Jules Barbey d’Aurevilly

1860

Les œuvres et les hommes : I. Les philosophes et les écrivains religieux (première série)

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les œuvres et les hommes : I. Les philosophes et les écrivains religieux (première série), Paris, Amyot, 1860, 457 p. Source : Gallica. Graphies normalisées.
Ont participé à cette édition électronique : Perrine Coudurier (Stylage sémantique) et Stella Louis (Édition TEI).

À mon frère
l’abbé Léon Barbey d’Aurevilly §

Tu as le grand honneur d’être prêtre, et le grand avantage de ne pas écrire. Tu agis sur les âmes de plus haut que nous, vulgaires écrivains…

Voilà pourquoi je te dédie ce livre sur les philosophes et les philosophies de ce temps. Je te le dédie à toi, théologien, que les choses qu’il contient regardent et qui as mieux que du génie pour en connaître, puisque tu as grâce d’état pour en juger.

Puisse ton jugement m’être favorable et donner à mon livre un peu de ton autorité.

Préface §

Voici le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir beaucoup d’autres si la vie, avec ses ironies et ses trahisons ordinaires, permet à l’auteur de réaliser, au moins en partie, l’idée qu’il a en lui depuis longtemps. Cette idée serait de dresser dans un cadre, qui prendrait chaque année plus de profondeur et d’espace, l’inventaire intellectuel du xixe siècle. Ce serait, en un mot, de faire pour la littérature du xixe siècle ce que La Harpe, plus ambitieux que puissant, essaya de faire pour la littérature française tout entière et pour les deux littératures dont elle est issue. Malheureusement, il fallait, pour réaliser l’idée de La Harpe, être un géant de critique et d’érudition, et cette plante-là ne pousse guères dans le pot, à fleurs de rhétorique, d’un Athénée… Je ne veux pas dire du mal de La Harpe. On n’en a que trop dit… Le petit pédant de Gilbert a grandi, depuis que nous avons vu ses successeurs. Les mépris qu’on a étendus sur son nom ne l’ont pas effacé. Salive humaine bientôt séchée ! Mais enfin La Harpe a manqué, avec talent, ce qu’il voulait faire, et il fallait réussir.

L’Auteur des Œuvres et des Hommes réussira-t-il ?… Il a détriplé l’idée de La Harpe, et ce qu’il en a pris, il l’a exécuté déjà et continuera de l’exécuter sous une forme à lui et qui ne rappellera nullement celle de La Harpe. La Harpe fut un professeur qui, pour la première fois en France, fit entrer l’éloquence dans la critique. C’est là son mérite le plus net. L’auteur des Œuvres et des Hommes n’a jamais eu à subir comme les orateurs de métier la tyrannie toujours abaissante d’un auditoire, qu’ils croient mener et qui les domine, même les plus fiers ! Quoique journaliste, il n’a jamais écrit que dans l’indépendance de sa pensée. Et d’un autre côté, précisément parce qu’il est journaliste, il ne se meurt d’amour ni d’estime pour le journalisme tel qu’il est constitué, si on peut dire ce mot-là du journalisme, cette Fonction toute moderne, qui aurait pu être si grande et qui sera si petite devant la Postérité ! Mais il reconnaît cependant que dans la somme des acquisitions littéraires de ce temps, — le journalisme, pernicieux ailleurs, n’aura pas été entièrement stérile, puisqu’il a introduit dans la littérature, une forme de plus — une forme svelte, rapide, retroussée, presque militaire et que cette traîneuse de robe à longs plis, dans les livres, ne connaissait pas. Au lieu de deux ailes qu’elle avait, il en a donc donné quatre à la Pensée… Eh bien, c’est sous cette forme concentrée et particulière appelée articles de Journal, par la Vulgarité qui déshonore tout, quand elle parle de quelque chose, que les divers chapitres de ce livre ont été écrits. Les changements qu’on y trouverait, si la Curiosité retournait à ces feuilles qui s’en vont chaque jour, sans être des oracles, où s’en allaient les feuilles sibyllines et les rattrapait dans le vent, les changements seraient des accroissements plutôt que des changements réels. Ce serait en effet, de temps en temps, un mot, ou un jugement ou même un chapitre intégral devant lequel la Rédaction en Chef, cette héroïne, a eu froid dans le dos et qu’avec cette grâce qui n’appartient qu’à elle, elle a lestement supprimé !

Ainsi un livre dans lequel la forme de l’Écrivain (quelle qu’elle soit ; ce n’est pas la question) est maîtresse chez elle, quand elle ne l’est pas dans les journaux, où, comme partout, la forme emporte le fond (ou l’empâte), tel est ce premier volume des Œuvres et des Hommes. C’est de la critique qui peut se tromper, mais qui, du moins, ne trompera pas. C’est de la critique sans mitaines, sans souliers feutrés, sans cache-nez et sans les trente-six attirails de la Prudence, — de cette Prudence qui est si contente d’elle, quand elle a pu parvenir, en se tortillant, à se faire appeler la Finesse. L’Auteur de ceci n’accepte pas l’immense platitude, devenue lieu commun, qui fait encore législation à cette heure, à savoir « qu’on doit aux vivants des égards et qu’on ne doit qu’aux morts la vérité. » Il pense, lui, qu’on doit la vérité — à tous, — surtout, — en tout lieu, et à tout moment, et qu’on doit couper la main à ceux qui, l’ayant dans cette main, la ferment. Il ne croit qu’à la Critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne s’arrête pas à faire de l’esthétique, frivole ou imbécile, à la porte de la conscience de l’écrivain dont elle examine l’œuvre, mais qui y pénètre et quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu’il y a dedans… Il ne pense pas qu’il y ait plus à se vanter, d’être impersonnel que d’être incolore, — deux qualités aussi vivantes l’une que l’autre et qu’en littérature, il faut renvoyer aux Albinos ! Enfin, il n’a, certes ! pas intitulé son livre les Œuvres et les Hommes pour parler des œuvres et laisser les hommes de côté. Et d’ailleurs, il n’imagine pas que cela soit possible. Tout livre est l’homme qui l’a écrit, tête, cœur, foie et entrailles. La Critique doit donc traverser le livre pour arriver à l’homme ou l’homme pour arriver au livre, et clouer toujours l’un sur l’autre… ou bien c’est… qu’elle manquerait de clous !

Quant aux principes sur lesquels elle s’appuie… pour clouer, — cette Critique, qui n’est, telle que nous la concevons, ni la Description, ni l’Analyse, ni la Nomenclature, ni la Sensation morbide ou bien portante, innocente ou dépravée, ni la Conscience de l’homme de goût, c’est-à-dire le plus souvent la conscience du sentiment des autres, toutes choses qu’on nous a données successivement pour la Critique, elle les exposera certainement dans leur généralité la plus précise, mais lorsque l’auteur des Œuvres et des Hommes arrivera à cette partie de son Inventaire intellectuel, intitulée : Les Juges jugés ou la Critique de la critique… Seulement d’ici-là, sans les formuler, ces principes auront rayonné assez dru dans tout ce qu’il aura écrit, pour qu’on ne puisse pas s’y tromper.

Le livre des Œuvres et des Hommes, sera en effet, distribué en autant de catégories, qu’il y a de fonctions spéciales et de vocations dans l’esprit humain, et chaque série de fonctions aura autant de volumes que le nécessiteront le nombre des écrivains et la valeur de leurs travaux. On y observera l’ordre hiérarchique des connaissances et des génies, et c’est pour cela qu’on commence aujourd’hui par ce qu’il y a de plus général dans la pensée : les Philosophes et les Écrivains religieux. Après les Philosophes, viendront les Historiens ; après les Historiens, les Poètes ; après les Poètes, les Romanciers ; après les Romanciers, les Femmes (les Bas-Bleus du xixe siècle) ; après les Femmes, les Voyageurs ; après les Voyageurs, les Critiques, et ainsi de suite, de série en série, jusqu’à ce que le zodiaque de l’esprit humain ait été entièrement parcouru !

Enfin un mot encore et le dernier.

L’Auteur des Œuvres et des Hommes, ne faisant pas une histoire littéraire, mais un résumé critique des travaux contemporains, ne s’est point astreint à l’ordre chronologique. Son livre, qui embrassera tout le xixe siècle, ne s’ouvrira point cependant à 1800, pour s’avancer ainsi, d’année en année, jusqu’à l’époque où nous voilà parvenus. Il a cru mieux faire et attirer sur son œuvre un intérêt plus grand, en commençant la publication qu’il prépare par l’examen des livres les plus actuels, quitte à se replier plus tard sur les plus anciens, les éditions nouvelles offrant une occasion toute naturelle d’en parler. Toute lacune dans l’examen des œuvres et des hommes qui se sont fait une place quelconque au soleil de la publicité ou qui l’ont usurpée, ne sera donc jamais que provisoire. Un jour, le compte différé aura lieu. On se croit bien obligé de dire cela à ceux qui s’étonneraient de voir aujourd’hui, dans ce premier volume consacré aux Philosophes du xixe siècle, M. Cousin, par exemple, qui fut si longtemps le chef officiel de la Philosophie française, ne briller que par son absence et quelques-uns de ses élèves. C’est que, de fait, M. Cousin, le philosophe, n’existe plus maintenant ; son talent est tombé en quenouille. Sans être un Hercule, il file aux pieds d’une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s’y asseoir, si elle était vivante ; mais nous n’en aurons pas moins probablement l’occasion de nous replier sur ses anciens travaux à propos de quelque édition de ses œuvres, et alors, il aura le jugement auquel il a droit comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant d’autres qui — à quatre pas dans le passé, — semblent déjà s’enfoncer dans l’ombre d’un siècle.

I. Saint Thomas d’Aquin1 §

I §

Si l’Académie des sciences morales et politiques n’avait pas pris sur elle de mettre au concours saint Thomas d’Aquin et sa doctrine, quel livre ou quel journal, avec la superficialité de nos mœurs littéraires, eût osé jamais parler d’un tel sujet ? Aucun, sans nul doute. Quoi ! saint Thomas d’Aquin ! un saint et un scolastique ! Oh ! certes, il ne fallait rien moins que la prépondérance de l’Académie des sciences morales et politiques sur l’opinion pour faire de saint Thomas d’Aquin une actualité. Son livre immense, — qui s’appelle la Somme, et qui assomme, — sifflotait un voltairien au siècle dernier, — serait majestueusement resté dans cette gloire rongée d’oubli, où le nom de l’homme se voit encore, mais où ses idées ne se voient plus.

Des idées de ce grand homme d’idées, qui s’en occupe en effet depuis deux siècles ? Qui en a pris souci depuis que Descartes et Bacon ont saisi le monde moderne et l’ont confisqué ? Qui en parle ? Qui voudrait en parler ? Pour en parler, il faudrait être prêtre et entre prêtres ! Mais entre laïques, instruits, positifs, de leur temps, allons donc ! C’est matière de bréviaire, aurait dit Rabelais. On n’en dit mot ou l’on s’en moque. Tout au plus peut-être, parmi les moqueurs, quelqu’un de poli et d’indulgent pour les stupidités du Moyen Âge se risquerait-il à rappeler le mot du bon Leibnitz (qui voyait tout en beau, d’ailleurs) sur cette scolastique dont le fumier a des parcelles d’or. Ce serait là tout. On n’est pas Hercule. On ne tracasserait pas ce fumier davantage et l’or s’y morfondrait, en attendant les coqs qui trouvent des perles… dans les fables, si l’Académie n’y avait bravement lâché les siens.

Grâces soient donc rendues à l’Académie ! Le silence, gardé deux siècles durant, sur l’un des plus fiers livres qu’ait produits non le génie d’un homme, mais le génie des hommes, était en vérité par trop honteux, et c’est être délivré de la honte que d’être autorisé à en parler aujourd’hui, sans qu’on vous jette une soutane sur la tête pour mieux enterrer vos admirations arriérées ! En plaçant l’examen de la doctrine de saint Thomas d’Aquin parmi les examens de son programme, l’Académie a obéi, volontairement ou involontairement, à cet esprit historique qui est la force de cette époque sans invention et livrée à tous les rabâchages de la vieillesse !

Quand le génie de l’invention s’éteint, le génie de l’histoire s’éveille, et c’est ce génie de l’histoire qui devra, dans un temps donné, ramener avec respect les yeux des philosophes officiels sur les idées et les systèmes honorés le plus longtemps de leur mépris. Quoi qu’il en puisse être, du reste, réjouissons-nous de ce qui arrive. Réjouissons-nous de ce que, grâce à l’initiative de l’Académie, nous puissions parler, sans être moine et à d’autres qu’à des moines, d’un des plus grands esprits du temps passé, qui eut le malheur moderne d’être moine. En d’autres termes, disons qu’il est heureux que saint Thomas d’Aquin rentre par cette petite porte dans le monde qu’il a autrefois rempli de sa renommée, — et par cela seul qu’il s’est trouvé à Paris, en l’an de grâce 1858, un monsieur Jourdain à couronner !

Et ce n’est point une ironie. N’allez pas croire que nous voulions rire de ce monsieur Jourdain qui fait de la prose, mais qui le sait…

N’allez pas vous imaginer que nous nous inscrivions en faux contre sa couronne. Non pas ! Il la mérite et il l’a méritée si bien qu’on s’étonne quand on connaît le train infortuné de tous les mérites, que l’Académie la lui ait donnée. Ce que nous voulions seulement poser aujourd’hui, c’est l’incroyable singularité, bien honorable pour notre siècle, qui exige que le nom de saint Thomas d’Aquin soit couvert par celui de M. Jourdain, pour qu’on se permette d’en occuper l’opinion ! Et nous ne déclamons pas. Nous n’exagérons pas. Ceci est un fait.

Bien avant que M. Charles Jourdain eût été mis au monde par l’Académie des sciences morales et politiques, il se faisait, depuis 1854, une traduction de la Somme de saint Thomas, texte latin en regard, avec notes, commentaires, éclaircissements et toute l’armature nécessaire à un pareil vaisseau en matière de livre ; et qui l’a annoncée ? Personne. Quel est le lettré de ce temps où les Mémoires de mademoiselle Céleste Mogador trouvent des plumes galantes qui en écrivent, quel est le lettré qui, par un mot, ait seulement donné une idée juste de ce beau et utile travail de bénédictin que M. Lachat a entrepris, et qui devrait honorer la littérature du pays où il s’est produit ?… qui, excepté les clercs, comme on disait au moyen âge, sait quelque chose de cette édition princeps dont il a déjà paru plus de dix volumes en quatre ans ?

Et qui saurait sans moi que Cottin a prêché !

disait Boileau avec un orgueil qui n’en devait guère donner au pauvre Cottin ! « Et qui saurait, sans moi, qu’après tout saint Thomas d’Aquin n’était pas un cuistre ? » peut se dire l’Académie avec un orgueil moins cruel, elle qui, aujourd’hui, la main étendue sur la tête de M. Jourdain, son lauréat et l’interprète de sa pensée, nous assure solennellement que saint Thomas d’Aquin, toute réflexion faite, avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu’il fût… un théologien !

II §

Tel est, en effet, tout l’esprit et toute la portée du travail que M. Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d’Aquin, l’Aristote du catholicisme (mais du catholicisme, voilà bien ce qui gâte un peu l’Aristote !) fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux non pas d’or, mais d’idées, de la philosophie contemporaine ; montrer qu’on peut très bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète avec tous ses compartiments, et que le monde d’un instant qui l’a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l’univers, ne fut dupe ni de l’illusion ni de l’ignorance, demander enfin pardon au dix-neuvième siècle pour une telle gloire, voilà le programme de l’Académie et le livre de son lauréat.

Cela n’est pas très ambitieux, n’est-ce pas ? et même cela se contente d’être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d’ensemble, qui concentra dans une colossale unité la science divine et la science humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous ? Tout est relatif. C’est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela, il y a seulement quelques années ? Saint Thomas d’Aquin exalté dans une académie de philosophes, M. de Rémusat rapportant ! Publié aujourd’hui sous la forme de deux gros volumes in-8º, le travail de M. Jourdain s’ajuste aux proportions du cadre tracé par l’Académie.

L’auteur a l’esprit de sa consigne. Il n’est téméraire ni pour personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu’il ne soit pas un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d’en être un, et un lion aussi ! On lui souhaiterait encore, — comme Covielle, — que son rosier fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains, dès qu’il a touché à la théologie, il n’efface pas du moins sur son front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de l’Académie, il se dit chrétien avec une honnête rougeur.

Car il est chrétien. Il est bien un peu payen aussi, et de famille payenne, par-dessus le marché, ami de son temps, mais il est épris d’une chrétienne qu’il veut faire accepter par les siens. Son livre est très diplomatique. C’est un plaidoyer insinuant, adroit, — accordant quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance philosophique avec des airs aimables, — on quête toujours dans un sac de velours, — indiquant des rapports étranges et bons entre la philosophie de saint Thomas d’Aquin et les philosophes modernes, et poussant à ce qu’on se prenne la main et qu’on s’embrasse. Le procédé de M. Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d’une main tout doucettement ce qu’il a donné de l’autre avec un grand geste, et ce qui suit va le faire comprendre :

Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l’Université pour entrer à l’Académie dont il a voulu le prix qu’il n’a pas manqué, ayant par conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles pour l’Église, M. Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.

Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et en vertu de sa modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l’amiable entre la Scolastique et la Philosophie, entre les ténèbres du Moyen Âge et les lumières de cet Âge-ci, entre la foi et la raison…

Les esprits absolus n’accepteront probablement pas les décisions onctueuses, gracieuses et officieuses de M. Jourdain, car les esprits absolus n’acceptent rien et veulent tout prendre, mais l’Académie les a acceptées. Qui pourrait s’en étonner n’aurait pas lu M. Jourdain ? Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l’avantage d’être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune des écrivains actuels ! M. Jourdain n’a ni une seule expression pittoresque, ni une seule expression incisive, ce qui serait une indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu qui se démène, — rendons lui cette justice, — pour être juste, il reste milieu, mais non juste, à peu près en toutes choses, et c’est par là qu’il a triomphé ! Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et doux que l’abstraction a blanchi encore, il n’a fait aucun mal aux yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous apprécié infiniment cette flanelle…

Certainement, pour manquer le prix, il fallait s’y prendre de toute autre manière. Mais M. Jourdain n’avait pas l’ambition de manquer le prix avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l’aperçu, et une décision dans la pensée, qui n’était pas dans les plans de M. Jourdain, eussent-ils été dans ses puissances. M. Jourdain, ne nous y trompons pas, est de naissance comme d’état un philosophe. C’est un philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le père eut autrefois aussi son prix d’académie, et qui a voulu continuer cette gloire paternelle… Certes, ce n’est pas avec de telles préoccupations que l’on peut dépasser par la fierté ou la soudaineté de l’aperçu, par l’indépendance, par un style vivant et anti-officiel, les conditions du programme de l’Académie, cet établissement de haute bienfaisance littéraire qui n’existe que pour mettre en lumière les talents qui, tout seuls, ne s’y mettraient pas.

III §

Nous l’avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l’Académie était d’être par trop exclusivement philosophique, quand il s’agissait d’apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand théologien, bien avant d’être un grand philosophe. La gloire de celui qui fut appelé l’Ange de l’école, son influence inouïe sur un temps où la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et absorbante des intérêts de l’Église, et jusqu’à son genre de génie, qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une influence, une préoccupation et un génie, essentiellement théologiques. Si saint Thomas d’Aquin n’avait été qu’un philosophe, il nous aurait décalqué Aristote avec une telle exactitude, qu’on aurait dit qu’ils n’étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu’entre eux, on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d’Aquin, c’est la nature se faisant écho à elle-même, à travers les temps, recommençant un homme comme une création et remoulant un Aristote sur l’exemplaire qu’elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne rarement le spectacle ! Saint Thomas d’Aquin ne serait donc qu’un tome second d’Aristote, si le théologien, l’homme de la science surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d’une différence sublime, — empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de la médaille du Stagyrite.

Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d’Aquin avec une incroyable profondeur, ce n’est pas l’invention. Saint Thomas d’Aquin n’a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait vœu de pauvreté dans la vie, avoir fait vœu aussi de pauvreté en invention. Mais ce qu’il possède, c’est justement le bien des pauvres, c’est la tradition de l’Église, et, par l’étude théologique dont il a reporté les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le génie de la formule, tellement claire, dit très heureusement M. Jourdain, qu’elle peut se passer de démonstration ! Les qualités de cet esprit pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d’esprit fort, sont l’énormité de la puissance dans la nuance, la force d’équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l’attestaient, qu’il n’a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au dix-septième siècle, lui, l’homme du treizième et le saint ? N’est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi ?

Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d’Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres : le vertige lui est inconnu, il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s’être élevé que de n’être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute ; il alla du connu à l’inconnu, de l’homme à l’ange et à Dieu, mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode. Il se ressouvint qu’il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la Théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l’emporta vers le monde d’où il n’est jamais descendu. Pendant que la Philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l’indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme, que les analogies ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d’Aristote entraînaient, vers les erreurs du péripatétisme, qu’il s’arrêta toujours à temps pour les éviter !

Eh bien ! voilà le théologien dans l’œuvre duquel l’Académie des sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et l’arrière-ban de la Philosophie en détresse, a donné l’ordre d’aller chercher un philosophe, et M. Jourdain, ce terre-neuve de l’Académie, l’a rapporté. Il nous a donné une analyse très exacte de la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l’illustre auteur de la Somme. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces langages, dans ce rond d’idées qui ne s’est pas élargi d’Aristote à saint Thomas d’Aquin et de saint Thomas d’Aquin à Kant lui-même.

Impossible de suivre dans un seul chapitre d’un livre comme celui-ci, le détail infini d’un travail exposé à grand’peine en deux volumes, mais ce qui résulte de ce travail, c’est l’inutilité démontrée de la peine qu’on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l’Ange de l’école un philosophe ?… Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint Thomas dans le problème humain, dans l’ordre des connaissances naturelles, ne peut rien quand il s’agit d’ajouter une certitude à celles que l’esprit de l’homme craint de ne pas avoir. Pour être le docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l’autorité irréfragable, il faut à saint Thomas d’Aquin, le second Aristote, l’Église, la révélation et l’histoire, c’est-à-dire, tout ce que M. Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage, mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l’Académie et… manquer son prix !

II. Jean Reynaud2 §

Quand la Critique a devant elle un pareil ouvrage, elle n’est pas médiocrement embarrassée, mais son embarras ne vient point de ce que l’amour-propre de l’auteur pourrait supposer. Nous le dirons, sans fatuité d’aucune espèce, le livre de Terre et Ciel de M. Jean Reynaud, ce livre au titre colossal, n’est pas, à nos yeux, un colosse. Le système qu’il dresse aujourd’hui devant nous ne nous paraît point inexpugnable. Quand on le lit et quand on l’examine, on trouve qu’il n’y a pas là intellectuellement de quoi trembler. Le livre et le système se composent, en effet, de deux affirmations sans preuve, qu’on peut fort bien contredire sans insolence et réfuter sans beaucoup de peine. La première de ces affirmations, c’est… le croira-t-on ?… la pluralité des mondes et l’habitation des étoiles, que M. Jean Reynaud nous certifie, avec une gravité de Christophe Colomb astronomique, au débotté de son voyage, et dont il nous donne somptueusement sa parole d’honneur. La seconde… le croira-t-on davantage ?… c’est l’ancienne redite d’une métempsychose progressive, à laquelle la Philosophie revient, — comme la vieillesse revient à l’enfance. Dans tout cela, il faut en convenir, il n’y a rien de bien éblouissant et de bien formidable, rien qui force le plus modeste des esprits philosophiques à se croire petit et à baisser les yeux. Seulement voici où l’embarras commence… Si la Critique prend au sérieux ce gros livre de Terre et Ciel que d’aucuns regardent comme un monument ; si elle se croit obligée d’entrer dans les discussions qu’il provoque et d’accepter ces formes préméditées d’un langage scientifique assez semblable au latin de Sganarelle, mais moins gai, la voilà exposée à asphyxier d’ennui le lecteur, comme elle a été elle-même asphyxiée ; — et cependant, d’un autre côté, si on touche légèrement à une chose si pesante, d’honnêtes esprits s’imagineront, sans doute, que c’est difficulté de la manier !

Car, à tort ou à raison, — et à tort selon nous, — le livre de M. Jean Reynaud passe en ce moment pour une œuvre très forte. On se le dit et on le croit. On n’y regarde pas. Je ne suis pas bien sûr qu’on lise ce livre compacte et sans lumière, indigestion de deux ou trois éruditions spéciales et qui roule, dans un style épais, de si misérables erreurs qu’elles ne sont plus que des lubies ; mais on le feuillette et on le vante, et je le conçois ! Rationalistes, panthéistes, éclectiques, voltairiens, toutes les variétés de philosophes qui se tiennent entre eux comme des crustacés, sont intéressés à vanter un livre, quel qu’il soit, dont les idées ne vont à rien moins qu’à la destruction intégrale de nos dogmes et à la ruine de l’Église romaine : aussi nul d’entre eux n’y a-t-il manqué. Même les voltairiens, trop spirituels pour lire d’autres romans que Candide et La Princesse de Babylone, ont parlé avec faveur de celui-ci dans le plus célèbre de leurs journaux. Ils ne l’ont pas discuté, il est vrai. Ils ne lui ont témoigné prudemment que ce genre de respect qui ne touche pas aux choses qu’on respecte, mais ils l’ont traité avec la haute considération de tous les mandarins entre eux ! Quoique eux surtout, les voltairiens, n’aient de goût pour aucune espèce d’Apocalypse, — pas plus pour celle de M. Jean Reynaud que pour celle de l’autre Jean, — quoique rien ne ressemble moins au verre d’eau de leur style que le limon visqueux du style de M. Jean Reynaud, ils n’ont pas moins apprécié les trois grandes puissances sur la tête humaine qui se trouvent dans ce livre de Terre et Ciel, et qui en protègent actuellement, la fortune, à savoir : l’appareil des mots scientifiques pour cacher le vide de la pensée, l’effronterie gratuite de l’hypothèse et la majesté de l’ennui !

Certes ! dans un autre temps et pour un autre livre, ils auraient souri de ces trois puissances qui correspondent à des faiblesses. Ils auraient accompagné du petit fifre de leur ironie ordinaire cette lourde théorie astronomique et cosmologique qui n’est ni de la science, ni de l’invention. Mais à une époque où le Rationalisme souffre tant des blessures qu’il se fait à lui-même et où l’enseignement de l’Église commence de reprendre dans les esprits éminents l’empire qu’il avait perdu au dix-huitième siècle, ils se sont dit probablement qu’il ne fallait mépriser le secours de personne. Ils ont accueilli M. Jean Reynaud comme si c’était Pythagore. Ils ont écouté sérieusement cet écho attardé, que Pythagore, s’il l’entendait, n’adorerait plus ! Et, quitte à se moquer, plus tard, d’un livre qui doit faire mal aux nerfs de leurs esprits positifs et légers, ils ont poussé au succès de ce livre, en disant bien haut qu’il le méritait !

Tel est tout le secret de cette facile renommée de deux jours, faite si généreusement à un ouvrage qui ne saura pas la garder ! Le livre de Terre et Ciel de M. Jean Reynaud est un coup porté, par une main philosophique de plus, au christianisme et à l’Église. Comment ceux qui haïssent l’Église et le christianisme n’en seraient-ils pas reconnaissants ?… Sans doute, avec plus de talent, le coup serait mieux asséné ; mais, enfin, — il faut être juste ! — c’est un coup de plus ! M. Jean Reynaud a un mérite que les philosophes doivent singulièrement apprécier, et qui ne tient ni à ses idées ni à la force de son génie. De tous les ennemis de la religion de nos pères, de tous ceux qui disent que le catholicisme est une doctrine dépassée par l’esprit humain et qui a fait son temps (comme les conscrits) dans l’histoire, cet excellent M. Jean Reynaud est peut-être le plus dangereux. Il est doux et il se dit chrétien. C’est au nom d’un christianisme meilleur qu’il vient poser la nécessité de corriger ce chétif symbole de Nicée, qui, décemment, ne convient plus à des chrétiens aussi distingués que nous. M. Jean Reynaud, quand il parle du christianisme, affecte une impartialité, à duper beaucoup d’imbéciles. Il ne casse pas tout, comme M. Proudhon. Il n’a pas le talent roux et le coup de corne de bœuf de ce robuste bâtard d’Hegel en démence. La forme de son exposition se recommande aux esprits modérés par je ne sais quelle fausse bonhomie, et jusqu’à son talent d’écrivain, trop empâté pour être mordant, — trop mollusque pour être serpent, — rien n’avertit, et tout l’assure, quand il se dit chrétien, comme la plupart des hérétiques, du reste, qui n’ont jamais manqué de se dire chrétiens pour mieux atteindre le christianisme en plein cœur !

La seule originalité de M. Jean Reynaud est d’être, — au dix-neuvième siècle, — bien plus un hérétique qu’un philosophe. Après Diderot qui voulait élargir Dieu, il veut élargir le christianisme. Nous savons bien, — et lui aussi, probablement — ce qui resterait du christianisme, après cet élargissement à la Diderot ; mais pour les simples de cœur et d’esprit qui se laissent pétrir par la main de toutes les propagandes, un tel langage a sa séduction. Les philosophes ont le verbe âpre et haut. Ils ne barbouillent pas et quelquefois ils épouvantent. Spinosa, Voltaire, Hegel, tous ces insectes humains, enivrés de la goutte de génie que Dieu leur versa dans la télé et qu’ils ont rejetée contre Dieu, jouent leur rôlet de Titans-Myrmidons jusqu’au bout et visière levée. Même quand Voltaire se fait capucin, il rit, le sacrilège ! mais il ne trompe pas, tandis que M. Jean Reynaud, le théologien de contrebande, qui part du pied gauche aujourd’hui pour demander, — comme le pieux et pur Saint Bonnet, que la théologie se relève dans l’opinion et les études du dix-neuvième siècle, ne rit pas et ne nous fait pas rire, mais il pourrait bien nous tromper !

Nous tromper comme il se trompe lui-même ! — car il ne faut pas croire que cette tête, aux notions confuses, n’ait pas vis-à-vis d’elle-même la bonne foi de ses confusions. L’auteur de Terre et Ciel, dont la prétention le plus en relief est la théologie, qui s’en croit l’aptitude et qui n’en a pas même le rudiment, invoque naïvement, dans son livre, une théologie qui changerait en dogmes ses erreurs. Esprit physiologiquement religieux, tourné de tendance primitive et de tempérament vers les choses de la contemplation intellectuelle, métaphysicien et presque mystique, l’auteur de Terre et Ciel n’était point, par le fait de ses facultés, destiné aux doctrines de la philosophie moderne, mais pour des raisons qu’il connaît mieux que nous, et qu’il retrouverait s’il faisait l’examen de conscience de sa pensée, il n’a pu cependant y échapper. Il est le fils du dix-huitième siècle. Avec sa foi dans le progrès indéfini du genre humain, c’est une bouture de Condorcet. Mais — disons-le à son éloge — le dix-huitième siècle, dont il procède, n’a pu lui donner ce mépris de brute pour les problèmes surnaturels qui distingue ses plus beaux génies. Dieu, l’âme, son essence et ses destinées, les hiérarchies spirituelles, etc., sont restées des questions pour M. Jean Reynaud, et des questions que le Panthéisme contemporain ne résout pas. En vertu de son genre d’intelligence, la notion théologique n’a donc pas été abolie en lui, mais seulement obscurcie et faussée. Et voilà justement ce qui a produit sous la plume de ce philosophe singulier, qui a le coup de marteau de la théologie, un chaos également monstrueux pour les théologiens et pour les philosophes ! Voilà pourquoi il a mutilé, au nom de la théologie, le triple monde que la théologie enseigne, et qu’il le réduit à un seul dans son livre, malgré son double titre de Terre et Ciel !

En effet, pour qui sait l’embrasser et l’étreindre, ce livre, au fond, n’est autre chose qu’une mutilation et un renversement des idées chrétiennes. C’est notre Credo pris à rebours et fondé sur la pluralité des mondes éternels, sans royaume des cieux et sans enfer ! Telle, en deux mots, la conception théologique du livre de M. Jean Reynaud ; mais ce n’est pas tout au détail ! L’auteur de Terre et Ciel a beau s’en défendre : il n’est réellement qu’un panthéiste de notre temps sous les guenilles de tous les hérétiques de ce Moyen Âge contre lequel il se permet tant de mépris. N’oublions pas que son livre n’est, avant tout et après tout, qu’un essai de cosmologie… Parti du Cosmos, pour aller au Cosmos, en passant sur le Cosmos, l’auteur s’agite, mais stérilement, pour organiser plus qu’un cimetière… Le mot de ciel est de trop dans le titre de son ouvrage, et la terre même, comme il la conçoit, n’est pas la notion chrétienne de la terre. Ce n’est plus le lieu de l’expiation et de l’épreuve, le champ de mort d’où une chrysalide de cent cinquante milliards d’âmes doit un jour se déployer et s’envoler dans les cieux ! Cette double notion de la terre et du ciel, la seule que puissent admettre également l’intelligence des penseurs et l’imagination des poëtes, M. Jean Reynaud, théologien agrandi par la philosophie, l’a réputée mesquine, enfantine et débordée par ce triomphant Esprit humain, qui a le droit d’exiger mieux. Seulement, pour la remplacer, cette notion inférieure et grossière, l’éminent inventeur n’a trouvé rien de plus puissant que de ramasser dans la poussière des rêves de l’humanité les plus rongés par les siècles et les plus transparents de folie le système ruminé par l’Inde, — cette vache de la philosophie, — d’une métempsychose progressive, qui met l’homme aux galères à perpétuité de la métamorphose et son immortalité en hachis !

Au moins, pour expliquer de cette façon le problème surnaturel de l’homme et de sa destinée, pour revenir en plein dix-neuvième siècle, — après les travaux philosophiques de Hegel et de Schelling, — à ce risible système de la métempsychose, digne tout au plus d’inspirer une chanson au marquis de Boufflers ou à Béranger qui l’a faite, fallait-il se sentir une force d’induction et de déduction irrésistibles ; fallait-il que la grandeur des facultés philosophiques sauvât la misère du point de vue que l’on ne craignait pas de relever. Et c’est ici qu’après la question du point de vue, général et dominateur, qui emporte l’honneur d’un livre en philosophie, devait se poser la question du talent et de ses ressources, qui couvre l’amour-propre de l’auteur. Eh bien ! nous le disons en toute vérité, et sans vouloir y faire de blessures, l’amour-propre de M. Jean Reynaud ne sera pas couvert. Une fois le fond du livre écarté, les qualités qui resteront pour le défendre n’imposeront point par leur éclat aux véritables connaisseurs. Et nous ne parlons pas encore ici de la forme la plus extérieure de ce livre, de sa conformation littéraire ! Nous restons métaphysicien. En métaphysique, il sera très facilement constaté, par tous ceux qui ont l’habitude ou l’amour de ce genre ; de méditation, que les tendances de M. Reynaud sont plus vives et plus fortes que ses facultés.

Le traité de Terre et Ciel, qui résume toute sa vie intellectuelle, car il a été effeuillé dans des revues et des journaux depuis dix ans, ce traité, regardé comme un système, à toute solution, par un petit nombre de gens solennels et mystérieux, qu’on pourrait appeler les Importants de la philosophie, est, qu’on nous passe le mot (le seul qu’il y ait, hélas ! pour exprimer notre pensée), un perpétuel coq-à-l’âne sur les relations du temps à l’éternité. Pour un métaphysicien, qui doit connaître les éléments de la science qu’il cultive, et n’avoir pas de distractions, M. Jean Reynaud est entièrement étranger à la conception de l’éternité ; ou s’il la pose parfois, il l’oublie. C’est qu’au fond il n’a rien de net, de ferme, de péremptoire et d’arrêté dans l’esprit. Il patauge.

« L’infinité, dit quelque part ce panthéiste, malgré lui ou à dessein (lequel des deux ?), l’infinité est un des attributs de l’univers. » Mais l’infinité est le contraire de la mesure, comme l’éternité est le contraire du nombre ! Des écoliers sauraient cela, et voyez la singulière conséquence ! Si on met l’infini à la place de l’étendue, où pose-t-on l’axe du monde et que devient pour M. Jean Reynaud cette gravitation dont il et si sûr et si fier ? Dans le chapitre de l’homme, où le récit de la Genèse est culbuté par l’hypothèse, l’éternelle hypothèse du développement progressif de la vie et de « la création graduelle », M. Jean Reynaud méconnaît l’Absolu divin. Il semble ignorer que Dieu soit un acte pur et ce que c’est même qu’un acte pur ! Il s’imagine que Dieu, comme l’homme, a son chemin à faire et qu’il a besoin d’expérience !… Ce manque de précision qui, en métaphysique, se noue si vite en erreur ou s’étale si pompeusement en bêtise, on le signalerait à toutes pages dans le livre de Terre et Ciel, si on ne craignait pas de fatiguer le lecteur par des citations trop abstraites !

Ainsi donc, en nous résumant, nous trouvons à côté de la donnée vicieuse et puérile du livre de M. Jean Reynaud des qualités métaphysiques d’un degré inférieur, sans pureté et sans force réelle, un langage trouble toujours et souvent contradictoire. Le traité de Terre et Ciel est une petite Babel bâtie par un seul homme. C’est la confusion des langues de plusieurs sciences qui se croisent et s’embrouillent sous la plume pesante de l’auteur. Sa pensée ne domine pas tous ces divers langages et ne les fait pas tourner autour d’elle, avec leurs clartés différentes, dans la convergence de quelque puissante unité. Théologien de prétention malgré son caractère philosophique, théologien quiquengrogne en philosophie, il peut avoir beaucoup lu les théologiens catholiques, mais il n’a point de connaissances accomplies, lumineuses, en théologie, car, s’il en avait, aurait-il épaulé le système du progrès indéfini de Condorcet avec la métempsychose de Pythagore ?… Aurait-il pu jamais adopter comme vrai ce système du développement progressif de la vie et de ses perpétuelles métamorphoses, qui parque l’homme sur son globe et applique à la création tout entière, à l’œuvre du Dieu tout-puissant, lequel a créé spontanément l’homme complet, innocent et libre, ce procédé de rapin, qui, par des changements imperceptibles et successifs, se vante de faire une tête d’Apollon avec le profil du crapaud ? Le sophisme épicurien, le plus compromis des sophismes grecs, qui donnait à la Divinité la forme de l’homme, parce qu’on n’en connaît pas de plus belle, est le genre de preuves le plus familier de M. Reynaud. Ne comprenant jamais l’action divine que comme il comprend l’action humaine, l’auteur de Terre et Ciel se croit fondé à tirer une impertinente induction de nous à Dieu, et cet abus de raisonnement, qui revient dans son livre comme un tic de son intelligence, produit pour conséquence de ces énormités qui coupent court à toute discussion. Pour n’en citer qu’un seul exemple, M. Jean Reynaud exige la pluralité des mondes ou il n’admet pas Dieu, parce que (ajoute-t-il avec un sérieux qui rend la chose plus comique encore), sans la pluralité des mondes, Dieu est évidemment « lésé dans son caractère de créateur ». On conçoit, n’est-il pas vrai ? qu’après des affirmations de cette nature, un homme sensé ne discute plus.

Nous avons, nous, à peine discuté. Nous ne pouvions ni pour le public, ni pour nous, ni pour le livre même dont il s’agit, l’examiner dans le détail trop spécial, trop technique des nombreuses questions qu’il soulève, mais le peu que nous avons dit suffira. Si ce singulier traité de philosophie religieuse, qui essaie de renverser tous nos dogmes sans exception, sous l’idée chimérique des transformations éternelles et successives de l’humanité et sous un panthéisme plus fort que l’auteur, et qui le mène et le malmène, si ce traité brillait au moins par une exposition méthodique, nous aurions pu donner le squelette de ce mastodonte de contradictions et d’erreurs : mais M. Jean Reynaud n’a point de méthode. Son livre de Terre et Ciel est une conversation, à bâtons rompus, entre un philosophe théologien de l’avenir,

C’est moi-même, Messieurs, sans nulle vanité !

et un pauvre théologien catholique (et je vous demande si le catholicisme est bien représenté !) lequel laisse passer fort respectueusement toutes les bourdes, dirait Michel Montaigne, de l’auteur de Terre et Ciel, absolument comme on laisse passer, en se rangeant un peu, les boulets de canon auxquels il est défendu de riposter. Vieux livre sous une peau nouvelle, l’ouvrage de M. Jean Reynaud a emprunté jusqu’à sa peau. En effet, c’est l’opposition et la caricature de ces Soirées de Saint-Pétersbourg, dans lesquelles l’auteur esquive aussi la difficulté d’une exposition méthodique par cette forme trop aisée du dialogue, mais, du moins, en sait racheter l’infériorité par l’éclat de la discussion, le montant de la répartie, la beauté de la thèse et de l’antithèse et une charmante variété de tons, depuis la bonhomie accablante du théologien jusqu’à la sveltesse militaire ; depuis l’aplomb du grand seigneur qui badine avec la science comme il badinerait avec le ruban de son crachat, jusqu’au génie de la plaisanterie, comme l’avait Voltaire ! Malheureusement l’esprit de M. Jean Reynaud n’a pas, lui, toutes ces puissances. Il est monocorde, et la corde sur laquelle il joue n’est pas d’or. Ses longues dissertations dialoguées, que ne brise jamais le moindre mot spirituel, manquent profondément de vie, d’animation, de passion enthousiaste ou convaincue, et elles nous versent dans les veines je ne sais quelle torpeur mortelle. On dirait le procédé Gannal appliqué à notre esprit tout vivant. Désagréable sensation ! Au milieu de cette logomachie théologique, si incroyablement obstinée, et dans laquelle pourtant exclusion est faite des miracles, de la virginité, des sacrements, de l’idée de famille, il n’y a de clair, pour qui sait voir, que la haine de Jésus-Christ, sous le nom de Moyen Âge. Seulement cette haine entortillée, insidieuse, nous fait payer par un ennui à nous déformer la figure, les embarras de la pensée de l’auteur. Ah ! qu’on aimerait mieux un peu de passion franche, et, comme disait Shelley, l’athée, « que le serpent, une bonne fois, se dressât sur sa queue et sifflât tous ses sifflements ». Au lieu de ces longueurs indécises, de ces toiles d’araignée philosophiques, de cette mosaïque de filandreuses dissertations qui se lèvent par plaques, sous les pieds de l’esprit, et qui en retardent la marche, qu’on aimerait mieux quelques lignes de conclusions, nettes et courageuses, les articles (enfin arrêtés) du Symbole de la Philosophie, de ce Symbole qu’on nous jetterait à la tête, à nous les arriérés ! comme les Apôtres eurent autrefois l’impudence sublime de jeter le leur, en bloc, à la tête du genre humain !

Mais rien de tout cela ! Le livre de M. Jean Reynaud est et reste tout simplement une hypothèse, qu’on propose, mais qu’on n’impose pas… Ils savent très bien risquer le faux, les philosophes, mais ils ne sont jamais assez sûrs que le faux qu’ils risquent est le vrai pour avoir l’aplomb d’en faire un symbole. Ceci n’est réservé qu’aux prêtres. Nous l’avons dit déjà, ce traité de Terre et Ciel, qui n’a de grave que le ton, agrandit vainement et cache mal sous le trompe-l’œil des détails scientifiques une théorie qui, réduite à ses plus simples termes, n’est que ridicule et… immorale, car voilà son côté sérieux ! La métempsychose ou la transformation successive de l’humanité emporte la morale humaine dans sa visible absurdité. Si cette transformation qui recommence toujours est en effet la loi du monde, tous les crimes et même l’assassinat ne sont plus que des dérangements de molécules qui sauront toujours bien se reconstituer, et l’affreux poëte du suicide avait bien raison quand il chantait :

De son sort l’homme seul dispose !
Il a toujours, quand il lui plaît,
Dans la balle d’un pistolet
La clef de sa métamorphose !

Telle est la conclusion que les hommes pratiques tireront de la doctrine du philosophe. Assurément on doit espérer que de si dégradantes conséquences, une fois seulement indiquées, diminueront un peu, dans l’opinion, l’importance que le parti philosophique anti-chrétien veut créer au livre de M. Jean Reynaud.

Et qu’on nous permette d’ajouter encore un dernier mot.

Quand on s’élève à une certaine hauteur, il n’y a plus que deux sortes de livres, — deux grandes catégories dans lesquelles tous les genres et tous les sujets peuvent rentrer — : les livres faits par l’Observation et les livres faits par la Rêverie. Observation et Rêverie, voilà les tiges-mères de toutes les familles de l’esprit humain ! Eh bien ! ni comme observateur ni comme rêveur, M. Jean Reynaud n’occupera une place élevée dans la hiérarchie des intelligences de son temps. Tout au plus donnera-t-il le bras à M. Pierre Leroux, l’auteur de L’Humanité, avec lequel il a plus d’une analogie, et s’en iront-ils, tous deux, à la fosse commune de l’oubli. Observateur nul, puisque son système n’est qu’une induction, et rien de plus, il choque profondément en nous la faculté qui a soif de réalités et de vérité, mais il n’intéresse pas l’imagination davantage. Quand on a lu cet immense volume d’hypothèses sur la pluralité des mondes éternels, savez-vous à quoi l’on retourne pour se délasser d’une telle lecture ?… Aux historiettes astronomiques de Fontenelle et aux gasconnades de Cyrano de Bergerac.

III. Donoso Cortès3 §

I §

Intellectuellement, c’est une frégate à la mer que la publication de ces œuvres de Donoso Cortès. Chargés de vérité et pour ainsi parler, pavoisés de couleurs d’un grand talent, dont le caractère est l’éclat, ces trois volumes, comme le vaisseau que montait l’aïeul de Cortès pour aller à la conquête d’un monde, s’en vont à la conquête des âmes, qui sont aussi des mondes et peut-être plus difficiles à conquérir… Quelle que soit leur destinée, c’est un service rendu à l’Église que d’avoir pensé à les traduire et à les publier dans cette langue française qui n’est pas seulement, comme on l’a dit, la langue de la diplomatie et de la philosophie, mais qui est plus qu’une autre la langue de la propagation et de la foi.

Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, est un des écrivains catholiques les plus éminents de ces dernières années. Il a laissé, presque dès son début, des traces trop vives et trop profondes dans l’opinion contemporaine, pour qu’on pût oublier de réunir les écrits dus à cette plume brillante que la mort a si tôt brisée, et qu’il eût brisée lui-même, s’il avait vécu davantage, tant elle satisfaisait peu son âme sainte ! D’un bien autre génie que Silvio Pellico, mais d’une humilité non moins touchante, le marquis de Valdegamas avait plus de confiance dans une dizaine de chapelet, dite d’un cœur fervent, que dans tous les étalages de la pensée. Et il avait raison ! Mais ses amis qui le publient aujourd’hui n’ont pas tort pourtant de le publier. Ils savent que Dieu, pour traverser les cœurs, met dans nos carquois toutes sortes de flèches, et que la flèche du Talent pénètre encore, après les plus perçantes, — celles de la Prière et de la Charité !

Du reste, catholiques avant tout, ils n’ont point publié les œuvres complètes du marquis de Valdegamas. Ils ont laissé la littérature de l’homme exclusivement littéraire (Donoso Cortès l’avait été un moment), et ils n’ont pris dans ses travaux que ce que le Catholicisme a animé de son inspiration toute-puissante. Ils se sont donc strictement renfermés dans l’œuvre catholique de Donoso, trouvant le reste de peu de signifiance, même pour sa gloire. En cela, ils ont sainement jugé.

Donoso Cortès, cet écrivain incontestablement supérieur par un talent qui touche au premier ordre, cet orateur qui a poussé ces deux ou trois discours dont l’air que nous avons autour de la tête vibre encore, l’illustre Donoso Cortès… disons-le brutalement, ne serait rien sans le catholicisme, et ce n’est pas certes pour l’abaisser que nous disons cela ! Resté l’homme des pensées du temps, il ne se serait jamais beaucoup élevé au-dessus de la fonction vulgaire d’un médiocre littérateur. Piètre destinée ! Mais avec le catholicisme, son génie a commencé dans son âme. C’est le catholicisme qui lui a créé une pensée. Il a reçu la langue de feu… Il ne l’avait pas !

II §

Et la preuve, elle est ici, dans ces œuvres qui ne sont pas complètes, mais choisies. Trop facile à donner, si nous examinions l’intégralité des écrits de Donoso Cortès, cette preuve ne brille que mieux en ces œuvres partielles, réunies par ces deux sœurs pieuses, l’Admiration et l’Amitié. Les éditeurs de Donoso ont publié avec son ouvrage principal, l’Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, qui a fixé sa gloire et qui la gardera, beaucoup de discours, d’articles de journaux, de lettres datées de diverses époques, et il en est plusieurs de celle-là où comme tant de ses contemporains, Donoso Cortès, trop fort d’esprit pour n’avoir pas le respect du catholicisme, reculait encore devant la pratique, cet effroi des lâches, sans laquelle il est impossible au penseur le plus fort de se justifier tout son respect.

Eh bien ! quoique tous ces écrits portent à des degrés différents la marque de ce catholicisme qui finît par s’emparer complètement de Donoso Cortès, et le fît naître à force de le féconder, il saute aux yeux que les plus faibles catholiquement de ces écrits sont, au point de vue du talent seul, d’une faiblesse plus que relative… On voit clair comme le jour, à travers ces écrits, ce qu’aurait été toute sa vie Donoso Cortès, sans ce catholicisme maîtrisant et transfigurateur qui fut le ciel pour son talent. Il serait, sans nul doute, resté, en toutes choses, l’homme de l’incroyable jugement sur Talleyrand, de La France en 1842, et cet homme était un rhéteur ! Il n’y a qu’un rhéteur, en effet, et un rhéteur de la pire espèce, qui puisse comparer Napoléon et Talleyrand et mettre Talleyrand au-dessus de Napoléon !

Oui, cette tache de la rhétorique se serait étendue sur toute la pensée, et la taie eût bientôt couvert l’œil. Cet esprit, né brillant, n’aurait bientôt plus résisté à la tentation d’une seule antithèse. La solidité ne serait pas venue, ni la force simple, ni la sincérité. Le talent de nature aurait grandi, plus ou moins mensonge ou caresse, le talent de grâce n’aurait point paru. Nous aurions eu dans tout son développement le rhéteur qui est au fond, — tout au fond — du talent de Donoso Cortès, car il y est, le rhéteur, plus ou moins doué, plus ou moins puissant, ce n’est pas la question, — mais il y est ! Malgré la grâce du catholicisme, la Critique l’y voit encore sous cette grâce qui a tout dompté.

Donoso Cortès est du pays des grands rhéteurs, Sénèque, Lucain et Gongora. Il l’est aussi, même quand il croit et veut le moins l’être, même quand il insulte la beauté littéraire. « J’ai eu », dit-il dans une lettre à M. de Montalembert, « le fanatisme de l’expression, le fanatisme de la beauté dans les formes, et ce fanatisme est passé… Je dédaigne plutôt que je n’admire ce talent qui est plus une maladie de nerfs qu’un talent de l’esprit… », ce qui est assez insolent et assez faux, par parenthèse, et au moment même où il écrit cela, sans transition et comme pour se punir, il ajoute ce mot de rhéteur inconséquent, de rhéteur incorrigible, qui tout à coup reparaît « les formes d’une lettre ne sont ni littéraires ni belles », misérable axiome de rhétorique, non moins faux !

Et pourquoi ne seraient-elles pas belles ?… Mais laissons là ces dédains factices qui n’ont pas le droit d’exister. Le catholicisme, cette source sublime d’inspiration, a donné à Donoso Cortès une assez belle forme pour qu’il ne puisse la dédaigner sans affectation ou sans injustice, et il ne la lui a donnée qu’à la condition d’élever, d’épurer, de grandir toutes les forces de sa pensée, car la pensée et la forme ne se séparent pas. Elles sont congénères et consubstantielles. L’homme ne se dédouble pas. Il y périrait. Les rhéteurs seuls ont pu inventer cette platitude du vêtement et du corps, pour dire le style et la pensée. Mais où cela s’est-il vu ? Pour notre part, nous ne croyons pas plus à l’écrivain sans pensée qu’au penseur sans style… Kant lui-même a du style, quand, par rareté, il a raison.

III §

Donoso Cortès, qui a toujours raison, quand il est entièrement catholique, est donc un grand écrivain dont la Critique est appelée, aujourd’hui qu’on publie ses œuvres, à dire les défauts et leur étendue, les qualités et leur limite. Son mérite le plus net, à nos yeux, le plus grand honneur de sa pensée, c’est d’avoir ajouté à une preuve infinie ; c’est, après tant de penseurs et d’apologistes, qui, depuis dix-huit cents ans, ont dévoilé tous les côtés de la vérité chrétienne, d’avoir montré, à son tour, dans cette vérité, des côtés que le monde ne voyait pas ; c’est, enfin, d’avoir, sur la Chute, sur le Mal, sur la Guerre, sur la Société domestique et politique, été nouveau après le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces imposants derniers venus ! La vérité a des fonds de sac étonnants et inépuisables. On croit que c’est la fin, et voilà que tout recommence, sans se répéter !

Ce que le comte de Maistre et le vicomte de Bonald firent contre les erreurs de leur temps, le marquis de Valdegamas l’a fait contre les erreurs du sien, et il l’a fait avec des qualités tout à la fois semblables aux leurs et différentes… L’un (le comte de Maistre) était un grand esprit intuitif, l’autre (le vicomte de Bonald) un grand esprit d’enchaînement. Donoso Cortès a bien parfois l’aperçu de Joseph de Maistre, mais cet aperçu n’arrive pas chez lui comme chez de Maistre, pareil à un trait de lumière qui part du fond de la pensée, au rayon visuel qui jaillit du centre de l’œil. C’est lui plutôt, Donoso, qui arrive à l’aperçu, comme à une lumière en dehors de sa pensée, et à force d’aller vers elle, de raisonnement en raisonnement.

On pourrait dire de Donoso Cortès qu’il a de l’aperçu par développement, tandis que pour de Maistre, l’aperçu point d’abord et le développement vient ensuite, s’il en est besoin. Pour cette raison même, Donoso Cortès a certainement autant de logique que de Bonald. Il y a plus : on peut affirmer que c’est la logique entre toutes les puissances de son esprit qui lui fait sa supériorité absolue. Il en a les formes rigides et souples, l’enthymème, l’énumération, le sorite. C’est toujours enfin de la pure logique qu’il tire, lorsqu’elle est belle, toute la beauté de sa pensée. Soit donc qu’il fasse acte d’écrivain à tête reposée ou d’orateur s’exprimant dans un parlement, Donoso Cortès est partout et surtout un formidable logicien, et tellement logicien, qu’il ne craint pas d’être scolastique par la forme, car il a assez d’expression à son service pour ne jamais paraître sec.

Il a, en effet, les dons du génie espagnol. Il en a la solennité, qui est l’emphase contenue. Il en a la pompe, l’harmonie, le nombre, la plénitude, la sonorité. C’est un large cours de pensées que ses pensées, enchaînées les unes aux autres comme les flots aux flots, mais auxquelles il faut de la place. Il faut à Donoso Cortès de l’espace pour rouler son fleuve ! Il n’a pas le monosyllabe, la paillette qui fait du fleuve un Pactole, la pointe acérée et étincelante, ce clou d’or, quand il n’est pas de diamant, qu’avait Joseph de Maistre, et qu’il fichait si bien, de sa main spirituelle, entre les blocs carrés et lisses de son style au ciment romain.

Le style d’un homme, lorsque cet homme n’est pas assez fort pour le faire avec sa seule manière de sentir, a ses origines. Pascal, par exemple, c’est Montaigne, plus la manière de sentir de Pascal, et cette manière, c’était l’épouvante, l’effarement, le cabrement devant l’abîme. L’origine du style de Donoso Cortès est saint Augustin dans ses Confessions. Saint Augustin l’attire par sa tendresse, la grande qualité de son esprit et de son âme. Il l’attire aussi par son défaut peut-être, car saint Augustin sous les magnificences de son génie, comme Donoso Cortès sous le sien, cache son atome de rhéteur.

IV §

Tel nous trouvons en ces trois volumes le talent du marquis de Valdegamas. Plus oratoire que littéraire, Donoso Cortès a, même lorsqu’il s’efforce d’être didactique, comme dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, les aspirations, les apostrophes, le mouvement et le redoublement antithétique. Il a de l’orateur ; il doit avoir lu immensément les sermonnaires ; il a les grands mots oratoires qui une fois dits ne s’oublient plus. « Ou un seul homme, dit-il un jour, suffirait pour sauver la société ; cet homme n’existe pas, ou, s’il existe, Dieu dissout pour lui un peu de poison dans les airs ! » Un autre jour : « Dieu a fait la chair pour la pourriture, et le couteau pour la chair pourrie. » Et encore : « Où que l’homme porte ses pas, il la rencontre (la douleur), statue muette et en larmes, toujours devant lui ! » Rappelez-vous ce qu’il dit une fois de Sainte-Hélène : « Napoléon, le maître du monde, devait mourir séparé du monde par un fossé dans lequel coulerait l’Océan. » Il parle quelque part de je ne sais quelle doctrine indigne de la majesté de l’absurde.

Un peu plus, il serait déclamateur, mais il s’arrête à temps et le goût est sauvé. Du reste, rarement fin, et ceci l’honore…, la finesse de l’esprit n’est souvent qu’une ressource de sa lâcheté. Donoso est le courage même. Il a la foi de ce qu’il dit et il ne se baisserait pas d’une ligne pour ramasser tout un monde de popularité, si Dieu le mettait à ses pieds.

C’est le contraire d’un autre Éclatant, de Chateaubriand, sur lequel il l’emporte par la pureté, le calme et la beauté de l’âme, s’il ne l’emporte pas par la beauté de son génie. Il se soucie peu de la gloire. « Je ne veux pas que mon nom résonne, dit-il dans une de ses lettres ; je ne veux pas que les échos le répètent et qu’il retentisse sur les montagnes. Il n’est pas en mon pouvoir d’empêcher mes adversaires de le prononcer, mais je suis résolu à empêcher mes amis de le faire, et c’est le but de cette lettre. »

Et lorsqu’il écrit cela, il est très vrai. Il est conséquent à ce qu’on trouve partout, à mainte page de ses œuvres : « L’idéal de la vie, dit-il, c’est la vie monastique. Ceux qui prient pour le monde font plus que ceux qui combattent. » Et en effet, lui, l’ambassadeur, qui n’a jamais fait comme Chateaubriand, ce fat d’affaires, ce porteur d’empire sur le bout du doigt, ennuyé à la mort, si on l’en croyait, et lassé de ce faucon qui pèse si peu au poing du génie, il allait, lorsque la tombe le prit, quitter simplement ses costumes de palais qu’il n’appelle nulle part des guenilles, et revêtir une soutane. Dieu ne le permit point ; il lui gardait un autre autel à desservir ; il l’appela et en fit son prêtre… pour l’éternité, dans les cieux !

V §

Nous avons dit que l’ouvrage principal de Donoso Cortès, le seul qui lui gardera dans la Postérité cette gloire à laquelle il ne tint point durant sa vie, était son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, et c’est même le seul ouvrage régulièrement composé qu’il ait laissé parmi ses œuvres. Turbulences dans un temps turbulent, cris éloquents poussés sous la pression des circonstances, les autres écrits de Donoso Cortès, discours, articles de journaux ou lettres, ne sont pas des livres, à proprement parler, et dont la Critique puisse donner l’anatomie.

On les lira encore quelque temps, puis ils tomberont des mains, ne laissant dans les esprits d’autre impression que l’impression du bruit qu’ils firent, et ce sera bientôt effacé ! Les journalistes et les orateurs sont plus mortels que les autres hommes. Ils se résolvent mieux et plus vite en poussière. Voix de la bouche, voix de la plume, qui se sont fiées à l’air, à cette petite bouffée de vent dans laquelle elles ont parlé : le vent ne les trahit pas et il les emporte !

Quoiqu’il ait eu, comme orateur, ses deux à trois moments sublimes, Donoso Cortès, ni dans le journal ni à la tribune, n’a été un de ces voyants à distance, qu’on nous passe le mot, un de ces prophètes de longueur qu’il faut forcément être, si, comme orateur ou comme journaliste, on a la prétention, que je trouve un peu forte, de ne pas mourir.

Dans ses Lettres sur la France en 1851, il parcourt, jour par jour, le cercle que toutes les intelligences de ce temps, quand elles n’étaient pas folles, ont pu parcourir, mais je ne vois rien là de prédominant et de supérieur.

Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n’ont pas l’immobilité de celles de l’aigle… Lorsqu’ailleurs, je crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l’Europe enveloppée (et qui l’est… peut-être), il se mêle de découper de petites prophéties spéciales, il ne réussit pas. Il manque son coup… « Si la Russie, dit-il, entre en Allemagne, il n’y a plus qu’à accepter, en y ajoutant, le mot de Napoléon : l’Europe sera républicaine ou cosaque… si elle n’est catholique », et pourtant rien de tout cela n’est arrivé. La peur comme l’espoir voit plus grand que nature.

Le vieux monde s’est rassis sur ses vieux fondements, et ç’a été tout. Évidemment la gloire vraie de Donoso Cortès n’est point dans des perspicacités de cet ordre. Elle est ailleurs, et c’est dans son Essai sur le catholicisme qu’il faut la chercher.

Elle est aussi dans cette philosophie de l’histoire qu’on trouve dès 1849 dans la lettre, datée de Berlin, à M. de Montalembert, et qui est d’ailleurs la vue génératrice de toutes les vérités de l’Essai, lesquelles sont nombreuses. Cette vue exprimée et développée déjà par Donoso Cortès, et qu’il démontre, à savoir : le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine, n’avait jamais été formulée avec cette plénitude et cette vigueur. C’est dans la radieuse clarté de cette vue complète que Donoso écrivit l’Essai, qui est tout ensemble la plus profonde apologie du dogme catholique et une attaque contre les doctrines contemporaines dont le but est d’abattre ce dogme et de le ruiner.

Pour Donoso Cortès comme pour M. Blanc-Saint-Bonnet (une autre gloire catholique qui se fait présentement devant Dieu et qui, un jour, saisira l’attention des hommes), la théologie est la seule science qui explique l’histoire, qui la prépare et puisse la gouverner, et il le prouva en en appliquant les notions à tous les problèmes soulevés dans son livre. Là il déposa tout son effort, toute sa force et sa vie presque. Il mourut, en effet, quelque temps après qu’il eut fini ce livre qu’on mettra désormais entre les Soirées de Saint-Pétersbourg et les Recherches philosophiques de l’auteur de la Législation primitive — à côté, mais un peu au-dessous des Soirées ; à côté des Recherches, mais aussi un peu au-dessus.

Avec son seul livre de l’Essai, le marquis de Valdegamas s’est placé entre le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, qu’on pourrait presque appeler les Pères laïques de l’Église romaine. On s’en souvient : ils avaient, au dix-huitième siècle, mis partout leurs trois dieux, Voltaire, Rousseau et Franklin, qu’ils appelaient le Flambeau de l’humanité dans le style du temps, sérieux et comique, déclamatoire et plat.

Nous, catholiques du dix-neuvième siècle, nous n’avions à opposer aux trois colosses de la philosophie que deux hommes de hauteur qui en valaient bien trois, il est vrai, de Maistre et de Bonald, mais il nous manquait le troisième. À présent nous l’avons, et ce sera Donoso Cortès.

Dans cette réplique d’un siècle à un autre par ses plus grands hommes, le comte de Maistre, avec son esprit merveilleux, si aristocratique, si français, et ce don de plaisanterie charmante, qui était comme la fleur de son profond génie, le comte de Maistre tient naturellement la place de Voltaire, et c’est bien le Voltaire du catholicisme, en effet ! Bonald, qui en est le Montesquieu, Bonald, éloquent à force de dialectique, s’y oppose vivement à Rousseau, et, chose singulière et piquante ! Donoso Cortès, du pays du Cid et de sainte Thérèse, Donoso Cortès qui a mis toutes les sciences de la terre aux pieds de la théologie, y fait vis-à-vis et contraste au naturaliste Franklin !

VI §

Les œuvres choisies de Donoso Cortès sont précédées d’une introduction de M. Louis Veuillot qui, comme il nous l’apprend, fut l’ami du marquis de Valdegamas. Cette introduction est de la placidité pleine de force qu’ont les chrétiens, quand ils regardent deux choses tristes, — le monde et un tombeau. Elle n’a point de chétive petite mélancolie.

Le monde ne sut point assez ce que valait Donoso Cortès, et M. Veuillot l’a dit tranquillement, sans rien surfaire. Au premier rang de ce monde par les titres et les relations, Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, n’y exerça pas toute l’influence à laquelle, de talent et d’âme, il avait droit, et la faute en fut justement au monde de ce temps, haïsseur de toute vigueur et de toute vérité complète ! Il fallait à un homme comme Donoso Cortès l’époque de Ximenès, et Ximenès même pour ministre. Il ne l’eut point, et comme tant d’autres, il vint trop tard : mais n’admirez-vous pas cette louange amère ? Le plus grand honneur qu’on puisse faire aux hommes du dix-neuvième siècle, c’est de supposer qu’ils n’en sont pas !

IV. Saisset4 §

I §

Le livre que vient de publier M. Émile Saisset veut, à toute force, être modeste. C’est une composition très travaillée en modestie. On s’attendait peu à ce ton, agréable du reste, — et convenable surtout, — de la part de M. Saisset, un des diacres de M. Cousin, qui proclamait, il y a peu d’années, que les philosophes « étaient désormais les seuls prêtres de l’avenir », et cela avec le contentement fastueux d’un homme qui en tenait sous clef tout un petit séminaire. M. Saisset, professeur et, si je ne me trompe, suppléant de M. Cousin, lequel, lui, a donné sa démission de philosophe entre les mains des dames et est entré dans les pages de madame de Longueville, M. Saisset a baissé infiniment de note depuis le temps où il se croyait un prêtre, et, qui sait ? peut-être un évêque des temps futurs. Sa religion de l’avenir lui paraît en ce moment fort menacée, et le livre qu’il publie est un cri d’alarme, mais un cri d’alarme discrètement poussé, car tout est discret dans M. Saisset, le ton, le talent, et même la peur.

Il a peur, en effet. Et il y a de quoi. La philosophie qu’il adore (sic) est cernée et va mourir un de ces jours, non pas, comme Constantin Paléologue, au centre d’un monceau d’ennemis circulairement immolés autour d’elle, car la philosophie de M. Saisset n’a jamais tué personne, elle n’est meurtrière que de vérité ; mais elle va mourir au milieu d’ennemis chaque jour plus nombreux, plus prompts aux coups et plus puissants… Parmi eux, bien entendu, le Catholicisme est là qui la presse, et non pas seulement le Catholicisme farouche, haineux, théocratique et rétrograde, que hait modestement M. Saisset, mais le doux, le rationnel, le tolérant, que les prêtres des temps futurs souffrent auprès d’eux, en attendant leur propre ordination définitive. Il est assez simple et assez naturel que le Catholicisme soit contre la Philosophie qui veut lui succéder. Mais voici plus étonnant et plus terrible. La Philosophie est attaquée par la Philosophie elle-même. Ses parricides entrailles se retournent contre elle. Tu quoque, fili ! Elle est frappée par son fils Brutus. Le fils Brutus de la Philosophie est le Panthéisme, et ce fils Brutus mérite bien son nom. Il est brute et brutal.

Et de fait, le panthéisme, vous dira M. Émile Saisset, est en train de devenir tout à l’heure la philosophie universelle de l’Europe. Que l’Europe le sache ou l’ignore, qu’elle en soit consciente ou inconsciente, elle est en lui, il est elle, il est partout ; il est dans les penseurs, il est dans les artistes, il est même dans les femmes, qui croient à la substance et plaisantent… panthéistiquement ! La France fut assez jeune, dans le temps que M. Cousin n’était pas encore dans les pages de madame de Longueville et commissionnait pour le compte de la philosophie française, la France fut assez naïve (ce n’est pas là pourtant son habitude, mais c’était la France philosophique, il est vrai) pour accepter comme une merveille exotique les germes de l’hégélianisme rapportés pieusement dans le chapeau ou sous le chapeau de M. Cousin, et cette fleur a donné ses fruits. Qui a goûté du Proudhon, du Taine, du Renan, du Vacherot, les connaît, ces fruits germaniques cultivés par des mains françaises sur un sol français. Ce n’est pas bon, mais c’est demandé, et la philosophie telle que l’enseigne M. Saisset commence à ne plus placer ses produits. Ils paraissent insuffisants, fades et même fadasses aux goûts développés et à la fureur d’un temps dépravé. Il y a des choses qui font trembler M. Saisset. L’accroissement de la personnalité qui s’en va monstrueux, la rage universelle de jouir, et tout de suite, encore, enfin l’activité de l’esprit aiguillonnée, exaspérée par cette rage de jouir, voilà ce que ne saurait diminuer, apaiser ou contenir la philosophie un peu vieillotte, maintenant pour ce faire, qu’on appelle proprement la philosophie française, celle-là qui sortit de Descartes, — lequel, lui, ne sut jamais sortir de lui-même, — qui fit un jour sa grande fredaine de Locke, mais qui s’en est repentie quand elle fut sur l’Âge, plus morale en cela qu’une de ses amies, la grand-mère de Béranger.

Eh bien ! cette philosophie est-elle irrémédiablement finie ? Doit-elle définitivement céder la place, l’influence et l’empire au catholicisme, qui nous ramènera au moyen âge, ou au panthéisme, qui nous amènera un âge comme l’histoire n’en a pas encore vu ? car la question se débat, selon M. Saisset, entre ces deux alternatives. « Il n’y a que deux espèces de penseurs conséquents » (dit textuellement M. Saisset à la page xxv de son introduction) : « ceux qui nient la raison, la science et le progrès et veulent le retour de la théocratie du moyen âge, et ceux qui veulent, une reconstitution radicale de la société et de la vie humaine ». Pour lesquels nous prononcerons-nous ?…

Après ces paroles et la question ainsi posée, qui ne croirait que M. Saisset a choisi ? Qui ne croirait qu’il est un de ces radicaux courageux, un de ces panthéistes qui semblent les progressistes réels en philosophie, puisqu’ils sont les derniers venus ? et cependant, non, il ne l’est pas ! Loin de choisir, il se dérobe. Bien loin d’être une déclaration de panthéisme, le livre de M. Saisset est au contraire une discussion en forme contre le panthéisme et une doctrine élevée à côté pour échapper aux conclusions envahissantes de ce fléau, qui s’étend toujours ! Entre les théocrates du moyen âge et les terribles séculiers de l’avenir, qui a donc pu retenir M. Saisset et lui faire tracer une tangente par laquelle il se sauve des uns et des autres ? Cela est curieux, mais cela doit être certainement la théocratie à son usage, cette théocratie philosophique qui n’est pas rétrograde, celle-là, et qu’il a rêvée pour lui et pour ses amis ? Il ne veut pas manquer sa prêtrise. Il ne lâche pas sa part de troupeau, et son livre, intitulé Essai de philosophie religieuse, n’a pas d’autre sens que celui-là, sous ses formes d’une simplicité piperesse et d’une modestie qui prouve qu’on n’a plus la puissance, car l’humiliation n’est pas l’humilité !

II §

Mais, si M. Saisset a vu très juste dans les circonstances contemporaines, et si la question morale et intellectuelle du monde doit s’agiter entre les conséquents du catholicisme ou les conséquents du panthéisme, a-t-il vu également juste en croyant possible d’établir, ou, pour parler aussi modestement que lui, de pressentir une troisième solution à introduire en catimini, sous les regards de l’opinion, avec des patelinages de plume qui montrent au moins de la souplesse dans le talent de M. Saisset ? Si la question philosophique du temps présent est, comme l’a dit M. Saisset et comme je le crois, la question de la personnalité divine ; si, au terme où est arrivé l’esprit humain, il faut, de rigueur, être pour l’homme-Dieu tel que la religion de Jésus-Christ nous l’enseigne, ou pour le Dieu-homme tel que l’établit M. Hegel, M. Saisset, qui veut bien du sentiment chrétien, mais qui ne veut pas de la religion chrétienne, et qui, non plus, ne veut pas du panthéisme, qu’il hait comme un voleur d’héritage parce qu’il le priverait de la succession sur laquelle il a compté, M. Saisset, à qui je ne demanderai pas plus qu’il ne peut me donner, a-t-il fait du moins dans son Essai de philosophie religieuse, pour le compte de la personnalité divine, quelque découverte qui fasse avancer cette question ?

Je viens de lire cette longue méditation cartésienne, faite les yeux fermés et les mains jointes avec les airs de recueillement d’un philosophe en oraison, dans l’in-pace de la conscience, dans le silence profond de la petite Trappe psychologique que tout philosophe porte en soi, pour y faire des retraites édifiantes de temps en temps et s’y nettoyer l’entendement, et, je l’avoue, je n’y ai rien trouvé qui m’éclairât d’un jour inconnu et fécond la personnalité divine que nous autres catholiques nous savons éclairer du jour surnaturel de la foi.

Et il y a plus ! je n’ai trouvé dans cet Essai de philosophie religieuse ni philosophie, ni religion, car le déisme n’est pas plus une religion que le spiritualisme n’est une philosophie, et le mot même d’essai n’est pas plus vrai que le reste avec sa modestie, car un essai suppose qu’on s’efforce à dire une chose neuve, et l’auteur en redit une vieille dont nous sommes blasés, tant nous la connaissons !

En effet, M. Saisset, dans ce livre nouveau qui n’a que le ton de nouveau, quoiqu’il soit imité de Descartes, est éternellement le M. Saisset de la Revue des Deux-Mondes et des Essais sur la religion et la philosophie au dix-neuvième siècle. Les philosophes ont bien parfois des velléités de transformation, mais ils ne réussissent guères à s’enlever de la glu d’idées dans laquelle ils ont été pris une fois, et leur pensée y reste prise. L’engluement éclectique n’a point manqué à M. Saisset. Il ne s’en retirera jamais. L’éclectique qu’il fut dans sa jeunesse, il l’est encore. Philosophiquement, comme tous ses pareils les éclectiques du commencement du siècle, faits par M. Cousin à son image, il a toujours eu un petit bagage d’idées fort léger. Comme les éclectiques, ces emprunteurs à tout le monde, il les doit, ces idées, à Descartes, à Leibnitz ou à Reid, et cela s’appelle : la progression des êtres, le grand optimisme, la liberté humaine, la Providence et l’étude des faits de conscience ; et voilà la valise faite de M. Saisset et de ces messieurs !

Eh bien ! aujourd’hui que cette philosophie court-vêtue, et en souliers plats, — et fort plats, — comme la Perrette, portant sur sa tête son pot au lait, dans la fable, — aujourd’hui que cette philosophie a une peur blême pour ce pot au lait qui va tomber peut-être, M. Saisset a-t-il au moins ajouté quelque chose à son poids, pour en assurer l’équilibre ? Y a-t-il mis le poids d’une idée de plus, et n’est-ce pas sans cesse le même ballonnage de spiritualiste et de providentiel, qui ne leste rien, n’assure rien et titube toujours ?…

Le livre d’aujourd’hui est divisé en deux parties : la première est l’histoire discursive et critique des philosophes antérieurs et contemporains et de leurs systèmes, Descartes, Mallebranche, Spinosa, Newton, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et dans un temps où la philosophie n’est plus que l’histoire de la philosophie, cette partie du livre, dans laquelle il y a l’habitude des matières traitées qui singe assez bien le talent, se recommande par l’intérêt d’une discussion menée grand train et avec aisance ; mais d’importance de sujet, elle est bien inférieure à cette seconde partie où l’esprit s’attend à trouver contre toutes les erreurs et les extravagances signalées par l’auteur dans toutes les philosophies, un boulevard doctrinal solide, et s’achoppe assez tristement contre ces infiniment petits philosophiques : — le déisme de la psychologie et ses conséquences inductives et probables, ce déisme dont Bossuet disait, avec la péremptoire autorité de sa parole, « qu’il n’est qu’un athéisme déguisé ! » Avouez que c’est là une puissante manière de fortifier aux yeux des hommes la personnalité de Dieu !

Telle est pourtant la théorie de M. Émile Saisset.

Ce n’est pas même une théorie. Ce sont des affirmations peu carrées et peu appuyées, mais rondes plutôt et glissantes, de ces inductions données cent fois par l’école cartésienne tout entière, cette école du moi qui n’a jamais su jeter de pont d’elle à Dieu, et dont l’auteur de l’Essai d’une philosophie religieuse a répété, sans les varier, les termes connus. Ce n’est ni plus ni moins qu’un petit catéchisme cartésien à l’usage des faibles qui ne veulent pas devenir forts, car la force, c’est une témérité pour les prudents, et la force serait sur cette question de Dieu de s’élever plus haut qu’une philosophie qui la pose, l’agite, mais n’a jamais pu la résoudre.

Certes, oui, M. Saisset a bien raison d’être modeste. Quand il l’est, on peut le prendre au mot. Sans originalité d’aucune sorte, triviale même dans le faux, par exemple, dans la question des religions, qui ne sont d’après lui que des amusettes et des symboles, l’œuvre de M. Saisset n’ose rien de dogmatique et de réellement décisif sur la personnalité divine, d’abord parce que le déisme pur ne le permet pas, et ensuite parce que, sur cette question de Dieu, l’Institut ne se soucie pas qu’on dépasse la ligne circonspecte d’une haute convenance sociale. Or, M. Saisset est un déiste qui vit toujours, de pensée, de désir et d’âme, en la présence de l’Institut !

III §

Mais, si le livre de M. Saisset est d’une si profonde nullité dans sa partie affirmative, nous serons assez juste pour revenir et pour insister sur la valeur de la partie négative ou critique de son ouvrage. Cette partie négative, d’ailleurs, est toujours la meilleure chez tous les philosophes, ce qui, par parenthèse, est un cruel arrêt, implicitement porté par les faits, contre la philosophie elle-même. Les philosophes ne sont vraiment forts que les uns contre les autres. Sans leurs erreurs mutuelles, que seraient-ils ?…

M. Saisset, qui n’a jamais été une de ces supériorités qui ont, de génie, le droit de haute et basse justice sur les systèmes couverts du porte-respect des grands noms, M. Saisset, qui ne fut jamais rien de beaucoup plus qu’un joli sujet en philosophie, n’en a pas moins exercé la magistrature du bon sens et de la raison, en maint endroit de ses critiques, contre des hommes de l’imposance d’un Leibnitz, d’un Descartes, d’un Kant, d’un Spinosa. Je sais bien qu’en relevant l’erreur, il reste courbé devant celui qui l’a produite, et je reconnais là le joli sujet dont je parlais tout à l’heure, respectueux pour ses maîtres et obstiné au respect pour eux, malgré leurs plus honteuses et leurs plus dangereuses folies.

Un esprit plus vigoureux que celui de M. Saisset ne vénérerait pas la force jusque dans l’abus qu’on fait d’elle, un bon sens plus fier n’aurait pas de ces attitudes devant les gauchissements du génie ou ses crimes, car les fautes intellectuelles d’un homme investi de facultés transcendantes peuvent aller jusque-là, mais il faut se rappeler que M. Saisset est professeur, et je nomme ce respect déplacé le mal de l’école. Un professeur n’a pas la recherche libre de la philosophie. Il est professeur avant d’être philosophe. S’il était plus philosophe, il ne serait pas professeur… De plus, quand on vit eu intimité d’étude avec les grands esprits philosophiques, avec ces grands cerveaux, tous fausseurs ou corrupteurs, plus ou moins, de la tête humaine, si on leur arrache par la réflexion l’intégrité de sa pensée, on leur laisse de sa dignité par l’admiration qu’on ne leur arrache pas, et c’est ce qui est arrivé à M. Saisset, quand il se sépare des sophismes de ses maîtres et qu’il a le courage de les démontrer. Ainsi pour Spinosa, par exemple, dont il voit très bien le vice radical et profond, le vice irrémissible, il reste sans conclure, par le mépris mérité, avec ce fakir hollandais et juif, beaucoup trop vanté, né de la Kabbale et du Gnosticisme dans un coin, et qui ne fut jamais que le génie obscur de l’abstraction et de la géométrie, dévoyé dans l’étude de l’homme. L’enthousiasme du mandarin, et je dirai plus, de l’écolier, est ici plus fort que le bon sens primitif et met un défaut de proportion des plus choquants entre la critique qu’on s’est permise et l’admiration qu’on garde encore…

Eh bien ! cela est inférieur. Il est inférieur aussi, après avoir conclu au particulier dans chacune de ces biographies intellectuelles, de n’avoir pas su conclure au général, et après avoir fait passer philosophes et systèmes par le creuset de l’analyse, de n’avoir pas jaugé d’un dernier regard la puissance en soi de la philosophie ! Ôtez, en effet, les vérités indémontrables et nécessaires à la vie et à la pensée humaines, qu’on savait avant les philosophes, et auxquelles ils n’ont pas donné un degré de certitude de plus, — le nombre infini de leurs sophismes laborieux, — les forces d’Hercule perdues par eux pour saisir le faux ou le vide, — le mal social de leurs doctrines qui n’ont pas même besoin d’être grandes pour produire les plus grands maux, — ôtez cela après l’avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de celles qui paraissent le plus des colosses !

Je m’en vais vous dire ce qui reste. Il reste de grands poëtes, fort curieux d’abord et ensuite assez fatigants à connaître, des poëtes étranges, les poëtes de l’abstraction bien plus que des découvreurs de vérités. Depuis Aristote jusqu’à liant qui l’a complété, depuis Hegel le descendant jusqu’à Spinosa l’aïeul, et qu’un nuire poëte, mais qui valait mieux, Lessing, a réhabilité à force de poésie, vous n’avez, prenez-y bien garde, dans tous ces philosophes, que des poëtes abstraits. Voyez ! ils sont presque tous géomètres, parce que la géométrie est suprêmement la science de l’imagination, et, de l’aveu de M. Saisset lui-même, c’est par là qu’ils périssent comme observateurs ! Avec leurs tourbillons, leur vide et leur plein, leur dynamique, leurs harmonies préétablies, leurs idéalismes impossibles, ce sont de grands poëtes, mais abstraits, — des faiseurs, comme dit le mot poëte, des créateurs de puissantes ou d’impuissantes chimères, car l’homme n’invente réellement que sur le terrain de l’imagination : mais Dieu lui donne et il reçoit seulement sur celui de la vérité. Ce sont d’énormes poëtes abstraits, mais le moindre poëte vivant, avec la plus modeste des fleurs à la bouche, le moindre poëte d’expression vaut mieux que tout cela, et, je finirai par ce blasphème philosophique, fait plus véritablement que tous ces abstracteurs de quintessence pour l’avancement moral du genre humain.

