Jules Barbey d’Aurevilly

1887

Les œuvres et les hommes : IX. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série)

2016
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes : IX. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série), Paris, Maison Quantin, 1887, 446 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Kathleen Cherry-Lucel (OCR), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Saint-Bonnet §

L’Infaillibilité §

[I] §

{p. 1}Voilà tout à l’heure bien des années que ce livre de l’Infaillibilité a été lancé dans la publicité et même avec beaucoup d’activité et d’intelligence. Il a eu son rayonnement dans quelques esprits trop peu nombreux qu’il a frappés par les qualités transcendantes dont il brille ; mais parmi les Critiques d’état, les journalistes, doseurs de gloire, on en a très peu parlé. Rien là qui doive surprendre. C’est une loi. Les grands livres dont la pensée fait surtout la grandeur n’ont point de grands succès immédiats. Ils doivent attendre, et ils le peuvent… sans inconvénient. Puisque, comme Dieu, la pensée est éternelle, elle doit être {p. 2}patiente comme lui. Patiens quia æterna… Il n’y a en ce monde, après la sympathie dans la sottise, qui fait, elle, les succès les plus rapides et les plus sûrs, il n’y a que la passion pour le succès d’un livre, la passion et la circonstance, à laquelle parfois le talent ne dédaigne pas d’attacher sa pensée, comme Samson attacha la torche à la queue de ses renards, pour tout incendier !

Or, tel n’est pas Blanc Saint-Bonnet et ses livres. Pour mon compte, je suis disposé à reconnaître qu’intellectuellement, de talent et d’inspiration, Saint-Bonnet a quelque chose de samsonien ; mais sa force, à lui, est bien plus contre les idées que contre les hommes, Il a le rayon de miel que Samson trouva un jour dans la gueule du lion, mais la gueule du lion, où est-elle ? Je ne vois qu’un charmant sourire descendant d’une bouche bien humaine et bien éloquente. S’il avait eu seulement, dans sa placide main, la bienheureuse mâchoire d’âne avec laquelle on casse si bien celles des autres, les mâchoires qu’il aurait cassées eussent poussé des cris, et, j’en suis sûr, auraient fait des articles. Mais Saint-Bonnet est un Samson doux.

D’un autre côté, il est certainement, à cette heure, le plus grand métaphysicien catholique qui soit en Europe ; mais un grand métaphysicien n’a pas chance d’être infiniment populaire dans un pays — qui fait de la philosophie, il est vrai, comme il fait des vers, mais qui n’a pas plus la tête métaphysique qu’il ne l’a épique… {p. 3}Et, voyez ! Blanc Saint-Bonnet a passé sa vie dans les plus hautes études. À vingt et un ans, il débutait héroïquement par son Unité spirituelle, et il y a plus de cinquante ans de cela ! Il avait été enfanté à la métaphysique et à la théologie par le fameux et excellent abbé Noirot, l’adroit et subtil accoucheur d’esprits, un abbé Socrate qui a toujours mieux aimé, disait le professeur Cousin, faire des hommes que des livres, et Saint-Bonnet fut son meilleur ouvrage, l’ouvrage qu’on se permet une fois, et qu’on ne recommence jamais !

Après l’Unité spirituelle, il écrivit le livre de la Douleur, un livre de mysticité tendre comme les Saints en auraient écrit un avant que leur sang fût devenu lumineux et quand il fait mal en coulant encore. Puis il publia, sous un mauvais titre, — métaphysicien qui ne voyait pas le succès et qui voyait par trop sa pensée, — ce chef-d’œuvre de la Restauration française, qui est à son propre talent ce qu’il est lui-même à l’abbé Noirot ; le chef-d’œuvre absolu qu’on ne recommence pas. Eh bien, malgré tous ces travaux, malgré tous les titres à l’éclat et à la célébrité, Blanc Saint-Bonnet a si peu la place à laquelle il a vraiment droit dans la préoccupation de son temps, qu’un critique catholique très renseigné, très consciencieux, et animé toujours des sentiments les plus nobles, appela un jour l’Affaiblissement de la Raison, cette brochure sur l’enseignement de la plus magnifique portée, et que Saint-Bonnet écrivit en se {p. 4}jouant dans l’entre-deux de ses autres ouvrages : « un livre tulipe », pour en exprimer la rareté, sans doute, — le croyant rare, ce livre, parce qu’il ne le connaissait pas !

Telle, en quelques mots, l’histoire de ce grand métaphysicien, trop resté, pour être aperçu, dans la pure lumière de l’abstraction, intolérable à tant d’esprits ! Il a fallu vingt-quatre heures à de Tocqueville pour que les Dandins dadais du Journal des Débats, qui le jugèrent un Montesquieu, lui fissent une célébrité, et Saint-Bonnet, au bout de plus de quarante ans, n’a pas eu la sienne, dans la plénitude de ce mot. Continuation de cette glorieuse mauvaise chance ! Le livre Infaillibilité, ce livre le plus métaphysique, le plus théologique, le plus profondément pensé de tous ses livres, n’a pas donné grande envie aux superficiels Éoles de la publicité, qui font le bruit et le tiennent enfermé dans les cornets de papier de leurs articles, de déchaîner le vent de la parole en l’honneur d’un livre qu’ils ne comprenaient pas. Mais qu’importe ! la gloire d’un homme comme Saint-Bonnet n’est point une gloire à l’heure. Nous disons, nous, qu’elle est certaine, si elle est tardive ! S’il vivait, il pourrait être tranquille. Elle s’appelle, comme son livre : Infaillibilité !

II §

{p. 5}L’idée dont le développement constitue ce livre de Saint-Bonnet n’est pas une invention qui lui appartienne en propre, comme les systèmes appartiennent à ceux qui les font. Non pas ! C’est, sous son nom abstrait, mis bravement à la tête du livre pour faire tête de Méduse aux sots et les empêcher d’y toucher, — car les sots de moins dans un débat en rendent facile la conclusion, — une thèse vieille comme l’Église elle-même. C’est la thèse qu’ont posée et soutenue partout les Pères, les théologiens et les écrivains catholiques qui ont eu à parler de l’Église depuis son établissement, — c’est la notion même de l’Église, se renversant, dans la tête humaine, si elle ne s’appuie à cette idée nécessaire d’infaillibilité.

Saint-Bonnet s’est contenté de la reprendre, mais ce qui lui appartient en propre, et j’oserais presque dire exclusivement, c’est la manière dont il l’a reprise. C’est la manière infiniment nouvelle et infiniment profonde dont il a abordé, après tous les autres, un sujet tant abordé déjà et percé de tant de rayons de lumière, jaillis d’une masse d’esprits si divers ! Chacun {p. 6}en effet, depuis saint Cyprien jusqu’à Malebranche, a tiré la flèche de sa raison particulière, de son argument à soi, pris dans le carquois du genre d’esprit qu’on avait, et l’a planté à sa façon plus ou moins avant dans cette vaste cible où il semblait qu’il n’y eût pas maintenant de place pour une flèche de plus.

Heureusement, un des caractères de la vérité est d’être inépuisable ; avec elle, les derniers mots ne sont jamais dits. Qui pourrait l’oublier ? Dernièrement encore, un homme de génie dont les connaisseurs se sont fait longtemps entre eux la confidence, et dont le nom a mis trente ans à se placer dans toutes les bouches où le voici à présent, Joseph de Maistre, au commencement du siècle, trouva le moyen de faire un livre superbe intitulé : Du Pape, après cet autre livre superbe du cardinal Bellarmin intitulé : Du Souverain Pontife (De Summo Pontifice). Eh bien, Saint-Bonnet a recommencé l’expérience. Après Joseph de Maistre, après ce magnifique livre du Pape, qui semblait si impérieusement péremptoire sur la question d’infaillibilité, Saint-Bonnet a écrit un livre identique de doctrine, mais différent de raisons et de preuves, et qu’il n’a pas craint d’appeler, du nom de la question même : l’Infaillibilité.

Ah ! on a bien raison de dire que les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Le Génie ne décourage pas le Génie. Le génie métaphysique de Saint-Bonnet (car son talent va jusque-là) n’a pas eu {p. 7}peur du génie historique et politique de de Maistre sur un sujet, — catholique en ceci encore qu’il admet et que même il appelle toutes les compétences de l’esprit. Pour ceux qui savent voir d’un coup d’œil tout ce que cette grande notion d’Infaillibilité étreint dans les six syllabes qui l’expriment, il y a là, Sous ce simple mot, toute la philosophie de l’Église et toute son histoire.

En creusant cette notion si pleine et si profonde, impossible de ne pas toujours dégager l’une ou de raconter l’autre, quand on ne fait pas tous les deux ; car, de rigueur et en tout, l’invisible donnant le visible, je ne sache comment on pourrait toucher à l’histoire de l’Église sans toucher au principe par lequel elle est, par conséquent sans faire de la philosophie, — et comment toucher à son principe, qui est sa philosophie, sans faire de l’histoire, qui prouve les principes par les faits ! Nonobstant cette nécessité, cependant, quand on fait un livre sur la question d’infaillibilité, de mêler, dans une mesure inévitable, la philosophie à l’histoire, il n’en est pas moins vrai que cette question immense est assez spacieuse pour les deux genres de génie : le génie des faits et le génie des idées, et qu’elle répond aux deux plus grandes inclinations de la pensée. Joseph de Maistre et Saint-Bonnet ont pu choisir chacun la sienne.

Joseph de Maistre, qui était avant tout historien, malgré les plus hautes aptitudes à la métaphysique, {p. 8}est entré nettement dans cette question de l’Infaillibilité par la porte des faits et de l’histoire, conduit par un sens pratique de premier ordre, et écartant volontiers tous les arguments qui n’étaient pas historiques avec ce grand geste d’homme d’État qu’il avait, tandis que Saint-Bonnet, au contraire, bien plus métaphysicien que politique, a pénétré dans la même question par l’étude de l’essence même et des principes, allant dans l’essence jusqu’au point où elle est vraiment impénétrable. En cela, ils ont obéi tous les deux à ces instincts dominateurs qui font la vocation chez les êtres assez forts pour en avoir une. Et quand tout devait les rapprocher, dans les conclusions et dans la doctrine, sur un sujet qui n’admet ni faux-fuyants, ni nuances, ni ingénieuses manières de se différencier en quoique ce soit, tout en voulant rester semblables en quelque chose ils ont évité la ressemblance, la redite, l’identité des points de vue, tout ce qui fait que les contes répétés deux fois sont ennuyeux, même quand ils sont des vérités, et ils ont fait tous les deux des livres puissants, qui se complètent l’un par l’autre et qui restent nantis d’une incomparable originalité.

Et quand je dis : « Ils ont », je me trompe. Il n’y en a qu’un seul qui ait évité la redite et la ressemblance, et, il faut bien le dire, c’est le dernier venu ; c’est Saint-Bonnet. Joseph de Maistre n’avait pas, derrière le livre qu’il écrivait, un livre comme celui du Pape {p. 9}qui pouvait lui envoyer des réverbérations de sa lumière sur la pensée. Il avait, il est vrai, aussi une œuvre forte : le De Summo Pontifice de Bellarmin, mais cette œuvre, qui a sa grandeur, n’a pas le charme de beauté dans la plus pure clarté qu’a ce livre incroyable du Pape, où la transparence de la forme est égale à la transcendance du sujet !

Ce livre, dangereux pour l’originalité la mieux fermée aux influences, tente, par sa beauté, nos facultés imitatrices les plus involontaires, et l’auteur de l’Infaillibilité n’a peut-être échappé si bien à ces influences qu’en raison de sa surprenante profondeur.

III §

Ainsi, un grand livre après un grand livre, sur une question inépuisable au génie lui-même, voilà ce qu’une Critique purement littéraire comme la nôtre était tenue à signaler. Quant à la question qui est le fond du livre de Saint-Bonnet, — de ce livre peut-être trop majestueux en sa longueur savante pour l’impatience des esprits de ce temps, laquelle est pour le moins égale à leur superficialité, — nous qui sommes catholique fidèle, nous n’avons pas à la discuter.

{p. 10}L’auteur du Pape, à son époque, centralisait la question entre chrétiens, écrasant les inconséquents sous les conséquences de leur inconséquence… Mais Saint-Bonnet, dans son livre, bien plus général parce que l’erreur va toujours se généralisant davantage, repasse victorieusement et avec des forces nouvelles par la trouée que fit de Maistre dans l’argumentation protestante. Seulement, poussant plus avant, en raison des habitudes et de la puissance métaphysique de sa pensée, il a fait trouée, lui, jusque dans l’argumentation philosophique. Tous ceux-là qui s’imaginaient être le plus en dehors du débat et qui se moquaient de nous et de nos querelles, tous les philosophes de ce temps qui croient encore aux lois morales (et tous veulent avoir l’air d’y croire, ces ennemis de Tartuffe !) sont atteints par les raisonnements de Saint-Bonnet, comme les protestants par ceux de de Maistre.

« Toute la création — dit Saint-Bonnet — est dans l’homme, l’homme dans la liberté, la liberté dans la loi, la loi dans l’infaillibilité. Ne rompons pas la grande chaîne. Peut-il y avoir une solution, de l’infini jusqu’à nous ? » — « La vérité — dit-il ailleurs — n’est qu’une logique bien faite. » La grande affaire est donc, pour lui, ce point de départ, qui est tout, dans toute logique ; il le recule au plus profond de l’homme et des choses. Son livre ne commence pas, comme celui de de Maistre, par un chapitre historique sur l’infaillibilité, mais par {p. 11}une définition de l’existence et de l’être. C’est, comme on le voit, toute une métaphysique, introduite, par un esprit d’une intuition supérieure, dans les données éternelles de la théologie chrétienne ; et quoique le livre, fourmillant d’aperçus, contienne bien autre chose que cette métaphysique, elle n’en est pas moins là son mérite le plus éclatant, et qui le classera le plus haut.

IV §

Et, cependant, ses autres mérites sont nombreux. Le livre de Saint-Bonnet, que j’oserais critiquer dans l’architecture de sa composition s’il n’était pas bien moins un livre écrit pour le public que les Élévations solitaires d’un admirable penseur devant Dieu, ce livre de près de six cents pages étincelle de beautés de toute espèce, de rencontres heureuses, de détails charmants et de traits de génie, qui, comme des éclairs, vous entrouvrent un monde, où il n’y avait qu’un horizon !

Dans l’impossibilité où je suis de citer tout ce qui me frappe au milieu de ce fouillis de richesses, j’indiquerai au moins le chapitre où l’auteur montre, avec une audacieuse justesse, que sans l’Église le Christianisme aurait fait le mal et l’erreur du monde et qu’il ne serait plus que l’épouvante de l’Histoire ; et celui-là {p. 12}encore qu’il intitule : « Coexistence des pouvoirs d’ordre, de juridiction et d’infaillibilité », dans lequel il prouve d’une manière si piquante que Jésus-Christ, étant et restant dans sa forme humaine sur la terre, n’en serait pas moins tenu d’instituer son Église telle qu’il l’a instituée et telle qu’elle est à cette heure. Je signalerai aussi le merveilleux passage où l’auteur de l’Infaillibilité applique à l’Église le mot étonnant d’Hippocrate : « Si l’homme était un, il ne mourrait pas », et enfin tous les corollaires de cet axiome qu’il a trouvé et qui eût réduit Pascal au silence : « Toute loi n’est qu’un miracle perpétuel. »

Seuls, ces différents chapitres, lus à part de l’œuvre entière, donneraient une idée suffisante, à qui craindrait d’aborder un livre si grave et si gros, des sveltes facultés de l’homme qui a pu l’écrire. Et je suis obligé de dire cela. Des esprits, militaires dans l’ordre des idées et pour le service de la vérité, ont, en effet, reproché à Saint-Bonnet la grosseur d’un volume qu’on ne diminuerait pourtant de physique qu’en le diminuant d’intelligence. Ils auraient voulu que l’auteur mît en balles légères et plus mortelles le globe de pensées qui n’est pas un boulet de canon, et qui se meut sous sa main presque avec l’harmonie d’une sphère céleste ! C’était demander, selon moi, à Saint-Bonnet, d’être ce qu’il n’était pas et ne pouvait être : — un polémiste.

Cet homme, plus vraiment doux que Fénelon, plus {p. 13}cygne que ce cygne, car Fénelon n’avait que la coquetterie de la douceur, n’était point organisé pour la guerre des idées telle que les besoins de notre temps nous l’imposent, à nous autres ferrailleurs ! C’était un contemplatif, il l’était deux fois, car il était un métaphysicien et de plus il était poète, un poète qui, par un tour de force de la tendresse de son âme, a fait entrer le pathétique dans la métaphysique, — ce qui n’est pas très facile et ce qu’on n’avait jamais vu.

Ainsi, dites-vous le bien, vous ne le connaissez pas. Un penseur immense et charmant, un charmant et immense artiste, voilà la double nature de cet homme qui a fait des livres trop gros, dit-on, et les intitulait de ce grand mot sec, qui ne l’était pas pour lui : L’Infaillibilité ! Voilà cet homme, qui avait le génie de l’âme, plus rare que le génie de la pensée, quoique le génie de la pensée, il l’eût aussi. Dans ce livre métaphysico-théologique, la beauté du style qu’il s’y permet est adéquate à la beauté de la pensée, et le tout tremble d’une émotion adorable, que ceux qui n’aiment pas Dieu comme cette âme privilégiée comprendront, s’ils sont capables d’un autre amour.

Il était de la race la plus distinguée des esprits, capable d’abstraction toute-puissante, avec la passion à côté, l’enthousiasme, toutes les grâces naïves et les noblesses de cœur qui font à un homme la plus belle aristocratie, et, malgré tout cela, c’est pourtant l’écrivain que, dans le silence dont nous nous plaignions {p. 14}pour lui au commencement de ce chapitre, un critique d’un talent aigu, mais épointé, ce jour-là, par le préjugé philosophique, n’a pas craint d’appeler « un marguillier ».

Un marguillier ! Il était bien capable de l’être, quand il vivait, de la paroisse de Saint-Bonnet, dont il a été l’honneur comme il eût été celui de toutes les marguilleries de France. Mais si l’on entend par ce mot de marguillier, mal choisi pour tout le monde, ce que je ne veux pas comprendre, je dirai, moi, à son critique, qu’il est marguillier comme Platon — lequel, du reste, avait vendu de l’huile — était épicier.

La Douleur §

V §

Son livre de la Douleur vient bien sous ma plume, dans un temps où les derniers philosophes de ce moment du siècle sont Schopenhauer et Hartmann ! Je ne sache pas, en effet, de meilleure occasion de parler maintenant de Saint-Bonnet, et vous allez tout à l’heure le comprendre. Saint-Bonnet — l’auteur de ce livre — fait le plus frappant, le plus intéressant et le plus lumineux contraste avec Schopenhauer et Hartmann, et ils s’éclairent trop bien tous trois pour que, dans ces élucubrations critiques, {p. 15}je ne les fasse pas se suivre et, en se suivant, s’opposer… Ils sont tous trois, en effet, des philosophes et des métaphysiciens. Ils ont tous les trois fait des livres sur le même sujet : la Douleur, — sujet mystérieux et terrible ! — et ils ont tous les trois donné contre elle une panacée. Schopenhauer et Hartmann, ces esprits de grotesque et lamentable ressource, n’ont rien trouvé de mieux que l’anéantissement sommaire du genre humain, — préalablement abêti par eux et par leurs œuvres, il n’avait plus besoin de mourir ! — que le suicide universel, — pour faire suite au suffrage universel : charmante liaison d’idées !… Nous allons voir ce que Saint-Bonnet a trouvé, lui… Ce qu’il n’a pas trouvé, par exemple, c’est un commentateur comme M. Caro. Il ne l’a pas trouvé, j’imagine, en Allemagne, comme Schopenhauer et Hartmann l’ont trouvé en France. Il ne l’a pas trouvé même en France, sa belle patrie ; car le livre que voici, qu’on a republié avec une obstination courageuse, y existait depuis plus de trente ans comme un diamant dans une caverne, et les têtes philosophiques de la Revue des Deux-Mondes, qui revoit, mais qui ne voit pas, n’en ont jamais dit le moindre petit mot, et les lunetiers de l’Académie des sciences morales n’ont pas aperçu le diamant. En France, on s’assied sur le puits de la Vérité, et c’est comme cela qu’on le bouche… Certes ! si elle lève les yeux, il y a là de quoi l’empêcher de sortir.

Et voilà pourquoi ce livre de la Douleur est resté {p. 16}si longtemps parfaitement ignoré en France, malgré la clarté française d’un titre qui dit bien ce qu’il doit dire, qui ne s’appelle ni l’inconscient ou le surconscient, ni le un-tout, ni d’aucun de ces titres, obscurs comme fumée, si chers aux ramoneurs allemands et si respectés des Trissotins de France, qui les croient profonds. Saint-Bonnet ne donne pas dans ces logomachies. C’est un génie clair comme le jour et, s’il est profond, c’est comme l’espace : on voit jusqu’au fond de sa profondeur, Seulement, il faut y regarder, et c’est — il faut le répéter sans cesse quand il s’agit de Saint-Bonnet, — ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici. Qui le connaît, Saint-Bonnet, malgré l’importance de ses travaux ?… Nous sommes peut-être une dizaine en France qui admirons ce grand esprit, inconnu pour trois ou quatre raisons suffisantes, justifiant très bien, du reste, sa majestueuse obscurité. Et c’est d’abord qu’il est un métaphysicien, dans un pays de physiciens qui ont escamoté la métaphysique. Ensuite, c’est que même sa métaphysique sort à brûle-pourpoint d’une théodicée, et qu’elle n’est, en dernière analyse, qu’une théologie, dans une époque qui n’admet plus Dieu et où le naturalisme le plus grossier est toute la réalité, en philosophie, et tout l’idéal, en littérature ! Enfin, c’est que, comme tous les forts penseurs qui créent leur langue avec leurs idées, Saint-Bonnet a sa langue, réfléchie, exacte, marquée au coin axiomatique d’un esprit puissamment généralisateur. Il faut l’apprendre pour la comprendre, et on lui préfère {p. 17}les plus vils argots ; c’est plus vite appris ! Saint-Bonnet, — pour qui, depuis des années, je brûle vainement dans les journaux l’amadou de mes pauvres articles, sans avoir jamais pu allumer la torche à laquelle il a droit et qui devrait marcher devant lui comme la flûte devant le triomphateur romain, — Saint-Bonnet, l’auteur de l’Unité spirituelle, de la Restauration française, de l’Infaillibilité, de l’Affaiblissement de la Raison en Europe, de la Légitimité, de la Chute, etc., n’a pas (comme vous le voyez) que ce livre de la Douleur au riche budget de ses œuvres· Malheureusement, ces œuvres, qui devraient éclater de gloire, n’ont pas fait le bruit de la moindre sottise, et c’est nonobstant appuyé sur elles qu’il reste tranquillement, attendant patiemment la Postérité. Quand on les ouvrira un jour, ces œuvres, fermées aux plates et indignes préoccupations de ce temps, on s’apercevra avec étonnement de la hauteur d’un pareil socle, encore moins haut cependant pour les yeux que pour la pensée…

Le livre de la Douleur que j’en détache aujourd’hui, — au moment où les folies — furieuses à froid — de Schopenhauer et de Hartmann, au lieu de rencontrer en France, dans le spirituel pays de Rabelais, le violent fouailleur, armé du fouet de toutes les Furies de la gaieté, qu’elles méritaient pour tout critique ont eu le bonheur d’y rencontrer ce vulgarisateur respectueux et d’un sérieux… de luxe, en cette occurrence, M. Caro, — ce livre de la Douleur, par Saint-Bonnet, {p. 18}— dont M. Caro ne parlera jamais, — doit être mis à part de tous les autres livres qui ont jamais touché à ce sujet. Il s’en distingue principalement par là qu’il n’est point l’expression d’une sensibilité éplorée ou d’un ressentiment désespéré contre l’insupportable et incompréhensible douleur de la vie. Ce ne sont pas des moralistes ordinaires, quel que soit l’extraordinaire de leur talent, ce n’est ni Montaigne, par exemple, ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni Chamfort, ni madame de Staël (la madame de Staël du sombre livre de l’Influence des passions sur le bonheur individuel), ni même le religieux et platonicien Joubert, qui auraient pu écrire ce traité de « la Douleur », tracé d’une main si attendrie, mais si ferme, pour nous la faire comprendre et pour nous la faire accepter… On sent, en le lisant, qu’on n’a plus affaire ici à un moraliste au détail, inspiré par le spectacle isolé de la misère humaine, étudiée peut-être sur son âme, mais à une tête d’ensemble qui a une nette et transcendante conception de la vie et de la destinée, et qui fait rentrer la douleur dans la notion la plus profonde des choses et dans le pian providentiel de la Création. On est bien loin ici de tout sentiment vulgairement humain ! Qu’on le sache et qu’on ne l’oublie pas : il n’y a dans ce livre de Saint-Bonnet sur la douleur ni stoïcisme, ni résignation, — ni le stoïcisme qui est de la résignation orgueilleuse, ni la résignation qui est du stoïcisme humilié, fatigué, abattu. Il n’y {p. 19}a pas de sentiment quelconque ; il n’y a tout simplement que de la lumière… l’impersonnelle lumière qui pénètre tout, en l’éclairant !… Et c’est là encore, pour le dire en passant, une raison à ajouter aux autres pour que ce traité de « la Douleur », qui ne s’arrête pas à la bagatelle des larmes et qui, comme Julien l’Apostat, ne jette pas non plus du sang de sa blessure contre le ciel, ait partagé le triste sort de tous les écrits de Saint-Bonnet, qui échappent à leur époque par leur élévation même et ne se courbent pas au niveau de cette masse qu’on appelle le public… « Il faut que tout se paye toujours ! » disait Napoléon Bonaparte, — et voilà comment, dans ce monde, se paye la Supériorité !

VI §

« Les hommes — dit Saint-Bonnet dans son livre de la Douleur — ont divisé les sciences. Au fond, il n’y en a qu’une : celle qui rattache l’homme aux lois ineffables de l’Être qui l’a constitué. » Et c’est de cette hauteur métaphysique qu’il s’élance, ce magnifique métaphysicien ! Pour mon compte, je crois ravoir souvent dit, je ne tiens pas en grand respect la métaphysique, ayant travaillé assez de temps dans ce {p. 20}moulin vide pour m’apercevoir qu’il n’y avait jamais de grain à moudre sous cette roue qui allait toujours ! Mais Saint-Bonnet n’est pas plus un métaphysicien ordinaire qu’un moraliste ordinaire. Il double sa métaphysique de quelque chose qui n’est pas de la métaphysique. Il la double, pour en faire le pain de notre intelligence, de la Parole divine, de la Révélation, de la Tradition catholique et de l’Histoire. Avec la moelle de tous ces lions qu’il lui fait avaler, la métaphysique, l’inerme (sic) métaphysique, finit par être quelque chose. En d’autres termes, Saint-Bonnet est cérébralement une force métaphysique mise au service de l’idée chrétienne, opérant dans l’immensité de ses triples dimensions. Avec tout son génie, indiscutable pour ceux qui l’ont lu et médité, que serait Saint-Bonnet, réduit à sa seule aptitude métaphysique, sans la réalité de la Révélation et de l’Histoire !… Ce qu’il serait ? Un gymnaste, plus herculéen, à coup sûr, que les autres métaphysiciens, mais rien de plus, car ils ne sont pas davantage. La science, la seule science qu’il reconnaisse, avec raison, et qui importe à l’homme : la science de son être et de l’Être, il ne l’entend que dans le sens révélé du mot. Or, le mot ne représente pas pour Saint-Bonnet ce qu’il représentait pour Kant ou Hégel. Son ontologie, à, lui, n’a rien de commun avec leurs ontologies, à eux. Son Infini, quand il parle de l’Infini, n’est pas le leur ; car eux, plus ou moins panthéistes, si on leur appuie sur {p. 21}la gorge on ne peut pas dire qu’il en sorte la notion juste de l’Infini. Or écoutez ce commencement superbe du livre de la Douleur : « L’homme est comme une production de l’Être en dehors de l’Infini. Pourquoi sortir de l’infini ? Comment rentrer dans l’Infini ? C’est là, tout le problème de l’homme. Il doit sortir de l’Infini pour prendre place dans l’éternelle béatitude, car le bonheur est la fin suprême de l’Être. Mais il faut rentrer dans l’Infini sans s’y confondre, et cependant il faut en avoir la nature, pour en posséder le bonheur. Or la personnalité se déploie en pénétrant dans le mérite, et le cœur se divinise en pénétrant dans l’amour. Le mérite est la forme qui rend l’homme visible au milieu de la gloire, et l’amour est le signe de race qui doit le réunir à Dieu… » Est-ce assez plein, assez carré, assez cubique, pour qui sait comprendre ?… Jamais de plus belles et de plus profondes paroles n’ont été écrites sur la destinée et la nature humaines. Elles ouvrent le traité de Saint-Bonnet sur la Douleur et elles sont grosses de tout le livre. Il tient intégralement là-dedans. Mais le penseur qui l’y a mis l’en tire, et avec quelle puissance !! Allez demander aux Allemands d’Allemagne ou aux Allemands de France, — car il y a des Allemands de France, — ce que de telles paroles signifient ! Ils ne le sauront pas. Mais qu’importe ! laissons-les ! Ce sont des Allemands.

VII §

{p. 22}J’ai donné le germe du livre, — mais nulle exposition critique ne peut se substituer au livre même… et c’est au livre qu’il faut aller. Une tête de la force de celle de l’auteur pourrait peut-être, sous ce bloc d’idées si nettement équarri, appréhender leurs développements et leurs conséquences, vues à travers cette langue si strictement condensée, cet autre bloc de cristal, dense et transparent à la fois. Mais quand on le pourrait, on se priverait encore de la beauté que le philosophe, grand artiste toujours, donne au développement de ses idées, et de la force qu’il imprime à leurs conséquences. C’est donc, encore une fois, au livre qu’il faut aller, et si on y va, on n’en reviendra pas. On restera dans cette lumière tonifiante, non pas seulement pour l’esprit, mais pour le cœur. On n’en voudra jamais sortir. Dans ce sujet d’un livre qui prêtait le plus à la lâche sentimentalité des hommes, on ne trouvera, pour mettre autour de son cœur navré par l’éternelle douleur de la vie, que des choses d’une vigueur sublime… Saint-Bonnet, l’auteur de la Chute, — de ce livre dont nous n’avons, hélas ! que les {p. 23}prolégomènes, — prend pour base de toutes ses idées cette chute qui se voit partout, dans l’univers et dans les âmes, comme la lézarde d’un volcan, et que Schelling lui-même (un Allemand !), épouvanté de ne pas trouver le mot de ce monde, qui, s’il n’est pas tombé, n’est plus que l’œuvre d’un diable devenu fou, — comme disait Byron, — c’est-à-dire une absurdité, finit pourtant par accepter. La notion de l’Être absolu, pour Saint-Bonnet, donne l’être de l’homme, et c’est en creusant dans la notion de ces deux êtres, dont l’un a créé l’autre à même lui, qu’il arrive à la formation de la personnalité et du mérite dans l’homme, par l’effort et par la douleur. « Le mérite est l’apport de l’homme dans sa création », dit Saint-Bonnet. C’est l’effort et la douleur, fille de tout effort, qui font ce mérite, achèvement de sa création.

Il faut savoir comme il le prouve et comme il le décrit, dans la partie de son ouvrage qu’il intitule : La métaphysique de la douleur dans le temps… ! J’ai dit plus haut que cet ouvrage devait faire comprendre la douleur et l’accepter, mais ce n’était pas assez dire. Ce livre immense d’analyse ontologique et psychologique, et de portée, conclut à quelque chose de bien plus grand vraiment qu’à l’acceptation pure et simple de la douleur ! Il conclut à la faire entrer dans le désir et la volonté de l’homme, qui doit vouloir l’achèvement de son être et sa rentrée, par la souffrance, dans l’Infini qui sera sa béatitude… Effort, travail, {p. 24}souffrance, voilà la loi. C’est précisément ce que Schopenhauer et Hartmann maudissent et voudraient supprimer, et ce que Saint-Bonnet glorifie. Cette loi sublime, il la montre et la suit dans tous les phénomènes qu’ils appellent, eux, le mal de la vie : la faim, — tout commence par la faim, dit-il, — le travail, l’esclavage, les infirmités des organes, les maladies, la vieillesse, — dont il donne la raison divine, la raison suprême et rayonnante, — et enfin la mort, qui commence la grande vie. Sans ce mal de la vie ici-bas, qui est toute la vie, l’homme n’agirait pas : « La liberté, ce pouvoir d’être cause, — dit, avec sa profondeur perpétuelle, Saint-Bonnet, — cette faculté du mérite, exige que l’homme se refasse lui-même. Il faut que l’âme se reprenne en sous-œuvre, à partir du commencement. Oui ! à cause même de sa faiblesse, l’homme doit s’édifier peu à peu, cran à cran, et pour ainsi dire seconde à seconde, par la vertu d’un effort sans répit. Le travail n’est que l’acte continu !… » Vous le voyez, c’est l’exaltation la plus intense, la plus ascensionnelle de cette activité humaine, que la science et la sagesse de cette civilisation consommée, selon Schopenhauer et Hartmann, seraient d’anéantir !

Un jour, Shakespeare, le plus spontané des génies, lança dans un de ses drames cet éclair en passant, et comme passent les éclairs : que « la douleur est une culture ». Dans un seul mot, c’était le livre que j’ai là sous les yeux. Le mot de Shakespeare, que {p. 25}Saint-Bonnet, — ce penseur par lui-même, — assez fort pour pouvoir se passer de lire (Malebranche ne lisait pas), n’a peut-être pas lu dans Shakespeare, a été redit par son génie et à la manière du plus religieux et du plus métaphysique des génies. Il a vu aussi, lui, que la douleur était une culture pour l’âme de l’homme, et il l’a introduite jusque dans sa substance et il l’a poussée jusqu’au ciel, car c’est là que les âmes cultivées doivent fleurir. La réflexion a fixé l’éclair de la spontanéité et l’a élargi, et en a fait la nappe de lumière qui s’étend dans ce livre de la Douleur et qui finit par allumer et rouler dans ses plis le feu de la mysticité. Il faut savoir le dire : Saint-Bonnet est, au fond, un mystique, et cela va peut-être, dégoûter de lui quelques imbéciles d’hommes d’esprit qui allaient lui trouver du talent !… C’est un mystique malgré la force de sa raison, ou plutôt c’est un mystique dont la force de raison pourrait bien faire équation à la force de son sentiment de mystique, confluent superbe de deux facultés ! Saint-Bonnet, l’immatériel métaphysicien, ajoute à l’intuition réfléchie du philosophe l’intuition surnaturelle de sa foi et l’ardeur et l’adoration des mystiques. L’auteur de la Douleur a souvent des élancements vers ce qu’il appelle l’Infini, qui ressemblent aux Exclamations de sainte Thérèse vers Celui qu’elle appelait « son Dieu ». Son livre, qui traite de « la Douleur », et qui est plutôt un hymne à la douleur « regardée à la lueur des choses divines », n’explique {p. 26}pas que la douleur. Il explique aussi l’amour, et le sacrifice, et la prière, et le renoncement toujours et nécessairement inspirés par l’amour, — cet amour dont la douleur, « l’auxiliaire de la création depuis le malheur de la chute », est « le levier » dans le cœur de l’homme, — et tout ce mysticisme d’accent qui semble couronner le livre d’une auréole de sainteté (surnaturel à part) ne le rend pas plus vrai, mais plus éloquent, plus touchant, plus pénétrant, plus chaud aux âmes et plus maître d’elles, si, dans ce triste temps, il y en avait !

VIII §

Mais y en a-t-il ?… Oui, peut-être dans les cloîtres, en quelques coins retirés du monde, en quelques poitrines inclinées au pied des crucifix dans le silence de quelques chapelles. À coup sûr, s’il y en a encore, ce n’est que là ! Mais ce n’est pas dans cette tourbe d’hommes qui ne veulent plus être des âmes, qui ne veulent plus être que des esprits, et des esprits déchaînés contre la spiritualité même de leur substance, qui était leur gloire autrefois ! À une époque où les dernières Philosophies sont des outrages insensés à {p. 27}l’intelligence humaine, si cette intelligence humaine n’était pas profondément et abjectement dégradée, — et dégradée au point d’admettre ces Philosophies ou au moins de les discuter, — Saint-Bonnet a grande chance, avec son livre de la Douleur autant qu’avec ses autres livres, de rester sans aucune influence sur le monde et de continuer autant que jamais, dans l’indifférence universelle, cette belle Harmonie de Lamartine : Le Génie dans l’obscurité. Notre admiration pour ses œuvres ne nous fait pas rêver. Où les Schopenhauer et les Hartmann, ces grimaçantes et risibles caricatures de la Pensée, sont quelque chose, lui, l’auguste esprit ne doit être rien. C’est, bien là l’ordre, dans ce monde désordonné, — dans ce monde du Sabbat humain, où, en toute chose, on dit la messe à la renverse. Ah ! Saint-Bonnet ! Saint-Bonnet ! Il n’aura ni Ribot, ni Caro, dans ce siècle sot. Ni de Ribot qui le traduise, ni de Caro qui le commente. Il manquera d’eux, qui ne sont pas des niais, allez ! il s’en faut, au contraire, mais des gens d’esprit qui savent ce qu’il faut servir à la curiosité dépravée des sociétés en décadence. Ainsi, on a du talent et plus que du talent ; on écrit un livre de la plus haute et de la plus rare éloquence ; on sème dans ce livre les aperçus et les axiomes ; à chaque mot, c’est, pour le lecteur, une décharge électrique d’idées neuves dans la tête et dans la poitrine ; — et tout cela est inutile ! tout cela a le malheur, définitif et suprême, d’exprimer la vérité, {p. 28}l’invalidante vérité, et cette vérité est si haïe et méprisée que ceux qui pourraient lire ce livre pour sa seule beauté ne le lisent pas et n’y touchent pas, à cause de sa vérité ! La Vérité, dans notre temps, fait tort à, la Beauté même. — Ah ! tu es donc vrai ? tu n’es plus beau ! — Mais on lit avec goût et avec empressement, par exemple, Hartmann et Schopenhauer, qui ne sont ni beaux ni vrais, mais qui ont le bonheur d’être dans le faux — un faux affreux ! — jusqu’aux oreilles, et on fait accueil à ces Allemands, qu’il faudrait, si la France était encore spirituelle, reconduire intellectuellement à la frontière de leur littérature avec les coups dans les jambes de la serviette de Figaro, quand il met Basile à la porte en lui disant : « Allez vous coucher, Basile ; vous sentez la fièvre ! » Eux, c’est bien pis que la fièvre qu’ils sentent. C’est la déjection de leurs esprits !

Proudhon §

De la Justice dans la Révolution et dans l’Église §

I §

{p. 29}Quand ce livre de Proudhon parut1, des journaux, qui cherchent partout des publicités de ricochet, donnèrent des fragments de ce livre dont ils firent l’affaire en faisant la leur, mais ce fut tout. Nul d’entre eux ne donna davantage. Les jugements sont encore à venir. Rien d’étonnant ! Le livre a deux mille pages. C’est une concentration de plusieurs années. Pour parler pertinemment de ces deux mille pages, rudes à traverser, nous vous en répondons ! et de la plume qui les a écrites, on ne se pressera pas. On mettra {p. 30}du temps… Et ce ne sera pas seulement sage lenteur et conscience littéraire.

À ceci s’ajoutera une autre raison. Dans l’imagination et le souvenir de tout le monde, Proudhon, l’auteur de : La Justice dans la Révolution et dans l’Église, continue d’être le terrible incendiaire qui a bouté le feu — et qui s’en est vanté — « à toutes les broussailles de la Révolution, pour en faire lever les derniers marcassins qui s’y cachent ». S’il n’avait plus dans ce livre la torche du bon temps, il avait encore quelques allumettes…

De plus, à tort ou à raison (et nous prendrons tout à l’heure sa mesure), Proudhon passe pour un esprit carré, râblé, poignant. Il a le mot indiscret et plus que hardi. C’est un paysan franc-comtois, qui vaut deux paysans du Danube. Il raconte les choses comme elles sont, ou comme elles ne sont pas, mais sans réticence et sans ambage. Même pour ceux qui voient en lui un mystificateur ou un excentrique impayable, il est dangereux. Il peut casser des porcelaines. Or qui n’est pas fragile, et même un peu fêlé, par le temps qui court ? Il faut se garer de cet homme, c’est un malin ! comme dit l’expression populaire. Dans ce temps d’égalité fière, on respecte encore les malins, si on n’aime plus la puissance.

II §

{p. 31}On n’a donc pas touché et on ne touchera donc pas bien profondément, croyons-nous, a son livre, tout en en citant beaucoup de passages et tout en faisant à l’auteur des salamalecs et des bonnetades de la dernière vénération… intellectuelle. La Philosophie noyée comme Clarence au fond de ce gros livre, mais qui n’est pas du malvoisie, paraîtra si redoutable à ceux qui ne s’y connaissent pas et si clairement mince et superficielle à ceux qui s’y connaissent, que personne, d’ici ou de là, ne pensera à sérieusement la discuter. On a élevé du bruit autour d’elle, mais on ne l’a pas pénétrée et on ne la pénétrera pas.

Il y a, d’ailleurs, bien plus intéressant pour le commun des esprits que la Philosophie dans ce memorandum d’hypocondriaque politique, écrit régulièrement au jour le jour, comme on va.., où vous savez, dirait Molière, — et c’est tout ce qui n’est pas la Philosophie. C’est l’anecdote, l’histoire contemporaine, le détail, le pamphlet, la personnalité, l’insolence ; l’insolence pour le voisin et non pour soi. Le livre est plein : The table is full, comme dans Macbeth, et Proudhon sert à tous et répand sur tous {p. 32}son brouet de familiarités grossières. Bien peu, au milieu de tout cela, se donneront la peine d’aller chercher l’organisme d’une grande et forte théorie, qui aurait pu faire, en France, de Proudhon, ce que Hégel et Feuerbach sont en Allemagne, s’il n’avait pas été Proudhon et s’il y avait quelque chose de défini, d’exposé, de coordonné sous ces appareils d’école, de raisonnements, de vocables et de pédantismes, — s’il y avait enfin la moindre petite et honorable bête, sous ces énormes bricoles et caparaçons d’éléphant !

Mais il n’y a rien, et vous pouvez nous croire. Nous sortons de ce livre comme on sort de l’engloutissante mer, et nous en ruisselons. Proudhon, malgré ses prétentions à la philosophie, n’est pas un philosophe, même politique, — la plus triste espèce de philosophes. Il n’a pas même l’horrible honneur d’être un monstre de paradoxes. Il le voudrait bien ! Il n’est pas dégoûté. Mais il n’est pas besoin d’être Cuvier et de faire de la paléontologie pour le classer, et nous le classerons.

III §

C’est — tenez, croyez-nous ! — un piètre révolutionnaire, — rien de moins, rien de plus, — qui nous {p. 33}a mystifiés quelque temps, mais ne peut plus mystifier personne.

Dans ce livre, le contradicteur des Contradictions économiques reparaît sans s’être fécondé ni mûri ; nous le connaissions. Le temps a marché, mais le temps (est-ce un compliment ?), qui renouvelle, n’a point fait pousser pour nous d’inconnu dans cette vieille connaissance, laquelle nous tend aujourd’hui, de sa main saltimbanque, comme autrefois, ce tambour de basque doctrinaire dans lequel foisonnent et vibrent toujours ces antinomies que nous avons trop entendues… Hélas ! si vous vous le rappelez, ces antinomies firent croire un instant que Proudhon descendait en droite ligne de Hégel ; mais c’était là une illusion. Sa Justice dans la Révolution nous a appris qu’il n’est pas de si grande maison philosophique. Ce n’est plus qu’un fils, et un très petit fils de Rousseau, qu’eût renié Rousseau ; car il s’est défait de la notion de Dieu, la meilleure chose de la succession de son père, et vous savez qu’il n’en fallait pas tant pour que ce respectable père méconnût et reniât son fils !

IV §

{p. 34}C’est un fils de Rousseau. Naturaliste du plus immonde naturalisme, partant du pied de son moi isolé et individuel, il érige dans ce livre, qu’il appelle assez superbement « La Justice dans la Révolution et dans l’Église », l’opposition entre l’abstraction simple de la justice innée et la réalité, double et vivante, de la justice révélée divinement(comme l’enseigne l’Église) à la conscience du genre humain.

Certes ! quand on pose de ces thèses contre cet enseignement séculaire qu’on appelle l’Église, et qu’on lui dit, avec le sans-façon d’un goujat, qu’elle, la sainte Église, ne fut jamais juste, on est tenu au moins de déterminer avec une clarté d’éclair fixé, avec une splendeur de soleil, ce qu’on entend par la Justice, Mais P.-J. Proudhon n’est pas un Josué ; il ne fait, point de ces miracles. On cherche vainement dans son livre qui s’intitule : « La Justice dans la Révolution et dans l’Église », une définition qui soit nette et une théorie de la justice. On ne l’y trouve pas. Puisqu’il a la prétention d’être un métaphysicien et qu’il nous force à lui parler métaphysique, il ne veut pas voir {p. 35}que Religion révélée ou Justice innée, c’est toujours la question du Juste vivant, du verbe Justice, fait chair par Miséricorde. Mais Proudhon n’admet pas plus la miséricorde que Dieu, qui est l’Absolu. C’est, en propre terme, un athée. Il enfonce, ce misérable métaphysicien, l’universel dans le nominal, le supranaturel dans les derniers et dans les plus secs rudiments de la nature, soutenant que la théologie n’est qu’une esquisse de tout cela et un symbolisme, et en déduisant le progrès avec cette comique appellation, arbitraire et alternée : « Justice, c’est Révolution, et Révolution, c’est Justice ! » Nous ne croyons point que jamais thèse philosophique fût plus médiocre, et voilà pourtant ce que le Caliban du socialisme éructe, ou plutôt vomit, avec des cris de montagne en mal d’enfant ; voilà pourtant la souris de cette montagne accouchée : Ridiculus mus !

V §

Mais qu’importe cette petite chose ! Qu’importe le passé pour Proudhon ! Que le passé (trépassé) soit un million de fois plus conceptualiste que le présent (triste présent !), puisqu’il fut (dit Proudhon) l’abréviateur symbolique de tout ce qui s’est accompli depuis… en pourrissant ! la question n’est pas là.

{p. 36}La question, pour Proudhon, c’est la Révolution, ou plutôt, non ! c’est lui-même ; car il prouve que, sauf lui, nul révolutionnaire n’a compris la Révolution.

Lui seul, Proudhon, est le verbe incarné, sans culotte, de 1793, et il ne se gêne pas — croyez-le encore ! — pour s’en caresser le menton. Pour lui, cet homme, qui voit la Révolution au kaléidoscope, lequel lui renvoie la Révolte, Satan et sa propre individualité ; pour lui, cet homme, trombe de toutes les folies personnifiées, la question — et la question philosophique ! — c’est de débarrasser la Justice de la nécessité d’une sanction en Dieu. Voilà son idée. Il ne dit plus la vieille formule : Ab Jove principium, mais, Ab 1793 principium ! Pour ce mystique révolutionnaire et ce ressasseur d’histoires préoccupé, l’Antiquité vaut mieux que le présent, et le présent vaudra moins que l’avenir. L’Antiquité avait fait l’homme fier ; l’Église, l’homme bon (qu’il appelle le bonhomme, par stupide moquerie) ; mais l’avenir produira l’homme juste. Seulement, c’est toujours la même toupie qui ronfle, en tournant, et fait son bruit de tautologie sophistique. Qu’est-ce que l’homme juste ?… Il ne le dit pas.

VI §

{p. 37}Et pourquoi donc le dirait-il ?… Pour qui a un peu pratiqué Proudhon, la théorie et la philosophie sont des prétextes. Ne vous y trompez pas ! ce gros livre, ce livre énorme, n’est rien de plus qu’un article de journal, allongé chaque jour. Le fond du poème, ce sont les épisodes, et ces épisodes sont du Rabelais, du bâton de Rabelais, empoigné par le bout… que personne ne prend. Gaulois qui ne sait que sa langue, mais qui se moque de tout, un fouet de scorpions à la main ! Le nil admirari d’Horace ne va point jusqu’à Proudhon, qui s’arrête en présence de lui-même et vante l’équilibré du droit et du devoir, éclairé par les flambeaux de 1789 à 1794.

Ah ! la théorie, demandez-la-lui ! Il vous promettra de vous la dire, mais tout à l’heure. Permettez qu’avant d’en venir là il tende son chapeau à l’auditoire et fasse sa toute petite recette. Il abrège quand vient l’heure du souper. La suite au lendemain. Nous avons trois autres volumes, qui seront publiés demain. Les curieux, on le sait, dessèchent, mais la formation d’un dogme rationaliste ne s’improvise pas ! C’est chose grave et surtout difficile.

{p. 38}Jusqu’ici, dans cette théorie de la Justice, qui nous fuit comme un farfadet quand nous croyons la tenir, il n’y a de réussi que les batifolages, et pour Proudhon, qui tambourine, tire le pétard et saute pour lui-même, et pour le public, qui le prend juste pour ce qu’il est ! Escamoteur, prestidigitateur, tocsin, rouge, sans-culotte, assassin intellectuel d’imbéciles et de niais, mangeur de journalistes et de philosophes, bohémien, mais bohémien sinistre, thaumaturge et gamin de Paris, Proudhon ne pouvait pas se prendre au sérieux, mais si vous lui aviez dit qu’il nous trompe… vous l’auriez offensé.

VII §

C’était là son caractère. Aimable et charmant caractère ! Il nous trompe, mais il ne veut pas qu’on le croie ! Il se moque de nous mais il ne veut pas être moqué ! Voilà sa justice, qui, certes ! n’est pas chrétienne, à ce juste de la Révolution ! Hors ce moulinet d’insolence sur le dos de tout le monde, amis ou ennemis, hors la fantasia très arabe de ce chevaucheur de paradoxes, il n’y a rien de profondément et de sincèrement {p. 39}pensé dans ces deux mille pages. Certes ! nous avons moins d’espace que Proudhon, mais nous ne voudrions pas en prendre tant pour dire si peu. Ce n’est pas tout que d’être insolent, — quoique l’insolence soit souvent une justice, quand on parle de tels et tels, nous le savons bien ! — ce n’est pas tout non plus que de refaire, dans l’ordre des idées, la fantaisie du Roi de Bohême et ses sept châteaux, de cet aimable Nodier, qui avait, lui, de l’humour, et non de l’humeur ; qui était un poète, non un philosophe… politique ! Quand un homme se lève de grand matin pour nous annoncer que l’Église éternelle est morte, il est tenu de mettre à la place, dans ce vide profond qu’elle va laisser, quelque chose qui remplisse mieux que cette pancarte : La Déclaration des droits ! Et si réellement il n’apporte que cela à l’univers orphelin et déconcerté, on est, par Dieu ! en droit de dire : si Proudhon était de bonne foi dans son livre, c’était un sot, et nous le croyions un homme d’esprit. À la page 216 de son second volume, il pose, toujours avec cet air gonflé d’un homme qui vient de découvrir toutes les Amériques de l’avenir… devinez quoi ? la question de Rousseau : « Si l’œuf est sorti de la poule, ou si la poule est sortie de l’œuf ! » Et, comme à Rousseau, c’est l’embarras sur la question qui lui paraît la découverte.

Il ne voit pas plus que son maître que l’œuf est sorti de la poule et du coq. Si le poulet ou la poulette {p. 40}est sorti chacun d’un œuf, comme c’est démontré de visu, un œuf est sorti de deux œufs, ou autrement dit de deux rapprochements du coq et de la poule, deux de quatre, etc., vérité élémentaire qui crèverait les deux yeux des philosophes, s’ils n’étaient borgnes. Bref, pour élever le débat, l’individu sort de la famille, et la famille génératrice sort de plus haut qu’elle, et il faut renvoyer Jean-Jacques et Proudhon au poulailler ! Si tout dépend du premier concept, il faut poser mieux la question, étudier les faits en intrinsèque, et ne pas répéter une logomachie qui ferait honte à une fermière. Or, tous les théorèmes de la philosophie de Proudhon sont de cette niaiserie primordiale, et qu’on ne peut passer qu’à deux classes d’hommes à qui on passe tout : les écoliers et les pamphlétaires !

VIII §

Car il est pamphlétaire. Le pamphlétaire, voilà l’essence et le suprême, et le vrai et le plein, de ce faux philosophe, qui sonne creux et même finit par ne plus sonner du tout. Son livre est un pamphlet, et qu’il en soit un, c’est sa fortune ! Malgré deux ou trois {p. 41}tirades de talent posées dans ce fouillis comme des bustes dans des encoignures, qui pourrait achever ce gros livre, s’il n’était un pamphlet ? Qui pourrait, parmi les plus robustes estomacs littéraires et philosophiques, avaler cette pilule-bombe, si elle n’était pas bourrée d’injures, toujours douces à nos cœurs quand elles sont pour d’autres que nous ! Qui aimerait Proudhon et le lirait, sans ces haines ? Et qui, même intellectuellement, l’admire et le respecte ? Qui l’aurait reçu, cet amuseur de nos malices ou de nos rancunes ? Tout au plus se fût-on mis au balcon pour le voir passer. Singulier impôt que celui qu’il prélève en admiration sur un public hostile, mais qu’il prend et soulève par l’envie et la haine et tous les mauvais sentiments ! Hélas ! l’espèce d’intérêt curieux et affamé qu’il inspire nous caractérise encore mieux que lui.

Nous ne sommes pas anthropophages, mais nous voulons voir comment on mange nos ennemis, quitte, après, à pendre celui qui les mange ! Aristophane de ce public pulvérisé qui le maudit peut-être en l’applaudissant, Proudhon, ce conquérant d’une minute des planches de la publicité, souffre impatiemment la concurrence, et il nous débarrasse de ses amis, qu’il balaye. C’est un mérite net. Comme Odry, plus amusant encore que lui dans les Balayeurs, il nettoie de cette façon sa belle patrie. Et ce n’est pas tout que le nettoyage ; voici l’entretien : il se fait des revenus avec ses ennemis, et bat monnaie… sur leurs épaules. Par {p. 42}ses haines ou ses jalousies, il serait, s’il n’était pas mort, devenu millionnaire quelque jour, mais ce qui donne argent et renommée ne donne pas au livre lumière, ne le tire pas, ce livre, de l’inanité, du vide et des ténèbres, quand il y est. On peut tenter d’élever la Révolution sur un piédestal, quand on l’aime, et même, rusé et orgueilleux, de se couler soi-même tout doucement dans la statue. Seulement, qu’il prenne garde, le sculpteur ! Si le piédestal n’est pas de granit, la statue tombera le nez en terre. Si la statue n’est pas de bronze, elle sera bientôt détrempée, et les eaux du ciel laveront la tête à Proudhon.

Triste destinée ! Le livre que voici conservera-t-il sa mémoire, et l’embaumera-t-il pour l’immortalité ?… Nous ne le pensons point. C’est là un livre éphémère comme un journal, dont il a les passions violentes et rapides. Est-ce même plus que le journal d’un homme qui ne peut plus faire de journal ?… Si, en notre qualité de critique, nous voulions donner dans un mot ridée de cette indigeste composition politique, anecdotique et littéraire, il faudrait parler le langage de Proudhon.

Alors, nous prendrions notre courage à deux mains et nous dirions que c’est le baquet des sorcières de Macbeth, — une ripopée, poivrée et tranchante, faite par un homme aux trois quarts aveugle et sourd, qui se rue sur toute idée comme un wagon, se disant toujours au moment de conclure, et ne concluant {p. 43}jamais. Splendide calembredaine, c’est la vérité ! mais dont personne ne voudrait voir la fin sans cet amusant abatis auquel on assiste : aboiements, coups de dents, massacre, hallali, et surtout curée, même pour ceux qui regardent. Mais comme la Pensée, la sérieuse et noble Pensée, se détourne tranquillement de tout cela !

IX §

Un point de vue qu’on promène partout ou qu’on retrouve partout, tant on s’en est laissé frapper, ne constitue pas une philosophie. Des affirmations incohérentes, sans raison d’être, malgré le titre des chapitres, et fussent-elles coupées, çà et là, par quelques cris brutalement éloquents, ne constituent point cette belle ordonnance, cette sphère, qu’on appelle un livre en littérature.

La Justice dans la Révolution et dans l’Église n’en sera jamais un qu’en librairie.

Cependant, même dans ces livres qui n’en sont pas, dans ces pages qui se superposent ou se suivent, il peut y avoir du talent, un talent alors tout de style, de mouvement, de couleur, d’expression, d’humeur, ah ! sur {p. 44}tout d’humeur ; exemple, et grand exemple : les Essais de Montaigne. Pour ne pas se résoudre en livres proprement dits, ce talent-là n’en fait pas moins des choses charmantes ou puissantes. Et il y a plus : la personnalité de l’auteur, dégagée de tout ce qui n’est pas profondément elle, vient mieux à nous peut-être sur ces pages que dans les soins pourpensés et retors d’un livre. La personnalité, c’est-à-dire le fond de l’homme, — mieux que les dernières gouttes de son cœur et de sa cervelle : son âme !

Voyons celle de Proudhon.

X §

Elle est là toute, en effet, dans ces pages : instincts, passions, habitudes, double empreinte de l’esprit et de la volonté, puissances et impuissances ! Proudhon, qui se raconte, se pavane, s’étale, et traite le public comme ce valet de chambre pour lequel il n’y a pas de grand homme, Proudhon pourrait se dispenser de prendre tant de soin et de se raconter. Ses livres le donnent et l’attestent mieux qu’il ne se donne et ne s’atteste lui-même en se racontant. Il l’a dit, à ce qu’il paraît, et je l’en estime de l’avoir dit : « c’est un {p. 45}original ». L’originalité est pour nous la plus despotique aristocratie, et nous aimons à la retrouver dans messieurs les égalitaires, farouches ou apprivoisés. Nous aimons que le tempérament jure avec l’opinion d’un homme, quand cette opinion n’est pas pour nous la vérité ; car le tempérament envoie souvent promener l’opinion qui le contrarie, et l’opinion y va toujours ! C’est un original ; mais quel original ? A-t-il la grande, la simple, la, sincère originalité du génie ? Non ! Ce n’est point un homme de génie que Proudhon ; il n’a pas même celui du style. Quant au génie d’idée, il y faut penser moins que jamais, depuis cette chétiveté de l’antithèse de la Justice de la Révolution et de la Justice de l’Église, sa seule philosophie de l’Histoire. Le génie du style n’est pas fait que de force et de correction ; il a de plus l’idéalité et la grâce. Or, qui a jamais vu Proudhon sous cette double espèce ? qui l’a jamais vu gracieux ? qui l’a vu idéal ?

Quelques personnes trop disposées en sa faveur l’ont, il est vrai, trouvé poétique, quand il fit, vous vous en souvenez ? cette fameuse invocation à l’Ironie, qui l’a compromis comme une sottise ; car, quoi qu’il dise, maintenant, on peut toujours lui répliquer : « Vous êtes un ironique, et l’ironie n’est pas sincère. » Mais, littérairement, l’invocation n’était que de la froide rhétorique. Cette ode en prose n’avait pas d’ailes. Il en est de même pour cette autre invocation au Diable que nous trouvons à la fin du {p. 46}deuxième volume de la Justice dans la Révolution : « Viens donc, Satan, viens, le calomnié des rois et des prêtres, que je te presse sur ma poitrine ! » Ce sont là de tristes et abjectes bouffonneries, que l’expression même n’orne pas. Poétiquement donc comme philosophiquement, Proudhon est un impuissant, cet homme qui passe pour un Hercule ! Il est impuissant comme imagination spontanée dans le style, comme grand aperçu et vue pleine dans la pensée, mais il est resté viril et vigoureux par ailleurs. C’est un homme de peine, un talent de verve et de poussée, mais d’une telle outrance, naïve ou menteuse (défiez-vous !), qu’il fait peut-être la place à l’Ordre, tout en croyant la faire à la Révolution.

Les Spartiates exposaient l’ilote ivre devant leurs fils pour les dégoûter de l’ivresse ; mais nous ne valons pas les Spartiates, ces moines militaires de l’Antiquité, comme les appelle un moderne. L’ivresse de ce démagogue devenu fou, qui ose préférer la mort de Danton à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dégoûtera-t-elle de la Révolution les faibles chrétiens de notre âge aussi certainement que l’ilote dégoûtait les Spartiates ? Telle est la question qu’on se pose quand on vient de lire Proudhon. Lorsqu’après plus de soixante ans on voit cet attardé reprendre par terre, où elles étaient tombées, toutes les impiétés de Voltaire, on ne craint pas, malgré le talent dont il abuse, de lui dire sur la tête qu’il est un esprit inférieur.

{p. 47}Oui ! inférieur de génie comme de race. Figurez-vous ce qu’aurait dit Voltaire lui-même, en retrouvant, lui d’une si princesse élégance, ces impiétés, qui manquaient déjà de distinction sur ses lèvres, sur les lèvres de ce paysan : En aurait-il ri ? Eût-il trouvé la chose futile ou plaisante ? Pour un seul Proudhon, c’est possible ; mais s’il en avait connu deux, ils l’auraient converti !

Sa Correspondance §

XI §

Quant à sa correspondance, en voici les quatre premiers volumes. Elle en a peut-être dix et davantage, car Proudhon, ce rude travailleur, a travaillé autant en lettres qu’en économie politique. Ce n’est pas une nouveauté, mais c’est un complément. De cette correspondance, qu’on nous avait promise si considérable, quelque chose était déjà connu. Sainte-Beuve (en 1865), Sainte-Beuve, ce fureteur et ce friand chat littéraire qui mettait sa fine langue à tout, l’avait écrémée… Mais nous allons avoir jusqu’au fond du pot, qui ne sera pas le pot au lait de Perrette. Et, en effet, pour l’éditeur comme pour le public, c’est indubitablement une fortune.

Dans un temps de curiosité personnelle, où l’on veut savoir avec passion comment tout ce qui a pour deux {p. 48}liards de célébrité met son bonnet de nuit et ses pantoufles, la Correspondance de Proudhon, du fameux auteur des Contradictions économiques et de la Justice dans la Révolution, doit exciter au plus haut point l’intérêt de qui tient à ces pantoufles et à ce bonnet de nuit. Proudhon a été trop scandaleusement retentissant, il a fait trop de remue-ménage, pour qu’on ne soit pas très désireux de connaître ce qu’un pareil homme devait être en dehors de ses idées et de ses systèmes et tout bêtement dans le plain-pied et les intimités de sa vie, et c’est là ce que sa correspondance, qui, du reste, en étonnera plus d’un, nous apprend. Elle nous montre un Proudhon que nous n’eussions jamais supposé d’après ses livres. Elle nous découvre l’agneau sous le lion, le bonhomme sous l’homme effrayant, sous le Spartacus de la révolte le pauvre presque résigné et sans envie ! Personnalité féconde en contrastes : cet athée eut des mœurs sévères et sincères ; ce fut un patriarche, — mais sans troupeaux et sans Agar. Ce fut enfin — pourquoi ne pas l’avouer ?… le meilleur et le plus pur des hommes, capable d’amitié, de respect (oui ! ce contempteur !), de respect, de reconnaissance et d’amour chrétien de la famille, quoiqu’il n’ait pas fait baptiser ses enfants. Il fut vertueux… mais que Dieu nous garde des vertus de cœur qui s’arc-boutent dans les hommes à un esprit faux ! On disait : le vertueux et l’incorruptible Robespierre. On dirait à beaucoup plus juste titre le vertueux {p. 49}et incorruptible Proudhon, qui n’a pas, lui, pataugé dans la fange de l’action politique, et qui n’a pas de fleuves de sang sur les mains. Et cependant, quoiqu’il n’ait été qu’un Robespierre abstrait, qui n’a coupé le cou seulement qu’à des systèmes, il est certain pour moi — même d’après sa correspondance — qu’il était beaucoup trop homme d’idée pour reculer devant les conséquences des siennes, eussent-elles conduit toute une génération à l’échafaud !

Car c’est ce que je dégage de sa correspondance, tout autant que de ses autres livres. Il fut avant tout, — pendant tout, — et après tout, — un homme d’idée. Et il ne fut jamais que cela à travers tous les métiers qu’il fit, ce Gil Blas de la misère qui fut imprimeur, correcteur d’imprimerie, commis batelier, faiseur de livres et de mémoires pour le compte d’autrui. L’homme d’idée continua d’être en lui, malgré ces horribles avatars de la pauvreté… On a dit beaucoup, à propos de sa Correspondance, qu’il avait été un méchant homme. Mais je déclare que j’ai lu avec beaucoup de soin ces quatre volumes qui racontent les quarante premières années de sa vie, et que je n’ai pas trouvé un seul fait qui appuie cette accusation de méchanceté. Et j’en suis fâché ! Il me conviendrait que le sophiste fût toujours méchant, pour être plus haïssable. Mais il faut être vrai : on a confondu probablement avec la méchanceté, la rigueur absolue de l’homme d’idée. Qu’importe ! d’ailleurs, que son {p. 50}cœur fût bon, s’il était confisqué par le cerveau et que le cerveau fût faussé ou fût perverti ! Les lâches moralistes de ce temps ont trop séparé le cœur de l’esprit, dans leur déchiquetage de la vie ; ils ont cru racheter l’un par l’autre. Ils se sont trompés. Rien des vertus du cœur ne rachète les vices ou les crimes du cerveau, Les faiseurs d’analyse peuvent les séparer, les mettre à part les uns des autres pour le service et l’amusement de la curiosité humaine, la synthèse de la vie les reprend et les étreint dans son unité inflexible, et la balance morale est toujours emportée du côté des crimes spirituels, qui pèsent davantage, puisqu’ils sont les plus grands ! Ils participent de l’immortalité de la pensée. Les autres crimes finissent ; eux ne finissent pas !… Et c’est ce qu’il faut rappeler à propos de Proudhon, quand il s’agit de le juger.

Autrement, on serait séduit peut-être. Le Proudhon de la Correspondance détournerait trop de l’autre Proudhon, et rendrait doux et miséricordieux pour ce grand coupable de l’esprit, qui ne doit point être pardonné. J’avoue qu’en la lisant, cette correspondance, le cœur m’a failli une minute… Il y a là-dedans une honnêteté si naturelle et si foncière, une telle santé d’instinct, une telle naïveté de noblesse, une si forte simplicité de mœurs, que j’ai été touché et aurais été entraîné vers l’homme de cœur, si l’homme de l’idée fausse, — de l’inoubliable idée fausse, — ne m’avait raffermi dans mon horreur première. Proudhon le démocrate, {p. 51}Proudhon qui, en définitive, procède de Rousseau, quoiqu’il l’ait dépassé et nié ; car tous ces bâtards renient leur père ! fait, par l’âme et la vie, avec Rousseau, le plus magnifique des contrastes, et si on avait besoin d’un argument contre Proudhon lui-même, le grand égalitaire, pour lui prouver qu’un homme n’est jamais l’égal d’un autre homme, on pourrait se servir victorieusement de celui-là. La ressemblance de leurs destinées fait mieux ressortir la dissemblance de leurs âmes !

Tous deux novateurs et sortis du peuple, tous deux pauvres et travaillant de leurs mains pour vivre, tous deux opprimés, — croyaient-ils, — parce qu’ils étaient nés au dernier rang d’une société que, pour cette raison, les malheureux voulurent détruire. Mais l’un (Rousseau) fut un pauvre rongé d’orgueil, de haine et d’envie, d’une bassesse de cœur égale à la bassesse de sa fortune, préférant la domesticité au travail, et, sans fierté comme sans courage, flagornant ceux qu’il appelait, quand ils n’étaient pas là, ses oppresseurs. ; tandis que l’autre (Proudhon), incorruptible à la pauvreté, — qui, allez ! corrompt autant que la richesse, répugnant également à tout servage et à toute fainéantise, resta un ouvrier aux mains pures comme son cœur, ne repoussant jamais sa besogne de misère comme indigne de son génie, quoiqu’il sentit pourtant bouillir en lui des facultés qui s’élançaient par-dessus le travail de ses mains ! Jamais Proudhon, qui {p. 52}croyait si fort à l’égalité des hommes, qui nous en a donné une théorie impossible, n’aurait voulu être laquais, comme Rousseau. Il n’eût jamais été laquais de fonction, parce qu’il n’était pas laquais d’âme, et Rousseau, lui, le fut toujours ! Renvoyé et ses gages payés, il l’était encore. Il l’était même après être devenu le favori des grands seigneurs et des duchesses ; car la société du xviiie siècle fut assez aveugle et assez folle pour le réchauffer dans son sein, ce reptile, qui continua de ramper là où des reptiles, moins plats que lui, se seraient redressés !… Seul éternellement dans la vie, ce lépreux de cœur qui s’appelle Rousseau eut des maîtresses plus ou moins ignobles, des sentimentalités plus ou moins putrides, mais il n’eut jamais, dans la sainte vérité du mot, ni un amour ni une amitié. Proudhon, au contraire, d’un cœur trop tendre pour rester virginal comme Newton, fut aussi chaste que tendre avec les femmes, — et les femmes, c’est encore trop dire, car il n’en a peut-être aimé que deux : celle qu’il épousa, et la jeune fille qui se réfugia en Suisse (nous dit sa Correspondance) et que les tristes nécessités de sa première jeunesse ne lui permirent pas d’épouser. Plus fait, du reste, tant sa nature était mâle ! pour l’amitié que pour l’amour, il eut des amitiés superbes, et, parmi les superbes, une sublime (celle de Gustave Fallot). Tels ils furent et tels ils différèrent, Rousseau et Proudhon, les deux hommes d’idée qui ont certainement le plus fait pour {p. 53}le démocratie moderne. Seulement, l’un l’a abominablement avilie et déshonorée en sa personne, et l’autre l’a relevée et honorée dans la sienne. Et celui-ci, pour cette raison, et à part la supériorité du génie, est des deux le plus dangereux, et voilà pourquoi il faut être pour lui d’autant plus justement implacable.

XII §

Proudhon a, en effet, sur Rousseau, la supériorité de l’esprit tout autant que la supériorité du cœur.

Je dis d’esprit, et non pas de génie. Il n’y a que les blasés du xviiie siècle, les écœurés de plaisir de ce temps libertin, qui aient pu donner du génie à Rousseau, à ce déclamateur qui parlait parmi eux de vertu comme Diogène ou Antisthène chez Laïs, et par reconnaissance d’une sensation nouvelle qui leur paraissait piquante. La condition première, la condition impérieusement exigible du génie, c’est la sincérité ; et Rousseau, en rien, ne fut sincère. Il ne l’était pas plus dans l’idée que dans l’expression ; il avait la faculté de se monter la tête, comme un acteur qu’il était. C’était un souteneur de thèses, comme on est un souteneur de filles. Pour le fond de sa pensée, c’était, {p. 54}de métier, un sophiste, et de forme, c’était un rhéteur. Proudhon, qui n’était pas plus vrai de principes et de doctrine, c’est-à-dire dans l’essence des choses, était au moins sincère dans sa manière de les penser : la profondeur est toujours sincère. Le sophisme prenait Proudhon dans sa griffe de Chimère ; Rousseau jouait avec le sophisme. Diderot a dit : « naïf comme l’eau » ; expression justement admirée. Proudhon était cette eau-là. Il était sincère comme l’eau de source de ses montagnes. Mais la sincérité n’est pas tout le génie ; Proudhon, malgré la puissance de son intellect, n’avait pas l’ensemble inspiré, harmonieux et grandiose qui constitue le génie, cette rareté de l’esprit humain, impossible, d’ailleurs, en dehors de la vérité Proudhon n’était qu’un esprit de grande force, mais c’était assez pour l’emporter sur Rousseau, esprit maladif et inflammatoire, qui fît croire à ses muscles parce qu’il convulsait ses nerfs. Dialecticien irrésistible, incomparable, quand il forge et scelle les uns dans les autres tous les anneaux de la chaîne d’un raisonnement, d’une propulsion à tout renverser dans l’ordre logique, Proudhon est certainement le polémiste le plus redoutable qu’ait eu la langue française. Ne lui accordez rien quand il commence ! il vous prendrait tout… Rousseau est spécieux et captieux ; mais comme Proudhon eût méprisé le filet de soie de ce rétiaire ! Lui, le porteur de massue, il va devant lui, — en droite ligne, — mais, en droite ligne, il écrase {p. 55}tout sans pitié. Pour bien comprendre la différence de la vigueur de ces deux hommes, partis tous les deux du principe de Descartes (l’examen individuel), qui n’était en somme que le principe protestant tombé de l’ordre religieux dans l’ordre métaphysique pour retomber dans l’ordre politique, comme toujours, il n’y a qu’à regarder leur point d’arrivée… Après Rousseau, que n’y a-t-il pas ? Il y a la Révolution française, et tous les publicistes du droit populaire et tous les systèmes et tous les gouvernements qui n’ont pas vécu et qu’elle a enfantés, cette mère Gigogne d’avortons ! Enfin, il y a jusqu’à Proudhon lui-même. Mais après Proudhon, qui n’a pas eu son heure entière, mais qui l’aura peut-être un jour, demandez-vous ce qu’il y al Il n’y a rien ni personne : ni gouvernements, ni organisations, ni Révolutions, ni Communes. La table rase est faite, l’erreur épuisée. Par ce côté-là, le monde de la pensée se ferme, et si on veut marcher encore, il faut remonter vers la Vérité !… La gloire de Proudhon, gloire terrible ! est d’avoir rendu impossible et même inconcevable un autre Proudhon.

