de Virgile, ils honoraient ces pénates de bois, en attendant que la fortune les fît d’or. » Tel fut Cassagnac au début de sa vie politique, et tel il a été toujours. Très peu connu, quoique très célèbre, parce que les partis qu’il a {p. 293}blessés, et souvent jusqu’au cœur, en les combattant, avaient un intérêt de passé et d’avenir à calomnier un ennemi aussi redoutable, on n’a guères vu Cassagnac qu’à travers leur injure. Mauvais milieu pour le bien voir ! Pendant vingt ans et davantage, cette injure qu’il ne craignait pas, qui ne troublait pas la bonne humeur de sa force, l’a travesti en je ne sais quel condottiere superbe, impassible à la honte ; et c’était vrai : il était impassible à celle qu’on voulait lui faire pour fausser ses armes ou pour le désarmer. Or, si par condottiere il faut bien entendre ce qu’on a entendu toujours, c’est-à-dire un homme qui met sa vie ou sa pensée au service de tous ceux qui peuvent les payer ce qu’il les estime, pourquoi donc n’a-t-on jamais vu Cassagnac au service des partis révolutionnaires, plus populaires et plus puissants que les gouvernements qu’ils ont détruits ? C’est que non seulement sa conviction réfléchie, mais la constitution de son esprit y répugnait. C’est qu’avant tout, intelligence autoritaire, en prenant parti pour les gouvernements, en choisissant cette cause qu’il a indissolublement épousée, c’était leur autorité qu’il voulait sauver ou défendre et qu’il a souvent défendue même contre eux ; car le pouvoir des lâches temps que nous avons traversés a eu d’effroyables pentes au suicide, et bien souvent il a mêlé imbécilement sa main à celle de ses ennemis pour se frapper. À une époque de chancellement et de titubation universelle, Granier de Cassagnac, d’un talent de {p. 294}polémique, il faut bien le dire, sans égal, n’a jamais fait pourtant qu’une chose. Il n’en a pas fait deux. Il a combattu pour le pouvoir, les principes, la monarchie, l’autorité, la règle, les idées chrétiennes, quelle que fut l’indignité de ceux qui portaient cette Arche des peuples. C’est à la lumière de sa conception du pouvoir qu’il en a accepté ou repoussé les titulaires ; car la République de 1848 a vécu, et, quoique dans son règne dévoré d’un moment il y ait eu la place et le temps pour d’immortelles bassesses, Cassagnac ne s’est pas mis, lui, à ses pieds. Il le rappelle dans une préface qu’il avait le droit et qu’il a eu raison de placer à la tête de son livre. L’historien, en effet, ne s’appartient plus. C’est la pureté de la main qui l’écrit qui fait la beauté de l’histoire, et voilà pourquoi on l’essuie. Voilà pourquoi on ôte de son nom, dans l’intérêt de ce qu’on veut apprendre aux hommes, l’injure glorifiante des partis que par fierté peut-être on aimerait à y laisser.

V §

C’est donc le royaliste de toute la vie, l’esprit monarchique qui ne s’est jamais démenti, l’ennemi mortel {p. 295}des révolutionnaires de toute espèce et des mitigés, qui sont des badauds ou des hypocrites, et des exagérés, qui sont des insensés ou des scélérats, qui a écrit la triple histoire que Cassagnac a publiée. Par la hardiesse de son esprit, qui n’a peur de rien, et par la nature de son sujet, qui renferme tout ce qui peut effrayer des esprits moins fermes, — car il ne s’agit de rien moins, ici, sous tous ces noms de Monarchie de Juillet, de République et d’Empire, que de s’interroger et de se répondre sur la destinée du pouvoir dans les sociétés de ce temps, et aussi de recueillir la haine, l’indomptable haine des partis qu’on démasque et qu’on déshonore, — Cassagnac était digne d’écrire cette terrible histoire, et elle, à son tour, était digne de lui. Ceux qui l’ont pratiqué, ceux qui l’ont observé à l’œuvre (et il y était depuis vingt-cinq ans], savaient bien qu’il pourrait avoir plus ou moins de renseignements dans la main, plus ou moins de longueur dans la vue, mais qu’il dirait nettement ce qui lui viendrait, quoi qu’il lui vînt, en présence des faits. C’est effectivement l’honneur et l’originalité de Cassagnac, à une époque où les biais gouvernent le monde, de ne jamais biaiser, ni avec le fait, ni avec sa pensée, et de dire carrément l’un et l’autre, advienne que pourra ! Ce nouveau livre l’atteste une fois de plus. Ce qui frappe d’abord et ce qui plaît dans cette loyale histoire, c’est la franche et vaillante bonne foi qui y jette sa lumière et que l’auteur n’a pas {p. 296}craint de voir se retourner… jusque contre lui.

Car, lui aussi, comme tout le monde, du reste, trouve son compte d’enseignement et d’humilité dans le récit des événements qu’il raconte, de ces événements qui ont éclaté comme une surprise, et qui n’étaient pourtant qu’une vieille leçon mal entendue qui recommençait. Malgré son instinct et une sagacité assez aiguisée, à, ce qu’il semblait, aux questions et aux choses, pour à l’occasion savoir les résoudre et les pénétrer, Granier de Cassagnac, qu’il nous permette de le lui dire ! n’a pas été une minute en avance sur les événements qu’il nous décrit et qu’après coup il nous explique. Comme les plus faibles et les plus forts de cette pauvre époque superficielle et infatuée, comme nous tous enfin, à l’exception d’un seul, averti par mieux que du génie, parce qu’il était prédestiné, l’auteur de la Chute de Louis-Philippe et du rétablissement de l’Empire n’avait rien prévu, rien soupçonné des faits sur lesquels nous vivons maintenant, et a reçu, sans s’y attendre et sans même s’en douter, cette décharge de Dieu à bout portant, dans la poitrine. Il reprend, il est vrai, l’équation sur le dégagement de l’inconnue, mais ôtez cette inconnue, dégagée sans lui, il n’aurait pas vu l’équation, posée cependant depuis tant d’années sous nos yeux, fermés ou distraits. Supérieur en tant de points à sa société, il était aussi aveugle qu’elle. Fils de cette société profondément troublée, royaliste, comme il le dit si bien, qui {p. 297}s’était rallié à ce que les révolutions avaient laissé de monarchie, homme d’expédient puisqu’il était un esprit politique, il avait pris la surface pour le dessous des choses, et, fait pour écrire l’histoire un jour, il n’avait pas, jusqu’à cet Empire, sorti une première fois des entrailles qui l’avaient porté et qui s’étaient refermées pour le reporter et l’enfanter encore, trouvé le sens de ces infatigables redites de l’Histoire : 1789, 9 Thermidor, 1804, Restauration, Quasi-Légitimité, Démocratie sociale. Grandes leçons de onze ans chaque, en moyenne, donnée six fois en soixante ans, et que Dieu, quand l’ordre de ses sociétés est violé, recommence tranquillement d’infliger d’un bras plus fort, avec sa patience éternelle. Le livre écrit par Cassagnac confesse, sans hésitation et sans fausse honte, cet aveuglement d’un esprit qui ne s’est ouvert que quand Dieu a eu pris dans ses mains assez de sang et de boue révolutionnaire pour en frotter les yeux de tous, en prononçant le dernier éphéta que nous ayons entendu… Implicitement donc et en fait, le livre de Cassagnac est un perpétuel démenti à toutes les habiletés et les prévoyances de l’histoire contemporaine, au passé de l’auteur comme observation et intelligence, à sa politique humiliée. Il faut convenir de cela… Mais voici où l’homme fort va se retrouver et se retrouver presque grand ! Cassagnac n’a pas cherché une seule fois, à la mode de tous les sophistes, à souder ce qui lui paraissait hier une vérité à ce qu’il {p. 298}croit la vérité aujourd’hui. Non ! il a manqué, comme tous ses contemporains, d’aperçu lointain et supérieur, et il s’expose très simplement à ce reproche qu’on peut lui faire ; mais, du moins, il n’a pas manqué des vifs éclairs d’un magnifique bon sens, et au premier symptôme, au premier flair, avec ce bond de lion des esprits véritablement politiques, qui tombe juste sur les réalités et les saisit, ce qu’il n’a pas vu à l’avance, il l’a, à l’instant même, compris.