V. Saint-René Taillandier5 §

I §

Après la philosophie, la littérature. Après M. Émile Saisset et son livre de Philosophie religieuse, voici M. Saint-René Taillandier qui publie à son tour, un volume d’histoire et de philosophie — religieuse aussi : c’est comme un écho ! « J’aurais pu très bien (nous dit-il dans son introduction) appeler ce recueil La Liberté religieuse. » Et c’est la vérité. Pourquoi donc pas ? Mais, mystérieux et profond, il en reste là tout à coup de sa confidence, et ne nous apprend pas pourquoi il a préféré pour son livre cet autre titre, qui aura paru probablement moins compromettant à sa vaillance. Essai de philosophie religieuse ! Histoire et philosophie religieuse ! Toujours la religion mêlée à la philosophie ! N’y a-t-il là qu’un rapport de titres entre deux ouvrages différents ?… M. Émile Saisset et M. Saint-René Taillandier, s’ils ne sont pas gens de même doctrine, sont gens de même maison. Is écrivent tous les deux depuis longtemps à la Revue des Deux-Mondes. Seulement M. Saisset a le haut du pavé sur M. Taillandier. M. Émile Saisset est à M. Saint-René Taillandier ce que le philosophe est à l’homme de lettres. Il a dans la tête des constructions quelconques que l’autre n’a pas.

L’autre est un esprit entièrement… plane. Excepté un vent obstiné de liberté qui y souffle perpétuellement, il n’y a pas grand-chose à rencontrer dans cette cervelle tout en surface. La liberté ! la liberté ! voilà la seule idée qui habite dans l’esprit de M. Saint-René Taillandier, un steppe… moins l’étendue ! Aujourd’hui, dans les huit articles de revue dont il a composé le livre qu’il publie, M. Saint-René Taillandier ne cesse pas de nous répéter sur un ton qu’on voudrait plus varié : « Soyons religieux, mais surtout soyons libres, libres même de n’être pas religieux du tout, si cela nous plaît. » Car avec la liberté telle que la conçoit ce libéral immense, la religion ne peut plus être que la liberté de n’avoir pas de religion. De tous les dilettanti de liberté nombreux en ce siècle, M. Taillandier est sans contredit un des plus ardents et des plus exigeants que nous ayons connus. En voulez-vous la preuve ? Vous aviez cru peut-être avec nous que nous avions la liberté religieuse en France ? Eh bien ! non ! selon M. Saint-René Taillandier, nous ne l’avons pas !… Hein ! quel amateur !

Nous n’en avons guères qu’un piètre fragment, un à peu près insuffisant. Rien de plus. — Mais ce que nous en avons déjà pourra servir à nous en faire avoir encore ; et c’est là le but grandiose auquel le devoir ou l’honneur du dix-neuvième siècle est de pousser de toutes ses forces réunies. Chose plus difficile à accepter ! c’est aussi, — toujours selon M. Taillandier, — le devoir du christianisme lui-même. Le christianisme doit établir la liberté contre sa propre personne, et il n’est même le christianisme vrai qu’à ce prix. Ne riez pas et ne croyez pas que M. Saint-René Taillandier, qui écrit cela, soit un ennemi du christianisme. Non pas. C’est un ami plutôt.

Il diffère par un point de M. Saisset. Il ne se contente pas de saluer avec un respect froid cette religion qui passe (on l’espère bien) et qu’on ne salue que parce qu’on croit qu’une fois passée elle ne reviendra plus et que la philosophie pourra s’installer à sa place. Lui, M. Taillandier, s’agenouille encore devant elle… Critique doux, simple professeur de littérature en province, il n’a pas l’ambition du sacerdoce philosophique. Il ne demande pas mieux que de rester chrétien et tranquille, — l’unique chrétien, je crois, de la Revue des Deux-Mondes, mais pourtant c’est à la condition que le christianisme se conduira bien, c’est-à-dire ira se relâchant chaque jour un peu plus dans une liberté indéfinie. Tel est le christianisme, l’idéal de christianisme de M. Saint-René Taillandier, — et à la Revue des deux-Mondes, qui, comme on sait, est rédigée par une société de ménechmes, c’est son originalité.

II §

Il n’en a pas d’autre, en effet. Il écrit comme on écrit dans cette maison-là, avec la gravité pesante, grise et uniforme qui n’y distingue personne. Il a ce gros style qu’on appellera dans cinquante ans style Revue des Deux-Mondes, comme on dit le style, réfugié, ce style que chacun met sur sa pensée à cette Revue, et qui ressemble à une casaque pendue dans l’antichambre pour le service de tous les dos.

M. Saint-René Taillandier est déjà un des anciens de la maison et de la casaque. Pendant que les talents qui fondèrent l’une et rejetèrent l’autre, et qui avaient trop de personnalité et de vie pour se laisser grossièrement éteindre, s’en allaient successivement à la file, il resta et passa maître, les maîtres partis. Il n’avait rien de ce qui avait brouillé les fondateurs de la maison avec un homme qui traitait ses écrivains comme un allumeur de quinquets attaqué d’Ophtalmie traite ses becs de gaz, dont il hait et diminue la clarté. M. Taillandier était, lui, un quinquet fort sage, de lumière modérée, de chaleur sans inconvénient ; enfin, il était comme il fallait être pour vivre éternellement dans le clair-obscur de l’endroit. Chose importante ! il réussissait dans l’ennui. En talent, il était le billon dont Gustave Planche était la monnaie blanche. C’était du Gustave Planche tombé dans de l’allemand, une vase terrible et de laquelle on n’a jamais pu le sortir ! S’il n’y avait pas d’Allemands au monde, on peut se demander ce que serait M. Saint-René Taillandier, il est bien probable que nous, serions privés de ce grand homme. Aujourd’hui les connaissances que son livre atteste sont comme toujours des importations d’Allemagne sur lesquelles ne rayonne jamais l’aperçu qui les nationaliserait.

La seule chose en propre qui appartienne donc à M. Taillandier, c’est son christianisme libre, lequel ne lui a pas coûté grand’peine, puisqu’il n’est, dans une tête ouverte à toutes les choses vagues, que la notion confuse d’une liberté sans limites. Ce christianisme sans gêne est fort au-dessous d’un protestantisme quelconque, car le Protestantisme a des liens qui l’embrassent et qui le retiennent en des Communions déterminées, et comme le Catholicisme, mais avec moins de bonheur et de facilité que le Catholicisme, il a toujours essayé de défendre son unité, sans cesse menacée et faussée d’ailleurs par son principe même. Non, M. Taillandier n’a pas l’honneur d’être protestant, ou, s’il l’est ; car tout le monde qui désobéit peut l’être, c’est un protestant sans doctrine, comme il est un philosophe sans philosophie, comme il est un fantaisiste sans invention, et l’introduction de son livre d’histoire et de philosophie religieuse nous met particulièrement au courant de cette fantaisie sans puissance.

Dans cette introduction, en effet, M. Taillandier, qui a la prétention de remuer ses petites idées générales tout comme un autre, s’efforce de résumer et de bloquer celles qu’il a dispersées dans les articles de son livre, et comme ici nous n’avons pas de romans allemands à exposer ou des cancans d’érudition allemande à faire, nous montrons mieux ce que nous sommes par nous-même dans cette introduction, d’une clarté tout à la fois innocente et cruelle. Quand on a lu ce triste et traître morceau, impossible de se méprendre sur l’incurable faiblesse d’esprit d’un homme qui a osé écrire au front de son livre les mots d’histoire et de philosophie religieuse et qui, précisément dans ces deux grands ordres d’idées, ne procède que par sophismes vulgaires et a démontré qu’il n’y avait en lui que la pauvreté de l’erreur.

M. Saint-René Taillandier a repris une millième fois la thèse maintenant abandonnée de tout ce qui a quelque ressource de discussion dans la pensée, cette distinction banale de l’avocasserie philosophique, d’un christianisme du passé, mis en contraste avec le christianisme de l’avenir. Le christianisme du passé est judaïque, — dit-il insolemment pour les juifs, nos ancêtres, et pour nous, — il est judaïque parce qu’il prétend maintenir, sans hérésie, sans atteinte à la tradition, l’intégrité de la croyance ! Et pour légitimer cette affirmation qui, vous le voyez, se détruit seulement en s’exprimant, et prouver qu’il est de l’essence de la vérité éternelle d’être moins forte que le temps et de changer avec lui, après avoir posé le principe faux du changement nécessaire, il le complète en l’appuyant sur des affirmations historiques d’une égale fausseté.

« Ainsi, dit-il, l’Église de saint Louis n’était pas l’Église de Constantin », et on pourrait le mettre au défi de dire en quoi ces deux églises diffèrent ! Ainsi encore, il assure ailleurs que le christianisme aurait péri au seizième siècle, sans la réforme protestante, et il ne parle pas de cette grande réforme du concile de Trente, qui, pendant que Luther et les autres voulaient tout anéantir, sauve tout, en sauvegardant le dogme. — le dogme éternel ! Certes, M. Taillandier, qui est un professeur et un lettré, n’a pu rester en de si profondes ignorances ou tomber dans des oublis si légers, et je sais bien quel mot la Critique pourrait lui infliger, si elle ne savait aussi la triste faculté de se faire illusion qu’ont les hommes, et ceux-là même dont la tête a le moins de fécondité !

Du reste, il n’y a pas, dans cette introduction aux fragments d’histoire et de philosophie religieuse, que l’erreur souche du point de vue principal. Sur la grosse erreur, M. Taillandier en a brodé fort bien de petites, comme on brode sur un fond de perles des perles plus fines. Il n’y a que les perles qui manquent ici. M. Taillandier n’a pas même la perle de l’erreur. Il n’en a que la verroterie. Croira-t-on, par exemple, que dans sa fameuse introduction il ait confondu honteusement le monde religieux et le monde politique ? Croirait-on qu’il compte deux sortes d’esprits dans le dix-huitième siècle ? Et pourquoi pas trois ? pourquoi pas dix ?… À quel fond de choses réelles vont ces vieilles rubriques usées comme pantoufles par les sophistes du temps, et qui sont chez M. Taillandier les procédés ordinaires ?… Spiritualiste de prétention, spiritualiste que nous connaissons bien, et dont toute la visée et tout l’espoir est de spiritualiser tellement le christianisme qu’il n’en reste absolument rien, il pouvait s’épargner ces comédies de queue que les renards jouent aux dindons ; il pouvait s’épargner les filières par lesquelles il veut faire passer sa pensée… qui n’y passe pas et que nous voyons toujours !

Parlons maintenant sans ironie. L’amour du christianisme de M. Taillandier est tout simplement la haine du catholicisme comme le respect de M. Saisset en est l’envie. Le christianisme prétendu de M. Taillandier, c’est la tolérance de tout ! sans cela, il ne le tolérerait pas ! Ce christianisme repousse formellement, après l’avoir cité, ce mot sublime : Le Christ aux bras étroits, de Bossuet. Il veut que son Christ, à lui, ait les bras ouverts d’une courtisane ! Je demande bien pardon de mettre de pareils mots l’un en face de l’autre, même par horreur des idées qu’ils expriment, mais j’en renvoie le sacrilège à la Philanthropie contemporaine qui, à force d’amour pour l’auguste liberté des hommes, est parvenue à faire de son Dieu la prostituée du genre humain !

III §

Telles sont les idées, en propre, de M. Saint-René Taillandier, de cet homme qui, par la médiocrité de son talent, mériterait bien la miséricorde de la Critique, mais qui, par le dogmatisme de ses affirmations erronées mérite sa sévérité. Telles sont la philosophie et l’histoire de cet optimiste faux chrétien qui croit, dit-il, à la Providence divine, comme il croit à la destinée, comme il croit à ce dix-neuvième siècle, qui a réveillé l’infini, comme à la science, comme à tout, et qui a le mysticisme de toutes ces sornettes contemporaines, lesquelles formeront un jour une logomachie à faire pouffer de rire nos descendants !

Hors ces idées générales, dont nous avons essayé de donner l’idée, il y a dans le livré de M. Taillandier son train-train de critique ordinaire, et cette partie du livre n’a plus pour noué le même intérêt. Les opinions d’un homme ne sont-elles pas tout en cet homme ? Qu’importent ses relations et ses goûts ! Les relations de M. Saint-René Taillandier, c’est tout le personnel, ancien et moderne, de la Revue des Deux-Mondes, pour laquelle son livre est une épouvantable réclame de quatre cents pages environ, et ses goûts, c’est MM. Renan et Edgar Quinet, auxquels il a consacré toute la partie du volume qu’il a pu arracher aux Allemands. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’allemand encore dans MM. Renan et Quinet. Et voilà pourquoi, sans nul doute, ces deux messieurs, dont l’un téta Herder et l’autre Hegel, — le puissant Hegel, dit M. Taillandier avec tremblement, — lui paraissent presque deux hommes de génie ! L’opinion personnelle de M. Taillandier nous étant assez indifférente, à nous qui avons aussi notre opinion sur ces Messieurs, nous ne ferons pas aujourd’hui de la critique sur de la critique, et nous laisserons M. Taillandier au charme de ses impressions.

Ce qui est curieux, ce n’est pas que deux rédacteurs de la Revue des Deux-Mondes paraissent deux fiers hommes à un troisième rédacteur de la Revue des Deux-Mondes. Le curieux, dans ces articles, c’est justement ce qui se mêle parfois d’une manière tout à fait inattendue à l’éloge de l’un et de l’autre. Par exemple : vous aviez cru, n’est-ce pas ? que M. Ernest Renan, quoique sorti du séminaire, n’était pas précisément la gloire de ce respectable établissement ?

Eh bien ! c’était là une erreur ! C’est comme cette liberté religieuse qui manque à la France ! Aux yeux de colombe de M. Taillandier, ce tendre Fénelon de la religion libre de l’infini, M. Renan, — qui a le sentiment de l’infini et qui est un sonneur de cloches de cette religion de l’infini réveillée, — M. Renan est profondément religieux, et si M. Saint-René Taillandier ne s’ajustait pas très bien par son genre de talent à la consigne absolue de la Revue des Deux-Mondes, « soyez gris et lourd ! » il aurait peut-être été piquant et coloré pour la première fois de sa vie en nous parlant des sentiments religieux de M. Renan, mais M. Buloz, qui ne badine pas, a été obéi !

De même dans l’article sur M. Edgar Quinet. M. Quinet, le révolutionnaire, n’est pas seulement religieux, lui, il est patricien et sacerdotal, ce qui, par parenthèse, n’est pas une injure, comme vous pourriez le croire, sous la plume du dévot libre au christianisme de l’infini !

Ces inconséquences, ces titubations, n’inquiètent pas beaucoup M. Taillandier. Elles sont nombreuses dans son livre, mais parmi toutes il y en a une sur Machiavel que je me permettrai de citer… Il y a de par le monde allemand un certain M. Gervinus qui a fait une justification de Machiavel comme Macaulay en a fait une autre en Angleterre. Seulement ce M. Gervinus n’a pas le brillant coup de batte de Macaulay, qui a été un peu, ce jour-là, l’arlequin de l’histoire. M. Gervinus est plus lourd naturellement, plus compendieusement travaillé, plus creusé et plus creux que l’historien anglais.

Tout le temps que M. Taillandier examine et développe les idées de M. Gervinus, il n’ose pas s’inscrire en faux contre cet Allemand qui lui impose comme tout Allemand, mais ailleurs, quand il a besoin de flétrir, je crois, les vieux catholiques intolérants, il oublie que Machiavel « est un grand cœur pur de citoyen », finement ironique seulement quand il est atroce, et il se permet une tournure hautaine. « Quoi qu’en puissent penser les Machiavel ! » dit-il avec un mépris qui n’est pas pour Machiavel tout seul, mais qui cependant l’éclabousse ! Aimable légèreté, et bien justifiée ! M. Taillandier est un homme de lettres, et malgré ses fragments de philosophie il n’est nullement un philosophe. Il a le droit du caprice qu’ont les hommes d’imagination et les jolies femmes. Or, un homme de lettres est toujours censé avoir de l’imagination…

IV §

Mais finissons. Aussi bien est-ce assez comme cela sur M. Saint-René Taillandier et sur toute cette littérature de pièces et de morceaux qu’il nous donne. Le livre qu’aujourd’hui il publie n’ajoutera rien à l’opinion qu’on a, depuis qu’on la lit dans la Revue des Deux-Mondes, de cette plume de peine de M. Buloz. Il n’y a que la Revue qui puisse récompenser par un éloge, semblable à celui qu’il fait de toute sa rédaction, les services que lui rend M. Taillandier. Il faut être juste, pourtant.

M. Saint-René Taillandier n’est pas le plus mauvais écrivain du groupe littéraire dont il fait partie, de ce groupe obscur, sans couleur, sans sonorité, de peu de nerf, qui s’en va laissant sa critique sur les écrits contemporains et qu’on pourrait appeler très bien « les colimaçons de la littérature », car ils portent aussi leur maison sur le dos et ils la traînent partout, comme les écrivains de la Revue des Deux-Mondes, qui ne sont jamais nulle part que des écrivains de la Revue des Deux-Mondes ! Seulement ce qu’ils laissent sur les littératures est moins brillant que la trace des colimaçons des jardins sur les feuilles vertes dépliées.

Et M. Saint-René Taillandier en est bien heureux ! Sans cela on le congédierait.

VI. Jules Simon §

I §

Dernièrement, M. Taine écrivait dans le Journal des débats une pompeuse réclame sur les livres que voici6 et se vantait, pour le compte de M. Jules Simon, des deux cent mille lecteurs qu’en moyenne, M. Simon devait avoir. Dans l’état actuel du journalisme et de nos mœurs, une réclame quelconque ne saurait étonner personne, mais celle-ci avait du caractère, et d’ailleurs, qui sait ? peut-être ne mentait-elle pas. M. Taine, qui l’avait signée, est l’auteur de ce livre, Les Philosophes français, dans lequel il n’est pas dit un mot de ce grand philosophe français, M. Jules Simon, découvert aujourd’hui, et dont il annonce les mérites avec un accent triomphal. En les annonçant, M. Taine n’a pas eu l’illusion d’une même philosophie. Il n’est pas philosophe à la manière de M. Simon. Ce n’est pas un panthéiste que M. Taine, c’est mieux, c’est-à-dire, pis ; mais il a pour le panthéisme les bontés qui conviennent à un homme comme lui.

Or, l’humble M. Simon n’est, lui, qu’un simple déiste, mais tout simple déiste qu’il soit, il a, précisément dans le livre dont M. Taine est le cornac sonore, appliqué au Panthéisme ce dernier coup de pied qui fait mourir deux fois les lions mourants… Quelle raison secrète a donc dicté la réclame de M. Taine ?… Est-ce le rachat d’un ancien silence, jugé impertinent par la Maison dans laquelle MM. Taine et Simon travaillent tous les deux ?… Les philosophes auraient-ils leurs expiations ou leurs pardons d’injures, comme ces misérables chrétiens qu’ils méprisent ?… ou ne serait-ce encore et toujours que la coalition, éternellement prête à se reformer, de toutes les philosophies contre la religion chrétienne ?… Quoi qu’il en soit, du reste, je ne repousse pas l’arithmétique de la réclame. Eh ! pourquoi M. Jules Simon n’aurait-il pas ses deux cent mille lecteurs, tout comme un autre ?… M. Henri Martin les a bien ! Pourquoi M. Jules Simon ne serait-il pas le Henri Martin de la philosophie ? Il a tout ce qu’il faut pour cela !

Pas tout à fait pourtant ! Ce serait vraiment trop dire. M. Henri Martin, — on le verra mieux dans l’étude que nous lui consacrerons, — a sur un fond terne un relief comique, un seul, — il est vrai, — mais très comique, il faut l’avouer. Il a le regain d’imagination, qui fut suffisant pour produire cette ineffable plaisanterie du druidisme, guy d’un ridicule fabuleux, que la Critique doit couper, avec une serpette d’or, sur les chênes de son histoire. Comme le dirait M. Hugo : moins abracadabrant que M. Martin, M. Jules Simon n’a que le fond terne. Le relief lui manque, et jamais chez lui l’imagination ne nous venge par un écart, plus ou moins burlesque, des longs développements, très consciencieusement ennuyeux.

M. Jules Simon était autrefois, si je ne me trompe, le suppléant de M. Cousin avant M. Saisset. C’était un de ces suppléants qui ne peuvent inquiéter l’amour-propre de ceux qu’ils suppléent, et qui les rappellent, mais par tout ce qu’ils ne sont pas. Seulement il aurait dû venir après M. Saisset, pour l’ordre des nuances et des dégradations. Il l’aurait diminué et il aurait été lui-même. Gens de même école, de même étude, de même doctrine chétive, car une doctrine doit être une affirmation, sous peine de maigreur, — complices dans le travail d’un même dictionnaire, ces deux Arcadiens, — Arcades, ambo, — avaient bien des côtés fraternels. Mais M. Simon était un Saisset… effacé. Il pense à peu près les mêmes choses que M. Saisset, mais il les dit plus mollement ; il les empâte un petit. Il fait plus gras et plus pesant le beignet philosophique. Ce n’est pas lui qui aurait dit cette netteté, par exemple : « Les philosophes, voilà les seuls prêtres de l’avenir ! » Il n’aurait pas osé. Il aurait donc dû venir après M. Saisset. Cet escalier d’une philosophie descendante dont les premiers degrés sont par en haut M. Royer-Collard et M. Cousin, eût été plus régulier, si M. Jules Simon fût venu après M. Saisset, et qu’il eût été de l’escalier la dernière marche. Qu’y a-t-il à descendre après M. Simon ? Vous êtes à ras de sol !

Esprits, du reste, tous les deux, qui sont des exemples et qui nous font dire, — et ce serait avec désespoir, si nous croyions à cette grande vanité de la philosophie, — qu’il n’y aura pas de gloire qui s’appelle en France, au dix-neuvième siècle, la gloire philosophique ! M. Jules Simon, ce blond jeune homme qui n’a pas bruni, a, comme M. Saisset, passé toute sa vie à citer des textes et à commenter des doctrines, tombées en désuétude et dans le mépris de l’histoire, si l’histoire n’était pas une pédante, quand elle est écrite par des professeurs ! Nous avons entendu les historiettes de M. Simon, lorsqu’il il faisait son cours sur l’école d’Alexandrie. Jeunes et de bonne heure en posture, à cet âge où la tête est féconde, fût-ce même en folies, MM. Jules Simon et Saisset ne lurent que sages et ne créèrent rien. Ils jouèrent, plus ou moins correctement, ces Arcadiens, de la serinette de l’école. Mais ce fut tout. Ils n’eurent la crânerie d’aucune hypothèse, l’insolence d’aucune généralisation, qui les eût peut-être égarés, mais sur des hauteurs. Ils ne tuèrent sous eux aucun système, et ils passèrent leur temps et leur jeunesse à faire sur la pensée et les systèmes des autres le petit travail critique que fait sur lui-même le pauvre enfant de Murillo dont je veux leur épargner le nom !

Aujourd’hui, arrivé à cet autre âge de la vie où l’on paquette son bagage pour la postérité, M. Jules Simon, dont il est plus particulièrement question ici, d’ancien anecdotier philosophique, s’est fait moraliste pour son propre compte et presque théologien ! Singulière morale, il est vrai, et théologie plus étrange encore ! Il a écrit un livre du Devoir sans sanction et un autre livre de la Religion naturelle, qui n’est qu’un catéchisme à l’usage de ceux qui n’ont pas la tête faite pour la philosophie et de ceux qui n’ont pas le cœur fait pour la religion !

II §

En effet, ni philosophie positive, ni religion positive, et la manière de se passer de toutes les deux, élevée à l’état de théorie, voilà d’un mot tout le livre de M. Jules Simon, qu’il appelle La Religion naturelle, et qui pourrait très bien, sans jeu de mots, dispenser du devoir qui a dû le suivre, car, quel que soit l’ordre de succession dans la publicité, il est certain que le devoir est la conséquence de la Religion naturelle, au moins dans la tête de l’auteur ! D’ailleurs, à défaut d’une idée, cette mère robuste d’une idée, c’est le même sentiment qui les a inspirés. « Si je pouvais, nous dit M. Simon dans la préface de sa Religion naturelle, avec ce ton plus doux qui n’appartient qu’à lui, et qui fait de la voix de son confrère, M. Saisset, un miaulement tigresque, — si je pouvais seulement ranimer une espérance… pacifier un cœur souffrant, je croirais que ces humbles pages n’ont pas été entièrement perdues. » Et dans la préface du Devoir : « J’ai combattu ces impiétés (l’impiété d’avoir condamné cet hérétique d’Abeilard et Descartes !!) pendant dix-sept ans d’enseignement… Je dédie à cette éternelle cause mon humble livre… » Toujours l’humilité.

M. Jules Simon est l’humble des humbles, en philosophie,

Le plus humble de ceux que son amour inspire !

Car il y a en ce moment, l’école des humbles en philosophie, et ce sont ceux-là qui, comme M. Simon, au lieu de compliquer et de tortiller, à la manière allemande, les arabesques déjà si brouillées de la philosophie, les simplifient au contraire, jusqu’à la ligne la plus mince et la plus diaphane, afin que cela devienne si facile d’être philosophe que naturellement tout le monde le soit !

Et tout le monde le sera. Pourquoi donc pas ?… Le seul dogme de la Religion naturelle de M. Simon est l’incompréhensibilité de Dieu. Comme c’est commode pour la haute épicerie que d’y renoncer ! M. Jules Simon, qui a lu beaucoup et cité beaucoup Pascal dans ses notes, ne se rejette pas, comme Pascal, de désespoir, devant cet abîme du scepticisme qui gronde, mais qui ne répond pas, au Dieu positif de la Révélation et de l’Église. Il a la tête plus forte que Pascal. « Philosophiquement, dit-il, nous ne savons le comment de rien : mais voilà pourquoi, ajoute-t-il, il y a une religion naturelle. » Moi, je dirais plutôt : Voilà pourquoi il doit y avoir une religion positive, une religion qui, sur toutes les questions important à l’homme et à sa destinée, prend un parti net et lui impose une solution.

Mais telle n’est pas l’opinion de M. Jules Simon. Si, selon lui, le Dieu philosophique n’est pas compréhensible même aux plus grands génies philosophiques, et si le Dieu de la révélation n’est pas digne d’occuper ces immenses esprits qui ne peuvent établir le leur par le raisonnement, eh bien ! tout n’est pas perdu ! Il y a le Dieu de la conscience naturelle que chacun porte avec soi et en soi, comme le sauvage porte son manitou à sa ceinture. C’est à ce Dieu excessivement peu compliqué du déisme libre qu’il faut revenir. C’est à ce Dieu marionnette dont chacun tire le fil comme il veut ou ne le tire pas du tout, que M. Jules Simon nous renvoie. C’est le Dieu des bonnes gens, — sans l’excuse de la chanson et du cabaret !

III §

Certes ! je n’ai jamais, pour mon compte, estimé beaucoup la philosophie, mais je ne l’ai jamais méprisée autant que le philosophe français, M. Jules Simon. Dans son livre d’aujourd’hui, il l’a mise bien bas, cette vieille mère, qui avait son orgueil et voulait régner comme Agrippine. Il l’a ravalée jusqu’au niveau des intelligences égalitaires les plus égales entre elles. Il l’a enfin démocratisée, et voilà la cause d’un succès sonné sur le trombone de M. Taine, ce musicien polonais de dentiste que le succès a donné à M. Simon ! La notion de la religion naturelle, antiphilosophique et antithéologique, comme l’entend le sens très commun de M. Jules Simon, doit trouver, à coup sûr, plus de deux cent mille lecteurs.

Mais je ne méprise pas assez la philosophie, et je respecte trop toute religion, et en particulier la mienne) pour vouloir seulement discuter cette notion de religion naturelle que M. Simon oppose d’un côté à toute religion positive, et, de l’autre, à toute philosophie. Il doit suffire à la Critique de la signaler. Si cette idée était nouvelle, peut-être faudrait-il l’exposer dans ses menus détails, car toute nouveauté pour les esprits faibles est un charme, mais elle est décrépite, et M. Jules Simon ne l’a pas rajeunie. Dieu trouvé au fond du cœur, quand on l’y trouve ; Dieu inné, étoile inconnue du monde invisible, aimable et brillante, — pas trop brillante cependant, si elle est aimable, — Dieu qui promet par la souffrance et le spectacle de l’injustice une immortalité… probable, et n’ayant pour tout culte qu’une prière qui ne demande rien, par respect pour les lois générales du monde, mais qui remercie, on ne sait trop pourquoi, telle est cette religion naturelle, mêlée d’un stoïcisme incertain qui voudrait bien qu’on lui payât les appointements de sa vertu, mais qui n’est pas sûr de les toucher. Telle est cette religion que M. Jules Simon a rajustée et retapée, comme M. Martin l’Histoire de France, pour l’éducation de la bourgeoisie du dix-neuvième siècle !

Évidemment la notion d’une religion pareille n’est pas trop dure pour la foi, ce ressort rouillé et détraqué qui ne va plus. Elle ne brise pas non plus, sous une difficulté épaisse et accablante, l’esprit qui aime la clarté dans un petit espace. Enfin elle n’enchaîne pas de trop court cette follette chevrette de liberté, la petite bête la plus aimée de cette vieille fille que nous appelons « notre époque » avec tant d’orgueil ! Elle a donc, il faut en convenir, toutes les conditions d’une popularité immense, car il est des temps pour niaiser, — a dit Pascal ; Pascal qui ne se doutait guère, quand il criait sa torture de sceptique, des citateurs qui devaient lui venir, et qui s’en serait allé à la Trappe, pour ne plus rien dire, s’il avait pu les deviner !

Mais ce n’est pas l’idée d’une religion naturelle inventée pour envoyer se promener toutes les autres religions positives, au nom d’une philosophie qui y va avec elles, ce n’est pas cette idée que je blâme le plus dans le livre de M. Simon. Les notions sont ce qu’elles peuvent être dans les têtes humaines. La loi géométrique nous dit que le contenu ne peut pas être plus grand que le contenant. Le déisme, l’idée la plus faible qu’il y ait en philosophie religieuse, est proportionnel au cerveau de M. Simon, mais ce que je blâme plus que ce déisme, peut-être involontaire, c’est de l’avoir capitonné, pour lui faire faire illusion, avec des idées qu’on n’aurait jamais eues, sans la religion positive qu’on repousse.

M. Jules Simon n’est pas, comme on pourrait le croire, un ignorant en christianisme ; et malgré la simplicité, chère aux esprits vulgaires, de sa religion naturelle dont il nous donne les preuves humaines, psychologiques, individuelles et par conséquent peu obligatoires, ce qu’il y a d’illusionnant et de dangereux dans cette religion, à portée de toutes les faiblesses, c’est encore ce que le christianisme, dont l’action nous pénètre comme la lumière, y a versé d’influence secrète et démentie ! Là est le mal, un mal profond que celui qui le fait n’ignore pas.

On doit tout au Christianisme, même les idées qui masquent le mieux la fausse théorie qu’on dresse contre lui, et tout est bon à l’ingratitude. C’est pour mieux lui prendre ses plumes qu’on veut tuer le divin oiseau. Oui, on égorge, ou du moins on essaie d’égorger le christianisme, selon cette grande loi de précaution que le plus sûr est toujours d’égorger celui que l’on pille, et la doctrine assassine se revêt de la morale de la doctrine assassinée, et nous soutient que c’est à elle, cette morale volée, dont elle ne peut pas même se servir !

Car la punition des sophistes qui vivent sur les idées chrétiennes, c’est de ne pouvoir longtemps en vivre. Ils sont trop faibles pour les manier. Il faut une sanction à la morale chrétienne, que seul le christianisme a trouvée, et qu’une doctrine humaine, philosophique ou naturelle, ne peut remplacer !

Mais qu’importe du reste ? l’effet est produit, et il s’agit peut-être plus pour M. Jules Simon de tactique que de théorie. La tactique pour M. Simon, c’est la substitution d’un théophilanthropisme, nominalement religieux, aux religions qui furent jusqu’ici l’honneur et la force morale du monde, et c’est cette substitution, qu’il est bon de réaliser sans coup férir et sans danger, sans éveiller les justes susceptibilités de ces religions puissantes encore et en leur témoignant tous les respects ! Platon mettait les poëtes à la porte de sa république avec des couronnes ; le Platon de la maison Hachette veut mettre toutes les religions à la porte de tous les cœurs en se prosternant devant tous les sanctuaires. Depuis La Révellière-Lépeaux, d’inepte et fade mémoire, rien de pareil ne s’était vu. M. Jules Simon est un La Révellière-Lépeaux, sans les fleurs. Il est, dans l’ordre laïque et philosophique, dans un ordre étendu et profond, ce que fut l’abbé Châtel, dans l’ordre ecclésiastique et circonscrit. Non seulement il se fait prêtre contre les prêtres, et trace lui-même l’Évangile de son théophilanthropisme, mais il va le prêcher. Il fait des tournées. La Belgique, cette terre spongieuse de toute sottise d’incrédulité, appelle souvent ce singulier missionnaire et boit avidement ses prédications albumineuses, car l’éloquence de M. Jules Simon ressemble à son style, c’est du vicaire savoyard, mais baveux où l’autre est coulant. Dans ces tournées pour l’entretien de ce culte, aisé et réduit qu’il prêche, M. Jules Simon place des Devoirs, des Libertés, des Religions naturelles, comme les missionnaires protestants placent des Bibles, mais avec cette différence qu’il ne les donne pas…

Vous voyez bien qu’il n’y a plus là ni philosophie, ni religion, ni même littérature, ni rien qui puisse appartenir à un examen désintéressé d’idées ou de langage ! La Bibliographie peut enregistrer une curiosité de plus, mais la Critique littéraire doit se taire et faire place à une autre Critique, — la Critique des mœurs. On a parlé beaucoup de signes du temps, en ces dernières années. Eh bien ! en voilà un et qui n’est pas un météore ! C’est M. Simon. Ah ! nous sommes bien loin maintenant de M. Saisset. Quand nous nous retournons vers lui de M. Jules Simon, nous le trouvons bien brave et bien franc, et presque bien grand philosophe, ce pauvre M. Saisset, qui du moins, lui, ne baise point les pieds du Christianisme pour le tirer par là, comme on tire à soi un cadavre dont on veut nettoyer le sol ! Je sais bien que le talent n’est pas dans M. Jules Simon et que l’ennui, un immense ennui, s’échappe de ses œuvres, mais raison de plus pour tout craindre. L’ennui n’est pas une garantie, et n’avoir pas de talent du tout en voulant qu’il n’y ait plus du tout de religion, est un moyen d’agir sur la reconnaissance des hommes, et c’est la seule chose d’esprit peut-être dont on puisse, dans son système, louer M. Simon.

VII. Vera7 §

I §

Ce sont les travaux de M. Vera, — un nom heureux pour un philosophe ! — que nous tenons surtout à faire connaître dans cet article bien plus que les travaux de Hegel, qui sont connus8 et mis, par certaines gens, dans la gloire. Lui, Hegel, est bien plus que connu. Il est célèbre. Il n’est plus, il est vrai, dans la période ascendante d’une célébrité qui monta comme la mer, mais qui commence de s’abaisser et de reculer comme elle, et non pas, comme elle, pour revenir. « Trente ans, — disait le plus positif des esprits de ce siècle positif, — trente ans, voilà ce que dure à peu près toute gloire philosophique allemande ! » Et il avait raison. C’est moins long que la beauté d’une femme ! Kant, Fichte, Jacobi, Schelling, n’existent plus… que dans Tennemann. Mettons pour Hegel, qui est le plus fort de tous ces Allemands, mettons quelque chose comme quatre-vingts à cent ans d’influence malsaine sur le monde, quelque chose comme la beauté de Ninon qui, vieille, fit des conquêtes, jusqu’à l’épée dans le ventre, car on se tua pour ses beaux vieux yeux chargés de tant d’iniquités. Oui, mettons cela, si vous l’exigez !… Mais après, et même peut-être avant, Hegel, comme Kant, aura son Henri Heine. Il lui surgira un Heine, un Yorick, un bouffon quelconque, qui lui jettera sa pelletée de plaisanteries sur la tête, et c’en sera pour jamais !

C’est de la plaisanterie, en effet, que ressortent tous ces systèmes de philosophie, qui veulent expliquer ce monde de mystère et en supprimer le crépuscule…

C’est de la plaisanterie ! La plaisanterie, qu’on croit légère, c’est si souvent du désespoir ! Ainsi que tous les derniers venus en philosophie, — et ni plus ni moins qu’eux, — le grand Hegel a cru nous apporter le dernier mot des choses. La grosseur d’un tel ridicule s’est augmentée de toute la grandeur de son esprit, et le ridicule n’en a été que plus gros. Cet esprit puissant, mais dans un vide immense, s’est trompé de la plus petite erreur et de la plus commune sur le compte de la destinée humaine que Schelling, — un philosophe comme lui pourtant, — ne pouvait expliquer sans la Chute. Perdu dans l’abstraction où ils se perdent tous, il a dédaigné de regarder cette tête de l’homme, qui s’est déformé en tombant et dont les facultés, devenues inaptes à saisir la vérité d’une prise souveraine, ne font plus pour la prendre que de gauches mouvements.

Il n’a vu ni le dehors ni le dedans de ce Condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l’Histoire, plus certaine que la Philosophie, ne nous la dirait pas, et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les essences, de saisir l’absolu dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de construire enfin ici-bas scientifiquement la vérité (je parle sa langue, non la mienne). C’était, en d’autres termes, la prétention de hausser un peu la voûte du ciel pour nous faire plus de jour ! Que voulez-vous ? Si pédant, si triste, si Allemand qu’on soit, quand on fait le Titan, on est toujours burlesque. L’atroce ennui qui s’échappe de sa logique, et sa logique est tout son système, ne servira pas de bouclier à Hegel contre les Heine de l’avenir, qui l’attendent, car comme Kant tué par un Allemand, il ne mourra pas d’une plaisanterie française. Ce serait trop ! Il est plus digne de l’esprit de la Providence, qu’il meure sous une plaisanterie de son pays.

Et cependant, malgré cet ennui inconnu en Allemagne, mais partout ailleurs insupportable, d’une logique qui déchiquète l’abstraction plus que toutes les autres logiques qui aient jamais été publiées par les anatomistes du raisonnement, malgré l’effrayante spécialité de son langage et tout ce qui nous empêche, de peser sur le texte même d’Hegel, nous ne pourrons pas ne point l’atteindre, puisque nous voulons vous parler des travaux d’un écrivain qui en a fait le fond et le but de ses œuvres. M. Vera est né d’Hegel ou pour Hegel. Il respire et pense par Hegel. Il a mal à sa poitrine, c’est-à-dire… à son cerveau. Je crains bien, pour ma part, qu’il ne lui ait donné sa pensée, — comme on donne quelquefois sa vie, — de manière à ne pouvoir plus la reprendre, et, franchement, je le regretterais. C’est une intelligence très noble et très savante, que celle de M. Vera, amoureuse de la clarté jusque dans les ténèbres de son maître, et la produisant, — ce qui n’est pas facile dans un pareil milieu, — à force de l’aimer. Universitaire français sous un nom espagnol (descend-il de l’historien Vera ?) docteur et professeur de philosophie, M. Vera est tellement hégélien, qu’il pourrait bien rester tel par une de ces destinées qui tiennent à l’ordre hiérarchique des esprits dont les plus forts, dans un ordre d’idées, sont les plus fidèles ; mais s’il reste hégélien, nous lui devrons toujours Hegel, cet Hegel auquel il devra, lui, sa philosophie. Non seulement il nous l’aura traduit, mais il nous l’aura interprété. Cet homme fameux, mais mal expliqué dans l’arcane de son texte, dont jusqu’ici on ne nous a donné que des déchirures, ce Vieux de la Montagne philosophique, compromis par les Cousins et les Proudhons et toute sa bande d’assassins littéraires ou politiques, M. Vera nous l’aura dévoilé. Il l’aura vulgarisé, sans jamais le compromettre, et il aura pu quelquefois le suppléer. Ce n’est pas là un mince service. Par lui, le dieu pour les uns, le monstre pour les autres, sera mis debout, les pieds sur la terre, à portée de main. Nous pourrons en juger l’organisation, la musculature, l’intégralité. Nous saurons enfin ce que c’est que l’hégélianisme et ce qu’il doit tenir de place dans l’histoire de l’esprit humain. L’erreur au moins sera mesurée, et, fût-elle colossale, toute erreur mesurée diminue toujours.

II §

Malheureusement cette mesure, dont nous sommes impatients, ne peut être prise immédiatement. Nous ne pouvons que l’annoncer. M. Vera, qui nous donnera un jour l’Hegel complet, ne nous donne aujourd’hui qu’une partie des œuvres et la partie la plus difficile à comprendre, la plus aride et, pour ainsi parler, la moins traduisible, cette affreuse Logique dont Hegel tire tout, en forçant tout. C’est parce que M. Vera est un philosophe qu’il a commencé sa publication par cette traduction de la Logique. Mais, s’il avait plus songé à l’éducation à faire de l’intelligence du public, qu’il doit, avec ses convictions, vouloir rendre hégélien, qu’à l’éducation toute faite des philosophes comme lui, il eût commencé par les autres œuvres d’Hegel, moins cruellement abstraites (par exemple, les idées sur la Religion, sur l’État, sur l’Art, etc.), et il serait remonté de là vers les principes philosophiques d’où dépend toute la philosophie de son maître, et il eût placé ainsi le lecteur, familiarisé avec les idées et le langage hégélien, à la source même du système.

Il est vrai que, dans l’ordre de ses travaux, M. Vera a débuté par une Introduction générale à la philosophie de Hegel, cette philosophie composée de trois parties : la Logique, la Nature et l’Esprit, « termes différents, comme il dit, du syllogisme absolu de la connaissance des êtres », et que cette introduction, dans laquelle M. Vera a fait filtrer autant de clarté qu’il en peut passer à travers cette forêt germanique d’abstractions, de généralités et de formules, est beaucoup plus intelligible que ces deux volumes de logique, écrits par Hegel lui-même, mais c’est aussi la partie de cette introduction qu’on voudrait la plus longue qui est justement la plus courte, c’est-à-dire la partie de la Nature et de l’Esprit. Faute énorme, mortelle à la propagation des idées qu’un critique plus hégélien que je ne le suis ne pardonnerait point à M. Vera, moins habile qu’il n’est philosophe, et qui, en l’ennuyant par trop, doit rater son public.

Il n’y a, en effet, que des philosophes à vocation déterminée, ou, pour mieux dire, à fringale furieuse, qui puissent avaler cette pierre digne de Saturne, que M. Vera leur offre aujourd’hui en deux morceaux, c’est-à-dire en deux volumes. M. Vera, qui l’a pesée, a pourtant fait tout ce qu’il a pu pour en diminuer la densité et le poids. Il a traduit, avec, une expression française qui est à l’allemand ce que l’opale est à du grès, cette logique, qui n’est plus la logique des autres philosophies et à laquelle Hegel s’est vanté de donner une existence substantielle. Et ce n’est pas tout. Non content de cette traduction sueur de sang, M. Vera, dans des notes d’une transparence profonde et, selon moi, bien supérieures au texte de sa traduction, s’est efforcé à nouveau de dégager cette chétive lueur, si c’en est une, qui a tant de peine à sortir de la langue obscure et rétractée d’Hegel… Eh bien ! ces héroïques efforts ne seront comptés que par ceux-là pour qui on n’avait pas besoin de les faire. Les philosophes aborderont seuls cette dure « logique substance » avec leurs fronts construits, disait Joubert, pour écraser des œufs d’autruche.

Les philosophes seuls auront le courage de s’enfoncer dans les tautologies et les logomachies de ce Bouddhiste de la logique, qui a créé la science absolue, c’est-à-dire la science qui se connaît par l’idée et dans l’idée, « cette idée qui enveloppe tout l’esprit, qui absorbe l’être et la pensée, l’expérience et la raison, l’histoire et la science, et qui est la raison des choses, leur fin et leur principe ; cette idée qui unit l’âme et le corps, dont l’évolution a trois moments (ce qui est exquis) : être en soi, être contre soi et être pour soi (sans doute le moment le plus agréable !), l’idée qui a pour rythme la thèse, l’antithèse et la synthèse (on nous a déjà bercés sur cette escarpolette) ; enfin, les idées, unes dans l’idée ! » Arrêtons-nous. Certes, nous pourrions continuer longtemps des citations de cette espèce : mais quel lecteur français continuerait de lire un chapitre de cet allemand-là ?

Seulement, disons-le en passant, cette théorie incroyable de l’idée, qui dépasse par sa finesse de fils d’araignée les subtilités les plus tenues de la Scholastique, cette théorie qui, selon les hégéliens, est la seule doctrine qui ait le droit de s’appeler « l’Idéalisme », n’a qu’un malheur, c’est d’arriver promptement aux mêmes conséquences par en haut que le matérialisme par en bas. L’Idéalisme ou le Matérialisme ! Quand ils ne sont que cela l’un et l’autre, ils n’ont pas le droit de se mépriser ! L’un va au nihilisme, l’autre au néant. Sous des noms différents, destinée commune. En philosophie, les hommes eux-mêmes, si contraires qu’ils soient par la doctrine et par tout le reste, ont l’identité de la chimère. Diderot, qui était presque un Allemand du dix-neuvième siècle parmi les Français du dix-huitième, écrivait avec le même aplomb qu’Hegel :

« On ne sait pas plus ce que les animaux étaient autrefois qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. — L’homme est un clavecin, doué de sensibilité et de mémoire… Que ce clavecin animé et sensible soit doué aussi de la faculté de se nourrir et de se reproduire, et il produira de petits clavecins. » Il disait : « Même substance, différemment organisée, la serinette est de bois, l’homme de chair. » Et encore : « Nos organes ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une identité générale », et il concluait comme s’il l’avait vu : « Quand on a vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus étonner ! » Il se trompait. Il y avait encore à s’étonner des philosophes. Mais, au fond, dans toutes ces stupides et éloquentes matérialités de Diderot, il n’y avait pas plus d’audace et de niaiserie que dans la théorie idéaliste d’Hegel, cette théorie qui croit aller du néant au devenir, de l’être à la notion, du sujet à l’objet, du fini à l’infini, de la connaissance à la volonté, bref, de l’Idée à la Nature, et qui n’y va pas !

III §

Audace et niaiserie… Ce sont là des mots bien insolents pour le génie. Diderot, dit-on encore, en avait la flamme, et M. Vera, qui se connaît en pensée, appelle Hegel le plus prodigieux des penseurs qui ait jamais existé. Mais c’est que le génie lui-même est, en philosophie, dans des conditions très particulières et très impérieuses. Il ne s’y agit pas de talent, mais de vérité. S’il ne s’y agissait que de talent, que d’invention quelconque, que d’effort, de ressource et de profondeur dans l’invention, nous dirions, tout aussi bien qu’un autre, qu’Hegel est un esprit formidablement puissant. Mais c’est précisément son invention qui le perd en philosophie. Il part d’une préconception qui lui appartient trop, sans justesse et sans réalité. Il a une notion fausse et folle de la force humaine. Il croit à une science absolue que l’on peut construire à l’aide d’une méthode absolue. Déification de la science et de l’homme, tout simplement ! Une fois cela lâché, rien n’étonne plus, et on a tout ce grand système, le poëme épique de l’absurdité !

Ce poëme, illisible sans la grâce d’état philosophique, n’est dangereux que par fragments. Aussi est-ce par fragments qu’on nous l’a donné jusqu’ici. Je l’ai dit plus haut, mais il est bon d’insister ! Les Mandarins seuls de la Philosophie se sont risqués et continueront de se risquer dans la logique d’Hegel, mais ils ont rapporté déjà et continueront de rapporter de leur accointance avec les œuvres du professeur de Berlin une méthode historique et des vues sur l’histoire qui pourraient très bien bouleverser le monde, sous prétexte de l’expliquer. La philosophie d’Hegel fait la modeste, en tentant l’orgueil. C’est le comble de l’art. Elle ne rompt pas avec le passé, comme la philosophie de Bacon et celle de Descartes. Elle sort de Kant et respecte son père. Voilà la modestie. Mais elle méprise Reid et la philosophie du sens commun, avec juste raison, je le crois, et même j’en suis sûr, mais, c’est pour poser la nécessité d’une science supérieure à tout, et voilà qui tente singulièrement l’orgueil des petits Nabuchodonosors de la cuistrerie. Pour elle, il y a mieux et plus profond que de condamner le passé, c’est de l’absoudre. C’est de prononcer, de bien haut, un bill d’indemnité suprême sur toutes les horreurs et les infamies de l’histoire. C’est enfin d’admettre l’optimisme absolu d’une science absolue, car, une fois admise, cette terrible notion d’absolu se répercute en mille échos et fait craquer la création tout entière.

Leibnitz aussi, — encore un philosophe ! — qui crut un jour pouvoir forcer la porte du pénitentiaire de Dieu, en mariant les langues, dans lesquelles nous sommes déportés, pour en faire une communauté et une langue universelle, Leibnitz aussi laissa surprendre sa religion et son génie à cette bêtise impie d’un optimisme, interdit nécessairement à un monde en chute, — mais c’est Hegel qui devait élever à l’état de principe le pressentiment de Leibnitz !

Il se dit religieux pourtant, — et M. Vera, qui jurerait pour lui, s’il en était besoin, nous l’assure ; mais cette religion d’Hegel, nous la connaissons. C’est encore la Science qui est cette religion comme elle est tout, puisqu’elle est absolue ; « c’est la lumière de la pensée pure, — comme dit M. Cousin, M. Cousin la rhétorique dans la philosophie, — ce n’est plus le demi-jour du symbole ». Quand on absout l’humanité, parce que, dit-on, on la comprend, quand la meilleure justification des choses est… qu’elles sont ou qu’elles furent, il faut bien accepter la religion avec tout le reste, car il y en a eu assez, de religions, sur la terre de ce globe, et assez de sentiment religieux dans les cœurs qui battent encore à sa surface ou qui dorment glacés dessous.

Mais franchement, nous autres chrétiens, qui faisons notre philosophie avec nos Révélations et l’histoire, pouvons-nous tenir grand compte à Hegel et à sa doctrine de cette religion qu’il fait, lui, avec sa propre philosophie ?… Pouvons-nous admettre autrement que comme une précaution, — que certes Diderot, plus franc, n’aurait pas eue, et qui tient à l’hypocrisie de ce siècle, lequel a déplacé Tartuffe, — pouvons-nous admettre autrement que comme une précaution ce respect pour le christianisme, cette religion qui n’est pas la science et qu’Hegel a voulu montrer, en expliquant à sa manière le dogme de la Sainte-Trinité ?…

Certes, pour ma part, je ne connais rien de plus hideux que cette singerie, mais aussi je ne connais rien de plus vain. Laissez-donc la Sainte-Trinité tranquille, sophistes tracassiers et peureux, puisque vous ne croyez pas à la chute ! Pourquoi invoquez-vous ce dogme plutôt que nos autres dogmes ? Pourquoi prenez-vous à partie, entre tous, ce grand mystère d’une religion qui a fait une vertu, pour l’homme orgueilleux, de la résignation au mystère et qui l’a condamné à la foi obéissante, si ce n’est pour faire preuve de la possibilité de saisir tout mystère sous une forme scientifique, et de l’exposer à ce que vous appelez le jour ?… Nous n’en sommes pas réduits heureusement à fournir des arguments aux hégéliens !

IV §

M. Vera, qui est certainement, en France, le plus distingué, le plus savant et le plus net de tous, ne s’est pas inscrit en faux une seule fois contre les idées et ces tentatives de son maître. Dans son Introduction, trop courte, et dans ses belles notes, dont il a presque doublé les beaux volumes de la Logique, il rapporte tout, explique tout et consent tout, avec une docilité et une fidélité égales. Je n’ai jamais vu d’esprit si fort et moins indépendant. C’est là son originalité. Tout de même qu’on est parfois métaphysicien malgré soi, en raison d’une conformation spéciale de la tête, et tout en sachant très bien que la métaphysique est l’agitation instinctive et réfléchie de problèmes qui n’ont pas toutes leurs solutions dans ce monde, tout de même il y a des esprits qui, de conformation naturelle, réfléchissent les métaphysiques qu’ils n’ont pas créées, et, pour nous servir d’une expression hégélienne, qui repensent la pensée des autres.

M. Vera est un de ces purs miroirs intellectuels. On souffre un peu de voir une intelligence d’une trempe si mâle, si solide et si claire, porter perpétuellement l’image d’Hegel et la retenir, comme la glace ne retient pas l’image, mais comme le bronze retient l’effigie. On souffre de voir un pareil homme suivre Hegel, les pieds dans la trace de ses pieds, et presque servilement, si on pouvait être servile quand on suit ce qu’à tort ou à raison on a pris pour la vérité.

Mais on se dit, malgré la crainte que j’exprimais au commencement de ce chapitre, qu’il n’y a pas plus de fatalité pour l’esprit que pour le cœur, et que l’homme est son maître, tout en se donnant et même après s’être donné un maître !

D’ailleurs, puisqu’il a l’orgueilleuse faiblesse de croire à la science absolue, ce M. Vera, assez ferme de regard pourtant, pour voir qu’elle ne peut jamais, dans ce monde inférieur, être que relative, contingente et bornée, autant pour lui, Hegel, qu’un autre ! Autant même pour nous, si nous y croyions !

Il est évident qu’Hegel est l’homme le plus éminent de la philosophie, dans la nation la plus forte en philosophie qu’il y ait présentement dans le monde, et si c’est là une mesure très rassurante pour ceux qui tiennent la philosophie pour le peu qu’elle est, c’est une chose troublante et très entraînante pour ceux-là qui l’aiment et qui l’exagèrent parce qu’ils l’aiment. Seulement, il y a deux manières d’aimer la philosophie : — comme sa maîtresse, on lui passe tout ; comme sa fille, on devient exigeant pour elle. Jusqu’ici, comment M. Vera l’a-t-il aimée, et comment plus tard l’aimera-t-il ?…

VIII. Du mysticisme et de Saint-Martin9 §

Voici une surprise. Lorsque nous avons ouvert le livre que M. Caro a publié sur Saint-Martin, et qu’à la première page nous avons trouvé, à côté du nom de l’auteur, le titre toujours suspect jusqu’à l’inventaire des doctrines de celui qui le porte, « de professeur de philosophie », quand, à la seconde page, nous avons lu une dédicace à MM. Jules Simon et Saisset, traités respectueusement et affectueusement « de maîtres et d’amis », nous avons naturellement pensé que le Rationalisme contemporain allait, sans être un aigle, avoir beau jeu du bec et des griffes contre le mysticisme pris à partie, pour l’exécuter mieux et plus vite, dans la personne de Saint-Martin. Nous n’avons pas hésité à croire que ce grand égaré de Saint-Martin, qui a fait un livre intitulé Ecce homo, ne fût pris à son tour pour l’Ecce homo du mysticisme et outrageusement traité comme tel. Se marier, — disait le grand lord Bacon, — c’est toujours donner des otages à la fortune. Entre philosophes, la dédicace d’un livre, n’est-ce pas comme un mariage d’idées ? Et quand cette dédicace est adressée à MM. Saisset et Jules Simon, n’est-ce pas là un otage au Rationalisme qu’ils représentent et qu’ils servent, au Rationalisme qui est la mauvaise fortune de ce temps ? Voilà ce que nous disions, quand heureusement la lecture de l’ouvrage de M. Caro a répondu à toutes nos prévisions, en les trompant. Ce livre qui, de la personne très peu connue jusqu’ici et maintenant plus étudiée de Saint-Martin et de ses idées, s’élève jusqu’à la hauteur d’une discussion et d’un jugement sur le mysticisme en général, est une œuvre qui veut être impartiale et sévère. La Critique ne saurait l’oublier. C’est un de ces livres discrets et transparents qui ne disent pas, tout ce qu’ils pourraient dire, mais qui le laissent entrevoir ; c’est un de ces sphinx au front de marbre diaphane à travers lequel perce le secret qu’on garde encore, mais qui doit un jour en sortir ! Rien, en effet, dans un ouvrage où la clarté qu’on trouve rend très difficile sur la clarté qui n’y est pas, ne nous atteste d’une manière précise et fermement articulée que l’auteur ait le bonheur d’être catholique, mais rien, non plus, n’affirme qu’il ne le soit pas. Au contraire. Toutes les fois qu’il y parle du catholicisme, ce n’est pas seulement avec un respect qui est plus que de la convenance, mais c’est avec une telle intelligence qu’on croirait presque à la sagesse de la Foi. Quoiqu’il juge le mysticisme au point de vue de la philosophie et de la métaphysique humaine, et qu’à ce point de vue il le repousse et le condamne comme n’apportant sous le regard de la connaissance aucun système véritablement digne de ce nom, l’auteur est non moins net et non moins péremptoire, quand il le prend et quand il le juge au point de vue du catholicisme.

Nous l’affirmons avec une joie qu’un regret tempère : un catholique qui se serait plus hautement avoué dans un tel livre, et qui y aurait mis bravement le crucifix sur son cœur, aurait dit davantage ; mais, sur la limite où M. Caro s’arrête, si un catholique avait pu s’y arrêter, il n’aurait peut-être pas dit mieux.

Et véritablement, pour qui n’a pas abandonné l’observation et l’analyse, le Mysticisme, — quelle que soit la forme qu’il revêt, — n’est jamais qu’une aberration du sentiment religieux en vertu de sa propre force, si une autorité extérieure ne le règle pas et ne contient pas, d’une main souveraine, la turbulence de ses élans. Or, nous ne connaissons dans l’histoire du monde que le Catholicisme qui ait jamais pu régler et contenir cet extravasement de la faculté religieuse, parce que le Catholicisme, cette force organisée de la vérité, a, par son Église, l’autorité éternellement présente et vigilante, qui sauve l’homme de son propre excès et le ramène tout frémissant à l’Unité, quand le malheureux s’en écarte, fût-ce même par une tangente sublime ! Partout ailleurs que sous le gouvernement de l’Église et en dehors de son orthodoxie, le Mysticisme, — et il en faut bien prévenir des âmes ardentes et pures qu’une telle coupe à vider tenterait, — le Mysticisme n’a donc été et ne continuera d’être qu’une immense erreur et une éblouissante ivresse de cette faculté de l’infini, la gloire de l’homme et son danger, et qui fait de lui, — diraient les naturalistes, — un animal religieux. Certes, la longue chaîne du mysticisme a bien des anneaux ; mais depuis le Fakir de l’Inde livré aux voluptés et aux martyres de l’extase jusqu’à ces Illuminés des voies intérieures dont parle Saint-Martin, en parlant de lui-même, tous les mystiques ne sont guères, en fin de compte, que les victimes plus ou moins foudroyées du sentiment religieux, trop fort pour l’homme, quand il se confie sans réserve à sa chétive et traître personnalité.

Quel est donc l’insensé qui ne se défierait jamais de son âme ? Est-ce que le roseau qui perce le mieux la main humaine n’est pas le « roseau pensant » de Pascal ? De toutes les religions connues, le Catholicisme ayant le mieux traité la personnalité de l’homme selon ce qu’elle vaut, en lui arrachant son orgueil, a eu seul aussi la puissance de creuser un lit dans les âmes pour ce torrent de l’infini qui submerge certaines natures et finirait par les engloutir ! Lui seul, dans cette balance si vite faussée de nos facultés, a fait équilibre au bassin qui penche sous le poids accablant de l’Amour, en jetant dans l’autre bassin la charge de l’Obéissance ! C’est ainsi qu’il a créé, au milieu de toutes les contradictions de l’être humain, la plus divine des harmonies, et qu’en nous donnant des saints comme François de Sales, Barthélemy des Martyrs, sainte Thérèse, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, François-Xavier, Louis de Gonzague, Stanislas Kotska, Philippe de Néri, Jean de Dieu, Angèle de Brescia et tant d’autres, il a réalisé, pendant un moment sur la terre, une vraie transposition du ciel !

Telle est l’œuvre, et je dirais presque le miracle du Catholicisme. Telle est, en vertu de son incorruptible puissance, l’assainissement qu’il opère sur cette disposition à la mysticité, qui, pour certaines âmes, est encore bien moins une faculté qu’une maladie. Assurément, M. Caro sait tout cela aussi bien que nous, et il en touche même un mot en passant dans son chapitre du Mysticisme, en général. Mais la Critique, qui a ses convictions, qui n’examine, ne raisonne et ne conclut que du milieu d’elles, a le droit de demander au philosophe pourquoi, dans un livre où toutes les questions liées à son sujet sont touchées de manière à les faire vibrer dans les esprits, il a négligé d’appuyer plus longtemps et plus fort sa juste et pénétrante analyse sur le côté fécond et sanctifié du mysticisme. Le mysticisme des religions fausses, le mysticisme hétérodoxe et qui n’est qu’une des faces, et la plus flamboyante, du monstre multiple de l’Hérésie ou de l’erreur, M. Caro nous montre très bien comment le Catholicisme les traite et quel droit indéfectible il a pour les condamner et pour les punir. Mais, M. Caro en convient, il n’est pas au monde que ces sortes de mysticismes, tous plus ou moins faux, plus ou moins individuels. Il y a aussi le mysticisme dans la règle, dans l’orthodoxie, dans l’unité de la foi et du dogme, dans l’obéissance de la discipline, le grand mysticisme catholique enfin. Nous en avons nommé plus haut les plus glorieux représentants et les plus splendides interprètes. Celui-là n’est point une déviation de la faculté religieuse, il en est l’exaltation, mais l’exaltation dirigée, l’enthousiasme ardent et profond, et cependant gouverné ; cette espèce d’enthousiasme qui a le regard clair au lieu de l’avoir ébloui et qui, multipliant pour la première fois son intensité par sa durée, ne défaille jamais parce qu’il se retrempe dans l’inextinguible flamme de l’Unité comme à la source vive de la lumière. Un tel fait, de quelque nom qu’on l’appelle, de quelque explication qu’on l’étaie, méritait d’avoir une plus large place que celle qui lui est accordée dans un livre ayant pour but de descendre au fond de la question du Mysticisme. Cependant, est-ce prudence ? est-ce inattention ? M. Caro passe rapidement auprès de ce fait qu’il mentionne, mais qu’il ne creuse pas. Lui, dont les yeux sont fins et sûrs, n’a-t-il pas senti que, s’il les avait fixés profondément sur ce qui n’est pas seulement une distinction nominale, faite par la haute sagesse gouvernementale de l’Église, il n’aurait pu s’empêcher de voir, se détachant du fond commun des idées et des phénomènes imputés au Mysticisme, pris dans son acception la plus générale et la plus confuse, un autre mysticisme, ayant ses caractères très déterminés ; l’éclatante réalité, enfin, qui contient la vérité intégrale que la Religion seule met sous les mains de nos esprits, mais dont la Philosophie les détourne ?… Alors le dernier mot du livre aurait été dit, et ce mot n’eût pas été une négation.

Car, en pressant bien, voilà la fin et la conclusion d’un écrit auquel nous voudrions moins de réserve. L’auteur, dont nous pressentons les opinions à certains accents qui passent à travers les surveillances de sa pensée, l’auteur nie à Saint-Martin et au mysticisme la vérité philosophique et religieuse, — ces deux vérités qui pour nous n’en font qu’une, mais que les rationalistes croient très habiles de séparer ; — et il a raison, s’il ne s’agit ici que de Saint-Martin, « le philosophe inconnu du xviiie siècle », et du mysticisme hors l’orthodoxie, du mysticisme de l’hérésie ou de l’erreur. Mais sérieusement, et pour qui n’ignore pas la pente des choses, et où la logique pousse l’esprit encore plus qu’elle ne le mène, pour qui nous a prouvé que le mysticisme de Saint-Martin, comme tout mysticisme en dehors de la règle posée par l’Église, traîne l’esprit jusqu’au panthéisme, pour un homme expérimenté en ces matières, qui sait fort bien qu’il n’y a plus maintenant face à face, en philosophie, que le Catholicisme et le Panthéisme, et que toute idée se ramène forcément à l’un ou à l’autre de ces grands systèmes, sans pouvoir jamais en sortir, était-ce bien la peine de s’interrompre et de s’arrêter ? Fallait-il rester devant un mur si transparent, dont l’impénétrabilité peut-être effrayait moins que la transparence ! Une vraie critique philosophique, si elle avait voulu mériter l’honneur de son épithète, devait-elle, après avoir accumulé les négations, s’enfoncer et disparaître dans le néant qu’elle avait fait, et, sous peine de trop ressembler à tout ce qu’elle avait pulvérisé, n’était-elle pas tenue d’ajouter et d’affirmer quelque chose de plus ? Que si elle n’affirmait pas, ne retombait-elle point inévitablement à la monographie pure et simple, aux petites analyses qui pincent les fibrilles des choses au lieu de les briser d’une seule et grande rupture dans leurs muscles les plus résistants ? Ne revenait-elle pas enfin à tous ces procédés microscopiques si chers et si familiers aux philosophies infécondes, aux philosophies sur le retour ?… Nonobstant de si tristes conditions acceptées, le livre de M. Caro, tout incomplet qu’il soit par la conclusion, est d’un intérêt très vif encore. Nous y avons trouvé ce qui vivifie tous les livres philosophiques, la verve de la discussion, la propriété du langage, et surtout la nouveauté inattendue et piquante du renseignement.

On y était tenu avec Saint-Martin plus qu’avec aucun autre. Saint-Martin n’a point le rare privilège des grands esprits nets, des hommes à découvertes dans l’ordre de la pensée et à résultats positifs. Ceux-là, on les trouve sans les chercher dans ce qu’ils ont fait et dans les influences qu’ils ont laissées après leur passage, tandis que déjà, et à la distance d’une moitié de siècle, il nous faut chercher Saint-Martin, pour l’apercevoir. De son vivant, il aimait à s’appeler le Philosophe inconnu, et il a bien manqué de sombrer sous ce nom-là dans la mémoire des hommes, puni justement d’ailleurs, par l’obscurité, de tous ces petits mystères de secte dans lesquels il avait comme entortillé sa pensée. Sans le mot enthousiaste de Mme de Staël dans son Allemagne, un autre mot plus grave et mieux, pesé de J. de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, l’image de Joubert qui en fait un aigle avec des ailes de chauve-souris, et quelques lignes impertinentes de Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, qui donc, dans le monde du dix-neuvième siècle, connaîtrait de vue Saint-Martin, sinon les curieux qui lisent tout et qui se font des bibliothèques de folies ? Le temps a marché sur les hommes qui croyaient au grand mystique des voies intérieures et qui sympathisaient à ses idées. Il a péri presque tout entier. Il n’a point laissé de trace et de ciment parmi eux, comme Swedenborg, cet autre mystique qui passa aussi sa vie dans la contemplation et dans l’obscurité, mais dont le système plus hardi et plus exprimé a jeté un éclat qui rappelle les aurores boréales de son pays. Swedenborg a encore des milliers de disciples. Il est vrai qu’ils sont en Amérique, — ce qui diminue le mérite d’en avoir, — dans le pays qui pare sa jeunesse avec les oripeaux tombés de la tête branlante de la vieille Europe. Saint-Martin n’en a guère nulle part… Le Mysticisme, qui est de tout temps, comme l’orgueil de l’homme, sa personnalité et sa soif d’infini, a changé de peau comme un serpent. Il n’en est plus où il en était au dix-huitième siècle, et M. Caro, nous développant la doctrine de Saint-Martin, cette mystérieuse et nuageuse doctrine qui partit de Boëhm pour aboutir misérablement à une Mme de Krudner, nous produit bien moins l’effet d’un philosophe que d’un antiquaire, qui nous désenveloppe une momie et nous fait compter ses bandelettes.

Du reste, philosophe ou antiquaire, M. Caro s’est préoccupé, surtout et avant tout, d’être historien. La biographie intellectuelle de Saint-Martin n’était qu’une curiosité philosophique, mais, rattachée à l’histoire du dix-huitième siècle, elle prenait presque aussitôt de la consistance et de la valeur. Alors il ne s’agissait plus des excentricités de la pensée d’un homme plus ou moins doué d’imagination ou de génie, il s’agissait du génie même ou de l’imagination de son époque, dont un homme, quels que soient sa force et son parti pris, dépend des jours. Le grand préjugé contemporain, c’est de croire que le dix-huitième siècle fut uniquement le siècle de l’analyse, de la philosophie d’expérience, des sciences positives, de la démonstration, de la clarté, quand la vérité est qu’il fut autant le siècle des synthèses éblouissantes ou ténébreuses, des à priori audacieux, des sciences menteuses à leur nom, enfin de l’indémontrable en toutes choses. Prendre un siècle comme un homme, par ses prétentions, est un mauvais moyen de le connaître, même quand il s’agit d’apprécier le mal qu’il a fait… ce qui paraît toujours facile. M. Caro s’est bien gardé d’une vue si superficielle et si confiante. En détaillant, sous son analyse, l’individualité de Saint-Martin, il a compris que cette plante étrange avait pourtant sa racine dans le terrain de son siècle, et, pour qu’on ne pût s’y méprendre, il nous a retourné le siècle en quelques traits justes et profonds, et nous en a ainsi montré le fond et la superficie. Or, c’était une époque de mysticisme, autant et plus que les siècles dont on s’était le plus moqué. Voltaire ricanait là-bas, auprès de sa goutte d’eau ; mais le monde roulait son train éternel sous le souffle de la croyance, et de la croyance dévoyée, de la croyance insensée, superstitieuse et bête, parce qu’elle était individuelle, parce qu’elle était sortie du vrai dogme et de l’Unité ! L’illuminisme s’étendait comme une longue nuée sur l’horizon intellectuel du temps. Il avait le vague de la nuée ; mais il en avait l’électricité. Il était partout. On ne le nommait pas partout par son vrai nom ; mais partout, du moins, il se sentait, et les esprits les plus matériels, les plus attachés aux angles des choses positives, portaient ses invisibles influences, comme on porte une température.

En Allemagne, où l’on n’a pas plus peur des mots que des idées, il s’était hautement et fièrement organisé. Berlin avait vu naître une secte qui s’appela plus tard la secte d’Avignon et qui fut suivie de la grande société des « Éclaireurs » (Aufklærer), laquelle se répandit dans l’Allemagne entière et jusque sur les pics de la Suisse. M. Caro, — et nous prenons acte de ceci, venant d’un philosophe, — nous les donne pour les précurseurs de Hegel. Le chef influent de cette secte était le fameux Nicolaï, le libraire prussien, assez oublié à présent, qui tenait l’opinion, la critique et la littérature sous la triple fourche de la Gazette littéraire d’Iéna, du Journal de Berlin et du Muséum Allemand. L’ascendant de Nicolaï à Berlin, Weishaupt, l’obtenait en Bavière. C’était un Proudhon en action qui devançait la théorie, comme les poëtes devancent les poétiques, et qui voulait détruire tous les gouvernements. En Suisse, Lavater couvrait de je ne sais quelles vertus plus dangereuses que des vices, car elles font illusion, un mysticisme qui touchait à l’illuminisme allemand par une extrémité, et par l’autre à la théurgie. Gasner, Cagliostro, Mesmer, ces puissants jongleurs, se jouaient de l’imagination et des passions de l’Europe incrédule… folle d’un besoin de croire qu’elle avait voulu supprimer. En Angleterre, il n’y avait pas, il est vrai, d’associations comme en Allemagne, mais une vogue immense entourait William Law qui commentait ce vieux Boëhm, si cher aux imaginations des races germaniques. En Suède, Swedenborg éclatait et jouissait d’une autorité illimitée. En France enfin, le pays des railleurs, où, « les torrents » de madame Guyon ne s’étaient pas écoulés sans laisser les fanges molles et chaudes du Quiétisme au fond de bien des âmes, les dispositions à une mysticité sans guide et sans appui étaient si grandes, que l’odieux jansénisme même, cette froide chose, arrivait aussi au mysticisme, non par la tendresse, mais par l’orgueil… Tel était en réalité le dix-huitième siècle quand y apparut Saint-Martin.

Il ne fit aucun fracas tout d’abord, pas plus que depuis. C’était une intelligence recueillie, une espèce de sensitive de la pensée qui fleurissait pudiquement dans la solitude, la méditation et le mystère, et qui se rétractait avec trouble et presque honteusement sous le doigt si souvent familier, maladroit ou brutal, de la publicité. S’il eut des lueurs, — comme dit Madame de Staël, — il eut plus de parfums encore, et c’est qu’il est des fleurs dont le calice, à certains moments, semble verser de la lumière. Fleur rêveuse de mysticité, il ressemblait à une de ces fraxinèles, à une de ces capucines, timidement phosphorescentes comme on en trouve parfois le soir sur les murs disjoints des vieilles chapelles. Pénétré, dès sa jeunesse, des influences fatalement mystiques d’une société qui, comme le dit excellemment M. Caro, ne pouvait secouer le joug de ses croyances que pour tomber sous le joug de ses illusions, il ne monta point sur l’horizon intellectuel de son temps, comme un astre plein de puissance, mais il s’y coula furtivement, comme un rayon qui s’égare. Son nom même, il ne le donna point à la secte qu’il allait créer. Il le trouva et il le prit. Les Martinistes, chose singulière ! existaient avant Saint-Martin. Un juif portugais, savant dans la cabale, nommé Martinez Pasqualis, avait fondé, en 1768, la secte des Martinistes, « vouée aux œuvres violentes de la théurgie », et c’est de cette école que Saint-Martin fut le fils, mais bientôt le fils dissident. Martinez mort, il la modifia. Doué d’une âme qui fut son génie, on aurait pu dire de lui le mot charmant du vieux Mirabeau : « Qu’il était fait de la rognure des anges. » Mais, puisque des anges sont tombés, une telle rognure ne garantit pas les hommes ; et Saint-Martin, si chrétiennement né, se perdit. Certes, si l’Église a des mélancolies comme celles des mères, ce doit être en voyant se détacher d’elle des âmes comme celle de Saint-Martin. Déjà tout plein de Swedenborg, qu’il n’acceptait pas dans toute son audace, en relation avec le commentateur William Law, il lut Boëhm, et tout fut dit. Sa vocation et sa chute furent décidées. Voilà le plus grand événement de sa vie, dit-il, et il a raison. C’était en 1781. « L’aurore naissante » de Boëhm, qui se leva dans l’éther de son âme, l’empêcha de voir cette autre et terrible aurore qui allait s’étendre sur le monde des réalités et dans le ciel sanglant de l’histoire. Biographe avec scrupule, M. Caro nous montre Saint-Martin, abrité contre la révolution française dans le désert intérieur de sa spiritualité, et, quand la tempête est passée, plus tard, en 1795, il suit avec un intérêt mêlé d’éloge le solitaire devenu homme public, répondant sur la question de l’enseignement, agitée alors officiellement par le Pouvoir, aux attaques cauteleuses de Garat, le rhétoricien de la sensation. M. Caro insiste beaucoup sur cette discussion, dans laquelle Saint-Martin déploya une aptitude philosophique véritablement supérieure. Mais nous qui ne sommes ni professeur, ni philosophe, Dieu merci, nous à qui la suite des temps a trop appris que le Spiritualisme du dix-neuvième siècle a fait autant de mal que le Matérialisme du dix-huitième, nous nous intéressons fort peu à ce débat entre Garat et Saint-Martin. À notre sens, le philosophe inconnu n’existe réellement que dans sa pensée religieuse, et c’est exclusivement là qu’il faut le surprendre et le chercher.

Et, nous le répétons, M. Caro l’y a saisi avec habileté. Il nous a donné, en quelques pages pressées et pleines, toute la substance médullaire des doctrines de Saint-Martin. En les lisant, on est surtout frappé de cette idée que le dix-huitième siècle, dans sa haine contre le catholicisme, n’a pas seulement trouvé, pour la servir, des raisonneurs et des impies, comme l’affreuse société qui soupait contre Dieu chez d’Holbach, mais aussi des âmes d’élite, des cœurs tendres, aux intentions pures, de nobles esprits qui croyaient au ciel. Saint-Martin fut un de ces ennemis du catholicisme, qui le frappèrent d’une main chrétienne. Il avait, au plus haut degré, ce qui est le signe de l’hérésie depuis que l’hérésie est dans le monde, c’est-à-dire la haine du sacerdoce et la fureur de sa propre interprétation.

Qu’avaient de plus Luther et Calvin ? M. Caro, qu’il faut lire, si l’on veut connaître cet hérésiarque au petit pied, qui se croyait et se disait « né avec dispense », et qui peut-être, hélas ! aurait été un saint, s’il avait eu l’obéissance, M. Caro tourne contre Saint-Martin tous ces grands arguments de l’Église contre le protestantisme, qui, depuis Bossuet, sont notre musée d’artillerie. C’est qu’effectivement Saint-Martin n’est qu’un protestant modifié

C’est un protestant par l’esprit, avec un tempérament catholique. Combinaison regrettable qui le rend plus dangereux et plus nuisible qu’un protestant !

En effet, pour nous dégoûter de l’erreur de son principe et de sa doctrine, le protestant a la sécheresse de sa raison et la superbe de son orgueil, mais Saint-Martin a l’imagination du poëte, l’amour du croyant ; et son orgueil est si doux (car il y a toujours de l’orgueil dans un chef de secte), qu’on le prendrait presque pour cette vertu qui est un charme et qu’on appelle l’humilité. Voilà par quoi, de son vivant, il a entraîné les âmes analogues à la sienne, qui sont, après tout, il faut bien le dire, la meilleure partie de l’humanité. Portées toujours en haut comme lui par leur aspiration naturelle, il a voulu créer pour elles un christianisme supérieur et indépendant. Il a oublié que, pour l’homme, l’abîme le plus terrible n’est pas celui qu’il a sous les pieds, mais celui qu’il a sur la tête, et que l’âme, comme le corps, meurt aussi bien de trop monter que de trop descendre. Tel a été le tort de Saint-Martin, et le reproche qu’on peut lui faire. Il a raffiné sur ce qui n’admet pas de raffinement, c’est-à-dire sur la vérité du catholicisme qui est la vérité absolue, et il a été dans l’ordre des choses religieuses ce que furent les Précieuses dans l’ordre des choses littéraires. Mais ce qui n’a que l’importance du ridicule en littérature, en religion devient criminel. Voilà pourquoi il faut être implacable pour ces tentateurs d’une perfection impossible, et quand ils ont, comme Saint-Martin les avait, les séductions de la pureté dans le talent et dans la vie, il faut l’être pour leur génie, et même jusque pour leurs vertus.

IX. L’abbé Mitraud10 §

Le livre de M. l’abbé Mitraud a été l’occasion d’un véritable phénomène. Ce livre d’un prêtre qui pose la nécessité d’une théocratie a été salué par tous les ennemis de la théocratie et des prêtres. Ils l’ont exalté presque à l’égal d’une découverte. N’est-ce pas singulier ?… Tous ces haïsseurs de la vieille Église romaine se sont pris de je ne sais quel goût, — ou plutôt d’un goût que je m’explique très bien, — pour un livre qui a la prétention d’être un livre de science sociale en restant du christianisme. Tous les critiques de notre temps, qui nous disent avec des variantes que Joseph de Maistre n’est qu’un sublime brise-raison, et Bonald un antiquaire d’idées, ont vanté M. l’abbé Mitraud et en ont fait un colosse, portable encore, il est vrai, mais un de ces jours trop lourd, même pour le triomphe. La chose est devenue si forte que ce ne sont plus les lauriers de Miltiade qui doivent empêcher de dormir ce nouveau Thémistocle : ce sont les siens. L’autre jour, un journal le comparait à saint Paul… Tant de gloire est bien compromettante. Pour un prêtre, c’est une gloire à faire peur.

Car M. l’abbé Mitraud, — quel que soit son talent, qui est réel, et sa charité, qui doit être ardente, — n’a pas converti ces messieurs. Il leur a plu. Il a ému leurs sympathies, mais il ne les a pas changées. Des philosophes ne se convertissent pas par la vertu des brochures. Quand cela leur arrive, il leur faut, comme à La Harpe, le coup de tonnerre dans le sang de la place Louis XV et le chemin de Damas de la guillotine ! Mais quant à des livres, ils en font trop pour que le Prends et lis du figuier d’Augustin se renouvelle. C’est donc du haut de leurs idées et de leur orgueil que les ennemis de l’Église ont fait tomber l’éloge sur le front épanoui de M. l’abbé Mitraud et qu’ils ont tendu leur main de Grec (Timeo Danaos et dona ferentes !) à son catholicisme romain. Certainement la Montagne n’est pas venue à lui. Faut-il donc conclure qu’il soit allé à la Montagne ?… Nous aurions bien voulu nier. Malheureusement, c’est impossible. Nous avons lu avec l’attention qu’il mérite le livre de M. Mitraud sur la Nature des sociétés humaines, comme il dit, et ce livre dont tout pour nous, jusqu’au titre, manque de rigueur et de vérité nous a jeté dans des perplexités étranges. À ce titre seul, nous avions reconnu le problème du temps présent, la chimère dit siècle, comme disait saint Bernard, — car les littératures font beaucoup de théories sociales, lorsque les peuples ont relâché ou brisé tous les liens sociaux, absolument comme on écrit des poétiques, lorsque le temps des poëmes épiques est passé, — et il était curieux de savoir comment le prêtre avait remué, à son tour, le problème vainement agité si longtemps par les philosophes. Tant de mains que l’on croyait puissantes s’étaient blessées, comme des mains d’enfant, à pousser ce cerceau dans le vide, que nous nous demandions s’il fallait accuser la faiblesse maladroite des hommes ou la difficulté radicale du problème. Eh bien ! après y avoir regardé, nous nous le demandons encore. Le prêtre aujourd’hui n’a pas plus avancé la question que les philosophes. Seulement ce n’est pas l’infortune du résultat qui les a rendus si doux pour lui, car nul d’entre eux ne doute de la virtualité de ses idées. Ils ne sont pas si bêtes que d’être sceptiques sur leur propre compte ! La Philosophie a remplacé la foi religieuse qui, pour tant de gens, est une duperie, par l’infatuation de la vanité, qui pour tout le monde est un profit.