Et notez bien qu’en caractérisant ainsi la force destructrice de cette machine, de cette locomotive à raisonnements qu’on appelle Proudhon, je n’exagère point jusqu’à la grandeur une destinée qui aurait pu être grande si une telle force avait été mise au service d’une autre métaphysique, si le raisonneur formidable avait choisi d’autres points de départ que les {p. 56}siens. Dans la superbe confiance de sa logique, il n’a point compris où il arriverait. Il s’est cru plus que le Colomb d’un monde nouveau ; car le monde que Colomb découvrit lui était démontré par l’économie même du globe, mais le monde que Proudhon voulait faire n’existait que dans son esprit. L’économiste, qui lui bouchait tout, en lui persuadant (sa formule !) qu’il n’y avait qu’une faute de comptabilité à corriger pour que le monde actuel fût immédiatement renouvelé dans ses fondements et ses entrailles, lui cachait les lois morales et physiologiques de la nature humaine. Il se trompait sur l’homme et sur son histoire. Il se trompait sur Dieu et la sienne. Il se trompait sur la science, qu’il croyait dans le progrès infini, comme Condorcet, qui posait que la science pouvait même supprimer la mort. En attendant, elle supprimait son bon sens ! En d’autres termes, il se trompait du tout au tout, Proudhon, et comme un homme comme lui devait se tromper… car la chute se mesure à la hauteur d’où l’on tombe. J’ai déjà, et plus d’une fois, parlé de Proudhon, quand il s’est agi du Mémoire sur la Propriété, de la Justice dans la Révolution, des Contradictions économiques, etc., de tous ces livres audacieux dont l’audace, malgré la sincérité de l’esprit et des convictions de Proudhon, était souvent une combinaison d’habileté, comme les colères de Napoléon quand il brisait le cabaret de Coblentzel ! Je n’ai pas aujourd’hui à recommencer cette besogne {p. 57}et à revenir sur ces livres, qui ont tonné, qui se taisent maintenant, mais qui ne sont pas, croyez-le bien ! de vieux canons hors de service. Je n’ai qu’à donner une idée exacte de l’homme de la Correspondance. Malheureusement, je l’ai dit déjà, dans cette Correspondance où je voudrais plus de détails humains, familiers, domestiques, intimes, il y a encore plus le Proudhon que j’abhorre que le Proudhon qu’à quelques-unes de ses pages je serais tenté d’honorer !

XIII §

Et cela est tout simple, du reste. Proudhon, en cette correspondance, vit plus dans ses idées que dans ses sentiments. Ses idées, plus que ses sentiments (et ses meilleurs), étaient en somme la grande affaire de sa vie. Il écrit à des amis de jeunesse qu’il a gardés jusqu’à sa dernière heure, mais il ne leur écrit jamais en dehors des préoccupations de son cerveau. Chez lui, le cerveau pompait tout. Il les tient au courant de ses travaux et des développements de sa pensée, et s’il leur parle de ses misères, c’est qu’elles nuisent à sa vie de penseur. Sans cela, cet homme de si peu de besoins, d’un tempérament si philosophique, serait aisément {p. 58}stoïque contre elles. Il leur raconte les livres qu’il fait à mesure qu’il les fait, et les publications lointaines qu’il projette. Seulement, et ceci est d’un ragoût délicieux, l’homme apparaît, et, je l’ai dit, le bonhomme, et je pourrais ajouter le gros bonhomme, à travers cet effroyable révolutionnaire qui compte bien faire sauter un de ces jours la société tout entière : religion, lois et mœurs ! Chose inexprimablement amusante, il y a de l’Orgon de Molière dans ce Caliban de Proudhon ! Ici, la clameur des théories vous fend moins la tête. L’ours donne la patte comme il peut la donner… Le grand Sagittaire qui savait tendre l’arc d’Hercule contre le capital, la propriété, la religion et tous les systèmes qui ne sont pas le sien, le détend et joue avec sa corde détendue, non pas gracieusement, — car la grâce n’a pas été plus accordée à Proudhon qu’à Rousseau, ces lourds, — mais avec une bonne humeur charmante, une gaieté gauloise que ne connaissait pas l’aigre Genevois sorti de Calvin. Proudhon ne connaît pas la mélancolie, « ce bain du Diable », dit saint Jean Chrysostôme. Le Diable le tenait par ailleurs. Il sait rire entre deux colères. Il rit de la bêtise de ses ennemis, quand il ne se met pas en fureur contre eux avec des accents à l’Alceste. Il rit même de la terreur qu’il leur inspire, et jouit comme d’une chose très comique d’être le Croquemitaine de son époque ; car il l’a été un instant, lui qui, malgré sa haine de Dieu et de la propriété, se sent, au fond, {p. 59}un si bon homme, et chanterait à, pleine voix, s’il pouvait chanter :

Tenez ! moi, je suis un bon homme.

Et, ma foi ! il l’était tant, qu’on n’était pas même blessé de son orgueil. Vous savez comme Rousseau est insupportable avec le sien, quand, à la première page de ses Confessions, le goujat superbe demande qui de ses lecteurs osera dire devant Dieu : Je fus « meilleur que cet homme-là » ! Proudhon, qui a l’orgueil gai, dit joyeusement : « Ma mort serait, en ce moment, une absurdité de la Providence ! » et on ne lui en veut pas de ce mot gigantesque. Cela n’offense personne pas même Dieu ! cette drôlerie de réformateur. Sa colère aussi a la gaieté. Il en a d’impayables contre ses ennemis, et nonobstant de très éloquentes. Je n’ai jamais vu donner par personne plus cordialement des coups de bâton ; Qu’il a fait de fois de moulinets sublimes sur tous les dos ! et sur le dos des royalistes ! et sur le dos des montagnards ! et sur le dos des Saint-Simoniens ! et sur le dos des fouriéristes ! et sur le dos des icariens ! et sur le dos des femmes socialistes ! — inséductible à leurs épaules, dont il se moquait bien, le chaste gaillard ! Veuillot est le seul homme peut-être qui mène un bâton où il doit aller d’une poigne aussi vigoureuse. Mais il n’a pas le bâton si gai ! Il ne l’a pas si franc ! Il ne l’a pas d’un tour si large ! Il n’enlève jamais, dans un pareil envol, {p. 60}si comiquement les oreilles ! Du reste, il avait, Proudhon, le physique de tout cela. Il était ce paysan du Jura, bien moins majestueux que le paysan du Danube, mais il était aussi solide. Je l’ai connu, dans la longue redingote vert-bouteille dont parle Sainte-Beuve, avec son chapeau de quaker et ses pieds de cuistre et de commissionnaire, mais qui faisaient bravement quatre-vingts lieues pour aller voir, seulement quelques heures, un ami à Paris ! Rustre toujours dépaysé dans le monde, où il faisait craquer sa chaise de ses embarras, mais qui, bientôt, mis en train d’idées, tapait tout à coup furieusement sur les tables et sur les consoles, y faisant danser les madrépores quand il y en avait, comme, un jour, chez l’éditeur Dentu, qui tenait à son madrépore et qui blêmit encore aujourd’hui en pensant à ce que, sous ce marteau d’homme et de poing, son zoophite pouvait devenir !!! Chez lui, sancta simplicitas ! il était chaussé de sabots. C’étaient ses pantoufles, et c’est ainsi qu’un jour l’y trouva Charles Grün, hégélien venu tout exprès d’Allemagne pour le voir. Proudhon lui fit l’effet de Goethe, et il en parle, dans une description qu’il a publiée, comme d’un Phidias aveuglé, — car Proudhon était laid et louche. Batracien de bouche fendue et de gros yeux, il ressemblait à une énorme grenouille en lunettes. Grün fut ravi et le trouva beau ! Je le crois. C’était un Allemand !

Eh bien, vous le voyez maintenant ! Grâce à cette {p. 61}Correspondance, je l’ai mis debout devant vous, ce naïf, ce cordial, ce vertueux, cet Alceste sans talon rouge et sans rubans verts, et cet Orgon aussi, cet Orgon qui croyait aux peuples et à l’égalité absolue aussi bêtement qu’Orgon croyait à Tartufe ; je vous l’ai montré lui-même, ce bonhomme, ce bon ours, qui casse la tête de l’homme, de son ami, avec le pavé de ses théories, pour lui ôter les mouches qui le dévorent, croit-il, et qu’il a sur le nez : les religions, le capital, les polices, les hiérarchies, les gouvernements ! Vous avez devant vous la combinaison, beaucoup moins rare qu’on ne croit, mais, chez lui, très frappante, du coupable et de l’innocent, de l’indignant et de l’apaisant tour à tour. L’homo duplex de saint Paul est dans Proudhon plus que dans personne. Fils de Rousseau, il étrangle à chaque instant les doctrines de son père. Il ne lui pardonne pas d’avoir cru à la dégénérescence des peuples. Les peuples, dit au contraire Proudhon, ne meurent que quand on les tue. Il est l’apôtre de la Révolution, et jamais de Maistre, qui la traitait de satanique, ne l’a jugée plus cruellement que lui. Protestant comme Rousseau, et, comme tous les révolutionnaires, mis bas par Luther, car leur extraction n’est pas plus haute : « Il ne s’agit plus — dit-il (parole protestante !), — d’attaquer le christianisme, mais de l’approfondir », et, en attendant cet approfondissement qui est la chimère de tous les hérétiques depuis Arius, il supprime {p. 62}brutalement Dieu ! Philosophe, il méprise Lamennais d’être devenu, de prêtre, philosophe et d’attaquer le sacerdoce… Je ne relève que quelques-unes de ses contradictions, et je pourrais les entasser. Inconséquent qui s’était mis parfaitement à l’aise vis-à-vis de ses inconséquences, en faisant du principe de la contradiction une loi du monde. Peine inutile ! ce principe, qui fut aussi celui de Hégel, ne sauvera point Proudhon devant la Critique et devant l’Histoire. Il restera condamné. Ni sa femme, ni ses filles, ni ses amis, ni ses bons sentiments, ni sa bonne humeur, ni même les ridicules qui font dire : « J’ai ri, me voilà désarmé ! » ni tout ce qui rogne et diminue le monstre de ses théories, n’empêcheront qu’il ne soit un coupable au premier chef dans l’ordre de la pensée, un de ces grands criminels qu’il faudrait envoyer, les larmes aux yeux, à l’échafaud, si, dans l’ordre de la pensée, il y avait des échafauds ! Qu’il l’ait su, voulu ou ignoré, peu importe ! Proudhon est sur la route des Communes futures et il y conduit. Il est le cerveau qui a pensé savamment ce que des brutes accompliront avec ignorance.

C’est le Byzantin de ces Barbares !

La Pornocratie §

XIV §

{p. 63}Le dernier volume de la correspondance de Proudhon a été publié en même temps que son livre posthume : La Pornocratie. Les cygnes s’envolent deux à deux. Mais ce ne sont pas là des cygnes, que ces deux volumes. Il n’y a dans le démocrate Proudhon rien qui rappelle ce bel oiseau aristocratique, qu’il faut laisser, pour objet de comparaison, aux reines et aux impératrices. De cette Correspondance dont nous venons de parler, il n’est, en fait d’idées, sorti quoi que ce soit que nous n’eussions vu dans les Œuvres complètes de cet homme, un des premiers cerveaux du siècle en puissance, mais en puissance mal employée et funeste… Seulement, si cette Correspondance n’ajoute pas aux idées du penseur, elle les éclaire du moins de la personnalité de l’homme. Proudhon peut être son propre scholiaste à lui-même. La Correspondance serait un commentaire intéressant des Œuvres, et qui sait si un jour un éditeur intelligent ne la placera pas en notes sous les pieds du texte ? Telle, pour moi, est la valeur de cette Correspondance, et tel pourrait être son destin.

{p. 64}Mais, encore une fois, si elle n’augmente pas les mérites classés et reconnus de l’homme d’idée dans Proudhon, elle le montre, lui, sous un jour intime qui lui sied et dans la lumière duquel on n’était guères accoutumé à le regarder, ce grand coupable d’honnête homme ! Elle vaut mieux pour lui et pour sa ressemblance que l’ignoble portrait de Courbet. Cette Correspondance, qui embrasse toute la vie intellectuelle de Proudhon, nous dégage du système ce qu’était l’homme, — l’homme primitif, primesautier, naïf, la créature vivante, l’être moral, en un mot ; car, il faut bien le dire, le monstre était moral. On dit que l’éléphant l’est aussi. On dit qu’il a la pudeur de l’amour et le respect des os de ses pères. Proudhon ne serait-il moral que comme l’éléphant ? C’est une question qu’on peut débattre, mais cette moralité est indéniable, et c’est elle qui l’a fait, un jour de sa vie, moraliste de fonction, et lui a inspiré ce livre de la Pornocratie, dans lequel il a piétiné (mais avec la force d’un éléphant, par exemple !!) toutes les immoralités de ce temps, dont il eut toujours une saine horreur. Il est entré au plus épais de ces immoralités comme l’éléphant qui brise et qui écrase tout, dans une forêt de bambous. La femme, qui tient tant de place dans les mœurs d’un peuple ; la femme, qui est presque toutes les mœurs d’une nation, a été pour lui la grande question de son livre. Il l’a prise comme le monde moderne l’a faite ; il l’a prise avec tous ses {p. 65}orgueils et toutes ses prétentions, pères et mères de tous ses autres vices, et elle n’a pas pesé beaucoup dans la trompe étouffante du colosse. Quelque chose avait, je crois, paru déjà du livre posthume qu’on a publié. Les femmes crièrent alors comme des Mélusines, sans être pour cela des fées… Probablement elles ne cesseront pas de crier. Dans tous les cas, les galantins, les madrigalistes, les valets de cœur de ces dames crieront pour elles, et sans danger pour personne, car le terrible éléphant n’est plus !

XV §

À mon sens, à moi, le livre est superbe, et je le dis tout de suite. Il n’est pas irréprochablement superbe, comme ma critique va vous le prouver, mais il l’est d’inspiration vraie, profonde et indignée. Qui ne le sent pas, ne sent rien ! Jamais les facultés de Proudhon ne se sont mues et n’ont mieux joué dans un milieu qui convînt davantage à son talent et à sa nature. Il ne faut, certes, pas s’y tromper : l’homme, dans Proudhon, n’était nullement à l’origine ce qu’il est devenu. La science a gâté en lui la nature. « Tout homme qui « pense est un animal dépravé », a dit Rousseau, dont {p. 66}Proudhon est un des bâtards, mais cinquante fois plus fort que son père. Absolument, le mot est faux, comme tout ce qu’a écrit ce vil menteur de Rousseau ; mais, relativement à Proudhon, le mot est vrai. Il se déprava, parce qu’il pensa. C’est la pensée, — comme son temps la comprenait, — c’est la science de son temps qui le pervertirent. Dieu l’avait fait droit comme un cèdre. Il était avec le bon sens, — le maître des affaires, a dit Bossuet, et j’ajoute : le maître de l’esprit qui l’a et dont il doit diriger les facultés, sous peine d’être emporté par elles ! Mais les sciences, mais l’orgueil des sciences, mais la philosophie du xviiie siècle, mais la Révolution française, faussèrent, déformèrent et mutilèrent abominablement ce bon sens, qui aurait dû rester souverain, et c’est ainsi que le régicide intellectuel fut accompli dans l’esprit de cet homme, qui politiquement, du reste, ne devait pas répugner au régicide. Avant de tuer les rois, on tue le bon sens, qui est le roi des facultés humaines. C’est le même désordre et c’est la même loi.

Et le mal n’alla seulement pas qu’au bon sens de l’homme. Il alla à toute sa nature, qui était chrétienne comme elle était sensée. Je tirerai encore ce coup de pistolet ! de nature, cet irréligieux, cet athée, ce matérialiste ; ce haïsseur de l’Église, car il était encore plus haïsseur de l’Église que matérialiste et athée, était chrétien. Stupete, gentes ! comme dit Santeuil. Gentes, ce sont les imbéciles : — des nations ! Il était {p. 67}né chrétien par les facultés. Dieu lui avait épargné les passions, et ne lui avait accordé d’imagination que ce qu’il en faut pour donner de l’éclat et de la couleur à du style. Proudhon ne connut pas celle-ci : l’imagination dévorante, le cancer de feu dont madame de Staël disait : « Ce n’est plus une faculté, c’est une maladie… » En restant et en développant ce que Dieu l’avait fait, — une nature chrétienne, — et même en devenant un Saint, s’il avait pu le devenir, Proudhon n’eût jamais été, par exemple, un Saint comme le fut saint Jérôme. Il n’eût pas été un dompteur de lions parce qu’il commençait par se dompter lui-même. Il n’eût pas été, comme saint Jérôme, hanté du fantôme des femmes qu’il aurait laissées dans les villes, et dont les images, plus puissantes que la réalité, l’eussent fait se tordre de désirs et d’épouvante sur l’arène de sa caverne. Il n’eût point chargé ses reins de sacs de sable brûlant pour mieux tuer le Diable, — car le Diable est dans les reins, disait-il, profondément et spirituellement, saint Jérôme : Diabolus est in lumbis, Le Diable n’était point dans les reins de montagnard de Proudhon ; qui avait bu, dès l’enfance, l’eau des neiges qui descend des montagnes. Il n’était point de la substance de saint Jérôme, ce Jurassien. Il fut toute sa vie tranquille dans l’équilibré de ses organes. Il avait la chasteté cérébrale, — ce tempérament philosophique que n’avait pas Diderot, le philosophe. Il ne lui en coûtait rien pour être sage, et du fond de sa {p. 68}tranquillité et de sa sagesse il pouvait vaquer aux calmes besognes de sa pensée… Quand même vous le déplaceriez, par hypothèse, quand même, par la pensée, vous le reculeriez jusque dans le siècle de saint Jérôme, vous ne feriez pas encore un saint Jérôme de Proudhon. Mais, dans ce siècle-là, je sais pourtant ce qu’il aurait été…

Avec le bon sens armé dont Dieu l’avait doué, et dont, pour l’avoir faussé et employé à mal, il doit répondre devant Dieu un peu plus terriblement que devant la Critique ; avec son amour de l’idée et la placidité du cours de son sang dans les veines, il serait monté sans effort vers les idées chrétiennes autour desquelles gravitaient alors tous les esprits et tous les cœurs justes. S’il n’avait pas été un Saint, il aurait toujours été un docteur. Il eût été un Tertullien, sans Afrique dans le génie, ou un Augustin, sans Athènes, mais il eût certainement combattu les hérésies chrétiennes, qui étaient du vieux paganisme réchauffé, comme il a combattu, de notre temps, le vieux Jacobinisme réchauffé, qui était pour lui l’hérésie révolutionnaire. Même plus tard, bien plus tard, Proudhon, à force de bon sens et d’impersonnalité, aurait été avec l’Église. Il aurait haussé de mépris ses fortes épaules aux hérésies du Moyen Âge, presque toutes manichéennes ! Moine, s’il l’avait été, il n’eût eu ni ambition, ni simonie, ni concupiscence. Il ne se serait jamais vautré dans les bras sacrilèges de la religieuse {p. 69}de Luther, Et toujours plus tard, plus tara encore, au xviie siècle, par exemple, il eût été très bien l’abbé Proudhon, un théologien qui aurait passé, haut la main, de magnifiques thèses en Sorbonne, comme, au xixe siècle, il concourait pour des prix à l’Académie des sciences morales et politiques, et il eût laissé derrière lui quelques traités de droit canon et d’érudition religieuse. Mais, né après Rousseau et de Rousseau, fou de sciences folles, né ouvrier, — dans un temps où la révolution des ouvriers se prépare contre les bourgeois avec la logique vengeresse des révolutions, — ouvrier lui-même, ayant mis la main à la pâte, il a été la victime de son siècle, le déforme de son siècle et de son berceau, qui n’ont pas tué son génie mais qui l’ont horriblement gauchi, mais pas encore de manière, cependant, qu’on n’aperçoive ces deux belles lignes qui, en talent, font les camées : le bon sens et la pureté de cœur,

XVI §

Il les a retrouvées — intégralement retrouvées — dans le livre que voici, où il ne s’agissait plus des progrès chimériques de l’esprit humain, — la griserie des cerveaux modernes, — mais de la morale éternelle, {p. 70}— mais du rapport éternel de l’homme et de la femme, — mais de la famille, base, pour Proudhon comme pour Bonald, de toute société. Proudhon et Bonald, rapprochement étrange, n’est-il pas vrai ?… Proudhon et Bonald, les deux esprits philosophiquement les plus éloignés l’un de l’autre, et qui se rencontrent sur le terrain de la Famille telle que le Christianisme l’a conçue et l’a constituée. Je sais bien que les raisons données par Bonald, ce simplificateur sublime, qui croyait à la Révélation, ne sont pas et ne peuvent pas être les raisons d’affirmer la nécessité de la Famille pour Proudhon, qui ne croit pas même au Dieu de la chiquenaude de Pascal. Mais les entrailles du père, l’instinct patriarcal de l’homme familial, qui apparaît, entre sa femme et ses enfants, au jour de la Correspondance, ont ici, heureusement, été plus forts que les systèmes du philosophe, et l’involontaire christianisme de la nature de Proudhon a entraîné sa réflexion aux mêmes conséquences que Bonald, le catholique et grand Bonald ! Il reste, évidemment, pour qui les rapproche, de grandes différences dans l’affirmation de ces deux esprits aux principes contraires, dont l’un n’a jamais aberré (Bonald), et dont l’autre (Proudhon) n’est sorti de l’erreur de ses doctrines que sur cette seule question de la Famille. Bonald, l’historique Bonald, sait où en poser le fondement, et Proudhon l’ignore. C’est là même l’infériorité de ce livre posthume, auquel la dernière main a manqué et {p. 71}que j’ai l’audace de trouver beau. C’est l’infériorité du livre et l’embarras très visible de l’auteur, — de ce ferme esprit, altéré de choses positives, et qui, dans les ténèbres de ses négations et la brume de ses scepticismes philosophiques, ne sait pas où poser la base de la Famille, base elle-même de tout, dans les sociétés humaines, parce qu’il ne peut y en avoir qu’une, et que celle-là, donnée par le Christianisme, ne peut être consentie par Proudhon sans qu’il ne devienne, de par la logique, forcément et de pied en cap, ce qu’il ne veut pas être : — un chrétien ! Mais, de sentiment, il l’est malgré lui, comme le médecin de la comédie, et il n’a pas reçu de coups de bâton pour cela. De sentiment, cet homme, qui était chrétien quand il prenait ses filles sur ses genoux et qu’il soignait si tendrement leurs maladies (voir la Correspondance), a retrouvé, dans son livre de la Pornocratie, — dont, par parenthèse, je n’aime pas le titre, trop pédantesque, trop grec, pas assez français, — l’accent chrétien perdu par lui depuis si longtemps, et, chose particulièrement étonnante ! cet accent y est si prononcé, si vif et si éloquent, que, de tous les grands moralistes qui l’ont précédé ou suivi, je n’hésite pas à poser que Proudhon est le plus chrétien La Bruyère excepté. La Bruyère l’est, en effet, lui, ouvertement, résolument, majestueusement, avec l’indiscuté de la certitude et la sécurité d’un temps ordonné pour croire, mais La Bruyère lui-même n’a pas la vibration chrétienne {p. 72}de Proudhon contre les vices et la corruption de son temps. Il est vrai que son temps était moins corrompu que le nôtre. Le xviiie siècle et la Révolution française n’y avaient point passé… Ce n’est pas non plus La Rochefoucauld, l’aride et égoïste La Rochefoucauld, ni, plus tard, Chamfort, à la morsure empoisonnée, pour le moins aussi athée que Proudhon, qui peuvent lutter d’indignation vertueuse et chrétienne avec Proudhon, avec ce rude Alceste contre d’autres femmes que des Célimènes, et dont, ventre saint gris ! il ne fut jamais amoureux !! Pour trouver un accent pareil, il faut remonter jusqu’aux prédicateurs (les vrais moralistes français), et encore les plus austères et les plus tonnants parmi eux. Et, de fait, dans les véhémences de la Pornocratie il y a du Bridaine, du Bridaine de plain-pied, sans la majesté de la chaire, car le xixe siècle, dont Proudhon est un des fils, a mis tout le monde à pied. Il a abaissé les choses les plus élevées au niveau de lui-même et du sol, et même de la crotte, qu’il y a toujours un peu, plus ou moins, sur le sol !

Ainsi, un moraliste, et même un moraliste chrétien (peut-on l’être autrement après le Christianisme, qui, en morale, a dit le dernier mot ?…), voilà Proudhon, et c’est comme moraliste qu’il compte à mes yeux et qu’il comptera aux yeux de l’avenir. Avec ses théories philosophiques ou économiques, il ira rejoindre dans l’oubli Campanella et tant d’autres, jusqu’à ce {p. 73}que le crochet de quelque curieux ou de quelque penseur original l’y rattrape pour le jeter dans la hotte de quelque système, comme dernièrement il est arrivé à Campanella. Venu dans des temps plus menaçants et plus terribles, il aura peut-être l’affreux mérite d’allumer les torches des pétroleurs de l’avenir ; mais, un jour, le monde, las d’être brûlé, soufflera sur ces torches et les éteindra avec colère, et la triste gloire de les avoir allumées s’éteindra avec elles. Mais le moraliste, qui n’est pas d’un temps, mais de tous les temps, le moraliste qui juge et qui flétrit le sien, vivra — et avec honneur — dans Proudhon. Son livre de la Pornocratie, qui est du moralisme, deviendra, pour toutes les générations futures de l’Histoire, comme les Satires de Juvénal. Proudhon a le poinçon brûlant de Juvénal. Il burine avec la même rage de burin, mais il est bien plus acceptable que Juvénal par l’Histoire, qui l’accepte pourtant. Juvénal est un satirique Il écrit sur sa porte, c’est-à-dire sur son livre, qu’il est un satirique. Il a le droit de l’hyperbole. Il met dans ses livres le même masque grossissant que l’acteur comique de l’Antiquité plaquait sur son visage pour faire plus d’effet au public… Proudhon ne met pas le masque de l’hyperbole. C’est un moraliste à visage nuI, qui ne se gêne pas et dit à son temps son affaire, — vulgaire expression, mais qui exprime bien ce que pratique Proudhon :

Assieds-toi, Cromwell ! Mets ton chapeau sur ta tête.

{p. 74}Seulement, Proudhon est plus fort que le puritain du drame. Victor Hugo n’aurait pas inventé Proudhon. Proudhon ne dit pas à Cromwell de mettre son chapeau ; il le lui ôte, sans façon, du bout de son bâton, car c’est un bâtonniste, et il le jette par la fenêtre, et il se trouve que c’est un chapeau de femme, ce chapeau !

XVII §

La femme, en effet, voilà Cromwell pour l’heure. La femme, hypocrite et despote, a toujours été, chez toutes les nations, un danger pour l’homme, la morale et la société ; mais, ces derniers temps, elle Test devenue plus que jamais. Essentiellement, la femme est, depuis la chute d’Ève, plus spirituelle qu’Adam, disent les Américaines, roulé par elle si joliment (en langue américaine), — preuve que les femmes sont nées pour l’empire et doivent nous rouler ; depuis la chute d’Ève, la femme a passé à l’État de révolte, et c’est même pour cela que les Sociétés anciennes furent si dures pour elle, et que l’Asie, encore tout à l’heure, continue cette dureté.

Qui ne lésait ?… la femme a mis dans la famille ce principe de révolution que Proudhon devrait détester {p. 75}partout, — car il n’est pas plus légitime là qu’ici, — mais qu’il ne déteste que dans la femme, comme si le peuple ne ressemblait pas à la femme, comme si elle et lui n’étaient pas les éternels mineurs de l’humanité ! Le Christianisme seul, dans le cours des siècles, a répondu aux épouvantes des législations en donnant à la femme sa place juste dans l’organisation du monde. Et cette place a été tellement bien faite que partout où la femme l’a acceptée et gardée les Sociétés ont été aussi morales qu’elles puissent être, et qu’elles doivent devenir d’autant plus immorales dans l’avenir que les femmes voudront sortir de cette place et se croiront le droit de la répudier.

Et nous sommes à ce moment suprême de renversement dans les idées, qui précède de bien peu la fin des civilisations. Les niaiseries d’innocence ne sont pas possibles devant les leçons de l’Histoire. Il ne faut pas rêver. Tout peuple a sa corruption, qui crève les yeux à qui veut la voir. Mais le mal n’en est pas mortel quand, des mœurs, elle ne passe pas dans les idées. Le vice est éternel, qui l’ignore ? Il est inhérent à la nature humaine. Mais c’est bien moins la corruption qui est terrible, que le dogmatisme de la corruption » Ce n’est pas le nombre des femmes tombées, ce n’est pas même le nombre (disons le mot) des courtisanes s’accroissant chaque jour chez un peuple, qui fait le danger de la Famille et qui l’atteint. Il y a eu, de tout temps, de ces espèces de femmes, et la famille chrétienne {p. 76}a vécu à côté, — forte et impénétrable comme une forteresse, — sans pour cela se sentir menacée dans le cœur de sa vie intime et les racines mêmes de sa constitution. Mais alors, la femme, déclassée une fois et arrivée — n’importe par quels chemins — à la courtisane, restait courtisane. Elle acceptait, le front bas ou le front haut, — à ses risques et périls, — sa destinée. Elle s’ajustait à son infamie. Ni elle, ni le monde, ni même ceux qu’elle en traînait, ne s’aveuglaient sur elle. On lui mettait une étiquette comme sur une bouteille de poison, et tout était dit ! Ainsi, à Rome, avant le Christianisme, il n’était pas permis à la courtisane de porter des cheveux noirs, — les cheveux de la race, — portés seulement par les matrones romaines. Elle était livrée aux cheveux blonds, — les cheveux de la prostitution, — et au pied nu dans les sandales. Il lui était défendu de chausser le nuptial brodequin couleur de safran… Au Moyen Âge, ni ceinture d’or, ni fourrures. Et quand la Législation ne lui attacha plus, comme un carcan, son étiquette, l’Opinion lui cloua la sienne, qui valait bien l’autre en cruauté. Du temps de la Régence, qui pardonnait tout, qui avait la clémence de la complicité, la comtesse de Sabran n’était pourtant que la Sabran, comme la Gourdan, comme la Fillon. Le Régent riait en lui donnant les baisers du mépris. Mais c’est précisément cette étiquette que les femmes, qui croient faire l’opinion, et qui, malheureusement, la font souvent, hélas ! s’imaginent tout {p. 77}à l’heure pouvoir effacer… Nous sommes arrivés à cette dernière descente dans les mœurs où la femme vicieuse sophistique son vice. J’en atteste les romans de madame Sand ! Le sophisme dans le vice, c’est le caractère de la femme au xixe siècle. Au xixe siècle, la femme fait entrer la pensée dans son vice, ce qui ne s’était pas encore vu, et Proudhon l’a vu. C’est son mérite comme moraliste : il a vu le Bas-Bleu dans la courtisane. Le taureau a les yeux purs, a dit un poète. Proudhon a vu dans le Bas-Bleu — la femme du xixe siècle — l’écroulement de la femme chrétienne, de la noble femme chrétienne ! l’idéal de la femme pour toutes les civilisations.

Et, qu’il soit loué pour cela ! il en a souffert. Il a vu avec la colère indignée du plus royal des mâles, cette espèce horrible de femelle, inconnue dans les Sociétés qui nous précédèrent. Il a vu le Bas-Bleu, — le Bas-Bleu dont lord Byron riait, mais dont Proudhon s’indigne, parce qu’il voit plus loin que ce beau dandy impertinent de lord Byron ! Le Bas-Bleu, en effet c’est la courtisane de notre âge. Au xixe siècle, toute courtisane incline plus ou moins au Bas-Bleu, mais tout Bas-Bleu incline bien davantage à la courtisane. Or, les siècles se jugent aussi par leurs courtisanes. Le livre de Proudhon intitulé : La Pornocratie, s’appelle aussi : Les Femmes dans les temps modernes, et il est bien nommé !

XVIII §

{p. 78}Voilà ce qu’il a vu, Proudhon, et avec quelle profondeur ! Et il a dit ce qu’il a vu, et avec quelle éloquence ! Il faut le remercier, pour la langue française, d’avoir écrit sa Pornocratie. Le mérite de ce magnifique livre, — inachevé comme tant de choses belles qui gagnent peut-être à être inachevées, — comme cette statue de l’Amour du grand Michel-Ange, déterrée après sa mort, et à laquelle il manquait un bras ; — le mérite de ce livre ne s’arrête qu’aux endroits où Proudhon cesse d’être chrétien — le chrétien qu’il est de nature — et se heurte à sa philosophie… Livre profond et éloquent ! Mais c’est précisément son éloquence qu’on va faire expier à Proudhon. Ah ! vous avez du feu dans l’expression, ô mon pauvre grand écrivain, comme vous en aviez dans la tête ! Vous vous moquez bien de ce que les Énervés de ce monde hypocrite, qui ne croit pas même à ce qu’il dit, appellent, en pinçant leurs plats becs, de l’indécence, et vous appliquez, avec la verve du talent, vos moxas sur ces reins qui, selon saint Jérôme, sont le tabernacle du Diable, comme on enfume un renard dans sa {p. 79}tanière pour le faire sortir ! Eh bien, vous serez un grossier et un immoral ! Un immoral, même contre l’immoralité !!! Je connais cela, moi ! l’auteur des Diaboliques… Des journaux, des critiques ont déjà protesté contre Proudhon, Nous en sommes arrivés à ce point de superficialité jusque dans notre hypocrisie, que tout n’est plus que dans l’expression, et que le talent le mieux intentionné est trouvé coupable, quand il flambe ! La peinture du vice, si indignée qu’elle soit, c’est le vice, pour les vicieux qui la regardent. Ils jouissent de la peinture que nous en faisons, les misérables ! et ils nous en paient, en nous accusant.

Proudhon n’échappera point à cela. Les dévoués aux Bas-Bleus et à leurs jarretières continueront la campagne contre son livre de la Pornocratie, Il est adressé, ce livre, à deux Bas-Bleus, à mesdames J.-L. et Jenny d’H… Quelles peuvent être ces dames ? L’éditeur est-il donc un porteur de quelle de Bas-Bleu, pour n’avoir pas mis ici le nom de ces dames, que Proudhon, dont le front aurait crevé tous les masques, n’eût pas manqué d’écrire à la tête de son livre ? Nous demandons qu’il y soit mis dans les éditions futures… Proudhon n’osant pas mettre de suscription à ses lettres ! Proudhon lâchement diplomate ! Allons donc ! on se moque de nous ! Ce n’est pas Proudhon.

J. de Maistre §

Œuvres inédites §

I §

{p. 81}Il est des génies avec lesquels il semble qu’on n’en ait jamais fini, et qui rappellent ce qu’on disait de la Sainte-Ampoule, de miraculeuse mémoire. Un jour, on croit qu’on l’a tarie, et voilà qu’en repenchant un peu la fiole sacrée, il en tombe inépuisablement des gouttes encore. Tel le génie du comte Joseph de Maistre, et depuis quelques années, son histoire. Après sa mort, qui limita ses œuvres, en les interrompant, et les fit complètes, on pensait tout tenir de cet esprit puissant, qui s’était concentré, dans une époque où presque personne ne se concentre, mais où tout le monde s’avachit ; et, de fait, ce qu’il avait publié suffisait à la plus grande gloire religieuse du xixe siècle et à une des {p. 82}grandes de tous les siècles ! On s’imaginait tout connaître de cette intelligence profonde et grave, et dont l’éclat est d’autant plus vif et plus dardant que son bloc, comme celui du diamant, est plus massif et plus solide, quand, bien du temps après sa mort, on s’est avisé de publier sa Correspondance avec sa fille, qui étonna tout à la fois et qui ravit, et modifia, pour la plupart des lecteurs, qui n’ont pas vu le lion quand il aime, la physionomie de ce lion-ci, qui avait la grâce au même degré que la force, car il ne pouvait pas l’avoir davantage ! Plus tard encore, une Correspondance diplomatique, tirée de l’ombre des chancelleries épaissie par la précaution, et misérablement altérée dans un intérêt de parti, révélait encore assez du de Maistre des Œuvres complètes pour qu’à côté du mensonge de l’altération on vît éclater la vérité de l’irréductible génie et tomber et passer sur l’imposture comme une rature sublime !

Mais les Fragments sur la Russie, qui ont suivi la Correspondance diplomatique datée de Turin, nous redonnèrent, eux, du de Maistre pur, dans la radicale beauté de sa pensée et dans la simplicité de ce style, unique de transparence, qui est comme la vue immédiate de l’idée elle-même… Enfin, voici une publication, — qui n’est peut-être pas encore la dernière, — et qui prouve autant que toutes les autres l’inépuisabilité de ce génie qu’on croyait posséder tout entier, et qui repart en jets inattendus {p. 83}de publicité quand on se disait qu’il n’y avait plus rien à attendre de la source cachée, semblable à un puits artésien qui se remettrait à jaillir à mesure qu’on ôterait les pierres qui le couvrent. Or, ici, nous pouvons être parfaitement tranquilles ! ce sont les mains pieuses du petit-fils de l’Auteur du Pape qui ont écarté ces pierres-là.

Incontestable garantie ! Ces fragments, gardés dans la famille, et qui attestent la laborieuse fécondité d’un homme aussi savant qu’il fut inspiré, chose si rare ! car l’inspiration et la Science ne vont pas d’ordinaire par les mêmes chemins… ces fragments sont d’autant plus curieux qu’ils remontent à une époque éloignée, où le génie de Joseph de Maistre en était encore à ses premières élaborations. Il les écrivit de 1794 à 1796, la date à peu près de ces Considérations sur la France, à l’explosion tardive, et qui mirent, comme le canon et plus que le canon, un intervalle entre leur lumière et leur bruit. On peut donc considérer ces fragments comme les premiers linéaments du génie de Joseph de Maistre. Or, il y a une embryologie littéraire. Étudier le génie dans son œuf est une volupté d’observation que ce volume ne manquera pas de donner à ceux qui sont capables de la sentir. Pour moi, je crois bien qu’il n’y a qu’une seule loi qui gouverne ces esprits de premier ordre qu’on appelle des hommes de génie, — et cette loi, évidente dans l’œuf du génie de Joseph de Maistre aussi bien que dans l’œuf {p. 84}du génie de Bossuet, par exemple, n’est peut-être que l’apparition instantanée d’une seule idée qui va se préciser et faire l’unité et la puissance de leur vie intellectuelle, à ces esprits étonnants qui ne changent pas, mais se développent, mobiles dans l’immobilité comme Dieu, dont ils sont bien plus près que nous !

Et si c’est vrai, — ce que j’ose hasarder, — si les hommes de force absolue n’ont pas, comme je le crois, dans leur vie, de vol tes et de contre-voltes, ne tâtonnant pas, ne battant pas le buisson et ne changeant pas leur fusil d’épaule, comme on dit, ainsi que la plupart d’entre nous ; s’ils poussent toujours du même côté, tirant leurs coups toujours dans la même ligne, c’est qu’ils portent en eux un principe interne qui ne fléchit pas plus que le principe qui fait du chêne un chêne et qu’on appellera du nom qu’on voudra, mais que je me permettrai d’appeler le principe du génie. Principe qui fait d’eux bien moins des créatures humaines que des créations divines, — des outils de Dieu ! comme disait Thalès, qui disait fort bien.

Et c’est là le premier caractère que je trouve dans Joseph de Maistre, et c’est le premier intérêt que je trouve aussi en ces fragments, qui en font foi. L’intérêt premier qu’ils nous offrent n’est pas leur valeur littéraire, fort grande pourtant, et sur laquelle je vais revenir. Non ! ce qui me frappe d’abord et ce qui frappera tout le monde, c’est cette unité de pensée qui commence, et qui, sortie des abîmes de l’homme {p. 85}et de son être, va prendre l’homme tout entier et s’asservir sa vie. Ce qui me frappe, c’est que le mâle génie du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg, plus ferme encore que Bossuet sur sa base, à quelque époque qu’on s’avance ou qu’on recule dans sa vie, n’ait jamais eu qu’une pensée que, sous sa plume unitaire, on retrouve toujours. Et non seulement en lui, l’homme de génie, comme dans tout homme de génie, il n’y eut qu’une pensée, mais c’est que cette pensée fut la pensée même de l’unité !

II §

L’unité, en effet, c’est tout Joseph de Maistre ! L’unité, voilà le concept de son esprit, qu’il portait fièrement et impérieusement sur toutes choses, en tout sujet, en toute matière. Nul homme n’eut plus que Joseph de Maistre une notion plus haute, plus noblement tyrannique, et malgré cela plus vaste, de l’unité ! C’est la notion de l’unité, je n’en doute pas, qui le fit rationnellement et scientifiquement catholique, quand l’heure eut sonné dans sa vie de le devenir ainsi, après l’avoir été d’abord d’éducation, de sentiment et de foi. L’unité, il la voyait partout. Bien avant les abatteurs {p. 86}de frontière, qui dressent sur le pavois, embrassée et entrelacée, la grande figure de l’Humanité, le comte de Maistre, l’anti-philosophe, l’anti-progressif, le retardataire, montrait de son doigt prophétique l’Europe, et par l’Europe le monde, ascendant vers ce but de tout : l’unité ! une unité vague encore et mystérieuse, mais pour lui certaine. Et ni la Révolution française, qu’il n’aimait certes pas ! et qui déchira les entrailles de l’Europe après se les être déchirées à elle-même de ses propres mains, ni les conséquences de ce Protestantisme pulvérisateur qu’il détestait, et qui fait lever maintenant des atomes de poussière là où il y avait autrefois du ciment, n’arrachèrent à Joseph de Maistre, tout le temps qu’il vécut, sa foi profonde en une unité supérieure, qui, tôt ou tard, devait se reconstituer. Que si son dernier mot fut un mot de désespoir, c’est que cette unité tardait trop, au gré de son ardente pensée ! Le catholique, en lui, ne fut si glorieux et si pur que parce qu’il était unitaire. Pour lui, la vérité du catholicisme fut surtout d’être la religion de l’unité. Il n’a pas fait, lui, de sermon sur l’unité, mais il lui est resté plus fidèle que celui qui en prononça un. Et voilà pourquoi il remporte (à mes yeux du moins) sur Bossuet même ; car le génie, c’est ce qui ne change pas, mais ce qui se tient immuablement — stat — dans l’ordre de la vérité !

De Maistre fut ce Stator magnifique, depuis le jour où il prit la plume jusqu’au jour où il la quitta. Ni {p. 87}par l’âme, ni par l’intelligence, il n’est agité une minute. Dans la pensée comme dans la vie, il eut le calme des grandes convictions, qui font le fond des plus grands génies. Tel vous le voyez dans son livre du Pape, aux chapitres fameux de l’Infaillibilité et de la Souveraineté, — tout son système né dans la conception de l’unité, — tel vous le retrouvez, en remontant, dans cette dissertation sur la Souveraineté, qui n’était peut-être qu’une pierre d’attente pour ses travaux futurs, et que je regarde comme le morceau capital du livre posthume qu’on a édité. L’auteur peut y être moins fulgurant, moins écrasant de clarté que dans le Pape, mais il y est intégral (déjà), absolu, péremptoire, avec cet éclair à la cime d’une phrase ou d’un mot qui est tout de Maistre, et ce mépris que j’ai appelé un jour la seule colère d’un gentilhomme.

III §

Et de fait, il n’eut jamais que celle-là.

Beaucoup d’esprits, qui se mettent en colère pour lui, ont regardé cet homme, qui fut peut-être le plus calme des hommes de génie (il a le calme de l’absolu), comme le plus violent des violents ; mais c’est là l’erreur de la violence chez ceux qui l’ont jugé. {p. 88}Je ne sache guères en toutes ses œuvres qu’une page de colère enflammée, et c’est le célèbre portrait de Voltaire, écrit avec la griffe d’un tigre trempée dans du vitriol ; seulement, remarquez que, dans ce portrait, de Maistre ne parle pas en son nom personnel, mais au nom et par la bouche des personnages du dialogue de ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Il fait œuvre là d’auteur dramatique, et il n’est pas plus responsable de toute cette fureur que Shakespeare, par exemple, des rugissements d’Othello, Le comte de Maistre, en grand artiste qu’il est, invente une colère, mais il ne la ressent pas ; et, cependant, il n’y a pas que la haine et la violence contre lui qui s’y soient trompées ! Un homme qui avait autant de respect que moi pour le bon et grand homme dont la vertu toucha à la sainteté, Louis Veuillot, à propos des Fragments signalés dernièrement à l’attention publique, a parlé du noble courroux de l’auteur de ces fragments contre les incrédules et les révolutionnaires. Eh bien, cela est encore trop ! De Maistre ne se courrouce point. Il est trop patricien pour donner cet avantage à ses adversaires. Il méprise, et avec quelles formes concentrées et sombres, bien autrement terribles d’effet dans leur concentration et leur sobriété que tous les tonitruments de la colère !

« Mais ce feu sacré qui anime les nations, — dit-il, à la fin d’un des plus beaux chapitres de son Étude sur la Souveraineté, que nous avons là sous les yeux, —  {p. 89}est-ce toi qui peux l’allumer, homme imperceptible ?… Quoi ! tu peux donner une âme commune à plusieurs millions d’hommes ? Quoi ! tu peux ne faire qu’une volonté de toutes les volontés ? Les réunir sous tes lois ? Les serrer autour d’un centre unique ? Donner ta pensée aux hommes qui n’existent pas encore ? Te faire obéir par les générations futures et créer des coutumes vénérables, ces préjugés conservateurs, pères des lois et plus forts que les lois ? — Tais-toi ! »

Tel est l’accent de Joseph de Maistre, en ses œuvres, quand il y parle pour le propre compte de sa pensée. Il l’avait, cet accent, comme sa pensée elle-même, au temps où il écrivait ses premières pages, et c’est sur ce point que la Critique qui étudie les origines de l’esprit d’un homme doit visiblement insister. De Maistre est lui-même l’unité qu’il voyait partout, dans tout ce qui doit être grand et fort. Il était fait spirituellement comme il voulait que les choses fussent faites. Il était né armé de facultés soudaines, qu’il put aiguiser mais auxquelles il n’ajouta pas, et par conséquent, conclusion dernière, il a cet avantage, interdit à presque tous les autres hommes, même de génie, mais d’un génie inférieur au sien, que les livres de son âge mûr ne font pas rougir de honte les élucubrations de sa jeunesse, et qu’on peut le voir avec plaisir et le reconnaître dans ce miroir renversé.

IV §

{p. 90}On lira donc ce volume attardé après les chefs-d’œuvre des Soirées de Saint-Pétersbourg, du Pape, de l’Examen de la philosophie de Bacon, des Considérations sur la France, et on n’éprouvera nullement l’affadissement que causent les livres faibles après les livres forts. On ne regardera point comme une pure piété de famille, qui est souvent, en matière de livres, une superstition, la publication de ce vieux fond de tiroir, et on y trouvera du parfum. L’odeur d’un génie s’y respire encore, même après qu’on s’en est enivré ailleurs, en des endroits plus saturés de cet arôme pénétrant. Indépendamment de l’intérêt de la recherche qu’on aime à faire des premiers produits d’un talent quelconque, le dernier volume de Joseph de Maistre mérite d’être lu pour lui-même. Ce n’est pas un livre organisé, mais c’est comme le chantier des idées mises depuis en œuvre par un homme qui va de pair avec les plus forts. En dehors des statues finies de Michel-Ange, j’ai la certitude que son atelier serait encore quelque chose de suggestif et de grand. Même la sciure de son marbre, n’aurait-elle pas un {p. 91}aspect auguste ? C’est une impression de cet ordre que vous causera ce gros volume de cinq cent cinquante pages, où il y a de la sciure de ces idées qui, depuis, sont devenues des monuments !

Les dissertations qui forment l’ensemble de ce volume n’ont pas, il est vrai, le même mérite et la même importance, mais toutes ont l’empreinte de la robuste main qui a équarri et taillé leurs quelques blocs. Malgré la différence des noms qu’elles portent, elles rentrent toutes les unes dans les autres. Soit qu’elles s’appellent : Fragment sur la France, Bienfaits de la Révolution, Études sur la Souveraineté, L’Inégalité des conditions, Du Protestantisme et de la Souveraineté encore, c’est toujours le même problème, posé dès qu’il a pensé, je crois, et que de Maistre a passé sa vie à retourner sur toutes les faces. C’est toujours et déjà la tactique de ce singulier philosophe parmi les philosophes, qui répondait aux prétentions et aux insolences de la métaphysique avec de l’histoire, Joseph de Maistre est, en effet, un génie historique par excellence. Dans un temps qui, comme le nôtre, affecte de ne plus croire à rien qu’à l’Histoire, on devrait, si on était conséquent, honorer profondément ce Joseph de Maistre, dont on a fait un utopiste de surnaturalité religieuse, comme l’esprit qui a le plus développé et approfondi dans ses œuvres le sens de l’Histoire. Il ne croit qu’en elle. On pourrait l’appeler le mystique de la Tradition ! L’Histoire, pour {p. 92}lui, qu’elle parle ou se taise, est une révélation de toutes les vérités nécessaires à l’homme et à la société, ces deux êtres qu’il ne sépara jamais ! Il en élève les coutumes et jusqu’aux préjugés à la hauteur de lois immuables, et si le xviiie siècle lui apparaît le plus profondément perdu de raison de tous les siècles, et, dans ce siècle, Jean-Jacques Rousseau le plus perdu des philosophes, c’est que le xviiie siècle et Rousseau, l’auteur du Contrat social et de l’Inégalité des conditions, sont, de tous les temps et de tous les hommes, ceux qui ont le plus méconnu la voix infaillible et l’autorité souveraine de l’Histoire. Dans le volume des œuvres inédites se trouve précisément un examen de la philosophie de Rousseau, qui pourrait s’appeler : Une mise en charpie. C’est merveilleux de déchiquètement ! Et le morceau d’à côté, intitulé : Les bienfaits de la Révolution, avec l’ironie qui était la meilleure flèche du carquois de de Maistre et celle dont il se servait le plus, est encore une preuve faite avec de l’histoire. L’auteur y oppose la révolution à la révolution, et lui met sur la gorge les témoignages écrits de ceux qui l’ont voulue et de ceux qui l’ont admirée. C’est là un morceau d’érudition accablante que les historiens futurs trouveront ici, à leur service, et qu’avec la distance qui veloute tout, même le crime, ils ne recommenceraient peut-être pas avec ce détail massacrant et cette minutie vengeresse…

V §

{p. 93}Et maintenant, il faut se résumer sur ce livre posthume de Joseph de Maistre. J’ai dit simplement ce qu’il contient. Je n’avais rien à dire de plus. Ses opinions sont trop les miennes pour que je pusse le critiquer. À mon sens, très humble, mais très convaincu, philosophiquement ou plutôt théologiquement, ce que de Maistre a exprimé dans tous ses livres est absolument vrai, et, littérairement, c’est absolument beau, — et d’une beauté à lui, qui n’imite et ne rappelle personne…·Ce livre-ci n’ajoute rien à cette Immensité, mais n’en diminue rien non plus, il devait être publié (tout ce qu’une pareille plume a tracé appartient au monde), et il l’a été avec intelligence. L’éditeur avait bien choisi son moment, le moment historique, pour remettre sous les yeux d’un public, devenu la postérité, le grand nom intellectuel de Joseph de Maistre, l’inoubliable nom de l’homme qui n’a pas fait seulement le livre du Pape, mais qui — autant, du moins, que l’influence des hommes peut faire quelque chose en ces décisions surnaturelles de l’Esprit-Saint, — pourrait bien avoir fait aussi le Concile du Vatican.

Quatre chapitres inédits sur la Russie §

VI §

{p. 94}Les Quatre chapitres inédits sur la Russie n’ont pas eu, quand ils ont été publiés, le retentissement auquel ils avaient droit avec le nom et le génie de leur auteur. La Critique n’en a point parle. Quand un homme ou un livre lui imposent, elle n’en parle pas, cette brave Critique ! Si le livre que voici avait une origine suspecte, s’il avait été publié par un homme opposé d’opinion ou de religion au comte de Maistre, dans le but d’abaisser sa gloire ou de la lui voler, ah ! c’eût été bien différent. Mais le livre en question vient de la source la plus respectable et la plus pure.

C’est le comte Rodolphe de Maistre, fils de l’illustre comte Joseph, qui a édité lui-même les Quatre chapitres inédits sur la Russie, et qui a bien fait d’ajouter encore cela à la gloire paternelle. De ton, d’ailleurs, de calme, de pénétration, de hauteur de pensée, ce livre, qu’on voudrait plus gros, est digne de la plume qui a écrit le livre du Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg. Nulle phrase équivoque, sentant son interpolation, ne vient rompre l’unité de ce style correct et ferme, étincelant de poli et de solidité comme un {p. 95}marbre, aisé enfin à reconnaître parmi les styles immortels. Par la forme comme par le fond, cet écrit est donc bien, celui-là aussi, authentiquement et intégralement l’œuvre du comte de Maistre. Il n’y a plus ici de bruit à faire. Il n’y a plus à recommencer la comédie de la Correspondance diplomatique et secrète du comte de Maistre, dont j’ai parlé au début de ce chapitre, que M. Blanc (de Turin) avait été autorisé à traduire. Non ! on a tout simplement à reconnaître la supériorité de l’écrivain qui a écrit ces pages… ou à s’en taire. Eh bien ! on s’en taira. Mais ce n’est pas nous !

Vous vous la rappelez, cette comédie ? Vous n’avez point oublié, n’est-ce pas ? cette correspondance, sortant tout à coup du carton d’une chancellerie, et de laquelle il résultait que l’auteur du Pape se moquait du Pape, que le comte de Maistre, dont le nom s’est élevé jusqu’à la hauteur d’une doctrine, n’était plus de Maistre, et que la vie de ce grand honnête homme avait les contradictions et peut-être les mensonges des petites gens de ce temps-ci. La Correspondance diplomatique n’était pas un conte. Elle avait des pages frappantes et charmantes, signées de leur talent même, et qui disaient le nom de Joseph de Maistre sans le prononcer. Mais elle était bien pis qu’un conte ! Elle était de la vérité arrangée ou dérangée, de la vérité sournoisement ombrée ou estompée d’invention. C’est le diable ! cela, et c’était ici le diable deux fois. Aussi, précisément pour cette raison, cette Correspondance {p. 96}dut ravir et ravit les ennemis de l’Église. Ils trouvèrent un si joli tour de lui prendre, ou du moins de lui légèrement déshonorer, la plus puissante de ses plumes laïques, et ils s’y employèrent, allez !

Des hommes intelligents eurent l’imbécillité de prétendre qu’il y avait contradiction entre de Maistre, le théoricien incompatible de l’infaillibilité du Pape, et de Maistre, l’homme politique qui, dans une lettre intime faite pour rester secrète, blâme la politique d’un pontife avec la hardiesse d’un grand seigneur et la plaisanterie d’un homme d’esprit qui n’est point pédant. Ils ne s’aperçurent même pas qu’il n’y avait que le catholique, et le catholique croyant à l’infaillibilité papale, qui, seul, pût se permettre sans danger ces fières libertés de jugement sur la politique du pontife. Ils ne comprirent pas, enfin, que cet homme-là ne fut jamais plus l’homme du Pape que quand il dit du mal d’un certain Pape, et qu’il y a le mal qu’on dit de ceux qu’on aime et les morsures de l’amour ! Et voilà comment eux, ces pantins à qui tout est ficelle, accusèrent de duplicité, de titubation et d’un pantinisme semblable au leur, un homme majestueux d’unité et de vérité en toute chose, — l’esprit le plus appuyé sur la conscience la plus droite qui ait peut-être jamais existé !

C’est cet homme que nous retrouvons, en ces Quatre chapitres inédits sur la Russie, dans toute la pureté, la beauté et la douceur de son esprit ; {p. 97}car il faut en finir avec les vieilles vulgarités qui traînent : — puisque l’on ne conteste plus que Joseph de Maistre soit un grand esprit chrétien, il doit avoir la douceur, la douceur de la force chrétienne dans la pensée, et l’on dit une sottise quand on en fait un penseur dur et inflexible.

Je ne parle point de ses sentiments.

Déjà une première Correspondance, non de diplomatie, mais de famille, avait bien étonné les badauds en leur montrant que le fond du cœur, dans Joseph de Maistre, n’était pas entièrement plein de sang de tigre. Je parle de son esprit même, de cet esprit que des lettrés superficiels, convertis à sa tendresse de cœur par les délicieuses choses qu’il a écrites, mais rétifs et résistants à la douceur de son génie, non moins réelle que la tendresse de son âme, continuent d’appeler un esprit absolu et dur parce qu’il ne croit pas que la vérité se plie et se chiffonne comme une de nos loques matérielles ; parce que, ne pouvant y rien changer et historien de la Providence, il proclame le dogme de l’Expiation, — dont il n’est pas l’auteur plus que de cette mort par laquelle l’homme expie ses fautes !

Certes ! intellectuellement, Joseph de Maistre n’est pas plus cruel que le premier venu qui voit avec résignation la nécessité du sacrifice. Que ce sacrifice nécessaire s’appelle la maladie, la guerre, le bourreau, c’est toujours la Mort, dont il dit simplement, et pas plus, qu’elle doit arriver et qu’elle arrive. Est-on donc {p. 98}cruel pour dire cela, ou l’est-on pour s’y résigner ? Non ! l’esprit cruel entré dans une doctrine cruelle, comme il arrive toujours, — car nos doctrines sont faites par la nature de notre esprit, — c’est Calvin, le froid, le raide, l’étroit Calvin, mais ce n’est pas Joseph de Maistre.

Lui, de Maistre, il a la chaleur, la souplesse, l’étendue. Toutes choses exclusives de la cruauté ! Ce n’est pas Calvin qui eût écrit cette phrase : « Il n’y a pas d’homme qu’on ne puisse gagner avec des opinions mesurées. » Et encore : « Les vertus poussées à l’excès deviennent des défauts. » Et encore — (si Calvin avait eu le triste avantage de vivre après la Révolution française) : « De quoi pourriez-vous vous plaindre ? Vous avez dit à Dieu : “Sortez de nos lois, de nos institutions, de notre éducation ! Nous ne voulons plus de vous.” Qu’a-t-il fait ? Il s’est retiré, et il vous a dit ; “Faites !” Il en est résulté notamment l’aimable règne de Robespierre. Votre révolution n’est qu’un grand sermon que la Providence a prêché aux hommes. Il est en deux points : Ce sont les abus qui font les révolutions. C’est le premier point, et il s’adresse aux souverains. Mais les abus valent infiniment mieux que les révolutions ; et ce second point s’adresse aux peuples. »

Enfin, Calvin n’eût pas écrit : « J’ai toujours observé qu’on peut tout dire aux Français ; la manière fait tout. » Les esprits absolus et cruels se soucient bien de la manière ! {p. 99}Restent donc, au compte de ce tortionnaire innocent, quelques épigrammes bien appliquées, pour sa défense personnelle, à des hommes qui l’avaient, comme Condillac et Locke, férocement ennuyé, et ce rictus épouvantable établi sur la bouche de Voltaire, mais qui, ma foi, n’en a pas beaucoup changé le sourire, et qui ne l’a pas, pour que l’on s’en plaigne, si prodigieusement défiguré !

VII §

Voilà pourtant à quoi se bornent, en vérité, les cruautés du comte de Maistre, de cet esprit sublime et aimable dont les idées et les sentiments s’accordaient comme les cordes de la lyre, qui avait le cœur de son esprit autant que les sentiments de son cœur. Cruel ?… Dans un temps où la Lâcheté d’esprit, devenue sybarite, tremble devant son pli de rose, on semble être cruel quand on a des principes nets et un style net qui les affirme. Ce qui brille si bien paraît couper Mais c’est une illusion de logique et de phrase, et Joseph de Maistre, qui a produit longtemps cette double illusion, en produit encore la moitié. On en a fait un bourreau de sentiment et d’idée, et si on {p. 100}avait pu, on en eût fait un bourreau de métier, parce que, ni plus ni moins monstre que l’Histoire, ni plus ni moins monstre que toutes les sociétés connues, il a posé la nécessité lamentable, mais la nécessité du bourreau.

Il est vrai que, depuis ses lettres à sa fille, le bourreau de sentiment n’a plus été visible. On a eu la bonté d’en convenir. Mais le bourreau d’idée tient toujours ; il est plus difficile à décrocher ! Or, pas plus que l’autre, il n’est réel. Les bourreaux d’idée sont des philosophes à systèmes. C’est le doux Emmanuel Kant, que Henri Heine appelait suavement un second Robespierre ; c’est Fichte, qui abolissait le monde dans la volonté ; c’est Hégel, qui l’abolit dans la logique. Mais Joseph de Maistre, dont la gloire est d’avoir laissé des aperçus sur tout et de n’avoir fait de théorie sur rien, est un historien et non un philosophe.

Dans les Quatre chapitres inédits sur la Russie, il appelle l’Histoire : « la vérité expérimentale », et, pour lui, il n’y a peut-être pas d’autre vérité, car la Révélation chrétienne conforme aux prophéties est de l’Histoire encore. Le comte de Maistre est, avant tout, — avant d’être un métaphysicien involontaire, qui ne croit pas à la métaphysique et qui ne peut s’empêcher de faire de la métaphysique, — un grand esprit pratique, ne perdant jamais terre, politique même quand il l’élève, la politique, à sa généralité {p. 101}la plus vaste. Il est de la famille d’esprits dont était Machiavel. Seulement, c’est un Machiavel sans athéisme, sans république et sans Borgia.

Il fut le Machiavel de la Religion, de la Royauté et de l’Honneur. Ses Discours sur Tite-Live, à lui, furent les Considérations sur la France, et cette méditation éternelle de la Révolution française à laquelle il retombait toujours, de toutes les pentes de la métaphysique, qu’il aimait à monter appuyé sur l’Histoire. Son Traité du Prince, on le trouve dans les lettres de la Correspondance diplomatique, qu’il est impossible de ne pas croire de lui, à leur style, quoique certains passages de ces lettres, à leur style aussi, n’en soient pas. Comme Machiavel, il fut ambassadeur et souffrit noblement de la pauvreté.

Sans argent, dans la société la plus fastueuse, il écrivait, avec la légèreté qu’ont les grands cœurs dans la misère : « Qu’est-ce que le sentiment fait au prix des choses ! Vous me direz que j’ai l’espoir d’être payé en Sardaigne, mais je suis en Russie, et qu’est-ce que ma femme peut acheter avec un espoir ?… » Mais ici s’arrêtent les ressemblances. Les pervers s’entendent mieux que les honnêtes gens. Borgia écouta Machiavel, et Joseph de Maistre sentit ses conseils lui revenir sur le cœur, salive plus pesante que celle de l’homme qui crache en l’air et dont le crachat lui retombe sur la figure. La Correspondance diplomatique montre avec une gaieté amère la bêtise {p. 102}profonde de ces rois, têtus et mous, qui se perdent pour ne pas croire leurs serviteurs ou pour les craindre. Vu à cette lumière, Louis XIII, qui garda Richelieu, paraît grand.

VIII §

Les Quatre chapitres inédits sur la Russie se rattachent justement à cet ordre d’idées et de conseils pour lesquels, conseiller d’État de génie, le comte de Maistre était plus fait, selon nous, que pour les autres choses qu’il a su pourtant si brillamment faire. Quoique, par le titre qu’ils portent, les Quatre chapitres puissent donner à penser que l’auteur avait eu l’intention d’écrire une histoire de cette Russie dans laquelle il avait vécu et qu’il connaissait bien, ce ne sont pourtant que des lettres confidentielles à un haut fonctionnaire russe, sur des questions qui importaient alors à la prospérité et à la force de l’Empire. Peut-être celui qui demanda au comte de Maistre ce travail avait-il l’intention de le mettre sous les yeux de l’Empereur, mais l’éditeur ne nous a point dit s’il y fut mis. Les rois n’ont pas toujours besoin d’être éperdus {p. 103}pour demander l’aumône d’un conseil à un homme de génie. Ils n’ont souvent besoin que d’être embarrassés comme les simples mortels. Seulement, la couronne que ces Bélisaires de rembarras tiennent à la main n’est pas faite pour retenir le don du génie. Il passe à travers et tombe par terre. Le comte de Maistre, qui avait senti l’angoisse de cela avec son maître, — comme Mirabeau avec le sien, — avec l’Empereur de Russie aurait-il été plus heureux ?

C’est une question que le temps ne peut plus résoudre. Nous sommes loin de 1810, et plus loin encore des idées que le comte de Maistre exprimait alors. Déjà, dès cette époque, l’idée de l’émancipation commençait à sourdre dans la tête d’Alexandre, ce jeune Louis XVI russe, à la beauté de Louis XIV, et dont le peuple, plus docile et plus facile à mener que celui de Louis XIV, l’eût sauvé de la ressemblance de destinée avec l’autre émancipateur s’il avait poussé un peu plus loin ses velléités généreuses. Aujourd’hui, ces velléités sont devenues, dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg, des volontés arrêtées et traduites en faits positifs. L’émancipation, à laquelle s’opposait le comte de Maistre, a été proclamée, et il est curieux de connaître sur quels faits produits par un esprit de cet ordre le gouvernement russe a passé. C’est là l’intérêt animé des Quatre chapitres qu’on a publiés.

On a marché, depuis les lettres que voici, et l’avenir très prochain qu’on touche dira vers quoi on a marché. {p. 104}Mais c’est précisément sur la question traitée par Joseph de Maistre en ces quelques pages qu’on pourra juger de l’esprit absolu de cet absolutiste tout d’une pièce, que nous maintenons, nous, malgré sa renommée, l’esprit le plus large, le plus prudent, le plus flexible, et, quand il s’agit de manier les choses et les hommes, le plus doux, — ce n’est pas assez dire ! mais chirurgicalement le plus doux.

IX §

En effet, dans ces quelques pages qui n’omettent rien en leur brièveté pleine, Joseph de Maistre commence, il est vrai, par s’opposer à l’émancipation en principe, mais il ne répugne pas à la préparer, historien que le métaphysicien n’infirme jamais : « Quand on lit l’Histoire, il faut savoir la lire », dit-il quelque part ; et l’Histoire, dont il parcourt les annales avec les trois pas homériques de Bossuet, « montre » (ajoute-t-il), « avec la dernière évidence, que le genre humain n’est susceptible de liberté qu’à, mesure qu’il est pénétré et conduit par le Christianisme. Partout où règne une autre religion (ajoute-t-il encore), l’esclavage est de droit, et partout où cette {p. 105}religion s’affaiblit, le peuple devient en proportion précise moins susceptible de liberté générale ».

Quand Joseph de Maistre écrivait ces choses, les preuves à l’appui, dans ce monde de 1810, ne manquaient pas. Napoléon était un exemple sublime de la vérité politique que le comte de Maistre promulguait, et qui le conduisait à cette autre, particulière à la Russie : « L’esclavage est en Russie parce qu’il y est nécessaire, et que l’Empereur ne peut régner sans l’esclavage. » Et jusque-là, voilà, à ce qu’il semble, le Joseph de Maistre de sa réputation, le tyran d’abstraction et d’idée, qui sacre de ses axiomes la tyrannie politique. Mais patience ! ce n’est que la moitié du vrai de Maistre, et qui ne le connaît que par ce côté seul des principes ne le connaît pas !

Même en les exprimant, du reste, notez bien que ces principes ne sont jamais, pour ce solide esprit, appelé paradoxal par les esprits fragiles, que des conclusions historiques, des empêchements de circonstances et de nature des choses, dans le détail desquels, en ces lettres sur la Russie, il court et passe, comme la lumière, avec une rapide splendeur. Nous n’avons point à résumer ce qui n’est déjà qu’un magnifique résumé dans ces lettres, qu’il faut aller prendre où il est. Nous voulons seulement prouver que le comte de Maistre n’est pas plus un utopiste en arrière qu’il n’est un utopiste en avant et que sa rigueur politique, dont on a tant parlé et dont tant de gens parlent {p. 106}encore, n’est pas plus inflexible que celle de Dieu et de l’Histoire, des mains desquels il prend pieusement tous les faits, sans leur demander rien de plus que ce que l’ordre de la Providence et la conduite de l’homme y ont mis ou en ont ôté.

Et, en effet, écoutez-le, cet homme du fait et de l’expérience, calomnié jusque dans son esprit : « Si l’affranchissement » — (dit-il, en finissant un examen hostile à cet affranchissement pour des raisons d’État,) — « si l’affranchissement doit avoir lieu en Russie, il s’opérera par ce qu’on appelle la nature. Des circonstances tout à fait imprévues le feront désirer de part et d’autre, et il s’exécutera sans bruit et sans malheur (toutes les grandes choses se font ainsi). Que le souverain favorise alors ce mouvement naturel, ce sera son droit et son devoir, mais Dieu nous garde qu’il l’excite lui-même ! »

Ces circonstances imprévues dont parle de Maistre se sont-elles produites en Russie ? C’est là une question qui, pour le moment, ne nous regarde pas. C’est l’affaire de la Russie. La nôtre était de montrer par ces paroles que le cassant et impérieux comte de Maistre prévoyait sans horreur, et même sans étonnement, de telles circonstances, et qu’il donnait même au gouvernement, que dans son livre il arme contre elles, le conseil de leur obéir.

X §

{p. 107}Eh bien, n’est-ce pas là la grosse opinion publique souffletée sur ses joues rebondies, et réduite à souffler d’étonnement ? J. de Maistre cédant au temps comme Talleyrand lui-même, mais pour des raisons que n’avait pas Talleyrand, dans cette tête où l’athéisme en toute chose avait fait un vide silencieux ; de Maistre se pliant à la circonstance au lieu de se faire misérablement briser par elle, ce qui serait le suicide politique, aussi criminel que l’autre aux yeux de Dieu !

Est-ce bien là l’aveugle figure de bronze ou de marbre qu’on a donnée à Joseph de Maistre ?… Oui ! mais c’est, après tout, le bronze et la pierre dans lesquels la haine et la sottise l’avaient muré.

La Correspondance du père de famille avec sa femme et ses enfants avait fait de ce bronze un homme. On avait découvert, au sein du caillou, des entrailles. Les quelques pages sur la Russie, rapprochées de plusieurs autres pages de la Correspondance diplomatique, vont faire de cette tête de bronze un esprit {p. 108}immortellement vivant, qui ne s’est pas mis lui-même en dehors du mouvement de l’Histoire dans ces ténèbres de l’abstraction qui sont parfois éblouissantes.

Voilà, indépendamment de leur mérite de détail et d’ensemble, l’avantage de cette publication des Quatre chapitres sur la Russie. Ils ont refait une gloire à de Maistre en précisant celle qu’on lui doit, en empêchant la vermine des idées communes de ronger les belles et pures lignes de cette noble et lumineuse figure. Et quand il n’y aurait eu que cela dans cette publication d’un fils qui tient à l’honneur intégral de l’esprit de son père, ce serait assez pour, de tout notre cœur, y applaudir !

Μ. Ε. Renan §

Dialogues philosophiques §

I §

{p. 109}En abordant ces Dialogues philosophiques de M. Renan, on a pu se demander s’il en avait assez de son métier d’iconoclaste et s’il était enfin lassé de gratter les Saints dans les vieux tableaux ?… Le dégoût l’avait-il pris de la scandaleuse gloire qui se fit un jour autour de son nom, et qui s’en est allée de plus en plus s’éteignant à chacun de ses livres qui suivirent le premier ? Voilà ce qu’on pouvait se demander à propos de ce nouveau livre que M. Renan publiait. Celui-ci n’est plus — comme vous le voyez à son titre — un livre d’histoire, de linguistique et d’exégèse ; c’est un livre de philosophie, qui a cela de piquant peut-être qu’il nous donne les dessous de l’historien, — en supposant qu’il {p. 110}ait des dessous, ce qui est à examiner. Après tout, on est bien aise de connaître sur quel pilotis est bâti l’esprit d’un homme qui a fait une minute dans le monde le bruit qu’y a fait M. Renan… Depuis ce temps-là, il n’en fait plus guère. Déporté aux Instituts, classé et étiqueté comme un savant, M. Renan vit là de son scandale acquis, dans ce coin de science indéchiffrable et sacrée :

Sacrée elle est, car personne n’y touche !

et où les hommes ne semblent plus que des hiéroglyphes… L’hiéroglyphe a voulu donner sa signification. Il aurait mieux fait de rester obscur. Comme la tortue de la fable, dans les airs, entre les deux canards, qui voulut parler, lâcha le bâton et tomba, M. Renan, porté en haut aussi par les canards de sa renommée, est tombé de cette hauteur pour n’avoir pas voulu garder le silence… Il a crevé son écaille, et le reptile dénudé nous apparaît.

J’ai dit le reptile. La tortue en est un… chélonien, je crois, et M. Renan en est un autre, non chélonien, mais intellectuel. Un reptile, et non pas un aigle, Comme l’ont dit quelques-uns, par reconnaissance de son livre insolent contre notre Dieu ! Un reptile très souple, très subtil, très rusé, qui a laborieusement rampé dans tous les systèmes et les philosophies du temps, et qui nous rapporte, collées à la peau de son esprit, toutes les gluantes viscosités de ces différentes gélatines… Cet esprit qui n’est hardi {p. 111}que derrière les autres, ce soi-disant penseur qui n’a d’initiative que quelque temps après les autres, je le retrouve bien, dans ces Dialogues et ces Fragments philosophiques, tel qu’il fut d’abord en histoire quand il écrivit sa Vie de Jésus. Il n’eut pas même alors l’originalité de son sacrilège. Il avait pris les pantoufles de ce pied-plat de Strauss, et il marcha là-dedans, comme si lui-même les avait cousues. Dans ce livre-là, voici bien d’autres pantoufles ! De même que dans un des derniers tableaux de Gérôme au Salon, en voici un tas, comme à la porte d’une mosquée. Il y a celles de Goethe, celles de Kant, celles de Spinosa, celles de Fichte, celles de Hégel, celles d’Auguste Comte, celles de Darwin. M. Renan, le beau pied, les enfile toutes, ces pantoufles éculées qu’il écule un peu davantage, et qui pourraient encore servir à quelque chose si on donnait avec elles la savate à la philosophie ; car c’est avec les livres vains de ses philosophes que cette grande vaniteuse de Philosophie est encore le mieux souffletée !