Voilà, sans compter beaucoup d’autres, sur lesquels nous allons revenir, le premier et le principal mérite du livre de Granier de Cassagnac : c’est le livre d’un homme qui n’a rien pressenti, mais qui a tout compris, et qui, naturellement, par le fait de ses facultés éminemment politiques, s’est trouvé immédiatement, par la raison, par l’observation sur le vif, par les conclusions arrêtées, de niveau avec l’histoire des temps présents. Il a compris une de ces situations, rares dans l’histoire des peuples, qui établit une race et renouvelle une société ; il l’a comprise en la prenant d’avant en arrière, au lieu de la prendre d’arrière en avant, mais il l’a fouillée, il l’a pénétrée, il l’a décrite, et l’homme qui l’aurait devinée, qui l’aurait annoncée à longue date, n’aurait peut-être pas si bien fait. C’est un historien, avant tout, que Granier de Cassagnac. Il est encore plus historien qu’il n’est homme politique. S’il ne promène pas sur les événements qu’il a devant lui, dans le brouillard ou dans la nuée, la lorgnette {p. 299}de Napoléon, c’est la vue la plus ferme à quinze pas que nous connaissions pour viser une situation donnée et dévisager un caractère. Ces quinze pas nécessaires à cet habile tireur, il a bien prouve qu’il les lui fallait, mais qu’à cette distance son coup d’œil était infaillible, quand journaliste à la veille — mais seulement à la veille — d’événements qui devaient amener un état de choses jugé si longtemps impossible, il voyait si clair le lendemain. Ce lendemain échu et l’Empire sorti des causes qui l’ont si bien caché par leur profondeur même, Cassagnac éclaire rétrospectivement, mais vigoureusement, ces causes tardivement aperçues, et l’on sent, en lisant son livre, le bilan de ces Pouvoirs faillis, une — quasi-Royauté et une République également impossibles, — à quel point, heureusement pour l’avenir de la Monarchie dans le monde, le rétablissement de l’Empire fut à la fois naturel et logique, aussi avant dans la volonté humaine que dans les vues de la Providence. Telle est la conclusion et le profit qu’on peut tirer de la grande étude contemporaine faite par Cassagnac. Mais lorsque l’auteur de l’Histoire de la chute de Louis-Philippe, de la République de 1848 et du rétablissement de l’Empire, a dit cela, a-t-il donc tout dit ?… Puisqu’il a pris charge d’histoire contemporaine, et c’est, à coup sûr, la plus lourde charge qu’un esprit résolu puisse porter, n’avait-il donc, comme un grand artiste qu’il est, qu’à mouler énergiquement et ressemblant {p. 300}ce visage de morte qu’on appelle les faits accomplis de l’histoire ? L’histoire contemporaine est vivante. Les faits qui en sont la trame touchent à d’autres faits qui ne sont pas accomplis encore. L’historien qui est au niveau de sa tâche peut influer sur ces faits en travail et, qui sait ? en provoquer peut-être ou en déterminer le caractère. En ce sens, l’historien qui écrit l’histoire peut faire de l’histoire et s’improviser sur place homme d’État. Mais, pour cela, il est nécessaire de voir et d’atteindre à plus de quinze pas devant soi.

VI §

Eh bien, nous le disons avec regret, c’est ce que Cassagnac n’a pas su faire dans le livre que nous examinons ! Étincelant de vérités acquises, ce livre est assurément une œuvre considérable et haute, avec laquelle les partis et les idées vont être obligés de compter. Jamais, dans les plus courageuses publications contemporaines, on n’a jaugé d’une pareille main d’Hercule, et les idées auxquelles l’opinion est demeurée si longtemps en proie, et les différents partis dont l’action bruyante, turbulente et inepte, a caché {p. 301}la France à la France. Jamais on n’a mieux arraché aux révolutions leur chemise sanglante et dévoilé avec une clarté plus implacable leur hideuse et ridicule anatomie. L’historien de la Chute de Louis-Philippe, la Révolution de 1848 et le rétablissement de l’Empire, continue cette exécution qu’il avait commencée dans son livre des Causes de la Révolution française. Et, ici, il s’est accru de talent et même de mépris. Seulement, pourquoi ne le dirions-nous pas puisqu’il s’agit d’un talent hors de pair ? nous nous attendions à mieux qu’à une chronique, si instructive qu’elle pût être, des courts mais nombreux interrègnes du désordre, des vices originels de l’époque, de la longueur et de la variété des réactions. Le livre de Cassagnac est une barricade contre des barricades. L’étude à vif et si complète qu’il nous donne sur le nu assez honteux des révolutions n’est pas tout, quand même il y aurait à côté l’étude à vif sur le nu des pouvoirs que le royaliste n’a pas voulu faire, probablement par pudeur pour les gouvernements qu’il a servis. L’intérêt de la situation que Cassagnac a si bien comprise, et qu’il faut apprendre par tous les moyens à consolider, c’est sa durée. Or, c’est de cette durée que l’historien ne se préoccupe pas assez. Le fait qu’il raconte est si beau que sa pensée se rassied trop vite. Il semble que, pour lui, toutes les questions soient résolues parce que l’Empire a jailli tout à coup de huit millions de suffrages au-dessus des partis usés et de {p. 302}leurs fusions impuissantes, acclamé par une France qui s’est retrouvée comme les molécules de la poussière se retrouvent dans le tourbillon. L’historien fait l’apologie de ce suffrage universel, au fond duquel gisent tous les éléments d’ordre et de stabilité confusément et sans l’organisation définitive qui en assurerait l’harmonie, mais ne devait-il pas essayer de débrouiller ce chaos et d’élever le levier de la France à son summum de puissance et de lumière, dans les intérêts de l’avenir ? Pour tous ceux qui aiment le pouvoir et souhaiteraient son action éternelle, pour tous ceux qui, comme Cassagnac, voudraient effacer à jamais ce mot d’accident que les partis désarmés jettent à l’Empire qui les a vaincus, n’était-ce pas surtout de ce côté que l’historien de cet Empire devait diriger son regard et concentrer sa pensée ? Puisqu’une septième fois, dans ce pays, l’ordre inflexible — cet ordre de diamant contre lequel les hommes se disloquent eux-mêmes lorsqu’ils le frappent pour le briser — s’est refait contre nous et pour nous, en vertu de sa mathématique sublime, c’était le moment de poser la question de ce testament politique qui doit mettre son auteur au-dessus de Richelieu et l’égaler à Charlemagne. Seul en France, peut-être, Granier de Cassagnac, dont la voix porte quand il parle, pouvait dire de ces choses qui n’auraient été perdues pour personne et qu’on eût entendues au-dessus et au-dessous de lui. Cassagnac est intellectuellement de {p. 303}race léonine. Avec ses facultés étoffées et fortes, il n’a pas été créé pour être le chacal du fait, pour le suivre pas à pas et tête basse. Il est plutôt né pour l’étreindre, pour le terrasser, et même pour le féconder. C’est lui qui a écrit ces magnifiques paroles que l’Histoire, sévère jusque dans son amour, doit répéter souvent aux pouvoirs qu’elle aime : « Dans le monde politique moins qu’ailleurs, on ne sait pas prévoir les malheurs et s’y préparer. On y use sa dernière chance, son dernier moyen, sa dernière heure, avec inquiétude, avec terreur, mais on les y use ; et après avoir refusé obstinément de prendre, quand il était temps encore, deux ou trois mesures avec une fermeté prudente, on en prend mille quand il est trop « tard, avec la plus lâche précipitation. » Assurément, l’homme qui a écrit cela était digne de parler le langage de toutes les prévoyances dans son histoire, et d’être écouté par tous ceux pour qui l’histoire est une leçon.

VII §

Et ces réserves faites à propos d’un livre que nous avions mesuré d’abord à l’initiative connue de son {p. 304}auteur, et qui ne nous paraît pas de taille égale, nous serons plus libres pour en parler et pour le louer… sans restriction désormais. Ce livre a des parties complètes et qui sentent vraiment le chef-d’œuvre. En tant qu’historien de la lettre morte, en tant que peintre de l’individualité humaine et politique, Granier de Cassagnac est un des plus terribles pinceaux qui aient jamais traîné de cruelles ressemblances sur une impassible toile d’histoire. C’est par cette double face de son talent et de son livre que nous allons l’étudier.

VIII §

Nous avons caractérisé et mesuré le genre d’intelligence qui distingue l’ouvrage loyal et lumineux de Granier de Cassagnac, ce mâle livre d’histoire. Nous avons montré jusqu’où cette intelligence avait pénétré et aussi où elle s’était arrêtée. Maintenant, nous avons autre chose à faire. Après l’esprit, la faculté suprême, qui couvre et domine tout dans les livres comme dans la vie, il y a le talent, qui orne ce que l’esprit trouve et même ce qu’il n’a pas trouvé ; car le talent, incroyable magie ! est souvent l’art de {p. 305}faire illusion sur les faiblesses de la pensée. Or, celui de Cassagnac est incontestable. À quelque famille d’idées ou à quelque parti qu’on appartienne, si on respecte un peu en soi le sens critique, on conviendra, sans peine et sans exagération d’aucune sorte, que Granier de Cassagnac est un des premiers écrivains de ce temps. Ce n’est pas seulement une grande plume de lutte toujours prête, c’est un grand artiste en histoire, et c’est exclusivement comme artiste, d’une force littéraire peut-être supérieure à sa force politique, que nous avons à le juger.