Mais, si ce n’est pas le même malheur et le même sentiment d’impuissance qui unissent si tendrement, pour le quart d’heure, les écrivains philosophiques de ce temps et M. l’abbé Mitraud, il faut donc qu’il y ait dans le livre de ce dernier un fonds de choses qui soit un terrain commun où ils se rencontrent et s’embrassent, une petite île des Faisans quelconque où le prêtre et le philosophe passent leur traité des Pyrénées. Voilà ce que nous nous disions et ce que nous avons vainement cherché pourtant dans le livre qui nous occupe. Le croira-t-on ? dans ce traité qui s’intitule somptueusement de la Nature des sociétés humaines, le fond des choses, s’il en est un, n’est pas visible. Il n’est pas mis en lumière une seule fois. Ce livre qui nous promet un système ne le donne point : il nous l’annonce, et après des réfutations tardives de doctrines épuisées, réfutations qui ne peuvent pas passer décemment pour des prolégomènes, il nous renvoie au numéro prochain, c’est-à-dire à un second volume qu’il nous faut attendre pour juger la valeur philosophique de M. Mitraud. Certes, pour notre compte, nous attendrons très volontiers. Mais M. l’abbé Mitraud aurait tout aussi bien pu s’attendre lui-même : car « c’est souvent une force que de savoir s’attendre », — a dit Mme de Staël. L’auteur des Sociétés humaines a mieux aimé envoyer devant lui ses premiers bagages. Littérairement, il a eu tort. Il a eu tort aussi dans l’intérêt de ses idées… futures ! Qu’il le sache bien ! si libre que soit un auteur dans l’application de sa méthode et dans l’exposition de ses théories attardées, il est des formes littéraires qui sont comme les devoirs de politesse de la pensée. Nous en prévenons M. l’abbé Mitraud, le public est un sultan blasé et superbe. Il aura mal aux nerfs d’une lecture qui le mène et le courbature pendant quatre cent cinquante pages pour ne lui apprendre que ce qu’il sait et pour le laisser où elle l’a pris.

Mais, sans prévoir les malheurs de si loin, jusqu’ici, il faut bien le dire, tout a réussi à M. Mitraud. Cette absence de théorie, — nous ne disons pas absolument : d’idées, — ce renvoi aux calendes grecques d’un second volume, cette discrétion d’un homme qui sait gouverner sa philosophie intérieure, car, s’il y avait un prix Montyon de la réticence, il serait gagné par M. l’abbé Mitraud, tout cela, qui aurait perdu un autre homme devant la Critique, ne s’est pas retourné contre lui. La Critique a été pour l’heureux auteur une dame Mécène, — au lieu d’être une dame Xantippe, comme elle l’est, hélas ! presque toujours. Assurément, il devait y avoir un mot caché à cette énigme. Nous croyons l’avoir deviné.

En effet, si, philosophiquement, le fond des choses manque au livre des Sociétés humaines, si la théorie n’y bâtit même pas la première arche du pont sur lequel elle doit passer, il y a néanmoins, dans cette œuvre d’expectative, des opinions qui font prendre patience aux plus pressés et qui préviennent sur ce qui doit suivre. Il est sûr qu’il n’est en retard qu’en faveur du Mouvement. Il y a des affirmations parfois, mais bien plus souvent des tendances qui sont comme une aurore d’idées, un peu brumeuse encore, il est vrai, mais à travers laquelle les philosophes, qui ont la vue bonne, voient très clair. Si enveloppées et si drapées qu’elles soient, si ingénieuses de réserves et d’explications qu’elles puissent être, il s’échappe des doctrines des hommes, il suinte, pour ainsi parler, de leur pensée et de leur expression, de ces vapeurs intellectuelles qui pénètrent et qui avertissent. Impossible de s’y tromper ! La sonnette du lépreux s’entendait avant qu’on ne vît le pauvre malade… M. l’abbé Mitraud, qui a, selon nous, dans la pensée, la contagion des maladies spirituelles contemporaines, fait entendre à nos cœurs et à nos esprits une triste sonnette dans ce premier écrit, où sa personnalité philosophique, c’est-à-dire sa théorie, ne paraît pas encore, mais s’annonce. Ceux pour qui elle n’a pas le même timbre que pour nous ont bien reconnu l’homme qui s’annonçait ainsi, et tel est le secret de leur accueil et de leurs éloges ! Ne l’oubliez pas : il est si bien à eux, qu’ils l’ont laissé s’acharner tout à son aise contre les doctrines plus ou moins mortes de MM. Cousin, Thiers et Proudhon, et qu’ils ne l’ont nullement troublé dans ce piétinement de cadavres, par la très excellente raison que les philosophes ont le droit de se battre entre eux, comme Sganarelle et sa femme, sans que personne y trouve à redire. Selon nous, à défaut d’autres marques, cela seul eût prouvé qu’ils le reconnaissaient pour un des leurs, c’est-à-dire pour un philosophe, malgré sa foi et son titre de prêtre — et ils avaient raison, du reste, car, malgré tout cela, il en est un !

Oui, il en est un… C’est un philosophe. Sa fonction de prêtre ne l’a point préservé. Il a bu à cette coupe de la Philosophie, comme le siècle dernier l’a faite, de cette philosophie qui est devenue l’abreuvoir de tous les esprits et même des plus médiocres, et il s’y est enivré ! M. l’abbé Mitraud, avec ses tendances générales et son manque provisoire de théorie carrée et résolue, nous fait l’effet d’une espèce d’abbé de Saint-Pierre, mais renouvelé, rajeuni, rajusté par les formes et le langage de la discussion au dix-neuvième siècle. C’est un utopiste du même genre, resté utopiste, malgré des expériences qui auraient corrigé l’abbé de Saint-Pierre s’il avait vécu dans notre temps, et si les prêtres tombés de plus haut que les autres hommes dans l’Ordre spirituel, pouvaient se relever et n’étaient pas presque toujours incorrigibles !

Tête que j’oserai appeler antihistorique, cervelle rechercheuse d’abstractions, M. l’abbé Mitraud n’a ni le sens de l’histoire, ni le sens de la nature humaine. Toute profonde réalité lui échappe. Comme l’homme au projet de paix perpétuelle et comme beaucoup d’autres rêveurs d’une date moins ancienne et qu’il vante dans son livre, il ne comprend rien à ce grand fait de la guerre qui, à lui seul, est toute une philosophie. Il ne le comprend ni dans l’ordre politique, ni dans l’ordre moral, ni dans l’ordre domestique. Il le méconnaît. D’un autre côté, vainement l’Église lui a-t-elle appris cette charité chrétienne qui a suffi au monde depuis l’Évangile, il ne s’en est pas moins laissé mordre par la brebis enragée de la Philanthropie moderne, et comme l’école tout entière du dix-huitième siècle qu’il essaie de combattre, mais qui le tient sous elle comme un vaincu, il se préoccupe, à toute page de son livre philanthropique, du droit de chaque homme vis-à-vis de la société, et il va chercher ce droit individuel dans des notions incomplètes ou fausses, pour l’exprimer dans de nuageuses définitions que le dix-huitième siècle n’aurait certes pas repoussées ! « Le droit, nous dit-il assez grossièrement quelque part, est la résultante des droits de la nature. » Est-ce que le dix-huitième siècle n’aurait pas signé cette phrase-là ? M. l’abbé Mitraud est un de ces esprits qui croient au développement futur ou possible sur la terre d’une justice et d’une liberté absolues, et qui commencent par oublier les conditions de la nature de l’homme et les idées qu’il faut avoir de la liberté et de la justice, car la liberté a ses trois limites de nombre, de mesure et de poids qu’aucune théorie ne saurait briser, et la Justice a son glaive à côté de sa balance, le glaive qui, par la rigueur du retranchement, rétablit l’égalité des proportions ! Révolutionnaire, quoiqu’il dise pour s’en défendre, l’auteur de la Nature des Sociétés humaines a écrit « que les révolutions sont les suprêmes efforts du genre humain pour découvrir les vraies conditions de sa vie, pour les définir exactement et s’y soumettre » ; ce qui revient positivement à dire que toutes les ivrogneries de la colère doivent servir à clarifier la vue ; singulier collyre, il faut en convenir ! Enfin, comme tous les utopistes de ce temps et de tous les temps, qui ont renversé le grand aperçu chrétien, M. l’abbé Mitraud semble prendre la société pour un état définitif, au lieu de la concevoir comme un état de passage, et alors la question devient pour lui ce qu’elle fut, par exemple, pour Fourier, Saint-Simon et tant d’autres réformateurs, c’est-à-dire — qu’elle consiste à trouver des institutions qui établissent le ciel sur la terre, — ce qu’on cherchera probablement longtemps encore, — au lieu de faire monter la terre dans le ciel, comme la Religion nous l’enseigne, et, dans son affranchissement des âmes, sait l’exécuter tous les jours !

Telles sont les idées qui circulent, à l’état plus ou moins confus, dans le livre de M. Mitraud, et qui créent une parenté d’erreur profonde entre son ouvrage et tant d’autres écrits fades et dangereux. Le danger des livres est relatif. Il tient autant à ceux qui les lisent qu’à ceux qui les composent. Les peuples vigoureux et purs ont des livres sévères comme de fermes législations. Mais quand ils s’énervent, l’utopie de leurs penseurs s’énerve aussi et tombe au niveau de la moralité générale. C’est ce qui est arrivé à M. l’abbé Mitraud. La théologie qu’il a étudiée et qui aurait dû donner de la trempe à son esprit n’a pu l’empêcher d’être et de rester un métaphysicien d’un ordre inférieur, qu’attire un problème qui échappe à sa portée. Il est évident, en effet, qu’au-dessous de toute cette battologie philosophique, l’auteur de la Nature des sociétés humaines ne sait pas ce qu’on doit entendre par ce mot de société dont il se sert, et qu’il en confond la notion métaphysique avec la notion historique des différents peuples qui se sont agités sur la terre et se sont efforcés de réaliser cet idéal de société qui, pour l’incrédule, n’est qu’une ironie et pour le chrétien qu’une aspiration ? Il a vu, à la vérité, passer à travers l’histoire des masses d’hommes, sous la lance de leurs conducteurs. Mais cet état des multitudes dans l’univers donne-t-il le droit d’affirmer à un penseur rigoureux que l’idéal social existe réellement sur la terre, en dehors de cette société, qu’on nous passe le mot : crépusculaire, créée par le christianisme entre les ténèbres de l’ancien monde et la lumière du Jour Divin ?

Car voilà la question qu’un esprit plus méthodique et plus creusant que M. l’abbé Mitraud aurait posée à la première page de son livre, et qui, résolue, aurait éclairé toutes les autres. Hors le christianisme, y a-t-il un idéal de société, en d’autres termes, une société digne de ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et, s’il n’y en a pas d’autre, cette unique société est-elle soumise ou ne l’est-elle pas à la loi du progrès indéfini, comme les philosophes la comprennent ?… M. Mitraud ne s’est pas expliqué sur ce point fondamental avec une netteté suffisante. Il tourne et patine autour de la question en effaçant sa personne et sa pensée, mais en le lisant on ne voit pas clairement (quoiqu’on ait peur de le deviner) vers quelle opinion il se range, en matière de perfectibilité ou d’imperfectibilité sociale. Cependant, sur ce point-là, il n’est pas loisible de balancer ou de se voiler. Certainement, nous ne croyons pas que M. l’abbé Mitraud puisse méconnaître l’unité de la tradition sociale, plus ou moins violée chez tous les peuples, moins un, qui ont précédé le christianisme, et qu’il ne sache pas tirer la conclusion forcée, inévitable, de ce fait immense, qu’avant J.-C. toutes les sociétés, excepté la société juive, étaient en dehors de l’ordre moral. Seulement, s’il la tire, comme nous, cette conclusion ; si, pour lui comme pour nous, la vérité sociale a été révélée à Moïse pour être complétée par Jésus-Christ, nous demanderons à M. Mitraud s’il y a et s’il peut y avoir des interprétations ou des développements ultérieurs à cette vérité sociale et au christianisme, tels que l’Église les enseigne et les a toujours enseignés. Nous lui demanderons, enfin, s’il y a un christianisme transcendant, supérieur ; un christianisme de l’avenir, qui réalisera en ce monde une société parfaite, ainsi que l’ont cru tous les hérétiques, tous les illuminés et tous les utopistes de la terre ; et, s’il nous répond qu’il n’y en a pas, nous lui demanderons alors pourquoi le livre de M. l’abbé Mitraud ?…

Oui, pourquoi ce livre où on cherche en vain ces idées fortes, sensées, pratiques, allant au cœur de la réalité, les idées enfin d’un prêtre catholique qui vient, après les philosophes, parler société à son tour ? Pourquoi M. l’abbé Mitraud, resté prêtre (nous en convenons) dans la lettre de son livre, ne l’est-il pas resté dans son esprit ? Pourquoi les premiers mots qui vous frappent dans un écrit, ayant la prétention d’être une solution chrétienne à la grande question du temps présent, sont-ils une définition orde et païenne de la notion de Droit : « Le Droit est la résultante des besoins de la nature » ? Pour un homme qui, comme M. l’abbé Mitraud, doit avoir de la théologie et de la tradition dans la tête, le Droit a-t-il son expression ailleurs que dans les relations de la Famille ? Or, l’auteur des Sociétés humaines touche-t-il une seule fois à cette question de la famille, type et pierre angulaire de toute société, et à l’aide de laquelle un penseur énergique aurait tout expliqué, car Bonald n’a pas tout dit et il a même interverti les termes de sa Trinité domestique ?

M. Mitraud, qui parle de société et d’analyse comme il parle de tout, sans rigueur, sans serrer la voile d’une expression qui l’emporte à la dérive de toute pensée et le noie à la fin dans une écume de mots brillants, a-t-il analysé les éléments constitutifs de toute société ? A-t-il vu quelles en étaient les institutions essentielles, nécessaires, et au sein desquelles les familles doivent se grouper et se mouvoir ? S’il l’avait vu, est-ce une théorie après laquelle il aurait couru (et court encore) ? Au lieu d’une théorie, n’aurait-il pas fait une histoire, l’histoire de la constitution catholique qui n’est au fond que le jeu harmonieux des constellations de la famille dans le zodiaque de l’ordre et qu’il aurait opposée, comme une suprême réponse, à tous ces essais de société mécanique, rêvés par les philosophes du dix-neuvième siècle, en dehors du sociisme humain ? M. l’abbé Mitraud nous dit bien, il est vrai, « que le catholicisme renferme toute vérité », qu’il est « l’affirmation universelle », qu’il n’y a pas « une loi qu’il ne contienne ». Généralités assez vulgaires qui ne signifient que quand on les explique ou quand on les féconde ! Il fallait les dégager, ces lois dont on parle, et c’est ce que M. Mitraud n’a pas fait. Le caractère de son ouvrage est un vague immense sur toutes choses. Sorte de harpe éolienne philosophique, qui donne des notes et ne joue pas d’airs ! C’est peut-être l’explication de son succès parmi les esprits les plus différents d’opinion. Chacun voit ce qu’il veut dans des nuages. M. l’abbé Mitraud a charmé également beaucoup d’esprits, inexacts et innocents, et beaucoup d’autres, cruellement logiciens et qui ne bougent pas à cette heure, mais dont il connaîtra peut-être plus tard la logique et la perversité.

Et qu’il ne s’y trompe pas ! l’éloge que font ces derniers de son livre n’a été combiné que pour cela. Pousser un esprit de bonne foi et de bonne volonté, mais sans connaissance de la profondeur des partis et de leurs desseins, sur la voie dangereuse où il s’est imprudemment avancé, lui retourner un jour ses idées contre ses intentions, compromettre un prêtre, compromettre Dieu, dans cette question du socialisme contre laquelle un gouvernement d’énergie ferait plus que tous les écrivains réunis, voilà ce que M. l’abbé Mitraud, dans les illusions de sa charité, ne voit pas au fond des éloges donnés à son livre par tous ceux-là qui devraient le plus le repousser. Nous l’avons dit déjà, mais il faut le crier ! le livre de M. Mitraud pose la nécessité d’une théocratie, et les ennemis jurés de toute théocratie l’acclament ! Et ce n’est pas tout ! Le même livre s’inscrit en faux contre la souveraineté politique de l’homme et contre la souveraineté philosophique de la Raison, et tous ceux qui veulent et posent dans leurs théories que les gouvernements personnels et hiérarchiques doivent être remplacés par des mécaniques sociales dont ils ont le devis tout fait dans leur poche, et les rationalistes de toute nuance, protestants, hégéliens, sceptiques, l’acceptent comme la dernière et la plus heureuse interprétation de l’Évangile des temps futurs ! Évidemment il y a une raison à cette anomalie dont M. l’abbé Mitraud ne se doute pas. Évidemment il y a pour les philosophes, dans cette théocratie que M. l’abbé Mitraud appelle et qu’il justifie, je ne sais quoi qui n’est pas la théocratie du moyen âge et du cardinal Bellarmin, mais quelque chose qu’ils flairent avec plaisir et qui odore, comme la théocratie de Gioberti, par exemple, de Gioberti, cet autre abbé cher à cette Ogresse d’abbés, la Révolution ! Il y a enfin dans toute cette dilatation des entrailles catholiques de M. Mitraud, qu’il ne faudrait pas cependant dilater au point de le perdre, ce christianisme de l’Utopie, que la Philosophie aime à embusquer partout dans l’intérêt de son service et qui, sur les débris des institutions monarchiques, ferait volontiers descendre, — et toujours sous la forme d’une colombe, — un Saint-Esprit par trop désarmé !

Que M. l’abbé Théobald Mitraud se tienne donc pour averti, — et, s’il a réellement un système, un second volume dans la pensée, qu’il en surveille l’expression et qu’il ne le lance dans le monde qu’après y avoir regardé ! La Circé des partis lui verse le philtre de l’Éloge pour faire de lui un compagnon d’Ulysse… ce qui n’irait pas mal à ce jurisconsulte des besoins de la Nature ! Qu’il prenne garde ! qu’il se défie et qu’il soit plus fort que Circé ! Ce que nous disons aujourd’hui est au-dessus de toute critique littéraire. Mais, quand il s’agit d’un livre sur la Nature des sociétés humaines, la Critique, sous peine de n’être pas au niveau de sa tâche, a plus que des considérations de littérature à faire valoir. Du reste, littérairement, nous ne serions pas moins sévère pour le livre de M. Mitraud que nous ne l’avons été pour ce qu’il croit sa philosophie ; car, littérairement, on ne trouve ni la déduction, ni l’ordre d’un livre dans cet écrit, décousu comme un pamphlet, et qui n’a ni commencement, ni milieu, ni fin.

La Critique, cette dissection sur le vif, comme disait Rivarol, nous a trop appris la physiologie littéraire pour que nous ne voyions pas très bien, sous les lignes de la composition, quel a dû être le procédé de l’auteur. Or, nous ne serions pas étonné que M. Mitraud, au lieu de faire un livre dans sa complexe et forte unité, n’eût utilisé d’anciennes notes, des fragments épars, en les rapprochant. Cependant, nous l’avons dit au commencement de cet article, M. l’abbé Mitraud a du talent, et un talent dans lequel il entre du cœur. Il est écrivain, il est nerveux, il est ému, il est éloquent. Mais cela ne suffit pas, sans l’intuition première, sans le point de départ bien arrêté et dominateur. La logique même, qui conduit l’esprit du point de départ au point d’arrivée, ne suffirait pas davantage, et M. Mitraud, nous le reconnaissons, en a une très déliée et très forte contre les sophistes contemporains. Ce qui lui manque, c’est donc le plus important, c’est l’intuition, l’observation, le principe net et subjuguant qui empêche de se méprendre sur la pensée d’un livre et d’un homme, et à la lueur duquel les amis se reconnaissent, — et les ennemis aussi, malgré la ruse de guerre de leurs perfides applaudissements !

X. Ernest Renan11 §

I §

Les Études religieuses de M. Ernest Renan ont déjà paru feuille par feuille, ici ou là, dans des revues et dans des journaux. À proprement parler, ce n’est pas un livre. C’est une suite d’articles de critique sur des sujets consanguins, réunis, pour tout procédé de composition, par le fil du brocheur, et sous le couvert d’une préface, car faire un livre n’est pas maintenant plus difficile que cela ! Vous enfilez les uns au bout des autres les œufs que vous avez pondus, et c’est un collier… pour le public ! et vous vous croyez un grand Lama qui fait des bijoux avec les déjections… de sa pensée ! Éparpillé dans les journaux en vue desquels il a été écrit, le livre de M. Ernest Renan était là à sa vraie place pour faire illusion. Quelques esprits pleins de fraîcheur, mais ignorant parfaitement dans leur virginité française tout ce qui se brasse de paradoxes outre-Rhin, avaient poussé leur petit cri d’admiration, en humant le matin avec leur café des idées qui leur semblaient nouvelles. Étonnés et flattés de la sensation, ils se disaient avec mystère : « Quel est donc ce M. Renan ?… Voilà un critique redoutable ! » Il semblait que dans les jungles du journalisme on entendît miauler — doucement encore, il est vrai, — un tigre de la plus belle espèce et dont la voix devait arriver aux plus terribles diapasons ! Si M. Renan était resté dans la publicité des journaux, cette publicité d’éclairs, suivis d’ombre, nous n’aurions pas eu la mesure de ses idées dans leurs strictes proportions. Nous aurions pu le croire formidable ; mais avec un livre, nous pouvons le juger. Aujourd’hui que le tigre est sorti de ses jungles, nous nous apercevons qu’il a fait ses humanités en Allemagne et qu’il n’est qu’un chat assez moucheté, car il a du style par places, mais cachant sous sa robe fourrée et ses airs patelins la très grande peur et la petite traîtrise de tous les chats, — ces tigres manqués !

Oui, peur et traîtrise, voilà les deux seules originalités des Études religieuses de M. Renan. Ordinairement en France on est plus brave. S’il y a des poltrons d’idées, ce ne sont pas du moins ceux qui les ont. Voyons ! M. Renan, au fond, est un philosophe. C’est un rationaliste ; c’est un hégélien plus ou moins ; c’est l’ennemi du surnaturel ; c’est le critique qui montre comment cela pousse dans l’humanité, mais n’est jamais la vérité en soi, indéfectible, absolue, comme nous y croyons, nous. Il pense, lui aussi, comme Diderot12, qu’il faut élargir Dieu pour faire tomber les murs des Églises. Mais quand Diderot attaquait l’église, il frappait bravement, par devant, à grands coups avec l’abominable héroïsme de son sacrilège. Quand Voltaire blasphémait Jésus-Christ, il ne bégayait pas. Il criait sur les toits : « Écrasons l’infâme ! » Quand l’Allemagne elle-même, si longtemps nommée la douce et religieuse Allemagne, mais qui a dernièrement recommencé le dix-huitième siècle en mettant de grands mots et des obscurités d’école où le dix-huitième avait émis de petites phrases claires comme de l’eau (car il ne faut pas profaner ce mot de lumière), quand l’Allemagne elle-même attaque Dieu, elle n’y va pas de main morte. Elle ne lui demande pas respectueusement la permission de le jeter par la fenêtre ; elle l’y jette, voilà tout, et elle ferme la porte pour l’empêcher de remonter par l’escalier. Mais cette manière d’agir, au moins nette, au moins vaillante et qui semble au moins convaincue, n’est pas celle que M. Renan emploie aujourd’hui : au contraire ! Il la trouve imprudente. Il ne craint pas de la blâmer. Il reproche à M. Fuerbach et à la jeune école hégélienne leur violence contre Dieu. Il les accuse d’avoir le pédantisme de leur hardiesse, et de ne pas mettre dans la négation de la vérité chrétienne assez de placidité et d’amour. Ô Athéniens d’Allemagne, vous n’êtes que des enfants ! « Beaucoup d’esprits droits et honnêtes, dit-il, s’attribuent sans les mériter les honneurs de l’athéisme. » Mais ne les a pas qui veut et qui s’en vante. Feu Machiavel nous a légué son âme ! Il faut les mériter et ne s’en vanter pas ! « M. Fuerbach (nous dit encore M. Renan avec un sourire placide et superbe) a écrit en tête de la 2e édition de son Essence du christianisme : par ce livre, je me suis brouillé avec Dieu et le monde. Nous croyons que c’est un peu de sa faute, et que, s’il l’avait voulu, Dieu et le monde lui auraient pardonné. » Voilà la sagesse pour M. Ernest Renan. Faire pardonner à Dieu les insolences qu’on lui débite,

Je crois bien, entre nous, que vous n’existez pas !

n’est pas très embarrassant quand on ne croit pas au Dieu personnel et terrible. Mais les faire pardonner au monde, c’est plus difficile et plus grave, et telles sont la prétention et la politique du livre de M. Renan. Arranger l’athéisme dans un plat convenable, avec tous les ingrédients de l’érudition et le faire trouver bon, même aux hommes religieux, imposer la négation de Dieu au nom de Dieu même, joli tour de duplicité philosophique ! Nous allons voir comment M. Renan l’a exécuté !

II §

Mais, nous l’avons dit, il n’a rien inventé pour cela. L’exécution est restée au-dessous de la prétention. Les idées sur lesquelles il s’appuie sont communes en Allemagne, où les idées cessent de dominer dès qu’elles sont populaires, et en France déjà elles se sont produites obscurément et sans succès. M. Renan, qui parle, dans ses Études d’histoire religieuse, de tous ceux qui s’avisèrent les premiers de lever comme une catapulte le misérable fétu de leur critique contre les religions et leurs symboles, et qui nomme des médiocrités comme Boulanger, Dupuis, Emeric David, Petit-Radel, M. Renan a oublié de citer l’homme qui, dans un livre intelligible et français, a posé l’idée générale qui domine la critique de détail dont on est si fier aujourd’hui et dont on attend tant de ruines. Et voici pourquoi. Il l’imitait trop pour le nommer. Benjamin Constant a écrit un livre sur les religions, et l’idée de ce livre, très simple et très dangereuse dans un pays qui croit que la vérité ne peut jamais être compliquée, l’idée de ce livre est que les formes religieuses passent, mais que le sentiment religieux est éternel. Eh bien ! c’est toute la théorie de M. Renan. L’auteur des Études, et dans sa préface et dans vingt-cinq endroits de son livre, reprend l’idée de Benjamin Constant, la retourne, la commente, l’explique et l’applique. Rien de plus. « La religion, dit-il, en même temps qu’elle atteint par son sommet le ciel pur de l’idéal (par exemple, Benjamin Constant, qui filtrait son eau du Rhin avant de la boire, était trop spirituel et trop Français, lui ! pour nous parler de l’idéal ailleurs que dans un roman), la religion pose par sa base sur le sol mouvant des choses humaines et participe à ce qu’elles ont d’instable et de défectueux » ; et plus bas : « Éternellement sacrées dans leur esprit, les religions ne peuvent l’être également dans leurs formes… » Selon M. Renan, l’humanité a le sentiment religieux ou le sentiment du surnaturel, plus fort ici que là, dans certaines races que dans certaines autres, mais elle l’a incontestablement. C’est un fait presque physiologique, tant il est visible et impossible à rejeter ! Seulement, les formes à travers lesquelles ce fait s’exprime sont plus ou moins menteuses, vieillies et tombées, et elles tomberont toutes de plus en plus, jusqu’au jour où l’humanité arrivera à la culture de l’idéal pour l’idéal, si elle y arrive ! car l’humanité aura toujours besoin de symbolisme. La religion de M. Renan n’est guère bonne que pour des mandarins et des savants, et il en convient de bonne grâce. « Dites aux simples, dit-il de son ton protecteur, de vivre d’aspiration à la vérité, à la beauté, à la bonté morale, ces mots n’auront pour eux aucun sens. Dites-leur d’aimer Dieu, de ne pas offenser Dieu, ils vous comprendront à merveille. Dieu, Providence, immortalité, autant de bons vieux mots un peu lourds que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qu’elle ne remplacera pas avec avantage. » L’aveu est toujours bon à enregistrer ; mais qu’importent les simples ! M. Renan est l’aristocrate de la science, C’est lui qui a osé écrire : « Il ne faut pas sacrifier à Dieu nos instincts scientifiques. » Après cela, vous comprenez très bien le charmant détour que l’auteur des Études a pris ou l’immense illusion dont il est la dupe. Quand on a déporté Dieu dans les culs de basse-fosse de l’intelligence, on se lave les mains et on affirme que l’on n’a rien fait contre lui.

Voilà pourtant le système de M. Renan, voilà le dessous de ce traité du Prince, qui a la prétention d’être si profond contre les religions en général et le christianisme en particulier. À ne prendre la chose qu’à son point de vue exclusivement philosophique, une thèse pareille, dangereuse par cela seul qu’elle est compréhensible aux intelligences les plus basses, n’est, après tout, qu’une pauvreté. Benjamin Constant, qui n’avait pas dans ses livres le merveilleux esprit qu’il avait de plain-pied dans la vie, l’avait en vain revêtue de ces formes les plus sveltes et les plus clairement brillantes que l’on eût vues depuis Voltaire ; elle n’en était pas moins tombée dans l’oubli avec le silence des choses légères, car il faut de la consistance pour, même en tombant, retentir ! M. Ernest Renan, érudit, philologue, chercheur, d’une vaste lecture, mais comme tous les hommes, la créature d’une philosophie, l’instrument de deux ou trois idées métaphysiques que nous acceptons ou que nous subissons, mais qui nous tyrannisent et ne nous lâchent jamais quand elles nous ont pris, M. Renan n’a rien ajouté à cette vue première, à cette piètre généralité dont il n’a pas caché le néant sous les applications historiques qu’il en a faites. Ces applications, — il faut bien le dire, — n’ont point, malgré les efforts de l’érudit, plus de consistance, de grandeur et de solidité que la vue première qui les a déterminées. Le critique n’a pas relevé le philosophe. En ces Études d’histoire religieuse, la négation dans le détail n’est ni plus imposante ni plus forte que l’affirmation dans les points de départ et les conclusions, de sorte que le livre, qui contient ces travaux construits avec tant de petites notions si laborieusement accumulées et qui se maintient avec tant de peine, entre toutes les opinions, dans un équilibre favorable à son influence, croule, pour peu qu’on le touche d’une main ferme, de tous les côtés à la fois !

En effet, prenez-le, et jugez ! Les grands morceaux du livre de M. Renan sont au nombre de quatre, Les Religions de l’antiquité, L’Histoire du peuple d’Israël, Les Historiens critiques de Jésus, Mahomet et les origines de l’islamisme. Les autres ne sont pour ainsi dire que les satellites de ceux-là, et c’est dans ceux-là que le critique a le mieux exposé sa méthode en l’appliquant. Eh bien ! soyons de bonne foi, cette méthode et les résultats obtenus par elle dans ces quatre articles ont-ils rien qui doivent nous faire trembler, et ne pouvons-nous pas dire de cette méthode ce que nous avons dit de l’idée des Études religieuses, à savoir, que nous la connaissons et que nous avons traversé déjà tous ces atomes de poussière ? M. Renan proclame avec l’orgueil d’un homme d’aujourd’hui que la Critique est d’hier et qu’elle tient à cette haute indifférence (pourquoi haute ?) dans laquelle se trouve actuellement l’esprit humain. Tout en prenant ses précautions contre eux, il reconnaît, par l’admiration qu’il leur a vouée, que Wolf et Strauss sont ses maîtres, Strauss, le prestidigitateur de l’érudition, l’escamoteur historique, dont le livre apoplectique veut expliquer tous les faits de l’Évangile par des mythes purs, — comme on avait, avant lui, essayé de les élucider avec des explications naturelles. Quoique Strauss soit maintenant dépassé en Allemagne, c’est toujours sa critique qu’on invoque, c’est toujours, dans les mains de M. Renan comme dans celles de Wilkes, de Weiss et de Bruno Bauer, cette critique essentiellement ennemie du surnaturel et cette méthode qui, de nuance en nuance et d’effacement en effacement, dépouille et pèle le fait historique jusqu’à ce qu’il n’en reste absolument rien. Or, cette critique qu’on varie, mais qu’on ne change pas, a-t-elle réellement entamé ce qu’elle a cru si aisément détruire ? Le bon sens public s’est-il payé de cette monnaie ? A-t-il de tout cela jailli une lumière, quelque grande certitude devant lesquelles, puisqu’il s’agit ici de la vie de Jésus, par exemple, la Bible et l’Évangile ne causent plus d’étonnement ?… M. Renan dit et répète à satiété que la critique historique est toute dans les nuances, qu’elle n’est pas ailleurs ; mais avec les procédés de sa méthode, les nuances finissent par devenir si fines, qu’elles cessent d’exister et que bientôt on ne les voit plus. Ses hypothèses manquent bientôt du corps même d’une hypothèse. Assertions hasardées, systèmes à l’état de dentelles ; on n’invoquerait pas les raisons qui, selon lui, simplifient et éclairent l’histoire, pour se, décider dans la plus vulgaire action de la vie ! On ne paierait pas le mémoire de sa blanchisseuse, d’après cela ! Mais le moyen de faire passer les choses les plus risiblement affirmatives ou les plus tristement vagues, c’est le sérieux avec lequel on les écrit. Impossible, dans un seul chapitre, de suivre l’auteur des Études dans les discussions auxquelles il se livre sur les quatre sujets que nous avons signalés. Seulement, qu’il suffise de savoir que, tout en relevant de Strauss, il se permet de le critiquer et tombe au-dessous de lui dans sa malencontreuse critique. « Les légendes des pays à demi ouverts à la culture rationnelle, dit-il page 63 du volume, ont été formées bien plus souvent par la perception indécise, par le vague de la tradition, par les ouï-dire grossissants, par l’éloignement entre le fait et le récit, par le désir de glorifier les héros, que par création pure comme cela a pu avoir lieu pour l’édifice presque entier des mythologies indo-européennes », et, suspendu entre le je ne sais qui et le je ne sais quoi, il ajoute alors cette incroyable phrase qu’il importe de recueillir : « Tous les procédés ont contribué dans des proportions indiscernables au tissu de ces broderies merveilleuses, qui mettent en défaut toutes les catégories scientifiques et à l’affirmation desquelles a présidé la plus insaisissable fantaisie. » Proportions indiscernables ! catégories scientifiques en défaut, insaisissables fantaisies ! Ce n’est pas là seulement le scepticisme dans l’histoire, c’est le plus bel aveu d’impuissance que la Science inconséquente, — car elle se pose en le faisant — ait jamais fait !

III §

Mais le scepticisme dans l’histoire des religions, c’est déjà un résultat pour la philosophie, et d’ailleurs M. Renan a moins écrit son livre pour résoudre des difficultés qu’au fond il regarde lui-même comme insolubles, que pour proclamer les droits de la Critique indépendante et désintéressée, de la Critique en dehors de tout dogmatisme et de toute polémique, comme il dit. Cette définition de la Critique, qui correspond à la définition que M. Taine, dont nous parlerons plus loin, a donnée de la Science et qui permettrait à toutes les deux de faire leur travail de destruction dans la plus complète sécurité et sans s’inquiéter de savoir s’il y a une morale, une société, des gouvernements, un foyer domestique, tout un ensemble de choses organisées autour de soi, à respecter, cette définition, qu’il est si important de faire admettre à tout le monde, est la grande affaire et le coup d’État actuel des philosophes. Si la pleine liberté de la Critique était consentie, si la Science avait le droit d’agir en vue seulement des résultats scientifiques, on n’aurait plus besoin de rien, on aurait tout, et les vêpres siciliennes de la philosophie sonneraient, à pleines volées, sur nos têtes ! Voilà pourquoi le monde hésite à admettre cette notion de la Critique en dehors du monde, et se soucie médiocrement qu’on le mette à feu sous prétexte de science dans l’intérêt de la plus vaine et de la plus inepte curiosité. N’y aurait-il à cela que l’énervation des forces sociales ; en avons-nous tant que déjà nous puissions impunément les diminuer ?… Le doux M. Renan, cet officier de paix de la critique, qui blâme M. Bauer de ses colères comme il a blâmé M. Fuerbach, revient à toutes les pages de son livre d’aujourd’hui sur cette idée fixe de l’indépendance absolue de la Critique, de la séparation complète des hommes et des choses. « Quand l’historien de Jésus-Christ, dit-il, sera aussi libre dans ses appréciations que l’historien de Mahomet et de Bouddha, il ne songera pas à injurier ceux qui ne pensent pas comme lui. » Raison pitoyable ! N’insulte-t-on pas tout ce qui contrarie et résiste, quand on est violent et orgueilleux, et les savants ont-ils l’habitude de manquer de violence ou d’orgueil ? Seulement il faut bien essayer de justifier n’importe comment ce qu’on voudrait faire accepter à l’opinion Les moyens employés à cette fin par M. Renan seraient d’un tacticien supérieur, s’ils ne finissaient pas par trop éveiller la gaîté. Que diable ! il faut s’arrêter dans les nuances dont on parle tant ! « La critique des origines d’une religion, dit M. Ernest Renan, n’est pas l’œuvre du libre penseur, mais des sectateurs les plus zélés de cette religion. » C’est pour cela sans doute qu’il est sorti de Saint-Sulpice. Manière de se retrouver prêtre quand on a jeté sa soutane aux buissons du chemin ! Ailleurs il ajoute avec une componction d’âme pénétrée : « la critique renferme l’acte du culte le plus pur. » C’est le mysticisme de la chose. Mais n’est-ce pas trop gai qu’un tel langage, et le rire qui prend n’avertit-il pas ?

On en avait besoin, du reste. Excepté à deux ou trois endroits où l’hypocrisie monte jusqu’au comique, le livre de M. Renan est d’une grande tristesse ; il est triste comme un impuissant ! Malgré l’expression qui veut les réchauffer, on sent comme un froid vipérin s’exhalant de toutes ces pages mortes et déjà fétides, de toutes ces vésanies allemandes dont un Français avait mieux à faire que de se faire le chiffonnier ! M. Renan les met, il est vrai, à l’abri sous cette tolérance chère aux philosophes, sous ce paratonnerre où tombe le mépris ! Sans conclusion ferme et qui satisfasse même l’auteur, ces Études d’histoire religieuse ne sont guère qu’une collection glacée de huit à dix blasphèmes qui forment un symbole d’insolences ! En vain le récite-t-on fort bas, ce symbole, on l’entend. On veut être habile, on veut être discret et on n’est pas même spirituel. Les grands courants de la bêtise contemporaine traversent majestueusement le livre de M. Renan : l’optimisme béat, la foi dans l’humanité en masse qui fait bien tout ce qu’elle fait, et aussi en l’homme individuel dont M. Renan ne craint pas de dire qu’il crée la sainteté de ce qu’il croit et la beauté de ce qu’il aime. Il est presque incompréhensible qu’avec du talent, car M. Renan n’en manque pas, la pensée d’un homme incline fatalement ou de choix vers les thèses les plus niaises et maintenant les plus compromises. Anomalie singulière, mais non rare ! et dont la Critique littéraire est encore à chercher le mot ! Écrites avec pureté, et quelquefois avec une transparence colorée, ces Études, logiquement et scientifiquement sans valeur, ont des détails qui attireront, qui ont attiré déjà les esprits de peu de pensée et qui aiment l’expression partout où elle s’attache. Ils sont venus à ce livre, mais ils n’y reviendront pas. Quant au genre d’effet qu’il produit, c’est directement le contraire de celui qu’il avait en vue. M. Renan voulait faire les affaires de l’athéisme sans éclat et sans embarras, sans casser les vitres, comme on dit, et il s’est trahi par les précautions mêmes qu’il a prises pour se cacher. Il voulait (soi-disant), dans un but élevé de connaissance, dégager l’idée religieuse de ce qui la fait une religion positive à telle heure de l’histoire, opposer le sentiment éternel à la forme passagère, et en le lisant on n’a jamais plus senti que c’était impossible ; que, la forme enlevée, l’esprit suivait, et qu’après tout, malgré le progrès et à part la vérité divine, socialement, la dernière des superstitions valait encore mieux que la première des philosophies !

IV §

Le livre de L’Origine du langage est postérieur aux Études religieuses, non dans la publicité, mais dans l’attention publique. On dit que quelques personnes l’avaient lu déjà, avant que M. Renan, qui le republie, eût attrapé son petit bout de renommée. Il a toujours été heureux, ce M. Renan ! Parmi les trois ou quatre enfants gâtés (qui resteront marmots) de ce siècle gâté, et que la Fortune a pris par le menton pour les faire nager, M. Ernest Renan est un de ceux qu’elle a conduits à tout de cette manière. Sorti du séminaire comme un certain empereur de Constantinople qui fuyait et qui se retournait pour cracher sur les murs de sa ville, M. Renan entra aisément, et pour cette raison même, au Journal des débats, et il y est encore, je crois, les jours de grande fête ; de là, il cingla vers l’Institut, et le voilà, non pas sans travaux, puisqu’il chiffonne dans l’érudition allemande, et c’est une terrible besogne, mais rapidement et sans luttes, le voilà regardé comme un critique, un érudit et un écrivain formidable, même par ses ennemis. Avant de l’attaquer, ils le saluent, comme les Français saluaient les Anglais à Fontenoy. Seulement les Anglais nous rendirent le salut et allaient devenir des héros, tandis que M. Renan garde le salut sans le rendre, et dans l’ordre intellectuel, n’est, je l’ai dit déjà, qu’un poltron d’idées qui, comme le lièvre chez les grenouilles, ne fera jamais peur qu’à de plus poltrons que lui… Telle est, en deux mots, l’histoire de M. Renan ; ce n’est pas encore un illustre, mais, c’est un gros Monsieur, et si on le laisse faire, il sera illustre demain. Nous sommes ainsi en France. Ou nous marchandons tout à un homme, ou nous ne lui marchandons rien. C’est le pays des engouements. Or, que fait un homme qui s’engoue ? Il tousse un peu et il est délivré. C’est cette petite toux salutaire que la Critique voudrait provoquer aujourd’hui.

Et l’heure est bien choisie pour ce débarras. La surprise du premier moment, cette grande duperie, est passée, et M. Renan se prête lui-même à la circonstance. Il en est à l’heure des secondes éditions. Il fait cette roue. Il revient sur ses premiers livres. Il nous récapitule sa gloire ; il se réimprime. Il n’oublie rien de ce qu’on aurait oublié. Ses essais de jeunesse trouvent maintenant les éditeurs qu’ils cherchèrent, et, grâce à eux, il nous étale les premiers costumes de sa pensée avec la tendresse que M. Denis avait pour son habit jaune en bouracan. Le bouracan de M. Renan est remis sous la vitrine.

Ah ! nous ne voulons pas perdre nos rogatons !

L’Essai sur le langage est de 1848. C’est un enfant de douze ans qui n’a pas grandi. M. Renan ne l’a ni modifié, ni augmenté, ni raffermi. Il s’est contenté d’y joindre une préface où il se félicite d’avoir pensé comme MM. tel et tel d’Allemagne et de ne différer que de quelques nuances de ces grands hommes, qui ne sont encore que de grands Allemands. Or, les nuances impliquent tant de choses aux yeux de ces laborieux tisseurs de riens ! Vains et tristes tissages ! On dirait, à les voir tous dans cette préface, des aliénés, à force de science, occupés à chercher la petite bête invisible, la mouche narquoise de l’impalpable qui fuit leur main. Ils sont là tous, ces happeurs de vide. Il y a là un M. Grimm, qui croit aux langues monosyllabiques sans flexion, mais agglutinées, et qui compte trois âges dans le développement du langage, après trente mille ans de chronologie. Il y a un M. Steinthal, trop subtil même pour M. Renan, qui l’accuse de s’évanouir dans un formalisme profondément creux, M. Steinthal, qui a travaillé énormément pour arriver à dire que le langage naît dans l’âme d’une manière aveugle.

Il y a encore MM. Bunsen et Max Muller, qui ont inventé une famille TOURANIENNE à l’aide de laquelle ils cherchent, de l’aveu de M. Renan, « à établir un lien de parenté entre des langues entièrement diverses ». Enfin il y a M. Renan qui se prélasse et s’introduit lui-même dans ce majestueux conclave de rudes travailleurs en fils d’araignée ! On dirait que le prêtre manqué vise au moins à une petite papauté philologique, et au fait, pourquoi ne serait-il pas le premier parmi ces peseurs de diphtongues ? Ils sont tous chimériques, hypothétiques et faux, et il a sur eux l’avantage d’écrire même assez brillamment en français… Du reste, l’Essai qu’on publie aujourd’hui n’entamera en aucune façon son amour-propre ou sa personne, car dans ce Mémoire d’académie, long de 247 pages, M. Renan tient tout entier tel que nous le connaissons, tel que nous venons de le voir dans ses Études religieuses. Nous craignons bien qu’il ne puisse jamais changer.

À consulter ce livre, on voit que, dès son début dans la science, M. Renan était destiné à porter toute sa vie cette double livrée d’Hegel et de Strauss qu’il a endossée. Shakespeare, avec son ironie charmante, appelle quelque part les laquais : « Messieurs les chevaliers de l’arc-en-ciel. » Avait-il deviné les laquais de la philosophie du mythe, de la contradiction et du devenir, ces nuées coloriées et que le premier vent de bon sens, s’il vient à souffler, emportera ? La méthode que M. Renan n’a point inventée, et qu’il a commencé par appliquer à la théorie du langage, est cette méthode connue des Études religieuses dont nous parlons pour la première et dernière fois. La Critique n’a point à créer d’importances en s’acharnant sur des théories méprisables. Appliquer à tous les ordres de faits le même procédé superficiel et vicieux est une opération qu’on signale, mais sur laquelle il n’y a point à revenir. Dorénavant, quand nous parlerons de M. Ernest Renan et de ses œuvres, c’est qu’il aura pris la peine de se transformer.

V §

En effet, Hegel aujourd’hui, Hegel lui-même est en question, compromis et à la veille du déshonneur philosophique le plus complet, malgré les transcendantes aptitudes de sa pensée. Or, s’il en est ainsi, que voulez-vous qu’on dise des esprits de second ou de troisième degré qui vivent sur sa méthode comme le puceron dans sa feuille ? Il y a cependant à dire en faveur de M. Renan que de tous ceux qui se sont servis de l’instrument logique forgé par Hegel, il est celui qui a le plus entassé de contradictions l’une sur l’autre et élevé le plus haut la philosophie du rien sur des pyramides de peut-êtres. M. Proudhon avait déjà commencé cette terrible vulgarisation de la méthode hégélienne qui doit la ruiner, mais M. Proudhon est un brutal et même un bestial quand il n’est pas un ironique qui se moque de lui-même et de son lecteur, et qui a raison pour tous les deux ! Il y a dans cet homme de gausserie profonde la carrure d’un négateur effroyable et d’un mystificateur prodigieux, tandis que dans M. Renan, l’homme s’ajuste avec le système, l’esprit avec le caractère, pour redoubler autour de soi l’indécision et la confusion. Mercure qui saute et s’éparpille, couleuvre qui glisse, ombre qui s’efface dans le brouillard, il se dédouble, se renverse, se dérobe comme ce polype qui fuit sous l’eau, quand il l’a troublée. Hegel mariait la thèse et l’antithèse dans une synthèse faite de toutes deux ; du moins c’était sa prétention hautaine. Mais M. Renan se contente, lui, de marier les extrêmes dans une équivoque. Il adopte ce qu’il réfute et réfute ce qu’il adopte. Sa logique est de l’escamotage. Seulement, pour accomplir ses prestidigitations, ce Robert Houdin de la philologie se contente d’abaisser la lampe. Son fiat lux, c’est l’éclipse systématique de la clarté.

Et nous disons systématique, en pesant sur le mot, car le manque de clarté dans M. Renan n’est point l’impuissance d’être clair, c’est la conséquence d’une méthode insensée, mais c’est aussi et c’est surtout, ne nous y trompons pas, la diplomatie sans courage d’un incrédule prémédité. Avant d’être un philosophe, avant d’être un linguiste, M. Renan était un incrédule. La foi de ses premières années s’était éteinte sur les marches mêmes de l’autel, et quand il les eut descendues, la question fut pour lui de les démolir. Le moyen, il allait le chercher ; il le trouverait peut-être ; ce serait ceci ou ce serait cela, mais la question était cet autel ! C’était la guerre à Dieu qu’il fallait faire, armé de prudence, car cette guerre a son danger dans une société où il existe un peu d’ordre encore. Alors M. Renan devint hégélien. À l’ombre des formules logiques d’Hegel, de ce prince de la formule… et des ténèbres, il ne dit pas l’infâme, comme l’avait dit Voltaire, cette coquette ou plutôt cette coquine d’impiété. Mais ce qu’il dit impliquait toutes les négations du dix-huitième siècle.

Sans cesser d’être un hégélien, M. Ernest Renan devint philologue. Ce fut là son état, le dessus de porte de sa pensée et de sa vie, mais l’étude des langues par laquelle il voulait faire son chemin n’en fut pas moins sa manière spéciale de prouver cette non-existence de Dieu, qui est la grande affaire de la philosophie du temps, l’Essai sur le langage, réimprimé aujourd’hui, est le premier essai de cette preuve qu’ait faite M. Renan, qui l’a continuée avec acharnement dans ses Études d’histoire religieuse, dans son Histoire comparée des langues sémitiques, dans ses Essais de critique et de morale ; et quoique dans ce premier livre, plus peut-être que dans les suivants, ce jeune serpent de la sagesse ait eu les précautions d’un vieux et les préoccupations de sa spécialité, cependant il est aisé de voir que la chimère philologique, le passage de la pensée au langage ou du langage à la pensée, les épluchettes des premières syllabes que l’homme-enfant ait jetées dans ses premiers cris, ne sont, en définitive, que des prétextes ou des manières particulières d’arriver à la question vraiment importante, la question du fond et du tout, qui est de biffer insolemment Moïse et de se passer désormais parfaitement de Dieu !

VI §

On sait ce qu’affirme Moïse. Dans le récit qu’il nous a laissé, on voit Adam et Ève vis-à-vis de leur destinée tomber dans la chute et se faire les éducateurs du genre humain, qu’ils ont précipité avec eux. C’est là une assertion nette, tranchée et puissante. Le bon sens, quand on l’articule, ne gémit pas déconcerté. Les expressions de Moïse sont pleines et précieuses. Puisqu’il s’agit de son langage, « l’univers, dit-il avec son tour approprié et sublime, fut fait d’une seule lèvre ». Ce que dit historiquement le grand Révélateur, la petite révélation du sens le plus infime le répète avec une force inouïe dans la conscience du genre humain. La société a préexisté, à l’homme, Dieu à la société, et comme il leur préexistait, il les a constitués par le langage, cette condition sine qua non de tous nos développements en tous genres, sans laquelle l’esprit de l’homme avorterait. Ces simples et fortes notions, que le dix-huitième siècle avait troublées, furent reprises au commencement du dix-neuvième, et posées comme bases d’un système auquel le génie de M. de Bonald donna de sa propre solidité. M. Renan, qui trouve également éloignés d’une explication scientifique le système du caprice individuel et des onomatopées de la brute, qui fut la toquade du dix-huitième siècle, et le système religieux que nous venons de signaler, a donné le sien à son tour, et nous ne croyons pas que, dans des esprits passablement faits, il puisse remplacer le système de l’école théologique, comme dit M. Renan avec un dédain assez contenu, mais il n’en a pas moins pour visée de le remplacer.

Ce système, qui consiste à affirmer sans preuves possibles, du moins dans l’Essai actuel de M. Renan, « que le langage de l’homme s’est comme formé d’un seul coup, et est comme sorti instantanément du génie de chaque race », pose donc la diversité de la race à la première ligne de son affirmation. Voilà qui est acquis. Le langage fut constitué dès le premier jour, mais il faut savoir ce que M. Ernest Renan entend par le premier jour. « Cette expression de premier jour (dit-il à la page 19 de sa préface) n’est-elle qu’une métaphore pour désigner un état plus ou moins long durant lequel s’accomplit le mystère de l’apparition de la conscience ? » Quant à la langue primitive de cette période métaphore, il est impossible de la retrouver. Seulement, « pour construire scientifiquement la théorie des premiers âges de l’humanité, il faut étudier l’enfant et le sauvage », c’est-à-dire le sens sur le contresens, la lumière sur les ténèbres, et la montée sur la descente. Nous savons ce que l’enfant et le sauvage nous donnent, quoique M. Renan prétende que le sourd-muet se crée tout seul des moyens d’expression (page 97) supérieurs à ceux qu’on lui enseigne ; ce qui prouve que l’abbé de l’Épée était un sot. Sans le verbe qui leur allume l’esprit et le cœur, le sauvage et l’enfant croupiraient éternellement dans l’argile de leur organisme, comme avant Pygmalion et l’Amour, il n’y avait pas de Galatée ! Mais autre hypothèse de M. Renan ! L’enfant humanitaire avait (toujours dans l’époque métaphore)> des forces que n’a plus l’homme individuel, de notre temps. « Il serait trop rigoureux, dit-il encore, d’exiger du linguiste la vérification de la loi d’onomatopée dans chaque cas particulier. Il y a tant de relations imitatives qui nous échappent et qui frappaient vivement les premiers hommes !… »« L’intelligence la plus claire et la plus pénétrante, ajoute-t-il ailleurs, fut le partage de l’homme au commencement », ce qui est vrai pour nous qui croyons à la Chute, ce qui est faux pour lui qui n’y croit pas et qui invente aujourd’hui un progrès abécédaire où rien n’est acquis ; où, plus on recule, plus on avance, et où il faut remonter à l’origine de tout pour avoir seulement quelque chose !

Et ce n’est là que la première brume d’hypothèses que l’auteur de l’Essai sur le langage oppose à la réalité sévère de la métaphysique de M. de Bonald, en si magnifique conformité avec le récit de Moïse. Mais le brouillard, sans être plus saisissable pour cela, s’épaissit, et bientôt on s’y perd, notions et langue même ! En effet, on doute, en lisant M. Renan, s’il dit réellement ce qu’il veut dire et s’il croit ce qu’il affecte de savoir ! Le primitif de M. Renan n’est point Adam, car le risible mythique a depuis longtemps décapité l’histoire avec son couteau à papier ! Il n’y a pas d’individus pour lui, mais des collections. Il n’y a pas d’Homère, il n’y a pas de Lycurgue. Caligula philologique à faire mourir de rire qui voudrait que l’humanité n’eût qu’une tête pour la lui couper, si cette tête portait un nom propre !

Donc, il n’y a pas d’Adam. Mais son primitif, quel est-il ? homme ou enfant, esprit humain, race, et quelle race ou autre chose ? Quoi, enfin ? Il faudrait préciser et définir, et c’est ce que ne fait jamais M. Renan. Il scintille et passe, farfadet verbeux, sur le dos fluant d’un peut-être ou d’un il semblerait, comme on en trouve dans son livre ! Quelle autorité que cet homme !

Inconséquent d’ailleurs autant qu’hypothétique, le fait qu’il érige en fondement de son système, c’est que le langage s’est formé d’un coup, et voilà qu’à la page 175 de son Essai il dit qu’aux époques primitives chacun parlait à sa façon, ce qui était Babel avant Babel, Babel dès la création du monde, mais toutefois sans la confusion et la destinée de Babel. M. Renan finit par s’étrangler dans les nœuds coulants et redoublés de ses hypothèses. Ainsi, il suppose pour un jour à l’homme la puissance de Dieu, déplaçant le miracle pour ne pas voir le miracle. Il fait de ce miracle une loi qui ne se reproduit plus qu’à la charge pour nous de nous retrouver dans la même position exceptionnelle. Paralogisme, tautologie, misérable saut de carpe éternel ! À ses yeux brouillés qui décomposent les choses en les regardant, le mythe, qui est le roman individuel, l’emporte sur l’histoire, qui est le mythe général. Précisez, si vous pouvez, ces nuances. Seulement, si nous devons mépriser l’histoire, combien plus devons-nous mépriser les romans et les conjectures à l’aide desquelles on veut remplacer scientifiquement des traditions avérées qui accableraient, s’il ne fallait pas savoir où prendre un homme pour l’accabler.

Mais, nous le répétons, voilà l’important, le fin du fin de toutes ces finesses d’érudition bateleuse et désossée. Éblouir comme le renard de La Fontaine tous les dindons oisifs de la libre pensée qui le regardent tourner en rond, prendre ses poussières à l’apparence et faire monter cette vile fumée sur le soleil de nos traditions ; tel est le côté sérieux du personnage que M. Ernest Renan nous joue aujourd’hui. Cela n’est pas que vain et que risible, comme le crible aux diphtongues, cela est sérieux. Dans l’état actuel de la science et des grotesques respects qu’elle inspire à la plupart des hommes qui croient qu’elle leur donnera la clef de ce monde que Dieu a gardée, il n’était ni si indifférent ni si bouffon de confisquer Moïse au profit du sanscrit et de ramener la question de Dieu, si peu scientifique, à une simple question de dehors et de dedans, qui l’est beaucoup plus !

VII §

Ôtez, en effet, l’athéisme, — l’athéisme masqué et la haine de la tradition chrétienne — qui font le sens réel de ce livre et de tous livres écrits jusqu’ici par M. Renan, et vous n’avez plus rien dans ce rudiment de sa jeunesse. Positivement, il n’y a rien, pas même du talent. La réputation qu’on a faite un peu vite à M. Renan, pour quelques pages agréablement tournées sur les matières où les écrivains sont très rares, ne nous impose pas.

Il nous est impossible, quand il s’agit de sujets comme ceux que traite M. Renan, de voir du talent là où manquent la netteté, les preuves, l’enchaînement et la conclusion ! D’ailleurs le style n’est pas plus ici que le reste. Dans cet Essai sur le langage, il n’y a encore que le brouillon scientifique, lequel a persisté.

M. Renan n’a pas su aborder par les côtés grands et féconds une question où tout se réduit à savoir si la pensée, l’acte pensant, l’intellectus agens, a sa mappemonde encyclopédique et son piédestal d’équilibre eu dehors de la parole qui la corporise ; absolument la même question que celle de l’âme, obligée au corps et à la terre dans la conquête successive de sa propre possession. M. Renan n’a rien compris à cette métaphysique d’une si grande force dans sa simplicité. Il répugne au simple. C’est un esprit qui rapetisse et crispe ce qu’il touche.

Comme tous les savants qui n’ont point la hauteur de la vue adéquate à l’état de leurs connaissances, il aime les bagatelles difficiles. Pour faire suite à cet Essai sur le langage chimérique et confus qu’il réimprime aujourd’hui, il est homme à nous donner demain quelque autre essai sur ces intéressants problèmes : Qui nous a coupé le filet ? Quelle est l’origine du geste ? D’où procède l’articulation ? La génération de l’inflexion est-elle spontanée ?… et gagner par là, si on pouvait en avoir deux, un second fauteuil à l’Institut ! Hors l’Institut (et encore peut-être), qui prendrait goût à ces casse-tête chinois de la science vaine et de l’analyse impossible ?

Du reste, le danger du livre de M. Renan est diminué par l’ennui qu’il inspire. Il est ennuyeux… illisiblement ennuyeux. Même ceux qui tiennent pour certain que le Catholicisme doit périr et qui glorifient tous ceux qui l’attaquent ou par devant avec le glaive bravement tiré des doctrines franches, ou par derrière avec le stylet des réserves et des faux-fuyants, ne feront pas à M. Renan une gloire bien grande. Ce fuyard de séminaire n’a pas le talent d’un Lamennais pour étoffer son apostasie. Dans le mal, on a vu plus fort, soit comme action, soit comme intelligence ; nous avons eu Vergès et Stendhal, et il ne viendra qu’après eux.

XI. Gorini13 §

I §

Ce n’est point un livre réellement composé, que ces trois volumes, mais c’est un travail immense et très étonnant de détail. L’auteur de ce travail, M. l’abbé Sauveur Gorini, ne peut pas passer pour un écrivain dans le sens littéraire du mot, quoiqu’il ait souvent ce qui fait le fond de l’écrivain, — une manière de dire personnelle, — mais c’est un érudit, et un érudit d’une nouvelle espèce, venu en pleine terre, à la campagne, comme une fleur sauvage ou comme un poëte… Jusqu’ici vous aviez cru, n’est-ce pas ? que les érudits fleurissaient à l’ombre des bibliothèques, sous ces couches de poussière savante, qui sont la terre végétale de ces sortes de fleurs. Vous aviez cru qu’il fallait la docte destination du Bénédictin pour qu’un prêtre, par exemple, avec les saintes occupations de son ministère, pût devenir, par la science, un Mabillon ou un Pitra ?

Eh bien ! c’était là une erreur, l’abbé Gorini va nous apprendre qu’on peut devenir, à force d’attention, de volonté, que dis-je ! de vocation, cette reine des miracles, un érudit sans bibliothèques, sans livres, ou avec peu de livres, au fond du plus modeste presbytère, dans une campagne perdue, et tout en remplissant les devoirs du pasteur qui a charge d’âmes, et qui sait porter son fardeau. Jamais la vocation, la force de la vocation, n’a touché de plus près au génie. Ce n’est donc pas un simple savant que M. l’abbé Gorini, c’est un savant exceptionnel, et, ma foi ! qu’il nous passe le mot, c’est presque un phénomène.

Mais rassurons-nous et rassurons-le : c’est un phénomène sans aucun air de phénomène, Dieu merci ! un phénomène bon enfant, sans charlatanisme, sans tromperie, sans trompe et sans trompette, qui, malgré la réputation qui lui vient de Paris, tout doucement, goutte par goutte, flot par flot, comme l’eau vient à l’écoute-s’il-pleut de sa paroisse, n’a pas cessé de vivre à l’écart, au fond de sa province, y continuant son petit train (un train silencieux) de savant, d’annotateur et de critique. M. l’abbé Gorini n’a pas fait tout d’abord le bruit éclatant et mérité que l’on doit, par exemple, à un de ces grands vaudevillistes, qui seront toujours les premiers hommes en France, et cela ne se pouvait pas. Qui pouvait l’exiger ?… Mais enfin, pour un provincial et un prêtre, livré à la duperie des travaux sévères, il faut en convenir, il n’a pas été trop malheureux ! Il n’a pas trop attendu à la barrière. Son nom a percé à Paris. On l’y a prononcé avec respect parmi ceux qui savent. Il est vrai que ce n’est pas chez beaucoup de gens !

Il y a plus, la modestie de l’ancien et pauvre curé de campagne est, dit-on, menacée d’une place à l’Institut, et je ne crois pas qu’elle s’en inquiète. Les honneurs et la gloire ne peuvent pas grand-chose, j’imagine, sur ce casanier de l’érudition qui, depuis qu’il n’est plus curé, s’est cloîtré dans la science, et qui doit joindre l’insouciante bonhomie du savant à l’indifférence du saint pour les choses du siècle. Qu’un jour l’Institut lui arrive (et l’on dit que c’est par M. Guizot qu’il doit lui arriver), l’Institut le trouvera comme Montaigne voulait que la mort nous trouvât tous, « nonchalant d’elle et de notre jardin inachevé ». Or, le jardin de M. l’abbé Gorini, que je tiens à ce qu’il achève, est le jardin public — trop public — de l’histoire contemporaine, un potager d’erreurs de toute sorte, et dans lequel précisément ce vigoureux sarcleur d’abbé Gorini a retourné plus d’une plate-bande pour le compte de M. Guizot.

C’est donc un procédé généreux à M. Guizot que de placer à l’Institut le savant abbé, son critique, car M. Guizot, le politique de la paix à tout prix, tout grand politique qu’il se contemple, n’a pas pu penser opérer un désarmement. Un homme, un champion de la vérité historique comme M. l’abbé Gorini, ne désarme que quand il n’y a plus le moindre petit mauvais texte à tuer. Nous n’en sommes pas là encore, L’abbé Gorini n’est pas un de ces savants, à patience d’insecte, qui pousse imperturbablement devant lui son petit trou dans sa poutre. S’il l’était, ou l’arrêterait bien, ce savant-là. On lui jetterait, à cet insecte, une prise de bon tabac d’académicien sur la tête, et tout serait dit ! on aurait la paix.

M. l’abbé Gorini n’a pas non plus cet amour en cercle de serpent qui se mord la queue, qu’on appelle l’amour de l’art pour l’art ou de la science pour la science. Sa science à lui, c’est l’Église. S’il n’y avait pas d’Église, peut-être que pour lui il n’y aurait pas de science du tout. Quoiqu’il eût quelque part, sans doute, dans un angle de son cerveau, un pli où dormait cette vocation de savant que son amour pour l’Église n’a pas créée, l’Église n’en a pas moins été l’étincelle à la poudre qui a fait partir la vocation ! Sans l’honneur de l’Église indignement mis en cause par les historiens de ce temps, ce simple et doux abbé Gorini n’aurait pas songé à interrompre la plantureuse lecture de ce bréviaire qui renferme assez d’érudition pour un prêtre, et cela, afin de relever, un à un, dans les livres du dix-neuvième siècle, tous les mensonges et sophismes qui s’y étalent sous cette apparence d’impartialité, qui est l’hypocrisie de l’Histoire, quand ce n’en est pas la trahison !

II §

Et ce serait une intéressante page de biographie à écrire et qui éclairerait la Critique… M. l’abbé Gorini, au doux nom italien, est un prêtre de Bourg qui a passé la plus longue partie de sa jeunesse et de sa vie dans un des plus tristes pays et une des plus pauvres paroisses du département de l’Ain, si pour les prêtres qui vivent, les yeux en haut et la pensée sur l’invisible, il y avait, comme pour nous, des pays tristes et de pauvres paroisses, et si même la plus pauvre de toutes n’était pas la plus riche pour eux ! En supposant que l’abbé Gorini n’eût pas été un prêtre, ayant l’esprit de son état, j’admettrais volontiers que ce milieu morne, désert, insalubre, dans lequel il fut obligé de vivre tout le temps qu’il fut l’humble curé de la Tranchère, l’aurait rejeté désespérément à la science pour l’arracher aux accablements de la solitude, mais de lui, je ne le crois pas. Les prêtres vraiment prêtres n’ont ni nos manières de juger, ni nos manières de sentir la vie ; ils ne se laissent pas conduire par l’influence de nos misérables sentimentalités, et d’ailleurs peut-il y avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu tous les matins dans sa poitrine ?…

Que M. l’abbé Gorini, dès cette époque, lût assidûment l’histoire de l’Église quand il était revenu de sa chapelle ou de chez ses pauvres, rien là qui fut plus que l’ordinaire occupation d’un prêtre intelligent et sensé ; mais, pour qu’il devînt un historien lui-même, comme il l’est devenu, dans cette solitude où les livres, sans lesquels il n’y a pas d’histoire, durent lui manquer, et où il ne dut s’en procurer que de très rares, il fallait certainement plus que le sentiment vulgaire ou maladif de cette solitude. Il fallut deux choses et les deux choses les plus puissantes que je connaisse dans une âme humaine : la sensation d’une épouvante et le sentiment d’un devoir.

En effet, c’était quelque temps après 1830. À cette époque de rénovation littéraire, l’Histoire si longtemps hostile à l’Église, et devenue presque innocente à force d’imbécilité sous les dernières plumes qui l’avaient écrite, l’Histoire remonta dans l’opinion des hommes parle talent et parle sérieux des recherches, mais elle remonta aussi dans le danger dont l’abjection de beaucoup d’écrivains semblait avoir délivré l’Église. L’Église retrouvait tout à coup ses ennemis du dix-huitième siècle, non plus insolents, épigrammatiques et frivoles, comme au temps de Voltaire et de Montesquieu, mais respectueux, dogmatiques et profonds, et qui avaient inventé pour draper leur haine deux superbes manteaux dont celui de Tartufe n’aurait été qu’un pan, l’éclectisme et l’impartialité.

Jamais l’Église ne courut plus de danger peut-être qu’avec ces respectueux, qui la saluaient pour mieux faire croire qu’elle était morte ; et M. l’abbé Gorini le comprit. Ce dut être quelque publication d’alors qui lui montra, comme un éclair, latente au fond de son esprit, sa vocation de critique historique, car il le devint, malgré sa position isolée, éloignée des villes, de toute source intellectuelle, de tout renseignement ; impuissant en tout ! Il le devint, et lui seul pourrait nous dire comment il s’y prit pour le devenir. Il avait deux à trois amis à des points assez distants dans le pays, et qui possédaient quelques bouquins comme on en a à la campagne. Il les leur emprunta et il en chercha encore. Il se fit un mendiant de livres ! un frère quêteur, un capucin d’Érudition !

On le rencontrait par les chemins, courbé sous le poids des volumes qu’il rapportait à dos, comme les pauvres rapportent leur bois et leur pain. Ceux-là une fois lus, il s’ingéniait pour en découvrir d’autres plus loin dans la contrée. C’était un Robinson de lecture dans son île déserte, finissant, comme l’autre Robinson, par se nourrir et s’ameubler à force d’industrie, de ressources dans la pensée et la volonté. Il lisait d’ailleurs, comme on lit quand on n’a que très peu de livres, avec une mémoire qui retient tout et une intelligence avivée par le besoin et devenue intuitive, qui devine ce qui manque et dégage l’inconnue de l’équation. Et c’est ainsi qu’en vingt années, et sans sortir de l’aride milieu qu’il sut féconder, il put écrire sa Défense de l’Église, qu’il publia en 1853 et dont il nous donne une seconde édition aujourd’hui.

Qui fut bien étonné ? qui fut stupéfié ? Les historiens mêmes qu’il avait si bien passés au crible ! Cela leur parut prodigieux, et vraiment Cela l’était. C’était plus étonnant que Jasmin le coiffeur, que Reboul le boulanger, que Mangiamel l’arithméticien, ce pauvre prêtre de campagne, parachevé érudit en vingt ans, on ne sait comment, mais qui certainement s’était donné plus que la peine de naître. On ne revenait pas de cette succession de tours de force qu’il avait dû faire pour devenir une perle de science, positivement dans le désert…, pour s’étoffer savant, comme la chèvre se nourrit au piquet, en tondant seulement le diamètre de sa corde ! M. l’abbé Gorini avait pris la lune avec ses dents, — la lune de l’érudition ; M. Thierry lui écrivit. M. Guizot en parla dans une de ses nouvelles préfaces. Ils avaient senti le vent des ailes d’un taon qui aurait pu devenir terrible et qui pouvait transpercer tous leurs textes de son aiguillon. Mais heureusement pour eux que le taon était une merveilleuse abeille qui bouchait les trous qu’elle faisait avec du miel.

III §

En effet, le critique était prêtre, et jamais il ne l’oublia. Sa charité pour le moins égalait sa science. Ce ne fut point une polémique passionnée et personnelle qu’il commença avec les historiens du dix-neuvième siècle, qui s’étaient trompés ou avaient trompé sur l’Église ; ce fut une chasse, non aux hommes, mais une chasse implacable seulement aux textes faux, aux interprétations irréfléchies ou… trop réfléchies, aux altérations imperceptibles. Il chassa tout, en fait d’erreurs, la grosse et la petite bête, et parfois même il préféra la petite, comme plus difficile à tirer ! Il fut incroyable d’adresse, de sagacité et d’acharnement, mais il respecta les personnes, et pour nous, qui n’avons pas ses vertus, il les respecta trop. Ce lynx de texte, qui déchiquetait si bien en détail les livres de ce temps, se fît myope, plus que myope pour les défauts et les débilités de l’auteur ! Il se fourra les deux poings de sa charité dans les yeux !

Et cela fut quelquefois si fort qu’on put le croire un badaud en hommes, cet esprit si fin et si avisé en textes, ou bien, sous forme dissimulée, un moqueur. Les hommes qu’il a surfaits tout en vannant leurs œuvres, n’ont pas, eux, vu la moquerie, mais ils ont pris l’admiration, et cela les a consolés de la critique. Les hommes sont si petits ; ils tiennent si peu à la vérité et tant à leur personne, que, pour peu que vous leur disiez qu’ils ont du talent, ils vous pardonneront d’avoir dit qu’ils en ont mal usé, et pourtant, si on comprenait, c’est la chose mortelle ! Pour cette raison, apparemment, l’auteur de la Défense de l’Église, livre déshonorant au fond, — car l’honneur des historiens, c’est l’exactitude ! — n’a soulevé aucun des ressentiments que la contradiction soulève d’ordinaire entre érudits. Ils avaient, je l’ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut point comme dans La Fontaine, où

Le quadrupède écume et son œil étincelle ;

les lions de l’Histoire attaqués n’écumèrent ni ne rugirent. Était-ce de peur d’irriter l’ennemi, ces lions prudents, ou le ton du livre en avait-il adouci les coups ?

IV §

Il serait difficile d’en rendre compte, du reste. Il serait difficile pour ne pas dire impossible, à l’analyse de prendre pour vous la montrer, dans le fond de sa main, toute cette poussière de textes broyés par l’auteur de la Défense de l’Église sur toutes les questions les plus variées et les moins liées les unes aux autres, sur les saints, saint Pierre, saint Irénée, Saint-Vincent de Lérins, saint Boniface, sur la bibliothèque d’Alexandrie, sur la croyance religieuse des seigneurs gallo-romains aux quatrième et cinquième siècles, sur l’Église celtique, sur la hiérarchie ecclésiastique, sur les rapports de la Papauté avec les églises particulières, italienne septentrionale, espagnole, gallicane, etc., etc.

Le grand défaut, le seul défaut capital peut-être de l’ouvrage de M. l’abbé Gorini, qui l’empêchera d’être lu et goûté du public, nous l’avons signalé au commencement de ce chapitre, c’est de n’être pas un livre ayant son commencement, son milieu, sa fin, son organisme et son art. C’est plutôt une suite de dissertations bonnes pour le Journal des savants, et encore ces dissertations ont une exposition et des formes par trop scolaires. Il est trop primitif, en vérité, de mettre en capitales au haut ou au bas d’une page, pour la réfuter, Opinion de M. Guizot, opinion de M. Thierry, opinion de M. Fauriel, et quand on l’a discutée, cette opinion, de recommencer avec une autre, présentée identiquement de la même manière.

On voudrait, sans être exigeant, quelque chose de plus ingénieux dans la transition, — dans la transition, tout le style, disait le sévère Boileau, qui condamnait La Bruyère ! Boileau avait trop de rigueur, mais s’il condamnait La Bruyère, que dirait-il de M. l’abbé Gorini, lequel a aussi son langage d’un alinéa à un autre, et un langage d’une correction pleine de clarté, où passent çà et là d’aimables sourires… ?

Je ne sais pas ce qu’il dirait, mais je dis, moi, que c’est dommage de n’avoir pas fait descendre avec un peu d’art dans la publicité, la grande et commune publicité, une érudition trop concentrée entre érudits par la forme même qu’elle a revêtue, une érudition qui ne fût allée à rien moins, sous une forme plus agréable ou plus habile, qu’à discréditer profondément et une fois pour toutes l’histoire contemporaine en tout ce qui touche à l’Église.

L’ouvrage de M. l’abbé Gorini, malgré son titre, est moins un plaidoyer et un jugement après plaidoyer sur les choses de l’Église qu’un long mémoire à consulter. C’est un livre pour faire d’autres livres, mais en France on n’avance une idée qu’avec des livres qui sont faits. L’idée que M. l’abbé Gorini était si apte à établir dans la majorité des têtes par un livre autrement tricoté que le sien, l’idée que l’Histoire a été faussée tant de fois et sur tant de questions, par les mains révérées de ceux qui l’ont maniée avec le plus de puissance, parerait au mal actuel de son enseignement…

Et je dis actuel, car plus tard, il n’y a point à en douter, la critique de M. l’abbé Gorini portera ses fruits contre ceux qui l’ont suscitée. Cette critique, qui s’en prend aux textes et qui s’est faite aussi fine aussi déliée, aussi imperceptible à l’œil nu ou inattentif, que ce tas d’erreurs, qui, pour peu qu’on les voie, nous aveuglent bien souvent comme la poussière, cette critique aiguë, suraiguë, à mille coups d’aiguille qui percent et déchiquètent à force de percer, l’Histoire contemporaine n’en a soufflé mot. Elle ne s’en est pas plus plainte que l’enfant qui avait le petit renard dans le ventre, il ne disait rien. Mais enfin il l’avait ! et elle qui, comme lui, en a souffert sans mot dire, plus tard, — dans l’avenir, — elle en souffrira bien davantage !

Les travaux de M. l’abbé Gorini ne s’envoleront pas. S’il n’a pas su les mettre dans un livre que tous pussent lire avec plaisir, un autre les y mettra. La Critique reste sur les ruines qu’elle fait, et c’est un bon endroit pour attendre. Personne n’aura donc plus amoindri ou ruiné l’histoire de la première moitié du dix-neuvième siècle que M. l’abbé Gorini, qui rappelle la fronde du berger victorieux, car c’est un curé de bergers ! Avec sa pointe d’épingle et son coup d’œil microscopique, nul n’aura mieux frappé l’Histoire. Son honneur à elle aura coulé par tous ces petits trous d’aiguille qui n’étaient rien, à ce qu’il semblait, quand elle les recevait, et on l’en verra épuisée.

Seulement c’est ce moment-là, ce moment expiateur, d’une joie suprême, que j’aurais voulu avancer !

XII. MM. Doublet et Taine §

I §

C’est une chose assez rare, dans ce temps, qu’un livre spécial de philosophie. La Philosophie manque d’interprètes. Elle est partout, circulant dans beaucoup de livres, comme certains poisons circulent dans le sang, mais elle ne se formule nulle part, dans des œuvres transcendantes, non pas seulement de fait, mais même de visée. Depuis la mort de Jouffroy et la publication de l’Essai resté essai de philosophie par Lamennais, on n’a plus vu que quelques livres de morale sans autorité et quelques maigres monographies. D’œuvres fortes, aucune. M. Cousin, — qui a nommé l’éclectisme, mais qui ne l’a pas inventé, — qui a donné une possession d’état à ce bâtard de l’optimisme de Leibnitz, M. Cousin ne dit plus rien, perdu sous les affiquets des grandes dames du dix-septième siècle. Il est plus que mort, il est enseveli et d’antiques jupons doublent son cercueil. En dehors du saint-simonisme et de la doctrine de Fourier, qui furent moins des philosophies que des essais d’institutions sociales, nous vivons à peu près sur le fonds d’idées qui s’est produit de 1811 à 1828. Nous rongeons toujours cette feuille d’oranger que voilà suffisamment déchiquetée. Nous n’avons pas su la remplacer. La bonne volonté de la Critique d’étendre son examen aux livres de philosophie pure lui est à peu près inutile. Il n’y en a pas.

En voici deux pourtant qui, exceptionnellement, nous tombent sous la main et que nous pouvons mettre ensemble. L’un est l’Histoire de l’intelligence, — de l’intelligence in se, comme disent les Allemands. Livre grave, qui se fronce et se donne un mal terrible pour être profond ; illisible d’ailleurs, quand on ne connaît pas le chinois de la philosophie moderne, et qui, pour cette raison, mériterait d’être traduit ! L’autre : Les Philosophes français du dix-neuvième siècle (non y compris l’auteur, bien entendu), est encore, sous une autre forme, une histoire de l’intelligence, mais de l’intelligence en acte, puisqu’il s’agit des systèmes et des plus beaux esprits philosophiques contemporains. Quant à ce second livre, il n’a pas le ton du premier. Il n’est pas grave. Bien au contraire ! Il veut être léger et il l’est trop. L’auteur, qui commence par imiter Fontenelle, finit, ma foi ! par se croire Voltaire. C’est un ricaneur perpétuel qui fait joujou des plus grosses questions, s’imaginant les rouler avec la plus gracieuse facilité du bout de l’ongle long qu’il porte au petit doigt, Clitandre de la philosophie ! Eh bien ! quelle que soit la différence de ton de ces deux ouvrages, ils ont cela de commun qu’ils montrent très bien, chacun à sa façon, l’état actuel de la philosophie, et sur quel pauvre grabat d’idées la malheureuse se sent mourir. L’Histoire de l’intelligence, de M. Doublet, a été faite suivant une méthode, et le livre des Philosophes français nous donne, pour conclusion, la sienne, sans avoir l’air d’y tenir plus qu’à tout le reste, ce singulier livre. Or, ces méthodes connues déjà, reprises cent fois en sous-œuvre depuis Descartes, — le père de tous les faiseurs de philosophie solitaires, — ces méthodes retournées, changées de côté, modifiées, ici ou là, par des travaux d’insecte, mais éternellement les mêmes, c’est-à-dire, partant du moi pour aller au moi par le moi, donneront-elles enfin à la philosophie, sous la main de ces deux derniers venus, MM. Doublet et Taine, ce qui lui a manqué jusqu’à cette heure : — la vie et la fécondité ? MM. Doublet et Taine doivent être deux jeunes gens. On le sent en lisant leurs livres. Mais nous apportent-ils l’un et l’autre une si grande découverte que l’un soit à juste titre d’une satisfaction si orgueilleusement modeste, quand il se regarde, et l’autre d’une si fringante impertinence quand il regarde ses prédécesseurs et ses maîtres ?…

Nous commencerons par M. Doublet. Nous ne le comparerons pas à M. Taine. Nous croyons qu’il vaut beaucoup mieux. M. Doublet, quel que soit son âge d’ailleurs, est un franc jeune homme en philosophie. Il y croit. Il peut donc un jour être détrompé. Fatigué d’une étreinte si vaine, il peut un jour prendre dans ses bras autre chose que cette nuée et produire une œuvre vivante. Il a de la force, de la volonté, de la réflexion, et même dans des proportions assez viriles, tandis que M. Taine, esprit frivole, ne croit absolument à rien, se moque de tout, et ne changera pas. M. Taine n’est pas seulement un athée de la grande manière : il l’est de la petite ; il l’est de toutes. C’est l’athée pur. Il l’est envers Dieu et envers les hommes, — n’admettant que lui-même et sa propre plaisanterie. Or, puisqu’il s’agit de cela et pour le dire en passant, nous ne croyons pas beaucoup aux ravages de la plaisanterie de M. Taine. Ses Philosophes français sont un éclat de rire dans l’eau. On n’est pas un serpent pour souffler dans une clef forée ! M. Doublet, lui, qui ne souffle que de fatigue, est au moins un esprit de bonne foi et d’acharnement dans la recherche. Mécontent (on le conçoit très bien !) de ne rien comprendre aux philosophies contemporaines, il est descendu en lui-même pour y chercher l’affirmation qui ne s’y trouve pas, mais là précisément a été le mal : il est descendu en lui-même, comme les philosophies contemporaines. Il s’est jeté dans la psychologie, le puits de l’abîme pour les philosophes, « la cave de M. Maine de Biran », comme dit M. Taine, — et il y est resté.

