André Beaunier

1902

La poésie nouvelle

2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : André Beaunier, la poésie nouvelle. Paris : société du Mercure de France, 1902.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013, édition TEI), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Pascale Langlois (2011, coordination éditoriale).

La Poésie nouvelle dont il est ici question n’est pas seulement une récente manifestation d’art ; mais sa nouveauté lui est essentielle, comme le principe même de son esthétique. Notre poésie française, fanée, mourait, il y a quinze ou vingt ans. Quelques jeunes hommes survinrent, animés d’une ardeur louable, épris de Beauté ; ils n’essayèrent pas de restituer un semblant de vie aux poncifs anciens, mais ils voulurent inaugurer un art tout neuf dans son aspiration et dans sa forme. Ils affirmèrent leur croyance qu’il n’y a pas de poésie sans la fraîcheur de l’impression, — la poésie, en somme, n’ayant d’autre objet que de nous faire apercevoir la présence réelle de toutes choses.‌

Il serait exquis de se figurer le premier printemps de la terre, si Adam n’avait pas été, sans doute, d’une mentalité trop rudimentaire pour en goûter la grâce fragile… L’habitude et l’utilité nous empêchent de voir les choses avec l’étonnement émerveillé qu’elles méritent ; elles ont bientôt cessé de nous émouvoir, et dès lors notre existence ici-bas, dans le monde vainement délicat et varié, n’a plus ni agrément, ni signification.

C’est le rôle de la poésie, de rendre à notre vision sa véridique ingénuité, de restituer aux bois, aux champs, à toute la Nature et enfin au cœur de l’homme, à ses passions, à ses mélancolies et à ses allégresses, leur immédiate et si éphémère vérité.

Seulement, la poésie, elle aussi, comme toute œuvre humaine ou comme toute créature, a vite fait de vieillir, et vieillie, elle n’est plus rien. Il la faut sans cesse renouveler ; il faut sans cesse imaginer une autre poésie.

Voilà ce que comprirent les poètes dont les œuvres sont analysées dans ce livre, et ils ont réussi parfaitement leur tâche opportune. Il convient qu’on admire la désinvolture avec laquelle ils ont rejeté les anciennes formes littéraires. On les accusa d’irrespect ; heureuse audace ! ils laissèrent les morts ensevelir les morts, les néo-parnassiens ressasser les parnassiens d’antan et, libres, confiants en eux-mêmes, ils s’élancèrent à la conquête d’une Beauté nouvelle, de leur Beauté !

Il serait oiseux de leur chercher des ancêtres, puisque leur esthétique est d’abord une hardie rupture avec le passé. Verlaine leur donna peut-être une conscience plus nette de la légitimité de leur entreprise en leur rendant plus perceptible la gêne des règles périmées qui se survivent à elles-mêmes. Mallarmé qui faillit, à d’autres égards, les induire en erreur, leur apprit la dignité de l’art et la hautaine indifférence qu’il faut garder vis-à-vis des incompréhensions du public. Et quant au grand Baudelaire, s’il eut avant eux la nostalgie d’un art libre et neuf, il ne réalisa que partiellement son vœu et, en tous cas, il ne leur livra pas une formule d’art qu’ils aient adoptée…‌

Ils sont eux-mêmes, superbement.

Aussi ne composent-ils pas une école. Ils se ressemblent par un même désir d’individualisme. Mais, à cause de cela aussi, ils se séparent pour la réalisation de leur idéal : chacun d’eux manifeste sa personnalité avec indépendance, avec intransigeance. Il y a parmi eux des spiritualistes et des matérialistes, des catholiques et des nihilistes, des tristes et des gais, des visionnaires luxueux et d’humbles observateurs de la réalité quotidienne…‌

Ils ont affranchi la poésie des vieilles écorces qui l’enserraient ; et aussitôt elle s’est épanouie avec une richesse de sève, une abondance de vie admirables. Dans l’histoire de notre littérature, le renouveau poétique de ces dernières années apparaîtra comme l’une de ses plus belles époques de fécondité.‌

Et puis, cette poésie nouvelle, à son tour vieillira ; elle deviendra un poncif et il faudra alors qu’on la tue. Mais à présent elle est dans toute la fraîcheur de sa nouveauté ; hâtons-nous d’en jouir, à cette heure fugace où elle exprime, avec une émouvante vivacité, notre âme d’aujourd’hui, notre âme passagère.‌

DU MÊME AUTEUR :‌

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Alfred Vallette.

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Introduction

Le symbolisme et le vers libre §

Entre les années 1885 et 1900, en France, une poésie est morte, une poésie est née ; celle-là s’en allait d’épuisement, celle-ci, toute fraîche et toute neuve, a pour elle l’avenir. La défunte est la poésie des Parnassiens, la vivante est la poésie de ceux qu’on appelait naguère « les Décadents ».‌

On les appelait, sans doute, ainsi par antiphrase, — ou, plus simplement, par erreur. Le rôle de la critique, dans cette affaire, ne fut pas brillant. Elle se montra plus obtuse que de coutume, plus incompréhensive, malveillante avec plus d’effronterie. Elle est essentiellement paresseuse : toute innovation qui lui complique sa besogne lui semble monstrueuse ; elle tâche de s’en débarrasser hâtivement, en l’écrasant sous le silence ou le ridicule. Ce mot de décadents lui fut commode, elle s’en servit pour écarter une bonne fois tous les poètes qui ne se prêtaient pas aux faciles jugements de la vieille esthétique traditionnelle. Il n’y a pas de preuve meilleure de la vitalité de cette poésie nouvelle que le fait d’avoir survécu, malgré tout, à de telles conspirations de chroniqueurs indolents ou niais.‌

Cependant, les Parnassiens rendaient l’âme. L’âme seulement. Ils perduraient, non décédés extérieurement, décorés, membres d’académies ou titulaires de bonnes rubriques dans des journaux. Ils n’étaient même pas très âgés, si l’on consulte leurs actes de naissance. Mais ils avaient renoncé, bientôt las, à faire des vers. Ah ! ce sont eux, les décadents : leur impuissance prématurée le prouve.‌

Quelques-uns d’entre eux avaient été des poètes admirables ou charmants, comme Leconte de Lisle ou Sully-Prudhomme ; d’autres n’avaient jamais été que médiocres, comme François Coppée. Mais c’est une chose curieuse que, depuis une quinzaine d’années, ils ne publient plus rien du tout, absolument plus rien. N’a-t-on pas le droit de considérer leur silence comme un aveu involontaire ? Ne se sont-ils pas aperçus qu’ils étaient finis, hélas ! finis ?…‌

Quant aux néo-Parnassiens, ils ne donnent pas grand’chose, en vérité. Ils sont consciencieux, s’appliquent à ne pas violer les règles, travaillent à des sonnets, — à deux ou trois sonnets qu’ils recommencent sans fin, à tour de rôle ou simultanément, et sans les trop perfectionner. Ils se donnent beaucoup de mal pour créer des strophes nouvelles, très difficiles, aussi difficiles que possible, et se consument à ce vain exercice.‌

Or, le Parnasse fut, quoiqu’on veuille dire, une école. Parce qu’entre Leconte de Lisle, Coppée, Sully-Prudhomme et Mendès il y a des différences de tempérament, on se plaît à nier qu’ils soient solidaires les uns des autres. Il n’en est pas moins vrai qu’ils ont entre eux cette analogie essentielle : ils s’expriment au moyen de vers et de poèmes à forme fixe, directement, et sans avoir recours à des symboles. Toute leur esthétique, aux uns comme aux autres, est là. Ce qui les caractérise, par rapport à leurs prédécesseurs, c’est d’avoir affirmé, d’une manière plus catégorique ce principe d’une poésie formaliste et positiviste. Et c’est ainsi, surtout, qu’ils se distinguent de leurs successeurs, lesquels ont rompu résolument avec cette poésie-là, pour en créer une autre qui, substitue au vers régulier le vers libre, au positivisme le symbolisme.‌

En conséquence, la défection des grands Parnassiens et la stérile faiblesse de leurs élèves prennent toute leur importance historique. Il ne s’agit pas ici d’une sorte d’accident fâcheux qui serait arrivé par hasard à quelques poètes. L’échec du Parnasse marque la fin d’une forme particulière de la poésie française, qui coïncide heureusement avec la naissance et l’épanouissement merveilleux d’une poésie nouvelle.‌

Celle-ci a, tout d’abord, pour elle son abondante richesse. Il suffit d’énumérer les noms de Gustave Kahn, d’Henri de Régnier, de Vielé-Griffin, de Verhaeren, de Maeterlinck, de Stuart Merrill, de Francis Jammes, de Paul Fort, de Moréas, pour indiquer qu’assurément le Parnasse finissant n’a rien à opposer à cette floraison poétique.‌

Faut-il rattacher au Parnasse quelques poètes d’à présent qui ont entrepris avec ardeur de réagir contre le symbolisme et le vers-librisme ? Ils reprochent au symbolisme de n’être pas assez humain, assez ouvert à la vie, à la vérité, — ce qui n’est pas juste ; — au vers-librisme ils reprochent de détruire l’harmonie poétique, — ce qui n’est pas juste non plus ; — et ils se fondent sur cette double erreur pour opérer un retour aux traditions. Quelques-uns d’entre eux sont « naturistes » ; d’autres se font un devoir, pour être de leur temps et l’exprimer, de célébrer les Universités populaires ; d’autres écrivent au secrétaire perpétuel de l’Académie française pour le sommer de mettre un terme à l’anarchie de la métrique contemporaine. Ils ont tous profité, plus ou moins, des audaces de leurs prédécesseurs ; ils acceptent plusieurs de leurs innovations, — mais ils sont timides extrêmement. Certains peuvent être considérés comme des poètes délicats, agréables, puissants ; leur groupe et les idées en faveur desquelles il milite n’ont pas beaucoup d’importance.‌

 

Ce qui distingue d’abord les Symbolistes des Parnassiens de jadis, c’est leur ambition, tout au moins, d’écrire de grandes oeuvres. La poésie française se trouvait avant eux dans la même situation, à bien des égards, qu’aux environs de 155o : avant l’apparition de la Pléiade, elle ne donnait plus que de pauvres petits poèmes, habiles et compliqués, mais très menus, très insignifiants, auxquels les « grands rhétoriqueurs » mettaient toute leur stérile application. Ronsard et du Bellay n’eurent que du mépris pour ces « rondeaux, ballades, virelais, chants-royaux, chansons et autres telles épiceries », et, dès le début, ils proclamèrent très haut leur prétention d’exprimer des pensées plus graves et plus belles sous une forme plus large. Il est vrai qu’ils y échouèrent en partie et qu’aux odes de Ronsard les sonnets sont préférables ; mais leur ambition était noble : en outre, elle n’a pas été vaine, si le seul fait de l’avoir eue les a haussés assurément. Que l’on compare les petits poèmes de Ronsard et de du Bellay aux petits poèmes des rhétoriqueurs, et l’on verra tout ce qu’a gagné la Pléiade à ne se point satisfaire mesquinement de futilités et de gentillesses.‌

Les derniers Parnassiens furent des rhétoriqueurs. L’esthétique parnassienne devait aboutir, en fin de compte, à de minutieux petits poèmes, à des sonnets, à des villanelles. Toute la poésie consistait dans la réussite de quelque difficile combinaison rythmique. Un tel travail accaparait toute l’attention de l’ouvrier, — et pour l’idée celui-ci n’avait plus de forces disponibles. Il fut tacitement convenu que l’expression des idées appartenait à la prose, et que le poète avait bien assez affaire d’arranger ses mots, d’en compter les syllabes et de les faire rimer. On se fatigue vite à cette besogne ; au quatorzième vers d’un sonnet, on est exténué. En outre, les strophes à forme fixe, qui se succèdent, toutes pareilles, les unes aux autres, amusent d’abord, mais deviennent bientôt monotones ; quand on a ressassé douze ou quinze fois le même petit air, cela suffit, il est temps qu’on s’arrête.‌

Soutenus, au contraire, par l’idée qu’ils expriment, les poètes nouveaux peuvent donner plus d’ampleur à leurs œuvres, et la variété sans cesse renouvelée de leur rythme les autorise à de plus longs et riches développements : aux « épiceries » des Parnassiens, ils ont substitué de profonds et généreux poèmes.‌

Ils sont extrêmement différents entre eux : Gustave Kahn et Verhaeren, Vielé-Griffin et Francis Jammes, Moréas et Henri de Régnier ne se ressemblent guère. Ils ne forment pas une école, si la constitution, d’une école exige l’anéantissement des individualités ou leur soumission à quelque impérieux idéal. Mais ils ont ceci de commun, comme je l’ai dit précédemment, qu’ils substituent le symbole à l’expression directe et le vers libre au vers régulier.‌

I. §

Qu’est-ce que le symbolisme ?… On frissonne à la pensée qu’il faudra répondre à cette question-là ! Non qu’elle soit, en elle-même très obscure et très difficile ; mais elle est compliquée à cause de tant de commentateurs qui l’ont entortillée de leurs réflexions ingénieuses. Et les choses les plus déconcertantes qu’on ait dites sur le symbolisme, ce sont des Symbolistes, je l’avoue, qui les ont dites.‌

Mais enfin, il y a deux manières, essentiellement, en art, dont l’une consiste dans l’expression directe1 et dont l’autre procède par symboles : Un symbole est une image que l’on peut employer pour la représentation d’une idée, grâce à de secrètes concordances dont on ne saurait rendre compte analytiquement ; la valeur expressive du symbole est, dans une certaine mesure, mystérieuse. Et tout art, si l’on veut, est symbolique, puisque tout langage est schématique, mais un art se caractérise par l’effort qu’il fait pour identifier ses symboles avec les détails immédiatement perceptibles de la réalité, ou pour les réaliser en eux-mêmes comme s’ils contenaient plus d’essentielle vérité que n’en peut saisir dans les choses l’observateur le plus sagace. L’art est réaliste ou symboliste.‌

Or, un très grand nombre d’écrivains, aux alentours de 1885, se manifestèrent comme symbolistes. On était alors sous l’influence immédiate du réalisme, on fit donc mauvais accueil à ces novateurs imprévus ; on ne voulut voir dans leurs tentatives qu’une bizarre affectation de littérateurs désireux d’étonner le public. Mais, depuis quinze ans qu’elle dure, cette école a fait ses preuves. On lui réclame, avec impertinence, des œuvres : elle en a donné d’admirables. En outre, il convient d’établir que la doctrine symboliste est parfaitement fondée dans ses prétentions ; que celles-ci, loin d’être déraisonnables et futiles comme on affecte de le croire, résultent au contraire d’une très profonde et très intelligente esthétique. Et surtout il me plairait de démontrer que le Symbolisme n’est pas un caprice de quelques poètes, mais une forme littéraire dont l’apparition et le développement, dans notre poésie contemporaine coïncident avec tout un ensemble de circonstances diverses qui l’expliquent et la légitiment.‌

 

La poésie parnassienne est réaliste, ainsi que le fut toute la littérature de cette époque-là. Très naturellement, puisqu’elle était contemporaine du grand mouvement positiviste qui, vers le temps du second Empire, emporta toute la pensée française. L’influence du positivisme se fit alors sentir dans toutes les manifestations de l’activité intellectuelle, et, tandis qu’il donnait aux sciences naturelles un prodigieux élan, tandis qu’il constituait sous la forme d’une enquête critique la science de l’histoire, il livrait aussi ses méthodes aux littérateurs. Les romanciers conçoivent leur art, non plus comme une œuvre plaisante d’imagination, mais comme une reproduction très documentée du réel. Ils observent, ils prennent des notes, ils font des expériences, et leurs romans sont le résumé de leurs constatations. Ils s’efforcent d’être impersonnels et prétendent à ne pas déformer par leur vision spéciale l’objet de leur étude. Ils se mettent, du mieux qu’ils peuvent, dans l’état d’esprit du savant en présence de la Nature. Et s’ils n’y réussissent qu’à demi, — très heureusement, pour la plupart d’entre eux, — c’est bien contre leur gré. Du moins tâchent-ils tous d’être des observateurs « pour qui le monde extérieur existe ».‌

Les Parnassiens procèdent à peu près de même. Voyez leurs descriptions de la Nature. Elles sont minutieuses, précises, exactes. Elles ont la parfaite loyauté d’un inventaire bien fait. Elles n’omettent aucun détail important, elles copient consciencieusement, chaque chose à sa place, en bonne lumière, afin que nul détail ne se noie d’ombres équivoques. Les Orientales de Hugo scandalisent Leconte de Lisle, parce qu’il y trouve trop de fantaisie ; ses Orientales, à lui, sont beaucoup plus véridiques et d’une authenticité garantie… L’histoire ? Dans l’histoire comme dans l’exotisme, Hugo n’était pas extrêmement scrupuleux : il inventait des noms de héros pour la rime, créait des villes pour son plaisir et combinait des luttes de peuples pour la seule joie de son imagination. Voilà de quoi choquer José-Maria de Heredia. C’est qu’entre la Légende des siècles et les Trophées, la critique historique a fait sa besogne. Et si, dans l’analyse de l’âme humaine, les Parnassiens se montrèrent également méthodiques et circonspects, c’est que la psychologie, elle aussi, se constituait alors comme une science positive : Sully-Prudhomme étudie le mécanisme délicat de ses émotions et de ses pensées, ainsi, qu’un entomologiste dissèque de menus et subtils organismes ; il en décrit avec rigueur l’activité.‌

Les uns et les autres apportent à leur œuvre le même souci d’exactitude et, dans leurs constatations, se montrent également calmes. Ce qu’ils découvrent dans la nature, ou dans l’histoire, ou dans l’âme humaine, leur apparaît comme normal, comme nécessaire, comme explicable par des causes précises. Ils n’ont point d’étonnement, ni d’admiration, ni ne s’inquiètent de merveilleux, car ils savent que tout ce qui est doit être, et de la manière que l’expérience révèle.‌

Cette méthode et cette conception des choses sont essentiellement le positivisme. Il est facile, d’ailleurs, de vérifier les sympathies qu’éprouvaient les Parnassiens pour les doctrines positivistes. Il n’y a guère de mysticisme chez eux : la vague religiosité lyrique que l’on trouve chez les Hugo, les Musset et les Lamartine a disparu ; le nirvâna de Leconte de Lisle est la négation du merveilleux bien plus encore qu’il n’est du bouddhisme, et le Zénith de Sully-Prudhomme, par exemple, est strictement conforme aux idées d’Auguste Comte.‌

 

Or, le règne souverain du Positivisme touchait à sa fin vers le temps où les Parnassiens produisaient encore, et, quand le Positivisme fit banqueroute, les Parnassiens plièrent bagage.‌

La banqueroute du Positivisme, — entendons-nous ! La banqueroute, plutôt, d’une certaine forme de positivisme. Car il n’est point ici question de cette joyeuse « banqueroute de la science » qui servit de prétexte aux évolutions d’un notoire « penseur » contemporain, et qu’utilisèrent de subtils jeunes gens pour instaurer un éphémère « néo-christianisme ». En ce qu’il a d’essentiel, le Positivisme demeure une doctrine acquise : il est la condition du développement des sciences, et les sciences ne sont pas en train de liquider ; il est la condition même de toute connaissance précise. Mais, si le Positivisme est excellent dans ce qu’il affirme, dans les méthodes qu’il pose et les résultats qu’il donne, il est condamnable dans ses négations, dans les négations auxquelles crurent pouvoir aboutir quelques théoriciens peu clairvoyants. Des deux parts que le Positivisme fait dans le réel : Inconnaissable et Connaissable, ils négligèrent la première, — c’était leur droit ; mais ensuite ils la nièrent, plus ou moins explicitement, — ce qui n’était plus légitime. L’erreur fut de transformer en un dogme scientifique ce qui ne devait être qu’une méthode de travail. L’explication totale du réel, l’extension du Connaissable aux extrêmes limites de l’être, voilà ce qu’il fallait, en bonne logique, réaliser, avant de nier l’Inconnaissable. Nous n’en sommes pas là. Il demeure donc parfaitement authentique que l’île du Connaissable, suivant la métaphore de Littré, s’entoure d’un océan de mystère. Or, s’il est vrai que nous n’ayons pour cet océan ni barques ni voiles, convient-il d’oublier absolument son existence ?‌

Les Positivistes se trompèrent lorsqu’ils crurent pouvoir expliquer totalement le Connaissable en faisant abstraction de l’Inconnaissable. Ils se trompèrent lorsqu’ils crurent pouvoir établir une nette et définitive démarcation entre ces deux domaines. La séparation du Connaissable de l’Inconnaissable est un procédé commode, auquel on peut recourir pour faciliter certaines recherches particulières, parce que la pensée humaine procède analytiquement. Mais il doit être bien entendu que ce n’est là qu’une abstraction provisoire. Car le mystère n’est pas extérieur au réel, il est dans le réel même ; l’Inconnaissable ne côtoie pas le Connaissable, il le pénètre. Et, pour reprendre la comparaison de Littré, ce qu’il faut dire, ce n’est pas que le ténébreux océan batte les bords de l’île tranquille, mais plutôt que toute l’île est imprégnée des brumes épaisses qu’il dégage. Il n’y a pas seulement du mystère au-delà des faits constatés, le mystère est au cœur même des stricts résultats de l’expérience.‌

 

Ces considérations suffisent pour restituer à la métaphysique ses droits. Celle-ci n’a pas seulement une raison d’être comme représentation provisoire du réel inexploré, mais elle doit s’unir intimement au positivisme le plus précis afin d’exprimer l’indéfectible union du naturel et du surnaturel.‌

Et telle fut la valeur profonde de la réaction qui s’est produite en France, depuis quinze ans, en faveur de la métaphysique. Les manifestations en ont été nombreuses, diverses, inégalement intelligentes, mais on ne saurait en méconnaître l’importance.‌

Or, du moment que la métaphysique s’est réintégrée dans la conception des choses, la notion de la poésie se transforme radicalement. C’est pourquoi survinrent, les Symbolistes : ils cherchèrent un mode d’expression nouveau pour une vision toute nouvelle de la réalité. ‌

L’introduction du symbolisme dans la littérature est la conséquence logique des objections qu’il fallut faire aux despotiques intransigeances du Positivisme.‌

S’il est admis que les choses ne sont pas seulement ce qu’aperçoivent nos sens, il ne s’agira plus de les décrire analytiquement au moyen de mots très précis, adéquats à leurs différentes qualités sensibles. Mais, il faudra plutôt les évoquer ; car on n’inventorie pas le Mystère, on en suscite la divination. Si le Connaissable n’est pas, à lui seul, le tout de ce qui est, et s’il n’est pas non plus, à lui seul, sa propre explication suffisante, mais s’il convient d’y réintégrer, sous la forme du métaphysique ou du sub-conscient, l’Inconnaissable, il convenait aussi de créer un mode d’expression capable de dépasser l’apparence tangible des choses, une poésie qui, comme la musique, fût apte à l’évocation plutôt qu’à la pure et simple description. La poésie d’un temps qui réagit contre le Positivisme devait recourir au symbole. Le monde phénoménal est, pour le Parnassien et pour le Positiviste, la suprême réalité ; il n’est, pour le métaphysicien, que l’apparence extérieure de l’essentielle réalité, ou, si l’on veut, il constitue dans son ensemble une sorte de vaste allégorie dont la signification est mystérieuse. Peindre la réalité telle qu’elle se présente immédiatement aux regards de l’observateur, tel est l’art du Parnassien ; représenter dans la réalité tout le définitif mystère qu’elle recouvre, tel est l’art du Symboliste. Toutes les divergences qui séparent ces deux écoles viennent de là.‌

Le symbole est donc essentiellement la représentation du mystère. Entre le symbole et l’allégorie on peut faire cette différence. L’allégorie est un ingénieux artifice littéraire qui consiste à traduire sous une forme imaginée des idées abstraites dont on pourrait reconstituer la teneur précise ; une allégorie se déchiffre comme un rébus. Le symbole, au contraire, ne se peut interpréter ainsi, puisqu’il signifie l’ineffable, — et c’est pourquoi certains prétendent qu’il ne signifie rien du tout, parce qu’ils croient que les phénomènes sont la seule et complète réalité de ce qui est. Mais, si l’on pense que la réalité supérieure se dérobe derrière les phénomènes et que les phénomènes n’en sont que le signe imparfait, le symbole prend alors toute sa valeur et toute son authenticité. L’allégorie est artificielle, le symbole est vrai. L’allégorie est inutile, puisqu’elle remplace pour l’agrément l’expression directe de ce que les mots les plus simples suffiraient à rendre ; le symbole est indispensable puisqu’il représente ce que l’on ne pourrait autrement suggérer.‌

 

Il semble que l’accoutumance des siècles ait rendu les hommes exagérément familiers avec la Nature. Ils se sont installés et mis à leur aise dans le monde miraculeux, sans plus s’en étonner. Ils ont perdu peu à peu, dirait-on, le sentiment du mystère qui les entoure. Or, il y avait une philosophie plus juste dans les émerveillements et la terreur que la contemplation des choses inspirait aux premiers hommes. Ceux-ci peuplèrent la Nature de puissances occultes, et c’est-à-dire qu’ils représentèrent par des symboles leur divination du surnaturel. Ces symboles enfantins étaient donc pleins de vérité. L’erreur ne commença que le jour où l’on ne comprit plus l’essence transcendantale des symboles ; on fit ce contre-sens de les vouloir interpréter comme des allégories : on traita la chose-en-soi comme un ensemble de phénomènes divers.‌

Mais le poète symboliste retrouve dans la Fable ancienne l’éternel mystère incarné. Il utilise à sa manière ces symboles consacrés. Les Parnassiens ne s’en servirent que comme d’ornements agréables, sans avoir conscience de leur sens profond, pour l’enjolivement de leurs vers. Lui, les sent vifs et frémissants et ne les touche qu’avec respect, puisqu’ils contiennent le secret dernier des choses. Il les emplit de son rêve, il les modifie suivant son rêve, et s’il les transforme, c’est dans le sens d’une vérité plus profonde. Il les enrichit de ce qu’il aperçoit lui-même de plus complexe et de plus varié dans l’essence intime de ce qui est. Il invente à son tour de semblables mythologies.‌

Et le poète redevient donc le créateur de symboles qu’il fut jadis, au temps où l’humanité toute jeune était sensible encore au mystère des choses !…‌

 

Seulement, entre le poète primitif, inventeur de la Fable, et le poète symboliste d’aujourd’hui, il y a cette différence. Le premier exprimait spontanément sa vision des choses imprégnées de mystère, tandis que le second doit réagir contre la doctrine générale d’une humanité qui s’est trop accoutumée au spectacle quotidien des apparences pour en saisir l’étrangeté. Le poète primitif se sentait en contact perpétuel avec le surnaturel, tandis que le poète d’aujourd’hui proteste contre l’opinion de ce temps que les choses sont « toutes naturelles ». Cette opinion s’est faite au cours des âges ; les générations successives ont pris une telle habitude du Cosmos qu’il a fini de les enchanter. Principalement, le Positivisme eut ce résultat de transformer en une espèce de philosophie l’impuissance contemporaine à percevoir le mystère.‌

Aussi le rôle du poète symboliste consiste-t-il, en quelque sorte, à reconstituer dans l’esprit moderne une faculté perdue : le sens du mystère. Et, pour cela, il faut avant tout qu’il dérange le public de ses habitudes invétérées, il faut qu’il le trouble et qu’il le déconcerte. On a souvent accusé le poète nouveau de vouloir à tout prix « étonner le lecteur » : certes, il était indispensable qu’il l’étonnât, afin de lui rendre justement cette aptitude à s’émerveiller. Les mots étaient usés ; il les a fallu, rajeunir pour leur restituer leur puissance expressive. Les phrases étaient connues ; il les a fallu renouveler, et c’est à quoi servirent les plus audacieux artifices de syntaxe.‌

Les poètes d’aujourd’hui ne cherchent pas seulement à revêtir l’Inconnaissable d’images heureuses. Leur symbolisme a pour but, d’une manière générale, de rendre le mystère saisissable en toutes choses. Ils s’appliquent à cette tâche différemment les uns des autres ; leurs procédés varient. Mais ils ont entre eux ceci de commun qu’on les doit tous considérer comme des interprètes de l’Ineffable.‌

II. §

En même temps que le Symbolisme substituait au positivisme parnassien une conception poétique plus belle et plus juste, il renouvelait aussi la forme du vers : il créait le vers libre.‌

Cette métrique récente, et qu’ont adoptée la plupart des poètes originaux d’aujourd’hui, est d’abord constituée par la négation hardie des règles jusqu’à présent admises.‌

De quelles règles se libérait le vers français, grâce à l’initiative heureuse de Laforgue et de Kahn ? Des règles parnassiennes. La métrique parnassienne ne diffère pas essentiellement de la métrique romantique. Les Parnassiens, qui ne furent pas de prodigieux inventeurs, donnèrent seulement un caractère plus strict et plus rigoureux aux préceptes qu’ils avaient reçus de leurs devanciers. Ils firent subir à la métrique française un traitement analogue à celui qu’imposèrent les poètes latins à la métrique grecque. Celle-ci était souple et aisée ; les Latins la rendirent plus catégorique et plus impérieuse. C’est qu’ils manquaient de sentiment poétique et d’inspiration ; alors, ces dons naturels et divins dont ils étaient privés, il les remplacèrent par l’application méthodique de recettes précises… Le cas est le même pour les Parnassiens : leur esprit positif les rendait extrêmement impropres à l’émotion poétique ; ils firent donc consister la poésie dans un métier difficile et minutieux. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire le Petit traité de poésie française de Théodore de Banville, qu’on peut considérer, comme l’Art poétique de l’école. On s’appliqua systématiquement à rendre la versification plus compliquée, le travail du poète plus ardu. On disait : plus le métal est dur, plus l’œuvre du ciseleur y sera définitivement gravée ; — ou bien encore, suivant la science hydraulique : plus est étroit l’orifice, et plus s’élèvera haut, vers le ciel, le jet. Et c’est-à-dire qu’on ennoblissait avec des métaphores un désolant sophisme qu’il aurait fallu formuler ainsi : plus vous torturerez votre pensée, plus vous l’embellirez. Il n’y eut pas une très grande différence entre la poésie ainsi conçue et le laborieux remplissage des bouts-rimés ; la besogne du poète prit une désastreuse analogie avec celle de tels « Œdipes du café de l’Univers… ». Oui, c’est à cela qu’on arrivait en confondant la beauté poétique avec la difficulté vaincue.‌

 

Ainsi transformée, la métrique française était devenue purement mécanique et, par suite, inexpressive autant qu’insincère. Il fallut débarrasser la versification de ce formalisme. Il fallut que le vers se libérât des règles parnassiennes, parce que ces règles étaient mauvaises. Absurdes dans leur principe, — celui de la difficulté vaincue, — elles avaient encore le défaut d’être absolument incohérentes dans le détail de leurs prescriptions. Exemples : — bien entendu, je ne rends pas les Parnassiens responsables de toute cette bizarre législation, mais les Parnassiens s’y astreignirent avec une puérile docilité, ils en accentuèrent l’illibéralisme, et c’était contre eux, les derniers venus, que devaient naturellement s’insurger les Symbolistes. — La règle de l’hiatus est particulièrement comique. La rencontre de deux voyelles est interdite si la première d’entre elles termine un mot et si la seconde en commence un autre, à moins que la première soit un e muet. Donc, impossible d’écrire, en vers, tu as, ni tu es ni toute autre chose de ce genre. Mais l’hiatus est autorisé s’il se produit dans le corps d’un mot (créature, Phraorte, etc.), ou bien si la seconde voyelle est précédée d’un h aspiré (le héros, la halte, etc…) Pourquoi ? Les deux voyelles mises en contact au milieu d’un mot, plus proches, produisent un hiatus plus caractérisé ; de même, l’aspiration de l’h ne peut que renforcer l’hiatus. Quelle est alors la raison de cette casuistique singulière ? Pas du tout une raison d’euphonie ; mais on n’osait tout de même pas proscrire du vocabulaire poétique tous les mots contenant un hiatus en eux-mêmes et tous les mots commençant par un h aspiré, lesquels sont forcément en hiatus avec le mot précédent : c’était déjà bien joli d’avoir défendu l’emploi de locutions telles que tu as, tu es. Voilà, comment on autorisa tu hais, et tuais, tout en réprouvant tu es.‌

La distinction du sexe des rimes n’est pas moins arbitraire. Si l’on définit la rime, comme le fait Banville et comme on est sans doute forcé de le faire, par une harmonie, il semble bien qu’elle ne soit pas intéressante pour l’œil, mais pour l’oreille. Or, quelle différence de son peut-on faire entre le mot mur, par exemple et la dernière syllabe du mot murmure ? et qu’est-ce que cela nous fait que celui-ci se termine par un e muet, celui-là par une consonne ? et sous quel prétexte veut-on établir entre eux une distinction aussi importante que celle — en vérité considérable — des sexes ? Quoi qu’il en soit, le mot murmure ne rime pas avec le mot mur. C’est assez curieux ! De ce fait étonnant, conclurons-nous que les Parnassiens avaient pour principe de rimer pour l’œil ? Ce serait un mauvais principe, car la rime pour l’œil est quelque chose, en soi, d’assez ridicule ; mais une telle erreur serait explicable de la part de gens très appliqués à leur papier, très attentifs à leur difficile graphie. On dirait, en effet, que les Parnassiens avaient adopté ce principe, et c’est probablement pour cela que Théodore de Banville accuse Voltaire de rimer « aussi mal que possible »2 quand il accouple les mots différent et tyran, pour cela qu’on écrivait Londre (sans s) quand on avait à le faire rimer avec fondre, pour cela que Leconte de Lisle profitait ingénieusement de son étrange manie orthographique dans les transcriptions grecques lorsqu’il se trouvait dans le cas de faire rimer cratère avec éther :‌

Jusques au pavé d’or des Princes de l’Aithèr
A toi d’abord, Hermès, le vin pur du Kratèr !‌

Mais, d’autre part, les Parnassiens ne se gênent pas pour faire rimer hymen, avec humain : ça c’est une rime pour l’oreille et non pour l’œil. Il est vrai qu’ils donnent aussi quelquefois pour rime à hymen, cyclamen où bien amen, si le cœur leur en dit… Pour l’oreille ou pour l’œil ? Ils ne savent pas. Ils n’ont pas, à cet égard, de principe net. Or, il aurait été logique qu’ils en eussent un, cette question de la rime étant essentielle dans leur métrique. Mais ils ne se sont pas donné la peine de déterminer avec précision ce qu’ils entendaient par la rime et, faute d’avoir su se faire à ce sujet une doctrine rationnelle, ils ont multiplié les petites recettes inutiles, les plus futiles tracasseries.‌

Et telle est, par exemple, la règle de l’alternance des rimes masculines et féminines. Ce n’est pas, on l’a vu, la présence ou l’absence de l’e muet qui peut servir à différencier les rimes, puisque, très souvent, cette présence ou cette absence, imperceptible à l’oreille, n’est que purement orthographique. Mais il faut reconnaître qu’il y a des finales fluides et langoureuses, tandis que d’autres sont fortes, rudes, abruptes, etc. Et c’est une bonne idée de prescrire qu’on fasse attention à leur qualité, qu’on n’accumule pas sans raison des rimes de même nature et qu’on varie l’effet produit. Or, l’alternance régulière que veut la métrique traditionnelle n’introduit dans le poème qu’une bien médiocre variété ; elle est monotone, et cette règle, mal conçue, a donc encore tous les défauts de toute la métrique traditionnelle : au lieu de laisser à l’artiste le libre choix des procédés dont il dispose pour la plus parfaite et pour la plus juste expression de sa pensée, elle l’astreint au plus fâcheux formalisme.‌

La théorie de la rime, chez les Parnassiens, repose sur un tas d’erreurs et de confusions. Mais cela ne l’empêche pas d’être arrogante et catégorique. On sait à quelles extraordinaires formules aboutit Théodore de Banville, — si extraordinaires que, lorsqu’on relit à présent le Petit traité de Poésie, on est tenté de le croire beaucoup plus humoristique qu’il ne l’est intentionnellement : « La rime est l’unique harmonie du vers et elle est tout le vers… La rime est seule et elle suffit… L’imagination de la rime est, entre toutes, la qualité qui constitue le poète… On n’entend, dans un vers, que le mot qui est à la rime… Tant que le poète exprime véritablement sa pensée, il rime bien ; dès que sa pensée s’embarrasse, sa rime aussi s’embarrasse, devient faible, traînante et vulgaire ; et cela se comprend de reste, puisque pour lui pensée et rime ne sont qu’un… »3. Ce ne sont pas du tout des plaisanteries, et c’est parfaitement ainsi que les Parnassiens ont entendu leur art. Ils ne s’aperçurent pas de ce qu’il y a d’abord de saugrenu à donner de la poésie une définition qui ne s’applique absolument qu’à la poésie française, telle qu’on pouvait la constater avant la révolution symboliste : si la poésie ne consiste que dans l’invention de la rime, que firent donc Homère, par exemple, et Virgile ? Il nous faut alors admettre que la poésie est en France, quelque chose de tout à fait spécial et qui n’a point d’équivalent ailleurs… Mais les Parnassiens adoptèrent bravement ce burlesque principe et, sûrs que l’invention de la rime était en effet le signe incontestable de leur don poétique, ils s’appliquèrent à rimer richement, à trouver des rimes inouïes, prodigieuses. Avec de l’exercice, ils acquirent bientôt une assez remarquable aptitude au calembour. Il y eut parmi eux de tels artistes enfin qu’à la consonne d’appui nécessaire ils joignirent le luxe d’une syllabe d’appui, que dis-je ? parfois, d’un vers d’appui :‌

Par le bois du Djinn, où s’entasse de l’effroi, ‌
Parle, bois du gin ou cent tasses de lait froid.
Alphonse Allais‌

Cela, n’est-ce pas le triomphe de l’art parnassien ?…

Sérieusement, les Parnassiens, dans leur recherche laborieuse de la rime riche, eurent le tort, presque toujours, de se livrer à un jeu puéril, de s’escrimer à vaincre d’inutiles autant que terribles difficultés et d’oublier ce qui devait être leur principale, leur seule préoccupation : l’harmonie expressive du vers.‌

Quand le Parnassien a trouvé sa rime, — sa belle rime ! — il s’agit alors de combler le vers, et Banville a beau dire que la rime produit d’elle-même et comme spontanément tous les autres mots du vers, cet enfantement est souvent laborieux. Il faut, à toute force, que la pensée s’exprime en un nombre déterminé de syllabes ; or, elle est parfois trop longue, cette pensée, ou bien trop courte ; c’est un heureux hasard quand elle a juste la taille nécessaire, — autrement on est obligé de lui faire subir un pénible traitement.‌