IX §

Dans l’origine, il n’était pas que cela, quoique cela soit bien beau déjà et doive faire certainement dans l’avenir le meilleur de sa renommée. Au début de la vie et dans sa première fermentation intellectuelle, il avait aspiré à l’honneur, dangereux souvent, mais qui séduit les esprits doués d’audace, d’être un penseur et un découvreur en histoire, c’est-à-dire d’y chercher, en remuant et retournant les faits, la justification d’idées préconçues, d’à priori plus ou moins heureux. L’historien des Classes nobles eut ses jours de thèse et de systèmes, {p. 306}et ces jours-là furent brillants ; mais, quels qu’eussent été le mouvement et la fécondité d’un esprit qu’il voulait, comme de très grandes intelligences l’ont voulu, trouver les moules de ses idées dans l’histoire, ce n’est pas cependant par cette manière de la comprendre et de l’écrire qu’il fût arrivé à l’emploi juste et vrai de ses facultés. En restant dans cette voie, s’il y fût resté, Granier de Cassagnac n’aurait été qu’un homme de lueur et d’à peu près, un esprit ingénieux plus ou moins profond, une intelligence à l’allemande, n’importe sous quel degré de longitude et de latitude cette intelligence fût-elle née, enfin un de ces esprits qui s’appellent Niebuhr dans l’en-haut, Boulainvilliers dans l’en-bas, et dans le bleu tout à fait (comme dit Tieck), si on peut jusque-là, Vico ou Ballanche. Certes ! Granier de Cassagnac, créé spécialement pour la lutte, pour l’étreinte des hommes et des choses, pour le pétrissage des réalités, avait mieux à faire qu’à baguenauder avec cette carte risquée de l’à priori dans l’histoire, et la Critique aurait regretté de voir un tel homme introduire dans le ferme acier des facultés les plus positives, cette paille d’une chimère qui en fait tout à coup éclater la trempe. Heureusement, les circonstances arrachèrent Cassagnac au danger que l’audace de son esprit faisait courir à son esprit. Devenu militant et journaliste, jeté par sa fonction — et aussi parle plus fort des instincts de sa pensée, qui l’emporte vers les choses actuelles comme tous {p. 307}les esprits politiques, — dans cette histoire de tous les jours qui se fait sous nos yeux, dont nous sommes une partie vivante et qui, tant on la voit et tant on la touche, empêche de rêver, Granier de Cassagnac remonta du fait qu’il avait sous les pieds et qu’il y foula longtemps à la tradition de ce fait, à son origine, et il écrivit les Causes de la Révolution française, laquelle est l’histoire, hélas ! de nos origines à nous tous. Dans ce livre, qui tout de suite le classa comme intelligence historique, on trouva bien encore çà et là l’homme de la thèse et de la jeunesse, que la nouveauté de l’aperçu tentait… et qui succombait à la tentation. On y rencontrait, par exemple, un Louis XVI qui n’était peut-être pas exactement le Louis XVI de la réalité ; mais, d’un autre côté, il y débordait un si grand nombre de vérités qu’elles y faisaient fleuve et emportaient tout ce qui n’était pas rigoureusement la vérité même, et qu’on resta frappé, presque à l’égal de ces vérités qui révélaient une réelle histoire, du double talent de moraliste et de peintre qui révélait un véritable historien.

Jusque-là, en effet, personne, parmi les écrivains qui avaient voulu raconter ou expliquer la Révolution française, n’avait eu, comme l’historien qui s’élevait alors, le coup de pinceau historique. Ils étaient plus ou moins nombreux, plus ou moins célèbres : les uns sceptiques, les autres fatalistes ; les uns abstraits, les autres logiciens ; mais tous, à l’exception de Lamartine, {p. 308}qui est un poète, et de Michelet, qui est un malade, tous étaient des écrivains pâles auxquels manquait le coup de pinceau qui ressuscite les hommes. Pour la première fois, ce coup de pinceau, sans lequel l’histoire ne vit pas, était appliqué sur les choses et surtout sur les hommes de la Révolution par une de ces mains ardentes qui, dans un temps donné, doit devenir la main d’un maître. En se montrant peintre à ce degré, en prenant si particulièrement les hommes à partie dans le sujet qu’il abordait, Cassagnac n’obéit pas seulement à l’inspiration naturelle de son esprit, à cette projection intérieure qui est l’impulsion du talent. Il voyait plus haut que lui-même. Il cédait à l’empire d’une idée acquise tout à la fois juste et puissante. L’étude de l’histoire lui avait appris que souvent les plus grandes et les plus fortes causes périssent misérablement par les hommes qui devaient les faire triompher, et qu’entamer profondément ces hommes, c’est entamer leur cause à une égale profondeur. Écrivain de pouvoir et de monarchie contre la Révolution, il avait compris que l’objection la plus formidable, l’objection souveraine aux choses que l’esprit révolutionnaire a mises dans le monde et qu’il y voudrait maintenir en y ajoutant, ce sont les hommes qu’il a produits. Les fausses doctrines enfantent de faux grands hommes, et c’est même ce qu’elles font de mieux : car presque toujours ils tuent leurs mères ! Incorrigiblement dangereuses si elles restaient dans leur fascinante {p. 309}abstraction, elles cessent de l’être dès qu’elles sont incarnées dans des hommes qui leur font partager l’horreur ou le ridicule de leur renommée. La solidarité des hommes et des idées, Granier de Cassagnac en avait mesuré la force ; car la Vérité seule ne meurt pas de l’indignité de ses prêtres. Ces souillures qui ont taché la France : Marat, Danton, Robespierre, et tant d’autres noms hideux ou bouffons qu’il rencontra dans son histoire, des mains dévouées, des mains habiles, avaient tenté déjà et tenteront encore de les éponger et de les essuyer ; mais, tant qu’il restera une mémoire, l’indélébile tache de ces noms rongera, comme une lèpre, jusqu’à l’idée de République, et voilà pourquoi Cassagnac peignit si à fond ceux qui les portèrent. Il ne voulait pas qu’on les oubliât ; il ne voulait pas que la postérité pût jamais un seul instant fermer les yeux devant ces têtes d’abjectes Méduses dont il est bon, dans l’intérêt des hommes, d’immortaliser la terreur. Et il les peignit avec une ressemblance et une profusion de détails qui sembla une manière nouvelle, et qui n’était que l’application spontanée et réfléchie des facultés les plus heureusement créées pour toucher à l’histoire et y réussir.

Ces facultés, nous les retrouvons, mais mûries et complètement développées, dans l’Histoire de la chute de Louis-Philippe, de la Révolution de 1848 et du rétablissement de l’Empire. Le talent de Cassagnac a atteint {p. 310}son point de perfection relative. Il s’est dégagé de ces premières exagérations de la forme et de la pensée que nous avons tous, plus ou moins longtemps, quand nous sommes forts, et qui sont moins les coquetteries et les enfantillages de la force que ses ivresses. Ces exagérations, on pouvait les expliquer, en Cassagnac, par son tempérament littéraire, par ce romantisme qu’il adora et qui fut un instant son maître, et par le journalisme surtout, le journalisme qui sait frapper plus fort que juste, et dont toute la justesse n’est peut-être que de frapper fort. Violent parfois et surchargé dans ses premiers portraits des hommes et des partis de la Révolution, mais si vrais et si ressemblants, malgré tout, qu’on crut les voir pour la première fois dans son livre, Cassagnac est devenu un peintre rassis, nuancé et profond, qui gouverne sa manière au lieu d’être entraîné par elle. La passion politique, qu’on n’éteint pas en soi, mais qu’on y doit garder en la surveillant dans l’intérêt de son talent même, la passion politique l’éclaire maintenant plus qu’elle ne l’enflamme, et il peint ce qu’il hait et ce qu’il méprise — ce qu’il est en droit de haïr et de mépriser — avec ce grand air de désintéressement qui est l’art consommé de l’historien et que les sots prennent pour de l’impartialité impossible. Tels sont les progrès réels qu’a faits Cassagnac. Il fallait qu’il les fît, du reste, pour mener à bien la triple histoire qu’il a écrite. Il fallait que l’auteur de la Chute de Louis-Philippe fût {p. 311}en progrès sur l’auteur des Causes de la Révolution pour rester au niveau de lui-même ; car l’appréciation des hommes et des partis est bien plus difficile quand on a été mêlé aux uns et aux autres et qu’on les a toujours vus de près : — ou devant soi, pour les combattre, ou derrière soi, pour les couvrir.