II §

Et comme elle est, la Philosophie, incapable de découvrir la vérité absolue, les philosophes sont tenus, pour être quelque chose, d’être au moins des originalités {p. 112}spirituelles. Autrement, que seraient-ils ?… La science philosophique, ou ce qu’on appelle de ce nom, n’aboutissant, par tous ses rayons, qu’à un scepticisme inévitable, les philosophes ne sont guère plus que des gymnastes dans un exercice de l’esprit… Leur effort seul et la mesure de leur force, font tout leur mérite et leur gloire. Ce n’est, certes ! pas les résultats qu’ils obtiennent ! Un ou deux siècles partout, en Allemagne quelques années, suffisent pour effacer de l’estime des hommes leurs systèmes, qui n’existent plus alors qu’au mince et puéril état de curiosités intellectuelles, et ne conservent, quand ils furent puissants, que le nom de leurs inventeurs. Tel ne sera point le destin de M. Renan. Comme philosophe, il n’ajoutera point à sa renommée d’historien, à cette honte éclatante qui a fait plus de bruit que la gloire. M. Renan a la pensée trop molle pour concevoir et construire un système, et comme il est d’usage de faire des théories avec les indigences de son esprit, pour les cacher, M. Renan, qui n’organise rien parce qu’il n’est pas lui-même organisé, nie la métaphysique, dont il est incapable, et, confondant la philosophie avec la science, se fait positiviste à un endroit de son livre, comme, à vingt autres endroits, il se fait autre chose. Chez lui, le reptile est caméléon… Nier, du reste, la philosophie n’empêche pas cet esprit fuyant comme l’eau d’écrire à la tête de son présent volume : Dialogues et fragments philosophiques, {p. 113}car le fond même de cette intelligence sans muscle et sans vertèbre, c’est la contradiction, et non pas la contradiction affirmative, osée, coupante, à angles aigus, comme elle l’est toujours sous les plumes de quelque vigueur quand elles ont le malheur de se contredire, mais la contradiction sans hardiesse, noyée, dissoute, presque imperceptible ; le propre de ce lâche esprit étant de dissoudre tout, non comme un mordant, mais comme un liquide !

Ce livre-ci a plus que jamais cette liquidité qui noie tout, qui fond tout dans des mots qui luisent. Seulement, par exception, par grande exception à l’usage sur le flot coulant de cette pensée en détrempe surnagent, çà et là, de ces énormités comme les bons sophistes des sociétés en décadence en lâchent quelquefois au nez des peuples blasés, et ennuyés auxquels ils ont affaire, pour les tirer de leur engourdissement… L’auteur des Dialogues philosophiques d’ordinaire, le courage de la sottise et la bravoure de la folie impudente. C’est un subtil, — un homme qui travaille ses nuances comme un acteur travaille son masque. Il ne veut pas effrayer par les grosses choses qu’il pense, et vous savez de quelle dent prudente et non superbe il rogna la divinité de Notre Seigneur et le surnaturel de ses Saints ! Mais ici, en philosophie, il est plus hardi qu’en histoire. Une fois lâché en philosophie, M. Renan, qui n’y voit pas d’inconvénient sans doute, se permet des affirmations {p. 114}tellement inouïes qu’elles en deviennent divertissantes. La Critiqué a cette chance avec lui de s’amuser en corrigeant, comme la comédie. Castigare ridendo. Pour un homme aussi grave, aussi planté droit, comme un piquet, dans la science, que M. Renan, le châtiment sera d’amuser la Critique. Pour la première fois, il n’est pas très ennuyeux. Mais à quel prix !… Vous allez voir.

III §

Et d’abord, son livre, dont la forme n’est pas nouvelle, atteste, jusque par sa forme, à quel point M. Renan est né caudataire. Il l’est de tout ce qui a une queue à porter. Il n’est pas tout à fait aussi joli qu’un page, M. Renan, dont une femme d’esprit disait : « Dieu s’est vengé de lui par avance, en lui donnant sa figure », mais, comme les pages, il porte les queues… Cette fois, c’est celle de Platon, dans la forme extérieure de son livre, en attendant qu’il porte celle de bien d’autres dans le courant de ce même livre, répétition d’idées connues, mais qu’il renouvelle, çà et là, par une hardiesse d’absurdité ineffablement supérieure. Est-ce malice de page ? Est-ce {p. 115}maladresse ? Est-ce besoin, comme Alcibiade, pour faire jaser la ville, de couper la queue à son chien ? Mais M. Renan tire tant sur celles qu’il porte, qu’il les fait grimacer et les rend ridicules et grotesques… Jusqu’alors, M. Renan avait exprimé dans ses écrits bien des pensées odieuses, mais cet homme d’art, qui veut être savant, à toute force, comme Ingres voulait jouer du violon, avait eu soin toujours, pour voiler l’odieux de ses pensées, de leur donner une forme qui ne manquait pas d’agrément, et c’était même ce mélange d’odieux et d’agréable qui faisait sa spécialité. Les gens de son Institut lui trouvaient du goût littéraire assez pour entrer à la porte à côté, dans l’autre Académie. Ils ont dû être un peu décontenancés. Le goût de M. Renan s’est fort altéré. Sa langue, élégante autrefois, a des contorsions de caricature scientifique. Elle contracte un pédantisme affreux et des prétentions précieusement ridicules. En voulez-vous une preuve ? Pour dire simplement, comme tout le monde : l’instinct religieux des peuples, M. Renan écrit, page 38 : « La Religion dans l’humanité est l’équivalent de la nidification chez l’oiseau. »

C’est Mascarille, à l’Académie !

Mais laissons le style. Le livre où de telles choses sont mises en termes si galants est divisé en trois parties : Les certitudes, les probabilités et les rêves. Au fond, tout cela n’est que rêves, et de quel rêveur ! Il pourrait très bien se dispenser d’avoir trois noms au {p. 116}lieu d’un seul. Entre les certitudes et les rêves de M. Renan, je ne vois pas grande différence. Certitudes, probabilités et rêves, sont du même calibre d’affirmation ou de négation sans preuves, et surtout de la même inconséquence ; car les faits, selon M. Renan, ici porte-queue d’Auguste Comte et de toute l’école positiviste, les faits ne pouvant être qu’observés et constatés sans qu’on ait droit d’en déduire ou d’en inférer quelque chose, l’inconséquence cesse d’être une honte pour l’esprit humain et devient un procédé scientifique. M. Renan s’honore de la sienne. Il la pratique en grand. À chaque minute, elle ébranle et renverse ce qu’il appelle ses certitudes. Ainsi, la plus forte, en lui, certainement, c’est qu’il n’y a pas de Dieu ; « Dieu », — dit-il, en lâchant la queue d’Auguste Comte pour la queue de Spinosa, — « Dieu est la raison de ceux qui n’en ont pas. » Et pourtant, à quelques pages plus loin, il affirme qu’une ingénieuse providence prend ses précautions pour assurer la sustentation de l’univers. Or, cette ingénieuse providence se change bientôt, sous cette plume qui glisse et patine, en quelque chose d’égoïste qui nous exploite, et l’univers, qui est ce quelque chose, devient « un tyran d’une immoralité et d’une cruauté épouvantables ». Débarbouillez-vous de tout cela, si vous pouvez ! Or, encore, comme, sans Dieu et sans Paradis, dont M. Renan dit languissamment : « il n’y en a pas un seul de vraisemblable », la vertu n’est plus que « cette déception suprême qui nous pousse à {p. 117}nous sacrifier à une fin hors de nos intérêts les plus clairs », et comme il faut essayer pourtant d’expliquer une chose si monstrueusement incompréhensible, M. Renan, qui a beaucoup lu, mais qui n’imagine rien, M. Renan, le Trublet de la philosophie, ramasse, dans Kant, comme un bout de cigare fumé, l’impératif catégorique, ce petit fil d’archal de l’impératif catégorique que Kant a cloué entre les jambes de l’homme pour que, dans la suppression de Dieu, on pût comprendre quelque chose aux gesticulations de ce pantin.

Voilà les certitudes de M. Renan ! Tenez-vous-le pour dit : pas de Dieu ! pas de personnalité divine ! pas même de personnalité humaine ! Des impulsions, un monde qui a un but mystérieux (quelle nouvelle !), l’univers et la création comparés à « l’enfant dans l’amnios qui veut en sortir » :

Un petit citoyen qui demande de naître !

des instincts inconscients !… Sommes-nous assez bêtes ?… Bassesse d’explications qui n’expliquent rien, d’ailleurs, questions résolues par la question même, tautologie, truisme, fatalisme. L’immoralité — dit M. Renan — est de se révolter contre un état de choses dont on voit la duperie. La moralité, c’est de s’y soumettre. (Jusqu’ici, le bon sens croyait le contraire.) Telle la philosophie de M. Renan, telle cette Arlequinade de centons arrachés à tous les systèmes {p. 118}mis ou remis en lumière depuis soixante ans, mais brouillés par les inconséquences naturelles à l’esprit de l’auteur. Après de pareilles certitudes, que peuvent nous faire les probabilités et les rêves de Μ. E. Renan ? Nous tenons l’important : les certitudes. Pour l’auteur des Dialogues philosophiques, c’est là le vrai. Les probabilités et les rêves ne sont que des amusettes par-dessus le marché ; la petite pièce pour faire passer la grande ! Mais la signification profonde et la portée voulue du livre est dans les certitudes. Et vous venez de voir ce qu’elles sont sous cette plume d’un homme qui ne raisonne pas et qui n’enchaîne rien ; qui, pour autoriser ou défendre un athéisme vieux comme le monde, n’apporte pas une seule idée qui lui appartienne, un seul aperçu nouveau à la masse, et dont toute la puissance ou l’impuissance consiste à remplacer les mots par les mots, les mots anciens par les mots modernes, les mots de Diderot, par exemple, par les mots de Darwin, croyant que tout cela fait une idée, cette opération… Tête verbale, pour qui les mots scientifiques sont bien plus que la science elle-même, M. Renan se paye perpétuellement de mots. Il y a des saltimbanques qui avalent des sabres. M. Renan avale et rend des dictionnaires… Le mot le grise comme l’opium grise le Chinois, et perpétuellement, dans ses Dialogues, — où il n’a plus la ressource des petits paysages, comme dans ses Histoires, — il se plonge en des margouillis de paroles (cela ne vaut pas {p. 119}un nom plus noble) dans le genre de celui-ci, par exemple : « L’idéal apparaît comme le principe de l’évolution déifique et comme le créateur par excellence. » Et cela pour ne pas dire : Dieu !…

Car Dieu, c’est l’ennemi. Logique des choses, qui conduit les hommes jusqu’au bout de la chaîne de forçat qu’elle leur fait porter ! M. Renan a commencé par nier le Dieu des chrétiens, il finit par nier le Dieu des déistes, et, à sa place, il met la science. Et non pas la science philosophique, — parce que la science philosophique raisonne et que la vraie science ne raisonne pas, — mais la science qui compte les grains de poussière, la science qui suppute, la science atomistique, hypothétique, amphigourique, hiératique même, — les savants, pour M. Renan, étant les prêtres de l’avenir. C’est, au reste, le mot du diable ; car M. Renan, qui porte toutes les queues humaines, porte celle du diable par-dessus toutes les autres. « Quand vous aurez mangé de ce fruit-là, vous serez comme des dieux ! » Les dieux, pour M. Renan, ce sont les savants. C’est lui, M. Renan ! C’est M. Berthelot, son ami et son compère, qui a fait en collaboration le livre que voici — deux têtes d’athées dans le même bonnet… de coton, — hélas ! de coton.

Et nul ne sera Dieu que nous et nos amis.

Voilà la prophétie de ce philosophe en train d’organiser Dieu pour plus tard ; de ce Nostradamus qui {p. 120}nous fait des almanachs du monde à dix mille ou à vingt mille années de distance, lesquels almanachs enfoncent à quatre cents pieds sous terre celui que Condorcet, ce Jocrisse humanitaire, intitulait : L’esquisse des progrès de l’esprit humain. Condorcet prévoyait et annonçait que l’homme trouverait le moyen de ne pas mourir, M. Renan n’a pas d’espérances aussi gaies, mais il en a de plus orgueilleuses encore. Un jour, — pose-t-il, — la science remplacera tout : la vertu, les arts, la poésie : « Alors, un homme vertueux » (textuel), « un grand artiste, seront choses vieillies et inutiles. » Les savants, au contraire, — les Renan et les Berthelot de ce temps-là, — vaudront davantage. Le mandarinisme des Instituts gouvernera la terre. M. Renan, qui est un mandarin actuel, nous annonce un moment où la planète la Terre n’appartiendra plus qu’à un corps constitué de Mandarins ou à un Mandarin unique, qui pourra tout, parce qu’il saura tout, et qu’avec sa science il pourra faire sauter la mappemonde, si elle s’avise de lui résister. « La supériorité de ses moyens sera si grande, à ce Mandarin définitif et autocrate, — dit M. Renan, — que la rébellion ne pourra pas même exister. » Puis, il ajoute, dans un autre endroit : « Je fais parfois un mauvais rêve » (pourquoi mauvais, puisque ce rêve est pour lui un pressentiment du progrès et de la vérité ?), « c’est que la science pourrait avoir à sa disposition l’enfer, et non pas l’enfer chimérique duquel il n’y a aucune preuve, {p. 121}mais l’enfer réel », devant lequel le voilà qui se met à trembler, esprit décousu, tête inconsistante, comme s’il n’avait pas dit d’abord que la science serait infaillible et la rébellion impossible ! D’ailleurs, la science fera des hommes au niveau de cet état de choses… Elle en fabriquera de sa façon. Elle humiliera la nature : « On fait de la chair comme du marbre », disait Diderot. « Une large appréciation des découvertes de la physiologie et du principe de sélection » — dit, après lui, M. Renan, pédant moins fougueux et Darwiniste pour l’instant, comme il est tour à tour tout le monde, — « amènera la création d’une race supérieure, ayant le droit de gouverner non seulement dans sa science, mais dans son sang, son cerveau et ses nerfs, et on l’obtiendra par le moyen qu’emploient les botanistes pour créer leurs singularités… Comme la fleur double est obtenue par l’hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, on concentrera toute la force nerveuse du cerveau, on la transformera toute en cerveau, en atrophiant l’autre pôle… » Charmante perspective ! Qu’en dites-vous ? Pour moi, je demande l’expérience, et qu’on commence par soumettre M. Renan — qui n’est pas tout cerveau, comme vous voyez, — à cette délicieuse opération !

On rit, mais on est dégoûté… On est dégoûté pour celui qui dit de telles sottises et pour le temps où on peut les dire sans tomber intellectuellement dans le plus irrémédiable des mépris ! Il est des gens qui, {p. 122}peut-être, après ce livre, comptent encore avec M. Renan et le trouvent un grand esprit ! Madame Sand, cette forte jupe philosophique, comme on sait, avait fait à ce livre sa dernière révérence avant de s’en aller dans l’autre monde. Mais nous qui nous portons bien, laissons là ces insanités… Contes pour contes, rêves pour rêves, j’aime mieux les Contes d’Hoffmann. Déjà quelques-unes des idées (si cela peut s’appeler des idées) que je viens de signaler avaient pointé dans les écrits de M. Renan, mais jamais, nulle part, il n’avait osé les exprimer avec cet épanouissement, avec cette largeur fastueuse d’absurdité contente d’elle-même, et l’on en est surpris. On se demande comment M. Renan, qui est un finaud, — un sophiste voilé qui se dérobe, une fumée de mots brillants qui s’évaporent et qui, après eux, ne laissent rien, comme la fumée, — a pu se résoudre à écrire nettement, carrément, doctoralement, impudemment, de si incroyables billevesées ! Las du silence de sa crypte de l’Institut, cherchait-il un scandale nouveau qui retentit ? Ou lui poussait-il même une ambition ?… Dans la préface de ce livre athée, qui n’a de certitude que l’athéisme et qui pourrait bien avoir été écrit pour faire la cour aux athées de ce temps, M. Renan, qui l’aurait cru ? M. Renan, cet anachorète de la science, posait, pour la députation, sa candidature. Le rat passe sa tête à travers le trou du fromage de Hollande dans lequel il grignote, pour jurer qu’il ira, quand on le voudra, {p. 123}au secours de Ratapolis bloquée « J’ai toujours été — dit-il — à la disposition de mon pays. »

Ton pays, mon ami, ne pense point à toi !

Le pays de M. Renan est démocratique de prétention ; du moins de prétention, pour l’heure, furibonde, et M. Renan est un aristocrate féroce. On vient de le voir ; il veut et prophétise l’avènement d’une aristocratie de mandarins, et même d’un mandarin omniarque, despote irrésistible. Il veut unir en un seul homme ce que le moyen âge a séparé : l’Empereur et le Pape. L’Empereur et le Pape de la Science infaillible, comme nous autres, misérables papistes religieux, nous entendons que notre Pape le soit… Avec ces idées-là, on doit être exécré de la démocratie, cette foire aux vanités égalitaires. Il aura beau faire l’athée, la démocratie ne se prendra point aux coquetteries athées que lui fait M. Renan. Il faut avec elle d’autres bourbiers que des bourbiers d’idées, pour réussir. Politiquement donc, le livre de M. Renan ne pouvait avoir plus de succès que de succès littéraire. Excepté les révérences de madame Sand, ce livre n’a rien ramasse… L’Institut lui-même, dont M. Renan exalte la gloire et la puissance futures, ne s’est pas montré très chaud. Tenez ! ce sont deux membres de l’Institut, qui parlant, un jour, du livre de M. Renan, échangeaient cette opinion (étonnante pour eux, juste pour moi) : « Moi, — disait ! un, — je le trouverais bien {p. 124}fou, s’il n’était pas si faible. — Et moi, — dit l’autre, — bien faible, s’il n’était pas si fou. »

Eh bien, franchement, ce n’est pas mal pour l’Institut !…

Marc-Aurèle §

IV §

Marc-Aurèle est un des derniers volumes des Origines du Christianisme, commencées, il y a plus de vingt ans, par la négation de la Divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec un éclat si prodigieusement scandaleux… Après le bruit qu’il fît alors, M. Ernest Renan, qui est au fond un couard intellectuel, peut se croire quelque chose comme un porte-foudre, mais le coup de tonnerre dans la publicité de son premier volume ne se répéta pas, et il n’y eut plus que la petite pluie qui suit parfois un grand coup de tonnerre, — la petite pluie des volumes suivants… Jésus-Christ tombé, en effet, à n’être plus qu’un homme, à quoi les Apôtres tombaient-ils ? Tout était dit dans une seule fois, et ce qui suivait n’avait plus qu’un intérêt de logique et d’érudition assez médiocre. Ce fut sur ce pied-là que le monde, révolté ou charmé tout d’abord de l’insolence de M. Renan, prit le reste de son histoire. Le divin et colossal établissement {p. 125}du Christianisme dans le monde ne fut plus qu’une histoire rationaliste comme une autre, et qui ouvrît la voie à beaucoup d’autres. Bien des petits ruisselets se mirent à couler dans l’ornière de M. Renan. Le Naturalisme historique, tout aussi faux et tout aussi plat que le Naturalisme littéraire qu’il a précédé, s’attesta en des livres comme Julien l’Apostat, de M. Mesnard, et les travaux de M. Boissier, qui croyait que le monde pouvait très bien se passer de la morale chrétienne et que le stoïcisme suffisait. La gloire — puisqu’un grand bruit s’appelle la gloire — s’éteignait peu à peu pour M. Renan dans l’estime sourde des Académies, qui le chamarrèrent académicien. Il fut officiellement classé, coté et paraphé comme philosophe et comme savant. Mais là où l’on avait entendu le retentissement de gong d’une impiété qui avait déchiré l’espace, on n’entendit plus, comme un bruit d’insecte, que le petit grattement sur le papier d’une plume d’institut.

Et, en réalité, M. Ernest Renan, malgré le bruit qu’il a fait, n’est pas plus que cela. Une plume d’institut, qui remue et copie et compare des textes dans l’anxiété d’une critique qui ne s’est jamais permis qu’une seule négation bien articulée, — celle-là à laquelle il doit tout et après laquelle il doute de tout… Comme les esprits qui vivent sur une idée, faute d’en avoir deux, M. Ernest Renan, l’adversaire du surnaturalisme en histoire, est resté jusque dans le volume des {p. 126}Origines du Christianisme qu’il a publié, sous le titre de : Marc-Aurèle ou la fin du monde antique, fidèle à l’idée qui a fait sa fortune. Il l’est resté malgré l’inconsistance d’un esprit que les faits contradictoires se renvoient dans leur incohérence parce qu’il n’a pas la puissance de les dominer. Sur ce point-là, mais sur ce point seul, le scepticisme qui ronge M. Renan ne l’a pas dissous et je ne crois pas qu’il le dissolve. Par intérêt pour son avenir et par reconnaissance pour son passé, il sauvera de la vermine de ses doutes — la maladie pédiculaire de sa pensée — cette première et dernière idée, qui ne lui appartient pas mais qu’il a ramassée au courant du siècle et des fleuves de l’érudition allemande, et qui l’a fait ce qu’il est encore, c’est-à-dire, pour les niais de l’incrédulité, un penseur, et pour les médiocres en littérature, un délicieux écrivain.

Car ils n’osent pas dire : un grand écrivain ! Ils n’osent pas aller, pour le payer du mal qu’il a fait, jusqu’au terme de grand, quand il s’agit de caractériser, sous sa double face d’écrivain et de philosophe, cet esprit sans force, sans décision, sans héroïsme, même dans le mal. En effet, le Mal a ses héros, comme le Bien. On est un héros dès qu’on est très brave… Il y a les héros et les saints du Démon comme il y a les héros et les saints de Dieu, dans ce monde où le mystérieux Surnaturel tient tête, avec une invincible opiniâtreté, aux efforts de ceux qui ne veulent {p. 127}admettre que les vérités à démontrer et qui tombent directement sous la coupe rigoureuse de la raison. L’écrivain de la Vie de Jésus n’a ni l’enthousiasme passionné de l’erreur, ni la haine implacable de la vérité, ni l’adoration païenne de l’homme par l’homme, devenu le seul Dieu qui puisse exister. Abominables caractéristiques qui prouvent, du moins, dans ceux qui les méritent une exubérance, une violence, une intensité qui donnent quelque chose de gigantesque à leur attitude et de terrible à leur physionomie ! Comparez, par exemple, M. Renan, aux philosophes du xviiie siècle ; il ne paraîtra auprès d’eux ou qu’un nabot ou qu’un magot. Mettez-le, ce termite de la critique indécise qui se glisse cauteleusement entre des textes, dans la clarté diabolique de Voltaire ou dans la flamme incendiaire de Diderot, il disparaîtra comme un néant devant ces hardis affirmateurs dans le faux et dans l’exécrable, lui qui n’a affirmé qu’une fois en sa vie, et encore, c’était une négation !

Tel le philosophe et tel l’écrivain dans M. Renan. Ils sont congénères. Le philosophe ne sait pas affirmer quoi que ce soit, et pour être un grand écrivain, la première condition c’est d’avoir la puissance de l’affirmation à son service. Tout grand style est par lui-même une affirmation, qui donne de l’âme et de l’autorité à ce qu’on exprime. Sans la puissance de s’affirmer, le style manque de solidité et de mouvement ; {p. 128}la phrase ne sait ni se tenir debout, — ce qui est la force, — ni se lancer en haut, — ce qui est le mouvement et l’emportement vers l’idéal ! M. Ernest Renan n’a jamais eu aucune des qualités robustes, vaillantes et vivantes, qui distinguent l’écrivain supérieur et inné. Il n’est pas ce qu’on appelle « un écrivain de race », et il n’en laissera pas une après lui… Il n’aura pas l’honneur (qui est le plus souvent une honte) d’avoir derrière lui des imitateurs. Tout le mérite d’écrivain de M. Renan, en lui faisant la part la plus large, est d’être un coloriste assez doux sur un fond de ténuité superficielle. Dans sa Vie de Jésus, il a décalqué au passage l’auguste figure du Rédempteur, qui aurait dû le faire trembler, et qu’il a mise de proportion avec les éventails des mauvaises chrétiennes du xixe siècle. Il n’y a nulle virilité de tempérament, nulle ombre de musculature dans ce talent mou, et il n’a réussi que parce qu’il ne les avait pas. Sa faiblesse répondait à la faiblesse de son siècle ; deux anémies également peintes ! L’eunuque gras et rose était fait pour Byzance. Il a réussi, non pas personnellement, mais littérairement, par le joli, qui est bien en France la plus sûre manière de réussir. Il fut, dès son début, ce qu’on peut appeler un joli impie parmi les impies qui sont laids, et il est maintenant le plus joli des membres de l’Académie, qui ne sont pas non plus généralement très jolis.

V §

{p. 129}C’est avec ce talent japonais dans le style, à une époque folle d’art japonais, que M. Ernest Renan a écrit le volume de son Histoire des Origines du Christianisme intitulé : Marc-Aurèle, et s’il l’a moins employé que dans sa Vie de Jésus, c’est qu’il a fait plus de critique historique que de biographié. Il n’a plus eu à placer debout de grandes figures ratatinées en petites vignettes, comme le poète Benserade, avant lui, avait pensé à mettre toute l’histoire romaine en sonnets. Il n’avait à peindre que celle de Marc-Aurèle, qui, nous dit-il, résumait le mieux la sagesse antique et préfigurait le mieux la sagesse chrétienne… Selon lui, Marc-Aurèle, c’est le colosse de Rhodes de l’Histoire. Il est à cheval sur le monde ancien et le monde moderne, étonnant et superbe califourchon ! Une telle bouffonnerie est sérieuse chez M. Renan, un homme plus tendre que gai, de nature ; car, quoique le Dieu incertain auquel il ne croit pas lui ait donné un visage qui n’est pas plus fait pour l’amour que celui de Turenne, il est tendre pourtant, à sa manière, comme Turenne était amoureux à la sienne, et c’est cette tendresse jusqu’aux {p. 130}larmes de « l’âme divinement bonne » de Marc-Aurèle, qui l’a enlevé et qui l’a entraîné à écrire sa biographie. D’ailleurs, il est si fin, sous sa tendresse, ce moelleux M. Renan, et il a de si longues portées, que ce pourrait être une charmante et sublime malice contre le pauvre Christianisme humilié, que de lui montrer et de lui opposer un prince païen qui valait bien, certes ! tous ses saints et tous ses martyrs — même ceux qu’il faisait ; car Marc-Aurèle en a fait, malgré la bonté de son âme, mais seulement, dit M. Renan, pour obéir à ses devoirs d’empereur et d’homme d’État, charge d’âmes qu’il devait préférer aux corps et lutte de vertus !!! M. Renan, qui l’appelle le meilleur des princes ayant jamais régné sur terre pour l’honneur et le bonheur du genre humain, et la quintessence rectifiée de la pure essence des Antonins, après laquelle il aurait fallu briser le flacon, car c’était le Commode incommode, le monstrueux Commode qui était au fond, n’a trouvé rien de mieux à faire que d’entourer des arabesques de son admiration et de son style les Pensées dans lesquelles Marc-Aurèle nous a révélé les supériorités de sa belle âme, une de ces âmes à la Boissier, qui pouvaient dispenser le monde de la morale chrétienne si elles avaient pondu et multiplié.

Les citations psychologiques de Marc-Aurèle ont beaucoup simplifié et abrégé la tâche de M. Renan, son historien, qui a cru surnaturellement à leur {p. 131}naturelle sincérité. Comme tous les esprits énervés par de vieilles civilisations, et qui, au lieu d’agir, aiment à se regarder passionnément l’ombilic, Marc-Aurèle, chez qui le philosophe étouffait l’empereur, facile du reste à étouffer, avait son petit livre bleu comme les jeunes filles de ce temps-ci, qui y écrivent ce qui leur passe par la tête, et c’est là ce qui a ravi M. Renan, lequel a aussi, pour son compte, la coquette fatuité de l’autobiographie. C’est sur ces déclarations écrites à froid, — que M. Renan trouve très au-dessus du livre des Évangélistes et qui doivent durer quand le livre des Évangiles ne sera plus ; — c’est sur ces déclarations du solennel Trissotin philosophique que fut Marc-Aurèle, que M. Renan a pris la mesure de son grand homme, et pour un critique qui ne se pique que de critique et de scrupule dans la Critique, cela peut paraître, qu’on me passe le mot, un peu lâché ! La mesure n’y est pas. Il y a trop d’étoffe. La grandeur de Marc-Aurèle n’est que la grandeur d’une bêtise qui fut immense, et qui fît de lui, tout le temps qu’il régna, la plus pourprée et la plus imperturbable dupe qui ait jamais existé. Il le fut des autres, et de lui-même… Il le fut de Lucius Verus, l’imbécile Lucius Verus, qu’il associa à l’empire. Il le fut de sa femme Faustine, qui le trompa sans qu’il sût jamais s’il fut trompé. Il le fut de son fils, de son fils Commode, le crapuleux boucher auquel il laissa lâchement l’Empire du monde. Il le fut enfin de lui-même, qui commanda froidement {p. 132}l’affreuse persécution des Gaules et le massacre des martyrs de Lyon… par vertu d’empereur, ce que M. Renan, dupe lui-même de cette impériale duperie, est presque tenté d’admirer !

Assurément, s’il n’y avait dans ce volume que la personnalité de Marc-Aurèle, dont il porte le nom, l’examen serait bientôt fait d’un livre qui partage la niaiserie d’un Sganarelle impérial, trompé et content, digne, dans ses mœurs privées, de la comédie, mais dans ses mœurs publiques, tout aussi vulgairement atroce que les empereurs qui voulurent empêcher de croître, en l’arrosant de sang, le chêne catholique qui à chaque versée poussait et croissait d’un empan de plus ! En quatre mots, la chose serait réglée, si, derrière ce portrait en pâte trop tendre d’un empereur qui ne méritait pas la dignité du bronze, et qui, philanthrope ensanglanté, ne regardait pas apparemment les chrétiens qu’il faisait égorger comme des hommes, il n’y avait pas la gloire du Christianisme qui s’élève et sa puissance qui se constitue ! Or, il est véritablement curieux de voir comment — à cette place et à cette heure de l’Histoire — l’auteur de la Vie de Jésus, qui n’a pas eu la profondeur de se taire après son grand coup porté à la divinité du Christianisme, va, l’une et l’autre, les expliquer.

VI §

{p. 133}Il ne les explique pas. Il les constate. Le flot des faits qui viennent sur lui en masse et qu’il lui est impossible de ne pas voir, puisqu’il n’estime, en lui, que la faculté du regard qui observe et qui voit ce qui est, et qu’il appelle la science ; ce flot de faits tue la thèse rationaliste et impie, et d’autant plus sûrement qu’il ne comprend pas qu’elle va mourir et qu’il ne fait rien pour la défendre ! À cet homme de faits et de textes, à ce maniaque d’érudition que toute induction et toute conclusion épouvante, la conclusion était impossible, et, lâchement, pour obéir à la lâcheté native de son esprit, il ne conclut pas. Il reste ce qu’il est. Mais, malgré lui, son livre est la reconnaissance implicite et inévitable du surnaturalisme qu’il nie dans l’Histoire. C’est la glorification muette de l’Église… À travers les mille hérésies qui, au siècle de Marc-Aurèle, s’élevèrent comme des millions d’atomes dans un rayon de soleil, l’auteur de la Vie de Jésus a très bien discerné et démêlé la formation intime, le développement et l’organisation complète d’une Église orthodoxe, impénétrable aux hérésies, qui les combat et qui les gouverne quand {p. 134}elle en a triomphé. C’est là l’événement qui se dégage de tous les autres dans cette histoire des iie et iiie siècles. C’est le fait qui surgit dans tous les horizons. Ni les miracles des martyrs que l’esprit moderne cherche à expliquer, mais avec prudence, ni l’état exalté et violent des esprits au moment où des hérésies comme celles de Montanus et de Marcion enflammaient l’atmosphère autour de tout ce qui était chrétien, ne balancent ce fait inouï, qui réalise, dès le commencement du Christianisme, la parole de Jésus-Christ à son Église, sous la plume même de l’auteur de la Vie de Jésus, du négateur avoué du surnaturalisme dans l’Histoire ! L’Église aurait donc, pour M. Renan, vaincu Jésus-Christ, si Jésus-Christ ne faisait pas un avec son église. Et la chose a paru si prodigieuse, que, par la publication du livre de Marc-Aurèle de M. Renan, quelques-uns de ceux qui l’avaient lu ont prétendu que l’auteur allait revenir aux idées religieuses avec lesquelles il a rompu. Mauvais observateurs ! plus empressés de conclure pour le compte de M. Renan que M. Renan pour le sien. Ils ne connaissaient pas l’esprit scientifique ! Et, d’ailleurs, il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pour le compte même de la vérité. Celui qui la nie aura témoigné pour elle, comme ces Juifs dont a parlé Pascal, qui, témoins des miracles de la Passion, témoignèrent pour eux sans se convertir, ce qui donnait au témoignage plus d’impartiale et de foudroyante autorité.

VII §

{p. 135}Tel ce livre, qui continue par un démenti tous ceux-là qui l’ont précédé, et dont la portée semble une trahison incalculée de la pensée de son auteur. J’ai négligé, dans cette histoire qui expire dans une contradiction, les détails d’érudition de ce volume de six cents pages, qui peuvent avoir une valeur de recherches et d’exactitude pour les Job en patience des Instituts, mais non pour moi. Ce qui importe, à moi, plus que ces détails, qui, d’ailleurs, passent trop vite sous nos yeux pour que nous puissions constater la valeur de chacun des grains de poussière qui composent cet incroyable tourbillon d’idées religieuses que l’avènement du Christianisme avait fait lever par toute la terre ; ce qui m’importe, à moi, c’est le nombre de ces idées religieuses ! C’est la force et l’ensemble de ce vaste tourbillon ! Ce fut, en effet, un spectacle jusque-là inconnu à l’univers, que le bouillonnement religieux qui s’empara de l’esprit humain à cette époque de Marc-Aurèle, de ce benêt d’empereur dont le pédantisme optimiste de M. Renan s’est si ridiculement épris, et qui, avec ses courtes idées de romain et de philosophe, {p. 136}ne comprit rien à ce bouillonnement religieux puisqu’il voulait l’éteindre brutalement dans le sang de la plus inepte et de la plus cruelle des persécutions… Et, pourtant, si les idées de civilisation et de progrès, que l’esprit moderne proclame comme la gloire du genre humain et son ascendante destinée, ne sont pas des mots vides de sens et de certitude, Marc-Aurèle, pour peu qu’il eût été ce que son historien prétend qu’il fut, aurait tenu pour les chrétiens contre le monde antique ; car les chrétiens, c’était alors la civilisation et le progrès tels que nous les entendons aujourd’hui.

Si, au lieu d’être un philosophe comme M. Renan, Marc-Aurèle avait été un esprit religieux, il aurait eu l’initiative du temps qui devait suivre et il aurait ouvert son empire aux idées chrétiennes. Il eût fait ce que fit Constantin. Il ne le fit point, parce qu’il était empereur, dit M. Renan. Mais c’est justement parce qu’il était empereur qu’il pouvait le faire sans danger… parce que l’opinion de l’empereur — de ce détenteur absolu du pouvoir suprême — pouvait tout sur un peuple sénile, corrompu et dégénéré, usé au frottement des tyrannies, comme était le peuple romain même quand ce détenteur du pouvoir suprême était un monstre, à plus forte raison quand il s’avisait d’être un sage !… Mais l’opinion d’un peuple qui n’en avait plus, n’avait pas besoin d’être subjuguée. Il était imbibé déjà de ces idées chrétiennes qui montaient {p. 137}alors comme le flot déchaîné d’une inondation et qui pénétraient de toutes parts dans sa législation et dans ses mœurs, et M. Renan n’a pas manqué de noter la force et la profondeur de ces infiltrations… Chose fatale ! l’auteur du Marc-Aurèle a été encore une fois l’esprit illogique qu’il est, de constitution cérébrale et de système, répugnant de nature et de volonté à tout embrassement d’ensemble, à toute unité, à toute conclusion sévère. De même qu’il n’a pas conclu, du fait aperçu de l’Église, à la nécessité du surnaturalisme dans l’Histoire, de même il n’a pas conclu contre son Marc-Aurèle de l’état surnaturellement religieux d’une époque à laquelle il est impossible de rien comprendre sans ce surnaturalisme, lequel, dans les grandes choses humaines, revient sur vous comme une mer, quand on croyait ravoir chassé !

En cette histoire de Marc-Aurèle, tout est petit, excepté le surnaturalisme du temps. Rien n’est grand que lui et rien ne s’entend que par lui, et si, contre ce surnaturalisme vainqueur, le sang des persécutions du philosophe Marc-Aurèle n’a rien pu, ce n’est pas la bouteille d’encre des écoles primaires de M. Renan le philosophe et de ses pareils qui, dans l’avenir, pourra davantage !

L’Antechrist ou la fin du monde antique §

VIII §

{p. 138}Si, au lieu d’écrire l’Antechrist, l’auteur de la Vie de Jésus avait écrit l’Anterenan, cela, vaudrait mieux peut-être, cela serait peut-être au moins un livre nouveau, une pensée inattendue, fût-elle une pensée du diable. Mais l’Antechrist, par M. Renan ! Nous savions à l’avance ce que cela devait être. Nous savions qu’il ne pouvait avoir rien de nouveau sous cette plume qui s’est fait la gaine d’un système, et qu’une pensée… du diable chez M. Renan, et toujours du même diable, — d’un diable que nous avons vu tracassant de la queue et des cornes dans trop de livres, et toujours trop de la même manière, pour qu’il ne soit pas devenu un diable ennuyeux, d’amusant que tout diable doit être sous peine de n’être plus qu’un simple magot d’institut.

Et cette considération a failli me faire rejeter ce volume et laisser là toute cette exégèse qui s’appelle Renan, dont le monde, je crois, a présentement assez… Je ne l’ai pas planté, M. Renan, mais je l’ai vu naître ; je l’ai toujours suivi dans toutes ses élucubrations, depuis sa Vie de Jésus, qui fut son scandalum tinniens, mais avec laquelle, croyant crever {p. 139}une religion, il ne creva qu’un tambour, et le sien !… car, après la Vie de Jésus, — s’il n’est pas Dieu, tout est dit ! — que nous fait la vie des Apôtres ? Depuis ce temps-là, M. Ernest Renan n’a renouvelé ni modifié sa méthode, je ne dirai pas d’investigation, mais d’effacement historique. Comme les gens qui n’ont qu’une idée, il l’applique à tout, sans y rien changer, et il ira comme cela jusqu’à la fin du monde, ou jusqu’à sa fin de Renan. Cela n’est pas gai… Était-ce donc bien la peine de revenir sur cette idée, qui a fait son effet une fois, et dont on a démontré, à plusieurs reprises, l’inconsistance, encore plus que le faux ? Était-ce bien la peine de se réengager dans les sinuosités de ces raisonnements incertains dans lesquels M. Renan perd lui-même sa trace et son fil, — son fil d’Ariane, qui n’est qu’un fil d’araignée ? Franchement, oui ! j’ai été tenté de tout laisser là de ce volume des Origines du Christianisme, qui n’en est, comme les autres, que l’abâtardissement. Mais ce titre d’Antechrist m’a retenu ! Mais Néron, mais l’incendie de Rome, mais le siège et la destruction de Jérusalem, m’ont retenu ! J’ai voulu voir ! J’ai voulu voir si ce diminueur en histoire, cet homme qui gratte les grandes choses comme les gamins grattent les monuments, diminuerait et gratterait ces magnifiques horreurs historiques et s’il saurait les peindre au lieu de les gratter ; car ils prétendent, ses partisans, pour lui payer sans doute ses insolences envers {p. 140}le Christianisme, qu’il a un pinceau avec son grattoir.

J’avoue que, pour ma part, je ne m’en suis jamais aperçu. J’avoue que je n’ai jamais été frappé de ce talent de grand écrivain et de peintre qu’on octroie à M. Ernest Renan avec tant de facilité. Il m’a toujours semblé un écrivain du Journal des Débats comme on en élève dans ce clapier, très digne d’aller entre Saint-Marc Girardin par en haut et M. Cuvillier-Fleury par en bas, mais positivement rien de plus. C’est au Journal des Débats, du reste, qu’il glissa les premières impiétés, tortueuses et aplaties, de cette plume qui a parfois les grâces rampantes de la couleuvre, et il était bien là, sous ces voûtes basses où personne, pas même les vipères, si elle avaient la fantaisie de se mettre sur leurs queues, ne pourraient s’élever. Aussi, quand il voulut se mettre sur la sienne, prit-il l’espace d’un livre et fit-il la Vie de Jésus. À part le sacrilège du sujet, il s’y montra un écrivain assez semblable au Jésus qu’il avait inventé, coquet, soigné, presque joli. Il réussissait le paysage, en vignette et le buste en cire. Mais le grand trait, la touche large, la profondeur dans l’accent des physionomies, toutes les choses qui font le grand peintre, il ne les avait pas. Ses sujets, il est vrai, n’exigeaient pas beaucoup qu’il les eût. Il avait humanisé Notre Seigneur dans un type fade à faire vomir ceux qui l’adorent. Il avait éteint l’inspiration divine dans toutes les grandes physionomies chrétiennes.

{p. 141}Là encore, dans son livre de l’Antechrist, il rabaisse celles de saint Paul et de saint Jean, en les opposant l’une à l’autre, en cela, comme en tout, ne pensant qu’à faire sa petite charpie historique avec son étirante érudition. Mais voici des faits difficiles à dissoudre, difficiles à râper et à réduire à rien, tant l’épaisseur en est formidable : Néron, l’incendie de Rome, le siège de Jérusalem, et il s’agit de savoir s’il va bien les peindre ! Il s’agit de savoir si, en présence de ces faits colossaux qu’il fallait reproduire et faire revivre, le peintre qu’on dit être dans M. Renan allait sortir !

IX §

Eh bien, non ! il n’en est pas sorti. Il n’en est pas sorti et il ne pouvait pas en sortir, et la faute en est moins peut-être à l’impuissance des facultés de M. Renan qu’aux habitudes de sa pensée. Les hommes, dans tous les ordres d’idées et de faits, ne sont grands que parce qu’ils affirment, et la peinture elle-même est une affirmation, quand elle est de la grande peinture. Le scepticisme de M. Renan lui a ôté le talent de peindre, car un peintre d’histoire est, hors des lettres ou dans les {p. 142}lettres, un grand artiste, et un grand artiste ne peut être un sceptique, un trembleur qui tremble de la tête et qui tremble de la main. Or, M. Renan n’est que cela. Son scepticisme est le scepticisme le plus corsé qu’on ait encore vu dans l’Histoire, si l’on peut dire « corsé du scepticisme qui n’a pas de corps. Athée de volonté mais indécis, qui n’est pas même sûr de son athéisme, dans ce livre de l’Antechrist, dès les premières lignes, il appelle Dieu : « le grand artiste inconscient qui semble présider aux destinées de l’univers ». Pauvre esprit qui ne s’entend pas lui-même ! car comment un grand artiste pourrait-il être jamais inconscient d’une chose qui tient autant de place en lui que son art ?… Sceptique enchanté, d’ailleurs, qui va jusqu’à faire la poésie de son scepticisme : « Un trait, — dit-il encore, dans ce livre de l’Antechrist ; — un trait qui caractérise les grands hommes européens, — (il se nommerait, s’il osait !) — est, à certaines heures, de donner raison à Épicure, d’être pris de dégoût tout en travaillant avec ardeur, et, après avoir réussi, de douter si la cause qu’ils ont servie valait tant de sacrifices… » — « Il n’y a guères — ajoute-t-il plus bas — de prêtre, de religieuse, qui à cinquante ans ne pleure son vœu. — (Qu’en sait-il ?) » — « Nous ne comprenons pas le galant homme sans un peu de scepticisme. — (Pourquoi seulement un peu ?) — Nous aimons que l’homme vertueux dise de temps à autre : “Vertu, tu n’es qu’un mot !…” » — Et, touchant {p. 143}toujours au blasphème, qui est le pôle de sa pensée : — « Jésus — continue-t-il — ne fut pas étranger à ce sentiment EXQUIS… Paul, au contraire, crut lourdement… Notre race seule est capable de réaliser la vertu sans la foi, d’unir le doute à l’espérance. » Évidemment, c’est insensé ! et un grand peintre, un grand artiste, un grand écrivain, peut dire et penser des choses insensées, cela s’est vu ! mais de cet insensé-là, jamais ! Ils connaissent l’insenséisme des choses intenses, mais celui des choses lâches qui supprime l’artiste, ils ne le connaissent pas. Et voilà pourquoi M. Renan, qui le connaît, lui, et qui en fait une théorie, ne peut jamais être ni un grand peintre, ni un grand écrivain !

X §

Et il ne l’a pas été non plus. Ni les événements sur lesquels je comptais pour élever son talent à la même puissance qu’eux, ces événements d’un moment unique dans l’Histoire : l’incendie de Rome sous Néron, l’état du inonde d’alors, et ce siège de Jérusalem, aussi exceptionnel par l’énergie que la nation qui le soutint, n’ont exalté dans M. Renan ce talent de style qu’il ne possède, selon moi, que dans une mesure, au bout du compte, {p. 144}assez commune. Dans le récit de ces événements prodigieux, qui n’ont pas été néanmoins pour lui des événements inspirateurs, il a été — ce qu’il fut toujours — une plume d’une correction assez élégante et sobrement colorée, d’une fermeté de goût qui n’a guères fléchi qu’à deux ou trois endroits, car le goût est peut-être la seule chose qui soit ferme en cet incertain ; mais l’écrivain, qui n’est pas de race chez M. Renan et ne sent jamais le grand, parce que le grand ne se sent qu’avec l’âme, l’écrivain n’est jamais, dans son Antechrist, au niveau des choses horriblement grandioses qu’il avait à raconter, et qu’il n’avait pas à diminuer puisque ce ne sont pas des choses chrétiennes…

Le Néron que je cherchais dans cet Antechrist, qui est Néron et qui le fût aux yeux des chrétiens de son temps, lesquels avaient plus d’imagination que le détracteur qui leur prend ce nom pour en tirer un livre, Néron est moins terrible, moins extraordinaire et moins frappant sous les phrases trop modernes que M. Renan lui applique, que dans les quelques lignes concentrées de Tacite, ce coup de cachet immortel ! M. Renan a dit quelque part que Néron ressemblait aux héros détraqués de Victor Hugo, et lui, cet homme d’un goût ordinairement si ferme, il en parle dans un style qui se détraque, en Hugo ! En sa qualité de critique qui veut expliquer tout, M. Renan veut expliquer Néron, et, pour cela, il appuie sur le côté de Néron qui devait le plus impressionner un homme de lettres {p. 145}comme lui, le côté du Trissotin énorme, du faux artiste effréné, de l’impérial cabotin, et il tombe — et nous avec lui — dans une immense caricature. Ce n’est plus le Néron complexe, le monstre mystérieux, comme tous les monstres, qui torture encore la curiosité et la pensée à dix-neuf-cents ans de distance, et qui reste, sphinx atroce, dans son incompréhensibilité.

Certes ! un grand écrivain, si réellement l’auteur de l’Antechrist en avait eu le génie, se serait ému et exalté à cet instant inouï de l’Histoire et aurait pu arriver à des résultats d’effet sublime, mais il n’a été et il ne pouvait être qu’ingénieusement médiocre, surtout à cette lumière de l’Apocalypse de saint Jean à travers laquelle il regarde Néron et Rome, et dont il cherche, mais en vain, à pénétrer l’impénétrable poésie surnaturelle. Le petit et inquiet chercheur historique qui se mêle à tout dans M. Renan, l’a empêché de se laisser aller aux entraînements du grand écrivain qu’il aurait été, probablement, s’il avait été un autre homme que l’homme au « grattoir » dont j’ai parlé plus haut. Rien, au fond, n’est moins peintre que lui… Rien de moins grand historien, à l’ampleur puissante et tranquille, que ce ramasseur de commérages au détriment de la grandeur intrinsèque des hommes et des choses, que cette espèce de portier d’institut dans l’Histoire, qui « cancane » sur les choses historiques comme les autres portiers sur les choses de leur quartier.

XI §

{p. 146}Voilà ce que je voulais seulement dire à propos de l’Antechrist, ce livre qui n’a pas monté d’un cran plus haut la réputation de son auteur, immobile, maintenant, dans l’opinion, comme une pagode. Il a fait un fier bruit dans l’histoire littéraire d’il y a quelques années, mais il n’en fera plus. Son Saint Paul est tombé du silence dans l’oubli, et son Antechrist, qui est pourtant Néron, semble avoir été publié dans les catacombes… Qui s’en occupe que moi, à cette heure, pour dire qu’on ne s’en occupe pas ? Même au Journal des savants, l’a-t-on discuté ?… M. Renan n’est pas encore enterré dans son système, mais il y est déjà collé, figé, et il n’en bougera pas, en attendant qu’on l’y enterre. Le classé d’Académie a sa case dans l’opinion comme un saint en pierre a sa niche, mais on passe devant, sans le regarder. Quelques braves niais saluent encore, mais les coups de chapeau s’attardent ; bientôt, on ne saluera plus. Vous sentez bien, n’est-ce pas ? que ce n’est point dans un pareil moment que je voudrais me rembarquer dans l’examen de ce vieux principe de critique, déjà jugé, qui consistait {p. 147}hier, sous la plume de M. Renan, à faire du Christianisme révélé le syncrétisme de toutes les philosophies du monde, et qui, sous la même plume, a consisté depuis à faire de l’Apocalypse, cette Vision de prophète inspiré, le syncrétisme de tous les contes populaires d’un monde à peu près fou. Horreur de la vie ! Vous comprenez bien que je ne voudrais pas me réempétrer dans toutes ces affreuses bouillies allemandes dont je suis sorti, — et la France avec moi, — la France, qui a pétillé deux jours pour ces impiétés savamment sottes, mais qui a fini par les trouver ce qu’elles sont : impuissantes et ennuyeuses. Non ! j’ai laissé cela et pour jamais. Seulement, comme ils ont dit qu’il y avait un écrivain et un grand écrivain au fond du philosophe et que le sujet de l’Antéchrist prêtait à l’écrivain, je l’en ai ôté, je l’ai regardé… Et j’ai dit ce simple mot sur le grand écrivain, — ce mot qui ne voulait être qu’un mot, car il ne méritait pas plus !

Raymond Brucker.
Les Docteurs du jour devant la Famille §

I §

{p. 149}L’homme de grand service catholique qui a écrit ce livre est mort il y a quelques années. Son livre même était mort avant lui. Mais, après lui, son livre est ressuscité ! Il est sorti de l’oubli sous le coup de pied de la circonstance. Écrit vers 1844, il fit brèche contre les philosophies et les politiques de perdition qui tenaient déjà le mondé et qui le lâchèrent un instant, épouvantées de ce qui restait encore d’âme à la France. Seulement, ce monde, lâché une minute, elles l’ont repris, et avec quel détestable avantage ! Les docteurs du jour d’alors n’étaient que de pervers ou d’imbéciles docteurs, et à présent, imbéciles ou non, ils sont les maîtres. Si les jours ont changé, c’est qu’ils sont pires… Les Docteurs du jour devant la Famille ! Mais la famille, — la famille elle-même, n’est pas non plus ce qu’elle était quand Brucker citait les docteurs du jour {p. 150}devant elle. Travaillée par leur enseignement, décapitée de l’autorité paternelle, ouverte à tout, amollie, presque dissoute, la Famille, qui liait le faisceau des nations, est-elle capable aujourd’hui, contre ceux qui la menacent dans sa vie et dans son action, de la décision d’une énergie ou de la cohésion d’une résistance ? Moment anxieux de l’Histoire ! Que peut-on espérer ou que doit-on craindre ?… Mais le livre de Brucker, qui fut un livre de combat, redevient un livre de combat. Oublié comme un glaive accroché dans une panoplie, on peut l’en arracher et s’en servir. Les vieilles épées se nettoient très bien de leur rouille dans le sang de l’ennemi, et en s’y plongeant, elles reprennent leur pureté meurtrière et le fil immortel de leur acier.

Mais le livre que voici n’est pas qu’une épée. Il ne fait pas que des blessures d’épée… C’est une massue aussi, ou plutôt c’est une masse de choses terrassantes, manœuvrée par une main d’Hercule, — de cet Hercule catholique que fut Brucker ! Dans le temps qu’il lança contre les docteurs du jour cette masse qu’il faut contre eux relancer encore, Brucker était dans le plein midi de sa force. Il avait quarante ans passés. Mais il n’écrivait plus ; il avait donné sa démission de la littérature… L’ancien éventailliste du premier Figaro, dégoûté des Célimènes et des journaux pour lesquels il avait travaillé, dégoûté même des livres qu’il avait écrits, dégoûté des philosophies par lesquelles il avait passé, s’était fait chrétien pour en {p. 151}finir avec tous ces dégoûts, qui sont les égouts de nos cœurs… Il était devenu chrétien, — mais le christianisme de Brucker n’était pas ce haut balcon d’où l’on peut cracher sur le monde méprisé. C’était une crypte jamais assez obscure pour son humilité. Il ne fallut rien moins que l’intervention et la supplication d’un prêtre pour le décider à reprendre une plume qu’il avait jetée là, et qu’il reprit pour la cause de Dieu et de l’Église. Les Docteurs du jour furent donc publiés, et ce fut même Louis Veuillot, la trompette la plus sonore du catholicisme contemporain, qui les annonça. Ce fut là tout. Dieu fit le reste. Dieu seul vit et mesura la largeur de la trouée que ce livre-boulet avait faite dans les rangs des ennemis de la vérité. Les hommes purent la voir et la constater, mais ils n’en dirent rien, pas même ceux que ce boulet avait servis… Les meilleurs coups ne donnent guères qu’un peu de fumée, qu’un souffle a bientôt effacé. On glorifia dans ce temps-là Montalembert et Lacordaire à pleines volées, mais Brucker, qui n’eût, d’ailleurs, jamais sa part dans ce monde ingrat, ne l’eut pas davantage dans ce bruit. Il ne s’en plaignit pas. Il s’en souciait bien !… Le chrétien rentra dans sa crypte aussi simplement qu’il en était sorti. Ce fut sa destinée, à cet homme qui avait réellement du génie, mais pour qui le génie fut toujours une force perdue, de mériter dix gloires pour une, et toutes ces dix, de les manquer ! Ceci est particulier à Brucker. Malechance {p. 152}de facultés énormes, destinée inouïe et providentiellement incompréhensible, — si tant d’infortune ne fut pas plutôt la faute des hommes !

Et, de fait, de ceux-là même parmi les hommes qui l’ont connu et apprécie, combien maintenant y en a-t-il que le silence qui s’étend sur son nom désespère ? Combien qui soient restés fidèles à sa mémoire ?… Compagnon de plume des La Touche, des Gozlan, des Sand, des Balzac, dans la tête desquels, lui, le vaste semeur d’idées, — il en était un ! — avait généreusement semé les siennes alors que tous ces gens-là se débattaient et se détiraient dans leur obscurité, ils n’en ont jamais évoqué, de reconnaissance, le souvenir ! ils n’en ont jamais dit un mot, — un seul mot dans leurs œuvres ! Arrivés au sommet de leur renommée, heureux, applaudis, se faisant entre eux dans leurs livres tous les salamalecs de la camaraderie, qui n’est le plus souvent que l’hypocrisie de l’amitié, aucun d’eux ne s’est noblement retourné vers cet homme dont ils avaient vu à l’œuvre le génie, et qui les avait, avant qu’il fût chrétien, souvent inspirés ! Balzac lui-même, le plus grand et le meilleur de tous, qui amis tout le monde de son temps dans l’immense cercle de sa Comédie humaine soit dans les romans, sous des noms supposés, soit sous les vrais noms, dans ses préfaces, n’a pas, que je me rappelle, écrit une seule fois le nom de Brucker. Le magnanime, qui, le premier, a reconnu le génie de Stendhal, n’a pas vu celui de Brucker !… {p. 153}Franchement, c’est à n’y rien comprendre ! Et, maintenant que ses plus illustres contemporains sont morts, — ceux-là qui, par leur admiration, auraient pu le montrer du doigt à la Gloire, — à cette bête de Gloire qui s’en détournait, — combien, à présent, y en a-t-il qui la demandent pour lui, cette gloire, non pas comme une aumône, ah ! non pas, certes ! mais comme une chose absolument due et que la justice aurait le droit d’exiger ? Eh bien, le croirez-vous ? il n’en est que trois, et, pour la rareté du fait, je veux vous les nommer. Et pourquoi pas ? Il y a (pardon !) moi, d’abord, — le premier en date2, dans mon livre : Les Œuvres et les Hommes, et, depuis ce livre, partout, toutes les fois que j’ai trouvé l’occasion d’y écrire ce nom de Brucker. Il y a Paul Féval, — Paul Féval, le converti de Brucker, — qui l’a peint, dans ses Étapes d’une conversion, de manière à donner de cet homme la grande idée qu’on doit en garder. Et enfin, il y a M. Henri Villard, qui a réédité les Docteurs du jour devant la Famille. Trois, donc, trois ! et pas un de plus ! pour rappeler au monde ignorant et frivole un des plus grands esprits de ce siècle, — à présent disparu !

Vous qui voyez la lumière,
De moi vous souvenez-vous ?

Trois faiseurs d’épitaphe pour une tombe qui n’a {p. 154}peut-être pas de pierre sur laquelle ils puissent graver la leur, et qui, sur la poussière où ils récrivent, ne sera plus lisible demain !

II §

C’est Walter Scott, je crois, qui s’appela pendant des années, en Angleterre, « le Grand Inconnu ». C’est lui qui prit plaisir longtemps à cet incognito de Dieu ou de Roi. Jouissance solitaire et profonde. Il masquait son nom et sa personne avec des chefs-d’œuvre qu’il ne signait pas, et l’Angleterre se mourait de curiosité, de cette curiosité plus piquante et plus enivrante pour l’âme choisie qui l’inspire, que la gloire elle-même et ses bruyantes admirations ! Brucker, lui, n’eut jamais ce bonheur raffiné d’être le grand inconnu qu’on voudrait connaître, mais il n’en fut pas moins, relativement, un grand inconnu, parmi tant de cuistres retentissants. Il est vrai que, comme Walter Scott, il ne faisait pas de chefs-d’œuvre presque rythmés dans leurs apparitions, tant ils paraissaient avec l’exactitude d’un battant de cloche qui sonne les heures. Il n’était pas, d’ailleurs, de vocation absolue, un romancier, quoiqu’il ait fait aussi des {p. 155}romans, et, entre autres, ces Docteurs du jour, qui ont un cadre romanesque dessiné pour y mettre bien autre chose que des romans, et qui pourtant en contiennent un, si ce n’est deux… Brucker avait d’autres facultés que celles-là avec lesquelles on crée des fictions intéressantes ou charmantes, et ces facultés impérieuses et précises avaient trop soif de vérité pour s’arrêter beaucoup aux beautés du rêve, qui traversèrent cependant son imagination dans la chaleur de sa jeunesse, quand, par exemple, il écrivit en collaboration ce roman des Intimes, oublié, comme s’il l’avait fait seul, malgré les diamants d’esprit qu’y jeta Gozlan et qui ne firent point pâlir les rubis que lui, Brucker, plaça à côté… La gerbe de facultés différentes qu’avait Brucker et qui se nuisaient peut-être les unes aux autres par le fait de leur nombre, avaient, au centre du magnifique bouquet qu’elles formaient, deux fleurs superbes et excessivement rares : la métaphysique, — non pas froide chez lui comme chez les autres métaphysiciens, mais de feu, — et une puissance de formule algébrique qui donnait à ses idées et à son style — même littérairement — une rigueur et une plénitude incomparables. C’est là l’originalité imméconnaissable de Brucker comme écrivain. Parmi ses supériorités, c’est là sa maîtresse supériorité, et elle était en lui si profondément organique, elle avait poussé si naturellement dans la pleine terre de son esprit, qu’il l’avait toujours même sans écrire, même quand il parlait ; {p. 156}car il était encore plus orateur qu’écrivain, il l’était infiniment plus ! Au lieu de travailler dans le recueillement à des œuvres de longue haleine, Brucker inventait sur place, dans des merveilles d’improvisation, et profondes comme des improvisations ne le sont jamais ! Et il n’avait pas que le génie de l’éloquence, il avait celui de la conversation, bien autrement rare que l’éloquence et bien au-dessus, malgré ce qu’en peuvent penser les badauds. C’est pour cela que, de bonne heure, il dédaigna d’écrire… et que les livres qu’il a laissés ne donnent pas la mesure de la force de son esprit.

Elle était ailleurs. L’esprit de Brucker était plus vivant que le livre le plus vivant, Seulement, quels que soient ses livres, qui certainement ne donnent pas la valeur intégrale de l’homme, il y a dans tous — comme dans ces Docteurs du jour qu’on a republiés — des beautés de points de vue, d’idées et d’éloquence qui devraient le défendre contre l’indifférence méprisante de la génération présente, dépravée par l’éducation des œuvres busses, et le tirer de cette insolente obscurité qu’on a fait tomber et qui s’épaissit sur son nom !

III §

{p. 157}Ce livre des Docteurs du jour domine de beaucoup la littérature, et c’est même ce qui en expliquerait les défauts littéraires, car il en a, que la Critique est en droit d’y relever. Ainsi, on pourrait trouver qu’il manque d’ensemble et de méthode sévère, et on le comprend, si on se reporte aux circonstances dans lesquelles Brucker récrivit. Je l’ai dit plus haut : à ce triste moment du siècle, Brucker, cet esprit ardent, ce Don Juan intellectuel, qui avait cherché dans toutes les idées de son temps, comme l’autre Don Juan dans toutes les femmes du sien, un infini qui n’y était pas davantage, avait tué raide l’auteur en lui. Il s’était réfugié dans la pensée divine… Quand la crise de la France du temps, livrée aux démoralisateurs qui ne la démoralisaient que pour la gouverner et qui maintenant la gouvernent, l’appela, par une voix respectée, au secours de l’enseignement chrétien en péril, il n’était plus qu’un contemplateur à l’écart, avec les bras croisés de la méditation solitaire. Mais, à cette voix, il s’interrompit de contempler et il se décroisa les bras pour frapper les rudes coups de ce livre, dont {p. 158}il se laissa même dicter la forme, trop romanesque à mon gré, mais qu’on lui imposa pour que le livre, sous cette forme, saisît mieux l’imagination et allât plus vite et plus avant dans la publicité et dans le succès. Mauvais calcul, selon moi ! car ce qui est si mâle doit rester mâle, et on ne féminise pas impunément les sujets virils. C’est toujours les émasculer. Pour mon compte, en effet, je suis persuadé, à distance, que si Brucker fût resté le maître de son inspiration personnelle, son livre y aurait extrêmement gagné en composition et en portée… Mais il obéit chrétiennement à une idée qui n’était pas la sienne, souple jusque-là, ce grand esprit, qui pouvait tout par lui-même mais qui était désintéressé de tout, même de la beauté de son livre, et ne voyait rien de plus que ce qu’on lui montrait, — la puissance de son utilité.

Du reste, quels que soient les défauts de cet ouvrage, qui a la vigueur d’un acte et le mérite d’une vertu, ce n’en est pas moins une œuvre exceptionnelle, de la polémique la plus redoutable et de la plus écrasante discussion. Il ne fut pas long à écrire. Une fois demandé, il jaillit, comme tout jaillissait dans Brucker, cet homme-source, qui avait en lui tous les agissements et tous les bouillonnements de l’esprit humain… Mélange de tous les genres de livres dans un seul livre, tout à la fois roman et histoire, critique d’idées et de systèmes, invention de caractères et de personnages pour rendre plus vivantes et plus entraînantes ses {p. 159}théories ; dramatique, poétique, descriptif, mettant des tableaux de mœurs dans des paysages, naturel et intime, et, au milieu de tout cela, débordant de questions, d’explanations, d’argumentations, de démonstrations et de conversations qui roulent dans une verve de style semblable à un battement précipité d’artères, ce livre est peut-être un chaos de puissant ces trop alchimiquement entassées, mais c’est un chaos auquel il faut appliquer cet éternel mot de génie qu’on peut appliquer pour tout à Brucker, — à cet ébaucheur rapide et sublime ! C’est un chaos, mais qui, sur le papier devenu vivant, éclate du génie oratoire de Brucker ! On l’entend, en effet, plus qu’on ne le voit, dans ce livre, qui exprime bien tout ce qu’était cet esprit de vif argent dans le remuement incessant de ses infatigables facultés. Et je n’ai pas tout dit encore, en faisant cette nomenclature ! Sous ce pêle-mêle d’idées et d’images, de sentiments et d’abstractions, il y a une unité qui tient au fond du livre et de l’âme de l’auteur, et qui nous venge bien du manque d’unité de cette forme que j’ai signalée ; et cette unité du sujet, retrouvée, à toute place, dans cette dispersion de qualités qui rayonnent de toutes parts, en ce livre formidable, comme les balles écartées d’une espingole, c’est justement ce qui est en cause dans cette misérable heure : c’est la grandeur et le droit de la paternité ! Le livre des Docteurs du jour porte cette marque glorieuse d’être l’expression exaspérée {p. 160}ou désespérée du sentiment paternel, que les docteurs d’aujourd’hui comme d’hier ont pour sagesse de vouloir arracher du cœur des hommes et de leurs législations !

IV §

Et c’est ce qu’il faut, et plus que jamais, empêcher, aujourd’hui comme il y a quarante ans. En ce temps-là comme en celui-ci, il y avait contre la paternité et la famille, qui ne font qu’un, du reste, l’hostilité héréditaire de l’égalité entre tous et de la cohue révolutionnaire, qui ne font aussi qu’un à leur tour, et c’est pour sauver la Paternité et la Famille, qu’on voulait noyer dans cette cohue, c’est pour défendre leur personnalité et leur dignité violées par un enseignement qui n’aurait pas été chrétien, que Brucker fit ses Docteurs du jour, dont le jour est revenu… Il y discute toutes les questions hypocrites sous lesquelles les docteurs d’alors cachaient leurs haines et leurs projets contre la société chrétienne. Il y prend, une à une, toutes ces philosophies sociales dont les imaginations du temps étaient affolées, et entre toutes celles de Babeuf, de Saint-Simon, de Charles Fourrier, de Pierre {p. 161}Leroux, qui voulaient plus que les autres se donner les airs d’être quelque chose, et qui n’étaient, comme les autres, rien de plus que les conséquences de la philosophie du xviiie siècle, et il faut voir avec quelle rapidité d’analyse il les discute et les découd en quelques lignes, de ce style mathématique et brillant qui caractérise sa personnalité d’écrivain ! Après les Philosophies, c’est l’Histoire qu’il aborde, l’Histoire, qui s’appelait alors Michelet et Quinet, qui maintenant ne s’appelle plus personne, et n’en dit pas moins, mais sans aucun talent, les mêmes mensonges qu’alors. Il l’écrit, lui, d’une plume irréfragable, et sur la question des Jésuites, le scandale de l’époque comme elle l’est redevenue aujourd’hui, c’est avec une autorité si lumineuse que cette vile histoire ne peut plus servir même à être ce qu’elle fut longtemps, — une calomnie… Et pourtant, ne vous y méprenez pas ! ce n’est ni ces massacres de Philosophies éviscérées, ni ces replacements de l’Histoire dans la vérité de sa lumière, qui font la supériorité et l’importance, toujours actuelle, des Docteurs du jour.

Non ! le grand intérêt de ce livre, c’est la question de la Paternité et de la Famille, qui est une question aujourd’hui et qui n’en était pas une autrefois ; car c’était le principe, l’indiscutable principe de l’organisation de toute société, et quelque chose comme l’âme du monde. La Paternité, qui crée la Famille, insultée maintenant et presque avilie dans une société où {p. 162}les mœurs et les comédies qui les réfléchissent montrent le père toujours inférieur aux enfants et éternellement bafoué par eux ; entamée, de plus, par une philosophie qui a créé l’individualisme moderne et par une révolution qui, du premier coup, enleva à la Famille le droit d’aînesse, cette Paternité a eu bientôt contre elle une effroyable et universelle conspiration, et on le conçoit, car plus une société devient irréligieuse, plus elle peut se passer de père et de Dieu ! Blessée même par la main de Napoléon, qui dut en frémir jusque dans le fin fond de son génie, mais qui eut la révolutionnaire faiblesse d’en circonscrire l’action et d’en diminuer la puissance, la Paternité, menacée davantage chaque jour, de toutes parts, est le symptôme accusateur d’une société qui s’écroule, et c’est ce que vit tout d’abord et avant tout Brucker, quand il s’agit de donner le robuste appui de son épaule à cette pauvre société chrétienne, ébranlée dans son fondement même. En ce livre des Docteurs du jour, c’est surtout le champion de la Paternité que Brucker voulut être. Père lui-même, père chrétien, il savait l’auguste grandeur de cette première des magistratures. — Qu’on me permette une anecdote : Un jour, en 1848, il était allé, sous les balles, chercher un de ses fils aux barricades, et il avait fait rentrer devant lui à la maison ce jeune homme, qui y rentra tête basse et le fusil fumant encore entre ses mains. Pater Familias qui n’avait pas eu besoin de licteur pour se {p. 163}faire obéir d’un enfant révolté, mais qui, au geste de son père, avait eu cet héroïsme, plus difficile que l’autre, d’obéir ! Eh bien, c’est cette force de la Paternité, dont Brucker n’avait pas seulement que l’idée dans la tête, mais dont il avait aussi le sentiment dans la poitrine, c’est cette force de la Paternité qu’il résolut de réapprendre au monde, en la lui peignant… Et puisqu’il avait accepté la forme du roman dans son ouvrage, il y introduisit un père comme on n’en connaissait plus, un père qui relevait la Paternité de tous les avilissements qu’elle subissait, depuis des siècles, dans les mœurs et dans les comédies ! Il mit, pour la première fois, devant les enfants, un père supérieur à ses enfants de toutes les manières, et par la raison, et par le caractère, et par la majesté de l’une et de l’autre, et par les grâces de l’esprit, et par la bonté, cette grâce des grâces, et on put comprendre, en le voyant, que la Famille, même atteinte par de fausses doctrines, pouvait se refaire, de par l’ascendant et l’influence de son chef, et rentrer noblement dans la vérité du respect et de l’obéissance. Tel est le profond du livre de Brucker et l’habile calcul de sa portée. Et, en effet, tant que la Paternité, qui est dans la famille ce que Dieu même est dans l’univers, restera debout dans un seul code ou dans un seul cœur ; — tant que cette Paternité discutée, diminuée, méprisée, imbécillisée comme elle l’est par de lâches tendresses, n’aura pas cependant entièrement perdu {p. 164}la notion de son imprescriptible droit et n’aura pas été remplacée par l’État, ce tyran eunuque qui n’a pas d’enfants ! — tant que ce beau débris de l’histoire du genre humain tout entier ne sera pas rasé de l’âme humaine, de sa conscience et de sa mémoire, et que chez nous il y aura encore autre chose que des bâtards et des institutions qui veulent bâtardiser la France, la Société de tous les temps et de l’Histoire ne sera pas vaincue et l’aveugle et forcené génie de la Révolution n’aura pas dit son dernier mot !!

V §

Seulement, voilà ! le dira-t-il un jour ? ou le lui renfoncerons-nous dans la gorge, ce dernier mot qu’il tient à dire ! Qui sait, maintenant !… Qui sait !… La société actuelle est descendue dans le mal d’autant de marches qu’elle a descendu d’années depuis le temps où Raymond Brucker écrivait les Docteurs du jour. La dernière édition qu’on en a faite a-t-elle eu un succès égal à celui de la première ?… Raymond Brucker, le trop oublié Brucker, — dont les petits lettrés de cet âge disent peut-être, avec des airs curieux et naïfs : « Qu’est-ce que c’est donc que ce Raymond Brucker ? » {p. 165}— Raymond Brucker, qui n’a jamais bénéficié de rien, et pour lequel l’Église, dont il fut le serviteur fidèle et héroïque jusqu’au dernier moment, n’a rien fait, et qu’elle a laissé mourir de faim ou à peu près ; Raymond Brucker, dont les grands hommes littéraires du temps où il fut littéraire comme eux, avec autant de talent qu’eux, diraient peut-être, s’ils vivaient encore : « Je ne connais pas cet homme-là », comme saint Pierre l’a dit de Jésus-Christ, aura-t-il, à propos de ses Docteurs du jour, ce bonheur d’outre-tombe, qui ne sera un bonheur que pour nous qui l’avons aimé, de quelques rumeurs flatteuses autour de son tombeau ?… Malheureux homme ! qui porta toujours noblement et gaiement sa peine ! Beaumarchais chrétien, avec l’esprit et la combattante gaieté de Beaumarchais, mais qui, de cette fois, ne triompha pas…

Malheureux ! qui n’avait pas d’étoile, et qui eût pu être un soleil !