Le Parnassien conçoit, en effet, le vers comme « l’assemblage d’un certain nombre régulier de syllabes ». Cette régularité doit être considérée comme le principe même de la métrique traditionnelle. Sans doute, le poète a choisi lui-même son mètre. Mais, d’abord, il ne l’a choisi qu’entre un assez petit nombre de types divers, en s’arrêtant au maximum de douze pieds et, sauf exception, en laissant de côté les mètres impairs (les vers de 9 et de 11 syllabes sont rares dans les œuvres des Parnassiens). Ensuite, une fois qu’il a choisi son mètre, au début du poème, il n’est plus libre de le varier ; s’il emploie des vers inégaux, il les dispose en strophes fixes et le type de strophe, une fois adopté, se répète alors avec la même régularité que le vers dans un poème de mètre-unique.‌

Pour légitimer l’élimination qu’a faite la métrique traditionnelle d’une très grande quantité de mètres, Sully-Prudhomme a prétendu constituer toute une théorie, d’aspect scientifique, et qui repose, croit-il, sur une étude des « fondements physiologiques de la versification4 ». Son but est de démontrer que les formes de vers non admises par la métrique, traditionnelle sont mauvaises en elles-mêmes : et cela n’est pas, comme on dit, une affaire de goût, mais elles sont mauvaises faute d’être conformes aux conditions qu’assigne à la parole rythmée la complexion même de nos organes. Quant à ces conditions, il les fait dériver (d’une manière, d’ailleurs, assez confuse) du principe de moindre effort. Mais cette théorie a, d’abord, le défaut suivant : elle est destinée à rendre compte des raisons pour lesquelles tels rythmes plaisent, tels autres déplaisent. Or, il a fallu déterminer premièrement ces rythmes-ci et ces rythmes-là, — et ce choix est « affaire de goût », et, si l’on n’admet pas ce choix, la théorie s’écroule du même coup ; l’intervention, dans la matière, du principe de moindre effort perd toute valeur. Quant à savoir si l’on admettra ce choix, cela revient à demander si l’on accepte ou non la métrique traditionnelle, — ce qui précisément est la question. Il y a donc, si je ne me trompe, dans cette manière d’argumenter, quelque chose comme un cercle vicieux.‌

Quoi qu’il en soit, la régularité du vers et de la strophe aboutit à constituer une forme poétique antérieure à la pensée, et qui s’impose à la pensée, à laquelle enfin la pensée doit s’astreindre. Au lieu d’adapter la forme à la pensée, c’est la pensée qu’on adapte à la forme, et cela ne peut se faire sans qu’on meurtrisse un peu la pensée. (Voyez ce que dit Théodore de Banville des « chevilles ».) Aussi prétendais-je que la métrique parnassienne est insincère.‌

Cette forme « antérieure à la pensée », on pourrait la comparer à ces costumes « tout faits » qui ne vont jamais aussi bien que les vêtements « sur mesure ». Mais, comme elle est somptueuse et riche, et pour ne point offenser les Parnassiens, je la comparerai plutôt à quelque très luxueuse robe de brocart, d’étoffe dure, aux plis marqués, amples et raides et qui n’adhère pas au corps. Oui, c’est en de tels atours fastueux que Velasquez nous représente les chétives petites princesses de la maison d’Autriche anémiée. Leurs pauvres corps rachitiques se perdent dans ces belles étoffes dont la disposition superbe ne s’accorde pas du tout avec un si malingre contenu. Mais cette splendeur décorative était justement destinée à dissimuler de tristes physiologies… Après tout, il en est peut-être ainsi de la merveilleuse parure parnassienne : ne dissimule-t-elle pas aussi, vergogneusement, le malingre contenu d’une pensée chétive ?‌

(J’éprouve ici le besoin de déclarer qu’évidemment il y a de très beaux poèmes parnassiens, et que je les admire. Quelques poètes de cette école ont été de très grands artistes… Il n’est ici question que de métrique. Or, ces poètes n’ont, sans doute, eu que plus de mérite à réaliser de belles œuvres au moyen de cette métrique déplorable. Mais cette métrique, prise en elle-même, n’en est pas moins déplorable.)‌

 

Les Symbolistes étaient donc fondés, dans leur tentative de renouvellement de la métrique française. Quelques-uns d’entre eux ne se libérèrent pas du premier coup, et leur effort pour réagir contre le formalisme parnassien ne se manifesta d’abord que par l’usage du rejet, de l’enjambement, la suppression de la césure ou son déplacement capricieux. C’est ainsi qu’on lit, par exemple, dans Apaisement, d’Henri de Régnier, des vers comme celui-ci, qui est très beau :‌

La lune monte, arrondissant son disque d’or,

ou comme cet autre, moins heureux :

Vous conduira finalement dans l’infini,

et dans la Cueille d’Avril de Vielé-Griffin :‌

La Poésie impérieuse est mon amante‌
Très grave et docte aussi parfois, comme des dames‌
Du temps jadis et douce et tendre dans ses blâmes.‌

Ces réformes ne sont pas très hardies. Il est vrai que parfois encore, dans leurs premiers poèmes, Vielé-Griffin et Henri de Régnier choquent plus audacieusement les habitudes parnassiennes en comptant un e muet comme la sixième syllabe de leurs vers : ils réagissent ainsi contre la séparation traditionnelle des deux hémistiches égaux de l’alexandrin. Mais ailleurs ils mettent un e muet comme septième syllabe élidée du premier hémistiche, même si le deuxième hémistiche commence par une consonne : ils semblent donc considérer que l’arrêt produit par la séparation des hémistiches est suffisant pour qu’on puisse traiter la fin du premier hémistiche comme la fin du vers, — ce qui est la consécration même et l’exagération de la césure classique. Leur doctrine, au sujet de la césure, manque de netteté.‌

Quant aux enjambements et aux rejets qu’ils introduisent dans leurs vers, ils ne constituent pas une métrique nouvelle, mais plutôt un retour à la manière romantique. Les Romantiques, s’insurgeant contre les Classiques, avaient employé de tels procédés pour assouplir leurs vers. Mais les Parnassiens revinrent plutôt, à cet égard, aux traditions classiques. Je ne parle pas ici des pauvres vers biscornus de Coppée ; les grands Parnassiens eurent une tendance marquée à régulariser la composition symétrique de l’alexandrin : ils composèrent de beaux vers séparés, dont la juxtaposition avait, d’ailleurs, quelque monotonie. Et, réagissant contre les Parnassiens, comme avaient fait les Romantiques contre les Classiques, les poètes dont je parle disloquèrent l’alexandrin plutôt qu’ils ne créèrent (à leurs débuts) un vers nouveau.‌

Cette conception poétique est mauvaise. En effet, l’enjambement n’est pas seulement contraire à l’habitude classique, mais il est en contradiction avec la théorie de la rime qui est l’essentiel de la métrique classico-parnassienne ; car, si la rime ne coïncide pas avec un arrêt dans le sens de la phrase, ou bien elle passe inaperçue, ou bien, trop aperçue, elle rompt mal à propos la continuité de la phrase. Cette remarque ne s’applique évidemment pas à quelques enjambements voulus et destinés à produire certains effets particuliers, mais à l’enjambement perpétuel et capricieux, tel que, par exemple « l’escalier — dérobé » du début de Hernani. Etant donnée la nature même de la métrique traditionnelle, les Classiques et les Parnassiens ont, sur ce point, raison contre les Romantiques et leurs disciples d’à présent. En conséquence, les tentatives que l’on fit pour assouplir la métrique traditionnelle sans rompre complètement avec elle, étaient vaines. Les demi-mesures ne valent jamais rien ; il fallait une plus violente révolution.‌

Or, cette violente révolution se préparait alors obscurément. Elle allait bientôt éclater et se rallier, en peu de temps, la plupart des Symbolistes.‌

Je n’écrirai pas ici l’histoire complète du vers libre et je n’en veux indiquer que les principaux épisodes… Une place importante, dans cette histoire, doit être faite à Verlaine, redevable, d’ailleurs, à Rimbaud des principales nouveautés qu’il hasarda. Les vers de Rimbaud, « délicieusement faux exprès5 », ont eu sur sa manière poétique une réelle influence, et c’est à partir de sa liaison avec le poète des Illuminations que l’auteur des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes se différencia nettement des autres Parnassiens. Non que Verlaine aboutisse au vers libre, mais il commence la rébellion contre les règles : il viole intentionnellement les prescriptions courantes ; ses plus belles œuvres trahissent le malaise de la poésie soumise au formalisme parnassien et les plus heureux effets rythmiques qu’il produise sont dus à la rupture amusante, ingénieuse, de la mesure habituelle. Surtout, dans son « Art poétique » de Jadis et Naguère (1884), il a formulé très nettement quelques-uns des principes qu’adopteront les nouveaux poètes. Et d’abord ce désir d’une musique plus subtile est bien le point de départ de presque toutes les réformes qu’on va faire :‌

De la musique avant toute chose…‌
De la musique encore et toujours.

Au lieu de l’espèce de ronronnement qui résulte de la parfaite régularité des vers, une harmonie plus complexe,‌

Et pour cela, préfère l’Impair !‌

A la symétrie monotone des mètres parnassiens, se substitue la délicate fantaisie des vers de 9, de 11, de 13 syllabes, coupés au gré du poète, ici ou là, de manière à varier sans cesse la cadence. Et puis,‌

Tu feras bien, en train d’énergie,‌
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?‌

Et, s’il rime tout de même avec richesse, quant à lui, par manie de vieux Parnassien, il sent néanmoins la qualité vulgaire de ce « bijou d’un sou » ; il est le précurseur d’un art plus raffiné qui, délaissant le gros effet facile de la belle rime, recherchera de plus exquises musiques dans l’assonance et l’allitération.‌

Les véritables promoteurs du vers libre en France furent Jules Laforgue et Gustave Kahn. C’est à peu près à la même époque qu’ils adoptèrent l’un et l’autre cette forme nouvelle, et premièrement sans doute dans des oeuvres d’essai qu’ils ne publièrent pas. En outre, l’intimité dans laquelle vécurent alors ces deux poètes rend assez difficile de démêler ce qui revient à l’un ou à l’autre des innovations hardies dont ils eurent l’idée et qu’ils mirent, d’ailleurs, diversement en pratique. Quoi qu’il en soit, si les Complaintes et l’Imitation de Notre-Dame la Lune sont encore, et malgré bien des audaces, écrites en vers réguliers, les Fleurs de bonne volonté de Laforgue sont en vers libres absolument, et de même les Palais Nomades de Gustave Kahn, — et c’est l’honneur de ce poète-ci de n’avoir pas tâtonné dans de lentes hésitations et de s’être, dès son premier volume, manifesté comme en pleine possession de sa métrique neuve. La différence qui sépare le vers libre de Laforgue et celui de Gustave Kahn est bien indiquée par ces lignes de Gustave Kahn lui-même6 : « Dans un affranchissement du vers, je cherchais une musique plus complexe, et Laforgue s’inquiétait d’un mode de donner la sensation même, la vérité plus stricte, plus lacée, sans chevilles aucunes, avec le plus d’acuité possible, et le plus d’accent personnel, comme parlé. » Gustave Kahn, comme dit aussi M. Albert Mockel7, « innova une strophe ondoyante et libre, dont les vers, appuyés sur des syllabes toniques, créaient jusqu’en sa perfection la réforme attendue ». Plus essentiellement musicale et poétique, la métrique de Gustave Kahn était, en vérité, celle que réclamait cette conception nouvelle de la poésie qui tendait alors à se faire jour.‌

C’est ainsi que se libéra le vers français, entre 1885 et 1887. La forme du vers libre, indéterminée en elle-même, mais, par définition, souple, malléable, se prêtait à toutes les combinaisons possibles de rythme, et d’harmonie ; elle devait s’adapter à toutes les exigences des tempéraments poétiques les plus divers et lorsque Vielé-Griffin, Moréas, Henri de Régnier, Verhaeren se rallièrent à ce mode nouveau d’expression, ils inventèrent, chacun pour soi, sinon le principe du vers libre, du moins leur vers libre à eux.‌

 

J’ai plutôt indiqué, jusqu’ici, ce que le vers libre n’est pas que ce qu’il est positivement. Mais toute négation implique par elle-même une affirmation et les défauts de la métrique parnassienne contre lesquels se révoltaient les Symbolistes indiquent déjà ce que devait être la métrique qu’ils constituaient en opposition à celle-là.‌

D’ailleurs, ils n’entendaient pas renoncer aux ressources de rythme et d’harmonie que contenait l’ancienne versification. Ils réagissaient contre le caractère impérieux et surtout exclusif de ses préceptes. Ils niaient les règles en tant que règles, mais ils les conservaient en tant que procédés facultatifs, utilisables pour l’expression poétique de leur pensée. Principalement, à ces procédés insuffisants ils en ajoutaient d’autres ; ce qu’ils proscrivaient d’une manière absolue, c’était la régularité, leur principe étant celui de la liberté la plus complète.‌

Tandis que le vers classique, sans enjambements, est monotone, ils cherchent, dans la succession de leur vers, la variété.‌

Tandis que le vers romantique, avec ses enjambements et ses rejets, n’a qu’une très artificielle unité, leur vers est une phrase ou un morceau de phrase dont le sens, même fragmentaire, correspond à quelque partie analytique de la pensée.‌

Tandis que le vers parnassien, isolément travaillé, vaut par lui-même et produit, à lui seul, son effet, ils se préoccupent davantage de la période poétique. L’élément poétique n’est plus pour eux le vers, mais la strophe, à condition que, par strophe, on entende un libre groupement de vers, et non plus un agencement formel et régulier.‌

Ces trois formules indiquent le rapport de ce qu’ils niaient et de ce qu’ils affirmaient comme principes de la versification française.‌

Quant à l’harmonie même du vers ou de la période poétique, la versification traditionnelle l’obtenait par la rime et par le nombre des syllabes.‌

La poésie nouvelle a détruit toute la draconienne réglementation qui entravait le libre emploi de la rime (obligation de la consonne d’appui, détermination du genre des rimes, alternance des rimes, etc.). Mais elle ne proscrit pas la rime. Elle en fait, au contraire, un usage presque continu. Seulement, au lieu de considérer la rime comme une difficulté nécessaire qu’il faut vaincre, comme une formalité rigoureuse qu’il faut, coûte que coûte, remplir, elle ne s’en sert que comme d’un moyen, entre autres, de donner aux vers une agréable qualité musicale. C’est-à-dire qu’elle l’utilise ou la néglige suivant les cas, et tantôt l’accentue, et tantôt la redouble, et tantôt l’atténue, l’adoucit, l’amollit. Elle lui substitue parfois la simple assonance. Elle cherche dans l’allitération des consonnes de semblables effets. Elle fait de la rime un élément particulier dans la sonorité totale du vers. Elle se préoccupe tout autant des autres syllabes que de cette syllabe spéciale…‌

La poésie nouvelle a détruit la versification fondée sur le nombre régulier des syllabes du vers. Elle fait alterner des vers très courts et des vers très longs, de quinze, de vingt, de trente syllabes, — il n’importe, — et la combinaison de ces mètres inégaux n’est pas régie par des préceptes fixes. C’est en cela qu’on aperçoit tout d’abord la liberté du vers, et c’est ici que les adversaires du vers libre posent leur objection la plus spécieuse. Par le fait seul de ne plus vous baser sur le nombre des syllabes, disent-ils, vous enlevez au vers ce qui le constitue en tant que vers, puisque c’est du nombre des syllabes que résulte le rythme. — Vous leur faites alors observer qu’il y a pourtant un rythme dans l’hexamètre latin, par exemple ; or, dans l’hexamètre latin, le nombre des syllabes n’est pas fixe, puisque, aux quatre premiers pieds, on peut mettre indifféremment des dactyles (3 syllabes) ou des spondées (2 syllabes). — Mais ils vous répondent, avec une apparence de raison, que le cas n’est pas le même en latin et en français. En latin, les voyelles se différencient nettement suivant leur qualité de longues ou de brèves ; cette distinction n’existe pas en français. En latin, comme dans la plupart des langues, l’accent tonique, très sensible et d’emplacement varié dans les différents mots de la phrase, donne à la phrase, par lui seul, une cadence, un rythme ; en français, l’accent tonique, invariablement placé sur la dernière syllabe du mot, sauf quand celle-ci est muette et alors ne compte pas, est, en outre, peu perceptible : le français est une langue tout unie et non chantante, par elle-même dénuée de rythme et de cadence. Il convient donc d’ajouter à la phrase le rythme et la cadence que peut seul lui donner la répartition régulière de groupes égaux de syllabes…8.‌

 

Cette argumentation bien connue pèche par la base et les axiomes sur lesquels elle s’appuie sont fallacieux. Sans doute la distinction des longues et des brèves n’a pas, en français, le caractère de rigoureuse précision qu’elle a, par exemple, en latin. On ne saurait faire avec les mots français d’évidents dactyles ni de manifestes spondées. Et c’est en cela que se trompèrent les chimériques réformateurs, tels que Baïf, qui prétendirent constituer une prosodie française à l’imitation de la prosodie latine. Mais cela ne veut pas dire que, dans une phrase française, toutes les syllabes aient la même longueur. Si l’on y réfléchit un peu, cette affirmation apparaît, tout d’abord comme absurde : une telle langue serait insupportable, horrible ! Et puis il n’y a qu’à examiner une phrase française quelconque, un lambeau de phrase, pour s’apercevoir que cette affirmation est fausse.‌

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel…‌

Est-ce que la syllabe je et la syllabe viens, la syllabe son et la syllabe temple, la syllabe viens et la syllabe temple ont la même valeur ? Les unes ne sont-elles pas plus longues que les autres ? Il est vrai qu’on éprouverait quelque embarras à les distinguer catégoriquement en longues et en brèves ; car, si l’on peut dire que je et son par rapport à viens et à temple sont des brèves, viens est à son tour une brève par rapport à temple : aussi, comme je l’indiquais, le français ne se prête-t-il pas à la fabrication de dactyles ou de spondées absolus. Mais les différences de longueur, très nuancées, très variées que présentent les mots d’une phrase française produisent des rythmes très complexes et sollicitent donc une métrique très souple, qui précisément est celle du vers libre.‌

Et je raisonnerai de même au sujet de l’accent tonique. Il est vrai que l’accent tonique, dans les mots pris à part, est infiniment plus marqué d’abord et plus mobile ensuite en latin qu’en français. Seulement, si l’on considère la succession des syllabes non plus dans les mots isolément, mais dans la phrase, ne remarque-t-on pas qu’il y a, sur plusieurs syllabes de cette phrase, des accents, qu’il y a dans cette phrase des syllabes que la voix accentue et met en pleine valeur, tandis qu’elle escamote les autres ? Et, sans aller chercher plus loin de plus compliqués exemples, dans cette simple proposition :‌

Je viens, suivant l’usage antique et solennel…

n’y a-t-il pas, sur la syllabe viens, un accent ? Il y a, sur d’autres syllabes de cette même proposition, d’autres accents encore, moins caractérisés entre eux. Et, de même que la longueur est très diverse dans la qualité des syllabes, les accents de la phrase sont aussi très inégaux. Ce fait, comme le précédent, s’accorde à merveille avec l’extrême souplesse et la variété de la métrique nouvelle.‌

Etant donnée cette double inégalité des syllabes qui composent un vers, le nombre des syllabes d’un vers n’a pas l’importance décisive que lui attribuait la métrique traditionnelle. Ou bien, si l’on veut, la versification fondée sur le nombre des syllabes est illusoire, — et les Parnassiens se trompaient en croyant juxtaposer des vers égaux parce qu’ils écrivaient, par exemple, un poème en alexandrins seulement.‌

Le rythme d’une phrase poétique ne résulte pas du nombre des syllabes qui la composent, — et c’est bien heureux, en somme, car alors le rythme des vers réguliers qu’ont écrits les Classiques, les Romantiques et les Parnassiens, identique dans tous leurs alexandrins, serait d’une monotonie épouvantable. Le rythme de leurs alexandrins est monotone quand ils se sont confiés uniquement au nombre des syllabes pour le produire ; il est, au contraire, expressif et varié quand ils l’ont obtenu par d’autres procédés, qui sont étrangers au nombre des syllabes, qui peuvent se concilier avec la régularité du nombre des syllabes, mais qui ne la nécessitent nullement. Le rythme d’une phrase poétique résulte d’une heureuse répartition des syllabes plus ou moins longues, des syllabes plus ou moins accentuées qui la composent.‌

C’est à ce principe que la métrique nouvelle se rattache, et c’est à cette heureuse répartition que s’appliquent les vers-libristes, sans que des recettes commodes et pratiques leur soient offertes pour y réussir. Ils la font à leur gré, suivant la nature même de la pensée qu’ils veulent exprimer, de l’effet qu’ils veulent rendre… Seulement, comme dit Théodore de Banville9, « pour se servir de ce vers compliqué et charmant, il faut du génie et une oreille musicale, tandis qu’avec les règles fixes les écrivains les plus médiocres peuvent, en leur obéissant fidèlement, faire, hélas ! des vers passables ».‌

J’espère avoir démontré que le vers libre n’est pas seulement la négation du vers régulier, mais qu’il dépend de principes positifs. Et c’est donc bien à tort que ses adversaires se refusent à voir autre chose dans les poèmes d’aujourd’hui que de la prose assez soignée. Ils se désolent et s’indignent parce qu’on les a privés d’une distinction bien commode qu’ils étaient habitués à faire, avec le pion de M. Jourdain, entre la prose et les vers. (Si la métrique nouvelle tend à faire disparaître cette absolue séparation entre deux modes opposés du langage, — deux et seulement deux, — elle sera bienfaisante encore, car entre le plus haut lyrisme et la prose d’affaires on peut concevoir bien des espèces intermédiaires de style ; — et qu’on nous débarrasse donc de ce formalisme ! Mais il serait aussi injuste d’assimiler à la prose pure et simple de véritables vers libres que de confondre avec un alexandrin un groupe de douze syllabes partagé par la moitié. Il suffirait, pour s’en convaincre, de lire avec bonne foi quelque beau poème de Kahn, de Griffin, de Verhaeren ou de Régnier.‌

Les poètes d’aujourd’hui ont donc eu le très grand mérite de se trouver une forme poétique excellente. J’ai comparé la forme parnassienne à ces somptueux, amples et raides vêtements qui ne se modèlent pas sur le corps humain, mais le dissimulent. La forme poétique nouvelle qu’ont inventée les Symbolistes suit, au contraire, docilement tous les contours de la pensée et la dessine dans sa grâce mobile et sinueuse. La première avait ces plis emphatiques et d’une conventionnelle élégance que drapent sur leurs mannequins le Guide, par exemple, et ses élèves. Et la seconde rappelle ces étoffes légères, molles et dociles à la variété des gestes, dont vêtent leurs personnages les peintres des saines et belles époques d’art.‌

Arthur Rimbaud‌ §

La destinée d’Arthur Rimbaud fut harcelée d’aventures folles et d’excessifs malheurs. Son souvenir inquiète, par l’incertaine appréhension que du génie se soit trouvé là, tourmenté, méconnu, gaspillé. Quelques faits, des mots qu’on cite, des anecdotes, épars et puis groupés dans la tradition, réalisent autour de ce nom comme une légende fantastique, de gloire tout ensemble et de scandale, de turpitude et de beauté. ‌

Seize ans ; ses plus beaux vers sont écrits. Victor Hugo le consacre de ces mots : « Shakespeare enfant ! » Dans les cercles littéraires, si l’on cite avec emphase les noms de Dante, de Racine, de Gœthe, Verlaine ajoute : « Arthur Rimbaud10 ! » Avec Verlaine ensuite, un singulier compagnonnage que des coups de revolver terminent à Bruxelles. Cependant, d’autres traitent l’enfant sublime d’« insupportable voyou ». Puis, à vingt, ans, il disparaît ; son œuvre littéraire est close. On ignore ce qu’il est devenu… Il erre par le monde, visite Chypre, Java, la mer Rouge et le royaume de Ménélick, trafiquant, explorateur, qui sait ? en tout cas, pourchassé par une étrange fatalité. On l’a vu débardeur dans les ports d’Orient, mendiant ailleurs, vendeur d’anneaux brisés dans les rues de Paris. On le sacre initiateur de toute la poésie moderne, — pour la pensée, émule de Nietzsche, — pour l’action, devancier de Marchand, — vagabond principalement et le premier des « poètes maudits ».‌

 

Arthur Rimbaud naquit, en 1854, à Charleville, étroite petite cité, et dans une famille de stricte bourgeoisie, rigide, entichée de principes, honorable d’ailleurs et considérée, mais au moment où le désordre s’y mettait. Le père du poète, capitaine d’infanterie, était d’humeur indépendante et s’accommodait mal de l’esprit impérieux de sa femme. Peu s’en fallut que sa conduite ne désorganisât la maison. Cependant, madame Rimbaud laissa le capitaine à sa vie de garnison et, quittant Strasbourg où résidait le 47me de ligne, revint à Charleville avec ses enfants et, délibérément, reconstitua son vertueux foyer. Méthodique, sévère, très religieuse, et plus énergique que tendre, elle menait son petit monde conformément à ses doctrines indiscutables. Elle semble avoir eu le caractère précisément qu’il fallait pour ne pas comprendre du tout son aventurier de fils, — difficile à comprendre du reste, — et lui rendit insupportable son autorité d’abord, toute autorité bientôt. Elle le mit au collège, rêva pour lui des succès scolaires. Il ne fut pas un bon élève ; il n’eut pas le respect de la culture universitaire. On a retrouvé, dans un de ses cahiers, le brouillon d’une narration où, la « matière » vite abandonnée, il s’épanche avec une gaminerie frondeuse : « Que sait-on si les Latins ont existé ? C’est peut-être, leur latin, quelque langue forgée… Passons au grec. Cette sale langue, etc… » Il ne garda de cette époque qu’une impression de dégoût. Quelques années plus tard, quand il l’évoquait, avec le souvenir de l’hostilité maternelle, il écrivait dans les Poètes de sept ans :‌

Et la Mère, fermant le livre du devoir,‌
S’en allait, satisfaite et très fière, sans voir,‌
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,‌
L’âme de son enfant livrée aux répugnances…‌

On l’imagine aisément, espèce d’écolier doux et rétif à la fois, aux cheveux ébouriffés, l’esprit ailleurs, — flâneur, semble-t-il, presque somnolent au long des classes, attentif subitement à quelque mot qui, dans son âme, éveille des rêveries ; tantôt exubérant, et tantôt dissimulant, sous un air de docilité qu’on dirait sournoise, d’obscurs mépris, une essentielle inaptitude à s’asservir.‌

Les plus anciens poèmes qu’on possède de lui datent de ses quinze ans. Verlaine regrettait qu’on eût recueilli tout cela. Il y trouvait « trop de jeunesse décidément, d’inexpérience mal savoureuse, point assez d’heureuses naïvetés11 ». Certes, dans les Étrennes des Orphelins, par exemple, il y a, malgré la pureté simple du vers, de la sentimentalité puérile : on s’amuse même de rencontrer, sous la signature du prochain « poète maudit », des gentillesses comme celles-ci :‌

Et là, c’est comme un nid sans plumes, sans chaleur.‌
Un nid que doit avoir glacé la bise amère…‌
Votre cœur l’a compris : ces enfants sont sans mère‌
Plus de mère au logis ; — et le père est bien loin !…‌

Il y a du diabolisme enfantin et de non moins enfantin cynisme dans le Bal des pendus, dans Vénus Anadyomène, dans Tartufe, avec de jolies trouvailles pourtant et de l’esprit. Et, dans le Forgeron, on sent l’influence un peu trop proche de tel poème de la Légende des siècles où sont vilipendés des rois par des manants. Mais le vers est déjà d’une frappe excellente, l’expression franche, le style vigoureux. Le forgeron fait ses remontrances à Louis XVI,‌

Et le bon roi, debout sur son ventre, était pâle.‌

Il lui développe les vieilles revendications, avec une espèce d’emphatique ironie :‌

Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin,
Dans les granges entrer des voitures de foin
Enormes ; de sentir l’odeur de ce qui pousse‌
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ;‌
De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,‌
De penser que cela prépare bien du pain…‌

Un assez long poème, qui s’intitule Soleil et Chair, est émaillé, sans doute, de souvenirs classiques et la mythologie qu’on y trouve y vient des auteurs grecs et latins tout récemment expliqués au collège… Oui, nous pouvons dire cela de confiance, parce que les dates nous y invitent : le poète avait quinze ans. Mais elle n’est pas là morte et froide, cette mythologie, à l’état de vain ornement traditionnel. Cybèle, Aphrodite, Cypris, les déesses d’amour et de fécondation, animées par l’intime signification du grand symbole panthéistique, y rayonnent divinement. Et le poème se déroule comme un hymne sonore, comme une grandiose invocation aux forces latentes de l’universelle vie :‌

Le monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frémissement d’un immense baiser…‌

Le petit collégien, qui péniblement ânonnait les textes scolaires, avait compris pourtant ! Et, dans cette résurrection de l’ancienne légende, que de tableaux il peint, d’une grâce délicate et forte, d’une précision sûre et d’une pureté parfaite ! Le vocabulaire est à l’a fois, riche et très sobre, d’une justesse et d’une simplicité remarquables. L’image a de l’éclat sans être criarde, de l’élégance sans être précieuse. Ces qualités de charme et de modération deviendront rares chez Rimbaud, bientôt emporté par une fougue désordonnée. Il faut les noter ici. De quelques vers qu’il est facile de citer il appert que le poète de Soleil et Chair pouvait devenir un Parnassien accompli, s’il n’eût été tourmenté par le désir de l’extraordinaire, par la volonté consciente et passionnée d’exprimer autre chose, des sensations inconnues, dans une langue nouvelle.‌

Sur son char d’or, bordé de noirs raisins,‌
Lysios, promené dans les champs phrygiens ‌
Par les tigres lascifs et les panthères rousses, ‌
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses. ‌
Zeus, taureau, sur son cou berce comme un enfant
Le corps nu d’Europe, qui jette son bras blanc ‌
Au cou nerveux du dieu frissonnant dans la vague…
Entre le laurier rose et le lotus jaseur,
Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur, ‌
Embrassant la Léda des blancheurs de son aile…‌

Mais d’un tranquille Parnassien il n’avait pas, décidément, l’âme studieuse et méticuleuse ; ces délicats travailleurs lui apparaissaient un peu comme ces « Assis » dont il fit la charge, et comme, en quelque sorte, les ronds-de-cuir de la poésie. Déjà s’éveillent en lui des passions et des instincts destructeurs de toute impassibilité, des révoltes, des velléités d’anarchisme intellectuel et moral. Il s’éprend de politique batailleuse, de lutte sociale, et si, dans le Forgeron, par exemple, on a pu ne voir qu’une habile variation sur un thème poétique connu, dans les Rages de Césars, dans le Mal, on sent une sincérité plus franche. Sa fureur d’indépendance se manifeste comme elle peut, mais abondamment, non sans enfantillage parfois. Dans ses écrits, — et dans la vie aussi, — nous le voyons affecter dès lors une désinvolture débraillée, un peu trop à la Murger. A la « Musique », sur la décente place de la Gare, à Charleville, il joue à l’étudiant fêtard ; il est heureux de nous l’apprendre, en vers, et s’il nous affirme, avec preuves à l’appui, qu’« on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », c’est qu’il n’en a pas seize tout à fait, et cela veut dire simplement que sa jeunesse commence à lui faire du bruit. Je ne suis pas sûr, comme l’est son pieux biographe, que le sonnet du Mal « prouve la lecture de Proudhon », et que de très précises doctrines sociales se soient déjà formulées dans l’esprit de Rimbaud ; mais toutes sortes de choses s’agitent en lui, des désirs autant que des pensées, des sensualités autant que des rêves, qui vont le jeter en dehors de la vie régulière et le lancer dans la fiévreuse aventure de sa vie, en quête de jouissances multiples et de satisfactions sans fin pour d’insatiables appétits. Le voilà désormais curieux surtout de ses « sensations », inquiet de les goûter pleinement, de les multiplier et de leur faire rendre tout ce qu’elles contiennent de volupté possible et de possible exaltation :‌

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, ‌
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. ‌
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds, ‌
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.‌

Je ne parlerai pas ; je ne penserai rien. ‌
Mais l’amour infini me montera dans l’âme, ‌
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, ‌
Par la Nature, heureux comme avec une femme.

La Guerre avait jeté, dans toute cette région des Ardennes, le désarroi. L’angoisse qui tourmentait les populations de l’Est, envahies, ensanglantées, acheva d’alarmer Rimbaud. On ne voit pas, à vrai dire, que ce soit le patriotisme qui l’enflamme, mais plutôt une espèce d’ardent malaise aventureux.‌

Le 3 septembre, jour de Sedan, il se sauve de Charleville. Il lui faut la vie libre, farouche, la course à la chance. Il vend, à petit profit, ses prix du collège, prend à la gare un billet pour la plus proche station, monte dans le train et s’y cache jusqu’à Paris. L’ennui, c’est, à l’arrivée, de passer devant les contrôleurs. Pas de billet ; on l’arrête. Il refuse de donner son nom ; il a l’accent de l’Est : on le soupçonne d’espionnage. On le transporte au Dépôt, et puis à Mazas. Il y est enfermé quinze jours, — fâcheux succès d’un essai de libération ! — jusqu’à ce que son professeur de rhétorique le réclame, se porte garant de son innocence et indemnise la Compagnie fraudée. Rimbaud, sous escorte de police, est reconduit à la gare du Nord et, par les soins du professeur, renvoyé dans sa famille.‌

Il resta bien à Charleville quelques jours. Mais la manie errante le tenait. Il s’enfuit encore. Cette fois, il partait à pied, ayant constaté que le chemin de fer est un mauvais moyen de transport pour les hommes libres dénués d’argent. Où s’en va-t-il ? N’importe où ailleurs. Il a pourtant un vague plan de campagne. Il espère trouver une situation dans un journal de Charleroi. La route est longue, la saison mauvaise, mais il se plaît aux ciels changeants, aux parfums de la terre, aux émotions, aux jouissances de la vie bohémienne. Sentiers gras, fourrés épais, vallons, trous de verdure, rivières « accrochant aux herbes des haillons d’argent ». Il chemine, il rôde, il se lasse et goûte avec gourmandise la bonne odeur des auberges au coin des routes, beurre et jambon, et le repos. Et c’est, un jour, un soldat mort qu’il aperçoit, avec un trou rouge au côté, dans les glaïeuls, « le dormeur du val »… A Charleroi, le directeur du journal l’appelle « jûne homme », et l’éconduit. Il erre dans la ville, dînant des fumets de rôtis qu’exhalent les soupiraux des cuisines. Il traînaille dans la campagne :‌

… Mon auberge était à la Grande-Ourse.‌
Mes étoiles, au ciel, avaient un doux froufrou,‌
Et je les écoutais, assis au bord des routes,‌
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes‌
De rosée à mon front, comme un bain de vigueur…‌

Il s’amuse à devenir un gueux. Il n’y réussit que trop : il est bientôt, à force de n’avoir pas de domicile, arrêté pour vagabondage et reconduit à sa famille par la gendarmerie.‌

Il séjourna presque tout l’hiver (1870-71) à Charleville. On le voyait souvent, à la Bibliothèque Municipale, faisant des heures de lecture, rêvassant, caricaturant les uns et les autres, écrivant ses plus tristes vers, Accroupissements, les Pauvres à l’église, les Premières Communions, où s’exaspèrent la haine, le dégoût et la « répugnance ». Étranges poèmes, de trop de bizarrerie, de cynisme excessif. Il y a quelque chose de désagréablement systématique dans cette manière sordide de peindre et d’accumuler, avec les vilaines couleurs, les odeurs infâmes et toutes turpitudes, jusqu’à la nausée. Peu s’en faut que cela ne tourne à du lyrisme d’un genre spécial et qu’on n’y croie sentir une sorte de romantisme immodéré, du procédé, de la « littérature ». Et cependant, non ! Le genre étant admis et le sujet, tel quel, accepté, on doit reconnaître la sûreté de touche et l’habileté qui se révèlent dans ces petits tableaux réalistes, et la sobriété même de l’exécution. L’abominable cellule qu’il voulait peindre dans l’un de ces poèmes, — et nous perdrions notre temps à lui reprocher de l’avoir voulu peindre, — comme il en évoque, en quelque vers, toute l’horreur !‌

L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite…‌

C’est de l’art flamand, plus vulgaire, plus grossier, mais également juste et véridique. Plutôt encore, c’est l’expression très exacte de sensations complexes, intenses, toutes chaudes, si vivement rendues qu’elles semblent là frémissantes encore et non figées dans le déguisement de la phrase.‌

En même temps, Rimbaud écrivait ce petit poème des Effarés, « un peu farouche, disait Verlaine, et si tendre, gentiment caricatural, et si cordial et si bon… » Et, même dans ce poème impie des Premières Communions, dont s’effarouchait le Verlaine de Sagesse, éclatent parfois, au milieu de laideurs, des vers de beauté, comme des jeux de lumière sur de l’ordure…‌

Adonaï !… Dans les terminaisons latines, ‌
Des cieux moirés de vert baignent les fronts vermeils, ‌
Et, tachés du sang pur des célestes poitrines, ‌
De grands linges neigeux tombent sur les soleils…‌

Mais ce n’est qu’un éclair, et le poète est vite repris par sa fureur de sacrilège. On se demande si le blasphème ne va pas aboutir à de facile et médiocre anticléricalisme. On peut le juger comme on voudra ; surtout il peut déplaire. Mais on ne saurait le trouver seulement verbal et déclamatoire. De la haine s’y révèle, haine vraie d’esclave qui se débarrasse d’un joug dont il a longuement souffert. Toute sa rancune, amassée contre l’oppression familiale, jaillit alors avec exubérance et, condamnable peut-être mais ardente, sa révolte se tourne contre « Christ, éternel voleur des énergies ». Ce qui se manifeste définitivement dans ces vers, avec une sorte de fureur, c’est la volonté de secouer toute entrave, l’instinct de jouir de la vie comme un être de désirs lâché dans le monde, — et, d’un mot, contre toute servitude et toute loi, la rébellion.‌

A la nouvelle de la levée du Siège, dans les premiers mois de 1871, n’y tenant plus, il vend sa montre pour se faire un peu d’argent et gagne Paris. Bientôt, sans ressources et mourant de faim, il lui faut refaire, à pied la route de Charleville, traverser la province envahie, les forêts d’Ardenne hantées de chevauchées saxonnes, et se heurter une fois encore au sévère accueil maternel.‌

Et puis, quand il eut vent de la Commune, plus follement que jamais hallucina son âme de réfractaire l’image évoquée de ce Paris en guerre civile. Pour la troisième fois, il en prit le chemin. A peine arrivé, il se présente aux insurgés, gamin de dix-sept ans, parlant fort, à grands gestes, et misérable à souhait. On l’enrôle dans les « tirailleurs de la Révolution ». Il fait le coup de feu et, à l’arrivée des Versaillais, s’échappe heureusement…‌

Et le voilà de nouveau à Charleville. C’est alors qu’il composa son plus beau poème, ce Bateau ivre, dont voici quelques strophes :‌

Comme je descendais des fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :‌
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.‌

J’étais insoucieux de tous les équipages, ‌
Porteurs de blés flamands ou de cotons anglais. ‌
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les fleuves m’ont laissé descendre où je voulais…‌

La tempête a béni mes éveils maritimes.‌
Plus léger qu’un bouchon, j’ai dansé sur les flots‌
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,‌
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots…‌

Et, dès lors, je me suis baigné dans le poème‌
De la mer, infusé d’astres et latescent,     ’‌
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême‌
Et ravie, un noyé pensif parfois descend…‌

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes, ‌
Et les ressacs, et les courants ; je sais le soir, ‌
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,‌
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir…‌

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,‌
Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur ;
La circulation des sèves inouïes,‌
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs…‌

J’ai heurté, savez-vous ? d’incroyables Florides‌
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux ‌
D’hommes des arcs-en-ciel tendus comme des brides,
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux…‌

Or, moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,‌
Moi, dont les Monitors et les voiliers des Hanses,‌
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau, …‌

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues ‌
Le rut des Béhémots et des Maelstroms épais, ‌
Fileur éternel des immobilités bleues, ‌
Je regrette l’Europe aux anciens parapets…‌

Mais, vrai, j’ai trop pleuré. Les aubes sont navrantes. ‌
Toute lune est atroce et tout soleil amer.
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.‌
Oh ! que ma quille éclate ! Oh ! que j’aille à la mer !‌

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache, ‌
Noire et froide, où, vers le crépuscule embaumé, ‌
Un enfant accroupi, plein de tristesse, lâche ‌
Un bateau frêle comme un papillon de mai.‌

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,‌
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,‌
Ni nager sous les yeux horribles des pontons !