Eh bien, ces hommes et ces partis, qui furent pendant un si grand nombre d’années des amis ou des adversaires, Cassagnac en a parlé comme il convenait à un homme qui a le sentiment des obligations de l’histoire et qui l’écrit en se plaçant, par la pensée, à deux cents ans du temps qu’il a à raconter ! Les jugements qu’il porte sur eux, non seulement attestent cette volonté de s’abstraire de son temps qui fait la moralité d’une histoire contemporaine, mais, nous ne craignons pas de l’affirmer, ils seront, à bien peu de choses près, l’opinion de l’avenir. En ce qui concerne particulièrement le règne de Louis-Philippe, la partie transcendante de son livre, Cassagnac aura certainement donné le mot à la postérité. Mais elle le dira plus durement que lui, car Cassagnac (est-ce délicatesse d’art ou de sentiment ?) est allé jusqu’à ce mot qu’il n’a pas prononcé mais qu’il est impossible de ne pas dire pour lui, quand on a lu les pages qu’il a consacrées à ce règne. Supérieur à force de bon sens dès qu’il regarde le fait, Granier de Cassagnac nous a tracé du règne de Louis-Philippe, non pas le récit (on dit qu’il doit le donner plus tard, année par année), mais un résumé {p. 312}qui peut très bien l’en dispenser. L’histoire complète ne nous éclairerait pas, en effet, d’un rayon de plus, la triste action d’un pouvoir qui n’échappera pas éternellement à l’appellation cruelle que son historien lui a épargnée. Il s’est contenté (mais n’est-ce donc pas assez ?) de nous montrer le gouvernement de Juillet dans tout ce qui fît le hasard de sa durée et de sa force. Établi sur une négation, — la haine des Bourbons de la branche aînée, — ce gouvernement d’antipathie, qui créa pour tout le monde une position fausse, laquelle a duré dix-huit ans, fut l’expression de la plus universelle absence de confiance qui ait jamais existé. Tout le monde se défiait de tout le monde, alors, marque certaine de la petitesse des âmes pour les nations comme pour les hommes, et personne ne se donnait ou ne se refusait à personne, parce que personne ne croyait aux autres ni même à soi ! Pouvoir, opposition, partis, gouvernements étrangers, personne ne croyait assez à soi pour oser être et nettement agir. Cassagnac nous a merveilleusement montré ce fond sans résistance d’un règne que l’absence de foi explique seule, et dont la fin, sans cette absence de foi universelle, paraîtrait incompréhensible. L’analyse, que nous donne l’historien, des forces négatives qui ne constituèrent jamais au gouvernement de Juillet une force réelle, est complète. On y voit toutes les classes du pays se laissant gouverner plutôt que voulant être gouvernées, et les gouvernements {p. 313}étrangers dans la même disposition de laisser-faire vis-à-vis du gouvernement de la France. On y voit Louis-Philippe lui-même, fatigué, anxieux, incertain, portant mal cette couronne qu’il n’a pas fortement saisie et prêt à l’abandonner, comme il abandonna bientôt les précautions qu’il avait prises d’abord contre l’avenir et les trahisons de la fortune. Dans sa puissante et lumineuse analyse, l’historien n’a rien oublié ; mais pourquoi, tout cela montré, prouvé, tiré au clair, la termine-t-il par ces mots, qui grandissent trop un pouvoir dont il fallait étaler sans pitié l’incurable et la mortelle faiblesse : « Le gouvernement de Juillet a péri par la seule et la plus improbable des chances qu’il eût contre lui : celle de se renverser lui-même ! » Ah ! certes ! c’est encore trop, cela ! Non ! le gouvernement de Juillet, qui fut un long équilibre entre des situations fausses, a fini, comme tous les équilibres, à la première crampe du pouvoir. Non ! Louis-Philippe ne s’est pas renversé lui-même. Il s’est tout simplement, parce qu’il ne tenait pas, laissé tomber.

X §

Mais ce manque de rigueur dans une des conclusions de son livre, que nous nous permettons de reprocher {p. 314}à l’auteur de la Chute du roi Louis-Philippe, ne peut avoir d’effet rétrospectif sur les qualités que nous lui avons reconnues. Ces qualités sont de l’ordre le plus élevé. Granier de Cassagnac a la conscience du renseignement, l’intérêt varié du récit, la hauteur des appréciations ; mais tout cela ne lui donnerait pas sa place encore, s’il ne les couronnait et ne les achevait par la qualité excellemment historique, pour nous autres modernes : la vigueur de touche dans le portrait. Cette qualité inconnue aux anciens, qui composaient grandement l’histoire, mais qui n’y jetaient pas la vie dans les proportions où la pensée moderne a le besoin de l’y verser, est le mérite le plus en saillie du talent très riche et très complexe de Cassagnac. Dans ce sujet assez ingrat de la fin d’un règne qui, en tout, manqua de grandeur, et sous lequel les chefs de parti, racornis en chefs de coterie, ne réalisaient même pas le mot de Goethe : « Un chef de parti n’est guères plus à mes yeux qu’un bon caporal », Cassagnac a montré sa puissance de peintre historique bien plus, selon nous, que s’il avait eu dans les mains un sujet plus grand. Ce ne sont pas, en effet, les grandes physionomies qui sont les plus difficiles à retracer ; ce sont les vulgaires, agitées par leurs prétentions, et parfois si grotesquement contrastantes avec le rôle politique ou social qu’elles remplissent. Parmi tous ces portraits heureusement saisis, à l’exception peut-être de celui de Guizot, si grandi qu’il en perd toute proportion et {p. 315}toute réalité, nous en avons remarqué plusieurs que nous aurions voulu citer pour donner une idée des ressources variées du coup de pinceau de l’auteur. L’espace nous manquant, nous en avons choisi deux : celui d’Odilon Barrot et de Thiers : « La carrière politique de Thiers — a dit Cassagnac, avec toutes les antithèses de la contradiction politique de son modèle, — est caractérisée par ce fait qu’il a pu être naturellement et qu’il a été le ministre de tout le monde : le ministre des conservateurs et celui de l’opposition. Il a fait l’œuvre extrême des conservateurs, les lois de septembre, et il a voulu l’œuvre extrême de l’opposition, la réforme. Il a accordé au roi les choses les plus délicates : la régence de Μ. le duc de Nemours et les fortifications de Paris, et il a machiné contre le roi les choses les plus violentes : la coalition et les banquets. Il a été successivement pour et contre la réforme parlementaire ; il a parlé successivement pour et contre la puissance maritime de la France. On ne trouve ni dans ses discours, ni dans ses livres, aucune doctrine générale ; on trouve dans sa conduite une foule de systèmes contradictoires. Il semble personnifier la fantaisie de la domination et le sensualisme du pouvoir. C’est le Danton d’un régime pacifique. Il a l’habileté des petites choses ; il n’a pas le sentiment des grandes. Historien, il n’a pas compris Napoléon Ier ; homme d’État, il n’a pas compris Napoléon III. Il n’a pas {p. 316}cru sérieusement le second Empire possible, parce qu’il n’avait pas vu le premier nécessaire. À trois années de distance, il a été emporté par deux révolutions, sans le soupçonner, même la veille. » Évidemment, on n’a jamais mieux dit sur Thiers. Jamais on n’a mieux concentré la vie d’un homme en quelques lignes pour tranquillement l’en écraser. Les historiens ne sont pas des peintres à, la manière des poètes. Leur coloris, ce sont les faits mêmes, présentés ici avec une effrayante sobriété. Le portrait d’Odilon Barrot est dans un autre ton, mais il n’est pas moins réussi.

« On a cru longtemps Odilon Barrot caractérisé par ce mot célèbre que lui adressa Royer-Collard : — “Je vous connais : il y a quarante ans, vous vous appeliez Pétion.” Le mot était charmant, mais il n’était ni exact, ni équitable. Barrot ne s’appelait pas Pétion en 1789 : il s’appelait Sylvain Bailly. Barrot a certainement la nature ambitieuse de Pétion, mais il n’en a pas la nature perverse. Après avoir cherché à devenir le ministre de Louis XVI et le gouverneur du Dauphin, Pétion garda la mairie de Paris sous la Commune insurrectionnelle. Barrot l’eût fait comme Pétion, puisqu’après avoir servi Louis XVIII comme volontaire-royal et Louis-Philippe comme conseiller, il accepta plus tard un portefeuille sous la République ; mais ce que Barrot n’aurait jamais fait comme Pétion, ni pour être maire ni pour être {p. 317}ministre, c’est de couvrir de sa complicité les massacres de Septembre. Deux choses eussent donc empêché Barrot de remplir jusqu’au bout le rôle de Pétion : il est trop honnête et trop faible. Barrot est une nature douce, naïve, crédule, un peu vaniteuse. Il s’attendrit et il pleure moins que Bailly, parce que ce n’est plus la mode ; mais il porte à tout ce qu’il fait, à tout ce qu’il dit, une bonne foi évidente et dont il est le premier ému.

« La preuve de cette honnêteté ouverte et expansive éclate dans les actes de Barrot : il a toute sa vie été l’instrument et la dupe de tout le monde. Il a été la dupe de Thiers, qui lui a fait voter le budget et les fortifications de Paris. Il a été la dupe de Duvergier de Hauranne, qui lui a fait signer un pacte avec les républicains. Il a été la dupe du National, qui lui a fait faire l’apologie de l’émeute. Il a été enfin la dupe de sa vanité, qui lui a fait substituer ses discours aux canons du maréchal Bugeaud, pour la « défense de la monarchie et de son propre ministère. « Barrot disait, en 1846, aux électeurs de Chauny : “— Je suis dynastique quand même.” C’était une illusion. Barrot n’a jamais été quand même que trois choses : un homme honnête, un homme sans conviction, et un homme sans fermeté. Cela ne suffit pas quand on prend la responsabilité d’un pays. Les qualités privées de Barrot ne lui enseignèrent ni à, se défier de lui, ni à se défier des autres. Doué {p. 318}d’elles seules et aspirant à un rôle plus grand qu’elles, Odilon Barrot est un des hommes qui ont fait le plus de mal à la France. La révolution qui le poussait au pouvoir le connaissait bien ! Elle savait que, préfet, il avait livré l’archevêché, et que, ministre, il livrerait le trône…

« Il y a au Palais-Bourbon, dans la salle qui précède la Chambre des députés, une belle et noble statue de Bailly, l’œil calme, le front résigné mais serein, le cou nu, les mains liées. La dupe, de 89, le martyr de 93, marche au supplice. Si Barrot, passant devant cette statue après ses luttes oratoires, l’avait quelquefois interrogée du regard, elle lui aurait appris ce que deviennent les ambitieux demandant la chimère du pouvoir à l’idolâtrie des « multitudes. Si la Providence, moins clémente dans ses décrets, avait imposé à Barrot toute la destinée de Bailly, il l’aurait, nous en sommes convaincu, subie sans défaillance. Seulement, si de telles morts expient bien des fautes, elles n’en réparent aucune ! »

La forme oratoire de ce ferme jugement sur l’ancien orateur de la gauche n’en a pas compromis l’exactitude. Vérité, sévérité juste, raillerie grave, fierté, mélancolie, tout y est !