Michelet §

La Femme §

I §

{p. 167}Michelet n’est pas seulement un historien. Il est, et surtout il veut être aussi un philosophe, et les derniers moments de sa carrière littéraire l’ont constaté. Son livre sur la Femme, un de ses avant-derniers, n’a pas recommencé le succès, qui fut un scandale, de son autre livre sur l’Amour. Tautologie du sujet ! La Femme, c’est encore l’Amour, comme l’Amour, c’était déjà la Femme, et c’est précisément pour cela, c’est à cause de cette ressemblance, qui est presque une identité, que le succès de l’un n’a pas été le succès de l’autre. Il n’y a point eu d’explosion. Le monstre pour les uns, le prodige pour les autres a paru, et la Critique n’a pas élevé la voix, et celle-là qui est le plus favorable à Michelet n’a pas pris le livre à {p. 168}partie dans un de ces comptes rendus retentissants qui sonnent la trompe… et la tromperie ! On n’en a parlé qu’assez bas. On n’en a guères écrit. Nous avons entendu alors, il est vrai, passer eu se glissant le bruit mystérieux de saisie, risqué peut-être par la spéculation ; mais ce bruit n’est pas allé loin…

Telle est l’histoire du livre de Michelet. Après l’Amour, l’opinion, qui avait le palais en feu de la cuisine poivrée de physiologie et d’amour conjugal que lui avait servie Michelet, s’attendait sans doute, puisqu’on devait continuer dans cet ordre de sensations, à quelque chose de plus pimenté et de plus mordant que ce karrick dont elle s’était régalée, et elle a été trompée dans son attente. Ah ! en France, pays si vite blasé, après l’engouement et les furies il n’est pas très sûr de répéter une sensation ou une idée, si on n’est pas de force à y ajouter.

C’est cette force qui a manqué à Michelet. Quoiqu’il ait voulu, — nous dit-il, à la fin de son ouvrage, sentant bien où en est la faiblesse, — quoiqu’il ait voulu opposer « la dame cultivée (sic) de La Femme à la simple femme de L’Amour », et que par là il se soit placé dans des conditions de nuances inappréciables au gros des imaginations qui, d’ordinaire, les méprisent, il n’a pas su pourtant introduire entre ses deux livres les véritables différences qui font d’un même sujet deux œuvres distinctes, au moins par l’aperçu, par le détail, ou même par {p. 169}une manière inattendue de présenter la même pensée exprimée déjà. Rien de pareil ici. Physiologique, épaissement physiologique comme son livre de l’Amour, doublé de la même philosophie, qui est un naturalisme béat et béant, érotique d’accent comme un cerf qui brame, ce livre de la Femme, c’est l’Amour, moins, cependant, la première ivresse du sujet pour l’auteur et pour le public.

Or, ce moins est tout, prenez-y garde ! Aux yeux de qui sait reconnaître le fond et la forme d’un livre qui n’est que les variations d’un autre, exécutées avec plus ou moins de talent, l’ouvrage en dernier publié de Michelet a été bien plus inspiré par le souvenir d’un succès que par une idée nouvelle ou une vigoureuse fécondation d’une idée ancienne. À ces yeux-là, il est donc démontré que Michelet, par amour d’un succès qu’il a trouvé diablement bon, a voulu remonter sur l’idée qui le lui avait valu, et, postillon infortuné, qu’il a éreinté son idée, raté son succès, et tué, du même coup, ses deux bêtes. C’est à nous de les enterrer.

Et nous n’y faudrons point ! Si Michelet avait eu un califourchon moins funeste, s’il avait ajouté un scandale au premier, si, dans ce livre, écrit pour les femmes, il était descendu un peu plus avant en ces détails physiquement immondes, qu’il a une fois traversés, pour nous montrer où, selon sa science, gît l’amour, nous n’eussions pas ajouté au scandale en {p. 170}nous révoltant contre son éclat et nous nous serions tu, ne sachant pas d’ailleurs de quelle langue nous servir pour répéter honnêtement les choses que Michelet nous dit hardiment de sa jeune et innocente bouche scientifique, faite d’un bronze récemment coulé.

Déjà, si on daigne s’en souvenir, lorsque nous fûmes obligé de rendre compte alors, dans un journal, du trop fameux livre de l’Amour, il fallut nous soumettre à l’affreux supplice des citations impossibles, et, certes ! nous n’eussions pas voulu nous exposer une seconde fois à une telle angoisse. Mais ce danger n’existe plus ici. À cela près de la page 206 (nous l’avons notée), qu’il faut couvrir avec tous les voiles de femmes que Michelet fait rougir et qui rappelle… l’Amour, on pourrait tout citer de la Femme et le dégoût serait assez heureux pour avoir sa preuve et son appui, mais la raison de cela n’est pas le livre, qui a trahi Michelet. Le livre, au contraire, ce livre de la Femme, ne cesse pas une minute de rabâcher le livre de l’Amour. Mais Michelet, lui, n’y rabâche pas Michelet ; car se rabâcher, c’est encore en quelque degré se produire, et Michelet, le même, malheureusement, d’idées, n’y est plus le même par l’expression et ne reproduit plus la sienne. Qu’il est changé, grand Dieu ! Lui, l’écrivain intense, étincelant, nerveux, nous le trouvons là, pour la première fois, pâli, vieilli, mais surtout ramolli, dans toute {p. 171}cette boue saignante et morbide d’une physiologie en laquelle il noie son génie vrai ! À dater du livre de la Femme, la Critique a dû constater en lui un affaiblissement qui commence, une lassitude, le pas en arrière qu’on ne fait pas pour revenir en avant, sans un phénomène !

Ce n’est donc point seulement, comme nous l’avons dit, parce que ce livre ne donne qu’une sensation déjà produite par un livre antérieur, qu’il ne suffit pas aux esprits troublés, salis ou corrompus, et qu’il a manqué son succès, mais c’est encore parce que, moralement aussi mauvais que le premier, littérairement, ce livre est pire. Il n’a pas le montant du talent, le ragoût enragé de l’apprêt, de l’art de tout ce qui crée la vie et l’illusion dans le mensonge humain. Ce n’est plus le karrick brûlant qui tentait les gourmets du vice, mais c’est je ne sais quelle fade blanquette. On y touchera moins, soyez-en sûrs !

II §

Et voilà l’événement. L’événement n’est pas que Michelet ait continué, en l’honneur des femmes (est-ce honneur qu’il faut dire ?), la malheureuse campagne {p. 172}d’aventurier physiologique qu’il avait commencée, l’événement c’est qu’il l’ait continuée avec moins de talent qu’il ne l’a ouverte, et qu’au lieu d’une question d’idées et de philosophie, il n’y ait plus entre lui et la Critique qu’une unique question de valeur littéraire. C’est une grande simplification. Et, en effet, même parmi ceux qui plongèrent avec la sensualité la plus brûlante ou la corruption la plus froidement réfléchie en cet étrange livre, où Michelet a fait de l’amour dans la femme quelque chose d’inférieur à ce que Cabanis faisait, dans la cerveau de l’homme, de la pensée, personne n’a jamais songé, que je sache, à conclure au philosophique la vérité des idées d’un homme, de nature fort peu philosophe, qui, pour avoir regardé, par hasard ou par curiosité, sur une table de dissection, a voulu substituer à la spiritualité humaine et à son mystère de basses origines matérielles, et tirer de l’obscène même le sentimental ! Personne n’a fait à ces idées, quand il les exprima pour la première fois, l’honneur de les traiter comme un système et de voir en elles autre chose que ce qu’il y avait, — c’est-à-dire les tableaux d’un Musée secret pour l’imagination, les tableaux plus ou moins corrupteurs d’un Albane meurtri ou d’un Corrège dépravé qui avait laissé tomber sa palette dans les plus impurs vermillons, mais qui y gardait, malgré tout, le divin rayon d’une chasteté profanée !

Eh bien, ce peintre si coupable que fut Michelet {p. 173}dans son livre de l’Amour, ce peintre qu’on avait la faiblesse d’aimer quand il aurait fallu la force de le maudire, c’est lui qu’on cherche presque en vain, dans son autre livre de la Femme, à travers ces idées connues, si fausses et si vides, qui, elles ! n’ont pas manqué de s’y trouver. Il y a bien, ici et là, la touche étincelante, attendrie ou suave du vieux maître, mais elle est espacée à grands intervalles. L’entre-deux entre les points réveillés et piqués de lumière est souvent lourd, opaque, empâté. L’artiste baisse, et si c’est l’artiste, c’est Michelet tout entier !

Car il n’a jamais été que cela. Un peintre de langue, un écrivain, un grand artiste, oui ! un grand artiste en histoire, encore plus qu’un historien. L’Histoire est pure, et sévère, et Michelet fut souvent trop la Fantaisie. L’Histoire cependant ne se souvient pas qu’il est infidèle, et, dans ce livre même, où il la dédaigne pour une physiologie inconséquente, l’Histoire, aux fermes habitudes, lui communique une justesse virile et une précision dans l’estime des faits qui font de l’Introduction du livre en question un chef-d’œuvre d’appréciation et de vérité. Tout ce que l’auteur dit de l’ouvrière, de l’institutrice, est d’une profondeur dans laquelle il se prend lui-même, écrasé par la plus magnifique des contradictions. Le croirait-on ? il ne s’aperçoit pas que ce qu’il dit de l’ouvrière, par exemple, se retourne bout pour bout contre l’économie politique. C’est tout le monde moderne dans une {p. 174}question. Il ne s’en aperçoit même pas, lui, cet homme si moderne qu’il en est insensé d’enthousiasme ! et il est vrai et concluant contre ce monde-là, comme nous le serions.

III §

Mais, encore une fois, à cela près de cette Introduction, si nette dans sa pitié lucide pour des misères sociales que les inventions humaines, quand elles ne seront qu’humaines, ne soulageront pas ; à cela près, de cinq à six belles pages peut-être, où l’écrivain, quittant la Femme, se retourne vers un point d’histoire (voir le passage sur l’Afrique à propos de la négresse), et, sortant du pathos sentimental et physique, reprend des lambeaux de puissance et ranime son éclair éteint dans les larmes d’un attendrissement par trop continu à la fin, il n’y a plus, tout le long de ce livre qui en rumine un autre, que ces idées dont nous avons brassé déjà le vide et qui font de Michelet quelque chose comme une tête de femme hallucinée, — comme la madame de Krudner, par exemple, d’un naturalisme mystico-sensuel, tout à la fois très mélancolique et très burlesque.

{p. 175}Dans ce livre de la Femme, qui en est l’autopsie, Michelet, cette personnalité autrefois si dessinée et si vive, n’a presque plus de personnalité. Il est Allemand et il est Suisse. Il est Rousseau, il est Lavater, il est Frœbel, le bon Frœbel, comme il dit avec allemanderie, le bon Frœbel, dont il emprunte le système d’éducation pour sa fille, qu’il élève, comme Rousseau élevait son Émile, au sein d’une éternelle prosopopée ! Son amour de l’enfance finit par tomber dans ce qu’il aime. Il a des histoires de petites filles qui meurent de leurs poupées cassées, et, quoique ce soit incroyable, cependant on l’accepterait, et on l’aimerait, ce bon Frœbel-Michelet, si, à côté de l’éducation philogyne, il n’y avait pas les petites scélératesses du penseur qui hait cruellement l’Église et Notre-Seigneur Jésus-Christ. Michelet est un déiste, qui croit que les fleurs, l’histoire naturelle et le déisme, cette religion cul-de-jatte, sont les meilleures garanties de la vertu et du bonheur des femmes. Libre à lui de penser cela !

Comme Proudhon, qu’il admire, il veut la Justice, un idéal de justice sorti des tendres entrailles de la Révolution, mais, plus comiquement que Proudhon, il veut surtout « l’idée dans son globe de cristal », et ceci est peut-être plus difficile à admettre. Mais pourquoi Michelet se permet-il des faussetés qui ressemblent fort à des impostures ? « Si les femmes croyaient au péché originel, — affirme-t-il sciemment — {p. 176}elles ne soigneraient plus l’enfant… Mais elles n’y croient pas. » Et toutes les mères chrétiennes, humbles, soumises et fidèles à la tradition, font la réponse depuis plus de dix-huit cent quatre-vingts ans ! Il dit que le siècle présent, le xixe siècle, est suprêmement un siècle de foi et de certitude. Que Montaigne doutât, il veut bien l’innocenter de son doute, mais Pascal, il le trouve coupable du sien, et il oublie Byron, qui écrivait : « Le doute est le nec plus ultra de la foi humaine », et Chateaubriand, qui ne doutait pas, et qui n’est probablement resté chrétien que par le sentiment de l’honneur, traitant de gentilhomme à Dieu !

IV §

Voilà, mais en faible partie, les singularités et les sophismes d’un des derniers ouvrages de Michelet en dehors de l’Histoire. Au milieu de ces erreurs et même de ces folies, ornées et passementées d’un talent devenu plus rare et plus souvent interrompu, il y a cependant moins d’erreur complète et compacte, moins d’erreur radicale, d’une seule pièce, que dans ce livre de l’Amour, où tout est faux, intégralement faux jusqu’à l’axe, puisqu’en vue {p. 177}du seul plaisir physiologique on y change la destination hiérarchique de la femme et on y bouleverse l’organisme de la famille, fait de main divine. Seulement, ne nous y trompons pas ! S’il y a çà et là, ici, quelques idées qui échappent à la fausseté de l’ensemble, quelques clartés qui n’ont pas péri sous la préoccupation inouïe de l’auteur, c’est un fait de hasard ou d’inconséquence qui ne prouve rien en faveur de ses facultés et de leur retour à l’ordre et au vrai. L’éperdument de tête est si grand de l’homme qui a pu écrire, par exemple, cette partie du livre intitulée : Les offices de la Nature, qu’il n’est évidemment plus capable de cette triste chose qu’on appelle la logique de l’erreur. Il s’échappe et ne se change pas.

Dans ce livre de la Femme, suite au livre de l’Amour, il commence de voir ce qu’il a méconnu si profondément dans l’Amour, c’est que la femme n’est épouse que pour être mère. Mais, outre que cette découverte est une de ces petites fleurs de vérité qui viennent aux pieds de l’esprit de tout le monde et que le premier qui passe peut ramasser, cela n’influe d’aucune sorte sur le train de sa pensée en la surprenant par une goutte de lumière, et le derviche pâmé tourne toujours ! La physiologie a produit les effets du hatchisch sur le cerveau de Michelet. Et il n’y aurait là qu’un fait de l’ordre pathologique à déplorer, si Michelet était tombé de la vérité et du {p. 178}plein bon sens dans ses fureurs physiologiques ; mais nous savons trop d’où il est tombé !

Il est tombé d’une folie dans une autre folie. Il a cascadé dans l’erreur. Ne croyez pas à Michelet ! La physiologie n’est pas pour lui une belle passion scientifique, levée tard, et qui doit mettre dans le couchant d’un grand esprit des lueurs d’aurore. Non ! ce n’est pas cela pour Michelet. La physiologie n’est pas chose si désintéressée dans sa vie. C’est la dernière ressource plutôt, et c’est aussi la dernière pâture d’une passion qu’on a vue croître depuis longtemps dans Michelet, et bien avant qu’il fût question pour lui de physiologie et d’études d’amphithéâtre. Son mal vient de plus loin, comme à Phèdre. L’Histoire, qui, s’il l’avait voulu, lui eût fait une bonne gloire au lieu d’une mauvaise célébrité ; l’Histoire, sa nourrice et sa mère, n’a pu le préserver ; car il n’y a que nous qui nous préservons seuls contre nos passions et nos vices ! La dignité sévère de l’Histoire n’était même qu’une contrainte de plus pour l’imagination mystique et sensuelle tout à la fois de Michelet, et il l’a eu bientôt secouée, cette contrainte ! Ah ! nous connaissons toutes les filières par lesquelles le mal a passé.

Michelet a mis du temps et jusqu’à des nuances pour devenir ce qu’il est maintenant. Comme tous les passionnés, il a caché longtemps son mal entre les ardeurs et les hontes. Il fut une époque où il se disait {p. 179}tout à l’Histoire, mais déjà, quand, parmi les faits qu’elle roule dans son sein, pur et majestueux comme celui des fleuves, il s’en trouvait un de rencontre qui tentait la passion secrète, l’historien ne pouvait s’empêcher d’y courir avec cet abandon qui compromet et ces folles complaisances qui avertissent. Un jour eut lieu le premier tressaillement hardi de cette passion qu’on voyait pour la première fois dans l’Histoire, et ce premier tressaillement hardi fut, le croira-t-on ? causé par la sainte figure de Jeanne d’Arc. À cette époque-là, tout le monde fut frappé, en lisant le très beau récit de Michelet (car il est très beau), de l’insistance curieuse et troublée avec laquelle l’historien s’arrêtait sur le secret qui devait rester entre la jeune fille et Dieu, sur le mystère humain du virginal Archange dont le sang de la femme n’a jamais, dit-on, terni la splendeur. Qui ne fut pas alors atteint, qui ne fut pas choqué et ne sentit pas la rougeur s’élever des plus délicates sources de son âme ?…

Et, cependant, Michelet était relativement pur en ce moment, et nous l’avons vu cesser de l’être ! Plus tard, nous l’avons vu plus qu’impur, qui est une chose négative, pour devenir souillé, qui est une chose positive et affreuse, dans son Histoire de la Révolution, quand il se complut aux détails monstrueux de la mort de cette noble madame de Lamballe, qui disait : « Fi ! » à ses bourreaux, et qui pourrait le dire à son historien ! Toujours plus tard, enfin, par {p. 180}une gradation toujours plus marquée, nous l’avons vu, de souillé, souillant lui-même l’Histoire, oser sur Louis XIV enfant !… Et c’est de là, c’est de là qu’il est tombé, qu’il a roulé dans la physiologie, la physiologie qui doit dévorer ce qui lui restait de talent, de vie et de force, et qui ce jour-là a peut-être commencé !

Certes ! il n’est pas tombé de haut… mais encore est-il tombé ; car le plus mauvais, le plus abaissé de ses livres d’histoire, vaut infiniment mieux par le sujet, l’art et les notions qu’il nous donne, que ces livres de physiologie et de sentiment qui ne sont pas plus du sentiment vrai que de la physiologie exacte. On pouvait se demander : Tombera-t-il plus bas ?… Y avait-il même plus bas pour y tomber ? Remontera-t-il ? Retournera-t-il à l’Histoire, mais à l’histoire austère, pudique, morale, et non à l’histoire physiologique, par laquelle, hélas ! il avait passé, avant de devenir un physiologiste tout à fait ? Devait-il s’essuyer enfin de toute cette physiologie dans laquelle il avait l’esprit et les mains, et revenir à l’Histoire, cette grande Pureté ?

Qui pouvait rien prévoir avec un pareil homme, — une pareille femme plutôt, avec une imagination si sensible et si vicieuse, si malade et pourtant si violente, et, encore plus pour lui que pour nous, si fascinante et irrésistible ? L’affaiblissement de talent que j’ai constaté tenait-il au sujet qu’il a traité plus qu’à sa constitution même, et les sujets pour lesquels il était fait {p. 181}pouvaient-ils lui retremper son génie ? Toutes questions impossibles à résoudre. Avec un homme comme Michelet, la sagesse devait être de tout attendre et de ne rien espérer.

Nos Fils §

V §

Qui l’aurait cru ? La seule chose que nous apprend le livre intitulé : Nos fils, c’est que Michelet n’y a plus de talent, plus de talent du tout. Michelet sans talent, c’est une nouveauté ! On sait s’il en eut un et s’il en abusa. On sait si ce talent était brillant, et charmant, et amusant, — trop amusant ! — et même dépravant ; car, il faut bien le dire, Michelet est certainement le plus grand dépravateur de l’Histoire. Ne lui trouvant pas assez de vices comme cela, à l’Histoire, il lui en a donné de sa façon, et qu’il a taillés à facettes, comme des diamants, pour que mieux on les vît, obscène souvent, mais toujours éblouissant lapidaire ! Avant Michelet, jamais flamme plus échevelée ne passa dans l’Histoire, pour y montrer… ce qui n’y est pas. Eh bien, c’est ce Michelet-là, ce prestigieux Michelet-là, qui n’existe plus. C’est ce Michelet, qu’on, méprisait pour ses idées et qu’on aimait pour son talent, comme

{p. 182}Phryné, qu’on aimait, vous savez bien pourquoi ; c’est ce Michelet que je vous défie de retrouver, même en parcelles, dans le livre que voici ! C’est ce Michelet, nul en dehors de l’Histoire, disparu déjà en partie des livres qu’il a publiés, ces livres d’enfant faits par un vieillard : L’Amour, L’Oiseau, La Femme et autres bucoliques chenues ; c’est ce Michelet-là dont vous ne retrouvez pas trace dans ce livre, où il n’y a plus que des lavis effacés et des restes de palette épuisée et qu’il a intitulé : Nos fils, avec un rengorgement paternel… des plus comiques pour le mari de madame Michelet, qui n’a point d’enfants !

Mais les enfants de Michelet, c’est les miens, c’est les vôtres, c’est les enfants de tout le monde, qu’il n’a pas faits, cet humanitaire tout à tous ! Nos fils !… Ah ! ils seront de bien jolis garçons, s’ils ressemblent à ceux que Michelet veut nous faire ! Michelet, leur père par l’enseignement, qui se pose en éducateur.

L’historien du passé essaie, dans ce livre, de préparer l’histoire future. Mais l’histoire qu’il nous prépare est telle, que nous aimerions mieux finir aujourd’hui que de patauger un jour dans cette histoire-là ! Michelet, l’étincelant faussaire de l’histoire du passé, qui ne vaut que par l’étincelle, Michelet, le paradoxeur audacieux et décolleté, n’est plus ici le génie de l’éblouissement dans l’erreur. Il est passé au triste-à-pattes de l’erreur moderne ; il est aussi ennuyeux que tous les autres : Quinet, Martin, Littré et toute la file ! Lui qui procédait {p. 183}en Histoire par surprises et par fulgurances, et mettait perpétuellement les Gloires la tête en bas et les Abjections la tête en haut, ne nous dit rien là que nous ne sachions, et même trop… Le voilà sentimental, niais, déteint, pleurard, vieillard et cafard… de philanthropie. — « Comme te voilà fait ! — Comme doit être un ours. » — Non pas un ours [mais un éleveur d’ours démocrates. Ce n’est plus Michelet ; c’est Proudhon. Le grand artiste à tête de feu qui nous fascinait du fond du mensonge, est entré dans la peau rude de ce Franc-Comtois grossier. Il a mis ses pieds ailés dans cette bouse de vache. Il n’est plus qu’un Proudhon qui ne voit dans les générations que des pousseurs de varlope, — et non plus même des travailleurs à tous les degrés : des artistes, des politiques, des hommes d’action et de pensée, — mais uniquement des ouvriers !

Je ne sais rien de plus misérable que ce livre de Michelet, qui n’est, au fond, qu’une flatterie à ce qu’on appelle le lion populaire, — une flatterie comme les plus plats laquais n’en ont pas fait à la royauté. Je ne sache rien de plus misérable que ce livre, dont l’idéal est ceci que nous avons vu dans l’histoire : le citoyen cordonnier et grenadier des Filles-Saint-Thomas. Seulement, le grenadier est encore de trop, dans le système de Michelet. Il n’y reste plus que le citoyen cordonnier.

VI §

{p. 184}Ah ! Proudhon les préférait, lui, — quand ils faisaient solide, les cordonniers, — à Michel-Ange et à Homère ! Les industries de main, les métiers matériellement utiles, passent, aux yeux de Proudhon et dans une société bien faite, très avant les inutilités aristocratiques de la pensée. — Mais que Michelet en soit venu là !… Je viens de relire avec le plus grand soin ce livré de Nos Fils, car il faut un soin extrême pour en dégager quelque chose de net, et, en y regardant avec une minutieuse attention, je n’ai trouvé sous le vague de cette embarrassante affirmation que la nécessité de faire de nos fils des ouvriers, — et non pas comme le menuisier Émile, qui n’était qu’un menuisier de système, un menuisier de rhétorique et de sophistique, mais de vrais ouvriers de la main, sans exception d’aucun d’entre eux. Dès que l’enfant pourra agir, répète-t-il sans cesse, mettez-lui dans ses petites mains de la matière qu’il puisse pétrir, de petits morceaux de bois qu’il puisse assembler. Développez-lui, enfin, son sens de constructeur, son sens de castor, car l’enfant est un castor, avant d’être un homme (heureusement !), et si, par une exception rare aussi (heureusement !), {p. 185}il n’était pas positivement castor, il est toujours, naturellement, un ouvrier quelconque, ce petit Prométhée ! Et c’est avant tout — même avant le sens moral — qu’il faut développer en lui le sens ouvrier, et jusqu’au sens du citoyen qui ne vient qu’après ! L’idée donc de Michelet, c’est, pour qui voit la portée de ces choses, la plus impudente glorification de la matière. Mais cette glorification est moins audacieuse qu’elle n’en a l’air : ce n’est que le dernier mot du matérialisme du temps. Michelet n’en a eu la hardiesse que parce qu’il l’a trouvée à sa surface.

Peintre avant tout (quand il l’était), homme de vulgarisation pittoresque, Michelet n’est qu’un impotent métaphysique qui n’a pas une idée en propre, une initiative qui lui appartienne. Autrefois, sous les influences du Moyen Âge, il se teinta de Christianisme, mais si, depuis, il a eu sa petite haine sifflante de serpent qui pique au pied contre le Christianisme, cette petite haine n’en a pas moins cherché à s’étoffer dans une idée philosophique qu’il a campée jusque dans ses derniers travaux d’histoire, mais qu’il était absolument et radicalement incapable de trouver et de formuler. Cette idée, c’est la Justice dans la Révolution, qui est une idée de Proudhon encore, de Pyrrhus-Proudhon, qui n’est point « le rival qu’il abhorre », mais qu’il rencontre partout et toujours !

Vous rappelez-vous le petit laquais Almanzor, dans les Précieuses ridicules, qui voiture les commodités de la {p. 186}conversation ? Eh bien, Michelet est le petit Almanzor de Proudhon. Il voiture ses idées. Il les roule en ses livres comme on roule des fauteuils dans un salon. Seulement, Almanzor ne s’assied pas dans les fauteuils qu’il roule, et Michelet, sans aucune gêne, s’assied et s’étale dans les idées de Proudhon. Ah ! si Proudhon avait vécu, ce vieux Proudhon qui n’était pas tendre et qui voulait qu’on ne volât que les autres, comme, d’un tour de bâton, il l’eût fait lever !!

Et, en effet, après l’avoir mise dans l’histoire, voici que Michelet a remis la Justice de Proudhon dans ce livre-là, et la donne même comme le point dont il faut nécessairement partir pour arriver à ce système d’éducation qui est le renversement à outrance des idées spiritualistes et chrétiennes, sur lesquelles ont été élevés, plus ou moins, nos pères. L’ambition du Christianisme était de faire des âmes et des esprits. La prétention de Michelet est de faire des corps adroits, un dressage de forces manuelles. Mais comme, malgré l’importance que prend la main dans le système de Michelet, il y a toujours en l’homme un bout d’intelligence qui ne tient pas — comme le croyait ou comme le disait Helvétius, dont Michelet semble un disciple retrouvé, — « à la conformation de la main », ce bout d’intelligence a ses exigences et doit être éduqué aussi, comme le corps. De là la nécessité d’une idée anti-chrétienne à opposer à l’idée chrétienne qui avait, jusqu’ici, passé, malgré {p. 187}les philosophes, dans la pratique générale de l’éducation, Rousseau lui-même n’a-t-il pas mis un Vicaire Savoyard dans l’Émile, et Michelet ne le lui a-t-il pas assez reproché ? Or, la meilleure des idées anti-chrétiennes sur laquelle on pût établir toute la vie morale et intellectuelle de l’enfant, — du jeune ouvrier de l’avenir, — c’est encore l’idée de Justice opposée à la Grâce, — cette idée de Justice comme elle n’est pas, mais comme ils ont dit et voulu nous faire croire, les révolutionnaires, qu’elle était, dans la Révolution !

VII §

Antithèse absurde ! ignorance ou mensonge ! Mais une antithèse qui coupe par les deux côtés entre si vite dans le cerveau ! La Justice dans la Révolution, je le dis brutalement, est une proposition aussi bête que la Justice dans la Passion. La mesure et l’équilibré, qui sont l’essence de toute justice, n’existent plus, fût-ce dans les causes justes, si la passion enflamme ces causes. Même la passion du juste n’est plus justice, de cela seul qu’elle est passion, et la Justice opposée à la Grâce n’existe pas davantage. Cependant, Proudhon et Michelet n’ont pas l’air de se douter de cela. {p. 188}Est-ce mauvaise foi ?… Est-ce ignorance ? Je crois très fort à l’ignorance des choses chrétiennes dans un temps qui n’est plus chrétien, et j’y crois chez les gens sous d’autres rapports les plus instruits. Proudhon est un redoutable docteur ès choses de jurisprudence et d’économie. Michelet, un bénédictin de l’Histoire, bourré de documents comme un des plus forts de l’École des Chartes. Mais, en théologie, je ne les crois pas gigantesques. En théologie, tous les deux donnent une singulière idée de leur science lorsqu’ils soutiennent hardiment que la Grâce, comme l’entend l’Église catholique, est exclusive de la Justice ; car c’est précisément l’idée contraire qui est la vraie. C’est précisément l’idée contraire d’une alliance radieuse entre la Justice et la Grâce, que l’Église a, dans tous les temps, érigée et maintenue incommutablement contre tous les Proudhon et les Michelet de la terre, depuis Pélage jusqu’à Jansénius !

Michelet, qui a passé sa vie à faire de l’histoire, devrait savoir cela. Il l’oublie. Mais, pour un historien, imputer à l’Église catholique les idées du Jansénisme qu’elle a condamnées et flétries, c’est honteux !

VIII §

{p. 189}D’ailleurs, comment ne se seraient-ils pas mépris sur cette question de la Grâce opposée par eux à la Justice, ces singuliers théologiens qui ne sont pas même chrétiens, puisque, d’un seul coup, ils rejettent tout le Christianisme en niant la Chute ? C’est bien plus court, cela ! C’est bien plus tôt fait ! C’est bien plus clair ! Michelet, qui descend de Rousseau comme tous les sophistes de cet âge, mais qui, dans ses derniers livres, s’est mâtiné de Proudhon, a, dans ce livre de Nos Fils, montré contre le péché originel les colères vexées d’un connaisseur en innocences. Quand on en est là, on peut envoyer promener la fallacieuse antithèse de la Justice et de la Grâce et toutes les hypocrisies du raisonnement ! Il ne s’agit plus de sophistiquer. Le masque est à bas. Il s’agit du Christianisme tout entier, du Christianisme, l’erreur absolue qu’il faut balayer de la tête humaine comme une ordure, et le balai, c’est l’éducation ! Voilà pourquoi Michelet a écrit Nos Fils. Seulement, le Christianisme peut bien rire, s’il veut, dans sa vieille barbe de pape, du balai de Michelet et de sa manière de s’en servir. Ce n’est pas encore ce balai-là qui l’ôtera du monde !

{p. 190}Ce pauvre diable de système, qui n’est même diable que comme cela, n’a pas coûté à la tête légère de Michelet un bien grand effort de génie. Croirez-vous à cette impuissance ?… Nous dictons à ceux qui écrivent contre nous ! Partout où Michelet a trouvé que l’éducateur chrétien faisait quelque chose, il a conseillé le contre-pied de cette chose : — la chose opposée. Quelle invention ! Rien de moins pensé, comme vous voyez, de moins trouvé et de plus facile. Les autres éducateurs qui l’ont précédé et dont Michelet nous a donné la liste : Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, avaient fait, eux, un effort quelconque de création, un essai de chose organisée ; ils avaient tenté de découvrir un joint, une articulation inconnue dans l’homme, par où pût pénétrer la pointe de l’enseignement. Mais Michelet n’est pas de cette force. En quatre mots on peut rendre compte des systèmes de Rabelais, de Montaigne, de Rousseau, de Pestalozzi. Essayez de rendre compte de celui de Michelet, en autant de mots que vous voudrez ! Excepté cette comique idée de faire de nos fils des ouvriers sur toute la ligne, — pas tous Auvergnats, mais tous ouvriers, — il n’y a positivement… rien dans le pauvre Michelet !

Il y a mis pourtant ce qu’il a pu. Il a mis tout ce qu’il a pu dans cette crème fouettée de livruscule ! Il y a fourré le sentiment, le genre de sentiment avec lequel il s’était fait, depuis quelques années et depuis {p. 191}certains livres, une influence sur le cœur des femmes et des hommes qui sont aussi des femmes, et acquis ainsi une espéciale popularité. Il a enduit le livre de Nos Fils de ce beurre frais du sentiment, qui le fera avaler aux mères. Ah ! on ne sait pas ce qu’on peut gagner, quand on n’a plus d’idées, à devenir sentimental ! Michelet, qui a laissé dans l’Histoire ce qu’il eut jamais de virilité, est, dans ce livre-ci, le vieillard le plus sentimental de la littérature.

Les autres, tous les autres, sont desséchés comme des momies, mais lui, c’est un humide et un attendri. Il est un peu exigu de tournure et d’enfants pour être un patriarche, même pour être un grand-père de Greuze, mais enfin, tel qu’il est, il a de jolis côtés paternels. Dans ses livres derniers : La Femme, L’Oiseau, L’Insecte, L’Amour, — l’amour des grandes et des petites bêtes, — il a insinué un petit ruisselet de sentiment dans lequel il a mouillé jusqu’à ses haines ; car il a des haines, le doux homme, contre nous autres chrétiens, à qui il lâche parfois insolemment le nom de sots ! Et même ça ne lui va pas très bien, ce ton d’insolence, cette tentative de coup de pied donné quelque part de cette molle et inoffensive pantoufle brodée par l’amour conjugal ! Comme cela ne lui va pas non plus, de vanter la joie, la grosse joie du bonhomme Luther, qui était, au fond, un sale homme ; de mettre Rabelais — ma foi ! oui, Rabelais, — au-dessus de l’Évangile ; d’appeler les Chrétiens des pleureurs {p. 192}et le Moyen Âge l’âge des larmes. C’était l’âge des larmes, parce que c’était l’âge de l’amour ! Il avait donc oublié cela, lui, le moraliste aux petites entrailles ? Dans ce livre de Nos Fils, comme il a bien vu là une occasion de s’attendrir et de sentimentaliser ! Il ne l’a pas manquée. Quelle bonne occasion : la mère et les enfants !… Il a élargi la part de la mère.

Les casuistes (comme il appelle les éducateurs chrétiens d’autrefois) voulaient qu’on prit de bonne heure les enfants aux mains des femmes, pour les remettre aux mains des hommes. Mais lui, cette âme-femme, veut que la mère garde l’enfant le plus longtemps possible, — et jusqu’à l’âge de la spécialité ouvrière, jusqu’à l’âge de l’imitation du père ouvrier. Toute cette partie du livre, des mères et des enfants, est touchée avec cette sentimentalité noyante, larmoyante et collante, avec ce picotement de muqueuses nasales, cette larme à l’œil qui en résulte et qui fait toujours son petit coup sur les autres muqueuses nasales des gens sensibles. Là sera le succès de Nos Fils, de ce livre sans consistance et sans valeur pour les têtes solides, qui peut-être ne l’achèveront pas…

Petite berquinade, livre de parti mis sous le couvert de la famille, où il n’est parlé que de seins, de lait, de tendresses, de girons ! Michelet, qui se permit autrefois la grande indécence dans ses peintures d’histoire, a l’air de vouloir se purifier en ces honnêtetés {p. 193}touchantes. Mais ne vous fiez pas à ces laitages, dont il se barbouille comme le chat s’enfarinait ! La berquinade est empoisonnée. Le livre est contre nous.

Seulement, il est mauvais. L’absence de talent est sa seule innocence. Sans le nom de Michelet, je n’en parlerais pas !

L’ É tudiant §

IX §

Un autre livre de Michelet, qu’on a publié sous le titre de l’Étudiant, est son Cours de 1847, publication très curieuse et très instructive, mais ceux qui l’ont faite se doutaient-ils de sa portée ?… Ce n’est pourtant ni une trouvaille, ni une découverte, ni une surprise. C’est tout simplement le Cours de Michelet en 1847, qui ne nous donne pas un Michelet nouveau. Il n’y a pas dans ce Cours une idée de plus que celles qui circulent dans l’Histoire de France des dernières années ; car, il ne faut pas l’oublier, il y a deux temps dans l’esprit de Michelet : le temps où toujours magicien, du talent le plus adorable et le plus exécrable tour à tour, il écrit l’Histoire avec la magie de la vérité, et le temps où il l’invente avec la magie du mensonge… Or, s’il n’y a pas dans ce Cours un Michelet nouveau, il y a un Michelet {p. 194}intégral et concentré. C’est, en bloc, ici, accumulées, déduites et appliquées, toutes les idées du Michelet de la dernière heure, — de cette dernière heure qui a duré si longtemps ; impénitence finale de son génie ! C’est moins de l’Histoire faite par lui, que sa Philosophie de l’Histoire… Il ne s’agit plus ici du passé, mais de l’avenir. Et que dis-je ? il s’agit de la vérité absolue ; il s’agit de la vie ou de la mort de la France ! Publié sous ce titre de l’Étudiant, qui est un bon titre, l’Étudiant est, en effet, le sujet du livre. Michelet regardait l’Étudiant, et avec juste raison, comme la matière de l’Histoire future, et il cherchait avec toutes les forces de son esprit à pétrir cette matière et à la préparer, pour l’Histoire et la gloire de l’Histoire… L’Histoire du passé cède donc la place à celle de l’avenir dans ce Cours de 1847, allumé, comme un phare sur des ténèbres, avec toutes les sécurités de la certitude, et qui, tel que le voilà à cette heure, n’est plus qu’une vieille lanterne éteinte et cassée, au pied du bâton qui la soutenait, renversé…

Eh bien, c’est là, je le répète, ce qui est intéressant et instructif. Michelet, le Michelet de 1847, regardé, vu et jugé à la lumière des événements qui se sont produits depuis 1847, quelle expérience et quelle leçon ! Quel vis-à-vis et quelle réplique au Michelet d’alors et aux magnifiques choses qu’il prophétisait ! Mauvais métier, a-t-on dit, que celui de prophète. Je le crois bien, c’est si insolent que de vouloir l’être ! {p. 195}Il n’y a que plus insolent encore, ce sont les soufflets que les événements viennent camper à vos prophéties. Michelet, qui ne croyait pas aux prophètes comme nous les entendons, nous qui voyons un Dieu personnel derrière eux ; Michelet, le pur rationaliste, a eu l’impertinence de prophétiser comme un Mystique. Mais en a-t-il été puni ! La punition, c’est précisément ce Cours de 1847, qui, s’il l’a relu, a dû lui faire cruellement baisser les yeux, en supposant que les yeux de l’Amour-propre se baissent, même quand ils pleurent ou qu’ils saignent !… Seulement, ceux qui l’ont publié, ce malheureux Cours, ne se sont donc pas servis des leurs pour se convaincre de ceci : c’est qu’un ennemi de Michelet n’aurait pas mieux fait qu’eux contre sa mémoire en ressuscitant ce Cours inconsistant, utopique et niais, quoique très éloquent, — car l’éloquence n’est qu’une servante de l’esprit, toujours prête à tout faire, — et en ne voyant pas que Michelet en reste sur place, comme prévision politique, absolument déshonoré ! Et, en effet, il s’est trompé du tout au tout, Michelet. Il s’est trompé également sur les idées et sur les hommes, ces hommes que ses idées devaient nous manufacturer. La moelle de lion dont ce Chiron, en 1847, beurrait les tartines qu’il donnait à avaler à la jeunesse, n’a point, que je sache, produit immensément d’Achilles. C’est avec les étudiants de 1847 que s’est faite l’Histoire depuis ce temps-là. Ce sont les {p. 196}étudiants de 1847 qui, après avoir fait la République de 1848, ont fait l’Empire ou du moins l’ont subi… Choisissez ! Les peuples n’ont que ce qu’ils méritent. Mais, pour ne pas parler des formes politiques que nous avons traversées et pour aller d’un trait et par le plus court à la question terrible, que le doux Michelet, l’ancien professeur de rhétorique, appelle le divorce social et qui est la question éternelle, effroyable, béante et menaçante comme une gueule, de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont, les étudiants de 1847 travaillés par Michelet ont-ils essayé de la résoudre ? L’ont-ils résolue ? En ont-ils avancé la solution d’un seul pas ?… — L’Empire a croulé. Nous sommes redevenus républicains. En sommes-nous devenus — toujours pour parler comme Michelet — plus « fraternels » ? En sommes-nous plus unis ? plus cohérents ? Sommes-nous plus UN peuple ?… Tous les moyens pour atteindre à cette fraternité sublime, — impossible, selon nous, chrétiens, en dehors des voies religieuses et surnaturelles, — Michelet nous les donne dans son Cours, et nous allons les juger. Mais, le croira-t-on ? il ne les a pas inventés, et c’est toujours à nous, chrétiens, haïs et méprisés par lui, qu’il les a pris. Seulement, il leur a arraché ce qui fait leur force… Et c’est ainsi que dans ce Cours, après s’être déshonoré comme prévoyant politique, il reste encore déshonoré comme penseur !

X §

{p. 197}Oui ! j’en suis fâché, non pour Michelet, qui est mort, mais pour ses coreligionnaires, — si on peut dire coreligionnaires de gens sans religion comme eux ; j’en suis fâché, car ils vont être humiliés : Michelet n’est qu’un misérable chrétien retourné ! Tout son génie philosophique et historique, que je ne confonds pas avec son talent de peintre d’Histoire, n’est que du Christianisme abaissé, décapité, dédivinisé, sans ce qui est la toute-puissance et la toute vérité du Christianisme : — le Surnaturel ! Michelet est chrétien malgré lui. Le Christianisme, pour le monde moderne et à tous les étages de l’intelligence, est l’enveloppement de la vérité dernière. Il est, pour la pensée, la fatalité providentielle à laquelle il est impossible d’échapper. L’esprit humain peut s’agiter tant qu’il voudra, et battre du pied et s’ébrouer comme un cheval encastré dans l’entrepont d’un vaisseau, il ne peut pas plus sortir du Christianisme que, de l’entrepont du vaisseau qui remporte, la bête hennissante ! Michelet a assez henni, il s’est assez emporté, mais, comme nous autres chrétiens, il croit que la question politique n’est qu’une {p. 198}question morale, que tout est dans un homme, pour les peuples, et dans un caractère. Comme nous, qui n’avons pas attendu en vain notre Messie, il attend, dit-il, « le cœur puissant, la force solitaire, qui enlèvera un matin le vieux monde, d’un souffle de dieu ». Sa conception de la régénération du monde actuel, n’est pas autre que celle de la régénération du monde chrétien, moins Jésus-Christ toutefois. Et, malgré cela, il est si profondément féru, ce rationaliste aux abois, de ce Christianisme qui nous a timbrés tous pour l’éternité, qu’il s’écrie : « Prends avec toi douze hommes forts (pourquoi douze ?…) et de grande volonté, et ensemble, soulevés d’une grande alacrité d’âme, mettez-vous simplement à marcher devant le peuple. Donnez-lui des « livres et des fêtes, en attendant qu’il ait des lois. » Nous, chrétiens, nous avons eu ces douze hommes, et sans nous, vous ne penseriez pas aux douze vôtres ! Mais ils nous ont donné des lois avant de nous donner des fêtes… Ils ne se sont pas, eux, simplement mis à marcher devant le peuple, qui ne niait point le mouvement, et ce qui aurait été ridicule et probablement inutile. Ils ont marché par toute la terre pour évangéliser les nations, et, quand il l’a fallu, ils sont morts pour la vérité qu’ils apportaient au monde. Mais le païen qui se mêlait au chrétien, dans Michelet, comme le cancer à la chair qu’il dévore, veut, avant des lois, des fêtes et des spectacles, et ce que furent pour les Apôtres et ce que sont pour nous les langues de feu {p. 199}du Saint-Esprit, c’est, pour Michelet, et ce doit être pour le monde, les langues des comédiennes et des bateleurs !

Ainsi, vous le voyez ! rien de plus que l’apostolat de la Parole et du Livre, pratiqué d’une façon si éclatante et si sublime par les Apôtres du Christianisme, mais ne venant qu’en second chez Michelet, qui le copie, cet apostolat, mais en le ravalant, puisqu’il le place après l’apostolat du théâtre et des spectacles ! Imagination forte, sensibilité exaltée, mais raison débile, Michelet, ce pauvre moraliste-législateur, était aussi goulu de spectacles pour le compte du peuple français que le peuple romain tout entier, dont ce fut la dépravation… Et cependant, chrétien encore, Michelet, l’homme du Cours de 1847, s’est souvenu — n’en doutez pas ! — des théâtres du Moyen Âge, qui exaltaient l’amour des choses saintes et resserraient l’union du peuple dans la communauté d’une même foi, et il n’a oublié qu’une seule chose : c’est que le théâtre, au Moyen Âge, avec ses Mystères et ses Légendes, n’était que la conséquence d’un état de sentiments et de mœurs qu’aujourd’hui il faudrait créer pour sauver la France et pour laquelle ni lui, Michelet, ni personne parmi ceux qui se targuent de la régénérer, n’apporte un moyen de salut nouveau, absolu, infaillible, et dont la Libre Pensée puisse dire : « Ceci est à moi, car je l’ai trouvé ! »

XI §

{p. 200}Elle n’a rien trouvé. Elle est stérile. Elle est impuissante, Les phrases de Michelet, charmantes et dangereuses comme des caresses, n’y font rien. Cet ennemi du Christianisme, pour instituer sa société révolutionnaire a rabâché le Christianisme, dont il méconnaît l’esprit, la vie, la puissance immortelle. Ce n’était pas là, pour lui, du reste, une question de fierté impie contre la nature des choses. La nature des choses, maintenant, c’est l’impossibilité de sortir du Christianisme, même quand le petit homme (homunculus) que nous avons tous en nous, et qui s’y révolte lilliputiennement, n’y croit pas ! Michelet, dans ce Cours, qui fut pour lui ce que, dans un autre temps, fut pour Massillon son Petit Carême, car l’étudiant, pour Michelet, c’est le petit roi de l’avenir ; Michelet a prêché l’établissement de la religion révolutionnaire, qui est une religion sans Dieu, avec les formules et les sentiments du Christianisme. C’est, ne nous y méprenons pas, de l’anthropomorphisme pur, que cette religion nouvelle. L’homme monte sur l’autel. Et quand la Révolution y mit la femme, c’était modestie et galanterie d’un peuple qui avait été galant, mais c’était l’homme, sous {p. 201}cette forme de femme, qui s’y mettait ! Au lieu de Jésus-Christ, le crucifié des Juifs et le bafoué de Voltaire, le peuple concret s’adorait dans la raison abstraite, symbolisée dans de la chair de courtisane. Telle l’originalité de Michelet, qui ne lui appartient pas même encore. La sienne n’est faite qu’avec du Christianisme volé, dont il a démarqué le nom de Jésus-Christ pour qu’on ne le reconnaisse pas !

Le croiront-ils, ceux-là qui prennent Michelet sur le pied du divinateur historique et du rénovateur social qu’il se donne, dans ce Cours de 1847 ? Croiront-ils qu’il n’est que l’homme d’un Christianisme déchiqueté dont il n’a pas pu s’arracher les lambeaux, lui, le talent sorcier qui magnétise et qu’on adore, mais qu’il est impossible, quand il s’agit d’idées, d’honorer comme une forte tête, un esprit mâle, une clarté d’en haut ? Croiront-ils que cet éloquent Michelet — qu’on n’a pas encore osé appeler « le grand Michelet », hésitation singulière devant sa popularité, — n’est, pour qui attentivement le regarde, qu’une guenille de chrétien cousue à une guenille de païen ; et c’est tout, rien de plus ? Quelle honte ! Il réunit les deux guenilles, et voilà, comme penseur, toute sa personnalité. Guenille de chrétien, ne l’est-il pas, par exemple, quand il dit, comme nous, que les nations ne sont divisées que parce qu’elles sont l’image de nos âmes, divisées comme elles, et que l’anarchie de tout un peuple n’est que l’anarchie de chacun de nos cœurs ? {p. 202}Et guenille de païen, ne l’est-il pas encore, quand il affirme que la régénération d’un peuple est attachée impérieusement à l’imitation du théâtre des glorieuses Sociétés antiques, et que, pour remoraliser la France, il faut que nous nous mettions tous à jouer la comédie ? Risum teneatis… Guenille de Christianisme quand il parle de la nécessité d’un « médiateur » entre les hommes, — mot et idée de la langue chrétienne, plus forte que la bouche qui la parle sans la comprendre, — mais, presque au même instant, guenille de paganisme aussi quand il ajoute que le « médiateur » des temps modernes c’est le jeune homme, et uniquement parce qu’il est un jeune homme, et non pour une raison plus haute que son éphémère juvénilité ! La guenille chrétienne cousue à la guenille païenne, vous les retrouverez partout et à toute page, se déchirant chacune un peu plus d’être cousue à l’autre, dans ce Cours de 1847 d’où l’idée divine a été bannie pour être remplacée par l’idée humaine, et où l’historien, trop historien pour ne pas savoir l’extraordinaire pouvoir des légendes, ne peut s’empêcher d’admirer en passant celle de Jeanne d’Arc, même après celle de la Tour-d’Auvergne, mais ne l’admire pourtant que parce que Jeanne était une fille du peuple, bien plus que parce qu’elle est la vierge directement inspirée de Dieu, dans de surnaturelles révélations !

XII §

{p. 203}Tel est ce Cours, exhumé des papiers de Michelet. Il n’alla que jusqu’à la quatrième leçon. Le gouvernement du temps le suspendit et il ne fut pas repris, mais il avait été préparé dans l’hypothèse où il pourrait l’être… Ce Cours, que ses amis n’auraient pas dû publier, nous apprend mieux, à nous, ce que nous savions en le résumant, en nous montrant en une seule fois le bloc d’idées de Michelet, qui n’est pas bien gros, comme vous le voyez… L’éclatant et criminel historien qu’est souvent Michelet quand il tient les faits sous sa plume et qu’il les colore à son gré, cachait, avant ce Cours, l’inanité du philosophe, de ce pauvre inventeur en ressources et en médications sociales qui n’a pas de système, mais de vagues aspirations vers une fraternité que le Christianisme a pu, seul, établir, dans un monde si évidemment en chute, qu’en y faisant intervenir Dieu. Et encore cela n’a pas duré ! La fraternité s’est retirée de ce monde à mesure que la Libre Pensée en retirait Dieu, et elle n’y rentrera qu’avec lui. Les peuples se régénèrent comme ils se fondent. La pierre angulaire sur laquelle ils s’établissent est, comme les boucliers Saliens, toujours {p. 204}tombée du ciel. Michelet, qui a la haute habitude historique pourtant, s’obstine à vouloir faire une histoire qui remplacera Dieu par la légende révolutionnaire, et des fêtes dramatiques comme à Athènes, et dans lesquelles on verra les Eschyle et les Sophocle de l’avenir jouer dans leurs propres drames, inspirés par les héroïsmes de l’avenir ! Et le pauvre enfant pédantesque qui conte ces belles choses, et qui n’était pas, en 1847, encore dans la seconde enfance de la vieillesse, c’est Michelet !

Triste ! n’est-ce pas ?… Mais pas pour nous. Tant mieux pour nous, au contraire, que Michelet perde de son prestige ! car son prestige, c’est toute son autorité. Pour les imaginations trop sensibles et les raisons infirmes comme la sienne, il en a peut-être encore trop dans ce Cours, dont on a fait un livre malgré la vacuité du professeur. Il y a, en effet, dans ce livre, çà et là, des choses charmantes mêlées à ces folies qu’on est accoutumé à rencontrer dans Michelet, ce brillant déséquilibré ! En choses charmantes, on y rencontre, entre autres, un jugement poignant de vérité et de regrets sur le génie de Géricault, — le lord Byron de la peinture, — et sur le sentiment, quel qu’il fût, qui tua son génie, dans sa force. C’est à coup sûr ce qu’il y a de mieux dans le Michelet qu’on nous a donné là. En folies, vous y trouverez, par exemple, que Rousseau, l’abject Rousseau, est une âme charmante, et le grand Daniel O’Connell, un saltimbanque, {p. 205}et, ce qui surpasse tout en fait de délire, c’est que les haines et les sanguinolences de la Révolution viennent de ceux qui lui ont résisté, et que les victimes étaient les bourreaux !!! Il n’y a, du reste, rien là qui puisse surprendre, Michelet étant donné. Il a eu toujours la puissance de l’odieux et du délicieux au même degré : artiste tendre, homme de parti injuste et souvent cruel, conscience égarée, chrétien détraqué… mais encore chrétien. Parmi les sensations sérieuses que nous fait éprouver ce volume sorti de la tombe de Michelet, la meilleure, pour nous, est la sensation de l’ennemi qui s’enfile lui-même sur le glaive de la Vérité. Mais parmi les sensations moins graves et moins profondes qu’il cause, on en éprouve plusieurs de vraiment ravissantes. Dans ses admirables pages sur Géricault, Michelet cite un mot de ce robuste, qui se débattait dans sa force pour trouver la grâce : « Quand je commence une femme, — disait-il, — cela finit toujours par un lion ! » C’est le contraire pour Michelet. Quand il commence un lion, cela finit toujours par une femme…

Allez ! c’est bien le lion qui manque dans ce Cours de 1847, mais la femme y est, et dans toute sa détestable séduction !

Ernest Hello §

L’ Homme §

[I] §

{p. 207}Il faut réellement se tenir à quatre pour rendre impartialement justice à ce livre d’Ernest Hello, quand on a passé par la préface de M. Henri Lasserre qui fait porte à ce livre, — porte cochère et même portail !

Qui ne l’a pas lue, ne peut avoir l’idée de cette incroyable préface ; mais le ridicule a ses droits si sacrés en France que, cette idée, nous voulons vous la donner. Ernest Hello a du talent, et même quelquefois plus que du talent ; nous ne nous faisons pas prier pour dire cela. Mais pour en convenir tranquillement après avoir lu cette préface, il faut s’être nettoyé, débarbouillé et essuyé des emphases de M. Lasserre, qui, sous sa garantie personnelle, suffisante et obligatoire, nous présente {p. 208}Ernest Hello comme le plus grand génie qui ait existé depuis les Prophètes de Dieu et de la Bible, qu’il a la bonté de continuer… Mon Dieu, oui ! simplement.

Ô gasconnades de l’amitié ! M. Henri Lasserre porte, à ce qu’il paraît, dans ses sentiments, l’esprit de son pays ; car il est Gascon, et il doit être du département des Landes si j’en juge par la hauteur de ses échasses. Toujours est-il qu’aucun des échassiers connus en fait de style, ni Dubartas, ni Gongora, ni Cyrano de Bergerac, ni aucun des exagérateurs qui ont laissé derrière eux le souvenir de vessies enflées et crevées à force d’être enflées, n’ont empilé à la gloire de personne autant de grands mots vides que M. Henri Lasserre à la gloire de Hello lequel, ma foi ! pouvait bien s’en passer.

Imprudente amitié’, si elle est de bonne foi ! J’aurais eu, moi, l’honneur d’être l’ami de Shakespeare, que je me serais bien gardé de lui faire, de son vivant, une préface pareille à celle que M. Lasserre a faite du vivant de Hello. Mais, bah ! en comparaison de Hello, qu’est-ce que Shakespeare, pour M. Lasserre ?… un petit bonhomme de quatre sous ! — plaisanterie à part, un des hommes composant la douzaine qu’il faut exactement pour faire Hello, et dans laquelle douzaine entrent : La Bruyère, Pascal, Tacite, Shakespeare, Balzac, de Maistre, Molière, et le prophète Isaïe ! Il faut citer ; on ne me croirait pas : « Ni La Bruyère, {p. 209}— dit doctoralement M. Lasserre, — ni Tacite, ni Pascal, ni Shakespeare (l’y voilà pour son cinquième, le grand Shakespeare !), ni Balzac, n’ont scruté avec cette vigueur dans les abîmes de l’âme humaine ou dans ses détours… il y a en Hello du de Maistre et du Pascal (déjà nommé), et l’écho de la voix d’Isaïe ! » Et vous croyez qu’il va s’arrêter là, cet emporté de M. Lasserre ? Ah ! bien oui, vous ne le connaissez pas. Écoutez-le ! Il repart : « Il y a en Hello — continue-t-il — des hauteurs que je ne puis mesurer et des abîmes sur le bord desquels le vertige me saisit. (On le voit bien ! en voilà la preuve.) Quand je le lis, il me semble voyager dans un pays de montagne, et quelle montagne ! (Et il la décrit :) Région des aigles, habitacle de la foudre, inaccessibles sommets, gorges béantes et noires, crevasses titanesques descendant jusqu’aux assises de la terre, blocs erratiques, fleuves tombant des cimes inexplorées, végétations énormes, arbres prodigieux baignés par le déluge, et puis, contraste délicieux ! petites fleurs qui refusent d’habiter dans les jardins de l’homme, grands espace ces arides et effrayants, nappes de lave solide, source ces jaillissantes, et, par-dessus tout, immensité, silence, et le je ne sais quoi terrible : tel est Hello ! » crie-t-il, et tel aussi Lasserre, son cornac Lasserre, sans serre, mais non sans patte, car il donne fort, bien la sienne, comme vous le voyez ! Certainement, il n’y a en France qu’un seul homme qui ait pu parler ainsi {p. 210}d’un autre homme : c’est M. Vacquerie, louant, quand il vivait, Victor Hugo.

Pauvre Hello ! à la tête de qui on jetait de ces montagnes et de ces blocs erratiques qui vont rester sur sa mémoire ! Pauvre Hello ! qui n’avait pas besoin de tout ce tapage, de toute cette musique enragée, de toutes ces fanfares de Polonais en habit rouge trombonant en l’honneur d’une publication qui se recommande suffisamment d’elle-même ! Hello pouvait se passer très bien de ce Vacquerie qui lui est né dans Lasserre, et qui est bien capable de le compromettre, avec la badauderie transcendante de ses admirations. Il n’était pas tellement Trissotin, Hello, qu’il pût avaler sans grimace des déclarations de génie de cette force, et qu’il se crût sincèrement un Himalaya parce que M. Lasserre lui disait qu’il en était un. Hello ne devait pas être un si vaniteux homme de lettres. C’était un chrétien et presque un chrétien mystique, dont le regard, souvent lucide, ne devait pas perdre sa lucidité quand il se retournait sur lui-même. Il se connaissait bien ! Comment donc a-t-il pu souffrir, avec son talent et sa modestie de chrétien, que l’amitié, spéculant maladroitement pour lui (et son éditeur aussi, qui l’a souffert, et qui aurait dû, lui, être la Spéculation adroite !), ait attaché à la tête de son livre une préface d’un ridicule à le tuer, sur le coup ?…

Fût-il le saint Siméon Stylite des gens de lettres, il ne descendit donc jamais de sa colonne ? Il {p. 211}ne savait donc pas ce qui se passe dans la vie ? Il ne savait donc pas qu’on est solidaire toujours un peu des admirations qu’on inspire, et que si elles sont par trop bêtes, la bonne renommée d’un homme d’esprit peut en mourir ?

II §

Elle n’en est pas morte, cependant, de cette fois du moins. Le livre d’Ernest Hello a pu résister à ces admirations dangereuses d’esprits sans critique, entraînés pas leurs sentiments. Ce livre, en effet, s’il n’est pas le chef-d’œuvre d’une douzaine de génies réunis et résumés dans un homme, comme l’affirmerait l’intrépide M. Lasserre, est l’œuvre d’un seul, mais que je n’hésite pas à ranger parmi les esprits supérieurs de ce temps, qui en a si peu. Ernest Hello, mort jeune encore et sans renommée, a plus souffert de son obscurité qu’un homme qui aurait dû avoir la fierté du talent et la résignation du chrétien. Hello, l’auteur d’un livre sur le Style et d’une traduction du livre des Visions de sainte Angèle de Foligno, ainsi que des œuvres choisies de Rusbrock, n’est pas aussi connu qu’il devrait l’être. Mais il l’est pourtant des hommes attentifs aux événements intellectuels

{p. 212}et qui ont l’œil à tout… Pour eux, peut-être il devait planer un jour dans ces hautes sphères de vérité où il pénètre quelquefois, mais par percées ; car l’esprit de Hello procédait comme certains oiseaux qui percent la nue et la traversent, comme s’ils voulaient monter plus haut et percer le ciel. Dans les écrits que nous avons de lui, mêlés, à grandes doses, de lumière et d’ombre, sa supériorité n’existe pas toujours au même degré ; mais quand elle existe, elle est absolue, et nul, parmi les moralistes chrétiens qui retournent le cœur et l’esprit de l’homme dans leurs mains curieuses, n’a montré plus d’acuité que cet homme tyrannisé par ses facultés et préoccupé tellement de voir, que, pour lui, l’absence de seconde vue est le caractère irrémissible de ce qu’il haïssait le plus au monde, — la Médiocrité !

Car il la hait d’une haine infinie et il nous l’a peinte d’un pinceau gaiement implacable, le rire étant la plus cruelle manière d’être implacable ! Il la hait quoique moraliste et quoique chrétien, mais c’est qu’il est un moraliste chrétien d’une espèce très particulière, très passionnée et très ardente… Il brûle de la flamme du bien contre le mal. Qu’y a-t-il de plus chrétien que cela ?… J’ai dit qu’il avait du talent, et ce n’est pas peut-être du talent qu’il faut dire, car c’est plus et c’est moins qu’il a… Le talent, à le bien prendre dans son essence, est quelque chose de continu, de rythmé, d’intégral, qui a je ne sais quelle largeur {p. 213}fluviale, laquelle peut se précipiter ici pour s’alanguir là, mais qui présente toujours une surface étendue, et, à proprement parler, Ernest Hello n’a pas cela. Je ne m’imagine pas qu’il pût s’étendre jamais beaucoup dans un livre, avec le développement limpide et continu qui fait le livre. Mais il a jeté des pages autour de lui, et souvent elles étincellent de génie ! Assurément, je n’ai jamais cru au Prophète inventé par M. Lasserre, mais, dans son genre de composition, Hello est sibyllin. Il procède par feuilles détachées… Il est intuitif et rapide comme l’intuition, et, de fait, qu’y a-t-il de plus rapide, de plus vite passé qu’un regard ?… Il est quelquefois sublime, mais le sublime, non plus, ne dure pas. Le sublime, c’est le coup de foudre. Et quand il ne l’a plus, il roule les nuages d’où la foudre est sortie, mais qui ne la contiennent plus. Enfin, c’est un penseur à bâtons rompus, mais ces bâtons-là sont du cèdre, coupé au sommet du Liban. Seulement, au milieu de tout cela, au milieu de ces pages isolées, de ces percées, de ces pointes, de ces bâtons rompus, il y a, dans Ernest Hello, inexprimée mais intelligible, une unité profonde, — l’unité de foi et de doctrine, qui lui donne cette vertu d’ensemble, de conséquence et de cohésion, sans laquelle un homme n’est jamais rien de plus que la marionnette de son talent ou de son génie !

Eh bien, c’est cette grande unité dans la foi et dans la doctrine, qui fait aussi un livre de ces fragments, {p. 214}publiés, à différentes époques, dans des journaux qui les emportèrent ! Hello n’a eu que la peine de les rapprocher pour en faire un tout harmonieux et un organisme vivant. Là où La Bruyère, dans ses Caractères, a manqué de l’art des transitions, Hello n’en a pas eu besoin, lui, tant l’Homme, qui est le sujet de son livre, en remplit bien toutes les parties, sous les noms divers qu’il leur donne ! C’est l’homme, en effet, que Hello étudie et scrute devant nous ; non pas l’homme d’un temps, mais de tous les temps : l’homme tombé et racheté, l’homme d’avant la Croix et d’après la Croix, — cette Croix qui partage en deux l’histoire du monde ! Évidemment, Ernest Hello étant un des écrivains catholiques les plus convaincus, il ne doit pas être bien étonnant qu’il ait fait un livre éloquent, dans l’esprit du catholicisme. Mais ce qui peut étonner davantage, c’est qu’il ait pu en restant strictement dans la tradition et dans la doctrine, se montrer nonobstant d’une incomparable originalité ! c’est qu’il ait été neuf dans une doctrine qui n’admet pas de nouveautés ! c’est qu’il ait touché aux choses comme jamais main catholique n’y avait touché, et qu’il n’ait pas cessé pour cela d’avoir la main la plus sûrement catholique ! Tour de force dans la profondeur, il ne renverse pas tous les points de vue comme les sophistes turbulents, mais, à force de regarder les choses, il y aperçoit et il y fait voir ce que personne n’y avait vu encore, — formicaléo d’idées, qui en fait {p. 215}tomber des milliers en creusant. Écoutez-le parler de la tristesse de la poésie légère. Écoutez-le parler de Pascal, sur lequel il semble qu’on ait tout dit, et dont il dit, lui : « Il avait la peur. Mais s’il avait eu la crainte, il aurait eu la joie. » Écoutez-le enfin et surtout parler de l’honneur, qu’il définit : « Promettre et ne pas tenir », et laissez-le creuser dans sa définition pour en tirer le plus magnifique fragment de ce livre, qui en a plusieurs de superbes et beaucoup aussi de charmants !

III §

Livre tout en style et tout en idées, qui, par sa nature, répugne au compte rendu de la Critique. Un pareil livre, en effet, ne s’analyse pas. On n’analyse pas non plus Vauvenargues, La Rochefoucauld, La Bruyère, qui, eux aussi, comme Hello, écrivirent des pages, — de simples articles, comme nous dirions maintenant, dans notre siècle de journaux. On peut signaler le genre d’esprit qu’ils eurent, leur manière, la moralité plus ou moins élevée, plus ou moins profonde de leur œuvre ; mais quand on a fait cela, tout est fini de la critique qu’on leur doit. J’essayerai pour {p. 216}tant de faire comprendre Hello, en le leur comparant. De cela seul qu’il est plus chrétien qu’eux, l’auteur de l’Homme est, d’emblée, et par le fond même des choses, supérieur à ces trois moralistes au cœur sec, qui regardent la société du haut de leur moi, et qui n’en ont guères peint que les surfaces. Vauvenargues, La Rochefoucauld et La Bruyère, sont des moralistes de par dehors, mais Hello est un moraliste de par dedans. Une âme souffre à travers ses pages, une âme chrétienne, baptisée, pleine de Dieu, une vraie âme, tandis que dans les pages de La Rochefoucauld, de Vauvenargues et même de La Bruyère, il n’y a que des entéléchies d’Aristote, il y a des esprits et peu d’âme, — quoique, d’entre les trois, le plus jeune, qui sentait palpiter ses vingt ans à travers sa philosophie, ait dit que « les grandes pensées viennent du cœur », La Bruyère, le seul chrétien d’entre eux, ne l’était que correctement, comme tous les honnêtes gens de son époque, mais il devait entendre cette religion, dont il admirait l’ordonnance, à peu près comme Le Nôtre entendait ses jardins. Ernest Hello l’aime, lui, cette religion, comme la source de sa vie, comme la moelle de son cerveau, comme le battement de ses artères. La vie chrétienne décuple sa puissance et multiplie en lui les facultés. Elle lui donne particulièrement l’enthousiasme, le Dieu en nous, comme disait l’expression grecque, que ne connurent jamais ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni La Bruyère. Ils {p. 217}furent des écrivains plus ou moins brillants, plus ou moins habiles, — La Bruyère l’est même somptueusement, écrivain ! — mais ni lui ni les autres ne sont inspirés dans le sens qu’une Critique profonde donne à ce mot, et c’est au contraire le caractère particulier de Hello que cette inspiration qui est Dieu en nous, le mens divinior ! Dès qu’il a son talent, Hello est inspiré, et je dirais presque qu’il est un inspiré ! Il n’a pas vécu pour rien avec la Rose mystique de Foligno. Il n’est pas cette rose, mais il a habité avec elle.

C’est là probablement ce qui a trompé M. Henri Lasserre, ce Fâcheux de l’admiration, qui se tient à la porte du livre avec ses grands coups de chapeau, genre de fâcheux que n’avait pas deviné Molière. Comme il y a vraiment de cette chose spéciale : l’inspiration, dans l’accent de Hello et jusque dans son regard intellectuel, M. Lasserre en a conclu le vrai prophète, le vrai prophète comme Isaïe et Baruch, comme Habacuc et comme Jérémie. Il a trop conclu, ce trop bon Lasserre ! Il a vu positivement, à l’œil nu, la main de Dieu, qui prit Habacuc par les cheveux, se perdre dans les cheveux embroussaillés de Hello, dont on peut dire peut-être ce que madame de Fontenay disait du doux platonicien Joubert : que son âme avait un jour rencontré son corps et qu’elle s’en tirait comme elle pouvait. Hello, à qui M. Lasserre doit trouver la splendeur physique de Moïse, puisque nous {p. 218}sommes dans les prophètes, faisait l’effet, lui, de ne pas s’en tirer du tout.

Mais peu importe. Il se tire très bien d’autre chose. Par exemple, dans ce livre de l’Homme, que voici, il se tire très bien d’une foule de pages que je trouve fort belles. Je ne chicane pas sur le mot : belles de tout point, — de substance, d’émotion, de poésie, de vérité, d’éclair. Il y a toujours, quand il est bien lui, — car, il ne faut pas l’oublier, il est inégal ; il y a des moments où il s’interrompt d’être lui, et où, comme le disait si drôlement Walter Scott, avec sa charmante bonhomie : « le gentilhomme reste sous son nuage », — il y a toujours autour de sa phrase inspirée la petite flamme bleue que Virgile a fait frissonner autour des tempes du jeune Iule. Par un procédé qui lui est particulier, ce creuseur d’idées fait briller l’idée en la creusant, comme on fait jeter du feu à la pierre qu’on frappe. Qu’il y en a qui brillent, dans ce livre de l’Homme ! Qu’il y en a qui même y resplendissent ! car resplendir et briller n’est la même chose ni pour Hello, ni pour moi. Il en a marqué la différence dans une phrase sur les femmes, qui les classe d’un seul trait, du reste : « Les femmes aiment ce qui brille, — dit-il, — elles n’aiment pas ce qui resplendit. » Le livre de l’Homme est partout semé de mots semblables. Il y est dit encore, dans cette manière qui semble celle de Rivarol : « L’art qui songe aux applaudissements abdique. Il met sa couronne sur le front de {p. 219}la foule. » C’est grand. Mais voici qui est ingénieux dans sa clarté profonde : « Convention et Fantaisie : La Convention, c’est la Fantaisie de plusieurs. La Fantaisie, c’est la Convention avec soi-même. » Le charme puissant de ce livre de l’Homme est d’être, par de semblables traits, une suggestion perpétuelle pour le cœur et pour la pensée.

Ernest Hello est, en effet, ce qu’on peut appeler : un suggestif. Il féconde les autres pour leur compte comme il est fécond pour le sien. S’il était moins chrétien, par le fait de la nature de son esprit il irait droit au paradoxe. Il irait là comme une flèche. Mais le Christianisme, qui nous sauve de tout, — qui donne du bon sens à ceux qui n’en ont pas, — l’a sauvé de ce danger du paradoxe, qui tentera toujours les gens d’assez d’esprit pour l’avoir audacieux.

Or, Hello était de ces gens-là. Il avait le paradoxe audacieux et même héroïque. Ce mystique était essentiellement un homme d’esprit, malgré l’air échevelé de prophète que voudrait lui camper son habilleuse, M. Lasserre. C’était un homme d’esprit dans le sens le plus mondain, dans le sens coupant que les Anglais donnent à ce mot-là. Il a souvent cet esprit terrible, comme s’il ne sortait pas de la cellule apaisante d’Angèle, comme s’il ne sentait pas à pleine haleine sa rose de mysticité ! Lisez son grand fragment sur la Médiocrité, dont j’ai parlé déjà, et qu’il haïssait… Elle l’aura fait souffrir, sans doute. {p. 220}Est-ce qu’elle ne nous fait pas toujours souffrir, dans toutes les noblesses de nos âmes ?… Mais lisez surtout le fragment sur Voltaire, Voltaire, que de Maistre, cette perfection de bourreau justicier, avait pourtant si bien exécuté qu’on pouvait ne plus toucher à ce cadavre. L’auteur de l’Homme l’a pris aux mains fumantes et impitoyables de de Maistre, l’a remis debout et l’a réexécuté. Et son exécution est peut-être plus cruelle que celle de de Maistre, car, dans Voltaire, de Maistre n’avait exécuté que le pervers, et lui, Hello, a exécuté l’imbécile… Il paraît qu’au fond de Voltaire, — probablement très au fond, — il y avait un imbécile. Ernest Hello a su l’en extraire. Opération difficile ! Je ne sais pas ce qu’en diront les voltairiens du Siècle, mais ils peuvent se cotiser tous et prendre dix ans pour répondre à Hello, ils n’effaceront pas, à eux tous, ce qu’il a écrit de Voltaire. Il n’y a que le diamant qui coupe le diamant.

IV §

Tel est Hello, tel son livre. Aurai-je fait comprendre l’un et l’autre ?… Encore une fois, c’est moins un livre qu’un assemblage de forces vives, qui prouvent qu’il y a un homme sous cet Homme. De son {p. 221}vivant, il eut trop l’impatience de la gloire ; il ne savait pas s’attendre. Mais il n’avait pas besoin, pour être sûr de l’avenir, que M. Lasserre le barbouillât en prophète ! Le livre de l’Homme doit attirer tous les esprits qui aiment encore les choses de la pensée. Seulement, il faut en supprimer la préface.