Ces vers et quelques autres, Rimbaud les mit, un jour, en paquet à l’adresse de Paul Verlaine. Et celui-ci s’enthousiasme, crie au miracle et hâtivement répond au poète qu’il l’attend : il le recevra, l’hébergera chez lui, l’installera dans la gloire qu’il mérite. Et, dès son arrivée, en effet, il semble qu’une admiration étonnée ait accueilli Rimbaud : poète de génie, promoteur de la poésie française, inventeur d’éblouissante nouveauté ! Il est salué comme un de ces révolutionnaires mystérieux dont l’œuvre éclaire l’avenir.‌

Qu’y avait-il donc de si neuf dans ce poème du Bateau ivre, et quelle prodigieuse invention révélait-il ? Aucune, si je ne me trompe, au point de vue de la prosodie. Il est écrit en strophes de quatre vers, de rimes alternées conformément aux règles traditionnelles ; la rime d’un singulier, lenteur, avec un pluriel, chanteurs, y doit être considérée comme une insignifiante négligence plutôt que comme une liberté volontaire et théorique. Verlaine dit à propos de Rimbaud : « Son vers, solidement campé, use rarement d’artifices. Peu de césures libertines, moins encore de rejets… Rimes très honorables12. » Et si Georges Rodenbach put l’appeler plus tard « inventeur du vers libre13 », ce jugement ne s’applique pas au Rimbaud du Bateau ivre. Quant à présent, c’est l’instrument parnassien qu’il emploie.‌

Mais il en tire une étrange musique et telle que, depuis longtemps, on n’en avait entendu d’aussi troublante…‌

Si l’on veut se rendre compte de la surprise charmée que provoqua cette poésie, il faut se rappeler ce qui se faisait alors. Certes, les poètes ne manquaient pas. Leconte de Lisle travaillait patiemment à sa hautaine trilogie érudite et reconstituait le décor fastueux des civilisations, lointaines dans le temps ou l’espace. Coppée avait déjà donné le Reliquaire, les Intimités, les Humbles. Sully-Prudhomme, après les Stances et Poèmes, les Épreuves et les Solitudes, achevait les Vaines Tendresses. Verlaine, avec les Poèmes saturniens et les Fêtes galantes, n’était pas encore en possession de sa véritable originalité. Ces poètes avaient entre eux ceci de commun que, descriptifs, narratifs ou bien psychologues, ils procédaient directement du positivisme d’alors, dénombrant, inventoriant, curieux du détail authentique et soucieux de la réalité, préoccupés de peindre plutôt que d’évoquer et de faire comprendre plutôt que de suggérer.‌

Toute différente apparut, dès l’abord, la poésie de Rimbaud. Point analyste, celle-là. Et comment l’eût-elle été ? Les sentiments dont elle s’inspirait n’étaient pas ces états de l’esprit, clairs et distincts, qui se prêtent à l’investigation de la conscience, mais plutôt elle prétendait exprimer ce fond obscur du cœur, noyé d’incertitude, dans lequel fourmillent de vagues velléités, des désirs sans but, des regrets sans raison et tout le douloureux instinct. Cette confusion, qui ne se décrit pas, échappe à la plus délicate analyse. Et tout au plus peut-on tâcher de l’évoquer comme l’avait fait parfois Baudelaire, — et c’est à Baudelaire, en effet, au Baudelaire du Voyage ou du Parfum exotique, que s’apparente Rimbaud. Mais le parti pris est plus net chez ce dernier de ne pas exprimer les choses directement et par la seule signification des mots, et de les suggérer plutôt par des concordances de pensée, par des images ou des sonorités auxquelles se lient mystérieusement des sensations lointaines et sommeillantes, soudain secouées et qui surgissent.‌

Ce n’est pas une allégorie que le Bateau ivre. On aurait tort, pour le commenter, d’en vouloir traduire les détails en langage simple et de l’interpréter à la manière d’un difficile rébus. Il ne faut pas dire : « Le bateau en dérive, c’est l’âme éperdue, et les haleurs sont les guides qui lui firent défaut » — et continuer ainsi l’explication, mot à mot. Est-ce un symbole, alors ? Oui, si l’on veut. Plutôt encore, suivant l’heureuse expression de Mallarmé, une « allusion ». Une allusion aux nostalgies de l’âme humaine, à ses vertiges, à ses obscures aspirations. Une allusion à son secret malaise, à ce qu’il y a d’essentiel et de plus absolu dans son intime souffrance, lassée d’effort, en quête du mieux. Une allusion telle qu’en la voulant trop définir on lui ferait perdre sa mystérieuse puissance de suggestion, mais telle aussi qu’en s’abandonnant à son charme on en éprouve obscurément le sortilège.‌

 

Rimbaud s’installa donc, d’abord, chez Verlaine. Seulement, pour des raisons diverses, il déplut à la femme et à la belle-mère de son hôte, dut émigrer, demeura quelque temps chez Banville, et puis à l’hôtel, ici ou là, jusqu’à ce que Verlaine, un jour, le mît dans ses meubles, rue Campagne-Première.‌

Verlaine, dans les Poètes maudits, le représente ainsi : « L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair, mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant. » Et Mallarmé, reproduisant ces lignes dans ses Divagations, ajoute : « Avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j’ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du froid au chaud rongées d’engelures. Lesquelles eussent indiqué des métiers plus terribles, appartenant à un garçon. J’appris qu’elles avaient autographié de beaux vers, non publiés : la bouche, au pli boudeur et narquois, n’en récita aucun. » Et tel le voyons-nous dans ce tableau de Fantin-Latour, où, fumant et buvant avec d’autres, dont Verlaine, il rêvasse au coin d’une table, le menton sur la paume ouverte.‌

Sa vie d’alors nous est mal connue, trop connue peut-être, par des récits contradictoires et confus. Il se fit bohème farouche, un peu puérilement, s’ivrognant trop, bataillant, menant grand bruit, dans une étrange camaraderie de toutes heures avec Verlaine. Quand celui-ci, après la Commune, qu’il avait servie, dut s’enfuir précipitamment, Rimbaud l’accompagna. Ce furent alors des allées et venues sans suite, en Belgique, en Angleterre, en Belgique encore, de ville en ville, des promenades dont Verlaine a noté le souvenir dans le petit poème intitulé : Lœti et errabundi14.

De cette époque date le sonnet des Voyelles, très célèbre, — et dont la bizarrerie était bien de nature, avouons-le, à effaroucher le public. Le voici : ‌

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai, quelque jour, vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes ‌
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles ‌
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;‌

U, cycles, vibrements divins des mers virides,‌
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides ‌
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;‌

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges, ‌
Silences traversés des Mondes et des Anges, ‌
— O, l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !‌

Cet extravagant « amusement sur l’alphabet », comme l’appelle Anatole France15, ne fut pas seulement funeste à son auteur, mais il jeta le discrédit sur toute l’école des jeunes poètes qui vinrent ensuite : ils avaient inventé « la couleur des voyelles », ils furent perdus de réputation !‌

Il est certain que plusieurs d’entre eux tirèrent de ces quatorze vers, — comme dit Verlaine à propos de René Ghil, — « de très cocasses théories ». Celui-ci ne s’avisa-t-il pas, en effet, d’assimiler le son u à la couleur des « ors », le son i à la couleur des « azurs » ; d’identifier la sonorité des « ors » à celle des « trompettes, clarinettes, fifres et petites flûtes », celle des « azurs » aux « contre-basse, basse, alto-viole, violon », — et de constituer une prosodie, orchestrée et colorée à la fois, qui, dans l’application, donne des vers extrêmement inintelligibles ?‌

Il y a des disciples dangereux. Mais, pour se convaincre que ces « cocasses théories » n’étaient pas dans l’esprit de Rimbaud, il suffit, je crois, de constater qu’on ne les voit nullement mises en pratique dans le sonnet même des Voyelles : dans le tercet de l’U, par exemple, on ne trouve qu’une seule syllabe en U, tout à la fin, et par hasard. Verlaine avait raison de déclarer ce sonnet « u peu fumiste », et Gustave Kahn de le traiter d’« amusant paradoxe détaillant une des concordances possibles des choses ». Et lui-même, Rimbaud, n’en plaisante-t-il pas, quand il écrit, un peu plus tard : « Histoire d’une, de mes folies… J’inventai la couleur des voyelles ! A noir, E blanc, etc… Je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens… Je réservais la traduction ! » ‌

Qu’importe, après cela, que des savants aient observé des phénomènes d’« audition colorée » et que de jeunes hommes se soient servi de ce prétexte pour légitimer de folles esthétiques ? Le sonnet des Voyelles n’était, pour Rimbaud, qu’une fantaisie, brillante d’ailleurs, entre mille autres. Tout au plus pourrait-on dire qu’en insistant sur la valeur expressive du son même des mots, et non seulement de la mesure, il favorisait les tendances nouvelles de la poésie, de jour en jour plus musicale.‌

Rimbaud composa ensuite quelques petits poèmes singuliers, « exprès trop simples », dit Verlaine, où la pensée s’aperçoit à peine dans l’incertitude des mots, de rythme vague, à peine assonancés, « prodiges de ténuité, dit encore Verlaine, de flou vrai, de charme presque inappréciable à force d’être grêle et fluet ». Allait-il donc, en désorganisant la métrique parnassienne, créer le vers libre ? Oui et non. Ces poèmes trahissent plutôt la révolte contre la prosodie régulière et le vœu de s’en débarrasser qu’ils ne laissent apercevoir l’invention décisive d’une forme nouvelle. En dépit des assonances, des césures faussées et des rejets paradoxaux, l’effet qu’ils produisent encore résulte précisément de la rupture amusante, ingénieuse, de la mesure habituelle. On les sent « délicieusement faux exprès ». C’est à la prose qu’aboutissait Rimbaud, à la prose des Illuminations, prose très particulière, il est vrai, et dans laquelle Anatole France reconnaît « le nombre, le rythme et le charme mystérieux des plus beaux vers ».‌

 

Les Illuminations datent de 1872-73. Le manuscrit en fut retrouvé en 1886 et publié cette année-là16.‌

C’est un livre déconcertant, affolant, un recueil bizarre de pages sans suite, de notes décousues.‌

On voudrait d’abord savoir exactement le sens du titre. « Le mot Illuminations, explique Verlaine, est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c’est même le sous-titre que Rimbaud avait donné à son manuscrit. » Il faut aussi, je crois, conserver à ce mot quelque signification plus merveilleuse, car ce n’est pas seulement un livre d’images qui nous est ici présenté, mais plutôt on y trouve des visions, d’extraordinaires apparitions de paysages illuminés d’éclairs, et qui sortent de la nuit et qui soudainement s’y replongent après nous avoir un instant éblouis. Des espèces d’hallucinations, si l’on veut.‌

« D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, — je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux‌

et de chevelures… »‌

Il serait difficile, souvent, de déterminer le sens exact de ces petits morceaux, et Verlaine avouait n’en pas très bien distinguer « l’idée principale ». Non sans doute qu’il n’y ait en eux que pure fantasmagorie et jeu verbal. Ils sont obscurs, faute de commentaire. Ce sont des descriptions faites au moyen de métaphores et d’images : ce que traduisent réellement ces métaphores ou ces images, n’est pas toujours très évident. Rimbaud négligea de nous en avertir, comme il négligeait peut-être lui-même de s’en souvenir ou de s’en apercevoir, soucieux de sa magnifique vision plus que de la médiocre réalité qui en avait été l’occasion fortuite.‌

Quelquefois, l’inspiration est plus simple et le poème, moins ésotérique, prend une beauté singulière.‌

« J’ai embrassé l’aube d’été. — Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes ; et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. — La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. — Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse. — Alors, je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes ; et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. — En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. — Au réveil, il était midi. » ‌

Quelquefois aussi, ce ne sont, semble-t-il, que de petites chansons, falotes et doucement bégayantes, comme, plus tard, en écrira Verlaine :‌

« C’est le repos éclairé, ni fièvre, ni langueur sur le lit ou sur le pré. — C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami. — C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée. — L’air et le monde point cherchés. La vie. Était-ce donc ceci ? — Et le rêve fraîchit… »‌

Cependant, une profonde transformation se produisait dans l’esprit de Rimbaud, Une sorte de dégoût le prenait de son existence mauvaise et, comme s’il ne trouvait, en fin de compte, au fond du vase d’ivresse que l’écœurement, un immense désir le tourmentait de liquider ce passé, de fuir et, coûte que coûte, d’entamer de la vie nouvelle. ‌

Il semble qu’il ait eu alors des querelles avec son compagnon de vagabondage. Et celui-ci, de son côté, débile et ombrageux, se vit relancer par sa famille, sa mère, sa belle-mère, sa femme. Nous ne connaissons pas le menu détail de l’histoire. A quoi bon, d’ailleurs ? Toujours est-il qu’à Bruxelles, un jour, Verlaine tira sur Rimbaud deux coups de revolver. Il fut arrêté, emprisonné pour deux ans, tandis que Rimbaud, blessé au bras, était conduit à l’hôpital Saint-Jean…‌

L’intention de rompre était assez ancienne déjà dans l’esprit de Rimbaud. Il nous reste de cette période critique de sa vie un extraordinaire document, cette Saison en enfer17 dont quelques paragraphes sont datés de l’hôpital et dont les premiers doivent être un peu antérieurs au mélodrame de Bruxelles.‌

 

Sous une forme à demi allégorique, mais très claire si l’on connaît les événements, c’est une espèce d’autobiographie spirituelle, une confession, ou plutôt une méditation, un examen de conscience passionné. La sincérité de l’accent, la puissance de l’expression et son intensité fiévreuse font de ces quelques pages une des œuvres les plus émouvantes qu’on ait écrites.‌

Le poète revient sur son passé. Mauvaises visions : ‌

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.‌

— Un soir, j’ai mis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. — Je me suis armé contre la justice. — Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !‌

— Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie, pour l’étrangler, j’ai fait le bond sourd de la bête féroce… Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie… »‌

Il interroge son sang. Il écoute, dans le battement de ses artères, la voix impure des ascendants, Gaulois, païens, coureurs de sabbats. Il évoque les goûts malsains de son enfance, peintures absurdes, littératures étranges, et toutes ses folies, et ses hallucinations maladives, dont il entretenait en lui-même, comme par une ivresse de s’intoxiquer mieux, la frénésie… « Je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine…, des calèches sur les routes du ciel… Puis, j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots ! Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit… »‌

Mais de tout cela l’horreur l’a frappé. A présent, il ne rêve plus que de fuir !… « Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront… Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte… »‌

Espère-t-il se régénérer et s’ennoblir par l’action ? Hélas ! quelle sublime cause défendre ? à quelle superbe idée se dévouer ? « Ab ! je suis tellement délaissé que j’offre à n’importe quelle divine image des élans vers la perfection ! » Des hallucinations encore et des délires bouleversent sa pauvre âme, en fièvre de sanctification. En tout cas, fuir et renouveler sa vie !…‌

 

Il se guérissait à peine de sa blessure qu’il fut expulsé de Belgique. Il rejoignit sa famille, installée dans une ferme auprès d’Attigny.‌

A Bruxelles, il avait fait imprimer la Saison en enfer. Maintenant, sauf quelques exemplaires, il en détruit toute l’édition, comme pour que disparaisse une bonne fois tout vestige de ce passé. « La dernière innocence et la dernière timidité. C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons. »‌

Affranchi désormais, il ne s’agit plus pour lui que de trouver les moyens de partir. Une nouvelle période de sa pauvre vie commence, plus hasardeuse encore que la première, plus empêchée de difficultés, plus attristée d’incurable nostalgie.‌

Après une courte apparition à Paris et un séjour à Londres, où il donne des leçons de français, le voilà bientôt à Stuttgart, qu’il quitte avec l’intention de se mettre dans les affaires à Naxos. Il traverse le Gothard à pied, descend l’Italie : à Livourne, frappé d’insolation, il est rapatrié par le consulat et gagne Marseille. Comment y vécut-il ? Il travailla dans le port, ainsi qu’ailleurs il s’était loué pour la moisson ; — et puis, ne disait-il pas déjà dans la Saison : « Qui a fait ma langue perfide tellement qu’elle ait guidé et sauvegardé jusqu’ici ma paresse ? Sans me servir pour rien même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j’ai vécu partout. » Trop misérable tout de même, un jour il s’engage dans l’armée carliste, touche sa prime, et, sans plus s’embarrasser de scrupules, se sauve, et, riche pour l’instant, file à Paris. On le vit ensuite à Vienne. Une rixe avec la police le fit expulser d’Autriche. Ensuite, il fut expulsé d’Allemagne… Il s’engage dans les troupes néerlandaises, et le voilà en Malaisie, à Java, à Sumatra. Bientôt il déserte, se cache dans les forêts dangereuses et, à Batavia, s’embarque comme interprète-manœuvre sur un navire anglais en partance pour Dieppe. Comme on passe en vue de Sainte-Hélène, l’envie le prend de visiter l’île fameuse et, le capitaine refusant de faire escale, il se jette à la nage. Un marin le repêcha. En Hollande, il fit ensuite le raccolage pour l’armée. Puis il s’enrôla dans un cirque errant, avec lequel il parcourut les villes du nord, Hambourg, Copenhague, Stockholm. Il s’ennuya, lâcha le cirque. Le consulat dut encore le rapatrier.‌

 

A Paris, depuis cette époque, on ne sut rien de lui. Ses amis rassemblaient ses manuscrits, de leur mieux, et les publiaient, comme des œuvres posthumes…18. Dans la préface qu’il donnait aux Illuminations, en 1886, Verlaine écrivait : « On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste. Qu’il le sache au cas où il n’en serait rien. Car nous fûmes son ami et le restons de loin… » Et dans ce petit poème de Parallèlement, Laeti et errabundi :‌

On vous dit mort, vous. Que le diable,
Emporte avec qui la colporte
La nouvelle irrémédiable‌
Qui vient ainsi battre ma porte !

Je n’y veux rien croire. Mort, vous,
Toi, dieu parmi les demi-dieux !…

Cependant, les aventures continuaient. En 1878, Rimbaud s’embarque pour l’Egypte. Mais il passe à Chypre et, pendant quelques mois, y demeure comme chef de carrière dans une exploitation. Il prend les fièvres et revient en France. Il repart bientôt, pour Chypre encore, mais, cette fois, y surveille la construction du palais du gouverneur. Et le voilà, peu de temps après, à Aden, « un roc affreux, sans un brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne ». Il est employé comme acheteur par une maison de commerce française. Il parcourt toute la côte orientale de l’Afrique et pousse jusqu’à Harrar, trafiquant du café, des parfums, de l’ivoire et de l’or. Ses voyages se transformèrent en de véritables explorations. Au mois de décembre 1883, il envoya à la Société de géographie un rapport sérieux et documenté sur les régions mal connues de l’Ogadine et mérita d’être désigné comme « un des premiers pionniers au Harrar ». Il entra ensuite en relations avec Ménélick, devint l’ami du ras Makonnen et travailla à l’introduction d’armes européennes en Abyssinie. Il projeta d’organiser dans ces régions l’importation de baudets étalons et d’établir dans l’Afrique orientale l’élevage des mulets de Syrie. Il fut, à ce sujet, en correspondance avec M. Félix Faure, alors ministre de la marine.‌

Puis, à la suite de tant de fatigues, la maladie arriva : une tumeur au genou, qui terrassa le vagabond. Il dut, au plus vite, se faire transporter en litière à l’hôpital d’Aden. Il prit ensuite le bateau pour Marseille, où se lit l’amputation de la jambe. Lente agonie. Dans l’intolérable souffrance, il rêvait de retourner aux pays de soleil. Pendant ses derniers jours, dans la fièvre de la fin prochaine, « il eut de merveilleuses visions, colonnes d’améthyste, anges de marbre et de bois, végétations et paysages d’une beauté inconnue ; il employait, pour dépeindre ses sensations, des expressions d’un charme pénétrant et bizarre ». Dernières illuminations de son pauvre cerveau ! Il mourut, le 10 novembre 1891, à l’hôpital de la Conception.‌

Ses lettres de 1875-1891, qu’on a publiées19, forment, dans leur ensemble, un curieux roman d’aventures vraies. L’activité de Rimbaud, pendant toute cette période, fut prodigieuse. Il se mit à toutes les besognes, devint ingénieur, maçon, architecte, géologue aussi bien que commerçant. Il faisait venir de France des instruments de précision, des livres, traités d’hydraulique et de métallurgie, de construction navale, de charpente, guides de l’armurier, du tanneur, du faïencier. Il manifeste une remarquable entente des affaires. Il ne recule devant aucune fatigue, il ne s’effraie d’aucune entreprise. Malgré les heures de lassitude, de découragement et d’ennui, parfois accablant, il poursuit sa tâche incertaine avec acharnement. Véritable aventurier, de tempérament autant que de hasard, il arrive dans les villes lointaines, sans ressources et sans savoir précisément ce qu’il y pourra faire : agriculture, commission, construction, — ou bien peut-être servira-t-il dans les douanes… Mais il aspire au repos. Il a comme une insatiable faim de vie tranquille, sans plus d’équipées et de folies. Gagner un peu d’argent, revenir en France, se marier, et du repos enfin, du repos ! En même temps, il sent qu’il n’a pas d’aptitude à ce bonheur calme, et que « l’inactivité le tuerait infailliblement ». Il n’y a pas de repos pour lui. Il s’écrie : « Je voudrais parcourir le monde entier, qui, en somme, n’est pas si grand. Peut-être alors trouverais-je un endroit qui me plaise à peu près… » Il sait bien que non : il est à jamais une âme en peine. Alors, il s’abandonne à son sort, avec une espèce de fatalisme mal résigné…‌

Et dans toutes ces lettres qui résument seize années de son existence, de vingt et un à trente-sept ans, il n’est plus une seule fois question de littérature. La poésie, dont il s’était enivré jusqu’à l’intoxication, ne l’intéresse plus. Il lui faut une autre exaltation de tout son être, et c’est dans la suprême joie de l’activité passionnée‌

qu’il la cherche désespérément.‌

 

Il est difficile de juger avec netteté ce poète qui cessa d’écrire à vingt ans et dont la destinée ne s’est pas accomplie. Mais, à un âge où d’autres s’essayent à de timides imitations, il eut la rage heureuse du nouveau. Presque toutes les tentatives hardies dont s’éprirent sa génération et celle qui suivit, c’est lui, tout d’abord, qui les fit, fiévreusement, incomplètement, mais avec éclat. Dans l’évolution des littératures, il y a deux sortes d’écrivains : ceux-ci mettent en œuvre et consacrent les trouvailles des autres ; ceux-là, les inventeurs, plus ou moins conscients de leur tâche féconde, natures singulières parfois, tourmentées, semblent fous avec leur instinct de découverte et leur impuissance d’organisation. Tel était Rimbaud. Il donna à la poésie française, qui s’endormait un peu, une secousse heureuse, dont elle est encore toute frémissante comme dans un éblouissement merveilleux de réveil. Et quant à lui-même personnellement, il convient de lui rendre, avec Verlaine, cet hommage : il fut « un poète mort jeune, mais vierge de toute platitude ou décadence, comme il fut un homme mort jeune aussi, mais dans son vœu, bien formulé d’indépendance et de haut dédain pour n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ou d’être20 ».‌

Jules Laforgue §

Il naquit en 1860, à Montevideo, d’une famille bretonne, fut de bonne heure amené en France, y vécut d’abord à Tarbes, puis à Paris, habita pendant quatre ou cinq ans Berlin comme lecteur de l’Impératrice Augusta, se maria en 1887, et, cette même année, le 20 août, mourut.‌

Telle fut la destinée de ce jeune homme qui, à vingt-sept ans, avait prononcé des paroles inoubliables. Les événements de sa vie extérieure n’ont pas beaucoup d’intérêt. Seule importa, pour lui, la vie mentale, qu’il eut intense et variée et par laquelle il s’éleva très au-dessus des circonstances.‌

L’hérédité bretonne, pas plus que la naissance montévidéenne, ne se retrouve dans la formation de son esprit. Peut-être l’étude des philosophes allemands lui fut-elle facilitée par le séjour à Berlin. Mais voilà tout. Il fut lui-même, uniquement.‌

Ceux qui le virent se souviennent de lui comme d’un homme très bien élevé, un peu cérémonieux et froid, de conversation fine, peu abondante, mais pleine de grâce et d’imprévu. De manières, il semblait plutôt anglais, par une sorte de correction voulue et d’humour flegmatique. Paul Bourget l’estima.‌

Quant à ses écrits, en voici l’inventaire succinct. Laforgue publia, en 1885 et 1886, deux volumes de vers, les Complaintes et l’Imitation de Notre-Dame la Lune21. Il en avait composé encore un troisième qui, sous le titre Des fleurs de bonne volonté, dut paraître en 1887 ; mais Laforgue, changeant d’intention, décida de garder à part lui ce recueil et de le remanier. Il en tira le Concile féerique et quelques poèmes qu’on a réunis ensuite sous le titre de Derniers vers. En 1890, MM. Edouard Dujardin et Félix Fénéon firent imprimer pour cinquante souscripteurs toute l’œuvre poétique postérieure aux Complaintes et à l’Imitation22.‌

En prose, outre les Moralités légendaires23, qui parurent posthumément mais dont Laforgue avait achevé la composition, il y aurait à signaler nombre d’articles de journaux ou de revues et des notes manuscrites. Parmi ces essais, il convient de distinguer spécialement la collaboration de Laforgue à la Gazette des Beaux-Arts. Il se révèle là critique ingénieux et averti. Dans une étude sur « Albert Durer et ses dessins » (juin 1882), à propos d’un livre récent, il discute avec autant de finesse que de science les questions d’authenticité, d’influences étrangères ; dans un compte-rendu de l’Exposition Berlinoise (août 1883), il analyse le talent des Boecklin et des Max Klinger de la manière la plus pénétrante et la plus juste, et sa compétence technique est égale à son goût très sûr… Mais ses notes surtout émerveillent ; les amis de Laforgue en ont publié plusieurs séries dans la Revue Blanche, dans les Entretiens politiques et littéraires ou ailleurs. Elles témoignent, chez cet écrivain, d’une singulière activité intellectuelle. On y trouve plus d’idées, indiquées brièvement, que n’en ont exprimé tant de gens de lettres notoires dans les vingt-cinq volumes qu’ils ressassèrent. Idées profondes, piquantes, fécondes, étonnamment variées !… Il y avait une œuvre dans cette jeune tête.‌

Telle que nous la connaissons, cette œuvre, en cet état d’inachèvement tragique où la mort nous la laissa, elle est plus belle d’être plus émouvante, et comme nous la saisissons sur le vif, pour ainsi dire, elle nous est plus directement intelligible et elle nous touche plus immédiatement.‌

 

Laforgue se distingue par une singulière aptitude à la pensée abstraite. Il étudie les philosophes et sa rêverie est sans cesse hantée de leurs systèmes. « Je vague, dit-il, ‌

à jamais innocent, ‌
Par les grands parcs ésotériques ‌
De l’Armide métaphysique.‌

Ailleurs, il constate que ses « angoisses métaphysiques » lui passent « à l’état de chagrins domestiques ». Aux paysages qu’il peint, aux fictions qu’il imagine, aux sentiments même qu’il éprouve, se mêlent, plus ou moins réalisées, les conceptions des penseurs. Dans une de ses Complaintes, n’évoque-t-il pas le Temps et « sa commère l’Espace », très Kantiens et qui se demandent s’ils ne sont pas « le fondement de la Connaissance » ? Des souvenirs de Darwin et de Schopenhauer apparaissent souvent dans ses écrits et s’y joignent à des idées bouddhistes. Mais c’est à la philosophie de l’Inconscient de Hartmann qu’il doit le plus. Il l’accepte pleinement et il en fait l’idée directrice de sa réflexion tout entière, car il ne se contente pas d’en poser comme une plausible hypothèse théorique les principes essentiels, mais il en tire une éthique et une esthétique. Ne considère-t-il pas l’Inconscient comme la « raison explicative suffisante, unique, intestine, dynamique, adéquate, de l’histoire universelle de la vie24 » ? L’objection que l’on doit faire au système de Hartmann, Laforgue ne l’évite pas et, comme son maître, il a le tort de transformer en une entité substantielle une qualité de la substance. Il ne se contente pas de dire que le principe de tout est inconscient mais il déclare l’inconscient principe de tout.‌

C’est par la psychologie d’abord et l’introspection qu’il est amené à cette doctrine. Il eut la passion de la vie intérieure, du repliement sur soi-même. Dans un de ses derniers poèmes, sur le ton du badinage qu’il aimait, il déclare :‌

Moi, je suis le Grand Chancelier de l’Analyse,
Qu’on se le dise !…‌

Mais, plus sérieusement, dans une note qu’il écrivait pour lui-même et qu’ont publiée les Entretiens25, il décrit ainsi sa « rage de vouloir se connaître, de plonger sous sa culture consciente vers l’Afrique intérieure de notre inconscient domaine : c’étaient des épiements pas à pas, en écartant les branches, les broussailles des taillis, sans bruit pour ne pas effaroucher ces lapins qui jouent au clair de lune, se croyant seuls… Il avait enregistré quelques menues fleurs, rapporté, plongeur, quelques échantillons secs… Surtout il était revenu de ces explorations intimes avec le sentiment d’un mystère définitif, la certitude que l’essentiel de la vie psychique est noyé dans les profondeurs obscures de l’inconscient. Et il fut si frappé de cette découverte qu’il en généralisa la portée. Comme le vieil Héraclite, ému de l’universelle fugacité des choses, fit du Devenir l’essence génératrice du Cosmos, Laforgue, ainsi du reste que Hartmann, réalisa métaphysiquement l’Inconscient… « L’Inconscient, dit-il, n’est pas à chercher dans les perceptions infinitésimales uniquement », et, dépassant donc l’idée Leibnizienne, il déclare l’Inconscient « la force monstrueuse qui me mène, la force qui me fait me développer selon mon type, la vertu qui raccommode ma main qui s’est blessée, etc… » Ailleurs, cette philosophie est sur le point de se transformer en une religion et cette croyance à l’Inconscient, origine et raison suffisante de tout, aboutit presque à du mysticisme, « Le dernier divin, … le seul divin minutieusement présent et veillant partout, le seul infaillible, le seul vraiment et sereinement infini, le seul que l’homme n’ait pas créé à son image…26. »‌

En réalité, par l’Inconscient Laforgue entend le principe actif du Cosmos et il pourrait, comme d’autres, l’appeler, ce principe actif, Ame du monde, Vie ou Volonté, tandis qu’il le désigne par celle de ses qualités qu’il considère comme la plus caractéristique. Mais il affirme ainsi, avec une singulière vigueur, que l’essence même des âmes et des choses est inconsciente par nature.‌

De cette philosophie générale, Laforgue a tiré toute une esthétique, qui est celle même de son œuvre. Non, sans doute, que ses poèmes soient seulement l’application méthodique d’une théorie ; mais tout cela, ses principes abstraits, ses aspirations poétiques et l’art qu’il réalisa, est harmonieusement uni dans cette belle et si complète intelligence.‌

L’esthétique de Laforgue est basée sur la métaphysique de l’Inconscient et sur l’Evolutionnisme darwinien, ces deux doctrines étant, d’ailleurs, liées dans sa pensée par le fait qu’il conçoit l’Inconscient comme sans cesse évoluant et que son transformisme est donc celui de l’Inconscient. « De par le principe d’évolution (dit-il dans le préambule d’une étude sur l’art moderne en Allemagne), du nouveau et indéfiniment du nouveau ! Les génies, selon l’étymologie du mot, sont ceux et seulement ceux qui ont révélé du nouveau. » Par suite, les conventions, les règles et les écoles sont condamnables. Le respect des traditions artistiques ne peut avoir que ce fâcheux effet de retarder l’œuvre de la sélection naturelle, qui élimine tout le caduc et l’abolit… Il n’y a d’art que du Nouveau. Comme l’Inconscient est la seule réalité, le rôle de l’art ne peut être que d’exprimer l’Inconscient. Mais cela n’est possible que d’une manière immédiate et perpétuellement renouvelée ; les poncifs n’expriment rien et l’incessante spontanéité de l’Inconscient réclame un art incessamment neuf. On dirait que les images, à mesure qu’elles vieillissent, s’écartent de l’Inconscient auquel d’abord elles ont adhéré presque et que, se flétrissant ensuite, elles tombent comme des feuilles mortes.‌

En d’autres termes, le principe esthétique est, suivant Laforgue, « réductible uniquement au besoin d’échapper à l’ennui27 » — à l’ennui, c’est-à-dire à cette demi-mort de l’âme qui, ayant perdu sa fraîche émotivité, cesse d’être sensible aux impressions de réalité que lui doit donner l’Art. Empêcher l’âme de tomber dans cette torpeur, l’entretenir toujours fervente, c’est le rôle de l’Art, et il n’y réussit que par de « minutieux et subtils coups de fouet, le mouvement, le nouveau ».‌

Cette idée est si importante aux yeux de Laforgue qu’il en accepte sans hésitation toutes les conséquences, même les plus osées. C’est ainsi qu’il ne semble accorder à l’œuvre d’art qu’une valeur passagère et qu’il sacrifie au moderne l’art ancien le plus consacré. « Littérairement, dit-il, avec des goûts d’historien, d’antiquaire, nous pouvons être amoureux sincèrement d’un type de femme du passé, Diane Chasseresse, l’Antiope ou la Joconde… Mais telle grisette de Paris, telle jeune fille de salon, telle tête de Burne Jones, telle Parisienne de Nittis, etc., la jeune fille d’Orphée de Gustave Moreau nous fera seule sangloter, nous remuera jusqu’au tréfonds de nos entrailles, parce qu’elles sont les sœurs immédiates de notre éphémère, et cela avec leur allure d’aujourd’hui, leur coiffure, leur toilette, leur regard moderne28. »‌

D’autres esthéticiens s’indigneront, s’ils ont leur conception éternelle et universelle de la beauté, à laquelle ils rapportent, pour les juger, les œuvres des temps les plus divers. Mais Laforgue se refuse à formuler un archétype de beauté, puisque, de cette manière, il marquerait une limite à la possibilité des innovations dont la perpétuelle trouvaille entretient la vie même de l’Art. Et, par exemple, il s’oppose à la théorie de Taine qui, s’appuyant sur ce qu’il appelle « la bienfaisance du caractère », arrive à cette conclusion que « le Beau, c’est la Santé ». Mais, objecte Laforgue, « où prenez-vous la santé ? Apprenez que l’Inconscient ne connaît pas la maladie29 ». Il ne faut point chercher à discipliner l’Art ; il convient, au contraire, de l’émanciper et de lui donner pour caractère « l’anarchie même de la vie ». Il ne faut point vouloir déterminer l’idéal de l’art suivant des théories telles qu’unité d’impression, idée mère, balancement des lignes, etc., mais… « la Vie, la vie et encore rien que la vie, c’est-à-dire le nouveau ! Faites de la vie vivant telle quelle et laissez le reste, vous êtes sûr de ne pas vous tromper… Faites de la vie, faites de tout, et vous serez dans le vrai, dans la divine imperfection douloureuse, mais touffue et incohérente, de la créature éphémère30 ». L’instinct, dit Laforgue ; et les objections que lui ferait l’ancienne psychologie, hautaine dans sa distinction des nobles facultés intellectuelles et de ce qu’elle considère comme la partie animale de notre âme, sont faciles à deviner ; mais, par instinct, Laforgue entend ici l’Insconscient, qu’il considère comme l’essentiel de notre âme. Et c’est pourquoi il consigne dans ses notes, à propos d’un projet de roman : « Ne pas dire les raisons, les mobiles… Loin surtout les banalités déductives qui sont la trame du roman français… Que tout soit, pour moi, un mystère vu par le soupirail d’une cave31. » Et ailleurs : « Epier des instincts avec autant que possible absence de calcul, de volonté, de peur de les faire dévier de leur naturel, de les influencer32. »‌

Cette esthétique se singularise par le fait qu’elle n’est pas destinée à recommander une forme quelconque de beauté et qu’elle ne repose même pas sur la notion de la Beauté ! Laforgue a conçu l’Art comme un moyen d’expression. Seulement, sa philosophie lui ayant fait envisager la vie, le monde et la pensée d’une manière toute différente de la classique et la traditionnelle, l’Art, moyen d’expression, se trouve transformé, en même temps que se transforme la conception de ce qu’il doit exprimer. La philosophie de l’Inconscient exigeait une esthétique nouvelle, et c’est précisément celle-là qu’a voulu énoncer Laforgue au moyen de la précédente théorie moderniste et impressionniste. Il s’est parfaitement rendu compte que ces principes contenaient en germe tout une révolution de l’Art et en particulier de la poésie et il caractérise ainsi l’opposition de ce qu’il condamne et de ce qu’il instaure : « Aujourd’hui, tout préconise… la culture excessive de la raison, de la logique, de la conscience. La culture bénie de l’avenir est la déculture, la mise en jachère. Nous allons à la dessiccation : squelettes de cuir, à lunettes, rationalistes, anatomiques. Retournons, mes frères, vers les grandes eaux de l’Inconscient33. »‌