XI §

{p. 319}Du reste, ni les citations que nous venons de faire, ni celles qu’avec plus d’espace devant nous nous aurions pu multiplier, ne donneraient l’idée accomplie et de l’art et du faire de Cassagnac comme portraitiste dans l’histoire. On le conçoit. Puisqu’il est grand, cet art est varié comme ses modèles, tout en restant individuel comme l’artiste qui lui fait exprimer sa pensée. Or, ces modèles sont si nombreux ! Ils ne sont rien moins que les états-majors des pouvoirs qui se sont succédé dans ces trois phases d’histoire que Cassagnac nous raconte. Et voilà pourquoi, sur ce point, rien ne peut remplacer la lecture de son beau livre.

XII §

Histoire des origines de la langue française [XII-XV].

Livre curieux, aussi inattendu que curieux, l’Histoire des Origines de la langue française n’est pas tout à fait de mon département, mais il m’est impossible de n’en {p. 320}pas parler. Quant à, l’érudition qu’il atteste, et dont je suis le très respectueux et le très inutile serviteur, je la saluerai du fond de mon ignorance, mais ce sera tout. Je n’en discuterai pas, certainement, d’étonnant détail. Qu’ils le discutent, eux ! s’ils peuvent, au Journal des savants, où ils vont avoir de la besogne. Moi, je mécontenterai de le signaler. Je me contenterai des conclusions auxquelles l’auteur de ce livre (une œuvre de trente années !) est arrivé triomphalement, quoique lentement ; car je suis convaincu qu’il est dans le vrai, et pour une raison plus puissante que toutes les preuves et contre-épreuves philologiques qu’il nous donne : selon moi, il a pour lui le bon sens, ce maître des affaires et des livres !

Ce sont les savants, les Congrégations, les Écoles, qui, depuis trois siècles environ, au dire de l’auteur des Origines de la langue française, ont lamentablement aberré sur ces origines ; et c’est contre leurs affirmations superficielles et erronées, traditionnelles et universelles, mais doctoralement articulées comme si elles n’étaient ni erronées ni superficielles, que Granier de Cassagnac s’élève. Oui ! Cassagnac lui-même (vous avez bien lu) ! Il semblait bien loin jusqu’ici, Cassagnac, de toutes les questions que son livre remue. Il n’avait jamais dit un mot qui pût faire prévoir le dernier qu’il dirait et qui serait un mot scientifique. Toute la vie de Cassagnac, qui fit éclat dès sa jeunesse, s’est passée dans le bruit, les {p. 321}passions et les luttes de la politique et du journalisme le plus militant. Il avait toujours été ce qu’on appelle « une plume de guerre », et une plume qui valait épée et qui se continuait très bien en épée quand il le fallait. L’histoire, qu’il aborda souvent avec des qualités brillantes, était, sous sa plume, encore du combat. Pas plus tard qu’hier, Granier de Cassagnac était un orateur politique, d’une parole qui ressemblait à ses écrits, et d’un sens droit, ferme et pratique, à étonner ceux qui, l’ayant connu comme journaliste, l’avaient trouvé parfois paradoxal. Entraîné dans les ruines de l’Empire, qu’il avait couvert de son talent, il est resté debout dans ces ruines, tout prêt à les couvrir et à les défendre. Il n’a ni abdiqué la politique, ni renoncé au genre d’action qui fut toute sa vie. Seulement, voilà qu’au moment où l’on y pensait le moins, il n’est pas devenu, mais il s’est démasqué — philologue !

Et que MΜ. les philologues, comme le diable, en prennent les armes ! Ils n’auraient jamais cru — ni moi non plus ! — que cet écrivain politique d’une activité et d’un travail de plusieurs hommes à la minute, que cet improvisateur de la plume toujours à la brèche, cachât, sous cette activité extérieure, un érudit discret, laborieux, acharné, — un passionné de linguistique, — un bénédictin libre, — sans Congrégation, heureusement pour lui ! — un lapidaire de mots qui taillait, chaque jour, en secret, quelque facette de plus au diamant d’érudition qu’il nous tenait {p. 322}en réserve, et dont tout à coup, comme une femme à souper, il envoie les feux dans les yeux des érudits myopes et aveugles, pour les leur ouvrir ! Certes ! cela n’est-il pas digne d’étonnement, et après l’étonnement d’attention, et de la part de ceux qui savent, qui, ayant vocation pour lire son livre comme Cassagnac pour l’écrire, peuvent dire si son diamant est vrai ou faux, et de la part de ceux qui, comme moi, le croient vrai, et peuvent d’ailleurs juger du feu qu’il jette et de la hardiesse de sa coupe, et de l’adroite et longue patience du lapidaire qui l’a taillé.

Et, franchement, quoi de plus curieux pour une critique qui pense et qui veut faire penser ?… Pendant trente ans et davantage, un homme, doué du plus robuste tempérament d’écrivain, se jette dans toutes les péripéties de cette guerre furieuse — la guerre du siècle — entre l’Autorité et la Liberté, entre la Révolution et les Monarchies, qui n’est pas encore près de finir ! Il n’est pas une de ses journées qui n’ait été livrée aux vents et aux tempêtes de cette affreuse publicité qui emporte tout : l’âme, la vie, le talent, et quelquefois la conscience, hélas ! comme des pavillons déchirés. Les Ambitions et les Intérêts se le partagent et le tirent à eux, de la force de tous leurs chevaux. Et le soir de ces journées haletantes et cruelles, et quand il saigne encore, qui sait ? de l’écartèlement de ces Intérêts et de ces Ambitions terribles, voilà qu’il trouve cependant une minute pour donner à une passion {p. 323}désintéressée, à un travail qui lui plaît et qui lui est doux, et qui ne lui rapportera jamais rien, pas même peut-être une place à l’Institut ! Et il respire, chaque soir, cette rose qui le désinfecte de sa journée. Et des miettes de ce temps arraché à la politique et donné à la science pure, il finit par faire, au bout de ces trente ans, un livre qui résume le plus cher et le plus intime de sa pensée. Certes ! je ne crains pas de le dire, cela seul, et quel que soit le livre, est déjà très intéressant, et, ma foi ! presque charmant, presque touchant et presque beau.

XIII §

Quel que soit le livre… Mais le livre a de hauts mérites. Mais le livre, en dehors de la thèse, que les hommes de la science spéciale à qui Granier de Cassagnac s’adresse peuvent contester, a plusieurs côtés d’une supériorité indéniable. Méthode, arguments, abondance de notions, force de logique et d’induction, clarté d’exposition redoublée par la clarté du style, telles sont les qualités frappantes pour tout le monde de cette œuvre puissante, qui donnera du mal, s’il s’en présente aux contradicteurs {p. 324}Des contradicteurs ! Malgré toutes les gravités calmes de son livre et jusqu’à la gravité de son ironie, c’est là, je crois, ce que Cassagnac désirerait le plus… Ce polémiste bronzé de La politique doit souhaiter, si je le connais bien, d’introduire un peu de son bronze parmi les vieilles potiches des Instituts, pour en expérimenter la solidité. Seulement, je ne crois pas que la discussion — qu’il cherche évidemment — s’engage. Aux Instituts, ils savent très bien quelles sont les habitudes de main de Cassagnac, et s’ils ont, par hasard, entrouvert son livre, qu’un pareil chêne ne se coupe pas avec des couteaux à papier et des grattoirs d’Académie. Je suis donc persuadé qu’ils ne bougeront pas, ces bonshommes bien assis, ces curulaires de la science officielle, reconnue, centenaire ! Ils laisseront parler sans lui répondre ce diable de savant qui débute tard, mais qui a trente ans de calorique accumulé à son service, et passer sur leur poil hérissé, avec une patience de Job, mais plus muette, cette tempête philologique qui souffle sur eux du fond du livre de Granier de Cassagnac.

Ce livre serait, en effet, bien capable de renverser, à lui seul, la vieille théorie fainéante qui règne en matière de linguistique parmi les savants de ce temps. En linguistique, Cassagnac, cet homme de l’autorité en politique, est révolutionnaire ; mais il ne me déplaît point qu’il le soit comme il l’est, contre le présent et au bénéfice du passé, de l’hérédité, de la filiation, de {p. 325}l’origine ! Cassagnac est révolutionnaire contre ceux qui, en méconnaissant l’origine de la langue française, lui ont arraché sa généalogie et accompli, à propos d’elle, la violation la plus flagrante, la plus obstinée et la plus ignorante, d’une des plus grandes réalités du passé. Il l’a été, enfin, contre la théorie superficielle et impertinente du xvie siècle, qui enleva à la langue française son originalité et sa nationalité du même coup.