Au nom de Dieu, au nom de Hello, au nom du succès du livre, écartons le fâcheux qui en obstrue le seuil !

Il y a des figures qui empêchent d’entrer.

Physionomie de Saints §

V §

Le livre d’Ernest Hello intitulé : Physionomies de Saints, n’est pas un livre de l’ordre littéraire accoutumé, mais d’un ordre littéraire spécial, supérieur, transcendant. Malgré le talent dont il éclate, il restera probablement incompréhensible à ceux-là qui cherchent dans l’Histoire des faits à la taille de l’humanité, de ces faits parfaitement incapables de déconcerter le train-train ordinaire de leurs petites facultés. Pour tout ce qui n’est pas, en effet, robustement chrétien, c’est un livre écrasant que ce livre. Les chrétiens seuls, et les chrétiens à foi profonde et enflammée, accepteront avec ferveur ces {p. 222}récits naïfs et incroyablement sublimes. Mais les autres ?… Mais les impies et les raisonneurs ?… Je ne dis pas les raisonnables. — Et, parmi les critiques de fonction, qui, moi excepté, s’occupera de ce livre d’histoire religieuse, trop haut, diront-ils, du côté des chimères, pour que personne prenne la peine de s’élever jusque-là ?… Et pourtant, je l’affirme, rien de plus beau, à quelque point de vue qu’on se mette. Si on a la foi de l’écrivain qui a tracé ces pages, il n’est pas étonnant que ce soit beau, mais si, sans avoir la foi, on a seulement le sentiment poétique et l’imagination grandiose, on admirera certainement encore, et peut-être regrettera-t-on de ne pas croire à ce qui est si beau !

Il s’agit de Saints dans ce livre, tout aussi original de christianisme que de talent ; car, dans ce temps de mœurs incrédules et superficielles, le Christianisme entendu à cette profondeur semble une prodigieuse originalité. Il s’agit de Saints, mais de quelques Saints. Ernest Hello n’est pas un historien au nombre et au détail. Il n’écrit pas la biographie minutieuse et suivie des Saints qu’il groupe dans son livre. Il se contente de ramasser un trait frappant ou plusieurs traits épars de leurs physionomies, opposées aux physionomies des grands hommes qui ne sont pas des Saints. Dans le livre de moraliste chrétien intitulé : l’Homme, où la pénétration allait à fond, d’un trait souvent éblouissant comme une étoile filant dans la {p. 223}nuit, Hello est monté jusqu’à l’hagiographe. Lui qui n’est pas un religieux dans son cloître, mais à qui le mépris du monde en a bâti un dans son cœur, il n’a pas craint de toucher à des sujets qui auraient épouvanté un esprit moins essuyé que le sien des écumes du siècle. Il s’est rappelé ces mots qu’il a écrits : « La moquerie domine en ce moment la littérature moderne, qui ne s’en doute pas. Cette littérature, qui se croit très libre, est esclave du lecteur qu’elle méprise. Elle craint la moquerie. » Et il a voulu, lui, montrer qu’il ne la craignait pas ! Il a su braver également le rire édenté des vieux voltairiens et le scepticisme, sans rire, des libres penseurs qui sont sortis de Voltaire. Il n’a pas cauteleusement usé de cette rubrique de l’impartialité moderne, qui est de mettre les faits miraculeux, embarrassants, sous le couvert lâche et traître de la Légende. Mais, comme on prend le taureau par les cornes, quand on n’en a pas peur et qu’on se fie à sa force, il a pris les Saints par leur auréole pour nous les montrer mieux et cela lui a porté bonheur, car il semble qu’il lui soit resté sur les mains de l’or pur de leur auréole !

VI §

{p. 224}En cela, il a eu ce qu’il a mérité, Hello. Le surnaturel de sa foi a surnaturalisé son talent. Les choses du ciel ont donné à son genre d’imagination des teintes célestes. D’ailleurs, il n’y a de vraiment beau que les livres braves. Ils ont une netteté de conception, un aplomb d’attitude, une intrépidité de mots, un si fier abordage de toutes choses, que c’est là le plus magnifique de leur beauté. Tel est le livre de Hello. L’auteur a eu l’héroïsme de son sujet à trente endroits où les écrivains de ce temps auraient pris la fuite comme des pleutres, devant ce moulin à vent du ridicule contre lequel ils ne se battent pas ! Ce sont même les Saints les plus ridicules, les plus bas au regard du monde, qu’il a trouvés et qu’il a posés les plus grands à la lumière de Dieu. Le miracle, qui est le signe des Saints (hoc signo vinces), le miracle, qui démonte tant de gens mal en selle, ne le démonte point. Saint Georges n’est pas plus solide sur la sienne… Ce n’est pas l’érudit des petites bêtes. Il n’a pas discuté, chicané, chipoté misérablement avec les textes de l’Histoire, mais il a bu vastement aux sources sacrées, avec la confiance d’Alexandre buvant {p. 225}à cette fameuse coupe qui devait être empoisonnée, et qui ne l’empoisonna pas ! Il n’a point retourné la lorgnette pour voir petit ce qui est grand. Ne pouvant les couper, il n’a pas rabougri les chênes. Il n’a pas diminué les colosses, et, selon l’odieuse et ravalante méthode du xixe siècle, — le siècle bourgeois ! — embourgeoisé les Saints, ce qui est pis, je crois, que de les encanailler. Les Saints d’Ernest Hello ne ressemblent nullement aux Saints juste-milieu d’Augustin et d’Amédée Thierry, ces Iconoclastes tempérés, qui n’en brisent point les grandes images, mais qui les liment… Sous la plume de Hello, ils apparaissent dans leur intégralité complète, surhumaine et splendide, et on ne les chasse pas à coups de bonnet de docteur jusque dans le fond des Légendes, — ces Contes de fées de l’Histoire, auxquels ne croient même pas nos enfants, ces majestueux polissons !

Jamais pareil livre ne fut plus nécessaire. Les Saints s’en allaient comme les rois étaient partis. Ils reculaient de plus en plus dans l’admiration et la préoccupation des hommes. Où était le temps où Voragine faisait les délices émues de plusieurs siècles ?… À dater de la Renaissance, qui passa sur le monde, comme la danse des Morts de l’Antiquité, en y laissant l’empreinte de ses pieds de Satyre, qu’on y voit encore, l’histoire qui avait ravi la foi et l’imagination des populations chrétiennes fut traitée de roman, et

{p. 226}du plus dangereux des romans, par les sages. Au xviie siècle, malgré Louis XIV, moins fort que lui, l’abominable Jansénisme, qui, dans ses tableaux et ses sculptures, changeait jusqu’à l’attitude de Notre-Seigneur sur la croix et faisait — blasphème en action ! — de Jésus-Christ je ne sais quel supplicié étiré et pointu, en lui relevant durement ses bras crucifiés étendus miséricordieusement sur le monde, le Jansénisme dénichait les Saints, comme il disait agréablement, c’est-à-dire les jetait à bas de leurs niches et de leurs autels ! Baillet fut même appelé un dénicheur de Saints par ces tristes-à-pattes affreux, qui trouvaient ce surnom plaisant. Plus tard, Godescard valut mieux que Baillet, mais quelle pâleur et quelle insuffisance encore ! Alors, il se passa dans l’ordre spirituel un fait analogue à celui qui se produisit dans nos églises. Les statues que le Moyen Âge avait coloriées y furent remplacées par les statues qui jouaient le marbre, et, de chaudes et vivantes qu’elles étaient, devinrent blêmes, froides, glacées. C’est ainsi que la tendance à l’effacement s’exprimait. Les Bollandistes, à qui, grâce à Dieu, on revient maintenant, étaient délaissés ou pillés par des écrivains sans valeur qui les affadissaient… Nul homme de génie ou de talent ne se levait pour la gloire des Saints méconnus. L’école protestante et rationaliste de Guizot nous donnait les Thierry, et, je viens de le dire, on sait ce que les Thierry nous ont donné ; on connaît {p. 227}leurs notions sur la grandeur de l’Église ! Montalembert avait fait son vitrail sans naïveté et sans éclat de sainte Élisabeth de Hongrie. Mais nulle part de foi féconde et de grande poésie, quand enfin, sur le tard, deux religieux, le Père Pitra et le Père Lacordaire, retrouvèrent l’accent qu’il faut avoir quand on se mêle de parler des Saints. Lacordaire surtout (rendons-lui cette justice), Lacordaire, dont la tache, restée sur son froc, sera d’avoir trop été un moderne, redevint, en écrivant la Vie de Saint Dominique, un dominicain du xiiie siècle, un dominicain éternel. Sa main, qui tremble quand il se donne une peine si lâche pour raturer l’Inquisition de l’histoire de son Ordre, reprit toute sa fermeté pour glorifier ces deux choses, dérision du monde : — la chasteté virginale d’un moine et les miracles d’un serviteur aimé de Dieu. Mais, moine lui-même, il n’écrivit qu’une chronique de moine dans la langue du xixe siècle, moins faite pour la chronique que pour l’Histoire. Le livre d’Ernest Hello est quelque chose de plus.

En effet, quand on compare la Vie de Saint Dominique à ce livre, qu’elle vous paraît décharnée ! Le P. Lacordaire est, à la vérité, un chroniqueur religieux irréprochable et fidèle, appuyé sur l’Église et ses irréfragables canonisations ; mais le laïque Hello est autrement ardent de foi et superbe d’enthousiasme que ce moine blanc, qui, littérairement, a aux doigts de la rhétorique, et, prélude de l’Académie future, {p. 228}de la rhétorique de Villemain !… Dans sa Vie de Saint Dominique, le P. Lacordaire moulait tout un homme, en s’y reprenant avec la lenteur de l’art qui veut faire ressemblant et de l’amour qui veut qu’on reconnaisse et qu’on adore, tandis que l’auteur de la Physionomie de Saints ébauche du pouce seulement quelques traits, mais partout où le pouce a passé, il est resté de la lumière ! Entre ce merveilleux ébaucheur au fusain de phosphore et l’historien de saint Dominique, qui a voulu représenter en pied l’immense fondateur de son Ordre, quelle différence d’expression ! L’auteur de la Physionomie de Saints a la simplicité charmante des temps naïfs et la profondeur psychologique des vieux temps. Il a la critique, et non pas seulement la critique historique, qui perce la brume des textes emmêlés et contradictoires avec une sagacité puissante, mais jusqu’à la critique littéraire, qui suit dans toutes les nuances du style les nuances de l’âme, de l’écrivain. En ce genre, son chapitre sur François de Sales est un modèle…

Enfin, il a en lui du mystique, car le poète décuplé par le croyant finit par toucher à ce phénomène et à ce mystère qu’on appelle la mysticité. Ce n’est pas, assurément, un mystique à la manière de plusieurs des Saints qu’il décrit ; chez lui, l’esprit ne sort pas de sa sphère par un de ces ravissements, par une de de ces irruptions et de ces trouées en Dieu qu’eurent, par exemple, sainte Thérèse ou Catherine de Sienne. {p. 229}Le surnaturel, auquel il croit avec tant de force, n’a transfiguré que son talent, mais l’homme et l’écrivain sont restés sur leurs bases humaines. Il ne fait pas dans sa Physionomie de Saints ce que l’admirable sœur Emerich fait dans l’histoire de la Passion de Notre-Seigneur. Il n’a pas le sublime honneur d’être un Voyant de l’extase, et l’honneur aussi grand d’être traité avec mépris de visionnaire par les philosophes et les écrivains de son époque, qui trouvent en lui un homme de leur espèce, mais de leur espèce agrandie par la foi et armée par la vérité catholique, et qui, s’il eût vécu, aurait été — comme il l’est, en plusieurs endroits, dans ce livre où il y a tant de choses, — un redoutable combattant contre eux !

VII §

Voilà quel est l’Ernest Hello du livre de la Physionomie de Saints. Je disais plus haut qu’il était resté dans ce livre sur ses bases humaines. Ce n’est pas assez dire. Il y reste sur les bases de sa personnalité, — avec le genre particulier d’esprit que nous lui connaissions. Le physionomiste des Saints est le même esprit, le même talent que l’auteur de l’Homme. Il n’a pas changé d’essence. Il ne s’est pas augmenté de facultés. Un ongle de plus n’a pas poussé aux quatre {p. 230}griffes de ce lion. Hello s’est élevé parce que son sujet le portait plus haut, comme l’aile gonflée d’un cygne s’enlève plus aisément dans un éther plus pur… Les Saints étant au-dessus de l’homme, Hello a été au-dessus de ce qu’il est dans l’Homme, avec les mêmes qualités, et, disons-le, les mêmes défauts. Ainsi, la longueur de l’haleine, la composition, la rondeur savante et voulue de cette sphère qu’on nomme la composition, lui manquent toujours. Ses notices, étranges et terrassantes de nouveauté par ce qu’elles contiennent d’aperçus et d’illuminations inattendues, sont d’une rapidité étincelante. C’est une succession d’éclairs. Seulement, comme ici le sujet change en tournant les pages et que toutes ces physionomies de Saints s’entresuivent, l’inconvénient de cette brièveté, de cette percussion d’une lumière incessante et interrompue, n’existe plus au même degré que dans l’Homme, où le sujet demeure immobile sous le regard du lecteur et la plume de l’écrivain qui doit le creuser. Et, d’un autre côté, il y a tant d’ineffables mystères dans la surnaturalité des Saints, qu’il n’est guères possible d’en parler longtemps avec cette manière surprenante et profonde qui fait voir, dans une clarté si soudaine, ce que personne n’avait jusque-là encore vu !

Car tel est le caractère de ce travail, difficile à nommer d’un mot qui en précise l’idée, de ces esquisses en deux coups de pinceau, qui entrent plus vite dans {p. 231}l’esprit que des figures finies longtemps caressées et qui s’y fixent comme des dards. Il y en a trente-deux, dans ce recueil, de ces figures enlevées, pénétrées et surtout pénétrantes. Les unes obscures, presque inconnues d’un monde qui ne s’est pas livré aux études et aux préoccupations religieuses, comme, par exemple, celles de saint Panurphe, de saint Leufroy, de saint Jude, de sainte Gertrude, de saint Goar, etc., et les autres radieuses et populaires pour tout le monde, comme celles de saint Pau], de saint Jean Chrysostôme, de saint Grégoire le Grand, de saint Augustin, de saint Bernard, de sainte Thérèse. Et, de toutes, l’habile physionomiste a fait jaillir le trait, indiscerné jusqu’à lui et saisissant, qu’il découvre aussi bien dans l’ombre que dans la lumière. Même les figures que l’on connaît le mieux, — celles qui ont été cent fois peintes, et qui remplissent si bien de leur grandeur acceptée les annales du monde qu’elles semblent être devenues les lieux communs de l’Histoire, sont pour Ernest Hello des sources de révélations. Lavater voyait dans les visages là où les autres ne voyaient pas… Ernest Hello a de cette divination féconde. C’est le Lavater de la Sainteté, Il arrache d’un regard leur secret aux physionomies historiques et célestes des Saints. Et ce n’est pas tout : il nous les reproduit aussi, en deux traits, ces physionomies, dans des chapitres qui sont de charmantes ou toutes-puissantes miniatures ; car il n’a pas plus besoin d’un {p. 232}grand espace, pour donner la vie à ses Saints, que Fiesole pour donner la vie à ses moines, dans ces petits chefs-d’œuvre de quelques pouces dont il aime parfois à entourer ses tableaux.

VIII §

Mais Fiesole notait pas qu’un miniaturiste inspiré, et jusqu’ici Ernest Hello n’était encore que cela. Il l’était, je le veux bien, avec un génie d’expression assez profond pour se passer des proportions de la grande peinture, mais tout de même que, de moraliste chrétien qui ne brasse que l’humanité, il est monté jusqu’à l’hagiographe, qui touche dans ce livre aux choses surnaturelles, pourquoi, un jour, ne se serait-il pas élevé de la miniature historique jusqu’à la grande peinture d’histoire ?… L’Histoire, sur laquelle, dans cette Physionomie de Saints, il a jeté des regards rapides et dont le perçant a fait parfois regretter la rapidité, l’Histoire, dont l’étude accomplit les hommes, après s’être emparée de ses facultés les aurait-elle lâchées et ne les aurait-elles pas, un jour, confisquées toutes à son profit ?… Malheureusement, la mort a emporté l’historien entrevu que nous regrettons. La flamme qu’il avait dans l’esprit, je n’aurais pas voulu la voir passer si vite sur des sujets qu’elle eût pu {p. 233}magnifiquement dévorer. Et pourquoi ne le dirais-je pas ? Malgré tout ce que je reconnais de supérieur et d’étonnant dans son livre, j’attendais plus encore de cet intuitif de regard et de cet artiste de main que des physionomies. Il a touché d’un effleurement de feu trente-deux têtes de Saints qu’il a rendues flamboyantes, mais, puisqu’il aimait les Saints, puisqu’il les comprenait et qu’il savait pénétrer dans les merveilleux arcanes de leurs âmes, quel dommage qu’il n’ait pas pu se consacrer tout entier à leur gloire et qu’il ne l’ait pas vengée des abaissements que leur ont fait subir la philosophie et l’indifférence modernes, qui ne se doutent pas, les malheureuses ! de la petitesse relative des plus grands hommes, quand on les compare à des Saints. Avec le génie hardi que je reconnais à Ernest Hello, — dont l’un des beaux chapitres est consacré à saint Joseph de Cupertino, cet homme inouï, incompréhensible comme le mystère de l’Incarnation lui-même ; car il incarne aussi l’esprit de Dieu et sa puissance miraculeuse dans l’imbécillité, la laideur, la maladresse, le ridicule, la maladie, toutes les humiliations et toutes les hontes et tous les dégoûts de l’humanité, — il y a dans l’histoire de l’Église des sujets tentateurs pour une plume aussi catholiquement osée que la sienne. J’eusse aimé, par exemple, à lui voir entreprendre l’histoire des Stylites, qui paraît au bégueulisme de ce temps impossible à écrire, ne fût-ce que pour la lui voir jeter, après l’avoir écrite, {p. 234}à la face du inonde et de l’orgueil du monde écrasé ! Chateaubriand aurait fait certainement un chef-d’œuvre de sa Vie de Rancé, s’il n’y avait pas tant mêlé de guenilles historiques et littéraires. Ernest Hello était un artiste de la même race que Chateaubriand, mais il avait une foi et une doctrine plus sévères que le grand seigneur du Génie du Christianisme, et voilà pourquoi il me paraît plus propre que Chateaubriand lui-même à écrire la vie des Saints.

Dans son livre, il ne l’a pas écrite, mais il y a touché de manière à nous faire croire qu’il était destiné à récrire. Sa préface, qui est d’un très grand style, nous met au courant des raisons qui l’ont entraîné à publier sa Physionomie de Saints. Il a voulu, dit-il, montrer à un siècle turbulent ceux qu’il appelle les Pacifiques ; et pour dire ces choses tranquilles et immortelles, il a choisi le temps où le monde passe en faisant son fracas… « L’Église — ajoute-t-il — a pour caractère son invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur. Elle aime les hommes, mais elle ne se laisse pas séduire par leurs faiblesses. Au milieu des tonnerres et des canons, elle célèbre l’invincible gloire des pacifiques, et elle la célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peuvent s’écrouler les unes sur les autres, si c’est, ce jour-là, la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine, par exemple, elle célébrera la fête de cette petite bergère avec le calme immuable qui lui vient de l’Éternité. Quelque bruit {p. 235}que fassent autour d’elle les peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses mendiants, un de ses martyrs. Les siècles n’y font rien, non plus que les tonnerres. Rien n’endort et rien n’épouvante son invincible mémoire… » Certes ! voilà qui est bien dit, et Hello a voulu partager avec l’Église un peu de son invincible mémoire, mais il est une raison plus pratique de nous occuper de la vie des Saints, que j’eusse souhaité lui voir nous donner. Sans doute, l’Église se souvient des Saints une fois qu’ils sont faits ! mais il faut en faire à l’Église, mais il faut qu’ils renaissent de l’admiration qu’ils inspirent, et c’est à ceux qui écrivent leur vie de l’inspirer ! Dieu, « qui voit dans la nuit une fourmi noire sur une table noire », y voit le resplendissement des Saints dans les ténèbres de leurs vies les plus cachées ; mais le monde imbécile et distrait ne voit rien, si on ne lui montre pas tout… Voilà pourquoi il faut lui montrer les Saints dans des histoires dignes de leurs vies et de leurs âmes. Ils n’ont, eux, ces héros du ciel, jamais eu d’historiens de taille avec leur héroïsme. Ils ont été rapetissés quand ils n’ont pas été trahis. Mais le temps est venu, enfin, d’ôter les Saints des mains des cuistres, et de les restituer au génie à qui ils appartiennent, de par leur incomparable beauté.

Ch. de Rémusat.
Abélard, drame philosophique §

[I] §

{p. 237}Les littératures en décadence sont impertinentes. Elles se permettent tout. Qu’est-ce que c’est qu’un « drame philosophique ?… » Hélas ! dans un certain sens, tout a sa philosophie dans le monde, même Athalie, dont un benêt philosophique disait pourtant : « Qu’est-ce que cela prouve ?… » Mais un drame philosophique ! La logomachie moderne pouvait seule inventer ce titre-là. Charles de Rémusat, le philosophe, — qui n’était pas seulement qu’un philosophe, mais un homme politique et un vaudevilliste, ce que j’estime infiniment plus (on a publié dernièrement quelques-unes de ses chansons), — Charles de Rémusat a voulu, par égard pour lui-même sans doute, que le mot de « philosophique » se retrouvât dans le titre d’un drame qu’il avait composé moins pour le théâtre et le grand public que pour se faire {p. 238}plaisir à lui-même, à sa famille et à ses amis. Ce drame, d’une longueur allemande, et, pour cette raison (et d’autres encore !), impossible à jouer, Charles de Rémusat — à ce qu’il paraît — le lisait parfois, de son vivant, aux personnes dévouées d’esprit et d’oreille à ses œuvres. Mais il fallait sa mort pour qu’il fût publié ; il fallait le respect de son fils, M. Paul de Rémusat, qui a voulu grandir la mémoire de son père, sentiment honorable mais peu critique, pour que ce drame sortît du demi-jour des confidences et vint hardiment prendre rang d’œuvre littéraire au grand soleil, parfois cuisant, de la publicité.

Je crains bien que M. Paul de Rémusat ne le trouve tel, ce soleil-là ! La Critique n’est la fille de personne que de la Vérité, et le plus noble langage d’un fils — fût-ce le Cid ! — qui publie un livre médiocre de son père, ne peut lui faire illusion, à elle, sur la médiocrité absolue d’une œuvre dont rien, littérairement, ne justifie la trop filiale publication. Les mères, peut-être, attendries par M. Paul de Rémusat, trouveront le drame de Charles de Rémusat un beau drame, mais nous, non ! Nous sommes des cerveaux avant d’être des cœurs… Charles de Rémusat, qui avait commencé par être un homme d’esprit, même en philosophie, mais qui s’était bientôt émoussé dans l’hébétante collaboration de la Revue des Deux Mondes, — ce mancenillier de l’ennui, — Charles de Rémusat, homme d’Académie et de groupe, qui fut {p. 239}toute sa vie un comparse ; qui, en politique, venait bien après Thiers, et en philosophie, bien après Cousin, a maintenant presque tout à fait disparu de la préoccupation publique, et, certes ! ce n’est pas le drame philosophique que voici qui l’y fera rentrer.

II §

D’abord, ce drame (philosophique ou non, d’ailleurs,) n’est pas un drame. Vous rappelez-vous les États de Blois, de Vitet ?… de Vitet, un autre comparse des petits grands hommes de son temps, qui était le temps de Charles de Rémusat, un autre de ces esprits distingués qu’on distingue en leur temps, mais que, leur temps passé, on n’aperçoit même plus. Eh bien, l’Abélard de Rémusat est un livre à la façon de ces États de Blois de Vitet ! Triste façon, allez ! Je ne sache rien de plus facile et de plus misérable que ces sortes de placages, répétés par Flaubert dans sa Tentation de Saint Antoine, et qu’on pourrait appeler de l’imagerie historique et dramatique je ne sache rien qui soit au-dessous de ces compositions hybrides, dont la monstruosité est précisément de n’avoir pas de composition. Un grand {p. 240}talent peut s’y mêler pourtant. Il y a du talent, par exemple, dans le Cromwell de Victor Hugo, dans l’Ahasvérus de Quinet. Mais ni grand talent, ni même grand génie, ne sauraient arracher de telles œuvres à leur radicale, à leur irrémédiable infériorité. Quand Victor Hugo écrivait son Cromwell, il débordait de verve et de jeunesse, et il visait de ce coup de massue ce qu’on appelait alors : « le théâtre classique », pour en élever un autre sur ses débris. Tout cela nuisait et devait nuire à la justesse d’un esprit qui ne s’est jamais recommandé précisément par sa justesse. Mais à présent, quand toutes les expériences et applications ont été faites de la fausse Poétique dont le manifeste fut la préface du Cromwell, nous savons à quoi nous en tenir sur ces drames sans logique, ni dans l’espace ni dans le temps, qu’on nous a donnés pour un art nouveau, quand ce n’était qu’une impuissance. Charles de Rémusat, qui, en sa qualité de philosophe, aurait dû plus que personne se préoccuper de l’ordre et de la déduction nécessaires à toute œuvre de l’esprit, a oublié également l’un et l’autre dans la sienne… Au lieu de nous construire et de nous équilibrer un drame avec ses proportions harmonieuses, il s’est laissé couler et tomber dans le drame anarchique, grossier, élémentaire, qui lâche tout et ne s’astreint à rien, et est bien moins l’ensemble qu’on appelle un drame digne de ce nom, qu’une puérile succession de spectacles. C’était plus commode, en effet… Seulement, {p. 241}dans le Cromwell et dans l’Ahasvérus, tout informes ou difformes qu’ils soient, le spectacle est quelquefois passionné et poétique. Ils rachètent par d’incontestables beautés les incohérences et les confusions, — ces épouvantables confusions qui embarbouillent parfois jusqu’au génie de Shakespeare lui-même, cet albatros qui dort trop souvent dans les nuages, mais qui s’y réveille avec de si sublimes cris ! Malheureusement, il n’y a pas de ces cris-là, il n’y a pas de ces beautés dans l’œuvre posthume qu’on a publiée de Charles de Rémusat, tête, en somme, de peu de poésie, lettré philosophique à sang blanc et froid, et dont la froideur et la blancheur se retrouvent dans l’Abélard du drame comme dans l’Abélard du traité qui porte ce nom.

Car, tout le monde l’a su, si tout le monde l’oublie, Charles de Rémusat a fait un traité sur la philosophie d’Abélard. Depuis très longtemps et toute sa vie, Charles de Rémusat a été travaillé par cette personnalité d’Abélard, et il en a tracassé en deux gros volumes les doctrines et l’histoire. Charles de Rémusat appartient à la troupe des philosophes de ce pauvre temps, stériles comme des architectes, qui ne pensent point par eux-mêmes et qui vouent leur stérilité à des monographies et à des commentaires. Ils gardent et montrent le sérail d’autrui… Abélards eux-mêmes, naturellement et sans crime î Charles de Rémusat ne s’est pas contenté d’écrire la monographie {p. 242}d’Abélard, il a écrit celle de saint Anselme3, et même celle de bien d’autres, pour le dictionnaire de la Revue des Deux Mondes. Mais, de tous les philosophes à philosophie dont ce philosophe sans philosophie s’est occupé, celui qui l’a tenu le plus fort, celui qui a le plus secoué sa pensée, c’est Abélard. Il a été vraiment, celui-là, son obsession, son ensorcellement, et son drame d’Abélard en est la preuve. Cousin, qu’on peut appeler le grand Cousin quand on le compare aux petits philosophes dont il fut le père, s’est contenté de déterrer le Sic et non d’Abélard, mais il n’a pas fait de drame sur ce romanesque philosophe, et il a laissé ce soin et ce sujet à l’admiration de Charles de Rémusat, qui, après avoir été l’historien d’Abélard, a voulu encore en être le poète. Charles de Rémusat a succédé aux grisettes d’autrefois, qui pleuraient, de confiance, au tombeau apocryphe d’Abélard au Père La Chaise. Il a adoré cette idole cassée, et s’il n’était pas trop comique de comparer le tranquille, le parlementaire et convenable Charles de Rémusat, à cette dessalée et turbulente Héloïse, on dirait qu’intellectuellement il est la seconde Héloïse d’Abélard, l’Héloïse de sa mémoire !

Et je le comprends, après tout ! Les hommes vont à ce qui leur ressemble, et Charles de Rémusat a en lui bien des raisons d’aller vers Abélard. Il n’a pas, il est vrai, l’audace hypocrite de ce révolté, ni sa violence, ni sa rétorsion de dialectique, ni le scandale qui fut {p. 243}sa gloire, ni saint Bernard qui fut son adversaire ni Héloïse… ni ce malheur inexprimable ici et pleuré par les grisettes, et dont sa philosophie ne l’a pas consolé. Mais il y a pourtant, entre Abélard et lui, cet intégral Charles de Rémusat, des ressemblances qui expliquent son admiration ; car les hommes, ces Narcisses, se mirent toujours un peu eux-mêmes dans les admirations qu’ils ont… En philosophie, Charles de Rémusat a des parentés très visibles avec Abélard, esprit au fond plus subtil que fort, qui n’allait point — comme les grands Décidés de l’Intelligence, lesquels en sont aussi les plus puissants, — à l’extrémité de toute doctrine, mais qui se plaçait entre deux… Oui ! le conceptualiste Abélard, qui voulait unir, dans une unité équivoque, le réalisme et le nominalisme de son temps, a plus d’un rapport évident avec un esprit fin, éclectique et de juste milieu, comme celui de Charles de Rémusat ; et s’il y a des différences qui rabougrissent Charles de Rémusat, ce sont des différences de tempérament (non d’intelligence) et de siècle. Au siècle d’Abélard, tout est grand et tout y contracte de la grandeur, même l’erreur, le sophisme, la sottise. Ces gens-là ne sont pas sots comme nous… Jetez une robe de moine, pour les élargir, sur les étroites et grêles épaules de Charles de Rémusat, et dressez devant lui l’Église dans la majesté d’un Concile, et vous n’aurez plus le petit philosophe moderne qui n’a plus d’hérésie à oser, dans ce xixe siècle incrédule et tolérant comme la prostitution ! {p. 244}Vous n’aurez plus l’aimable éclectique, le sceptique large et indulgent, le respectueux devant les faits accomplis, le doux qui hait toujours l’Église, en dessous, mais qui, en la haïssant, ne craint plus pour sa peau. Une robe de religieux ! et le piètre centre gauche politique aura de la tournure. L’Abélard saisira le Rémusat comme le mort saisit le vif, ou plutôt comme le vif saisit le mort, — car c’est ici le mort qui est le vivant ! Franchement, je pense encore assez de bien de Charles de Rémusat, pour croire qu’au Moyen Âge il aurait eu plus d’importance que dans son siècle. Au Moyen Âge, s’il y avait vécu, il aurait esquivé Cousin, Thiers et la Revue des Deux Mondes, qui furent ses maîtres, et il nous eût paru moins petit !

III §

Il est donc, après cela, tout simple, qu’il aimât Abélard, mais quand on aime, on peint avec amour, et l’amour est un grand artiste ! L’amour a des couleurs de flamme ! mais pas ici. L’amour de Charles de Rémusat pour un homme qu’il trouve un grand homme, est un amour… d’Abélard après son malheur. Il ne produit rien. Le drame d’Abélard, qui, sous la plume de Charles de Rémusat, devait être un mensonge, pouvait être un mensonge idolâtre, et ce n’est que la plus froide, la plus transie des platitudes. L’enthousiasme, {p. 245}ce brûleur d’encens, n’y a pas allumé de talent. Y a-t-il même là-dedans de l’enthousiasme ?… Abélard, qui est le héros de cette énorme pièce, ne justifie ni par une scène, ni par un mot, ni par un geste, la grandeur de caractère ou de génie que l’auteur lui accorde dans l’opinion des personnages qu’il mêle à sa vie. Ils disent tous qu’il est le plus grand des philosophes, mais lui ne leur prouve jamais qu’il le soit. La philosophie qu’on attendait n’y paraît pas non plus. Quand on croit qu’elle va poindre, elle s’efface. Cela finit, dès que cela commence… L’Abélard du traité de Charles de Rémusat est moins momie que celui de son drame… Pour Héloïse, ce n’est pas non plus l’Héloïse des lettres latines qui nous restent, la fille effrayante, si fière de sa chute, la Possédée du triple Démon de la Curiosité, de la Sensualité et de l’Orgueil. Ce n’est pas même l’Élégiaque brûlante et désolée des Héroïdes de Pope et de Colardeau. Charles de Rémusat a reculé devant un type de femme qui n’avait pas effrayé Pope, ce poète moral, et, plus prude que le chaste Anglais, il nous a donné une Héloïse bas-bleu moderne en langage très moderne, mêlant joliment, et dans une bonne nuance, la métaphysique à l’amour ; — un bas-bleu comme il pouvait s’en trouver un, du reste, dans la société de Charles de Rémusat (de l’Académie française). Et, puisqu’il lisait trissotinement son drame dans les salons de son faubourg, un bas-bleu qui n’y a fait très certainement rougir personne ! Cette {p. 246}Héloïse n’a pas même l’air de savoir l’horrible attentat dont son très peu platonique amant a été victime. Le crime commis, tous ces gens bien élevés n’en parlent plus : ni le démantelé Abélard, qui n’a plus maintenant à penser qu’à son Concile ; ni Héloïse, la prieure du Paraclet, qui laisse là son couvent (ô Moyen Âge !) pour courir après Abélard, lequel l’y renvoie avec la brutalité d’un homme excusable, dans sa position, d’avoir quelque humeur. Tous sont parfaits de discrétion :

Mon Dieu ! ma sœur, vous faites la discrète,
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !

C’est très bien, très convenable, mais cela ne respire ni l’amour sacrilège, ni les affreux regrets des passions coupables, ni la rapide corruption du péché, ni la nature humaine outragée, rien enfin de ce que Shakespeare, par exemple, y aurait mis, si ce sujet d’Héloïse et d’Abélard était tombé dans ses terribles mains…

Je te plains de tomber dans ses mains effroyables,
Ma fille !…

C’est que Shakespeare faisait des drames de génie, tandis que Rémusat fait un drame philosophique, juste-milieu, centre gauche, Faubourg Saint-Germain, Académie française, — et j’ai même trouvé dans sa phrase, tout le long de la rhétorique de son {p. 247}drame, quelque chose qui sentait le renfermé de feu Villemain.

Quant au Moyen Âge sur lequel se détachent ses personnages, c’est le Moyen Âge ordinaire de tous les théâtres de Paris que Charles de Rémusat fréquentait ; car son fils nous apprend, dans son Introduction, qu’il eut l’idée de son Abélard en sortant d’un autre Abélard, joué à la Gaîté ou à l’Ambigu-Comique. C’est toujours la même toile de fond, le Moyen Âge usé de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, la même vieille tapisserie historique, les mêmes bonshommes de cartes à jouer ! Ce qui serait nouveau, par exemple, si on n’avait pas publié déjà des chansons de Charles de Rémusat, c’est le chansonnier de ce drame, qui, tout à coup, y pousse, au milieu de tout ce bavardage pédantesque qui devrait l’empêcher d’y pousser ; c’est le vaudeville inattendu dans ce livre grave, le vaudeville même grivois et vieux mauvais sujet ! L’académicien de Rémusat est le Clairville de la Philosophie. Il tourne le couplet avec complaisance, et le français ne suffisant pas à la verve du dramaturge philosophique, il l’agrémente de latin, et quel latin !

Plus d’un docteur murmure :
O diva veritas !
Dis-moi, je t’en conjure,
Utinam habitas !

Nargue de son grimoire,
Docet antiquitas !
Ce mot de Saint Grégoire ;
In vino veritas !

IV §

{p. 248}Eh bien, sans boire, moi, je la dirai, la vérité ! Il ne m’a pas grisé, Charles de Rémusat, ni lui, ni son latin, ni son vin, ni son drame, et je vais le lui prouver. C’est une œuvre faible, qu’il fallait ne pas publier, par piété filiale, au lieu de la publier par piété filiale. Elle n’honorera point sa mémoire. Elle ne l’égaiera pas non plus, malgré les chansons dont elle est ornée et qui ne sont pas assez gaies pour cela… Vaudeville et drame, tout est faible, pâle, inerme, dans ce gros objet qui n’a pas même la force d’être ridicule. Le talent peut être ridicule parfois, cela s’est vu ! quoique ce soit rare… Oui ! il peut aller jusque-là, dans la maladresse d’un excès. Mais la correction médiocre, posée, pincée, surveillée, n’y va point, elle ! et Charles de Rémusat a cette correction qui sauve du ridicule, mais qui ne sauve pas de l’ennui… Il faut bien en convenir, son drame est ennuyeux, mortellement ennuyeux ! Il manque de tout rien, — que cela !

Il manque de plan, d’organisme, de vie, de passion de caractère, de couleur franche, de traits hardis. Il manque même de haine philosophique, quoique de Rémusat doive avoir, tapies quelque part, les haines de sa philosophie, et quoique le scepticisme du temps {p. 249}et la glace de son tempérament aient bien diminué cette rage contre l’Église qu’ont tous, au fond du cœur, les philosophes, et que Cousin, lâche, mais indiscret, révélait en la couvrant de ce mot, dit justement à propos d’Abélard : « Il avait déposé dans les esprits de son temps le doute salutaire et provisoire, qui préparait l’esprit à des solutions meilleures que celles de la foi. » Charles de Rémusat n’a jamais eu de ces imprudentes et impudentes paroles d’un homme dont l’espérance trahit l’hypocrisie, mais à quelque coin, dans cet esprit moyen, dans cette âme de sagesse bourgeoise, il y a toujours, prête à se glisser au dehors, l’hostilité contre toutes les grandes choses que nous croyons… Comme Abélard, le héros de toute sa vie, comme Bacon, qu’il a aussi commenté, de Rémusat s’est toujours plus ou moins vanté d’être un écrivain de libre examen et de libre pensée, un philosophe contre la théologie, un adversaire de l’autorité sur tous les terrains, en religion comme en politique, — et comme l’Église est l’autorité constituée de Dieu sur la terre et qu’elle a le privilège divin « que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre Elle », de Rémusat, qui est une de ces portes-là, — non pas une porte cochère, aux cuivres insolemment luisants et aux gonds tournant à grand bruit, mais une petite porte, discrète et presque cachée à l’angle et sous les lierres prudents de son mur, — de Rémusat entend bien prévaloir contre l’Église et lui {p. 250}prouver que son privilège divin n’est qu’une prétention ! En attendant ce jour-là, de Rémusat a toujours fait son métier de petite porte plus ou moins secrète, s’ouvrant, s’entrebâillant aux mauvais sentiments et aux idées ennemies. Et, pour ne parler que de son drame, regardez de quelle odieuse détrempe historique il y a barbouillé le concile de Sens ! Regardez comme il y a diminué et calomnié l’homme de l’Église, le grand saint Bernard ! Partout, vous sentez, dans le drame que voici, le trait de Nestor, tombant affaibli aux pieds de l’Église, mais dirigé contre sa poitrine. Heureusement que l’ange de l’Église n’a pas eu besoin de dessécher le nerf de la cuisse d’un Jacob qui n’était plus jeune quand il voulait lutter encore, et qui ne fut jamais musculeux… L’Église, qui a condamné, en concile, Abélard, n’assemblera pas de concile pour juger les Abélards modernes. Elle a le dédain de ses miséricordes. Pour celui-ci, en effet, il lui suffira de l’abandonner à l’ennui qu’il inspire et qui doit accabler ceux qui liront son triste drame.

Et saint Bernard sera vengé !

M. Jules Soury.
Jésus et les Évangiles §

[I] §

{p. 251}Il faut une certaine audace, n’est-il pas vrai ?… pour oser publier une Vie de Jésus après celles de Strauss et de M. Renan. Il semblait que l’on eût tout dit. Mais M. Soury a eu cette audace. Audace à bon marché, du reste ! Quand un homme se laisse rouler par le plus ignoble flot de la pensée contemporaine, et que, soutenu par elle, il nage là-dedans, ce n’est pas merveille d’héroïsme ; il est porté ! M. Soury a écrit un livre encore plus odieux que celui de M. Renan ; mais à quoi s’exposait-il en l’écrivant, ce héros ?… Aux applaudissements de la foule, cette honte recherchée… Il n’y a plus de Religion d’État pour châtier, comme il le faudrait, les écrivains qui, sous prétexte de critique, se livrent aux abominables et révoltantes conclusions d’un livre comme cette nouvelle Vie de Jésus, sortie {p. 252}évidemment de l’autre, et qui a pour ambition de la surpasser.

Et elle la surpasse. Il faut bien le dire : M. Renan est vaincu. Il a trouvé son maître. Nous sommes dans un temps où les maîtres, ce sont les valets ! La punition de M. Renan (mais je la trouve rude) est d’avoir engendré M. Soury. M. Renan — qu’on n’a plus besoin de caractériser — avait fait de N.-S. Jésus-Christ un homme comme lui, M. Renan, et auquel il avait eu la condescendance d’accorder quelque agrément, — qu’il n’a pas, lui, M. Renan, — ce qui, de sa part, était une générosité. Il en avait fait, ce Babin historique, un joli Rabbi pour les besoins d’attendrissement des femmes à qui il faut toujours une corde sentimentale à pincer, si on veut du succès, dans ce pays où la langue des femmes fait, de son petit bout rose, l’opinion. Mais M. Soury n’a pas ce raffinement. C’est un brutal et un cynique, comme un médecin. Est-il médecin ? Il en a l’air… Dans le doux Rabbi de M. Renan, M. Soury ne voit, lui, qu’un fou parfaitement caractérisé, délirant pendant tout le temps de sa mission sur la terre, et qui serait mort dans l’idiotisme absolu et la vie végétative, « si les juifs, MAL INSPIRÉS, avaient préféré voir mettre Barrabas en croix ». (Il faut prévenir que ceci est textuel !)

Voilà le thème de M. Soury : la folie de Jésus, en attendant l’idiotisme !!! M. Renan, avec son Jésus-Christ inventé, propret, poupin, gentillet, papilloté, {p. 253}adonisé, en vue des petites femmes qui ont toujours besoin de poupées, n’est que le Girondin de la chose ; M. Soury en est le Montagnard, et même le Marat, ce chirurgien de chenil, qui, s’il s’en était mêlé, n’aurait pas manqué, comme M. Soury, d’expliquer le Sauveur des hommes par les plus hideuses et les plus déshonorantes maladies…

II §

Je ne supposais pas — à distance — que M. Soury fût un philologue et que la gloire de M. Renan l’empêchât de dormir. Il en est un, cependant, à ce qu’il paraît, et il ne dort pas… malheureusement. Je savais qu’il écrivait à la Revue des Deux Mondes, ce qui n’est un honneur pour personne, et qu’il feuilletonisait à la République française. Dernièrement (si on se le rappelle), un travail de lui, insultant et faux, sur les filles de Louis XV, m’avait, dans un journal, passé par les mains, et je l’avais proprement et correctement déchiré en quatre morceaux, pour qu’il pût servir à quelque chose. Mais j’ignorais profondément que M. Soury eût travaillé dans la Bible, l’exégèse, l’archéologie, et c’est la couverture de son livre sur Jésus et sur les {p. 254}Évangiles qui m’a appris les souterrains travaux de taupe auxquels, depuis longtemps, il s’est livré. C’est aussi de ce livre de Jésus que, pour moi, la taupe est sortie. M. Soury, désespéré, sans doute, de voir ses autres travaux restés obscurs, a voulu percer son trou à travers le même sujet que M. Renan, dont la Vie de Jésus ne fut pas un simple trou, mais une immense trouée, par laquelle eût passé, de front, tout un régiment de Sourys ! Seulement, je crois bien que M. Soury s’est trompé d’heure. On a toujours raison d’arriver le premier. M. Renan avait mis la main sur le sujet le plus scandaleux qu’on pût toucher, dans un pays qui avait plus de quinze cents ans de Christianisme dans la poitrine et qu’il fallait en arracher ! Aussi, le cri poussé par ce Christianisme, quinze fois séculaire, fut-il terrible, et M. Renan, quand il arriva à la Vie des Apôtres, sentit bien que ce cri ne recommencerait pas… Il ne frappait alors que sur un tambour défoncé, qu’il avait crevé dès son premier coup de baguette. Le bruit fut mince. Cela ne retentit plus… La Vie de Jésus avait dévoré d’avance tout le scandale qui pouvait naître des Origines du Christianisme comme M. Renan les entendait, et voilà pourquoi, désappointé de n’avoir qu’un jour de gloire quand il en avait espéré plusieurs, il n’eût rien de mieux à faire qu’à rentrer dans sa petite fortification de fromage de Hollande qu’on appelle l’Institut, où M. Soury, qui est aussi un rongeur de textes, en attendant qu’il soit un {p. 255}rongeur de cet excellent fromage, voudrait bien se nicher au même prix.

Mais, à, présent, c’est plus difficile, et c’est précisé ment par la raison que, venu après M. Renan et sur les talons de son maître, qu’il vaut peut-être par le talent, — car les chiens valent souvent leurs maîtres, quand parfois ils ne valent pas plus, — M. Soury s’est cru tenu d’exagérer et de pousser au noir, comme disent les peintres, la tête rayonnante de notre Dieu, ne se contentant pas d’en faire platement un homme, comme M. Renan, mais allant jusqu’à en faire un fou, à qui la croix a porté le bonheur de ne pas mourir idiot ou crétin dans quelque cul de basse-fosse ou dans quelque hôpital de Jérusalem ! Et ce n’est pas là une folie comme celle dont Béranger, le petit bourgeoisaillon impie, a parlé en deux vers célèbres, — blasphème qui passe !

Sur la croix que son sang inonde,
Un fou qui meurt nous lègue un Dieu !

Non ! la folie de M. Soury est quelque chose de plus arrêté, de plus réfléchi, de plus détaillé et de plus infect. J’en veux presque à ma plume de se tremper dans cette fange scientifique, physiologique, pathologique et médicale, et, certes ! je n’y toucherais pas s’il ne s’agissait de donner l’idée exacte du temps présent par une de ses publications, et si je ne voyais derrière M. Soury toute une légion d’honnêtes esprits, {p. 256}qui vont se laisser imposer d’autant plus par le galimatias scientifique qu’ils sont incapables d’en comprendre un mot. Les Purgon et les Diafoirus du xixe siècle n’ont pas rencontré le Molière qui doit les bafouer et les déshonorer dans l’avenir. C’est pour eux encore une heure de grâce ! Seulement, nous ne sommes plus au temps Où le bonus, bona, bonum, des Sganarelle, dit aux Géronte, qui ne savaient pas le latin, suffisait. Le bonus, bona, bonum, de M. Soury, c’est : « l’affection nerveuse, de nature d’abord congestive, puis inflammatoire ! c’est l’hypertrophie des cellules et des tubes nerveux ! c’est la vasculation cérébrale excessive ! c’est les vaisseaux turgides et gonflés de sang laissant transsuder des globules ! c’est la substance grise de l’encéphale tombant à l’état de détritus ! » Tout cela pour expliquer que notre fille est muette et que Notre Seigneur était fou !! Franchement, ce serait bouffon si cela n’était pas dégoûtant, et on en rirait, si on n’en vomissait pas !

III §

Telle est la répugnante originalité du livre que M. Soury publie, autorisé à cette infamie par le matérialisme universel qui nous ronge. Il y a dans ce {p. 257}livre, il est vrai, autre chose. Il y a des interprétations de textes, des recherches philologiques dont je ne suis pas juge, n’étant pas philologue, et dont je ne voudrais pas être juge, étant chrétien et catholique, et ne reconnaissant que l’Église et la Vulgate, — les seules autorités qui fassent taire ces disputes de mots et cesser toutes ces chiffes tirées entre pédants. Qu’importe ! au fond, du Renan ou du Strauss, rapetassé et remis à neuf ? Rabelais disait : « Matière de bréviaire ! » Je dis, moi : « Matière de dictionnaire ! » Mais la seule originalité, la seule chose neuve qu’il y ait dans le livre de M. Soury, c’est la folie de Notre-Seigneur, opposée, comme un argument, à sa divinité, avec une insolence tranquille. Voltaire lui-même, dans son temps, qui était le bon, n’avait pas trouvé cela. Voltaire n’a jamais dit que Jésus-Christ, qu’il se contentait d’appeler l’infâme, fût un fou, en marche vers l’idiotisme pur, et n’en a décrit la folie avec une exécrable volupté. Byron, dans un jour de gaieté spleenétique, a dit que ce monde était ; fait par le diable devenu fou. Il a dit : le Diable ; il n’a pas dit : Dieu ! Ceci était réservé à un écrivain du xixe siècle, — un animalcule d’écrivain, en comparaison de Byron et de Voltaire, — et, selon moi, pour qu’on dise cela hautement et avec impunité en plein xixe siècle, il faut que le siècle dans lequel on le dit soit aussi perdu d’esprit et aussi perverti que l’écrivain !

Perversité de peu, du reste ! La haine n’est pas tout. {p. 258}L’écrivain est médiocre, le penseur vulgaire ; M. Soury n’a pas même l’originalité monstrueuse de son livre. Il n’a rien inventé de la théorie qu’il applique sans l’avoir faite ; son rôle est mesquin. Il a ramassé dans les livres des médecins modernes qui s’occupent de folie, une nosographie dont il outrage, à travers les siècles, Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme s’il l’avait connu, pratiqué, ausculté dans son humanité pendant son passage ici-bas. Infatuation forcenée ! Il écrit ces horribles et grotesques paroles, qu’il faut citer, quoi qu’il en coûte, pour donner une idée du livre de M. Soury : « On doit supposer que, parmi ses ascendants et ses collatéraux, Jésus avait des parents atteints de quelques affections du système nerveux central ou périphérique, des maniaques, des épileptiques, des suicidés ou des ivrognes. » Pourquoi doit-on le supposer ?… Et plus bas : « Il fit fort bien de rester chaste comme un ascète. Sous une forme ou sous une autre, il eût transmis à ses enfants le mal qui l’a perdu, et ce Roi des Juifs, ainsi qu’il arrive d’ordinaire aux princes, aurait pu engendrer des idiots. »

C’est complet, n’est-ce pas ? de témérité, de fatuité, de ridicule impertinence. Tout y est, même la petite malhonnêteté pour les princes. Il est vrai que, cela dégorgé, M. Soury, qui sait se retourner et se mouvoir souplement dans l’inconséquence, évoque une autre théorie, fameuse jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus, qui fait et, pour le moment, du génie, une folie relative, {p. 259}superbe à contempler dans Mahomet, Jeanne d’Arc, Socrate, Pascal, Newton, Spinosa, et, le croira-t-on après tout ce qu’il en a dit ? dans Jésus même, qu’il glisse parmi tous ces sublimes névropathes avec la lâcheté intellectuelle d’un homme qui a peur. Or, de quoi M. Soury peut-il avoir peur ? Ce n’est pas, dans ce temps de législation athée et désarmée, de la punition sociale qu’il mériterait bien ! C’est donc du crime de sa pensée. Ici, je reconnais ce que j’appelle : le signe Renan. Ce n’est pas le signe par lequel on doit vaincre, comme le Labarum de Constantin. C’est, au contraire, le signe de la contradiction, du doute et de la fuite. Par ce côté, M. Soury ressemble à M. Renan, dont l’âme a la mollasserie d’un doute continu dans laquelle il se dissout, flue et se dérobe. L’inconséquence de ces deux esprits est plus forte qu’eux. Dans un autre endroit de son livre, l’auteur de Jésus et les Évangiles, qui nie la divinité du Christ en raison abjecte de sa folie, reconnaît qu’il est thaumaturge, et s’il est thaumaturge, il fait des miracles, et s’il fait des miracles, nous voilà en plein monde surnaturel et bien près de la Divinité. Je ne crois pas que la débilité d’une tête pensante puisse descendre plus bas que dans ces ineptes aveux… M. Renan, devant lequel M. Soury tremble tout en le flattant, même quand il le discute, n’aurait pas dit mieux ou dit pis !

IV §

{p. 260}Cependant, on est obligé de le reconnaître, malgré ces faiblesses de sceptiques embarrassés qui sont le fond des sciences humaines, M. Soury est plus affirmatif dans l’erreur que M. Renan. Il est affirmatif comme le mépris et comme la haine. Nous autres chrétiens, M. Soury nous fait l’honneur de nous haïr et de nous mépriser. Il hait et méprise tant le Christianisme, qu’il finit même par envelopper le Judaïsme dans sa haine et dans son mépris. Les Juifs pourtant devraient lui être chers ! Ils lui ont rendu un fier service, quoique le service n’ait pas infiniment servi… Ils lui ont tué Jésus-Christ, et avant de le tuer, ils l’ont couvert d’ignominies. Peut-on oublier ces choses-là ?… Ils ont été les exécuteurs des Hautes-Œuvres de la civilisation romaine contre le Christianisme, dans la personne de son divin chef, et ce déicide, qui ravit M. Soury, ils l’ont payé cher au Moyen Âge. Ils ont passé sous la lance implacable des chevaliers chrétiens, qui ont aimé Jésus-Christ comme il n’a jamais été aimé depuis eux, si ce n’est par des Saints, ces Exceptions du monde, ces Stylites, placés à distance les uns des autres dans ce {p. 261}« désert d’hommes » de l’humanité. Que de raisons, à ce qu’il semble, pour adorer le peuple qui a préféré Barrabas à Jésus-Christ ! Eh bien, non ! cela ne sera pas. Aux yeux de M. Soury, les Juifs ne vaudront pas mieux que les chrétiens. Savez-vous pourquoi ? Je vais vous le dire.

C’est que les Juifs ont été pendant des siècles le peuple de Dieu ! C’est qu’ils combattaient jusqu’à la mort l’idolâtrie ! C’est qu’après tout, ils sont nos ancêtres ! C’est que, sans eux, nous ne serions pas ! C’est que Jésus-Christ était juif et qu’il a été le Messie ! M. Soury est un Romain contre les Juifs et contre les chrétiens qui sont sortis des Juifs, et parce qu’ils sont sortis des Juifs et quoique le cordon ombilical qui unissait le Christianisme au Judaïsme ait été coupé par le plus épouvantable et le plus irrémissible des crimes. M. Soury est pour les Romains, contre les Juifs et contre les chrétiens. Il défend et il loue Néron. Il aurait allumé lui-même ces effroyables flambeaux vivants qui étaient des hommes, et il se promène à leur flamme dans l’Histoire avec un certain contentement de les voir flamber. Il dit d’eux : C’étaient, à l’égard de Rome, « des incendiaires de désir », et on leur rendait leur incendie de désir par des incendies en réalité. Si M. Soury avait vécu à cette époque, qui sait ? il aurait peut-être, volontairement et d’enthousiasme, été un des goujats pétroleurs de Néron. Il a innocenté Domitien. Il n’y a pas eu, dit-il, de persécutions ; il n’y a pas eu de supplices ; {p. 262}il y a eu des fêtes expiatoires. Il fallait bien sauver la civilisation romaine, qui était la civilisation du monde, contre le Christianisme, qui est la barbarie, l’ignorance, la sécheresse de tout, l’obscurité, la mort ! Ah ! quand on a dit dogmatiquement, au nom de la Science, que N.-S. Jésus-Christ n’était qu’un fou, réservé aux gâteux dans un temps qui aurait été court s’il n’avait pas été crucifié, rien n’est plus difficile à dire dans l’ordre du sophisme enragé et de la fureur démoniaque. On est entré, du premier pas, d’une telle roideur dans le fanatisme de la haine, qu’on ne peut s’avancer d’un degré de plus dans la frénésie à froid du mensonge et dans le souillement des choses sacrées… Avoir vécu vainement dix-huit cents ans de Christianisme et d’Histoire, pour se retrouver, à la fin de ce xixe siècle, qu’ils disent lumineux, de l’opinion de la canaille romaine et des plus atroces empereurs de cette canaille sur le compte des Juifs et des chrétiens, c’est encore moins fort d’absurdité et moins transcendant de sottise impudente, que d’avoir posé comme un fait scientifique et démontré la honteuse et humiliante folie du céleste Rédempteur du genre humain. M. Soury pouvait, à la vérité, faire avec autant de raison de Jésus un assassin et un adultère… Mais l’idée fixe du médecin aliéniste, affolé lui-même de la folie qu’il traite et qui est contagieuse, l’a emporté… Je ne sais pas si M. Soury est médecin, mais s’il ne l’est pas de fonction, il l’est toujours de préoccupation {p. 263}et de prétention pédantesques, et cette prétention et cette préoccupation commencèrent de poindre, il y a quelques années, comme une délicieuse aurore, dans ce charmant M. Soury, lorsqu’il nous fit l’histoire de Madame Louise de France, la fille de Louis XV, — cette rachitique qui ne l’était pas, — et dont il expliquait, quoiqu’elle fût une adorable femme d’esprit, la sainteté et la bêtise — deux faits, selon lui, congénères, — par le charriage d’un sang immonde et vicié à travers les plus pures veines qui aient jamais étendu leur réseau autour d’un corps virginal… Il procédait par les pustules chimériques de la religieuse Louise de France, pour arriver à la chimérique folie de son divin Maître. Esprit harmonieux ! la proportion était gardée…

Mais laissons ces insanités et ces fétidités nauséabondes. Elles ne mériteraient même pas d’être relevées, si le monde de cette heure du siècle avait encore assez de droiture dans le sens pour rester inflexible aux efforts d’un esprit faussé par la haine la plus volontaire, la plus réfléchie, la plus forgée à froid ; car M. Soury, cet animal à sang blanc dans le talent (pour parler comme lui), n’a pas à son service une particule de colère. On pourrait le laisser perdu, noyé, imperceptible, presque invisible, dans son coin de littérature et de société, il n’est pas si grand qu’on l’y aperçoive ! On l’y laisserait sans lui répondre, et même on ne l’entendrait pas. Mais il ne s’agit plus ici ni de M. Soury, {p. 264}ni de ses crachats imposteurs et blasphématoires sur la face de N.-S. Jésus-Christ. Ce qu’on entend maintenant, ce qu’il est impossible de ne pas entendre, c’est la grande voix de la Société moderne tout entière, qui passe de bien haut par-dessus cette tête de Soury, et qui, si elle ne dit pas les mêmes choses, identiquement les mêmes choses, — car chacun a sa spécialité d’injures quand il s’agit d’insulter le Christianisme, — dit des extravagances et des impiétés équivalentes, et, dans tous les cas, est disposée à tout entendre, à tout applaudir et à tout accepter. Que M. Soury soit effrontément matérialiste et païen, la belle affaire ! On peut très bien le laisser croupir, sans le remuer, dans son matérialisme purulent et dans son paganisme arriéré et stupide. Mais il est impossible de ne pas voir que la Société est comme lui, était avant lui, et serait encore sans lui, matérialiste et païenne. M. Soury n’est, en somme, qu’un des mille petits échos de cette grande voix. Il n’est la cause de rien, M. Soury, mais il est la conséquence de tout. À cette heure, il est évident que sans un coup de Providence qu’on n’a pas le droit d’espérer, la société chrétienne est morte. Ce petit homme-ci, qui se croit peut-être un scorpion, n’est qu’un ver de plus dans le cadavre. Mais c’est la corruption du cadavre qui fait les vers, et pour son compte, qu’il le sache bien ! il n’en est qu’un.

M. Matter.
Swedenborg §

I §

{p. 265}Voici un livre très curieux, très bien fait du reste qui n’est, certes ! pas d’hier, et qui cependant n’a pas eu le retentissement auquel l’auteur devait s’attendre. Dans un temps où l’inétanchable besoin de merveilleux fait accepter à la pauvre imagination publique, qui semble tombée en enfance, les abjectes et les bêtes inventions des Esprits frappeurs et des tables tournantes, Swedenborg, l’illuminé Swedenborg est-il donc un sujet trop élevé pour elle ? ou l’histoire de ce Visionnaire prodigieux, né en pleine époque rationaliste et rationaliste lui-même, quoique visionnaire, cette histoire, difficile à écrire et plus difficile à comprendre, soulève-t-elle trop de questions pour que la Critique, ce feu follet du feuilleton, s’attache à ces questions et les {p. 266}éclaire de son phosphore de passage ? M. Matter, qui n’a rien de follet, lui, ni même d’enflammé, mais qui est attiré vers les mysticités naturelles à l’esprit humain ; M. Matter, qui a écrit une Vie de Saint Martin et un livre sur Fénelon, a voulu nous donner une histoire critique de l’étonnant Suédois, et faire voir clair, s’il le pouvait, dans ce bizarre phénomène, entremêlé de tant de choses contradictoires et incroyables, et qui présente, avec son nom superbe et sonore de Swedenborg, le plus beau tambourin à la Moquerie, — le plus beau tambour à la Gloire !

Et voilà le problème, insoluble peut-être : — à laquelle de ces deux puissances qui se partagent les échos de la célébrité, — la Moquerie ou la Gloire, — appartiendra définitivement Swedenborg, ce jour et nuit dans l’ordre des idées, ce génie imposant ou ce fou grotesque ? Car il fut bien souvent grotesque là où il passe pour le plus éblouissant dans les traductions qu’on fait de lui, et qui, je vous le jure, n’aveugleront personne ! Pour mon compte, je ne suis pas de ceux qui croient que le sel brillant de toute poésie se volatilise et s’évapore dans le creuset d’une traduction, fût-elle médiocre. Je dis hardiment qu’où poète il y a, poète se retrouve toujours ! Les mauvaises traductions sont la meilleure épreuve des poètes. Ce qui reste d’eux là-dedans est la partie, plus forte que tout, la partie irréductible de leur génie. Eh bien, j’ai cherché vainement dans les traductions de Swedenborg cette {p. 267}partie irréductible et indécomposable à la sottise d’un traducteur ; ce diamant de poésie, vainqueur des platitudes de toute prose ! J’avoue que je n’ai rien trouvé.

Il m’a été impossible de voir dans les œuvres de cet esprit, puissant par d’autres côtés, ce que beaucoup de gens sont accoutumés d’y admirer, sur la foi de certains mirages. Parce que Swedenborg est Suédois, on a beaucoup parlé des aurores boréales de ses livres. Mais on a trop abusé, en Critique, de ce galimatias facile. Non ! il n’est pas vrai que Swedenborg ait l’éclat et la beauté fulgurante d’imagination qu’on lui reconnaît à distance et M. Matter lui-même, qui pourtant l’a bien approché. Que si on tient absolument à fourrer de la couleur locale partout, comme les femmes fourrent des épingles, je dirai qu’il peut y avoir de la neige dans les œuvres de ce Suédois, mais que je n’y ai jamais vu briller les arcs-en-ciel qui parfois étincellent, comme une pluie d’escarboucles, sur les glaçons de son pays.

II §

{p. 268}Je n’ai pas toujours été sûr de cela… Je n’ai pas toujours eu cet aplomb, que la lecture des traductions de Swedenborg m’a donné. À une certaine époque, j’ai cru aussi que Swedenborg, dont le nom commençait déjà le charme, devait être un grand poète… C’est que j’avais été la dupe d’un plus grand poète que Swedenborg, qui m’avait fait un Swedenborg que très docilement, et avec quel bonheur d’illusion ! j’avais accepté.

Rappelez-vous Séraphitus-Séraphita ! Rappelez-vous ce livre, le plus difficile à écrire de tous les livres de Balzac, le plus sublime et le plus incompréhensible aux esprits vulgaires… heureusement ! sans cela, que nous resterait-il ? Balzac, qui était tellement créateur que son génie de créateur a fait souvent tort à ses hautes aptitudes d’historien et de critique quand il toucha à la Critique ou à l’Histoire, Balzac nous avait inventé un Swedenborg comme il nous inventa plus tard un Stendhal, — non pas un Stendhal du Rouge et Noir, qui s’était fait tout seul et très bien, mais un Stendhal de la Chartreuse de Parme, auquel beaucoup de nous ont été pris.

{p. 269}Le Swedenborg de Balzac rapproché du Swedenborg de l’Histoire, devait, sinon tuer ce dernier, au moins le diminuer effroyablement… En effet, Balzac, de la donnée angélique du mystique Suédois, fit jaillir cet Androgyne inouï de Séraphitus-Séraphita, comme vous n’en trouverez, certes ! pas un second dans tout le ciel de Swedenborg. Et cette poésie, d’une originalité incomparable, à laquelle il ne manque que le rythme pour être, dans tous les sens du mot, le plus beau poème qui soit jamais sorti d’un cerveau humain, ternit et effaça d’un trait, à force de lumière et d’idéale beauté, ces inventions de Swedenborg, d’une ingéniosité bizarre, mais qui par le relief, la couleur, le détail, — tout ce qui constitue la poésie, — n’étaient guères, en somme, que les souvenirs déteints de la littérature biblique ou chrétienne.

Et c’est là ce que n’a pas vu M. Matter, ou du moins ce dont il n’a tenu nul compte. Les vieilles défroques poétiques que je retrouve dans les anges et le ciel de Swedenborg, et qui me les gâtent, lui paraissent, à lui, de la vraie poésie, et je lui en fais mon compliment. Toute cette plastiqué connue suffit aux exigences d’une imagination bien sage, qui se contente de peu, comme les sages. Mais lui, l’historien et le critique (et j’ai dit déjà combien je lui trouve de qualités comme historien et comme critique), lui dont la grande mémoire n’a oublié personne parmi les plus obscurs, {p. 270}les plus imperceptibles de ceux-là qui ont parlé en quelque manière que ce soit de Swedenborg, pourquoi donc a-t-il oublié Balzac ?

Je n’ai aucune raison pour croire que M. Matter, conseiller honoraire de l’Université, ancien inspecteur des bibliothèques, ait eu de ces préjugés d’école qui empêchent d’apprécier Balzac ce qu’il vaut, et se soit permis le mépris des pédants avec ce grand homme littéraire ; mais enfin Balzac a fait une œuvre transcendante d’imagination inspirée par Swedenborg, et, de plus, dans cette œuvre même, Balzac a trouvé le moyen d’introduire un magnifique morceau d’histoire et de critique, qui a fait certainement plus pour la renommée de l’immense Excentrique suédois que le livre de M. Matter, si excellent qu’il puisse être.

À ce double titre, pourquoi donc M. Matter, qui aurait dû parler de Balzac, a-t-il gardé le silence ? Est-ce qu’il n’aurait pas lu Balzac, par hasard, M. l’inspecteur des bibliothèques publiques ? Ou trouverait-il un roman trop frivole pour y faire intervenir Swedenborg ? Ou bien, encore, aurait-il gardé rancune à l’illustre romancier français de s’être joué dans la pensée swedenborgienne avec une puissance que Swedenborg n’avait pas, et d’avoir tiré de cette pensée un parti qui aurait stupéfié son auteur, — s’il l’avait compris ?

III §

{p. 271}Ainsi, pas de grand poète chez Swedenborg, malgré la réputation que lui ont faite ceux qui, comme M. Matter, prennent de certaines combinaisons d’idées pour de la poésie. Il n’était pas poète, d’abord parce qu’il n’avait pas l’organisme sensible, impérieux et violent des poètes » mais il ne l’était pas non plus pour deux raisons souveraines que je m’en vais vous dire : c’était un protestant et c’était un rationaliste, nonobstant sa très réelle mysticité.

Un protestant ne peut jamais être un poète. Je ne parle pas du protestant de naissance, du protestant nominatif ; Byron, Shakespeare, Klopstock, et tant d’autres, étaient protestants, et, certes ! ils ont été des poètes. Mais ils furent poètes en dehors, à mille pieds de leur protestantisme, quand ils ne le furent pas contre lui. Leur croyance, s’ils croyaient, ne pesait pas sur leur poésie. Ils ne portaient ni sur leur pensée, ni sur leur vie, ce joug de bois noir froid et tout uni qu’on appelle le protestantisme. Milton seul, parmi les grands poètes, fut protestant convaincu, mais il était encore plus juif et plus biblique que protestant.

{p. 272}De poésie vraiment protestante, où cela s’est-il vu ? Est-ce en France, dans Marot racornissant les Psaumes, desséchant cette poésie grandiose ? Est-ce en Angleterre, dans ce lord John Manners, qui a chanté l’Église établie sur son maigrelet accordéon ? Protestant, Swedenborg n’a pas, dans toute sa vie, un seul instant cessé de l’être, tout en faisant la guerre aux Églises protestantes. Il l’est resté comme Newton, qui avait aussi voulu interpréter l’Apocalypse comme Swedenborg. Mais, rationaliste, c’est-à-dire plus que protestant, dans le sens le plus sec et le plus raisonneur du protestantisme, Swedenborg ne l’a pas moins toujours été, au milieu des hallucinations qui supposent — le croirait-on ? — l’imagination la plus échevelée et la plus lyrique. Et c’est ici que le livre de M. Matter exprime sur Swedenborg une idée vraie, pleine de hardiesse, de profondeur et de nouveauté.

En effet, selon M. Matter, qui, du reste, multiplie dans son livre les preuves à l’appui d’une affirmation qui doit changer l’opinion commune et superficielle, Swedenborg n’est pas, au fond, ce qu’on croit : — un visionnaire tombé du ciel comme un aérolithe, le polem sine matre creatam des grandes natures phénoménales et solitaires. Il a ses racines dans son temps. C’est un homme du xviiie siècle. M. Matter le fait l’homme d’une tradition, qu’il résume, précise et exalte : « tout homme, si créateur {p. 273}qu’il soit, — prétend M. Matter, — étant l’homme de son siècle, et devant toujours à son siècle plus que son siècle ne lui doit ».

Avant Swedenborg, il y avait dans le monde toute une filiation de mystiques, de têtes frappées de visions, même parmi les philosophes. Il y avait, le croira-t-on ? le sceptique et méthodique Descartes, mademoiselle Antoinette Bourignon, madame Guyon, et, à Londres, Pordage et Jane Leade ; mais il faut insister surtout sur Descartes, à qui Dieu se révéla, le 10 novembre 1619, « au milieu des explosions et des étincelles », pour lui enseigner le chemin de la science, comme il se révéla à Londres à Swedenborg, en avril 1745, pour lui découvrir le vrai sens des textes sacrés. Têtes anarchiques, orgueilleuses, profondément troublées, dont Swedenborg fut la dernière, marquée à un coin plus énergique et plus mordant ! Il fut, pour parler toujours comme M· Matter, la grande personnification des éléments théosophiques de son époque.

Comme aux gens de son temps, le rationalisme ne cessa pas d’être sa marotte. La première publication de ce mystique singulier, qui a depuis si simplement dit des choses si fortes, il l’intitula : « Pensées raisonnables sur Dieu. » Les phénomènes n’étaient rien pour lui, ce qui explique le prosaïsme de ses tableaux d’un autre monde. Quand il assiste, comme il l’affirme, au spectacle du ciel ou de l’enfer, ce sont les raisons théologiques ou philosophiques des choses qu’il perçoit. {p. 274}Il n’a pas les ardentes ambitions d’un Montanus ; il ne se rêve pas le Paraclet ; il ne veut pas fonder une religion nouvelle, pas même rétablir l’ancienne pureté du Christianisme. Il traite de haut en bas Luther, Calvin et Mélancthon. Et toute la visée, qui va devenir une vision, de cet homme, est d’être le secrétaire intime de Dieu et d’écrire directement sous sa dictée.

IV §

Ceci le prit tard. Il avait cinquante-huit ans. Jusque-là, il n’avait été qu’un de ces travailleurs prodigieux qui semblent n’avoir qu’une pensée dans l’esprit, et d’un calibre trop solide pour se rompre jamais en deux tronçons. L’an des savants les plus illustres de la Suède et même de l’Europe, il avait créé en métallurgie ; et s’il n’avait pas fait des découvertes égales en physiologie, en anatomie et dans les autres sciences naturelles, il avait vulgarisé avec génie les Winslow, les Malpighi, les Morgagny, les Boërhaave, les Swammerdam, les Levenhoek.

Fils d’évêque, riche de son patrimoine, élevé à l’ordre équestre, assesseur au Collège des mines, comblé par le roi et les princes de Suède, il passait sa vie à {p. 275}écrire ses livres dans sa belle maison de Stockholm et à voyager incessamment dans les deux pays qu’il préférait, l’Angleterre et la Hollande, et, à y préparer de magnifiques éditions de ses ouvrages, colossaux de nombre et de poids. De tous les savants de l’Europe, c’était, à coup sûr, le plus calme et le plus heureux. Il n’avait pas même la troublante distraction qui pouvait prendre Newton la vierge au milieu de ses travaux mathématiques et l’arracher à l’abstraction. Swedenborg nous dit qu’il a connu la femme et que dans sa jeunesse il avait eu une maîtresse…

Philosophe et naturaliste avant tout, n’admettant, comme les plus religieux de son temps, qu’une espèce de morale évangélique, Swedenborg (voici où commence l’extraordinaire et l’inconséquent) n’en avait pas moins l’habitude de méditer sur les choses spirituelles. Il le dit. Mais quelles choses spirituelles ? Il ne le dit pas. Relisez le récit célèbre qu’il a fait de la première apparition qui le transforma. Ce fut certainement un peu moins auguste que le coup de tonnerre et la voix dans la nue sur le chemin de Damas : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » mais ce devait être aussi foudroyant.