 

Toute l’œuvre poétique de Laforgue est conforme à cette esthétique et la plupart des particularités qu’on y trouve ne sont autre chose que l’application des principes ci-dessus posés théoriquement. C’est ainsi qu’il adapte à sa destination nouvelle l’instrument poétique dont il dispose, langue et métrique.‌

Il s’agit, avant tout, de n’écrire que des vers pleinement expressifs et, pour cela, le premier soin du poète doit être d’éviter absolument ce que l’on appelle des clichés, — et il faudrait ici pouvoir appliquer ce mot non seulement au style, mais à la forme du vers et au sentiment qui l’inspire. Les clichés sont des modes d’expression en désuétude, qui, ayant trop servi, ont cessé d’être expressifs. C’est de la matière morte.‌

Laforgue loue quelque part Corbière d’avoir été, plus que nul autre artiste en vers, « dégagé du langage poétique : chevilles, images, soldes poétiques ». Et, dans un très pénétrant et curieux essai sur Baudelaire, il fait cette réflexion : « Baudelaire dit son beau corps nu — une fois — dans une pièce où ce coin de photo est noyé, étouffé dans le reste, — mais c’est bien rare à lui34 ! »‌

Laforgue a la constante préoccupation d’éviter ce style, afin qu’il n’y ait rien dans sa phrase qui ne soit vif et tout frémissant de la présence réelle d’une idée. Il se défie des formes consacrées et du langage noble et il ne s’applique, au contraire, qu’à être simple et naturel. La familiarité de ton qu’il observe le garde contre l’emphase et la convention ; à l’égard de la rhétorique courante il n’a que du mépris et des sarcasmes. Par un désir obscur mais intense de dégager les mots de leurs significations traditionnelles, et conséquemment usées, il se plaît très souvent à les faire dévier un peu de leur sens habituel, et ce lui est une joie de les employer à neuf, en quelque sorte. De là proviennent, — autant que d’une spirituelle et plaisante gaminerie, — ces espèces de calembours auxquels il s’amuse : « Violuptés à vif… nous délèvrant de l’extase… la céleste Eternullité… » Il invente aussi quelquefois des mots, celui-ci par exemple, qui est délicieux : « Une cloche angéluse en paix » ; mais surtout il excelle à utiliser d’une manière toute spéciale le vocabulaire commun, à faire rendre aux termes les plus connus des nuances nouvelles de pensée : « Ah ! que la vie est quotidienne ! » Il est possible, d’ailleurs, qu’il ait un peu abusé de ces délicates trouvailles : la langue qu’il écrit, déconcertante de propos délibéré, — exige une attention minutieuse et soutenue, et peut lasser. Mais il est à noter que ces singularités, — ces bizarreries même, si l’on veut, — contraires évidemment à l’esprit classique de notre littérature, sont néanmoins motivées, chez Laforgue, par le très classique désir d’atteindre à la plus complète plénitude de l’expression. Seulement, à la suite du Romantisme, dont la consommation verbale fut immense, il s’était peu à peu créé, à mesure que l’inspiration s’affaiblissait, un « langage poétique » de convention, qu’il importait de liquider pour rendre enfin à la poésie française sa fraîcheur native. Or, c’est l’idée incessante de Laforgue d’échapper à ce « langage poétique », et il a recours pour cela à tous les moyens. Si le style littéraire ne lui offre qu’une expression bien connue dans les élégies, par exemple, il s’adressera au parler populaire vulgaire même, et, plutôt que de tomber dans le lyrisme de tel Coppée, entre autres, il écrira : « Ah ! je suis-t-il malhûreux !… »‌

Ce ne sont là, bien entendu, que quelques-uns des procédés de Laforgue. Son talent d’écrivain est dans l’emploi qu’il en a fait, et ce qu’il faudrait admirer le plus chez lui, c’est une merveilleuse fantaisie d’imagination, grâce à laquelle son style se renouvelle au fur et à mesure qu’apparaissent les idées, s’invente perpétuellement, si l’on peut dire, pour les besoins très divers de la pensée la plus complexe.‌

La métrique traditionnelle ne pouvait, dans ces conditions, satisfaire Laforgue. Avec ses règles formelles, elle aboutissait à la consécration d’une sorte de vers type, d’une harmonie agréable peut-être, mais une fois pour toutes déterminée et donc inexpressive. Laforgue n’est pas arrivé du premier coup à se constituer, à la place de celle-ci, la métrique qu’il lui fallait, et, dans la majeure partie de son œuvre, nous le voyons lutter contre son imparfait instrument et s’appliquer, de mille manières ingénieuses, à l’adapter à son usage.‌

Le vers des Complaintes, de l’lmitation de Notre-Dame la Lune et même des Fleurs de Bonne Volonté est, suivant l’habitude classique, basé sur le nombre des syllabes, et c’est une chose assez surprenante de voir combien Laforgue est attaché à ce principe, étant donné qu’il bouscule, d’ailleurs, le vers tout entier, au point de rendre souvent impossible à percevoir le nombre des syllabes qui le composent ; ainsi cet alexandrin :‌

Quel calme chez les astres ! ce train-train sur terre !‌

ou celui-ci :

Je vivotais, altéré de Nihil, de toutes ‌
(les citernes de mon Amour…)

Mais Laforgue compose des strophes, et il se vante, à juste titre, d’en avoir inventé de nouvelles : l’arrangement des vers y est encore motivé par des combinaisons d’alexandrins, de décasyllabes, d’octosyllabes, etc…, sans qu’y soient même fréquents les mètres impairs auxquels se plurent d’autres poètes à cette époque de transition.‌

Enfin, il fait régulièrement alterner les rimes masculines et féminines, sans qu’on aperçoive bien pourquoi il suit, en tout cela, la tradition, qu’à tant d’autres égards il viole délibérément. Et, en effet, il fait rimer des singuliers avec des pluriels : Sanglots et galop (p. 60), draps et Léda (p. 79)35. Ici, et dans bien d’autres cas, nous le trouvons en chemin vers l’assonance. Il reproche à Corbière de ne s’être servi de la rime que comme d’un « tremplin à concetti ». Parfois, il met une muette à la sixième ou à la septième syllabe de l’alexandrin ; ailleurs, il ne compte pour rien, à l’intérieur d’un vers, une muette suivie d’une consonne :‌

Des nuits, ô Lune d’Immaculée conception36 (p. 160).‌

Surtout, il désorganise l’habituelle harmonie du vers classique en déplaçant, de la façon la plus capricieuse, la césure, en multipliant les rejets et les enjambements. Même il arrive qu’à force de le désorganiser, il ne lui laisse aucune espèce d’harmonie ; mais souvent il obtient ainsi des vers charmants et du genre de ceux, « délicieusement faux exprès », que louait Verlaine chez Arthur Rimbaud. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que cette métrique est bâtarde, qu’elle n’a point en elle-même, positivement, son harmonie, car elle ne produit ses effets que par la violation de l’harmonie classique. Ce que Laforgue a voulu, en procédant ainsi, c’est, avant tout, faire taire le ronronnement traditionnel du vers français, déshabituer l’oreille de cette impersonnelle et usée petite chanson, pour lui substituer de plus expressifs accents.‌

Laforgue devait aboutir au vers libre. Cette forme, infiniment souple et docile aux intentions les plus variées du poète, pouvait seule répondre à son vœu d’une expression adéquate à la complexe spontanéité des sentiments. Or, Laforgue, avec Gustave Kahn et peut-être sur l’indication première de celui-ci, se créa donc son vers libre, — très différent, d’ailleurs, de celui de Kahn, mais dérivé du même principe.‌

En 1886, Laforgue avait à peu près achevé ses Fleurs de Bonne Volonté ; il s’était même assuré d’un éditeur pour la publication de ce recueil. On sait qu’il prit bientôt une autre résolution et « sacrifia son livre, qu’il ne considéra plus que comme un répertoire pour des poèmes nouveaux ». Or, dans le travail de révision qu’il entreprit, la plus grande transformation qu’il fit subir à ses anciens poèmes fut de les récrire en vers libres. Voici, par exemple, quelques vers des Fleurs de Bonne Volonté.‌

Je m’enlève rien que d’y penser ! Quel baptême ‌
De gloire intrinsèque, attirer un « Je vous aime » !…‌

Je t’aime ! comprend-on ? Pour moi, tu n’es plus comme‌
Les autres ; jusqu’ici, c’était des messieurs, l’Homme…‌
Ta bouche me fait baisser les yeux ! et ton port ‌
Me transporte ! (et je m’en découvre des trésors…)‌

Et c’est ma destinée incurable et dernière ‌
D’épier un battement à moi de tes paupières…‌

Et voici ce qu’ils deviennent dans la nouvelle rédaction des Derniers Vers :‌

Oh ! Baptême !    ‌
Oh ! baptême de ma raison d’être !‌
Faire naître un « Je t’aime » !…‌
Pour moi tu n’es pas comme les autres hommes ;
Ils sont ces messieurs, toi tu viens des cieux.
Ta bouche me fait baisser les yeux
Et ton port me transporte
Et je m’en découvre des trésors !‌
Et je sais parfaitement que ma destinée se borne‌
(Oh ! j’y suis déjà bien habituée)‌
A te suivre jusqu’à ce que tu te retournes,‌
Et alors t’exprimer comment tu es !

On se rend compte, d’après cette seule citation, de la manière dont Laforgue aboutit au vers libre. Même quand il écrivait en vers réguliers, il négligeait la plupart des règles consacrées. En outre, se plaisant à composer des strophes très variées, il employait un grand nombre de mètres divers. Qu’y a-t-il donc de nouveau dans sa nouvelle métrique ? Plus logique avec lui-même, il ne fait pas un choix parmi les règles, mais il les repousse toutes également ; il introduit dans ses poèmes des mètres inédits, notamment des mètres impairs, ou plutôt il ne base plus sa versification sur le nombre des syllabes du vers. Mais Laforgue ne s’était-il pas acheminé là, en multipliant dans ses vers réguliers l’enjambement, le rejet, la césure mobile ? En réalité, son vers, ainsi détraqué, n’avait plus d’unité organique ; l’apparence de régularité ne tenait plus qu’à une disposition typographique et, dans la citation ci-dessus, la transcription de la troisième strophe prouve bien que les deux alexandrins n’étaient en somme que trois vers libres.‌

Le vers libre de Laforgue est charmant, subtil, délicat, spirituel. Mais surtout, il le faut considérer comme l’aboutissement normal de tout l’effort que ce poète avait fait pour briser la musiquette du vers régulier. Il voulait empêcher que le vers fût une harmonie quelconque et vaine, qui s’amuse à se ressasser et n’est plus significative. Et, tandis que d’autres poètes, Kahn par exemple, demandaient au vers libre des musiques nouvelles, Laforgue l’utilisait principalement pour réagir contre le lyrisme.‌

 

Réagir contre le lyrisme ! Telle pourrait être la formule de Laforgue, si l’on songe aux lieux communs, aux développements poétiques, à l’emphase ou à la sentimentalité conventionnelles qu’implique, en général, le lyrisme. Les Romantiques ont transformé ce genre en un poncif où ne peuvent s’éviter la mélancolie, l’amour dolent, l’affection pour la Nature et la philosophie vague. Tout cela indépendamment du poète et de ses goûts propres. Enfin, tandis que certains critiques veulent identifier le lyrisme et la poésie personnelle, on pourrait peut-être donner comme synonymes lyrisme et insincérité.‌

Or, c’est au contraire le goût de Laforgue d’être sincère incessamment et minutieusement ; c’est le goût de Laforgue et, suivant les principes de son esthétique, c’est aussi la condition de son Art, car tout ce qui s’écarte, même un peu, de l’intime vérité des choses est inexistant.‌

L’attitude lyrique en présence de la réalité est une attitude d’emprunt, dont la fausse et facile élégance choque un esprit délicat, autant qu’elle doit sembler sotte à un esprit philosophique. Elle a le tort de ne pas être motivée par une conception réfléchie du Cosmos et son ridicule lui vient de n’être vraisemblablement pas d’accord du tout avec la qualité dudit Cosmos. « Quand est-ce, dit Laforgue, que nous nous montrerons adéquats à la valeur des phénomènes et vivrons-nous justes de ton37 » ? Il y a là un principe de morale en même temps qu’une règle d’esthétique, et d’une inspiration très élevée.‌

Ce sentiment de la mesure, Laforgue l’eut éminemment.‌

La peur d’être excessif, outré, tenait toujours en éveil cette nature très fine. Et, comme il s’était fait une philosophie, ce fut son principal souci de conformer à ce système ses appréciations du monde et ses émotions même, afin de ne point être dupe et d’envisager la réalité telle qu’elle est. Or, la philosophie de l’Inconscient n’exalte pas la raison humaine ; elle ne lui donne pas une place très prépondérante dans la Vie. Et le transformisme non plus n’accorde pas à notre espèce une importance définitive dans l’évolution des êtres. La poésie lyrique habituelle et, par exemple, celle qui dérive du Romantisme, semble reposer sur cette conviction que l’homme est le centre du monde, la fin dernière de tout ce qui est, — et qu’en particulier ce poète qui présentement exhale ses harmonieuses mélancolies est tout à fait intéressant. Or, Laforgue avait une conception des choses très différente de cet anthropocentrisme et, pensant qu’il ne convient pas d’attribuer à la créature éphémère plus de gravité qu’elle n’en a, il ne voulut que sourire de tout cela, et badiner au sujet du Cosmos, puisqu’à le vouloir chanter de trop sublime manière on risque d’être ridicule et déplacé : une âme un peu susceptible ne s’en consolerait pas… « Pour éloigner le bourgeois, écrit-il, se cuirasser d’un peu de fumisme extérieur », — et le bourgeois, c’est ici la sentimentalité facile et cette espèce de cordialité un peu vulgaire qui nous fait traiter amicalement, comme de vieilles connaissances, les choses de la vie. ‌

Il préfère railler, et dans sa raillerie il n’y a pas seulement de la gaieté, mais de l’amertume aussi et une tristesse plus touchante parce qu’elle ne veut pas s’avouer.‌

Il raille tout, et notamment l’Univers. Le « cher Tout » lui est un sujet de complaintes irrespectueuses, parce qu’il lui semble, en somme, saugrenu, tout mélangé qu’il l’aperçoit de philosophies diverses. Et les soleils, les nébuleuses, les étoiles, parmi elles la Lune, un peu falote, l’émerveillent par leur magistral entêtement à fonctionner de façon régulière, sans dégoût d’une telle éternelle monotonie… « Maman Nature », bonne dame un peu hypocrite peut-être avec son doux air attendri et son indifférence fondamentale, non exempte de toute sottise, l’amuse et le divertit.        ‌

Mais c’est de lui-même surtout qu’il se moque :‌

Oyez, au physique comme au moral,
Ne suis qu’une colonie de cellules
De raccroc ; et ce sieur que j’intitule
Moi, s’est, dit-on, qu’un polypier fatal :

Quand j’organise une descente en Moi,
J’en conviens, je trouve là, attablée, ‌
Une société un peu bien mêlée ‌
Et que je n’ai point vue à mes octrois.‌

Il n’a aucune espèce d’admiration pour ce « bon breton né sous les Tropiques » qui s’acharne à des méditations excessives sur la nature des choses, et qui a trop roulé par les livres et qui, seul enfin, plus seul qu’il ne voudrait, mais songeur et hanté de vagues idéologies, s’intéresse exagérément à la « Quelconque Loi » des phénomènes. Et, comme s’il craignait que ce métaphysicien ne s’éprît par trop de son système et n’en conçût, mal à propos, de l’orgueil, il croit urgent de le rappeler à la modération qui sied, en lui ravalant un peu sa métaphysique, et il n’est pas jusqu’à l’Inconscient qu’il ne transforme en un sujet de complainte humoristique :‌

Inconscient, descendez en nous par réflexes :‌
Brouillez les cartes, les dictionnaires, les sexes.

Tournons d’abord sur nous-mêmes, comme un fakir !‌
(Agiter le pauvre être avant de s’en servir !)‌

Il s’excuse de tant « narrer ses petites affaires », comme si elles avaient un vif intérêt pour d’autres, — ou pour lui-même seulement. Et s’il se laisse aller, suivant la coutume établie parmi les poètes, à écrire au sujet de ses amours, du moins a-t-il grand soin de le faire sans la moindre emphase, avec du cynisme plutôt,‌

ou plutôt encore avec le souvenir de ce qu’ont dit les philosophes quant à la passion de l’Amour, Schopenhauer principalement et d’autres aussi, dont ce ne fut pas l’effort principal de poétiser tout cela.‌

Son sarcasme n’est jamais grossier, et la drôlerie en est souvent délicieuse. Mais, à force de s’attaquer à tout rêve comme à toute idée, à toute chose comme à tout être, il aboutit à une tristesse infinie, à une détresse morne, que le poète esquive avec une nouvelle espièglerie :‌

Allons, dernier des poètes, ‌
Toujours enfermé, tu te rendras malade : ‌
Vois, il fait beau temps, tout le monde est dehors,
Va donc acheter deux sous d’ellébore. ‌
Ça te fera une petite promenade. ‌

Dans une note de Laforgue, on lit ceci : « J’aime, j’ai bu un bon coup de vertige… Je me sens tout solennel… Je me sens généreux, céleste, humain, palpitant, si plein de choses que je n’ose me regarder entre quat’z yeux. Et tout ça sans blague38 ! » C’est à de brefs aveux de ce genre qu’on le reconnaît, et alors on comprend mieux sa « blague », et l’on devine tout ce qu’elle cache d’émotion profonde et de délicate pudeur de soi-même. Car il n’y eut pas d’âme plus sensible, plus aisément alarmée que la sienne, plus douloureuse et frémissante. Seulement, il a peur de s’abandonner à ses impressions ; surtout, il a peur de s’épancher, et il se retire en lui-même, et il tâche de se dérober à lui-même, craintif et susceptible à l’excès. Sa poésie alterne d’un commencement de confidence douloureuse à une subite restriction :‌

Ah ! tout le long du cœur. ‌
Un vieil ennui m’effleure… ‌
M’est avis qu’il est l’heure
De renaître moqueur.‌

La sombre philosophie dont il a fait sa doctrine est loin de le laisser impassible. Mais son pessimisme est ardent et, bien qu’il ne le veuille pas, trop fier, exprimer avec complaisance, des cris parfois lui échappent par où se révèle une âpre désespérance, une révolte en vain réfrénée à l’égard du Tout tel qu’il le conçoit.‌

Que Tout se sache seul, au moins, pour qu’il se tue !‌

La vision qu’il a du Cosmos le jette en une morne détresse morale, car, dans le domaine de l’intelligible non plus qu’en celui du réel, il n’a trouvé nulle consolante sympathie :‌

Mon Dieu, que tout fait signe de se taire ! ‌

— Mon Dieu, qu’on est follement solitaire !‌

Il faut croire que c’est un sentiment essentiel au cœur humain, puisque les plus accoutumés à la méditation philosophique n’y échappent pas, cette poignante stupeur où vous laisse la Nature, quand on l’a, une fois, aperçue indifférente, étrangère, sans rien de fraternel ni de compatissant… ‌

J’espérais‌
Qu’à ma mort tout frémirait, du cèdre à l’hysope,‌
Qu’un soir, du moins, mon cri me jaillissant des moëlles,‌
On verrait, mon Dieu, des signaux dans les étoiles !‌

Laforgue est infiniment sensible à la musique. Il ne l’aime pas seulement en artiste, d’une manière réfléchie ; mais, sans même qu’il s’y prête et sans qu’il y songe, elle l’émeut, le tourmente et l’emplit de mélancolie passionnée. N’importe quelle musique, celle de l’orgue de Barbarie avec ses trop dolentes ritournelles, ses plaintes forcenées et l’excessif acharnement de ses lamentations. Dans ses Complaintes, il évoque plusieurs fois la tristesse des pauvres romances qu’on entend, pianotées ou chantées, au long des rues, derrière les fenêtres, par les dimanches des petites villes provinciales, et il en redoute l’énervante mélodie, encore que grêle et ridicule un peu. Personne n’a, plus intensément que lui, perçu et exprimé « la séculaire tristesse qui tient dans un tout petit accord au piano39 ».‌

Telle est son émotivité qu’au lieu d’avoir, comme d’autres littérateurs dont c’est la doctrine d’exalter leur moi, recours à de fins stratagèmes pour se tenir en ferveur, il se garde, au contraire, et d’une façon presque ombrageuse, des impressions qui le pourraient effleurer et trop vite meurtrir. En attendant « que la Nature soit bien bonne », il voudrait « vivre monotone ». Mais c’est alors dans la torpeur des journées vides, l’angoisse, à crier, de la solitude et l’exaspération de l’ennui… « L’action est le débouché naturel de l’Être ; le rêve, même non teinté d’espérance, est encore de l’action. Mais quand tout vous répugne excepté vous pelotonner en vous même, un dimanche, en écoutant le bruit de la rue (gens revenant de vêpres !) et que, pelotonnés en vous-même vous n’avez plus de vie que pour ne pas voir le seul hôte que vous y trouvez, c’est-à-dire la mort, alors c’est l’Ennui40. »‌

Un sentiment chez Laforgue domine tous les autres : la tendresse ! Seulement, là encore et là plus que jamais, il se dissimule, et c’est au travers de son ironie qu’il faut apercevoir une âme très aimante et câline, très éprise de la douceur d’être aimée, et très pure dans son rêve de bel amour. On devine, au tournant d’un vers, une émotion profonde, et suffisante pour toute une élégie, mais que le poète, au contraire, élude avec modestie. Ainsi, à la fin de la Complainte de Notre-Dame des Soirs, d’une fantaisie un peu désordonnée, un sanglot subitement éclate, au souvenir, hélas ! lancinant, de quelque séparation :‌

Notre-Dame, Notre-Dame des Soirs,
De vrais yeux m’ont dit : au revoir !‌

Ailleurs encore, dans la Complainte d’un certain dimanche, le badinage, un peu fiévreux et moins gai qu’il ne se voudrait, s’interrompt de même :‌

Elle est partie hier. Suis-je pas triste d’elle ?‌
Mais c’est vrai !… Voilà donc le fond de mon chagrin !‌
Oh ! ma vie est aux plis de ta jupe fidèle !‌
Son mouchoir me flottait sur le Rhin…
Seul. Le couchant retient, un moment, son Quadrige
En rayons où le ballet des moucherons danse ; ‌
Puis, vers les toits fumants de la soupe, il s’afflige… ‌
Et c’est le soir, l’insaisissable confidence…‌

Et ailleurs, enfin :

Oh ! qu’elle est là-bas ! Que la nuit est noire ‌

Il serait facile, en recueillant ici et là, dans cette œuvre, des passages divers, de reconstituer tout un roman d’amour qu’on imagine mêlé de larmes et de joie, qui dut enfin se résoudre en amère tristesse :‌

Nous nous aimions comme deux fous,
On s’est quitté sans en parler. ‌
Un spleen me tenait exilé, ‌
Et ce spleen me venait de tout.
Ses yeux disaient : « Comprenez-vous ‌
Pourquoi ne comprenez-vous pas ? » ‌
Mais nul n’a voulu faire le premier pas,
Voulant trop tomber ensemble à genoux.‌
(Comprenez-vous ?) ‌
Où est-elle, à cette heure ? ‌
Peut-être qu’elle pleure… ‌
Où est-elle, à cette heure ?‌
Oh ! du moins, soigne-toi, je t’en conjure !‌

Et il s’efforce de sourire, mais toujours revient l’horrible angoisse de la solitude ; et il sublimise sa douleur avec de la métaphysique et des argumentations idéologiques ; il tâche de se donner le change à lui-même, mais une nostalgie passionnée est au fond de son cœur, — « tout ça sans blague ! »‌

Cette ironie fine et discrète, qui n’est, en somme, que le déguisement d’une âme très jalouse d’elle-même et sensitive, est la manière propre de Jules Laforgue. C’est grâce à elle qu’il a pu revivre la vieille vie humaine comme toute neuve et recommencer l’éternel poème de la méditation sur l’Infini, de la mélancolie et de l’amour sans répéter la chanson d’autrui. Sa philosophie et son esthétique l’engageaient à cette même recherche d’une vision de la réalité distincte de toute autre, et, dans sa jeune et fraîche pensée, il put incarner à nouveau l’antique rêve de la terre.‌

Il a su retrouver l’ingénuité native de l’esprit qu’il faut avoir pour contempler dans leur beauté authentique les apparences mobiles du Tout qu’elles enveloppent. Et, pour leur restituer leur mystérieux charme, il se plut à les faire baigner dans la lumière douce et confidentielle de la lune, plutôt que de les exposer à l’excessive clarté solaire. Il avait constaté que les choses, à être longtemps vues toujours les mêmes, cessent d’être perceptibles parce que s’use notre impression. Mais elles réapparaissent soudain lorsqu’une circonstance change autour d’elles. Et il choisit d’en modifier l’éclairage habituel. A la calme lueur lunaire, coulant sur elles mollement, suscitant parmi elles une vaporeuse et fine atmosphère, il les vit étranges et un peu falotes. Dans les féeries du silence, elles émergèrent, naïves, comme au premier jour, tandis que, démâtée, roule, au large, à travers les brisants noirs des nuages, la Lune.‌

Comme la nuit est lointainement pleine ‌
De silencieuse infinité claire :‌
Pas le moindre écho des gens de la terre ‌
Sous la Lune méditerranéenne :‌

Au milieu de tout ce recueillement infini, tel que Pierrot, lunaire, il vint et, sur les apparences magiques de la réalité, dit des paroles singulières, dans lesquelles alterne avec une sorte de gravité religieuse une enfantine et adorable moquerie.‌

Enfin, il fut attentif à conserver intact le sens qu’il avait du mystère, et comme Hamlet, son héros de prédilection, il tint à garder, vis-à-vis des êtres et de l’Univers l’attitude de l’étonnement… « Ah ! tout est ineffable, n’en parlons plus ! » Maurice Maeterlinck a noté que l’Hamlet des Moralités Légendaires est à certains moments plus Hamlet que l’Hamlet même de Shakespeare41. Il est, si l’on veut, exclusivement cet Hamlet qui, se dégageant de l’intrigue particulière où la fantaisie du dramaturge l’a introduit, ne s’intéresse qu’à la « présence extraordinaire de son âme ». Et cet Hamlet, un peu extravagant, mais qui préfère cette extravagance à l’indifférence blasée des familiers de la vie, si profond dans sa fantaisie tantôt amère et tantôt souriante, toujours méditative, c’est Laforgue lui-même, celui des Poèmes et celui des Moralités, qui semble se jouer parmi les événements de la vie et les légendes vénérables de l’humanité, qui des légendes et de la vie prend seulement ce qu’il lui faut pour composer son inédite image du monde, et qui en toutes choses environnantes laisse un peu de son âme pensive afin de les diviniser.‌

 

Tel apparaît, à travers son œuvre inachevée, ce poète qui inventa un sourire nouveau.‌

Lorsque mourut, à vingt-sept ans, Jules Laforgue, il avait réalisé déjà son individualité, et, pour exprimer son âme spéciale, il avait encore eu le temps d’inventer, à son usage personnel, la forme d’art qu’il lui fallait. En outre, il secoua si rudement l’ancienne poésie, il déconsidéra tant de poncifs et, par ses innovations heureuses, communiqua à d’autres un tel désir de sincérité fraîche et hardie, qu’il faut le considérer comme l’un des héros de la poésie nouvelle. Ses idées, qui forment un tout si cohérent et harmonieux, lui appartiennent en propre. Mais plusieurs d’entre elles ont rayonné autour de lui, et l’honneur est grand pour Laforgue d’avoir constitué une esthétique de l’Inconscient à l’aube d’une littérature qui allait se fonder, en réaction contre le positivisme, sur la reconnaissance de l’essentiel mystère des choses.‌

Gustave Kahn §

« Construire un vers, éloigné autant du moule constant que de la prose, irréductible à l’un des deux, viable, — quel extraordinaire honneur dans l’histoire d’une langue et de la Poésie ! » C’est ainsi qu’en 1896, au banquet par lequel on fêtait, à l’occasion de la Pluie et le beau temps qui paraissait, la poésie de Gustave Kahn, Stéphane Mallarmé termina son toast charmant et concis, caractérisant ainsi l’heureuse initiative de ce poète.‌

Gustave Kahn doit être considéré, en effet, comme un créateur. Son œuvre frappe, dès l’abord, par sa nouveauté, par la désinvolture avec laquelle, reniant toute tradition, elle se pose en face des poncifs caducs, en face aussi des autres formes, non en désuétude encore, de la Beauté, sans complaisance ni timidité, sans étonnement, noble déjà par l’assurance et la fierté. Bien qu’elle ait été préparée de loin et comme annoncée par d’autres poètes qui avaient mal supporté l’esclavage de l’ancienne métrique et l’ennui des thèmes usés, elle surgit d’une manière si imprévue qu’elle déconcerta, et qu’elle garde l’attrait délicieux d’une trouvaille. Le malaise ou se débattait depuis longtemps la poésie avait donné à de nombreux écrivains le désir de remédier à ce fâcheux état de choses. La vieille conception poétique tombant en ruines, ils s’efforcèrent de la restaurer. Mais justement ils ne tentèrent que des restaurations, tandis que Kahn, — suivant la distinction qu’établit entre ces deux mots Bacon de Verulam, — instaure un art, tout neuf, tout frais et dans lequel on ne sent pas le réarrangement. Un art. Car il ne s’agit pas seulement ici d’une ingénieuse réforme de la métrique française ; mais à la création du vers libre se rattache tout un ensemble d’idées, riches, fécondes et capables de constituer, à la place des genres périmés, une poésie nouvelle.‌

 

Les principes littéraires de Kahn, tels que, d’ailleurs, on les pourrait déduire de son œuvre, forment donc toute une esthétique qu’il n’a point exposée dogmatiquement dans un livre spécal, mais sur laquelle, à plusieurs reprises, il a donné ici ou là de précieuses indications. Il serait intéressant, non seulement pour la juste interprétation de ce poète, mais pour la connaissance de tout le mouvement symboliste, qu’on réunît ces documents divers, un peu épars, et dont voici les principaux. Ce sont d’abord les si curieux morceaux de critique que publia Gustave Kahn, en 1888, dans la Revue Indépendante, sous le titre : « Chronique de la littérature et de l’art ». Kahn ne se contente pas d’y analyser et juger les livres récents, mais, à leur sujet, il plaît à développer ses théories personnelles. Ces quelques articles, écrits au jour le jour, sont d’une singulière abondance d’idées ; on y trouve tout l’essentiel de ce qui, pendant de longues années, alimentera le Symbolisme… Il convient aussi de tenir compte, mais avec précaution, de notes communiquées par Kahn à Georges Vanor pour sa brochure l’Art symboliste, qui parut en 188942 : elles ne sont pas aussi claires qu’on le désirerait ni, dans leurs très audacieuses conclusions, absolument persuasives ; il ne semble pas certain que leur auteur en maintienne, aujourd’hui encore, toutes les catégoriques allégations. Mais, à leur date et sauf les inévitables excès d’une profession de foi littéraire, elles sont importantes… Ensuite, l’Enquête sur l’Evolution littéraire, de Jules Huret, contient, au sujet de Kahn, deux chapitres : je ferai bon marché du second qui résume une conversation à bâtons-rompus, en quelque restaurant, vers l’heure d’un train ; mais l’autre, une lettre, est digne d’intérêt. Enfin, lorsqu’en 1897 Kahn a réimprimé ses Premiers Poèmes43 il a fait précéder le volume d’une très précise « étude sur le vers libre », où les principes de la versification nouvelle sont pour la première fois énoncés d’une façon juste et claire.‌

Kahn affirme d’abord la loi de l’universelle évolution, et il prétend s’en autoriser pour combattre les conservateurs renforcés qui voudraient immobiliser l’art dans sa forme actuelle : ceux-ci n’ont-ils pas le tort de choisir, entre autres, un moment de cet incessant devenir auquel l’Art ne saurait échapper, — un moment quelconque et le leur, de préférence, pour le consacrer définitivement. Mais la transformation perpétuelle n’est pas seulement, pour l’Art, un droit ; elle est une nécessité. L’évolution de l’Art résulte de l’évolution de l’âme humaine. Or, les modifications que l’âme humaine subit, au cours des âges, l’atteignent plus profondément qu’on ne l’imaginerait : ce ne sont pas de simples différences de goût qui se produisent, comme celles, par exemple, que la mode enregistre, mais de tels changements dans la manière de penser, de sentir et de concevoir, qu’il faut à l’âme pour s’exprimer une langue et une versification nouvelles. L’évolution psychique des peuples suit un cours normal, tantôt, il est vrai, précipité, tantôt retardé par les événements ; l’évolution de la métrique et de la syntaxe est toujours empêchée par le conservatisme des chefs d’écoles qui ne veulent pas laisser une littérature se substituer à la leur : c’est ce qui rend indispensable l’intervention des révolutionnaires qui, rompant avec tous les poncifs respectés, proclament brusquement leurs idées neuves et subversives.‌

Au sujet de l’évolution de la langue, Kahn, dans les Notes annexées à l’Art symboliste de Vanor (1889), expose la théorie suivante. Les écritures idéographiques, dans lesquelles chaque phénomène est représenté par un signe unique, correspondent à une conception des choses qui n’a point encore saisi le rapport des phénomènes divers entre eux. Pour exprimer la variation que ces rapports produisent dans les phénomènes, des langues plus avancées appliquèrent au radical permanent, qui représente ce qui, dans le phénomène, demeure, des désinences nombreuses qui rendent la modification du phénomène. Or, notre temps, observe Kahn, tend à analyser et différencier davantage les apparences phénoménales, à « ramener à un plus petit nombre de principes une plus grande multiplicité ». Alors, « une modification semblable de la langue s’impose ». C’est-à-dire qu’il faudra faciliter, de toutes manières, l’innombrable variation du terme, conformément à l’infinie variété des apparences du phénomène. C’est-à-dire enfin qu’« un mot n’a pas de désinence obligatoire », ou, si l’on veut, qu’« il n’y a pas, à proprement parler, de cas et de modes », les cas et les modes usuels, ainsi que les désinences y afférentes, étant très loin de suffire aux exigences indéterminables de la représentation. De même, et en conséquence toujours de ce principe qu’il faut multiplier les usages du mot suivant la multiplicité phénoménale, « il n’y a pas de terme exactement adjectif ou substantif », mais tout mot peut être employé, au gré de l’écrivain, comme tel ou tel ; — tout infinitif verbal peut devenir un substantif ; — tout verbe neutre peut avoir des emplois actifs, etc…‌

Kahn ne se borne, du reste, pas à donner ces principes comme les siens propres, mais il les considère aussi comme ceux de tous les écrivains symbolistes qui alors multipliaient les néologismes sans peut-être apercevoir nettement la loi de leurs innovations verbales.‌

A vrai dire, la théorie linguistique que voilà n’est pas indiscutable. L’évolution des langues humaines, telle que Kahn la présente ici, n’est pas évidente et le point de départ qu’il prend dans les écritures idéographiques est sujet à caution. Mais surtout, est-ce que le pouvoir d’un écrivain sur la langue est jamais tel qu’il puisse utilement dire : « Une modification de la langue (dans tel ou tel sens) s’impose », et proclame, par exemple, l’abolition des cas et des modes ?…‌

Quoi qu’il en soit, je ne sache pas que Kahn soit jamais revenu sur ces contestables théories grammaticales. Il est encore à noter qu’il ne les a pas non plus appliquées dans toute leur rigueur, et que, si l’on trouve, dans les Palais nomades, un certain nombre d’audaces conformes à ces principes, il s’est, du moins, montré, dans ses ouvrages ultérieurs, de plus en plus réservé à cet égard.‌

Ce qui, du reste, importe, dans cet essai linguistique, beaucoup plus que l’argumentation elle-même, c’en est l’esprit, et Gustave Kahn réclamait utilement en faveur de la liberté de l’écrivain, qui a le droit, s’il le fait avec discernement, de devancer l’usage et qui, en tous cas, a le devoir de ne se point astreindre aux vocabulaires reconnus par les Académies.‌

Quant à la métrique, l’évolution n’y nécessite pas de moins importantes modifications. « N’est-il pas étonnant, écrivait Kahn en 1888, dans la Revue indépendante44, qu’au milieu de l’évolution perpétuelle des formes, des idées, des frontières, des négoces, des forces motrices, des hégémonies, d’un perpétuel renouvellement du langage, … seul le vers reste en général immobile et immuable ? » Or, suivant les époques, l’oreille a des besoins différents. De même que l’œil, qui s’est plu longtemps à de certaines colorations, ensuite en réclame d’autres, le sens auditif lui aussi se modifie, les rythmes qui pendant longtemps l’ont charmé cessent de le satisfaire et il lui faut d’autres musiques. Car, à la différence des Parnassiens dont ce fut peut-être l’erreur principale de négliger le caractère essentiellement musical de la poésie, Kahn considère la versification comme une science de l’harmonie ; il a défini la poésie « une musique spéciale »45 et il fait cette remarque ingénieuse que la poésie romantique et la parnassienne furent influencées par la peinture, — et encore par une peinture antérieure à l’épanouissement complet de l’impressionnisme, — tandis que la nouvelle école, qui succédait au Parnasse, se recruta dans une génération qui fut, elle, « submergée de musique »46. Baudelaire, il est vrai, écrivit en 1862 son étude sur Tannhäuser ; néanmoins on peut dire que c’est la jeunesse symboliste qui reçut le grand contrecoup de ce que l’œuvre Wagnérienne apportait de nouveau dans l’art, et c’est alors aussi qu’agirent des musiciens antérieurs, tels que Beethoven et Schumann. Cette influence, plus ou moins aperçue, de la musique allemande amena les artisans de la versification nouvelle à concevoir une forme poétique moins strictement réglementée, plus soucieuse des sonorités et des rythmes.‌

Les vers des Parnassiens étaient « des lignes de prose coupées par des rimes régulières »47. Il résulte de là qu’il fallait, pour qu’il y eût poésie, au moins un couple de deux vers. Un vers isolé n’était rien, — et c’est ainsi que M. Coppée fut amené à confondre avec un alexandrin un groupe quelconque de douze syllabes.‌