II §

Jamais on n’a été tenté… et trahi par un plus beau sujet : l’Histoire de l’intelligence. Quel titre pétillant d’ambition et d’orgueil ! Ce que Bichat a fait pour la vie et a mal fait, il faut bien le dire, malgré le respect qu’on a pour son génie, M. Doublet a voulu le faire pour l’intelligence, et le psychologue, qui n’était pas Bichat, a eu le même sort que le grand physiologiste. Ni la physiologie, ni la psychologie, interrogées isolément, ne peuvent, en effet, répondre à ces deux grandes questions : qu’est-ce que l’intelligence ? qu’est-ce que la vie ? Sur ce terrain, il n’y a jamais eu que deux hypothèses : l’hypothèse — qui est le fait dominateur — de la tradition et de l’histoire, ou l’hypothèse scientifique et… chimérique des philosophes. Pour le malheur de sa pensée, c’est celle-là que M. Doublet a choisie. Laissant la réalité humaine, la société et l’histoire, pour observer les premières évolutions de son esprit individuel, M. Doublet s’est imaginé que l’histoire de l’intelligence était écrite en nous, dans quelque repli de notre être, et il s’est dévoué à rendre visible ce palimpseste et à le déchiffrer. Il a donc remué toutes ces ombres et toutes ces poussières qu’on appelle les faits de conscience. Il a décrit avec d’ineffables minuties les voyages de Gulliver de sa pensée, et il a construit comme Kant et même contre Kant une théorie. Cette théorie de « la perception, — de l’appréhension de l’idée, — de sa subsumption dans les concepts », cette théorie, très travaillée, très allemande, très subtile, mais dans le détail de laquelle nous ne pouvons entrer sans donner une congestion cérébrale au lecteur, se réduirait, si on la dépouillait de sa logomachie d’école, à une de ces inutilités logiques qu’un enfant de la Doctrine Chrétienne mépriserait ! M. Doublet lui-même n’est pas si convaincu de la solidité de cette théorie qu’il ne sente le besoin de l’appuyer sur autre chose… et vous douteriez-vous jamais sur quoi il l’appuie ? sur l’idée d’une vie antérieure, c’est-à-dire que le voilà du coup en pleine métempsychose comme Pythagore et M. Jean Reynaud le pythagoricien ! Honteux d’être obligé de rétrograder jusque-là, car il a un bon sens qui se révolte probablement contre les conclusions de sa philosophie, l’historien de l’intelligence essaie de s’abriter sous l’opinion (d’ailleurs rétractée) de saint Augustin, dont le génie, comme on le sait, élevé dans les écoles, oscilla plus d’une fois aux souffles de son temps, avant de devenir la ferme lumière qui a brillé dans le monde catholique, phare immobile à travers les siècles ! Mais quel que soit, du reste, le grand nom dont on abuse en s’en couvrant, et n’importe à qui elle appartienne, l’idée d’une vie antérieure pour expliquer l’intelligence actuelle de l’homme peut être un système, mais n’est pas, certes, une solution. Doubler la question n’est pas la résoudre, et la Critique garde le droit de dire au philosophe : « Vous reculez toujours, mais quand sauterez-vous ? » M. Doublet ne sautera pas. Nous le prédisons.

Telle est, en quelques mots, cette histoire de l’intelligence. Tel est le fond de ce livre dans lequel un esprit, fait pour mieux que cela, se remue puissamment dans le vide et finit par mourir faute d’air, comme un robuste oiseau pris sous la machine pneumatique. Selon nous, il n’y avait qu’un moyen d’arriver à une solution dans cette question de l’intelligence, mais ce moyen, dont un philosophe ne se serait jamais avisé, aurait été de relever intrépidement le lieu commun en face de la philosophie. En place de l’homme individuel qui n’arriverait jamais à l’intelligence s’il était seul, il fallait saisir toute la personne sociale. Au lieu de rechercher microscopiquement dans la conscience ou dans la mémoire le fait primitif fondamental et qui constitue l’intelligence humaine, il fallait en prendre le germe mystérieux et complexe et montrer que, sans la corvée du père et de la mère, il serait non avenu, puisqu’il ne se développerait pas !

Il fallait prouver que la plus haute source de mémoire, d’intelligence, de bonne volonté, d’acquisition, c’est la famille, l’éducation et le langage. La voix de l’homme est un fait ultramondain étranger au cosmos et particulier à l’homme, venant, nous le voulons bien, d’une vie antérieure, mais à la condition que cette vie antérieure sera Dieu. La parole renferme le mystère générateur de la pensée… In principio erat verbum. C’est donc par une théorie de la parole et non par l’analyse de faits de conscience imperceptibles que M. Doublet devait commencer son histoire. Il ne l’a pas fait et nous ne savons pourquoi. Le Catholicisme l’aurait enlevé à la Philosophie, et comme Hercule étouffait Antée en l’arrachant à la terre, la religion aurait étouffé le philosophe dans le ciel ! M. Doublet n’en dit pas un mot. Il est curieux de voir l’historien de l’intelligence s’abstraire de l’histoire tout en critiquant l’abstraction, et, par suite, négliger le profond enseignement de la Tradition, qui fait partie de l’homme cependant. Oui, cela est curieux, car nous n’imaginons pas que, pour un esprit comme celui de M. Doublet, s’abstraire de l’histoire, ce soit la nier !

Seul, en effet, cet enseignement de la tradition, depuis qu’il existe des philosophies, a su tout comprendre et tout expliquer. Écoutez-le ! rien de plus simple et de plus beau. Éden est dans les racines de notre être. L’enfance en est une lueur charmante encore. Puis tout s’éclipse avec l’apparition de la liberté. L’homme tombe ; il perd Dieu, la lumière, l’intelligence. Qui peut lui rendre ce Dieu perdu ?… L’éducation, la pédagogie, c’est la nécessité d’apprendre à l’homme son malheur ; c’est le redressement de l’homme par la peine. Malheur à ce Titan foudroyé, s’il n’a le fouet ! Il faut le rompre à sa condition et lui enseigner sa chute, sinon la création armée l’écrasera ; puis le ciel armé, car Adam, le pédagogue et le père, répond pour ses enfants. Voilà la magnifique donnée que M. Doublet n’a pas même aperçue dans son éternelle préoccupation du moi. Timide dans sa conception de la vie comme tous les philosophes qu’il accuse justement de pusillanimité, il s’imagine, — idée vulgaire ! — comme tous les philosophes, que nos puissances se surajoutent les unes aux autres, quand c’est le contraire qui est vrai. L’homme ne vit ici-bas qu’en s’écroulant. Nos puissances tombent en poussière à mesure que nous avançons dans la vie, et la vie elle-même n’est qu’un germe supérieur que nous décomposons jusqu’à la mort, Quant aux procédés de M. Doublet pour appréhender l’idée, comme il dit, par exemple, l’idée de la ligne et de l’étendue, ils consistent dans des généralisations et des abstractions si multipliées, si difficiles et si incertaines, qu’avec un pareil système de recherche, Mathusalem lui-même serait mort sur la moitié du ba, be, bi, bo, bu, et nous ne croyons pas qu’il l’eût apprise. Philosophie d’école buissonnière, bonne pour les paresseux superbes ! Peu de gens ont le temps de se pencher ainsi sur eux-mêmes et d’observer les infiniment petits, — les fils de la Vierge intellectuels, — sur lesquels M. Doublet concentre apoplectiquement l’effort de son œil et de son cerveau. Dans cette vie, qui a un but sans doute, un but important et peut-être terrible, puisque c’est le tout de notre destinée, on a moins le temps d’apprendre comment se font les choses que le temps de les faire. Qu’on nous laisse passer avec notre ignorance ! la besogne presse. Mais ce n’est point le compte des philosophes. L’un veut deviner comment l’œil voit, et il se crève un œil ; l’autre comment l’épi devient tel, et il ne sème pas. Au moins le formica-leo prend des insectes nécessaires à sa vie en creusant son trou dans le sable, mais les psychologues, comme M. Doublet, dans quoi creusent-ils ? et que prennent-ils, que l’inanité ?…

III §

Certes, quand on touche de pareils résultats, quand on lit ce livre laborieux dans le rien où l’abstraction met le monde en, poudre, on comprend que M. Taine, l’auteur des Philosophes français du dix-neuvième siècle, dise hardiment, et pour cette fois avec vérité, que la psychologie est déshonorée. Elle l’est en effet et à jamais. Après avoir, par la main de Descartes — ce Robinson du mot, enfermé dans son je comme dans une île déserte, mais sans aucune espèce de Vendredi, — détrôné la scolastique qui valait mieux qu’elle, la psychologie est tombée dans le mépris de la Philosophie elle-même, et M. Taine le lettré, le docteur ès lettres et l’élève de l’École Normale, avec son livre des Philosophes français au dix-neuvième siècle, tous psychologues au premier chef, Laromiguière, Royer-Collard, Maine de Biran, M. Cousin, Jouffroy, est le témoignage le plus frappant et le plus éloquent de ce mépris.

Le livre de M. Taine est effectivement, sous des formes qui veulent être gaies et amusantes avant tout, un soufflet bien et dûment appliqué sur les deux joues de la philosophie contemporaine. C’est un de ces soufflets semblables à ceux que le bourreau donnait parfois à sa victime immolée. Seulement, comme on ne tue pas avec la batte d’Arlequin, le joyeux bourreau n’a pas tué ici la philosophie, qui continuera d’aller à ses affaires, comme M. de Pourceaugnac avec son soufflet. Jamais, depuis qu’on écrit des articles de petits journaux (c’en est un de 362 pages que ce livre), on n’a traité avec un laisser-aller plus irrespectueux, avec un détail d’anecdotes plus malhonnêtes (sont-elles vraies ?) les hommes et les choses que les lettrés de ce pays-ci ont adorés depuis quarante ans. M. Taine a parfaitement appris, à l’école d’où il est sorti, le défaut de l’armure de ses maîtres, la vacuité de leurs systèmes, le vice de leur enseignement et les grimaces de leurs prétentions. Il sait tout cela comme un de nous, et nous ne lui reprochons ni de le savoir ni de le dire. Dans la splendeur animée du monde catholique, où nous assistons à la vie, les philosophes nous semblent des ombres chinoises, des marionnettes noires qui s’agitent sur une toile blanche tamisée de lumière, et cela nous cause je ne sais quel frémissement de plaisir de les voir se livrer aux affreux amusements de la discorde et se briser des meubles sur leur majestueux angle facial. Ils se font ainsi justice eux-mêmes, et d’ailleurs, avant tout, même avant les convenances et les respects d’école, la vérité ! Mais ce que nous ne pouvons nous empêcher de blâmer dans le livre de M. Taine, c’est le manque absolu de sérieux et le scepticisme de ton qui invalide la critique que l’on fait ; c’est surtout une perversité de doctrines pire que celle des philosophies dont il se moque en les exposant.

M. Taine est un homme du dix-huitième siècle. Il l’est par l’expression et par le fond des choses, et comme il est tel dans le dix-neuvième siècle, il est très au-dessous, en réalité, des hommes du dix-huitième, car l’erreur, changée d’époque, ressemble à un monstre déterré. Elle est plus laide qu’elle n’était du temps de sa vie. Si on appliquait à l’auteur des Philosophes français un des procédés de son livre qui consiste à changer un homme de place, — à faire naître M. Cousin, par exemple, en 1640, et à le métamorphoser en abbé, en théologien et en successeur de

Bossuet, — espèce de truc à l’aide duquel il est facile de rencontrer des analogies d’imagination assez drôlettes, — nous dirions, nous, que M. Taine fut un ami de La Mettrie, et qu’il a soupé chez d’Holbach, très hardi quand les domestiques étaient partis. Il a la prudence des serpents d’alors, qui étaient forts plats ; il ne déduit pas longtemps ses idées, il les ombrage quand elles deviennent trop claires, et les brise dans cette plaisanterie, qui est une ressource, mais on n’en voit pas moins passer la lueur. Ces petites précautions ne tromperont personne. M. Taine distingue profondément la science, cet objet d’éternelle recherche, de la morale, de la religion, du gouvernement. La science, dit-il, ne s’occupe que de rechercher les faits et de les décrire analytiquement. Or, comme il estime que la science doit faire, dans un temps donné, les destinées du genre humain, il se trouve que la religion et la morale, qui ne sont pas la vérité scientifique et sur lesquelles les philosophes ont pris l’avance, s’en iront un jour avec les vieilles lunes. Telle est la foi et l’espérance de M. Taine. S’il y avait quelque chose qui ressemblât à du respect dans sa pensée, ce serait pour Condillac et pour Voltaire. Ses livres de chevet doivent être la Langue des calculs et Candide : Candide pour lui, son livre de couchette, — et la Langue des calculs pour les badauds et quand quelqu’un monte l’escalier ! Chose naturelle ! La philosophie qu’il galonne le moins de ses épigrammes est celle de Laromiguière, parce qu’elle se rapproche le plus de la philosophie du dix-huitième siècle. Son Dieu — le plus grand psychologue de ce temps, dit-il — c’est Henri Beyle (Stendhal) ; Henri Beyle, un esprit puissant, c’est incontestable, mais d’un matérialisme presque crapuleux. Il faut bien le dire, c’est le matérialisme aussi qu’exhale le livre de M. Taine. Il n’y est pas formulé, mais il y est ; et sous les fleurs de la rhétorique et les roses à épines de la plaisanterie, sous les fadeurs et les fadaises de ce vieux pastel effacé, on sent l’infecte solfatare….

Quant au talent, au talent littéraire qui anime tout cela, il n’est pas énorme. Il consiste dans le programme assez bien étudié de la philosophie à l’École normale et dans cette fausse élégance qui joue au dandy sur des sujets qui ne comportent pas le dandysme. Un jour, M. Cousin, en verve de pédagogie, s’écriait avec la solennité théâtrale et l’emphase de voix et de geste qui font de lui le plus grand Comique involontaire qu’on ait vu : « Surtout, mon cher Labitte, n’oublions jamais que nous sommes des cuistres ! » Mais M. Taine, qui n’a pas l’esprit de son état, veut, lui, à toute force, le faire oublier. C’est l’Alfred de Musset de la philosophie railleuse — moins l’aristocratie naturelle du poëte. Les cigarettes de M. Taine se fumeraient beaucoup moins longtemps. Quand on l’a lu, on est impatient d’une atmosphère plus saine et plus pure. On est impatient de sortir de la science telle qu’il nous la montre dans ce profil perdu, mais qui fait trembler, et de rentrer dans la famille, dans l’ordre, dans l’histoire, toutes choses ignorées du bourgeois célibataire, jongleur et parisien, lequel cherche à chercher un objet de recherche d’un goût recherché, car voilà toute la philosophie de M. Taine ! Misérables hypogées philosophiques ! L’esprit solitaire y a froid, malgré le rire qu’on affecte d’y faire entendre. Déjà à propos d’un premier livre sur La Fontaine, nous avons conseillé à M. Taine, dans l’intérêt de son esprit et de sa renommée, de retourner à cette traduction de Shakespeare dont il nous a donné un jour de si beaux fragments. Aujourd’hui, après avoir lu les Philosophes français, nous l’avertissons qu’il est plus pressant que jamais de retourner au vieux Shakespeare. Mais nous écoutera-t-il et faudra-t-il donc l’y conduire, comme ces jeunes filles qui ne veulent pas chanter par obstination de modestie et que l’on conduit au piano ?…

XIII. Pascal14 §

I §

Les Pensées de Pascal et l’Étude littéraire de M. Havet ne sont point une publication nouvelle. Elles datent de 1852. À cette époque, les travaux sur Pascal de MM. Cousin, Sainte-Beuve, Nisard, Vinet, etc., etc., avaient éclaté, et, sans prétendre les résumer, cette publication les étreignit tous, comme idées, en un bloc consistant et très ferme, pour le compte d’une édition spéciale, faite avec soin sur les textes confrontés et le rétablissement du sens de Pascal, si longtemps obscurci et mutilé ! Quoique pleine de choses connues déjà, l’Étude de M. Havet ne fut pas cependant uniquement la concentration énergique et habile de ce qui avait été dit précédemment dans le courant de cette moitié de siècle. M. Havet se permit d’avoir aussi son opinion sur Pascal. Il se permit d’avoir de la pénétration souvent, — plus souvent de la solidité. J’oserai même dire que, dans l’état actuel de la pensée du dix-neuvième siècle sur Pascal, personne n’est encore allé plus avant que M. Havet dans ce clair-obscur étonnant, — plus étonnant que celui de Rembrandt, — qui s’appelle l’âme et le génie de Pascal. En vivant longtemps dans l’étude de ce grand esprit, M. Havet a fait amitié, je ne dirai pas avec ces ténèbres, — comme disait M. Augustin Thierry de sa cécité, — mais avec cette profondeur agitée, et s’il n’a pas toujours découvert ce qu’il nous y montre, il a parfois ajouté à ce qui déjà y avait été découvert. Qu’elles appartinssent donc à lui ou à d’autres, les opinions qui donnent la vie à son Étude sur Pascal, et qui n’ont été jusqu’ici dépassées par aucune vue nouvelle, méritaient l’attention d’une Critique, qui a bien le droit de se demander si ce sont là les derniers mots qu’on puisse dire sur Pascal, et s’il y aura même jamais un dernier mot à dire sur cet homme qui fait l’effet d’un infini, à lui seul !

Pascal, en effet, a été plus retrouvé, plus restauré, plus raconté que jugé de ce jugement définitif et suprême qui donne la raison suffisante d’un homme ; il a produit plus d’étonnement que d’admiration encore, et presque plus de frayeur que d’étonnement. Les critiques à classification et à catégories, les nomenclateurs qui croient aux familles d’esprits, ont été complètement déroutés par ce grand Singulier, sceptique et dévot, géomètre et poëte, l’ordre et le désordre, qui se bat contre sa tête avec son cœur. Ils n’ont rien compris ou du moins ont compris peu de chose à ce Solitaire, plus solitaire que tous les solitaires de Port-Royal dont il faisait partie, car jamais la régie et la communauté de doctrine et de foi n’empêchèrent qu’il ne fût seul, éternellement seul, sur la montagne de son esprit. Hélas ! il y resta jusqu’à son dernier jour, tenté comme le Sauveur Jésus, aussi sur la montagne ; et son tentateur, à lui, fut son propre génie, affamé de ce que les sciences de la terre n’ont jamais donné : la certitude ! On l’a si peu compris, que les uns le traitèrent comme un philosophe aberrant, et lui firent la petite leçon philosophique ; les autres comme un chrétien trébuchant dans le jansénisme, et lui firent la petite leçon religieuse, quand il eût mieux valu montrer les causes si particulières et presque organiques de ce jansénisme de Pascal. En somme, tout cela fut assez pitoyable. Chacun, avec son petit lumignon, ne montrait, en tournant alentour, qu’un point isolé du Sphynx énorme qui, du fond de l’ombre, où il était aux trois quarts plongé, semblait défier tous ces porteurs de bobèche ! Nulle lumière, en effet, ne s’était coulée autour de lui pour l’embrasser dans la beauté entière de sa forme étrange, et ne le simplifiait, en nous l’éclairant dans son irréductible unité et malgré ces incohérences de surface, cet homme, cet être plutôt que cet homme, qui fut encore autre chose qu’un grand géomètre, un grand sceptique, un grand dévot ! Mais quoi ?… C’est ce qu’il fallait dire, et c’est là ce qu’on n’a point dit !

Eh bien ! pour notre compte et dans la mesure de nos forces, c’est ce que nous voulons essayer de dire aujourd’hui. Nous ne voulons imiter personne, ni Voltaire, dont les remarques sur Pascal ne sont qu’un verre d’eau claire dans lequel il y a de petites raisons qui ressemblent à des animalcules ! ni M. Cousin, ce Cartésien constitutionnel pour qui 1828 dure toujours et qui, à propos de Pascal, bon Dieu ! établit le plus grotesque des rapports entre le scepticisme philosophique et l’opposition politique qui n’est pas constitutionnelle ; ni même M. Sainte-Beuve, meilleur à imiter cependant, car, du moins, celui-là est humain sous sa littérature et recherche les influences de la vie dans les révélations de la pensée ! Pour nous, là n’est point la question. Pour nous il s’agira bien moins ici des œuvres de Pascal et de sa valeur comparative ou absolue que de son entité, — que de ce qui le fait Pascal, — ce prodige ou ce monstre, comme on voudra, — mais, quel que soit le mot qu’on choisisse, la créature d’exception, jusqu’à lui inconnue, qui s’appelle Pascal, et même Blaise Pascal ! Blaise, un nom de niais, accolé par le hasard, le roi des insolents et des ironiques, à cet autre nom de Pascal que la gloire devait faire un jour tellement resplendir !

II §

Ainsi nous prions instamment qu’on ne l’oublie pas. Nous n’avons point à prendre la hauteur intellectuelle de Pascal. Nous voulons seulement indiquer quelle fut sa vraie réalité, — qu’on nous passe le mot, quoiqu’il ait l’air d’un pléonasme. D’ailleurs, quand on regarde à la lettre même de ses œuvres, Pascal n’est pas si grand qu’on l’a cru pour une Critique qui n’est pas gâtée par cette admiration traditionnelle que lui, le plus fier de tous les génies, méprisait. Comme mathématicien, en effet, il fut pour les méthodes anciennes contre les méthodes nouvelles, dont il méconnut la portée, ce qui lui mérita peut-être que Voltaire le mît, comme géomètre, très au-dessous de Condorcet. Comme écrivain, opérant sur une langue qu’il n’inventa pas, quoiqu’on l’ait dit, car nous avons un si effroyable besoin de flatter que nous finissons par flatter la gloire, il imita Montaigne, et l’imitateur ne fit pas oublier l’imité. Sans Montaigne et sans un sentiment dont nous allons parler tout à l’heure, Pascal n’aurait jamais été que l’écrivain des Provinciales, ce chef-d’œuvre qui ne serait pas si grand, si les Jésuites étaient moins grands et moins haïs, les Provinciales, où le comique de cet immense Triste, qui veut plaisanter, consiste dans une ironie, répétée dix-huit fois en dix-huit lettres, et dans cet heureux emploi de la formule : mon révérend père, qui — puisqu’on parlait à un jésuite — n’était pas extrêmement difficile à trouver !

Mais, encore une fois, Pascal, l’immortel phénomène, n’est pas là, Avant de dire ce qu’est un homme, il faut bien dire ce qu’il n’est pas. Le Pascal profond n’est pas plus dans son initiative scientifique que dans l’originalité de sa langue littéraire. Ce n’est point là qu’il faut chercher la caractéristique, l’élément générateur de son génie. Ce qui distingue Pascal, ce n’est pas la force de sa raison, car souvent il voit faux ; ce n’est pas non plus la pureté de sa foi, car souvent elle est troublée. Un pas de plus du côté où il marche, c’est dans l’hérésie qu’il tomberait ! Non ! ce qui le crée Pascal ; ce qui lui fait, par l’accent seul, une langue à lui à travers celle de Montaigne, dont il a les tours et dont il s’assimile les qualités ; ce qui lui donne une originalité incomparable entre tous les esprits originaux de toutes les littératures, et le fait aller si loin dans l’originalité que parfois il rase l’abîme de la folie et donne le vertige, c’est un sentiment, — un sentiment unique, un sentiment assez généralement méprisé par le superficiel orgueil des hommes, — et ce sentiment, c’est la peur !

Mais tout ce qui est intense est magnifique dans ce monde sans énergie ; et d’ailleurs, la peur, ce n’est pas la lâcheté ! « Quel est le lâche qui n’a jamais eu peur… ? » disait Ney, le brave des braves. La peur de Pascal était digne de son âme et de son esprit. Elle pouvait exister sans honte, car c’était la peur du seul être avec lequel on puisse bien n’être pas brave : c’était là peur de Dieu ! Je n’ai point à examiner si cette peur, qui était pour l’âme immatérielle de Pascal ce que serait une hypertrophie pour nos cœurs de chair, était légitime ou exagérée, mauvaise ou salutaire ; si elle avait le droit philosophique ou religieux d’exister, ou si elle n’était pas plutôt un manque d’équilibre et un égarement dans des facultés toutes-puissantes. Je me contente de la constater, car elle me suffit pour expliquer le Pascal sans égal, le Pascal des Pensées. Cette sublimité qu’on rencontre en ces quelques pages inachevées, et qui n’ont aucun modèle, quant à l’inspiration qui les anime, cette sublimité qui n’existait plus depuis les effarements de quelques Prophètes, je la trouve en Pascal, dans la peur de Dieu et de sa justice, la plus grande peur de la plus grande chose qui pût exister dans la plus grande âme, l’âme de Pascal, que j’appelais plus haut : « À elle seule tout un infini ! »

Et il fallait qu’elle fût grande, en effet, cette âme, pour être plus forte que l’esprit dont elle était accompagnée : car, cet esprit, elle l’a vaincu, elle l’a emporté hors de la science et hors du monde, comme un lion emporte un enfant ! Là, dans le désert, le saint désert, comme disaient ces anachorètes, la terrible lionne l’a foulé aux pieds, déchiré, déchiqueté, et elle a répandu autour d’elle ses lambeaux saignants avec une fureur de mépris dont vous pouvez juger encore, car ces lambeaux, ce sont les Pensées de Pascal. Débris grandioses auxquels les articulations manquent : mais quel prodigieux organisme ne font-ils pas supposer ? L’ivresse de la terreur, d’une terreur sans bornes, a pu seule donner à l’âme d’un homme la force de briser un esprit pareil, car l’âme et l’esprit sont adéquats chez Pascal. C’est même la raison, par parenthèse, qui m’a toujours empêché de croire qu’eût-il vécu plus longtemps et n’eût-il pas eu dans le cœur le néant de tout, qui empêche de rien achever, Pascal eût pu élever à la religion le monument que l’on regrette, non que l’ordonnance d’un beau livre ne fût dans les puissances de ce grand esprit de déduction et de géométrie, mais la peur fait trembler la main et dérange les combinaisons de l’artiste, tandis que la terreur, tout le temps qu’elle ne vous glace pas, fait pousser le cri pathétique ; et le cri pathétique chez l’écrivain, c’est l’expression ! ce n’est plus l’art, c’est le génie !

III §

Le génie donc, mais le génie de l’expression et du sentiment, voilà la supériorité nette (reina netta !) de Pascal ! Quelque pénétrant qu’il soit, il est plus pénétré, il est plus éloquent encore. Dans ce livre qui saigne, ce n’est pas la pensée qui domine, c’est le pathétique ! La pensée qui circule dans ces Pensées est bientôt dite, et c’est toujours la même pensée. « Rien de certain, rien qui se démontre, la philosophie radicalement impuissante, la raison, sotte, Dieu donc et Dieu, c’est-à-dire Jésus-Christ », tel est le fond : mais la forme et plus que la forme, — car, au point de vue extérieur, cette forme, c’est Montaigne, Montaigne, c’est l’écorce du style de Pascal, — mais l’âme inouïe qui circule dans tout cela, qui passe à travers ce fond de si peu d’invention et cette forme de tant de mémoire, voilà le Pascal en propre, voilà l’originalité qu’on n’avait pas vue et qu’on ne reverra peut-être jamais ! Quoiqu’il y ait là de bien grandes images qui frappent le front, les yeux et l’esprit comme une main, ce qui est plus beau que l’image encore, l’image, d’un physique si puissant, c’est l’accent, l’intime accent. Jamais il n’en fut de plus tragique, de plus amer, de plus angoissé, de plus méprisant, quand, du pied de la Croix, cette grande âme qui souffre la passion de la raison humaine se retourne vers le monde, et aussi de plus humble, quand, du monde, au contraire, elle se retourne vers la Croix !

Telle est la beauté des Pensées. Ce n’est pas la partie des Pensées qui veut fonder, qui essaie de construire, qui raisonne enfin, qui est la plus sublime en Pascal, c’est la partie qui tremble, crie et doute, a horreur de douter, doute encore et s’épouvante de son doute vis-à-vis de la seule clarté qu’il y ait pour elle, l’épouvantante clarté de Dieu ! Effrayant génie que Pascal ! a dit Chateaubriand. Ah ! il eût dû dire effrayé ! car l’effroi qu’il ressent est encore plus terrible que celui qu’il cause. C’est l’épouvante jusqu’à la poésie de l’épouvante ! Gui, sous les lignes brisées de ce grand dessin géométrique qu’on aperçoit encore en ces Pensées, comme le plan interrompu d’une Pompéï quelconque après le tremblement de terre qui l’a engloutie, il y a une poésie, une poésie qu’on ne connaissait pas avant Pascal, dans son siècle réglé et tiré à quatre épingles ; la poésie du désespoir, de la foi par désespoir, de l’amour de Dieu par désespoir ! une poésie à faire pâlir celle de ce Byron qui viendra un siècle plus tard, et de ce Shakespeare qui est venu un siècle plus tôt ! Pascal, en effet, c’est le Hamlet du catholicisme, un Hamlet plus mâle et plus sombre que le beau damoysel de Shakespeare, mais c’est tout à la fois le poëme et le poëte ! C’est un Hamlet, mort à trente ans passés, qui n’eut pas d’Ophélie, qui cause aussi, et dans quelle langue, grand Dieu ! avec la tête de mort que les solitaires mettent auprès de leur crucifix, et qui, s’il se rejette, comme l’autre Hamlet, en arrière devant le trou de la tombe, c’est qu’au fond il voit l’enfer, que l’autre Hamlet n’y voyait, pas !

Ainsi, c’est un poëte, en définitive, que Pascal. C’est le poëte de la peur qui a écrit ce grand mot caractéristique de son âme : « Le silence des astres m’épouvante ! » C’est un poëte qui a dévoré, dans sa flamme, le géomètre, le philosophe, et même le sceptique qui était en lui, et de cette cendre il a fait jaillir sa poésie ! Poésie naïve s’il en fut, celle-là, car elle ne se sait pas poésie, et quand elle le saurait, elle ne s’en soucierait pas ! Chose prodigieuse ! dans une doctrine qui touche par un seul point à celle de Calvin, mais qui y touche, Pascal a su être un grand poëte. Or le calvinisme éteint tout, excepté l’enfer. C’est la seule orthodoxie qu’il ait gardée. Eh bien ! l’enfer a été la source de la formidable poésie de Pascal. C’est par le sentiment, même quand il est inexprimé, de cette poésie terrible, plus que par sa roulette, plus que par un pamphlet toujours populaire, plus que par tout ce qu’il a fait jamais, qu’il est resté le dominateur des esprits, et même de ceux qui lui sont rebelles : car on a répondu, bien ou mal, à toutes ses raisons, et, malgré l’accablante expression de son génie, l’intelligence humaine n’est pas vaincue, mais ses sentiments emportent tout, et ceux-là qu’il n’a pu convaincre de ce qu’il croit, il les a emportés par la beauté de ce qu’il écrit, et ils conviennent qu’ils sont emportés ! Qui sait, du reste ? peut-être n’y a-t-il pas d’autre manière de mettre les pieds sur ces deux révoltés tenaces, le cœur de l’homme et son esprit !

IV §

Et c’est aussi par là qu’il vivra toujours, le Pascal des Pensées. Rien n’est plus immortel qu’un poëte, que la grandeur de sentiment qui fait les poëtes et les héros, car les héros sont aussi des poëtes, les poëtes de l’action ! Les Sciences vieillissent : bonnes femmes qui radotent en nous parlant de leur éternelle jeunesse. Les Philosophies se succèdent. Je ne veux pas dire que Descartes ne soit plus, mais il est bien changé ; on en a fait un universitaire. Quel aplatissement ! S’il revenait au monde, il se trouverait un peu verdi dans la mirette de M. Cousin. Après Kant, d’ailleurs, après Schilling, après Hegel, il faut convenir que, même sans M. Cousin, l’homme du cogito serait un peu terni. Mais Pascal, lui, le Pascal des Pensées, n’a pas, comme on dit, pris un jour. Toute une armée de géomètres a passé pourtant sur le géomètre du dix-septième siècle et planté plus loin que la place où il était tombé l’étendard de la découverte ! Le jansénisme s’en est allé en fumée avec les autres poussières d’un siècle écroulé, et, jusqu’en ce beau livre des Pensées, il s’est trouvé de vastes places qui maintenant font trou dans le reste, comme dans un tableau écaillé. La foi religieuse a pâli. La croyance au surnaturel, qui était le seul naturel pour Pascal, a diminué dans les esprits, retournés vers l’en-bas des choses. Il y a donc tout un Pascal de mort dans Pascal. Mais il y en a un autre qui ne mourra pas, c’est le poëte des Pensées ! c’est le poëte, qui est par-dessous tous ces raisonnements, tous ces doutes, toute cette syllogistique désespérée, toute cette algèbre de feu qui cherche l’inconnue et ne la trouve jamais, et qui, comme un phénix effrayé, aveuglé par les cendres du bûcher où il s’est consumé lui-même, se sauve tout à coup dans le ciel !

Du reste, on l’a traité en poëte, allez ! Le dix-huitième siècle, qui avait bien ses raisons pour ne pas aimer la poésie, l’a assez insolemment toisé du bas de sa prose, de sa raison et de sa froideur ! Un Jésuite l’avait appelé athée, ce Pascal qui tue l’intelligence sous Dieu ; des philosophes l’appelèrent visionnaire. Ils en firent un malade et ils inventèrent même une petite légende d’abîme qu’il voyait incessamment ouvert à ses pieds, et cette légende, qui rapetissait Pascal, a eu crédit longtemps, et c’est un poëte, c’est M. Sainte-Beuve, qui, impatienté, l’ai mise à la fin en pièces, l’autre jour !

Poltron qui avait peur du diable ! Voilà comme on traduisait cette terreur sainte du Dieu irrité et jaloux qui féconda Pascal et en fit un poëte incompréhensible aux pousseurs d’alexandrins de tragédie ! Voltaire, Voltaire, qui se croyait avec raison plus philosophe que poëte, eut les pitiés les plus impertinentes pour Pascal. Dans ces remarques dont j’ai parlé et dans lesquelles il fait tour à tour le joli cœur et le Tartufe : « Ne mettons point, dit-il d’un ton protecteur, de capuchon à Archimède. »« Êtes-vous fou, mon grand homme ? » lui dit-il encore en se déboutonnant, familier et maraud ! S’il l’était, c’était de cette folie dont il faut avoir trois quarts avec un seul quart de raison, pour être un homme de génie, disait M. Royer-Collard et cette folie-là, avec ses trois quarts de raison, Voltaire ne l’avait pas !

Devant la Postérité et cette partie de la Postérité qui aime les grands poëtes, Voltaire n’aura jamais l’honneur d’avoir été, en toute sa vie, une seule minute, fou comme Pascal !

XIV. M. Auguste Martin15 §

I §

De Pascal à M. Auguste Martin, quelle cascade ! M. Auguste Martin est l’auteur d’une Histoire de la morale, et si Pascal est le poëte de l’épouvante, M. Martin est le philosophe de la sécurité. Mon Dieu ! oui, l’Histoire de la morale ! Voilà le sujet qu’aborde aujourd’hui M. Martin, auteur de plusieurs ouvrages, comme il dit sur la couverture de son livre. Les religions, les gouvernements, les ordres religieux, les grands hommes et même les grands scélérats, ont eu leur histoire. Seule, la morale, cette chose à part des religions, et qu’on est prié instamment de ne pas confondre avec elles, seule, la morale n’avait pas la sienne. Ces étourdis d’hommes n’y avaient pas pensé !

Elle avait bien ses philosophes. M. Jules Simon avec son Devoir, sa Liberté et sa Conscience, était un des philosophes actuels et présentement les plus comptés de cette morale par elle-même, de cet indépendant quelque chose qui s’appelle la morale, sans Dieu et sans sanction ! Mais d’historien, aucun encore, quand M. Martin, qui depuis quinze ans poursuit la morale chez tous les peuples de la terre, comme M. Villemain, dont nous parlerons, quand nous parlerons des critiques, y poursuit la poésie lyrique, M. Martin a pris possession de ce grand sujet dans un premier volume précurseur de beaucoup d’autres… M. Louis-Auguste Martin, comme il s’appelle lui-même ! Ne dirait-on pas un évêque ?… Vous allez voir que ce n’en est pas un !

L’Histoire de la morale, de M. Martin, commence par la morale à la Chine. Le livre que nous annonçons a même pour sous-titre : Première partie ; de la Morale chez les Chinois. Ce commencement nous plaît. C’est une bonne ouverture, et nous en faisons sincèrement notre compliment à l’auteur. En tant qu’on se préoccupe de la morale par elle-même, il faut la prendre où elle brille le mieux, où elle a son caractère le plus saillant et le plus incontestable, là enfin où elle a le plus régné sans s’appuyer sur cette robuste et grossière épaule des religions, dont elle n’a plus besoin pour aller toute seule à présent… Or, qui ne le sait ? Ce pays-là n’est-il pas, n’a-t-il pas toujours été la Chine ?

La Chine a bien vu par-ci par-là quelques vestiges de ces inévitables religions, branches cassées et dispersées du Candélabre primitivement allumé, et qui brûlent encore dans les diverses poussières où les porta une tempête qui ne les éteignit pas. La Chine, nonobstant, est de tous les pays du globe celui-là où la Philosophie et la Science, et par conséquent la Morale, leur fille stérile, ont le plus piétiné ces débris de flambeaux renversés. Les bonzes à la Chine, les bonzes, qui sont les calotins de l’endroit, ont été effacés par messieurs les mandarins, qui en sont les littérateurs et les philosophes. M. Martin a donc agi avec une vigueur de procédé qui l’honore en retraçant d’abord, et avant toutes les autres nations, la Chine et l’influence qu’y exerce la morale, pour montrer que la morale est quelque chose en soi, car elle y est tout, et après l’avoir montré, M. Louis-Auguste Martin, l’auteur de plusieurs ouvrages, pourra se dispenser d’en faire un de plus !

II §

Et il n’y a point ici de confusion. La morale qu’adore M. Martin et dont il entreprend l’histoire est bien la morale telle qu’on l’entend en Chine, cette morale athée qui charma, quand il la découvrit, tout le dix-huitième siècle, qui se connaissait à cette morale-là. C’est cette morale enfin que certains esprits du dix-neuvième siècle professent encore aujourd’hui, en prenant la peine de la détacher adroitement de toute philosophie, comme elle était déjà détachée de toute religion. Or c’est précisément ce détachement, cet isolement de tout système de philosophie, qui fait le danger de cette morale, écrite seulement dans nos cœurs, et peu importe par quelle main !

L’homme n’est pipé que par les idées les plus simples. Tout système de philosophie a des complications qui n’entrent pas facilement dans l’esprit de l’homme, ou des parties tellement ridicules (Voyez comme exemple seulement, les Monades du grand et sage Leibnitz !), que décemment il ne peut les admettre, sans être lui-même un philosophé apte à avaler tout, en fait d’énormités. Mais ce moralisme faux qui ne se réclame pas d’une théodicée, — une théodicée, c’est de la théologie philosophique, — ce moralisme facile à comprendre, lavé et brossé de tout mysticisme, brillant et transparent comme le vide, qui prétend n’être rien de plus, que la constatation d’un pur fait de conscience, et comment ne pas admettre un fait ? ce moralisme, positif et bon garçon, est la plus dangereuse erreur qu’il y ait pour le commun des hommes, parce qu’elle est de niveau avec eux et qu’elle entre, sans avoir même à : lever le pied, dans la majorité des esprits. Eh bien ! c’est ce moralisme que professe aujourd’hui M. Martin, comme M. Jules Simon et tant d’autres ! Et encore je crois que M. Martin, avec son air posé et doux (je ne dirai pas son air de colombe, mais de bon gros pigeon pattu et pas trop rengorgé dans son jabot dormant), est plus résolu et tranche plus net que M. Jules Simon, lequel me fait l’effet d’être bien empâté encore de déisme et de traîner après lui quelque chose de ce pot au noir de fumée.

M. Martin, lui, est parfaitement et tranquillement et sereinement athée, comme un mandarin à quarante boutons ! Dans l’avant-propos de son livre il a défini, comme il le devait, du reste, cette morale dont il a résolu d’écrire l’histoire. Il nous a donné son petit système, qui] marche sur les trois roulettes que voici : les devoirs de l’homme envers lui-même d’abord (à tout seigneur tout honneur !) d’où la sagesse, — les devoirs de l’homme envers la société, d’où l’amour, — et les devoirs de la société envers chacun de ses membres, d’où le droit ! Est-ce net ? Est-ce peu compliqué ? Est-ce roulant ?… Une si jolie petite mécanique enfile l’esprit, comme une petite voiture, enfile une allée de jardin !

De Dieu, pas un mot ! Des devoirs envers Dieu, pas l’ombre ! Allons donc ! pour qui nous prenez-vous ?… Le nom même de Dieu, ce diable de vieux mot qui embarbouille l’esprit et nuit à sa clarté suprême, M. Louis-Auguste Martin ne l’a pas même écrit, par distraction, une seule fois. M. Louis-Auguste Martin n’est pas un distrait. Il est à son affaire, et son affaire, c’est l’homme : la sagesse de l’homme, l’amour de l’homme, le droit de l’homme ! J’ai vu souvent de l’individualisme. Je n’en ai jamais vu d’aussi naïf et d’aussi gros dans sa naïveté. En vertu de toutes les raisons qu’il vient d’exposer, M. Martin demandé pour l’homme une plus grande liberté, moins de pénalité, et, comme tous ces messieurs les philanthropes humanitaires, un petit paradis sur la terre. Nous connaissons cette ancienne guitare. On nous la racle depuis assez longtemps !

Tel est le système de M. Louis-Auguste Martin, l’auteur de plusieurs ouvrages que je n’ai pas lus, que je n’ai pas besoin de lire, celui-ci me suffisant pour juger l’homme qui doit être, j’en suis sûr, de la plus profonde unité. Tel est le système à la lueur duquel l’historien va jeter ses regards sur la Chine. Moraliste, il est vrai, dont la morale a cela de supérieur, selon lui, — et d’inférieur, selon nous, — à la morale chinoise, qu’il n’aime point le bambou, et que la Chine a toujours joué de ce gracieux bâton à nœuds avec l’alacrité, la vigueur et la prestesse d’un bâtonniste. Même le suave Confucius ou Khoung-Tseu si cher à M. Pauthier, dont M. Martin emprunte la traduction, se servait du bâton avec avantage, car un jour, trouvant son meilleur ami d’enfance, vieux et assis à l’orientale, sur ses talons, au bord d’un chemin : « Qui, vieux, ne sait pas mourir, ne vaut rien », dit l’aimable sage, et il frappa en perfection le trop vivant bonhomme, tant la Chine, jusque par la main de ses sages, a l’habitude de badiner avec le bambou !

Il y a dans ce badinage, il est vrai, aux yeux du très sérieux M. Louis-Auguste Martín, quelque chose de très offensant pour le droit humain, et c’est là le grand reproche qu’il ait à faire à la Chine, mais, enfin, il n’en dit pas moins ; fier pour elle comme s’il était lui-même un Chinois : « Ce qui caractérise la civilisation en Chine, c’est la morale ! C’est ce qui la distingue des autres civilisations… Chez aucun autre peuple on ne trouve aussi complètement formulées les éternelles lois du beau, du vrai et du juste, inscrites dans la conscience de l’homme. On les retrouve à chaque page de son histoire, invoquées par ses empereurs, ses ministres, ses philosophes et ses lettrés !… »

III §

Et c’est la vérité. M. L.-Auguste Martin nous analyse les livres sacrés, les quatre livres de Confucius, le Ta-Hio, le Tchong-young, le Lun-yu, le Yao-King (voilà assez de cette musique, n’est-ce pas ?) et tout cela, c’est la vérité, est d’une majesté à laquelle, dans l’histoire intellectuelle des nations, il n’y a rien à comparer. Et cependant, malgré ces invocations et ces formules, qu’a fait la morale, de la Chine, cette morale transcendante régnant à la Chine, plus que l’empereur lui-même, ce grand moraliste en robe jaune, qui, sous les inscriptions et les étiquettes, est souvent un monstre d’immoralité auprès duquel les Césars de la décadence romaine ne seraient que d’aimables jeunes gens en goguette !

Est-ce que les Chinois, ces potiches, pris en masse et de siècle en siècle, ne cachent pas des hommes affreux ? Est-ce que ces grotesques dont on rit, qui sont les marionnettes des Occidentaux, ne sont pas au fond l’abjection, la trahison, l’abomination, l’infamie du globe ? Est-ce que dernièrement encore l’immense caricature n’a pas tourné au tragique, et avions-nous besoin de cela pour savoir ce qu’ils ont dans le ventre, ces poussahs au cerveau figé et à la poitrine vide de tout sentiment d’humanité et d’honneur ?

M. Martin avoue lui-même que Confucius, le plus sage des Chinois, ne put jamais parvenir à réaliser les réformes qu’il avait méditées, tant déjà les Chinois, de son temps, étaient pourris de vices, morts sur pied, irrémédiablement finis ! Or, depuis Confucius, la corruption, qui va toujours son train, n’a fait que ronger davantage ce cadavre de nation ! Comment donc cette histoire politique et sociale de la Chine, qu’il a étudiée, n’a-t-elle pas fait trembler quelque peu l’intrépide M. Martin sur l’efficacité et la solidité de cette morale, qui doit dans un avenir heureux remplacer glorieusement ces drôlesses de religions, chez tous les peuples !

En effet, il ne tremble pas. C’est un héroïque. Il croit à la morale par elle-même, et il y croit si dru qu’il n’est pas du tout frappé comme il devrait l’être de ce grand fait qui se retourne contre sa pauvre morale, la soufflète et la convainc d’impuissance, — le contraste qui existe et n’a pas cessé d’exister à la Chine entre la moralité enflée ou sentimentale des paroles et la scélératesse des actes ! Incroyable ou plutôt très croyable préoccupation ! La niaiserie même de cette morale lui échappe, car, vous le savez, le Truism soleille en Orient ; la bêtise a dans ces contrées la beauté et la grandeur du climat, et les Chinois en particulier (à un très petit nombre près de proverbes qui font exception au reste de leur littérature), les Chinois sont d’incommensurables La Palisse. Seulement, ces La Palisse, en fait de maximes, ces tautologistes d’une imbécilité grandiose, sont doublés des coquins les plus déliés et les plus retors qui aient jamais existé.

Toute cette morale dont ils se chamarrent n’est donc pour eux que de l’ornementation pure, pièces d’estomac, broderies de robe, inscriptions de lambris, peintures d’éventail, dessus de porte, arabesques, mais elle n’a aucune influence réelle sur leur caractère et leurs actes, et elle ne peut pas en avoir, car voici précisément où un homme, qui n’aurait pas été M. Louis-Auguste Martin, aurait été amené à conclure de toute cette histoire de la Chine.

C’est que la morale ne peut pas exister par elle-même, et qu’où elle est seule, avec ses principes tirés de soi, sans le Dieu personnel et rémunérateur qui punit ou qui récompense, elle n’est plus qu’une sotte et intolérable dérision !

IV §

Mais pour M. Louis-Auguste Martin, la conclusion devait être et a été toute différente et même contraire. La morale qui a le plus marqué une civilisation de son cachet, comme la civilisation chinoise, a dit M. Martin, ne l’a marquée que par dehors, comme l’habit ou la peau d’un homme, mais elle n’a jamais pénétré dans ses mœurs. Eh bien ! M. Louis-Auguste Martin n’en est nullement étonné. Il a réponse à tout ; c’est que la morale des Chinois n’est pas assez la morale par elle-même ! Et probablement ce n’est pas chez ce peuple cul-de-jatte, qu’elle progressera assez pour le devenir.

Oui, ce qui l’empêchait d’entrer, cette morale, dans les mœurs, c’est d’abord le vilain bambou, incompatible avec le droit humain ! Puis, c’était aussi le droit de primogéniture, odieux partout, en Orient et en Occident (encore une vieille guitare connue !) Enfin, c’était la solidarité du fils et du père, ce ciment social que M. Martin s’amuse à gratter avec son petit coutelet de moraliste, et à faire tomber d’entre les pierres d’un édifice qui, sans un reste de ce ciment, depuis longtemps ne tiendrait plus.

Ah ! M. Louis-Auguste Martin est un homme de rare conséquence. Il ne se dément pas. Il est un… en plusieurs ouvrages, mais si par hasard il ne l’était pas, il l’est dans celui-ci. Une raison encore qu’il nous donne du peu d’influence de la morale chez les Chinois, ses civilisés et ses régnicoles, c’est ce qu’il appelle l’esclavage de la femme. M. Louis-Auguste Martin, comme tous les moralistes modernes, qui ont remplacé les chevaliers errants, — et qui parfois errent aussi, — veut l’émancipation de la femme, même en Occident. La femme, écrit-il, doit jouer un rôle égal à celui de l’homme dans une civilisation bien faite, « mais ce jour semble ajourné à l’époque où ne domineront plus l’audace, la valeur guerrière, incompatibles avec sa nature douce et résignée… seulement, soyons tranquilles, ce jour arrivera… » Dites-vous-le bien, messieurs les officiers de spahis !

En vain une femme, une Chinoise, la seule Chinoise bas bleu ou babouche bleue que l’on connaisse et qu’ait eue la Chine, la célèbre Pan-Hoeï-Pan, a eu une opinion contraire à celle de M. Louis-Auguste Martin et à toutes les femmes de lettres de notre Occident ambitieux. En vain a-t-elle rappelé la femme au sentiment tout-puissant de sa faiblesse et a-t-elle dit avec, un grand bon sens chinois étonnant et qui étonnerait même en Europe, qu’il n’y avait pour la femme que la modestie qui rougit et l’ombre du mystère qui voile cette rougeur charmante, M. Louis-Auguste Martin n’a pas l’humble opinion de madame Pan-Hoeï-Pan, et il lui résiste vertueusement, au nom de la morale universelle, comme un Joseph… intellectuel.

Voilà, en somme, le livre de M. Martin ! On n’y trouve guères plus que ce que nous venons de voir, comme ensemble et portée : mais, nous l’avons dit, nous le tenons pour, plus dangereux qu’un livre plus fort. C’est de l’hameçon en masse dans le vivier des sots, qui ont une pente invincible à croire à la morale sans bambou ou sans punition d’un autre genre, à cette commode morale par elle-même qui s’accote dans ses remords, quand elle en a, et fait bon ménage avec eux. Quant aux détails chinois du livre, ils sont pris à Duhald, au père Amyot, à Brosset, loyalement cités, du reste, et à notre courageux et impartial voyageur, le père Hue qui, lui, ne nous donna pas sur la Chine des idées de troisième main… Il y a bien ici par là deux ou trois manières assez inconvenantes de parler du christianisme et de son divin fondateur qui étonnent et détonnent dans l’auteur, athée discret qui surveille sa parole tout en laissant passer sa pensée, et qui, quoique badaud d’opinion, a quelquefois le sourire fin… M. Louis-Auguste Martin se permet de parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme il parlerait d’un moraliste chinois. C’est par trop… chinois, cela, et mérite le bambou de toute critique qui en a un ! À propos des prescriptions du Divin Maître, M. Martin, cet arpenteur exact de l’âme et de ses devoirs, prononce que le christianisme a dépassé la puissance de l’homme, en lui ordonnant de faire le bien à ses ennemis et de répondre aux offenses par des bienfaits. Sa petite morale par elle-même est déconcertée de cela, et je le crois bien ; mais ce n’est pas là une raison pour avoir, en exprimant un jugement faux, une familiarité qui n’est pas seulement un manque de respect, mais une faute de goût. Et d’ailleurs, il n’a donc lu aucune histoire » pas même celle de la Chine, ce moraliste chinois de M. Martin, pour dire que le Christianisme dépasse la puissance de l’homme ! Et le plus écrasant démenti ne lui est-il pas donné par l’Histoire toute entière, qui atteste que le Christianisme a centuplé cette puissance, là où il a saisi la nature humaine, — en Chine même, comme ailleurs et partout !

XV. Vauvenargues16 §

I §

Le service très réel que M. Gilbert a rendu aux lettres, à la critique et à l’histoire, n’est pas l’édition de Vauvenargues, à proprement dire, qu’on lui doit. On connaissait les Pensées et Maximes du moraliste du dix-huitième siècle, — ce petit livre qui tiendrait sur quelques cartes à jouer, — et ce que M. Gilbert ajoute aujourd’hui à cette œuvre mince n’est pas de nature, et dans aucun sens, à beaucoup l’augmenter. Toutes ces limailles pouvaient très bien rester au pied de l’étau où fut poli ce travail d’un goût laborieux.

La main pieuse qui les a remuées n’a soulevé que de la poussière qui brille peu et qui doit retomber. Le service et la découverte ne sont pas là… Ils sont bien plutôt dans la publication de la correspondance, formant presque un volume entier, entre Vauvenargues et ses amis, et en première ligne le marquis de Mirabeau, père de l’orateur. Ceci est particulièrement intéressant, instructif, excellent et nécessaire à connaître pour juger d’un talent, que Voltaire s’est amusé à grandir outre mesure, et d’une moralité que ses éloges ont rendue suspecte. Quand on n’a que le livre d’un homme, on n’a guère que la lettre morte de son talent et de son âme, mais quand on étudie l’un et l’autre à la lumière d’une correspondance ou d’une autobiographie, on en tient réellement la lettre vivante, et la Critique peut hardiment se prononcer.

D’ailleurs, avant cette correspondance, on ne savait rien ou presque rien de précis sur Vauvenargues. On ne savait que ce que Voltaire en avait dit. Il est vrai qu’il en avait dit des choses inouïes. Excepté du roi de Prusse, à l’adoration duquel il y a une contrepartie, Voltaire n’avait parlé ainsi de personne. C’était presque un ton d’amoureux ! « Aimable créature, beau génie, écrivit-il à Vauvenargues dès 1744, j’ai lu votre premier manuscrit. J’y ai admiré cette hauteur d’âme qui s’élève si fort au-dessus des petits brillants des Isocrates… Le grand, le pathétique, le sentiment, voilà mes premiers maîtres. Vous êtes le dernier. Je vais vous lire encore… Votre état me touche (continuait-il en 1745), à mesure que je vois les productions de votre esprit si vrai, si naturel, si facile et quelquefois si sublime… » Et en 1746, faisant toujours la boule de neige de ces incroyables éloges : « Je vais lire vos portraits, lui mandait-il. Si jamais je veux tracer celui du génie le plus naturel, de l’homme du plus grand goût, de l’âme la plus haute et la plus simple, je mettrai votre nom au bas… » Ailleurs, à propos de cette détestable et ridicule déclamation, fausse comme les larmes d’un catafalque, sur la mort d’Hippolyte de Seytres, tué dans la campagne de Bohême, il avait déjà comparé Vauvenargues à… Bossuet ! Assurément une telle furie d’admiration touchait au délire. Venant de Voltaire, cela ressemblait à une ironie du à une gageure, mais Voltaire, qui a tant ri, ne riait pas. L’immense farceur était pipé. Il croyait réellement au mérite transcendant de Vauvenargues. Il ne le présentait pas et il ne le recommandait pas à la Gloire comme un jeune homme à qui on veut du bien. Avec ce débutant, resté débutant, il ne se permettait pas ces airs protecteurs dont la grâce adoucissait l’impertinence et qu’il eut avec tant de jeunes gens dont il immortalisa la médiocrité. Comme le sculpteur qui finit par adorer sa statue, il aimait et respectait le Vauvenargues qu’il avait créé et qui lui appartenait aussi bien que L’Orphelin de la Chine. Pour lui, c’était la Galathée de la Sagesse. Il en était le Pygmalion ! Car de Vauvenargues tel que celui qu’il loue et qu’il invente, il n’y en a point et la Postérité le cherche.

Elle le cherchera sans le trouver. Vauvenargues est un esprit distingué, réfléchi, délicat, plus élevé certainement que les hommes de son temps, parce qu’il vécut à l’écart d’eux, mais entre ces qualités et celles que lui donnait Voltaire, il y avait l’imagination et le caprice de cet esprit de vif-argent et de feu grégeois. Quand on place Vauvenargues à côté de Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, — ce La Bruyère qu’il a contrefait bien plus qu’il ne l’a imité, — on le trouve aussi petit que l’est son siècle, à côté du siècle de Louis XIV. On ne peut parler que de ce qu’il y a de réussi dans ses œuvres ; or, si vous exceptez les Pensées (il y en a neuf cent quarante-cinq, en comptant celles qu’il supprima), tout est à peu près avorté. Or, encore quelques gouttes d’essence, fussent-elles de l’ambre le plus pur, filtrées avec beaucoup de peine, et en trop petit nombre pour parfumer autre chose que le mouchoir de poche d’un homme d’esprit, ne suffisent pas pour mériter ce nom glorieux et sévère de moraliste auquel Vauvenargues prétendit et qu’on ne lui a pas assez marchandé. Un homme de la fin du même siècle, qui n’a exprimé aussi de sa pensée que quelques gouttes, mais autrement puissantes, d’un citron, autrement pénétrant, et parfois autrement mortelles que celles que Vauvenargues fit tomber de la sienne, Chamfort, si au-dessus de Vauvenargues par tout, excepté par le caractère, n’est pas un moraliste non plus, quoiqu’il en ait révélé les profondes aptitudes. Mais Chamfort, qui n’était pas valétudinaire comme Vauvenargues, Chamfort, l’Hercule et l’Apollon des boudoirs mythologiques de son temps et dont la vigueur n’était pas une fable, n’a pas eu de Voltaire qui l’ait pris dans son vitchoura d’Astracan comme Hercule prenait les Pygmées dans sa peau de lion. Voltaire, le Roi de son époque, a la manie du favoritisme, comme les rois. Vauvenargues fut un de ces favoris qui n’ont d’autre raison pour exister que le bon plaisir de leur maître.

Sur une lettre, très peu merveilleuse, que nous pouvons lire dans l’édition de M. Gilbert, et dans laquelle Vauvenargues s’amuse à l’éternel parallèle, cher aux rhétoriques, du génie de Corneille et du génie de Racine, Voltaire prend feu comme un jeune homme pour cet officier du régiment du roi qui s’ennuie de son métier, et qui lui envoie, avec tous les salamalecs d’usage, de la littérature de garnison. Au reçu de ce simple hommage, Sa Majesté Voltaire, dont la tête ne baissait pas encore (il avait cinquante ans), s’exalte et se met à faire pleuvoir un déluge de titres sur son modeste correspondant. C’est une avalanche de faveurs ! Presque immédiatement, il le chamarre de tous les Ordres de la sagesse, de la Vertu, du grand goût, du génie, de la magnanimité ; il le constelle de tous les crachats de la flatterie d’un souverain ; enfin, il en fait son Potemkin intellectuel ! Si Vauvenargues n’était pas mort au milieu de cette gloire, il aurait eu le sort de tous les favoris. La main qui, sans raison, l’avait mis au-dessus des autres, l’aurait laissé retomber. Mais il mourût jeune, à temps, avec la beauté d’une espérance que la mort a trompée, mais que la vie n’a pas trahie. Il mourut au moment où Voltaire lui disait le mot de Virgile : « tu seras Marcellus, tu Marcellus eris ! » Le sérieux de la mort communiqua aux éloges de la plume la plus légère, qui ait jamais joué avec toutes choses, la consistance du style lapidaire d’un tombeau. Certes, puisqu’il aimait la gloire, Vauvenargues a bien fait de mourir. La mort lui a été favorable comme la maladie. Sans la maladie, sans la douleur qui lui a donné le peu de fil et de mordant qu’on trouve dans ses œuvres, il aurait été, comme tous les humanitaires de son temps, un badaud, un optimiste, un philanthrope, un niais d’esprit, et sans la mort prématurée qui le fait vivre, il serait mort, sur pied, de son vivant !

II §

Et ceci est certain. Voltaire se serait dépris. L’engouement eût cessé, et la mobilité d’un pareil homme n’eût pas seule expliqué cette inévitable réaction… Malgré les éloges du commentaire qui suivirent les éloges des lettres, on la voit poindre… Dans ce cristal, on discerne la fêlure par laquelle il doit éclater. Il, y a dans Vauvenargues, dans son jeune sage, dans son ami, dans son modèle, des choses qui affligent la philosophie de Voltaire. Il les a notées, ces deux ou trois choses, et sans loupe, elles sont énormes. Elles lui ont fait écrire le mot terrible et réprobateur qui est « le raca » de messieurs les philosophes : le mot : « capucin ». Et de quoi, diable, n’es-tu pas digne, si tu n’es pas digne d’être capucin ? disait un jour le Régent à un de ces braves grenadiers de la haire et du froc, qui sont la gloire même des armées de Dieu. Si Vauvenargues était revenu aux idées qu’il exprime dans sa Méditation sur la foi, par exemple, Voltaire eût pensé vite comme le Régent. Il aurait trouvé « le capucin » indigne, et la sifflante moquerie aurait, en un clin d’œil, remplacé l’admiration. M. Gilbert, dans son édition de Vauvenargues, a parfaitement mis en lumière ces points, très peu aperçus jusqu’ici, qui auraient été les causes de rupture entre Vauvenargues et Voltaire, et c’est ici que la publication qu’il a faite éclaire pleinement un Vauvenargues, trop laissé dans l’ombre, et nous révèle en l’auteur des Pensées et Maximes une moralité qui n’était pas du tout la philosophique et la païenne que Voltaire lui avait bâtie comme une pyramide de Rhodope.

C’est la moralité du gentilhomme, de l’homme de qualité, élevé probablement par une mère chrétienne, qui a gardé en lui la première impression des leçons de sa mère, ce qui l’a empêché, dans un siècle de philosophie et malgré les entortillantes flatteries de Voltaire, d’être nettement un philosophe. Sans être le vertueux des vertueux et le sage des sages, sans réaliser le type de l’Alcibiade-Zénon que Voltaire avait composé, Vauvenargues, ce malheureux officier du régiment du roi, qui n’avait que la cape et l’épée, et dans sa cape un corps malingre et épuisé, l’emporte, il faut le reconnaître, sur la plupart des hommes de son temps, par la fierté, le calme, la pureté des sentiments, la souffrance noblement supportée. À coup sûr, il n’est pas le stoïque, revêtu des grâces de Platon, de la contrefaçon Voltaire, le juste d’Horace que les ruines frappaient sans émouvoir, même celles de son corps. D’immenses tristesses, au contraire, sont en Vauvenargues, voilées dans ses œuvres, mais perceptibles au fond, et dévoilées dans sa correspondance. Il est malheureux, impatienté, piétinant sous son harnais de guerre qui l’écrase, et s’il n’a pas assez d’ardeur pour couvrir d’écume le mors qu’il ronge, il y laisse de son sang ; mais tel que le voilà et que la réalité consciencieusement étudiée le montre, il l’emporte pourtant en moraine sur tous les heureux et les célèbres de son époque, et justement parce qu’il eut le hasard d’être pauvre et l’honneur d’être un officier ! Supposez-le riche et lancé dans le monde d’alors, il n’y aurait point englouti un puissant esprit qu’il n’avait pas, mais il y eût abaissé son âme. Il y aurait perdu une originalité de cœur plus belle à nos yeux que l’originalité du génie. Grâce à Dieu, retiré, contre les pestes de son temps, dans ce lazaret d’un régiment, la dernière chose de l’ancienne monarchie qui ait été corrompue ; s’il n’échappa point à tous les miasmes contemporains, ce qui est impossible à l’être perméable que l’on appelle l’homme le plus fort, il échappa du moins au plus grand nombre et aux plus dangereux. Sa vie militaire le sauva. Moraliste qui se voit de travers, le croirait-on ? il se plaint de cela dans ses lettres. Il sourit amèrement quand il parle à son ami Mirabeau « de traîner son esponton dans la crotte », et il n’a pas l’air de comprendre que cela, qui le dégoûte, le préserve de traîner son âme, plus avant que son esponton, dans les fanges brillantes de son siècle !

En effet, il ne le comprenait pas ! Nous avons parlé des miasmes du temps qui l’atteignirent. Celui qui le pénétra davantage fut la préoccupation des choses littéraires. La gloire des lettres, presque toujours si vaine quand elle n’est pas du plus haut parage, l’attirait avec empire, et c’était peut-être par là qu’il avait pris Voltaire, Voltaire charmé de voir un gentilhomme venir aux lettres et se détourner de ce métier des armes, exécré par les philosophes qui prétendent que la guerre est une barbarie, et qui croient dire, en disant cela, une chose profonde. Eh bien ! même sur ce point comme sur les autres, Vauvenargues faisait sa réserve de gentilhomme. « Il n’y a pas de gloire, écrit-il quelque part, de gloire complète, grande, sans l’éclat des armes. » Ah ! ceci n’est pas du dix-huitième siècle ! Ainsi, au fond de ce griffonneur qui envoyait ses essais à Voltaire, le gentilhomme tenait bon comme le chrétien, et c’est ce fond de Vauvenargues, — puisque son nom se prononce encore, — qui mérite l’étude et l’intérêt de l’histoire. Quand tout ce qui était littéraire se faisait philosophe, Vauvenargues était philosophe comme les autres, puisqu’il avait la rage d’être littéraire ; mais il n’était ni athée comme d’Holbach ou La Mettrie, ni ennemi de Jésus-Christ comme Voltaire, ni matérialiste comme Diderot, ni déiste raccourci et bourgeois comme Jean-Jacques, et il ne parvenait qu’à être sceptique, dans un temps qui ne connaissait que le dogme de toutes les erreurs et leur affirmation la plus véhémente. Le dix-huitième siècle répugne au scepticisme. Il sait à quoi s’en tenir. Il ne doute pas. Celui de Hume, pour qui sait voir, est une négation profondément articulée. Vauvenargues, avec sa Méditation sur la foi, et les autres passages de ses écrits, que Voltaire appelait des « capucinades », en se priant de les excuser, est un sceptique du dix-neuvième siècle qui a devancé le temps où il aurait dû vivre. Il n’a aucune conclusion arrêtée et ferme dans l’esprit sur les grands problèmes de la destinée spirituelle. Mais il a des impressions d’enfance et des instincts. Comme lord Byron, il a jusqu’à ses heures de prière… Encore une fois, un pareil homme devait, un jour ou l’autre, être à couteaux tirés avec Voltaire, qui n’aimait pas les capucins de Saint-François, mais qui n’en était pas moins le capucin de la philosophie, quêtant perpétuellement pour son Ordre, et qui croyait avoir recruté Vauvenargues parmi les Frères de son couvent.

III §

Et il n’y a pas que par le scepticisme qu’il appartient au dix-neuvième siècle, il lui appartient encore par la gravité et par la tristesse. M. Gilbert a insisté sur la haine du rire qu’avait Vauvenargues, et qui venait beaucoup plus de son naturel que dès embarras et des misères de sa vie, car les gens gais de tempérament le sont partout, même dans le malheur, quand la grosse bourrasque est passée. Vauvenargues, s’il avait vécu à Paris de 1824 à 1840, eût compté dans la légion de ces jeunes gravés, cravatés de noir, « l’espoir du siècle », comme disait Stendhal, qui s’en moquait. C’était un René raisonnable, précédant le René poétique. Il est vrai que ce René semblait avoir des motifs suffisants pour se permettre de la mélancolie. Le René de Chateaubriand, qui fut Chateaubriand lui-même, était un Argan idéal et tragique ; mais Vauvenargues, ni au physique, ni au moral, n’était un malade imaginaire.

Chateaubriand avait tout, lui, pour être heureux, Il eut la naissance, la beauté, la santé, le succès, la gloire de bonne heure, une femme qui l’aimait et qu’il n’aimait pas (deux profits ; il était adoré et il était tranquille), toutes les bonnes fortunes et la grande, la fortune de l’ambition, des millions, des décorations, une vieillesse illustre, la chapelle ardente de Mme Récamier, et enfin un tombeau préparé à l’avance comme un arc de triomphe, en face de cette mer qu’il avait tant aimée, si jamais il aima quelque chose ! Comparez cela à la destinée de Vauvenargues, pauvre, malade, défiguré, presque aveugle, mourant à trente-et-un ans, criblé de petites dettes, grandes comme des trous de crible ; espèce de Job qui manquait jusque de fumier ! Assurément, des deux, c’était bien celui-ci qui semblait le plus avoir le droit de se plaindre, et ce fut pourtant le moins malheureux. La philosophie n’en avait pas fait le beau buste de marbre blanc que disait Voltaire, mais il croyait aux hommes et il était ambitieux, tandis que Chateaubriand, au milieu de tous ses bonheurs, n’avait jamais cru qu’au profond néant de la vie ! C’est, en effet, cette ambition, même infortunée, qui empêcha Vauvenargues de toucher au malheur suprême, car l’ambition est faite dans nos cœurs avec de l’orgueil et de l’espérance, et Vauvenargues mourut avant de désespérer. Il était ambitieux. L’était-il parce qu’il était impuissant, comme les gens boiteux haïssent le logis ? Mais enfin il l’était. Il aspirait aux affaires et au gouvernement des hommes. Il se croyait fait pour les diriger. De nombreux passages de ses écrits, relevés avec discernement par M. Gilbert, semblent indiquer cette préoccupation de Vauvenargues, devenue plus profonde dans l’oisiveté d’une garnison. Pour son compte, le commentateur ne doute ni de la préoccupation de cet homme d’État qui se rêvait, ni de son aptitude. À chaque instant il donne Vauvenargues comme un ambitieux qui ne s’était mis à regarder les hommes que pour plus tard les gouverner.

Contemplateur dans un but qui n’était pas la connaissance de l’homme elle-même, laquelle est le but unique du moraliste pur, il fut un moraliste malgré lui, en attendant le jour de l’action, et qui sait ? c’était peut-être à cause de cela qu’il fut un moraliste médiocre. En écrivant sur la nature humaine, il s’entretenait cette main inutile, qu’il ne put allonger jamais sur les hommes pour les discipliner ou pour les conduire ; il pelotait, comme on dit, en attendant partie ; mais la partie ne fut pas jouée. Le grand politique, — si réellement il y en avait un en lui, — le grand politique ignoré, qui avait la conscience de sa force, est mort trop tôt pour l’exercer. Dieu lui a épargné de vieillir, de porter longtemps cette force désespérée et vaine qui n’a pas d’autre emploi que de nous peser sur le cœur. Il n’a été qu’un mort de plus dans ce cimetière de Gray, où sont rangées les grandeurs qui n’ont pu aboutir, les génies qui ont gardé leur lumière ! et ni le grand écrivain, ni le grand penseur ne nous consolent du grand homme d’État que nous n’avons pas !

Des deux côtés, il a manqué la gloire. La renommée qu’il doit à Voltaire tombera en miettes devant la Critique qui le touchera d’un doigt ferme, comme un vieux tableau pulvérisé. Son nom restera dans l’histoire des lettres, car il est dans la correspondance du diable d’homme qui tient son siècle dans sa main, comme Charlemagne tenait son globe, mais on s’étonnera des mérites que Voltaire a mis sous ce nom. Pour nous, il en a deux qui sont oubliés et qu’il faut remettre en mémoire. Le premier, c’est qu’il resta marquis de Vauvenargues, malgré sa pente vers les idées et les innovations de son temps ; et le second, qu’il eut les jambes gelées dans la campagne de Bohême pour le service de la France et du Roi.

XVI. Buffon17 §

I §

Ce travail, très complet et très intéressant, sur l’un des premiers hommes du dix-huitième siècle, confine à deux mondes et embrasse également la science et la littérature. Et lorsque je dis l’un des premiers hommes du dix-huitième siècle, ce n’est pas assez ; c’est le premier qu’il faudrait dire, car dans l’ordre religieux, supérieur à tout, Joseph de Maistre et Bonald doivent être comptés comme étant du dix-neuvième siècle, et dans les sciences naturelles, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en sont aussi. Buffon, moins spirituel que Voltaire, dont l’esprit me fait, d’ailleurs, toujours l’effet d’un bruit de grelots, mis en vibration par les mouvements pétulants d’un singe, moins même que Montesquieu, qui a le sien finissant en pointe, sans être pour cela un obélisque (car un obélisque, c’est un colosse !) Buffon, qui pourrait bien, si on y regarde, n’avoir pas d’esprit du tout, est pourtant fort au-dessus de ces deux hommes, bien plus vantés que lui, et par la seule raison qu’ils ont plus troublé la moralité de leur siècle. Évidemment il les domina par la faculté la plus élevée d’entre les facultés humaines, quel que soit l’objet auquel on l’applique, — par cette faculté de l’ordre que Voltaire n’eut jamais qu’avec ses domestiques et ses libraires, et que Montesquieu aurait pu avoir, sans cet amour mesquin de l’épigramme qui l’a tant rapetissé !

Buffon, en effet, est l’ordre même, l’ordre concerté, enchaîné, lumineux ! C’est là le caractère le plus visible de son génie. Investi de la double aptitude de la science et de l’art d’écrire, le plus savant de tous les arts, Buffon est, au moins, toujours l’ordre, s’il n’est pas toujours la vérité ! Grand talent descriptif, qui sait encore mieux distribuer et encadrer ses tableaux que les peindre, il a précisément, comme peintre, le défaut de sa qualité souveraine : il pèche par l’ardeur ; il est froid comme l’exactitude et comme la majesté. Né en 1707, sous Louis XIV, le Roi réglé et éclatant comme le soleil, qu’il avait pris pour son symbole, Buffon devait garder sur tout lui-même un impérissable reflet de ce grand règne, qui expira sur son berceau, et montrer ce reste de grandeur par la règle, comme pour faire leçon en sa personne à la société déréglée au sein de laquelle il ne vécut pas.

Le croirait-on de loin ?…

Buffon, l’homme aux manchettes, qu’il mettait pour lui seul, est presque un solitaire dans son siècle. Un solitaire en grande toilette. Il haïssait Paris, le désordonné Paris, dont les soupers faillirent tuer jusqu’au génie de Montesquieu, — et il le fuyait. Quand il n’était plus au Jardin du Roi, il était à Montbar, dans ce pavillon aérien, qu’il avait fait bâtir au-dessus de toutes les terrasses, et dans la lanterne vitrée duquel il passa « cinquante ans à son bureau ». C’est là et de là qu’il porta dans les résultats de ses travaux et dans sa manière de travailler, dans son style qui était l’homme et dans les moindres détails de la vie, cette hauteur tranquille et cette éternelle préoccupation de l’ordre et de la règle qui fit sa gloire et son bonheur, car il fut heureux ! Il ne le fut point à la manière du chaste Newton, ce célibataire sublime, qui n’aima que Dieu et ses lois. Il avait, lui, quelque chose de trop tempéré, de trop harmonieux, pour se mutiler ainsi le cœur, pour être un si cruel ascète de la science ! Non, il se maria tard, dans sa beauté mûrie, et distribua ses jours entre la Méditation et la Nature, entre l’amour sans trouble du mariage et les vigilances tendres et lucides de la paternité. Il avait mis tant d’ordre dans sa vie, qu’il put, sans inconvénient, la partager !

Voilà l’homme, — le seul homme calme, comme un Ancien, d’un temps ivre de vin de Champagne et de pire encore ; voilà le Buffon que M. Flourens a voulu nous peindre, consacrant à l’homme un talent très vif de biographe et au savant une science qui a l’accroissement de presque un siècle de plus. M. Flourens est un de ces esprits issus de Buffon dont on pourrait dire : Si Buffon n’avait pas été, existeraient-ils ? Pour moi, je le crois, quant à M. Flourens. Il a une personnalité très distincte et parfaitement à lui ; nous la montrerons tout à l’heure. Mais peut-être, lui, ne le croit-il pas ? Il adore Buffon, et depuis trente ans il lui a donné probablement bien plus de vie qu’il n’en a reçu de ce grand-homme. M. Flourens ne s’est pas seulement fait un artiste en gloire pour le compte de Buffon, il est le meilleur de sa gloire. Parmi tous les bonheurs et toutes les somptuosités de cette prodigieuse destinée que Dieu, après sa mort, continue à cet heureux, qui aurait pu jeter sa bague aux poissons du Jardin des Plantes, le meilleur, c’est cette gloire plus intelligente et plus pure, incarnée dans l’admiration d’un rare esprit qui sait, lui, pourquoi il admire, et qui se détache de ce fond d’éloges traditionnels et de sots respects qui compose le gros de toute renommée. En exprimant, en filtrant cette dernière goutte de gloire exquise sur la mémoire de Buffon, M. Flourens semble avoir oublié la sienne. Mais qu’il soit tranquille ! il ne l’aura pas moins par-dessus le marché18.

II §

Ainsi double biographie : — la biographie intérieure et la biographie extérieure de Buffon, les faits de sa vie et ceux de son intelligence, tels sont les deux volumes de M. Flourens et qui se complètent et s’appellent. Publiée à dix ans d’intervalle de l’Histoire des travaux et des idées de Buffon, l’histoire des Manuscrits n’est qu’un dernier mot que M. Flourens, après tout ce qu’il avait dit déjà, pouvait ne pas dire, sans faire préjudice à l’homme de son culte, mais qu’il a dit, parce que l’amour infini a soif de lumière infinie. Buffon, on le savait, avait des collaborateurs, et ce n’était là ni une infirmité ni une pauvreté de son génie, mais, au contraire, une puissance de plus. Ce furent l’abbé Bexon, Gueneau de Montbéliard, Daubenton, ses lieutenants en histoire naturelle, auxquels il découpait le monde pour leur en donner à chacun une province à lui décrire et à lui rapporter. Eh bien ! ces collaborateurs ont un peu troublé les scrupules religieux de M. Flourens. Il ne s’est pas assez rappelé le sort de ces collaborateurs de Mirabeau, qu’on reprocha aussi à son génie… qui les a parfaitement dévorés ! L’Histoire des manuscrits a été commise en vue d’apaiser cette pieuse et même superstitieuse terreur. M. Flourens a voulu montrer, par ces manuscrits dont il nous cite beaucoup de passages, à quel point l’esprit attentif de Buffon s’imprimait encore en corrections, sur les pages qu’il n’avait pas tracées ; mais réellement, pour nous, peu importe !

Outre qu’en bonne justice, ces corrections sont insignifiantes, elles ne le seraient pas qu’elles n’ajouraient rien au respect qu’on doit à Buffon, qui, après avoir pris la part du lion dans cette histoire naturelle dont il a eu la grande pensée, créa, avec l’histoire, des naturalistes pour l’écrire, à côté de lui. Et ne sera-t-il pas d’ailleurs toujours plus beau d’inspirer les hommes comme la Muse que de les corriger ou de leur dicter, comme un professeur ? Seulement, dans ce volume sur les Manuscrits, que je regarde comme l’épi vidé de l’autre beau volume si plein sur les Idées et les travaux de Buffon, il y a cette biographie extérieure que M. de Flourens n’avait encore jusqu’ici qu’ébauchée et dont on peut se passer d’autant moins, quand il s’agit de cet homme, d’une si magnifique ordonnance, que son talent explique sa vie comme sa vie explique son talent, et que les triples pentes de l’esprit, du caractère et de la destinée se confondent et forment son identité.

Et il l’a bien compris, le fin biographe ! Il s’est bien gardé de remâcher l’idée, vieillotte de vulgarité, de ce superficiel Voltaire qui disait : « L’existence des hommes des lettres est dans leurs écrits et non ailleurs », et il nous a donné avec le détail le plus pointilleux et la charmante petite monnaie des anecdotes, dont on n’a jamais trop à dépenser, la biographie de cet imposant homme de science et de lettres dont la vie refléta sans cesse la pensée, mais qui est une vie sous sa pensée, comme il y a de l’eau sous le bleu du ciel que reflètent les eaux ! M. Flourens nous l’a écrite, ainsi qu’un homme d’action qui n’abstrait pas l’action humaine de l’existence du plus grand des contemplateurs.

M. Flourens, il est vrai, n’est pas un savant délivrés ou d’idées pures, c’est un naturaliste, un expérimentateur, c’est-à-dire un esprit incessamment à l’affût du caractère interne ou externe des choses, et, pour cette raison, il ne pouvait guère oublier les caractères de l’homme dans le contemplateur du belvédère de Montbar. Dès les premières pages de cette biographie, où le savant que nous allons retrouver dans les Travaux et idées de Buffon se sent et pèse si peu, je vois, avant toute vocation scientifique, cette faculté de l’ordre que j’ai signalée et qui est la maîtresse-faculté et la faculté maîtresse dans Buffon. Très jeune à l’âge où les autres jeunes gens se dissipent, à l’âge des coups d’épée (il en donna un), il se fait rendre compte judiciairement par son père de la gestion de sa fortune, en proie aux plus affreuses dilapidations, rachète la terre de Buffon que ce bourreau d’argent avait vendue, et le garde tendrement chez lui, ce bourreau qui se remarie, et dont il garde également et élève les enfants ! C’est, jeune, absolument le même homme qui, vieux, envoyant son fils à l’impératrice de Russie, et lui constituant presque une maison, lui dit au milieu de ses largesses et de ses tendresses : « Et surtout, payez vos gens, toutes les semaines, monsieur ! »

Riche par le fait de son énergie, il employa sa fortune à former des relations nécessaires à son ambition sans turbulence, et il avait dès lors, nous dit son biographe, « l’aplomb de la richesse et de la beauté », ces deux choses qui font d’ordinaire perdre leur équilibre aux hommes ! Il s’occupait de mathématiques, traduisait les Fluxions de Newton, mais déjà il se mettait en mesure avec l’avenir par des mémoires sur les végétaux qui le firent passer, à l’Académie, de la classe de mécanique dans celle de botanique, et décidèrent plus tard de sa nomination à l’intendance du Jardin du Roi, qu’il visait depuis longtemps avec la tranquillité de regard de la prévoyance. Une fois nommé à cette fonction, l’homme d’ordre de l’intimité apparut dans la vie publique. Buffon administra le Jardin comme il avait administré sa fortune. C’est alors qu’il créa des naturalistes qui durent l’aider dans le gouvernement de ce Jardin, ouvert aux produits des quatre règnes de la nature et qui vinrent de tous les coins du globe s’y accumuler ! Comme les hommes qui savent choisir ceux qui les remplacent, il fut invisible et présent au Jardin du Roi. Excepté quatre mois de l’année, il restait à Montbar, perché comme un aigle dans cette aire de cristal qu’il s’y était bâtie, pour mieux y méditer dans la lumière ; et ce ne fut qu’au bout de dix ans qu’il en descendit, rapportant, imprégnés, trempés et saturés de cette lumière, les trois premiers volumes de son Histoire naturelle.

À dater de ce moment sa gloire commença, sa vraie gloire. Jusque-là, il n’avait été que célèbre. Mais cette Gloire caressante, dont les baisers sonnent, ne l’empêcha pas de remonter les escaliers grillés du pavillon plein de silence où l’attendait l’Étude pensive, l’Étude « après laquelle, disait-il, vient la gloire, si elle peut et si elle veut, et elle vient toujours ! » Je l’ai dit et M. Flourens l’a prouvé, ce qui distingue Buffon des hommes de son temps que la gloire rendit fous, comme Rousseau et Voltaire, de vrais parvenus, c’est que sa belle tête calme sut résister à cette syrène ! Il l’aima, mais comme il aima tout, avec une raison bien autrement belle que l’ivresse ! Il l’aima comme il aima sa femme, comme il aima son fils, comme il aima sa province qu’il ne quitta jamais ; la province où l’on est né, patrie concentrée, patrie dans la patrie, peut-être plus profonde et plus chère encore que l’autre patrie ! Ah ! ce n’est pas lui qui aurait quitté sa Bourgogne et Montbar pour venir se faire couronner à Paris par des cabotines et pour donner des bénédictions déclamatoires au marmot de Franklin. M. Flourens cite un mot de cette Mme de Pompadour que Voltaire le familier avait bien raison d’appeler Pompadourette, qui rime a grisette, et qui dit bien le ton de fille de cette femme-là : « Vous êtes un joli garçon, monsieur de Buffon, on ne vous voit jamais ! » Il était un joli garçon, comme Corneille.

À mon gré, le Corneille est joli quelquefois.