Un homme lumineux ou un ange (c’était le premier de toutes les séries d’anges qui allaient suivre !) apparut, à Londres, dans la taverne où mangeait d’ordinaire Swedenborg, et lui dit seulement : « Ne mange pas tant ! » Prosaïsme bouffon, qui prouve, du reste, que {p. 276}le naturaliste et le médecin tenaient, en Swedenborg, plus de place que le poète… qui n’y fut jamais !… Le lendemain de ce jour où le glouton troublé mourut en Swedenborg, à la voix de l’ange… des sociétés futures de tempérance, probablement, le savant Suédois apprit de l’homme lumineux, qu’il revit, les desseins de Dieu sur sa personne, et il renonça incontinent à la science qui avait rempli et honoré sa vie.

Il entra tout à coup de plain-pied, — tranquillement, — sans combat, et comme s’il se fût agi de l’évolution la plus simple, dans le monde extraordinaire dont il n’est plus sorti et qui a fait de lui la curiosité et l’énigme de l’Europe. À dater du : « Ne mange pas tant ! » Dieu, dit-il, lui « ouvrit le monde intérieur », et il fut immédiatement Voyant. Il n’eut plus d’accointances qu’avec le monde extra-mondain du ciel ou de l’enfer, et il vécut avec les trépassés et les anges, qui, dans son système, d’ailleurs, sont la nature et la forme humaines.

M. Matter, qui raconte très sérieusement le phénomène et qui l’analyse avec une grande finesse et une grande supériorité, ajoute que jusque-là aucun mortel n’avait été mis dans une condition pareille à celle où se prétendit Swedenborg. « Pour que le Christ — dit M. Matter — pût s’entretenir avec Moïse et Élie, il fallut qu’ils descendissent sur la montagne de la Transfiguration. Swedenborg va dans les cieux s’entretenir avec qui il vent. » Malgré l’impassibilité du critique et de {p. 277}l’historien, la faculté d’itinération de Swedenborg finit par arracher à M. Matter un sourire ; mais il n’en pose pas moins la triple question dont la solution est le but de son livre : — Faut-il rejeter les révélations de Swedenborg comme « une illusion qui fait ombre dans la vie d’un si grand homme et avec une compassion sincère pour une telle infortune d’esprit ? ou bien les prendre comme il nous les donne ? ou en chercher une explication meilleure que toutes celles qui ont été données ? » — ce qui est, en effet, toute la question, redoublée et renaissant de la question même, mais aussi la difficulté !

V §

Eh bien, voilà précisément ce que le livre de M. Matter n’a pas fait. Lui aussi, M. Matter, est un philosophe, et le philosophe n’a pas su conclure dans son livre, où toutes les hypothèses possibles sont discutées mais s’opposent et se neutralisent. M. Matter, — pas plus que Kant lui-même, cette autorité, qui tantôt riait de Swedenborg et qui tantôt n’en riait pas, — pas plus que Voltaire, l’éclat de rire fait homme, qui se tut toute sa vie sur Swedenborg, — pas plus que les Universités de France et d’Espagne, qui n’en parlèrent {p. 278}pas davantage ; — M. Matter, qui n’est pas un Brid’oison, certes ! n’est pas cependant beaucoup plus clair que le bégayant Brid’oison quand il faut prononcer ce terrible mot d’imposteur sur la tête d’un homme qui sembla toujours un homme de bien, ou donner les raisons d’admettre cette hallucination, qui dura, sans s’interrompre une minute, de cinquante-huit à quatre-vingt-cinq ans, dans une tête aussi calme quand elle écrivait la Doctrine de la vie pour la Nouvelle Jérusalem, que quand elle écrivait, dans son livre du Règne animal, les chapitres sur les entrailles et sur les organes pectoraux.

Le livre de M. Matter, que je crois très complet, moins la solution désirée, mais qui, dans tous les cas, est de l’intérêt le plus animé et le plus soutenu, n’est que le dossier de Swedenborg dans le procès qu’on fera peut-être un jour à son embarrassante mémoire, mais, comme dossier, il est excellent. Rien n’y est oublié ou omis : ni de tout ce qui se rapporte à la personne de Swedenborg ou à sa doctrine, — laquelle, ne vous y trompez pas ! n’est que la négation des protestantismes antérieurs auxquels il substitue un protestantisme de sa façon, — ni des milieux où il a vécu aux différentes époques de sa vie, ni des croyants qu’il a faits, ni des incrédules qu’il rencontra.

Sur tous ces points, je crois l’érudition épuisée, mais je demande maintenant le juge suprême, l’homme du dernier mot, qui débarbouillera de sa {p. 279}fausse lumière ou de son ombre cette personnalité éclatante quoique équivoque, et équivoque quoique éclatante, qui fait dans l’histoire l’effet d’une mystification, ou qui, du moins, en donne l’inquiétude.

Mais que ce juge vienne bientôt ou tarde, nous aurons fait ce pas, nous, que quelle que soit la réalité du mysticisme de Swedenborg, ce mysticisme n’est pas, après tout, si magnifique et si grandi Nous qui pensons que l’Église seule s’entend aux questions du surnaturel et doit seule en connaître, nous ne trouvons pas moins dans le surnaturel de Swedenborg quelque chose qui est de notre ressort, — c’est sa valeur poétique, sa valeur d’effet sur les imaginations littéraires. Presque tous les mystiques cachent des poètes, et des poètes d’une certaine grandeur. Rappelez-vous sainte Brigitte et sa conception de l’enfer, sainte Thérèse et sa conception des joies célestes ! Eh bien, Swedenborg n’a rien de cette puissance. J’ai déjà dit ce que je pensais de ses anges. Mais, indépendamment de ses tableaux mesquins de l’autre monde, qui rappellent l’art et la décoration comme les conçoivent les Jésuites, les raisons qui font mouvoir son mysticisme sont, le plus souvent, d’une telle puérilité, qu’on se demande si Dieu accorde de tels dons pour atteindre à de si misérables résultats ! La quittance retrouvée de madame de Marteville, l’entrevue avec la reine Ulrique à Stockholm et avec le prince de Prusse dans l’autre monde, toutes ces merveilles, {p. 280}si elles ne manquent pas d’absurdité, manquent de merveilleux. Visions chétives, pour des raisons chétives ! Swedenborg rase de bien près les esprits frappeurs de notre âge imbécile. Le poète que cache tout mystique, où est-il ici ?… Je ne vois plus qu’un pantin religieux dont les ficelles seraient tirées par des Jocrisses très profanes. Le poète, je pouvais le supposer en Swedenborg, puisqu’il était un mystique, mais le puis-je encore, après les détails infinis que nous donné M. Matter sur le ridicule et l’inutilité de ses apparitions, et la médiocrité de ses soixante voyages dans les astres ? Allez ! je me trompais évidemment quand je parlais du tort que lui avait fait, dans l’esprit des connaisseurs en poésie, la comparaison de ses œuvres avec un livre comme Séraphitus-Séraphita. Le livre de M. Matter l’a frappé d’un coup plus net et plus terrible que le chef-d’œuvre de Balzac ; car, si ce livre l’a épargné comme conscience morale, comme force poétique, il l’a décapité.

M. Th. Ribot.
La Philosophie de Schopenhauer §

I §

{p. 281}Cette Philosophie de Schopenhauer n’est pas — ce que j’aurais voulu — une traduction exacte des ouvrages philosophiques de Schopenhauer tels qu’ils sont sortis de sa plume. Ce n’est qu’une empreinte, une espèce de plâtre de sa philosophie. M. Th. Ribot, qui n’oublie pas de joindre à son nom ses titres universitaires d’agrégé de philosophie et de docteur ès lettres, — ses boutons de nacre de mandarin, — me semble très compétent pour parler de Schopenhauer, et même pour critiquer, en initié, sa philosophie. Je crois très fort qu’on peut se fier à lui. Mais les gens qui reviennent du Schopenhauer sont comme les gens qui reviennent des Grandes-Indes, et qui se mettent à les raconter… {p. 282}Or, comme on disait autrefois, parmi les romantiques, quand les classiques racontaient les choses les plus intéressantes de leurs tragédies, — par exemple, la mort d’Hippolyte ou les empoisonnements, de Locuste : — on aimerait mieux voir.

Et d’autant plus qu’en philosophie, et surtout en philosophie allemande, on s’entend si peu que, souvent, l’interprète le plus fidèle d’une philosophie passe, même aux yeux des adeptes de cette philosophie, pour un déformateur et un calomniateur d’idées. On se rappelle le mot de Hégel mourant : « Je croyais qu’il m’était resté un disciple qui me comprenait, et je n’ai plus que moi ! » C’était encore une fatuité. S’il avait vécu davantage, il aurait perdu cette illusion ; mais il mourut, heureusement pour lui et pour elle. M. Vera s’est dévoué et l’a traduit en français avec un grand talent ; eh bien, il a été accusé par un autre traducteur, — un traducteur russe de ce grand homme, à ce qu’il paraît intraduisible, — de l’avoir singulièrement défiguré et très peu compris.

C’est là, du reste, une particularité de la philosophie, et surtout de la philosophie allemande, de ne jamais être bien comprise que de ceux qui la font. Il n’en est pas de même dans les autres pays. Les étrangers qui ont traduit Descartes n’ont jamais été accusés par les philosophes français de ne l’avoir pas compris, ni, en Angleterre, ceux qui ont traduit Locke non plus. L’Allemagne seule a ce privilège de l’incompréhensibilité. {p. 283}Comme Jupiter, chez les Grecs, elle pourrait s’appeler : Assemble-Nuages, et ses nuages versent une pluie d’ennui… Son plus grand philosophe, Hégel, est obscur à se cogner la tête dans ses œuvres. Son plus grand poète, Goethe, est ennuyeux à faire périr d’étisie les gens obèses. — L’aigle noir de Russie a deux têtes. Le hibou, beaucoup plus noir encore, de la Sagesse allemande, en a deux aussi : l’une pour l’ennui, et l’autre pour l’obscurité.

II §

Revenons au plâtre de M. Ribot.

Schopenhauer est, en Allemagne, le philosophe du moment. Il n’y a jamais que des philosophes du moment, en Allemagne. Les gloires de ces messieurs sont courtes ; marionnettes vitement mises au sac. Schopenhauer vient de donner le dernier coup de pioche à Hégel, qui l’avait donné à Schelling, qui l’avait donné à Fichte, qui l’avait donné à Kant ; car ce sont tous des fossoyeurs, qui s’enterrent les uns les autres. On se demande qui enterrera le dernier. Napoléon le Grand disait qu’il n’y avait qu’un infini, celui de la bêtise. Il se trompait. Il y a de plus celui de l’esprit {p. 284}métaphysique. Fatalité de la tête orgueilleuse de l’homme qui veut percer tous les mystères : la métaphysique est le jeu d’échecs, enchanté ou maudit, où celui qui y joue une fois est condamné à jouer toujours ; car la partie contre les problèmes de l’être et de la vie ne finit jamais ! Jeu terrible, où l’esprit humain se fait lui-même échec et mat. Dans leur inanité laborieuse, les métaphysiciens ressemblent à ces prisonniers chez les Scythes, auxquels on crevait les yeux pour leur faire battre du lait dans les ténèbres. Seulement, pour eux, les métaphysiciens, c’est le vide qu’ils battent, — le vide qui défie leurs pilons ! Schopenhauer fut un de ces puissants pileurs de vide, et il aurait le même sort que les autres, s’il n’avait été qu’un métaphysicien. Mais s’il engouffra la force de son cerveau, fait pour mieux que cela, dans le creux d’un système, il eut, du moins, la mousse des mots et le sel de l’esprit. Il riait des Calibans de la philosophie, comme il les appelait. Il était spirituel, quoique Allemand. Cela n’est pas impossible. On a vu Jean-Paul et Henri Heine, Henri Heine surtout, qui eût peloté avec Voltaire, et qui vaut, à lui seul, toute une génération de gens d’esprit ! M. Ribot, le vulgarisateur de Schopenhauer, prétend qu’il y avait, en cet Allemand, du Français, de l’Anglais et de l’Indou, et il est heureux que, dans cette complexité de natures, ce soit le Français qui ait dominé. En effet, Schopenhauer, comme tous les spirituels, vivra par {p. 285}les détails de son œuvre, les aperçus, les paradoxes mêlés à son système ou qui en sont sortis. Son système, véritable effort d’esclave qui fait de la métaphysique comme le noir fait de la canne à sucre, ira rejoindre les autres systèmes de métaphysique qu’a vus passer le monde, dans ce vaste cimetière d’éléphants où ils gisent tous, oubliés ; mais on en rapportera les choses d’esprit comme des ivoires. Et c’est ainsi que, pour la place de Schopenhauer dans la mémoire des hommes, il lui aura certainement plus servi d’avoir lu Chamfort que d’avoir médité sur Kant.

Car il avait lu Chamfort, ce quart de Français. Il avait bu à ce flacon de liqueur tonique et amère ! Chamfort vivait dans toute la sombre cruauté de sa misanthropie, quand naquit, à Dantzig, en 1788, un autre misanthrope, qui fut nommé Arthur. Drôle de nom, on l’avouera, pour un misanthrope futur et le plus pessimiste des philosophes ! C’était Schopenhauer. Son père, de race patricienne, dit M. Ribot, était un fort commerçant, qui voulait faire de son fils un marchand comme lui, et sa mère, un bas-bleu, sans cœur et sans bon sens comme tous les bas-bleus, qui voulut peut-être qu’il fût un homme de lettres… comme elle ! Mais il échappa à cette double et tiraillante influence. Il était riche. Il voyagea. Il resta plusieurs années en Italie, où, paraît-il, il ne caressa pas que des abstractions… Cependant, malgré une jeunesse qui ressembla plus par les mœurs à celle {p. 286}d’un poète comme Byron qu’à celle d’un philosophe qui devait proclamer un jour la beauté de la continence et la nécessité de l’ascétisme, la métaphysique le tenait. Elle lui avait mis sur l’esprit cette griffe qui pourrait bien être celle du Diable, puisqu’elle ne lâche point ce qu’elle accroche ; perseverare diabolicum. Avant ce voyage d’Italie, Schopenhauer, le quart d’Allemand, avait passé sa thèse de docteur, à Berlin, sur cet adorable sujet pour les besaciers qui ont l’impertinence de se moquer de la Scholastique : De la quadruple racine de la raison suffisante. Puis il était venu à Weimar, selon son devoir d’Allemand, s’imprégner de Goethe, dit M. Ribot, et sous le joug de cet Omniarque des badauds, dont la tyrannie phénoménale est une des choses les plus humiliantes qu’il y ait pour l’esprit humain, il lâcha en écho — à l’instar de Goethe — sa petite Théorie de la vision et des couleurs, un épisode de l’œuvre définitive publiée en 1819 : Le monde comme volonté et comme perception, dont le monde ne voulut ni ne s’aperçut… Ce fut comme s’il n’était pas ! C’est même là ce qui probablement décida son voyage en Italie, d’où il revint pour professer à l’Université de Berlin. Mais les professeurs Hégel et Schleiermacher y tapageaient, et ils le frappèrent de la foudre insolente de leur succès avec une telle violence, qu’il en conçut une horreur qu’il ne perdit jamais pour tout enseignement officiel et tout professeur de philosophie. Comme il n’était pas encore le futur bouddhiste détaché assez de {p. 287}son moi pour ne pas craindre le choléra, il détala comme s’il eût eu les quatre pieds d’un lièvre, quand cette maladie parut à Berlin, et il se retira à Francfort-sur-le-Mein, où il resta vingt-neuf ans, comme Kant à Kœnigsberg, mais moins tranquille. Ermite là, espèce de Timon enragé dans la carapace d’obscurité qui l’écrasait, il publia, en 1836, un nouveau livre, qui tomba à pic dans l’oubli avec la précision des premiers : La volonté dans la nature. — Il n’en démordait pas, de la volonté ! termite acharné, qui creusait toujours dans sa poutre… Un jour, le trou fut fait enfin. En 1839, Schopenhauer sortit de sa poutre percée. La gloire est si bête, que ce fut une Académie — l’Académie de Copenhague — qui commença sa renommée, comme l’Académie de Dijon avait commencé celle de Rousseau. Hégel, alors, penchait, dernier capucin de cartes de la philosophie qui allait tomber sur tous les autres ! Il n’était plus bon qu’à enterrer. Le fossoyeur était prêt. Schopenhauer fit rouler sur le crâne aux chimères de Hégel la dernière pelletée de terre de la réalité, et planta sa métaphysique sur sa tombe. Elle y doit peser…

III §

{p. 288}Je l’ai dit : c’était toujours la même idée, ridée qui avait en lui confisqué toutes les autres et autour de laquelle il devait rouler la création toute entière et tout ce qu’il avait de cerveau. Hégel, qu’il détestait et qu’il méprisait avec furie, cet Hégel qu’il tenait enfin sous les pieds, n’avait pour lui jamais été qu’un bâtard de Kant. C’était lui qui était le fils légitime. L’idéalisme transcendantal de Kant avait créé en Schopenhauer le philosophe. Il l’avait, disait-il, opéré de la cataracte. Mais l’idée du système qui allait succéder aux défunts, et qui doit être arrachée à son tour de cette terre stérile où rien ne vient des semences qu’y jette la métaphysique, n’était prise ni à Kant, ni à Hégel, ni à personne. Elle avait la nouveauté, l’originalité et la simplicité profonde, si elle n’avait pas la vérité. Jusque-là, l’intelligence avait passé la première dans les contemplations et les élucubrations de la philosophie. Schopenhauer renversait cette hiérarchie. Sa grande découverte, sa Thèbes aux cent portes, comme il l’appelle, fut que « tout, dans le monde, se réduit à la volonté ». La séparation de la volonté et de l’intelligence {p. 289}était, selon lui, pour la philosophie, ce qu’avait été pour la chimie la séparation de l’eau en deux éléments. Aussi se nomma-t-il fastueusement le Lavoisier de la philosophie. Seulement, après avoir tout ramené de ce qui est au principe de la volonté, il ajoutait qu’il ne savait pas ce qu’est la volonté en soi, et de cette déclaration il niait carrément la cause efficiente et la cause finale du monde, c’est-à-dire la métaphysique elle-même ; et il n’en était pas moins fier pour cela !

Et, que dis-je ? il l’était davantage. C’est le caractère propre de la métaphysique de triompher des coups qu’elle se porte quand elle retourne contre elle son dard de scorpion. Plus elle se circonscrit, plus elle retranche d’elle-même, plus elle se coupe, plus elle se hache, plus elle se châtre, et plus elle s’enfle ! Quand elle arrivera au rien, — et elle est en marche vers ce noble but, — elle se donnera des airs d’être tout. Schopenhauer niait la métaphysique comme science des choses transmondaines, ainsi que le mot le dit depuis qu’il y a un langage, et il voulait une métaphysique appuyée sur l’expérience, — une métaphysique empirique, qui paraît une affreuse contradiction dans les termes. Sa métaphysique n’était plus alors que de la cosmologie… Par ce côté, il touchait, sans le savoir, au Positivisme, le Monstre moderne qui doit dévorer, dans un temps donné, toutes les métaphysiques, parce qu’il les nie toutes et qu’il est l’Athéisme absolu.

{p. 290}Mais il était, je dois l’avouer, comme personnalité philosophique et même comme structure intellectuelle, un bien autre homme que les maigres inventeurs du Positivisme. Ceux-ci, en se mettant tous bout à bout, n’auraient jamais atteint à la profondeur où. Schopenhauer a atteint, malheureusement, dans ce vide sans fond qui est le fond de la métaphysique. À eux tous, ils n’auraient jamais posé la thèse que Schopenhauer a exposée et discutée. Ils étaient parfaitement incapables de cet effort de respiration prodigieux sous la machine pneumatique de la métaphysique, où les plus forts esprits perdent, à certains moments, connaissance. Jamais ils n’auraient pu, comme Schopenhauer, ramener tout à cette volonté par laquelle, seule, le monde est intelligible, et qu’il retrouve partout identique à elle-même et au même degré dans tous les êtres. Là est la supériorité incontestable de Schopenhauer. Là est l’intérêt de son œuvre. Je n’ai pas l’intention de faire un second plâtre du plâtre de M. Ribot ; ceux qui veulent prendre rigoureusement la mesure du système de Schopenhauer peuvent recourir au commentaire qu’il nous donne sur sa philosophie, commentaire détaillé, technique, germanique et ennuyeux pour qui ne croit pas à la métaphysique et qui ne s’intéresse pas à la manière de jouer de ce jeu sans fin… Mais pour qui cherche dans les méditations de l’esprit la certitude et la sécurité intellectuelles, pour qui croit que la vérité n’a pas été {p. 291}placée par un être ou un ensemble de choses incompréhensiblement moqueur hors de la portée et de la main de l’homme, les différences de force cérébrale attestées par la différence des systèmes importent peu si les résultats sont les mêmes, s’ils viennent se rejoindre dans les mêmes négations et se briser contre l’Χ inconnu, qui, dans toutes les philosophies de l’heure présente, a été mis à la place de Dieu !

IV §

Et telle est l’histoire de Schopenhauer. Comme des philosophies beaucoup moins profondes, beaucoup moins savantes, beaucoup moins travaillées que la sienne, sa philosophie est égalitairement et vulgairement athée. Appuyé sur cette force qu’il appelle volonté, et qui est, selon lui, le principe du monde : « consciente par accident, — dit-il, — inconsciente par essence, s’objectivant un moment dans l’homme, mais immanente et indestructible », et dont il ignore tout, sinon qu’elle est, Schopenhauer a donné de l’Athéisme une traduction et une expression nouvelles. Ce n’est plus l’Athéisme du vieux Matérialisme du xviiie siècle, ce n’est pas non plus celui des récents athées de l’Allemagne. {p. 292}Ce n’est ni celui de Hégel, ni celui de Fichte, mais ce serait peut-être celui de liant, si, du fond de son idéalisme transcendantal, ce captif du moi, comme Descartes, qui s’était enfermé le premier dans cette forteresse sans issue, n’avait pas aperçu la terrible vision d’un monde sans Dieu, et si, pour y échapper, il ne s’était pas jeté par la fenêtre de cette inconséquence que madame de Staël trouvait sublime ! Schopenhauer n’a point de ces épouvantes. Il est explicitement et froidement athée. Il ne veut ni de Dieu, ni des religions, qu’il appelle avec mépris « les métaphysiques du peuple », ni du théisme, enfin, sous quelque forme qu’il se produise. Original seulement par l’idée mère de son système, qu’il creuse et qu’il cisèle avec un art et une patience de prisonnier (ne l’est-il pas de sa métaphysique ?), il devient très souvent commun comme les athées de ce temps-ci, qui ont leur canaille et leurs partageux. Il partage avec eux beaucoup de points de vue et d’idées abjectes parce qu’elles sont populaires, populaires parce qu’elles sont abjectes. Il croit, comme Littré et peut-être même avant Littré, que l’homme vient du singe, et voici ses propres paroles, recueillies par M. Ribot : « Il faut être complètement aveugle, ou entièrement chloroformé par la puanteur judaïque (Schopenhauer déteste les juifs, comme les hommes du théisme qui a précédé le Christianisme sur la terre), pour ne pas voir qu’au fond l’animal est la même chose que nous et qu’il {p. 293}n’en diffère que par accident. » Ailleurs, il se demande ce « que serait l’homme, si la nature, pour faire le dernier pas qui conduit à lui, était partie du chien ou de l’éléphant », — et il se répond sans sourciller (pourquoi sourcillerait-il ?) : — qu’il serait un « chien ou un éléphant intelligent, au lieu d’être un singe intelligent ». Comme la tourbe de tous les athées, comme Goethe, chez lequel il alla valeter, Schopenhauer ne croit qu’à l’immortalité très commode de l’espèce, — ce qui supprime l’immortalité assez gênante de la personne, et, du même coup, la loi morale, qui a pour sanction ce genre d’immortalité.

Il voulut cependant avoir une morale, — une morale indépendante, tout comme les imbéciles de France qui, sans le connaître, ont inventé celle-là. La sienne, qui n’est pas la leur, produit l’effet le plus inattendu à ceux qui savent que cette variété d’athée était, de sentiment et de doctrine, le pessimiste le plus absolu qui ait jamais existé et qui avait inventé cette raison pour que l’homme ne fût pas supérieur au singe : c’est qu’il n’aurait pu résister à l’horreur de la vie… La morale de Schopenhauer, — bien trop philosophe pour ne pas accrocher à la caisse de son système les deux roues d’une esthétique et d’une morale qui devaient le faire mieux rouler, — l’incroyable morale de cet homme qui ne croit pas au devoir : « bon pour des enfants et les peuples dans leur enfance », est, le croira-t-on ? dans la sympathie et dans la pitié. Ici, le {p. 294}quart d’Indou que M. Ribot nous avait annoncé dans ce philosophe composé de quatre morceaux, va apparaître ! Nous allons, comme dit M. Ribot émerveillé, tomber en plein Orient. « Voyons — dit-il, pour expliquer cette apparition, — comment la morale de Schopenhauer se rattache au principe de sa philosophie et comme elle s’en déduit » Et il nous l’explique : « La volonté — continue-t-il — étant, prise en elle-même, un désir aveugle et inconscient de vivre, et s’étant développée dans la nature inorganique, végétale, animale, et arrivant dans l’homme à la conscience claire d’elle-même, il se produit alors un effet merveilleux. L’homme comprend que la réalité est une illusion, la vie une douleur ; que le mieux pour la volonté est de se nier elle-même, car du même coup tombent l’effort et la souffrance qui en est inséparable. Éclairée par la connaissance de ce monde, la volonté cesse son vouloir, ne veut plus vivre, et se libère par le parfait repos. » C’est l’histoire des fakirs aux Indes, qui passent leur vie à se regarder le bout du nez, pendant que les oiseaux font leurs nids et tout ce qu’ils veulent sur leurs têtes immobiles. Pour Schopenhauer, c’est là l’état de la plus haute moralité qu’il y ait sur la terre. Eh bien, c’est de cet état moral supérieur, que n’a jamais connu Schopenhauer qui vivait très bien à l’Hôtel d’Angleterre de Francfort sur-le-Mein, et qui y a même trinqué avec M. Foucher de Careil (un philosophe de France) ; c’est de cet état {p. 295}contemplatif, absorbé, rigide, anéanti, et par conséquent d’indifférence absolue, que Schopenhauer essaye de tirer une incompréhensible sympathie, par un tour de gobelet ou de force que j’appelle, moi, hardiment, une contradiction ! Malgré son respect pour la métaphysique et pour Schopenhauer, M. Ribot trouve cette morale bizarre. M. Ribot est un augure qui ne veut pas rire indécemment de l’augure qu’il a voulu vulgariser, et qui lui paraît un fier homme, car, sans cela, il n’aurait pas pensé à le vulgariser. Mais nous, qui ne sommes point des métaphysiciens par état, à quoi sommes-nous tenus en face de pareilles vésanies échappées à un homme d’esprit qui avait lu Chamfort, qui l’avait quelquefois imité, et que la Métaphysique, — un peu plus abêtissante que l’eau bénite de Pascal, — en lui faisant écrire de pareilles choses, avait, à ce point, abêti ?…

V §

C’est l’homme d’esprit de par-dessous toute cette métaphysique que nous aurions voulu voir par-dessus, et malheureusement M. Ribot ne l’y a pas mis. Les mots même qu’il cite de Schopenhauer compromettent l’esprit qu’il lui accorde. Ce que nous aurions voulu, {p. 296}c’est le chamfortiste sur les femmes, sur l’amour, sur la vie réelle, sur le monde, le moraliste plutôt que le métaphysicien, le Français plutôt que l’Allemand, et surtout l’Allemand livré à ses arabesques métaphysiques, aussi vaines que celles du bâton d’un fou dans les airs ! Contrairement à tout ce que croyait Schopenhauer et probablement à tout ce que croit M. Ribot, agrégé de philosophie et docteur ès lettres, la métaphysique, qui n’aboutit jamais qu’à du matérialisme ou de l’idéalisme athée, ou à un scepticisme pire encore, est une science orgueilleuse dont on démontre le néant par la force de ses philosophes… Ils servent à cela. Certes ! Schopenhauer a fait de la métaphysique aussi bien que personne, et, de son propre aveu, il est arrivé, par les sentiers les plus compliqués, les plus redoublés et les plus difficiles, à l’Inconnu d’une indégageable équation. C’était bien la peine de tant marcher ! Il a cru, comme tous les métaphysiciens, que la métaphysique est une science, et non un exercice… et il s’est trouvé semblable à l’enfant qui fait avec un jeu de dominos des constructions superbes, qui toujours s’écroulent… Il ne reste jamais que des dominos ! Beau résultat, après tant d’études, de méditations, de tâtonnements et d’efforts ! Franchement, le Symbole de Nicée ne se donne pas tant de peine pour être plus utile à l’humanité et plus grand !

M. Caro.
Le Pessimisme au XIXe siècle §

I §

{p. 297}Quand le professeur M. Ribot publia, comme on vient de le voir, une espèce de traduction du système de l’allemand Schopenhauer, non seulement j’ai dit sur ce système les quelques mots de mépris qu’il méritait, mais je crus que ce ne serait là qu’un système de plus à mettre au tas de tous ceux que produit l’Allemagne et qui font l’effet, dans sa littérature, des amoncellements du sable, au désert. En quelques coups de vent, ces amoncellements disparaissent ; en quelques années, ces systèmes… Demandez-vous quelle grande place tiennent, maintenant, dans le respect intellectuel des hommes, tous ces capucins de cartes philosophiques tombés les uns sur les autres : Kant, Fichte, Schelling, Hégel, qui étaient pourtant, comme on dit au whist, {p. 298}les honneurs du jeu. Ils sont à peu près, dans le train actuel de l’esprit humain, comme s’ils n’avaient jamais existé. Quelques curiosités spéciales s’en occupent encore, mais comme on s’occupe d’une mécanique qu’on démonte et qui ne va plus. C’est là tout… Schopenhauer, qui n’est certainement pas de la force dans la chimère de ceux-là que je viens de nommer, devait, selon moi, durer moins qu’eux. Je m’imaginais qu’il fondrait comme un flocon de neige. Eh bien, je me trompais, pour trop bien penser de mon temps ! Le flocon s’est cristallisé. Schopenhauer a sa gloire comme les autres l’ont eue… et il la perdra, comme les autres. Il est à présent une influence ; il peut être une puissance demain. L’Allemagne, chez qui tout est possible dans le désordre du rêve ; l’Allemagne, ce pays de M. de Bismarck, qui ne rêve pas, lui, et qui doit avoir sur Schopenhauer une opinion que je voudrais lui entendre exprimer ; l’Allemagne, et même la Prusse, prennent au sérieux Schopenhauer. Il s’y est implanté et il lui pousse des disciples. Il y en a un qui s’appelle Hartmann, qui a fait un livre comme son maître, d’une insanité semblable et différente. Et, en France, après M. Ribot, le traducteur, M. Caro, le commentateur, nous a introduit à toute une nouvelle philosophie intitulée : Le Pessimisme au xixe siècle, — le pessimisme, qui n’était qu’un sentiment individuel autrefois, et que voilà transformé maintenant en théorie métaphysique !

{p. 299}Assurément, un esprit plus mâle que M. Caro aurait, en trois mots, mis à ses pieds ce qui doit y être foulé. Mais il a mieux aimé écrire tout un livre. Mais M. Caro est philosophe. Mais M. Caro est professeur et croit à la philosophie. Malgré cela, pourtant, M. Caro, qui est une claire intelligence française, répugnant de nature aux obscurités des Lycophron allemands, lesquels ne sont clairs que quand ils sont fous, et répugnant aussi à leurs extravagances, a pu penser que la philosophie était compromise par les systèmes de Schopenhauer et de Hartmann et il s’est inscrit en faux contre eux, pour la sauvegarde et pour l’honneur de la Philosophie. Or, il y avait deux manières de traiter Schopenhauer et Hartmann : ou c’était avec le rire le plus vibrant d’un mépris gai, ou avec la cruauté d’un mépris atroce ; car leurs systèmes valent ces deux mépris, selon le point de vue d’où on les regarde. En eux-mêmes, ils sont risibles, insensés, ridicules. Mais dans les conséquences qu’ils peuvent avoir en ce monde si niaisement scientifique du xixe siècle, ils sont capables d’exercer une influence momentanément tragique, et ils commencent de l’avoir déjà.

Mais M. Caro n’est organisé ni pour l’un, ni pour l’autre de ces deux mépris. Non ! c’est un esprit doux, tempéré et même timoré, comme nous pouvons le voir dans plus d’un endroit de son livre. Il n’a ni la verve brûlante, ni la redoutable force d’expression qu’il faudrait {p. 300}pour faire, détaillée ou sommaire, une terrible exécution de l’Erreur, et pour la laisser sur la place, foudroyée ou déshonorée à jamais ! Fin, lucide, fluide, élégant, d’un spiritualisme resté pur, je le reconnais, au milieu de toutes les souillures d’un matérialisme à peu près maintenant universel, mais sans une idée supérieure dont il se réclame et sur laquelle il s’appuie, M. Caro a certainement le sentiment des monstrueux sophismes et des monstrueux ridicules dont il s’est avisé de nous tracer l’histoire, mais il l’a dans la proportion de son âme et avec le caractère de son esprit. Eh bien, franchement, cela n’est pas suffisant !… Pour toucher à de pareilles énormités, sa plume est évidemment trop légère. Son ironie, quand il se permet d’être ironique, est trop contenue et trop sobre. Lorsque les temps sont arrivés à ce point de produire, avec toutes les prétentions à la science et à la vérité absolue (il faut bien dire le mot, quoiqu’il répugne), de ces gigantesques sottises que M. Caro a prises, pour les analyser, dans ses petites pincettes philosophiques, il ne s’agit plus uniquement d’être un charmant philosophe, adroit, poli et joli comme un cœur…

Car, savez-vous de quoi il retourne aujourd’hui ?… Il ne retourne, ni plus ni moins, que du fakirisme indien comme de la philosophie définitive du monde actuel et du monde de l’avenir, comme du dernier pas de la science sous ce ciel constellé qui a mêlé la lumière de dix-neuf cents ans de Christianisme à la {p. 301}lueur de ses étoiles ! Il ne retourne de rien moins que de l’anéantissement comme de la dernière ressource de la sagesse suprême ; — de l’anéantissement, non pas seulement de l’homme, mais de l’univers ! du suicide en masse du Cosmos tout entier à exécuter tout à l’heure !… Si M. Caro avait dit cela comme je le dis là, naïvement, brutalement, sur la première page de son livre, il n’aurait pas eu la peine de l’écrire… Personne ne serait allé plus loin !

II §

Mais il fallait un livre. Il faut toujours des livres, et c’est toujours un malheur, quand ce ne sont pas des chefs-d’œuvre. Seulement, rendons cette justice à M. Caro, puisqu’il s’agit de la construction qu’on appelle un livre, il n’a pas trop mal fait le sien. Il l’a presque agréablement combiné… Il nous a doré et allégé l’affreuse pilule de son sujet. Il ne l’a pas pris du pied des prodigieuses sornettes de Schopenhauer et de Hartmann, de ces deux immenses bouffons désespérés qui veulent, de désespoir, le suicide de l’homme et de l’univers ! Il a été plein de prudence. Pour être lu, il a caché tout d’abord la face de ces deux sinistres {p. 302}Pierrots philosophiques, — sinistres, mais amusants pour ceux-là qui se paient de tout avec le ridicule dont ils rient, — prévoyant bien que pour nous amener à ces deux gaillards, inouïs d’extravagance, qui sont, au fond, le but de son livre, il était nécessaire de faire un détour, et il a ouvert son crochet jusqu’aux premiers jours de la création. Il a tirebouchonné sa voie depuis Job jusqu’à Homère, depuis Homère jusqu’à Lucrèce, et depuis Lucrèce jusqu’à Leopardi, en passant par tous les Mélancoliques intermédiaires et séculaires qui ont souffert de la vie et qui ont poussé leur cri contre la douleur ! Et je parle du cri littéraire, — car le cri qui ne s’écrit point, c’est le cri de l’humanité tout entière, qui n’a jamais, parce qu’elle souffre, été désespérée de vivre ! Ce pessimisme de quelques esprits qui nous conduit à ce que M. Caro appelle : « Le Pessimisme au xixe siècle », il commence par en faire l’histoire sentimentale avant d’arriver à la théorie scientifique de ces deux Enragés du néant qu’il nous serait impossible d’admettre deux minutes, eux et leurs idées, s’ils étaient seuls, si nous n’étions pas préparés, par cette précaution d’une histoire, à une théorie de métaphysique qui n’en reste pas moins, malgré cette histoire préliminaire, de la plus incompréhensible absurdité !

Cette histoire cependant du Pessimisme au xixe siècle n’est pas très complète. L’auteur y semble pressé, il a hâte d’arriver à ce qui est pour lui la {p. 303}grande affaire : — la philosophie. Il n’y nomme, certes ! pas tous ceux qui, dans le xixe siècle, ont titanisé contre Dieu et maudit l’existence parce que la douleur y tient plus de place que le bien-être et que la joie… Il en cite quelques-uns, et se trompe sur d’autres. Par exemple, il se trompe sur Joseph de Maistre, qui n’a nullement maudit la vie parce qu’il a voulu que l’Expiation rachetât, aux yeux de Dieu, tout un monde en chute ! Superbe idée, que M. Caro, l’auteur de l’Idée de Dieu, aurait dû comprendre, si, en vivant avec les philosophes, son spiritualisme ne s’était pas essuyé des dernières lueurs du Christianisme qui l’éclairait encore… Or, entre tous, il a choisi, parmi ceux qui concentrent et qui résument la haine et le mépris d’une vie réputée inexplicablement douloureuse, le poète Leopardi, auquel il donne l’importance exagérée d’un talent qu’il n’eut jamais, et il le dresse à côté de Schopenhauer et de Hartmann comme étant le poète de l’idée dont ils sont les métaphysiciens. Il les précède comme s’il les annonçait, et qu’il n’y eût plus, après lui, qu’à faire une théorie absolue et élever à la hauteur d’une loi le désespoir impie de l’odieux poète de l’Athéisme et de la Mort.

III §

Et, en effet, il est odieux ! Ce n’est, certes ! pas moi qui partagerai jamais l’admiration facile de M. Caro pour le poète Leopardi. On lui a fait une gloire récente dans ce siècle impie, mais je ne sache rien de plus aveugle, de plus stupide et d’une inspiration plus basse et plus sensuelle, que le désespoir de Leopardi, de ce Thersite contre Dieu même, de ce bossu qui, sans sa bosse, aurait peut-être aimé la vie, et à qui, quand il nie et blasphème, on pourrait dire ce que les renards disaient à celui qui avait perdu sa queue :

Mais tournez-vous, de grâce ! et l’on vous répondra.

Ah ! sachez-le bien, les poètes, avant tout, sont des âmes ! Pope aussi était contrefait, mais, pris dans l’étau de son corset de fer, il n’envoya jamais, du fond de cette torture, d’injure à Dieu et de crachat sur la vie, dont Dieu, qui veut qu’on se soumette à sa Providence, a toujours gardé le secret ! Parmi ces maudisseurs du don de la vie, j’aime encore mieux la femme que M. Caro cite, dans son livre, à côté de {p. 305}Leopardi, cette madame Ackermann, qui, dans ces derniers temps, plus panthère, elle ! qu’il n’était léopard, lui ! avait du moins quelque chose d’ardent dans le ventre et était violemment révoltée contre Dieu ! Mais Leopardi, ce glaçon de vanité souffrante que le soleil de l’Italie ne put jamais fondre, ses blasphèmes et ses vers sont froids comme la lime qui a servi à les limer. Leopardi, ce n’est pas un poète ! C’est un lettré, c’est un savant, si on veut ; c’est un archaïste, c’est un pédant en grec comme Vadius ; mais, certes ! ce n’est pas un poète. Il n’en a jamais eu la flamme ! Il avait ses raisons pour aimer la mort. Et cependant, tel qu’il fut, et non pas tel que l’a surfait M. Caro, il vaut cent fois mieux encore que ces deux Allemands dont il a été, selon M. Caro, le précurseur dans la négation absolue, dans l’inepte mépris de l’existence, dans l’impiété tenace et raisonnée. Il est, dans l’ordre du talent, et presque, si on ose le dire, dans l’ordre de la moralité, très au-dessus de Schopenhauer et de Hartmann, de ces deux Chimères bobynantes dans le vide d’une métaphysique laborieusement et logiquement imbécile, et qui n’ont pas dans la poitrine de quoi se faire pardonner le crime intellectuel de leurs misérables têtes, contre la vie et contre Dieu !

Ah ! eux, n’ont rien d’humain. — Les blessés de la vie qui saignent, qui ont reçu blessures sur blessures ; — les pessimistes sensibles qui s’acharnent contre la {p. 306}vie, dont ils souffrent, comme la bête mord le fer qui la frappe, sont au moins des hommes. Ils peuvent manquer de force, de résignation, de courage, mais après tout, ce sont des hommes toujours ! Mais les pessimistes de la science et de la pensée, qui veulent supprimer le mal absolu, le mal ontologique de la vie, sont je ne sais quels êtres innommables, abstraits, sans principes, sans entrailles, des espèces de boîtes à logique comme il y a des boîtes à musique !… Et ce sont ces boîtes à logique que M. Caro nous a ouvertes dans son livre, faisant là-dedans, très proprement et très consciencieusement, une besogne que, par respect pour le bon sens humain, moi, qui ne suis pas philosophe, je dédaigne de recommencer… M. Caro, qui a charge de philosophie, compte et recompte, comme un horloger les ressorts brouillés ou cassés de ses montres, les inconséquences, les hiatus, les contradictions, les impossibilités de ces deux systèmes, dont l’un est basé sur le tout-un, l’autre sur l’inconscient, mais, tous les deux, sous ce pédantesque et exécrable jargon, pour arriver à la conclusion Indoue, qui est l’anéantissement du monde par des moyens différents. L’un, — celui du grotesque mysogine Schopenhauer, — par la suppression de l’amour, avec ou sans opération ; c’est la philosophie de la chanson fameuse :

          Oui, pour un rien,
          Oui, pour un rien,
Nous laisserions finir le monde,
Si nos femmes le voulaient bien !

{p. 307}Et l’autre, celui de Hartmann, — moins intelligible, qu’il appelle l’inanition, qui n’est pas, comme on pourrait le croire, l’action vulgaire de mourir de faim, — et qui, bien plus expéditif que celui de Schopenhauer, finirait le monde à un moment donné et à la même minute. Serait-ce exquis ?… M. Caro, en sa qualité de philosophe, se garde bien de rire en discutant un tel sujet, mais, français, il ne peut s’empêcher de couper sa gravité de philosophe par de petits sourires que je trouve spirituels. Et quand les systèmes de Schopenhauer et de Hartmann se cassent mutuellement la figure avec les soufflets de la contradiction, « cela rassure la critique », dit-il naïvement, comme s’il n’était pas très sûr de la sienne…

C’est qu’il ne l’est pas. Il est inquiet. Et pourquoi non ?… Il y a de quoi l’être. Et l’inquiétude qu’il éprouve n’est pas seulement pour ses propres raisonnements ou pour la destinée d’un livre qui peut paraître la plus mauvaise des plaisanteries à ceux qui prennent les choses par le côté plaisant, mais c’est une inquiétude plus haute, plus nette et plus fondée… La pudeur du philosophe qui rougit de ces vésanies d’une ignominieuse extravagance, ne l’empêche pas de jeter sur le temps où ces vésanies courent le monde et ambitionnent de le dominer le regard inquiet de l’homme pénétrant que le philosophe ne peut abuser… C’est ici le côté profond de cette Étude sur le Pessimisme au xixe siècle. Il est certain, en effet, que {p. 308}cette philosophie du Pessimisme, sensuelle et athée, qui ne comprend rien à la douleur et qui ne veut ou ne peut plus la supporter, est dans la logique exacte de toutes les philosophies qui l’ont précédée· Il est certain qu’elle est, scientifiquement, la dernière marche de cet escalier infernal qui s’enfonce et disparaît dans les abîmes de la folie et dans le désir forcené de l’anéantissement. Il est, enfin, non moins épouvantablement certain que cette philosophie de lâche est aussi dans la sensation recherchée des peuples abêtis et énervés qui n’ont ni Dieu pour couronnement de leurs civilisations, ni devoir, ni sens moral, ni rien de la substance qui fut une âme, et qu’ils sont dégoûtés jusque de porter le poids de leurs dernières corruptions ! L’affreuse pensée de l’avortement hante les filles perdues… La pensée non moins affreuse de l’anéantissement hante les nations perdues à leur tour !

IV §

Et voilà où nous en sommes, pour l’heure, de l’aveu même de M. Caro ! — Et quoique rien de bien fort n’agite jamais cette nature gracieusement tempérée, on croit voir, serait-ce une illusion ? à certaines places de {p. 309}son livre, un petit frémissement qui n’est pas tout à fait de plaisir… Il y fait du Pessimisme en Europe une assez effrayante statistique. Ce Pessimisme filtre partout. Il est en Russie, où il a produit la secte sanglante des Mutilés, des Skoptzy, et enfanté le Nihilisme, qui est l’anéantissement social en attendant l’anéantissement total du genre humain. Il est en Allemagne, son lieu de naissance et son territoire, où ses livres se multiplient avec la plus dévorante rapidité. Il est en Prusse. « En attendant — dit M. Caro — cette Apocalypse de la fin du monde et en vue de la préparer, on dit qu’à Berlin, — à Berlin même, — il existe une sorte de société schopenhaueriste qui travaille activement à la propagande de ses idées et qui se reconnaît à certains rites, à certaines formules, quelque chose comme une franc-maçonnerie vouée par des serments et des pratiques secrètes à la destruction de l’amour, de ses illusions et de SES ŒUVRES. On assure que la secte publie des brochures mystérieuses, pleines d’informations et d’instructions du plus haut intérêt au point de vue de la pathologie morale, mais de l’effet le plus bizarre sur les lecteurs qui ne sont pas initiés. L’apostolat, évidemment dévié (non !) de quelques prosélytes, va jusqu’au degré de folie devant lequel la plume et la pensée s’arrêtent… Quand la théorie d’une chasteté de ce genre, toute négative (je retiens le mot), se produit dans les esprits et dans les cœurs qui ne sont {p. 310}pas chastes, en vue de desseins chimériques comme la destruction du monde, elle aboutit dans la pratique à un système de compensations qui ne sont autre chose que des dérèglements sans nom… » Enfin, en France, le voilà qui perce, le Pessimisme, dans les idées ! « Il s’y développe — dit encore M. Caro — par la discussion (alors, pourquoi discute-t-il ?), et il s’y propage, par une contagion subtile, dans un certain nombre d’esprits qu’elle trouble ; c’est une sorte de maladie, mais de maladie privilégiée, concentrée jusqu’à ce jour dans les sphères de la haute culture intellectuelle… » Que de tortillements pour nous dire que c’est M. Renan, ce grand M. Renan pour M. Caro, qui, en France, est attaqué de cette démence, et qu’il a ajouté — ridiculus mus — dans ses Dialogues philosophiques la carie des idées de Schopenhauer à sa propre carie naturelle ! Eh bien, je sais gré à M. Caro de m’avoir indiqué ce symptôme du Pessimisme en France, car pareille chose a dû lui coûter. Seulement, — ajoute-t-il avec une tendre espérance, — il espère bien que M. Renan guérira…

Je n’en suis pas si certain que lui. Mais qu’importe ! Finissons. Je ne veux pas aller plus loin. J’ai plus signalé que discuté le livre de M. Caro : littérairement, M. Caro y montre ce talent qui est le sien et qui arrondit les angles de tout. Mais pourquoi peser sur ce détail ? La question d’ici est plus haute que la littérature. Ce qui importe, ce n’est pas la discussion qu’on {p. 311}peut faire du livre de M. Caro. C’est l’avertissement qu’il nous donne… Nous sommes avertis ! J’ai dit que je voudrais savoir ce que M. de Bismarck, cette fière intelligence casquée, comme aurait parlé saint Jérôme, pense de Schopenhauer et de sa métaphysique ? Je me demande encore ce qu’aurait dit Napoléon, qui n’aimait pas les philosophes, s’il avait vécu du temps de ces nouveaux après lesquels on peut espérer qu’on n’en reverra plus, et si M. l’académicien Caro les lui avait présentés ?…

Lacordaire.
Conférences de Notre-Dame de Paris §

{p. 313}Voici deux volumes qui ont fait, je ne dirai pas seulement leur bruit, mais leur bien dans le monde, et auxquels on ne saurait trop revenir. Les Conférences qui les composent, et qui contiennent dix années d’enseignement du haut de la chaire sacrée, ont été bien des fois signalées et exaltées dans les journaux ; car, en France, quelle que soit l’opinion religieuse qu’on professe, on résiste peu à l’éloquence. Ces machines nerveuses — comme Napoléon disait des Français — aiment les orateurs comme elles aiment le son des trompettes, et, comme des machines et surtout quand elles sont nerveuses, elles aiment les orateurs indépendamment des idées qui tombent de leurs lèvres ou qui s’y allument. Il faut bien le dire : l’art pour l’art, ce déplorable et faux système (l’art ne devant jamais être que le glorieux serviteur de la vérité), {p. 314}trouve une application trop fréquente dans notre pays quand il s’agit de l’éloquence,

Par une faiblesse commune aux plus mâles esprits, tous ou presque tous nous allons nous asseoir, avec l’espérance d’une grande sensation ou d’une puissante ivresse, devant l’homme qui ne représente souvent pour nous que l’erreur ou que le sophisme, et nous écoutons comme un bois mélodieux et sonore une créature vivante qui abuse artistement de la parole, au lieu de l’écouter comme un pur instrument de la Vérité qui devrait faire palpiter dans nos cœurs l’amour que nous avons pour elle. Triste chose, au fond, que cette fureur de la parole pour elle-même, que cette espèce de sensualisme intellectuel, qu’un tel asservissement à cette Sirène ! C’est le propre des peuples qui tombent, de l’éprouver. Prenez-les tous, et voyez si, dans l’histoire, un seul manqua jamais à cette loi organique de l’homme ! Quand on ne sait plus agir, on se met à parler et on adore la parole. Le P. Lacordaire, en sa qualité, non de prêtre, non de missionnaire de vérité, mais d’orateur et d’artiste, a donc rencontré, et parmi les moins chrétiens d’entre nous des émotions et des admirations sincères. Mais est-ce assez pour la gloire austère du religieux et du prêtre que cette admiration sensible et cette sympathie de passage ?

Et d’autant, je le dis avec tristesse, que, cette admiration et cette sympathie, le talent ne les a pas faites {p. 315}seul. Un sentiment moins noble, moins désintéressé que ces spontanéités enflammées de nos ânes se produisant à la voix d’un grand orateur, a, sinon créé, au moins agrandi le succès du P. Lacordaire, et lui a donné une popularité que je suis presque tenté de regretter. Toute popularité est mondaine. Oui ! qu’on me permette de le dire avec le respect que l’on doit au prêtre : les idées du monde moderne ont passé souvent à travers son esprit, digne de la vérité, et que la théologie — la théologie comme l’entendait saint Thomas d’Aquin — a sauvé et au besoin sauverait encore. Qui de nous ne se souvient douloureusement du jour où le P. Lacordaire parla devant le catafalque d’O’Connell ?… Les idées d’un siècle épris de liberté jusqu’à la folie avaient été respirées par l’âme trop généreusement ouverte de l’éloquent dominicain, et elles étaient montées comme une vapeur à son intelligence.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! voilà surtout ce dont le siècle s’est montré touché et reconnaissant. Ce Narcisse d’égoïsme lâche s’applaudissait lui-même en retrouvant dans des doctrines plus hautes que lui les traits épars de son image ! Ainsi, par l’homme politique encore plus que par l’orateur, le P. Lacordaire a saisi la faveur publique. Il ne sera question ici ni de l’un, ni de l’autre. Je considérerai le P. Lacordaire par des côtés moins sympathiques à la foule, mais plus profonds. Le prêtre, le docteur, c’est là ce qui {p. 316}m’importe et ce qui m’attire. Qu’est le reste, en comparaison ? Un homme plus puissant sur les sentiments généraux de son temps que le P. Lacordaire, un homme de son ordre, ce Savonarole qui, en secouant son crucifix au-dessus de sa tête, secouait les passions de Florence comme une torche qu’on veut allumer, a laissé à la postérité distraite un volume de sermons politiques dont la lettre est à peu près morte, et un volume de sermons, purement catholiques, qui vivront toujours, comme le cœur de l’homme et la doctrine de vérité qui s’applique à ce cœur immortel : Immortale jecur ! Eh bien, qu’un tel fait ne soit pas perdu et me soit une raison pour reprendre en sous-œuvre la parole sans alliage du prédicateur, la parole froidie, corrigée, écrite, hors les lèvres qui l’animèrent, hors le corps qui parle au corps, dit Buffon, en parlant de l’éloquence, et pour rechercher ce que cette parole réduite à elle seule, avec la force muette de son verbe, contient d’essentiel, de grand et de vrai.

D’ailleurs, ce travail, qui a un autre but que d’expliquer les procédés de l’art oratoire et d’en mettre les beautés en lumière, sera la preuve d’un fait qu’il faut incessamment rappeler aux peuples affolés de l’art de bien dire, comme le sont les peuples vieux et impuissants ; c’est que l’éloquence véritable, celle que les âges n’éteignent point en passant sur elle, exprime toujours, je ne dis pas seulement une conviction… {p. 317}qu’est-ce que la conviction d’un homme ?… mais une vérité dans la conviction. L’illusion des heures ou des années, la palpitation d’une âme passionnée qui s’est inventé un langage, tout cela meurt, et même ne met pas longtemps à mourir. Voyez ! en effet, excepté Démosthène, vrai comme l’amour de la patrie et l’intérêt bien entendu de son État, que reste-il d’un peuple qui passait pour le plus éloquent de tous les peuples ? Les fragments qui nous sont venus des fameux rhéteurs grecs sont illisibles. Ils ressemblent aux flûtes, maintenant brisées, dont on dit qu’ils aimaient à accompagner leurs discours, et le silence pèse sur tous ces débris d’un poids égal.

Il en sera de même, n’en doutons pas ! de toutes les œuvres que la vérité ne soutient pas de sa pure et forte substance. Même les grandes passions d’une époque n’éterniseront point ce qu’on appelle quelques jours de l’éloquence, et ne feront pas comprendre que c’en était. Ainsi, déjà, pour qui sait juger, l’éloquence de Mirabeau n’est plus qu’un grand éclat de lave figée et vide, qui se creusa en bouillonnant, mais le large ruissellement de son passage, qu’on suit encore avec étonnement sur la poussière contemporaine, finira bientôt par s’effacer. J’oserai le dire : Mirabeau sera, un jour, réduit à peu de chose, quand on se mettra résolument en face de ses œuvres oratoires et qu’on n’aura plus la vue offusquée et la tête {p. 318}courbée par les événements de son siècle. La vérité donc, la vérité ! telle est la vie qu’il faut couler dans ce beau moule de l’art oratoire, si l’on ne veut pas qu’à la longue il se brise comme un plâtre creux. Or, comme la vérité religieuse est la plus grande de toutes, la plus achevée, la plus complète, il se trouve que les orateurs religieux sont le plus longtemps des orateurs, que leur voix ne meurt pas, comme les autres voix, le long des siècles, parce qu’ils sont éminemment quelque chose de plus que des orateurs »

Ce quelque chose de plus, c’est ce que je signalerai dans les œuvres oratoires du père Lacordaire ; c’est ce qu’on rencontre toujours, dans tous les orateurs chrétiens, depuis la fondation du Christianisme jusqu’à nos jours. La prédication catholique, ce vaste enseignement qui a changé la face du monde, qui l’a conquis et qui l’a gardé, n’est-ce pas une gesticulation plus ou moins entraînante, un cri de la foi poussé jusqu’aux nuées, un raisonnement dans le dogme qui emporte les opiniâtres les plus rebelles, et refait, avec une parole, ce coup de foudre du chemin de Damas qu’on appelle une conversion ? C’est cela aussi, sans doute, mais c’est encore davantage ! indépendamment de ce que l’âme et la foi du prédicateur versent dans sa parole de chaleur, de mouvement et de vie, il y a toujours au fond de toute prédication chrétienne deux sciences immenses et formidables : la science {p. 319}de Dieu et la science de l’homme, la théologie et la morale. Dans tout prêtre qui enseigne, il y a, dans la mesure de son humanité pensante, le moraliste et le théologien : le théologien fait par la méditation et la contemplation des grands problèmes de cette double vie de l’âme et du corps qui nous cernent de toutes parts et qui nous étreignent ; et le moraliste fait par la confession, cette institution qui décuple la valeur d’un homme en ouvrant les cœurs à ses pieds et en l’y faisant regarder ! Qu’on se demande ce que les hommes qui ont pensé le plus fortement sur le cœur auraient dit et ajouté à leurs observations, s’ils avaient eu à leur convenance l’institution qui permet au plus simple des prêtres d’essuyer perpétuellement, de sa main consacrée, la sanie honteuse des plaies secrètes ?… Toute prédication catholique — à quelque âge du monde qu’elle ait eu ou doive avoir lieu — a donc été ou sera marquée de ces deux imposants caractères : une connaissance plus intime de Dieu ; une connaissance plus intime de l’homme. Et ils n’ont jamais défailli, depuis saint Paul jusqu’à saint Bernard, depuis saint Bernard jusqu’à Bourdaloue et Bridaine, et depuis Bridaine jusqu’à Lacordaire ! Aussi, par cela seul que l’enseignement des prêtres implique une connaissance plus intime de l’homme, j’ai toujours pensé qu’un travail d’ensemble sur la prédication catholique ferait jaillir d’admirables lueurs sur les {p. 320}diverses époques de l’Histoire, et en éclairerait jusqu’aux entrailles.

Or, ces deux caractères universels à la prédication catholique, le père Lacordaire les posséda, pour son compte, au plus haut degré. Comme tous les hommes d’un talent marqué, qui obéissent toujours plus ou moins à une vocation intellectuelle, il les tenait d’une organisation spéciale, mais il les devait aussi aux fonctions de ce merveilleux sacerdoce qui crée réellement des facultés dans l’esprit des hommes, à la confusion de la métaphysique étonnée. Partout dans ses Conférences de Notre-Dame de Paris, à côté du metteur en œuvre, de l’orateur, de l’artiste, et les dominant, apparaissent le théologien et le moraliste, l’un avec son autorité et l’autre avec sa profondeur. Voilà, selon moi, ce qui fait de ces Conférences un enseignement scriptural aussi grand, aussi stable, aussi ferme, qu’il a été d’abord vibrant, ému, passionné, pathétique, quand il n’était qu’un enseignement oral tombant d’une bouche éloquente. La flamme du regard, la pâleur ascétique de la tête pensive, le geste éblouissant, la voix, — la voix, cette séduction infinie ! — tout cela a disparu. Le moine a croisé ses bras sur sa poitrine muette, et il a descendu les degrés de sa chaire pour remonter ceux de l’autel. Mais où fût-il allé ensuite, peu importe ! Il pouvait s’enfoncer dans le sanctuaire, dans la solitude, dans l’absence, dans la vie lointaine, dans la tombe… {p. 321}Il a passé. Il peut ne repasser jamais. Car voilà l’orateur : une figure qui passe ! Mais, du moins, il aura laissé derrière lui un monument de son passage. Après le discours éteint, fumant, évaporé, le livre, qui condense la vie de la parole et qui la force à reparaître et à rester là pour qu’on la juge ; le livre, qui affronte la pensée solitaire, glacée, difficile ! Comme le prédicateur dirait lui-même, avec ces images prises à la Bible dont il s’est abreuvé : le discours, c’est la citerne tarie, mais le livre, c’est le puits d’eau de source où la doctrine et la science doivent être éternellement puisées par ceux que tourmentent de si nobles soifs ! Les Conférences de Notre-Dame de Paris sont un magnifique traité de dogme et de morale dressé contre la philosophie du xixe siècle, et répondant à ses erreurs. C’est une vaste polémique engagée et soutenue du haut de la chaire, mais qui n’en est ni moins forte, ni moins victorieuse parce qu’elle en est descendue, parce que nous la retrouverons toujours à portée de notre main quand, lassés, nous voudrons nous appuyer, pour reprendre haleine, contre le mur de l’orthodoxie, et revoir de là la défaite de l’ennemi vaincu… Modèles d’apologie et de discussion, elles furent prononcées pour rappeler aux pieds de notre Dieu abandonné les générations actuelles, et elles ont fait leur moisson sans doute, mais le confessionnal le sait seul et ne parle pas, ce tombeau de la pénitence ! Seulement, comme ces Conférences de Frayssinous, {p. 322}qui eurent leur quart d’heure de conquête au commencement du siècle, grâce à cette magie de diction qui paraît incroyable du moment qu’on ne l’entend plus, elles auront une meilleure et plus féconde destinée. Elles resteront comme une des illustrations de la littérature catholique au xixe siècle, et, si j’osais employer un mot qui rendit juste ma pensée, comme une occasion perpétuelle de conversion pour les âmes qui n’ont pas la foi.

Du reste, il est aisé de prendre la mesure, en quelques traits, du monument (je ne retirerai pas le mot) qu’a élevé le Père Lacordaire à la gloire et au triomphe de la vérité chrétienne. Parti de la notion même de l’Église, de sa nécessité, de sa constitution, de son autorité, de rétablissement sur terre de son chef, de sa puissance coercitive, il a comparé la réalité à l’idéal ; et, devant le type décrit et complet d’une Église enseignante, il examine l’Église telle qu’elle est dans le monde, il en interroge la doctrine générale et ses sources. Puis, pénétrant plus avant, il arrive aux effets de la doctrine catholique sur l’esprit, sur l’âme et sur la société, ce qui implique toute une philosophie, toute une morale, toute une politique ; et alors, se repliant devant toutes ces choses, développées et dévoilées avec un détail qui n’omet rien, il se demande ce qu’a dû être le fondateur d’une religion qui a pris ainsi dans ses bras la création toute entière, et la vie de N.-S. Jésus-Christ devient pour lui comme {p. 323}le portique et le degré qui conduit à la partie vraiment supérieure des Conférences, c’est-à-dire encore au gouvernement de Dieu. Pour qui voit l’enchaînement des questions qui doivent logiquement emplir ce cintre immense, il est facile de reconnaître que l’esprit qui l’a projeté a, en conception première, une vigueur intellectuelle dont on n’a pas assez tenu compte, attiré et captivé qu’on était par le style et l’inspiration de l’orateur. Souvent, en effet, l’ornementation de l’édifice empêche les esprits qui ne savent pas regarder de haut ou de niveau, de rendre justice à la grandeur des lignes et à la hardiesse des profils. C’est ce qui est arrivé souvent au P. Lacordaire. J’ai entendu nier la carrure de sa tête, la force doctorale qui est en lui, parce que cette force ne se montre pas assez nue, assez décharnée, assez seule pour qu’on la voie : aux yeux des esprits superficiels ou raccourcis, l’indigence d’une faculté étant le meilleur repoussoir d’une autre. Je ne partage pas cette opinion. Le P. Lacordaire est, selon moi, un esprit d’une grande étendue et d’une longue portée dans la conception et la déduction des idées. Nourri de la moelle du lion théologique saint Thomas d’Aquin, il a appliqué aux besoins du siècle présent la doctrine de ce génie incomparable. Cela seul ferait de ses Conférences un livre bien plus important qu’une œuvre oratoire. Mais j’ai dit qu’il n’y a pas que le théologien au fond du prédicateur catholique, et en particulier {p. 324}dans le P. Lacordaire, et c’est ici que je touche au plus pur et au plus profond d’un talent admirable, au meilleur des dons que Dieu a faits à son noble serviteur.

Il est des gens qui n’entendent point ce mot de moraliste, qui exprime pourtant de si grandes choses. Est un moraliste, pour ces gens-là, le premier venu qui écrit un catéchisme de morale, comme saint Lambert ou comme Franklin. Est un moraliste encore quelque pauvre déiste, d’honnête volonté, qui tire comme il peut un traité de conduite de la notion de Dieu, établie tant bien que mal dans sa judiciaire de philosophe. Il n’en est rien cependant. Des grammairiens de morale, des économistes de conscience, des écrivains de civilités puériles et honnêtes, ne sont point des moralistes. Le moraliste, dans la vraie acception de ce mot, est tout simplement l’homme qui sait la nature humaine, qui la connaît à fond, qui l’a sentie en lui, qui l’a étudiée dans les autres. C’est l’homme qui a mis la main sur les artères de l’humanité, et qui a compté goutte par goutte ce qu’il y passe de sang orageux ou de sang corrompu. Quand il a un certain génie, cet homme-là s’appelle Shakespeare ou Molière ; quand il en a un certain autre, La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues ; mais, quand il est prêtre et qu’il a quelque intelligence, il en sait plus sur la nature humaine que les hommes d’un génie supérieur au sien. Par exemple, les Mystiques chrétiens sont les {p. 325}plus grands moralistes qui aient exprimé du cœur tout ce qu’il contient d’eaux amères et qui l’aient le mieux transpercé du glaive ardent de leurs regards. Sans être un mystique, le P. Lacordaire, dont l’intelligence et la foi touchent parfois à la mysticité, est un de ces moralistes grandis par le prêtre. La vie lui a dit tous ses secrets les plus enivrants et les plus douloureux. Il ne la connaît pas seulement parce qu’il l’a regardée de cette cellule de moine qui est le meilleur observatoire d’où l’on puisse étudier le monde, mais il la connaît parce qu’il l’a traversée, parce qu’il l’a vécue comme les plus égarés d’entre nous. Semblable à cet autre grand moraliste chrétien, le saint auteur des Confessions, Dieu ne l’a pas appelé à lui tout d’abord, et ces premières années d’une jeunesse dépensée dans les misères voluptueuses du monde, ont tourné au profit de l’âme convertie et lui ont donné une science terrible, la science de ces passions qui nous ravissent à Dieu, quand nous ne nous ravissons pas à elles. L’expérience, — ce fruit tardif, le seul fruit qui mûrisse sans devenir doux, — l’expérience a ajouté son enseignement aux facultés sagaces et translucides que la contemplation et la chasteté religieuse développent et fécondent, et cette double éducation de la pensée a communiqué à la voix et à la parole du P. Lacordaire un caractère irrésistible et tout-puissant. Qu’on se rappelle ses deux fameuses conférences sur la Chasteté ! Je ne crois pas que la chaire {p. 326}catholique, à aucune époque de son retentissement, ait entendu des paroles plus étrangement profondes et plus hardies sur la passion et le sens dépravé de l’homme. Je ne crois pas que pareil accent ait jamais ébranlé une voûte d’église. La pureté d’âme du prédicateur préserve son langage, mais son langage a tout entr’ouvert. Comme le Dieu dont il est le ministre, il a sondé les cœurs et les reins. Quand ce moine blanc à la face exsangue, aux lèvres pâles, mettait, en nous parlant des passions, sa main sous le froc qui couvrait sa poitrine domptée et calme et qu’il l’en retirait tout à coup, on croyait voir le sang de sa jeunesse découler de cette main appuyée un instant sur son cœur, et il semblait nous dire : « Je vous connais, mes frères ! je connais vos maux par les miens. » Massillon, qui avait lu dans son âme ses deux beaux et touchants sermons sur la Madeleine, a quelquefois de ces traits sur les passions qui étonnent la paix du sanctuaire. Mais le P. Lacordaire a dépassé Massillon des cent ans de civilisation qui ont, depuis l’auteur du Petit nombre des élus, roulé sur nous et corrompu l’âme humaine.

Et, je le répète, tel est le secret de l’empire durable du P. Lacordaire sur ceux qui l’ont entendu et qui le liront. Il en a eu un autre, qui passera comme les idées politiques par lesquelles on pourrait l’expliquer, mais l’empire qu’il tient de sa connaissance du cœur de l’homme ne passera point ; il restera son vrai {p. 327}mérite et sa vraie gloire. Le P. Lacordaire est un grand moraliste. C’est un blessé et un enseigné du monde. Parce qu’il le connaît, il le domine. Si tous les prêtres étaient des saints, ils n’auraient, certes ! pas besoin de ce martyre enduré ou de cet esclavage brisé du monde, qui ont laissé dans le P. Lacordaire une science et des traces qui le rendent plus éloquent et plus pénétrant. La simplicité du saint vaut mieux que la sagacité du génie. Être saint, c’est être plus que tout ; c’est un déclassement sublime de l’humanité. Mais, dans l’ordre des vertus moins héroïques, il faut en convenir, l’enseignement cruel du monde donne aux prêtres une sûreté et une profondeur de regard que l’âme ne peut plus éviter. « Le repentir est plus beau que l’innocence », disait Bossuet. Cela serait-il vrai dans l’ordre de l’intelligence, comme dans l’ordre purement moral ?… Sans souhaiter aux futurs lévites des dangers toujours trop redoutables, ne serait-il pas à désirer, cependant, qu’avant de monter à cette chaire d’où ils auront à enseigner et à fouler les passions sous une croix, ils eussent connu ce monde qu’ils doivent vaincre, pour le convaincre mieux ? Des esprits plus sévères que justes ont, je ne l’ignore pas, reproché au révérend père Lacordaire ce qui m’a toujours semblé la meilleure raison de son influence sur les esprits, je veux dire cette hardiesse de langage qui soit quand il s’agit d’idées philosophiques, soit quand il s’agit des passions, n’hésite jamais ni sur le mot, ni {p. 328}sur la pensée, et parle volontiers des choses du monde, et de manière à ce que ce monde, dans l’insolence de son dédain, ne renvoie pas le dominicain à son couvent comme un pauvre religieux fort estimable sans doute, mais qui ne sait rien de la vie ! Dans un siècle comme celui-ci, il n’y avait pas d’autre moyen de se faire écouter, surtout de cette jeunesse qui s’imagine savoir quelque chose, qu’en montrant que, la théologie à part, un prêtre en savait plus long qu’elle. C’est ce que le P. Lacordaire a compris. Dieu lui a donné une organisation d’élite, un mélange de force et de tendresse, une expression poétique et spirituelle en même temps… Mais j’ai dit que je ne parlerais pas de l’orateur. Ce dont je le féliciterai comme d’un succès utile à la cause de l’Église, c’est d’avoir élargi la chaire chrétienne de sorte que les accents qui en viennent porteront plus loin. Innovation, du reste, qui n’en était presque pas une ! car les grands sermonnaires ont tous, dans une certaine mesure, été obligés d’entrer dans les préoccupations et le langage de leur temps. Autrement, comment les eût-on écoutés ? Il faut prendre l’homme par quelque endroit de son esprit ou de son cœur, pour l’arracher à la terre et l’élever vers Dieu.

MM. Delondre et Caro.
Feuchtersleben et ses critiques. — L’Hygiène de l’âme §

I §

{p. 329}Il y a peut-être en ce moment plus de vingt éditions en Allemagne de ce livre de Feuchtersleben ; car il a bien fallu le temps de le traduire, et M. le docteur Schlesinger-Rahier l’a traduit sur la vingtième édition… Il a même plaqué ce glorieux numéro — vingt ! — sur la couverture de son livre, comme un conscrit, quand il est pris, plaque le sien sur son chapeau. Seulement, le docteur n’est pas un conscrit, et il n’y a de pris que le lecteur !

Je n’ai pas sous les yeux le texte allemand de cette traduction, qui est probablement très fidèle. Un médecin qui parle hygiène n’est pas excessivement {p. 330}compliqué. Ce n’est pas aussi difficile à traduire qu’un poète. D’ailleurs, quand on s’appelle Schlesinger, on doit savoir l’allemand. Et pourtant, malgré tous ces motifs de sécurité, je ne trouve pas le caractère germanique à ce livre de l’Hygiène de l’âme, à ce petit traité, gros comme rien et clair comme un verre d’eau, dont le succès, en France, ne m’étonnerait pas, — car, en France, on aime tant la clarté, qu’on aime même celle des verres vides ! — mais ce succès m’étonne en Allemagne, où, d’ordinaire, on préfère à tous les genres de livres les livres lourds. Nulle idéale lourdeur ne pourrait y avoir, en effet, un succès plus grand que cette mince chose transparente, à travers laquelle on voit si bien… ce qui n’y est pas, et qui nous donnerait presque à croire que les Allemands, à force de sauter par les fenêtres pour se faire vifs, ont enfin réussi à devenir légers.