Gustave Kahn évita cette erreur et l’essentiel de son innovation fut de donner au vers une réalité propre. Pour cela, au lieu de ne considérer dans le vers que la finale rimée, il s’intéresse à tout le corps du vers et il l’organise en vertu d’un rythme particulier qui en est « l’accent d’impulsion ». La rime n’est plus, pour lui qu’un procédé d’harmonie entre beaucoup d’autres. Elle s’associe à tout un système d’assonances et d’allitérations, sur lequel repose toute la constitution du vers. Certains groupements de syllabes rudes ou fluides, des rappels de consonnes identiques ou analogues qui scandent le rythme de la phrase poétique, l’alentissent ou le précipitent, des combinaisons ingénieuses de sonorités dues à la juste distribution des voyelles, voilà des moyens musicaux évidemment préférables à la sempiternelle rime duodécasyllabique.Il n’y a plus de raison désormais pour que le vers soit composé d’un nombre déterminé de syllabes ; il pourra dépasser en longueur l’alexandrin ou être, au contraire, d’une extrême brièveté. Le poète est libre ; il n’a pas d’autre règle à suivre que son goût et, n’ayant plus à sa disposition de recettes catégoriques, il devra sans cesse élaborer des rythmes nouveaux. Plus de mètres fixes, ni de strophes fixes : la strophe est engendrée par son premier vers ou par le vers le plus important de son évolution verbale. Le rythme n’est plus déterminé par la symétrie, mais par la pensée qu’il lui faut rendre.‌

 

En effet, toutes les réformes que Kahn inaugurait dans l’expression n’apparaissent pas comme des jeux frivoles de mandarin, mais elles sont toutes au service d’une nouvelle inspiration poétique. Kahn est symboliste. Il importe de préciser la nature de son symbolisme, qui se distingue, à bien des égards, de celui, par exemple, de Maeterlinck ou de Griffin et de presque tous les autres poètes du même groupe. Ce n’est pas par des tendances mystiques que Kahn est amené au Symbolisme, ni par une conception religieuse des choses, ni par les conclusions de quelque métaphysique spiritualiste. La préoccupation de l’Inconnaissable ne se trahit guère chez lui ; son intention n’a pas été d’orner de mythes ingénieux les obscures régions du mystère, ni de substituer de hardies intuitions aux données de la pensée discursive. S’il est idéaliste, d’une certaine manière, ce n’est pas pour transformer l’esprit en un absolu. Mais plutôt il est matérialiste et sensualiste.‌

Le monde est, pour lui, l’agrégat de nos sensations, et il ne s’interroge pas sur le rapport de cette représentation avec la réalité, parce qu’il n’imagine pas d’autre réalité que celle de nos sensations. Donc, si la poésie a certainement pour objet d’exprimer le monde, le rôle du poète consiste à éprouver, avec une ardeur, une intensité et une finesse particulière, toutes les sensations que la matière peut donner, à en prendre conscience et à les exalter dans son œuvre. Il n’y a pas d’analogie entre la complexité tumultueuse et magnifique des sensations qui constituent le Cosmos dans sa totalité et les quelques pauvres et ténues perceptions qu’on en trouve dans les poèmes des Romantiques ou des Parnassiens. Imaginez, au milieu de la Nature, une âme passionnée de poète, avide d’en absorber toute la suavité diverse et toute la grâce. « Le paysage le frappe et conquiert d’abord par la sévérité ou l’inflexion douce de ses lignes… Si, quelques instants, l’homme s’arrête, se pénètre des conditions partielles de la beauté de ce paysage, soit les petits rythmes de ses courbes, soit l’architecture de ses arbres, soit la disposition des tapis de verdure, la présence ou l’absence de l’eau, la rigidité des branches ou le rythme général du vent dans les feuilles, aussi la cadence ou le bruit qui se dégage du demi-silence du paysage, il se créera en lui des associations d’idées, le paysage ne sera plus ce qu’il est exactement, mais l’heure de rêve du passant48. » Ainsi entrent, dans notre vision totale, des phénomènes sans nombre et qui sans cesse se modifient et dont le perpétuel remous n’est autre que le mouvement même de la vie. Le rêve du passant, influencé par de multiples événements, jouet des perceptions nouvelles qui, à chaque instant, surgissent, est éternellement mobile. L’heure de la vie, la disposition initiale, l’atavisme et toutes les indiscernables circonstances qui produisent « les infinies variations du songe parmi les humains49 », composent et recomposent à jamais la mouvante Nature. Par leurs analogies secrètes, les idées se suggèrent les unes les autres, elles s’appellent, grâce à des affinités mystérieuses, et chacune d’elles fait partie de l’authentique description que le poète doit donner de ce qu’il a vu, c’est-à-dire de ce qui est ; ou plutôt elles constituent, dans leur intégralité, la véridique évocation du réel. Il faut donc que le poète ait d’abord « la franchise de ses sensations » ; il faut qu’il accueille tout ce qui viendra à lui, comme précieuses images émanées du Cosmos. « Je voudrais voir mes pairs considérer leur premier travail intellectuel comme une première arrivée des barques chargées d’Inconscient et que de ses cargaisons inespérées, instinctives quoique préparées par eux-mêmes, ils ornent le bazar de couleurs, la salle des fêtes auxquels ils ont droit50. »    ‌

Ainsi se caractérise cet Art par son refus de choisir entre les perceptions diverses que l’esprit humain peut avoir à propos du Cosmos. La psychologie classique avait établi entre les facultés de l’âme une hiérarchie qui instituait la Raison souveraine indiscutée de toute l’activité mentale, tandis qu’elle s’efforçait d’imposer silence à ces basses facultés qui opèrent dans l’arrière-fond de la conscience. Mais voici désormais que celles-ci reprennent leurs droits ; l’inconscient et l’instinct émergent de l’obscurité où on les reléguait et leur voix, souvent dominante, entre dans la symphonie totale de l’âme. Une nouvelle philosophie a conduit à ce principe qu’il n’y a rien de vil dans l’esprit humain. Ainsi se trouve bouleversée l’ancienne image du monde, par la substitution d’un ample sensualisme à un rationalisme strict.‌

Mais le poète ne doit pas seulement accueillir l’incessant afflux des sensations ; il doit ensuite réagir, afin de ne point laisser s’éparpiller en vain les éléments divers de sa vision. Il y a, dans sa contemplation passionnée, un instant final où ils s’assemblent comme sous une définitive clarté qui les évoque, apparus avec brusquerie. Cet instant est celui qu’il faut noter, qu’il faut « clicher », parce qu’il synthétise une multitude variée d’états de conscience et c’est à synthétiser que consiste le travail effectif du poète. D’autres écrivains peuvent se contenter d’enregistrer les successives découvertes de l’analyse, mais l’art du poète est d’enfermer dans une expression totale la complexité de ce qu’il a vu ; il mettra dans la traduction de l’idée toute la foule des phénomènes dont elle était accompagnée lorsqu’elle émergea de l’Inconscient, et l’émotion spéciale qu’elle produisit, et la valeur représentative qu’elle a.‌

Une semblable synthèse est un symbole, c’est-à-dire, comme Kahn définit cette forme d’art, « la présentation, en un livre ou un poème, d’une série de faits passionnels ou intellectuels par le plus caractéristique de ces faits…51 » Ainsi se fonde sur une conception sensualiste des choses et à l’exclusion de toute croyance mystique le symbolisme de Gustave Kahn.‌

Cette doctrine, suivant lui, transforme l’Art tout entier : les genres divers seront modifiés jusque dans leur fond. Le théâtre, par exemple, et le roman. Pour le roman, Kahn a prétendu faire la démonstration lui-même, soit qu’il ait incarné, comme dans le Conte de l’or et du silence, en des personnages fantastiques ou légendaires, des idées ou des émotions, soit que, comme dans les Fleurs de la Passion, il ait appliqué à ses héros ses principes d’une psychologie synthétique qui groupe en des états de conscience très intensément représentatifs de multiples phénomènes. Mais il nous importe surtout de considérer le symbolisme poétique de Gustave Kahn.‌

Il se révéla d’abord et avec un singulier éclat dans ce beau livre d’ardente imagination et de subtil travail, les Palais Nomades, qui parut en 188752, mais dont les éléments principaux avaient été publiés dès 1886 dans la Vogue. La prose y est mêlée aux vers, ou du moins chaque partie de l’ouvrage s’ouvre par un court poème, en prose, à la manière un peu des Illuminations de Rimbaud, et qui résume l’impression des poèmes suivants. Kahn raconte, dans son Essai sur le vers libre, que l’idée de cet arrangement lui fut suggérée par la comparaison « des parties rythmiques des Fleurs du Mal et des Poèmes en Prose », en particulier des Bienfaits de la Lune, qu’il considère comme le modèle accompli du genre ; mais ensuite il réprouve une telle combinaison de ces deux formes poétiques distinctes, considérant que « le vers libre a le devoir de tout rendre suffisamment dans le corps des poèmes. » On trouve encore, dans cet ouvrage ; quelques poèmes dont la métrique est à peu près régulière : mais ceux-là même ont déjà une sonorité toute nouvelle et presque tous sont d’un rythme complexe et varié, d’une polyphonie musicale jusqu’alors inouïe.‌

La débâcle de la défaite s’est ruée sur la ville obscurcie. ‌
Aux passés les jeunes désirs mantelés de paroles au vent ‌
et l’hallali des cors de gloire taquetants‌
et l’hosannah des errantes, aux soirs, trébuchantes paroles. ‌
La forêt pavoisée des banderoles du couchant‌
aux tristes réveils des nuits du réel… ‌
L’aile noire de la défaite sur ta ville et sur ton midi.‌
Clos tes paroles.

La lecture des Palais Nomades est, tout d’abord, déconcertante. On n’y retrouve aucune image connue, aucune de ces alliances de mots qu’on a coutume de voir dans les poèmes et qui rassurent le lecteur, le familiarisent. Des mètres inhabituels, une langue où ne traînent nuls clichés. Cela est tout neuf, apparaît comme la soudaine création d’un poète dégagé de toute tradition, et ce miracle singulier déroute…‌

Cette poésie, du reste, est obscure. Elle l’est moins que ne l’ont dit des critiques un peu las ; ils ont plus vite fait de déclarer inintelligibles des poèmes que de les comprendre. Mais son obscurité, réelle cependant, tient à plusieurs causes. Il est assez naturel qu’en ce livre, que le poète lançait comme le premier manifeste de l’école, il ait un peu outré la démonstration. Or, on réagissait contre la fausse clarté superficielle des Parnassiens. Mallarmé avait donné l’exemple « de ne point craindre toute complication d’idées, sous prétexte d’obscurité ». Ce fut un peu une mode, de faire ésotérique, — une mode regrettable peut-être, mais dont la responsabilité principale incombe à ceux dont on fuyait l’influence parce qu’avec leur cordiale facilité ils n’avaient réussi qu’à faire vulgaire. On peut ensuite constater, dans toute l’œuvre de Kahn, une tendance constante a plus de clarté. Néanmoins, la difficulté des Palais Nomades résulte du caractère même de la poésie telle que Kahn la concevait.‌

D’abord, il la voulait très synthétique. Il est évident que si, au lieu de développer abondamment l’idée, on la resserre, comme nous l’avons vu, avec tous ses considérants, ses modifications, ses variations et ses corollaires, sous la forme la plus brève et la plus condensée, « on est exposé, dit Kahn lui-même, à faire un peu embrouillé en croyant faire complet ». Et même si l’on a parfaitement réussi ce que l’on se proposait, un art si complexe et concis doit imposer au lecteur une attention plus vigilante que la facile poésie de MM. Coppée ou Normand. Tels, ces quelques vers, où se trouvent assemblées tant d’images et d’évocations diverses :‌

Vos cheveux sont passés dans les ors aux montagnes, ‌
Et vous, dont je me suis exilé, mes chers bagnes, ‌
Dans mon esprit, vos parcs, revenez nonchalante.
De la tour, regardant poudroyer les chemins
Par où je dois venir, caresses plein les mains,‌
Es-tu debout, pensant s’exiler les allantes ?‌

Ensuite, c’est un des principes esthétiques auxquels Kahn attache le plus d’importance, de débarrasser le vers de tout ce qui n’est pas essentiel, par exemple de ce qui n’y serait pas, à proprement parler, expressif, mais explicatif plutôt. « En un art serré, dit-il, une technique bien comprise des vers, il faut éviter toute explication, toute parenthèse inutile ». La suppression des « détails d’ambiance » est, suivant lui, constitutive du mode poétique. C’est-à-dire que, présentant ses personnages, — au lieu d’en suivre pas à pas l’évolution psychologique, selon la méthode latine, — il fixera seulement, dans leurs contrastes ou leurs incohérences, les principaux moments de leurs lueurs d’âme. Il ne déroulera pas la chronologie lente d’une anecdote, mais il n’en recueillera que les plus significatifs épisodes, au risque de priver son récit de toute claire logique. Bref, il élaguera toutes les contingences secondaires qui se trouvent, comme de la bourre, entre les belles heures fortunées où quelque chose a jailli des ténèbres de l’Inconscient… Ainsi, Kahn a souhaité que son poème tout entier fût, en chacun de ses détails, ardent et vif ; il n’a pas supporté que pût un instant s’interrompre l’hallucinante réflexion de la réalité que l’œuvre d’art, telle qu’il la rêvait, doit produire. Et pour cela il a voulu son œuvre très elliptique, il l’a écrite d’un style fiévreux qu’une incessante anacoluthe abrège.‌

 

Tel Palais nomades, qui étonne par son exubérance désordonnée, serait, sans doute, très clair et peut-être excessivement simple, si nous étions renseignés avec précision sur les circonstances au milieu desquelles fut conçu et composé le poème ; le spectacle que le poète avait sous les yeux a dû susciter les images que sa pensée a revêtues, les événements extérieurs ont dû modifier le cours de sa rêverie. Pour une œuvre bien plus limpide, les Méditations, Lamartine n’a-t-il pas donné au lecteur, en guise de « commentaire », de très personnelles indications ? Mais le poème lui-même peut contenir les éclaircissements nécessaires, si l’auteur ne redoute pas d’être explicite autant qu’il le faut… Kahn ne l’a pas voulu, parce que ce ne sont là, suivant lui, que d’individuelles anecdotes et, pour ainsi dire, des indiscrétions, que l’art rejette ; l’art réclamant plus de généralité.‌

Mais, d’autre part, malgré cette préoccupation de la généralité nécessaire à l’œuvre d’art, il est évident que l’Art, tel que l’entend Gustave Kahn, est subjectif. Kahn écrit : « Le lyrisme est exclusivement d’allure intuitive et personnelle, et la poésie va dans ce sens depuis cinquante ans (Hugo, Gautier, Nerval, Baudelaire, Heine), et rien d’étonnant à ce qu’un nouveau pas en avant fasse paraître le poète comme chantant pour lui-même53… » Et, en effet, cet art qui synthétise sous une forme très dense et elliptique les sensations multiples, diverses, fugitives de l’écrivain et qui considère le poème comme « le schéma d’une pensée » semble ne devoir être pleinement intelligible qu’à son auteur : — et ici paraît donc se manifester un hautain mépris de la généralité de l’œuvre d’art… Il n’en est rien, et, tout au contraire, si Kahn veut que son poème soit très individuel, c’est afin qu’il acquière aussi, du même coup, son maximum de généralité. La sensation, dans son intime spontanéité, n’est-elle pas le plus essentiel, le plus réel et par conséquent le plus général des phénomènes psychologiques ; il y a là, en quelque sorte, un absolu que nulle contingence ne détermine ou n’avilit. De sorte que le poète, en ayant l’air de ne chanter que pour lui-même, « ne fait, au fond, que syllabiser son moi d’une façon assez profonde pour que ce moi devienne un soi, c’est-à-dire l’aine de tous54. » On comprend maintenant pourquoi Kahn considère comme l’une des conditions de l’art l’élimination de toutes les circonstances explicatives.‌

Toutefois, on peut objecter à cette intéressante esthétique que l’œuvre à laquelle elle aboutit, destinée à l’âme de tous, lui demeure inintelligible… Kahn répond que « rien n’est inintelligible » et que « c’est en embrouillant de commentaires et d’explications la sensation franche et si complètement sortie du poète qu’on la rend à peu près incompréhensible ». En effet, les commentaires ne peuvent que donner un caractère personnel à cette « sensation franche » qui, telle quelle, est largement humaine. Et si, en celle-ci, tous ne se reconnaissent pas tout de suite, « c’est peut-être que les formes sensationnelles perçues par le poète ne se sont pas encore produites en eux, que peut-être il fallait que le poète les perçût le premier pour qu’une génération nouvelle inconsciemment s’en imprégnât et finît par s’y reconnaître55 ». Nous retrouvons ici l’idée qui fut le point de départ de toute cette théorie, celle d’une incessante évolution qui modifie la forme même de nos facultés perceptives.

Il suffit, du reste, que l’œuvre d’art soit intelligible par elIe-même ; il n’est pas nécessaire qu’elle soit d’un abord immédiatement facile, ainsi que l’est la plus vulgaire littérature.‌

Schopenhauer définissait la musique « l’objectivation immédiate de la volonté ». Il y a quelque chose d’analogue dans la poésie telle que l’a conçue Gustave Kahn. Si l’on comprend cela, on se mettra dans la disposition d’esprit qu’il faut pour suivre la pensée du poète, telle qu’avec une intensité merveilleuse elle se développe dans un poème comme celui-ci :

Sous le faix du jour expectant, du jour en vain vacillant,
les douleurs seules devant le foyer rougeâtre ‌
et les fables de la nuit,
les fables du théâtre monocorde du jour expectant…‌
Ah ! courbé sous tes paupières‌
lourdes de mémoires de pierres‌
gisantes où voulurent les parallèles hasards.‌
Ah ! fatigué de chair et de pupilles‌
fléchissante achante‌
que le dôme est pesant qu’exigèrent ses arts‌
sur la mémoire esclave du parallèle hasard‌
qui vous fit, un seul, un instant.
Communion exilée de vos chairs ‌
c’était donc spectacle, et pour qui ?‌

Les poèmes des Palais Nomades ne développent pas exclusivement une idée suivant la logique des idées claires (laquelle élimine les caprices de la spontanéité inconsciente et est donc irréelle), ou suivant la rhétorique, mais elle en présente plutôt les facettes si nombreuses, chacune d’elles étant isolément évoquée, mais toutes ayant entre elles ce lien d’être les objectivations diverses d’une même idée. Le livre de vers apparaît donc comme « un drame se passant dans une conscience avec un personnage principal, se multipliant en une foule de personnages qui ne sont que facettes de ses idées avec l’évocation du reflet sur sa conscience des personnages qu’il évoque comme interlocuteurs56. » ‌

De cette conception d’un vaste ouvrage, tel que les Palais Nomades, résulte son heureuse variété. Comme s’incarnant, en effet, en ces différents personnages, les uns de tristesse, les autres de gaieté, la pensée du poète va des chansons tendres aux tragiques hallucinations, évoque les somptueux décors des couchants où des pans de lumière s’écroulent ou bien les calmes horizons des songes, et elle se magnifie en apothéoses tumultueuses ou bien elle se berce à de petites chansons plaintives :‌

Pardonnez à la chair qui pleure, ‌
Aussi à l’âme qui se meurt : ‌
Tout n’est que leurre.
Pauvre moment
Que celui où nous savons l’heure.‌

Elle a ses allégresses et ses désespoirs, ses instants d’exaltation passionnée, puis elle revient à sa studieuse réflexion, ou bien s’apaise en des mélopées de rythme ondoyant, en de doux lieds d’une exquise fantaisie et d’une délicate musique :‌

File à ton rouet, file à ton rouet, file et pleure, ‌
Ou dors au moutier de tes indifférences,‌
Ou marche somnambule aux nuits des récurrences,‌
Seule à ton rouet, seule file et pleure,‌

Et elle se confine, hautaine et jalouse d’elle-même, dans son rêve orgueilleux, lointain de la vie, embelli de lui-même, à la fois torturant et délicieux…‌

Qu’est-il de frère en toi et ceux qui veulent vivre ?…‌

Les Chansons d’Amant57 sont écrites et conçues selon les mêmes principes que les Palais Nomades, et il faut les considérer comme une application nouvelle, — et, cette fois, à des motifs d’amour, — de la même esthétique. La composition de l’ouvrage est déjà caractéristique. En effet, ce n’est point ici un simple recueil de poèmes divers provenant d’une semblable inspiration ; mais les différentes parties en sont distribuées de telle façon que l’idée essentielle y apparaisse, dans toutes ses variations, en synthèses momentanées qui successivement s’y nouent et s’y dénouent. Deux grands poèmes de forme dramatique encadrent l’œuvre, qui s’ouvre sur un ardent appel à l’amour et aux voluptés, clamé « vers qui pourrait entendre » par le Veilleur des tours, et se clôt sur un hymne extasié à la Nuit, vêtue de noire chevelure piquée d’astres de diamants : ‌

Et tu nous ris de toutes tes étoiles, ‌
Nuit abondante qui nous enveloppe de son voile !… ‌

Tandis que, d’ordinaire, les vers d’amour racontent, avec plus ou moins de discrétion, quelque aventure heureuse ou triste dont on n’aurait pas beaucoup de peine à reconstituer les péripéties, l’anecdote ici ne se révèle pas, ni nul détail qui prive ce poème de son caractère universel et absolu. Les Chansons d‘Amant ne s’inspirent pas d’un amour, mais de l’amour lui-même, non dans l’abstrait sans doute, mais délivré des contingences qui le pourraient modifier et dénaturer.‌

L’amour ardent et qui frémit de passion charnelle s’enivre de la suavité du corps, de sa couleur, de sa mollesse, de sa tiédeur et de son parfum, mais s’adoucit aussi de tendresse amusée et câline, se complique enfin de pensée et de fervente idéologie. Tout cela confondu dans une même exaltation dont l’être tout entier vibre, dont tous les sens et l’intellect sont enflammés. Cet amour-là est la synthèse de toutes les puissances vitales et au poème qui l’exprime il communique la beauté d’un ample panthéisme, qui divinise « les seins pourprés de la fée de la fontaine » et tout l’immense désir des nuits constellées.‌

De tes beaux yeux la paix descend comme un grand soir ‌
et des pans de tentes lentes descendent gemmés de pierreries‌
tissés de rais lointains et de lunes inconnues ;‌
des jardins enchantés fleurissent à ma poitrine ‌
cependant que mon rêve se clôt entre tes doigts, ‌
à ta voix de péri la lente incantation fleurit ‌
imprégné d’antérieurs parfums inconnus, ‌
mon être grisé s’apaise à ta poitrine ‌
et mes passés s’en vont défaillir à tes doigts.‌

Les images innombrables que la Nature suscite, vives et colorées de fête, très variées, se joignent à l’ivresse d’amour, l’ornent de leur parure diversement somptueuse et, par d’heureuses concordances, semblent en exprimer les plus indicibles douceurs. La minute ineffable, d’oubli s’accompagne, en une évocation lumineuse, d’un passage surprenant d’yoles enrubannées de satin feu, de satin rouge, arches d’espérances et sons vifs de cithares dans le miracle du soleil et parmi toutes les fantasmagories du ciel où s’épanouissent et s’extasient des rayonnements. Aux sensualités sublimes succèdent les heures tristes que tourmentent les alarmes de la réflexion. Le « pauvre instant d’amour » n’apparaît plus, en souvenir, que comme trêve trop courte et fugitive ; la satiété prône qu’il ne doit être « qu’unique et comme en rêve » et, dans un frisson, l’âme inquiète s’en va vers « les ombres apâlies de la mort »… Mais ce ne sont là que de vaines intermittences et la chanson d’amour reprend, tantôt passionnée, tantôt attendrie, et parfois elle se divertit à de belles histoires plaisantes, comme celle des trois rois Mages qui, tout en cheminant, le nègre aussi, n’ont d’autre pensée que leur belle, laissée dans la contrée soyeuse…‌

Le vers de Gustave Kahn a pris dans ces Chansons d’Amant une souplesse ondoyante et, quand il le faut, une grâce légère qu’il n’avait pas dans les Palais Nomades. Le rythme, plus varié, a parfois une exquise mollesse qui s’accorde avec la langueur de telles mélodies un peu lasses :‌

Voulez-vous un collier ? ‌
Les pèlerins ont rapporté de la contrée des songes‌
des perles odorantes, endormies, ‌
près des silencieuses éponges ; ‌
les génies de la mer en jonchaient leurs amantes endormies.‌

Et souvent il est imprégné de mélancolie et de nostalgie, du vague regret d’on ne sait quelle félicité insoupçonnée et de cette inquiète ferveur d’où le désir va naître :‌

Ô mon coeur, que veux-tu, veux-tu les contrées natales, ‌
le palais sur le morne pâle, où les cymbales ‌
rythment le glissement de l’almée sur tes lèvres pâles, ‌
Ô mon cœur, veux-tu les contrées natales ? ‌
Ô mon cœur, que veux-tu, — sur les navires des émirs ‌
t’en aller lointain, aux butins d’autres terres…

… C’était s’astreindre à une épreuve dangereuse pour un novateur résolu, qu’entreprendre un volume de vers d’amour. Ici se manifeste donc l’irréductible originalité de cette imagination privilégiée, toute à elle-même, habile à orner d’une beauté nouvelle les heures nouvelles…‌

 

En 1895,96 et 97, Kahn publia trois poèmes, Domaine de fée, la Pluie et le Beau temps, Limbes de lumière, qui diffèrent un peu des précédents, bien qu’ils proviennent des mêmes principes esthétiques, mais appliqués avec moins d’absolue rigueur.‌

Ils sont beaucoup plus clairs et ils n’ont pas le caractère ésotérique des Palais Nomades, si dédaigneux des « exigences populaires », si arrogants de n’être destinés qu’« aux initiés existants et aux initiés à venir ». La difficulté des premiers poèmes venait de ce qu’ils étaient excessivement synthétiques. Ceux-ci le sont moins. Au lieu de rassembler sous une seule expression poétique les émotions passionnelles, les visions de la Nature et les idées abstraites, de combiner ces éléments nombreux de la pensée en une sensation d’art unique, Kahn semble avoir voulu, dans ces trois volumes, réaliser une poésie plus simple en distiguant les modes divers de son inspiration. Et c’est ainsi que le Domaine de fée est consacré surtout à l’expression du sentiment, la Pluie et le Beau temps à la peinture des paysages, et les Limbes de lumière évoquent de grandes songeries idéologiques.‌

C’est par la grâce, le charme, la bonté câline et délicate qu’émeuvent les petits poèmes du Domaine de fée58. Ils n’ont plus rien de tumultueux ni de discordant. L’ardente passion, souvent exaltée et farouche, des Chansons d’Amant, s’est adoucie en une suave tendresse. Pour célébrer la petite fée, pour l’amuser aussi et la faire sourire, le poète a choisi les rythmes les plus mélodieux, les mots les plus jolis et les plus élégantes images. Petite fée, un peu déesse et dame de beauté, elle reçoit l’hommage nombreux des genêts d’or, des colliers et des bracelets, des strophes musicales et des baisers. Elle est environnée d’un culte pieux ; en souvenir de ses caresses, des chapelles s’élèvent comme pour des Notre-dames, temples païens aussi, car toute religion lui est due puisque toute excellence lui appartient. Tant de chansons, de toute allure, lentes ou vives, l’accompagnent qu’elles lui font comme un cortège de mages et de pèlerins, de chevaliers tendant vers elle leurs oriflammes ; et, parée des joyaux de la Sulamite, elle passe, reine d’Orient. Sa présence est toute la joie, toute la gaieté. Mais, loin d’elle, l’exil est lourd, et le bel avril épanoui, les lilas blancs, les aubépines et l’or fleuri du soleil dans les branches n’ont plus de sens ni d’agrément.‌

Les plus charmants poèmes de Domaine de fée semblent chuchotés à demi-voix dans la tiédeur de la chambre close ; ils ont l’ineffable douceur du secret, de l’intimité mystérieuse et de l’heure alentie, comme enjôlée d’un même sortilège :‌

C’est, sous de lourds rideaux,
un frisson de voix, un écho ‌
qui presque prononce mon nom
avec telle inflexion ‌
qu’on dirait que des fées‌
apportent de ta voix sur leurs ailes.

La grâce et le subtil raffinement de cette poésie ne l’empêchent pas d’être pénétrante et sincère. Une émotion vraie l’anime, plus touchante peut-être de se dissimuler sous un air d’enjouement et de gentille galanterie. C’est encore l’amour profond et fougueux des Chansons d’Amant, mais il s’est fait ici très suave et caressant pour n’effaroucher point la petite fée, pour lui être plein de délices et pour l’enchanter.‌

La Pluie et le Beau temps59 a pour épigraphe cette jolie phrase de La Mettrie : « Tout passe, ma sœur, devant nos curieux regards comme ces objets de la lanterne magique. » Et voici, en effet, de petits tableaux auxquels il ne faut pas chercher de mystérieuses significations ; ils ne sont que des images colorées, aux lignes précises, dont l’œil s’amuse. Paysages divers, de brume ou de gaieté, soit que la pluie « tende ses écharpes grises aux ailes immobiles des moulins », soit qu’au beau midi « les clowns du soleil bondissent sur la rivière ». Cette nature est délicate et modérée ; il n’y a rien de chaotique, rien de démesuré ni d’excessif dans la composition de ses sites ; le pittoresque n’en est point dû à d’audacieux contrastes de pics et de gouffres. Mais sa simplicité est pleine d’agrément, et les jeux combinés de la lumière et de l’eau la varient de mille manières. Elle est mobile et chaque heure la revêt d’un prestige nouveau. L’art charmant du poète fut de saisir ces fugitives apparences et de les fixer sans que se fane leur beauté fragile, leur grâce qui leur vient d’être momentanées.‌

Entre deux averses,
Le soleil trompeur a vêtu la terre ‌
Comme d’un habit vert doré…‌
Un arc-en-ciel
Se présente un instant, ‌
Equivoque charlatan,
Trop fardé et trop beau paré,‌
Pour séduire les paysans ‌
Et les traduire en plein ciel…‌

L’impression est si vite saisie qu’on la trouve là prise sur le vif et toute frémissante encore de vie. Parfois, au lieu d’un spectacle continu dont les incidents se développent insensiblement, une série de petits croquis défilent et chacun d’eux est une seconde, choisie avec soin, de ce devenir interrompu : ainsi la lanterne magique offre en des tableaux successifs les épisodes nombreux de quelque féerie. Ici l’on verra, par exemple, notées avec une étonnante précision, plusieurs silhouettes d’un steamer qui passe. Les images sont aussi amusantes que justes ; une spirituelle fantaisie en a disposé les détails, — et c’est d’abord, à l’estuaire du fleuve, un tourbillon de grosse fumée charbonneuse Qui s’éploie comme le noir costume « d’une veuve pour la mort d’un vieux dieu des marécages » ; — aux bastingages des formes hâves « se penchent aux courtes Circés du sillage » ; — le pas long du capitaine, « marin saur », pas solide et qui rassure ; — « le vaisseau blanc brille comme un albatros, verni de neuf, sur une enseigne » ; — groupes divers de passagers, etc… — la fumée du vapeur qui s’éloigne, filet de fumée qui s’envole, symbole des grises vies qui sont là, cargaison pour les Amériques…‌

Quelquefois, c’est un petit tableau de genre, sobre de dessin, de couleur sombre ; ainsi le Calvaire du village, avec la vieille mendiante qui « tremblote et marmotte sa peine régulière ». Ailleurs, c’est un pastel aux nuances claires et légères ; ainsi cette plage marine toute ensoleillée, où aborde, comme au rivage de plaisir, la nef aux rames tranquilles : une foule joyeuse en débarque, le vizir et quelque négrillon porteur de la cage aux perruches et puis le sultan avec la sultane… Ailleurs encore, la description semble un badinage spirituel pour amuser une petite fille qui contemplerait la Nature comme on regarde les images :

Le vent joue aux tiges des roseaux
La marche de la forêt qui marche,‌
Ses tambours sont cachés sous l’arche‌
A l’ombre creuse du petit pont,
Et ses fifres, les oiseaux,
Un instant se taisent, prudents…    

Il arrive aussi que la vision prenne plus d’ampleur et d’intensité. L’ardente imagination des Palais Nomades suscite, parmi ces paysages aimables, quelques-unes de ces éclatantes métaphores qui tout à coup transforment en une belle fantasmagorie la réalité. Telles ces évocations multiples du soleil couchant : le héros qui chancelle dans le sang, près du marais d’or rouge, et dont les bras se tendent vers le casque qui roule ; — une robe de reine, brodée de merveilles et d’aventures, dont la traine de pourpre et d’or s’épand sur les balcons et les terrasses de feu ; — un bouquet de larges fleurs en incendie sur des tiges soudain surgies vers le ciel… Dans un autre poème, c’est la mer qui, tour à tour, se révèle en invasion torrentielle de barbares, en vache meuglante à travers le silence de la nuit, en remous inouï de blocs de pierre que des Titans manient, en tumulte de wagons fous, lancés sans frein, qui se bousculent et s’écrasent… C’est là le procédé de composition que Kahn employa triomphalement dès son premier ouvrage et qui consiste à présenter dans une rapide succession de tableaux des symboles divers d’une même idée. Il est plus rare dans les simples et fraîches études de la Pluie et le Beau temps, où le style du poète s’est montré, en s’adoucissant, aussi souple qu’on l’avait vu prestigieux.‌

Les Limbes de lumières60 permettent d’apprécier l’usage qu’a fait Gustave Kahn de son esthétique symboliste pour l’expression des pures idées. En effet, au milieu de paysages encore, et souvent des plus beaux par leur puissance d’hallucination, parmi des lieds délicieux et d’une musique persistante, les plus originaux poèmes de ce recueil sont des œuvres d’intime méditation et de pensée inquiète. Non discursive, certes, mais intuitive, et qui, pour s’extérioriser, revêt d’admirables symboles. Ainsi, d’une âpre rêverie sur la mort, se dresse tout à coup l’effrayante figure, et son cri d’appel retentit :‌

Holà hô ! Vers la fin proche cinglez au nord !…‌

Elle appareille vers les îles de neige, vers le désordre des pôles blancs où sont les chasseurs de grèbes et de pingouins ; et, aux quatre vents, elle clame le rassemblement pour le départ. Vaisseaux, capitanes et galères, yoles et barques de parade et les gros chalands et les semaques, de tout cela, qu’elle vole, elle fait sa flotte. Et en route vers le nord, vers le port illuminé de lucioles !… Vers le Nord et ses glaces qui signifient le Néant. Là échoueront toutes les lassitudes, là se cloront les yeux au souvenir des phénomènes fallacieux et les cœurs s’apaiseront des caresses, câlines aux promesses d’aurore. Le Holà hô ! sinistre éclate et se ressasse lugubrement et, des quais, des ports, des rives fleuries, galères et chalans et yoles et steamers rompent leurs câbles et on les devine, dans la brume où le cri de mort se renouvelle, qui bougent, se détachent et, mêlant leurs sillages, cinglent au Néant…‌

Un autre poème est inspiré de cette idée que nous éparpillons nos âmes dans l’espace et le temps, et qu’il reste ainsi des lambeaux de nous-mêmes, qui sont nos multiples âmes d’autrefois, au hasard des routes et des chemins. Et quelle lamentation de détresse s’élève alors dans la plaine, lorsque se mettent à se plaindre toutes ces âmes oubliées qui semblaient mortes et qui ressuscitent. Leur voix se mêle à celle des cloches, à celle des cloches de l’horizon, différemment distantes ; et quand une des cloches a battu, les autres cloches bientôt s’éveillent, — les âmes aussi.‌

Nos âmes, nos âmes lointaines,‌
Les cloches, les cloches lointaines, ‌
Ah ! nos âmes d’autrefois, qu’en dites-vous ?…‌
Les cloches d’hier, les cloches sonores
Qu’en dites-vous, nos âmes, qu’en pensez-vous ? ‌
Les âmes pensent aux journées lointaines.‌
Ames et cloches, qu’en pensez-vous ?