C’est Scaliger, je crois, qui fut l’inventeur de cette fausse et basse théorie, mais c’est l’esprit de la Renaissance, cette affolée d’antiquité, qui la lui avait inspirée. Elle, en effet, voulut faire de nous des Grecs et des Latins d’idées et de mœurs, par l’imitation littéraire. Mais elle alla plus loin, et osa prétendre que la langue latine avait été imposée à la race gauloise ; un plaqué plus honteux encore ! « Parce qu’il y a — dit l’auteur des Origines de la langue française — dans le français, l’espagnol et l’italien, des mots usuels qui sont aussi dans le latin, la solution explicative qu’on adopta fut d’affirmer qu’après avoir soumis les peuples de l’Italie, de la Gaule et de l’Espagne, les Romains les avaient obligés de remplacer leur langue nationale par la latine, ce qui choque violemment, — ajoute-t-il, — et à un égal degré, le bon sens, l’histoire et la philologie. » La thèse, du reste, posée ainsi, fut plus tard modifiée. Dom Rivet, le bénédictin, la soutint le dernier jusqu’au {p. 326}commencement de ce siècle, quand, sous l’impulsion de Raynouard, on en imagina une autre, sinon plus vraie, au moins moins cruelle pour l’amour-propre national. On dit que les Gaulois avaient corrompu le latin littéraire et en avaient fait la langue romane. Nouvelle démolition à faire de ce second système sur les ruines déjà faites du premier, voilà, en quelques mots, tout le livre de Cassagnac ! Et il ne s’est pas seulement chargé de la double démolition. Il en a utilisé les pierres, en les jetant bravement à la tête des trois grandes gardiennes de la langue française et de l’enseignement historique : l’Université, l’École des Chartes et l’Académie.

Diable ! ce ne sont pas des prunes que cela !

Mais le grès d’Arnolphe n’est qu’une noisette en comparaison du grès de Cassagnac !

XIV §

Je voudrais pouvoir vous le faire toucher, tâter, peser, soupeser, ce grès d’une érudition meurtrière. Mais le moyen ? Il ne tiendrait pas ici, ce grès. Il pèse bel et bien cinq cent cinquante grandes pages, in-octavo, {p. 327}carabinées de notes, de citations, de rapprochements, de dialectes, de syntaxes, de verbes, de substantifs, de racines, à mettre en fuite tout ce qui n’est pas soi-même excessivement carabiné. L’auteur, qui s’est caché trente ans de son goût fringalique pour la philologie, s’en donne pour ses trente ans, en une seule fois. Quelle bombance ! Ah ! il est bien heureux ! Il se baigne voluptueusement, comme une sultane, dans l’ombrien, l’osque, le bas-breton, le gascon, le limousin, le provençal, le basque, — toutes les langues de Panurge ! Mais il est moins languissant que la sultane ; il est dru et vif, au contraire, fort comme un Turc quand il s’agit de traiter de Turc à More l’Université, l’École des Chartes, l’Académie, qu’il est toujours prêt à crosser. Encore une fois, l’idée donnée du livre de Cassagnac, j’ai presque tout dit ; car ces dialectes à travers lesquels il circule, ces grammaires qu’il habite, feraient peut-être, si j’en détachais quelque chose pour le citer ici, le même effet qu’à moi. Ma citation, probablement, ne serait agréable qu’à l’Université, à l’École des Chartes et à l’Académie, parce qu’elle détournerait de lire leur ennemi qu’on croirait, qui sait ? il faut lâcher le mot !… ennuyeux. La science a bien le droit d’être ennuyeuse, sans doute, mais n’est pas qui veut philologue. Cassagnac n’entend parler qu’aux philologues dans cette partie de son livre. Il amis trente ans, lui, à faire son cocon de linguiste. Cela lui donne certainement une {p. 328}force que je sens très bien, quand il me tient, comme un cheval entre les piliers au manège, entre deux colonnes de verbes ou de substantifs qu’il compare. Mais cette force, que je sens très bien lorsque je lis son livre, je ne puis pas la déplacer.

J’en ai assez averti, du reste. J’ai eu la prudence et la précaution d’avertir que les preuves philologiques du livre de Granier de Cassagnac étaient moins de ma compétence que les preuves tirées des mâles et simples notions du bon sens, de la force des choses et de l’histoire. L’historien est plus de mon ressort que le philologue, auquel je dois toujours m’en rapporter… et l’auteur des Origines de la langue française s’est montré, dans l’intérêt même de ses conclusions philologiques, très souvent et très heureusement historien. Ainsi, il l’est quand il fait si exactement la décomposition de la légion romaine pour y trouver les différents dialectes qu’elle renfermait dans son sein. Ainsi, il l’est quand il nous raconte, avec un renseignement si précis et une phrase si nette, les irruptions diverses de cette glorieuse race gauloise, qui semble glorieuse de toute éternité, car on ne sait pas où elle a commencé dans les annales humaines, et qui, par l’étendue et la rapidité de ses invasions, a une espèce d’ubiquité dans l’histoire. Ainsi, il l’est surtout, et mieux qu’ailleurs, dans le superbe onzième chapitre de son ouvrage, où il raconte, dans le style ferme qu’on lui connaît, la prise de Rome, avec la gravité romaine. {p. 329}C’est alors, c’est à toutes ces places que je reconnais Cassagnac, mon ancien Cassagnac, à l’esprit solide et à la main de forte prise, et que j’aime mieux dans les grandes besognes, où il faut l’œil de l’aigle, que dans les petites, où il ne faut que l’œil du lynx. L’historien même est encore plus que le philologue au fond de la thèse que Cassagnac pose et discute pour son compte, après avoir jeté bas celles des autres. Cette thèse, qu’il dresse sur leurs débris, il la déduit du fait historique des invasions gauloises, qui ont laissé partout des traces de leur passage dans des mots de même origine, retrouvés toujours, malgré les mêlées des peuples et leurs transfusions.

Bien loin donc d’avoir été étouffée par la langue latine, — qui n’est pas elle-même la langue du Latium, de ce pays que les Romains lettrés, ces Grecs de Rome, appelaient barbare, comme les Gaulois, — la langue gauloise aurait donc résisté à la langue romaine de la conquête romaine, et c’est ainsi que pour les temps futurs elle eût gardé sa nationalité inviolable et, qu’on me passe le mot ! son autochtone originalité. Il faut suivre Cassagnac dans les développements de cette thèse vigoureuse et simple pour savoir le parti qu’en a pu tirer un homme fait pour écrire l’histoire, et pour regretter qu’il ne l’écrive plus !

XV §

{p. 330}Car, c’est par là que je veux finir, il est, à mon sens et quel que soit son amour caché pour la philologie, son mal secret comme tous les amours, particulièrement fait pour écrire l’histoire. Il ne l’a jamais écrite comme j’aurais voulu. Il l’a écrite le plus souvent pour les besoins d’une cause politique. Il a fait de l’histoire armée, de l’histoire dans laquelle il a mis un dard à son centre, comme les guerriers en mettaient un dans l’orbe de leurs boucliers. Affaire de temps et de circonstances ! Mais l’âge venu, et la maturité et l’apaisement, et, de tous les apaisements le plus grand, le mépris, que nous apprend si bien la vie, et le calme enfin, décisif et puissant, du lion qui se repose, ne serait-ce pas le moment pour Granier de Cassagnac d’aborder la grande, impartiale et profonde histoire ?… Par la nature comme par l’ensemble de ses facultés, Cassagnac est destiné à l’écrire. Il s’ajuste à elle. Il a pu avoir autrefois de la pente au paradoxe, ce tentateur de la jeunesse ! mais il ne l’a plus. Il n’y a pas un paradoxe dans tout son livre des Origines de la langue française, qui prêtait tant au paradoxe ! L’homme s’est simplifié. En écrivant l’histoire, {p. 331}il n’aurait ni les agitations fébriles de Michelet, ni le mysticisme de Carlyle, deux grands historiens sans solidité. Cassagnac n’est pas de cette race. L’imagination, cette perfide en histoire, ne lui jouerait pas de ses tours. Prosateur sans poésie, et dont la prose a la nudité d’un homme sain et bien fait, Cassagnac nous écrirait l’histoire avec une gravité qu’on ne connaît plus ; car, il ne faut pas s’y tromper ! par son genre de talent, c’est un homme du xviie siècle. Il ne le pastiche pas comme Cousin, qui s’en plante les perruques, mais il le porte en lui naturellement, le xviie siècle, et tellement qu’il a toujours été incroyable pour moi que Cassagnac ait pu être, un jour, romantique, et qu’il se soit laissé piper par les idées fausses et le talent comédien de Victor Hugo. Et, en effet, tout aurait dû préserver de l’œil du jettatore cette tête carrée d’un sens si recte, d’une bonne humeur si gauloise, d’un besoin si tyrannique d’ordre et de clarté, de notions certaines et de méthodes sûres, que le mot d’argot, une sorbonne, peut seul bien caractériser.