Mais quelle plus honorable accusation de solitude ! En effet, il ne venait à Paris que dans quelque occasion solennelle, par exemple, pour prononcer un jour, à l’Académie française, le seul discours de réception que la postérité n’ait pas oublié… et il s’en retournait après, reprendre l’immense travail auquel il avait consacré sa vie. Il l’interrompait, cependant, pour recevoir dignement ceux qui venaient visiter cette gloire qui n’était pas sauvage, mais qui sentait qu’elle ne grandirait que dans le labeur et l’isolement des hommes, toujours plus ! Sachant le prix du temps, le prix de tout, planant sur les préoccupations de son âme et les distractions de la vie, ne permettant pas à ces distractions d’emporter jamais sa pensée hors de l’atmosphère où, sans effort, il la maintenait, Buffon, comme Rousseau, ne jouait pas au hibou de Minerve. Ses manières de poser étaient plus aimables.

Il avait beau être un homme de génie, c’était aussi un grand seigneur de sentiment, toujours prêt à l’hospitalité, vous tendant sa belle main du fond de ses manchettes ; qui se levait de son bureau pour vous faire accueil, « mis plutôt comme un maréchal de France que comme un homme de lettres », disait Hume étonné, car il avait cette faiblesse d’aimer la parure, qui fut la faiblesse de tant de grands hommes. C’est ainsi que vécut Buffon, c’est ainsi qu’entre la société et la nature, mais plus loin de l’une que de l’autre, il atteignit cette vieillesse qui devait être longue et qui lui alla mieux que la jeunesse, tant ce grand esprit d’ordre et de paix majestueuse paraissait plus grand dans le rassoiement de sa puissance par ces dernières années voisines de la mort, qu’au temps de la virilité !

De tous les sentiments qu’il permit à son âme, je crois que le plus touchant et le plus profond fut pour son fils, et c’est aussi la pensée de son biographe. Le sentiment paternel, si protégeant et si élevé, rentrait dans sa nature ordonnante et souveraine. Tous les autres devaient faire un peu grimacer son âme, comme les petits sujets faisaient grimacer son style. Il ne s’y adaptait pas. « Quand il met sa grande robe sur les petits objets, elle fait mille plis », disait gracieusement pour la première fois de sa vie, en parlant de lui, ce goitre de Suisse, Mme Necker.

III §

Telle est en abrégé cette biographie dont on ne peut donner l’idée en quelques mots ; telle est cette œuvre d’agréable renseignement et de piquante justesse qui, selon nous, fait tout le prix de l’inutile volume des Manuscrits. Il n’en est point de même de l’autre volume de M. Flourens, Des idées et des travaux de Buffon. Ce n’est plus là seulement un ouvrage agréable ou piquant comme cette notice biographique dont nous venons de rendre compte, mais c’est un livre dans lequel on constate une véritable supériorité. Là, on trouve une critique de Buffon pleine de verve, de mouvement, de sagacité et de science, — une critique faite par un amour qui a déchiré son bandeau, mais qui n’en est pas moins de l’amour encore.

C’est le cas pour M. Flourens. Assurément, nous ne croyons pas que jamais il sorte de cette critique de l’amour qui est la sienne quand il s’agit de Buffon, et qu’il puisse entrer dans cette impartialité froide qui est la vraie température de toute critique ; mais rendons-lui justice, et convenons que pour lui l’enfant de Buffon, le cartésien comme Buffon, l’homme incessamment occupé à brosser comme un diamant la gloire de Buffon, pour qu’elle brille davantage, il a cependant dans le regard une fermeté qui étonne quand il le porte sur son maître. Il ose le regarder, et très souvent il le voit bien. Il le voit entre les théories et les systèmes, constatant nettement que Buffon, tiré à deux philosophies, tenait de Descartes le goût des hypothèses, et de Newton le respect et la recherche des faits. Au fond, en effet, Buffon n’était pas, malgré des qualités de génie, un de ces Intuitifs qui sont les premiers en tout génie humain. Le fait de son esprit qui finît, nous le reconnaissons, par devenir tout-puissant par l’ordre (toujours l’ordre !), la continuité, l’enchaînement, la génération des idées, était plus un tâtonnement sublime que cette intuition qui n’hésite jamais et va droit à la découverte.

Buffon avait commencé sa vie pensante et savante par les mathématiques qui sont une science de déduction, et il apporta les habitudes mathématiques partout où depuis s’engagea sa pensée, et c’est à cause de cela, selon nous, bien plus qu’à cause de ses accointances avec Descartes, qui avait été aussi un mathématicien bien avant d’être un philosophe, c’est à cause de cela que Buffon admit si souvent l’hypothèse comme une règle de fausse position. Buffon, nous dit M. Flourens, se trompa d’abord sur la méthode, rien n’étant moins dans la nature de son esprit que les nomenclatures et les caractères généraux. Seulement, comme après l’avoir abaissé d’une main, M. Flourens relève Buffon de l’autre, en ajoutant qu’il se fit plus tard une méthode, parce qu’il était un esprit toujours en marche, progressif et se complétant, M. Flourens n’attribue pas avec assez de rigueur, à notre sens, quoiqu’il l’indique, l’absence de vue perçante de Buffon, en fait de méthode, à une conformation de tête qui n’avait rien de métaphysique et à des facultés qui devaient entraîner celui qui les avait, comme l’imagination entraîne.

C’est un peintre, en effet, avant tout, que Buffon, et son grand mérite, qui est énorme et que nous ne voulons pas plus diminuer que ne le veut M. Flourens, est d’avoir fondé la partie descriptive et historique des sciences naturelles. Mais la loi abstraite, la méthode qui donne tout dans un seul procédé, disons-le hardiment, ne pénétrait pas en cette tête pompeusement éprise de généralités, de différences et de coloris. Buffon est bien plus une imagination qui reçoit des impressions et qui en fait jaillir des tableaux vivants qu’un observateur dans la force exacte de ce mot. Il n’était pas anatomiste, ce myope superbe.

Nous avons dit qu’il tâtonnait. Le bâton avec lequel il tâtonna et sur lequel il s’appuya en anatomie, par exemple, fut Daubenton, mais par Daubenton (qu’importe le moyen !) « il créait l’anatomie comparée, dit M. Flourens, et il en comprenait l’importance ». C’était l’habitude de son esprit, et c’en était aussi la force, de comprendre, de féconder, d’élargir les faits qu’il n’avait pas découverts. Moins expérimentateur habile que généralisateur formidable, il promenait sa vue sur les expériences qu’il n’avait pas faites ; il en tirait les conséquences les plus éloignées ; il en appuyait des conjectures. « Et », — dit l’éloquent M. Flourens, qui voudrait couvrir de sa tête tout entière, comme on couvre de sa poitrine celui qu’on aime, les erreurs de Buffon, ces erreurs qui sont souvent grandioses, — « et j’aime mieux, à tout prendre, une conjecture qui élève mon esprit qu’un fait exact qui le laisse à terre… J’appellerai toujours grande la pensée qui me fait penser. »« C’est là le génie de Buffon, ajoute-t-il encore, et le secret de son pouvoir, c’est qu’il a une force qui se communique, c’est qu’il ose et qu’il inspire à son lecteur quelque chose de sa hardiesse. »

Et pourtant, est-ce que les paroles de M. Flourens ne sont pas singulières ? Ensorcellement par la beauté, par la grandeur, par le charme, enfin, du génie, plus que par la vérité qu’on lui doit ! Si, vous autres savants, vous vous laissez entraîner ainsi hors du vrai limité, impérieux, immuable, que voulez-vous que nous devenions, nous, devant les beautés littéraires de cet homme qui fut certainement, en définitive, plus un grand artiste dans l’ordre scientifique qu’un savant !

IV §

Car voilà Buffon, — le vrai Buffon pour nous ! Buffon, c’est le grand peintre du dix-huitième siècle, qui n’a pas inventé seulement la description scientifique, comme parle M. Flourens, mais la description naturelle, — l’art de peindre avec des mots, — et qui, dans l’ordre hiérarchique de cet art nouveau précéda immédiatement Chateaubriand, lequel commença sa carrière d’écrivain par être aussi naturaliste. En cette Histoire des travaux et des idées de Buffon, M. Flourens s’occupe, avec une compétence dont nous ne sommes point juge, du détail de toutes les questions techniques, que nous ne saurions aborder dans ce livre, nous qui n’écrivons ni pour une spécialité, ni pour une académie. Les idées de Buffon sur l’économie animale, sur la génération et sur la dégénération des animaux, etc., etc., etc., toutes ces diverses vues sont passées au crible de la plus subtile et de la plus patiente analyse, mais, la conclusion que nous venons de citer l’atteste, ce qui reste au fond du crible, c’est le génie de l’homme qui a remué toutes ces questions ! Le résultat qu’on atteint, c’est la démonstration de sa force, mais, franchement, ce n’est guère rien de plus ! Excepté l’unité du genre humain et la théorie de la terre, les deux plus grandes solidités de Buffon, l’actif de vérité, dans son bilan, est assez petit. Seulement, nous l’avons dit, c’est bien moins l’hypothèse qui est à admirer dans ce majestueux manieur d’hypothèses que l’ordre dans lequel il les dresse et fait avec elles de grands spectacles !

Or c’est là ce qui nous importe, à nous. Nous nous soucions fort peu, pour notre compte, que la science, dont la preuve définitive n’est jamais faite, revienne maintenant, comme on le dit, aux Époques de la nature, après les avoir insultées. Quand elle y sera revenue, peut-être s’en retournera-t-elle encore, après y avoir laissé son respect et y avoir repris son mépris. Toutes ces titubations, ces chancellements, ces allées et venues d’une science éperdue et incertaine, n’empêcheront pas que ces Époques de la nature ne soient un monument littéraire, au pied duquel elle peut, s’il lui plaît, s’agiter ! Quand les sciences naturelles, qui sont d’hier, auront grandi et seront développées, Buffon en sera probablement l’Hésiode, — un Hésiode dont les hypothèses seront les fables, — mais qui seront inviolables au Temps, sous la garde d’un langage assez beau pour être immortel.

XVII. Saint-Bonnet19 §

I §

Il est une question qui brûlait hier, et qui, tiède aujourd’hui, pourrait, d’un jour à l’autre, reprendre sa chaleur première, car elle n’a pas été résolue. C’est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n’a frappé personne quand on l’a agitée, puisqu’elle cache, — et tout le monde l’a senti, — sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l’éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l’Europe n’eût vu le dix-huitième siècle et la Révolution française. Rendu par ce double événement bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré tout ce qu’il a inspiré dernièrement aux esprits les plus opposés, n’était cependant pas arrivé à ce point de démonstration qu’il pût imposer sa solution, comme une loi, à l’État lui-même, après l’avoir imposée à l’Opinion, comme une vérité. Et il y avait plus. Sur cette question de l’enseignement si grave, si pressante, si peu faite pour attendre, puisqu’elle implique l’avenir et le compromet, c’était surtout l’Opinion qui était restée indécise. Elle s’était émue, il est vrai, mais elle ne s’était pas prononcée. Les hommes qui devraient la conduire et ceux qui pourraient l’égarer s’étaient passionnés. On avait bataillé de part et d’autre, mais d’aucun côté on n’avait vaincu. D’aucun côté (jusqu’ici du moins) ne s’était levée, pour en finir, une de ces intelligences supérieures qui ferment les débats sur une question, comme Cromwell ferma la porte du parlement et en mit la clef dans sa poche ; et la Critique attendait toujours le mot concluant et définitif qui devient, au bout d’un certain temps, la pensée de tout le monde, ce mot qui est le coup de canon de lumière après lequel il peut y avoir des ennemis encore, mais après lequel il n’y a plus de combattants.

Eh bien ! ce que la critique attendait, elle ne l’attend plus. Le mot dictatorial dont nous parlons a été dit, et comme nous ne le prévoyions bien, du reste, il vient d’être dit par une intelligence chrétienne. M. Saint-Bonnet ne serait pas chrétien que de nature et de physiologie intellectuelle il irait au fond des choses et creuserait les questions jusqu’au tuf. Il se tient si loin de la forge aux réputations, il fait si peu antichambre dans les boutiques où nous brassons la renommée ; moitié aigle et moitié colombe, c’est un esprit si haut et si chaste dans la solitude de sa province, qu’on est obligé de rappeler qu’à vingt-trois ans il achevait son ouvrage de L’Unité spirituelle, trois volumes, étonnants d’aperçus, malgré leurs erreurs, et qui donnaient du moins la puissance de jet et le plein cintre de cet esprit qui s’élançait, et que plus tard il s’élevait d’un adorable Traité de la douleur, jusqu’à cette Restauration française, l’ouvrage le plus fort d’idées qu’on ait écrit sur notre époque. Métaphysicien comme Mallebranche, avec la poésie d’expression au service de la métaphysique que Mallebranche, malgré son chapitre des Passions (admiration d’école !), n’avait pas, M. Saint-Bonnet est une de ces pompes intellectuelles qui vident toute question à laquelle s’applique le formidable appareil de leur cerveau. Quel qu’eût été le courant d’idées dans lequel il eût fonctionné, nous aurions eu toujours sur cette question de l’enseignement, puisqu’il la traitait, un livre remarquable, avec lequel il eût fallu rudement discuter, mais M. Saint-Bonnet est chrétien. La discussion, s’il y en a une, ne nous regarde plus. M. Saint-Bonnet a ajouté la vigueur de l’idée chrétienne aux forces vives de son esprit ; et c’est ainsi qu’il est arrivé, non à la vérité par éclairs, mais au plein jour de la vérité.

Et quel qu’ait été le renfort de l’idée chrétienne, il y est arrivé pourtant par sa voie propre d’études habituelles et de facultés profondes, intuitives et réfléchies tour à tour. Ou n’a pas oublié sans doute que les prétentions en présence sur cette question de l’enseignement, c’étaient, d’une part, l’innocuité morale, des classiques et leur convenance littéraire, et de l’autre, le danger auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers plis et reçoivent les terribles premières impressions de la vie, — terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur rester ! — Comme les autres écrivains qui ont discuté l’influence de la littérature ancienne sur l’intelligence des générations modernes, M. Saint-Bonnet ne s’est pas contenté de poser une question d’histoire et d’établir superficiellement un rapport de cause à effet entre la moralité des auteurs païens, dont les œuvres sont livrées trop tôt à de sympathiques admirations, et la moralité des hommes nés dans le sein du christianisme et qu’a lavés, même intellectuellement, le baptême. M. Saint-Bonnet a voulu davantage. Habitué à la méditation philosophique, à ce reploiement de la pensée qui s’aiguise en se pénétrant, il a entrepris de dégager cette loi de déduction qui, chez les autres écrivains, n’avait encore été qu’indiquée, et de la faire toucher par tant de côtés et à tant de reprises à ses lecteurs, qu’il fût impossible de la nier. À notre sens, il a réussi. Il a traversé rapidement les faits d’expérience que de part et d’autre on s’opposait ; puis, enfonçant la griffe de sa toute-puissante analyse dans les flancs mêmes de la question psychologique, il a substitué une question de nature humaine et d’inévitabilité logique à un rapprochement décevant dont on pourrait également dire : Cela est-il ou cela n’est-il pas ? Conséquent à la manière des grands observateurs, qui généralisent quand ils concluent, anatomiste de la pensée comme Bichat et Cuvier l’étaient des organes, il a pris la tête humaine dans sa main et il a dit : Cette tête étant conformée comme elle est, il est évident que telles idées ou tels sentiments qu’on y infiltre quand elle est vierge encore doivent produire tel effet funeste, — absolument comme le chimiste dit : Tel liquide versé dans un autre liquide doit produire tel précipité à coup sûr ; — et par là il a donné à une argumentation épuisée le degré de solidité qui devait la rendre invincible.

Certes ! à ne voir en bloc qu’un tel résultat, ce serait déjà une chose grande et belle que de l’avoir atteint, et la Critique, qui sait la profondeur et la difficulté des idées simples, ne pourrait oublier de le signaler avec éclat. Mais là ne se borne point le mérite du livre dont il est question aujourd’hui. Il faut entrer dans les détails de ce nouvel ouvrage de M. Saint-Bonnet, pour être frappé comme il convient de toutes les qualités d’exécution de sa pensée. Alors seulement on comprendra le magnifique titre qui surprend d’abord : De l’affaiblissement de la Raison en Europe, donné à une brochure sur la question des classiques ; et ce titre, si plein de choses, sera complètement justifié.

En effet, l’horizon de l’auteur de l’Affaiblissement de la Raison ne se circonscrit pas dans les limites, si agrandies et si fouillées qu’elles soient, d’une question de psychologie. Il est assez indifférent pour le quart d’heure de savoir si c’est le métaphysicien qui éveille en lui l’esprit politique ou si c’est l’esprit politique, effrayé des tempêtes qui dorment sous nos pieds à fleur de sol, qui a repoussé le métaphysicien sur lui — même ; mais ce qui est visible jusqu’à la splendeur, c’est que le métaphysicien et l’esprit politique, dont l’union fait un homme presque aussi merveilleux qu’une Chimère, forment en M. Saint-Bonnet une exceptionnelle harmonie. Aux yeux de ce double penseur, l’Anarchie, fille de la Révolution française, née dans le sang affreusement fécond qu’avait essuyé pourtant un grand homme, l’Anarchie, vaincue une seconde fois dans l’État, se réfugie actuellement dans la pensée, dans la philosophie, dans cette partie immatérielle et abstraite de l’homme, d’où, au premier jour, elle redescendra dans les faits, plus forte que jamais, plus armée et plus menaçante ! « On croit éteinte la Révolution, — dit M. Saint-Bonnet au commencement de son livre, dans des lignes qui, pour être un tocsin, n’en sonnent pas moins aussi tristement qu’une agonie ; — c’est croire éteinte l’antique Envie que la Foi comprimait autrefois dans les âmes… envie amoncelée, en ce moment, comme la Mer, par un vent qui, depuis un siècle, souffle sur elle. » Laissons les Pangloss du progrès se vautrer dans la niaiserie de leur optimisme. Le vieux serpent de l’Erreur ne périt pas pour changer de peau. Au contraire, en changer, c’est pour lui une des conditions de la vie. Devenue panthéiste sur les sommets de la pensée et socialiste dans le terre-à-terre de la pratique et de la réalité, cette révolution intellectuelle qui fait l’intérim de la révolution politique en attendant son retour, est pour M. Saint-Bonnet, comme pour nous, du reste, comme pour tous ceux qui portent un regard assuré sur l’Europe actuelle, l’application complète de toutes les doctrines du dix-huitième siècle à l’homme et à la société. Seulement, plus frappé que personne, en vertu de son tour d’esprit, de l’inutilité des charges à fond exécutées par les meilleures intelligences contre la Révolution dans les systèmes qu’elle a engendrés par la tête de ses plus illustres penseurs, et voyant, sur ces systèmes rompus, déshonorés, défaits, la Révolution vivre encore et continuer de ravager la pensée sociale, M. Saint-Bonnet s’est dit qu’il fallait l’attaquer plus profondément, plus intimement que dans ces systèmes, forteresses de quelques jours ! Il s’est dit qu’il fallait la poursuivre jusque dans son dernier retranchement, jusque dans les facultés de l’homme, faussées et perdues par une éducation première, et qui n’en restent pas moins perdues, quand l’homme ne croit plus à la lettre de son enseignement. Or, de toutes les facultés de l’homme, la plus gauchie, la plus radicalement altérée, c’est précisément celle-là que la philosophie croit avoir le plus développée ; c’est la faculté qui sert à concevoir le vrai, la Raison ! Pour le prouver, M. Saint-Bonnet nous en fait l’histoire. Il nous en raconte les défaillances. Terrifiante et majestueuse peinture ! Le propre des esprits véritablement supérieurs est d’élever jusqu’à eux les questions qu’ils posent, et de n’en descendre pas moins jusqu’au fond de ces questions soulevées. M. Saint-Bonnet a prouvé à quelle race d’esprits il appartenait, en donnant pour base à une question de réforme dans l’éducation publique cette histoire de l’affaiblissement de la raison en Europe, qui serait la plus sûre prophétie de notre prochaine décadence, si le livre où elle est annoncée ne renfermait pas les meilleurs moyens de l’éviter !

Et c’est ici que l’originalité du livre commence ; c’est ici qu’on sent à quel métaphysicien on a affaire… Nous avons nommé la Raison. Mais, comme tous les grands esprits philosophiques qui savent que les mots représentent la pensée, qui poinçonnent la langue et donnent le vocabulaire de leurs conceptions, M. Saint-Bonnet nous explique ce qu’il entend par cette faculté, d’ordinaire si vaguement définie. Indépendamment de sa justesse, nous, chez qui bat le cœur de l’artiste, nous ne savons rien de plus beau que cette définition de la Raison, qui a les proportions d’une analyse. Selon M. Saint-Bonnet, la Raison, c’est la faculté divine, impersonnelle, qui nous met en rapport avec l’infini. Une des confusions les plus fréquentes et les plus déplorables d’une fausse philosophie, c’est la confusion de la Raison et de l’Intelligence, qu’il faut si sévèrement distinguer. La Raison, c’est ce qui nous est resté du rayon divin après la grande rupture de la Chute ; l’intelligence, c’est la puissance de l’homme, le résultat, soit du hasard, soit du mystère de sa contingente organisation. Comme la Sensation est en l’homme le représentant et la voix de la nature, la Raison est dans sa conscience le représentant et la voix de Dieu.

« La fonction psychologique de la Raison, dit M. Saint-Bonnet, est de placer continuellement la notion de l’être, la notion de la loi, du nécessaire, de l’unité, du juste, du bien en soi, en un mot, du Divin, sous les perceptions innombrables du phénomène, du variable, du relatif, du fini, que lui transmet sans cesse l’Intelligence recueillant le produit des sens, et d’empêcher que nous ne restions de simples animaux. La fonction de la Raison, en un mot, est de rappeler constamment l’homme des perceptions contingentes et personnelles aux perceptions impersonnelles et immuables ; de la nature physique où le retient le corps, à la Raison éternelle d’où lui descend la vérité. » Une telle faculté, qui soude presque l’homme à Dieu, s’il est permis de parler ainsi, devait être la première que la philosophie du dix-huitième siècle, la philosophie du moi et de la chose exclusivement humaine, dût fausser. Et elle n’y manqua pas. Elle la brisa. Pour cela, la philosophie pesa sur l’esprit de l’homme de deux manières, par les sciences qui ne s’adressent qu’à l’esprit et qui finissent par lui donner le vertige de sa force, et par l’effet du paganisme sur l’âme, influence — il faut le reconnaître — que le dix-huitième siècle n’avait pas créée ; qui existait depuis la Renaissance, mais qui, grossie chaque jour, avait fait avalanche sur la pente escarpée de ce siècle, où toutes les erreurs entassées avaient fini par se précipiter.

Tel est le chemin que l’auteur de l’Affaiblissement de la Raison, parcourt, après l’avoir creusé, pour arriver à cette question de l’influence du paganisme sur de jeunes âmes, qui ne semble être qu’une question de rhétorique aux esprits superficiels, mais qui est, pour les esprits profonds, une question de philosophie, de gouvernement, d’avenir du monde. Les esprits superficiels…, nous savons ce qu’ils sont dans une époque où le système des majorités est une méthode de vérité. Nous savons que, pour peu qu’ils aient une misère de talent, de palette, et même, sans cela, de renommée, les voilà les conducteurs et les chauffeurs de l’Opinion sur tous les rails ; mais qu’importe ! nous renverrons ceux qui croient à leurs paroles légères au livre de M. Saint-Bonnet. À qui suivra comme nous ce grand mineur, ce grand stratégiste, qui creuse si bien le dessous des questions qu’il veut résoudre, il ne restera nulle incertitude pour les plus inquiets. Toute anxiété sera dissipée ! La question qui a dernièrement scandalisé MM. les dandies littéraires, cette fine fleur d’humanistes à gants blancs de cette époque de Doctrinaires en toutes choses, lesquels prétendent savoir le latin et ne vouloir l’étudier que dans les sources les plus pures, cette question, qui n’est pas seulement une question de pédagogue, mais une question d’âme, sera plus que résolue : elle sera épuisée. M. Saint-Bonnet l’a retournée dans tous les sens. Il en a sondé toutes les faces. Naturalisme d’abord, scepticisme ensuite, toutes les influences qui sortent, pour l’enfant, des premières impressions littéraires, des premières ivresses de son imagination ravie, M. Saint-Bonnet les a étudiées, les a poursuivies, dans les mille canaux de l’âme et de la vie, comme un grand médecin qui poursuivrait dans les réseaux des veines et au plus secret de nos organes le virus mystérieux de quelque horrible maladie. Oui, cet observateur si fort sur la nature morale de l’homme, sur tout ce qui la trouble et l’altère, nous fait l’effet d’un grand médecin. Là où les autres voient la santé ou une hygiène sans inconvénient et sans péril, le grand médecin voit le mal, l’empoisonnement et la mort. Du reste, le remède proposé par notre pathologiste intellectuel est bien simple. Il demande que les premières émotions, que les premières admirations de l’enfant soient chrétiennes. Il tient à ce que l’enfant soit littérairement et même philosophiquement chrétien dans sa mesure enfantine, avant de pénétrer dans la littérature et la civilisation païenne. Il désire que les sciences morales et dogmatiques l’emportent dans l’éducation sur les sciences expérimentales et naturelles, et il rédige ainsi son programme : « La littérature prise dans les saints Pères avant de passer à l’étude de l’Antiquité ; la philosophie avant la rhétorique, et surtout la science parfaite et solide des doctrines théologiques, puisées dans les auteurs approuvés par le Saint-Père. » Quelle plus grande simplicité !

Et ces conclusions ne sont pas nouvelles. Elles ont été exprimées déjà par beaucoup d’esprits dans la discussion dont nous parlions plus haut au commencement de ce chapitre. Ce sont les conclusions, pour ainsi dire, catholiques, de la question. Mais ce qui est neuf, ce qui appartient en propre à l’auteur de l’Affaiblissement de la Raison, c’est la manière dont il aboutit à ces conclusions et dont il les impose. Livre de circonstance pensé par un esprit d’une originalité perçante, l’Affaiblissement, nous le répétons, dit avec ascendant le mot décisif qui doit influer sur les destinées d’une question posée et en litige encore. Il ralliera les intelligences fortes. Il fera la lumière par en haut. Seulement, comme tous les livres d’un talent très élevé ou très profond, il a besoin du temps pour son succès. Il ne peut pas l’avoir immédiatement, et voici pourquoi : il faut aux livres comme aux talents destinés au succès rapide, au succès à l’heure même, un côté de médiocrité, soit dans la forme, soit dans le fond, lequel ne déconcerte pas trop la niasse des esprits qui se mêlent de les juger. Quand on n’a pas ce bienheureux côté de médiocrité dans le talent qui nous vaut la sympathie vulgaire, on a besoin du temps pour la renommée de son nom ou la vérité qu’on annonce. Or, le livre de M. Saint-Bonnet est aussi grandement et artistement écrit qu’il est fermement pensé. L’auteur le sait, du reste. Il sait que les gloires les plus pures et les plus solides, espèces de diamants douloureux, se formant comme les plus lentes et les plus belles cristallisations. Quel que soit le retentissement ou le silence du nouvel écrit qu’il publie, il ne s’en étonnera pas ; il est trop métaphysicien pour s’en étonner. Seulement, applaudi ou délaissé du public, ce livre n’en formule pas moins, sur la question de l’enseignement classique, les grandes considérations qui doivent rester et auxquelles il faudra bien revenir. Et ce n’est pas tout, En dehors de la question pratique de l’enseignement, l’ouvrage de M. Saint-Bonnet se distingue par une chose d’un mérite absolu et impérissable comme la métaphysique elle-même, et cette chose, fût-elle seule, suffirait pour classer très haut l’écrit où elle paraît pour la première fois. Nous voulons parler de cette analyse de la Raison, avec les huit facultés qui la composent, et qui sera peut-être pour la gloire philosophique de M. Saint-Bonnet ce que fut pour Kant le remaniement des catégories d’Aristote. En philosophie, une bonne distinction a quelquefois l’importance d’une découverte ; mais ici il y a plus qu’une distinction, il y a une systématisation tout entière, avec laquelle on répondra désormais au Rationalisme sur cette question de la Raison, qu’il a si cruellement et si machiavéliquement troublée en la séparant de la Foi. Ajoutons qu’un autre bienfait de la théorie de M. Saint-Bonnet sera de mettre fin à la thèse du traditionalisme exclusif.

II §

Si nous avons uni sous un titre commun L’Affaiblissement de la Raison et les Études classiques dans la société chrétienne, par le révérend P. Daniel, c’est qu’à part l’identité du sujet, nous ne connaissons pas d’ouvrage qui montre mieux la justesse des vues de M. Saint-Bonnet que ce livre, entrepris dans un but différent du sien. Assurément l’éducation classique, l’éducation par les Anciens, a trouvé un défenseur bien savant, bien ingénieux et bien chrétien pourtant (on n’en saurait douter) dans le révérend P. Daniel, le Rollin de la Compagnie de Jésus, qui nous donne aujourd’hui un nouveau Traité des études, plein de renseignement et de lumière. Mais le P. Daniel lui-même, appuyé sur un livre qu’on ne saurait trop louer au point de vue de l’information historique, ne peut infirmer dans notre esprit la portée des raisons que M. Saint-Bonnet a signalées contre l’enseignement des Anciens, tel qu’il a été pratiqué si longtemps dans notre éducation moderne.

Le P. Daniel a les entrailles de son Ordre pour un genre d’enseignement qui en a fait la gloire. Rien donc de plus naturel à un homme comme lui que de défendre cet enseignement et de vouloir le justifier. Il y parviendrait presque, si l’on ne s’en rapportait qu’aux faits qu’il cite, si l’on oubliait que ces faits recueillis et morts dans l’histoire sont séparés de leur racine, c’est-à-dire de l’époque à laquelle ils se sont produits, et de l’esprit qui l’animait. Membre de cette illustre compagnie de Jésus pour laquelle on ne saurait avoir une trop profonde vénération, le P. Daniel a opposé la tradition scholaire d’un temps où l’Europe et la France étaient chrétiennes, comme, hélas ! elles ne le sont plus, aux esprits sévères qui croient aujourd’hui la foi et la civilisation perdues, si on ne refait pas l’homme dans son germe, c’est-à-dire dans son existence intellectuelle. Le docte historien nous raconte, avec un détail qui honore sa science et son talent d’exposition, ce que fut l’enseignement classique depuis le quatrième siècle jusqu’à Charlemagne et Alcuin, depuis Raban Maur jusqu’à Alexandre de Villedieu, et depuis le douzième siècle jusqu’à la Renaissance. Or, dans cette longue période, il le montre partout admis par l’autorité religieuse, qui n’avait qu’à dire un seul mot pour le supprimer. Il cite même à ce sujet les décisions du concile de Trente. Mais, selon nous, si les faits cités sont incontestables, nous croyons que le savant jésuite en a tiré de fausses conclusions ; et c’est surtout quand on a lu cette histoire des Études classiques que M. Saint-Bonnet paraît seul avoir saisi la question là où elle est réellement, c’est-à-dire dans l’état effrayant de la pensée européenne et dans la nature de l’esprit humain.

Et nous le répétons en finissant : il n’y a que là en effet qu’on puisse trouver la raison sans réplique qui domine tout le débat rappelé par nous aujourd’hui. Partout ailleurs tous les arguments sont entachés de faiblesse. Ils plient quand on les presse un peu. Même le grand argument invoqué par le P. Daniel, et le meilleur de toute sa thèse : « Que l’homme qui enseigne est plus que l’enseignement, et que là où le maître est excellent, les mauvaises doctrines deviennent innocentes », cet argument n’est pas au fond beaucoup plus solide que les autres, et l’histoire elle-même ne s’est-elle pas chargée de le réfuter ? Certes, s’il fut jamais des hommes dignes de porter dans leurs saintes mains le cœur et le cerveau de l’enfant, ces délicats et purs calices que la vérité doit remplir et qui restent fêlés ou ternis pour toujours, dès qu’un peu de poison de l’erreur y coule, ne sont-ce pas les Jésuites, les pères de la foi, les pères aussi de la pensée, ces premiers éducateurs du monde ?… Eh bien ! Voltaire et le dix-huitième siècle sont pourtant sortis de chez eux ! Nous ne dirons pas qu’ils en soient sortis comme l’enfant sort complet, organisé, achevé, du sein de la mère. Cela ne serait pas vrai et nous n’avons pas besoin d’exagérer la vérité dans l’intérêt de la vérité même. Mais, enfin, l’éducation qui avait suffi jusque-là ne suffisait donc plus pour que Voltaire devînt… ce qu’il est devenu, malgré ses maîtres, et que le dix-huitième siècle fût possible ?…

Nous prions ceux qui séparent la question de l’éducation des besoins et des périls du dix-neuvième siècle, pour ne la considérer que dans la tradition de temps moins menacés et moins à plaindre, de vouloir bien songer à cela.

XVIII. Lacordaire20 §

I §

Au moment où le révérend P. Lacordaire vient d’entrer à l’Académie, la Critique littéraire doit se trouver heureuse d’avoir un livre du nouvel académicien à examiner. C’est deux fois une nouveauté. Les livres ne sont pas très nombreux dans la vie du P. Lacordaire. Pour ma part, il m’est impossible d’admettre comme un livre, dans le sens véritablement littéraire du mot, les Conférences de Notre-Dame, improvisées, on nous l’a dit assez, en insistant sur ce mérite, et si remaniées depuis, à main et à tête reposées, en vue de la publication. Reste la Vie de saint Dominique, livre médiocre, d’une érudition incertaine, et dont la célébrité du révérend P. Lacordaire, comme orateur, fit seulement resplendir la médiocrité. Ajoutez-y deux ou trois livres de Mélanges, fort lâchés comme tous les mélanges, c’est là à peu près tout, et ce n’est pas bien gros. Vous le voyez, il fallait du renfort peut-être pour expliquer cette élection, désintéressée de tout, comme on le sait, excepté de littérature, et à laquelle jusque-là personne n’avait pensé, pas même le nouvel académicien !

En effet, l’illustration, très méritée du reste, du P. Lacordaire, n’est pas d’aujourd’hui ; et l’Académie, qui, comme toutes les douairières, a toujours aimé les très petits jeunes gens et qui les fait tout de suite académiciens à leurs premiers vers de comédie ou de tragédie, aurait pu, il y a vingt-cinq ans, avoir un jeune homme de plus dans son écrin de jeunes hommes, et un jeune homme qui lui aurait apporté une renommée éclatante. Elle dédaigna d’y songer. Le talent qu’elle aurait reconnu, en l’admettant dans son sein, était, il est vrai, un talent oratoire, mais l’Académie, qui donne des prix d’éloquence, ne répugne pas aux orateurs, quoi que le but de son institution ne soit pas le développement de l’art oratoire, mais bien de la littérature. Ne l’avait-on pas vue nommer des évêques pour une seule oraison funèbre et des avocats pour des plaidoiries, malheureusement plus nombreuses ? Il est vrai que les évêques sont de hauts dignitaires ecclésiastiques qui honorent, par l’élévation de leur rang, la compagnie dont ils font partie, et il est vrai aussi que le fondateur de l’Académie a voulu honorer les lettres en les mêlant à ce qu’il y a, socialement, de plus élevé. Quant aux avocats, lorsqu’ils ont eu leur règne dans un pays autrefois soldat et qui, grâce à Dieu ! l’est redevenu, ils devaient l’avoir aussi à l’Académie. Mais l’orateur que voici, le P. Lacordaire, n’était qu’un simple dominicain peu sympathique d’état et d’opinion à messieurs les philosophes éclectiques ou voltairiens qui avaient la bonté d’élire des évêques ou des rois du temps, des avocats ! D’un côté, lui, le P. Lacordaire, qui avait fait vœu d’humilité et qui tenait trop à son vœu pour se donner les soins mondains d’une candidature, pensait encore moins à l’Académie que l’Académie ne pensait à sa Révérence, quand tout à coup l’élection provoquée par MM. de Falloux, Cousin et Villemain, a eu lieu. Les titres littéraires du P. Lacordaire ont donc fait passer les philosophes sur le moine et même le moine sur les philosophes, car le P. Lacordaire n’a pas été nommé à l’Académie avec dispense de visite, comme aurait pu l’être Béranger. Parmi ces titres peu nombreux et encore plus nombreux qu’aperçus, il a glissé ce livre sur Marie-Madeleine, et s’il ne l’a pas publié pour les besoins de son élection, puisqu’il était nommé quand le livre a paru, on peut cependant très bien croire qu’il l’a publié pour la justifier ou pour en témoigner à qui de droit sa reconnaissance.

Malgré son sujet et son titre (une vie de Sainte !), le livre de Marie-Madeleine devra toucher l’Académie comme un hommage. Cette vie de Sainte, qui pouvait avoir le grand caractère ferme, austère, et surnaturellement édifiant des hagiographies, dignes de ce nom, n’a point cet effroyable et ennuyeux inconvénient. L’enseignement du prêtre qu’on pouvait craindre y est remplacé par la sentimentalité d’un philosophe, chrétien encore, mais d’un christianisme qui n’est point farouche, d’un christianisme humanisé ; et le moine, le moine qui inquiète toujours les yeux purs et délicats de la Philosophie, s’y est enfin suffisamment décrassé dans les idées modernes, pour qu’il n’en reste rien absolument sur l’académicien, reluisant neuf !

II §

Mais ce que l’Académie prendra bien gaîment, je n’en doute pas, je le prends, moi, avec tristesse. Surprise agréable pour elle, le livre que voici sera sinon une déception pour qui connaît à fond le Père Lacordaire, au moins un malheur sur lequel on pouvait encore aujourd’hui ne pas compter. Religieusement, catholiquement, au point de vue de la doctrine et de la direction à imprimer aux esprits le livre du Père Lacordaire est un malheur d’autant plus grand que les âmes sur lesquelles il n’opérera pas, les âmes ennemies, en verront très bien la portée et s’empresseront de la signaler comme inévitable, puisqu’un prêtre la donne à son livre. Or, cette portée, ne vous y trompez pas ! c’est le sens du siècle même. C’est son inclinaison vers le terre-à-terre de toutes choses qui nous emporte en bas, hors du monde des choses saintes et divines, et que le devoir d’un prêtre de la religion surnaturelle de Jésus-Christ n’est pas, je crois, de précipiter.

Oui, voilà où va le livre d’aujourd’hui du P. Lacordaire ! Pendant que son auteur va à l’Académie, le livre du P. Lacordaire, sous une forme respectueuse et croyante, qui n’est qu’une force d’illusion de plus, va au naturalisme du temps, au rationalisme du temps, à l’humanisme du temps, enfin à ce prosaïsme du temps qui doit tuer les religions comme la poésie, car il tue les âmes ! Il y va par une voie chrétienne, je le sais, mais il n’y va pas moins que les livres qui y vont par une voie impie, que les livres de M. Renan, de M. Taine et de tous les philosophes du quart-d’heure, pour lesquels il n’y a plus dans le monde, sous une face ou sous une autre, que de l’humanité à étudier, rien de plus ! Qu’il aille moins loin que les livres de ces messieurs-là, ce n’est pas douteux ! Qu’il s’arrête à mi-chemin, je le vois bien, mais qu’importe ! Il n’en est pas moins dans la pente sur laquelle tout penche, d’un univers qui fut si droit et si magnifiquement assis ! Il y est, poussant dans cette pente les intelligences restées chrétiennes et faisant razzia d’elles, que manqueraient les livres des philosophes, s’ils étaient seuls, et les y poussant au profit du plus terrible entraînement qui ait jamais menacé le monde chrétien !

Cela paraît incroyable, n’est-ce pas ? venant d’un prêtre, d’un religieux, du P. Lacordaire, un grand talent parfois si lumineux ! Eh bien ! disons ce que c’est que le livre qu’il a intitulé Sainte Marie-Madeleine ; disons-le bien vite, ne fût-ce que pour être cru !

III §

Le livre de Sainte Marie-Madeleine n’est pas une histoire à la manière des chroniqueurs et des légendaires, lesquels prennent simplement les faits et les rapportent, en les sentant et en les exprimant, chacun avec le genre d’âme et d’éloquence qu’il a. C’est plus que cela et c’est moins aussi, car c’est moins naïf. C’est l’histoire intime et interprétée des sentiments humains de sainte Madeleine pour N.-S. Jésus-Christ et de N.-S. Jésus-Christ pour elle…

Ici, avant d’aller plus loin, la Critique a besoin de s’excuser sur le langage que le livre du R. P. Lacordaire la forcera à parler. La Critique qui n’a point, elle, la main sacerdotale du Père Lacordaire, tremble quand il s’agit de toucher à cette chose immense et divine, l’âme de N.-S. Jésus-Christ, tandis que le R. P. Lacordaire ne fait aucune difficulté de la soumettre, cette âme, devant laquelle un Ange se voilerait, aux recherches de son analyse. La pureté de son intention, certes, personne n’en est plus sûr que moi ; mais quand il s’agit d’une de ces audaces d’observation qui ressemble presque à de l’irrévérence, la pureté d’intention sauve-t-elle tout, et suffit-elle pour entrer dans ce secret, gardé par l’Évangile, de l’espèce d’amitié qu’avait le Sauveur pour la Madeleine ? Or, c’est bien d’amitié qu’il s’agit et d’amitié humaine, car le livre s’ouvre justement par la plus singulière théorie sur l’amitié, l’amitié que l’auteur met, de son autorité privée de moraliste, au-dessus de tous les sentiments de l’homme. Ce qui, par parenthèse, est faux. Le sentiment de l’amour religieux de Dieu est un sentiment humain aussi, et c’est là véritablement le plus beau, c’est le premier. Un prêtre d’ailleurs, et nous sommes heureux d’avoir à nous couvrir de l’autorité d’un prêtre, a répondu déjà à cette théorie du R. P. Lacordaire, inventée peut-être après coup, dans l’intérêt de son histoire, ou plutôt de son roman d’amitié.

Et j’ai dit le mot : Roman d’amitié, car il est impossible de voir là une histoire, et malgré le fil délié de ses analyses à la Sainte-Beuve, le Père Lacordaire n’est sûr de rien. L’histoire, la vraie et la seule histoire des relations de Notre-Seigneur et de sainte Madeleine, c’est l’Évangile, l’Évangile si sobre d’interprétation, si vivant de la seule vie du fait, l’Évangile dans lequel l’âme divine et humaine de N.-S. Jésus-Christ se montre également dans tous ces actes que les moralistes appellent sensibles, et sans qu’on puisse dire : Voici où l’homme finit et où le Dieu commence ! tant l’homme et Dieu sont sublimement consubstantiels ! En ne s’expliquant pas plus qu’il ne le fait sur les sentiments, purement humains, de Notre-Seigneur, l’Évangile, qui est la vérité, et qui devrait être la règle de ceux qui croient qu’il est la vérité, l’Évangile aurait dû arrêter le R. P. Lacordaire en ses curiosités psychiques, et l’empêcher d’aller perdre son regard en cette mystérieuse splendeur que l’Évangile a pu seul révéler dans la mesure où il fallait qu’elle fût révélée !

Ainsi, curiosité indiscrète d’abord, vaine ensuite, car elle n’aboutit qu’à des infiniment petits d’une appréciation… impossible, le livre du R. P. Lacordaire n’est que le roman, le roman pur, introduit dans cette mâle et simple chose qu’on appelle l’hagiographie, par un esprit sans virilité ! C’est le roman moderne, subtil, maladif, affecté, allemand, le roman des affinités électives, transporté de Goëthe dans l’Évangile, pour expliquer les sentiments que l’Évangile avait assez expliqués, en les voilant de son texte inviolable et sacré, pour la gloire de sainte Marie-Madeleine et l’édification de ceux qui croient en elle ! Mais le Père Lacordaire, moderne lui-même comme le roman, a trouvé que ce n’était pas assez que les quelques mots, rayonnants dans les placidités du divin récit, que les quelques faits qui donnent Dieu et l’homme en bloc ; il a voulu, qu’on me passe le mot, y mettre plus d’homme, et il l’a voulu pour émouvoir les âmes où il y a plus de créature humaine que de chrétienne, car ce livre — on le sent par tous ses pores, — est écrit surtout pour les femmes et pour les âmes femmes, quel que soit leur sexe. Prêtre égaré par un bon motif, je le veux bien, mais égaré pourtant, il a spéculé sur le fond de la tendresse humaine pour faire aimer son Dieu, en montrant l’homme aux âmes déjà si pleines de l’homme, qu’elles s’en vont faiblissant dans leur ancien amour de Dieu !

Eh bien ! en faisant cela, il a risqué de faire un mal immense, et dans l’ordre moral, qui risque le mal l’a déjà fait ! Alors que l’homme est si avant dans la préoccupation universelle, ce n’est pas en effet le moment de lui montrer ce qu’il voit tant et de lui cacher le Dieu qu’il ne voit plus et ne veut plus voir. Non ! c’est le Dieu qu’il nous faut d’autant plus maintenant ! C’est le Dieu dans sa transcendance, dans son surnaturel, son incompréhensibilité accablante, car l’accablement vaut presque la lumière pour une âme, puisqu’elle entre en nous, à force de nous écraser. Quand tes dogmes finissent, ainsi que le disent insolemment les philosophes, on ne les sauve pas en les découronnant de leur mystère, en demandant bien pardon pour eux à l’orgueil humain et en priant les philosophes d’excuser qu’il y ait un Dieu dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, parce qu’il y avait un homme si aimable ! Or, voilà certainement ce que ne dit pas, explicitement, comme je le dis, moi, pour en montrer le danger, le livre actuel du R. P. Lacordaire, mais ce qu’il dit implicitement néanmoins.

Tout ce petit roman de l’amitié de Jésus-Christ et de Marie-Madeleine nous offre beaucoup trop Notre-Seigneur Jésus-Christ sous cette forme humaine qui demande grâce pour sa divinité et qui l’obtient de messieurs les philosophes (de si bons princes !), et des gens bien élevés, des âmes tendres, de la bonne compagnie de tous les pays ! Mais vous savez bien à quel prix ! Dans le livre du R. P. Lacordaire, Jésus-Christ est toujours, c’est la vérité, un être adorable, mais il n’est pas assez N.-S. Jésus-Christ, il est trop un homme, un particulier, un ami de la famille Lazare, un convive avec qui, ma foi, il est très agréable de souper ! Si vous poussiez un peu l’éminent dominicain, il vous montrerait peut-être, après l’ami, dans Jésus-Christ, le bon camarade, qui sait ?… Pour le faire plus homme, il le ferait peut-être plus aimable compagnon… Oui, peut-être en ferait-il quelque admirable compagnon du devoir du temps, lui qui était charpentier !… Je m’arrête, moi, tremblant d’en dire trop ; mais le Père Lacordaire s’arrêterait-il dans ce détail de l’humanité de Jésus-Christ, dans ce naturalisme d’appréciation, substitué à la difficulté des mystères, dont il faut parler moins, parce que l’homme ne veut plus comprendre que l’homme aujourd’hui !

IV §

Tel est le livre du R. P. Lacordaire. Je ne veux rien exagérer. Ce livre, dont je crains le succès, n’exprime pas à la rigueur un tout radicalement mauvais et qui doive être rejeté intégralement ; mais il a les corruptions du temps, sa sentimentalité malade, son individualisme, son mysticisme faux, son rationalisme involontaire. Même après l’avoir lu, je n’ai assurément aucun doute sur la foi et la piété de celui qui vient de l’écrire, mais je me dis que les milieux pèsent beaucoup sur les natures oratoires qui s’inspirent ou se déconcertent sous l’influence du visage des hommes, et le R. P. Lacordaire a été un grand orateur. Talent vibrant, moins pur cependant que sonore, négligé, mais élégant, frêle et pâle, puis tout à coup nerveux et brillant, ayant l’audace d’un paradoxe et la mollesse d’une concession, le P. Lacordaire, comme la plupart des hommes qui sont beaucoup mieux faits qu’on ne pense, a les opinions et les défaillances d’un talent comme le sien, presque muliébrile, qui se tend ou se détend, comme des nerfs. Plongez-le par supposition dans le Moyen Âge et appuyez-le sur saint Thomas, le P. Lacordaire pourrait viser sans inconvénient à la popularité de ce temps-là, sainte ou innocente, mais il est malheureusement du dix-neuvième siècle, où la popularité n’est ni l’une ni l’autre, et où il est plus dangereux de la rechercher ! Et il faut bien le dire, il l’a recherchée, et elle est encore, à cette heure, l’écueil contre lequel vient de se heurter, dans sa maturité réfléchie et qui devrait être plus détachée des opinions du monde et de sa sotte estime, le même homme qui, dans sa jeunesse, y heurta, hélas ! tant de talent, tant de doctrine, et probablement tant de vertus ! Le prêtre de l’Oraison funèbre d’O’Connell, le moine des clubs et de l’Assemblée nationale, qui passa, en sa robe blanche de dominicain, des examens de civisme devant des étudiants en droit ! le journaliste de L’Ère nouvelle que l’on croyait enfin détourné du monde auquel, disait-on, il ne voulait plus même parler de cette voix dont le souvenir devenait plus grand dans le silence, est ressorti de son cloître, une fois de plus, pour devenir un candidat d’Académie, et vient de payer sa bienvenue dans la compagnie où il est entré entre deux philosophes, avec ce livre de Sainte Marie-Madeleine, sacrifice aux idées les plus malsaines d’une époque qui aime tant ses maladies ! J’ai parlé plus haut de M. Renan, et pourquoi faut-il que le R. P. Lacordaire me le rappelle ? M. Renan, si vous vous en souvenez, s’est amusé, dans un de ses derniers écrits, à éteindre autour de la tête de nos Saints le nimbe d’or que la Foi y allume, malice philosophique assez semblable au mauvais sentiment du gamin qui renverserait la lampe d’un sanctuaire !

Le R. P. Lacordaire ne l’éteint pas, il est vrai, ce nimbe du surnaturel et du divin autour de la tête pâle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais il le voile, pour qu’on aperçoive mieux combien cette tête est humainement belle et pour que ceux qui sourient du nimbe soient touchés au moins de la beauté du plus beau et du plus doux des enfants des hommes ! En cela, je le répète sans avoir peur de me tromper, si le P. Lacordaire n’a pas fait œuvre de philosophe complet encore, il n’a pas fait œuvre de prêtre : un prêtre n’eût pas tant attendri, tant mondanisé et tant vulgarisé la langue sévère du catholicisme en abaissant, devant les exigences publiques, son surnaturel et merveilleux idéal ; un prêtre ne demande pas pardon pour la divinité de son Dieu !! mais le prêtre, qui s’est oublié, a été vengé par l’artiste qui n’a pas paru, car au : fond rien du talent d’autrefois du R. P. Lacordaire n’a passé, en brillant, dans le livre qu’il publie aujourd’hui ! Devenu le Richardson étrange de la Madeleine dans cet inconcevable petit roman d’amitié entre elle et Notre-Seigneur, donné comme le chevalier Grandisson de toutes les perfections humaines, le prêtre qui a consommé une telle chose l’a consommée dans un de ces styles qu’on ne pourra pas louer, même à l’Académie ! même le jour de sa réception !!

On le sait, et sa vie et ses livres l’attestent, le R. P. Lacordaire, comme tous les artistes, et j’ai été tenté d’écrire, les artificiers de parole, est beaucoup moins écrivain qu’orateur. Écrivain, il est souvent faux et froid, guindé, prétentieux, rhétoricien, oh ! rhétoricien, empoisonné de rhétorique ! et, par-dessus tout, incorrect. Orateur, sa langue est plus saine. Elle se place assez heureusement sur ses lèvres pour qu’elle y paraisse plus ferme, plus pure, plus ailée, que quand il écrit. D’ailleurs, il y a l’émotion et la voix transfigurant cette langue qui passe et dont il ne reste dans le souvenir qu’un écho ! Voilà ce qui protège son style d’orateur, même dans ses ambitions les plus infortunées. Mais sur ces pages qui restent là, qu’on peut reprendre et qu’on peut relire pour les juger, ce traître style écrit, qui n’a ni la voix, ni le geste, ni l’émotion de la chaire qu’on a sous les pieds, ni les mille yeux attentifs du public qu’on a devant soi, ce traître style écrit dénonce la médiocrité, ou le néant, ou les défauts de l’écrivain. On les voit tous ! Or, je viens de dire ce qu’étaient ceux du R. P. Lacordaire ; et, vous l’avez vu, ils sont nombreux.

Eh bien ! nulle part, ni dans sa Vie de saint Dominique, ni dans ses Mélanges, les défauts en question n’ont été d’une plus triste évidence que dans le livre de Sainte Marie-Madeleine, et j’en veux donner un exemple par plusieurs citations, plus convaincantes que toutes les critiques. L’incorrection inouïe du dernier livre du P. Lacordaire ne vient pas de l’ignorance de la langue ni de l’audace des néologismes ou des barbarismes qui ont quelquefois, quand l’écrivain a de la pensée et reste intelligible, la sauvage grandeur de toute barbarie. Elle ne vient pas non plus de la gaucherie du tour et de l’inhabitude d’écrire. Non, le mal est plus profond : elle vient de l’absence de justesse dans un esprit, brillant souvent, mais jamais excessivement par la justesse. Elle vient de la déclamation foncière de l’auteur dans ce livre faux de Sainte Marie-Madeleine. Elle vient, enfin, de ce que j’oserai appeler dans l’écrivain le besoin des amphigouris ! Écoutez et dites si j’ai tort. Voici des phrases du P. Lacordaire : « L’amitié, dit-il, n’a pas pour portique un contrat qui lie des intérêts. » Ce portique de papier, fait par un contrat, qu’en pensez-vous ? « Élever à des vertus inconnues l’humble airain d’une tranquille mémoire » (page 178), cela ne vous est-il pas parfaitement inconnu comme à moi ?

À la page 10, « des vaisseaux sont poussés sur la mer, moins par les vents que par les trésors qu’ils portent ! » Voilà des trésors qui peuvent remplacer la vapeur ! On fit mettre dans un reliquaire d’or « le chef qui représentait par excellence le cœur de la sainte ! » Un chef qui représente un cœur. C’est une nouvelle anatomie, mais je ne la crois excellente ! « Voyageur aux souvenirs de Bethanie (voyageur aux souvenirs est aussi une nouvelle espèce de voyageur !) je puis franchir le vestibule » (page 62), mais je n’ai jamais su le vestibule de quoi. « Il y a des choses qui peuvent se répéter par les âmes qui les ont conçues, mais qui ne peuvent pas s’imiter. » Si ceci veut dire quelque chose, ce ne peut être qu’une fausseté ; mais c’est là suprêmement ce que j’appelais plus haut « le besoin des amphigouris », incorrection particulière au livre du P. Lacordaire, car de ces incorrections qui tiennent à l’absence d’attention et à la fatuité dans le travail comme celle-ci, par exemple, dont je pourrais multiplier le nombre : « les premiers disciples dispersés par la croix où ils étaient nés » (p. 160), de ces incorrections, je n’en parle pas ! Ce serait trop long et il faut s’arrêter. Il faut finir. Seulement qu’on se rappelle bien désormais que, par le temps qui court, les moines peuvent entrer à l’Académie, pourvu qu’ils n’y soient pas trop moines, et comme leur langue est particulièrement le latin, l’Académie, qui est parfaitement bonne et aimable, n’exige pas qu’ils sachent le français.

XIX. Abailard21 §

Abailard est toujours l’enfant gâté, le Benjamin philosophique du dix-neuvième siècle. Il y a quelques années, M. Cousin, le chef maintenant déposé de la philosophie en France, et qui s’est lui-même tondu (mais non pour se faire moine) avec les ciseaux de Mme de Longueville, M. Cousin se fit, à grand bruit, l’éditeur et le vulgarisateur du philosophe du douzième siècle, condamné par l’Église. M. de Rémusat publiait aussi de son côté deux gros volumes qu’il intitulait pompeusement : Abailard, sa vie, sa philosophie, sa théologie, — et comme si ce n’était pas assez que ces deux hommages du Rationalisme moderne, offerts à l’un de ses précurseurs, l’éditeur de M. Rémusat publie aujourd’hui un nouveau volume dont Abailard est le sujet et même le héros. Dans ce nouveau livre sur Abailard, il est vrai, ce n’est pas sur le philosophe, rigoureusement dit, qu’on ramène l’intérêt et la lumière, mais qu’importe ! L’homme est bien plus un qu’on ne pense, et il s’agit toujours d’Abailard. Après le galbe de ses idées pris, pour les penseurs, on nous fait l’histoire de ses sentiments et de sa vie de cœur, pour les petits jeunes gens et pour les femmes. Après le libre dialecticien du Moyen Âge, on nous donne le personnage romanesque, l’Abailard de la passion et de la célèbre catastrophe. On recommence, en prose lyrique et didactique, — car la publication que voici a les deux teintes, — les héroïdes malsaines de Pope et de Colardeau. Et c’est ainsi qu’on essaie d’échafauder deux admirations l’une sur l’autre et qu’on remue, par deux côtés, la flamme d’une gloire, déjà deux fois scandaleuse ; le tout pour la faire briller mieux !

C’est que l’École du Rationalisme est reconnaissante, C’est qu’elle est filiale. C’est que cette philosophie qui, au dix-neuvième siècle, se réclame avec tant d’orgueil de Descartes et de son cogito, ergo sum, se sent des parentés certaines avec l’homme qui, clerc de l’Église de Dieu, introduisit le scepticisme là où l’Église avait mis ses sécurités sublimes, et déposé dans les esprits de son temps, comme dit M. Cousin : « le doute salutaire et provisoire qui préparait l’esprit à des solutions meilleures » que celles de la Foi. Or, cet homme, l’histoire nous l’apprend, c’était Abailard. La Philosophie a le flair des contagions auxquelles elle est en proie. À travers les siècles, elle respire les entrailles maternelles dont elle est descendue, et toute fière, elle glorifie son limon. Aujourd’hui, il ne lui suffit plus de nous vanter comme l’un des plus puissants cerveaux qui aient élargi un crâne d’homme le sophiste brillanté du concile de Sens, le philosophe qui incuba son conceptualisme équivoque dans le grossier nominalisme de Roscelin, elle veut nous prouver, par-dessus le marché, que l’amant vaniteux d’Héloïse fut le plus grand cœur qui ait jamais filtré un sang de feu dans une poitrine. Elle profite pour cela d’un préjugé populaire et de la légende telle que l’écrit la générosité des peuples sous la dictée de l’infortune. Pendant que des Chrétiens, avec l’ardeur de je ne sais quelle bassesse, découronnent jusqu’à Jésus-Christ, et nous le montrent strictement dans la nature nue de son humanité, comme l’a fait le P. Lacordaire, la Philosophie, plus habile et plus fière, multiplie les auréoles autour de la tête de ses Élus. La voici qui veut en attacher deux à Abailard, — le nimbe qui se joue autour des tempes pensives du génie, et le rayon, sortant des cœurs qui ont beaucoup aimé et noblement souffert. Elle s’entend à sculpter ses Saints dans l’intérêt de sa chapelle. De braves niais qui ne verraient dans la publication de M. Didier qu’une étude désintéressée du cœur, qu’une anatomie de la passion dans deux âmes, et rien de plus, parce que nulle question philosophique n’y est agitée, ne connaîtraient pas grand-chose aux tactiques de la Philosophie, et mériteraient bien de se prendre à toutes les souricières qu’elle nous tend.

Elle est là, en effet, tout entière. Les preuves affluent pour l’affirmer. La publication de M. Didier a pour master-pièce la traduction des lettres d’Héloïse et d’Abailard par M. Oddoul, avec une longue préface métaphysico-sentimentale qui a d’énormes prétentions à l’analyse et à la profondeur. C’est là le fond du livre que cette traduction et que cette préface. Seulement on a mis dans le titre, comme un éclatant pavillon propre à couvrir la marchandise, ce fragment déjà ancien de Mme Guizot sur Abailard et sur Héloïse, et que M. Guizot, par piété conjugale, a terminé. Nous dirons tout à l’heure ce que nous pensons de M. Oddoul. Mais quoique M. et Mme Guizot appartiennent par plus d’un endroit aux doctrines qui sont sorties de l’insurrection spirituelle qu’Abailard commençait au Moyen Âge, si réellement la Philosophie ne s’était pas glissée dans la publication présente et n’avait pas projeté d’imprimer la marque de son ergot dans ce livre de moralité sensible, si vraiment on n’avait pensé qu’à peindre et à juger une passion qui a jeté des cris et laissé son sang dans l’histoire, on n’eût pas troublé l’unité de la compilation qu’on édite par l’insertion de documents, étrangers au but d’étude morale qu’on voulait atteindre. On n’y trouverait pas, par exemple, l’insolente apologétique de Béranger, l’écolâtre, contre saint Bernard, l’illustre défenseur de l’Église ; et si on l’y avait placée, on n’y aurait pas, du moins, soigneusement oublié, comme on l’a fait, les lettres de ce même saint Bernard, qui fut l’arbitre suprême et obéi dans une querelle dont on raconte l’histoire, en l’oubliant !

Mais il est une preuve plus frappante et plus intime encore, qu’on tirerait aisément de l’inspiration même du recueil de M. Didier et non de quelques-uns de ses détails. Après l’avoir lu, personne ne contestera que ce livre ne soit une espèce d’apothéose du double sentiment d’Héloïse et d’Abailard. Eh bien ! il n’y a que la Philosophie, avec l’influence sensualiste qu’elle tient du xviiie siècle, qui puisse faire cette apothéose. Nous avons noté plus haut l’erreur de l’Imagination populaire, dupe, par sympathie pour des douleurs qu’il serait plus brave de mépriser, et cette erreur, nous l’avons excusée en la comprenant. Mais il n’y a que la Philosophie qui, après y avoir regardé avec attention, puisse se passionner d’enthousiasme pour un homme comme Abailard et pour une femme comme Héloïse. Il n’y a que la Philosophie, la victime habituelle des idées fausses, qui puisse être victime à ce point des sentiments faux et qui soit destinée à confondre l’affection et la mauvaise rhétorique avec l’expression des cœurs vrais !

Et pourtant ce serait à elle, la Philosophie, si on croyait ses prétentions à l’indépendance, à l’acuité de l’observation, au sentiment de la réalité en toutes choses, ce serait à elle plus qu’à personne à toucher le préjugé populaire pour le détruire et le diminuer, à entreprendre et à parachever cette étude hardie du cœur humain, cette dissection sur le vif par la réflexion, comme disait Rivarol, dans laquelle le scalpel immatériel, plus heureux que le scalpel qui fouille nos cadavres, trouve toujours où plonger et où interroger en des sentiments immortalisés par les hasards ou par les justices de l’Histoire ! Évidemment, pour l’honneur de la Philosophie, ce serait à elle bien plus qu’à nous de faire tout cela ! Mais que voulez-vous ? La Philosophie ne saurait aller contre les lois qui régissent sa propre nature. Or, l’une de ces lois, c’est de s’adorer dans ses œuvres et, comme le hibou de la Fable, aveugle d’égoïste maternité, de trouver beaux les petits monstres qu’elle a faits.

Et voilà tout le secret de l’enthousiasme involontaire du Rationalisme pour Abailard et pour Héloïse ! La Philosophie les a faits l’un et l’autre ce qu’ils sont, et elle reconnaît plus ou moins son œuvre dans tous les deux. Pour notre part, nous l’avouerons sans honte, nous aussi, nous avons donné dans la grande piperie qui est le trébuchet séculaire, au fond duquel les Imaginations et les Sensibilités viennent chuter. Comme beaucoup d’autres, au début de la vie, de la réflexion et de la science, nous nous sommes laissés charmer par les lointaines mélancolies de la légende et abuser par les mensonges attendris des poëtes. Parce qu’il y avait eu, mêlé à cette fétide séduction d’une élève par l’homme chargé de l’instruire, d’une jeune fille par presque un prêtre, un crime terrible en expiation et en vengeance d’un crime odieux, nous avons cru longtemps qu’une passion immense, une rareté effrayante, mais belle peut-être à force d’impétuosité, de profondeur et de flammes, devait reposer comme le Léviathan dans l’abîme qu’il a troublé, au fond de toute cette vase de sang et de larmes qui semble n’avoir pas séché encore. Nous l’avons cru et nous avons vécu dans l’émotion commune ; nous avons épousé l’intérêt triste et cruel de cette page d’histoire, désespérée ! Car l’homme est ainsi fait que la Passion l’attire avec son idéal funeste et qu’il lui garde toujours un lambeau de son être, chair ou esprit, à dévorer ! Plus tard seulement, cette passion rêvée, entrevue, supposée, là où le désordre et l’horreur furent si grands, nous en avons cherché la preuve et les traces, et le croira-t-on ? c’est précisément dans les lettres d’Abailard et d’Héloïse, dans ces lettres qu’aujourd’hui l’on traduit et l’on publie, qu’il nous a été impossible de les découvrir !

Selon nous, ces lettres éteignent toute illusion et nous tachent, dans l’esprit, les deux beaux portraits que l’Imagination y avait peints et suspendus ! Vus à travers ces lettres, les deux amants de grande et bonne foi disparaissent, et vous ne voyez plus que deux philosophes qui font des phrases philosophiques au lieu de naïvement s’aimer. Vous ne voyez plus, à la place de la sombre fatalité du cœur, maudite et pourtant toujours pardonnée, que deux orgueils philosophiques avec toutes les nuances de ces sortes d’orgueil, lesquels s’arrangent pour draper de pourpre une intrigue scandaleuse et en faire chatoyer vaniteusement tous les plaisirs et toutes les larmes. D’un côté, vous avez un fat de quarante ans, un bellâtre gauche et impudent, une de ces âmes comme celle de Rousseau, coquinement honnêtes, qui se passionnent d’esprit pour le bien et de volonté pour le mal ; et de l’autre vous avez un bas-bleu du douzième siècle, froide de cœur comme toutes ces folles Ménades de la gloire qui l’appellent « un deuil éclatant du bonheur », et qui s’est, comme on dit vulgairement, monté la tête, non pour l’homme tel qu’il soit, mais pour le professeur le plus renommé de son temps. Malgré des malheurs très réels, je ne sache rien de moins touchant que ces deux êtres, et malgré les efforts qu’ils font pour introduire dans l’amour la haute philosophie et la littérature, je ne sache rien de plus ennuyeux et de plus pédant que leur langage.

Dans toutes ses lettres, Héloïse n’est occupée que de la seule chose qu’on oublie entièrement, quand on aime. Elle ne s’inquiète que du qu’en dira-t-on du monde. Le monde, son admiration, son mépris, et jusqu’à ses commérages, voilà ce qui plane éternellement sur la solitude et la désolation de sa vie ! Abailard aussi partage ce lâche esclavage. Abailard craint le mépris du monde, non dans ce qu’il aurait de mérité et de légitime. Il le craint, non pas pour l’homme moral, si coupable en lui, mais pour l’homme physique qui n’est plus. Héloïse, elle, qui n’a pas besoin qu’on la mutile pour cesser d’être femme, Héloïse qui ne le fut jamais, tant elle est, de tempérament et d’âme, philosophe ! Héloïse brave le mépris du monde, parce que l’homme qui l’a perdue est uni de ces fascinateurs de passage qui traversent de temps en temps l’histoire et qui voient pendant quelques minutes le monde idolâtre et imbécile à leurs pieds. Les dernières pudeurs de la femme et de la chrétienne, le mystère et la honte de sa faute, ce qui reste à la plus coupable pour que le pardon descende sur sa tête, tout est sacrifié par Héloïse à cette vanité infernale d’avoir été la préférée d’un homme célèbre et sa fille de joie, — car le mot y est, meretrix, — et M. Oddoul l’a traduit. Il faut bien citer pour qu’on nous croie. Cette païenne qui a toujours répugné au mariage parce qu’elle n’a jamais senti en elle que l’amour des courtisanes lettrées de la Grèce, cette femme qui pressentait, dès le douzième siècle, les libertés saint-simoniennes de notre temps, écrit dans ses lettres cette déclaration de principes : « Quoique le nom de femme soit jugé plus fort et plus saint (quel préjugé !) un autre aurait été plus doux pour mon cœur, celui de votre CONCUBINE et de votre fille de joie, espérant que bornée à ce rôle, j’entraverais moins vos glorieuses destinées. » On a vu dans ce dernier mot une abnégation à la sainte Térèse, quelque chose qui, déplacé de l’ordre divin dans le désordre humain, rappelait le cri sublime de la religieuse espagnole : « Quand vous me damneriez, Seigneur, je vous aimerais encore, même en enfer ! » Mais n’était-ce pas confondre toutes choses ? Pouvait-elle être la sainte Térèse d’une passion humaine et coupable, la femme qui, à vingt lignes de là, écrit les phrases suivantes, où s’étalent avec naïveté les pauvretés d’une âme chétive : « Quelle femme, quelle reine et quelle princesse n’ont pas envié mes joies et mon lit ? Votre nom volait de bouche en bouche ! Le cœur des femmes soupirait pour vous. Comme vos vers chantaient nos amours, mon nom commençait de devenir célèbre et la jalousie des autres femmes fut enflammée. » Être célèbre ! voilà le fond de cette bouteille d’encre de la petite vertu qu’on appelait Héloïse. Inspirer les angoisses de la jalousie aux autres femmes, voilà les paradis de sa pensée quand elle se souvient et quand elle rêve ! voilà enfin le dernier mot de cette orgueilleuse empoisonnée par la science et que la Philosophie, qui se mêle d’ausculter les cœurs, nous donne aujourd’hui pour le type le plus tendre et le plus élevé de l’amour !

C’est une chose qui ne saurait passer qu’à la honte de l’observation humaine, et comme moraliste et observateur, nous réclamons. Dans le recueil que nous examinons, Dieu nous garde de frapper de la même condamnation toutes les dissertations qui le composent, Mme Guizot et M. Oddoul. Mme Guizot a sa nuance de philosophie : elle a cette fêlure à la vitre claire et lumineuse de son bon sens. Femme de lettres, ayant cette considération de la pensée qui donne aux femmes moins d’aptitude à vivre de la vie des sentiments que des idées, elle doit avoir naturellement, et elle les a, quelques entrailles pour Abailard (un professeur éloquent !) et pour cette Héloïse, l’amoureuse littéraire de sa gloire. Cependant la femme, la vraie femme, le cœur qui se connaît en cœur, ne manque point chez Mme Guizot. Aussi plus d’une fois ne peut-elle s’empêcher de voir le creux des deux âmes qui posent devant elle ! Elle reproche à Héloïse l’alignement de ses lettres. Elle dit qu’elle n’est pas « maîtresse de sa rhétorique », que la déclamation l’emporte, et peu s’en faut que le mépris de la femme ne se mêle chez cette historienne du xixe siècle à l’admiration traditionnelle et obligée qu’elle témoigne à Héloïse. M. Oddoul, au contraire, ne fait point de ces réserves. C’est un passionné qui a sans doute une puissance d’amour si formidable qu’il en donne à ceux qui n’en ont pas. M. Oddoul tient pour des âmes de premier ordre en fait d’amour les deux lettrés mâle et femelle du douzième siècle. Il ne les juge pas. Il les adore. S’ils vivaient, il pousserait l’admiration peut-être jusqu’à faire leurs commissions. Comme un Chinois en permanence, il brûle des pastilles, et quelles pastilles ! sur leurs tombeaux. Je lui demanderai la permission d’en prendre deux ou trois dans sa cassolette, car on ne me croirait peut-être pas non plus, si je parlais de ces parfums inconnus qu’on n’apprécie bien que quand on les a respirés. « À la vue d’un pareil sentiment (nous avons dit ce qu’il était, ce sentiment) ne semble-t-il pas que l’Amour lui-même a passé devant nous (bienheureuse hallucination !) et que les paroles d’Héloïse sont une vertu sortie des bords divins de sa robe ? » Et, plus loin, toujours dans le même rythme et le même français, « deux années, urnes aux blancs cailloux, ont disparu comme un monde englouti, comme une Atlantide qui a sombré au milieu des flots, avec ses villas embaumées, ses asiles verts, consacrés à Palès (pourquoi Palès ?), ses couronnes de fleurs effeuillées sur la table des festins ! Qui nous rendra leurs nuits aux ceintures dénouées ? qui nous rendra les richesses de ces deux vaisseaux qui voguaient la voile enflée de deux soupirs, tout chargés de ravissants messages et qui n’ont pu aborder au rivage de la postérité ! Absence irréparable ! ces deux années n’ont pas laissé de traces, sœurs gracieuses qui avaient pris pour elles toutes les joies nuptiales, etc., etc., etc. » Et M. Oddoul continue ainsi, de ce style amphygouriquement superbe, dans toute l’étendue de sa dissertation.

Il a des manières à lui de caractériser l’expression des lettres d’Héloïse que Mme Guizot trouve arrangée et déclamatoire, et nous sommes bien aise de les opposer à l’opinion de Mme Guizot… mais non pour la détruire : « Tous les passages des lettres d’Héloïse ne sont qu’une paraphrase anhélante du verset du Cantique des Cantiques… Sous les doigts de la nonne le feu ruisselle. On peut compter les pulsations de la veine sur le papier qu’elle a touché. » Et puis, ce cri lancé tout à coup : Ah ! Fulbert, qu’avez-vous fait ?… Franchement, l’homme qui a écrit de ce style-là, sans le changer ou le modifier jamais dans tout son livre, est trop fort dans la déclamation pour trouver qu’Héloïse puisse être jamais déclamatoire, et pour juger de la sincérité de quoi que ce soit dans l’expression des idées ou des sentiments.

Certes, nous ne croyons pas que M. Oddoul soit le moins du monde le domestique de la Philosophie, dans cette question de l’exaltation d’Héloïse et d’Abailard. La Philosophie qui s’entend au ménage choisirait mieux. M. Oddoul est l’homme de bonne volonté de son propre enthousiasme pour les deux célèbres amants. Il a traduit leurs lettres, parce qu’il les admirait naïvement, et qu’organisé pour la déclamation, la déclamation devait l’attirer par la loi des analogies. Grâce à cette circonstance individuelle, la publication de ces lettres n’aura pas l’effet que la Philosophie pouvait en attendre, si un plus habile les avait traduites et interprétées avec un talent plus profond. Nous ne croyons pas à l’innocuité morale complète de ces lettres sous quelque plume que ce puisse être, mais M. Oddoul, en les vantant outre mesure, leur a communiqué une espèce d’innocence, l’innocence d’une forme grotesque et de sa propre nullité.

XX. M. de Montalembert22 §

I §

M. le comte de Montalembert a publié les deux premiers volumes d’un livre qu’on n’attendait pas, à la place d’un livre qu’on n’attendait plus, Les Moines d’Occident se sont dégagés, peu à peu, de la pensée de leur auteur. Ils n’étaient point sa pensée première. La pensée première de M. de Montalembert, c’était Saint Bernard. Tout d’abord, et dès sa jeunesse, M. de Montalembert, qui avait commencé, avec tant de hasard, sa réputation par Sainte Élisabeth de Hongrie, ce vitrail de chapelle, sans couleur et sans naïveté, s’était promis d’écrire plus tard la vie de saint Bernard. Ce devait être l’œuvre et la couronne de son âge mûr. L’âge mûr est venu, mais n’a pas apporté sa couronne. Le Saint Bernard de M. de Montalembert est resté dans les mêmes limbes, peut-être prudentes, où le Grégoire VII de M. Villemain est resté. Oserai-je dire que je le conçois et que je l’explique ? Saint Grégoire VII et saint Bernard sont deux grands et difficiles sujets qui demandent plus, pour les traiter dignement, que de l’art oratoire, et MM. Villemain et de Montalembert sont particulièrement ce qu’on appelle des orateurs. Ils le sont de talent, de goût et même de prétention, je crois.

Probablement ce furent les émotions et les applaudissements sur place de la tribune qui empêchèrent, pendant vingt années, M. de Montalembert de publier son Saint Bernard et de prétendre à une gloire moins instantanée et plus sévère. La misère de tout est que rien ne dure. La misère de la gloire qui vient par la parole, c’est que de toutes les gloires qui s’altèrent et qui passent, elle est celle-là qui passe et qui s’altère le plus. M. de Montalembert l’a-t-il compris, dans le veuvage de la tribune dont il est l’Arthémise et qu’on ne se rappelle guères maintenant que parce qu’il l’a pleuré ? L’ennui des loisirs que lui a faits le gouvernement de l’Action, substitué aux vaines parades de la parole, lui a-t-il fait comprendre qu’il faut revenir au livre, si l’on veut vivre plus de deux jours dans la mémoire des hommes, puisqu’enfin l’y voilà revenu ?

Mais malheureusement le livre auquel il revient n’est pas Saint Bernard. L’auteur a manqué à la promesse de sa jeunesse et au rêve de sa vie. Cela doit être triste pour lui. Cela doit être triste pour nous, car ce qu’il publie ne vaut pas ce qu’il eût publié, s’il avait écrit sur saint Bernard, et voici pourquoi. Par cela même qu’un sujet a moins d’étendue, tout homme intelligent qui y touche le creuse davantage. Il fait comme Napoléon à la guerre. Il concentre ses forces sur un point donné. Cela est d’autant plus vrai, que tout le monde, même intelligent, n’est pas taillé pour se permettre la grande histoire à la Tite-Live et à la Gibbon. Aux historiens d’haleine courte il reste la biographie ! M. de Montalembert, qui nous donne aujourd’hui Les Moines d’Occident, nous eût plus donné en nous donnant moins. Au lieu de tous les moines, nous en aurions mieux aimé un seul, mais frappé comme il eût pu l’être !

M. de Montalembert a eu l’ambition plus grande ou peut-être l’a-t-il eue plus petite… Qui sait ? Après avoir tâté ce fier sujet de saint Bernard, qui n’est pas un aérolithe tombé dans l’histoire, mais qui a des racines dans le passé, qu’il faut découvrir, et d’autres racines dans l’avenir, qu’il faut suivre encore, M. de Montalembert, à qui les habitudes oratoires ont ôté le degré d’attention nécessaire pour approfondir un sujet, a laissé là le sien, mais du moins a voulu utiliser les lectures qu’il avait faites pour le traiter. Les Moines d’Occident pourraient bien n’être que les documents et les notes dont le Saint Bernard devait sortir. Au lieu de la statue, nous avons… quoi ? la glaise avec laquelle on la prépare ! De cette glaise seulement, le sculpteur a moulé, d’un pouce plus modeste que hardi, une foule de petites statuettes à la file les unes des autres, bonnes tout au plus pour la planchette d’un oratoire. Mais la statue, la grande statue, — de marbre ou de bronze, — nous ne l’avons pas !

II §

Et cette file de statuettes-pygmées va continuer. Les deux volumes de M. de Montalembert se terminent avant l’an 800. Or l’ouvrage, pour remplir son titre, doit aller jusqu’à la Révolution française, pour le moins, car après la mort des moines dans l’Occident, il y a (heureusement !) leur renaissance. Nous aurons donc, — agréable avenir ! — pendant dix volumes, de cinq cents pages chacun, une histoire faite avec des légendes de vingt lignes, — et je ne me plains pas des légendes, je ne me plains que de leur brièveté, — des légendes qui ne sont pas dorées, celles-là, car, vous le verrez tout à l’heure, elles sont écrites avec une main lourde et une encre opaque. Au lieu d’une histoire qui se tienne, comme une fresque, dans une unité brillante ou profonde, nous aurons une histoire, morcelée en panneaux étroits, avec un semis de petits médaillons, grands comme le fond de la main, et uniformément petits, quoique déjà il y ait, parmi tous ces moines oubliés de l’histoire, parmi toute cette masse immense de violettes de sainteté humble qui trouvent, elles ! leur naturelle encadrure dans la simple vignette d’un missel, deux à trois figures, comme celles de saint Benoît, de saint Grégoire, de saint Colomban, lesquelles, de grandeur, répugnent à entrer dans le cercle étranglant d’un médaillon, et qui, si on ose les y mettre, le font éclater !

Et ce n’est pas tout le mal encore. Le mal n’est pas d’avoir écrit une Histoire des moines d’Occident pour les besoins du microscope, ce qui est la faute de M. de Montalembert. Il y en a un autre qui est la faute du sujet, si faute on peut dire, mais que M. de Montalembert n’a pas diminuée. Cette faute, c’est que tous ces médaillons multipliés outre mesure, tous ces profils fuyants de moines, qui ne fuient pas assez, manquent de variété, et je prie qu’on soit attentif à la raison que j’en vais donner. Ils manquent de variété, parce que ces moines, qui furent des Saints, se ressemblent de la ressemblance absolue de leur perfection. Grands, tous ! devant Dieu par la foi, par l’abnégation, par l’œuvre collective, ils ont comme l’identité de la même vertu, de la même sagesse, de la même sainteté, et on pourrait tous les prendre les uns pour les autres, si Dieu n’avait pas donné à quelques-uns d’entre eux la différence qui compte devant l’Histoire, la différence ou d’un de ces caractères ou d’un de ces génies qui, en attendant l’égalité du Ciel, font la gloire et l’originalité parmi nous !

Oui, tout de même qu’en mer, en plaine ou sur le sommet d’une montagne, une implacable lumière éblouit et finit par produire au regard une monotonie douloureuse, de même ici cette implacable perfection des saints nous fatigue à contempler dans son invariabilité éternelle. Je l’ai dit, c’est la faute du sujet, mais rien chez celui qui nous le montre n’irise le rayon de cette perfection, sans tache et sans nuance, comme la lumière pure, pour nous le faire supporter ! M. de Montalembert, dans la conception et la construction de son livre, s’est donc brisé à deux écueils. Il l’a détaillé et rapetissé, croyant, bien à tort, qu’en rapetissant et en détaillant un sujet, on le fait mieux voir et mieux tenir, et il n’a pas su éviter la monotonie, la monotonie qui vient parfois de la beauté et de la profondeur des choses, mais que cette misérable petite créature éphémère, qui s’appelle l’homme, ne peut pas longtemps supporter !

Tel est le double défaut capital de l’histoire de M. de Montalembert. Il en a du reste senti la moitié. Il a senti le défaut qui ne venait pas de lui : la monotonie. Mais s’il convenait de celle-là, c’était une raison pour ne pas y ajouter la sienne. Dans une très longue introduction qui finit humblement, mais dont l’humilité se prolonge un peu trop et a l’air trop fanfare (je m’arrête à ce mot, qu’on pourrait allonger), M. de Montalembert a conscience de son œuvre. Le père est inquiet pour l’enfant. Il ne tremble pas pour son livre, oh ! je ne le crois pas si pusillanime que cela ! Mais il est visiblement embarrassé de ce qu’il deviendra et surtout de ce qu’il vaut. Embarras qui me touche, que j’épouse et que je partage, mais non tout entier, et à la manière paternelle. En effet, je ne sais guère, — pas plus que M. de Montalembert, — ce que deviendra son histoire ici présente, mais je crois savoir ce qu’elle vaut, et je veux même essayer, s’il veut bien me le permettre, de le lui montrer. Exalter l’œuvre éternellement glorieuse de l’Église, un livre enfin dont la doctrine est pure et le sentiment très droit. Mais, le fond orthodoxe du livre mis de côté, il reste aux yeux de la Critique littéraire… tout le livre, et le livre ne satisfait ni le critique ni même le chrétien, qui sait ce que peut être la prédication d’un livre bien fait. Le livre de M. de Montalembert a un tort suprême. Il répète ce qui a été dit mieux… C’est l’apologie des Ordres Religieux qu’on ne pourra jamais trop faire, quand on la fera bien ; mais cette apologie nouvelle est sans nouveauté. Elle est sans éclat, sans poésie, sans manière de tourner les choses ou de les retourner, car on les a vues dans ce sens-là bien des fois, — malheureusement bien des fois ! Après M. de Chateaubriand, ce n’est pas le Génie du christianisme, mais c’est le christianisme sans génie.