En dépit de quelques poèmes plus enjoués, la note dominante de ce livre est triste… « Le songe sur le masque aplatit son éponge lourde de larmes » : ainsi se lamente le Veilleur de nuit, qui interpelle les passants, de sa complainte désespérée.‌

La mort, la nostalgie et la désolation suscitent, parmi les limbes de lumières, de pâles fantômes qui sont les rêves de nos âmes. Ils s’insinuent au milieu des détails variés du paysage, l’emplissent de leur présence mystérieuse et, parce qu’ils rôdent ainsi entre les arbres, les murs, les haies, il semble qu’un esprit anime toutes ces choses et divinise la Nature en la vivifiant… Fantômes de nos rêves ! Les concordances qu’il y a entre ces deux séries de phénomènes, les âmes et les choses, proviennent de l’identité de celles-ci et de celles-là, dans la sensation — suprême illusion et réalité dernière… Cette philosophie, dont nous avons aperçu les prémisses dans les Palais Nomades, a trouvé dans les Limbes de lumières sa plus émouvante expression.‌

 

Le Livre d’Images61, qui est le dernier volume de vers que Gustave Kahn ait jusqu’à présent publié est un admirable et charmant poème, et il résume une des plus audacieuses et intéressantes tentatives qu’ait encore faites le Symbolisme.‌

Le Symbolisme, tel que Kahn l’avait conçu, était essentiellement une synthèse d’éléments disparates qu’unifiait un vigoureux effort de pensée. Mais tous ces éléments, bien que dégagés des circonstances fortuites et poussés à l’absolu, n’en avaient pas moins leur point de départ et leur origine dans un esprit individuel… « Ne pouvant connaître que ce qui se passe en nous, écrivait Kahn62, il nous faut nous résoudre à le clicher le plus rapidement et le plus sincèrement possible en son essence, sa forme et son impulsion. » Et ailleurs il reconnaît que l’écrivain n’a d’autre garantie de l’objectivité de sa perception, désindividualisée même autant qu’il l’a pu, que « la sensation franche de sa normalité63 ».‌

Cette fois, le symbolisme de Gustave Kahn n’aura plus son point de départ dans l’esprit créateur du poète, ni en nulle âme individuelle, mais en celle d’une foule ; une âme étrangère et une âme collective s’y exprimera. La poésie symboliste atteint ici à un degré d’objectivité auquel visent en vain d’autres formes d’art. On voit aussi quel développement a suivi l’esthétique de Kahn, dérivée de la pure et simple sensation…‌

Dans la première partie du Livre d’Images, par exemple, l’âme de l’Ile-de-France s’est réalisée en une vivante synthèse. Elle s’y est réalisée elle-même, dirait-on, tant le poème semble distant de l’auteur, existant à part soi, provenu d’un tout autre phénomène psychologique. Et la synthèse est merveilleusement complexe ; elle embrasse dans son unité supérieure toutes les pensées et sensibilités diverses dont se constitue une âme collective et des êtres nombreux apparaissent là qui, sans être différenciés tout à fait les uns des autres comme les personnages d’un drame, y sont plutôt les éléments d’une ample symphonie. Des voix fraîches se mêlent à de farouches, à de dures, à de désespérées, des ritournelles joyeuses à de sinistres clameurs ; mais la gaieté pourtant domine, une légère, vive et alerte gaieté, celle même de l’Ile-de-France…‌

Toutes les époques sont ici représentées, non, certes, en vue d’une restitution historique, ni non plus pour caractériser l’évolution d’un esprit national. Mais l’âme actuelle n’est-elle pas toute imprégnée de l’âme ancienne ? De même qu’énumérant les modifications que fait subir à la réalité l’idiosyncrasie de l’intelligence qui la perçoit, Kahn cite comme surtout agissantes les hérédités innombrables, il convenait qu’en cette âme de l’Ile-de-France, que son œuvre incarne, se révélassent des survivances du passé. Et des légendes aussi, car il y a en elles une profonde vérité : elles sont nées d’un certain état mental et elles se sont assimilées à la vie passionnelle d’un peuple, se transformant suivant les circonstances, et créant à leur tour de nouveaux phénomènes moraux…‌

La légende et l’histoire, le présent et le passé, des bonshommes et des paysages, de fugitives visions et des faits constants, des boutades, des chansons, des imprécations, de la pluie et du soleil, des larmes et de la joie, tout cela entre dans cette synthèse. Mais il fallait que le dosage de ces ingrédients nombreux fût fait avec justesse et que l’un d’eux n’en annihilât pas un autre. Ou bien, eu égard au caractère symphonique de cet art, il fallait que le rapport des diverses parties musicales fût calculé très exactement en vue du tout qu’il s’agissait de produire, lequel devait être l’expression symbolique de l’Ile-de-France.‌

Kahn a procédé suivant la méthode esthétique dont nous l’avons vu poser, très anciennement, les principes : elle consiste à présenter, les unes après les autres, les différentes « facettes » de son idée ; ce sont, ici, les traits divers de l’âme collective qu’il veut réaliser. Sa psychologie, en effet, ne cherche pas à expliquer par une lente progression la formation d’un état d’âme, selon le genre d’analyse des Latins, mais elle fixe et coordonne les plus significatifs épisodes d’une mentalité complexe.‌

Le chevalier Barbe-Bleuet, — « Anne, sœur d’Ariane, ne vois-tu rien venir ? » — la princesse Aricie, timide, aux pleurs sanglants, le vieil Ashvérus, avec son air de légende, apparaissent d’abord, figures très caractéristiques que créèrent et dont s’amusèrent les ancêtres. Et puis un type réaliste de vieux mendiant, espèce d’être réprouvé, comme il en traîne au long des chemins, en dépit des raffinées élégances des villes… Des chansons, des rondes, « Il était une bergère et puis son troupeau blanc, dans un vallon !… ». Des paysages, — et celui-ci, en un seul vers, si juste et miraculeusement expressif :‌

La pluie tombe triste, et la lumière tremble…‌

Voici Francœur et La Ramée. Et la petite Silvia, la fille de Manon, jouets, toilettes, poupée, et le clavecin, et le petit abbé, et le petit poète. Une affiche pour un music-hall : robe rouge, lèvres trop rouges, face trop pâle, des fleurs aux doigts et au corsage, et elle appelle les passants vers les clowns… Et la chanson de Petit-Pierre, un peu moqueuse et attendrie pourtant, l’exacte note d’ironie qui plaît en ce coin de France, sans amertume excessive et avec un sourire dans les larmes, la chanson de Petit-Pierre qui, pour avoir rêvé, a négligé de surveiller sa vie, les sultanes qui l’attendaient, son notaire qui s’éclipsait, son oncle qui le déshéritait, — Petit-Pierre, pour avoir rêvé… Un exquis paysage d’aube :‌

La forêt frémissante a bu le jour, rosée, ‌
et les longs voiles de lin de l’aube l’ont essuyée…‌
Voici le jour aux mains dorées… ‌

Une chanson des rives de la Seine. Une rencontre d’anarchiste incendiaire, qui rêve de faire aller au ciel les fermes en mèches folles. Le Gracieux avec sa bosse et ses prétentions fades. Enfin les robes, la noire, la bleue et celle lamée d’or, toutes, fleurs de magie pour la déesse des luxes épanouis…‌

Chacune de ces apparitions successives, intense et pomme éclairée d’une lueur subite, se dresse tour à tour et disparaît, mais en laissant un souvenir tel que celui d’une note qui s’est tue et que d’autres ont remplacée pour que s’épanouisse en sa totalité la symphonie ; et de ces images accumulées émerge la synthétique vision de cette âme harmonieusement variée, délicate, ardente et spirituelle.‌

Il faudrait analyser aussi les « Mosellanes », les « Images du Rhin » et celles de Provence, celles « des landes et de la mer grise », et celles, plus somptueuses, d’Orient. Toutes ces régions, avec leurs nuances particulières et le spécial esprit de leur beauté, se caractérisent dans ces poèmes. La Provence et sa lumière douce, et sa belle attitude‌

d’une Cybèle qui va mener le chœur divin ‌
des nymphes et des sylvains des solitudes…

et puis, au monotone bruissement du rouet, c’est

le rêve non pareil qui vit, toutes minutes, ‌
à toutes chambres claires, aux fenêtres sur le Rhin, ‌

et puis, au bord de la mer grise, c’est la lande morne, son cabaret où frappe en passant le compagnon du tour de France ;    ‌

Le vent joue avec les bouleaux.‌
On dirait raille poings brandissant
des corbeilles de lanières —    sur la rage tourbillonnante des eaux‌
des bouillons d’écume comme sur une chaudière ;‌
la colère du vent s’en va grandissant.‌

L’art de Gustave Kahn ne l’a jamais mieux servi que dans ce beau livre, d’une si étonnante variété. Son vers est prestigieusement évocateur, et par les moyens les plus divers. Quelques-unes de ces images semblent des tapisseries Renaissance, comme le poème de l’Eau, d’autres sont peintes à la manière de Botticelli, comme le poème de la Terre, ou à la manière de Tiépolo, comme celui de l’Air. Plus souvent, il recherche le plus rapide signe de l’idée, le plus suggestif, et il crée cette poésie « cursive et notante » qu’il a toujours recherchée, et qui est la plus propre à saisir la pensée dans son essence même.‌

Cet ample poème, qui s’enrichira, sans doute, encore de nouveaux épisodes, apparaît comme une merveilleuse image du monde, d’une frappante réalité et si expressive qu’elle n’a pas besoin de commentaire. Sur les pages de ce livre d’images « nous regardons passer la vie, sans texte explicatif », la vie même, qui s’est, comme spontanément, objectivée en cette œuvre d’art accomplie…‌

 

Ainsi, ce novateur heureux, qui a trouvé une esthétique, en a démontré l’excellence dans une belle série de poèmes qui sont autant d’applications différentes des mêmes principes. Théoricien très précis, très résolu, très conscient de ses volontés d’art, Gustave Kahn mettait au service de ses doctrines une admirable âme de poète, une sensibilité très fine, toujours en éveil, sans cesse frémissante, une imagination prodigieuse par la fantaisie, l’intensité, l’étrange splendeur, la fécondité jamais lasse, et un don véritablement unique d’allier en un iéal inédit de beauté les sonorités aux colorations. ‌

Jean Moréas‌ §

L’œuvre de Jean Moréas, dans son développement, — du reste, harmonieux, — peut être utilisée par les critiques qui, préconisant un retour à la poésie traditionnelle, considèrent le Symbolisme et le vers libre comme un accident passager, une crise dans notre histoire littéraire : les Stances ne marquent-elles pas un abandon définitif de la manière à laquelle se plut jadis l’auteur du Pèlerin passionné ?… Moréas néanmoins fut un des premiers à se révolter contre la poésie parnassienne et, de bonne heure, on le considéra comme l’un des chefs de la nouvelle école, Lui-même eut, à son propre endroit, cette opinion, et il prit sur lui de rédiger les proclamations du Symbolisme. De sorte que, devenu réactionnaire, il n’en a pas moins une place importante parmi des novateurs, qui ultérieurement n’ont pas subi la même évolution que lui.‌

Un chroniqueur du Temps, M. Paul Bourde, ayant publié dans ce journal un article assez étendu sur « les Poètes Décadents », Jean Moréas répondit dans xixe siècle du 11 août 1885. Ensuite, il donna au Figaro, le 18 septembre 1886, un « Manifeste » qu’Anatole France commenta dans le Temps, et Moréas répondit enfin, dans le Symboliste du 7 octobre 1886, à l’article d’Anatole France64. Ces trois documents : la réponse à M. Bourde, la profession de foi du Figaro et la lettre à Anatole France, contiennent l’essentiel de la doctrine symboliste dans ses toutes premières années, avec de très juvéniles audaces, et des timidités aussi, car nulle école littéraire ne prend immédiatement une pleine conscience d’elle-même.‌

Moréas affirme d’abord la nécessité, dans l’Art, de perpétuelles innovations et, bien que cette opinion ne soit pas appuyée chez lui, comme, par exemple, chez Jules Laforgue, sur toute une philosophie vigoureusement constituée, il la motive du moins par des considérations justes. Il y a, dit-il à peu près, deux époques en toute manifestation d’art. Elle est d’abord « pleine de sève et de fraîcheur » ; ensuite, elle s’appauvrit et s’épuise : on n’invente plus, on imite, et les belles imaginations vives sont remplacées par des poncifs. Il est indispensable qu’intervienne alors un révolté qui, par quelque brutalité peut-être, hâte la fin de l’école décrépite et radoteuse et, à la place de cette sénilité, apporte du neuf. ‌

Or, à cette date de 1885, n’est-elle pas à bout, suivant Moréas, « l’honorable et mesquine tentative des Parnassiens » ? Elle a naguère donné des espérances, et maintenant, comme finie, elle est en train de se laisser supplanter par le Naturalisme qui, à vrai dire, ne se manifeste même pas en réaction contre le Parnasse, — tant le Parnasse n’existe plus ! Mais le Naturalisme prend toute la place et devient, à lui seul, toute la littérature, parce qu’il n’y a, en quelque sorte, plus de poésie française. Au Naturalisme, d’autre part, « on ne peut accorder sérieusement qu’une valeur de protestation légitime mais mal avisée, contre les fadeurs de quelques romanciers alors à la mode ». L’art réaliste, qui fait de la description matérielle son intérêt principal, qui se complait dans la platitude et la vulgarité, n’est qu’un « art moyen », dont on ne peut laisser les médiocres productions prendre le pas sur celles de l’esprit véritablement créateur. Il convenait donc de restaurer, en France, l’Art authentique, à la place des pauvres contrefaçons qu’en donnaient des poètes fatigués ou de bas « manouvriers » littéraires. Et c’est ce que prétendit réaliser la nouvelle école dont Moréas se faisait le héraut.‌

Aussi proteste-t-il contre le nom de décadents que l’on s’acharnait alors à donner aux poètes de son groupe. Il constate la vitalité de ce mouvement littéraire qui, au lieu de présenter les signes désolants d’une décadence, apparaît comme un luxuriant renouveau de la poésie. Si l’on peut y apercevoir, sans doute, des caractères tels que « l’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf où les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes », ne sont-ce pas là, — dit Moréas, — les signes mêmes d’une renaissance ?… Il propose donc de substituer à la dénomination courante, qui prête à la confusion, celle de Symbolistes, seule juste.‌

C’est, en effet, par l’emploi du symbole que se spécifie la nouvelle esthétique, et non seulement la poésie, mais « la tendance actuelle de l’esprit créateur en art » ; — car le roman lui-même en est modifié, du moment qu’il sait ne plus avoir à « chercher en l’objectif qu’un simple point de départ extrêmement succinct ».‌

Qu’est-ce donc que le Symbolisme ? Les Parnassiens, comme Moréas le remarque dans les déclarations qu’enregistra jadis Jules Huret65, « considérèrent dans les idées, les sentiments, l’histoire et la mythique, le fait particulier comme existant en soi poétiquement ». Or, là est l’erreur. Les Symbolistes, eux, cherchent, derrière les faits particuliers, « le pur concept ». Ils le revêtent d’une forme extérieure capable, grâce aux analogies qu’il y a entre toutes choses, aux affinités qui relient au monde idéal le domaine des apparences, de l’exprimer d’une manière intelligible. Ils visent au concept, mais ils ne le laissent pas sous sa forme abstraite, — l’Idée en soi échappant à leur prise ; — et, d’autre part, ils n’envisagent les phémonènes concrets, tableaux de la Nature, actions humaines, événements historiques ou légendaires, que comme des images destinées seulement à représenter, sous une forme plus ou moins ésotérique, « les Idées primordiales ».‌

Ce qu’on avait remarqué, d’abord, chez les « décadents » et ce dont on les raillait, c’étaient les bizarreries de leur style et de leur métrique. Ici comme ailleurs, relevant, avec désinvolture le défi, Moréas proclame qu’en effet le symbolisme exige un mode d’expression différent de celui qu’eurent à leur disposition les Parnassiens. Et il caractérise ainsi la langue dont il revendique l’usage : « d’impollués vocables, la période qui s’arc-boûte alternant avec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs, les mystérieuses ellipses, l’anacoluthe en suspens, tout trope hardi et multiforme… » Il est possible que, malgré l’abondance des détails, ce programme ne semble pas tout de suite absolument net ; cependant l’essentiel en est évident : ce que réclame Moréas, c’est une langue libre et variée, différente de celle qui, dans la période précédente, s’établit, se perfectionna et s’affadit, une langue délivrée des poncifs et des clichés, toute neuve et toute fraîche et immédiatement expressive, — tant on était las alors de la littérature traditionnelle, et de son style aussi bien que de son inspiration ! Moréas désigne encore de cette façon la langue qu’il souhaite pour le Symbolisme : « la bonne et luxuriante et fringante langue française d’avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Rutebœuf et de tant d’autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses. » Ce n’est là qu’une première indication, mais intéressante déjà, d’une idée qui, plus tard, sera pour Moréas tout à fait capitale : l’opportunité d’un retour à l’ancien langage français…‌

Quant à la forme même du vers, Moréas n’est pas moins désireux d’un renouvellement et voici, dans son Manifeste, comment il énonce son vœu : « l’ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l’emploi de certains nombres impairs. » En somme, ici encore, variété et liberté ! Toutefois, il est à noter que Moréas, — ainsi, d’ailleurs, que les autres poètes de ces premiers temps du Symbolisme, — ne demande pas tout de suite le vers libre, mais seulement un vers plus libre. Il ne prétend pas instaurer une métrique toute neuve : il voudrait qu’on « avivât » l’ancienne, et il s’élève contre un certain nombre de règles qui lui semblent aussi vaines qu’impérieuses, celles, entre autres, de l’hiatus et de la césure. Moréas pense, avec Banville, que la révolution prosodique entreprise par Hugo n’a pas été par lui achevée comme elle le devait, et que de là provient, pour une bonne part, le malaise de notre poésie. Hugo a fait justice d’un grand nombre de lois surannées, qui n’étaient, pour le vers français, que de très fâcheuses entraves : mais il en a laissé subsister quelques-unes, sans qu’on sache pourquoi, parce qu’il ne procédait pas dans son entreprise d’une manière aussi méthodique que hardie. Seulement Banville n’ose pas prendre sur lui d’accomplir les innovations que Hugo n’a point faites, et il « préconise » seulement les réformes rythmiques que, dit Moréas, « nous avons le courage de réaliser, en ce moment, mes amis et moi ».‌

En 1886, date du Manifeste et de la Lettre à Anatole France, Moréas n’avait encore écrit que les Syrtes et les Cantilènes66. Ces deux ouvrages illustrent l’esthétique ci-dessus résumée et peuvent servir à caractériser la première manière du Symbolisme.‌

Le lecteur d’aujourd’hui qui ouvre les Syrtes est, d’abord, très déconcerté, parce que tout le symbolisme qu’il y cherche, il ne l’aperçoit pas. Il tombe, dès les premières pages, sur une série de très exquis petits poèmes intitulés « Remembrances », d’une forme délicate, dont la perfection rappelle un peu, parfois, le Gautier d’Emaux et Camées,‌

Là-bas, où sous les ciels attiques, ‌
Les crépuscules radieux ‌
Teignent d’améthyste les dieux ‌
Sculptés aux frises des portiques…‌

Etc. C’est délicieux, — mais pas symbolique ! — Un peu plus loin, en feuilletant, il tombe, notre lecteur d’aujourd’hui, sur du charabias, semble-t-il :‌

Ai-je sucé les sucs d’innomés magistères ? ‌
Quel succube au pied bot m’a-t-il donc envoûté ? ‌
Oh ! ne l’être plus, oh ! ne l’avoir pas été !‌
Suc maléfique, ô magistères délétères !‌

Etc. C’est décadent, — mais pas symbolique !‌

Il y a pourtant du symbolisme dans les Syrtes, et si peut-être on n’en est pas tout de suite plus frappé, c’est que toute notre poésie française, sous l’influence de Moréas et de ses amis, devenue plus ou moins symbolique, parfois inconsciemment, nous a familiarisés avec ce mode littéraire. Nous ne sommes pas du tout étonnés, maintenant, par une strophe comme celle-ci, où des états d’âme, au lieu d’être analysés abstraitement, sont évoqués au moyen d’analogies :‌

Mon cœur, mon cœur est le blanc cierge ‌
Brûlant sur un cercueil de vierge ; ‌
Mon cœur, mon cœur est, sur l’étang, ‌
Un chaste nénuphar flottant…‌

Mais, pour sentir la nouveauté de ce style à la date de 1884, il faut songer à ce qu’était la poésie d’alors, positiviste, analytique et objectivement descriptive ; et, dans l’article même de M. Paul Bourde, dont les Syrtes furent l’occasion, il est significatif de constater l’espèce d’ahurissement que lui cause un vers comme celui-ci :‌

Mon coeur est un cercueil vide dans une tombe.

Les symboles des Syrtes ne sont, à vrai dire, ni très nombreux, ni obscurs le moins du monde, ni très profonds non plus. Ils n’expriment rien, en somme, que d’assez simple, et au moyen d’analogies peu compliquées. Même, on est surpris qu’à propos de cela il ait été question du « pur concept », d’« Idée en soi » et d’un quelconque « ésotérisme ». Moréas note, avec beaucoup de goût, du reste, et de charme, des concordances vite perceptibles, comme celle de l’hiver et des sentiments qui s’éteignent dans les cœurs refroidis :‌

La neige couvre le verger.
Dans nos cœurs aussi, pauvre amante,‌
Il va neiger, il va neiger.

D’autres sont plus subtiles quoique peu compliquées encore. Ainsi cette image, précieuse et jolie, d’une mélancolie à la Watteau, où passent, parmi des senteurs d’orange, des pèlerins à froc blond et des dames en robes de brocatelle, que l’on reconnaît, à leur attitude, pour de défuntes années et des rêves anciens… Mais Moréas semble avoir du goût pour de petits poèmes où l’idée s’exprime directement, souvent au milieu d’une description précise, élégante, au moyen des mots les plus justes et les mieux trouvés.‌

Quant à la langue, on y remarque une certaine prédilection pour les termes rares ; intéressants ; on y trouve quelquefois de l’archaïsme :‌

Des sourcils bifurqués où le Diable a son pleige.‌

La métrique est telle, en somme, que théoriquement la définit Moréas dans son Manifeste : non-alternance des rimes, rejets, désarticulation du rythme traditionnel, surtout emploi très habile de mètres, peu usités jusqu’alors, de neuf et onze pieds ; mais la versification est toujours fondée sur le nombre des syllabes. Encore ces hardiesses ne sont-elles pas perpétuelles dans les Syrtes, et l’on y trouve aussi des strophes tout à fait régulières, aussi classiques de rythme que de style, telles, par exemple, que celle-ci, que l’on dirait des stances empruntées aux derniers recueils de Moréas :‌

J’ai trouvé jusqu’au fond des cavernes Alpines ‌
L’antique Ennui caché,‌
Et j’ai meurtri mon cœur pantelant aux épines ‌
De l’éternel Péché.‌
Ô Sagesse clémente, ô déesse aux yeux calmes,‌
Viens visiter mon sein,
Que je m’endorme un peu dans la fraîcheur des palmes,‌
Loin du Désir malsain.‌

C’est par la grâce surtout et l’élégance jusque dans la mélancolie, que valent les Syrtes. Il y a plus d’éclat dans les Cantilènes. Ainsi le sonnet‌

Roses de Damas, pourpres roses, blanches roses,‌

tout en couleurs vives, en sonorités somptueuses, est un échantillon excellent de ce qu’on faisait de mieux alors dans ce genre, issu du Parnasse et déjà différent, qui assemblait des mots de façon à peu près hérédiesque, mais pour de plus subtiles significations. Ici, d’ailleurs, le sens n’est pas très difficile à deviner et l’on aperçoit sans peine que ce décor beau et varié représente un paysage psychologique, si l’on peut dire, et que les cerfs qui s’y enfuirent, la flèche entre les cornes, quand retentirent les durs accords des cors, sont les beaux désirs, les illusions ou les rêves que les cruautés de la vie ont tués. Plutôt encore que des symboles, ce ne sont là, en somme, que des allégories non expliquées, mais dont l’interprétation est aisée et plausible.‌

Peut-être, ailleurs, Moréas prétend-il à de plus profonds mystères… Mais alors, il est obscur, excessivement obscur, et cet écrivain, si soigneux de son style et si maître de sa langue, tombe dans le pathos, si je ne me trompe, quand il traite du « Pur concept » :‌

Fi ! du Monitor attendu,‌
Et de l’éternel leurre, trêve !…‌

Dans un sonnet, où l’influence de Mallarmé n’est pas douteuse, il semble s’être épris, ainsi que l’auteur d’Hérodiade, des mots pour eux-mêmes, indépendamment de leur signification commune et au mépris de la syntaxe habituelle : ‌

En son orgueil opiniâtre, ‌
Que d’un spectre d’or se parât, ‌
Que dans un habit d’apparat
Il eût des poses de théâtres…‌

Mais cette manière n’est pas fréquente dans les Cantilènes. La réaction symboliste, comme tous les grands mouvements littéraires, s’est montrée, au début, un peu impertinente dans ses audaces et, dans sa juvénilité, parfois un peu puérile. Et Moréas, évidemment, a voulu, lui aussi, jeter à l’incompréhension de l’adversaire, de temps en temps, un défi… Notons, du reste, tout de suite qu’il ne s’acharna pas à ces choses ; il répudia le jargon décadent et consacra son principal effort à se constituer une langue claire et classique. Dans la lettre-préface qu’en 1889 il mit en tête des Premières Armes du Symbolisme, où ses manifestes de 1885 et 86 étaient réimprimés, il maintient ses théories et se refuse à toute concession, mais il ajoute : « Répudions seulement l’Inintelligible, ce charlatan !… »‌

Il y a dans les Cantilènes des symboles encore, d’un genre assez particulier et difficiles à définir, — non pas, cette fois, des symboles d’idées que l’on puisse traduire en langage abstrait, mais des symboles plutôt de ces sentiments très complexes qui échappent à l’analyse et que l’on ne saurait exprimer en langage direct. On ne peut songer à les décrire ; il les faut, par de subtils stratagèmes, évoquer. Et Moréas y réussit prestigieusement, an moyen de petites chansons telles qu’elles sont tout à fait, avec exactitude et précision, les mélodies qui conviennent à un état d’âme déterminé, les mélodies qu’une âme, à de certaines heures d’indéfinissable trouble, attend et désire et appelle, celles justement qu’il lui faut. Et ainsi ces petites chansons deviennent expressives de tel ou tel état d’âme ; et de cet état d’âme elles sont donc, en quelque sorte, des symboles. Mais ces symboles ne se laissent pas transcrire en style discursif, étant des signes de l’ineffable,‌

Sous vos longues chevelures, petites fées,‌
Vous chantâtes sur mon sommeil bien doucement ;‌
Sous vos longues chevelures, petites fées, ‌
Dans la forêt du charme et de l’enchantement.‌
Dans la forêt du charme et des merveilleux rites…‌

L’art de Moréas, dans ces petits poèmes, est incomparable. On peut apprécier ici toutes les ressources qu’offre au poète la versification assouplie par Verlaine, par Rimbaud, par Moréas lui-même. C’est une des innovations les plus heureuses de ces écrivains, que cette qualité musicale qu’ils ont donnée au vers, et, quoi qu’il puisse advenir du Symbolisme proprement dit, il y a là une définitive acquisition pour la poésie française. Les vers de neuf et de onze syllabes, qu’on lit, par exemple, dans cette exquise épopée un peu ténébreuse de Mélusine, si habilement faits, scandés d’une façon variée et vite intelligible, apportent une toute nouvelle harmonie, qu’on n’avait pas encore entendue, d’un charme raffiné d’une grâce compliquée et charmante ; et ainsi s’élargit le clavier que les poètes ont à leur disposition.‌

Le vent berce sur l’eau l’ombre des futaies ;‌
Sur l’eau la lune est blanche comme une morte…
Les papemors dans l’air violet
Vont, et blonds, et blancs comme du lait…‌

Telle est la première manière de Moréas. Or, en 1892, en tête d’une nouvelle édition des Syrtes67, il écrit : « L’auteur a peu d’amitié aujourd’hui, non seulement pour cet essai de sa jeunesse, mais même pour un autre‌

de ses ouvrages, plus accompli : Les Cantilènes. »‌

 

Pourquoi tant de modestie ? Voici. Moréas avait publié, quelques mois plus tôt, en 1891, un poème nouveau, le Pèlerin passionné, par lequel il inaugurait sa seconde manière68. Le Pèlerin passionné eut un succès bruyant. Moréas, plein d’ardeur dans ses convictions et enflammé d’un noble souci d’art, désavoue les œuvres qui ne s’accordent plus avec son esthétique. Et il ajoute que « s’il consent à laisser réimprimer les Syrtes, c’est uniquement pour ce que ces vers marquèrent, à leur apparition, la première hardiesse d’une Ecole poétique éphémère, mais qui fut alors légitime… » Et voilà donc le Symbolisme, pour lequel Moréas a jadis tant guerroyé, que même il baptisa, cette fois-ci enterré sans phrases, d’une façon peut-être un peu brusque : il y a quelque chose de désinvolte et de plaisant dans cette facilité avec laquelle Moréas se persuade qu’en effet le Symbolisme est mort parce que, quant à lui, il ne l’estime plus. Moréas ne lui veut plus reconnaître d’autre intérêt que d’avoir « préparé, par quelques-unes de ses qualités et par beaucoup de ses défauts, ce renouement de la tradition qui est le but de l’Ecole Romane ». Car ce grand fondateur d’écoles n’en quittait une que pour en constituer une autre.‌

À vrai dire, l’Ecole Romane n’est pas une invention subite de Moréas, que l’on voit tout à coup surgir avec le Pèlerin passionné. Elle a, dans sa pensée, des origines très anciennes. Le manifeste trahit une double préoccupation. A côté du Symbolisme dont il vante l’intérêt littéraire, il préconise aussi, comme essentiel, un renouvellement de la langue. Or, il est arrivé que, de ces deux choses, la première a cessé de l’intéresser beaucoup plus tôt que la seconde. Au fond, si l’on peut le considérer comme l’un des premiers théoriciens du Symbolisme, il faut reconnaître que, dans son œuvre poétique, le symbole, ne tient pas une très grande place : nous l’avons vu… Il n’avait pas à rendre de si difficiles idées que l’expression directe n’y pût suffire, généralement, et, dans les Cantilènes même, on le trouve souvent Parnassien : ainsi lorsqu’il écrit ce parfait poème du Ruffian.‌

Tandis que les questions de langue le passionnent. Rappelant un mot de Fénelon, il affirme que, depuis le seizième siècle finissant, « on a appauvri, desséché gêné notre langue ». Les poètes de la Pléiade avaient eux aussi constaté l’insuffisance du vocabulaire qu’ils avaient à leur disposition, et, pour l’enrichir, ils eurent recours à des procédés divers dont le défaut fut parfois d’emprunter à des idiomes étrangers des termes qu’il était difficile de naturaliser. Moréas, lui, propose que l’on puise aux sources nationales. Son raisonnement est simple : il y eut un temps où la langue était riche ; on a laissé tomber en désuétude ses richesses, il faut donc aller les reprendre et il faut les utiliser à nouveau. Le vocabulaire fut surtout anémié dans les dernières années du Classicisme, au début du xixe siècle. Les Romantiques, voyant qu’il dépérissait, voulurent le régénérer « d’une multitude de termes proscrits ». Seulement, ils ont péché, « ces, d’ailleurs admirables, Romantiques », par ignorance. Ils ont fait leur réforme d’une façon un peu hasardeuse, omettant, par exemple, « maints mots, maints tours précieux de l’ancienne langue, qu’ils ne pouvaient, alors, soupçonner dans son intégrité ». Surtout, manquant d’une connaissance approfondie des traditions de la langue, ils constituèrent « une syntaxe décousue, je dirai sans race ». Voilà l’idée originale de Moréas et, pour la mettre en pratique, il fut aidé par la connaissance très exacte qu’il avait de l’ancien français. Ce « poète grammairien », comme l’appela Barrès, fit une étude minutieuse de nos vieux écrivains. Il avait publié, dès longtemps, dans la Revue Indépendante, une adaptation d’Aucassin et Nicolette, et, plus récemment, sa traduction de l’Histoire de Jean de Paris, roi de France révéla un romaniste de premier ordre et dont les spécialistes les plus exigeants reconnurent l’érudition. Chacune de ses œuvres, même les plus anciennes, témoigne de son goût pour la littérature du Moyen-Age et de la Renaissance : il lui emprunte des légendes, des mots et des tours de phrase. Mais, à partir du Pèlerin passionné, tout cela se systématise, et Moréas a désormais pour principe essentiel celui-ci ; c’est en retournant aux origines mêmes de la langue qu’on la pourra régénérer ; il faut rétablir la tradition française, momentanément interrompue, en recourant à la littérature médiévale. « Ce sont les grâces et mignardises de cet âge verdissant, lesquelles, rehaussées de la vigueur syntaxique du seizième siècle, nous constitueront, — par l’ordre et la liaison inéluctable des choses, — une langue digne de vêtir les plus nobles chimères de la pensée créatrice. » Opérer le travail linguistique que le programme ci-dessus résume, tel est le rôle qu’assuma l’Ecole Romane.‌

Et Moréas ne veut pas qu’on lui objecte « la difficulté de réintégrer un antique parler ». Il répond que, suivant le témoignage même de La Bruyère, certains mots tels que chaleureux, valeureux, jovial, courtois, frappés d’ostracisme alors, ont été ensuite réintroduits par des écrivains dans le langage courant. Il est vrai ; et si l’on considère l’histoire de la langue, on s’aperçoit que l’initiative individuelle, volontaire et raisonnée, y a plus d’influence qu’on ne le supposerait tout d’abord. Combien de mots dont on sait l’auteur ! Et certains groupements, tels que celui des Précieuses, ont eu, en ces matières, une action dont les résultats sont appréciables. Il n’est donc pas interdit à priori, de supposer qu’un écrivain puisse, dans une certaine mesure, modifier à sa guise la langue qui lui est offerte… La modifier, certes ! Mais il y a loin de là, peut-être, à lui faire remonter le cours qu’elle a suivi durant des siècles… Il est admissible qu’un écrivain puisse agir sur une langue, mais dans le sens des besoins nouveaux qu’elle ressent. Si, par un hasard miraculeux, il se faisait que la langue du Moyen-Age ou de la Renaissance fût celle exactement que notre époque réclame, une tentative de résurrection de ce genre devrait réussir. Autrement, non. Autrement, une résurrection de ce genre est un curieux exercice d’érudit, — voilà tout. A vrai dire, ce n’est pas à cela que vise Moréas et, quoique ses déclarations, dans la préface du Pèlerin passionné, manquent un peu de précision, il est permis de supposer que l’ancienne langue française ne lui est qu’une riche et ample réserve où il prendra tout ce qu’il trouvera de bon pour la nouvelle. Reste à savoir comment il a fait ce choix, et c’est sur quoi son œuvre nous renseignera ; mais on doit noter, dès maintenant, qu’il y a un danger véritable ici : le savant pastiche !    ‌

Le Pèlerin passionné se caractérise encore par une autre nouveauté, c’est que, pour la première fois dans l’œuvre de Moréas, le vers libre y apparaît. Le vers irrégulier, de longueur variable, de césure capricieuse, des Syrtes et des Cantilènes, l’y amenait, et l’y voici donc. Il déclare, dans sa préface, qu’il n’usera plus de la rime — tantôt riche, tantôt alanguie jusqu’à l’assonance, — que comme d’un moyen rythmique, sans en faire le vers tout entier, et qu’à l’occasion il l’omettra même. Et il déclare encore qu’il recourra à des vers inégaux, afin « d’accorder des polyphonies adéquates à la pensée exprimée », — « selon, dit-il, la conception, toutefois élargie, de La Fontaine. » A plusieurs reprises, les vers-libristes se sont réclamés de La Fontaine, et cette prétention peut être juste… Mais le toutefois élargie, dans le cas présent, nous met en garde ; et remarquons tout de suite qu’entre le véritable vers libre et celui de La Fontaine il y a cette différence essentielle que le véritable vers libre, au contraire de celui de La Fontaine, n’est pas fondé sur le nombre des syllabes. Distinguons une versification qui se plaît à entremêler des vers d’un nombre de syllabes varié, — telle est la versification de Lafontaine, — d’une autre, qui précisément est celle des modernes vers-libristes et qui ne caractérise pas l’harmonie d’une strophe par le nombre de syllabes des vers qui la composent… Cette dernière n’est pas celle de La Fontaine, même élargie, mais elle est tout autre chose. Or, la question, pour Moréas, est importante, étant donné que désormais il ne se présente plus comme novateur, mais comme, traditionaliste, étant donné, — chose surprenante ! — que, même dans son institution du vers libre, il prétend ici se réclamer de la tradition ancienne. « Tu trouveras, — dit-il au lecteur du Pèlerin, — (en même temps que d’aucunes miennes nouvelletés), instaurées les coutumes de versification abolies par la réforme, tempestive à son heure, peut-être, de Malherbe. » Mais ces nouvelletés ne changent-elles pas complètement la métrique du seizième siècle à laquelle il se réfère, et alors Moréas a-t-il le droit de dire que, dans la prosodie ainsi que dans le style, il a rétabli « la communion du Moyen-âge français et de la Renaissance française, fondus et transfigurés en le principe de l’âme moderne » ?‌

Tel est son programme, dont on voit, tout ensemble, l’originalité curieuse et les nombreuses difficultés. Examinons-en, dans le Pèlerin passionné, l’application.‌

La versification frappe tout d’abord. Moréas annonçait un retour à la prosodie du xvie siècle. En effet, l’hiatus est fréquent :‌

Pour lui il n’est mai ni printemps…
Dieu oublia et diffame eut…

Les muettes sont parfois élidées devant une consonne :‌

Ainsi en la bailli’ de celle…

Parfois, au contraire, il compte pour deux syllabes la désinence du participe féminin en ée devant une consonne. Mais à cela, si je ne me trompe, se borne l’archaïsme de sa versification, et les « nouvelletés » en sont beaucoup plus importantes. Il y a, dans le Pèlerin passionné, bon nombre de pièces écrites en vers réguliers, d’un mètre déterminé, dont les rimes, parfaitement correctes, alternent suivant l’usage fixé. Mais d’autres sont d’une toute différente composition. L’assonance y remplace souvent la rime, — et il est vrai que l’assonance est employée à la place de la rime par d’anciens poètes français, mais d’une époque antérieure à celle que Moréas semble vouloir restaurer. Et, en tous cas, ceci n’est nullement conforme aux traditions de notre poésie : les vers libres de Moréas, tout à fait libres en effet, ont en eux-mêmes leur harmonie indépendante du nombre des syllabes dont ils se composent. Ce ne sont pas seulement des mètres plus variés, des vers plus longs, mais ils ne peuvent plus se scander à la manière habituelle :‌

Cieux marins étaient les yeux de la Dame et lacs que rehausse‌
La sertissure des neiges, et calice cependant
Qu’il éclôt, était sa bouche ; et ni la blonde Isex ni la fausse‌
Cressida, ni Hélène, pour qui tant‌
De barons descendirent dans la fosse,
Ni aucune mortelle ou déesse, telle beauté en sa force‌
Ne montrèrent, de l’aurore à l’occident…‌

De semblables vers libres ne se peuvent réclamer ni de La Fontaine ni des anciens poètes français et, bien que l’on doive sans doute considérer, ainsi que le fait Moréas, cette versification comme « la conséquence nécessaire des diverses transformations de l’alexandrin »69, il convient aussi de constater que la nouvelle métrique s’apparente aux métriques étrangères beaucoup plus qu’à notre ancienne métrique nationale.‌

Quant à la langue, elle est, suivant la promesse de Moréas, tout imprégnée d’archaïsme et refaite, en quelque sorte, sur le modèle de notre vieux langage. Les mots anciens y foisonnent : épanie au lieu d’épanouie, cuider au lieu de croire, sade pour jolie, baller pour danser, guerdon, senestre, dextre, cautèle, soulas, etc. etc. Moréas se plaît à employer, selon l’usage pré-classique des infinitifs comme substantifs. (« Votre regarder est seul mire de mon cœur », « Pour son revenir va t’apprêter »…) des participes présents comme adjectifs (« La fleurante nouveauté », « Abreuvé des parlantes eaux… ») Il aime, comme les bons humanistes de la Renaissance, les mots tirés directement du latin sans que nulle déformation populaire les ait altérés (« fulve » du latin fulvus : « Bel Arcturus, fulves couchants »…).‌

Dans la construction de la phrase aussi, il imite la vieille syntaxe, élide volontiers le pronom sujet, renverse l’ordre des mots et, par exemple, place l’attribut ou le régime avant le verbe, ainsi qu’on le faisait aux époques où le français était encore tout proche ou bien affectait de se rapprocher de ses origines latines : (« Cieux marins étaient les yeux de la Dame », « Pieux cloître est mon cœur », « Par telle langueur et faiblesse, — Dieu oublia et diffame eut — David qui haïssait mollesse ».) De l’ancienne langue, Moréas recherche même parfois les singularités ; c’est ainsi que, suivant la mode archaïque des pléonasmes avec le relatif, il écrit : « Et toi, son cou, qui pour la fête tu te pares… »‌

Toutes les pièces du Pèlerin passionné ne sont pas également archaïques de forme ; certaines semblent toutes modernes, d’autres sont incompréhensibles si l’on n’a pas étudié l’ancien français :‌

Ô qui, sur le double mont,
D’un miel attique la coupe
Levez, dont la voix semond
Les buccins à riche houppe, ‌
Nymphes, gracieuse troupe,
A l’ignorant mal-appris ‌
Qui clos tenez vos pourpris, etc…

L’archaïsme, d’ailleurs, n’est pas seulement dans la forme, il est aussi dans l’idée, et l’on a souvent l’impression que Moréas s’est fait une âme contemporaine de la langue qu’il affectionne. C’est la grâce de quelques-uns de ces petits poèmes : par la pensée autant que par l’expression, ils sont parfaitement « de style ». Certains ont l’élégance affiliée, la tendre joliesse et le charme des chansonniers du xiiie siècle et de ce Thibaut de Champagne que Moréas nomme souvent :‌

Et le comte Thibaut n’eut pas de plainte plus douce
Que les lays amoureux qui naissent sous mon pouce,

et qu’une fois il appelle « le grand Thibaut, mon maître ».‌

Il voit à la manière de ces poètes médiévaux ; des comparaisons analogues aux leurs se présentent spontanément à son esprit. S’il fait allusion à l’immaculée blancheur de la neige, il indiquera, comme eux, avec une très délicate recherche, « la neige qui sied aux branches ». La Dame merveilleuse, au doux nom si gracieux qu’on ne le saurait dire sans pleurer, lui est aussi, comme dit Villon, « haulte Déesse », et ainsi que de la Vierge Marie il attend d’elle des miracles, au spirituel comme au temporel.‌

Son inspiration, très pure et souvent un peu maniérée, l’apparente à ces poètes, « honneur de la docte Provence, Jaufred que fine amour a point et ce Guillaume Cabesteint qui aima Sorismonde ». Mais il est surtout le frère de du Bellay et de Ronsard, et n’est-ce pas, — à s’y tromper ! — du Ronsard quelquefois qu’il écrit ?‌

Ô Francine sade, cueille,
De tes doigts si bien appris,
La rose, moite en sa feuille,
Le lys qui n’a pas de prix.
Des champs et des verts pourpris, ‌
La fleurante nouveauté, ‌
Las, demain aura été.‌

Certes, il se réclame aussi d’Athènes, la « noble Athènes qui l’a nourri », mais il ne voit l’antiquité qu’à travers la Renaissance. Il est né au bord d’une mer « dont la couleur passe en douceur le saphir oriental des lys y poussent dans le sable », et il ne cesse d’entendre « le tremblement de la mer natale ». En son âme d’hellène et d’érudit, la mythologie a laissé des souvenirs d’enchantement et les seuls noms des doctes filles de Nérée ont pour lui le charme des plus divines évocations :‌

Glaucé, Cymothoé, Thoé, ‌
Protomédie et Panopée,‌
Eunice aux bras de rose, Eulimène, Hippothoé, ‌
Et l’aimable Halie, et Amphitrite à la nage prompte, ‌
Proto, Doto, parfaite à charmer, ‌
Et Cymatolège qui dompte ‌
La sombre mer.