Et pourquoi pas, du reste ?… Le progrès ne doit-il pas, un jour, amener une mutation de génie entre tous les peuples, et les noyer, ces génies différents, dans une fusion universelle ?… Est-ce que cela aurait déjà commencé ?… Feuchtersleben, au nom teutonique, comme son ami Grillparzer, qui révoltait jusqu’au gosier saxon de lord Byron ; Feuchtersleben fut un Allemand de la vieille roche. Il était baron du Saint-Empire tout autant que M. de Thunder-ten-Tronck. Il fut élevé à l’école de Marie-Thérèse, où l’on ne s’amusait pas, allez ! et où l’on faisait des héros {p. 331}contre l’ennui allemand, — celui qu’on respire et celui qu’on inspire, — puis il voulut être médecin, par vocation. La liqueur de Van Swieten l’empêchait de dormir. Eh bien, un pareil homme, qui fut un hégelien, parbleu ! comme tout Allemand se doit de l’être, au lieu de nous donner un livre savant, paradoxal et obscur auquel nous avions le droit de nous attendre, l’œuf d’autruche que tout Allemand est obligé de pondre à sa majorité pour peu qu’il soit passablement organisé, s’est contenté d’un œuf de linotte, c’est-à-dire d’un petit traité dans le format des petits livres de Flourens ! Par une espèce de trahison à sa nationalité, il a voulu être pratique. Il a poussé l’utopie (mais par là il est vrai qu’il se retrouvait Allemand) jusqu’à vouloir être le Franklin d’un Bonhomme Richard médical, et, quoiqu’il n’eût pas la brouette de Franklin, son livre n’en a pas fait moins rondement le tour de l’Allemagne, pour, après l’avoir fait, nous arriver en France, où tous les niais à surprise, ravis de voir un Allemand si peu Allemand, et tous les petits Voltaires du truism, vont lui préparer le plus bel accueil. En France, vous trouvez, pour peu que vous soyez étranger, aussi facilement des critiques que des commissionnaires pour porter vos paquets. Il y en a sur toutes les places ! Cela n’a pas manqué à Feuchtersleben. À peine traduit, M. Adrien Delondre et M. Caro se sont faits sur-le-champ les cariatides entrelacées {p. 332}du livre du médecin de Vienne, et nous l’ont apporté sur leurs deux têtes, ce livre léger, qui, du moins, ne les écrasera pas… heureusement pour la littérature !

II §

Quant à moi, je dis brutalement, quitte à le prouver tout à l’heure : Je n’ai jamais vu de livre plus vide et qui méritât moins les empressements d’une critique sérieuse et sincère. La raison du succès de Feuchtersleben en Allemagne, je ne m’en occupe pas et je n’ai point à m’en occuper. Il y en a peut-être une qui tient à la langue, — à ce que la langue a de plus intime et de plus subtil, de plus impénétrable aux étrangers, de plus intraduisible dans une langue étrangère… Je veux le croire, pour l’honneur de Feuchtersleben. Mais en France, où nous sommes juges d’idées, si nous ne sommes pas juges d’expression, nous avons véritablement le droit de nous demander, après avoir lu le livre qu’on vient de traduire, quel motif peuvent avoir des critiques français pour se mettre en dépense d’articles et faire une renommée à cette chosette ?… Pour mon compte, je n’en parlerais pas, je n’aurais jamais songé à en parler, s’il n’était pas {p. 333}d’obligation, pour toute critique qui se sent, de réagir contre les importances ridicules faites à des livres qui, véritablement, n’en ont pas.

Or, le moyen de réagir le plus simple et le plus puissant qu’il y ait dans sa simplicité, c’est de demander à ceux qui, dans des articles développés, dans des articles de grande cérémonie, nous ont ressassé la cinquantaine d’anecdotes, à peu près, plus ou moins connues ou suspectes, dont Feuchtersleben a illustré son petit almanach de morale et d’hygiène, quel intérêt ils avaient à agir ainsi, si ce n’est l’intérêt d’un article à faire avec des anecdotes qui ne leur ont pas coûté un sou, puisque l’histoire des faits appartient à tout le monde, comme les lettres de l’alphabet ; si ce n’est, enfin, la ressource d’une copie trouvée dans un livre, commode quand l’imprimeur est là et que l’esprit n’y est pas,., ou, si vous voulez, n’y est plus ?

Et, en effet, prenez la critique de M. Adrien Delondre et prenez aussi celle de M. Caro, et cherchez si, avec l’éloge, — l’éloge de la reconnaissance probablement, — il y a autre chose sous la plume bréhaigne de ces messieurs que les faits déjà cités par le docteur, et s’ils ne sont pas aussi les traducteurs de la traduction de M. Schlesinger-Rahier ?… Pour M. Adrien Delondre, c’est d’une évidence qui saisit d’autant plus que son Étude (comme on dit) a été mise à la tête du livre par les éditeurs très intelligents, — ce qui, par parenthèse, fait un double emploi assez inattendu, et {p. 334}c’est même la seule chose assez inattendue qu’il y ait dans cette petite publication de lieux communs qu’on nous donne là pour un ouvrage original, neuf et pensé avec énergie. Il est vrai qu’à tout cela M. Adrien Delondre ajoute ses sympathies, qui doivent être de grande considération et d’imposance pour le public. « Je me hâte de dire — écrit-il avec majesté — que le livre de M. de Feuchtersleben a toutes mes sympathies. » Quant à M. Caro, qui ne fait point préface, qui se hâte moins dans l’expression de ses sympathies, et qui même se permet une pointe de critique contre l’idéalisme crépusculaire du docteur allemand, l’usage des anecdotes qu’il lui emprunte est moins frappant et visible que celui de M. Delondre, mais pourtant il n’a rien de crépusculaire, comme l’idéalisme qu’il reproche à ce chien et loup de Feuchtersleben !

Du reste, à part les anecdotes, nécessaires et si bien venues quand on n’a pas d’idées, M. Caro a, lui, pour vanter le livre de Feuchtersleben, des raisons que n’a pas M. Adrien Delondre, par exemple. M. Caro est très poli, et, cariatide qui gratte l’autre, parle d’une clarté et d’une justesse auxquelles M. Delondre l’a depuis longtemps accoutumé (formule neuve). — Mais, moi, je ne confondrai pas cependant ces deux messieurs ! M. Delondre a le charme et le bénéfice de l’obscurité. Il peut dire ce qu’il veut. Qu’importe ! Il peut trouver ce pauvre Feuchtersleben une tête énergiquement pensante et son Hygiène de l’âme un Novum organum… en {p. 335}raccourci. Qui s’en soucie ? — Et même lui ; car quel passé a-t-il à ménager ou à exposer en disant tout cela ? Tandis que M. Caro a l’inconvénient d’être quelque chose et d’avoir un passé quelconque. C’est un chrétien que M. Caro, du moins d’éducation et de tendance première. Je me rappelle toujours avec plaisir son Saint Martin.

Ce n’était pas de l’héroïsme. Décemment, l’auteur n’eût pas pu le signer du nom de « Polyeucte ». Mais, s’il ne brisait pas d’idoles, du moins il n’en consacrait pas. Or, depuis ce crépuscule (aussi !), depuis ce premier moment, qui n’était pas une aurore puisqu’elle n’a été suivie d’aucun jour, ç’a été toujours la même chose pour M. Caro. Il a continué d’unir à un christianisme trop silencieux, une philosophie trop peu sonore. Eh bien, on conçoit, n’est-il pas vrai ? qu’avec une conduite si prudente et si modérée, M. Caro, le professeur de philosophie, ne puisse se risquer à faire l’éloge de toutes les grandes philosophies qui s’en viennent scandaleusement d’au-delà du Rhin, et profite de l’occasion, quand elle lui est offerte, de louer les petites, qui ne sauraient le compromettre, et seulement pour rappeler qu’il est de l’état. Or, encore, telle est la babiole philosophique du professeur, docteur et baron de Feuchtersleben, — c’est un petit bijou spiritualiste, aussi bénin et innocent, à ce qu’il semble, que les bagues contre la migraine ; mais, en regardant bien, il l’est moins.

{p. 336}Vous pouvez présenter aux yeux qu’offenserait une philosophie trop vive toutes les facettes ternes de ce bijou très faux et cependant en faire jouer aux yeux dont vous êtes plus sûr l’étincelle hégelienne qui y est cachée, car cette étincelle, si petite qu’elle soit, elle y est !

III §

Oui ! elle y est, mais il faut la faire jaillir ; il faut savoir la dégager des innocences qui l’entourent [et l’éteignent : « Persuadez-vous que votre santé est bonne — dit l’auteur de l’Hygiène de l’âme, qui a l’air de se moquer de vous, mais qui ne s’en moque point ; — persuadez-vous que votre santé est bonne, et elle pourra le devenir. » Voilà l’innocence. Mais il ajoute : « C’est que la nature n’est qu’un écho de l’esprit, que l’idée est la mère du fait, et qu’elle façonne graduellement et nécessairement le monde à son image. » Et voilà l’étincelle, l’étincelle de l’hégelianisme le plus pur ! C’est sur ce principe que « l’idée est la mère du fait », que le baron de Feuchtersleben aurait bâti son système, s’il avait su bâtir ; car ce principe, que l’Allemagne a depuis vingt ans appliqué aux sciences, aux religions, à l’art, à l’histoire, l’avait {p. 337}pénétré, et il aurait pu l’appliquer à son ordre de connaissances et d’études, à la condition de posséder la vigueur de déduction que doivent avoir tous les grands esprits secondaires qui viennent après les inventeurs.

Certainement, cela n’eût pas été plus vrai que toutes les autres applications de l’hégelianisme dont la fausseté déborde autour de nous, mais cela eût été curieux, et, d’ailleurs, cela eût fait contre cette philosophie, qui est la possession intellectuelle de notre temps, une de ces fières preuves par l’absurde qui jettent bas une doctrine dans le mépris. Malheureusement, le petit baron de Feuchtersleben, si cher, pour le moment, aux professeurs de philosophie discrète, était, de fait, un esprit trop débile, malgré ses hygiènes et ses médications, pour lever la grande mécanique du système de Hégel et s’en servir avec ses petites mains de pygmée. C’était un pauvre souffreteux de naissance, mort, à quarante-huit ans, plus vieux que Fontenelle, qui en avait cent, mais qui s’était tout doucettement trempé dans un égoïsme meilleur que le Styx pour rendre un homme invulnérable.

Il ne ressemblait ni à Fontenelle, ni à ce Cornaro dont Flourens nous a raconté un jour la moqueuse histoire. Eux étaient des matérialistes positifs, qui attaquaient en eux la bête par les cornes, tandis que le baron de Feuchtersleben est le plus pur spiritualiste qui ait jamais existé, peut-être, dans le pays où {p. 338}l’on voyage dans le bleu ! M. le docteur de Feuchtersleben, c’est le Platon du spiritualisme multiplié par Jocrisse, mais par Jocrisse qui aurait passé de France en Allemagne, qui y aurait pris des lettres de naturalité, puis y aurait gagné des lettres de noblesse, et y serait enfin devenu M. le baron de Feuchtersleben. Ce médecin, de par le spiritualisme, ne tue pas le corps au profit de l’âme, ce que font très bien les ascètes et les grands mortifiés religieux, mais il guérit le corps par la vertu médicinale de l’âme et l’empêche de mourir, — quoiqu’il soit très bien mort, lui, à la fleur de son âge, ou en plein fruit, si vous aimez mieux, et très inconséquemment aux préceptes du catéchisme de santé dont il vient de doter l’Allemagne ! Ces préceptes, je vous les dirai, et il les a fidèlement suivis, le pauvre homme ! Il avait basé toute son hygiène sur « le pouvoir qu’a l’homme d’établir l’équilibre dans son âme », chose aussi difficile à établir en nous qu’une santé éternelle ; et il s’équilibra. Trouvant, comme médecin, le mot d’Hyppel d’une vérité pleine de justesse : « L’imagination est le poumon de l’âme », il avait développé sa poitrine morale et ne craignait plus les courants d’air ! Il avait — avec un observateur très profond, dit-il, — remarqué que la musique « avait pour but la santé », — ce dont ne se doutait guères Beethoven, et il se régala de musique. Il avait aussi remarqué que l’Apollon du Belvédère est salutaire à la santé de celui qui le contemple, {p. 339}et il avait beaucoup regardé l’Apollon. Il avait découvert que l’indécision est un spasme… Oui ! que le vers charmant de l’Irrésolu :

J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Célimène,

est un spasme ! Et il n’avait jamais été indécis, pas même d’écrire cela ! Il avait vu que Kant, d’abord d’une santé détestable, s’était radicalement guéri de tous ses maux : pleurésies, toux et gravelle, « par la grandeur de ses pensées », et il avait poussé les siennes aussi loin qu’elles pouvaient aller. « L’homme ayant toujours — nous dit-il — une disposition quelconque », ce qu’il n’est pas très téméraire d’affirmer, et la culture de cette disposition étant un remède assuré contre les maladies à naître, il avait cultivé les siennes, qui étaient celles d’un grand médecin, comme vous voyez.

Enfin, ayant parfaitement observé encore que le regret était la cause la plus active des maladies de poitrine, il avait supprimé de ses sentiments le regret. Et ce n’est pas tout ! Pour combattre l’hypocondrie, une maladie qui fut toujours la tête de Méduse pour sa perruque de médecin, il n’y avait qu’à méditer « l’idée de Dieu et ses lois éternelles », et il les avait méditées, et s’il eût pu devenir brahmane, il n’eût plus eu même une colique ; car on sait que jamais les brahmanes ne meurent du choléra-morbus ! Toujours il se garda de {p. 340}l’apathie, qu’il appelle cependant divine ; et peut-être est-ce pour cela qu’il faut s’en garder ?

Le juste, le vrai, le bon, voilà la santé du corps ! s’écrie-t-il, comme s’il criait du cresson. Littéralement, tels sont les préceptes de ce traité de l’Hygiène de l’âme, qui n’est, de la première ligne jusqu’à la dernière, qu’un cercle vicieux, ou vertueux plutôt ; car ce fut, ma foi ! un honnête homme, que ce pauvre docteur, un de ceux-là dont les servantes disent : « Il était trop bête pour que le bon Dieu eût le courage de le damner ! » quoiqu’il ne fût pas La Fontaine !

IV §

C’est le cercle, en effet, la tautologie, le paralogisme, la bêtise redondante, — car il faut bien dire les gros mots, puisqu’on a osé prononcer les grands, — ce sont enfin tous les sophismes badauds qui font le fond de ce petit livre, auquel une critique trop hospitalière veut faire les honneurs de chez nous. Il fallait laisser aux petits garçons d’Allemagne ce bâton de sucre d’orge intellectuel, puisqu’ils le trouvent bon, ou ces pilules de mie de pain morales, qui, du moins, ne leur feront pas de mal, comme on dit, si elles ne leur font pas de bien !

{p. 341}Un traité d’hygiène morale, la guérison du corps par l’âme humaine, — rien que cela !… On y avait déjà pensé. Ambition non médiocre, mais abandonnée, depuis longtemps abandonnée. Les stoïciens, qui n’étaient pas des médecins, eux ! l’ont eue. Seulement, ils s’obduraient le corps, ils ne se le guérissaient pas. Jamais l’obduration n’était complète, et, quand ils échouaient, ils se tuaient très bien.

Depuis eux, il est venu un médecin à facultés puissantes, qui a posé vigoureusement que la volonté, c’était la vie. Mais il y a perdu son latin, car il écrivait en latin. Et nous, qui sourions aujourd’hui de Stahl et de son système, nous ne ririons pas du baron de Feuchtersleben et de son almanach de sornettes, bon à vendre à la foire de Francfort ?

Une fois cependant, dans son traité de l’Hygiène de l’âme, cet excellent Feuchtersleben a oublié qu’il était philosophe et que l’épi rebelle de l’hégelianisme passe par-dessous sa perruque, et il a invoqué, le brave homme ! la religion comme un remède « contre la mauvaise humeur ». Or, puisqu’il se servait pour une fois de la religion, pourquoi ne s’en servait-il pas pour toutes ? Il aurait vu alors que même la religion ne guérit que nos vices, et qu’elle nous donne souvent des maladies sublimes, — les maladies de nos vertus !

Sans doute, la modération dans les désirs, quand on a le moyen de se modérer, la résignation qui souffre la vie pour moins souffrir de la vie, le calme de l’intelligence {p. 342}qui comprend la nécessité, sont des conditions de santé jusqu’à un certain point, ce qui ne veut absolument rien dire puisque ces conditions sont sans solidité, éternellement menacées par l’imprévu, et peuvent être renversées… par le premier vent-coulis, qui plante un point de côté à Goethe ou à Kant, par exemple, et les emporte, malgré la défense ou le remède de « leurs grandes pensées » !

Il n’y a donc pas de panacée dans le livre du docteur Feuchtersleben ; il n’y a qu’une vieille thèse prise et reprise, l’action bienfaisante de la pensée sur la santé, — à laquelle on en peut opposer une autre, tout aussi vieille et tout aussi soutenue : l’action malfaisante de la pensée.

Celle-là, un diable d’homme, plus agréable à lire que le baron Feuchtersleben, le médecin de MM. Caro et Delondre, l’a rajeunie, et c’est Henri Heine… Henri Heine a prétendu, ma foi ! que tous les gens d’esprit étaient malades et devaient l’être, en raison même de leur esprit, et il a fait, dans ce style charmant qu’il a, même en français, ronfler ce paradoxe comme le plus vibrant et le plus étincelant tambour de basque, sous le pouce de sa fantaisie !

Il est vrai que Henri Heine se soucie peu de la précision scientifique, tandis que le baron de Feuchtersleben, qui s’en préoccupe, nous donne une idée de la sienne en écrivant sur Salvandy cette bonne phrase, par laquelle je veux finir : « Ce fut l’homme le plus {p. 343}moral des temps modernes. » Certes ! ce fut un galant homme que Salvandy, et il avait même, dit-on, une petite pente à augmenter son personnage ; mais « l’homme le plus moral des temps modernes ?? » Il reviendrait au monde, que lui-même ne le croirait pas.

L’abbé Monnin.
Le Curé d’Ars §

I §

{p. 345}Dans le grand silence littéraire qui se fait parmi nous depuis quelque temps, voici un livre qui devrait éclater ! C’est bien mieux, d’ailleurs, qu’une œuvre de littérature. C’est de l’histoire, et de l’histoire sacrée ; car c’est la vie d’un saint, — d’un saint qui vivait hier encore, — écrite par un homme qui l’a assisté en ses travaux apostoliques, et racontée avec un détail infini. Chaque volume de l’abbé Monnin (et il y en a deux in-8º) a plus de sept cents pages. C’est un peu long, diront peut-être les délicats lecteurs de romans qui durent un an, dans les journaux… Certes ! l’abbé Monnin me paraît doué d’assez de goût, de possession de soi, d’amour de la simplicité et de la couleur par-dessus le marché, pour avoir, s’il l’avait voulu, imité les vieux maîtres, et pour nous entretenir de son {p. 346}saint à la manière des anciens hagiographes.

Il eût, tout aussi bien qu’un autre, enluminé son petit vitrail dans cette grande verrière catholique, éblouissante et naïve, que l’on appelle la Vie des Saints. S’il ne l’a point fait et si l’art y perd, l’art concentré, fini, qui taille son diamant et l’enchâsse solidement pour qu’il reste où il brille le mieux, c’est qu’il avait ses raisons sans doute, — des raisons plus hautes que l’intérêt d’un ouvrage et même d’un chef-d’œuvre !

Ce n’est pas, effectivement, au xixe siècle, qu’on peut se contenter d’un chef-d’œuvre de narration sincère quand il s’agit d’un saint, c’est-à-dire d’un de ces phénomènes auxquels on ne doit croire qu’à la dernière extrémité. Les questions que suscite la sainteté, qui est presque une monstruosité aux yeux des philosophes, doivent emporter l’écrivain qui pressent qu’on va les objecter à son récit, et c’est ce qui est arrivé à l’historien trop abondant du curé d’Ars. Il ne pouvait pas être uniquement le pur imagier des temps convaincus, et il a écrit son histoire comme on écrit l’histoire en nos époques de critique et de décadence, où la grandeur religieuse devient de plus en plus incompréhensible. S’il avait écrit pour le peuple, c’eût été différent ; mais à quoi bon ? Le peuple ne discute pas les saints, lui ! Le peuple connaissait déjà le grand homme du ciel que la terre venait de perdre, avant qu’aucun journal en eût charrié la gloire jusqu’à lui. {p. 347}Plus forte que nos engins modernes de publicité, cette gloire lui était venue à travers la chaîne électrique de tant de cœurs ! Mais les éclairés, les lettrés, l’ignoraient. Ils ont bien d’autres affaires vraiment que de s’occuper des pauvres curés qui, de vertus humbles en vertus humbles, deviennent des saints ; et c’est pour cela que l’abbé Monnin a dédié spécialement à ceux-là, qui ne connaissaient pas le curé d’Ars, l’histoire qui le leur apprendra. Les lettrés sont faits pour la longueur et le détail des livres. Est-ce qu’ils se sont jamais plaints, par exemple, de la longueur et du détail, même bête, de la biographie du docteur Johnson, ce lourd pédant anglais attaqué d’éléphantiasis, cet insupportable méchant homme, et quoiqu’elle ait été écrite par cet imbécile de Boswell ? N’ont-ils pas dit, tout au contraire, comme Macaulay, en se pourléchant : « Que n’y en a-t-il encore ? »

Eh bien, ils souffriront peut-être qu’on s’occupe, sans s’économiser la besogne, d’un être angélique et même charmant à la manière des hommes, et même spirituel, dans le sens littéraire, comme les lettrés le sont rarement, après l’avoir été dans le sens divin comme ils ne le sont jamais ! Ils souffriront peut-être que, pour une fois, on venge les amis de Dieu, qu’on croit généralement par trop simples, des brillants amis du Démon et du monde, qu’on croit véritablement par trop forts !

Tel a été le but dominant de l’abbé Monnin, en {p. 348}écrivant, pour la première fois, la vie prodigieuse de cet homme inouï qui a perdu son nom dans le titre de sa fonction, et qui, dans l’avenir comme dans le ciel, ne s’appellera plus que le Curé d’Ars.

II §

Avant de s’appeler de ce titre immortel qui a dévoré son autre nom, le Curé d’Ars se nommait Vianney, — Jean-Baptiste-Marie Vianney. C’était, comme saint Vincent de Paul, auquel il ne ressemblait pas, quoiqu’il fût aussi grand que lui et plus étonnant pour ceux-là qui recherchent l’extraordinaire, c’était un fils de paysan, pâtre dès l’enfance, un esprit sans lettres, mais chez lequel, comme vous le verrez tout à l’heure, la Sainteté, qui peut tout, alluma le génie ! Pauvre de corps, non d’esprit, mais surtout très pauvre d’études, on avait failli lui refuser la prêtrise à cause de son ignorance, et puis on avait cédé à son amour de Dieu et on lui avait donné, de confiance, cette petite cure dans un petit coin de terre, dont il a fait quelque chose de si resplendissant que, de tous les points de la terre, on est venu pour en contempler la splendeur !

Le Curé d’Ars ne fut point un saint de Thébaïde. Il {p. 349}n’était pas un de ces Siméon Stylites, passés marbre sur leur colonne, avec lesquels la Philosophie puisse se donner les airs des explications indiennes et qu’elle traite sans façon de fakirs. Sa colonne, à lui, était à ras de terre ; c’était sa paroisse. Il n’en sortit jamais. Il y resta humble curé toute sa vie. Mais, comme le Saint, quel qu’il soit, implique toujours miracle, le pauvre petit curé de village renversa tout aussi bien les lois physiques que l’ardent et le rigide Contemplateur à la colonne ; car, pendant toute sa vie, sans s’interrompre jamais que pour l’instruction et la prière, il confessa des multitudes vingt heures sur vingt-quatre, et cela durant quarante ans !

Et dire ceci d’un bloc n’est pas assez pour le faire comprendre. Le Curé d’Ars, qui, dans la hiérarchie des Saints, fait partie de cette cohorte des Confesseurs que les hommes glorifieront, quand ils ne les invoqueront plus, en des litanies éternelles, fut, avant tout et par-dessus tout, un confesseur. C’était sa manière spéciale d’être saint, sa vocation dans la sainteté même. Dieu lui avait donné le génie de la conduite des âmes, à ce pâtre qui n’avait chez son père à conduire qu’un vieux âne et trois maigres brebis. De bonne heure, ce génie l’emporta sur celui de la Contemplation et de la Prière, qu’il avait aussi, et en fit le Siméon Stylite du confessionnal, qu’il ne quitta, pendant toute sa longue vie, que pour dire sa messe, faire le catéchisme, et coucher une heure sur une planche.

{p. 350}Aussi, ce qu’on n’avait jamais vu nulle part peut-être dans toute la Catholicité, sévit dans cette chétive paroisse d’Ars. La cloche y sonnait à minuit et l’église s’y ouvrait à cette heure où l’on dort partout, et le confesseur infatigable, ce veilleur des âmes, entrait à l’église, où des foules l’attendaient déjà sous le porche ; car il avait donné le goût et presque la faim de la confession, ce grand Confesseur ! il avait fait trouver doux enfin ce pain si amer à la bouche de l’homme. Et il commençait ainsi sa journée, sa moisson de cœurs repentants, bien avant l’aurore î Et ces foules qui venaient à lui, sans qu’il eût besoin d’aller à elles, se sont tellement renouvelées, pendant toute sa vie, qu’en prenant la moyenne de ses confessions on a trouvé plus d’un million d’âmes converties puisqu’il les avait confessées.

Pour nous, catholiques, au tribunal du souverain juge le Curé d’Ars aura donc un million d’âmes qui diront à Dieu : « C’est par lui que nous sommes venus à vous, Seigneur ! » Mais si, comme le croient les philosophes, nos plus saintes croyances n’étaient que des chimères, avec son million de cœurs consolés pendant qu’ils battaient, et morts autour du sien qui n’aurait pas un grain de poussière de plus qu’eux, le Curé d’Ars serait-il moins grand ?…

III §

Oui ! j’ai dit : convertis ou consolés, ces cœurs… Je l’ai dit sans aucune défiance. Je n’en aurais pas pour garants les promesses divines et les expériences de la vie, déposant toutes de l’efficacité de l’aveu pour ce cœur de l’homme qui étouffe toujours, que je n’en douterais plus après avoir lu les toutes-puissantes choses que je trouve dans le livre de l’abbé Monnin, et qui me consacreraient le Curé d’Ars comme un génie, si je n’avais pas bien plus que du génie pour l’expliquer ! L’abbé Monnin n’a jamais entendu, ni personne que ceux auxquels le Curé d’Ars s’adressait dans ce tête-à-tête sublime de la confession entre le prêtre et son pénitent, les paroles irrésistibles qui ont dû lui tomber des lèvres, à cet Inspiré de la conscience, mais il l’a entendu souvent dans ses instructions et ses catéchismes, et ce qu’il s’en rappelle et en cite est d’une beauté de langage qui défie les plus beaux langages de la terre. Je n’hésite pas à l’affirmer : nul poète, nul orateur, nul écrivain n’est plus magnifique et plus poignant que cet ignorant, incorrect et familier curé de campagne, qui a dans la conscience, cette conscience {p. 352}qui appartient à tous, les mêmes choses qui ne sont que dans le génie, lequel n’appartient, lui, qu’à quelques-uns !

Écrasante leçon, pour le dire en passant, donnée à ceux qui aiment le beau ! La conscience, même à ce point de vue de la beauté, est aussi puissante que le génie, et, comme elle appartient à tous, il ne s’agit que d’y descendre pour en rapporter des choses qui équivalent à du génie et rétablissent l’égalité entre les hommes par la vertu… C’est là ce qui faisait du pauvre curé d’Ars (il faut bien le dire !) l’égal, pour le moins, de Bossuet, de Fénelon, de sainte Thérèse, et lui donnait sans cesse cet air de prophète qui ne vient aux plus grands génies qu’à force de regarder Dieu. Malheureusement, étreint dans cet étau d’un seul chapitre, nous ne pouvons donner comme il faudrait une juste idée de cette merveilleuse expression que Dieu ne cessa jamais de mettre sur les lèvres de son serviteur. Mais l’abbé Monnin, qui écrit pour les lettrés et ne leur marchande pas les longueurs de son histoire, n’a pas manqué de donner des exemples foudroyants de cette expression surnaturelle, et il les a donnés avec une profusion qui étonne, quand on songe que ces inspirations, qui forment des pages si nombreuses dans son livre (de la page 413 à la page 485 du second volume), ont été saisies à la volée, et quand on se demande quelle dut être leur beauté première pour avoir résisté si bien à la pâle dictée du souvenir !

{p. 353}Mais, après tout, pour nous, qu’importe ? Pour nous, chez cet adorable Curé d’Ars, le verbe, le verbe le plus puissant, c’était tout lui-même. Ce n’était pas tel mot qui a résonné fort, tel accent qui a vibré profond, telle éjaculation si bouillonnante et si sublime qu’elle fait flamboyer la page inerte qui s’efforce de la répéter ; non pas ! C’était toute sa personne, toute son action, tous les points de sa vie à la fois. Le verbe s’était fait chair, chez ce disciple de Jésus-Christ, comme il s’était fait chair en son divin Maître, qu’il ne pensa jamais qu’à imiter, — imitation, préhension, possession plutôt, par l’amour ! Le Curé d’Ars a réalisé Jésus-Christ dans son âme autant qu’un homme peut réaliser son Dieu, et l’on dirait presque qu’il fut la dernière incarnation de Jésus-Christ sur la terre, si un si grand mot ne faisait pas peur à la Foi !

En effet, il n’y a que cela qui explique sa vie ; il n’y a que la notion de Notre Seigneur Jésus-Christ telle que nous la portons dans nos âmes, qui puisse expliquer cette espèce de règne (car c’en fut un) d’un prêtre caché au bout du monde, dans sa pauvre petite Bethléem de quelques feux et de quelques âmes, et que les foules, à défaut de mages, sont de partout venues visiter ! Je l’ai dit déjà, et le livre de l’abbé Monnin a montré, parmi tous ces miracles accomplis par le Curé d’Ars et qui ne durèrent que le temps de les accomplir, le miracle permanent, éclatant, impossible à contester, celui-là ! de ces multitudes d’âmes en peine {p. 354}qui affluaient vers le saint prêtre, pour lui demander la consolation et la paix. Eh bien, pendant de longues années, ce mouvement fut presque européen, et il alla redoublant toujours !

À Lyon, on avait établi pour Ars un service spécial de voitures. Sur la Saône, les paquebots se multiplièrent. Ce fut enfin, au xixe siècle, — à trois pas de Ferney et de Genève, — un de ces spectacles que l’univers avait désappris depuis le Moyen Âge ; car on avait bien vu, depuis le Moyen Âge, des saints dont se détournait le monde, mais on n’avait pas vu de saints vers qui le monde eût gravité ! On aurait pensé, dit superbement à cette occasion l’abbé Monnin, à qui l’admiration crée très souvent un style ; on aurait pensé que cet homme, qui entraînait tout dans sa sphère d’attraction avec une si intense harmonie, « avait un système comme les astres ». L’astre, en effet, c’était la croix ! Fascination de Jésus-Christ, charme de Jésus-Christ, tel fut le secret de la force du Curé d’Ars, dans un temps où la philosophie se vante assez haut d’avoir enterré Jésus-Christ de manière à ce qu’il ne puisse pas, une seconde fois, ressusciter. Et de fait, ce qui distingue surtout l’action du Curé d’Ars sur son temps, c’est qu’elle est toute et uniquement surnaturelle, sans que rien d’humain s’y joigne pour la justifier.

Saint Vincent de Paul est un saint aussi, et certainement l’un des plus grands Saints des temps modernes {p. 355}et peut-être de tous les temps, mais l’action humaine se mêle en lui à l’action divine. Il va, il vient il se remue, il se précipite dans toutes les voies où le Bien apparaît dans son empêchement ou son incertitude. Il a l’impétuosité de la vertu héroïque. Ce paysan à la figure de faune, qui avait peut-être la racine de tous les vices contraires à ses vertus, a gardé son terrible tempérament dans l’accomplissement des plus purs dévouements et des plus touchants sacrifices. Voyez-le agir ! c’est un tourbillon de bonnes œuvres. Il fonde des congrégations, ouvre des missions pour la France et pour l’étranger, bâtit des hôpitaux et des refuges pour toutes les douleurs et pour tous les abandons, ramasse les enfants dans son manteau, qu’il use à force d’en porter dans ses plis.

Quand Vincent de Paul ne serait pas un Saint, on le concevrait encore comme un grand homme de bien, un organisateur, un Napoléon de la bienfaisance. Tandis que le Curé d’Ars, s’il n’est pas un Saint, n’est plus rien. Ôtez-lui Jésus-Christ du cœur, voilà que, moralement, il expire ! Lui, le doux prêtre, ne remue pas violemment le monde ; il ne le bouleversera pas, comme saint Vincent, pour le régénérer. Il se contente, vieillard placide, d’aller de son presbytère à son église, et, là, de s’asseoir dans l’encoignure d’une chapelle, sur une planche de bois noir, puis d’attendre… Et, tout à coup, des milliers d’êtres humains viennent s’agenouiller devant l’escabeau de ce prêtre, pour s’en relever {p. 356}fortifiés et y envoyer, à leur tour, ceux qui n’y sont pas venus encore !…

Certes ! un tel spectacle vaut une histoire et doit tenter un historien. Il est assez rare pour intéresser, non seulement le chrétien, mais le philosophe. Selon moi, la vie du Curé d’Ars est une véritable originalité dans l’ordre hagiographique, et j’en connais peu qui fassent plus penser. Ce qui m’étonne dans cette vie d’hier, qui probablement sera une légende demain, ce n’est pas ce qui se trouve dans la vie des autres Saints de tous les âges et qui leur est commun à tous : les vertus, les grandeurs, les miracles, les communications directes avec Dieu, les adorations des foules prosternées ; mais c’est ce qui est particulier au Saint que fut le Curé d’Ars. Ce qui étonne, c’est qu’à l’époque où nous sommes parvenus, et où la confession est si haïe, s’il y a un saint qui s’élève et qui se fasse adorer et glorifier des hommes, ce soit précisément un confesseur !

Le Curé d’Ars fut ce confesseur, qui devait peut-être raccommoder la confession avec les hommes et réhabiliter cette grande Institution aux yeux égarés des pécheurs. Malgré deux ou trois efforts qu’il fît un jour pour s’ôter de la place où Dieu l’avait mis aux regards du monde comme un pont du ciel qu’il lui avait jeté, malgré la tentation qui le prit de la pénitence au désert, du silence ardent des Chartreuses et de la contemplation rigide et extatique en Dieu des grands {p. 357}Solitaires, Dieu ne permit point au serviteur qu’il s’était choisi d’être autre chose qu’un grand confesseur, et je dirai plus : le confesseur au dix-neuvième siècle. Son évêque lui ordonna de ne jamais quitter sa paroisse, sous quelque prétexte que ce fût. En cela, il devait ressembler davantage à ce saint Siméon Stylite auquel je l’ai, comparé, qui finit par se faire lier sur sa colonne pour n’être jamais tenté d’en descendre.

IV §

Tel il m’apparaît dans le livre de l’abbé Monnin et tel il fut peut-être dans les desseins de Dieu, ce Curé d’Ars qui n’est pas seulement au ciel un Saint de plus, mais qui devait être sur la terre le type le plus accompli du grand confesseur, peut-être pour refaire aimer la confession à l’orgueil, devenu muet, des hommes ! En lisant la vie qu’on nous donne de cet infatigable confesseur au xixe siècle, qui passa cinquante ans la main levée dans le geste d’absoudre, peut-on dire qu’il n’a pas glorieusement rempli sa mission et douter qu’il ait réussi ? Dieu lui avait octroyé, d’ailleurs, pour qu’il réussît, un don d’expression dont nous pouvons juger encore dans le livre de {p. 358}l’abbé Monnin, et le don plus précieux des larmes : car c’est le Saint des larmes, que le Curé d’Ars !

Jamais on ne pleura comme lui sur les péchés des hommes, et Dieu seul, qui peut compter les pleurs, a pu compter les siens. Touchant et idéal côté de cette physionomie, qui n’eut pas que des pleurs, pourtant, mais qui eut aussi le sourire, pour, avec ces deux forces, rapporter à Dieu tous les cœurs !

Sans ce don des pleurs de l’amour, qu’avait eu, comme lui, sainte Thérèse, et sans ce sourire de la charité qui avait fleuri autrefois sur les lèvres de François de Sales, savez-vous à qui il eût ressemblé, ce Curé d’Ars dont l’abbé Monnin a publié un portrait si stupéfiant, à la tête de son histoire ?… Tenez-vous bien ! Il eût ressemblé à Voltaire. Dieu, qui se joue de tout et qui veut nous montrer combien toute apparence est vaine, n’avait-il pas mis le cœur de son meilleur ami derrière les traits de son ennemi le plus implacable ? Oui ! le Curé d’Ars ressemble à Voltaire comme saint Vincent de Paul ressemble à un satyre, mais chez tous les deux, le Saint a tué la bête, — chez l’un, luxurieuse certainement, chez l’autre, peut-être cruelle.

En effet, pour l’observateur qui étudie cette étrange figure du Curé d’Ars, avisé, futé, très fin au fond, malgré la sublimité des vertus que son âme avait contractée ; pour qui lit ces réparties spirituellement vengeresses de son humilité, qu’il adressait à ceux qui le {p. 359}persécutaient de leurs compliments et de leurs hommages, et dont l’abbé Monnin, qui n’oublie rien, a égayé doucement son récit, il est hors de doute qu’elle ne mentait pas, cette physionomie de Voltaire, et que, sans Jésus-Christ, le Curé d’Ars aurait été un de ces esprits charmants et mordants comme les aime le monde, au lieu d’être une âme angélique devant Dieu.

M. Léon Aubineau.
La Vie du bienheureux mendiant et pèlerin Benoît-Joseph Labre §

I §

{p. 361}Le livre dont je vais vous parler doit être d’un intérêt puissant pour tout le monde, — sans exception, pour tout le monde. C’est la vie d’un Saint, — et d’un Saint tout neuf, canonisé d’hier. Mais il n’y a pas que les chrétiens fervents qui puissent s’intéresser à la vie prodigieuse de ce Saint. Tout homme qui pense, — tout moraliste, — tout physiologiste, — se sentira saisi d‘une ardente curiosité devant le phénomène de cette existence mise en dehors de l’humanité par l’énergique volonté et la passion religieuse d’un homme, et voudra la scruter et s’en rendre compte philosophiquement… Voilà pour la science et pour la pensée ! Mais l’imagination reste encore…

Le livre de M. Aubineau, le rédacteur de l’Univers, {p. 362}qui n’est, certes ! pas écrit par un poète, ni même par quelqu’un qui ait le génie de l’hagiographie nécessaire pour traiter un pareil sujet, n’en donnera pas moins à l’imagination une de, ces fortes secousses qu’elle aime… Qu’est-ce, en effet, qu’Obermann, René, le Lépreux de la cité d’Aoste, ces trois fameux héros de roman dont on peut dire que l’âme du xixe siècle en est encore pleine, en comparaison de Benoît-Joseph Labre, ce solitaire comme eux, qui, comme eux, s’était arraché des voies du monde, — pour des raisons plus hautes que les leurs : car, eux, c’était, en ce qui regarde Obermann et René, le dégoût égoïste et hautain d’âmes plus grandes, — ou, du moins, qui se croyaient plus grandes que ce que la vie sociale avait à leur donner, — et, en ce qui regarde le lépreux, la honte d’une affreuse misère ? Benoît Labre est un solitaire d’un autre ordre. Il ne s’est pas isolé du monde parce qu’il avait la lèpre du corps comme le lépreux, ou la lèpre de l’orgueil comme Obermann et comme René. Lui, il s’est isolé du monde pour vivre davantage en Dieu, et parce qu’il aimait exclusivement Dieu.

Il est vrai que l’amour de Dieu est l’amour que nous comprenons le moins de tous les amours mystérieux du cœur de l’homme… Mais voyons, messieurs les penseurs ! n’est-ce pas là une raison de plus pour l’étudier ?…

II §

{p. 363}Et d’abord, quoique M. Léon Aubineau, dans sa Vie de Benoît-Joseph Labre, ne soit pas un écrivain selon mon cœur, mais un glaçon du xviie siècle, assez incorrectement taillé, je luisais gré pourtant d’avoir eu la hardiesse d’aborder ce sujet, qui aurait fait peur à un catholique moins convaincu que lui. En s’occupant avec respect d’un Saint à qui on a fait une petite popularité moqueuse, et, disons-le, presque ridicule, M. Aubineau a montré le courage le plus rare en France : le courage de marcher sur le ridicule, ce fantôme qui, du reste, s’évanouit toujours, le lâche ! quand on marche dessus.

Benoît Labre est pour les Voltairiens un thème à bouffonneries. Rien d’étonnant à ce que les partisans de la philosophie du Mondain tombent à bras raccourci sur les guenilles du pauvre Benoît Labre, ce mendiant qui ne soupait pas ou qui ne voulait pas souper, comme cet autre mendiant de Voltaire, chez les Pompadour de son temps. Mais que de bonnes âmes, pas du tout voltairiennes, lui aient été dures et aient eu la sottise de faire de ce Saint je ne sais quel symbole de la paresse et de l’ignavie, voilà ce qui {p. 364}peut étonner. J’ai vu, dans mon enfance, encore, des statues de jardin représentant un grand dadais en manches de chemise, appuyé sur sa bêche, au-dessous duquel on avait écrit : « Saint Labre, patron des paresseux. » Stupidité immense de la frivolité française ! Tout le monde s’était donc donné le mot contre un Saint antipathique à nos mœurs légères, élégantes et voluptueuses, et qui déconcertait nos sensualités… Et cela continue toujours. Tenez ! dans ce temps de démocratie où les Saints du peuple devraient être au moins respectés par tous ceux qui n’ont la bouche ou la plume pleine que de ce nom de peuple, parions que Benoit Labre, né d’ouvriers (ces rois actuels qui ont détrôné les autres), fera rire le siècle de toutes ses vilaines dents, et que ce nom même de Labre, d’assez piètre physionomie, j’en conviens ! sera un sujet de jolies plaisanteries impertinentes pour ce grand seigneur en fait de grands noms, qui prendra des airs de marquis avec le pauvre Labre et ne lui dira peut-être pas : « Tarte à la crème ! » comme le marquis de la Critique de l’École des femmes, mais : « Va te décrasser ! » Assurément, je ne sais pas si cet imbécile mépris a été une raison de plus pour M. Aubineau de replacer le grand mendiant chrétien dans sa véritable lumière, mais je sais bien que c’est là une raison pour moi d’en parler aux Habits noirs de l’Impiété, aux messieurs de la Libre Pensée, qui admirent Diogène pour peu qu’il soit païen, cynique et porc (mais {p. 365}pas d’Épicure), et qu’il crache sur les tapis d’Aristippe, mais qui ne veulent plus d’un Diogène chrétien doux et pur, et qui s’agenouille noblement devant un autel.

C’est le Diogène chrétien, en effet, que Benoît-Joseph Labre, non plus avec le cynisme du philosophe antique, mais avec des sentiments inconnus à toute l’Antiquité : l’humilité, la simplicité du cœur, et l’amour du Dieu qui a enseigné aux hommes la mortification et la pauvreté. Diogène, avec le manteau d’Antisthène qu’il avait ramassé à la borne et à travers les trous duquel passait l’orgueil qui crevait les yeux de Platon, Diogène ne buvait dans sa main et ne roulait devant lui son tonneau que pour se passer des hommes et être, tout à son aise, outrageusement insolent avec eux ; mais Benoît Labre, qui s’était fait le pauvre errant dont la main n’avait pas honte de se tendre à l’aumône, ressuscitait, par le spectacle de sa misère, la pitié et la charité dans les cœurs… Ce pauvre volontaire de Jésus-Christ, comme il s’appelait lui-même, fut, à ses risques et périls, tout le temps qu’il vécut, une prédication silencieuse, autrement éloquente que la parole des plus éloquents… C’était, continuée, vivante et incessante, la prédication du sublime sermon sur la montagne, — qu’admirait Rousseau, messieurs les philosophes ! et dans lequel il est dit aux hommes que les bienheureux sont ceux qui souffrent et qui pleurent. Prêché sur le Thabor, dans la lumière d’une Transfiguration {p. 366}prochaine, Benoit-Joseph Labre l’a repris, et, par son exemple, l’a prêché dans toutes les obscurités des mauvais chemins d’une vie dénuée et vagabonde. Et encore ne l’a-t-il pas prêché seul. Il y a ajouté l’amour de celui qui le prononça sur le Thabor, et montré ce que cet amour pouvait devenir dans un cœur d’homme, aux hommes, qui l’avaient oublié !

III §

C’était dans ce temps-là un terrible temps… Louis XV régnait sous Voltaire. La catholique France du roi très chrétien était devenue, ma foi ! aussi païenne que le monde antique l’était du temps de Diogène, Mais ses Diogènes, à elle, étaient d’une autre espèce. Ils ne roulaient plus leurs tonneaux dans les rues. Une de leurs femelles, car ils avaient des femelles, la marquise du Deffant, avait fait ouater et capitonner le sien, planté en plein salon, et du fond duquel elle aboyait, de sa vieille bouche vide, contre Dieu. Les cyniques d’alors n’avaient pas cassé leur écuelle pour boire dans le fond de leur main ; ils buvaient dans des verres à champagne. Et leurs manteaux d’Antisthène, à eux, étaient les vitchouras et les {p. 367}fourrures envoyées à leurs épaules par les impératrices. S’ils crachaient sur les tapis du baron d’Holbach, après boire, c’était, parbleu ! bien contre Dieu, et cela lavait tout. Il n’y avait plus de mœurs, ni publiques, ni privées ; ni enseignement, que celui du plaisir ; et la religion de la Vénus commode, en attendant le Néant commode. Sous la Mère Régence, on avait fait tout, excepté pénitence ; mais sous Louis XV, on faisait pis que tout… On avait roulé, la tête en bas, le reste en haut, d’Aspasie-Pompadour à Phryné-Du Barry. C’était la fin de la grande orgie. On était sous la table. La France f… ichait son camp, comme le café du maître. Le sang allait venir… Mais, avant qu’il vint, il naquit, de deux pauvres gens, au fond d’une province, — précisément celle-là qui nous a donné plus tard cet athée tremblotant de Sainte-Beuve, qui fait l’effet d’un magot d’athéisme après les grands athées intrépides et impudents du xviiie siècle. Et cet enfant était la perle qui devait rouler sur le fumier du siècle, sans que le fumier s’en aperçut ; et celui de ce temps-ci ne s’en apercevrait pas davantage, si l’Église, de sa main maternelle, ne l’eût pas ramassée, cette perle, et ne l’eût mise à sa couronne.

Chose frappante ! Singularité providentielle ! Ils croyaient tous, les Sardanapale et les Héliogabale de ce temps-là, que la mortification, cette duperie des chrétiens, cette bête de mortification, était radicalement finie ; que la pauvreté, pire qu’un vice, qui est {p. 368}toujours bon, était bafouée et honnie à jamais. Ils avaient même inventé des Économistes qui faisaient de la richesse, et qui devaient donner à tout le monde plus que les quarante écus de l’Homme aux quarante qu’exigeait Voltaire. Et la mortification, la pauvreté, le mépris de la richesse allaient reparaître, plus éclatants que jamais, avec ce misérable Labre, qu’ils auraient sifflé, s’ils l’avaient connu, avec les clefs de leurs petites maisons, et qui devait — pour les penseurs — faire dans l’histoire du xviiie siècle un vis-à-vis étrange et expressif à la Du Barry, — par exemple, — ou au maréchal de Richelieu !

Il était né, ce Benoît Labre, dans l’obscurité la plus profonde, et il allait y vivre jusqu’au jour où l’Église l’en tirerait. Pieux dès qu’il respira et comme il respirait, élevé par son oncle, un pauvre curé de campagne, qui lui apprit assez de latin pour entendre le bréviaire, Benoît-Joseph, dès qu’il fut en âge de choisir sa fonction parmi les hommes, sentit tressaillir en lui la vocation religieuse, qui y tressaillit longtemps, mais sans l’éclairer. Il alla d’un couvent à un autre, qui se le renvoyèrent. Ses aspirations le portaient (croyait-il) vers la Trappe, mais il en fut doucement repoussé par les supérieurs, qui voyaient peut-être qu’il était réservé à autre chose ; car ces hommes, accoutumés à regarder dans les âmes, y discernent souvent les germes de leur avenir. Benoît-Joseph Labre n’était pas fait, probablement, pour la règle sur place {p. 369}la vie en communauté. Il avait une autre destination providentielle. Il y a de tout, dans les légions du ciel. Lui devait y être un humble soldat, — un solitaire, — un vagabond, — un pauvre, — un pauvre plus dénué et plus pauvre que saint François d’Assise lui-même, le père de la pauvreté ; car saint François a fondé un Ordre qui est sa gloire et sa richesse, tandis que Labre devait y être uniquement le pauvre, dans toute l’abjection de la pauvreté et son néant. Il devait être, et je me servirai de ce mot mondain pour être mieux compris des gens du monde : il devait être le Lépreux de la cité d’Aoste de la pauvreté.

IV §

Il l’embrassa, cette pauvreté, et il la pratiqua avec cette ardeur surnaturelle qui est l’enthousiasme des Saints. Il y a dans la pauvreté, qui est redoutée à présent de toutes les âmes amollies par ce qu’on appelle le confort de la vie, il y a cependant dans la pauvreté une poésie profonde et si d’accord avec l’âme du genre humain, que c’est peut-être la plus impressionnante et la plus touchante de ses poésies. Depuis Homère l’aveugle, errant au bord des flots sur l’arène glissante, {p. 370}jusqu’au dernier porte-besace qui doit mourir dans les ornières du Cotentin, les pauvresses mendiants, les vagabonds font une race éternellement poétique, qui s’est toujours emparée de l’imagination — chez ceux qui en ont — avec une incroyable puissance. Et les poètes, et les romanciers, et tous les inventeurs littéraires l’ont compris ! Ils ont toujours, sans l’épuiser, fouillé dans ce type du mendiant, dans cette profonde poésie de l’errance et de la pauvreté. Rappelez-vous Irus dans Homère ! Seulement dans la littérature moderne la plus rapprochée de nous, rappelez-vous le vieil Edie Ochiltrie de Walter Scott, le vieux pauvre de Cumberland de Wordsworth, et jusqu’au vieux vagabond de Béranger, qui, lui, le bourgeois et le voltairien, le grand poète des épiciers, n’a été réellement poète que quand il a chanté les Bohémiens, les Gueux, enfin les pauvres, exécrés par Voltaire ! Dans l’art plastique et purement pittoresque, n’oubliez pas non plus les adorables mendiants de Callot, tous ces magnifiques stropiats de la guerre de Trente ans, avec lesquels, dans sa vie errante comme la leur, il avait vécu, et demandez-vous pourquoi la pauvreté est une si grande poésie ? Vous ne vous répondrez peut-être pas, mais vous aurez constaté le phénomène dans cette humanité qui doit mourir, mais qui, en attendant qu’elle meure, goûte un charme amer dans le spectacle de sa misère, et trouve dans la contemplation d’un vieux pauvre ou d’une vieille pauvresse la plus longue de ses {p. 371}rêveries… Cette fascination de la pauvreté qui agit sur nous tous, pas de doute que Benoît Labre ne l’ait ressentie ; mais si vous ajoutez à cette poésie naturelle la poésie de l’amour de Dieu, du Dieu né dans l’étable de Bethléem et qui a enseigné le renoncement aux joies matérielles de la vie, vous aurez une vie très particulière et très belle, et qui, même sans la foi chrétienne qui seule peut l’expliquer, doit couper le rire sur les lèvres superficielles et sottes des moqueurs.

Et telle fut celle de Benoît Labre, de ce paresseux, comme on a osé l’appeler, ce laborieux de la misère ! dont l’existence entière s’écoula dans des pèlerinages aux églises les plus lointaines, et qui alla je ne sais combien de fois, à pied, son bréviaire pendu au cou, la besace au dos, les jambes ouvertes par ses marches forcées et les pieds saignants, de Notre-Dame-de-Lorette à Rome, et de Rome à Notre-Dame-de-Lorette. Pour vivre de cette vie révoltante aux sens, mais que je maintiens poétique pour l’esprit, et pour l’âme croyante abondante en joies supernaturelles et célestes, il avait quitté de bonne heure des parents pieux qui l’adoraient. Il n’avait pas marché sur le corps de sa mère, comme le fit le beau Saint d’Érin, l’héroïque Colomban, pour aller à la solitude. Tout était plus humble et d’un geste plus doux dans Benoît Labre. Il se déroba pour Dieu à sa mère. Il partit, sans dire qu’il reviendrait. Mais il ne dit pas non plus qu’il ne reviendrait point. Seulement, il ne revint pas. {p. 372}Ô mélancolie ! il partit pour l’errance éternelle, — pour ne plus s’arrêter qu’en Paradis, dont le seuil pour lui était les Églises qu’il trouvait sur les routes et qu’il visitait. Ce vagabond sublime, dont les pieds saignaient sur les cailloux et dans la boue des chemins, marchait la tête dans la lumière, voyant Dieu nettement dans le bleu du ciel, et répandant de ses lèvres infatigables des torrents de prières. Rien de plus beau pour ceux qui le voyaient ! Tout en marchant, il secouait ce tison enflammé de la prière, dont les étincelles allumaient, du feu de la Charité et de la Foi, les âmes près desquelles il passait. Cet homme, à peine vivant sous ses haillons quelquefois sanglants, le plus souvent pourris, fulgurait d’une vie surnaturelle. Quand il s’arrêtait aux Églises, il s’y reposait de ses longs chemins sur les genoux devant le sanctuaire, les bras en croix, insensible à tout, aux plus affreuses fatigues, à la douleur, à la faim, imperméable à la création tout entière, lui qui n’était plus qu’une âme et qu’on eût pu appeler, dans nos langages de la terre : le cataleptique de l’amour de Dieu ! Le pain qui le soutenait n’était pas celui qu’on lui rompait aux portes et qu’il partageait avec les pauvres qu’il rencontrait : c’était le pain eucharistique, qui, pour ceux qui croient à ce dont il est fait, donne plus de force à un homme que s’il lui versait des fleuves de vie et de sang pourpre dans les veines.

Existence merveilleuse, — pour n’importe qui ! — {p. 373}et qui stupéfiait les mondains de ce temps, quand ils rencontraient ce Lépreux de la cité d’Aoste de la pauvreté, comme je l’ai nommé déjà. Il les stupéfiait et il les dégoûtait, ces délicats, sous ces haillons qui étaient sa lèpre ; car son corps (paraît-il), incorruptible comme le cèdre du Liban, éclatait, de là-dessous, de blancheur et de fermeté, comme une noble statue d’ivoire. Il semblait que la pureté de son âme eût revêtu ce corps, et gardé des saletés de la terre cette chair qui s’y exposait et se trempait aux fanges avec la soif de l’abjection !

Une vie pareille — vue de par-dehors — ne se raconte pas ; car l’incomparable beauté en est tout intérieure. Seulement, si on avait de l’âme et du génie, on pourrait la pressentir et en deviner quelque chose. M. Léon Aubineau est incapable de cette pénétration Il raconte de par-dehors et glose. Assurément, il n’y a pas à faire ici de critique littéraire ; ce serait même ridicule dans un sujet pareil. Mais ce que j’aurais voulu, c’est un reflet du feu de l’âme du Saint. Rien que cela !

V §

{p. 374}Il n’y est point. Eh bien, c’est un regret ! Supposez la plume inspirée qui a écrit, sans avoir la vérité pour elle, Séraphita, Séraphita, se plongeait dans la magnifique vie du mendiant mystique que voici ? Quel chef-d’œuvre !· et quelle édification infinie ! et aussi quelle revanche de la vie mystique sur la vie réelle ! Et quel porte-respect pour ce pauvre abject, plus incompréhensible peut-être que tous les autres Saints, à la tourbe des esprits bas et vulgaires ! Et quelle canonisation pour messieurs de l’insolente et libre pensée, qui ne croient pas à la canonisation du Pape ! Pour eux, Balzac remplacerait Pie IX dans la justice tardive à rendre à ce grand Indigent volontaire et obscur, — lumineux seulement devant Dieu, — qui vécut dans la palpitation prolongée de l’amour sans bornes, et dont l’âme emporta le corps, émacié dans une étisie sublime, et le répandit devant Dieu comme une fumée d’encens…

Au lieu de cela, ils continueront de ricaner, et peut-être le livre de M. Léon Aubineau, qui n’est pas un lion, augmentera-t-il leur gaieté idiote. Le bienheureux Labre continuera d’être pour eux le patron des paresseux {p. 375}et des malpropres, ce qui est aussi bête que de dire qu’il est le patron d’un vice et le Saint d’un péché mortel…

« Ah ! qui me débarrassera de cet évêque ! » disait un jour Henri II à ses nobles, et tout de suite, il s’en trouva un qui l’en débarrassa. Le pauvre Labre, aussi pauvre après sa mort que durant sa vie, ne trouvera donc pas parmi les catholiques quelque poignet solide pour le débarrasser des benêts qui font un masque ignoble d’un visage digne de l’auréole !

Il y avait pourtant un bon bâton à nœuds derrière la porte de l’Univers. Mais Veuillot ne le prêtait pas !

A. Dumas.
La Question du Divorce §

I §

{p. 377}Si on classait les livres par le bruit qu’ils ont fait, il en est deux qui seraient placés aussi haut dans l’admiration publique qu’ils méritent, selon moi, d’y être bas… C’est la Nana de M. Zola, et la Question du Divorce, par M. Alexandre Dumas fils. La Nana a retenti pour des raisons honteusement, ignominieusement inexprimables, et la Question du Divorce pour des raisons qu’on peut avouer, elles, mais qui ne sont pas plus le talent de M. Dumas que la raison du scandaleux tapage de Nana n’est le talent de M. Zola. Il y a bien eu aussi, en ces derniers temps, une minute d’attention et de fermentation pour les Conférences du Père Didon ; mais l’indissolubilité du mariage naturalisée par ce moine novateur, qui met le plus qu’il peut la théologie hors de la chaire chrétienne, — ce qui a ravi, tout {p. 378}d’abord, les ennemis du catholicisme, — ne pouvait pas avoir la sympathique popularité du divorce. Et si on s’est culbuté autour de la chaire de la Trinité, comme on s’était jeté à la lecture de Nana ou de la Question du Divorce de M. Dumas, c’est que, malgré l’approbation donnée par les supérieurs de son Ordre au livre, revu et corrigé, des Conférences du Père Didon, on espère mieux, pour l’avenir de ce dominicain, qui se dit le successeur de Lacordaire et qui fait sa méditation ordinaire devant le portrait de Savonarole.

Quant à M. Alexandre Dumas fils, il n’y a plus rien à en espérer, et il ne saurait faire un pas de plus dans la voie où il est entré. Il est au bout de son chemin. Il a été complètement et carrément révolutionnaire, non seulement de pensée, mais de style et même de ton, dans la Question du Divorce. Aussi est-ce lui qui fit le plus de bruit sur la place. Venu en même temps que le Père Didon et ayant sauté comme lui sur le dos de la circonstance, mais plus vieux de théâtre et ayant plus que lui l’habitude des parterres, il a effacé dans l’esprit du public l’impression qu’y avait laissée le Père Didon, en opposant à la médiocre argumentation philosophique du moine toutes les misérables petites raisons et toutes les grandes insolences de la Libre Pensée. Ce n’est pas la première fois, du reste, que M. Alexandre Dumas et le Père Didon se font vis-à-vis, et, sans être des astres, montent en même {p. 379}temps sur l’horizon. On se rappelle ce livre fou, on ne sait déjà plus quel bas-bleu russe, intitulé : L’appel au Christ, auquel, tous les deux, dans des lettres qu’ils ne s’attendaient pas à voir publier, ils donnaient également une approbation galante et charmante. Il paraît que le Père Didon fut tancé par l’autorité ecclésiastique pour cette approbation trop étourdiment bienveillante, — ce qui ne l’a pas empêché d’être repris à nouveau par cette même autorité, et coupé court dans ses Conférences. Après cette double mésaventure, on pouvait croire que les deux docteurs en théologie, M. Dumas et le Père Didon, ne se sépareraient plus. Mais dans la question du divorce, le Père Didon, qui finira bien, un jour, par se désencapuchonner tout à fait, n’osa pas, de cette fois, brûler encore son capuchon. Quand M. Alexandre Dumas a vu son compère en approbation le planter là sur la question du divorce, il a dû être bien surpris ! Mais on a eu tort de lui reprocher comme un manque de hardiesse d’avoir pris Vidieu pour Didon, dans sa polémique. M. Dumas n’a eu le choix ni de sa tête de Turc, ni de sa borne… Il a répondu au livre de M. Vidieu, qui était fait, et non aux Conférences du Père Didon, qui étaient à faire. Il n’a pas tremblé, comme on l’a dit, devant les épaules du Père Didon ; car il les connaissait, car il en avait mesuré la largeur, quand, tous les deux, ils s’étaient, embrassés à pleins bras dans la question de l’Appel au Christ, et, franchement ! il n’y avait pas là de quoi trembler.

II §

{p. 380}La borne a répondu. Elle a répondu par le mot qui met les cerveaux agités et bavards au silence : « Je n’ai pas à discuter avec vous la question du divorce. Il est condamné par mon Église, et cela me suffit. » Nous autres catholiques, nous ne discutaillons pas ; nous obéissons. Nous laissons les singes passer par les cerceaux, les renards éblouir les dindons avec les mouvements de leurs queues, mais nous nous en tenons à l’ordre sacré du seul Pouvoir qui soit à nos yeux infaillible. Vidieu ou non, cette réponse est la nôtre ; et c’est mieux qu’une réponse : c’est la mise à l’écart d’une question impertinente posée contre l’Église, que tous ceux qui croient en elle n’ont pas le droit de discuter avec ceux-là qui n’y croient pas !

Il faut que la question reste dans son intégralité fière… Eh bien, jusqu’ici, c’est ce que personne n’a compris ! Nous sommes maintenant tellement sophistes, que même ceux qui croient à l’Église se sont amusés à byzantiner sur une question qui ne souffre pas de Byzance ! Le divorce, pour une nation catholique comme le fut la France, n’est pas une question. Ce n’est pas non plus une question pour une nation historique qui {p. 381}sait, comme la nôtre, par son histoire, que le mariage indissoluble est une affaire de race, de tempérament, de mœurs et de siècles. Ce n’est pas davantage une question pour une nation politique, car la vraie et grande politique ne se préoccupe que de ce qui est l’intérêt social, et non pas de l’intérêt individuel que les Épicuriens, les jouisseurs et les myopes, qui font de la justice à la mesure de leurs pauvres sensibilités, ont toujours envisagé, depuis que cette question du divorce s’agite sur le tambour de la révolte, battant la charge contre tout ce qui n’est pas la plus impossible des égalités ! En termes absolus, ce n’est d’aucune manière une question que la question du divorce, et qui la pose n’est plus qu’un outlaw du catholicisme, de l’histoire et de la politique, et discuter avec les outlaws, c’est se mettre hors de la loi comme eux. Poser la question du divorce, c’est admettre qu’elle peut avoir deux solutions. Seulement, pour nous qui ne voulons pas la discuter et qui savons l’histoire ; pour nous qui avons appris, en la lisant, où se trouve la politique pour les peuples, demandons-nous si la France, à cette heure, était assez chrétienne, assez historique, assez politique pour repousser cette question du divorce, qui, de ce qu’elle est posée comme elle l’est, devait incontestablement triompher !

III §

{p. 382}Et si, par hypothèse improbable, elle n’avait pas triomphé telle que l’ont posée la proposition Naquet et le livre de M. Dumas, elle eut triomphé plus tard immanquablement, parce qu’elle est dans la logique de ce temps, et que les peuples sont gouvernés par la logique des principes qu’ils ont posés, — et s’ils lui échappent une fois, deux fois, ils sont toujours repris par elle ! Cette affreuse question du divorce, qui a pour solution de violer la famille par la démocratie et de laisser la démocratie dans le ventre qu’elle a violé ; cette question révolutionnaire, qui est toujours opiniâtrement revenue aux jours les plus néfastes, — les lendemains des jours où la démocratie avait gagné une bataille de plus ; — cette question révolutionnaire n’est peut-être pas le dernier mot de la démocratie, mais c’est, à coup sûr, l’avant-dernier ; car, après la famille, qu’y aura-t-il à démocratiser encore ?… Le divorce est une conséquence des plus rigoureuses et des mieux tirées du principe même de la Révolution. Et puisque c’est ce principe de la Révolution, — le principe du {p. 383}nombre, — le principe de la démocratie, — la même chose sous trois noms différents, — qui sont la trinité du vrai pour le monde moderne, — ces principes, qui ont retourné l’histoire bout pour bout et jeté toutes les traditions par les fenêtres, se devaient à eux-mêmes de supprimer le mariage indissoluble d’une législation où il traînait comme la queue d’un temps disparu. On ne pouvait ni rationnellement, ni décemment, maintenir, dans une loi qui depuis plus de soixante ans se vante d’être athée, l’indissolubilité du mariage que Bonald avait replacée dans une législation redevenue momentanément chrétienne. À cela je ne trouve rien à dire ni rien à opposer, si ce n’est pourtant la logique elle-même, au nom de laquelle on agit : « Il faut le divorce, — dit M. Dumas, — parce que la famille légale étouffe l’homme, tandis que la propriété matérielle l’éblouit et que la liberté illimitée l’enivre. » J’en… j’entends fort bien, comme dit Brid’oison : il ne faut pas que sous aucun prétexte l’homme soit étouffé, et il faut que, enivré, il puisse boire encore et toujours ! C’est la liberté, la fureur de liberté, qui est la fureur de ce siècle, qui fait le fond même de cette question du divorce : sur laquelle les gens s’égosillent ! mais ce serait encore plus dans la logique de ce principe de liberté qui règne si despotiquement sur le monde, que de demander l’union libre… Dans un temps qu’il n’est pas difficile de prévoir, ce qu’on dit actuellement contre l’indissolubilité du mariage, des Naquet ou des Alexandre {p. 384}Dumas, qui ne sont pas des phénomènes qu’on ne rencontrera jamais plus, le diront contre le divorce. La loi fait toujours une restriction. Le mot le dit, d’ailleurs : c’est une loi, c’est-à-dire une chose qui lie. Or, les civilisations supérieures sont comme la comtesse de Pimbêche : elles « ne veulent pas être liées ». Après le divorce, nous aurons, logiquement, l’union libre. Ce sera, pour le coup, le dernier mot de la Révolution française, et nous pourrons aller nous coucher dans les bois !

Alors, tout sera dit, et il n’y a que cela à dire. Quand les principes faux sont pris pour les vrais, il n’y a plus moyen de les tuer qu’avec leurs conséquences, leurs parricides conséquences !… Seulement, pris pour vrais, à cet instant du monde moderne qui pourrait bien être le monde mourant, ils sont les vainqueurs et les partisans de l’indissolubilité, qui veulent la défendre contre eux détachée du fond d’histoire sur lequel elle était puissante, n’ont rien à dire contre l’irréprochable et l’implacable logique révolutionnaire. Qu’ils se taisent donc et dévorent leur mépris, mais qu’ils comprennent enfin qu’où il n’y a plus de religion d’État, il n’y a plus d’indissolubilité religieuse possible ; et puisque nous n’avons su la défendre, cette religion d’État qui fit la force morale et la gloire de la France, ce n’est pas sans elle que nous sauverons le mariage chrétien. Coupe dure à avaler, je le sais bien, dans laquelle la France va boire ses fautes ! {p. 385}mais je ne vois pas ce qu’il faudrait faire pour l’écarter de nos lèvres. Je ne vois pas, sur le terrain où nous nous ruons dans tous les hennissements de nos libertés, ce qu’on pourrait répondre à la terrible argumentation révolutionnaire que M. Dumas n’a pas inventée, mais qu’il a répétée, remâchée, rabâchée en quatre cent dix-sept pages, sans rien ajouter à sa force, qui n’avait pas besoin de lui !

IV §

Si ce qu’il a fait avait été du moins un beau livre, si la discussion à laquelle il s’était livré avait, à défaut de vérité sur le fond, montré les qualités d’un esprit fécond et vigoureux, je l’aurais signalé, malgré mon désespoir historique, parce que je parle ici littérature. Mais, littérairement, le livre nouveau de M. Alexandre Dumas n’est pas un livre de la supériorité qu’on accorde généralement à son auteur. Quel homme, en effet, est placé plus haut par l’opinion que ne l’est aujourd’hui M. Alexandre Dumas ?… Sans comparaison le premier dans l’art difficile et épuisé, du théâtre, tombé jusqu’à n’être plus qu’un spectacle, mais adoré toujours à une époque d’un histrionisme exaspéré, M. Dumas, {p. 386}qui n’a cependant, comme auteur dramatique, ni comique, ni verve, ni feu, ni abondance, ni aucune des qualités de tempérament de son père, a trouvé le moyen de se faire préférer à son père, si desséché dans la personne de son fils, mais cette sécheresse a suffi. On lui a fait crédit, avec une facilité généreuse, de toutes les facultés qu’il n’a pas, et il a été reconnu comme l’homme d’esprit d’une époque, qu’il vaut encore mieux être en France que d’être un homme de génie. À qui ne l’a-t-on pas comparé ? Comme moraliste, à La Rochefoucauld et à Chamfort ; comme conversation et mot lancé, à Rivarol, mais à Rivarol un peu constipé, il est vrai ; car le mot qu’il jette a été travaillé avant de jaillir. Le tireur de pistolet ne met dans le blanc qu’après l’avoir longuement ajusté. Sans charme et sans abandon intellectuel, M. Alexandre Dumas n’en a pas moins charmé ses contemporains, et surtout ses contemporaines ; et son inexplicable charme est allé même jusqu’à l’ensorcellement, Qu’on se rappelle la fête où, dernièrement, une troupe de Philamintes et de Bélises, prises au bataillon du bas-bleuisme de ce temps, le traitèrent comme un Trissotin colossal, portant sur les rubans de leurs robes tous les titres de ses ouvrages, et ayant à leur tête — ces singulières amazones fêtant Alexandre ! — une reine, qui avait moulé la tête de Dumas, aux cheveux divins, sur son casque ! L’homme d’esprit féroce aurait pu rire de cette ridicule idolâtrie, mais l’homme flatté s’arrêta {p. 387}au sourire… Assurément, les hommes sont moins expressifs, mais ils le sont terriblement encore ! Dans une société comme la nôtre, — dans une société familière, grossière, égalitaire et insolente, — M. Alexandre Dumas a su inspirer aux hommes le sentiment très rare d’un respect voisin de la peur, et c’est le meilleur respect, celui-là ! Cette fois, c’était un livre qu’il avait fait. Eh bien, le peu d’entre ceux qui l’ont lu jusqu’au bout, ce livre lourd et ennuyeux, — car, il faut bien le dire, il est ennuyeux, — n’ont à peine osé lui dire la vérité qu’en l’étouffant sous tous les entortillements de la flatterie, et avec des ramperies infatigables, à couvrir devant lui trente pieds du sol !

Dans ce volumineux factum en faveur des mauvais ménages, et dans lequel il quêtait pour eux le divorce à la porte du gouvernement, on reconnaît à peine le Dumas auquel nous étions accoutumés. C’est que, littérairement, quand on est un écrivain acéré, souple, vibrant, élégant, presque aristocratique, il ne fait pas bon de se jeter aux idées révolutionnaires ! Elles ne valent pas ce qu’elles nous prennent. Elles ont pris à M. Dumas une partie de son talent et de sa distinction native, et elles ne lui ont pas donné que leur logique, mais leurs passions ignorantes et basses et si dégradantes pour un esprit comme le sien ! Ce n’est plus là l’auteur dramatique, qui, dans l’intérêt de son art, était resté observateur : ce n’est plus, à présent, {p. 388}qu’un homme de parti, parlant le langage des partis dans toute leur grossièreté et aussi parfois dans toute leur bêtise. Lui, qui, il y a bien peu d’années, disait hautement que les catholiques n’avaient sur lui que l’avance de quelques jours, il insulte le catholicisme comme un de ces athées auprès desquels il s’est placé. Il est vrai que, depuis cette déclaration de catholicisme, il avait malproprement insulté la Vierge, justement dans cette lettre adressée à l’auteur de l’Appel au Christ, et ce souvenir nous a empêché de nous étonner beaucoup de ses insultes présentes. Seulement, nous lui faisions l’honneur de croire qu’en plein xixe siècle il ne roulerait pas jusqu’aux plaisanteries de Voltaire contre la Bible, l’Église et nos dogmes, et il y a roulé !

C’est la pretintaille de ces vieilles plaisanteries voltairiennes qui déshonore, littérairement, au premier chef, le livre de M. Dumas. Nous pouvons, nous qui croyons à l’immortalité de l’Église, supporter un ennemi de plus à cette Église contre laquelle les portes de l’enfer et les portiers de ce temps ne prévaudront pas. Mais si cet ennemi veut être compté par nous, il faut qu’il ait à son service contre nous une injure nouvelle et un outrage que nous n’avions pas encore essuyé. Or, M. Dumas n’en a pas. C’est un innocent, On dirait que, jeune de lecture, il n’a lu Voltaire que d’hier matin. Et, comme La Fontaine, qui venait de lire Baruch et qui disait à tout le monde : « Avez-vous {p. 389}lu Baruch ? » il ne dit pas : « Avez-vous lu Voltaire ? », mais il l’imite sans en parler… Les dilettanti de l’impiété, qui ont des exigences, ont trouvé que ce n’était pas digne d’un des grands esprits du xixe siècle, — du siècle immense des Darwin et des Renan ! — de se faire impie exactement à la manière de Voltaire. Eux, ils croient à ce flot qui monte, à la supériorité scientifique des Renan et des Darwin ; mais, pour nous, qui n’y croyons pas, Darwin et Renan ne sont pas plus que tous les philosophes du xviiie siècle, pris en masse ou séparément, et une ou deux cabrioles différentes dans l’impiété ne la rendent pas plus redoutable. À toutes les raisons données par le xviiie siècle en faveur du divorce, M. Alexandre Dumas n’a pas ajouté un seul aperçu qui lui appartienne en propre… Une femme, dans un de ses romans (Delphine), madame de Staël, a discuté le pour et le contre de la question du divorce plus éloquemment que M. Dumas, et du point de vue raccourci de sa sensibilité de femme. Et M. Dumas, l’épicurien sentimental, qui croit, comme madame de Staël, que le but légitime de la vie est le bonheur individuel et non pas le perfectionnement moral, n’a pas mis à côté des idées de madame de Staël une idée qui prouvât à cette glorieuse jupe que l’homme, en matière d’État, est, comme en tout, au-dessus de la femme…

Pour mon compte, j’accepte le tranchant de la hache qui a coupé une tête de plus dans nos institutions. {p. 390}J’accepte forcément la logique révolutionnaire. Mais je n’accepte point le livre de M. Dumas, qui n’est, que le plus ennuyeux des rabâchages : « Tue-moi, mais ne me fais pas souffrir ! » disait un jour un vieux bleu à un général vendéen qui lui tenait le sabre levé sur la tête en lui disant : « Meurs ! ou crie : Vive le Roi ! » Je dis à la Révolution qui met le divorce dans sa loi ; « Tue-moi, mais ne me fais pas souffrir en me forçant à lire le livre de M. Dumas comme un de tes prolégomènes ! »

Car, en matière de livre, s’ennuyer, c’est souffrir.