Assurément, si nous faisons de ce livre, tel quel, le catéchisme de l’ignorance, il sera intéressant encore. Les faits qu’il évoque sont si beaux ! Mais il s’agit de livre et non de catéchisme, de lettrés et non d’ignorants. Or, pour peu qu’on ait rafraîchi ou brûlé son front aux sublimes choses que le christianisme a fait jaillir de l’âme humaine, en y débordant, pour peu qu’on ait lu la Vie des Saints, les Pères du Désert, la Chronique des monastères, devenue en ces derniers temps de l’histoire sans laquelle il n’y a plus d’histoire d’aucune espèce, dans l’Europe désorientée, l’histoire des Moines d’Occident, de M. de Montalembert, ne paraîtra plus que ce qu’elle est, c’est-à-dire : plusieurs grands et puissants livres, diminués en un seul. Ne voilà-t-il pas un magnifique résultat !

Laissons pour le moment la composition même du livre, qui ne sait pas faire profondément et magistralement l’histoire d’une influence, sans se perdre dans les feux de file des faits, ou qui, faisant l’histoire des faits, s’y perd encore, car il ne peut les donner tous, et il n’y a pas de raisons pour qu’il choisisse plus les uns que les autres ; laissons cette maladroite succession de légendes qui ne fait pas l’unité d’un livre, car se suivre n’est pas s’enchaîner, et dans l’exécution de l’histoire de M. de Montalembert, demandons-nous ce qu’il y a de plus que des traductions assez fidèles et des transcriptions très honnêtes, car les notes du bas des pages, malgré leur place, sont supérieures à l’en-haut, et l’auteur n’a pas craint la comparaison !

Traductions et transcriptions ! rien de plus ! Mais à ces traductions fragmentées, nous aurions préféré une traduction intégrale des livres dont ces fragments sont tirés, et pour les transcriptions, c’est de même. Nous aimerions mieux lire chez eux qu’ici les auteurs que M. de Montalembert cite, parce que chez eux ils sont complets et qu’ici ils ne le sont pas. Parfois, cependant, il est vrai, M. de Montalembert ajoute quelque chose de son cru aux alluvions qu’il fait des autres. Je n’ai point oublié, par exemple, l’idée heureuse qui ouvre aux Moines la succession de ces deux grands Trépassés historiques, dont l’un est touchant et l’autre sublime, les Esclaves et les Martyrs. Je n’ai pas oublié non plus beaucoup de pages judicieuses, mais judicieuses dans tout ce que la signification de ce mot a de plus pédestre.

Ne vous y trompez pas ! Si la vue de l’auteur des Moines d’Occident s’élève ou si son style s’avise de briller, c’est qu’un autre que lui regarde par son œil et écrit par sa main ! Ainsi, quand il dégage (page 54, 2e vol.) le rapport saisissant de la règle de saint Benoît et de la Féodalité qui va naître, il est frappant, mais il exprime, de son aveu, une idée du P. Pitra, un moine de nos jours, un Mabillon moderne aussi savant que le Mabillon ancien, mais avec la poésie en sus ! Ainsi encore, lorsqu’il rapporte quelque miracle et qu’il le raconte avec une expression imposante, c’est que l’expression est de saint Grégoire le Grand, dont les lettres en cette histoire des Moines d’Occident font tout pâlir !

Ce n’est pas tout. Si un mot étincelant ou pénétrant y caractérise avec éclat ou profondeur une institution ou un homme, c’est que ce mot est de Bossuet, de Bossuet, qui fait rentrer du coup dans l’ombre toute la page où il est cité ! Si des erreurs y sont signalées comme celles-là que MM. Michelet et Alexis de Saint-Priest soufflèrent sur la mémoire de saint Colomban de leurs bouches puériles, accoutumées à faire des bulles de savon, c’est le doigt béni de cet adorable abbé Gorini, dont nous sommes tous en deuil, qui les indique et qui les crève ! S’il y a un de ces traits de peintre qui restent, vivants et tenaces, sur la toile de nos esprits, comme, par exemple, celui de ces « loups affamés qui, de leurs flancs amaigris, faisaient ceinture aux monastères, et, de leurs hurlements, répons aux psaumes chantés par les moines, aux offices de nuit », allez ! il n’est pas de M. de Montalembert, ce trait pittoresque ! mais d’un écrivain farouchement énergique, d’un peintre de pirates convertis, d’Orderic Vital !

Enfin si le récit de l’auteur des Moines d’Occident roule, comme une perle, quelque légende, prise à cette fontaine de larmes qui filtre l’image d’un ciel renversé entre toutes les ruines de l’Histoire, la légende a été trouvée déjà par quelque pécheur aux légendes et aux perles, comme M. de la Villemarqué. Légendes, peintures, réfutations, miracles racontés de manière à couper l’insolent sifflet des rieurs, aperçus, domination petite ou grande de l’histoire de quelque côté que ce soit, rien n’appartient en propre et en premier à M. de Montalembert, si ce n’est ce qui appartient toujours à tout homme dans tout livre, — le style qu’il y met. Or, le style de M. de Montalembert ne fut jamais très littéraire. C’est un style d’orateur doué pour principale qualité de cette espèce de force dans l’idée et l’expression vulgaires, qui explique, du reste, tout l’ascendant de l’orateur.

III §

C’est un orateur, en effet, et un orateur dépaysé dans la littérature que M. de Montalembert. Polémiste, antiquaire, pair de France, député, il n’a jamais été autre chose qu’un orateur à toutes les époques de sa vie. La forme sine qua non de son esprit, c’est le discours. J’ai parlé plus haut de M. Villemain, qui n’est point certainement un barbare, comme le Cimbre qui n’osa tuer Marius, mais qui n’a pas osé non plus tuer Grégoire VII, mais M. Villemain est, dans l’ordre des orateurs, un parleur très arrangé, qui épile des phrases, sceptique à tout, si ce n’est à la rhétorique et à l’orthographe, tandis que M. de Montalembert est un homme convaincu toujours, souvent passionné, lourd habituellement, mais brusque et vrai en somme, quoique de temps en temps déclamateur.

Une seule fois dans sa vie pourtant, M. de Montalembert oublia qu’il était orateur et se crut poëte. Ce fut quand il écrivit cette Sainte Élisabeth de Hongrie, sincère à peu près comme les poésies de Clotilde de Surville sont françaises. Mais cette distraction ne dura pas, et aujourd’hui, jusque dans cette Histoire des moines d’Occident, l’orateur qu’il n’a jamais cessé d’être se montre plus que jamais, et il y va même jusqu’à la faiblesse des prosopopées. « Et maintenant accourez, ô Barbares ! » s’écrie-t-il, et ce qui accourt, ce n’est pas le talent et le talent d’un historien à coup sûr. Mais qui s’en étonnerait ne connaîtrait pas l’essence oratoire.

Tout orateur a du déclamateur en lui. C’est vice de conformation et de nature ; mais alors qu’il ne déclame pas, alors qu’il est le plus heureusement et le plus purement orateur, il a, de nature et de conformation aussi, cette force d’expression et d’idée vulgaire dont je parlais tout à l’heure et qui l’empêchera toujours d’atteindre à la hauteur de pensée et à la concentration de forme du grand écrivain. Tout grand orateur ou plutôt tout orateur quelconque verrait s’interrompre tout à coup, et s’abolir le rapport qu’il y a entre lui et son public, s’il n’était pas un peu vulgaire comme ces foules auxquelles il a affaire, et avec lesquelles il doit s’entendre pour les entraîner. Prenez-les tous, si vous voulez, et cherchez s’ils n’avaient pas tous cette force dans la vulgarité qui est leur fond même ! Les plus grands, je le sais, commencent par Démosthène (mais Démosthène, quoi de plus que le bon sens d’une place publique ?) et finissent par O’Connell, un sublime bouffon de Shakespeare, qui a grimpé sur les hustings ! Quant à Bossuet, n’en parlons pas. Ce n’est pas un homme, c’est un miracle. Il s’est couché sur les Prophètes morts, comme Samuel sur la femme qu’il rappela à la vie, et ces grands morts ressuscitèrent dans son génie.

Bossuet, qui composait ses sermons à genoux comme saint Charles Borromée, n’est pas un orateur humain. C’est un inspiré. Je demande donc une exception pour Bossuet ! Lui n’a jamais besoin d’être vulgaire, et quand il l’est par l’expression, c’est pour relever d’autant sa pensée par le contraste. Mais ceux-là qui ne sont ni Bossuet que ne peut être personne, ni Démosthène, ni O’Connell, ni même Mirabeau, et qui descendent jusqu’à M. Ledru-Rollin, avec leur part de talent et d’influence, ceux-là ont besoin de la verve ou de la force dans les idées communes : or, du temps que M. de Montalembert parlait au lieu d’écrire, il les avait. On ne voyait pas briller sur sa lèvre le rayon qui n’est pas sous sa plume, mais il y avait parfois un mordant d’ironie qui brûlait sans éclair. Il avait le coup de gorge strident et le mouvement toujours prêt des fortes mâchoires oratoires. Seulement, on n’improvise pas avec cela du soir pour le matin un talent réel de littérature ou d’histoire ?

Et voilà pourquoi Les Moines d’Occident ne sont pas une histoire, mais une oraison, — oratio… pro monachis, et une oraison… jaculatoire, très souvent, car la foi, — une foi dont je ne souris pas, mais que je respecte au contraire, — y avive les élancements de l’orateur. Le seul talent que j’y reconnaisse, c’est ce talent sonore et épais de l’orateur qui n’a ni les finesses, ni les nuances, ni les mille fortunes savantes de l’art d’écrire. Sans le geste de la phrase, qui d’ailleurs ne varie pas et qui remue toutes ces idées assez communes, débitées partout sur la chute de l’empire romain, sur les Barbares, sur les premières grandeurs morales du christianisme, vous n’avez plus là, sous le nom de M. de Montalembert, que le style et les aperçus du Correspondant, c’est-à-dire de la Revue des Deux-Mondes, en soutane. Voilà tout ! Dans des notes combinées sans doute pour resserrer des liens déjà chers, M. de Montalembert n’a pas manqué de nous présenter tout le personnel du Correspondant, vivants et morts, et sa scrupuleuse exactitude à nommer tout le monde et à n’oublier personne du cénacle dont il est l’oracle est telle, qu’on finit par ne plus savoir si Les Moines d’Occident, cette suite de petites histoires, transcrites et traduites d’histoires plus longues et mieux racontées, sont, tels que les voilà, une besogne faite par un seul homme ou par sa petite société.

XXI. Philosophie positive23 §

I §

Est-ce elle qui s’élève, cette doctrine, si cela peut s’appeler une doctrine ? — ou plutôt est-ce le monde philosophique qui s’abaisse ? Mais elle n’était presque pas, elle rasait la terre, on la voyait à peine, et voici que, depuis quelque temps, la rampante bête s’est redressée, qu’elle se nettoie comme elle peut, de ses origines, que l’aile lui pousse, cette aile de papier sur laquelle les sottises vont si loin, et qu’elle sera peut-être une hydre, un dragon à mille têtes sans cervelle, demain ! Le positivisme, voilà déjà le nom qu’on donne maintenant à ce qui fut tout d’abord la religion et la philosophie positives ! Quand l’idée enfonce la grammaire, c’est qu’elle est déjà forte dans les esprits ! Le positivisme, voilà le nom barbare de cette chose qui fut une folie parfaitement caractérisée dans le cerveau troublé qui la conçut, et dont aujourd’hui les uns veulent faire une religion encore, et les autres, plus malins, simplement une philosophie ! Cela suffirait bien !…

Or, c’est de ceux-ci, les malins, que je veux exclusivement parler aujourd’hui. Je ne veux m’occuper ni occuper mes lecteurs des insensés et des imbéciles qu’Auguste Comte, mort récemment, a laissés après lui pour répandre la religion qu’il a fondée, et qui fonctionnent, eux et leur culte, pour le moment, dans quelque grenier. Non ! je ne veux parler que des philosophes, et non pas des prêtres positivistes, des philosophes qui prétendent tirer une grande doctrine des six volumes de fatras qu’Auguste Comte a légués… aux vers de la terre, et qui font actuellement de si grands efforts pour cacher le ridicule fondamental de leur grand homme. Ce sont ceux-là en effet qui sont dangereux ; ce sont ceux-là qui pourraient faire croire, si on les laissait faire, au génie d’un écrivain qui n’en avait pas, même mêlé à de la folie, et par conséquent pourraient donner à ses idées un ascendant que l’idée de génie donne toujours, dans ce pays-ci, aux opinions d’un homme. Les autres… les autres iront naturellement tomber dans le grand sac à marionnettes où sont tombés, successivement engloutis, tous les dieux du dix-neuvième siècle et leurs divers clergés, Le Mapah, Jean Journet, Thoureil, les phalanstériens avec leur queue, les saints-simoniens et leur tunique, et ils n’ont besoin de personne pour les pousser dans ce sac-là.

II §

Cette séparation très marquée entre les Talapoins du positivisme et ses philosophes, sinon plus positifs, au moins plus rassis et surtout plus habiles, existait déjà du temps du prophète et du dieu : mais c’est depuis sa mort que cette séparation s’est énergiquement accusée, et on le conçoit. Tant que le dieu était là, il n’était pas prudent de parler de sa sagesse, car il pouvait se livrer à des incartades cérébrales nouvelles qui auraient tout déconcerté. Une fois mort, au contraire, on ne le craignait plus ; on était tranquille. On connaissait exactement le bloc de folies qu’il fallait prudemment enterrer. On tenait l’obus formidable qu’il fallait empêcher, par tous les moyens, d’éclater. Jusque-là on avait eu assez de chance. Auguste Comte n’a jamais eu la célébrité retentissante de Saint-Simon ou de Fourier. Le hasard avait épaissi autour de lui cette obscurité qui rend les hommes plus grands, quand ils sont grands, comme l’ombre fait les diamants plus beaux. Tout s’était passé d’abord dans un coin de l’École polytechnique, d’où on l’avait chassé pour cause de doctrine malséante et malsaine. Puis, dans un cercle fort étroit, on avait, pendant vingt ans, entendu cette voix âpre, obstinée, pesante, ne portant pas loin, et qui avait cependant la prétention d’instruire la terre et de la changer ! Mais, hors de ce cercle, rien ou peu de chose. Le monde, auquel on avait servi tant de religions depuis un quart de siècle, était si repu de ce genre de folies, qu’il ne fit nulle attention à celle d’Auguste Comte, laquelle ressortait néanmoins en haute bouffonnerie sur celles qu’on lui avait servies jusque-là. La religion de ce Mystique sans Dieu était l’humanisme, c’est-à-dire la déification de l’humanité (idée commune, du reste, à tous ces fabricants de religions !), mais c’était la déification de l’humanité par la femme ; et le culte de cette religion fut l’adoration de la femme, qui, dans un temps qu’on ne précisait pas, devait faire des enfants toute seule… Je me contenterai de ce léger détail pour donner une idée de cet Illuminé ténébreux et à tendresse pleurnicheuse, malgré ses mathématiques, à qui quelques vieilles femmes et quelques très jeunes gens firent une rente, mais dont le dévouement ne put le tirer du fond de son puits, où il resta ; — seul rapport qu’il eût jamais, le pauvre homme ! avec la Vérité !

Mais encore une fois, aujourd’hui qu’il est mort, et bien mort, voilà qu’on l’en tire, et qu’après l’avoir bien lavé, épongé et essuyé de cette religion qui pourrait bien tout perdre, on le donne pour un immense philosophe, dont la philosophie doit être la seule religion des temps futurs. Comme cela, vous comprenez ? Le tour est fait. Laissons le mystagogue. Prenons le philosophe, et on l’a pris. Les brochures se sont multipliées. On s’est glissé et tortillé dans quelques grands journaux, et hier encore un homme considérable, M. Littré, y écrivait ces Paroles de philosophie positive qu’il nous donne en brochure aujourd’hui et dans lesquels il se vante d’être le disciple de M. Comte, et le propagateur humble et dévoué du positivisme, dont au fond il se croit peut-être le saint Paul. Que le plus grand saint du catholicisme lui pardonne ! Il n’en sera jamais que le Considérant.

Or, précisément M. Littré est un de ces habiles dont nous parlions tout à l’heure, qui font la bonne distinction dans Auguste Comte, du fondateur de religion et du philosophe. Homme d’esprit, qui a le sentiment du ridicule, ce sentiment préservateur, M. Littré craindrait de jurer qu’il croit à l’édifice religieux et social bâti par Comte, pour abriter, sous sa coupole, les générations de l’avenir. Il est médecin. Il se connaît mieux en folies que M. Célestin de Blignières, par exemple, plus enthousiaste, plus empaumé et qui a osé (ô imprudence !) intituler son livre Exposition de la philosophie et de la religion positives, au lieu de l’appeler Exposition de la philosophie positive, tout simplement. Je sais qu’il y parle peu de cette religion, et qu’il la fond avec la philosophie dans les dernières pages de son écrit ; je sais que les grands ridicules y sont estompés, mais cependant on les y aperçoit encore sous l’estompe de précaution qui les couvre.

Et en effet nous sommes pratiques, et nous voulons être populaires ! M. Célestin de Blignières est en France le vulgarisateur philosophique d’Auguste Comte comme miss Martineau l’est en Angleterre. Il ne doit donc strictement parler que de philosophie et n’avoir pas de distractions. Dans le titre de son travail je trouve le mot expressif d’exposition abrégée et populaire. Vous le voyez ! nous n’en sommes plus à l’Érudition et à la Pensée qui dédaignent de descendre de leurs sommets ! Non ! nous voulons mettre l’Académie des Sciences dans la rue en attendant que nous la mettions dans l’Église, et vive la science ! comme dit M. Jourdain.

III §

C’est toujours un événement grave que l’apparition dans ce monde d’une philosophie nouvelle, quelle qu’elle soit. La moins forte et la moins féconde est encore prolifique et fait des petits… Si ces petits sont très petits, c’est toujours au moins un genre d’insectes incommodes, une malpropreté du cerveau. Mais ici les insectes qui menacent seraient très gros, s’ils venaient à naître… La philosophie de M. Comte est assez fausse pour aller très loin, et elle n’a même d’autre raison de s’arrêter que sa prétention d’être une religion par-dessus le marché d’une philosophie. Dans l’état actuel de ce pauvre esprit humain, qui se croit un esprit très fort, ceci la compromet. Mais sans sa prétention à être une religion, elle a bien, je vous assure, tout ce qu’il faut pour dompter la pensée publique. Elle doit lui plaire, par son apparente simplicité de point de vue et de déduction, et la faire trembler, par les connaissances terribles qu’elle exige… Or la pensée publique, en France surtout, ressemble aux femmes, qui doivent toujours un peu trembler pour bien nous aimer.

Toute cette mathématique, voyez-vous, toute cette astronomie, toute cette physique, toute cette chimie, toute cette biologie, toute cette science sociale, pour arriver à être philosophe, c’est-à-dire à savoir deux mots de morale, deux simples mots sur ses devoirs, ah ! voilà qui produit un rude effet sur l’ignorant et qui l’agenouille, tandis qu’au contraire la facilité de comprendre le système, très peu compliqué de M. Comte, comme vous allez le voir, charme tous les superficiels, tous les gens qui donnent une chiquenaude à leur jabot et qui pirouettent ! Or, qui a pour soi messieurs les ignorants et messieurs les superficiels doit être un homme fièrement accompagné ! Et si vous y joignez cette autre variété florissante, les jugeurs, les solennels, les hommes-tribunaux, les Perrins-Dandins, presque aussi communs que les Georges, pris assez subtilement à la petite trappe de l’impartialité, vous avez l’opinion tout entière, ou au moins ses forces les plus vives, et c’est le cas présent pour M. Comte ! Il a la rouerie d’être impartial. Il se distingue des autres philosophes qui traitent le passé avec l’insolence du présent, et il le salue comme un mort, il est vrai, mais il le salue ! Positivement, dans la grossièreté universelle, il a la décence du coup de chapeau.

Il est donc redoutable ou du moins pourrait l’être, et voilà pourquoi nous voulons vous parler de cet homme qui, si on laissait faire ses amis, deviendrait relativement puissant, en raison de ses affectations et de ses impuissances. Voilà pourquoi nous voulons vous exposer brièvement, mais intégralement pourtant, cette philosophie pédantesque et bouffie, qui cache un vide profond sous sa bouffissure et son étalage scientifique. L’exposer suffira, car elle est justement de ces doctrines auxquelles la meilleure réponse qu’il y ait à faire est celle qu’on leur fait… seulement en les exposant.

IV §

Il est des rapprochements singuliers et gais… même en philosophie. M. Comte a pour homonyme un homme dont on a beaucoup parlé autrefois. Comme M. Comte le philosophe, cet autre. M. Comte faisait aussi de la science à sa manière, car il était physicien, mais la physique qu’il faisait était… amusante. Disons le mot : il escamotait. Eh bien ! voici qui a lieu d’étonner. M. Comte le philosophe, le grave, celui qui n’amuse pas, mais qui croit éclairer, est aussi un escamoteur, et son système de philosophie n’est qu’une longue suite de tours d’escamotages. C’est très curieux. Ne vous récriez pas ! M. Comte le philosophe escamote littéralement, dans son système de philosophie positive, qui n’est que le vide positif, — d’abord Dieu et tout l’ordre surnaturel ; ensuite la métaphysique tout entière et le monde d’abstractions et d’explications qu’elle traîne à sa suite ; enfin, les causes finales et les causes premières ! Terribles muscades sur lesquelles il souffle et qui disparaissent, comme les muscades de liège de l’autre M. Comte, mais avec ce désavantage que lui, l’escamoteur philosophique, il ne sait pas les retrouver… Ce déplorable escamoteur en second, qui ne sait rien faire revenir sous son gobelet de ce qu’il en ôte, a, pour toute baguette magique, une affirmation sans preuve, bête, en effet, comme un coup, de baguette : mais en philosophie ce qu’on écarte n’est pas supprimé.

On dit bien avec l’aplomb de l’escamoteur : « Il n’y a plus, en philosophie, de transcendance ; il n’y a plus que de l’immanence », la transcendance, — c’est-à-dire, pour être clair, — la difficulté dans les questions par leur hauteur même, n’en existe pas moins de toute son existence indestructible, et l’esprit humain ne se tient pas pour dit qu’elle n’est plus parce que M. Auguste Comte a soufflé. On dit aussi à toutes les pages de l’exposition de M. de Blignières : « L’homme ne peut savoir le pourquoi de rien ; le comment est seul à sa portée. » Ce n’est pas sur cette hautaine parole de M. Comte, rapportée et enregistrée par M. de Blignières et apostillée par M. Littré, que les lois qui régissent l’humanité seront changées et qu’elle se déshabituera d’aller choquer sa noble tête contre les problèmes de sa destinée, insolubles dans ce monde-ci du moins, mais que son éternel honneur est d’incessamment agiter !

Ainsi, vous le voyez, la simplification dont je parlais est assez tôt faite. C’est une suppression : voilà tout ! C’est un escamotage au profit des sciences physiques, les seules au fond qu’admette M. Comte, ce fondateur de religion nouvelle, qui est athée et qui ne reconnaît de Dieu que l’humanité. L’induction sublime qui donne Dieu en métaphysique, l’induction baconienne, la déduction de Descartes qui veut aller de l’homme à Dieu, tout ce haut système de probabilités qui est toute la philosophie pour ceux dont l’inquiétude d’esprit n’est pas apaisée par la double clarté de la révélation et de l’histoire, n’a pour M. Comte aucune valeur scientifique.

La science, pour être de la science, doit se borner à constater des faits, ce qui est encore un escamotage de la science, mais le plus maladroit de tous, celui-là, car la science a toujours été tenue de faire plus, même dans M. Comte, et le voilà inconséquent ! En effet, ce négateur des causes finales et premières par haine de l’indémontré n’en part pas moins de l’indémontré, comme le plus modeste d’entre nous. En supposant, dit-il, que tout ce qui est jusqu’ici tombé dans le monde y soit tombé en raison des lois de la pesanteur, ce qui tombera demain tombera-t-il de même ?… Nulle réponse que le besoin qu’on a de faire admettre le principe de l’invariabilité des lois naturelles (page 81). Et il appelle cela « nulle réponse ! » Et les conditions sine qua non de l’existence de l’esprit humain ne lui paraissent pas une raison assez péremptoire, à cet escamoteur, qui fait tout disparaître : mais ici, c’est le bon sens qui est escamoté !

Et cette inconséquence n’est pas la seule dans le système de M. Comte. Lui qui a écrit, selon M. de Blignières, ou du moins qui a professé qu’une science n’était jamais que l’étude propre d’une classe de phénomènes dont l’analogie a été saisie, prétend cependant, partout, que l’observation est seule scientifique et décompose l’art d’observer en trois modes irréductibles « l’observation pure, — l’expérimentation, — et la comparaison », ce qui est exclusif de toute analogie, comme preuve, et fait de la méthode soi-disant nouvelle de M. Comte quelque chose d’aussi vieux et d’aussi borné que la première méthode venue d’observation, pratiquée dans les sciences physiques ! Rien de moins surprenant, du reste, M. Comte le philosophe, n’étant, à bien le prendre tout entier, qu’un physicien ! Malgré la gloire qu’on lui badigeonne en ce moment, l’auteur de la Philosophie positive n’est que la cent quarantième incarnation de ce matérialisme, qui depuis La Mettrie et son homme-chou jusqu’à M. Littré, qui n’a point l’audace de ce légume, s’est transformé sans cesse et se transformera encore, mais qui est identiquement le même que dans les livres du dix-huitième siècle, où il fait grande pitié.

C’est en raison de cette pitié sans doute, qu’on le réhabille, et que M. Comte s’est chargé de ce soin et de cette dépense. Il a eu cette vertu pour ce vice. Il lui a fait cette charité. Il est vrai que le matérialisme la lui a rendue. Si M. Comte a donné au matérialisme un habit neuf, dont il avait grand besoin, le pauvre diable (et diable est le mot) ! le matérialisme a donné à M. Auguste Comte une doctrine, car on peut demander ce que serait M. Comte sans le Matérialisme, si Cabanis, Broussais et le docteur Gall n’avaient jamais existé !…

Tels sont les prédécesseurs dans la science et les maîtres de M. Comte ; Cabanis, Broussais et le docteur Gall, le docteur Gall surtout, dont directement il procède, et auquel il emprunte son système de petites boîtes numérotées sur le crâne, pour mettre là-dedans les facultés de l’âme qu’il y a vues probablement, ce grand observateur qui n’invente rien, et pas même sa philosophie ! Les facultés de l’âme et la morale, qui est la conséquence de ces facultés, sortent pour M. Comte de ces ingénieuses petites boîtes numérotées, ou plutôt elles sont ces petites boîtes elles-mêmes.

Si elles ne sont pas ces petites boîtes elles-mêmes, qu’il nous les montre, ces facultés de l’âme indépendantes, ayant une existence à elles, quoique renfermées en ces petits engins. Mais, allez ! en restant dans l’observation et dans le connaissable, — comme il dit en gallois, sans doute, — on peut l’en défier et conclure que les petites boîtes numérotées ont mystifié l’escamoteur.

V §

Jusqu’ici nous n’avons rien trouvé encore dans toute cette philosophie positive dont il ne reste rien positivement, quand on veut la toucher et la prendre avec les mains de son esprit. Nous n’y avons rien trouvé de particulier à M. Auguste Comte, et s’il a eu l’originalité d’une négation, c’est la plus triste des originalités de l’erreur ! Il est vrai, comme nous l’avons vu, que cette négation est assez vaste et laisse une large trouée, un hiatus terrible, dans la préoccupation de l’esprit humain. Ni théologie, ni métaphysique ! Tout cela balayé du cerveau de l’homme d’un seul coup ! Hein ! quel coup de plumeau d’Hercule !

Seulement, pour que le coup de balai fût réel, il faudrait un autre manche que le génie de M. Comte qui, véritablement, n’est pas de longueur !

Pour caler la négation qu’il se permet, et qui a besoin de solidité, en raison même de sa masse, M. Auguste Comte a une de ces explications arbitraires et communes à toutes les philosophies de l’histoire, le seul genre de philosophie que l’on fasse maintenant !

« L’intelligence humaine, dit-il, a passé par trois états — rien de plus, rien de moins (toujours l’escamoteur !) : — l’état théologique, qui est la fiction ; — l’état métaphysique, qui est l’abstraction, — et l’état positif, qui sera la démonstration », et auquel nous sommes arrivés à grandes guides et avec M. Auguste Comte pour postillon, bien entendu ! Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? la division saint-simonienne du genre humain en époques organique et critique ? M. Auguste Comte se la rappelle bien, lui ! si vous ne vous la rappelez pas ! Eh bien ! c’est sur cette division des trois états qu’il aperçoit successivement dans les Annales du monde, et qu’un autre historien ne verra pas et traitera de chimérique, c’est sur cette division que M. Comte appuie la négation des deux premiers états du genre humain qui ont existé, mais qui sont finis, la période de la fiction, c’est-à-dire de toutes les religions, depuis le fétichisme jusqu’à la religion positive — exclusivement, et la période de la métaphysique depuis Aristote jusqu’à Hegel… ma foi ! oui, même Hegel ! qui du moins avait une philosophie tout entière, derrière sa philosophie de l’histoire, tandis que M. Auguste Comte n’a qu’une philosophie de l’histoire, et rien derrière, absolument rien, en sa qualité de philosophe positif !

Et vraiment, je ne voudrais pas rire dans ce sujet, je voudrais être sérieux ; mais le comique positiviste est plus fort que moi. Une nomenclature n’est pas, n’a jamais été une philosophie, et je ne reconnais d’autre mérite à M. Comte, si mérite il a, que celui d’une nomenclature. Ôtez à ce penseur pillard et frêlon celle qu’il a faite des sciences et dont j’ai parié plus haut, au commencement de ce chapitre, mathématique, astronomie, physique, chimie, biologie, science sociale et morale, qu’il classe en sciences abstraites et concrètes, et il n’a plus que les idées d’autrui, qui ne se cachent pas. En morale, où il n’invente pas plus qu’en métaphysique, par exemple, M. Comte donne à ce que nous, chrétiens, appelons de ce beau nom de charité, tombé du dictionnaire des Anges dans la langue des hommes, le nom grotesque, inventé par lui, d’altruisme.

Eh bien ! en matière d’idées, M. Comte est un altruiste. C’est un altruiste intellectuel. Quoi donc lui appartient dans son système ? Est-ce la division du pouvoir en pouvoir spirituel et pouvoir temporel, qu’il dit d’ordre majeur, la grande affaire, et que le Moyen Âge a léguée au monde moderne ? Est-ce la conclusion à laquelle il aboutit : la reconnaissance de cette distinction des pouvoirs et l’abolition de toute doctrine officielle ? Est-ce l’idée que le gouvernement actuel doit abandonner le rétablissement de l’ordre intellectuel à la libre concurrence des penseurs indépendants, ce qui prouve, par parenthèse, qu’il n’y a rien de plus près d’un imbécile qu’un sectaire ?… Est-ce même sa définition du progrès, qui a besoin d’une autre définition pour qu’on l’entende, et qu’il appelle l’ordre continu ?

Est-ce l’idée, qu’il dit être la plus générale de la philosophie positive, « que toutes les connaissances humaines doivent être dominées par un petit nombre de sciences fondamentales et former un tout… » ? Est-ce son mépris de la psychologie et de l’économie politique ?… Est-ce son altruisme, à part le mot que personne ne lui dispute ? Est-ce sa morale, sans Dieu, sans sanction, sans immortalité, sans espérance, et pour le plaisir d’être agréable à tout le monde ? Est-ce sa religion de l’humanité ?

Mais tout cela est vieux, détérioré et branlant comme un pont qui croule. Tout cela, depuis des temps infinis, jonche, de la plus triste façon, le champ de la spéculation humaine ! Et c’est avec tout cela pourtant que vous voulez éclairer le monde jusqu’au fin fond de sa dernière illusion ! C’est avec cela que vous vous appelez ou qu’on vous appelle le seul philosophe des temps futurs, le démonstrateur, le positiviste. Faites-vous appeler poseur plutôt ! Ce sera mérité et plus juste. Je ne sache rien de plus contestable, de moins approfondi, de moins approchant du réel, que cette philosophie de l’histoire à quoi se réduit, en somme, l’œuvre de M. Comte, dans M. de Blignières, et qui vient après les escamotages de toutes les questions vraiment philosophiques, théodicée, métaphysique, vérités abstraites, comme les ombres chinoises venaient après les tours de gobelet, chez l’autre escamoteur.

Oui, malgré ma résolution de rester grave en ce grave sujet de philosophie, je n’ai pu résister à la mordante envie d’appeler les choses par leur nom, et ce n’est point ma faute à moi si ce nom n’est pas mélancolique. M. Auguste Comte était de son vivant un fort savant homme en mathématiques, mais en philosophie, c’était un indigent, excusable peut-être, — car chacun veut vivre, — quand il empruntait les idées qu’il n’avait pas. C’était encore une de ses manières d’escamoter, à cet infatigable escamoteur ! Il se fit, comme Arlequin, un habit de toutes pièces, et ces pièces avaient malheureusement beaucoup servi. Mais il n’avait pas, il faut bien le dire, la grâce d’Arlequin. Un jour, vous vous rappelez la comédie ? Arlequin s’escamote lui-même, et il n’y a plus rien dans son habit bariolé. Eh bien ! c’est le seul tour d’escamotage que M. Comte ne fasse pas. Mais l’avenir s’en chargera, et la renommée, qu’on arrange pour lui aujourd’hui, disparaîtra bientôt, dernière muscade sur laquelle il ait oublié de souffler !

XXII. Philosophie politique24 §

I §

Ce n’est pas la brièveté du livre de M. de Beauverger qui nous déplaît et même qui nous étonne. S’il peut paraître étrange à quelques personnes, et qui sait ? légèrement audacieux, de faire un tableau bis-torique de tous les progrès de la philosophie depuis qu’elle existe dans un petit volume, assez propret, de 292 pages, ah ! certainement ce n’est pas à nous ! Nous savons trop, pour nous en étonner, à quel ironique piquet de chèvre Dieu a attaché l’esprit humain, et ce qu’il lui donne de cette corde au bout de laquelle l’homme passe son temps à rêver l’infini ! Pour montrer cela, il ne suffit que de quelques pages. Il fut des artistes en Italie qui ont su faire tenir un monde d’événements et de figures sur le diamètre d’un noyau de cerise, ciselé de la pointe d’un canif.

Nous croyons ce tour de force et de finesse beaucoup plus embarrassant que de concentrer en quelques pages les progrès de la philosophie, — politique ou autre. La « spirale » de Goëthe est une plaisanterie. Ce n’est qu’un tire-bouchon, et encore pour la longueur, car un tire-bouchon débouche quelque chose, et nous voudrions bien savoir quel flacon de vérités essentielles la philosophie a jamais débouché ! Quand Goëthe ne pensait pas à « sa spirale », il disait honnêtement : « Si je voulais consigner par écrit la somme de ce qui a quelque valeur dans les sciences dont je me suis occupé toute ma vie, ce manuscrit serait si mince que vous pourriez l’emporter sous une enveloppe de lettre. » Toute l’histoire de la philosophie, qui en était, peut donc tenir sur une carte à jouer. Il ne s’agit que de l’y faire tenir.

Et ce n’est point difficile, quand on a la tête nette et qu’on ne se laisse pas envahir et entamer par la niaiserie des phrases et des livres. Si, dans toute littérature, il y a de l’inutile et du superflu, il y en a surtout, en philosophie, dans des proportions effroyables. Là les hommes ne font guère que des échos, des échos qui brouillent le son, en le répétant. Voulez-vous en juger ? prenez seulement le dictionnaire de Bayle, l’histoire de la philosophie de Brucker et le vocabulaire de Tennemann, et vous verrez quelle masse de rêveurs inutiles, de cracheurs dans les puits pour faire des ronds, se trouvent mêlés, pour l’encombrement de nos mémoires, aux quelques noms et aux quelques idées, très rares, très clairsemées, et pour les raisons providentielles les plus hautes, qui ont réellement allongé la corde de l’esprit humain et un peu étendu de la circonférence de ses efforts ! Vous verrez qu’il n’y a pas pour l’homme de quoi prendre des airs si vainqueurs. Pénélope sans Ulysse, qui, dans l’oisiveté du cœur et de l’action, fait et défait éternellement sa tapisserie, la Philosophie n’a rien mis dans le monde qui n’y fût sans elle ; et si elle n’en a rien ôté des vérités qu’elle n’a pas faites, elle en a du moins beaucoup faussé, et son mérite, quand elle en eut, fut de redresser ses voies fausses et d’admettre enfin ce qu’elle avait d’abord repoussé. Voilà pourquoi les historiens qui s’occupent d’elle peuvent être à la fois humbles et concis.

M. de Beauverger a été concis, mais a-t-il été humble ?… La Philosophie dont il s’occupe dans son livre n’est pas cette philosophie générale — qui a seule le droit de porter ce nom absolu de Philosophie — et qui a pour prétention de donner la loi de tous les phénomènes. C’est une philosophie spéciale et appliquée, et c’est une raison de plus pour l’historien d’être très modeste, car, de toutes les tentatives de la philosophie pour résoudre l’universalité des problèmes, c’est la plus vaine et la plus cruellement traitée par les faits. L’Histoire l’atteste à toutes ses pages ; les faits ont toujours plus ou moins foulé aux pieds toutes les philosophies politiques. Modeste, sans doute, en son propre nom, M. de Beauverger croit trop à la philosophie, pour l’être quand il parle d’elle. Il a le respect de cette « science mixte (comme il dit, hélas !) qui rattache les créations et les devoirs de la politique aux opérations de la logique et des principes universels » ; mais plus tard peut-être aura-t-il le mépris de toute cette logomachie. M. de Beauverger nous fait l’effet d’un esprit ouvert, — trop ouvert pour le moment, — mais sensé et qui se refermera naturellement à bien des idées qu’il accepte. La vie intellectuelle ressemble à la vie morale. On ouvrait, on tendait beaucoup sa main dans la jeunesse ; on la ferme et on la retire en vieillissant. Progrès amer !

« Personne ne croit, nous dit M. de Beauverger dans sa préface, que la politique spéculative n’ait pas d’influence sur la destinée des empires et qu’il n’y ait pas d’enseignement à retirer de ses travaux. » Personne ne le croit, en effet ; seulement il s’agit de savoir quelle fut cette influence, si elle était nécessaire, si elle a été bonne ou funeste et si tous ses travaux valaient plus ou moins, de la part des esprits qui dominent ces sujets, que les deux lignes de résumé qui pouvaient être l’ouvrage de M. de Beauverger et qui, malheureusement, ne le sont pas. Le livre actuel de M. de Beauverger est comme le pressentiment d’un autre ouvrage qu’il fera ou ne fera pas plus tard, mais qui serait, à coup sûr, s’il le faisait dans l’esprit des notes qu’il publie, un de ces livres grossissants comme on en a tant publié, et qui, sous le nom d’histoire d’une philosophie quelconque, tendent à surfaire l’action de toute philosophie. Or, ce n’est point d’ouvrages pareils que nous avons besoin à cette heure. Ce qu’il nous faut plutôt ce sont des livres qui prennent exactement la mesure de toute philosophie, en la diminuant.

II §

En effet, depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin et depuis saint Thomas d’Aquin jusqu’à Kant, que nous prenons pour une date et non pour le grand homme qu’on dit, cherchez par quels noms et quelles œuvres l’auteur du Tableau des progrès de la philosophie politique a comblé le vide d’un si long espace, mais l’a comblé sans le remplir ! Il ne s’agit pas ici, bien entendu, des talents du gymnaste intellectuel que l’on appelle un philosophe, ni même de la dorure de bec de la Gloire, qui répète parfois et crie des noms, comme les perroquets, sans rien y comprendre, mais il s’agit des hommes qui représentent pour les avoir réellement exprimées le petit nombre de vérités nécessaires à la vie et à l’honneur de l’esprit humain. Eh bien ! franchement, que trouverez-vous, sinon un tourbillon d’atomes, une poussière d’intelligences que le vent de leur temps a soulevées, mais qu’il faut laisser maintenant tranquilles au fond de leurs cercueils ! Dans l’antiquité, M. de Beauverger nous cite Platon, Xénophon, Polybe, Cicéron, saint Augustin ; — mais Platon n’est qu’un poëte, et saint Augustin est un prêtre chrétien, ce qui est tout le contraire d’un philosophe. Or Xénophon, Polybe, Cicéron, pèsent assez peu en philosophie. Au moyen âge, qu’est-ce que Buridan, Gilles de Rome, Henri de Gand, Marsile de Padoue ? Qu’est-ce même à la Renaissance que ce Machiavel dont on ne peut dire encore tout à l’heure si, dans son Traité du Prince, il a parlé sérieusement ou s’il a raillé ? Luther et Calvin sont des fondateurs de religion, des bâtisseurs d’église contre Rome. Ils comptent comme prêtres et non comme philosophes, mais qu’est-ce que Languet et Hotman ? Qu’est-ce que Althusius et Boshorn ? qu’est-ce même que Grotius ? qu’est-ce que Bynkershœk, ce nom qui n’est plus coassé que dans les écoles ? Voici Bacon et Descartes, il est vrai, voici Spinosa, mais le néant revient : qu’est-ce que Thomas Smith et Thomas Morus, et Sidney, et Nedham, et Milton, Milton, comme philosophe ? qu’est-ce qu’Harrington et son Oceana ? qu’est-ce que Howell et sa Dendrologie ? qu’est-ce que Hobbes, l’enfant robuste de son système ? qu’est-ce que Ramsay ? Nous arrivons au dix-huitième siècle, dont la philosophie n’est plus qu’une négation, une critique de philosophie, qui finit et se renouvelle dans Turgot, Condorcet, Herder, Kant, et M. de Beauverger nous dit : Sieyès. M. de Beauverger a pour Sieyès une admiration très logique et que l’on comprend très bien, venant d’un homme qui croit que la philosophie politique est une des grandes inventions de l’esprit humain, car Sieyès est l’expression la plus concentrée, la plus immobile et la plus dure de la philosophie politique. Certes, quand on descend d’une pareille chaîne d’esprits et qu’on va d’Aristote à… Sieyès, à travers le christianisme qui de toutes les manières fut une révélation, on se demande ce qui aurait manqué à l’humanité, devenue chrétienne, quand elle n’aurait pas eu, pour tracasser ses annales, tous ces gaillards-là !

Elle serait allée son train tout de même ! Elle aurait, au fond, à peu de chose près, la même histoire, et ce sillage de quelques erreurs de plus ou de moins n’aurait guère altéré ou changé le miroir de cette mer immense. Et même quand les grands noms, — et vous, venez de voir si on peut les compter, — quand les noms dignes de leur bruit auraient manqué aussi comme les autres, croit-on que c’eût été un si grand tort de vérité, fait à la terre ? La terre n’a pas déjà tant besoin de philosophie ! L’homme en fait comme il s’agite ! parce qu’il est une créature de passage, d’inquiétude et d’orgueil, qui veut savoir pour ne pas se soumettre ; mais sa triple vie morale, sociale, intellectuelle, ne dépend pas de si peu que cela ! Ce qu’il lui faut de vérité pour vivre et de lumière pour l’éclairer, il les trouve dans la tradition et dans l’histoire.

Qu’est-ce que toutes les philosophies du monde ont ajouté aux traditions de la vérité primitive et à celle qui les résume toutes, — à la doctrine de Jésus-Christ ? L’erreur, l’adroite erreur de l’auteur des Progrès de la philosophie politique, est d’avoir confondu avec les philosophes les hommes qui ont développé et appliqué à leur façon les idées et les enseignements de l’Église, mais ces hommes, nous les réclamons ; ils n’appartiennent pas à son système.

Qu’il prenne, s’il veut, Fénelon, l’auteur du Télémaque et le précepteur du duc de Bourgogne, mais qu’il ne mette la main ni sur Suarez, ni sur Bellarmin, ni sur Bossuet lui-même, car Bossuet, comme saint Augustin, n’a pas cessé d’être un évêque, et sa politique n’est point tirée de l’ordre philosophique, mais de l’Écriture Sainte. De pareils hommes ne peuvent s’atteler, ni de gré ni de force, au joug d’un système qui regarde comme un progrès l’esprit politique du dix-huitième siècle, et qui le glorifie dans ce Quinze-Vingt de sa propre pensée, laissé par le dédain de Bonaparte, accroupi dans les ténèbres de sa constitution impossible, — l’abbé Sieyès.

III §

Médiocre et triste résultat ! La foi en ces choses que la Philosophie travaille à la main, — les Constitutions, — a incliné M. de Beauverger à une admiration compromettante, parfaitement indigne d’un esprit qui a souvent de la critique et de justes appréciations.

C’est que M. de Beauverger, — il faut bien le dire, — est un homme du dix-huitième siècle. Il l’est, à la vérité, avec les réserves que font les honnêtes gens dans ce temps-ci, mais il l’est, nonobstant, de sentiment, d’idées, de rêveries. L’abstraction lui voile, à toute minute, la réalité. S’il est à genoux de fondation, devant un si pauvre homme que Sieyès, on ne peut plus dire sa position devant Montesquieu, et on le conçoit. Montesquieu n’est pas seulement l’homme d’une constitution comme Sieyès ; il l’est de toutes les constitutions possibles qu’il explique et détaille dans son Esprit des Lois, comme des mécanismes qu’on démonte, pour en faire mieux comprendre le jeu. Du reste, dans sa conception politique, l’auteur du Tableau historique des progrès n’a pas dépassé Montesquieu. Il s’arrête à la notion vague de liberté qui suffisait à tous les esprits soi-disant politiques du dix-huitième siècle, et qu’il définit aujourd’hui, à la dernière page de son livre « la liberté par les institutions ». « L’utopie, nous dit-il, tourne, depuis deux mille ans, dans le même cercle sans rien produire », comme si l’utopie n’était pas essentiellement de la philosophie politique ! et il ajoute, par une opposition qu’il est difficile de comprendre : « La philosophie politique ne vogue pas sans boussole sur cette mer des destinées où Dieu lui apparaît comme pôle et la vraie liberté pour port. » Mais l’utopie aussi a parlé ce langage. Elle l’a parlé quand elle a manqué de tempérament ou de bravoure. Elle est restée aussi, comme une sage petite fille, les yeux baissés et les mains jointes sur sa ceinture, dans cette idée prude ou hypocrite d’une vraie liberté, et elle a mis Dieu par-dessus, mais quel Dieu ? Voilà le nœud de toute l’affaire. Le Dieu de M. de Beauverger ne serait-il que le Dieu du Vicaire savoyard de Jean-Jacques, et parmi tant de libertés fausses, qu’elle est donc sa vraie liberté ?…

IV §

C’est là ce que le livre de M. de Beauverger n’a pas dit. Fadeurs et fadaises ! Disons, nous, quelque chose que les esprits, impatients de netteté et de consistance, puissent au moins saisir. Il n’y a que deux économiques en présence ici-bas, celle de la tradition et celle des rêveurs, et, dès leur a priori, elles s’opposent. L’économique de la tradition place la richesse dans le monde en germe et dans le ciel en fleur. L’économique des rêveurs la met, elle, dans l’action illimitée de l’homme et dans la disposition des trois règnes de la nature. De là leurs conceptions si diverses ! Fataliste au premier chef et au second inconséquente, l’économique des rêveurs a encore ceci de particulièrement absurde, qu’elle croit au bonheur absolu sur la terre et qu’elle pose l’obligation stricte pour les gouvernements de le réaliser. Ainsi, d’une part, l’idée que l’homme-fonction doit le bonheur à l’homme individuel, et d’autre part, l’idée de ce bonheur que vous pouvez faire définir au plus modeste et qui n’en sera pas moins toujours un inventaire de Dieu, supérieur de tout à l’aurea mediocritas d’Horace, voilà la double source d’où sont sorties toutes les utopies, toutes les révolutions, toutes les démences, et cela, dans tous les temps, mais plus particulièrement dans les temps modernes, où la personnalité humaine a pris de si monstrueuses dilatations.

Or, rien de plus radicalement faux que ces idées. Nul ne doit le bonheur à personne. Quand l’homme dit : Je ferai ton bonheur, il dit une fatuité. Le bonheur est la dette de chacun à soi-même et nul n’en dispose que soi seul. L’ordre universel le renferme par le libre arbitre ; il est au fond de nos consciences, dans l’exercice de nos vertus ; mais la fonction terrestre ne doit que l’ordre matériel, l’ordre dans les rues, mais elle nous le doit à tout prix, et si nous confondons notre dette, à nous, avec la sienne, tous les sophismes vont se redresser avec fureur. Il n’y a qu’un bon gouvernement qui soit possible dans la nature même des choses, qu’un seul, quels que soient les climats, les caractères, les idées, il ne nous doit pas le bonheur cependant, c’est ce que les philosophies politiques en dehors des idées chrétiennes n’ont pas compris, et ce que celle de M. de Beauverger, s’il en avait une à lui, — car il n’en a point, — ne comprendrait pas davantage. Toutes les philosophies politiques, sans exception, n’ont jamais compris que le bonheur ici-bas est restreint, relatif, chétif et borné, et qu’il ne dépend que de l’usage fait par chacun de nous de ses facultés. Elles parlent toutes du bonheur des peuples ! Elles s’abreuvent à cet abreuvoir. Aveugle méconnaissance de la réalité humaine ! Aucune de ces orgueilleuses philosophies n’a su prévoir que la postulation éternelle de l’impossible devait aboutir au déchaînement de tous les tocsins et que l’Envie, cette hôtesse de nos cœurs, aurait toujours le prétexte de la satisfaction des esprits sages pour justifier ses horribles animosités.

Eh bien ! c’était là une idée, c’était là un criterium dont on pouvait partir, puisqu’on s’occupait d’une histoire de la philosophie politique ! Si une telle pensée, par exemple, s’était emparée de l’esprit de l’auteur du Tableau historique des progrès et qu’il eût examiné à sa lumière les doctrines et les hommes dont il fait la revue dans son livre, ses appréciations auraient à l’instant même revêtu un caractère d’originalité et de profondeur qu’elles n’ont pas. Ce titre même de Tableau des progrès de la philosophie politique aurait contracté le mordant d’une ironie, et n’en serait ainsi que mieux entré dans les esprits. En effet, avec ce point de vue des deux économiques d’ici-bas, qui simplifie tout en embrassant, par leur côté le plus général, tous les philosophes et toutes les philosophies, la preuve eût été suffisamment faite du peu de progrès que la Philosophie est réellement en droit de compter. En dehors du christianisme, ces progrès sont nuls, et dans le cercle du christianisme, il ne peut pas y avoir progrès, puisqu’il y a vérité. Le christianisme progressif est une expression des temps modernes, injurieuse dans sa bienveillance, et ne tendant à rien moins qu’à la négation du christianisme qui est absolu, puisqu’il est divin. Malheureusement, c’est le christianisme, purement et sévèrement entendu, qui manque à M. de Beauverger. Il n’est qu’un philosophe de demi-teinte, de deuxième ou troisième degré, — nous le voulons bien, — mais il faut être quelque chose de plus qu’un philosophe, même en taille-douce, pour juger la philosophie, et par la raison qu’il faut être toujours supérieur à ce que l’on juge pour le bien juger !

XXIII. P. Enfantin25 §

I §

De quelles catacombes sortent-ils ? On n’y pensait plus. On les croyait finis. Ce flot de vingt ans qui engloutirait tant de choses avait passé sur eux, ne leur laissant qu’une épitaphe. Le siècle, indulgent pour les folies de sa jeunesse, n’avait plus pour eux qu’un sourire. Ô folies ! carnaval ! descentes de toutes les Courtilles ! Les tuniques bleues de 1830 semblaient suspendues au clou, éternel et immobile ! Saint-Simon le prophétique, comme Fourier l’hiéroglyphique, comme Cabet, l’innocent Cabet, l’Icarique, ces grands Excentriques dans l’utopie n’étaient plus que des curiosités intellectuelles, mises au garde-meuble du dix-neuvième siècle, le plus grand marchand de bric-à-brac de tous les siècles !

Après les malheurs de Ménilmontant, les prêtres de Saint-Simon étaient, comme on le sait, devenus laïques, et ils avaient même grimpé en quelques années, avec beaucoup d’agilité, à des positions qui ne manquaient ni d’élévation ni d’influence. Ils ne disaient mot de la doctrine, du moins devant le public, mais on remarquait qu’ils se tenaient comme des crustacés et s’appuyaient les uns les autres. Ils n’avaient pas pour rien communié à la salle de la rue Taitbout, mais cela se comprend et cela touche presque… Ce qui unit peut-être le mieux les hommes pour les jours de maturité et de sagesse, ce sont les sottises faites en commun dans la jeunesse ; ce sont les bêtises de leur printemps !

Mais on se trompait. Ils n’étaient pas finis. Le manifeste, car c’est un manifeste que M. Enfantin vient de publier sous ce titre singulier, mais modeste : Réponse au R. P. Félix, sur les quatrième, cinquième et sixième Conférences de Notre-Dame, prouve, par sa teneur, ses termes exprès, le ton qui l’anime, que le saint-simonisme n’est pas mort ou que ce qui en survit n’est pas simplement une opinion individuelle. Il prouve, ce manifeste ironique ou patelin (et peut-être tous les deux), que le saint-simonisme a gardé la prétention d’être une Église, une Église cachée et qui se croit persécutée sans doute, car le mépris d’un temps, qui a encore à sa disposition les lucidités du ridicule et l’éclat de rire, peut paraître, à certaines gens sensibles, une persécution.

Le manifeste dit nous, comme si M. Enfantin parlait au nom de quelque chose de constitué, de collectif et d’officiel, avec quoi non seulement l’avenir, mais le présent, fût obligé à compter. Quoique le paletot soit boutonné par-dessus la tunique, l’incognito laïque de M. Enfantin ne veut pas être gardé… Il y a dans cette mise en scène de jolies finesses. La signature de la brochure (P. Enfantin), veut aussi bien dire Père Enfantin que Pierre ou Paul Enfantin. Un bout du prêtre passe, comme un bout de décoration !

Écoutez ces solennelles paroles : « En parlant de nos travaux productifs, dit M. Enfantin (page 44 de sa brochure), je peux les comparer aux tentes que saint Paul tissait et vendait pour vivre, pour avoir la force de semer partout sa parole de vie… Alors pour lui, comme aujourd’hui pour nous, la foi ne donnait pas de quoi vivre. Ce fut longtemps après saint Paul que l’on put dire : le prêtre vit de l’autel… … Êtes-vous bien certain que nous n’employons pas le produit de nos tentes, d’une part à protéger notre foi qui n’est pas salariée, comme le sont plusieurs et spécialement la vôtre, de l’autre à guérir, à soutenir, à relever nos pauvres, à qui nous n’infligeons pas la discipline et à qui nous ne conseillons pas de se l’infliger à eux-mêmes ?… »

C’est ainsi que M. Enfantin, l’ex-pape saint-simonien, se pose à nouveau, non pas en saint Pierre de cette fois, mais en saint Paul de l’Église future qui doit prochainement succéder à la vieille Église chrétienne, et déclare aujourd’hui avoir — comme prêtre ! — non pas charge d’âmes (le mot serait trop chrétien), mais charge de corps, charge de chair souffrante. Oui, à en croire cette déclaration, onctueusement superbe, où le Père suprême, qui n’est plus vêtu de bleu, mais de noir, parle doux, comme l’huissier de Molière :

Il est vêtu de noir et parle d’un ton doux,

à en croire cette déclaration, l’Église saint-simonienne existerait. Et non seulement elle existerait, mais elle ferait ses œuvres de miséricorde ; elle fonctionnerait, elle officierait comme Église parmi nous qui ne la voyions plus et qui la tenions pour morte et déshonorée sous des jugements de police correctionnelle, genre de martyre, celui-là, qui n’aurait pas convaincu Pascal ! M. Enfantin nous l’affirme. Seulement, c’est trop peu ou ce n’est pas assez que sa déclaration d’aujourd’hui. Puisqu’il apporte ici une parole dont il ne se servait plus depuis longtemps, nous lui demanderons où se tient cette Église dont il parle comme d’une force organisée et agissante ? Puisqu’il dit nous avec cette pompe, nous lui demanderons quel est le nombre des adhérents à la foi saint-simonienne qui soient prêts à la confesser ? Puisqu’il fait le saint Paul, qu’il l’imite jusqu’au bout ! Saint Paul savait le nombre des chrétiens d’Éphèse, de Corinthe, de chez les Galates… Si vraiment l’Église saint-simonienne est une réalité, si effectivement M. Enfantin représente la foi, la volonté, le consentement de plusieurs, en faisant la déclaration scandaleuse qu’il vient d’opposer tout à coup à l’enseignement d’un prêtre catholique, orthodoxe et respecté, nous dirons qu’il nous importe, à nous chrétiens, de savoir le danger qui nous menace, et si tout cela, comme nous le pensons bien plutôt, n’est que rêverie de visionnaire attardé qui ne peut guérir de son mal de jeunesse, il importe qu’on le sache aussi, afin que justice soit faite encore une fois de cette folie qui repousse, après vingt-trois ans, comme un polype indestructible, dans les têtes dont on le croyait arraché, et qu’enfin on n’y revienne plus !

II §

En effet, malgré les précautions diplomatiques et séniles de M. Enfantin pour cacher et faire accepter à la pudeur publique, qu’elle outrage, une doctrine qui se trouvait plus religieuse d’aller toute nue, quand elle était plus jeune, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit ici, comme au temps où le saint-simonisme cherchait la femme, de la réhabilitation de la chair. Réhabiliter la chair — l’expression est maintenant consacrée — l’élever au niveau de l’âme, qui ne doit plus lui commander, cette idée anarchique et grossière, chère à tant d’hérésies, qui, en l’infectant, en ont épouvanté le monde, voilà le premier et le dernier mot de Saint-Simon et de son évangéliste Enfantin. Campée audacieusement à la tête d’une théorie comme l’aurait lancée Saint-Simon tout seul, ce gentilhomme impertinent et dépravé, qui se croyait sorti de la cuisse de Charlemagne, dont il descendait peut-être par Eginhart, cette idée dans sa crudité eût probablement révolté jusqu’aux vices d’un temps aussi admirablement couard que le nôtre, sans le travail de haute confusion et d’immense hypocrisie que vient lui faire subir M. Enfantin. Le croirez-vous ? dans cette réponse, dont les conférences du P. Félix ne sont que le prétexte, M. Enfantin assimile, avec une perversion du sens intellectuel qui pourrait bien être une perversité, sa pensée à la pensée chrétienne.

Le Verbe a été fait chair, dit saint Jean, et il a habité parmi nous. Or, c’est en tordant ce texte sous une interprétation qui ment à nous ou à elle-même que le théologien du saint-simonisme essaie de nous faire accepter la divinité de la chair. Cette divinité n’est plus dans l’hostie, — dit-il en commençant par un blasphème, — symbole, figure, mysticité ! Non, « elle est sur les champs de bataille, couverts de frères blessés qui se sont égorgés entre eux… Elle est dans des bouges infects où l’homme meurt de douleur, de honte et de misère… elle est sur ces calvaires impies où l’homme condamne à mort son frère… Elle est dans les ateliers où l’on travaille… dans les lupanars où la fille du peuple vend sa chair (bien portante) jusqu’à ce qu’on la jette pourrie à l’hôpital. Elle est en moi et dans l’homme du peuple, qui est l’Homme-Dieu du Golgotha… » Telle est l’énumération par laquelle M. Enfantin ouvre son livre ; et ces huit premiers paragraphes, dont nous abrégeons le contenu, tout en en signalant l’idée, contiennent l’essence de sa brochure.

La chair de l’homme dont la substance est dévorée par les maladies qui la mènent à la mort et la chair du Verbe prise par lui, le Verbe, dans des entrailles immaculées et dont la substance immortelle doit braver la mort et donner ici-bas un témoignage de puissance et de toute-puissance, par le fait éclatant de la résurrection, ces deux contraires, du tout au tout, sont mêlés par M. Enfantin dans les plateaux d’une seule balance et il en constate l’égalité. Il en fait de même de son esprit, à lui, Enfantin ! et de l’esprit de Jésus-Christ, et il croit évidemment que nous admettrons de telles choses !! Il semble avoir un œil qui grossit l’infiniment presque rien et un œil qui réduit à presque rien l’infiniment grand. Son procédé, s’il est de bonne foi, ce dont il est d’ailleurs permis de douter, pour l’honneur de son intelligence, consiste à renverser la pyramide, mais en élargissant la pointe qui formait le haut et en en diminuant la base. C’est donc, tout en parlant avec componction des idées chrétiennes, le renversement, bout pour bout, de ces idées et la ruine de la civilisation qu’elles ont faite.

On sait de reste ce qu’a été cette civilisation, fondée sur le principe de la pénitence, qui n’est autre chose que la sanction de la morale en Dieu, sans laquelle sanction il n’y aurait point de morale. Cette civilisation a donné des fruits dont nous vivons toujours, quoique nous les ayons empoisonnés… Eh bien ! prenez-en aujourd’hui toutes les forces vives, et demandez-vous ce qu’elles deviennent avec ce panthéisme charnel que M. Enfantin proclame comme la religion du progrès. Est-ce le sien ?

Pauvres diables de dieux que les dieux d’aujourd’hui !

M. Enfantin qui, s’il n’a pas été Dieu, en a été bien près, condamne la guerre, par amour et respect de la chair, avec ces lâchetés d’humanitaire, qui auraient fait reculer le droit humain de plus d’un siècle, si elles avaient eu dernièrement de l’action à Sébastopol.

Il se jette à genoux pour nous demander grâce en faveur des assassins, aimant mieux supprimer la morale que d’utiliser l’échafaud ! Il sourit aux prostituées qu’il indulgencie, embrasse et pardonne, mais à la condition qu’elles ne flétriront jamais leur précieuse chair par le repentir ! Entendez-vous, Mesdemoiselles ! Il voit le capucin de l’Église romaine avec un dégoût, plein d’entrailles, il est vrai, car M. Enfantin, qui joue à la grande tendresse du Père, fourre des entrailles partout, jusque dans ses dégoûts. Et comment pourrait-il supporter le capucin, le héros des vertus humbles, simples et fortes qui dominent le corps et le font magnifiquement obéir ? la chair n’a pas ses joies dans le capucin. Enfin il finit par cet idiotisme de toutes les sectes du progrès, quelque nom qu’elles portent, l’affirmation de l’actualité ou de l’éventualité du royaume des deux sur la terre. Vous le voyez, le changement qui s’est opéré, doctrinalement parlant, en ces vingt-trois années, n’a pas été immense. L’esprit se modifie peu chez les saint-simoniens. Il n’y a que la chair qui change. Le bel Enfantin de la salle Taitbout ne se reconnaîtrait plus et ne pourrait maintenant fasciner personne ; mais quant à la Religion qu’il enseigne, elle sort du silence, qu’elle a gardé si longtemps, absolument la même qu’elle y était entrée. Elle n’a rien gagné à ce silence, si ce n’est pourtant de l’avoir gardé. Il ressemblait tant à l’oubli !

III §

Encore une fois, pourquoi aujourd’hui le rompt-elle ? On dit que les amis de M. Enfantin, sécularisés, comme lui, depuis près d’un quart de siècle, n’ont pas applaudi à la démonstration inopinée de leur ancien Pontife et que, ne pouvant plus le déposer, ils se seraient contentés, s’ils l’avaient pu, de l’interdire. Sans donner à ce bruit plus de consistance qu’il n’en a, toujours est-il qu’il est inconcevable qu’à propos d’une des mille prédications de l’Église catholique, M. Enfantin ait eu le besoin de répondre pour le compte du saint-simonisme attaqué ! Seulement, à part l’inspiration de sacerdoce rétrospectif qui l’a saisi, il n’a pas été autrement inspiré.

M. Enfantin n’a jamais eu de talent littéraire. Autrefois, celui qu’on lui reconnaissait était dans sa figure, qui ne lui avait pas coûté un sou, comme dit Sterne, et qui lui avait procuré cette sublime fonction d’hiérophante saint-simonien qui ouvrait irrésistiblement les bras, en disant à la femme libre et à la chair qui se sentait : « Venez à nous ! » La manière dont il le dit aujourd’hui aura probablement moins de succès. Personnalité profondément troublée, et qui l’est sans doute pour le reste de sa vie, par le souvenir de sa fonction grandiose, M. Enfantin publia, il y a quelques années, une autre brochure (son souffle ne va pas jusqu’au livre) dans laquelle il se comparait, si nous nous en souvenons bien, à Nicolas, empereur de Russie, et nous apprenait que lui, M. Enfantin, la puissance morale, était né la même année que cette grande puissance matérielle. Il a donc à présent quelque chose comme soixante-deux ans.

À cet âge, le talent littéraire ne vient guère quand il n’est pas venu. Sa brochure d’aujourd’hui est assez médiocre. Les formes qu’elle revêt avec affectation n’appartiennent ni à M. Enfantin, ni au saint-simonisme ; elles appartiennent à la littérature chrétienne sans laquelle, même comme exposition d’idées, le saint-simonisme n’aurait jamais dit deux mots… Il serait tolérable peut-être que ces gens-là (s’ils le pouvaient) fissent leur affaire sans prendre niaisement notre dogme, nos formules, notre style, obligés à imiter notre manière d’être, pour nous répondre et nous parodier ! Du moins ils seraient issus d’eux-mêmes et non d’un plagiat hébété, d’une contrefaçon belge de l’Évangile et d’un vol dont ils ne trouvent plus le profit et la propriété, dès qu’il est une fois accompli !

IV §

La Critique qui examine les livres dans les journaux a été jusqu’à ce jour infiniment discrète sur le compte de M. Enfantin et de l’étrange publication qu’il vient de risquer. Est-ce dédain ? indifférence ? embarras ?… Mais elle ne s’est pas expliquée sur le compte d’un livre qui, selon nous, et pour des raisons plus hautes que le livre et ce qu’il contient, méritait d’être signalé. Seul, un journal religieux, de conviction catholique, mais dont la qualité n’est pas précisément la hardiesse, a donné sur la démonstration de M. Enfantin un article d’un ton très piquant, très résolu et du détail le plus renseigné. La plume qui a écrit ce petit chef-d’œuvre de polémique aiguisée est une main de femme, qui a signé Marie Recurt. Le hasard, ce n’est pas sa coutume, a été spirituel. Le seul adversaire qu’il ait suscité à M. Enfantin est une femme. Il en a longtemps cherché une, sans la trouver. En voici une autre, qu’il trouve sans la chercher, et qu’il ne se félicitera pas d’avoir rencontrée. Madame ou mademoiselle Marie Recurt est une Judith chrétienne, dont la plume coupe comme le glaive. Chrétienne, elle s’est levée pour objecter à l’homme de la chair, la chair corrompue et l’esprit de vie, à l’esprit de mort ! Depuis que cette héroïque, qui a fait besogne d’homme, quand les hommes se sont abstenus, sur la question du saint-simonisme ressuscité ; depuis, disons-nous, que cette héroïque a parlé, M. Enfantin a-t-il intérieurement reconnu son maître ? Toujours est-il qu’il n’a pas répondu comme au père Félix… et qu’il semble, lui et ses amis, recommencer un nouveau silence… En sortira-t-il encore une fois ?… Franchement, nous eussions aimé à le voir entrer en lice contre cette femme qu’il s’est attirée, lui qui demande l’émancipation de la femme et la dresse dogmatiquement, d’égale à égal avec l’homme. Est-ce qu’il ne trouve pas que mademoiselle Marie Recurt soit assez émancipée et digne de se mesurer avec un pontife ?…

Nous eussions sonné volontiers la trompette de ce tournoi, — mais, hélas ! les saints-simoniens aiment la paix et la veulent… universelle !

XXIV. Alexandre de Humboldt26 §

I §

Nous le disons avec regret, nous n’avons pas trouvé dans ce livre ce que nous y cherchions. Quand la première édition parut, les amours-propres blessés poussèrent un cri si aigu que nous nous imaginions trouver en cette correspondance beaucoup de ces vérités malicieuses, qui sont innocentes lorsqu’elles sont spirituelles, mais que les douillets de la sottise appellent des méchancetés, pour s’en plaindre et pour s’en venger. Humboldt, prétendait-on, le grand Humboldt apparaissait, dans cette étrange correspondance, sous un aspect tout à fait inattendu, et nous disions : « Tant mieux ! » nous ! Car, quoi de plus intéressant et de plus instructif que le double fond de cette boîte humaine à surprise qui, lorsqu’on n’y croit qu’un seul homme, tout à coup en fait partir deux ! Ils étaient donc deux dans Humboldt !

Sous le Humboldt de la grande nature, il y avait le Humboldt de la petite et même de la très petite, l’observateur de l’insecte humain. Après le Sage, il y avait l’ironique, l’ironique dont la plaisanterie, pour aller mieux à son adresse, ne craignait pas la trivialité. C’était là ce que nous espérions, mais la lecture du livre que voici a mis en déroute nos idées et nos espérances. Le Humboldt de la Correspondance n’est pas aussi nouveau que cela, ni si intéressant, ni si féroce ! Il y a mieux, en fait de malices, que les siennes. Les deux à trois jugements plus ou moins durs et comme tout le monde en prononce dans sa vie, les deux à trois jugements qu’on trouve en ces lettres intimes n’ont fait les blessures qui ont crié, que parce qu’ils venaient de Humboldt ; que parce qu’ils tombaient de très haut !

Il n’y a guère plus haut, en effet, dans l’opinion actuelle du monde, et quand j’écris « actuelle » je sais ce que j’écris, je ne veux pas engager l’avenir. Alexandre de Humboldt est, de consentement universel » au dix-neuvième siècle, l’un des premiers hommes de ce siècle qui a encore quarante ans à vivre, et que dis-je ? dans la science, il est peut-être le premier ! En réalité, je n’affirmerais pas qu’il le fût avec la sécurité que j’ai, par exemple, quand j’affirme que Bonaparte est le premier, lui, dans l’ordre politique et militaire, et Byron dans l’ordre poétique, mais il ne s’agit pas ici de réalité, il s’agit de l’opinion et de l’empire qu’un nom a sur elle. Demandez à l’écho l’empire de celui de Humboldt ! Depuis cinquante ans et davantage, mais surtout depuis cinquante ans, l’a-t-on entendu prononcer ! C’était comme si les Oracles avaient parlé quand on disait : « Monsieur de Humboldt ! »

Ce nom, d’une sonorité d’or, et que la Gloire avait encore cette raison d’harmonie pour aimer, portait peut-être dans plus d’esprits à la fois que ceux de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire et d’Ampère, et si on y réfléchit, on le conçoit. Ampère, Saint-Hilaire et Cuvier, ces grands inventeurs et démonstrateurs doivent être des spécialistes dans la gloire comme ils le furent dans leurs études, incompréhensibles à la foule, tandis que Humboldt, le généralisateur et le vulgarisateur, a sa gloire plus générale et plus vulgaire, c’est-à-dire plus étendue, car c’est une loi, et même une assez triste loi de la gloire, de ne pouvoir jamais s’étendre qu’en descendant.

Telle est la raison, qui n’est pas la seule, du reste, mais qui est certainement la plus honorable pour Alexandre de Humboldt, de la popularité actuelle de son nom et de l’apparente injustice de la gloire pour des noms aussi méritants que le sien, s’ils ne le sont pas davantage. D’injustice véritable, nous venons de montrer qu’il n’y en avait point ; et d’ailleurs, tout s’arrange avec le temps, le temps, ce grand Juste, qui finit toujours par mettre chacun à sa place. Lorsque les savants qui seuls parlent d’eux avec compétence auront assez répété à la masse ignorante et superficielle ce que furent Geoffroy Saint-Hilaire, Ampère et Cuvier, ce triumvirat de génie, ces grands hommes, trop enterrés dans leur science même et la technicité de leur langage, ne seront plus cachés par l’éclat de personne et auront sur leur nom autant de rayons qu’on leur en doit. Seulement, jusque-là, ne nous étonnons pas que Humboldt, qui est moins un savant, dans le sens profond et découvrant du mot, qu’un magnifique beau parleur scientifique, tienne toute l’oreille et toute l’attention d’un public, pour lequel il a voulu, et presque exclusivement, parler !

II §

Oui, un beau parleur scientifique ! Voilà Humboldt ! Et je prie ceux qu’un tel mot révolterait et auxquels il semblerait une irrévérence, de vouloir bien se rendre compte avec moi des œuvres de Humboldt et surtout de la nature de son esprit. De nature, il avait l’attraction et l’aptitude à la science, cela n’est pas douteux. Il était doué d’une curiosité intrépide, d’une persévérance infatigable, d’une sagacité infiniment perçante, le tout revêtu d’une organisation d’acier fin, que ne brisèrent, ni ne faussèrent, ni n’usèrent les fatigues, les climats, les voyages, et qui dura près de cent ans, comme celle de Fontenelle, cette porcelaine fêlée dans son fauteuil ouaté, ce Fontenelle qui s’arrêtait au milieu d’une phrase quand une voilure passait, pour ne pas forcer et user sa voix !

Admirablement élevé avec des maîtres excellents, ajoutant une éducation encyclopédique à des facultés encyclopédiques ; riche, d’ailleurs, pouvant voir le dessus et le dessous du globe à ses frais, et pouvant le faire voir à ses amis (il le paya, ma foi ! à son ami de Bonpland), Alexandre de Humboldt, fils de chambellan, et grand seigneur dans un de ces pays qui ont une noblesse politique encore, ayant enfin toutes les fortunes en attendant celle de la gloire, qui lui fut facile, abondante, prodiguée comme éternellement lui furent toutes choses depuis la faveur, très lucide, comme on sait, des princes, jusqu’à l’admiration aveugle des femmes, Humboldt, qui n’avait pas le goût du cabinet de Buffon, — le grand Sédentaire, — se dit de bonne heure que son cabinet à lui serait l’univers, et il se fit voyageur, et il se lança dans l’espace !

Travaux, livres, observations, mouvement d’idées, tout chez lui fut mis en branle par les voyages. Dans son Asie centrale, dans son Voyage aux régions équinoxiales, dans son Atlas géographique et physique, et son Examen critique de l’histoire de la géographie du Nouveau continent aux quinzième et seizième siècles, dans ses Vues des Cordillières et ses Plantes équinoxales, dans son Essai politique sur Cuba et son Tableau de la nature, etc., même dans ses ouvrages d’observation particulièrement botanique, il ne fut jamais qu’un voyageur, parlant passionnément de ses voyages, et à ce point qu’on peut se demander ce qu’il aurait eu à nous dire, s’il n’avait pas voyagé, et pensé, s’il n’avait pas vu ?…

En effet, il n’avait ni conception première ni philosophie. Il manquait de métaphysique, cette chose nécessaire et pourtant vaine, sans laquelle on n’est jamais un grand génie, et avec laquelle, si elle est seule, on n’arrive jamais à la vérité ! Ce fut un sceptique sorti trop tard des flancs du dix-huitième siècle épuisé pour pouvoir être un matérialiste râblé, un bon athée comme Diderot ou Lalande. Ce fut un sceptique et même un sceptique contradictoire, ce qui, par parenthèse, au lieu d’une faiblesse, en fait deux, car dans son Kosmos il doute, à une certaine place, « qu’on puisse jamais, à l’aide des opérations de la pensée, réduire tout ce que nous voyons à l’unité d’un principe rationnel », et ailleurs il assure qu’il croit au mot de Socrate, « qu’un jour l’univers sera interprété à l’aide de la seule raison », vacillement d’un esprit qui ploie également sous l’affirmation et sous le doute ! Ailleurs encore il pose l’unité du genre humain, mais il nie la seule tradition qui l’explique. Même dans une question d’histoire naturelle, mais qui touche à une autre question bien autrement profonde, il a si peu d’intuition et de certitude à lui, qu’il se réclame de Blumenbach, qu’il appelle son maître, et, d’un autre côté, il a si peu de fermeté et de foi en l’adhésion qu’il donne à cet illustre nomenclateur, qu’après avoir reconnu ses cinq races, il ajoute : « Il n’en est pas moins vrai qu’aucune différence radicale et typique ne régit ses groupes », comme s’il se repentait déjà ! En somme, descripteur plus que tout autre chose, il l’est parce qu’il est voyageur et pour les mêmes raisons qu’il est voyageur — rien de plus !

À cela près de quelques inductions heureuses et de quelques rapprochements féconds, Alexandre de Humboldt n’est rien donc de plus, pour qui sait étreindre son esprit et ses œuvres, qu’un grand Rapporteur scientifique, en fonction permanente et vastement renseigné, lequel soigne extrêmement ses rapports. Il les veut brillants. Ce sont ses tulipes ! Sa prétention est de les écrire avec un tour d’imagination des plus rares et qui fait fleurir la poésie jusque dans le giron austère de la Vérité ; et cette prétention a sa racine peut-être dans une ambition légitime, car, esprit intermédiaire bien plus que primaire, il peut engrener, l’un dans l’autre, deux ordres de faits différents, — les faits de l’imagination et ceux de la mémoire exacte, et il a ce style poético-scientifique ou scientifico-poétique, comme on voudra, dans lequel l’abstrait et le concret se balancent, mais pour s’énerver tous les deux !

III §

C’est ce style qu’il eut dans le Kosmos, et qui fit le succès inouï de ce livre. Résumé de la science et de la vie de son auteur, un jour le Kosmos résumera sa gloire, — mais comme on résume, — en diminuant. Le Kosmos, l’idole intellectuelle de ce temps, qui cache sous un nom grec la préoccupation universelle et moderne des esprits qui ont désappris les choses invisibles du ciel, a été salué par de telles acclamations qu’on éprouve quelque embarras à jeter cette goutte d’eau froide sur tous ces fronts, brûlants et fumants d’enthousiasme : le Kosmos, après tout, n’est qu’une description. En ce vaste mémorandum de physique, protocolisé par Alexandre de Humboldt, les choses, même de l’aveu de l’illustre tabellion scientifique lui-même (voir ses lettres), « sont plutôt indiquées qu’approfondies. » — « Plusieurs parties, dit-il, n’en seront bien comprises que de ceux qui connaissent à fond une branche quelconque de l’histoire naturelle. Mais je crois, — ajoute-t-il page 126 de la Correspondance, — que je m’exprime toujours de telle sorte que ce ne puisse embarrasser ceux qui en savent moins. »

Ainsi utilité dans tous les genres, et quoiqu’on ne puisse, dit-on, servir deux maîtres, ce livre est écrit pour ceux qui savent et pour ceux qui ne savent pas ou qui savent peu. « Le but véritable de mon livre, ajoute encore Humboldt, est de voir de haut l’ensemble de la science contemporaine », c’est-à-dire que ce n’est pas une idée ou un système d’idées, mais simplement un tableau. Seulement, en supposant que l’ensemble, pour être bien vu, n’y soit pas regardé de trop haut, et par cela même y devienne vague, en supposant qu’on puisse être tout à la fois exact et poétique, la grandeur et la beauté de l’exactitude ne sont pas un si étonnant tour de force, quand il s’agit de la Nature, qui a cela de particulièrement tout-puissant, que ceux qui disent faux, en en parlant, sont encore poétiques, et qu’elle communique de sa grandeur jusqu’à ceux-là qui mentent sur elle !

Ainsi encore, vous le voyez ! c’est l’écrivain, bien plus que le savant, qui fait la valeur du Kosmos, et à cet égard celui qui l’écrivit pense comme ceux qui le lisent, le docte comme les ignorants ! Ce dont l’auteur du Kosmos est fier, c’est de sa partie oratoire (sic) (page 127 des lettres). L’essentiel, selon lui, n’est point du tout le coup de râteau plus ou moins bien jeté sur les notions des sciences physiques contemporaines et qu’il n’a pas toutes ramassées ; non, l’essentiel, c’est « l’expression noble qui ne manquera jamais, si elle l’est, l’effet grandiose de la nature », dit ce tulipier de la phrase, et pardonnez-nous de l’avoir appelé « un beau parleur scientifique » après cela !

Du reste, il n’y a pas que ce beau langage, à triple détente ou à triple illusion, qui fait croire peut-être aux savants qu’ils sont des poëtes, — aux poëtes qu’ils sont des savants — et aux ignorants sans imagination (la foule) qu’ils sont des poëtes et des savants tout à la fois, il n’y a pas que cette langue confuse qui plaît aux esprits troublés, dont elle augmente le trouble, avec quoi l’on puisse expliquer la popularité de Humboldt et le prosternement général devant son génie. Il y a d’autres causes d’une gloire si vite consentie, dans le détail desquelles nous pourrions entrer, et l’une d’elles, sans aller plus loin, c’est cet amour des faits qui a succédé chez nous à l’ancien amour des idées. Cet amour des faits, dans une nation qui n’a jamais beaucoup rêvé, mais dont le beau front pensif savait méditer, même sous la tente, cet amour des faits a fait accepter à la France, comme un des siens, cet Allemand, — mais Allemand de Berlin, — qui ne rêvait pas et qui s’occupait d’empiler les faits comme un statisticien français du dix-neuvième siècle, Le Kosmos, cette pyramide de faits, cette colonne Vendôme de grains de poussière superposés, lui a paru, tout inachevé qu’il est, beaucoup plus beau et surtout plus utile (la tocade du temps, l’utile !) qu’une de ces fortes théories scientifiques, bâties avec la pierre vive de l’idée et le ciment tenace du raisonnement.