Mais il est aussi « l’élu des Nymphes de la Seine » et, sans le vouloir, il déguise un peu l’Hellénisme des parures que les humanistes affectionnèrent, et cela donne un agrément singulier à l’exquise églogue de Galatée, où la sobre et puissante poésie de Théocrite se mêle des gentillesses un peu mièvres de la pastorale française et de la courtoisie très raffinée des élégies Renaissance.‌

Par l’union de si diverses élégances, Moréas arrive à une poésie très complexe, dont on a peine à démêler tous les éléments et qu’il élève parfois à la célébration des anciens mythes, et qu’ailleurs il incline à l’expression des plus modernes inquiétudes. Et il compose de petites chansons qui semblent frivoles, mais auxquelles donnent cependant une touchante gravité des vestiges épars de croyances en désuétude, de légendes surannées et le sourire pensivement mélancolique de l’éternel rêve humain :‌

Que faudra-t-il à ce cœur qui s’obstine ; ‌
Cœur sans souci, ah ! qui le ferait battre ! ‌
Il lui faudrait la reine Cléopâtre, ‌
Il lui faudrait Hélie et Mélusine, ‌
Et celle-la nommée Aglaure, et celle ‌
Que le soudan emporte en sa nacelle.‌

Et le poète du Pèlerin passionné se vante à bon droit d’avoir, sur de nouvelles fleurs, fait butiner un miel français aux abeilles de Grèce.‌

En 1893, l’Ecole Romane étant constituée et ayant pris une conscience plus nette de son esthétique, Moréas donne une édition nouvelle du Pèlerin passionné, qui est caractéristique70. Il retranche de ce volume un certain nombre de poèmes qui ne lui semblent pas assez « romans » ; Autant en emporte le vent forme un recueil séparé, « le troisième des œuvres de jeunesse de l’auteur », après les Syrtes et les Cantilènes. Et, d’autre part, il ajoute à son Pèlerin de nombreux poèmes nouveaux, Enone au clair visage et les Sylves. De la même manière sont Eriphyle et les Sylves nouvelles, que Moréas écrivit entre la publication du second Pèlerin et 1896.‌

La versification s’est un peu modifiée. Elle s’est apaisée. Moréas semble revenir des audaces rythmiques de naguère. Un très grand nombre de poèmes, dans ces recueils, sont écrits en vers réguliers, sauf quelques licences de la rime : on y remarque moins de rejets, la césure y est plus fixe, la scansion se simplifie. Il n’y a pas de vers libres dans Enone au clair visage. Les longs couplets d’alexandrins y sont fréquents, ainsi que dans les Sylves. D’autres poèmes sont composés de vers inégaux, capricieusement entrecroisés, mais analogues, ceux-ci (sauf un peu plus de mètres impairs et quelquefois de treize syllabes), à ceux de La Fontaine. Eriphyle est écrite ainsi. Le poète s’achemine à une métrique plus classique.‌

Mais, sauf cela, Enone, Eriphyle et les Sylves proviennent de la même inspiration poétique que le Pèlerin passionné.‌

Moréas s’écarte, de plus en plus, du Symbolisme. Les légendes le satisfont pour elles-mêmes ; il ne les utilise pas allégoriquement et il les aime pour leur beauté. La mythologie ne lui sert qu’à parer d’une agréable façon l’expression d’une tendresse délicate et quintessenciée. Ainsi dans l’adorable poème d’Enone où un amour très pur est célébré, très pur et jaloux de la pudeur charmante dont il s’adoucit, très passionné, mais unissant en une telle image de Beauté l’âme et le corps qu’on ne sait plus si cette Enone est une femme ou l’Idéal lui-même, au clair visage. Le poète, ingénieux à combiner des artifices divers de grâce et de gentillesse, orne des plus délicieux souvenirs de la Fable l’objet de son doux culte et son culte aussi :‌

Sœur de Phébus charmante,‌
Qui veilles sur les flots, je pleure et je lamente,‌
Et je me suis meurtri avec mes propres traits…

A mesure qu’il devient de moins en moins Symboliste, Moréas s’acharne davantage à l’œuvre d’une renaissance romane, et dans les Sylves, plusieurs fois, il s’affirme comme celui qui renouera la tradition nationale interrompue.‌

Qu’ore‌
Sonne le chant qui les Gaules décore !‌

Son allégresse de promoteur enthousiaste rappelle un peu celle de Joachim du Bellay lorsqu’il entonnait ce chant de guerre, la Défense et illustration de la langue française. Moréas n’est pas moins confiant ni moins convaincu de la grandeur de la tâche. Sur un ton martial, il rallie ses troupes, il ranime le courage et l’ardeur de ses lieutenants, du Plessys, La Tailhède, poètes illustres. A du Plessys il rappelle les ennemis contre lesquels il faut lutter, ah ! de misérables pédants, qui vantent « la Minerve tudesque et l’Anglais, de gravité l’hoir ». Mais du Plessys, habile à mener les muses grecques vers les rives de la Seine et du Loir, aux sons de ses romanes chansons, ne craindra pas ces hostilités vaines « et saura mourir ainsi qu’il sait vivre ! » A la Tailhède aussi, il ne dissimule pas qu’il faudra lutter contre l’adversaire qu’il dénomme « le rustre, l’immonde ignorant » ; mais ils ne transigeront pas et ils continueront, en dépit des critiques, à cultiver cet art qui est « si bien appris‌

A couvrir de beauté la misère du monde…‌

Ce vœu prend toute sa signification, très importante, si on le rapproche des discours que tint jadis Moréas à Huret ; parlant de Verlaine, il réprouve ce qu’il y a en celui-ci de « décadisme », et préconise « une renaissance romane qui rejette toute pessimisterie et tout vague à l’âme germanique. » Ainsi se manifeste le caractère vraiment nationaliste de la réforme que veut faire Moréas. C’est toujours de la tradition française que nous le voyons préoccupé. Il s’effraye de l’influence des littératures étrangères sur notre génie propre, — influence qui s’est développée chez nous sous la forme principalement du pessimisme. Il a peur que les qualités françaises cèdent devant cette intrusion de races hétérogènes, et il voudrait que se renforçât, conformément à sa nature vraie, l’esprit latin.    ‌

Oui, c’est au sang latin la couleur la plus belle,‌
Les plus riches moissons sont toujours à Cybèle.‌

Contaminée d’éléments « barbares », notre littérature moderne doit être proscrite, et il faut remonter aux véritables ancêtres, les écrivains de la Renaissance et du Moyen-Age, lesquels sont les fils et les petits-fils des Latins et des Grecs. Telle est la filiation qui relie les muses de l’Hymette à celles du bocage français, — et de cette façon se naturalise parmi nous Moréas, notre poète nationaliste, né en Grèce… Il revendique avec orgueil l’honneur d’avoir, d’un arc qui frappe au loin, « purgé des monstres le Pimple » et de le consacrer aux muses de France qui, avec leurs sœurs helléniques, y mèneront leurs jeux. Il invoque, poète roman, Athéné protectrice, qui maintenant habite les bords de l’amoureuse Seine.‌

S’il faut, pour illustrer ces théories, citer une œuvre, entre plusieurs je choisirai l’exquise Eriphyle, — l’infortunée petite créature qu’Enée rencontre aux enfers, non loin de Phèdre et de Procris, « maestam Eriphylen, crudelis nati montrantem volnera ». Pour une parure qu’il lui proposait, elle céda aux instances du jeune Polynice et elle dévoila, étourdiment, la cachette où Amphiaraüs, son mari, se dissimulait. Celui-ci dut aller combattre devant Thèbes, et il fut tué. Le fils d’Amphiaraüs et d’Eriphyle, pour venger son père, tua brutalement Eriphyle. Voilà toute l’histoire à laquelle fait cette rapide allusion « le Mantouan fameux » ; le fantôme d’Eriphyle passe dans son poème, accompagné d’une telle légende qu’il laisse un souvenir inoubliable de mortelle coquetterie. Or, elle est délicieuse, dans le poème de Moréas, cette Eriphyle, « Mâne charmante », chargée de son antique tristesse, et aussi de sa grâce inaltérable.‌

Essence pareille au vent léger,
J’erre
Depuis que la vie a quitté‌
Mon corps ;
Mais les souillures et les maux du corps
La Mort ne les efface…

Et elle se remémore son aventure. Ah ! ce n’est pas la ceinture dorée qui l’a vaincue, mais Cypris aux crins dorés. Et son époux, sans doute, fils d’Oïclée, fut un héros,‌

Mais sa barbe était, à son menton, ‌
Chenue et dure.
Et l’autre, quand il vint, il était ‌
Dans sa jeunesse tendre !… ‌
Ô jeunesse, tes bras
Sont comme lierre autour des chênes…    ‌

Comme avec un enfantillage émouvant elle narre son amour ancien, la petite amoureuse défunte, dont frémit encore l’ombre, au rappel des ivresses passées ! Et de quelle pitié grave et charmée l’accompagne, à travers les ombrages souterrains, le poète, qui, se faisant, après Virgile et Dante, évocateur des Mânes, se trouble à la vue de cette petite Eriphyle et de ses compagnes « qui sont mortes d’aimer ». Il s’est inspiré de Virgile et de Dante, mais, moins austère que ses maîtres, plus compatissant et plus attendri, il n’a pas craint de laisser au puéril fantôme sa coquetterie et sa légèreté. Et son poème est merveilleux à cause de la majesté de la Mort qui se joint à cette grâce fragile !… ‌

Voilà, certes, l’un des plus accomplis chefs-d’œuvre de l’Ecole Romane, et il convient de juger l’effort de Moréas depuis le Pèlerin passionné comme aboutissant à cette Eriphyle… L’effort de Moréas, oui, — mais non l’Ecole Romane ! Car il faut ici distinguer. Moréas, avec ses théories, a réalisé l’art le plus curieux, le plus exquis. Cela ne veut pas dire que ses théories soient d’un usage qu’on puisse généraliser et que la constitution d’une école, à sa suite, soit désirable. Les poèmes de Moréas sont des bijoux précieux, entre tous, pour les connaisseurs… Et il dira qu’il ne se soucie que des connaisseurs. Il est vrai ; mais puisqu’il prétend agir sur la langue contemporaine et réformer la poésie, il importe de constater que ses plus beaux poèmes, de forme archaïque, plaisent comme de délicates raretés, d’uniques joyaux. Un réformateur de la poésie doit encore se demander si l’esthétique qu’il instaure sera capable d’exprimer, non seulement la singulière image du monde qu’il s’est faite, mais, dans toute son ampleur, l’âme contemporaine. Ne serait-il pas extraordinaire qu’un art savamment archaïque, comme celui que recommande Moréas, y pût suffire ?… Une simple remarque est significative. Dans les poèmes où Moréas emploie véritablement l’ancienne langue, le sentiment lui aussi est ancien, — nous l’avons vu, — et les poèmes où sont assemblés des mots anciens et des nouveaux doivent, presque toujours, leur agrément exquis à ce mélange de deux inspirations disparates… Jeu et joie de lettré très subtil !‌

 

Peut-être des considérations de ce genre vinrent-elles à l’esprit de Moréas. Toujours est-il que les Stances, dont les deux premiers livres parurent en 1899 quatre suivants en 1901, marquent un changement complet dans sa poésie71. Il inaugure ici sa troisième manière, qui est une énergique réaction contre la deuxième, et qui n’est pas un retour à la première.‌

Tantôt semblable à l’onde et tantôt monstre ou tel ‌
L’infatigable feu, ce vieux pasteur étrange ‌
(Ainsi que nous l’apprend un ouvrage immortel) ‌
Se muait. Comme lui, plus qu’à mon tour je change.‌

C’est Moréas lui-même qui le dit.‌

Plus de vers libres. Plus même de ces capricieuses combinaisons de mètres divers, à la façon de La Fontaine. Mais des alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes, enfin les mètres traditionnels, sans plus, et disposés en strophes. Strophes très simples : presque toujours quatre vers, deux couples d’un alexandrin et d’un vers de six ou de huit syllabes. Cela se scande sans difficulté. Nulle fantaisie ne vient compliquer ce rythme paisible. La césure est bien à sa place : elle se fait sentir avec justesse, mais sans excès, ni brusque ni faible. Chaque vers constitue un tout, pour le sens comme pour l’harmonie et, avec les autres, entre aisément dans l’unité de la strophe. La rime est correcte, sans pauvreté non plus que sans excessive richesse : suivant l’usage respectable, elle est munie de la consonne d’appui dans les polysyllabes ; la masculine alterne avec la féminine, docilement… Et ce grand réformateur de notre métrique, orgueilleux naguère des « nouvelletés » qu’il trouvait, restaure à présent la vieille versification classique, — celle-là même qui est due à la réforme, naguère déclarée par lui « insolite », de Malherbe : car les libertés même de Ronsard et de du Bellay, il ne se les permet plus.‌

Quant à la langue, même changement. Il délaisse le Moyen-âge, les « grâces et mignardises de cet âge verdissant » ; il renonce aux innovations verbales du seizième siècle, aux termes rares ou surannés, aux doctes dérivations latines ou grecques. Et là encore, il semble donc se rapprocher, suivant une évolution semblable à celle que subit notre ancienne histoire littéraire, de ce Malherbe que, jadis, il réprouvait, bien qu’il déclarât en savoir déjà « priser les hauts dons ». Le style des Stances, par sa tenue, sa correction un peu froide, une sorte de sécheresse qui n’est pas sans beauté, a quelque analogie avec celui de Malherbe.‌

Est-ce à dire qu’il ne reste absolument rien, dans ces poèmes nouveaux, de tout le « romanisme » de Moréas ? Certes, non. Mais l’étude minutieuse des origines de notre langue, la connaissance approfondie de son vocabulaire et de sa syntaxe dans leur premier état et dans leur développement, l’ont muni d’une forme verbale vraiment classique. Renseigné comme peu d’écrivains sur le sens authentique des mots et sur la valeur réelle des tours qu’il emploie, il arrive à une remarquable plénitude d’expression. Sa phrase n’est jamais hésitante ni tâtonnante ; elle rend avec exactitude l’idée, sans excès ni manque. Et cette langue, qui n’est ni celle du xvie siècle, ni celle d’aujourd’hui, ni celle tout à fait d’aucune époque, que l’on sent un peu fabriquée et artificielle, due, comme elle l’est, à la volonté nette d’un écrivain, est cependant, en vérité, du français, — et même elle est plus du français que ne l’est la réelle langue d’à présent. Et n’est-ce pas le rôle que s’était assigné l’École Romane, de nous reconstituer une langue véritablement nationale, qui ne fût pas, comme celle des Romantiques, sans race, mais qui dérivât au contraire, en ligne directe, de notre parler primitif. Reste à savoir si cette langue pourra, se substituant à celle d’aujourd’hui ou la transformant, se généraliser et s’imposer, ou bien si elle ne doit servir, tout admirable qu’elle est, qu’à l’usage du poète grammairien qui se l’est faite.‌

Le style des Stances, très sobre, n’est pas riche en images colorées : il n’est pas destiné à l’évocation symbolique, il lui suffit d’être parfaitement clair et expressif. L’harmonie n’en est pas non plus musicale comme celle que d’autres poètes, — et Moréas lui-même autrefois, — ont recherchée : il semble, maintenant, qu’il soit préoccupé surtout de ne pas confondre avec l’harmonie musicale le rythme poétique. Différenciant ainsi son art des arts plastiques et de la musique, c’est en vérité de la poésie qu’il nous donne, selon la tradition française, qui est soucieuse de la distinction des genres.‌

Moréas a suivi les mêmes principes dans le choix des sujets à traiter. Très conscient de l’œuvre spéciale qu’il voulait réaliser, il a eu grand soin d’écarter ceux qui lui paraissaient devoir faire appel à d’autres arts que le sien, les superbes décors, par exemple, auxquels il faut des couleurs variées, ou bien ces très subtiles émotions, complexes et indéfinissables par les mots, que la musique seule exprimerait. De même que son style, son inspiration est strictement littéraire et poétique.‌

Le thème des Stances est quelquefois une idée morale, très simple, très nette, sans incertitude ni casuistique, — stoïque plutôt, le stoïcisme étant la doctrine philosophique la plus propre à de beaux vers bien frappés.‌

Ne dites pas : La vie est un joyeux festin ;
Ou c’est d’un esprit sot, ou c’est d’une âme basse.‌
Surtout ne dites point : Elle est malheur sans fin,‌
C’est d’un mauvais courage et qui trop tôt se lasse.‌
Riez, comme au printemps s’agitent les rameaux,
Pleurez comme la bise ou le flot sur la grève, ‌
Goûtez tous les plaisirs et souffrez tous les maux ‌
Et dites : C’est beaucoup et c’est l’ombre d’un rêve.‌

Quelquefois il est descriptif, mais alors la description, non exclusivement visuelle, est proprement littéraire. Ainsi, ce paysage de Grèce :‌

Oliviers du Céphise, harmonieux feuillages,‌
Que l’esprit de Sophocle agite avec le vent,    
Temples, marbres brisés, qui malgré tant d’outrages‌
Seuls gardez dans vos trous tout l’avenir levant…

Mais, presque toujours, l’inspiration des Stances est personnelle ; le poète y exprime ses sentiments et ses émotions. Or il est triste et même une sorte d’âpre désespoir traverse ces strophes égales. Ce n’est pas le pessimisme métaphysique, que nous avons vu Moréas réprouver comme germanique à l’excès, mais une douleur farouche qui provient d’événements particuliers et que le poète généralise, —-ce qui est tout à fait conforme à notre caractère national. Amertume des souvenirs d’amour, ambitions meurtries, beaux désirs déçus, amertume aussi de la gloire et détresse de la définitive solitude, — tout cela, d’ailleurs, rehaussé d’orgueil, voilà l’âme de ces Stances. Il ne faudrait pas les confondre avec les plaintes déchirantes que d’autres poètes, abandonnés à leur infortune, ont exhalées. Ici la souffrance a la sublime fierté de se vouloir maintenir calme, trop dédaigneuse pour l’imprécation, trop clairvoyante pour l’étonnement. Mais elle prétend se revêtir d’art et, aujourd’hui encore, Moréas conçoit la poésie comme destinée‌

A couvrir de beauté la misère du monde,‌

et le rythme modéré des stances aux belles lignes contient vigoureusement ce désespoir qui voudrait en vain s’exaspérer :‌

Le coq chante là-bas : un faible jour tranquille‌
Blanchit autour de moi ;
Une dernière flamme aux portes de la ville ‌
Brille autour de l’octroi.

Ô mon second berceau, Paris, tu dors encore
Quand je suis éveillé ‌
Et que j’entends le pouls démon grand cœur sonore, ‌
Sombre et dépareillé.‌

Que veut-il, que veut-il, ce cœur ! Malgré la cendre‌
Du temps, malgré les maux, ‌
Pense-t-il reverdir, comme la tige tendre
Se couvre de rameaux ?

A lire les Stances, on est frappé de leur perfection, d’abord, — et aussi de l’extrême simplicité de ce qu’elles expriment ; l’inspiration n’en est ni très variée, ni très complexe. Et nous sommes ainsi amenés à une double conclusion, au sujet de Moréas.‌

Les transformations de ses théories littéraires ont été accompagnées de transformations semblables dans sa manière et, pour illustrer chacune de ses tentatives, il est facile de trouver dans ses livres des poèmes parfaits. Il convient même de considérer les Stances comme un chef-d’œuvre accompli, si l’on entend par là une œuvre qui réalise pleinement son intention et dans laquelle tout concorde, rythme, vocabulaire, style, idée, d’une manière harmonieuse.‌

Quant à la valeur générale de ces théories, elle n’est pas, de ce fait même, indiscutable. A force d’art, Moréas a su adapter parfaitement l’un à l’autre l’instrument qu’il s’était choisi et la matière qu’il voulait forger : son œuvre est une étonnante réussite. Mais il est impossible de ne pas apercevoir les étroites limites de cette poésie. Il est impossible de ne pas constater que Moréas l’a dénuée de tout ce qui est, sans doute, l’essentiel de l’âme moderne, le sentiment et la préoccupation du mystère ; il l’a dénuée, si l’on peut dire, d’arrière-pensée… Et parce que nous devons à cette esthétique une rare petite merveille, ce n’est pas une raison de croire qu’elle puisse contenir la formule féconde de tout un art, de toute une poésie…‌

Émile Verhaeren §

L’originalité puissante d’Emile Verhaeren, — une façon particulièrement intense, et comme exaspérée, de voir et de sentir, une violence rude et hardie d’expression, — caractérise toutes ses œuvres et leur donne une remarquable unité. Elles sont extrêmement variées aussi, parce qu’on peut suivre dans leur succession le développement d’une pensée très active et très riche. L’inspiration ne s’en est pas modifiée capricieusement au gré d’influences fortuites ou de circonstances extérieures ; mais elle s’est renouvelée d’elle-même dans sa hautaine et somptueuse indépendance.‌

Emile Verhaeren naquit à Saint-Amand, près d’Anvers. Il passa toute son enfance en pleine campagne flamande, au bord de l’Escaut, dans ce paysage de Campine, prés et marais, champs d’avoine, de lin, de seigle, et, jusqu’à l’horizon,‌

La verte immensité des plaines et des plaines.‌

Son premier recueil, les Flamandes72, est tout imprégné des premières impressions qu’il reçut de cette nature abondante et grasse, où la vie se développe avec plénitude en beauté saine, un peu commune, mais forte et fraîche. Et c’est vraiment la Flandre heureuse, la Flandre des bons pâturages et des kermesses, que peignent, d’une touche large et franche, ces poèmes excellents et tout à fait exempts de mièvrerie. Etables chaudes où bourdonnent les mouches autour des vaches alignées ; basses-cours où grognent les porcs roses et gras, dont le groin fouille les détritus ; laiteries fraîches où refroidissent les jarres de grès ; cuisines claires, toutes réjouies des belles flammes des cheminées ; cabarets-bouges, où s’installent les grands buveurs, les grands mangeurs de lard et de jambons, et les filles, rouges et blanches, aux gestes vifs, danses, chansons, soûleries, ripailles et truandailles… Toutes ces descriptions, bien colorées, rappellent les meilleures productions de l’art flamand ; elles en ont l’exactitude, la vérité, la vie : Rubens et Téniers, les belles carnations chaudes, le décor juste et amusant. Verhaeren ne recherche pas les subtiles notations de détails curieux, compliqués ; mais il copie de toutes choses ce qu’elles ont d’essentiel, de caractéristique et d’immédiatement vu.‌

« Les Flamandes, dit Vielé-Griffin73, correspondent, chez leur auteur, à une période de santé violente où l’instinct flamand des Jordaens et des Rubens lui apparaît plus beau que toute idée ; il ne trouvait alors, en art, de vraiment grand que ces maîtres. »‌

Il y a, en Verhaeren, une ardeur telle que tous les sentiments s’exaltent, chez lui, jusqu’à leur maximum de puissance. Cet amour de la vie, de la nature, il le pousse à l’extrême et cette joie même de son imagination affriandée a quelque chose de tumultueux, d’exubérant, d’intransigeant aussi. Verhaeren est tout entier à l’idéal qu’il a choisi, et il n’en admet pas d’autre : élégance, délicatesse lui sont odieuses et il n’a que du mépris pour les fades paysanneries de Greuze. Aux petits personnages « si proprets dans leur mise et si roses » de ce peintre, il oppose de vrais hommes de labours, tels qu’ils sont, « noirs, grossiers, bestiaux », et il se plaît à leur bestialité, à leur sauvagerie ; il les aime d’être instinctifs, prompts à la révolte et, en fête, vite allumés à la chair grasse des filles.‌

Cette poésie est réaliste, avec un peu d’affectation même. Dans les années quatre-vingts, en Belgique, il fallait réagir contre la littérature académique, qui était fade principalement. A cette fadeur, Verhaeren opposa toute la truculence de son génie…‌

Certains tableaux des Flamandes sont d’une éclatante couleur. Voici des groupes de servantes en train de tasser des sacs d’engrais : mouchoirs rouges sur la tête, jupons bleus, sabots noirs, elles se baissent, leurs croupes semblent surgir du sol… Voici, au cabaret, les buveurs attablés, gros, mentons gluants, gilets ouverts, la bouche rieuse, le ventre lourd… Le dessin est presque toujours précis ; rien de flou, d’incertain, tous les détails sont en lumière. Les paysages sont clairs et charmants. C’est la plaine, de lieue en lieue, jusqu’à l’horizon, diversement nuancée et que traverse le cours vermeil de l’Escaut ; les bateaux cinglent,‌

toutes voiles claquantes,
Leur proue et leurs sabords souffletés de soleil…‌

Les paysages et les êtres vivent ici d’une semblable vie, et leur union est magnifiée en quelques poèmes d’un naturalisme grandiose, tels que celui de la Vachère, qui est admirable. Dans l’herbe du pré, elle s’est endormie, les bras repliés, elle ronfle ; au-dessus d’elle, les mouches rôdent. La force qui circule au tronc des chênes est celle aussi qui court dans ses veines :‌

Ses mains sont de rougeur crue et sèche ; la sève ‌
Qui roule à flots de feu dans ses membres halés ‌
Bat sa gorge, la gonfle, et, lente, la soulève,‌
Comme les vents lèvent les blés.‌

Midi, d’un baiser d’or, la surprend sous les saules,
Et toujours le sommeil s’alourdit sur ses yeux,
Tandis que des rameaux flottent sur ses épaules‌
Et se mêlent à ses cheveux.‌

Elle est l’âme obscure et ardente de la plaine féconde ; somnolente, elle frémit de l’immense désir universel…‌

… Avec la Flandre plantureuse des kermesses et des pâtis gras, encontraste, il y a une autre Flandre, celle des cloîtres, des disciplines farouches. Verhaeren l’évoque dans les Moines74 puissamment.‌

Moines très doux, amants naïfs de Notre-Dame, qui passent, à chanter ses louanges, les longues journées calmes ; moines très simples, contemplatifs et dévotieux ; moines épiques, dont les mains rudes tiennent la croix comme une épée ; moines sauvages, pénitents noirs qui s’hallucinent dans l’épouvantement des Christs vindicatifs ; moines féodaux, avec leur cloître pour manoir, qui siègent au chapitre en justiciers et qui semblent, dans les plis droits des bures, des chevaliers dans leurs armures rigides… Les voilà tous, âpres gardiens de traditions mortes, tout frémissants dans leur rêve claustral, passionnés d’excessive humilité, superbes, d’orgueil tourmenté. Les voilà dans la monotonie rigoureuse de leur existence, en procession dès l’aube vers les offices, enclos dans leurs cellules, partagés entre leurs besognes quotidiennes et leurs contemplations, émerveillés des soirs féeriques où passent des anges, en guirlande, aux horizons silencieux, et puis agonisants, la cendre sainte sur le front, illuminés de cierges, et puis, mains jointes, enveloppés de la bure dernière, jetés au trou des fosses de la nuit mortuaire…‌

Une égale intensité de vie a suscité en ces têtes fiévreuses le mysticisme et, au creux des labours, la fougue virile dans les cœurs chauds des gars. Et c’est donc toute la luxuriante vitalité des Flandres que célèbre cette poésie. Ascètes et goulus chercheurs de ripailles sont enflammés de la même ferveur qui, chez les uns, tourne en sensualité, chez les autres en piété jalouse. Ces derniers goûtent peut-être la plus enivrante volupté, dans le silence de leur contemplation tourmentée, et c’est à eux que le poète demande l’exemple d’un rêve capable d’exalter tout un être. Il restera seul ici-bas avec son art ; il se vêtira de son art comme d’un rude cilice et il le serrera si fort contre lui qu’il s’en marquera le cœur, au travers de la chair !…‌

Ces poèmes sont beaux de simplicité vigoureuse, d’éclat, de gravité. Mais Verhaeren n’y a point encore révélé ses qualités les plus singulières. Il s’est montré descriptif puissant ; il va devenir un prodigieux évocateur. Il ne se contentera plus de peindre la réalité, mais il va l’illuminer des lueurs fantastiques de son extraordinaire imagination. Les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs, qui parurent entre 1887 et 189075, forment une étonnante trilogie de rêve ardent et d’inquiétante fantasmagorie. Cette œuvre, ainsi que nous l’apprend Vielé-Griffin, est contemporaine d’une crise physiquement maladive dans la vie du poète. On y sent l’exaltation de la souffrance, la rage d’exaspérer encore les nerfs douloureux et l’imagination fiévreuse d’un être que hantent de terribles hallucinations, une âme torturée et qui se torture davantage à épier son mal, à en suivre les progrès, à en exciter le tourment.‌

Les Soirs sont les fantastiques décors où surgissent et se meuvent les affolantes visions. Aux Débâcles, Verhaeren a donné ce sous-titre : déformation morale ; c’est le cauchemar de l’imagination terrifiée de son trouble, prise de vertige, et qui chavire. Les Flambeaux noirs éclairent sinistrement l’étrange magie de ces apparitions, de ces fantômes.‌

L’inspiration d’Emile Verhaeren a subi une terrible transformation depuis le temps, peu éloigné pourtant, des Flamandes. C’était alors la joie de vivre qui l’enchantait, une sorte de félicité presque physique et que nulle pensée ne troublait, le bonheur de participer à l’épanouissement général des êtres et des choses sur le sol fertile, sous le bon soleil. La pensée est venue ; n’y a-t-il pas en elle quelque chose de meurtrier ? Elle tue toute joie, elle flétrit toute félicité. Sournoise, elle s’infiltre ; elle est la mort au bonheur !… Et maintenant, c’est l’atroce souffrance de la pensée, martyre d’elle-même, que nous trouvons en cette poésie tout autre. Le poète s’est écarté de la Nature, de la lumière. A travers les vitres closes de sa chambre de malade, il voit la ville s’éteindre et, dans l’obscurité croissante du crépuscule, les façades grandir, les porches béants s’emplir d’ombre. Aux alentours, le silence se fait, et, sous le front brûlant du rêveur las, passe la vision pathétique du bonheur fini :‌

Vides, les îles d’or, là-bas, dans l’or des brumes, ‌
Où les rêves, assis sous leur manteau vermeil, ‌
Avec de longs doigts d’or effeuillaient aux écumes ‌
Les ors silencieux qui pleuvaient du soleil. ‌

Cassés, les mâts d’orgueil ; flasques, les grandes voiles !‌
Laissez la barque aller et s’éteindre les ports ;‌
Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles‌
Leurs bras immensément en feu ; — les feux sont morts !…‌

Dehors, des gens vont et viennent, et chantent. Leurs complaintes sont plus tristes, avec leurs mots en panne, leur rythme en déroute… Des cloches tintent, des portes grincent ; des meuglements, des bruits d’étables s’éveillent, au-delà des vergers, dans la nuit, évocateurs de toute « la douleur des campagnes ». Le paysage devient étrange et il se peuple, dirait-on, d’emblèmes extravagants ; le crépuscule semble souffrir, les nuages sont las de leurs voyages ; le vieux moulin qui laisse tomber ses bras a l’air de mourir. La ligne indéfinie des arbres, sur l’horizon livide, se met en branle ; pèlerins géants et lourds, est-ce qu’ils ne cheminent pas, défilé morne d’ombres vivantes, sous la robe frémissante de leur feuillage ? Le marais luit ; le soir, en mourant, y jette ‌

l’éclair de son épée et l’or de son armure, ‌
qui vont flottant au flot, flottants et vains,
à peine encor frôlés par la splendeur diurne ‌
mais lentement baisés par la lèvre nocturne ‌
de la lune, pieuse et douce, aux mains d’argent… ‌

Après ¡les nuits, les jours, les jours identiques, dans la même morne solitude. L’air se déchire de cris tumultueux d’oiseaux, de plaintes vagues ; sur les bourdons sonores des beffrois, les marteaux cassent les heures. Et lui, perçoit toute douleur, et non seulement la sienne, mais toute la douleur réelle et toute la douleur possible. Il est pantelant et sanglant, et tandis qu’il voit, derrière ses fenêtres troubles, « bondir la vie et ses chars d’or », il s’enferme plus désespérément dans sa détresse. Fini des vieilles chimères, des anciennes velléités vaines « de tailler en drapeaux l’étoffe de sa vie » !… Ah ! sa seule joie, sa dernière joie, amère et douce : savourer l’excessive torture, s’abandonner plus consciemment à sa démence. Il goûte, à ce lent meurtre de lui-même, une sorte d’âpre volupté. A mordre son propre cœur, il s’affole ; à force d’exaspérer son martyre, il le croit volontaire et il s’enivre alors d’orgueil révolté. Le paysage s’illumine de lueurs sinistres ; les flots s’enflamment et, comme en des blessures ouvertes, ils entrent aux trous des écueils,‌

Et mon cœur se reflète en ce soir de torture,‌
Quand la vague se ronge et se déchire aux rocs ‌
Et s’acharne contre elle, et que son armature
D’or et d’argent éclate et s’émiette, par chocs.‌

Ainsi se suivent les images, incohérentes, dans l’âme tourmentée et harcelée de son cauchemar. Chacune d’elles a son maximum d’intensité, scintille, rayonne, fulgure. Elles se succèdent comme des éclairs de feu dans une nuit sinistre ; elles disparaissent et laissent aux yeux une brûlure…‌

Elles éveillent dans les dernières profondeurs de l’inconscience des vœux bizarres, d’obscurs désirs qui bientôt se formulent paradoxalement… Les vêpres sonnent : être une vieille qui marmonne des orémus. Le couchant ensanglante le ciel : assassiner, faire gémir des bouches, panteler de la chair, chavirer des yeux moribonds ; de la gorge ouverte coule un ruisseau de corail dans l’herbe. Et le remords survient, la peur aussi et la peur de la peur, — et voici qu’une angoisse inattendue apportera une nouvelle souffrance à cette âme qui n’est altérée que de souffrir et qui ne s’inquiète que d’épuiser trop vite toute la souffrance : elle va tressaillir de frissons instinctifs, d’autres sens vont lui naître, infiniment subtils, qui multiplieront sa puissance affective. Un étrange évangile de la Douleur, non pas acceptée mais voulue, recherchée avec frénésie, se pose ainsi.‌

… Sois ton bourreau toi-même, ‌
N’abandonne l’amour de te martyriser
À personne, jamais. Donne ton seul baiser ‌
Au Désespoir…‌

Et de cet Evangile de mort il se fait le Christ forcené :‌

Et je voudrais aussi ma couronne d’épines ‌
Et pour chaque pensée, une, rouge, à travers ‌
Le front, jusqu’au cerveau, jusqu’aux frêles racines ‌
Où se tordent les maux et les rêves forgés ‌
En moi, par moi.‌

Les hallucinations se multiplient, fébriles, insensées, colorées de reflets effrayants, miroitants, de lueurs fantasques. Les Nombres y mènent leur danse folle ; les dieux y passent avec leurs yeux de loups, ou bien l’Amour et son cortège de lions enchaînés, ou bien, blanches et mélancoliques, les funérailles de la lune… Ce catafalque d’or qui surgit au fond des soirs, n’y va-t-on pas coucher enfin, pour le définitif repos, le cadavre de ta raison ?… L’âme souffrante se réfugie dans la démence comme dans la suprême paix, afin de ne se plus sentir incessamment escaladée‌

par les talons de fer de chaque idée…‌

Verhaeren arrive, dans ces poèmes, à une extraordinaire intensité d’expression. En même temps, nous y voyons sa métrique se transformer pour aboutir au vers libre. Les vers des Flamandes et des Moines sont parfaitement réguliers, disposés en strophes régulières de quatre alexandrins. A peine y trouve-t-on parfois des muettes au sixième ou au septième pied, des mots partagés entre les deux hémistiches. Verhaeren est même moins audacieux alors que ne le sont d’autres poètes en ces premières années du Symbolisme ; il s’abstient des rejets et des enjambements, il ne désorganise pas l’alexandrin traditionnel, il lui conserve son rythme un peu lourd, un peu monotone, mais puissant.‌