C’est cette tête-là que je désirerais reporter et replacer dans le milieu qui lui convient. La philologie, qui l’en a distrait, à part les plaisirs solitaires qu’elle lui a donnés, ne lui vaudra jamais ce qu’elle lui coûte. Ce n’est qu’une raison d’amoureux que s’applique sur la conscience Cassagnac, pour satisfaire sa bizarre passion de linguistique, quand il parle de l’influence de l’origine de la langue sur sa destinée et sur son avenir, {p. 332}et qu’il croit possible d’en diriger à volonté l’incoercible génie. La langue, d’ailleurs, est faite maintenant. Elle coule. Elle roule. Elle s’élargit. Elle emporte ses bords, malgré les dictionnaires, les barrages et les parapets, et les douaniers d’Académie. L’homme n’y peut rien. On ne dirige pas un fleuve parce qu’on remonte à sa source. Ce n’est là qu’une curiosité, et une curiosité qui doit rester vaine. Si l’entraînement vers la philologie était, en Cassagnac, une ambition, au lieu d’être un amour, je lui dirais, pour l’en guérir, qu’on n’arrive pas aux Instituts en leur prouvant qu’ils sont des imbéciles. Un philologue d’un grand talent et d’une science babelique, car elle en était peut-être un peu confuse, Edelestand du Méril, nommé et combattu dans le livre de Cassagnac, n’a jamais pu entrer aux Inscriptions. Instituts et corporations, tous ces crustacés qui s’emboîtent les uns dans les autres, et qui s’y mastiquent et s’y soudent par le fait des mêmes préjugés collectifs, ne s’ouvrent pas pour l’indépendance et l’initiative, et voilà pourquoi je ne crois pas qu’aucune Académie ouvre ses portes à Cassagnac.

Il aura l’honneur de n’y pas entrer.

XVI §

Granier de Cassagnac [XVI-XIX].

{p. 333}Je veux clore ce chapitre sur ses œuvres en parlant du puissant contemporain mort maintenant. Ce sera encore de la littérature, puisqu’il fut un homme littéraire, mais ce sera quelque chose de plus. Ce sera ce qu’il fut en dehors des lettres, pour lesquelles il semblait fait jusque dans les racines de son être. Ce sera ce qu’il fut en politique, quand le terrible feu de la politique, dont il a été l’un des plus robustes chauffeurs, dévora en lui l’homme littéraire, mais sans parvenir à le consumer jamais. En somme, ce sera ce qu’il fut, toujours et partout. J’ai souvent appelé l’attention publique sur ses œuvres, à mesure qu’il les produisait, mais, aujourd’hui qu’il ne peut plus y ajouter, je me placerai au-dessus d’elles, comme il y était lui-même ; — car il avait cette particularité superbe des hommes véritablement supérieurs, d’être inaccessiblement plus haut que ses ouvrages et, aurait-il fait un chef-d’œuvre, de ne s’y épuiser jamais. Eh bien, ce sont ces facultés inépuisables {p. 334}et présentes jusqu’à la mort, dont je parlerai ! C’est l’homme tout entier que j’essaierai de soulever comme un bloc, quoi qu’il pèse. C’est enfin l’ensemble de toutes les forces dont il était la résultante, que j’ai le dessein de montrer dans cette Force qui fut Granier de Cassagnac.

En effet, il était une force, — et ce mot abstrait et absolu qui le résume est le mot encore qui le caractérise le mieux, tout en le résumant. La force, et la force simple, spontanée, naturelle, belle et formidable dans sa nudité comme Hercule, est le trait saillant, habituel, consubstantiel et ineffaçable, du talent de Granier de Cassagnac. C’est par là qu’il saisit la pensée et qu’il restera dans le souvenir. À l’heure qui vient toujours pour la plupart des œuvres, qu’on ne lit bientôt plus, avec la morne indifférence des générations qui se succèdent, quand on se demandera ce que fut, de son vivant, Granier de Cassagnac, l’imagination frappée aura retenu qu’il fut un des forts de son siècle, où les forts n’étaient pas déjà si communs. Elle se souviendra qu’il fut toute sa vie un fort journaliste, comme un jour il fut un fort orateur, et comme il aurait été un fort homme d’État, si les circonstances avaient eu l’esprit d’en faire un ministre ; mais les circonstances sont si bêtes ! Quoi qu’il ait été, du reste, il a été cela, — un homme fort, — et quoi qu’il fût devenu, il l’aurait été encore… Je sais, dans mon pays, une ancienne famille de guerriers et de héros qui portent {p. 335}ce magnifique nom : les « Aux-Épaules », et qui le justifient. Granier de Cassagnac pourrait s’appeler de ce nom-là. Ce fut réellement le « Aux-Épaules » du journalisme de ce temps. Voulez-vous compter avec moi de combien de forces différentes était faite la force d’ensemble de ce vigoureux ? Jeune, très jeune, et précisément parce qu’il sentait intérieurement sa force, et que jeune on en abuse toujours (c’est une manière de se la prouver), il débuta dans les lettres par des paradoxes retentissants et demeurés fameux. Mais le bon sens qui habitait sa tête carrée l’arrêta net dans cette voie, bonne pour les souples, et le fit entrer dans celle des forts, qui était la sienne. À la force du bon sens qui le distinguait et qu’à partir de ce moment il ne faussa plus, Cassagnac ajoutait la force de caractère qui ne lui manqua jamais dans toutes les crises de la vie, et à cette force de caractère celle encore du sang-froid, que les gens à caractère n’ont pas toujours. Finalement, comme « style est tout l’homme », il devait avoir et il eut aussi la force du style, qui, comme l’acier, ne brille chez lui que de pureté et de solidité, et semble dédaigner tout le reste. Évidemment, de tête, de cœur et de main, il était organisé pour la bataille. Aussi fût-ce cette force, faite de tant d’autres, qui l’avait jeté tout d’abord à la bataille romantique, qui le jeta ensuite aux batailles politiques, dont il ne sortit plus, et où il se montra le polémiste le plus redoutable et le plus infatigable des {p. 336}polémistes contemporains. De tous ses ouvrages, qui furent nombreux, je n’en connais qu’un seul qui ne fut pas une action encore plus qu’une pensée. Et même l’histoire, qu’il était trempé pour écrire dans sa transcendante impartialité, il l’acérait et l’aiguisait comme une arme pour le combat. Le Génie de l’action l’avait pris au Génie de la pensée, et quoique la pensée ait tenté de le reprendre à l’action, toute sa vie le Génie de l’action l’emportai Granier de Cassagnac est donc, avant tout, pendant tout, après tout, un grand journaliste. C’est le journaliste qui fera bomber, sur son fond d’œuvres, le relief de sa médaille historique. Il est le journaliste toujours armé, dans la mêlée des principes et des intérêts de son temps, lui qui aurait pu être un écrivain de choses éternelles. Il avait, d’origine et de culture tout à la fois, la gravité, l’étoffe, l’impeccable correction, les larges manières de dire, le port de la phrase de ceux qui écrivent des livres sévèrement et laborieusement pensés. Il avait les qualités des hommes qui gravent sur le marbre ou le bronze pour des siècles, et, avec toutes ses qualités de durée et d’immortalité, il écrivit sur ces feuilles éphémères et enflammées, qui tombent en cendres après avoir brillé et brûlé comme des torches. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai exprimé ce regret ! Il fut journaliste, — et le sort du journaliste est d’être la victime des choses immédiates, et dépérir, comme l’orateur, avec son action même. Que reste-t-il {p. 337}de l’orateur ? Il s’éteint avec sa voix ; il s’évapore avec son geste. Le journaliste, cet orateur sur papier, dure un peu davantage ; mais il meurt aussi, l’action à laquelle il a poussé, ou contre laquelle il a résisté, accomplie. Sans sa poésie et l’échafaud, qui saurait maintenant qu’André Chénier fut un grand journaliste ? Camille Desmoulins en fut un très grand, lui, mais c’est encore son échafaud qui a donné aux pages qu’il a écrites l’éclat du sang et leur vermillon immortel Loustalot, comme journaliste aussi grand qu’eux, mais qui, comme eux, n’eut pas le point de rappel, splendide et terrible, de l’échafaud, Loustalot est oublié, et Carrel, plus près de nous et dont on a voulu éditer les œuvres il y a quelques années, fut trouvé si désespérant de manque d’intérêt et de talent mort que l’édition fut abandonnée. Enseignement perdu ! Ces exemples et ces noms n’empêchèrent point Granier de Cassagnac de descendre jusqu’au journalisme un talent créé pour un destin plus beau. Esprit profondément historique d’instinct, de connaissances et d’études, le jeune Granier trouva devant lui, après 1830, un pays si opiniâtrement monarchique encore qu’il avait refait immédiatement un trône avec les débris du trône qu’il avait renversé ; et le polémiste qui, jusque-là, n’avait été que littéraire, se dévoua à défendre ces quatre planches qui sont un trône, — disait Napoléon, — mais qui n’avait plus son velours fleurdelisé, usé par les siècles et déchiré par la Révolution ! Pour ce mâle {p. 338}esprit de réalité pratique qu’était déjà Granier de Cassagnac à cette époque, pour tout homme qui croyait, comme lui, que le salut de la France tenait impérieusement à l’institution monarchique (et il a vécu toute sa vie et il est mort dans cette pensée), il y avait strict devoir de dresser et d’affermir contre la Révolution cette épave d’un trône qu’on lui avait encore une fois arrachée, et ce fut cette idée qui fit journaliste un écrivain de plus haut parage qu’un journal. Ce fut cette idée qui, au lieu de la plume calme et majestueuse du xviie siècle, qu’il semblait avoir héritée des grands écrivains de Louis XIV, lui mit la plume de guerre du xixe siècle à la main.