M. Alaux.
La Religion progressive §

[I] §

{p. 391}Quoique le titre jure dans les termes, et qu’il soit difficile de comprendre comment une religion — c’est-à-dire une chose qui vous lie — puisse progresser, je n’ai pas fait le fier avec ce livre. J’ai avalé son étiquette, et j’ai voulu savoir ce que l’auteur mettait dessous. En fait, une religion qui progresse est une religion à l’envers de toutes les religions connues, qui, comme on le sait, ont très peu progressé, mais sont restées, au contraire, parfaitement immobiles dans la majesté de leur établissement et de leur influence sur le monde. Un jour, ces religions peuvent crouler, et alors elles croulent sur elles-mêmes, comme leurs temples. Mais une religion qui progresse me semble tout aussi étonnante qu’un temple qui se promènerait…

{p. 392}Cela ne se voit guères, n’est-il pas vrai ? même dans ce siècle de chemin de fer et de vélocipèdes, où l’on prend le mouvement pour la pensée, et où toute notion paraît suspecte si elle n’est pas timbrée de l’idée de progrès, du progrès que l’on met partout ! Ceux qui viendront, en effet, après nous, si nos livres vont jusqu’à la postérité, seront bien étonnés d’y voir ce mot-là, rabâché et remâché à toute page, et ils se diront : « Quels drôles de gens ils étaient, au xixe siècle ! Ils ne parlaient que de progresser, que de marcher, que de courir, que d’aller de l’avant. La vérité, pour eux, c’était le mouvement continu vers quelque chose qui reculait toujours ! C’étaient donc, tous, intellectuellement, des postillons ou des jockeys que ces gens-là ? » Et tout ce train de poste et de course vers quelque chose qu’on n’atteint jamais, leur donnera peut-être, intellectuellement toujours, à nos descendants, le mal de cœur que donnent certains véhicules, et aussi l’envie de s’asseoir dans quelque doctrine fixe et reposante et de n’en plus bouger ! « Tout le mal de la vie — disait Pascal — vient de ce que l’homme ne sait pas rester assis dans une chambre. » Eh bien, peut-être ils seront cet homme-là !

II §

{p. 393}Voilà ce que je me disais, en ouvrant le livre de M. Alaux : — M. Alaux, avec sa Religion progressive, ce doit être encore, celui-là, un postillon philosophique de ce temps, qui ne court pas seulement la poste vers la vérité, mais qui croit que la vérité n’est qu’une poste ou plusieurs postes à courir ! L’auteur d’un livre si singulièrement nommé : La Religion progressive, doit être bien plus fort comme postillon que celui qui intitulerait le sien, par exemple : « Religion du Progrès », car la religion du Progrès pourrait être quelque chose de fixe et d’absolu, que la pensée de l’homme ne traverserait pas comme une cour d’auberge et pour se remettre incontinent, après y avoir relayé, le cul sur la selle ; tandis que la Religion progressive, c’est tout autre chose : c’est une religion qui va toujours, et qui postillonne, à son tour, comme les philosophes, sur le chemin sans bout de l’humanité !

Or, tel je supposais M. Alaux avant de l’avoir lu, mais la lecture de son livre m’a fait voir combien je m’abusais. Il a bien la manie de son siècle, il a bien la livrée de son siècle, de ce siècle qui a défini la {p. 394}civilisation : « une spirale, qui avance encore quand elle a l’air de reculer ». Il a bien les logomachies de son siècle. Il a même, ma foi ! tout aussi bien qu’un autre, la coquetterie de sa plaque de postillon philosophique qu’ils lui ont délivrée, à quelque École normale ou l’on tient de ces choses-là ! Mais, avec cela, il ne fait pas grand chemin ni grand train, dans son livre. Il n’y piaffe pas beaucoup. Il ne s’y donne pas les airs vainqueurs du postillon de Longjumeau. Son livre est écrit sans claquements de fouet, avec une netteté modeste, et même, en beaucoup d’endroits, avec un joli accent de mélancolie, comme quand on n’a pas une foi énorme en ce qu’on dit. Il y change souvent de chevaux, mais ces chevaux sont toujours les deux mêmes. C’est la vieille rosse de Cousin ou le pesant limonier de Proudhon. Mauvaises montures de poste ! M. Alaux n’en a pas d’autres… C’est là-dessus qu’il piétine le sol des idées autour de lui, et qu’il en fait lever la poussière et la paille ; car, ne vous y trompez pas ! ne soyez point dupe de la cocarde de son livre ! M. Alaux est un piétineur d’idées sur place, bien plus qu’un postillon.

III §

{p. 395}Et la preuve de ceci, c’est que la Religion progressive, qu’il vient proposer au monde en détresse de vérité comme une découverte, un apaisement et le salut, n’est pas du tout une idée nouvelle. Ce n’est pas là une idée avancée, comme disent messieurs les philosophes en leur patois, mais au contraire une idée en retard. M. Alaux est un philosophe. C’est un éclectique de tendance, d’éducation et d’habitude, mais valant mieux, par les exigences de son esprit, que ces faiseurs de mosaïques et de petits recollages. M. Alaux croit, avec juste raison, que le besoin d’une religion est au plus profond de l’esprit humain. Il dit comme Edgar Quinet, autre philosophe moderne, qu’il faut une religion aux peuples, même après la révolution française : — la religion de la révolution française ! Mais, plus tendre que Quinet, qui veut honnêtement, lui, étouffer le christianisme dans la boue, M. Alaux accepte le christianisme, et le catholicisme par-dessus le marché, seulement, en expliquant pourquoi il les accepte. Et c’est ici qu’il piétine ! Il piétine ces deux idées du christianisme et du {p. 396}catholicisme, et, à force de les piétiner, il en fait sortir une troisième idée, qui n’est qu’une espèce de bouillie exprimée de la substance des deux autres. La religion progressive de M. Alaux — l’aurait-on cru, après tant de préambules ? — n’est donc que la religion catholique, tout simplement, fixant le dogme mais pourtant n’y obligeant pas, et ouvrant les bras — comme une brave fille — à tous ceux qui, sans le dogme, acceptent la morale chrétienne, qu’ils soient d’ailleurs philosophes, protestants, athées ! L’important, pour elle, c’est d’embrasser. Coquine immense ! M. Alaux, qui sent bien que sa découverte ressemble beaucoup à cette guenille de Morale indépendante, dont on a parlé quelques jours et qui fut inventée, si je ne me trompe, par un marchand de robinets, a fait quelques points dans cette guenille pour que ses lambeaux tinssent ensemble. Il a, par pudeur, retaillé et recousu dans la morale indépendante, moins indépendante, il est juste de le reconnaître, dans son système, que dans celui du marchand de robinets.

La Religion progressive ne serait donc qu’une espèce de protestantisme rationnel. Un protestantisme rationnel qui aurait la bonté grande, malgré sa raison, de ne pas ôter la prière et le culte aux âmes sensibles. Telle la Religion progressive de M. Alaux. Comme vous voyez, quand on la désentortille de toutes les raisons dans lesquelles il l’a enveloppée, elle reste un peu mince. Mais c’est comme cela… La plus {p. 397}belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et les postillons aussi, — les plus beaux postillons !

Franchement, j’en suis fâché pour M. Alaux ! Après les religions que les philosophies ont colportées dans ce grand xixe siècle toujours en marche, après Saint-Simon, Fourrier, le Mapa, Thoureil, Auguste Comte, — ces Progressifs qui ont tous fait aussi leur religion progressive, — venir en dernier pour progresser encore et ne nous donner, pour toute religion et pour tout progrès, que du christianisme et du catholicisme désossés et broyés et liquéfiés dans le même plat..· oui ! on s’attendait à une plus forte cuisine ! Ce n’est pas le talent, en effet, qui manque à M. Alaux. Il en a. Il vaut bien, s’il ne vaut mieux, et quoiqu’il ait le bonheur d’être moins célèbre qu’eux tous, les Saisset, les Caro, les Jules Simon de la terre. C’est un esprit analytique d’une grande précision, dont l’expression dit toujours ce qu’elle veut dire, fait vraiment pour mieux que le livre qu’il nous a donné-là. De composition, de distribution, d’unité, ce n’est point un livre, d’ailleurs, mais un recueil d’articles (les livres des époques d’éparpillement comme la nôtre !) jetés, ici ou là, dans les journaux, à des époques plus ou moins distantes.

De tous ces articles, le meilleur, selon moi, c’est l’étude sur Lamennais, comme portrait, — frappé, mais flatté ; — et comme biographié, l’étude sur Pascal. Semblable à tous les esprits qui n’ont pas une {p. 398}assez ferme et assez complète possession d’eux-mêmes, l’auteur de la Religion progressive va de préférence aux natures qui lui ressemblent. On ne trouve dans son livre que des esprits religieux plus ou moins révoltés. Il les peint et les plaint plutôt qu’il ne les juge. Comment pourrait-il les juger ? Il n’est au-dessus d’aucune manière. Il plonge, comme eux, dans le torrent des lieux communs philosophiques qui nous déborde et nous submerge. Il est, comme eux, protestant, — je ne dis pas de religion, mais de fond d’entrailles. Il croit, comme eux, au droit de la raison humaine. Il oppose l’homme au gouvernement, et la justice, qui n’est pas de ce monde dans son absolu, à l’ordre, qui peut l’être et doit l’être pour que les sociétés valent quelque chose… Certes ! ce n’est point avec un esprit naturellement et exclusivement propre à l’analysent des doctrines philosophiques sans nouveauté et auxquelles on a deux cents fois répondu, qu’on peut faire sortir de sa tête une synthèse de la force d’une religion, progressive ou non progressive. Et M. Alaux devait y échouer.

IV §

Il y a échoué, et sans grandeur ; — car il y a parfois une grandeur dans le naufrage. Et, tant que thèse à {p. 399}discuter, la Religion progressive de M. Alaux est chétive et ne se discute pas. Il l’affirme comme le seul fait qui puisse maintenant sauver le genre humain de malheurs immenses, et son affirmation n’est fondée que sur son observation de l’état présent de l’univers. C’est là une intuition, une contemplation, une manière de voir, et pas davantage ! Or, les intuitions, les contemplations, les manières de voir sont indiscutables, et nous avons précisément toutes les contraires à celles de M. Alaux. D’un autre côté, en tant qu’invention, que système religieux, — et un système religieux est loin d’être une religion encore, — la Religion progressive, — même à nos yeux, à nous, catholiques, qui, comme ce grand siècle marcheur, ne cherchons pas la vérité sur toutes les routes, parce que nous savons où elle se tient, immobile et rayonnante ! — la Religion progressive de M. Alaux n’a pas même l’honneur d’être une monstruosité.

C’est un enfantillage, mais, de plus, c’est une contradiction. C’est un enfantillage de penser qu’en cessant d’être la religion qu’il fut toujours, le catholicisme sauvera le monde, qui ne croit plus au catholicisme et qui le repousse ; et c’est la contradiction la plus effroyable pour un philosophe qui devrait avoir l’habitude du raisonnement, que d’appeler une Religion progressive celle dont on a ôté le Dogme, c’est-à-dire la seule chose qui donne aux systèmes religieux, — qui, sans elle, ne seraient que des systèmes, — leur caractère sine quâ non de religion.

{p. 400}Mais, enfantillage et contradiction, tout ceci a cela de bon, pourtant, qu’un philosophe, de la grande bande des philosophes qui croient au progrès et qui y travaillent, déclare, dans un livre entrepris à ce dessein, que l’humanité ne peut se passer de religion et qu’il n’y en a pas d’autre pour elle que la religion chrétienne et catholique, — aussi peu catholique et chrétienne qu’on voudra, mais encore, pourtant, catholique et chrétienne jusque dans son dernier débris, son dernier vestige et sa dernière flétrissure ! Déclaration solennelle, dont nous aimons à prendre acte et qui équivaut à celle-ci : c’est qu’après la religion catholique, de l’aveu même de la philosophie, il n’y a plus de religion possible pour les hommes, et que toutes les têtes des philosophes se mettraient-elles, bout à bout, les unes sur les autres, et feraient-elles toute une pyramide de cerveaux, elles ne parviendraient pas à en construire péniblement la queue d’une seule, en dehors de cette circonférence du catholicisme qui étreint l’Univers et la Pensée !

Preuve frappante de la Vérité immuable pour laquelle le monde est fait, et qui met à pied les postillons !

M. Funck Brentano.
Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains §

I §

{p. 401}M. Funck Brentano porte un nom qui me frappe, — ce nom de Brentano ! Appartiendrait-il à la famille de ce Clément Brentano qui fut un poète et qui devint l’ardent secrétaire de la sœur Emerich, la sublime Extatique dont il écrivit les extases ?… Je ne sais rien de lui, sinon qu’il est professeur, comme il nous l’apprend, du reste, dans le titre même de son livre, et qu’il a, malgré son nom allemand, la précision française du langage, et un mépris très français aussi pour les idées allemandes… Il range, en effet, Kant et Hégel — mais trop en passant, il est vrai, — parmi les sophistes dont il écrit l’histoire. La plume de M. Funck Brentano est alerte, aiguisée ; elle a de l’éclair et de la trempe ; mais il ne l’appuie pas toujours assez où il devrait l’appuyer. Elle passe sur plus d’hommes et de {p. 402}choses qu’elle n’en immole. On en sent le vent ; on en voudrait le fil. Les Sophistes grecs et les Sophistes contemporains, quelle promesse, dans ce titre de livre, et quelle déception ! Les Grecs y sont bien, mais ils importent si peu. C’est presque là de l’archéologie philosophique, de la curiosité historique et déjà satisfaite, car Socrate, Platon, Aristote ont tout dit sur eux. Pourquoi répéter ce qu’ont dit Aristote, Socrate et Platon ?… La Grèce en est morte. Le mal est fini. Mais les Sophistes contemporains sont nos contemporains, et nous allons, un de ces jours, mourir d’eux, comme la Grèce est morte des siens ! Ils sont en nous, sortent de nous, vivent de nous. Ils nous corrompent, nous rongent, nous dévorent… Ils sont la maladie pédiculaire de ce temps sans génie, qui n’a plus dans le sophisme, comme en autre chose, que des insectes… Les Sophistes contemporains ! On en rêvait un massacre, et on n’en a que deux, pris au tas, mais qui sont, par exemple ! droitement enfilés par cette plume froide, déliée et coupante, et que je ne puis m’empêcher d’aimer quand elle me tue un philosophe. Lorsqu’on lit ce titre de Sophistes contemporains, on croit qu’on va nager en pleine mer de sophismes, et on ne nage qu’entre deux rives : — la Grèce, la vieille Grèce et l’Angleterre, — et encore l’Angleterre réduite à ces derniers temps et à ces deux sophistes qui ont récemment abaissé dans leur personne le mâle esprit anglais, lequel faisait mieux, en sophistes, quand il produisait {p. 403}Locke et cette grande canaille philosophique de Bacon !

Je sais bien que Locke et Bacon ne sont pas pour M. Funck Brentano ce qu’ils sont pour moi. Locke, sorti de Bacon, est le créateur de cette étroite philosophie de la sensation, qui a créé à son tour le sensualisme corrompu et corrupteur du xviiie siècle, et Bacon, lui, le créateur de l’expérimentalisme, a créé encore, par-dessus la tête de Locke, ce Darwin qui a remplacé la métaphysique par de l’histoire naturelle, Darwin qui, en philosophie, a le même mérite que de Luynes, l’éleveur de pies-grièches, en politique. Lui, Darwin, a élevé des pigeons, et le xixe siècle, plus bête que Louis XIII, qui ne garda pas Luynes, garde Darwin et s’en pare comme d’un de ses grands hommes ! M. Funck Brentano ne regarde pas Locke et Bacon comme des sophistes. Il les oppose même aux sophistes… Pour M. Funck Brentano, qui devrait croire à la philosophie puisqu’il la professe, le sophiste n’existe point en soi… Le sophiste, c’est toujours un philosophe dépravé qui déprave une philosophie antérieure, qui abuse de cette philosophie, qui en fausse le principe, les idées, le langage, et cela est vrai si la philosophie est elle-même une vérité. Mais quand une philosophie est fausse, le philosophe de cette philosophie n’est-il pas alors un sophiste à son tour, et le système le plus vigoureux est-il autre chose qu’un grand sophisme organisé ?… Or, quelle philosophie est absolument une {p. 404}vérité ? Il peut y avoir des parcelles de vérité dans un système philosophique, mais les erreurs foisonnent dans tous, et le génie lui-même a le sort de Sylla : il meurt des poux qu’il a engendrés. Au bout d’un certain temps, les systèmes, rongés par les erreurs qu’ils contiennent, ne sont plus que des cadavres. L’historien de la Philosophie peut les relever et en étudier la structure ; il peut dire : « Cela était puissant quand cela vivait, et cela a vécu plus ou moins longtemps, mais à présent cela est mort des erreurs qui étaient là-dedans ! » — Et, qui sait ? malgré son titre de professeur, qui l’oblige, c’est peut-être là la pensée de M. Funck Brentano… Peut-être qu’au fond de sa pensée il conclut que tout système philosophique a droit au respect ou à l’admiration des hommes, non pour la vérité qu’il prouve, mais pour le génie qu’il a prouvé !

Du moins, je ne vois pas la trace du contraire dans le livre que j’ai là sous les yeux. Je n’y vois pas très clairement à quel système de philosophie appartient le professeur de philosophie, M. Funck Brentano. En a-t-il un qui domine et qui assujettisse son esprit ? L’a-t-il créé par sa réflexion ou le tient-il de la main d’un maître ?… La Philosophie est-elle plus pour lui que ce qu’elle est pour nous, c’est-à-dire la tendance fatale de certains grands esprits, tenant à la puissance de leur constitution intellectuelle, et pourtant n’aboutissant jamais qu’à des gymnastiques plus ou moins vaines en résultats absolus ? Comme la Médecine, enfin, qui n’est pas {p. 405}une science, quoiqu’elle s’en vante, mais un art, la Philosophie n’est-elle, pour l’auteur des Sophistes contemporains, qu’un empirisme ambitieux, plus ou moins temporairement heureux dans ses expériences, selon la force personnelle et relative du philosophe comme du médecin ?

II §

Il faut bien le dire : le livre des Sophistes grecs et des Sophistes contemporains est moins un livre de philosophie qu’un livre de critique, et encore de critique de sens commun, mais supériorisée par l’expression. L’auteur est certainement un homme qui se connaît en philosophie, — qui jauge compétemment et lestement tous les systèmes, quoiqu’il se soucie peu de les hiérarchiser, dans son livre, par la somme de vérité qui les distingue les uns des autres. On peut trouver qu’il ne s’explique pas suffisamment là-dessus. J’ai nommé plus haut Locke et Bacon, dont il parle avec une considération que je suis loin de partager. Il parle encore de Descartes et de Pascal, mais il les cite en bloc, pour les opposer, comme philosophes, aux sophistes nés d’eux et qui les ont suivis. Si j’osais dire toute ma pensée à propos de quelqu’un qui n’a pas dit toute la sienne, je soupçonne M. Funck Brentano d’être un cartésien, {p. 406}comme le sont encore presque tous les philosophes modernes… Il toise très bien le cartésien Cousin, qui lui paraît quelque chose comme un sophiste, de talent à faire illusion. Mais ce n’est pas là une raison pour qu’il ne soit pas cartésien lui-même, comme Cousin, — philosophe déraillé, qui, dans son déraillement, alla jusqu’à cet abîme d’absurdités qu’on appelle Hégel. M. Funck Brentano vaut mieux par ses facultés que par son système, s’il en a un ; et, s’il en a un, — malgré le silence qu’il garde, — ce ne peut être qu’un système sorti de l’axiome psychologique de Descartes, dans lequel, enfermés, piétinent encore pour l’heure tous les philosophes spiritualistes. Allez ! s’il avait un autre système, il y aurait de quoi être fier, et il nous l’aurait dit. Descartes est, en effet, une puissance qui règne toujours. Génie au bras long, il embrassa tout en France, de Malebranche et de Bossuet à Cousin, et il a ramassé dans le vaste cercle de son axiome toute l’Europe pensante, depuis Berkeley et Spinosa jusqu’à Kant, Fichte et Hégel ! Le Matérialisme, dans lequel nous croulons, engloutira certainement Descartes un jour, et ce jour est proche… Mais il l’engloutira ; il ne l’aura pas tué. Le père du Spiritualisme moderne ne peut mourir que d’une flèche spiritualiste. Il en est une qui l’a transpercé4, partie de l’arc d’un Hercule. {p. 407}Seulement, il y a des hommes morts (cela s’est vu à Iéna pour les grenadiers russes), qui, morts, ne tombent pas : il faut qu’on les pousse ; et Descartes est encore debout, quoiqu’il soit mortellement frappé…

Mais, cartésien ou non, l’auteur des Sophistes grecs et des Sophistes contemporains est, je crois, plus spirituel encore que spiritualiste, et je lui en fais mon compliment. Tout ce qu’il y a de plus charmant dans le vie, n’est-ce pas d’être spirituel ?… C’est l’esprit, bien plus que le spiritualisme, de M. Funck Brentano, avec lequel il faut compter. Son livre a une partie qui sent son professeur, et ce n’est pas cette odeur-là que je mettrais en flacon : — c’est la partie des sophistes grecs. Mais il en a une autre (hélas ! moins développée), que j’aime mieux respirer, car elle sent son homme, d’esprit : c’est la partie des sophistes contemporains, qui, malheureusement, n’y sont que deux, comme autrefois les députés de Vaugirard n’étaient qu’un. On voit tout de suite le manque de proportion entre ces deux parties. Le livre boite… et de la jambe qu’on voudrait la plus solide, parce que les sophistes sur lesquels il faudrait mettre durement le pied sont du côté de cette jambe-là… Ainsi, critique suprême ! le livre de M. Funck Brentano n’est ni un livre de principe philosophique nettement articulé, ni un livre de composition équilibrée et savante. Ce n’est guères qu’un livre de critique d’impression et de tendance spiritualistes, mais qui a le {p. 408}bonheur que n’ont pas les spiritualistes, — d’être toujours spirituel.

III §

Ce qui l’est le moins, je l’ai déjà donne à entendre, c’est la partie du livre consacrée aux sophistes grecs, et cela devait être. D’abord, — première raison ! — l’auteur est professeur, et toute profession a ses préjugés et nuit toujours à l’esprit qu’on a. Il est donc dans la tradition de ceux-là qui ont la fatuité de la Grèce, comme Vadius avait celle du grec… Ils l’enseignent, la préconisent, et tout ce qui vient d’elle est sacré ! Ensuite, — deuxième raison ! — les sophistes grecs, tous ces gens-là qui sont morts dans leur pays mort et qu’ils ont tué, on ne peut pas leur redonner la vie parce qu’on les déterre, momies presque anonymes, tant on a de peine à lire leurs pauvres noms sur leurs bandelettes ! Excepté, en effet, Zénon d’Élée, dont le nom même ne retentirait pas sans le nom de l’autre Zénon, de Zénon le stoïque, qui a gardé la sonorité du bronze de sa philosophie ; excepté Gorgias et Hippias, {p. 409}immortalisés — mais à quel prix ? — par deux dialogues de Platon, que sont, pour nous autres modernes des messieurs aussi profondément oubliés ou obscurcis que Mélissus, Protagoras, Euthydème et Dionysodore, et Prodicus, et Euthymaque, et Polus, et Antiphron et Callisthène ? car les voilà tous, dans le livre de M. Funck Brentano. Ils y tiennent une place plus considérable qu’eux, et qu’on regrette quand on voit que les sophistes contemporains en tiennent une si petite ! Comme, au dire de M. Funck Brentano, tout sophiste naît de la déjection, remuée par lui, d’un philosophe, il nous donne la généalogie intellectuelle des sophistes qu’il a racontés, et, franchement, les aïeux ne valent guères mieux que les descendants. Zénon, qui descend de Parménide, n’est pas plus dans le faux que Parménide lui-même, si cruellement bafoué par Aristote, et la différence n’est vraiment pas si grande de ces sophistiques, qui sont des hontes, à ces philosophies, qui font pitié ! Chez Zénon, nous apprend M. Funck Brentano, l’être plein de Parménide avait absorbé les notions de temps, d’espace et de mouvement. Chez Mélissus de Samos, l’infini de l’espace absorbe à son tour tout l’être de Parménide. En présence de l’être plein et immuable, — qui est le matérialisme absolu, — Mélissus pose la terre comme un principe distinct, qui est l’incompréhensibilité absolue. Et il en est ainsi de tous ces métaphysiciens et de toutes ces métaphysiques. Franchement, quand plus de deux mille ans {p. 410}ont passé sur la poussière de telles philosophies, continuées par de telles sophistiques, et que la clarté du Christianisme — la seule vérité qui soit à la portée de l’homme — est tombée du ciel sur cette poussière, quel intérêt y a-t-il pour nous à en compter les grains et à les peser dans les toiles d’araignée du temps ?

On pouvait la laisser dormir, cette poussière. On pouvait laisser dans son néant la vie privée de ces hommes, qui n’ont plus le droit d’occuper d’eux le genre humain. L’histoire de cette sophistique, toujours la même sous des noms changeants, soit qu’elle s’appelle « l’éristique », dans l’Antiquité, soit « l’antinomistique », dans les temps modernes, et montrée exclusivement dans son essence et dans ses résultats généraux, suffisait. M. Funck Brentano l’a écrite, cette histoire, à grand traits, peut-être trop rapides (il fallait s’appesantir) dans le commencement de son livre, et il a déterminé avec beaucoup de pénétration et de relief les caractères de cette sophistique… Eh bien, disons-le-lui ! c’était évidemment plus animé et plus utile, que de refaire, à froid, une petite gloire d’une minute, à des hommes qui n’en eurent déjà qu’une trop grande de leur vivant.

Car ils en eurent une, ou du moins ce qu’on prend pour elle. Chacun d’eux par lui-même, cérébralement, n’était rien ; mais tous ensemble, ils étaient une force. C’est l’histoire des gouttes d’eau dans un fleuve. En Grèce, d’ailleurs, ils étaient une force, d’autant plus {p. 411}qu’ils étaient l’esprit même de la Grèce. Ils se fondaient avec leur race… La Grèce, cette sophiste nation, s’est toujours mirée dans ses sophistes, avec l’adoration de Narcisse dans son ruisseau. Ils furent puissants à dégoûter du peuple chez lequel ils eurent cette puissance… Ils eurent l’influence et même parfois le pouvoir, et la plupart : Zénon, Mélissus, Antiphron, furent des hommes politiques ; d’autres, des amiraux et des ambassadeurs : — Mélissus encore, Gorgias, Hippias et Prodicus… Et ce n’étaient, au fond, pourtant, que des avocats, des vendeurs de paroles, qui vivaient de leurs paroles, les faisant payer comme nous payons le chant de nos ténors… C’est toujours du son qu’on achète ! C’étaient des avocats et des conférenciers, qui n’étaient pas de beaucoup au-dessus des nôtres… Ils seraient à peu près les mêmes, si on les mettait nus, mais ils avaient de magnifiques robes de pourpre, et ils plaidaient leurs causes aux Champs Olympiques, devant le tribunal de toute la Grèce. C’était imposant. Les Athéniens y comparèrent une fois les discours de Gorgias à des flambeaux allumés. Les formes que le génie artistique de la Grèce mettait à tout les grandissait… Quand nous les regardons à distance, nous nous trouvons bien loin de nos minces claque-dents, avec leur guenille noire moderne sur leurs maigres jambes. Ils n’étaient pas ridicules, eux ! Drôles immenses, par lesquels finit la Grèce, qui avait été héroïque, et par lesquels, en cessant d’être {p. 412}immenses, mais en restant des drôles, doivent, un jour ou l’autre, périr les Civilisations !

IV §

C’est du haut de ce théâtre grec, indiqué dans le livre de M. Funck Brentano et qu’il était capable de peindre, que nous allons tomber maintenant ; mais heureuse chute ! puisque c’est du professeur à l’homme d’esprit. L’homme d’esprit, en face des modernes, est moins respectueux que le professeur en face des Grecs. M. Funck Brentano (est-ce par dédain ou par politesse pour la France ?) a choisi l’Angleterre pour y chercher et y trouver des modèles de sophistes contemporains, et il en a pris deux, — les plus gros actuellement de ce pays, — Stuart Mill et Herbert Spencer, — lesquels n’ont pas même la qualité, si commune en Angleterre, de l’originalité, et qui sont venus demander le peu qu’ils ont d’idées à la France. Mélange, tous deux, de physiologie et d’économie sociale, ils sont nés, selon la loi de progéniture formulée pour les sophistes par M. Funck Brentano, de la déjection d’Auguste Comte, {p. 413}qui est lui-même une déjection du Matérialisme du xviiie siècle et une de ses variétés… M. Funck Brentano les prend à partie dans une discussion irrésistible, et atteint à travers eux le Positivisme de notre temps. Rien de plus serré, de plus étranglant, de plus vainqueur que cette discussion ; mais ce n’est pas là ce qui étonne. La compétence philosophique, la force logique, l’argumentation qui va à fond, M. Funck Brentano les a, comme beaucoup d’autres philosophes pourraient les avoir. Mais ce qui est rare chez les philosophes, c’est l’agrément, la grâce, l’esprit enfin qu’il a en plus, et pour lequel je le glorifie. Cela sourit rarement, un philosophe ! et en voici un qui aie sourire inaccoutumé à la gravité philosophique, et qui le fait luire au milieu des abstractions arides d’une logique et d’un examen implacables. Rien n’est plus piquant que ce contraste ! Impossible d’entrer dans le détail de l’argumentation spéciale que comporte le livre de M. Funck Brentano, mais toutes les contradictions, les confusions, les fausses règles, les non-sens des deux sophistes anglais, y sont étalés, percés à jour, déchiquetés, pulvérisés, réduits à rien, et plus l’auteur des Sophistes contemporains accomplit et prolonge ce travail de destruction, qui, sous une autre plume que la sienne, serait ennuyeux, — non par sa faute, à lui, mais par la médiocrité même des sophistes qu’il a devant lui, — plus il rayonne d’esprit et mêle à la raison et à la profondeur une imagination charmante. Ce n’est pas {p. 414}l’ironie de Socrate, c’est autre chose, et, là surtout, c’est délicieux. Tenez ! prenez, dans ce chef-d’œuvre de discussion meurtrière contre Stuart Mill et Herbert Spencer, le chapitre intitulé : « Le Conte », et dites s’il est possible d’être, en même temps, et plus fort dans le fond des choses, et d’une légèreté de langage plus lumineuse et plus plaisamment cruelle !… La comparaison des faiseurs de sophismes avec les faiseurs de contes comme Shéhérazade, Perrault et Hoffmann, cette comparaison si soutenue, si poursuivie, et d’apparence si calme dans son moqueur sang-froid, introduit un inconcevable comique dans un sujet qui prête, hélas ! moins au comique qu’à toutes les tristesses du mépris.

Voilà le talent, le genre de talent de M. Funck Brentano. Il a un accent à lui dans les matières où la plupart des hommes parlent uniquement ce langage des abstractions et des généralités, qui, d’ordinaire, n’a pas d’accent… Il n’a rien du cuistre que voulait Cousin et dont s’honorait Cousin ! C’est un léger, mais c’est un consistant, où les autres seraient vagues et lourds… Je l’ai déjà dit, mais pourquoi ne le répéterai-je pas ? ne fût-ce que pour l’engager à donner un second volume à cet ouvrage, que je ne voudrais pas fini, mais seulement interrompu… On regrette que cet abatteur de sophistes n’ait cloué sur sa porte cochère que ces deux grandes chauves-souris du sophisme contemporain : — Stuart Mill et Herbert Spencer. Ils ne sont pas, {p. 415}cependant, ni l’un ni l’autre, ce qu’il y a de plus illustre dans les erreurs présentes qui jouissent de popularité. Il y en a d’autres, qu’il faut traiter comme eux ! Quoique je me sois plaint de ne pas savoir assez explicitement de quelle philosophie M. Funck Brentano relève, il ne faut pas oublier qu’il a écrit cette phrase, qui enveloppe tout : « En vain l’idéalisme et le sensualisme changeront de nom et d’enseigne et deviendront le criticisme, le synthétisme, la philosophie du bon sens, « le positivisme, l’éclectisme, l’évolutionnisme, le nihilisme, on ne pourra conduire à, aucune solution sans un principe supérieur. » Le spiritualiste, dans M. Funck Brentano, pourrait donc être à nous, qui ne croyons qu’à l’autorité d’un principe, — mais est-il à nous ? et quel est le sien ?… Il parle beaucoup d’idées contingentes et nécessaires, que la Sophistique de tous les temps a pour habitude ou pour calcul de confondre. Mais quelles sont les contingentes et les nécessaires ? Pour combattre les sophistes contemporains, qui chaque jour se multiplient, quel principe ajoutera sa force à la force de ses facultés ?… Car il est, intellectuellement, taillé comme personne, parmi les philosophes de cette heure, et capable de dégrader par le raisonnement les doctrines et les hommes de perdition auxquels le monde est présentement en proie… J’augure bien de ce Brentano ! Aux yeux d’Aristophane (nous dit-il quelque part), Socrate était un sophiste (et cela se pourrait bien), le plus dangereux des sophistes, et les juges {p. 416}le condamnèrent justement à boire la ciguë : « parce qu’il ne reconnaissait pas les dieux de la Cité ». Dans l’ordre philosophique, M. Funck Brentano est le juge qui pourrait, s’il le voulait bien, faire boire la ciguë à tous les sophistes contemporains, qui sont plus dangereux que Socrate et qui ne reconnaissent aucun Dieu !

Georges Caumont.
Jugements d’un mourant sur la vie §

I §

{p. 417}Voici plusieurs années que cette chose, qui n’est pas un livre, existe à la vitrine d’une librairie, et je ne sais pas encore qui en a parlé, ou même si on en a parlé, parmi les tripoteurs de bruit qui battent et font mousser, dans les journaux, les petites omelettes soufflées des réputations. C’est par le fait d’un pur hasard, non parle fait d’un éditeur quelconque, que j’ai lu cette chose curieuse et cruelle, oubliée, par tout le monde, comme le testament d’un mort qui ne rapporte rien à personne, et qui m’a rapporté,, à moi, une impression profonde, que je vais essayer de faire comprendre si je ne puis pas la faire partager.

Le sujet de ceci n’est pas, comme on pourrait le croire, un roman qui se cache sous des formes négligées ou familières à dessein, pour qu’elles paraissent {p. 418}plus vivantes. Je l’ai cru un moment. J’ai pensé tout d’abord à une autobiographie de quelque personnage apocryphe, comme celle de Joseph Delorme, par exemple ; mais on m’a assuré que l’auteur de ces pages désespérées avait existé, et qu’il n’y avait ici ni invention romanesque, ni rétorsion littéraire. De donnée, l’histoire en question, attestée par ces pages, est la plus plate et la plus vulgaire des réalités ; mais ce qui la sauve de la déshonorante admiration de ceux qui, en littérature, aiment la réalité pour sa vulgarité et sa platitude mêmes, c’est l’âme qui passe sur cette réalité et qui y met un accent absolument incompréhensible aux porcs littéraires du Réalisme, qui tracassent, pour l’instant, leur fumier, avec un groin presque superbe ! Un homme meurt de phtisie à vingt-cinq ans, et il ne voudrait pas mourir. Voilà tout ! Quoi de moins héroïque et de plus commun ?… Qui n’a pas vu mourir quelqu’un ainsi ? Qui n’a pas vu se révolter quelque pauvre créature humaine contre la nécessité prématurée de mourir ?… Mais ce qu’on n’a pas vu et ce qu’on ne voit guères, dans la résignation qui nous prend tous, de guerre lasse, devant cette impossibilité de ne pas mourir, c’est l’acharnement du combat de l’âme infinie contre le fini de la vie ; c’est la révolte de l’âme qui se veut immortelle devant le néant, ou qui craint de l’être devant l’enfer, et tout cela poussé à un tel degré de furie, de rage, d’imprécation et d’intensité, que l’être qui en souffre, s’il n’était pas mort de phtisie, {p. 419}aurait été capable de voir éclater ses organes, comme un instrument qui se casse, sous la force de cette intensité !

Rien, en effet, ne peut, que la lecture seule de ces pages, donner une idée de cette intensité de passion, de sentiment et de langage. On ne peut même pas par des citations suppléer à tout cela… Le jeune mourant, qui a creusé dans l’idée de la mort pour ajouter à la profondeur du mal dont il meurt, est, par ce côté, plus qu’une curiosité humaine. Il est aussi un artiste de la plus étonnante, de la plus effrayante acuité. Et c’est par là qu’il touche à la littérature, qu’il entre dans la littérature, quoiqu’il s’en soucie bien, de la littérature ! dans sa pensée dévorante de mourir. Ce fossoyeur d’un genre nouveau, qui ne ressemble pas à celui d’Hamlet et qui creuse son propre trou à lui-même ; ce creuseur à bêche sanglante, qui regarde, avec des yeux scientifiques et épouvantés, dans le mal certainement destructeur de sa chair et dans le mystère horriblement incertain de la mort, est, esthétiquement, d’un effet terrible. Et ces pages affreuses, qui tomberont de bien des mains tremblantes, ont ce que nous appelons, nous ! de la beauté littéraire. Je ne crois pas que l’homme de ces effroyables pages eût, s’il eût vécu, fait, je ne dis pas mieux, mais plus fort que cela… Créateur, s’il l’avait été, ses créations n’auraient jamais eu l’énergie du cri que pousse en lui la simple créature… Il fallait, dans une âme assoiffée de vivre {p. 420}comme il n’en exista peut-être jamais, la fureur et l’horreur de la mort pour exaspérer l’expression, telle qu’elle est ici, jusqu’au génie. L’homme, en ce malheureux Georges Caumont, si démoralisé par la mort, ne va pas, lui, jusqu’au génie, dans ses facultés : mais son cri monte jusque-là, — ce cri dans lequel il semble jeter ses entrailles, — ce cri qui dure deux cent quarante-six pages, toujours du même perçant, du même infatigablement suraigu ! Il faut lire cela, si vous pouvez le lire, et si vous pouvez le lire jusqu’au bout, vous ne l’oublierez plus !

II §

Quant à moi, j’ai cherché vainement dans mes souvenirs de littérature quelque chose de comparable à ces pages enragées, écrites jour par jour d’agonie. Ce n’est pas neuf que la terreur de l’homme devant la mort ! mais en voici une tellement profonde, qu’elle paraît une nouveauté. Il y a bien des âmes, parmi les plus fortes comme parmi les plus faibles, que l’approche du dernier moment a tout à coup décomposées, depuis le maréchal de Biron, qui faisait trembler ses bourreaux et les planches de son échafaud, sur lequel il courait, terrible comme à la bataille, prêt à faire une massue du billot qui attendait sa tête, jusqu’à la {p. 421}misérable Du Barry, griffant au visage l’homme de la guillotine, comme une chatte forcée ; depuis l’héroïque Masséna, mourant platement dans son lit, en disant « qu’il ne croyait pas si difficile de mourir », jusqu’à la foule de ceux-là qui ne sont pas des héros, et qui, ne disant rien de leur désespoir, meurent comme le loup d’Alfred de Vigny, en silence. D’un autre côté, il y a certainement, dans ces Révoltés contre la mort, bien des sceptiques qui doutent de leur doute, mais qui ne doutent pas de leur effroi : depuis Pascal, qui, pour ne pas douter, s’abêtit dans son pot d’eau bénite, croyant y noyer l’Enfer et trouver au fond le Paradis, jusqu’à ce de Vigny, précisément, qui a chanté le silence du loup, de Vigny, l’irréprochable Stoïque de peau et de posture, mort inconsolable de n’avoir ni foi ni espérance. Mais, ni parmi les insurgés contre la mort, ni parmi les cabrés devant le Sphinx qui ne répond que dans la tombe, je n’en vois aucun de la convulsion prolongée, de la profondeur dans la conscience du mal de mourir plus épouvanté et plus épouvantant que ce phtisique de vingt-cinq ans, jetant sa phtisie contre toute consolation humaine et divine, enfermant le monde entier dans les [crevasses de son poumon, et, de cet abîme de purulence qui le dévore, envoyant ses crachats empoisonnés jusqu’à Dieu !

Voilà, en deux mots, ces Jugements d’un mourant sur la vie, qui sont moins des jugements que des furies et des imprécations ! Celui qui porte ce nom encore {p. 422}ignoré de Georges Caumont, le malheureux qui mourut à vingt-cinq ans, noirement jaloux des quatre-vingts ans de bonheur insolent du vieux Voltaire, et qui semble dire à Dieu :

Est-ce donc sa vertu que vous récompensiez ?

ne juge rien, en somme ; mais il sent et il souffre, et il se débat contre la mort et maudit la griffe qu’elle lui a plantée en pleine poitrine. Ce qu’il appelle ses. Jugements sur la vie, ne lui appartient pas. Ce sont ceux de son siècle. Par lui-même, il n’est pas un philosophe, mais il est le fils et la victime de la philosophie du xixe siècle, et voilà pourquoi je le mets ici… Ce jeune homme, à qualités brillantes, qui avait eu, nous dit-il, au collège, l’éclat de tous les prix d’honneur, pour lui des espérances ! n’a condensé, dans les pages laissées derrière lui, que ce que le collège lui avait donné. Il y a ramassé contre les idées religieuses avec lesquelles des amis voulurent, à ce qu’il raconte, le consoler de mourir, tous les préjugés, toutes les erreurs, tous les sophismes et même toutes les sottises d’un siècle athée, et il n’y en ajouta pas une de plus ! C’est là le côté très inférieur, le côté appris et déjà dégoisé de ces pages ; mais son âme a aiguisé toutes ces choses épaisses, qui, sans elle, n’auraient jamais coupé, et leur a donné un fil éblouissant et meurtrier. Ce n’est, certes ! pas là une tête philosophique d’un ordre fécond et redoutable, mais c’est une {p. 423}imagination et une sensibilité extraordinaires, que le désespoir de mourir exalte jusqu’à la folie, mais à la plus éloquemment navrante des folies ! Georges Caumont n’est pas un poète comme Joseph Delorme, qui avait pour muse, disait-il, la même maladie :

Elle chante parfois. Une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.
……………………………………………………
C’est là ma muse, à moi…………………………

sa Muse et sa chimère ! Mais celle de Georges Caumont n’est pas une fiction. Elle est plus vraie, plus cruelle, plus atroce, puisqu’elle l’a tué. Nous sommes ici bien loin de Joseph Delorme, qui écrivit des Consolations, et qui, depuis, a passé cinquante ans à faire de la petite dentelle littéraire… Georges Caumont, qui ne fait pas de vers, il est vrai, mais dont la prose est « de premier jet et de source colorée dans son sang, noyée dans ses larmes, pourprée dans ses plaies, sa bile et son fiel, ayant des monstres de style pour exprimer des monstres de souffrance », Georges Caumont est une bien autre personnalité que Joseph Delorme et tous les Mélancoliques et les Souffrants de ce siècle, et c’est sa force de personnalité qui le rend intéressant et pathétiquement sympathique, malgré les farouches et délirantes aberrations de sa pensée. C’est la force de sa personnalité qui l’excuse presque de son impiété, de ses blasphèmes, de ses attentats contre Dieu même. Nous {p. 424}qui croyons à l’âme, nous lui savons gré de son âme ! Les tranquilles libres penseurs de ce temps, assis massivement dans leur lourde incrédulité, se donneront peut-être les airs de le mépriser, cet épileptique du désespoir, comme un lâche et comme un malade. Malade, il l’est, puisqu’il en meurt ! Mais lâche ? Quelle forte et résistante personnalité, au contraire ! Auraient-ils, eux, ces libres penseurs, qui répètent, avec le calme stupide des bêtes devant la mort, le mot imbécilement oraculaire de Goethe : « La nature se moque bien de l’individualité humaine ; elle ne se préoccupe que de la conservation des espèces », auraient-ils, eux, s’ils étaient à sa place, une personnalité égale en soulèvements et en incompressibilité à celle de ce phtisique, qui voit sa vie tomber par morceaux autour de lui et qui ne se résigne pas une seule minute à mourir ? qui n’entend pas du tout se fondre, lui, si aisément que cela, dans l’espèce ? Âme cramponnée à la vie comme le chêne est attaché à la terre, sensibilité qui n’a rien de panthéistique, et pour qui l’univers tout entier a moins d’importance que les battements de son propre cœur ! À nos yeux, à nous, c’est cette personnalité acharnée à vivre, quand elle meurt, qui empêche le blasphémateur et sacrilège Georges Caumont d’être tout à fait un impie ; car le blasphème implique la frémissante reconnaissance du Dieu qu’on blasphème : puisqu’on le blasphème ! et c’est dans le fond de cette personnalité violemment écumante que nous trouvons encore, malgré {p. 425}tout, quelque chose d’immortellement religieux qui nous émeut, nous qui prenons parti pour le Dieu qu’on outrage, contre un si outrageant désespoir !

Et c’est là ce qui donne, d’ailleurs, à ce désespoir, une profondeur infinie ; c’est cette idée d’un Dieu qu’on hait et qu’on insulte pour avoir inventé la mort, et qu’on retrouve toujours sous sa haine et sous son blasphème, repoussant, comme un horrible polype, avec une obstination éternelle, à mesure qu’on l’arrache de son cœur et de sa raison ! Cette idée, qui revient du fond de l’être comme le souffle qui sert à respirer, fouette éternellement le négateur, comme un vent de tempête. Elle fond vingt fois sur lui, et vingt fois il la brise sous des raisonnements qui lui en font voir l’absurdité resplendissante. Mais les débris de cette absurdité brisée s’attachent à lui et entrent dans sa pensée, comme des échardes douloureuses et saignantes, et, de ce coup, impossibles à arracher ! « Ah ! — dit-il quelque part, bondissant sous elle, — l’écrasante et affolante pensée d’un Dieu tout-puissant, qui, non content de tyranniser nos corps, tyrannise nos cœurs, en nous ôtant la force même de nous plaindre, parce que nous savons que l’iniquité même sera juste si le caprice de celui qui peut tout l’a décidé ainsi… » Voilà Job et le poitrinaire qui meurent à Madère, — et c’est lui, Georges Caumont, fou des terreurs de Dieu, et qui, de la religion qu’il réprouve, n’a gardé que la croyance à l’enfer… « Non ! — ajoute-t-il en insistant, — {p. 426}je ne crois pas au ciel, mais je crois à l’enfer, où ma place est marquée de toute éternité ; à un enfer où l’inique Jeffries qui doit me juger m’ôtera, pour me confondre, le sentiment de l’iniquité divine, et par ses tout-puissants prestiges, domptant, éblouissant, affolant ma conscience, me fera avouer en grinçant des dents que l’injustice est juste, que l’horreur est clémente, qu’une faiblesse d’un instant exige une éternité de peine infinie ; que le péché originel, la prédestination, le petit nombre des élus, la damnation de Socrate et des enfants non baptisés, sont des miracles de miséricorde, et qu’il est juste et très juste qu’éternellement avec eux je hurle, et qu’éternellement ils râlent avec moi !!!… » On ne répond pas à une démence si furieuse, si contradictoire, et, disons-le, si bête… Madame de Staël a dit un jour que le secret de la conscience des écrivains se révélait par le mot qu’ils répétaient le plus. Le mot de Georges Caumont, c’est fou ou affolé. Seulement, n’y a-t-il pas, ne peut-il pas y avoir de la beauté dans l’éclat de voix, le geste et le regard d’un fou, et n’est-ce pas cette beauté-là, qu’on trouve en ces pages, écrites contre Dieu par un homme qui ne peut se débarrasser de l’enveloppante idée de Dieu qui l’enveloppe par-dessus toutes ses tortures physiques et morales, par cet athée à l’enfer qui croit à l’enfer, par ce damné d’avant la mort, qui, dans les courts moments de sa vie, a mangé en herbe l’affreux blé de sa damnation éternelle ?

III §

{p. 427}Oui ! c’est cette beauté qu’ont les quelques pages de Georges Caumont ; c’est la beauté de cet enfant malade et insensé, à qui la souffrance l’a donnée, et qui, sans cette souffrance, serait horrible, avec ses idées, comme les sophistes de son temps, et ne mériterait, comme eux, que toutes les violences du mépris. Oui ! elle est folle, elle est égarée, cette faible tête, à l’aurore d’une vie qu’elle va perdre, ce qui la bouleverse ; mais elle est belle encore, comme Oreste était beau quand il était en proie aux Furies. Et voilà pourquoi nous nous arrêtons devant elle. Voilà pourquoi ceux qui aiment la beauté partout où elle est, — qui l’aiment pour elle-même et même indépendamment de ce qu’elle exprime, liront ces pages où il y a tant à condamner, mais tant à plaindre et tant aussi à admirer ! Georges Caumont a beaucoup souffert, et, comme tant d’autres, il a tiré de sa souffrance tout ce qu’il vaut. La douleur lui a donné toutes les intensités qui font l’écrivain, et s’il n’était pas un écrivain, que serait-il ?… Je me le suis demandé plus haut, si cela aurait été meilleur pour sa gloire, en supposant que cet infortuné {p. 428}ait un jour son atome de gloire, de vivre que de mourir ; si, en vivant, il aurait mis un jour au service de quelque grande conception le talent de style contracté, affiné, acéré et passé au feu de toutes les douleurs, un jour ressenties ? Tout ce que je vois en ces pages de touchant aux idées, aux grandes lignes et aux certitudes de l’esprit, m’en fait douter. Pour moi, il n’était pas né pour être nettement et absolument supérieur dans l’ordre de la pensée comme il eût pu l’être dans l’ordre de la sensation et du sentiment. Or, cet ordre de la sensation et du sentiment, l’aurait-il jamais mieux trouvé que dans le mal physique et moral qui l’a dévoré avant l’heure ?…

Il est mort… Comment est-il mort ?… Son éditeur (un ami au doigt sur sa bouche) ne le dit pas, et j’aurais pourtant bien voulu savoir le dernier mot de cette rugissante agonie, qu’il nous décrit, à mesure qu’elle vient, avec une rage plus forte que la vie. Hélas ! je l’ai cherché — mais sans le trouver — dans la deux cent quarante-sixième page de ce volume, que je ne puis m’empêcher de citer tout entière : « Enfonçons. Écorchons. Détaillons, — dit-il. — Dans mes poumons, c’est (en ce moment) la douleur physique et la suffocation. De toutes mes souffrances, c’est la moindre. Elle est, du moins, intermittente. Des calmes viennent. À coups de vésicatoires, on parvient à ressusciter le souffle. Mais il y a des demi-heures terribles où l’on perd pied et où il semble qu’on se {p. 429}noie… Ah ! qu’une bonne poitrine en acier de Sheffield, si l’on pouvait, par quelque vivisection bien savante, l’introduire et la substituer à ma pauvre poitrine de chair, qui n’est plus que plaie et poussière, qu’une telle machine, jouante et sifflante, bien pompante et aspirante, rendrait donc non seulement à mon corps assaini vie et souplesse, mais à mon esprit dilaté, élargi, aéré, non plus comprimé, non plus moisi, et toutes fenêtres ouvertes, lucidité, largeur, verve, originalité, puissance ; à mon cœur, non plus racorni par la souffrance, non plus isolé par la faiblesse, et, malgré lui, ployé par mille besoins à tous les égoïsmes, mais soulevé par le souffle vivifiant du bien-être et rafraîchi par tous les jeunes courants qui le fuient maintenant, sensibilité, poésie, relèvement moral, apaisement intérieur, tous les trésors de l’âme… » Et la phrase tout à coup s’interrompt, jugulée brutalement par le mot : FIN !

Cela ne vous donne-t-il pas la froide et tragique sensation des vers de Chénier ?

           Ayant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
           Peut-être, en ces murs effrayés,
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Remplira de mon nom les longs corridors sombres…
…………………………………
…………………………………

M. Athanase Renard.
Les Philosophes et la Philosophie §

I §

{p. 431}Un des bonheurs de la Critique, qui n’en a pas immensément, la pauvre chère fille ! c’est de découvrir, à travers le bruit que font les sots, à qui le monde appartient, quelque noble esprit ignoré, dédaigné, obscur, et de réclamer pour lui l’attention et le respect auxquels il a droit. Ce bonheur-là, je l’ai eu un jour, si on se le rappelle, quand je signalai l’un des premiers, si ce n’est le premier, le livre d’un inconnu (Revelière), intitulé magnifiquement : Les Ruines de la Monarchie française, sous lesquelles, par parenthèse, il pourrait bien rester enseveli… Eh bien, je vais avoir ce bonheur encore en parlant d’un autre livre, non moins substantiel, non moins fort d’observation et de raison que celui de Revelière, et aussi non moins ignoré… Ce livre s’appelle : {p. 432}Les Philosophes et la Philosophie, et il est d’un écrivain à peu près aussi inconnu que Revelière, c’est M. Athanase Renard.

Il y a, du reste, une autre ressemblance entre ces messieurs que d’être l’un et l’autre inconnus au monde littéraire, — où d’être connu n’est pas une si grande gloire !… Il y a une ressemblance meilleure, plus honorable et plus essentielle. C’est celle de l’esprit de leurs livres. L’un fait en histoire ce que l’autre fait en philosophie. Tous deux concentrent en un bloc puissant la réflexion qui a pris toute leur vie, et leur vie a été longue ! Mais où commence la différence entre ces deux inconnus faits pour ne pas l’être, le voici : L’auteur des Ruines de la Monarchie française est mort dédaigneux de la publication de son livre, qu’il savait, de conception et de sujet, impopulaire, l’ayant gardé fermé sous son coude après l’avoir écrit, et achevé ainsi de vivre, la tête qui l’avait pensé dans sa main, ne demandant rien à son siècle… L’auteur des Philosophes et la Philosophie n’a pas eu, lui, cette indifférence, qui est une impertinence sublime ! Il vit, je crois, quoique très avancé dans la vie, et s’il ne vit plus, il a cette supériorité de la vieillesse qui donne à l’expérience le calme et la certitude… et, avant de mourir, il a eu la jeune curiosité de savoir si ce siècle, justement méprisé par l’auteur des Ruines, comprendrait quelque chose à un ouvrage non moins impopulaire que le sien. Octogénaire imposant, qui a planté son livre, comme l’octogénaire {p. 433}de La Fontaine plantait son arbre, avec le désintéressement le plus complet de lui-même et la plus majestueuse sécurité.

Mais, si majestueuse qu’elle ait été, cette sécurité, elle pourrait bien être trompée, et même voilà précisément ce qui la rend si belle, c’est d’être trompée ! Qu’y a-t-il de plus beau, en effet, que d’écrire bravement ce qu’on croit être la vérité, et de l’écrire pour soi et pour elle, sans se préoccuper de ce que les autres en penseront ?… Les autres, ici, ce sont les philosophes, les philosophes auxquels s’adresse plus particulièrement le livre de M. Athanase Renard. Mais, qui sait ? ils seront peut-être moins passionnément cruels contre lui que ne le seront et ne doivent l’être les hommes à qui s’adresse plus spécialement aussi le livre superbe de Revelière… La raison de cela ne vient pas du livre. Elle vient de ce que les premiers sont des philosophes et les seconds des hommes politiques, et que la politique est maintenant la seule passion qui vive dans ce siècle tari, épuisé, mourant de faiblesse intellectuelle entre la négation et le doute, moins viril encore que la négation ! Ceux qui s’appellent actuellement les philosophes officiels, et qui font métier et marchandise de philosophie, n’ont plus rien de la flamme des fanatismes philosophiques d’autrefois. Ils ont la lâcheté de leur rationalisme. Ils ne croient même plus à la virtualité de leur enseignement. À parler rigoureusement, on peut dire, sans trembler, {p. 434}qu’il n’y a plus de Philosophie. Et, de fait, ôtez-lui la Métaphysique, — son trépied sacré ! — et la Philosophie s’écroule. Or, c’est là ce qu’on est en train, pour l’heure, d’ôter à la Philosophie. Les sciences positives qui usurpent son nom, le Naturalisme de Darwin, emportent, à dos d’âne (puisque nous sommes dans les bêtes !), la Métaphysique. Dans un pays et dans un temps où, depuis deux siècles, nul grand système n’a eu la force de se produire, et où ce qui reste de mouvement philosophique ne s’exprime plus que par de chétives monographies ou par des histoires de la Philosophie qui sont des signes de mort, car ces histoires sont les cimetières des philosophies et on n’enterre pas les vivants, les grandes polémiques ne peuvent plus exister. La noble passion intellectuelle, étouffée par la grossièreté de l’air ambiant que le Matérialisme épaissit encore, s’est évaporée comme un éther, tandis que l’ambition politique subsiste et flambe toujours, immortelle comme les convoitises et les bassesses dans le cœur de l’humanité !

II §

{p. 435}C’est cet état de débilitation philosophique que le Dr Athanase Renard nous a mis à même de vérifier et de juger, dans l’histoire critique qu’il vient de faire de la Philosophie moderne. Il a intitulé son livre, avec une profondeur peut-être inconsciente, mais qui n’en est pas moins de la profondeur : Les Philosophes et la Philosophie, mettant avec raison les hommes avant la chose, la Philosophie n’étant jamais un Absolu, quoiqu’elle prétende en être un, et n’ayant de valeur, comme tous les empirismes, que par les hommes qui la cultivent ou qui la professent. Elle est, en effet, un empirisme comme la Médecine, la Philosophie, et M. Athanase Renard, qui signe : le docteur Athanase Renard, est un médecin qui a mêlé la Philosophie à l’observation physiologique… non pour tuer l’une par l’autre, comme tant de physiologistes, mais pour sauver l’une de l’autre, qui, en ce moment, veut la tuer. Dès qu’il a pu penser par lui-même en dehors de ses maîtres, la vie intellectuelle du Dr Athanase Renard a été de la plus profonde unité. À partir de sa thèse « inaugurale », pour parler comme lui, {p. 436}il a toujours poussé dans le même sens ses observations et ses idées. Quoique médecin, c’est un spiritualiste, chose rare ! et d’un Spiritualisme assez vigoureux pour monter jusqu’au Christianisme, qui est la conséquence dernière de tout Spiritualisme puissant. Il est chrétien comme l’était Récamier, mais avec des aptitudes philosophiques d’une spécialité supérieure. Dans le livre qui touche à tant de choses et qu’il a publié, il montre des facultés de discussion tout à la fois brillantes et allègres. Il a de la sève et de la verve, une rondeur et une bonne humeur charmantes dans la gravité. Il n’est point pédant comme les philosophes qu’il combat, et dont quelquefois il se moque avec une bonhomie meurtrière… Du fond de sa province, où il est peut-être resté toute sa vie, — comme Rocaché, le grand médecin des Landes, cet immense praticien, plus haut que la fortune et que la gloire, inconnu à Paris, mais regardé comme un dieu de Bordeaux à Barcelone, où il régna cinquante ans sur la santé et sur la maladie, — le Dr Athanase Renard, dont j’ignore la valeur comme médecin, apparaît dans son livre comme un robuste penseur solitaire, et ce qui étonne davantage, comme un homme de la compétence la plus éclairée sur toutes les questions d’enseignement, de méthodes et de classifications de ce temps, et comme s’il avait vécu dans le milieu philosophique où ces questions s’agitent le plus… Par ce côté, il ressemble encore à Saint-Bonnet, le {p. 437}grand esprit métaphysique dont le rayonnement finira un jour par tout percer, et qui aussi vivait au loin de ce que les flatteurs ou les fats de Paris appellent insolemment la Ville-lumière. Il a certainement moins de hauteur, moins d’éclat, — disons le mot ! moins de génie que Saint-Bonnet, auquel on ne peut, en ce moment, comparer personne, — mais, comme lui, il s’efforce, dans la mesure d’un talent inférieur et différent, de ramener la Philosophie égarée à la Métaphysique chrétienne.

Et, de fait, il n’y a plus à faire que cela pour le salut et l’honneur de la pensée humaine ! L’auteur des Philosophes, qui a mesuré le danger qu’elle court et l’abaissement dans lequel elle est tombée et où elle tombe chaque jour davantage, a donné dans son histoire critique la preuve de cette dégradation de la pensée par le Matérialisme, qui est à la fin de tout dans l’ordre philosophique : Finis Poloniæ ! Le Dr Athanase Renard n’est point un théologien comme Saint-Bonnet, dont la philosophie s’appuie sur une théodicée, et à qui les imbéciles de ce temps athée sont bien capables de reprocher sa théologie ! Il a, lui, la science moderne, la science dont le moindre grimaud est fier, la science qui fait tous les genres de cuisine, à cette heure, dans l’affreux baquet des sorcières de Macbeth, qui est l’état intellectuel de ce temps ! Il est physiologiste. C’est un avantage. Physiologiste donc avant tout et d’étude première, ce qui l’a d’abord frappé, {p. 438}c’est le vice de l’École de Médecine d’où il est sorti, et qui n’a cessé, depuis le commencement de ce siècle, de vouloir justifier scientifiquement la misérable idéologie de l’Encyclopédie, qui, sans cette École, n’eût pas eu de portée ; car, ainsi que l’a dit le Dr Athanase Renard dans un éclair : « Le Matérialisme n’est pas français. » Il vient de Bacon et de Locke. La philosophie du xviiie siècle, qui passe pour si spirituelle, n’a pas eu l’esprit de l’inventer ! Le Dr Athanase Renard, qui s’est retourné de si bonne heure contre l’Enseignement médical, et qui a fini par lui vomir à la figure le lait empoisonné dont il l’avait nourri, ne s’est pas enfermé dans le cercle étroit de cet enseignement. Il a porté plus loin ses sagaces regards. Il a embrassé le Matérialisme contemporain tout entier, — le Matérialisme de la minute présente, — dans toute l’étendue de son progrès et sur tous les sommets où il est monté et où il s’est établi, couvrant tout, comme l’eau d’un déluge… Le Dr Athanase Renard compte, un par un, ses envahissements victorieux ; car il est victorieux sur toute la ligne ! Le Rationalisme, cette petite digue, bâtie par le castor Cousin et les autres castors à sa suite, a été promptement renversé et submergé, et le Panthéisme, qui n’était, d’ailleurs, que du Matérialisme encore, mais poétiquement déguisé, a fondu dans ce Matérialisme envahisseur et dissolvant, et a disparu sous le mépris même des Allemands !!! Rien qui ait résisté ! Rien qui compte aujourd’hui ! Tout a {p. 439}péri des philosophies qui se croyaient formidables ! Le bon sens de Reid est allé rejoindre le scepticisme de Jouffroy. Elles ont été vaincues, ces misérables philosophies, par le Matérialisme, qui a voulu faire aussi des systèmes et qui n’en avait pas besoin, tant il a pénétré dans le fin fond corrompu de la pensée et de la vie modernes ! Il n’avait besoin ni de Cabanis, ni de Broussais, ni de Gall, ni d’Auguste Comte, ni de Littré, qui ont obéi comme des buffles à la lance stupide qui les pousse, c’est-à-dire à la tendance impérieuse et fatale du Matérialisme sans idées, plus puissant, à lui seul, que toutes les idées dont ils ont voulu le fortifier !

Ces idées, le Dr Athanase Renard, qui les a discutées dans la partie critique de son livre, en a montré le creux et fait voler au loin la poussière. Il a tout pris, pour le déshonorer, dans la filiation des idées et dans la généalogie individuelle de ce Matérialisme qui doit enterrer toutes les philosophies dans quelque chose qui ne sera plus une philosophie… L’inanité ou l’ineptie des systèmes que le Matérialisme essaie encore d’organiser, fait éclater de plus en plus cette vérité : c’est que si le Matérialisme dissout les philosophies, il dissout aussi la cervelle des philosophes. Charlemagne disait : « Que de fer ! » et moi, je dis : « Que de bouillies ! » Il faut bien le reconnaître, malgré la tradition badaude des Écoles, malgré les phrases des pédants, dupes de celles qu’ils écrivent, malgré la popularité facile des idées abjectes, qui réussissent toujours, au {p. 440}fond, ce sont de pauvres hommes intellectuels dans l’ordre philosophique que Bacon, — grand de loin, petit quand on s’approche, — Locke, Condillac, Destutt de Tracy, Laromiguière, Cabanis lui-même et Broussais, — tombé de son propre matérialisme à lui dans le matérialisme fantoche de Gall et de ses bosses ! — et Gall l’Allemand, — ce titre suffit pour expliquer la fausseté et le ridicule de son système, que le docteur Renard, en deux ou trois coups de plume, a désarticulé, — et Auguste Comte, et Littré, — la côte d’Adam d’Auguste Comte ! — qui, tous deux, ont ramassé les morceaux de ce système de Gall et qui s’en sont fait des couchettes. Réellement, dans cette phalange d’esprits — peu macédonienne — je ne vois pas une seule tête philosophique de valeur transcendante et qu’on puisse objecter à leurs doctrines, pour ne pas trop les mépriser…

III §

Remercions le Matérialisme. Il a fait des hommes qui nous laissent la liberté du mépris… Le Dr Athanase Renard nous a donné de ces hommes-là une biographie intellectuelle qui les tue. Mais n’allez pas croire, d’après ce que je vous dis là de ces biographies, que {p. 441}le Dr Athanase Renard ne soit qu’un critique en philosophie ! Il est mieux et bien plus que cela. C’est un homme de réflexion et d’initiative, mais d’initiative inspirée par la réflexion, par l’expérience et par l’histoire. Aux systèmes des philosophes dont il écrit la triste chronique, il oppose le sien, qui n’est pas un système, mais une vue générale et planant sur l’esprit humain… Le Dr Athanase Renard n’a point le bon sens étranglé de Reid, l’Écossais, étroit en philosophie comme en religion (le presbytérianisme), mais il a le bon sens dilaté d’un Gaulois, agrandi par l’idée catholique… La race vit et pense dans le Dr Athanase Renard, et c’est pour cela que je l’aime et que je l’estimé, moi qui crois à la race, et qu’en toute chose nous ne valons pas nos pères !… Le Dr Athanase Renard a sa définition de la Philosophie. Elle n’est pour lui que la « révélation des lois de notre entendement, c’est-à-dire des vérités de sens moral et de sens commun, et dont le principe est dans nous tous tant que nous sommes ». Tel son principe. Tel son point de départ et son point d’arrivée. Tel son alpha et son ômega, qui sont la même lettre en philosophie. Je ne sache rien de moins philosophique dans le sens que les philosophes donnent à ce mot, et c’est bien quelque chose, mais cela est-il philosophique dans le sens de vérité que nous donnons à ce mot, nous qui nous vantons de n’être pas des philosophes ?

Il est vrai que, lui, ne s’en vante pas, le Dr Renard ! {p. 442}Il se vanterait presque du contraire, s’il n’était pas le plus aimable et le plus humble des esprits puissants, qui savent être humbles parce qu’ils sont chrétiens. Il est chrétien, mais il est philosophe, mais il croit à la philosophie comme je suis athée à elle, moi qui suis athée à elle comme les athées le sont à Dieu ! Pour cette raison, l’idée du « sens moral et commun révélé par les lois de notre entendement » que je trouve sous sa plume, je la connais, et puisqu’il s’agit de la vérité, je ne suis pas honteux de dire qu’elle m’épouvante. Un jour, elle a passé, cette terrible idée, dans l’esprit d’un homme de génie, et Dieu sait le trouble qu’elle y jeta ! C’était Lamennais, chrétien encore, mais qui allait tomber dans l’abîme de cette démocratie qui l’a dévoré. Il y tomba sous la pression de cette idée du sens commun prise comme criterium de toute vérité, et que tous les esprits faussés par une révolte quelconque de l’esprit ou du cœur peuvent invoquer. Luther ne l’avait-il pas invoquée, pour son compte, avec son principe de l’examen individuel ? Et cela ne fit pas se cabrer et se rejeter en arrière le génie si longtemps chrétien de Lamennais ! Avec cet arc trop courbé d’une définition, qui se casse toujours là où on la ploie avec le plus de force pour en faire le cercle qui doit tout renfermer, le Dr Athanase Renard, le physiologiste, a été la victime d’une psychologie qui l’a trahi, et c’est la psychologie de Descartes. Qu’il le sache ou bien qu’il l’ignore, le Dr Athanase Renard {p. 443}traîne des restes de cartésianisme dans sa pensée. Il est cartésien comme tous les philosophes qu’il admire, et qui, au xviie siècle, l’étaient tous, plus ou moins. Pour qui croit comme lui aux nationalités philosophiques, le spiritualisme cartésien est la vraie philosophie de tradition française. Seulement, qu’il prenne garde ! Descartes, pour lequel il a peut-être trop d’entrailles, a tellement muré l’homme dans son moi, avec son principe psychologique (je pense, donc je suis !), qu’il ne lui est plus possible d’en sortir jamais, — soit pour aller aux hommes, soit pour aller à Dieu (le chemin manque), — et qu’il n’est plus capable d’inventer un criterium absolu et universel, comme doit être tout criterium de vérité. Puisque le Dr Athanase Renard est chrétien, il ne doit y avoir pour lui que l’Église et son impératif catégorique, comme dit Kant, avec sa précision barbare ; et si c’est l’Église, ce n’est plus « le sens moral et commun dont le principe est dans nous tous tant que nous sommes ». Le mot de « révélation des lois de l’entendement » que le Dr Renard emploie, ne peut s’entendre que d’une révélation individuelle, qu’on est libre d’admettre ou de rejeter. Assurément, il ne s’agit point ici du christianisme du Dr Athanase Renard, qui soumet respectueusement son livre à l’examen et à la décision de l’Église, mais il s’agit de la rigueur d’une définition nécessaire, si elle n’est pas impossible… Et puisque le Dr Athanase Renard s’est donné le noble but de ramener la Philosophie à la Métaphysique {p. 444}chrétienne, il ne doit la ramener que par des moyens métaphysiquement chrétiens. Or, le sens commun n’en est pas un. Il a été longtemps chrétien en France, je le sais, mais il ne l’est plus, et le moyen à employer doit être d’autant plus métaphysiquement chrétien, qu’il ne l’est plus !

IV §

Mais si la psychologie de Descartes a fait fléchir la rigueur d’une définition qui devait être rigoureuse sous la plume d’un aussi fort chrétien que l’auteur des Philosophes et la Philosophie, n’oublions pas que partout ailleurs, dans son livre, il reste l’homme irréprochable de ce Spiritualisme qui meurt actuellement sous l’étreinte du plus brutal Matérialisme, et que le Christianisme peut, seul, ressusciter, en l’en arrachant ! N’oublions pas que l’ouvrage du Dr Athanase Renard est un livre de discussion et d’analyse plus qu’un livre de théorie, et que l’histoire et la description de l’esprit humain y tiennent plus de place encore que la philosophie. Une des plus belles parties du livre en question est l’histoire de ce sens commun et moral que l’auteur appelle : {p. 445}« la philosophie de tout le monde », mais qui n’est la philosophie de tout le monde que quand nulle autre philosophie ne l’a dépravé. Or, c’est là, aujourd’hui, la question ! Les Philosophies matérialistes surgissent de toutes parts. Quoique sans génie, sans talent, sans esprit, sans homme d’intelligence première, elles s’emparent de l’esprit moderne avec un effroyable ascendant, et elles rencontrent précisément dans le « sens commun » d’un temps matérialisé de mœurs par une corruption de deux siècles, le plus redoutable auxiliaire. Le livre du Dr Athanase Renard a été pensé pendant des années, et finalement écrit contre cela. L’auteur, qui ne se contente pas de massacrer les systèmes et les hommes du Matérialisme, boucherie méritée ! passe en revue toutes les philosophies depuis Descartes, qu’il n’adore tant que parce qu’il a opposé, malgré son doute scientifique, le Spiritualisme au Matérialisme de son époque. L’auteur des Philosophes et la Philosophie reprend la même thèse avec d’autres adversaires et un matérialisme autrement grossier, autrement impudent, autrement haineux que le petit matérialisme de Gassendi, — le têtard du monstre actuel ! Il faut lire toutes les discussions du livre du Dr Athanase Renard, pour avoir une idée de sa supériorité. Supériorité inutile, probablement, — comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, — mélancolique supériorité, inutile pour lui et pour nous !… Pour nous, qui nous enfonçons dans cette vase du Matérialisme {p. 446}chaque jour davantage, et qui demain y aurons disparu ! Pour lui, assez fier ou assez sage pour dédaigner probablement cette écuelle de la Gloire que les Vanités qui viennent y laper ont salie, mais qui aurait aimé peut-être à voir boire aux contemporains de son heure dernière le verre de vérité qu’il leur verse, et qu’ils ne boiront pas !