Dans une époque qui pousse cet amour des faits jusqu’à préférer les plus petits aux plus gros, uniquement parce qu’ils sont les plus petits, — qui a mis je ne dis pas l’histoire, mais l’historiette à la place de tout, — qui dernièrement, en ses journaux, pour se dispenser d’avoir du talent, a inventé la Chronique, cette chose amusante ; la chronique, chère au dilettantisme littéraire de messieurs les portiers, n’est-il pas tout simple qu’Alexandre de Humboldt, le chroniqueur de la science du dix-neuvième siècle, l’arpenteur du globe, qui montre les mesures qu’il a prises, le voyageur, qui a lu des voyages et qui en a fait, produise sur nous tous l’effet d’un Moïse, — d’un Moïse, assez bon pour nous, qui ne descend pas de l’Horeb avec les Tables de la Loi, mais du Chimboraço, avec un album dans sa poche !…

IV §

Eh bien ! c’est ce grand chroniqueur, c’est ce grand gazetier de la Science et de la Nature, c’est cette immense commère du globe (qu’on me passe le mot parce qu’il est juste), qui nous raconte tout ce qui se passe à sa surface, ou dessus, ou dessous, ou dedans, que je retrouve, trait pour trait, tout entier aujourd’hui dans cette Correspondance où l’on m’avait annoncé qu’il y avait un second Humboldt ! Allez ! ou l’on m’a furieusement trompé, ou l’on n’y a vu goutte. Je vous jure, moi, que c’est là toujours le Humboldt que nous connaissons, le Humboldt du Kosmos et de l’Atlas, et que la seule différence qu’il y ait entre cet ogre de faits, aux bottes de sept lieues, entre cet enjambeur de continents et ce nonagénaire qui trottine de Berlin à Postdam et de Postdam à Berlin, n’est pas une différence de nature, mais une différence de théâtre et un changement de contemplation ! Ici ou là, c’est toujours le même curieux, le même frétillant d’observation, le même rassembleur de faits imperceptibles qu’il épingle et qui se compose des herbiers avec tout, et même avec des autographes ! C’est toujours le même tourbillon d’activité, inépuisable malgré les années, roulant dans les espaces de la création et les quelques pieds des salons de Berlin, cette capitale petite ville, comme une toupie assagie rétrécit ses orbes, dans la petite main d’un enfant ! Humboldt, dans sa correspondance, a ce quelque chose de grand et de nain, de mesquin et d’imposant, qui faisait de lui également l’interprète majestueux de la nature et un cancanier de société, une espèce de portier sublime, — le portier des Cordillères, par exemple, mais un portier, hélas ! Cette Correspondance très intime dans laquelle, Dieu merci ! Humboldt a oublié « l’expression noble qui ne manque pas l’effet grandiose de la nature », et avec laquelle ici, s’il ne l’avait pas oubliée, il n’eût pas manqué le ridicule, est adressée à M. de Varnhagen Von Ense, le mari de la fameuse Rachel Varnhagen, la Mme de Staël blonde de l’Allemagne. Esprit souverainement délicat et doué de qualités si nettement exquises, ce Varnhagen, qu’il n’a pas été diminué d’être le mari de sa femme, comme tant de maris de femmes célèbres l’ont été.

Ces lettres sont, à la vérité, moins des lettres que des billets et que des notes écrites au courant de la plume, mais telles qu’elles sont, — et voilà encore une différence à marquer entre la vigoureuse commère du globe et la petite commère jaseuse des salons de Berlin qui, à elles d’eux, faisaient Humboldt ! — telles qu’elles sont, ces lettres, elles ont un mordant et un naturel que les autres écrits d’Alexandre de Humboldt n’ont jamais, drapés qu’ils sont et mouchetés de fleurs poétiques, par respectueuse coquetterie pour les Académies, l’Univers et la Postérité ! Ici, Humboldt, fatigué de tout et même de sa gloire, qui lui rapportait quatre cents lettres par mois de tous les badauds de l’Europe, lesquels l’appelaient tous « jeune vieillard » sans s’être donné le mot, pour prouver que, comme les grands esprits, les grands imbéciles se rencontrent, — Humboldt trouva presque une originalité dans la mauvaise humeur de ses derniers jours. Cet heureux, d’une si longue vie, est mort, en effet, de mauvaise humeur, comme Chateaubriand, cet autre heureux qui avait été toujours ennuyé de l’être ; en cela très au-dessous de Goëthe, dont la vieillesse eut la sérénité d’un marbre, quoiqu’il n’eût pas eu dans toute sa vie, disait-il, quatre semaines de bonheur ! Seulement, j’insiste sur ce point : le mordant survenu à Humboldt, qui se contentait d’appeler, comme un vieux libéral qu’il était, les ministres berlinois des momies en service extraordinaire, et de se moquer des sottises, adhérentes ou inadhérentes à toutes les espèces de gouvernements, ce mordant ne fut point celui qu’on a dit, c’est-à-dire la férocité tardive d’un vieux Cléon, d’un vieux Méchant, cynique et comique.

On n’est pas méchant pour conserver une lettre de M. Jules Janin dans laquelle, afin de se faire accepter à la suite de la cour de Prusse, M. Janin promet d’y paraître convenable, sous un superbe habit de colonel. Ce n’est que drôle quand on pense à M. Jules Janin, qui a pris cette drôlerie à son compte, puisqu’il a écrit la lettre. On n’est pas méchant pour signaler une lettre du prince Albert, qui parle des terrasses du ciel. On n’est pas méchant pour se tromper sur le compte de M. Philarète Chasles et pour l’appeler « vulgaire dans les idées comme dans le langage », lui qui est à l’autre extrémité du vulgaire, en toutes choses ! et qui courtisé parfois la prétention. Non, on n’est pas méchant pour cela, on n’est que gai, et dans le dernier cas, on l’est encore, puisqu’on fait rire, et pour le coup — fût-on M. de Humboldt lui-même — à ses dépens !

Je l’ai dit et je le répète, il est dans cette Correspondance tout entier, M. de Humboldt ! Mais, heureusement pour lui et heureusement pour nous, il y est allégé, soulagé et abrégé de cette phrase qu’il avait si longue, soit dans ses écrits scientifiques, soit dans sa conversation, parce que, rapporteur toujours, animé d’une rage synthétique, il aurait voulu faire tenir dans une seule phrase tout ce qu’il savait ; et comme ce n’était pas facile, il n’en finissait point. Il s’engorgeait de plénitude, et il paraissait un bavard immense qui stagnait, écumait, et qui ne s’écoulait pas. Malgré ce défaut qui l’a suivi partout, excepté en ces lettres, et malgré des inconvénients bien plus graves qui tenaient à de véritables indigences de cerveau, — par exemple, son manque de métaphysique et son scepticisme religieux, et même très souvent scientifique, — il n’en fut pas moins — je ne l’ai pas contesté en ce chapitre — une des forces spirituelles de son temps, mais il ne fut point le grand homme absolu qu’on l’a fait. Tout le monde l’a exagéré, et j’ai signalé quelques-unes des raisons qui ont poussé à cette exagération universelle. J’aurais pu en ajouter beaucoup d’autres, moins élevées que celles que j’ai données, plus chétives, non moins vraies, et que dis-je ? efficientes d’autant plus ! Humboldt représentait à lui seul tous les préjugés de son époque. Il en était le Kosmos vivant, et sa Correspondance l’atteste. Il avait la haine des prêtres, qu’il appelle les hommes noirs, comme Béranger, et il bat partout, dans ses livres, de ce tambour vide qu’on nomme civilisation. Tout cela a été pour beaucoup dans la gloire empressée et généreuse qu’on ne lui a pas mesurée, dans cette corne d’abondance qu’on a renversée sur son nom. Cela n’était permis qu’à l’Allemagne : car, si c’est une superstition, c’est une superstition touchante pour un pays que d’exagérer ses grands hommes, mais cela n’était certes ! pas permis à la France, qui, scientifiquement, a les siens que j’ai nommés, et auxquels jamais elle ne doit préférer personne !

XXV. Le Père Ventura27 §

I §

Le P. Ventura a publié les sermons qu’il a prononcés devant Sa Majesté l’Empereur, à la chapelle des Tuileries, en 1857, et l’illustre théatin, dont la pensée, — comme l’on sait, — est toujours une pensée d’ensemble et d’unité profonde, les a publiés sous un titre collectif qui dit bien, en un seul mot, le sens particulier de ces discours.

Ils ont, en effet, un sens particulier. Ils sont bien, comme tous les sermons des prêtres chrétiens, depuis saint Paul jusqu’à saint Ambroise, et depuis saint Ambroise jusqu’à Bourdaloue et Bossuet, la vérité de Jésus-Christ dans toutes ses portées pour le cœur et pour l’esprit, la vérité avec son caractère absolu et universel ; mais ils ont cependant quelque chose de différent aussi et qui n’est pas seulement une question de talent, d’originalité et de forme. En si haute matière, il s’agit vraiment bien de cela ! L’enseignement du P. Ventura a, pour la première fois, une direction qu’aucun prédicateur, en s’adressant à une de ces puissances qui ne gardent devant Dieu que la Majesté du respect, n’a donné au sien, et même parmi les plus imposants et les plus hardis. Jusqu’ici, tous les sermonnaires qui prêchaient aux souverains les devoirs que leur grandeur leur impose, tout en se plaçant le plus près possible du cœur qui les écoutait, par un autre côté, se maintenaient à distance. Ils ne descendaient pas la marche qui sépare la religion de la politique. Ils restaient sur le haut du degré. Le P. Ventura n’a pas craint de le descendre. Il savait à qui il parlait.

Il n’a pas craint de se placer aussi près de l’esprit que du cœur, aussi près des choses contemporaines que de celles de l’éternité en parlant à celui que nous pouvons appeler l’Homme du Temps. Il a mis sa main, sa main libre de prêtre, sur les questions du moment, et il a été tout à la fois sacerdotal et politique. Le livre qui a recueilli ses discours s’appelle maintenant Le Pouvoir chrétien.

Du reste, une telle nouveauté était justifiée. Les événements qui se sont accomplis dans le monde moderne ont été si puissants et si terribles, les esprits et les âmes ont été remués à de telles profondeurs que le prêtre lui-même, le prêtre qui vit dans un écart sublime et dans l’impassible lumière du sanctuaire, en a ressenti le contrecoup. Ne croyez plus à la chronologie ! Entre 1857 et 1757, il y a certainement plus, d’un siècle. Entre 1857 et 1657, il y en a certainement plus de deux ! Il y a plus que du temps, il y a de l’événement, il y a la révolution française et les Napoléon, deux fois sauveurs ! Si Bourdaloue et Bossuet avaient vu de telles choses, ils ne prêcheraient point, croyez-le bien, comme ils prêchaient devant un roi tranquille qui vivait et s’endormait dans la mort, avec cette pensée que sa race était immortelle. Ils n’auraient pas maintenant exactement le genre de prédication qu’ils avaient lorsque les Pouvoirs humains n’avaient pas reçu les épouvantables atteintes qui les ont brisés, et dont, hélas ! ils saignent toujours. Quelque chose de si incomparable à tout s’est produit parmi nous, que même la situation du prêtre, — de cet homme qui n’est qu’une voix — vox clamantis, — en est modifiée.

Bourdaloue et Bossuet, ressuscités parmi nous, seraient donc tenus de jeter sur le temps, — sur le détail des questions du temps, — ce regard pénétrant qui n’a jamais manqué au prêtre, si surnaturellement pratique. Ils n’enseigneraient plus seulement une Royauté entre toutes ; l’Individu Royal, pour ainsi dire, mais ils referaient les notions défaites, et leurs sermons, comme ceux du père Ventura, s’appelleraient le pouvoir chrétien. Le pouvoir, voilà l’Ucalégon qui brûle ; le pouvoir chrétien, c’est le pouvoir éteint et sauvé ! Bourdaloue et Bossuet, au dix-neuvième siècle, auraient compris, ces grands hommes, quelle initiative est maintenant de rigueur pour ceux-là qui tiennent l’anneau de Salomon dans leur main. Ils auraient compris enfin que, si le chrétien manque de précision dans ses initiatives, Proudhon est dans son droit et qu’il déborde comme un flot. L’individualisme, qui veut se sauver du moins jusqu’à la mort, intervient avec ses fantômes et, resté muet, s’il peut l’être, le chrétien prend à sa charge une partie des malheurs du temps et il en répond devant Dieu !

II §

C’est sous l’empire de ces pensées que nous avons ouvert le livre publié aujourd’hui par le R. P. Ventura. Nous ne l’avons pas entendu. Les souvenirs de l’orateur, plus ou moins brillants, ne nous voilaient pas l’homme d’idée. Le P. Ventura est bien l’un et l’autre. Il a la double faculté de la réflexion et de l’expression instantanée. Le charbon d’Isaïe s’allume sur ses lèvres, mais il n’en a pas moins le repli de la réflexion et les facultés qui servent à creuser un sujet. Si l’on ne craignait pas d’offenser une tête théologique de sa force, on dirait que le P. Ventura est une intelligence philosophique. Il est, avec le P. Gratry, un des esprits les plus aptes à la lutte, dans la grande bataille philosophique qui n’est pas finie. Indépendamment de la lumière que tout prêtre porte dans sa main, par cela seul qu’il est prêtre et qu’il allume son flambeau à la source de toute splendeur, le P. Ventura avait pour la Critique l’intérêt d’un esprit de l’ordre le plus élevé qui, jusque-là, s’était illustré dans de très puissantes polémiques, mais que l’événement et le choix de l’Empereur mettaient en demeure de se montrer fécond et net dans sa fécondité et de dire enfin le mot suprême que, sur toutes les questions, le christianisme, s’il rencontre un homme de génie, n’a jamais manqué de prononcer !

III §

Eh bien ! ce mot-là, le P. Ventura l’a-t-il fait entendre ? On le cherche, et un tel mot ne se cherche pas ! dans cet énorme volume de cinq cent soixante pages, où la lumière passe sur toutes, mais ne se condense dans aucune, de manière à former ce noyau qu’il faudrait pour tout éclairer. Certes, il y a là des accents superbes, un style étonnant, remuant et remué, et français à nous faire penser que nous avons là dans cet Italien un éloquent compatriote ; mais est-ce tout ? Que l’illustre théatin nous le pardonne ; si la franchise est le devoir du prédicateur vis-à-vis des puissances, elle est de devoir rigoureux de la part du chrétien vis-à-vis du prédicateur. C’est l’instrument de l’observatoire catholique à mettre au point du firmament. Dans ces cinq cent soixante pages, y a-t-il autre chose que des généralités vagues dans une excellente direction, il est vrai, mais n’aboutissant pas au conseil précis que le législateur veut entendre, puisque, dans la magnanimité de son intelligence, il vient s’asseoir là, devant vous ? Or, le conseil a-t-il immergé dans le champ du télescope ? Le sol de l’observation n’a-t-il pas tremblé sous les pas de l’observateur ?

Le P. Ventura, qui veut enseigner le pouvoir politique au détenteur providentiel de ce pouvoir qui l’a ramassé sur la plage comme une épave en miettes dont il faut rapprocher et réorganiser les débris, le P. Ventura, publiciste après coup, après le sermon, puisqu’il le fixe sous nos yeux dans un livre qu’il revoit, corrige, orne de notes, et qui est enfin un traité ni plus ni moins que le livre du premier publiciste venu, écrivant dans la confiance de sa pensée, le P. Ventura ne serait-il pas un peu embarrassé si on lui disait : « C’est bien ! mais prenez la plume encore et formulez vos conseils en lois. Voyons ! allez, rédigez le décret. Il faut léguer la paix au monde avec une dynastie. Écrivez le testament politique qui va assurer cette survivance nécessaire au monde, si le monde n’est pas condamné. Nous sommes attentifs, mais vous, soyez formel. Publiciste de celui qui a dit : Gardez mes commandements, et vous vivrez, sur quel article du Décalogue baserez-vous la longévité politique de l’établissement impérial ? Tout est là, sans doute, pour vous, prêtre. Ce n’est pas tout que de descendre du Sinaï ; il faut y remonter. Le Pater noster a-t-il des échos ici-bas ? Éclairez-nous… Est-ce trop demander ? N’êtes-vous pas le canal de la Constituante éternelle, le truchement de Dieu, son porte-voix ? »

Encore une fois, si les sermons du P, Ventura n’étaient que des sermons, nous aurions dit : Ils ont la force persuasive, ils ont l’accent pénétrant, ils ont l’onction, ils ont… ce qu’ils auraient ! Ce ne serait là qu’un compte à régler sur les qualités et les richesses du talent de l’orateur : mais, dans la pensée évidente, catégorique et même exprimée dans ce titre que vous avez pris, c’est bien autre chose. C’est une réponse aux questions des novateurs du temps. C’est une panacée. Or, qu’on nous pardonne l’expression vulgaire, une panacée ne consiste pas à dire aux gens : Portez-vous bien, et je paierai le médecin. Or encore, à part la vérité morale et dogmatique du christianisme qui circule dans ces discours et qui appartient au premier curé de village autant et au même titre qu’au R. P. Ventura, il n’y a véritablement pas là d’inspiration réelle et efficace dont on puisse affirmer que ceci n’est pas le bien de tous, la généralité catholique dans son ampleur flottante et détachée, mais la propriété exclusive et positive d’un esprit meilleur que les autres, parce que le christianisme l’a plus profondément éclairé !…

IV §

Le Carême, comme l’on disait autrefois, le Carême du P. Ventura est composé de neuf discours. Rapports entre Dieu et les pouvoirs humains, — Nécessité d’une réforme de l’enseignement public dans l’intérêt de la religion, — Nécessité d’une réforme de l’enseignement public dans l’intérêt de la littérature et de la politique, — Importance sociale du catholicisme, — Mœurs des Grands, — Exemple des Grands, — l’Église et l’État, ou Théocratie et Césarisme, — Royauté de Jésus-Christ et Restauration de l’Empire en France, voilà les neuf majestueux sujets que le P. Ventura a du moins eu le mérite d’aborder. Ce n’est pas dans un chapitre d’un livre comme le nôtre, — un index des travaux philosophiques et religieux de ce temps, — qu’on peut analyser ou seulement jauger le flot de choses qui passent à travers ces sujets, tout à la fois éternels et contemporains. Charrié pas la crise qui nous emporte, le P. Ventura a au front l’écume des vagues et de la tempête, et du sein de cette écume il crie éloquemment : Seigneur ! Seigneur ! Mais l’Évangile et la tradition ne lui fournissent pas ce qu’ils auraient fourni à saint Thomas d’Aquin, par exemple, si saint Thomas, tombé de son siècle dans le nôtre, nous avait donné une loi sur la famille chrétienne déchirée et l’ordre social ébranlé.

Le P. Ventura, qui a une clef pour entrer partout et qui n’entre nulle part, le P. Ventura, le Guizot de la chaire, qui comprend comme M. Guizot comprenait qu’il y a quelque chose à faire, ce refrain qui depuis trente ans court les rues, mais qui ne dit pas résolument quoi, n’a que des aspirations, des pressentiments et d’incohérentes lueurs. Dans l’impossibilité de le suivre en ces neuf stations qu’il traverse, nous nous permettrons de signaler à l’homme d’idée le sermon final de son Carême, parce qu’il résume en somme toutes les questions agitées dans les autres et qu’il pose celle-là qui nous couvre, nous protège et doit nous défendre dans les éventualités que l’avenir nous garde, c’est-à-dire, la restauration et l’affermissement de l’Empire.

Eh bien ! dans ce discours où les caractères d’une restauration providentielle sont exposés avec une autorité incontestable, le publiciste sacré, après avoir fait la part de Dieu dans cet événement, arrive à la part de l’homme, à ce quelque chose d’humain que nous autres faibles créatures nous sommes pourtant tenus d’ajouter dans l’histoire aux bontés et aux magnificences divines, et le voilà qui se demande alors, comme dans ses autres discours il ne se l’était jamais demandé jusque-là, ce qu’il faut voir et ce qu’il faut faire pour résoudre cette question de la fragilité, de l’accident qui est, hélas ! au bout de toutes les choses humaines. Assurément, ce moment du livre est imposant, et nous attendions à cette place, dans ce discours final, quelque chose de péremptoire sur lequel le prédicateur nous aurait laissés.

Retardée, si l’initiative avait apparu, elle n’en aurait été que plus frappante. Mais savez-vous ce qu’est pour le P. Ventura, penseur hors de sa robe et qui dans sa robe devrait être inspiré, l’initiative qui doit raffermir le pouvoir secoué et brisé par tant de révolutions successives ?… On sourit presque en l’écrivant : c’est la décentralisation comme l’entend M. Danjou et le principe des substitutions à perpétuité. En dehors de ces deux vues politiques très connues, très discutées et encore très discutable », il ne voit plus rien, cet homme de politique sacrée, et c’est pour nous rapporter de telles choses, qui sont au pied de toutes les taupinières politiques de notre âge, qu’il est monté au Sinaï et qu’il en descend plus resplendissant de talent que de vérité !

Nous ne croyons pas qu’effet de surprise plus désagréable se soit jamais produit en lisant un homme sur lequel on avait compté. Quoi ! avoir pris le ton qu’il fallait prendre du reste ; avoir été prêtre jusque-là, touchant, poignant, d’une gravité, d’une pénétration…, — mais dans cette généralité que nous avons notée, cette généralité de l’enseignement catholique que le premier venu peut avoir comme le dernier ; — et puis tout à coup, lorsqu’il s’agit du conseil exprès, de la vue précise, se montrer… — comment dirons-nous ? et il faut bien le dire… — si vulgaire et d’une initiative si morte ! C’est là une chose presque douloureuse et qui, à nos yeux et aux yeux de tous, décapite le titre ambitieux et qui pouvait être juste du livre du P. Ventura, Le Pouvoir chrétien ; l’adjectif peut rester, mais le substantif ne mérite plus d’y être. C’est du christianisme éloquent que fait l’illustre théatin, mais du pouvoir… non !

Et cependant, comme tout homme qui a l’étoffe catholique sous la main et qui pourrait tailler là-dedans, le P. Ventura est passé bien près de la vérité, de la vérité illuminante. Pourquoi donc faut-il qu’il soit resté sur son œil la pellicule de la cataracte ? La décentralisation dont il parle aujourd’hui est peut-être, en sachant l’entendre, une vue qui a sa justesse, mais elle n’a, dans l’économie des postulations du publiciste, ni la grosseur, ni la toute-puissante efficacité qu’il lui attribue. Nous n’en dirons pas assurément autant du pouvoir paternel qu’il veut faire plus fort par le principe des substitutions et la disposition testamentaire ; nous croyons que là le célèbre prêtre était bien près d’une solution, mais il en était d’autant plus loin qu’il en était plus près. Rappelons-nous le proverbe : Lorsqu’il y a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin.

Pour le prêtre, en effet, et pour tout homme qui croit avec juste raison que la politique sort des flancs de la morale et ne peut pas sortir d’ailleurs, la question primaire, la question fondamentale, à cette heure de l’histoire, est la reconstitution de la famille chrétienne, brisée par l’individualisme du temps. Nous aussi nous pensons, comme le P. Ventura, que la famille doit prendre fonction dans l’État. Nous pensons que si un pouvoir chrétien (et certes le pouvoir devant lequel le P. Ventura parlait alors avait ce glorieux caractère) traduisait le Pater noster dans ses lois et le quatrième commandement, il serait en mesure suffisante contre les révolutions futures et pourrait marcher en bataille rangée contre elles. Nous pensons que si on opposait aux droits de l’homme de Rousseau la déclaration des droits de la famille française représentée par le Père, ceci nous infuserait un sang nouveau dans les veines, et que le pouvoir politique bénéficierait, à l’instant même, car le Notre Père ne s’adresse pas qu’à Dieu. Il se réfléchit jusque dans le sein des mineurs de la famille, et c’est un rayon divin qui traverse le diamètre de l’espace et de l’infini !

Et dire comment et par quels moyens cette traduction était possible, le dire nettement, voilà la politique sacrée comme en ferait Bossuet à cette heure et que nous attendions du P. Ventura. Quel sujet et quel auditoire ! L’imagination nous le fait entendre : « Plantez, Sire, les racines de vos enfants dans le cœur de tous les foyers domestiques. Enfoncez votre dynastie dans huit millions de dynasties. Réverbérez-les et qu’elles vous réverbèrent ! À la statue dynastique il faut un piédestal de granit comme elle. » Quel texte inouï et quelle occasion splendide pour un orateur qui eût été plus qu’orateur ! Hélas ! le P. Ventura, nous le répétons, n’a été que cela. Ce n’est pas cependant le courage qui lui a manqué. La religion est une Thétis qui trempe les cœurs dans des eaux dont ils ressortent Achille et qui leur dit : « La peur seule est mortelle. » Et d’ailleurs, avait-il besoin de courage ? Ne parlait-il pas devant l’homme qui sait que le pouvoir est la vertu des rois et qui en a fait la sienne ?…

V §

Un mot encore sur ces sermons qui, s’ils ne sont pas davantage, resteront de très beaux discours prononcés devant Sa Majesté l’Empereur. Ils sont précédés d’une introduction de la plus majestueuse gravité, due à la plume de M. Louis Veuillot, dont le talent, on peut le dire, a pris depuis quelque temps un surcroît d’aplomb, et le caractère, presque l’éclat d’une popularité. Ce rayon, qui lui est venu enfin à travers les préjugés de la haine, et qu’il n’a pas cherché, Dieu merci ! il le conservera, s’il ne faut pas pour cela dévier de sa ligne droite, et il le perdra, sans souci, pour ne pas en dévier.

XXVI. Médecine Tessier28 §

I §

Les Études de médecine, dont M. le docteur Tessier a publié la première partie, sont, avant tout, un livre de discussion ardente, sous des formes sévères, une polémique corps à corps et mortelle contre des hommes célèbres et des doctrines malheureusement professées ; mais cette discussion est, en bien des points, si détaillée et si spéciale, le langage qui l’exprime est d’une propriété si technique et si profonde, qu’au premier abord elle semblait, par cela même, échapper à notre examen. C’est à la réflexion seulement que nous avons compris qu’un livre de cette importance et de cette portée ne pouvait être passé sous silence. Les Études de M. le docteur Tessier n’intéressent pas, en effet, que les hommes d’une science déterminée. Elles méritent d’être signalées à l’attention de tout ce qui pense.

Elles s’appuient sur ces grandes généralités qui soutiennent tout, dans le monde intellectuel et moral. À travers les lignes droites ou les sinuosités de l’argumentation supérieure de M. Tessier, on voit que l’esprit de ce redoutable discuteur doit fomenter, depuis longtemps déjà, une vaste théorie de son art, et il est impossible de ne pas tenir compte de ce qu’on aperçoit d’un système qui, sans doute, se dégagera plus tard, avec la double force de ses développements et de son ensemble. Si nous pouvions, par le peu que nous en dirons aujourd’hui, avancer le moment où ce système, parachevé et complet, sortira de l’esprit auquel il a donné tant de résistance et de vigueur contre les tendances d’un enseignement vicieux et funeste, nous croirions avoir fait assez. Les prétentions du temps actuel sont philosophiques. C’est dans ces prétentions qu’il faut le saisir pour le redresser. L’Esprit philosophique a mis partout sa main insolente ; il faut partout la lui couper. Sous prétexte d’indépendance, il a brisé la chaîne des traditions dans toutes les directions de la pensée. En histoire, il a faussé les faits à l’aide d’interprétations mensongères, et il a inventé des philosophies de l’histoire. M. Tessier est un de ces fermes esprits qui ne donnent pas dans ces majestueuses niaiseries. Il est de ceux qui croient que sur tous les terrains, — en médecine comme ailleurs, — l’Histoire doit faire taire la Philosophie et tient en réserve des réponses et des solutions toutes prêtes, quand la Philosophie n’en a plus.

Et qu’on n’infère pas de ces paroles que M. le docteur Tessier est impropre à ce qu’on appelle les choses de la Philosophie et qu’il a pour elle ce dédain qui est l’hypocrisie de l’impuissance. On se tromperait assurément. M. Tessier est, au contraire, une intelligence philosophique. C’est un métaphysicien d’un ordre élevé. Le livre dont nous parlons en fait foi. Il aime et il invoque la métaphysique. Il la trouve dans l’esprit humain et il ne veut point qu’on l’en arrache. Il en maintient la nécessité. Il en reconnaît la grandeur, quand la plupart des médecins modernes, métaphysiciens pourtant, mais malgré eux, et aveugles, l’insultent et la repoussent, comme un piège, plein de trahison, que l’esprit humain se tend à lui-même. Seulement, tout métaphysicien qu’il puisse être, l’auteur des Études de médecine générale est encore plus traditionaliste que philosophe, et il laisse à sa vraie place la métaphysique dans la hiérarchie de nos facultés et de nos connaissances, en homme qui sait que, sans l’histoire, les plus grands génies philosophiques n’auraient jamais eu sur les premiers principes que quelques sublimes soupçons… M. le docteur Tessier, qui croit à la science médicale, qui la défend contre les invasions sans cesse croissantes de la physique, de la chimie et d’une physiologie usurpatrice, donne pour chevet à ses idées le récit Moïsiaque, dont tout doit partir pour tout expliquer, et l’enseignement théologique et dogmatique de l’Église. En plein dix-neuvième siècle, lui médecin, il se fait hardiment scolastique, et, comme le robuste et beau pasteur du tableau de Robert, accoudé si grandiosement contre son attelage, l’auteur des Études de médecine générale, appuyé sur le front puissant du Bœuf de Sicile, oppose fièrement saint Thomas d’Aquin à Cabanis. Il appartient donc à ce groupe d’esprits qui pensent que la Renaissance et l’expérimentalisme de Bacon ont détourné les sciences, aussi bien que les lettres, de la voie qu’elles devaient suivre au sein d’une civilisation chrétienne, et qui sont décidés à mourir ou à ne jamais vivre dans la popularité de leur siècle, pour les y faire rentrer, si Dieu lui-même ne s’y oppose pas. Avec le genre d’occupations et de préoccupations auxquelles M. le docteur Tessier a dévoué sa vie, on peut s’étonner qu’il fasse partie de ces « derniers Romains » qui périront probablement à la peine et à l’honneur de la vérité ; mais, s’il y a là une raison pour être surpris, il y en a une autre pour applaudir et pour admirer !

II §

De tous les esprits, en effet, qu’a faussés et corrompus le sensualisme de la Renaissance et l’expérimentalisme de Bacon, qui en a été la doctrine, les médecins ont été et sont encore, par le mode séculaire de leur enseignement, les plus profondément atteints. C’est qu’on ne touche pas impunément sans précaution à la matière ! L’Hercule intellectuel n’est pas comme l’Hercule de la chair. Il meurt de son baiser à la terre. Quand il l’étreint trop fort, il étouffe dans toute cette poussière sa vigoureuse spiritualité. Aveuglés par leur long tête-à-tête avec des organes et des phénomènes, la plupart des médecins ont, depuis Bacon et son observation raccourcie, dégradé la science dont ils relèvent, et ils l’ont réduite à n’être plus qu’un empirisme superficiel et grossier. Le Matérialisme païen qui, en renaissant, devait reparaître plus monstrueux que la première fois, puisqu’il renaissait dans une société chrétienne, est scientifiquement plus grand dans les écrits de Van Helmont et de Boërhave qu’il ne l’était, par exemple, sous la plume d’Hippocrate et les traditions de l’école de Cos. Filtrant partout comme la boue du Nil, dans les inspirations des poëtes, dans les chefs-d’œuvre des artistes, dans les mœurs des classes élevées, pour retomber de là dans les peuples, comme, de l’élégante cuvette d’une fontaine, l’eau ruisselle dans les profondeurs d’un bassin, le Matérialisme, qui cherchait son lit, en a enfin trouvé un, qui semble éternel, sur le marbré des amphithéâtres. En supposant que l’intelligence humaine soit un jour nettoyée de cette doctrine immonde, les médecins seront les derniers à en essuyer leur pensée. À prédire cela, croyez-le bien, il n’y a ni exagération ni imprudence, et la preuve en est dans le livre que M. Tessier publie aujourd’hui. Nous l’avons lu et nous en sommes resté accablé. On y trouve exposées et réfutées les doctrines des professeurs les plus influents sur l’enseignement et sur l’opinion, et ces doctrines sont matérialistes. — immuablement matérialistes, — comme si nous étions au lendemain de la Renaissance ou à la veille de la Révolution française !

Il faut dire cela et le dire bien haut ! Nous avons donc vécu en vain. Les cynismes du xviiie siècle, en débauche d’esprit comme de mœurs, n’y ont rien changé. Les honnêtes gens ont eu horreur et dégoût, mais l’horreur n’a pas monté plus haut que le cœur. La Science probablement trempe la tête dans un Styx, comme le corps d’Achille, afin de faire à ses enfants un sentiment moral invulnérable, et (le croiront-ils, ceux-là qui ne sont pas médecins ?) le Matérialisme a continué d’être à peu de chose près, à cette heure, ce qu’il était quand La Mettrie publiait cette Histoire naturelle de l’âme, qui fit tant de bruit, et cet Homme-machine qui n’en fit pas moins ! En ce temps-là, les habiles et les modérés du Matérialisme dirent que La Mettrie avait l’esprit un peu dérangé ; et pour se consoler, il s’en alla, Triboulet de la philosophie, bouffonner chez le roi de Prusse. Mais Cabanis allait naître, Cabanis, qui, sous une phraséologie encore plus lâche que honteuse, devait nous donner la pensée, comme une sécrétion du cerveau !

Pour ma part, doctrinalement parlant, je ne vois pas nettement qui vaut le mieux de Cabanis ou de La Mettrie. Quant à la politique mise au service de la doctrine, c’est différent ! Cabanis, qui a la froideur et les insinuations du serpent, est à coup sûr très supérieur à La Mettrie, entraîné par une expression à outrance et un tempérament désordonné ! Blafard et douceâtre écrivain, élégant, mais à la manière des Incroyables de son temps, appliquant aux matières philosophico-médicales la rhétorique effacée de son ami Garat, Cabanis, malgré une médiocrité foncière, a laissé un sillon profond que d’autres ont fécondé, et a exercé une influence décisive sur l’enseignement en France, tel qu’il est encore aujourd’hui.

Comme le remarque M. Tessier avec infiniment de justesse, Cabanis, qui avait contre l’Église et les idées religieuses les haines perverses de son époque, voulait, dans la civilisation de l’avenir, remplacer les prêtres, dont le rôle était fini (pensait-il), par les vingt mille médecins qui allaient toucher en haut et en bas à toutes les réclamations de la société moderne et la gouverner en la retournant sur son lit de douleur. Le plan n’était pas mal combiné. Il valait mieux que la prêtrise des philosophes de l’avenir inventée, depuis, par MM. Cousin, Saisset et Simon. Ce plan aurait, s’il avait vécu, ravi d’espérance Condorcet. Sans le chrétien Napoléon, qui se mit tout à coup à faire les affaires de Dieu, et quelques esprits du plus haut parage, comme le vicomte de Bonald, qui, par parenthèse, traita Cabanis dans ses Recherches philosophiques comme plus tard M. de Maistre traita Bacon, le Matérialisme passait presque à l’état d’institution politique. Nonobstant l’effort de ces grands hommes, — de ces grands Spirituels, — il resta au fond de l’enseignement, en s’aplatissant, il est vrai, en y rampant, en s’y coulant comme un reptile, mais il y resta.

Un jour, la Philosophie générale eut assez de cette auge et releva le front. Les philosophes du dix-neuvième siècle réagirent contre les philosophes du dix-huitième. La Romiguière abolissait Condillac. M. Cousin, toujours poli, en sa qualité d’éclectique, effaçait Locke… d’un coup de chapeau. Galvanisé un instant, le Spiritualisme cartésien disparut bientôt dans ce vaste trou de formica-leo, cette logique d’Hegel qui tue la pensée par le vide. Au milieu de tout ce mouvement, le Matérialisme médical ne bougeait pas. Il laissait dire et faire et se transformer la Philosophie. Comme le voyageur de la Fable, craignant que le vent ne fût pas pour lui, il serra son manteau autour de sa personne et si bien, qu’à moins de le regarder de fort près, on ne pouvait le reconnaître. C’était son salut. Il ganta sa main et masqua son visage, et l’on vit jusqu’à ce lion de Broussais dont Pariset disait : Quærens quem devoret, devenu tout à coup d’une prudence antipathique à son génie, mettre une sourdine à sa voix rugissante et inventer, pour mieux cacher le secret de la comédie, ce mot d’ontologie qui signifiait toutes les chimères et toutes les sottises de la religion, de la métaphysique et de la spiritualité !

Or, si Broussais s’humiliait ainsi, Broussais, le plus superbe esprit qui se soit jamais posé sur des griffes entrecroisées à la guisa di leone, comme dit le poëte, on se demande ce que durent faire les hommes qui vinrent après lui et dont l’audace n’était pas comme la sienne mesurée à la grandeur de l’intelligence. Eh bien ! ce qu’ils firent, M. le docteur Tessier s’est donné la mission de nous l’apprendre, en leur répondant. Il a choisi les plus comptés d’entre eux et il a cherché, sous le masque fin d’une phrase éteinte, qui jette de la cendre par-dessus la flamme, afin qu’on ne crie pas « au feu ! », la doctrine, l’immuable doctrine, qui a bien pu modifier des vues de détail, mais qui est la même dans ses conclusions qu’aux jours où elle ne se cachait pas. Encore une fois, nous ne pouvons entrer dans cette robuste et longue discussion qu’il faut prendre où elle est, c’est-à-dire dans le livre de M. Tessier. Les problèmes sur lesquels roule tout l’enseignement médical y sont examinés avec les solutions qu’en donnent les professeurs actuels, dont on cite les noms, les discours et les livres. Méconnaissance de la nature spirituelle de l’homme qu’on définit un mammifère monodelphe bimane, et rien de plus, négation de l’unité de la race humaine, affirmation de l’activité de la matière, confusion de la physiologie et de l’histoire naturelle, au mépris des traditions médicales, depuis Hippocrate jusqu’à nos jours, enfin l’opinion qui implique le matérialisme le plus complet : « Que la vie ne doit pas être considérée comme un principe, mais comme un résultat, une propriété dont jouit la matière, sans qu’il soit nécessaire de supposer un autre agent dans le corps », toutes ces solutions et beaucoup d’autres de la même énormité sont attaquées et ruinées de fond en comble par le rude jouteur des Études.

Il suit avec une longueur de vue et une implacabilité de logique, auxquelles rien n’échappe, les conséquences de ces doctrines dont la science est empoisonnée, et, Dieu merci ! il n’est pas au bout de son travail, puisque nous n’avons aujourd’hui que la première partie d’un ouvrage qui devra montrer, dans tous les rameaux de l’enseignement, la filiation de ces erreurs. M. le docteur Tessier n’est pas uniquement préoccupé de spiritualiser l’instruction et de tenir compte de la magnifique duplicité humaine, même dans l’intérêt de l’observation physiologique ; il va plus loin et plus haut… « Le rationalisme dogmatique, dit-il, ne saurait coordonner les phénomènes physiologiques, et comprendre les rapports de la physiologie et de la médecine, mais, sur le terrain de la pathologie, ce rationalisme devient la négation de TOUTE vérité. » Ainsi, comme on le voit, l’enseignement n’est pas seulement matérialiste ; il est de plus arbitraire et antimédical, et l’habile écrivain le prouve avec une rigueur dont, certes, il n’avait pas besoin aux yeux de ceux qui savent jusqu’où peut porter une idée. En effet, les doctrines matérialistes sont scientifiquement ce que sont, politiquement, les doctrines démagogiques, troublant également la tradition, et les unes violant aussi bien l’histoire, dans le monde des idées, que les autres, dans le monde des faits !

III §

Et, ici, nous touchons au plus beau côté d’un livre qui nous en promet un autre, dégagé de toute polémique, et par cela plus grand… Esprit historique comme on doit l’être, avant d’être métaphysicien, M. le docteur Tessier ne fait point la guerre, sans savoir comme il fera la paix. On a eu de fort grands critiques pour la critique elle-même, et qui, comme Bayle, appuyaient leurs têtes d’or sur l’argile d’un scepticisme, toujours près de s’écrouler, mais M. Tessier est or de partout. S’il veut détruire le physiologisme moderne, il sait aussi ce qu’il veut mettre à la place, et c’est précisément ce qui y était. Le plus bel effort des esprits vigoureux est de renouer les traditions, en toutes choses, quand elles ont été rompues ; c’est de se rattacher à ce passé qui est toujours une vérité ensevelie. Les chefs de dynastie le savent bien, qu’il n’y a rien de plus difficile et de plus grand ! M. Tessier, qui est peut-être, à sa manière, un chef de dynastie, — car, ou nous nous trompons beaucoup, ou il a toute une famille d’idées puissantes, à établir, — M. Tessier est une de ces intelligences qui travaillent à renouer la chaîne des enseignements scientifiques, et jamais il ne nous a paru plus heureux dans son effort qu’en posant (pourquoi n’est-ce que de profil ?) la grande question de l’immutabilité des maladies. Le physiologisme, qui règne encore, quoique son conquérant ne soit plus, a inventé un état de santé qui ressemble fort à ce qu’était l’état de nature chez les publicistes du siècle dernier. En identifiant, comme il l’a fait, la maladie avec le symptôme ou la lésion, il a supprimé la maladie, et, de cette façon, il a bouleversé tout ce qu’on savait et tout ce qui était force de loi sur cette question fondamentale. « Le mot nature vient du mot nasci », dit M. Tessier avec la simplicité de la lumière, par conséquent, « toutes les fois qu’une question de nature est posée, elle implique à l’instant même une question d’origine. Donc la question des maladies pose la question de leur origine et par suite de l’origine du mal ».

Réduit à ses seules forces et répugnant à regarder au fond de l’histoire, le rationalisme devait considérer ces questions comme vaines et insolubles, et il n’y a pas manqué ; en cela au-dessous de l’antiquité païenne, qui ne connaissait pas Bacon, mais qui n’en savait pas moins observer et conclure. Hippocrate, en effet, ce vieillard divin, — car l’Histoire, pour honorer ce grand observateur, n’a trouvé rien de mieux que de l’appeler comme le vieil Homère — avait reconnu l’immutabilité des maladies, quand il s’écriait avec le pressentiment d’une révélation : « Il y a là quelque chose de Dieu (quid divinum) », et quand aussi Démocrite, tenant de plus près la vérité, écrivait ce mot singulier : « L’homme tout entier est une maladie », comme s’il eût deviné ce dogme de la Chute, après lequel il n’y a plus rien à l’horizon de l’Histoire ni à l’horizon de l’esprit humain !

C’est cette immutabilité des maladies, niée et méprisée comme tant de grandes traditions, à cette heure, que M. Tessier a osé relever et soutenir. Il a choisi cette forte thèse parce qu’il l’a rencontrée sur la route de ses déductions, mais surtout parce que, triomphante, elle entraînerait la ruine du matérialisme, — sa ruine définitive, — sans que dans ses débris il pût retrouver une pierre pour se faire un bastion. L’immutabilité des maladies s’explique par les prédispositions morbides ; les prédispositions morbides, par une hérédité qui, elle-même, confine à un état antérieur dont l’homme n’est sorti qu’en se laissant criminellement tomber. Tout cela n’est pas nouveau ; mais rappelez-vous le mot de Pascal, vous qui avez au moins le respect des noms écrasants, et taisez-vous ! Le nœud de notre condition, écrivait le penseur terrible, prend ses retours et ses replis dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. Provoquer par des livres supérieurs, comme l’est celui de M. Tessier, le retour aux idées spirituelles et chrétiennes dans l’enseignement de cette science immense, — la médecine, — ce n’est donc pas de l’invention, mais c’est mieux. « C’est la pyramide renversée sur la pointe et replacée sur sa base », comme le disait ce grand écrivain qui, pour son compte, a fait si bien un jour ce qu’il avait dit.

XXVII. Silvio Pellico29 §

I §

C’est l’écrivain religieux, bien entendu, qu’on cherchera ici et qu’on va y trouver sous le nom de Silvio Pellico, car de volonté ou de nature, Silvio Pellico est un écrivain religieux et même, à tort ou à raison, une influence pour certaines âmes.

Ce ne sera bien évidemment ni l’homme politique ni le poëte. Le poëte, selon nous, ne fut pas, et l’homme politique fut encore trop, sans être grand-chose. Or, quel que soit le succès de ces lettres publiées par MM. Stefani et Antoine de La Tour, elles auront toujours ceci d’excellent, qu’elles resteront comme un démenti donné à une fausse renommée. Ces lettres qui n’ont plus, comme le livre, célèbre des Prisons, le beau cadre noir des Piombi pour faire repoussoir à leurs teintes douces, emporteront, ce n’est pas douteux, ce qui reste encore de l’espèce de gloire que les partis avaient arrangée à Silvio Pellico, bien plus qu’il ne l’avait véritablement méritée. L’opinion qui s’émut pour lui autrefois, cette opinion qui, faute de lauriers, le couronna avec des bandelettes de victime, ne trouvera plus ici son utile condamné du Spielberg, pour lequel elle quêtait des larmes. Dans ces lettres, en effet, l’Iphigénie mâle, — et très peu mâle, — de la Liberté italienne, et qu’on n’égorgea pas plus que l’autre Iphigénie, confesse ingénument, à vingt places différentes, qu’après tout, elle n’était pas d’une si virginale innocence, et que le Calchas de l’Autriche ne fut pas un si grand bourreau ! Risqué déjà à une autre époque, ce noble aveu, — on se le rappelle, — rapporta un orage de sifflets à l’une des tragédies du poëte, mais aujourd’hui que cet aveu est affermi et courageusement répété, tous ceux qui avaient drapé Silvio Pellico, en martyr contre l’Autriche, reprendront leur pitié… et leurs sifflets, et ce n’est plus une tragédie qu’ils siffleront !

Ils siffleront l’homme tout entier. Ne l’ont-ils pas déjà traité d’hypocrite ?… Quant à nous, nous sommes d’une sensation contraire. Nous aimons mieux le Silvio Pellico des lettres que celui dont le nom servait aux affaires du carbonarisme contemporain. Nous préférons au Silvio Pellico de la commisération publique le Silvio qui ne la demande pas, le Silvio humble, sévère pour lui et surtout repentant de sa faute que l’on a travestie en gloire ; mais nous, nous n’avons jamais travaillé à la statue de ce pauvre poëte dont le doux nom a servi à tant de tapages ! Il en est toujours ainsi, du reste, des correspondances. Elles ne laissent jamais un homme à la place où cet homme était. Ou elles l’exhaussent, ou elles l’abaissent ou même elles l’effacent. Elles sont la meilleure contre-épreuve des mérites surfaits. Elles montrent l’homme dans une vérité plus sincère, et l’histoire y gagne, si l’homme y perd — ce qui vaut mieux !

Mais Silvio Pellico perdra-t-il réellement à ce qu’on ait publié la sienne ? Et pour tous ceux qui savent s’élever au-dessus des rubriques des partis et de leurs hypocrites langages, la vraie et la seule grandeur n’est-elle pas ici du côté de la vérité de l’histoire ? Silvio Pellico, si chiche qu’il soit par tant de côtés, a une grandeur à sa manière, et cette grandeur-là est plus pour, nous que le génie lui-même, l’enthousiasme de la terre natale et le charme de la pitié. De génie, d’ailleurs, il faut bien le dire, Silvio Pellico n’en eut point. S’il aima son pays, ce fut bien plus avec la tendresse d’un enfant inquiet qu’avec la vigueur d’un grand caractère. Il ne fut ni une âme forte, ni un esprit supérieur. Il ne fut pas même un grand poëte — un poëte, cette chose de troisième rang dans l’humanité ! Malgré les flatteries de sigisbé que lord Byron et Stendhal, en politesse de visite (et de carbonarisme aussi), ont prodiguées à l’Italie, cette Italie des derniers temps a été stérile en grands poëtes. Elle n’en a, pour bien dire, produit qu’un seul que Dante eût reconnu pour un des lionceaux de sa race, et c’est ce Capanée de Léopardi ! De Pétrarque à Métastase, de Métastase à Manzoni, et de Manzoni à Silvio Pellico, il n’y a, dans la littérature italienne, que des clairs de lune de clairs de lune, se veloutant et s’effaçant de plus en plus dans des cieux plus pâles. Or, cette dernière tache de lumière mourant dans cette voie lactée, qui n’est pas faite d’étoiles, c’est Silvio. Silvio Pellico, l’auteur de Françoise de Rimini, affadissant la suavité du Dante, représente bien, dans les cordes tendres de la lyre, ce que Ugo Foscolo représente dans les cordes dures. C’est un talent sans vérité, énervé comme l’autre est tendre, mais tous les deux sont impuissants. Seulement c’est ici que la supériorité de Silvio commence. Talent insincère, et même nul, c’est du moins un esprit auquel le christianisme, qui fait marcher droit les boiteux et voir les aveugles comme son divin Maître, est venu en aide, comme il y vient toujours, par la douleur et l’épreuve de la vie, tandis que Foscolo, inaccessible au christianisme, ne se redressa jamais, bronze mal venu, tordu à faux, et qui grimace une énergie convulsive, au lieu de pleinement l’exprimer.

Ainsi, la grandeur de Silvio Pellico n’est pas une grandeur de ce monde ; elle n’est ni littéraire, ni politique, ni même humaine. C’est une grandeur d’une autre genre. C’est la grandeur de la petitesse, de la médiocrité sentie, acceptée, épousée, la grandeur à part de tous ces renoncements qui seraient si tristes, si la Résignation n’y passait pas son petit filet d’un or si pâle et si divin ! C’est un Chrétien que Pellico, sans rien plus que le bon sens, le sens apaisé du chrétien en face de la vie. Sans le christianisme, il serait presque acéphale, cet homme sans esprit, sans talent, sans volonté, sans passion, sans amour, du moins comme le sentent les hommes ! Mais il a en lui la notion et la note chrétienne. Il a le détachement et la charité, et voilà qu’il pousse tout à coup, en lui, une grandeur ! Cette grandeur l’envahit de bonne heure. Il commence de l’avoir au Spielberg, mais elle ne prit tout son accomplissement que plus tard. Assurément un souffle qui n’est pas celui de la bouche d’un homme a passé dans le livre des Prisons, sur cette giroflée jaune du mur d’un captif que toute l’Europe a respirée, les yeux en larmes ; mais ce souffle ne s’est purifié, il n’est devenu complètement pur que dans cette correspondance très infime de tout, de vue, de pensée, de passion, d’éloquence et même d’événements, et que cependant il faut lire pour savoir quelle saine et adorable chose le christianisme peut faire… avec rien !

II §

Nous le savions, nous, et cependant nous l’avons appris là encore. Pourquoi ne l’avouerions-nous pas ? À la première apparition de cette correspondance, nous n’étions pas très disposés à en accueillir favorablement les révélations posthumes. Un doute pesait pour nous sur Pellico, et ce doute, ce n’était pas lui qui l’avait créé, c’étaient ses amis. Il avait été lié avec ce brise-raison d’Ugo Foscolo qui, politiquement et littérairement, ne s’éleva jamais jusqu’à être un Alfieri, mais ressemblait seulement à un de ces chevaux, toujours cabrés qu’Alfieri aimait à monter. Il avait enfin appartenu à la jeune Italie, à ce parti de terrassés, qui ne se croient jamais vaincus, et ce n’était pas là pour nous des recommandations bien puissantes, Quoique nous reconnussions que l’accent du livre des Prisons ne fût pas un accent de la terre, cependant cet accent qui nous troublait, s’arrêtait à une certaine place de notre âme. Il n’allait pas plus loin. Il ne la pénétrait pas, car si la douceur, la désarmante douceur, était dans ce livre, il n’y avait pas de repentir ! C’était un langage inconnu, il est vrai, à la plupart de ceux qui ont fait entendre aux hommes l’éloquence de leurs chaînes, et qui se sont bâti un palais de publicité avec les murs de leur prison. Avant Silvio Pellico, il y avait eu des prisonniers célèbres. Nous avions eu Mirabeau à Vincennes, Trenck à Magdebourg, Latude à la Bastille et à Charenton, mais tous, avec ou sans génie, étaient plus ou moins d’abominables déclamateurs, des poseurs de colère et de mépris vautrés dans leur orgueil encore plus que dans la paille et les misères de leur cachot. Pour la première fois donc, il sortait de ce soupirail par lequel avaient passé tant de cris furieux ou sinistres une voix fraîche et pieuse, comme Dieu, en se penchant vers nous, en entend, au pied de l’autel. Cela parut nouveau et sublime, et cela l’était ! Mais, malgré tout, la question de l’Italie, la question des gouvernements, la question de l’Ordre et de la Justice dominait cette voix qui montait d’une prison d’État méritée et qui sortait, il faut bien le dire, des lèvres d’un conspirateur !

Et ce n’était pas tout. La voix d’amour et de résignation était accompagnée de celle de toutes les haines et de toutes les révoltes. Les beaux esprits qui feraient volontiers pendre leurs juges et qui, quand ils méritent le bagne, se plaignent qu’on les martyrise, tous ceux qui restent insolemment debout devant l’autorité, s’évaluant au même prix qu’elle, dans le plateau contraire de la balance, tous les réclamateurs de l’impunité, dans leur guerre sourde ou bruyante aux gouvernements, enfin tous les crocodiles des partis, maîtres en larmes hypocrites, mais qui savent très bien le prix des vraies, saluèrent cette voix de Silvio Pellico et la souillèrent en y mêlant la leur, croyant, et ne se trompant pas ! qu’on pouvait un jour faire des balles avec des larmes comme on en fait avec du plomb fondu, et que c’était là un coup superbe et une magnifique recrue que d’embrigader la pitié ! Telle était la raison de notre doute, de notre peu de sympathie pour la correspondance d’aujourd’hui. Ne serait-elle que l’écho des prisons ? Silvio c’était l’agneau, non pas, certes, sans tache ! mais derrière cette touchante enseigne venait la légion des bouchers ! À son insu, nous le voulons bien, le pauvre condamné du Spielberg pouvait causer un mal horrible. Il pouvait devenir le grain générateur d’une moisson empoisonnée, le prétexte d’une prime donnée aux scélérats par les doucereux. Il mettait autour du front des boutefeux futurs une auréole mélancolique. Après la Marseillaise de la liberté, son livre était, comme l’a dit Brucker, « la Marseillaise de la miséricorde », et on comptait certainement sur celle-là pour faire lever les Révolutions de l’Avenir ! Il était donc mieux de garder le silence ; et c’est ainsi que nous avons failli nous taire sur le livre que nous vous vantons aujourd’hui !

III §

Mais heureusement il n’en a rien été. Attiré par ce nom de Silvio Pellico, astre de popularité, un moment, sur lequel un nuage avait passé, il nous en souvenait, attiré surtout par ce nuage que nous aimions plus que l’astre lui-même, nous avons ouvert ces lettres posthumes et nous y avons trouvé ce que tout d’abord nous n’espérions guères y rencontrer. Nous y avons trouvé le Silvio de la contrition et de la confession sans faste, — de la confession faite non orgueilleusement au public des livres, mais aux amis, à ces témoins de la vie qui nous jugent, tout en nous aimant et devant lesquels nous sommes ténus de nous expliquer. Ah ! certes, nous avons marché ! Dans Les Prisons, Silvio Pellico n’accuse personne, mais il ne s’accuse pas lui-même, tandis que dans ces Lettres, écrites presque toutes après la délivrance, quand il pouvait rester, sans jamais en descendre, sur le piédestal où l’amour des partis et la pitié du monde l’avaient placé, c’est lui, lui surtout qu’il accuse et qu’il accuse seul. Le doux résigné du Spielberg est devenu le repenti de la correspondance. Il a condamné son passé, et jamais meâ culpà ne fut plus explicite. Il n’a pas seulement, suivant le précepte divin, béni et glorifié la main qui châtie ; il a, au nom de la vérité toute simple et de l’étroite justice, amnistié l’Autriche de ses châtiments. Il a fait bien plus que de bénir, il a justifié. On a bien discuté l’Autriche : les uns l’ont donnée pour cruelle parce que, comme tous les gouvernements qui veulent vivre, elle a privé de leur liberté les gens qui s’en servaient contre elle ; les autres l’ont appelée généreuse et se sont même servi de l’histoire de Silvio Pellico pour le prouver, mais quelle discussion est maintenant possible devant des aveux aussi calmes, aussi pourpensés, aussi nuancés que ceux-ci ? « Il me semble voir par la plus récente des lettres de M. de Haller, — écrit Silvio à la comtesse Masino di Mombello, — qu’en voulant un peu me justifier, vous avez, sans le savoir, dépassé les termes exacts de la vérité. Vous lui avez dit, à ce qu’il paraît, que je n’ai pas été coupable. Eh ! mon Dieu, n’y a-t-il qu’un degré de culpabilité ? N’est-on qu’une de ces choses, innocent ou digne d’être condamné à mort et traîné par grâce au Spielberg ? J’ose penser… que, si les temps avaient été moins critiques, moins irritants, on n’aurait pas cru pouvoir consciencieusement me condamner à mort ni à de longues années d’une affreuse captivité. Mais je ne puis pas dire pour cela que je ne fusse nullement répréhensible. Car, puisque je n’aimais pas la domination autrichienne, mon devoir aurait été de réprimer et de cacher mes dangereux sentiments ou d’abandonner les pays gouvernés par l’Autriche. Au lieu de cette conduite sage et chrétienne, je croyais que l’on pouvait professer ouvertement l’opposition, et j’avais la folie de voir sous un aspect avantageux les sociétés secrètes qui pullulaient en Italie. »

Voilà à toute page de la correspondance le langage de Silvio Pellico. Il est le casuiste de sa propre culpabilité, et il la décrit et la mesure avec la précision d’une conscience lumineuse. Singulier revirement dont il sera l’initiative et la cause ! Quand on voudra juger définitivement désormais le gouvernement autrichien dans ses rapports avec le carbonarisme d’Italie, il faudra invoquer l’opinion de Silvio Pellico pour établir le droit de l’Autriche… Et c’est ce que les démocrates, non seulement de l’Italie, mais de toutes les parties du monde, ne pourront jamais lui pardonner !

Ils seront plus durs pour lui que l’Autriche elle-même ! Ils ne le gracieront pas. Ils ne commueront pas sa peine. Ils n’ont pas de Plombs, ils n’ont pas de Spielberg, du moins en ce moment… Et d’ailleurs Pellico n’est plus ; mais ils sauront bien déterrer sa mémoire, pour la frapper et l’insulter. Nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, déjà, de son vivant, ils prononcèrent le mot d’hypocrite, la meilleure injure des partis, parce que c’est la seule dont on ne puisse démontrer la fausseté aux hommes. Mais aujourd’hui, après ces lettres naïves et touchantes, plus touchantes que Les Prisons et qui montrent le captif des Piombi sous ce jour nouveau de l’expiation, dissipant les clartés trompeuses d’une innocence qu’on ne pouvait pas opprimer, ils ajouteront, soyez-en sûrs, à leurs reproches d’hypocrisie, ceux de lâcheté et de trahison ! Pour eux, en effet, par ces lettres, Silvio Pellico aura trahi sa propre mémoire, cette gloire qu’ils lui avaient faite de leurs mains ! Il n’aura rien respecté de l’image qu’ils lui avaient taillée. L’Ange prisonnier de la poésie, la sainte Hostie du Spielberg, toutes ces vignettes idolâtres, tous ces romanesques culs-de-lampe qui font rêver les cœurs candides, n’existeront plus, et qui sait ?… le Racine de la poésie italienne, comme l’a osé dire de Silvio cette menteuse de littérature, pour faire sa cour à la politique, le Racine de la poésie italienne ne sera plus peut-être qu’un imbécile, quelque chose de niais et de plat, — un Pradon !

Et, cependant, s’ils disent cela, après tout, qu’importe ! Si Pellico n’est pas Racine, ce sont eux qui l’ont donné pour tel, et si c’est Pradon — ce qui pourrait bien être — qu’importe encore ! Il ne s’agit pas ici de tragédies plus ou moins oubliées et qu’on oubliera tout à fait. Il ne s’agit pas même de littérature. Il s’agit d’un livre, le moins livre des livres, qui, en quelques pages, d’une simplicité infinie, éteint une gloire dangereuse qu’on avait allumée, comme un phare, sur le donjon du Spielberg. Nous n’avons pas à littérairement rendre compte d’un livre qui n’est qu’une action et même une succession d’actions, car c’est une succession d’aveux. Par le ton, par la vie morale qui y circule, par le dédain de tout ce qui n’est pas la vérité de Dieu, ce recueil de lettres est au-dessus de toute critique. Nous avons seulement voulu signaler cette publication, historiquement importante, après le scandale de larmes des Prisons. Nous avons voulu dire d’un homme dont toute la supériorité est dans l’âme, et pour lequel nous avons une affection qu’il nous fallait cacher à cause de ceux qui étalaient la leur pour lui, avec un intérêt perfide : Maintenant que Silvio Pellico n’est plus qu’un chrétien qui baise sa croix et que renient les sociétés secrètes, nous pouvons tout haut l’admirer !

XXVIII. M. Flourens30 §

I §

Si M. Flourens n’avait qu’une seule importance, — s’il n’était qu’un savant d’un ordre supérieur, enfermé dans la carapace d’une grande spécialité, impénétrable à tout ce qui ne serait pas savant, sinon du même niveau que lui, au moins du même courant d’études, — nous ne nous hasarderions point à vous en parler… Nous laisserions aux livres purement scientifiques ou aux Mémoires de l’Académie, dont il est le secrétaire perpétuel, à vous entretenir de ses découvertes en anatomie et de ses travaux en physiologie et en histoire naturelle. M. Flourens, heureusement pour lui, — encore plus heureusement pour nous, — n’est pas qu’un savant considérable et officiel. C’est aussi un lettré, un lettré autant qu’un de nous. C’est un lettré qui reporte sur la science, pour en adoucir l’austérité et sans rien diminuer de sa beauté profonde, tout ce que le Génie littéraire peut donner à la pensée d’un homme, de clair, d’élégant et de doux. Et ces trois mots caractérisent très bien, je vous assuré, le genre de talent de M. Flourens, — de cet homme qui aurait pu, ma foi ! être pesant, sans se compromettre, tant il savait de choses ! et qui s’en est si bien gardé !

Mon Dieu ! oui, il aurait pu être pesant tout comme un autre. Il est savant. Il a donné à la science toute sa vie, et, vous le verrez tout à l’heure, la science a très bien agréé ses hommages. Elle l’a rendu heureux. Elle ne l’a point traité comme un de ses patiti inféconds qu’elle traîne quelquefois après elle, et cependant il n’a pas eu la fatuité de son bonheur, car la fatuité des savants heureux, c’est la lourdeur… une lourdeur gourmée, épatée, infinie. C’est leur turcarétisme, à eux ! Au contraire, il a été léger, mais léger comme un ignorant charmant qui n’a pas autre chose à faire que d’avoir de la grâce, de temps à autre, et de se montrer spirituel ! M. Flourens n’est point un érudit à l’allemande, quoiqu’il soit de l’Académie de Munich et de bien d’autres Académies. C’est un érudit des plus français, qui n’a pas perdu, comme tant d’autres, en cultivant la science, sa qualité de Français. Originalité mi-partie dont chaque moitié vaut presque un tout. Savez-vous comment il procède ? il enlève la science, cette puissante personne, — à la Rubens, — moins la couleur, il l’enlève dans les bras très fins de sa littérature, et lui ouvre ainsi dans le monde un chemin que, sans cette enlevante littérature, la science peut-être ne ferait pas. Il la vulgarise et la popularise. Il lui fait faire son tour… d’esprits ! Artiste délicat, il lui attache des ailes transparentes qui ne fondent point comme celles d’Icare et qui l’emportent bien loin de tous les malheureux culs-de-plombs qui peuplent les Académies !

Voilà M. Flourens ! et voilà pourquoi aussi les œuvres d’un homme aussi savant que lui attirent notre attention, malgré tout ce qu’on rencontre dans ces œuvres, de particulier, de spécial, de technique, d’effrayant pour nous. La fleur littéraire, qui n’est parfois qu’un brin de muguet, insinue son parfum dans ces livres de nomenclatures et de descriptions anatomiques qui devraient être si secs et parfois st nauséabonds pour tout ce qui n’a pas l’ardente et féroce curiosité du savoir, et cette petite odeur qui surprend là, mais qui plaît partout, invite les esprits les moins enclins à la science à prendre ces livres et à les ouvrir. Le langage facile, pur, agréable, qu’on parle ici, ne rappelle en rien le langage rude, incorrect et parfois opaque que la science, soucieuse seulement de l’exactitude des faits, est accoutumée de parler. Non que la science ne puisse avoir son éloquence, une éloquence à elle, brusque ou calme, mais carrée, didactique, imperturbable, ne craignant d’appuyer sur rien quand elle croit, en appuyant, préciser davantage. Seulement, ce n’est pas là la langue de M. Flourens. La sienne n’a rien de cette substance épaisse et forte. Elle ne ressemble pas au bloc de cristal qui absorbe le jour qu’il renverra plus tard quand il sera taillé et mis sous son arc de lumière. Elle est taillée, elle, mais mince et lumineuse comme la vitre à travers laquelle vous regardez les étagères d’un Muséum, et il faut bien le dire, depuis Fontenelle, — ce léger dans la consistance, comme M. Flourens, — rien de pareil en fait de style scientifique ne s’est vu pour la transparence presque aérienne de la phrase et cette précision, sûre d’elle-même, qui n’a pas besoin d’appuyer.

En effet, il y a, dès les premières pages de ces œuvres complètes, qui renferment non seulement les découvertes de la science, mais les hommes qui les ont faites, et la biographie après l’histoire, il y a, entre M. Flourens et Fontenelle, un rapport qui saute aux yeux, malgré et à travers toutes les différences de philosophie, de sentiment et de destinée, qui existent entre le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences du dix-huitième siècle et le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences d’aujourd’hui, et ce rapport, c’est l’incomparable diaphanéité de leur Exposition à tous deux. C’est la sveltesse d’un style que le goût littéraire a dégagé et allégé jusqu’à la légèreté d’un Grammont ou d’un Matta, si de tels hommes avaient pu écrire sur les sciences. C’est cette chose dont on peut se passer aussi en France, mais non sans en souffrir : l’agrément ! l’agrément jusque dans les matières qui comportent le moins d’agrément ! l’agrément, ce superflu si nécessaire à l’esprit français ! Fontenelle et M. Flourens, et tous les deux, autant l’un que l’autre, ont introduit et créé le joli dans la science, sans la dégrader.

Pour la première fois, le Corneille a été joli, sans sottise. On a pu dire avec eux et en les lisant : « Une jolie science, une jolie expérience, — une jolie découverte, — une jolie description de physiologie », toutes choses qui, autrefois, faisaient trembler et qui, autre, part que chez eux, rendent encore bien grave. Ils ont été attirants, amusants, attachants, quelquefois brillants, et on a pu se risquer un jour, sur la foi de leurs livres, aux sciences physiques ou naturelles sans avoir la vocation d’un héros, d’un martyr, d’un Lapeyrouse qui n’en reviendra pas et qui croit s’en aller bravement se faire manger par les sauvages !

Certes, il n’y aurait que cela dans M. Flourens, il n’y aurait que cette ressemblance, que ce rapport avec Fontenelle, que ce serait assez pour exciter en nous la plus vive sympathie. Le progrès ne peut pas s’arrêter, c’est bien entendu, et il pullule de rudes ouvriers à la science, des piocheurs et des défricheurs du sublime le plus américain, mais quelqu’un qui ressemble à Fontenelle, mais, au plus épais de la science, deux doigts d’esprit qui tiennent une plume légère, voilà ce qu’on ne voit pas tous les jours !

II §

Et il n’y a pas que ces deux doigts d’esprit, dans M. Flourens. Il n’y a pas que le génie littéraire de Fontenelle, retrouvé au fond de sa fonction, comme une chose oubliée à sa place dans l’intérêt de son successeur. Il n’y a pas dans M. Flourens, quoi qu’il y soit aussi, qu’un historiographe d’académie, qu’un tabellion d’éloges officiels, dont l’original reste au greffe et dont la minute est donnée à la postérité, qui aimera à la lire pour la façon dont elle est libellée, je vous en réponds ! Il y a un autre homme qui n’est pas, qui n’a jamais été dans Fontenelle. Fontenelle, lui, quand, de ses deux doigts que j’adore, il a fini d’écrire son Éloge d’Académie ou son Histoire de l’Académie, qui était aussi un éloge, bien digne d’un ancien madrigaliste comme il l’avait été en l’honneur des dames (car les académies sont des dames aussi, quoique composées de plusieurs messieurs), oui, quand Fontenelle a achevé de tourner ce madrigal suprême, et il le tourne bien, ayant eu jusqu’au dernier moment la grâce et la clarté, cette grâce de la lumière ! ayant été, ce vieux Tithon, aimé jusque-là de l’Aurore, alors tout est dit ! Il est épuisé, il a rendu son dernier souffle, l’aimable bonhomme. Il n’est plus que le Céladon, plus passé que ses aiguillettes, d’anciennes bucoliques oubliées, — un pasteur d’Arcadie, enterré en Académie.

Mais M. Flourens, après ses Éloges, est toujours M. Flourens, c’est-à-dire ce qu’il a été toute sa vie, un anatomiste, un naturaliste, un physiologiste, un professeur ! Ce n’est pas seulement qu’un secrétaire perpétuel d’académie. Il est perpétuel de talent, en son propre nom, ce qui vaut bien mieux ! Il y a là, dans cette publication de chez les frères Garnier, huit à dix volumes qui ne sont que la fleur d’un panier très plein et très profond, dans le fond duquel je ne plongerai pas mes mains indignes, mais je me permettrai de toucher, sans appuyer, au velouté de toute cette fleur. Je me permettrai de vous faire remarquer cette poudre étincelante, tombée des ailes de cette érudition d’abeille, qui a le vagabondage de l’abeille, qui en a le miel, mais qui n’en a pas l’aiguillon !

Et d’abord, voici trois à quatre volumes de Notices qui sont certainement la partie la moins considérable et la moins travaillée de cet esprit facile à qui rien ne semble coûter, tant il est éveillé et preste ! et dont plusieurs (celles sur M. de Blanville, Léopold de Buch et les Jussieu) sont de petits chefs-d’œuvre d’appréciation attique. Puis, après ces Notices, voici une Histoire de la circulation du sang, à travers laquelle le lecteur et même la lectrice verront circuler le leur dans leurs veines. C’est peut-être dans cette histoire que M. Flourens a le plus exhalé sa petite odeur de muguet littéraire, quand, de savant en savant, il est arrivé jusqu’à Guy Patin, cette excellente figure, ce Boileau Despréaux de la médecine, qui aurait donné très bien la monnaie de sa pièce à l’autre Boileau, le railleur de la Faculté. Ici le naturaliste, le physiologiste devient presque un critique comme l’un de nous. C’est un clair de lune de M. Sainte-Beuve, mais c’est un clair de lune limpide ! Après cette Histoire de la circulation du sang, vous avez l’Instinct et l’intelligence des animaux, une question qu’un fils de Buffon, comme M. Flourens, devait traiter dans un de ses ouvrages, car vous savez si M. Flourens est le fils de Buffon et s’il mérite de porter le nom de Buffonet que Buffon donnait à son fils ! Puis encore un Examen de la phrénologie, très court, comme il convient, le mépris ayant une expression brève quand il n’est pas silencieux, et le mépris étant tout ce que mérite cette doctrine, qui n’est plus qu’une amusette de salon depuis que Broussais, ce tribun médical, n’est plus là pour la défendre de sa voix âpre.

M. Flourens, qui ne pèse sur rien, a donné à cela sa chiquenaude, et la chiquenaude a suffi pour enfoncer les protubérances, mais il n’en a pas moins fait justice à Gall, quand il s’agit des services rendus par cet homme, en dehors de son système, à l’anatomie. Enfin voici le livre qui a fait tant de bruit et qui, je le crois, a été pour M. Flourens la queue du chien d’Alcibiade : le Livre sur la longévité ! L’Alcibiade de la physiologie se devait de couper la queue de son chien, et il l’a coupée en homme qui sait se servir du scalpel et de l’esprit français. Mais j’ai gardé pour le dernier le meilleur et le plus intéressant des livrés de M. Flourens, celui-là qu’il a intitulé : de la Vie et de l’Intelligence, et sur lequel je crois nécessaire de m’arrêter.

III §

Quand nous avons rendu compte, dans ce volume, de l’Histoire des manuscrits de Buffon, que M. Flourens a dernièrement publiée, nous avons dit que nous reviendrions sur les services, rendus, par l’éminent commentateur du grand naturaliste, à la philosophie générale. Eh bien ! c’est ce livre de la Vie et de l’Intelligence qui fait le mieux mention de ces services. Philosophiquement, M. Flourens, ce rayon intellectuel qui glisse plus sur la métaphysique qu’il ne la pénètre, M. Flourens est cartésien. À toute page il vante la Méthode de Descartes, et trop, selon nous. Il admire l’axiome assez vulgaire de cette méthode « qu’il ne faut admettre pour vrai que ce qu’on connaît évidemment pour tel. » Comme si ce moyen de connaître évidemment le vrai, la méthode de Descartes l’avait donné jamais à personne ! Il est vrai que M. Flourens dit que Descartes oublie sa méthode en physique. En est-elle donc meilleure pour cela ?

Descartes a toujours fait des efforts enragés pour sortir du moi et il y est resté. Moins heureux que le renard de la fable, il n’a pas trouvé d’échine de bouc pour s’aider à sortir du puits dans lequel il était descendu et qui n’est pas le puits de la vérité. M. Flourens, fils de Buffon, est le petit-fils de Descartes. Il a grandi entre deux hypothèses, mais l’observation et l’expérimentation l’ont parfois arraché aux influences de sa naissance et de son éducation, et de l’aperçu il est monté jusqu’à la découverte. Or il a fait deux découvertes surtout, qui seront ses deux meilleurs titres d’honneur, dans la tradition scientifique. La première est celle de la formation des os démontrée à l’aide d’expériences très ingénieuses et très concluantes, et la seconde, c’est la localisation de l’intelligence dans le cerveau, dont il prouva physiologiquement l’unité. Avec sa théorie expérimentale sur les os, M. Flourens jetait aux Bichats de l’avenir, pour le développer, le germe d’une nouvelle chirurgie, et ce n’était là qu’un profit de la physiologie ; mais la théorie posant l’axiome superbe : « la matière passe et les forces restent », frappait le matérialisme, d’un premier coup, au ventre même. Ventrem feri ! Seulement, au second, la bête s’abattait, et ce second coup mortel et qui en finissait, fut la localisation de l’intelligence dans le cerveau !

Rien de plus curieux que la démonstration de M. Flourens, rapportée avec beaucoup de détails dans le livre de la Vie et de l’Intelligence, et avec cette clarté qui est le don de son talent. C’est là qu’il faudrait la chercher. Lui, l’anatomiste cartésien, il n’invoqua pas la pensée, la spiritualité, la conscience, cette ligne solitaire et impossible à joindre de l’asymptote éternelle ! Non, il prit tout simplement et tout brutalement le cerveau, le découvrit, le disséqua, et, sous la pointe de ce scalpel, qui est le seul instrument de vérité pour les matérialistes, il montra que le cerveau était le siège exclusif de l’intelligence ; que l’ablation d’un de ses tubercules déterminait la perte du sens de la vue, mais que l’ablation d’un lobe laissait la sensation et détruisait seulement la perception. Il établit que l’un était un fait sensorial, l’autre un fait cérébral, et que la sensibilité n’était et ne pouvait jamais être l’intelligence, pas plus que l’idée, la sensation.

Contrairement à la théorie de Locke et de Condillac, mères de toutes les autres théories sensualistes, il prouva que penser est si peu sentir qu’on peut couper le cerveau par tranches, — et il le coupa, — sans produire aucune douleur, la sensibilité n’existant que dans les nerfs et dans la moelle épinière, et l’intelligence étant le cerveau, où n’est pas la sensibilité. Et il alla plus loin encore ! Il démontra que sentir n’est pas même percevoir et que le cerveau seul perçoit. Enfin il analysa expérimentalement les facultés, les fonctions, les forces, et donna la preuve sans réplique à ses adversaires (car c’était une preuve physiologique) de l’unité de l’intelligence, concluant que la physiologie répétait le témoignage du sentiment, et qu’elle le confirmait, en le répétant.

Telle est, sauf les développements, qui sont très lumineux et dont on ne peut donner ici la longue chaîne logique, la grande démonstration faite par M. Flourens contre le matérialisme, et qui, selon nous, doit finir et emporter le débat. C’est, comme on le voit, le dernier mot philosophique, prononcé dans un ordre d’idées qu’il forclôt, et contre lequel nulle objection ne peut désormais se relever. C’est la dernière raison, — ou bien mieux ! c’est le dernier fait sous lequel s’enterrera le Matérialisme et cette philosophie de la Sensation, qui a longtemps régné et qui se raccroche en ce moment au Panthéisme, pour ne pas tout à fait périr et pour retrouver plus tard le moyen de vivre.

Par le Panthéisme, en effet, le Matérialisme a toujours un pied et une main dans la philosophie contemporaine, et ce n’est pas le Spiritualisme, réduit à ses seules forces, qui coupera jamais ce pied et cette main-là. Il l’a essayé, au commencement du siècle, ce spiritualisme vain qui, en dehors des idées chrétiennes, a l’insolence et l’ingratitude de se croire quelque chose. C’était l’heure où la société n’en pouvait plus, changeait d’erreur et se tournait de l’autre côté, sur sa paillasse de sophismes. Mais M. Cousin, qui discutait Locke, n’empêcha pas Broussais. D’ailleurs, il faut bien en convenir, quelle que soit la doctrine dont il est question, ce n’est jamais par des arguments tirés d’un ordre d’idées déterminé, qu’on peut enfoncer et ruiner les arguments tirés d’un bon ordre d’idées contraires, et tout de même que le Spiritualisme ne peut mourir que sous des raisons spiritualistes, tout de même le Matérialisme ne peut périr et crouler que sous des raisons, tirées de lui-même : or l’honneur de M. Flourens, est d’être venu nous les donner !

IV §

Encore une fois, voilà le vrai mérite de M. Flourens ! Voilà la gloire sérieuse de cet esprit, léger seulement par l’expression, qui a porté dans la science un sourire inconnu et charmant. Un jour il a été terrible et il a souffleté le matérialisme avec un scalpel ! Puis, il a repris son sourire, dans lequel aucun scepticisme ne se joue. L’historien de Magendie a l’originalité d’être convaincu. Non seulement il est spiritualiste, puisqu’il est cartésien, et nous avouons que jamais ce spiritualisme-là ne nous a paru très formidable et très auguste ; mais il est chrétien, et il a toujours mis sa science derrière le christianisme, ce qui est sa place, malgré les rébellions insolentes de quelques savants ! Sur la création, il est pour Moïse, et sur l’unité de la race dans le genre humain ; il croit aux causes finales, mais, comme il le dit, avec un sens délié et profond, il ne conclut pas « le dessein suivi, des causes finales, mais les causes finales du dessein suivi. » Il n’est guère possible de dire plus juste et de penser plus fin.

Finesse et justesse, ce sont, en effet, les qualités supérieures de M. Flourens, c’est de justesse dans l’expression et de finesse dans la pensée qu’est faite sa lucidité, car M. Flourens n’est pas seulement un esprit lucide, c’est mieux que cela, c’est une lucidité. Nous n’avons pas entendu M. Flourens, comme professeur, mais il doit porter dans son enseignement les qualités qui font de l’exercice du professorat quelque chose comme une création continuée, car, éclairer les esprits, c’est les créer une seconde fois. C’est même, dirons-nous, — et c’est la seule critique que nous oserons contre ces livres amusants, comme s’ils n’étaient pas savants, et savants comme s’ils n’étaient pas amusants, — c’est même l’habitude du professorat qui donne à ces livres la tache de ces répétitions de faits ou d’idées, qu’on prendrait pour des négligences et qui sont plutôt des scrupules de clarté. M. Flourens, qui ferait la classe avec beaucoup d’imposance à des hommes comme lui, la ferait tout aussi bien aux jeunes filles des Oiseaux ou de l’Abbaye-aux-Bois, comme Bossuet faisait le catéchisme aux petites bonnes gens de la ville de Meaux, et, comme on le sait, Bossuet n’en était pas plus petit. L’auteur de la Vie et de l’Intelligence n’est donc pas moins fort, parce qu’il est gracieux ; il n’est pas moins docte, parce qu’il est agréable et que tout le monde peut lire ses livres et les goûter.

Nous croyons à la providence des noms comme y croyait Sterne, et M. Flourens est l’homme de son nom. Il a mis la plus belle rose de son jardin des Plantes au corsage un peu épais de la Science, et il en ferait bien d’autres ! Tout ce qu’il touche, il le fleurit !

XXIX. M. Eugène Pelletan31 §

M. Pelletan est, comme on sait, un des écrivains les plus démocratiques de ce temps. Il y a plus, il est peut-être, par le talent de l’expression, par l’élévation de son sentiment, par l’enthousiasme profond que lui inspire la cause de la démocratie, l’un des écrivains qui font le plus d’honneur à son parti. Pour toutes ces raisons réunies, si le livre de M. Pelletan justifiait l’ambition naïvement montrée de son titre (et il n’y a rien dans cette naïveté fière qui nous déplaise, qu’on le croie bien), nous aurions le symbole du dix-neuvième siècle, et nous saurions à présent quoi mettre à la place de ce vieux symbole de Nicée, tué par l’Analyse et par la Science, et qui ne peut plus satisfaire, — disent les philosophes, — les besoins de foi des peuples actuels.

Malheureusement pour ceux qui auraient été curieux d’un tel résultat, la profession de foi de M. Pelletan restera la profession de foi — isolée — de son auteur aux incomparables grandeurs et à la vérité du dix-neuvième siècle, et nous ne disons pas assez, à toutes les grandeurs et à la vérité de tous les siècles qui le suivront. En effet, qu’on ne s’y méprenne point, ce n’est pas en ce que le dix-neuvième siècle a de virtuel, de progressif, de relativement vrai, que M. Pelletan a la confiance qu’on pourrait avoir en la vérité même de Dieu, mais c’est dans tous les siècles futurs, grands, selon lui, impeccables et infaillibles à leur date, à leur place dans la chronologie universelle ; en d’autres termes, c’est dans le progrès, le progrès indéfini de l’humanité ! À ne voir que l’affirmation de ce fait, qu’y a-t-il là de bien nouveau ?

En France, depuis Condorcet, cette foi au progrès est connue, quoiqu’on ne la professe tout haut que sous les réserves du bon sens d’un peuple qui n’aime pas qu’on se moque de lui, et en Allemagne, où l’on n’a rien à craindre à cet égard, cette foi a été redoublée par des systèmes philosophiques qui sont du moins de formidables erreurs, les efforts puissants de grands esprits faux. Ce qui est nouveau, ce qui donne un mérite de hardiesse et d’initiative à M. Pelletan, c’est d’écrire un livre pour démontrer la nécessité rationnelle de cette croyance. Seulement, nulle part, ni en Allemagne, ni en France, les deux pays à idées, — l’Angleterre n’est qu’un pays à intérêts, — les hommes qui s’appellent humanitaires n’accepteront, pour l’explication de leur dogme et le dernier mot de leur foi, la profession de M. Pelletan. Elle pourra lui servir, à lui, car l’esprit gagne toujours à se mettre bien en face de sa pensée, en l’exprimant. Mais comme propagande d’idées elle se perdra : en France, par son lyrisme et sa candeur même ; en Allemagne, par son manque de science réelle et de profondeur.