XVII §

Et jamais personne ne s’en servit mieux et plus longtemps. Dès ses premières polémiques sur le nouveau terrain où il s’engageait, Granier de Cassagnac apparut immédiatement le formidable et l’invulnérable polémiste qu’il n’a pas cessé d’être jusqu’à sa dernière heure, et — comme la polémique des idées ressemble à la guerre ! — l’impitoyable lame que ses {p. 339}adversaires, ne pouvant la briser, cherchèrent à souiller pour qu’elle leur portât des coups moins terribles et moins sûrs. Ils éclaboussèrent de fange cette lame étincelante, seulement ils avaient affaire à un de ces hommes assez forts pour passer impassiblement et le front haut sous une voûte de calomnies comme il eût passé sous une voûte d’acier. Granier de Cassagnac reçut toute sa vie en pleine poitrine — qu’ils ne mordaient pas — tous les outrages des partis qu’il avait blessés, mais il avait l’héroïsme imperturbable, et rien ne l’arrêta jamais dans la défense d’un gouvernement qui représentait pour lui, vaille que vaille, mais qui représentait comme il le pouvait, le principe sacré de tous les gouvernements. Moi qui le connaissais et qui l’aimais, je lui ai souvent entendu dire : « Quand on n’a pas une maison d’or, on en prend une d’argile, mais il faut savoir la défendre, sous peine de coucher dehors » ; et il défendit cette argile de la monarchie de Juillet, qui ne lui faisait pas d’illusion, et pour laquelle il se battit intrépidement, les yeux ouverts, jusqu’au moment où cette argile, devenue boue, s’effondra… Ici je touche à l’unité et à l’honneur de la vie de Granier de Cassagnac. La haine des partis, qui se bouche les yeux pour ne pas voir et les oreilles pour ne pas entendre, l’a-t-elle assez appelé le Bravo de tous les pouvoirs ? Il ne l’était pas des pouvoirs : il l’était du pouvoir ; mais qui comprend cette différence ?… Pour qui savait {p. 340}bien le juger et pénétrer dans le fond de sa conscience politique, Granier de Cassagnac était un autoritaire et un monarchiste. C’était un autoritaire par amour de l’ordre, absolument nécessaire aux sociétés humaines, et c’était un monarchiste qui n’ignorait pas que les dynasties ne représentent pas seulement leurs augustes personnes, mais la propriété héréditaire du pouvoir. Cela seul expliquerait toute sa vie. Si, plus tard, nous l’avons vu devenir le féal de la dynastie napoléonienne, c’est qu’il connaissait ce temps révolutionnaire et maudit pendant lequel il avait vécu toujours sur la brèche. C’est que la dynastie napoléonienne lui semblait la dernière monarchie possible, et qu’après elle, il n’en voyait plus !

Ainsi, contrairement à tout ce qu’on a dit de cet homme, bien plus conséquent qu’on ne l’a cru à l’idée de toute sa vie, Granier de Cassagnac n’a jamais été le polémiste de ces gouvernements, dont il fut le bras droit et la plume valant épée, que par l’unique et souveraine raison que ces tristes gouvernements étaient tout ce qui restait d’autorité et de monarchie pour la France et tout ce que la malheureuse pouvait, de présent, en souffrir ! Si, comme je l’ai rappelé et comme on l’a répété longtemps, Granier de Cassagnac avait été l’immoral Bravo de tous les pouvoirs, pourquoi n’a-t-il servi jamais que des gouvernements restés monarchiques, à une époque qui a vu d’autres gouvernements ?… Est-ce que les républicains n’oseraient pas appeler {p. 341}leurs Républiques « des Pouvoirs » ? Celle de 1848 en fut un pourtant, et celle d’aujourd’hui en est un encore. Pourquoi donc le Bravo à tout faire n’est-il pas passé du côté de ces Pouvoirs nouveaux ? Et puisqu’il vendait sa plume, — hurlaient les loups du Crotoniate, — ils ne l’auraient pas marchandée ! Mais, au lieu de l’acheter, ils en retrouvaient toujours la terrible pointe, éternellement tournée contre eux.

XVIII §

La Mort l’a fait tomber, cette plume énergique, de la main virile qui la tenait, mais ce n’est pas eux qui l’ont brisée. Nul d’entre eux n’aura à se vanter de cette prouesse. Nul, parmi les adversaires survivants de Granier de Cassagnac, n’aurait été de taille à se mesurer avec ce dernier champion du droit monarchique contre la Révolution, plus facilement triomphante aujourd’hui, de cela qu’il n’est plus ! La Mort seule l’aura désarmé. Parmi les journalistes, que les temps présents multiplient et qui n’auront, certes ! pas tous leurs deux mots d’histoire, — l’histoire les dira sur Cassagnac et je n’hésite pas à les dire avant elle, — il sera {p. 342}compté parmi les plus grands de ce siècle, et peut-être en fera-t-elle le premier. Elle le placera entre Louis Veuillot, l’inquisiteur Veuillot, — et ce n’est pas pour le diminuer que je lui donne cette épithète, bien au contraire ! — et l’âpre et fougueux Crétineau-Joly, que j’ai appelé un jour le chouan « Marche-à-Terre », pamphlétaire, celui-là, encore plus que journaliste, mais qui justement avait cette force par laquelle il primait Cassagnac. Monarchistes tous les trois, mais différant dans leur conception de monarchie applicable aux peuples actuels, déraillés et éperdus, ils avaient cela de commun et de semblable qu’ils étaient religieux tous les trois, et qu’ils croyaient absolument à la Révélation chrétienne et aux Traditions de l’histoire. Seulement, ce qui faisait, dans ce triumvirat tout puissant, la supériorité de Granier de Cassagnac, c’était le sang-froid dans la bataille, — le sang-froid, cette qualité des chefs en toute chose ! — l’absence de rétorsion et de haine, la simplicité des fiers coups droits de son escrime, et sa poussée irrésistible. Les deux autres avaient plus de flamme, plus d’ardeur de sang, plus de bile, de venin et presque de vitriol à leur service. À certains moments, ils pouvaient être atroces. Granier de Cassagnac ne le pouvait pas. Il avait plus de bonne humeur contre l’ennemi que de mauvaise. Il l’écrasait, ce rude combattant, mais avec la gaieté du combat, avec les deux rires du Gaulois et du Gascon qu’il tenait de sa double {p. 343}race. Plus compétent, d’ailleurs, que les deux autres, par l’étendue et la plénitude des connaissances, érudit comme il était littéraire, Granier de Cassagnac était, sur toutes choses, toujours prêt à tout pour le compte des gouvernements qui ne sont jamais prêts à rien ! Où les deux autres les attaquaient, lui les défendait, et il n’eût rompu avec eux que s’ils eussent rompu avec l’Église, le principe de tous les gouvernements. Sa force, qui n’était pas brutale comme celle de Crétineau, avait des manières de procéder d’une certitude majestueuse, et dans les acharnements de la petite guerre de tous les jours il semblait encore faire la grande… Il était de cette espèce d’hommes dont Napoléon disait « qu’ils sont carrés de sommet comme de base », et dont le poids seul, dans la lutte, doit tout emporter ! Il le savait ; il en avait la sécurité profonde ; et cela lui donnait cette tranquille assurance de l’homme sûr de lui qui se moulait jusque dans l’aplomb de sa démarche quand, sa canne sur sa large épaule comme un fusil, le chapeau un peu en arrière sur l’oreille et sur ses cheveux gris coupés en brosse, il passait au boulevard, allant à son journal, avec ce sourire sur les lèvres que Lord Byron disait garder pour ses ennemis. Tel il était, ce roi du Journalisme, mais par-dessous tout cela, mais sous le journaliste de toutes les heures, il y avait l’homme de lettres de la première que le journaliste n’avait jamais pu étouffer, et qui, à certaines pages qui allaient, hélas ! {p. 344}passer avec le jour, reparaissait comme un Phénix qu’on croyait brûlé et qui tout à coup rouvrait ses ailes ! Cette grande langue pure du xviie siècle revenait à travers les formes haletantes du journalisme pour les étendre et les élever, et ce qui n’était, jusque-là, que de la puissance, devenait alors de la beauté !

XIX §

Encore une fois, c’est cette beauté que je regrette, tombée qu’elle est où elle sera perdue ! C’est l’écrivain des choses éternelles que je souffre de voir sacrifié à la nécessité des choses du temps. Si Granier de Cassagnac, avec un génie d’écrivain qui pouvait le mener droit à la gloire, n’est allé qu’à la renommée ; s’il n’a pas laissé derrière lui un de ces livres achevés, accomplis, qui barrent le flot du temps et que le temps n’emporte pas, c’est qu’il y eut évidemment pour lui un intérêt supérieur à l’intérêt de sa personne et de sa gloire. Il y eut l’intérêt d’une cause et d’une cause sacrée, cause historique et française de la monarchie. Le croira-t-on de cet homme si indignement et si longtemps calomnié ? Il préféra cette cause à tout, et il ne {p. 345}vécut sa longue vie que pour elle. Monarchiste par-dessus toutes les dynasties, il resta dans sa cause, et dans la bataille éternelle pour sa cause, comme ces drapeaux que les Gaulois appelaient fièrement : « les immobiles ! »

Ce n’est pas là de la gloire littéraire, mais ne peut-on lui faire une gloire aussi avec cela ?