C’est que, pour un livre pareil, il ne suffit pas d’en avoir l’audace. Écrire la profession de foi d’un siècle qui semblait ne plus en avoir ; proclamer la seule croyance restée debout sur toutes les autres, la seule religion qui convienne à des Titans intellectuels de notre force ; proclamer la foi au progrès, la foi scientifique au progrès, imposée à tout ce qui pense, de par l’autorité même de l’histoire ; en trois mots, reprendre en sous-œuvre et refaire l’histoire des civilisations successives, de l’homme et de la création, était n’importe pour quel esprit une tentative dangereusement grandiose. M. Pelletan, qui a l’esprit ardent des hommes faits pour la vérité, a mesuré la difficulté avec son courage. Mais l’audace ne fait pas toujours la puissance, et le malheur est que, quand elle ne la fait pas, l’audace est déconsidérée.

Qu’on nous permette de l’affirmer, il n’y avait que deux manières de traiter l’immense et difficile sujet qui a tenté M. Pelletan. Et nous disons deux seules manières et non pas trois ! Ou bien il fallait l’aborder comme nous l’aurions abordé, nous chrétiens, pour qui nul mouvement de civilisation n’a dépassé le christianisme ; comme nous qui avons une révélation religieuse, primitive, écrite, inébranlable dans ses textes, une histoire, un enchaînement de faits, des sources nombreuses, toute une exégèse, toute une critique et une autorité souveraine pour empêcher tous ces dévergondages d’examen qui ont fini, en Allemagne, par le suicide de la Critique sur les cadavres… qu’elle n’a pas faits, — ou bien il fallait traiter ce terrible sujet, résolument, en homme qui a pris son point de vue de plus haut ou de plus avant que des textes ; comme un philosophe, carré par la base, qui dit fièrement à l’histoire : Tu mens, quand tu n’es pas trompée ; tu es trompée, quand tu ne mens pas ! Mais alors, résultat singulier ! dans le premier cas, une telle histoire, impossible à M. Pelletan, facile peut-être à Bossuet, à Cuvier, à tout grand cerveau généralisateur qui admettrait une révélation, nierait, en détail et en bloc, tout ce M. Pelletan admet comme vrai. Elle nierait le progrès. Elle nierait la perfectibilité indéfinie et cette ascension chimérique de l’humanité on ne sait vers quoi… car le mot n’a pas encore été dit ! Du système de M. Pelletan, il ne resterait pas un atome. Dans le second cas, au contraire, rien de pareil sans doute, mais à quel prix ? à la stricte condition d’avoir établi la foi au progrès sur une théorie assez forte pour démentir l’histoire ou pour se passer de l’histoire, et c’est là précisément ce que M. Pelletan n’a pas fait !

Il n’a été ni assez historien, ni assez philosophe, et il a voulu être l’un et l’autre ; il n’a pas vu que ce double rôle était incompatible ; que sur cette question mystérieuse, mais non impénétrable, de la destinée de l’humanité, l’histoire tuait la philosophie ou que la philosophie tuait l’histoire ! Il n’a pas été assez historien : quoi d’étonnant à cela ? mais il n’a pas été non plus assez philosophe, et ceci étonne davantage ! Sur cette question que le panthéisme moderne a posée et qu’à plusieurs reprises il a essayé de résoudre, M. Pelletan, démocrate, protestant, hégélien plus ou moins, le sachant ou sans le savoir, a trahi la philosophie, la seule puissance dont il relève, car si M. Pelletan n’est pas philosophe, qu’est-il donc ? En quelle classe d’esprits le rangerons-nous ?… Dans son livre, il n’a pas procédé une seule fois à la manière de ses maîtres, car il a des maîtres, nous les connaissons. Eux sont, avant tout, des anatomistes de la pensée. Tous leurs systèmes sortent des abîmes d’une psychologie qui leur semblait, en tout sujet, le point de départ inévitable, mais qui les a perdus, parce que qui descend dans l’homme sans la main de Dieu ne remonte plus ! M. Pelletan n’invoque point, lui, cette méthode sévère. Il ne commence point par creuser dans les facultés de l’homme pour mieux juger du but de l’humanité. Avec cette légèreté enflammée d’un poëte, qui ne consume rien et qui n’éclaire pas, il parle, au début de son livre, du sentiment et de la raison, ces deux ailes de l’âme ; mais il n’en décrit pas les fonctions, il n’en montre pas l’origine.

Cependant la théorie de la connaissance doit forcément s’élever derrière toute philosophie. Il n’y a que nous, les enfants d’une révélation positive, qui puissions nous passer de construire une théorie de la connaissance pour donner de l’autorité à nos assertions. Nous, nous commençons par Dieu l’histoire de toutes choses, et cette vue-là simplifie tout. Mais ce dont nous sommes dispensés, nous les hommes du passé et les mystiques, comme nous appellent nos ennemis, M. Pelletan y est tenu. Eh bien ! de cette obligation philosophique il ne se préoccupe même pas. Il affirme et va. Il raconte à sa manière ce que la Genèse raconte mieux que lui ; mais arrivé à l’homme, il brise la Genèse, et l’erreur monstrueuse monte sur les débris de l’hypothèse. La Chute, ce cataclysme de l’âme, qui a laissé sa trace dans la mémoire de tous les peuples, comme le Déluge, ce cataclysme de la matière, a laissé la sienne à tous les points, à toutes les fissures de ce globe, est niée d’un mot, au mépris de toutes les traditions connues. Le premier homme, cet Adam qui avait la lumière d’une innocence sortie fraîchement, comme un lis, des mains du Seigneur, Adam dans l’Éden, pour M. Pelletan, est un peu plus que les bêtes, mais ce n’est encore qu’une organisation imbécile dans les rudiments du progrès. — Et Ève ? — Ève eut besoin de sortir du Paradis pour conquérir sa première vertu.

Nous citons…, mais sans colère. Ne savions-nous pas qu’il devait en être ainsi, qu’il ne pouvait pas en être autrement pour le théoricien ou le mystagogue du progrès ? L’erreur a des manières d’attacher le collier de force aux plus généreux esprits et de les traîner après elle ! La Chute admise, le Progrès ne serait plus ï Les enfants verraient cela… Seulement, pour rendre son soufflet à l’histoire, il fallait rester dans la philosophie, nous donner, d’après la nature de l’homme et l’étude de ses instincts et de Ses facultés, la preuve philosophique de l’impossibilité radicale, humaine, de la chuté. Or, voilà ce que M. Pelletan a oublié. De la question philosophique, qu’il n’a pas touchée comme on eût été en droit de l’attendre d’un homme qui a conçu l’idée de son livre, il a glissé tout à coup dans l’histoire. Il a fait de l’histoire sans texte contre une histoire qui en a un. Mais une histoire sans texte pourrait fort bien être un roman.

Et quand on est sorti de la Genèse, le roman continue ou du moins une histoire que rien n’affermit ni ne prouve ; qui, lorsqu’elle n’est pas entièrement fausse, quand les faits et les textes ne la démentent pas, n’a pour elle que des inductions et des analogies, assez peut-être pour, donner le doute, pas assez pour donner la foi ! Ainsi, — pour ne prendre qu’un détail entre tous, — où M. Pelletan a-t-il vu ailleurs que dans les arrangements de sa pensée, ou sur l’échiquier idéal dans lequel il encastre les événements et ploie l’histoire du monde à sa fantaisie, que l’homme fut chasseur avant d’être pasteur, que ce fut le troupeau qui lui donna l’idée de la famille ; la chasse et les partages de la proie, l’idée de la propriété ?… « Le jour où l’homme laissa les agneaux auprès de la brebis, il garda auprès de lui ses enfants, et la famille fut fondée. » C’est la phrase même de M. Pelletan.

En nous tenant en dehors des livres qui sont pour nous la vérité, les premiers développements humains des sociétés, comme M. Pelletan les raconte, ne seraient encore que des probabilités de simple bon sens, et malgré notre respect pour le bon sens, il faut plus que cela pour expliquer l’homme. Des probabilités, quand il s’agit de l’écheveau brouillé des origines ! La philosophie en a beaucoup accumulé, mais à sa honte, elle y a rongé son frein, cassé sa sangle, bu son écume. Elle y a épuisé son effort. Nous avons d’elle toute une bibliothèque bleue de systèmes que l’Histoire a balayés de son pied tranquille, comme une poussière qui ne devait pas monter jusqu’à son front. M. Pelletan nous les rappelle. Mais franchement et pour parler comme lui, est-ce avoir progressé que de nous donner sur l’origine du langage le fonds d’idée de Condillac ? sur la question du feu, d’être au-dessous de Bory de Saint-Vincent, dans un dictionnaire des sciences naturelles ? Et ainsi de toutes les questions, car nous ne pouvons qu’indiquer. Certes, c’est ici le cas ou jamais de citer le beau mot du philosophe Jacobi, qui savait, comme Pascal, ce que vaut, sur les questions premières, la philosophie réduite à elle seule : « La philosophie, comme telle seulement, disait-il, est un jeu que l’esprit humain a imaginé pour se désennuyer, mais en l’imaginant, l’esprit n’a pas fait autre chose que d’organiser son ignorance. »

Et encore y a-t-il moyen de l’organiser plus ou moins solidement, cette ignorance !… Voyez les grands esprits à système qui se mêlèrent de penser sur le développement des sociétés humaines, Aristote, Platon, Hobbes, Fichte, Hegel et tant d’autres ! aucun d’eux ne s’est contenté des généralités à fleur d’idées, et le plus souvent à fleur d’images, qui satisfont M. Pelletan dans sa recherche d’une très difficile vérité. Ils n’ont point fait à si bon marché une philosophie de l’histoire. Leur successeur, qui avait à profiter de leurs travaux, M. Pelletan, lequel, par parenthèse, est bien pittoresque et a le sang bien chaud pour être un métaphysicien, un œil retourné en dedans, comme disait l’abbé Morellet, avec une spirituelle exactitude, pose des lois absolues qu’il tire de tout ce qu’il y a de moins absolu au monde, l’analogie ; l’analogie, cette fille trompeuse de l’imagination, qui a si souvent donné le vertige aux plus fermés observateurs ! Cette fascination de l’analogie le mène à travers toute l’histoire, dans l’Inde, en Égypte, en Grèce, dans le monde romain, dans la Gaule, partout enfin où le progrès, comme il l’entend, a glorifié l’humanité. Elle le mène, mais comme toute fascination, elle l’égare aussi quelquefois. Dans l’impossibilité de refaire un livre sur lequel ici on ne doit que planer du haut d’un examen bien rapide, nous ne pouvons discuter détail par détail l’histoire à compartiments de damier que M. Pelletan a construite dans l’intérêt de ses idées. Sans cela, il nous serait facile de montrer, les faits en main, qu’il n’a pas plus creusé dans l’esprit des différentes époques du monde qu’il n’a fouillé, au début, dans les origines et les facultés de l’homme ; et qu’en cela, trop souvent, son livre, empreint de ce fatalisme géographique qui explique les fonctions des peuples par le milieu dans lequel ils se meuvent (fatalisme ressuscité de tous les matérialistes de fait, d’intention ou d’aveuglement), a donné, en preuve de ses dires, l’apparence pour la réalité, et la superficie pour le fond.

Ainsi donc, même pour ceux qui pensent comme M. Pelletan (et que d’esprits pensent comme lui à cette heure, ou du moins inclinent à penser comme lui !), le livre qu’il vient de publier est à refaire. C’est un coup manqué dans l’ordre de la pensée. Un symbole de foi s’arrête dans une forme nette, au travers de laquelle on voit l’idée jusque dans ses racines. Une profession de foi — de foi scientifique, de foi rationnelle, la seule foi possible aux facultés mûries du dix-neuvième siècle — doit reposer sur un enchaînement de réalités incontestables et n’avoir rien de vague, rien d’incertain, rien d’obscur. M. Pelletan cache plus d’une obscurité sous la couleur de son style, oriental d’éclat, brillant comme les escarboucles du diadème de Salomon, dont il n’a malheureusement pas la sagesse. Pour prouver aux hommes, même les plus perméables aux influences de la philosophie panthéistique de notre époque, que la solution du problème de l’humanité, c’est son progrès incessant, éternel, sans point d’arrêt et sans défaillance, il faut plus que la conviction éloquemment enflammée du plus brillant des sectaires, ou l’enthousiasme ivre d’un Thériaki.

Nous sommes dupes des mots qu’on répète. Le progrès incessant et éternel de l’humanité ! On entend cela partout, et on l’accepte, comme on accepte tout, à condition de n’y pas trop regarder et de n’y pas trop comprendre. Et pourquoi ne l’accepterait-on pas ? Cela paraît si simple à l’esprit et cela est si doux à l’orgueil ! Mais, allez ! quand on veut élever ce mot à la hauteur d’une démonstration qui force la foi et en moule énergiquement l’expression dans un symbole, il se trouve des difficultés embarrassantes auxquelles tout d’abord on ne pensait pas… Et nous ne parlons pas pour nous, qui n’avons ni dans le cœur ni dans l’esprit la même foi que M. Pelletan ; qui ne pensons pas comme lui, que le progrès, soit l’expansion illimitée de toutes les forces passionnées de l’homme, avec toutes leurs excitations et leurs réalisations dans l’État, dans l’Art, dans l’Industrie, dans les mœurs ; mais qui croyons, au contraire, que le progrès, c’est, la vertu par le sacrifice en vue de quelque chose qui n’est ni dans l’histoire, ni dans la vie visible de l’humanité ! Pour nous, toute conversion aux idées de M. Pelletan est impossible. Mais nous disons que sa thèse est rude à soutenir, même vis-à-vis de ses amis intellectuels. Logiquement, il est vrai, et de philosophie à philosophie, d’augure à augure, la chose serait bien moins ardue, car la portée d’une pareille thèse n’échappe pas. L’Allemagne, qui a l’intrépidité des crimes abstraits, l’a révélée depuis longtemps, c’est le détrônement de Dieu par l’humanité, c’est la révolution démocratique contre Dieu. Qu’on ne s’y méprenne pas ! On n’a inventé le progrès indéfini que pour se passer de Dieu au commencement, au milieu et à la fin de toutes choses. Voilà la portée du système ! Seulement, pour insinuer dans les esprits honnêtes et confiants qui vous lisent ces conséquences voilées, la main, qui n’est pas très forte, tremble un peu… tâtonne dans les faits qu’elle mêle et se blesse à des inconséquences mortelles. Selon nous, c’est là ce qui est arrivé à M. Pelletan. Son talent ne l’a pas sauvé. Il s’est pris lui-même à son prisme. Le flambeau qu’il portait l’a ébloui. À côté des clartés aveuglantes et des mirages de perspective, il y a aussi dans son livre de ces inconséquences qui sont des blessures par lesquelles saigne et meurt un système. Citons-en une seule en passant : « L’homme, dit-il, recruta d’abord ces races expiatoires qui devaient régénérer l’homme en donnant sa vie pour lui et racheter par leur sang sa pauvreté ! » Nous ne discutons pas le fait, nous citons la phrase. Franchement, n’est-elle pas un peu compromettante ? Quand on a nié la Chute et qu’on sait à quel degré les idées se tiennent et se commandent, il ne faudrait, sous aucun prétexte, risquer ces mot ? d’expiation et de rachat, qui feraient, s’il vivait, sourire le terrible Joseph de Maistre, de son sourire le plus cruellement indulgent.

Telle est pour nous cette Profession de foi du xixe siècle. M. Pelletan nous pardonnera la rigueur de notre critique. C’est un noble esprit, — on le sent bien quand on le lit, — un de ces esprits « qui ne veulent pas être les créateurs, mais les créatures de la Vérité », et c’est pourquoi nous avons dit avec franchise ce que son livre nous a inspiré en le lisant. Quant au talent d’écrivain dont ce livre éclate, il est presque aussi grand que les erreurs dont il est plein. Il est juste de le reconnaître. Mais qu’importera peut-être à l’auteur ? Hélas ! nous savons trop ce que, dans les préoccupations presque religieuses du penseur, devient ce Génie de la forme, qui vous aime et que l’on n’aime plus ! Ingratitude de l’intelligence, éprise de l’abstraction et de la découverte ! elle reste insouciante pour la forme qui la fera vivre et qui emporte l’idée vers l’avenir, sur ses ailes ! Peut-être le style de M. Pelletan est moins pour lui, en ce moment, que sa philosophie, et pour nous, au contraire, le style dans son ouvrage est tout. Certes ! on peut regretter l’emploi de cette plume d’une coloration si ardente que l’on dirait un pinceau, mais on n’en saurait contester l’éclat. Il y a plus : avec la sécheresse des âmes de nos jours froids et ternis, nous disons qu’il est impossible à ceux-là qui n’ont point aboli en eux la faculté de l’enthousiasme de ne pas regretter de voir M. Pelletan fourvoyer le sien dans de misérables théories, comme on regretterait de voir la graine de l’encens tomber par terre, au lieu d’aller s’embraser sur les trépieds d’or des tabernacles. M. Pelletan est de cette race d’âmes qui ont le sens mystique en elles, et selon nous, c’est là une supériorité. Assurément on peut abuser de cette supériorité-là comme de toutes les autres ; car c’est une observation qui n’a pas été assez faite, que plus les facultés sont rares et grandes, plus l’usage en peut tourner vite à l’abus, apparemment par la raison qu’il est plus aisé de tomber, à mesure qu’on s’élève. Mais quoi qu’il en puisse être, l’auteur de la Profession de foi du dix-neuvième siècle est un mystique ; c’est un mystique dans l’erreur comme il y a des mystiques dans la vérité. Dépravé par la philosophie qui a remplacé pour le dix-neuvième siècle le matérialisme du dix-huitième, c’est une espèce de Saint-Martin du Panthéisme. Il veut, comme tous les illuminés de la philosophie, réaliser une foi scientifique, et il n’y a pas d’âme mieux créée pour la foi intuitive que son âme. Il y a en lui des tendresses de cœur, des forces de sentiment qui ne savent plus que devenir dans ce système, sans Dieu personnel, de l’humanité progressive ! En vain transpose-t-il Dieu et s’efforce-t-il d’en remplacer l’amour par l’amour de l’humanité ; en vain s’enferme-t-il dans cette prison des siècles dont il a beau reculer les murs, il n’a jamais l’espace qui conviendrait à l’énergie de son âme immortelle. Et si, par impossible, il pouvait réussir dans sa tentative de philosophie, il soulèverait encore, pour respirer, ce ciel qu’il croirait avoir abattu sur lui… Le ton des polémiques de journaux ne nous impose point. Nous sentons battre le cœur sous toutes ces cuirasses, quand il bat fort, comme celui de M. Pelletan. Naturellement, il définirait sa philosophie comme elle est définie dans le traité des choses divines : « J’entends par le vrai quelque chose qui est antérieur au savoir et hors du savoir. » Mais volontairement, artificiellement, il s’acharne à des démonstrations extérieures qui ne partent que du pied des faits et qui y succombent.

Destinée singulière et moins rare qu’on ne pense que ce contresens suprême entre les idées et les facultés ! C’est la seule explication qu’on puisse donner de ce triste phénomène : un homme si bien doué, produisant un système qui répond si peu aux ambitions de sa pensée ! L’esprit, qu’on a méconnu en soi, s’est vengé.

XXX. Saint Anselme de Cantorbéry32 §

Si le talent seul faisait la destinée des livres, nous poumons nous dispenser peut-être de parler de ce dernier ouvrage de M. Charles de Rémusat. Le talent dont il brille n’est pas assez éclatant pour porter bien loin les idées qu’il exprime. Mais en fait d’idées, qui l’ignore ? c’est moins l’auteur et la force de son esprit qui créent le succès que les circonstances. S’il est vrai, comme le disait Napoléon, que les hommes, grands ou petits, sont fils des circonstances, le mot est encore plus vrai des idées… Flèches lourdes ou légères, aiguës ou émoussées, le vent qui les pousse, l’air qu’elles traversent, le point d’où elles sont ajustées, font plus pour elles que la corde de l’arc qui les chassa ou la main qui les a lancées. Chose singulière ! le but vient plus souvent vers elles qu’elles ne vont elles-mêmes vers le but. Et voilà la raison, sans doute, pourquoi il n’est pas d’homme ou de livre, si infime qu’il soit par l’intelligence, qui ne puisse être dangereux. L’imbécilité même, en matière d’idées, n’est pas une innocence ; et l’esprit humain est conformé de sorte que la bêtise peut, dans un jour donné, avoir le triste honneur d’être un fléau.

Et si cela est d’une manière absolue, si les circonstances ont sur le sort des livres, une influence plus grande que le talent qu’ils attestent, on peut assurer qu’à l’heure présente, M. de Rémusat est placé dans la situation la plus favorable au rayonnement de tout ce qu’il publie, que ce qu’il publie soit, d’ailleurs, vrai ou faux, médiocre ou supérieur. Son passé, son ancienne élévation ministérielle, ses relations de monde et d’école, son titre littéraire d’académicien, tout, jusqu’à sa position de vaincu politique, — car, en France, c’est parfois une assez belle position que celle-là, — facilite merveilleusement la diffusion actuelle de ses idées et de ses écrits. Il est même à penser que sans cette circonstance de vaincu, qui touche la chevalerie française, la Critique, trop spirituelle pour ne pas vouloir être populaire, aurait passé bien vite par-dessus le Saint Anselme, de M. de Rémusat, sujet philosophique et qui ne peut intéresser qu’un très petit nombre d’esprits. Seulement, si elle a touché à cet ouvrage avec une gravité et une considération qui l’honore, elle a été bien payée de sa politesse, car elle a trouvé dans le nouveau livre de M. de Rémusat les idées qui lui sont le plus chères, ce rationalisme contemporain qu’on voit partout maintenant, de quelque côté qu’on se tourne, et qu’il nous faut bien appeler par son nom, puisque, aujourd’hui, nous avons à parler de philosophie.

Du reste, ce qui diminuait bien un peu le mérite de la Critique, si bienveillante pour M. de Rémusat et pour son livre, c’est qu’elle devinait à l’avance ce qu’un tel livre devait contenir. La forme scientifique des idées que l’auteur y expose pouvait bien ne pas l’attirer avec puissance, mais ces idées, elle les pressentait. En effet, M. de Rémusat a un passé philosophique comme il a un passé politique, et on les connaît tous les deux. Si dans un temps de scepticisme ou d’éclectisme comme le nôtre, on n’ose pas dire qu’il y ait autre chose dans les têtes affaiblies que des tendances à la place d’opinions, on sait bien au moins à quelles tendances a toujours appartenu la pensée de M. Charles de Rémusat. Cet élégant nourrisson de madame de Staël qui n’a point épuisé sa nourrice, trop jeune du temps du Globe pour s’asseoir sur le canapé doctrinaire, mais qui s’est tenu sur le tabouret d’à côté, est un de ces esprits non sans mérite, à coup sûr, mais qui manquent de l’espèce d’énergie, nécessaire pour donner un démenti à leur vie et renverser dans leur intelligence des convictions fausses, même quand elles y manquent de profondeur. Par la nature de ses facultés, il était destiné à toujours aller devant soi dans le sens de ses premières pentes. Or, c’est ce qui est arrivé. Le Saint Anselme d’aujourd’hui est bien de la même main qui écrivit l’Abailard, et il y a quelques années, cet Essai de philosophie en plusieurs volumes qui, erreurs à part, accusait plus d’aperçus et de verve cérébrale que les livres publiés depuis par l’auteur. La maturité ne porte pas toujours bonheur à tout le monde. L’esprit de M. de Rémusat a eu la maturité des femmes blondes, — il a passé. À l’époque, lointaine déjà, où M. de Rémusat écrivait son Essai de philosophie, il y avait en lui ce pétillement d’idées qui ferait croire à la force d’individualité d’une intelligence, mais ce n’était là qu’une illusion, due probablement à sa jeunesse. En réalité M. de Rémusat était bien plus pétri par les philosophies qu’il maniait qu’il ne les pétrissait lui-même. Il recevait alors, — comme un homme plus grandement doué que lui, M. Cousin, — l’influence de ces systèmes allemands, Barbares de la pensée civilisée et savante, contre lesquels il n’y a plus maintenant que le catholicisme pour refuge, comme il n’y avait non plus que le catholicisme, du temps des Barbares matériels ! L’unique différence était peut-être que M. Cousin, avec son ardente sensibilité et l’éclat chaleureux de son esprit, recevait l’impression de la pensée allemande, comme une cire bouillante et splendide reçoit l’empreinte dans laquelle jouera la lumière, tandis que M. de Rémusat la gardait comme une cire pâle et tiède, sans cohésion et sans solidité. N’importe ! l’un comme l’autre, l’esprit qui vivait le plus comme celui qui vivait le moins, ils devaient si bien retenir, en eux, la marque de cette philosophie, que, malgré le temps, la réflexion et la peur inspirée par des doctrines qui ont fini par donner Arnold Ruge à l’Allemagne et Proudhon à la France, on la retrouve partout en eux à cette heure, aussi bien dans le plus puissant devenu le plus prudent, et qui affecte, pour désorienter l’opinion et n’y pas répondre, de sculpter avec un amour comiquement idolâtre le buste d’une femme sur un tombeau, que dans le plus faible resté le plus hardi, — puisqu’il est resté philosophe, — s’efforçant vainement, dans son interprétation de la métaphysique de saint Anselme, d’échapper aux conséquences, maintenant dévoilées, de la philosophie qui les a également asservis !

Car tel est le but, sinon atteint, du moins visé, du nouvel ouvrage de M. de Rémusat Maintenir le fondement de la philosophie rationaliste, de cette philosophie qui n’est pas autre chose que le protestantisme en métaphysique, mais échapper aux conséquences panthéistiques de cette philosophie, devant lesquelles le monde, plus chrétien encore qu’il ne pense, se cabre encore avec effroi, tel est le but que s’est proposé M. de Rémusat dans sa monographie intellectuelle de Saint Anselme. Pourquoi s’est-il donné un pareil but ? A-t-il tremblé dans sa conscience logique ou dans sa conscience morale, en voyant les conséquences terribles, dégagées enfin de ce qu’il crut la vérité si longtemps ? Est-ce la chose en soi qui l’a révolté, ou l’effet actuel de cette chose sur le monde, qui lui a paru compromettant ? Nous n’avons point à faire un travail d’Hercule en sondant les reins ou le cœur des philosophes, ces étables d’Augias humaines. Mais toujours est-il que ce but impossible d’une charte taillée entre un principe et sa conclusion, M. de Rémusat se l’est donné. Très au courant du mouvement d’idées qui s’est produit du côté du Rhin et modifié par ces idées, c’est par l’Allemagne et sur les pas de l’Allemagne qu’il est entré dans l’étude du Moyen Âge et de la Scolastique. Mauvaise porte et mauvais guide pour y pénétrer ! Ce n’est pas l’instinct de la pensée chrétienne qui l’a poussé de ce côté et qui l’a fait aller d’Abailard, de l’hérétique Abailard, jusqu’à l’orthodoxe Anselme. L’Allemagne, curieuse comme si elle n’avait pas d’idées à elle, et personnelle au point de chercher ses idées partout l’Allemagne, depuis longtemps, cherchait l’or que Leibnitz avait dit briller dans le fumier du moyen âge. Elle l’avait trouvé ; mais en mettant la main dessus, comme Galathée touchant Pygmalion, elle avait dit : « C’est moi encore ! » M. de Rémusat, plus ou moins hégélien, avait pu lire dans Hegel : « Anselme, dans son célèbre argument de l’existence de Dieu, montra, le premier, la pensée dans son opposition à l’être, et chercha à en prouver l’identité. » Après un pareil hommage rendu par le grand théoricien de l’identité de la pensée et de l’être, qui semblait reconnaître dans le Saint métaphysicien une paternité éloignée, comment ne pas se préoccuper de cet homme qui, quoique saint, avait été philosophe, et qui, par Descartes, touchait à Hegel ? M. de Rémusat a beau nous dire, avec une intention qui ne trompe personne : « Descartes ne serait pas aisément convenu que saint Anselme fut un de ses maîtres. »

Tout ce qui s’occupe de philosophie n’en sait pas moins que l’argument de saint Anselme, sur l’existence de Dieu (et l’existence de Dieu, c’est toutes les questions de la philosophie dans une seule), est le même dans le Monologium que dans les Méditations. Par la nature de son esprit, par la prétention de son système, par l’isolante force ou faiblesse de son principe, je pense, donc je suis, Descartes est l’orgueil de la personnalité solitaire. Avec la hache de son scepticisme, il a coupé tous les câbles qui attachent la pensée humaine à la tradition. Robinson intellectuel d’un désert qu’il a fait autour de sa propre pensée, il a voulu créer tout, dans le vide qu’il avait creusé. Il est évident qu’un tel homme n’admet ni ancêtres, ni prédécesseurs ; mais il n’est pas moins évident non plus que si la parenté n’est pas reconnue par la volonté, elle subsiste dans la pensée, car, si elle n’y était pas, croyez-le bien, les philosophes modernes, plus ou moins issus de Descartes, auraient laissé bien tranquille dans sa niche de Saint, le grand Anselme de Cantorbéry, et ne lui auraient pas fait cette gloire posthume qu’ils se sont mis à lui faire, moins pour lui encore que pour eux !

Et en effet, au simple point de vue de la tactique, après toutes les injustices et toutes les ignorances du xviie siècle, n’était-il pas habile et spirituel tout ensemble d’enrégimenter jusqu’aux Saints sous la bannière de la philosophie ? Mais nous irons plus loin. Si ce n’était pas là une simple tactique ; s’il était vrai, s’il était réel que la métaphysique d’un saint, et, par exemple de saint Anselme, eût des racines secrètes, inévitables, nécessaires avec toute cette métaphysique transcendante qui doit un jour remplacer, par la clarté de l’idée pure, le demi-jour des religions, une telle analogie, une telle rencontre ne serait-elle pas encore meilleure à montrer, à démontrer, à proclamer de toutes les manières possibles, comme une de ces preuves, grosses de bien d’autres, qu’on jette dans les esprits déducteurs et qui y doivent devenir fécondes ? Quand un théologien protestant comme M. Hasse, quand un hégélien nettement accusé comme M. Frank, quand un rationaliste comme M. Bouchitté, quand enfin M. de Rémusat, prennent à partie la métaphysique de saint Anselme, la commentent tour à tour et l’interprètent, ils savent bien ce qu’ils font et ils font bien. Il faut être assez impartial pour le reconnaître. Ni les efforts de Mœhler, le théologien catholique qui s’est occupé, dans un autre but, de la métaphysique de l’illustre archevêque, ni les petites chicanes d’une revue estimable (la Revue de Louvain), qui prétendait et montrait plaisamment un jour que M. de Rémusat n’entendait pas même le latin du texte qu’il traduisait, ne nous feront perdre de vue la vérité dans cette question de la métaphysique de saint Anselme. Or la vérité, la voici ! C’est que saint Anselme, par cela même qu’il se détournait de la théologie vers la métaphysique, posait au xie siècle, dans l’innocence et la sécurité de sa foi, les problèmes que la métaphysique agite, depuis qu’elle existe, sans les résoudre ; et que les posant nécessairement comme les métaphysiciens les posent, il était justiciable des métaphysiciens et qu’ils ont eu parfaitement le droit de dire, comme ils l’ont dit, dans quelle mesure ils admettaient sa pensée et dans quelle mesure ils ne l’admettaient pas. Ainsi, pour revenir à Hegel, Hegel a eu le droit d’écrire cette arrogante réserve : « Il ne manque à l’argument de saint Anselme que la conscience de l’unité de l’être et de la pensée dans l’infini », et M. de Rémusat a eu le droit aussi, à la fin de son ouvrage, de reprendre l’argument du Prologium, afin de le purifier de tout spinozisme et de lui donner cette valeur philosophique que nous avons indiquée et qui serait si grande si elle n’était pas chimérique, à savoir : le rationalisme du principe sans le panthéisme de la déduction !

Mais si M. de Rémusat a eu le droit d’agir ainsi dans son interprétation de la métaphysique de saint Anselme, a-t-il réussi ? Et il y a plus, pouvait-il même réussir ? Ce n’est pas assurément en passant qu’on peut traiter, comme il le faudrait, de la vérité absolue ou relative de toute philosophie, de cette science qui n’en est pas une, car elle se cherche éternellement sans se trouver. Seulement, pour tous ceux qui ont touché à ces questions dévorantes, on sera suffisamment fondé à affirmer que Ce n’est pas la métaphysique, qu’elle s’appelle des plus beaux noms que le génie ait eus dans l’histoire, qui peut combler l’abîme existant entre l’homme et Dieu, et tracer pour l’homme un chemin, au-dessus de ce gouffre. Nous avons dit plus haut : Toute philosophie gît dans une seule question, l’existence de Dieu en face de l’existence du monde, et il serait aisé de montrer que, quelque solution qu’on adopte sur cette question, et toutes peuvent se ramener à deux principales ; en d’autres termes, soit que Dieu et la matière soit congénères, soit que Dieu l’ait tirée de lui-même, le panthéisme inévitable et menaçant revient toujours ! Eh bien ! si tel est le résultat que donne la réflexion de l’homme livrée à elle-même sur ce problème fondamental, il n’y a plus qu’à repousser, loin de soi, la métaphysique comme chose vaine tout au moins quand elle n’est pas dangereuse, et à revenir à l’enseignement, à l’autorité, à la tradition, à la révélation surnaturelle, à tout ce que la Philosophie appelle dédaigneusement le mysticisme, car le mysticisme seul est assez fort pour répondre quand le rationalisme reste muet. En se limitant dans l’ordre des choses naturelles, la science de Dieu n’existe pas, à proprement parler ; car, pour qu’une science soit, il faut en connaître tous les termes, et Dieu, c’est le terme infini ; mais la croyance en Dieu scientifiquement doit être, parce que, si cette croyance n’était pas, aucune explication ne serait possible, et que rien de ce qui ne serait pas Dieu ne s’entendrait. Quand saint Anselme posait l’argument purement métaphysique, le théologien, le moine inspiré lâchait donc la réalité, pour courir après l’ombre. Il entrait dans le domaine des discussions humaines, fatalement entrecoupées de ténèbres et de lueurs flottantes, et il y apportait son génie. S’il n’ébranla pas en lui les robustes certitudes de sa foi, c’est que le Saint préservait l’homme des doutes du métaphysicien ; mais si le danger ne fut pas pour lui, il est pour d’autre, à cette heure, et dans un siècle ou l’obéissance en toutes choses cherche vainement des saint Anselme qui foulent aux pieds leur propre pensée, lorsqu’il s’agit d’obéir.

Ainsi, le Saint, l’homme de la foi et de l’obéissance, voilà le grand côté de saint Anselme, qu’un historien, qui n’eût pas été philosophe, aurait fortement éclairé. Si M. de Rémusat s’en était tenu, pour les besoins d’une cause qui est la sienne, à un commentaire sur les dissertations métaphysiques du grand abbé du Bec, nous n’aurions rien à ajouter à ce que nous avons dit de ce commentaire. Mais M. de Rémusat n’a pas seulement été philosophe dans son livre, il a essayé d’être historien. Il n’a pas écrit une biographie intellectuelle du penseur, et replacé, après coup, les idées de l’homme, sous le jeu de ses facultés bien étudiées et par l’étude redevenues vivantes, pour voir comment ces idées s’étaient formées, développées et fixées, dans l’action et sous la pression de ces facultés. Il n’a pas fait pour saint Anselme ce que Maine de Biran a fait pour Leibnitz. Non. Il a aimé mieux prendre l’homme tout entier, dans le multiple ensemble de sa vie et à sa place dans tous les événements de son temps, et il a écrit un ouvrage qui n’a pas pour titre unique le nom d’Anselme et qui est aussi le tableau de la vie monastique et politique, au onzième siècle. En cela, M. de Rémusat a eu raison. On ne saurait blâmer sa méthode. Il a cédé à un instinct juste. Si du temps de Leibnitz, en effet, et après Leibnitz surtout, l’homme se spécialise chaque jour davantage et peut s’abstraire de tout ce qui n’est pas sa pensée et le mouvement extérieur de sa pensée, il n’en était point ainsi au Moyen Âge où la société tenait bien plus d’espace que l’homme : mère aux bras puissants, dans lesquels l’homme se tassait et, si grand qu’il fût, paraissait petit ! Mais si M. de Rémusat a eu raison d’écrire l’histoire du temps de S. Anselme, pour mieux comprendre S. Anselme, peut-on avouer qu’il l’ait compris ? Franchement, quand on a lu attentivement son travail, peut-on dire que le métaphysicien, avec les grêles propositions de son analyse habituelle, ait vu réellement et jugé profondément ce mâle onzième siècle qui demanderait tant de vigueur de génie et de largeur d’appréciation ? Non, certainement ! Parler des hommes et des choses d’une époque, avec cette politesse qui est l’uniforme des hommes d’État, et un uniforme qui ne cache pas une bravoure, avec ce respect des faits accomplis qui est le caractère de l’école dont M. de Rémusat est sorti, n’est pas plus comprendre cette époque que toucher un objet avec l’extrémité des doigts n’est le saisir et le soulever !

S. Anselme vivait dans un temps où le catholicisme n’était plus seulement un ensemble de nobles et pieuses aspirations vers le bien et vers le ciel. Hildebrand ou Grégoire VII (car il est si grand, cet homme, que la gloire le connaît sous tous ses noms) avait fait du catholicisme le plus organisé des gouvernements. Du temps d’Anselme également, les Croisades avaient opéré le rapprochement des tendances religieuses de l’Europe et de son premier intérêt terrestre. Grâce à cette théocratie, que M. de Rémusat condamne dans son livre par la raison très philosophique que l’opinion de l’Europe moderne, qui a la tête déformée par les philosophes, lui est, en ce moment, hostile, l’influence du monde chrétien avait pris le monde musulman et pénétré l’Asie et l’Afrique. C’étaient là des faits prodigieux ! Une individualité aussi élevée que celle de saint Anselme devait se rattacher à ces faits, et elle s’y rattachait non pas en vertu de son génie qui l’antidatait de plusieurs siècles, mais en vertu de ses vertus. Saint Anselme était lié au grand et décisif mouvement du progrès catholique, par ce qui se nomme, entre chrétiens, la sainte vertu de l’obéissance. Chassé de son palais épiscopal, dans les troubles religieux et politiques de son pays, saint Anselme ne se consola pas seulement de ce revers. Il fut heureux de ne plus être désormais condamné à commander aux autres. Pour s’exercer, gymnastique sublime ! à cette vertu si profondément sociale de l’obéissance, saint Anselme, respecté par le pape, saint Anselme, le primat d’Angleterre, prit un simple moine pour maître, et le croirez-vous, esprits de nos jours ? ce moine lui prescrivait le nombre de fois qu’il devait se retourner dans son lit ! M. de Rémusat a trop d’esprit pour insulter à cette surhumaine humilité, que Voltaire aurait traitée… nous savons comment ; mais sous le sérieux indulgent qu’il garde, M. de Rémusat ne cache pas autre chose que la vue mesquine et erronée d’un philosophe qui comprend tous les préjugés d’un siècle et d’un grand homme et qui ne les leur reproche pas. Tant de bonté ne nous fera pas hésiter cependant. Au fond l’intelligence profonde de la double grandeur du temps et de l’homme lui échappe. Il n’a pas l’appréciation de cette obéissance qui, à partir de Grégoire VII et des croisades, fit triompher la foi dogmatique et on peut le dire, organisa politiquement la religion. L’action de la foi par l’obéissance est humainement, si on peut risquer l’expression, la physique du catholicisme. La véritable gloire de saint Anselme est d’avoir donné à tous les fidèles de son temps, du haut d’une position qui leur imposait et les entraînait, l’exemple du respect de l’obéissance poussé jusqu’au fanatisme, mais à un fanatisme pour la première fois désintéressé. Or, quand un homme personnifie en lui cette physique du catholicisme, l’instrumentum regni par lequel il s’est constitué et a gouverné, n’étudier dans cet homme que le travail de son esprit appliqué aux stériles contemplations de la métaphysique, c’est prouver assurément qu’on est un métaphysicien, mais c’est aussi découvrir en soi la pente fatale à ne voir que les petites choses, quand il y a les grandes à côté. Chétive organisation du regard ! La myopie vaudrait mieux, car la myopie ne scinde rien, et c’est ce qui est grand qui, d’abord, la frappe. M. de Rémusat a-t-il jamais eu la faculté des esprits nets et droits qui vont de primesaut aux réalités importantes ? Nous ne savons. Mais s’il l’a eue jamais, il l’a bien perdue dans les études microscopiques d’une philosophie qui analyse l’homme dans les moindres nuances de son ondoyante personnalité ; et il est permis, on en conviendra, de s’étonner qu’un homme, qui fut ministre autrefois, s’imagine probablement, sinon de reprendre le gouvernement qu’il a perdu, au moins l’influence dans les esprits, qui est du gouvernement aussi, en traitant de la résurrection des systèmes philosophiques au onzième siècle. Systèmes qui mourront et ressusciteront plus d’une fois encore, si les hommes doivent s’occuper longtemps de ce que les philosophes appellent des vérités éternelles, lesquelles n’ont d’éternel peut-être que leur inutilité !

XXXI. Sainte Térèse33 §

I §

Il y a déjà quelque temps que M. l’abbé Marcel Bouix a traduit avec un talent éclatant de fidélité les œuvres complètes de Sainte Térèse, de cette femme qui eut deux génies, quand il n’en faut qu’un seul à un homme pour être immortel. Et cependant on peut se demander encore qui donc s’est occupé de cette publication parmi ceux-là même dont la fonction, dans la littérature contemporaine, est d’attacher à la tête des livres qui en valent la peine, les bouffettes de la publicité ? Malgré l’importance et la difficulté du travail de M. l’abbé Bouix, quelle est la plume, se croyant grave parmi toutes celles qui se croient amusantes, qui ait eu seulement le courage d’en toucher deux mots ? Quel critique enfin a signalé au public, d’une façon quelconque, l’existence d’une traduction qui met à sa portée une œuvre littéraire, comptée au premier rang dans la littérature espagnole, et qui de plus lui fait connaître une de ces prodigieuses individualités, comme on dit maintenant, d’autant plus curieuse qu’elle est inexplicable à la sagacité purement humaine de l’Histoire, mais dont, pour cette raison peut-être, l’Histoire aime peu à s’occuper. Probablement, sur un tel sujet, la Critique a pensé comme l’Histoire. Toujours est-il qu’elle s’est tue sur l’ouvrage de M. Bouix, et qu’il est arrivé à la traduction des œuvres de Sainte Térèse ce qui était arrivé à la traduction de la Somme de Saint Thomas d’Aquin. Que voulez-vous dire, en effet, quand on n’en peut pas rire, du travail d’un jésuite sur une Sainte, cette Sainte-là fût-elle sainte Térèse ?

Car, il faut en convenir, Sainte Térèse, par exception, n’a pas été frappée de l’impopularité dédaigneuse ou moqueuse dont sont frappés les autres Saints, dans ce siècle d’impertinentes lumières. On a même des bontés pour elle. Pourquoi ? Qui sait ? D’abord elle est d’Espagne ! Nous nous soucions fort peu, il est vrai, de l’Espagne de Saint Isidore de Séville, de Saint Ignace de Loyola, de la terre catholique d’Isabelle et de Ximenès, mais, en revanche, nous raffolons depuis trente ans de l’Espagne moresque, de l’Espagne des boléros, des fandangos, des basquines et des castagnettes, et c’est, ma foi ! un avantage, même pour une Sainte, que d’être du pays de la marquise d’Amaegui.

Raillerie à part, d’ailleurs, Sainte Térèse, qui n’est guère connue en France que pour deux ou trois mots sublimes, exprime l’amour avec une telle flamme qu’elle a vaincu, avec ces deux ou trois mots, l’ironie du peuple le moins romanesque de la terre, et elle a eu pour lui le charme du romanesque ! Elle a été pour lui la personnification traditionnelle de l’amour, et en faveur du substantif, on a excusé l’épithète. On lui a pardonné d’aimer Dieu, en faveur de l’amour ! Même Voltaire, qui a déshonoré Jeanne d’Arc, ne se serait pas moqué de Sainte Térèse ! Même les sales historiens qui ont expliqué par de la pathologie l’héroïsme surnaturel de cette autre Sainte qui n’a encore été canonisée que par la patrie, n’auraient pas osé tacher cette pure lumière qu’on appelle Sainte Térèse ! Même M. Renan, l’ennemi des Saints modernes, n’oserait pas soutenir que le bandeau de Sainte Térèse n’est pas vraiment une auréole. C’est ainsi que la Philosophie, si elle n’est pas charmée, est au moins gênée devant les yeux baissés de l’immaculée Carmélite qui n’est pas seulement la gloire de l’Espagne, mais de la Chrétienté et de l’âme humaine, et aussi de l’esprit humain, et c’est pourquoi, sans aucun doute, dans l’embarras où tant de gloire la jette, elle aime mieux se taire que parler !

Mais, nous, nous parlerons. Sainte Térèse, grâce à la traduction que M. l’abbé Bouix vient de nous donner de ses œuvres complètes, peut être maintenant aussi profondément connue du public français que jusqu’ici elle l’était peu ; et nous désirons qu’elle le soit. Or, si, avec quelques mots, toujours cités quand on parlait d’elle, elle exerçait je ne sais quel irrésistible empire sur les imaginations les plus ennemies, que sera-ce quand on pourra lire et goûter tant d’écrits, marqués à l’empreinte d’une âme infinie, de cette âme qui, sans en excepter personne dans l’histoire de l’esprit humain, — quand elle fut obligée d’écrire, soit pour se soulager d’elle-même, soit pour remplir un grand devoir, — fit tenir, dans les limites étouffantes d’une langue finie, le plus de son infinité ?

II §

L’infinité ! Voilà, en effet, le caractère des œuvres de Sainte Térèse. Voilà la marque distinctive et à part de ce talent, qui n’est pas un talent ; de ce génie qui n’est pas un génie, quoiqu’on lui donne ce nom pour l’exprimer, parce qu’il n’y a pas de nom au-dessus de ce nom. L’infinité ! Certainement il y a de l’infini dans toute âme, mais il y est, et même dans les plus grandes, à l’état latent, mystérieux, sommeillant, comme l’Esprit sommeillait sur les Eaux, tandis que dans l’âme de Térèse l’infini déchire son mystère, se fait visible et passe dans le langage où la pensée déborde les mots.

Cette héroïne de la vie spirituelle est infinie d’intuition, de profondeur, de subtilité, mais ne l’entendez pas dans le sens littéraire qui voudrait dire excessivement intuitive, excessivement profonde, excessivement subtile. Vous vous tromperiez ! Elle est infinie, infinie dans le sens métaphysique. Elle est infinie comme depuis elle, Pascal l’a été quelquefois, dans quelques-unes de ses pensées. Seulement ce ne fût que quelquefois, et Sainte Térèse, c’est toujours ! Et ce n’est pas non plus toute la différence à mettre entre Sainte Térèse et Pascal. Pascal est infini dans le doute, dans l’anxiété, dans la crainte, et Sainte Térèse l’est dans la foi, dans l’amour et dans l’espérance, et de même que l’espérance, l’amour et la foi sont au-dessus de la crainte, de l’anxiété et du doute, Sainte Térèse est au-dessus de Pascal !

Je sais bien que les littérateurs, qui ne sont que littérateurs, n’en conviendront pas, ni non plus le vulgaire des hommes, mais c’est là la raison qui le prouve au contraire, si l’on veut, avec force, y penser. Le scepticisme, l’inquiétude et la peur, qui firent pousser de si magnifiques cris d’aigle épouvanté à l’âme de Pascal, sont plus communs que la foi, l’amour et l’espérance, et les hommes sont faits ainsi qu’ils entendent mieux la voix qui les crie. Soumis à la loi qui régit les choses pesantes, les hommes sont plus près de tomber dans les gouffres d’obscurité qui sont en bas, qu’ils ne sont capables de s’élancer aux gouffres de lumière qui sont en haut, et voilà pourquoi Sainte Térèse, qui monta et ne descendit jamais, Sainte Térèse, la Ravie et la Ravissante, l’emporte sur Pascal, dans les œuvres que nous avons d’elle, autant qu’elle l’emporta dans sa vie sur le farouche Solitaire qui ne réussit pas à être un Saint.

Moins encore que Pascal, qui songeait peu à faire de la littérature, lorsque dans ses Pensées il essayait de se faire de la foi, Sainte Térèse, dont la littérature espagnole a le très juste orgueil, n’était pas littéraire, et c’est pourquoi peut-être ce qu’elle nous a laissé est si beau ! Elle était une Sainte, mais c’était là son genre de génie. La sainteté ne se met à part de rien dans les créatures. Elle y envahit, elle y prend tout, pour peu qu’elle y entre. Elle prend le corps, le cœur, l’esprit, leur dresse un Thabor sous les pieds et les transfigure ! Sans la Sainteté, que serait Térèse ? Nous chercherions, sans les trouver, son esprit, son âme, et ce parfum d’un corps, transfiguré comme son esprit et son âme, — ce parfum immortel qu’exhale encore ce qui nous reste d’elle, — nous affirment ceux qui l’ont respiré.

III §

Et que disons-nous ? Nous ne les chercherions même pas. L’oubli l’eût dévorée. Elle n’eût point passé dans, la vie en y laissant de trace, mais la vie eût passé sur elle, et en passant l’eût engloutie. Dès l’origine, rien n’annonçait dans ses facultés éphémères qu’elle était plus qu’une jeune fille, — la jeune fille-type, la jeune fille éternelle, la charmante et volage combinaison de poussière rose, qui croule si vite en cendres grises sur nos cœurs ! Légère comme la robe qu’elle portait, et dont elle aimait l’éclat ou la grâce, vaine comme les romans qu’elle lisait, heureuse de plaire, inclinant, comme la fleur au vent, aux conversations frivoles, elle avait les défauts de son sexe, ces défauts presque impersonnels, mais dont elle s’accuse dans sa Vie comme s’ils n’appartenaient qu’à elle seule ! Avouant les avoir retrouvés dans l’entre-deux de ses vertus, longtemps encore après qu’elle se crut avancée dans les voies chrétiennes, elle fut peut-être, qu’on me passe le mot, quelque chose comme une Célimène en herbe ; ce n’est pas assez dire ! comme une Célimène en fleur !

Mais l’herbe fut coupée bien tendre ; mais la fleur fut coupée à peine entrouverte, et toutes deux, à ras de terre, par une faux qui est celle de l’amour, — de cet amour fort comme la mort et qui tranche l’âme comme la mort tranche la vie. Elle en avait senti le fil de feu s’abattre sur elle et sur son frère, à la lecture de la Vie des Saints. Aussi tous les deux, après cette lecture, s’en étaient-ils allés chercher le martyre, au pays des Maures. Rattrapés par leurs parents sur ce grand chemin du martyre au bout duquel ils l’auraient peut-être trouvé, ils se rabattirent à être ermites. Folies touchantes, héroïsme naïf et printanier d’une enfance où le laurier a odeur de rose et la rose odeur de laurier ! ces deux Rêveurs, d’âge de page, tous les deux, mais qui voulaient l’action, — et quelle action ! — au sortir de leurs rêveries, gardèrent en eux ce grand et précoce amour du Dieu qui les fit plus tard des Saints l’un et l’autre. Mais Térèse en particulier, Térèse surtout fut payée de ses premières folies pour Dieu, en recevant de lui le don de toutes les sagesses.

Elle devint, cette fille coquette, innocemment coquette, qui aimait le monde et les propos du monde, elle devint une épouse ardemment chaste et tendrement austère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une carmélite incomparable, qui, ne trouvant pas son ordre assez sévère, le réforma et le mit pieds nus. Elle devint cette petite fourmi, comme elle s’appelle avec une grâce d’humilité délicieuse en une femme qui avait le cœur plus grand que tous les mondes, parce que Dieu, en l’habitant, l’avait élargi, elle devint, non pas uniquement la créature d’élection et de perfection surnaturelle, dont le souvenir plane encore sur le monde ému, mais aussi la première, la plus grande, la plus auguste des supérieures d’Ordres, ornée, avec toutes les vertus du Ciel, de toutes les qualités prudentes, politiques, humaines, de la terre ! Elle était née sans aucune mémoire, sans aucune imagination, disait-elle, et de plus parfaitement incapable de discourir avec l’entendement : mais la Prière, la Prière plus forte que toutes les sécheresses, lui donna toutes les facultés qui lui manquaient, car la Prière a fait Térèse plus que sa mère elle-même. « Je suis en tout de la plus grande faiblesse, dit-elle, mais, appuyée à la colonne de l’Oraison, j’en partage la force. » Malade, pendant de longues années, de maladies entremêlées et terribles qui étonnent la science par la singularité des]symptômes et par l’acuité suraiguë des douleurs, Térèse, le mal vivant, le tétanos qui dure, a vécu soixante-sept ans de l’existence la plus pleine, la plus active, la plus féconde, découvrant des horizons inconnus dans le ciel de la mysticité, et sur le terrain des réalités de ce monde, fondant, visitant et dirigeant trente monastères, quatorze d’hommes et seize de filles. Double vie qui suppose la plus puissante tranquillité de corps et d’âme ou quelque chose de bien plus étonnant encore que cette tranquillité… Il est évident que, pour elle, les lois humaines sont renversées, et que la meilleure manière de la comprendre, c’est de dire qu’on ne comprend plus !

Non, on ne comprend plus, si l’on veut faire l’entendu à la manière humaine, si on la tire hors de son nimbe, cette tête divinement incompréhensible qui doit y rester, et qui se joue, de là, de l’observation scientifique et des proportions naturelles. On ne comprend plus, même le langage de Sainte Térèse, ce langage trop simple, trop raréfié, trop irrespirable pour l’épaisseur de nos esprits. C’est ici pour la première fois que la simplicité nuit au génie, comme un air trop pur, qui serait mortel à la santé. Quand Sainte Térèse, dans sa Vie, nous rend compte de ses contemplations intérieures, qu’elle nous dresse une carte de mysticité, comme pilote n’en dressa jamais des mers qu’il aurait parcourues et où tout est marqué, même les plus imperceptibles écueils, quand sa pensée va du recueillement à la quiétude, de la quiétude à l’extase et de l’extase au ravissement, Sainte Térèse s’exprime rarement par des images, et lorsqu’elle en a, c’est comme Dante. Elle les tire des objets les plus familiers et les plus agrestes, mais, d’ordinaire, elle a la transparente splendeur de la pensée, la diaphanéité du sublime.

Dans ses ardeurs vers Dieu, le feu qui la consume, ce feu mystique, est blanc comme la neige à force d’être concentré, et voilà pourquoi les âmes accoutumées à la grossièreté de la terre et à l’expression violente et morbide de ses passions peuvent trouver sans couleur et sans fulgurance cette flamme divinisée en Dieu et qui a perdu l’écarlate de la flamme humaine ! Qui voit qu’une lampe est allumée quand on la pose en plein soleil, quand on noie sa goutte de clarté dans l’océan des rayons solaires ? Et ce n’est pas tout que cette incompréhensibilité relative de langage. Il y a celle de la perfection même de l’âme qui parle ce langage, inouï d’humilité, dans le fond, comme il est inouï de simplicité dans la forme.

Allez donc faire comprendre aux âmes du Dix-neuvième Siècle les humilités de la Sainte, qui s’appelle criminelle, elle qui n’a jamais péché mortellement, selon l’Église, et qui l’est à ses yeux, parce qu’elle emprunte un peu de la lumière de Dieu, pour voir l’infinie petitesse des plus grandes vertus. Essayez !

De pitié pour tant de scrupules, le Dix-neuvième Siècle lèvera les épaules, ses épaules chargées d’iniquité, et passera outre, sur ces atomes grossis, comme un aveugle marcherait sur de fines perles, et il sourira de l’innocence de la Sainte, et peut-être de la rouerie paradoxale du critique qui voudrait la faire admirer !!!

IV §

C’est que, pour comprendre Sainte Térèse, la suprême beauté morale de Sainte Térèse, il faut avoir au moins la notion de la beauté chrétienne. La profondeur de la pureté ne se révèle qu’aux yeux qui commencent d’être purs, et ils n’y pénètrent qu’en se purifiant davantage.

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire,

a dit un poëte de la lecture d’un autre poëte : mais c’est bien plus vrai de la lecture de Sainte Térèse. Le Système du Monde de Laplace n’a qu’un petit nombre de lecteurs qui l’entendent et peuvent le juger, mais les écrits de Sainte Térèse sont plus difficiles à comprendre dans les arcanes de leur beauté que les livres même de Laplace. Nous parlons surtout de ses grandes œuvres spirituelles, sa Vie écrite par elle-même et ce Château de l’âme, sur lequel un jour nous reviendrons. Seulement, avant de terminer, nous voulons dire un mot d’un livre plus facile à comprendre pour les esprits positifs du siècle (positifs ! ils le croient du moins !) et qui va nous montrer, dans la Sainte Térèse entrevue, une autre Sainte Térèse inconnue : c’est le livre des Fondations

Sainte Térèse est toujours pour l’imagination ou l’ignorance française le fameux portrait de Gérard ; la belle Sainte à genoux, avec sa blancheur de rose macérée, son œil espagnol qui garde, sous la neige du calme bandeau, un peu trop de cette mélancolie, qui ne vient pas de Dieu, car il n’en vient nulle mélancolie, et ces mains de fille noble qui, jointes très correctement sur le sein, disent aussi un peu trop à la bure sur laquelle elles tranchent, qu’elles étaient faites pour la pourpre. Telle est la Térèse de Gérard. Peinte pour Chateaubriand et pour la société qui était redevenue chrétienne en lisant le Génie du christianisme, c’est la Sainte Térèse de ce livre rhétorico-religieux, mais ce n’est pas la Térèse de la Tradition espagnole et de l’histoire.

On cherche en vain dans cette aristocratique religieuse agenouillée, sous ce visage, à l’ovale si pur, que l’austère et strict bandeau fait paraître plus pur encore, la Mystique dont l’âme, à force d’énergie, détruisit le corps, la paralytique aux os écrasés et aux nerfs tordus, cet amas sublime d’organes dissous sur lesquels flamboyait l’Extase, l’ombre de fille consumée qui vécut, deux trous ouverts au cœur, les deux trous par lesquels le glaive du Séraphin avait passé, et si physiquement et si réellement, qu’après sa mort, sur le cœur même, on put constater la blessure.

Non, la Térèse que vous trouvez ici peut tout aussi bien s’appeler Héloïse. Ce n’est ni la brûlante Visionnaire de la Vie, la pluie de larmes qui coula toujours, ni l’Extatique torturée, l’ardente poëtesse d’après la Communion qui nous a laissé ce livre des Exclamations où les phrases ne sont plus que des cris, et ce n’est pas non plus la Sainte Térèse du livre des Fondations. La Sainte Térèse des Fondations a été dévorée par le feu de l’autre Térèse, aux yeux éblouis de ces pauvres hommes qui répugnent toujours à accepter, dans un seul être, deux grandeurs.

En effet, fermez cette poitrine entrouverte. Essuyez la sueur de sang qui perle au lin de ce bandeau. Tarissez ces larmes dans ces yeux pâmés vers le ciel, et qui, fermes et attentifs, redescendent tout à coup sur la terre, et vous avez la seconde grandeur de Sainte Térèse, vous avez la Térèse des Fondations ! La Térèse des Fondations est la Marthe de la Volonté, calme et toute-puissante, après la Marie de l’Amour, après la Marie des Sept-Douleurs et des Sept-Joies ! La Térèse des Fondations est une des plus majestueuses femmes d’État qui se soient assises par terre ou sur un escabeau, au lieu de s’asseoir sur un trône ! C’est une Blanche de Castille au cloître, mais supérieure à la mère de saint Louis par cela seul qu’elle est restée vierge et n’en fut pas moins mère — la mère de tous ceux qu’elle enfanta à la vie religieuse et qu’elle éleva pour les cieux !

Cette Sainte Térèse-là, inconnue, n’est révélée que par sa Vie. À certaines places de ce récit merveilleux où le surnaturel a complètement remplacé la nature, on voit surgir du fond de cette Contemplative, éperdue et perdue dans son Dieu, une raison plus forte que toutes ces flammes, qui met la main sur le cœur qui palpite et dit à ce cœur : « N’es-tu pas ta proie à toi-même ? Tes pensées sont-elles tes pensées ? N’est-ce pas le démon qui t’agite ? N’es-tu donc pas coupable de tant palpiter ? » Et effrayée, humblement et raisonnablement effrayée, elle appelle à soi la Science, la Doctrine, la paternité du Confesseur ; elle y appellerait toute l’Église pour s’attester qu’elle ne se trompe pas ; que ses visions ne sont pas des pièges de l’orgueil. Elle consulte partout et elle s’éprouve, et alors elle écrit les superbes pages de conseil et de précaution qui resteront pour l’instruction des âmes futures engagées sur ces escarpements, ces rebords de la vie spirituelle où tout pas conduit à un sommet, et tout sommet peut conduire à un gouffre. Alors apparaît et s’annonce cette grande conductrice d’âmes qui devait littéralement gouverner du fond de son monastère d’Avila tout un peuple de religieux et de religieuses et déployer dans celle conduite une prudence, une fermeté, une science des obstacles, et enfin un bon sens (ce bon sens, maître des affaires, a dit Bossuet) qu’aucun chef d’État n’eut peut-être au même degré que sainte Térèse, l’Extatique, la Sainte de l’Amour.

Malheureusement, du reste, ce n’est pas dans un livre de la nature de celui-ci que nous pouvons donner une idée complète de la vie de Sainte Térèse, écrite par elle-même ; il faudrait s’arrêter plus longtemps que nous ne le pouvons. Dire que c’est la vie d’une âme éprise de Dieu et de perfection, qui a monté pendant quarante ans, chaque jour, une marche du ciel, le chrétien seul nous comprendrait, le chrétien qui sait à quel prix sanglant s’achète cette lente et magnifique Assomption de l’Amour ! Or, le livre de Sainte Térèse n’est pas seulement un chef-d’œuvre pour les Initiés de la Foi. En restant dans une appréciation purement humaine et littéraire, et en écartant toutes les questions théologiques qui se rattachent à une existence prodigieuse et impossible à expliquer avec les lois physiologiques dont nous sommes si fiers, la vie de Sainte Térèse, confessée par elle, est un de ces grands fragments de l’esprit humain, qui importent à l’esprit humain tout entier.

Si des hommes, comme Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sont des colosses d’investigation et de profondeur dans les sciences naturelles, dans le monde extérieur de la vie, une Sainte Térèse est un colosse du même ordre, à l’opposite de ces sciences, dans le monde interne de la spiritualité. Elle a percé, comme eux ont percé dans leur sphère. Elle a retourné les racines du cœur, en nous étalant le sien. Ce n’était pas uniquement, comme ceux qui ne l’ont pas lue ont la bonté de le concéder, une femme supérieure par l’imagination, par la disposition poétique » exaltée par la prière et trouvant dans réchauffante macération de la Règle et du Cloître l’expression embrasée qui ressemble chez elle à un encensoir inextinguible, le cri qui épouvante presque les cœurs et qui fait croire que le Génie a des rugissements comme l’Amour ! Non, elle était encore, la femme puissamment rassise dans la raison, telle que les hommes conçoivent la raison, quand l’Extase, qui enlève l’esprit au ciel et ce corps de boue volatilisé, dans les airs, la lâchait et la mettait par terre. C’était une grande scrutatrice humaine, un esprit trempé et aiguisé pour découvrir. Cette Voyante en tout, ne voyait pas que le monde surnaturel. Elle voyait l’autre aussi. Elle plongeait dans les ténèbres des âmes, pour elles transparentes. Il fallait qu’elle les sût pour les conduire, cette grande Directrice, qui les a conduites et soumises à un gouvernement inconnu des hommes, — le gouvernement de l’Amour ! Sa vie, comme elle nous l’a laissée, cette longue poésie écrite tout en élans, est un des plus beaux livres assurément de la littérature espagnole, mais elle est aussi le plus beau traité de psychologie appliquée qu’il y ait dans quelque littérature que ce soit. Les philosophes qui croient avoir inventé ce qu’ils retrouvent, s’imaginent que la psychologie est d’hier. La traduction de Sainte Térèse pourra leur montrer aujourd’hui, en attendant que M. Bouix leur traduise aussi le Docteur Séraphique (saint Bonaventure), où elle était, cette psychologie toute vivante, avant qu’on la vît morte et disséquée dans leurs écrits, comme sur des marbres d’amphithéâtre.

XXXII. L’Internelle Consolacion34 §

I §

Voici un de ces ouvrages que la critique n’est pas obligée d’ajuster, en se pressant, au passage. Un pareil livre ne passe pas. Il existe depuis 1441 à peu près, et il est bien probable qu’il vivra autant que le sentiment du christianisme qui l’a inspiré, et que le sentiment de la langue charmante dans laquelle il a été traduit. C’est le livre de l’Internelle Consolation, sorti au xve siècle de l’Imitation de Jésus-Christ. Traduction, imitation, paraphrase de cet ouvrage célèbre dans la langue naïve et primesautière que le Moyen Âge a créée, ceci, tel qu’on nous l’exhume, et tel que ces MM. Moland et d’Héricault le publient, nous paraît supérieur, non seulement à toutes les traductions que l’on a faites, depuis, de l’Imitation, mais, le croira-t-on et n’est-ce pas là une de ces choses qui vont paraître d’une singularité un peu forte à beaucoup d’esprits ? supérieur au texte même si vanté de l’original.

En effet, l’Imitation de Jésus-Christ est regardée presque par tout le monde comme un incomparable chef-d’œuvre. Ce livre de moine, écrit dans le clair et profond silence d’une cellule, a rencontré la Gloire, cette fille de la foule et qui passe comme sa mère (Sic transit gloria mundi), mais qui, pour lui, s’est arrêtée. Ce n’était pas assez. De la gloire à la popularité, il n’y a que quelques marches… à descendre. De glorieux, le livre est devenu populaire. Et ce n’était pas assez encore, il a pris les colossales proportions d’un lieu commun.

Or, le lieu commun, cette chose respectée, c’est la gloire devenue momie, c’est son embaumement pour l’immortalité, et qui y touche semble faire du paradoxe et du sacrilège. Nous l’oserons pourtant aujourd’hui, puisque l’occasion s’en présente. Nous oserons regarder dans cette gloire pour en chercher le mot, s’il y en a un au succès d’un livre universellement accepté par les gens pieux et même par les impies.

Les chrétiens, qui veulent, eux, imiter Jésus-Christ, n’ont pas travaillé seuls à ce succès. Les philosophes, qui n’ont pas précisément la même visée, y ont travaillé autant que les chrétiens. Étaient-ils vaincus par le charme qui s’exhalait de ce livre d’une simplicité si pénétrante ? Quelques bonnes âmes un peu badaudes l’ont cm peut-être, mais non, ils n’étaient pas vaincus !

II §

C’est Fontenelle, cette belle autorité religieuse et même littéraire, qui a écrit le mot fameux et qu’on cite toujours quand il est question de l’Imitation : « L’Imitation est le premier des livres humains, puisque l’Évangile n’est pas de main d’homme. » Seulement rappelons-nous que, quand il grava cette ingénieuse inscription lapidaire pour les rhétoriques des temps futurs, il s’agissait de la traduction de monsieur son oncle, le grand Corneille, et que, sans cette circonstance de famille, l’Imitation lui aurait paru moins sublime. De plus, avec tout son esprit, Fontenelle disait deux bêtises dans son mot fameux, si ce n’est trois, ce pauvre Tyrcis !

D’abord l’Évangile n’est point écrit des mains de Jésus-Christ, mais de la main de saint Mathieu, de saint Luc, de saint Marc et de saint Jean, et d’ailleurs, Jésus-Christ était aussi un homme. Inspirés, oui, martyrs plus tard, c’est-à-dire témoins, les évangélistes ne sont que des hommes… inspirés ! et par ce côté, le mot de Fontenelle est pourpré et faux comme l’est un madrigal. Il n’en était pas un pourtant. — C’était une précaution. On sait s’ils s’entendent en précaution, messieurs les philosophes.

Fontenelle, impie et lâche comme toute la secte qu’il précédait et dont il est un des ancêtres, écrivait alors Mero et Énégu ou Rome et Genève, et le sournois se préparait avec son mot sur l’Imitation, un bouclier contre Louis XIII et la Régente. Saint-Évremond, qui ne valait pas mieux que Fontenelle par la moralité réfléchie ou par la moralité instinctive, mais qui lui était très supérieur par le talent, Saint-Évremond était plus hardi, mais il était en Angleterre, — cet asile contre la France toujours.

III §

Mais, faux par l’accessoire, le mot est faux aussi en lui-même. L’imitation n’est point et ne saurait être le premier des livres humains, car il n’est pas humain de confondre la cité domestique et la cité monastique, comme le faisait le vieux Tyrcis, qui ne comprenait pas plus l’une que l’autre, et comme le feraient tous ceux, qui ne verraient pas que l’Imitation est une œuvre exclusivement monacale. Pour qui la lit, en effet, avec le genre d’esprit et d’attention qui pénètre les livres, celui-ci, pâle, exsangue, d’un amour exténué, avec son expression bien plus métaphysique que vivante, s’adresse formellement et essentiellement à des moines, tournant le dos au monde proprement dit ; voulant rendre le correct plus correct, proposant — et il ne faut pas s’y tromper, car la méprise serait grossière — la vie parfaite et de conseil, et non pas la vie de précepte. Si l’on avait dit de l’Imitation qu’elle était le premier des livres de Moine, l’erreur eût été moindre, mais ce n’eût pas été le vrai encore.

N’y eût-il que la grande Sainte Thérèse, — et il y en a d’autres, — il est des mystiques d’un ordre bien plus translucide, bien plus embrasé, bien plus enlevant que l’auteur de limitation, quel qu’il ait été… On dit même, chose étrange et assez ignorée ! que son mysticisme ne parut pas toujours sûr à Rome ; un jour on l’y a signalé comme inclinant vers l’erreur qui s’est appelée Jansénius — sur cette terrible question de la nature et de la grâce. Mais le succès couvrit tout de son bruit, et il n’est pas jusqu’au nom du chancelier Gerson, sur le compte duquel on mit ce livre d’ascétisme doux, qui ne dut lui être une fière réclame, comme nous disons maintenant, après le deuxième Concile de Constance. C’est à lui encore aujourd’hui, à Jean Gerson, dont ils ont fait un grand portrait, trop flatté, dans leur introduction, que MM. Ch. d’Héricault et Moland attribuent l’honneur de ce livre, malgré les germanismes qui révèlent évidemment une autre main.

Du reste, ce nom même était inutile. Rigoureusement parlant, le ton seul du livre suffisait pour expliquer son succès, car le monde est pour les livres ce qu’il est pour les hommes. Il ressemble à l’ombre du poëte persan : fuyez-le, il vous suit ; suivez-le, il vous fuit. Et voilà pourquoi surtout le monde s’est précipité, sans l’atteindre, vers cette ombre vague de moine blanc, masqué jusqu’aux yeux de son capuchon, et qui fuit tout là-bas, dans les entrecolonnements d’on ne sait plus quel monastère ! L’ombre blanche est restée pour jamais une ombre fuyante. Quelles que soient les raisons d’affirmer la personnalité de l’auteur de l’Imitation, elles ne sont pas telles cependant qu’on puisse les admettre en toute certitude, et cet inconnu que quelques-uns appellent : Jean Gerson, d’autres A Kempis, d’autres encore Jean Gersen, abbé de Verceil, n’en est pas moins toujours un anonyme de l’histoire. On ne l’a point assez remarqué, le monde, cet ennuyé et ce capricieux, aime à la fureur les contrastes. Il aime les langages étranges et étrangers, et cette voix de moine en était une, par son calme même. Le monde, puisqu’il s’agit de son goût pour une œuvre qui ne fut jamais faite pour lui, lit avec avidité l’Imitation, et ne veut pas lire l’Évangile, et les raisons de cela ne viennent pas de l’Imitation. L’Évangile est littérairement barbare, parabolique, miraculeux, ardemment imagé, et il ne se comprend bien qu’à l’Église et dans la lumière de l’enseignement sacerdotal, tandis que l’Imitation, nous l’avons dit, est métaphysique et décolorée comme le verre d’eau claire qu’on boit sans avoir soif et qui ne nourrit pas davantage. D’un autre côté, comme limitation place la vertu très haut, le monde y applaudit, pour se dispenser d’y atteindre. C’est si haut, que c’est impossible, et l’on se rassied dans la vie commode, en jetant à l’idéal intangible le regard le plus tranquillement résigné… à la perte de cet idéal.

Telles sont, en fait, les raisons de cette popularité mondaine d’un livre qui a sa valeur sans aucun doute, mais que l’opinion a exagérée. L’opinion a fait de l’Imitation un livre essentiel, et sans nier ses mérites raffinés en piété pratique, cela est-il juste, cela est-il sage à une époque comme la nôtre, où tant d’esprits inclinent, hélas ! à se créer une Église sans sacrements, et un Évangile sans surnaturel ?… Une pareille disposition effraie assez les esprits qui étudient les pentes du siècle, pour donner le courage de réagir contre un livre, bien plus utile à des ascètes avancés dans la voie de la perfection chrétienne qu’à des gens du monde vivant dans les réalités et les épaisseurs de ce temps. Nous voudrions poser la question à qui aurait autorité pour y répondre, mais nous ne la résolvons pas. Seulement, si nous n’entrons pas plus avant dans ce point de vue pratique, qu’il est impossible de ne pas ouvrir quand il s’agit d’un livre chrétien, il nous reste à connaître le côté littéraire de l’Imitation comme œuvre humaine, et nous allons l’examiner.

IV §

Eh bien ! par ce côté-là comme par l’autre, par la forme comme par le fond, l’Imitation n’est pas en rapport avec l’admiration traditionnelle qu’elle a inspirée. Un homme de nos jours, tout ensemble métaphysicien et poëte, et dont l’habitude n’est pas de céder aux influences du monde qui l’entoure, a dit de l’Imitation qu’elle avait été laissée sur le seuil du Moyen Âge pour donner l’envie d’y pénétrer. S’il avait parlé en ces termes de l’Internelle Consolation dans sa langue artiste et populaire, le mot aurait peut-être été vrai, mais appliqué au texte latin de l’original, un tel mot n’est plus que poétique. Non, l’Imitation ne traduit pas le Moyen Âge avec cette puissance qu’il est impossible d’y résister. Cette vignette de l’Âme et de Jésus-Christ qui ressemble à la patiente enluminure des marges d’un missel n’égale pas, sous son latin de cloître, harmonieux et limpide, les figures idéales, mais si profondément touchantes dans leur sainteté émaciée et splendide, de frère Ange Fiesole (un moine aussi), le plus profond interprète du Moyen Âge, ni même les lignes expressives et nettes d’Overbeck, aussi loin pourtant que l’homme l’est de l’ange, du monastique Angelico.

Dans l’Imitation, rien de pareil. Toute intention y est diminuée. L’Évangile y est sous le précepte, mais comme le feu derrière un écran, comme la vérité derrière un voile, comme le Sinaï derrière un poëte sonore et pur. On dirait du Lamartine, maintenu par la règle, avec des adjectifs de moins et une simplicité plus austère. Quant à la profondeur, qu’on a souvent prétendu y voir, ce n’a jamais été qu’un mirage, car ce qu’elle est le moins peut-être, cette conversation intérieure d’un cœur presque vierge dans un coin de chapelle, c’est d’être un livre fouillé et profond. Pour les âmes circoncises qui habitent la thébaïde des monastères, ce qui est dit dans l’Imitation de l’amour et des autres passions humaines peut sembler des découvertes terribles et le cœur humain montré jusque dans ses fondements, mais qui a passé par les vieilles civilisations, qui a lu les moralistes modernes n’est ni révolté ni surpris de cette balbutie. Ceux qui ont reçu les coups du monde et les morsures du monde trouvent ce livre sans forte connaissance du fin fond du cœur. Il ne descend pas dans cette vase saignante ; et c’est, en somme, un innocent enfantelet de livre, même dans sa conception du péché,

Telles sont les qualités et les défauts de l’Imitation, que nous retrouvons aujourd’hui, avec des qualités qui s’ajoutent aux siennes dans cette langue aimable de l’Internelle Consolacion, bien préférable, selon nous, au latin décharné et abstrait de l’original. La langue du xve siècle plus étoffée, plus concrète, plus vivante enfin, a un mouvement, une mollesse et des images que l’ascétique auteur de l’Imitation se serait peut-être interdites comme un péché et qui ôtent à sa pensée la rigidité et sa frigidité monacales. Comme on voit tout ce que l’on veut dans les livres qu’on aime, l’imagination de ceux qui sont épris de l’Imitation y a mis aussi de la tendresse, mais il n’y en a pas plus que dans tous les livres d’oraison, et même il y en a beaucoup moins. On a pris le ton du genre pour une qualité individuelle du livre et de l’auteur.

Eh bien ! dans la langue de l’Internelle Consolacion, s’est coulée cette tendresse absente et cette grâce chaste dont le livre manquait primitivement. La pensée droite et byzantine du moine a trouvé une draperie flottante qui lui va bien. Il n’en est que mieux à genoux sur sa dalle d’y traîner cette robe à longs plis… Ici donc, et pour la première fois, voici une traduction qui ajoute à la valeur de l’original. L’écrivain de l’Internelle Consolacion, qui a partagé la destinée de l’auteur de l’Imitation (l’anonyme convenant comme le silence de leur règle à ces hommes humbles qui ne vivaient, comme disent les saintes Chroniques, que sur la montagne de l’éternité, in monte æternitatis), l’écrivain ignoré de l’Internelle Consolation ne s’est point attaché à la glèbe du mot à mot de son auteur. Il n’en a pris que l’esprit même et l’a vêtu comme un pauvre qu’on veut réchauffer. Avec sa langue feuillue et abondante, il s’est roulé autour de la pensée simple et nue de l’original, et il a fait de cette pensée sèche ce que la guirlande de pampre et de vigne fait d’un thyrse qui, primitivement, n’était qu’un bâton.

V §

Ainsi nous n’hésitons point à le répéter, de toutes les traductions qui ont été laites du livre de limitation, et elles sont nombreuses, depuis celle du chancelier de Marillac, rééditée de nos jours, et dans laquelle on a une naïveté bien inférieure à celle de la traduction du xve siècle, jusqu’à celle que s’imposa M. de Lamennais (il était chrétien alors) pour mortifier, je crois, son génie, la meilleure, celle-là qui complète le mieux son auteur en le traduisant, est celle que MM. d’Héricault et Moland nous ressuscitent aujourd’hui ; toutes les autres ne valent pas le texte parce qu’elles veulent seulement nous le donner. Malgré le succès qui s’est attaché à l’entreprise de M. de Lamennais comme s’il était de la destinée de l’Imitation, ce livre heureux, de créer des succès à ces traducteurs eux-mêmes, combien n’avons-nous pas souffert de voir le génie éclatant et sombre de l’auteur de l’Indifférence se débattre dans un genre de travail si antipathique à sa nature ! Le parti qu’il a pris d’être simple, eu traduisant cette simplicité, l’a fait verser dans ce que nous appelons l’inconvénient de l’Imitation, c’est-à-dire la métaphysique.

S’il en est ainsi de Lamennais, que pouvons-nous dire de Beauzée le grammairien et de Le Maistre de Sacy le janséniste ? Quant à Corneille, ce n’est pas un traducteur, quoiqu’il ait voulu l’être : c’est Corneille. Il y a des choses cent fois dignes de l’auteur de Polyeucte dans sa paraphrase, mais c’est précisément pour cela qu’il ne traduit pas ce livre d’ombre fait par une ombre qui n’a qu’une voix comme un souffle, — la voix de l’esprit, — et qui semble sortir d’un in-pace. Le génie de Corneille déborde tout, et l’agrafe de son vers ne le retient pas même à son auteur, — évidemment cet homme-là n’est pas fait pour suivre. L’écrivain quelconque de l’Internelle Consolacion déborde aussi son texte, mais il ne le transforme pas, il ne le transfigure pas avec cette toute-puissance qui fait qu’il n’y a plus là que du Corneille. Il l’orne, il l’atourne, il l’amollit, il lui communique de certains charmes, mais il ne le dévore pas comme Corneille, pour en jeter, après, les cendres aux vents.

VI §

Les éditeurs actuels de l’Internelle Consolacion, MM. Charles d’Héricault et Moland, connus déjà par des travaux d’une érudition qui ne se contente pas de rechercher, mais qui pense, ont fait précéder leur travail d’une introduction très fermement écrite, dans laquelle ils ont agité toutes les questions littéraire qui se rattachaient, soit à l’Imitation elle-même, soit à l’Internelle Consolacion, qui en est sortie. Quoique touchées en bien des points avec compétence et sagacité, ces questions n’ont pas cependant été amenées par les spirituels éditeurs au point de lumière qu’ils auraient souhaité et qu’une critique plus minutieuse que la nôtre pourrait exiger. Nous sommes, nous, très coulants sur ces sortes de questions : quel fut l’auteur de l’Imitation ? quel fut l’auteur de l’Internelle Consolacion, ces deux anonymes ?

Pourvu que nous ne tombions pas dans le système rasé de bien près par les éditeurs, à la page 14 de leur Introduction, dans cette immense bourde allemande qui a décapité Homère et qui répugne à la constitution même de l’esprit humain, que nous importe de savoir si l’Imitation s’appelait A Kempis ou de toute autre réunion de syllabes. C’est une question de bal masqué. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce fut un moine, comme Homère fut un poëte, un moine dont l’individualité n’eut probablement de nom que devant Dieu, et ce qu’il y a de certain encore, c’est que ce ne fut point Gerson, malgré la croyance des éditeurs, mêlée pourtant d’un invincible doute. Gerson, à notre estime, ne fut ni l’auteur de l’Imitatio Christi, ni celui de l’Internelle Consolacion. Les germanismes du texte latin le prouvent suffisamment pour l’Imitation, et pour l’Internelle Consolacion, le génie de Gerson lui-même, qui n’eut jamais le moelleux et le laisser-aller du livre délicieux, remis en lumière aujourd’hui.

Il n’y a pas de mal, d’ailleurs, à ce qu’un peu de mystère et de l’esprit du Moyen Âge restent sur ces points en litige. Le génie du Moyen Âge est essentiellement silencieux. Ces hommes, qui vivaient les yeux au ciel ou baissés sur la poussière de leurs sandales, se souciaient bien de cette bavarderie qu’on appelle la Gloire, et des commérages que l’Avenir devait faire, un jour, sur leur tombeau !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DES ÉCRIVAINS RELIGIEUX ET DES PHILOSOPHES.