On pourrait presque en dire autant des Soirs et des Débâcles. Cependant, à quelques signes, ici et là, on aperçoit que le poète prend conscience des imperfections de l’ancienne métrique et qu’il s’achemine à une nouvelle. Ses incertitudes se font surtout sentir, — pour lui comme pour la plupart des poètes de ce temps-là, — dans le traitement des syllabes muettes. Assez souvent, s’il place une muette au sixième pied de l’alexandrin, c’est que la césure est ailleurs ; ainsi, ce vers‌

Voix par des voix lasses au fond des soirs hélées ‌

se partage plutôt en deux groupes de quatre et huit pieds qu’en deux hémistiches égaux. Mais ailleurs la muette, non élidée, est bel et bien à la césure ; ainsi‌

dans ce vers :

… s’érige en tes songes et, rouge, les festonne.‌

Il semble donc que Verhaeren compte la muette comme une syllabe sonore. Néanmoins, le vers suivant, qui se trouve au milieu d’une longue série d’alexandrins réguliers :‌

Les phares ne tendront plus vers les grandes étoiles,‌

doit être considéré comme un alexandrin, lui aussi, dans lequel, — contrairement aux règles traditionnelles, mais suivant la prononciation habituelle, — la syllabe muette de phares est tout à fait élidée. Il y a, du reste, d’autres exemples de tels vers dans les Soirs et les Débâcles.‌

Tout(e) cette humanité de folie et d’éclair…‌
Ils arriv(ent) doux et pleins de soir, le long des rampes…‌
Effrayant(es) et qui s(e)raient les idoles guerrières.‌

Il, arrive aussi qu’un vers de onze pieds soit égaré parmi des alexandrins. Si on l’examine avec soin, on constate que, pour quelque raison particulière, l’hémistiche plus court est allongé par la prononciation, de manière à faire équilibre à l’autre :‌

Seigneur, mon cœur ! Vers ton pâle infini vide… ‌
Et s’exalter de ce mépris, vain lui-même…‌

Il semble qu’après cœur dans le premier vers, mépris dans le second, il faille compter un silence de la durée d’une syllabe.‌

Verhaeren est en train de s’émanciper des règles anciennes. L’alexandrin continu n’est plus, comme dans les Flamandes et les Moines, le seul mètre qu’il emploie ; mais il combine des strophes, rigides encore et peu variées, il est vrai : 12, 8, 8, 8,12, ou bien 12, 12, 10, 12, etc. Un poème des Débâcles, intitulé « Là-bas », accentue, — dans sa première partie, — la transition au vers libre : on n’y trouve, sans doute, que des mètres de six, huit, dix, douze syllabes, mais librement enchevêtrés, et leur disposition ne se reproduit pas en strophes répétées ; en outre, un vers n’y rime pas.‌

Les Flambeaux noirs sont écrits en vers libres, — aussi libres, du moins ; qu’en écrira jamais Verhaeren. Le vers libre de Verhaeren lui est très spécial. Il se caractérise comme suit.‌

Les différents vers qui composent la laisse poétique sont, bien qu’inégaux entre eux, déterminés individuellement par le nombre de leurs syllabes. On peut les distinguer en alexandrins, octosyllabes, décasyllabes, etc., et chacun d’eux est construit d’après l’usage ancien, la césure en est bien marquée… Verhaeren ne recherche pas les fluidités musicales de Vielé-Griffin, ni les orchestrations symphoniques de Gustave Kahn. Même, il emploie assez peu les vers impairs et il est rare qu’il dépasse les dimensions de l’alexandrin ; quatorze syllabes est son maximum.‌

En principe, il ne s’astreint plus à la rime régulière et il se réserve de lui substituer l’assonance ; par suite, il n’a plus que faire du principe classique de l’alternance des finales masculines et féminines. Mais, en fait, il rime presque toujours : la rime bien apparente lui sert à séparer les vers, à en accentuer le rythme. Il utilise aussi, à cette fin, des allitérations de consonnes ou des assonances qui, se correspondant en deux parties symétriques du vers, en constituent la solide armature :‌

Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes,‌
Mon navire d’à travers tout casse ses ancres.‌
Et, cap sur le zénith.‌
Bondit vers la tempête,‌
Bête d’éclair, parmi la mer.‌

Les vers libres de Verhaeren, ainsi construits, se scandent plus vigoureusement que nuls vers réguliers. L’harmonie en est puissante. Ils n’ont pas la grâce délicate et la souplesse que nous aimons chez d’autres poètes. Mais leur rudesse même leur donne une très spéciale valeur expressive ; le retour périodique des temps forts y marque l’insistante obsession de l’idée : ils frappent à coups redoublés, et leur battement continuel est d’un extraordinaire effet. ‌

Le recueil suivant d’Émile Verhaeren, les Apparus dans mes chemins76, est d’une incomparable beauté tragique. Une prodigieuse crise d’âme y éclate comme dans une éblouissante fulguration d’éclairs. D’abord y continuent les hallucinations des Soirs et des Débâcles, plus fantastiques peut-être : plaines sinistres où le vieux berger des ténèbres corne l’appel des brebis de la Mort, où soudain apparaissent, immenses, dressés sur le ciel magique, « Celui de l’horizon », l’écartelé de son désir qui s’épouvante de lui-même et cherche à travers rocs, à travers landes, la route vers d’autres existences et d’autres tortures, — « Celui de la fatigue », vêtu de siècles morts, inassouvi de lassitude, aïeul de ceux qui pensent, de ceux qui souffrent, et qui jette à l’éternité son cri farouche de misère et de malédiction, — « Celui du savoir », les yeux aigus d’avoir scruté, la science inquiétante des soirs, — « Celui du rien », roi des pourritures grandioses, ivre de formidable ironie et dont le rire éclate devant l’universel tombeau ; il proclame la fin de toutes choses dans l’anéantissement dernier des pourritures, souveraines, incessantes, infinies, au pays mou des morts…

Ces effrayantes visions qui, par le luxe de leur couleur, par leur splendeur et leur déconcertante étrangeté, rappellent les Illuminations d’Arthur Rimbaud, cessent brusquement. Un clair arc-en-ciel d’or se dessine à l’orient. Les cavales, qui traînaient à travers la nuit leurs chariots lourds et tumultueux, tout à coup disparaissent. Le silence s’est fait, l’horizon s’est éclairci,‌

Et saint Georges, fermentant d’ors,
avec des plumes et des écumes ‌
au poitrail blanc de son cheval sans mors,
descend…
Il vient en bel ambassadeur
du pays blanc, illuminé de marbres‌
où, dans les parcs, au bord des mers, sur l’arbre‌
de la Bonté, suavement croît la douceur…‌

Le saint Georges, cuirassé de clair, a chassé les bêtes malfaisantes des mauvaises rêveries ; il a débarrassé le ciel des terrifiantes images. De tranquilles et belles allégories s’y esquissent déjà, suaves, calmantes. Le paysage est changé : ruisselets et ramures chantantes, insectes d’or dans la lumière, frais jardins de jacinthes, pâles et hautes, et de fleurs comme des âmes blanches ; et les Saintes s’y tiennent, belles dans leurs robes pures, et celle-ci est le Pardon, et celle-là encore est l’Amour, et l’autre est le Sacrifice.    ‌

Et parmi l’or de l’herbe et des étangs‌
et les marbres des bords, rien ne paraît meilleur‌
que de les voir se regarder longtemps
et refléter leur mutuel bonheur ‌
dans les miroirs de leurs yeux nus…

La douceur matinale se répand, en ondes tranquilles, sur toutes choses. Les lueurs livides de jadis, qui suscitaient les redoutables fantasmagories du cauchemar, se sont éclipsées ; le beau soleil est sur la plaine, les terreurs vaines sont en fuite, le ciel est pur. Il est difficile de dire le charme apaisant de cette éclaircie. On croit entendre encore, au loin, le grondement pathétique de l’orage ; la menace en est toute proche, et cette paix semble un répit momentané, plus précieux peut-être de s’épanouir ainsi dans le déchaînement des ouragans… Mais non ; l’atmosphère est sereine, fraîche et délicieuse. L’accalmie se prolonge. Une bonne sécurité vient à l’âme, inquiète naguère et qu’on eût dite alarmée définitivement. L’heure est suave et ineffable…‌

L’âme apaisée sent s’éveiller en elle une chanson douce, à l’approche de l’Attendue qui, par les blancs chemins des pensées tendres, viendra, compatissante et consolante, — la chanson des « Heures claires »77, des heures sereines, des heures d’amour, la bonne chanson. Joie merveilleuse et parfaite extase, amour infini de la paix retrouvée !…‌

Voici la maison douce et son pignon léger,‌
et le jardin et le verger.
Voici le banc sous les pommiers
d’où s’effeuille le printemps blanc, ‌
à pétales frôlants et lents.‌
Voici des vols de lumineux ramiers
planant, ainsi que des présages,‌
dans le ciel clair du paysage …‌

Les poèmes des Heures claires sont des variations harmonieuses sur le thème unique de la joie. Tout est calme et tout est beau. La Nature, autrefois hostile et qui se peuplait de sinistres prestiges, s’est faite amicale et familière. De jolis rêves y circulent et des paroles d’amour très doux, très tendre ; on les dirait exhalées par le beau paysage, dans la clarté, dans la splendeur du jour…‌

Le vers de Verhaeren, qui généralement est vigoureux avec un peu de rudesse, ici s’est adouci ; il n’a plus ces coupes violentes, ce rythme obsédant qui, ailleurs, semble marteler l’idée : il s’étend, se prolonge, il se fait berceur, langoureux, — et presque silencieux parfois, comme tout à l’extase de son admiration charmée, en‌

présence enfin du bonheur.‌

 

Cette note suave restera, d’ailleurs, très rare, chez Verhaeren. L’apparition lumineuse du Saint-Georges, dans ses rêves, ne pouvait le détourner à tout jamais de la réalité, qu’il continue à voir tragique. Elle l’a guéri seulement des cauchemars redoutables qui transformaient pour lui les choses en visions d’effroi. Réglée désormais et soumise au contrôle de la raison, sa puissance d’hallucination va se transformer en un don prodigieux d’évocation symbolique. Son horizon s’ornera d’idées, comme il est hanté de fantômes. Cette heureuse modification se manifeste dans les admirables poèmes des Villages illusoires78. Dans un âpre décor de pluie, de neige, de vent et parfois de morne silence, d’étonnantes silhouettes se dessinent… Les mains aux rames, un roseau vert entre les dents, le Passeur d’eau lutte contre le courant, vers Celle qui là-bas, par-delà les vagues, le hèle. Il peine, il s’acharne. Une rame casse ; le but recule. Le gouvernail casse. Il s’obstine ; la voix l’appelle. La seconde rame casse…‌

Le passeur d’eau, les bras tombants,
s’affaissa morne sur son banc,
les reins rompus de vains efforts.
Un choc heurta sa barque à la dérive. ‌
Il regarda, derrière lui, la rive : ‌
Il n’avait pas quitté le bord. ‌
Les fenêtres et les cadrans,‌
avec des yeux béats et grands, ‌
constatèrent sa ruine d’ardeur. ‌
Mais le tenace et vieux passeur
garda tout de même, pour Dieu sait quand, ‌
le roseau vert entre les dents.‌

… Au cimetière, parmi les ifs et les saules, le Fossoyeur a troué la terre ; il y jette les cadavres de sa misère. Les cercueils blancs défilent à travers les allées et viennent à lui pour qu’il les ensevelisse, — les cercueils blancs de ses douleurs, les cercueils de ses souvenirs, venus de si loin, — son héroïsme de jadis, son courage brisé, sa pauvre vaillance, et toutes ses plus pures pensées, et ses amours, — et les cercueils rouges de ses crimes. Les bières suivent les bières, et pêle-mêle il les entasse dans la glaise ouverte, et, pelletée par pelletée, il les recouvre, il les cache, et, de ses doigts tremblants, il plante, sur les bosses du sol, des croix.‌

… Voici le Forgeron qui, depuis des ans et des ans, martèle et s’entête à son labeur de patience. Il a jeté dans son brasier révoltes, deuils, violences, colères, et toute la tourbe des maux ; il leur donnera la trempe et, la clarté du fer et de l’éclair… Voici les cordiers qui, sur les râteaux plantés au long de la route, tendent et ramassent l’échevèlement des chanvres où glisse, en reflets, de la lumière d’or. Allongeant la corde, ils circulent ; ils semblent tirer à eux les horizons, — « les horizons des autrefois, sereins ou convulsés », ornés d’images, douces ou terrifiantes… Sur la rivière où la lune flotte, les Pêcheurs veillent. Ils ont jeté dans l’eau profonde leurs filets noirs sur le grouillement des mauvais sorts épars là, dans la vase. Au creux des filets ils les ramènent, avec effort, appliqués à leur besogne sinistre ; ils recueillent dans les nasses tout le fretin de leurs misères, épaves de remords, tourments et maladies ; ils pèchent longtemps, ils pêchent sans fin, les vieux pêcheurs de la démence, et ils oublient‌

Qu’il est, au firmament,
Attirantes comme l’aimant,
Des étoiles prodigieuses !…‌

Ce livre est d’une singulière beauté. Ces grandes figures mystérieuses, le fossoyeur, le forgeron, le cordier, les pêcheurs, s’esquissent sur un fond de pluies, de neiges, et des rafales de vent, soudaines, rendent plus tragique cette image de désolation. Ou bien, le tocsin sonne, — c’est une meule qui brûle ; et puis une autre meule encore prend feu, et puis une autre, et puis une autre, et, jusqu’à l’horizon, la plaine s’allume : une tourmente de sang et d’or éclate sous le ciel rouge… Mais la neige et la pluie sont plus émouvantes dans leur monotonie interminable, dans leur lenteur et leur régularité ; elles semblent avoir subi l’impulsion de quelque fatalité obscure. La longue pluie aux fils sans fin tisse pour la plaine frissonnante un manteau de tristesse et de dénuement, — la vieille pluie « aux cheveux d’eau ». La neige tombe, comme une pauvre laine, en petites touffes impondérables, qui s’accumulent, s’entassent ; et elle est pâle et mortuaire, la neige au loin. Or, parmi la neige et la pluie, grises, ternes, les bizarres silhouettes humaines se révèlent plus étrangement. Elles surgissent de la solitude immense ; elles grandissent et s’hyperbolisent en images surnaturelles, emblématiques, auxquelles on cherche un sens merveilleux, tant elles ont l’air d’être là comme des signes du mystère…‌

Ainsi naissent, d’une sorte d’auto-suggestion, les symboles, dans ces poèmes de Verhaeren. Ils ne ressemblent pas à des allégories. Cette campagne flamande des bords de l’Escaut, où le poète naquit, « est un pays de moulins, de vanniers, de cordiers, de passeurs d’eau…79 ». Le geste habituel de ces bonshommes quotidiennement vus prit une ampleur prodigieuse dans cette imagination visionnaire ; l’idée qu’il suggérait, — idée d’effort, de haine, de violence, d’amour, — s’identifia bientôt à lui et l’anima, en quelque sorte le suscita. De cette façon, le passeur d’eau set transforma en un symbole de la lutte acharnée et vaine, mais embellie d’illusion. Le cordier apparut aux prises avec tout l’infini de l’espace et du temps qu’il tire à lui, des horizons, au bout de ses ficelles de chanvre. Et le menuisier, qui écrit sur les planches géométriques, des carrés et des cercles et des algèbres compliquées, le menuisier « du vieux savoir » fut l’archétype des faiseurs de systèmes qui expliquent et qui commentent et qui réduisent aux dimensions de leur intellect le Cosmos et ses lois cachées.‌

Parfois, le symbole prend une valeur morale, sociale même. Ainsi dans cet admirable poème des pêcheurs. Les petites lumières de leurs barques percent la brume floconneuse ; elles sont distantes les unes des autres : les vieux pêcheurs s’ignorent entre eux, ils ne se voient pas, et chacun d’eux est comme seul sur la rivière mauvaise…‌

Dites, si, dans leur nuit, ils s’appelaient
Et si leurs voix se consolaient !‌

Ce n’est qu’un cri, mais d’une telle émotion douloureuse qu’il retentit dans les profondeurs de l’âme. Délivré des anciennes hantises, le poète s’écarte de son propre tourment et il se passionne pour l’immense douleur humaine…‌

Les questions sociales l’avaient, dès sa jeunesse, inquiété. Les revues belges auxquelles il collabora d’abord, — la Société nouvelle, par exemple, — ne bataillaient pas moins pour la liberté politique que pour l’émancipation littéraire. En 1892, il se consacre au développement de la Maison du Peuple, à Bruxelles. Avec Eekhoud et Vandervelde, il y fonde une section d’art ; il travaille activement aux œuvres d’éducation populaire80.‌

C’est à de telles préoccupations que correspond la puissante trilogie des Campagnes hallucinées, des Villes tentaculaires et des Aubes (1893-1898)81. Dans ce vaste poème, Verhaeren s’attaque hardiment à l’un des plus tourmentantes misères de l’époque, la désertion des campagnes, leur lente absorption par les villes gourmandes, qui les ont prises entre leurs tentacules, qui les sucent et qui les vident.‌

Elles sont sinistres, les campagnes hallucinées par l’attrait des villes lointaines ! Au milieu de la plaine immense se dresse, « comme un nocturne et colossal espoir », la ville. Tous les chemins vont vers la ville, vers sa clarté fallacieuse et son fantôme de bonheur. Ses lumières extravagantes et ses fumées sont un prestige auquel cèdent irrésistiblement les volontés, et son appel retentit au fond des horizons.‌

Les villages, abandonnés, sont en détresse au creux des vallées et les plaines semblent plus vastes, de solitude et de silence. Les fermes sont mornes, délaissées, portes ouvertes, toits défoncés, murs qui s’éboulent. Sur le sol, la bêche est restée, la bêche qu’on n’utilise plus, qui ne s’enfoncera plus dans la glèbe pour le labeur fécond ; elle gît, lamentable et nue, grelottante, « sur le cadavre épars des vieux labours ». Ah ! les kermesses de jadis !… Un orgue moud sa ritournelle désolante : un charlatan, sur un tréteau, vante son orviétan : quelques ivrognes s’en amusent, de vieilles gens se mettent au pas de leur porte. Mais, des hameaux, pour la kermesse, nul n’est venu, pour la kermesse comme jadis ? Les étables sont vides, et vides les poches ; il n’y a plus, dans les hameaux, que misère et faim. L’orgue s’acharne : il ne recrute pour sa fête piteuse, tristes danseurs, que deux pauvres fous et deux folles.‌

Des fous vont et viennent à travers les chemins et les venelles ; on dirait qu’ils sont seuls vivants dans la campagne déserte. Dans leurs vagabondages insensés, ils rencontrent aussi « le donneur de mauvais conseils », et des loqueteux et des mendiants, qui eux-mêmes ont l’air de fous, avec leurs guenilles, avec leurs hargnes, avec leurs yeux où se reflète « l’âpreté et la stérilité du paysage ». Et ils vaticinent, les fous, la mort du sol, la fin des germes, et que la terre est condamnée. Ils pullulent, les fous, là-bas, « depuis que les malheurs ravagent les villages »…‌

Mais, sur la grand’ route qui va vers la ville, voici la horde des pauvres gens qui n’ont rien de rien, « buveurs de pluie, lécheurs de vent, fumeurs de brume » ; dans leur mouchoir à carreaux bleus, ils portent au bout d’un bâton « le linge usé de leur espoir ». Au village, il n’y a plus rien, on ne peut plus vivre. Alors on est parti, les femmes traînant les enfants hâves, vers la ville qui est au loin,‌

A l’occident, sous des cieux gras, ‌
Avec sa tour comme un Thabor,    
Avec son souffle et son haleine
Epars et aspirant les quatre loins des plaines…‌

Or, voyez-la telle qu’elle est, la ville tentaculaire, et non plus telle qu’en un décevant mirage, lointaine et brillante, elle se profilait. De place en place des statues, immobiles dans leur posture de convention : le moine, le soldat, le bourgeois, l’apôtre, avec des gestes édifiants. Mais autour de leurs socles, ici et là, dans les carrefours et les rues, la vie enfiévrée et maudite s’exalte en remous incessants, et les longues traînées de la foule, « comme des câbles », s’enlacent, se nouent et se dénouent et glissent autour des monuments, mues on ne sait par quelle force cachée ni pour quelle manœuvre. Dans l’infini fourmillement des cohues et des émeutes, s’ébauche l’âme confuse, convulsée et formidable de la cité ; elle frémit… Ici, le port, ses vergues et ses mâts enchevêtrés : « toute la mer va vers la ville ; les flots qui voyagent avec les vents,‌

pour que la ville en feu l’absorbe et le respire,
lui apportent le monde en des navires…

Ici la Bourse, le monument de l’Or, quadrangulaire, immense, où se bousculent toutes les frénésies, toutes les rapacités meurtrières, toutes les âpretés du vil désir ; acharnements sournois, délires, effrois hagards, tout cela rôde autour de la corbeille des mirages… Ici, le Bazar, épices, fards, drogues omnipotentes, diamants en toc, et le brocantage du soleil ! La foule se rue à ces trafics, la joie dans les yeux, la folie au cœur… Ici, les spectacles, bruit, clarté, fracas, splendeur fausse, pitres pailletés, danseuses roses, des jambes, des hanches, des gorges, tout cela que fouillent et que caressent curieusement les mille regards du peuple ensorcelé… Ici, l’étal, la hideuse chair d’amour pour les meutes de la luxure… Ici encore les cathédrales gigantesques, où se réfugient les lassitudes, les dégoûts et les paniques de la ville démente. Corps usés, cœurs flétris, voici les mousses et les marins, les pauvres diables, les boutiquiers méticuleux et les marguilliers pacifiques : ces âmes éperdues, ou viles, ou nulles sont prosternées devant les ostensoirs, dans l’antique décor d’or et d’encens des cathédrales. Et, plus vastes, plus frémissantes, les usines et les fabriques, où la machine, jour et nuit ronfle.‌

Des mâchoires d’acier mordent et fument ; ‌
de grands marteaux monumentaux
broient des blocs d’or sur des enclumes,
et, dans un coin, s’illuminent des fontes
en brasiers tors et effrénés qu’on dompte.‌

Cependant passent, à travers les rues et les ruelles, les corbillards : la Mort balaye la ville entière au cimetière.‌

La voilà dans toute son horreur, la Ville dévorante, mangeuse des campagnes naguère sereines. Et c’est fini des gestes simples qui fauchaient superbement les blés évangéliques, c’est fini du labeur pacifique des plaines, des seigles mûrs, des avoines rousses…‌

L’âme est tumultueuse et souffrante. « Le rêve ancien est mort et le nouveau se forge » ; en attendant qu’ait pris forme cette conception de la vie qui sera la loi des temps à venir, l’âme de la ville est une âme en peine qui se démène fébrilement… Dans le poème de Verhaeren, parmi les chapitres ardents qui évoquent la folie de ces foules ruées aux banques, aux bouges, aux usines, aux cathédrales, se dressent, immobiles et dignes sur leurs socles, les quatre statues du Moine, du Soldat, du Bourgeois et de l’Apôtre. Immobiles et dignes ; — et les foules exaspérées n’ont pas un regard pour ces symboles refroidis de rêves qui jadis furent conducteurs de foules… Pourtant, au-dessus de ce trouble effroyable et de ces confusions inextricables des cités, règnent, invisibles mais précises, toutes rayonnantes d’immatérielle clarté, immuables, les Idées. Ce monde haletant et grouillant est soumis à des lois qu’il ignore et qui le conduisent vers de sûres destinées.‌

Comment se terminera le conflit des villes voraces et des campagnes lâches ? Le problème se dessine dans la troisième partie de cette grande épopée sociale, les Aubes. Le poème prend ici la forme du drame : des forces déchaînées s’y heurtent. Drame sombre et d’incertaine conclusion, beau dans son obscurité même, qui semble l’obscurité persistante des aubes difficiles où les premières lueurs de réveil s’élèvent parmi des brumes et des fumées. Une sauvage destruction précédera les jours nouveaux, parce que la terre devra d’abord être purifiée des souillures des villes. Alors, la monstrueuse mêlée des violences et des instincts fera place à l’harmonieux développement de l’entente humaine…    ‌

 

Il semble que cette espérance ait rasséréné l’âme inquiète et passionnée de ce poète qui, après avoir subi la torture de sa propre souffrance, absorbait encore en lui-même l’universelle souffrance terrestre. Mais une aube heureuse éclaire un peu son ciel.‌

Il apparaît, dans ses œuvres ultérieures, moins désespéré, moins hanté de sinistres appréhensions, plus dégagé, plus libre, plus apte à varier l’objet de sa rêverie. Le beau poème des Visages de la vie82 nous le montre attentif aux idées morales, penché sur le cœur douloureux de l’humanité, épiant ses tressaillements, guettant ses aspirations divines et ses bonnes velléités. La douceur, la clémence, l’amour, les délicieuses vertus pacifiantes lui sont un objet de plus calme méditation. Il entrevoit une manifestation possible de la force, exempte de brutalité, de frénésie, d’exubérance, mais tenace, entêtée à son œuvre nécessaire et féconde. L’action se révèle à lui dans toute sa noblesse, capable de beauté, sainte et grandiose. Une philosophie très pure inspire ces « élévations », sublimes parfois de détachement. Une énergique et clairvoyante résignation la domine, et l’abandon définitif de toute joie lui donne une sérénité triste :‌

La joie, hélas ! est au-delà de l’âme humaine, ‌
Les mains les plus hautes n’ont arraché que plumes ‌
à cet oiseau qui vole en tourbillons d’écumes ‌
avec son ombre seule à fleur de nos domaines !…‌

C’est encore une idée morale qui anime le drame du Cloître83, si poignant et d’une telle force de tragique intérieur. Un grave cas de conscience s’y débat entre les moines, dans cette atmosphère d’exaltation spirituelle, de fanatisme idéologique… Un autre drame, Philippe II84, simple et rigoureux, sans ornements, met en scène le conflit de deux caractères farouches, Philippe, l’hypocrite féroce de l’histoire, et Carlos, son fils, âme héroïque et maladive en qui alternent des lassitudes découragées et de superbes élans d’ambition… Le théâtre d’Emile Verhaeren est mêlé de prose et de vers ; la prose, qui apparaît dans les passages où le lyrisme s’interrompt, — harmonieuse, d’ailleurs, et bien rythmée, — s’y unit agréablement aux vers libres, grâce à d’habiles transitions de cadence plus ou moins caractérisées.‌

Les Petites Légendes85, assez variées, ont toutes cependant (sauf la première, plutôt goguenarde) le même caractère de brutale poésie. Elles ne sont point délicates ni gracieuses : la fantaisie en est fruste, le détail lourd. Mais elles évoquent, avec une singulière puissance, avec une telle intensité que l’ardent éclat de l’image supplée au charme qui lui manque, l’âme du pays flamand, l’esprit d’une race grossière et forte, sensuelle dans son rêve, dans l’obscure épouvante de ses hallucinations. L’art de Verhaeren, avec sa franche vigueur et son expressive rudesse, convenait à cette poésie ; les rythmes durs et martelés qu’il affectionne, l’insistante accumulation des rimes, des assonances, des allitérations, la sonorité rauque des mots, donnent à ses poèmes quelque chose de l’étrangeté des légendes qu’il interprète… La Statuette, très ancienne, et qui remonte au temps des dieux, et dont la ressemblance effacée par les siècles fut celle de Diane, de Vénus ou de Cybèle, peinte en rouge et peinte en bleu, trôna, en manteau d’or moiré, sous le baldaquin de la chapelle, comme la Vierge ! Telle, jadis, elle fit des guérisons. Mais, despotique, le vicaire flaira son démoniaque paganisme et la jeta dans la rivière. Le courant la porta vers la digue. Les joueurs de quilles de Flandre et de Brabant la repêchèrent ; ils en firent la quille médiane de leur jeu. Mais le premier qui l’abattit, un incendie prit à son clos ; et le second qui l’abattit, rentrant le soir à la maison, trouva sa fille morte sur le seuil ; quant au troisième, l’aile gauche de son grenier, dégringolant, tua les bergers et les chiens. Et les yeux fous de la statuette flamboyaient… L’histoire de Jean Snul, que les bêtes aimaient, et de Nel Frankenlap, qui les mit en déroute ; celle de l’échevin Sixte, gourmand de pommes, et de Kleudde, l’esprit joyeux qui suit les ivrognes des nuits flamandes ; celle de la sorcière lubrique et d’Armenz, le fermier qu’elle prit au moyen d’un philtre, sont curieuses, terrifiantes, bizarres, et celle du vieux pèlerin de Montaigu qui se grisa trois fois avant d’arriver au sanctuaire et raconta finalement ses trois péchés à la Vierge indulgente, est délicieuse de bonne humeur et de vérité. Le malade pour qui le vieux pèlerin fit son pèlerinage, guérit. Donc on fit fête à ce brave homme ; mais il avoua l’imperfection de sa dévote entreprise. On lui donna à manger du lard, des boudins. Il dit :‌

C’est pas ma faute !
Si la Dame n’était puissante et haute‌
Et pardonnante à tous, j’aurais prié en vain.‌

Le dernier poème de Verhaeren, les Forces tumultueuses86, ne termine pas l’ample évolution de son génie ; il la continue, mais avec un élan nouveau vers de nouvelles destinées. Deux caractères y sont à noter : l’optimisme et le modernisme, — une certaine manière, du moins, de modernisme et d’optimisme. Cela ne veut pas dire que Verhaeren renonce à sa façon épique et tragique de voir les choses ; mais l’optimisme et le tragique se concilient dans une exaltation supérieure, dans un amour passionné de la vie, même hurlante et sanglante, pourvu qu’elle frissonne, — et l’aventure moderne, dégagée de ses mesquineries, magnifiée, s’épanouit jusqu’à l’épopée.‌

Le poète des Forces tumultueuses célèbre la Science, l’Art, la fièvre de créer, la fièvre aussi de détruire et de substituer aux vestiges morts du passé les rêves neufs. Il y a des chimères, il y a des contradictions, il y a des laideurs et des vulgarités dans ces tentatives forcenées des hommes d’aujourd’hui pour se construire leur idéal. Qu’importe ? L’effort est immense, et une magnifique beauté lui vient du prodigieux déploiement d’énergies qu’il a suscité. Une force inouïe est au travail et la besogne qu’elle accomplit, confuse en apparence, a la sereine majesté des grandes révolutions cosmiques. Toute force au travail peut être envisagée différemment suivant qu’on s’associe à son activité créatrice ou qu’on observe, du dehors, l’inévitable destruction qu’elle cause aussi. Le poète des Forces tumultueuses s’est enivré de ce mouvement, de cette exaltation suprême de la vie. Il s’est senti gagné par cette universelle ardeur ; il en a tiré de la joie et de l’espérance.‌

L’œuvre d’Emile Verhaeren, sans cesse renouvelée, alterne ainsi de la détresse à la confiance, mais à chaque étape elle apparaît plus large, plus libre dans son envergure, plus prête toujours à d’autres envolées.‌

Ce poète est soucieux seulement des idées, des émotions et des images que lui suggèrent ses rêveries ; et tout le reste, il le chasse. Les extraordinaires visions qui le hantent dans la solitude de sa pensée l’éblouissent ou l’effrayent. Son imagination grandit toutes choses, pousse ses émotions jusqu’à leur paroxysme, transfigure la réalité, magnifie sa méditation. Une intense mélancolie, mêlée de terreur, l’oppresse. Mais il se dompte, et le tragique conflit de sa volonté consciente avec sa sensibilité pantelante sanctifie son intime douleur. Jamais peut-être de tels cris de détresse et d’angoisse n’avaient été poussés en présence du Destin. Sa plainte a l’ampleur sublime de son désespoir. Rauque et rude, lourdement scandée, ardente, elle se prolonge avec acharnement, monotone comme la vie, incessante comme la souffrance. On croit entendre la suprême lamentation de l’humanité qu’enchaîne une fatalité brutale et qu’un mystère terrifie…‌

Puis, ayant pris une conscience plus nette de la réalité complexe et merveilleuse, de la vie universelle et des forces infinies qu’elle met en jeu, il communia avec cette énergie créatrice, qui est le tout de ce qui est, et il participa frénétiquement à cette joie féconde. Le poème de malédiction devint un hymne d’amour…‌

Henri de Régnier‌ §

L’éclat merveilleux et la pure beauté de la forme qu’elle revêt, la hautaine mélancolie dont elle est empreinte, un charme singulier, somptueux et triste, distinguent de toute autre l’œuvre de Henri de Régnier. Aucun poète n’eut peut-être au même degré que celui-ci le don essentiel de l’image. Nul ne fut plus conscient de son art, plus habile à en utiliser toutes les ressources pour l’expression d’une pensée complexe, infiniment délicate et subtile, ardente, à la fois passionnée et contemplative.‌

En 1885, 86, et 87, vers ses vingt ans, Henri de Régnier publia trois recueils de poèmes peu étendus, les Lendemains, Apaisement et Sites, très soignés de forme, sans grandes hardiesses et, sauf quelques césures déplacées, dociles aux règles de la métrique parnassienne, des sonnets des terze rime, des strophes de quatre, de six vers, aux rimes justes, correctement alternées, de style simple et pur.‌

Les Lendemains87 ne sont pas encore une œuvre très originale, mais distinguée, fine, d’une jolie qualité de langue et de pensée. On y retrouve un peu la manière de Sully-Prudhomme, avec moins de raffinement, moins de minutie patiente dans l’analyse, moins de profondeur aussi. Une petite histoire d’amour, très simple, presque ingénue, « rêve d’enfant », en est toute l’inspiration. Amour sans phrases, sans exaltation, sans déclamation. A peine de l’amour, et de l’amour pourtant. Nul enfantillage, d’ailleurs, dans ces « Premières poésies » ; pas de lyrisme facile, ni d’exubérance. Elles sont plutôt un peu froides, discrètes, réservées, attentives à ne pas dépasser la pensée par l’expression. Elles plaisent par leur justesse et leur simplicité.‌

Levers a plus d’éclat dans Apaisement88, bien que la manière soit, en somme, la même, d’analyse pénétrante et curieuse. Mais, en quelques poèmes, se révèle déjà la recherche du décor très riche, palais, trophées, tapisseries brodées de flores rares, de perroquets aux vifs plumages, forêts, belles endormies, dames du temps jadis, émaux… Le style est de plus en plus précis. Le sentiment s’aiguise encore, arrive à de frêles et charmantes impressions.‌

Dans les sonnets des Sites89 sont notées de fines concordances entre la Nature et les émotions de l’âme. Ce n’est plus le pur et simple récit d’aventures personnelles, mais plutôt le souvenir de ces tristesses et de ces joies, éveillé par le paysage, dans les douceurs d’automne ou les splendeurs d’été, la campagne pluvieuse, devant l’horizon de mer monotone, les parcs, les jets d’eau… En même temps, la légende apparaît, la fable, les héros timidement encore, et l’églogue s’esquisse.‌

 

Les Episodes90, qui parurent en 1888, ne manifestent pas seulement un progrès du poète, mais un complet changement dans son esthétique. Henri de Régnier semble renoncer à la poésie intime, personnelle. Dans les Lendemains, dans Apaisement, c’étaient ses propres impressions, son aventure d’amour qu’il notait, au jour le jour, et comme sous la dictée immédiate de son émotion. Dans les Sites, le sentiment ne se présentait déjà plus avec une telle spontanéité et, pour ainsi dire, dans un tel état de nudité ingénue. Il s’accompagnait de descriptions de la Nature, il s’enveloppait de paysages. Mais il se révélait dans les paysages même, il les teintait de sa propre nuance, les imprégnait de sa tendresse ou de sa mélancolie.‌

Les Episodes rompent brusquement avec ce genre ; plus d’épanchements, ni d’analyse. On dirait, au contraire, que le poète s’efforce d’être absent de son œuvre. Et si cette œuvre doit aboutir quand même à l’exaltation poétique de sa personnalité, — et comment non ? — sa personnalité, du moins, ne s’y dévoile plus comme dans une confession.‌

Une telle confession de soi, d’ailleurs, si poétique et enjolivée qu’on la suppose, est toujours un peu offensante pour la secrète pudeur de l’âme, jalouse de ses impressions, inquiète de s’exhiber. Une sorte d’intime délicatesse lui ferait souhaiter plutôt de cacher au fond d’elle-même sa vie sentimentale la plus sincère et la plus vraie ; la seule pensée d’une indiscrétion possible ne la fait-elle pas se replier plus vite sur elle-même ? Henri de Régnier semble bien avoir éprouvé ce subtil malaise : dans les Lendemains et dans Apaisement, il ne se livre qu’à peine, et comme à regret : de là vient même à ces petits poèmes, exquis du reste, une certaine froideur.‌

Il convient de remarquer, en outre, que le subjectivisme est, dans une certaine mesure, en contradiction avec l’essence même de l’art, telle que, d’une manière plausible, les esthéticiens allemands, par exemple, la définissent, et telle aussi que paraît la concevoir Henri de Régnier. Il écrit, dans la préface de la Double Maîtresse : « Je ne sais trop par où ce singulier roman m’est venu à l’esprit… Cette hétéroclite figure de M. de Galandot m’est, si souvent et avec tant d’insistance, apparue à la penséé que j’ai ressenti le besoin de me l’expliquer à moi-même. Je lui ai inventé une vie pour l’écarter de la mienne et j’ai pris ensuite le parti de le faire connaître aux autres pour mieux parvenir à l’oublier. »‌

Ainsi, l’idée première de l’œuvre d’art a bien son origine dans une émotion intime de l’artiste, mais la volonté de transformer cette émotion en une œuvre d’art lui vient d’une sorte d’impérieux désir de délivrance, d’un besoin d’extérioriser la hantise de son cœur et de son esprit, ou, si l’on veut, d’un besoin d’objectivité. L’artiste cherche à se débarrasser, en lui donnant une existence propre, d’une impression trop douloureuse à force d’être trop intensément ressentie. C’est ce que signifie, sous une très belle forme allégorique, ce poème du Vase, le premier des Roseaux de la flûte91. Tandis que passe et le frôle, dans la fraîcheur émouvante, de la forêt, la foule des nymphes et des faunes, le sculpteur taille le vase dans le marbre ; et l’une des nymphes, nue et belle, lui met sur la joue sa bouche tiède, et sur ses mains il sent le souffle chaud des satyres, et la terre exhale des parfums affolants. Cependant, lui, représente aux flancs du vase la ronde éperdue qui le trouble…‌

Mon ivresse était morte avec la tâche faite.‌

Mais il faut donc qu’en réalisant l’œuvre d’art, l’artiste ait soin de n’y pas laisser son impression toute simple, toute frémissante, comme il la sentait dans son cœur et telle qu’elle l’alarmait. Ou bien alors, à cette transposition il n’a rien gagné. L’objectivité est la raison d’être et la condition de l’Art. Cela est si vrai qu’à certains moments de l’histoire littéraire, après des époques d’excessif « lyrisme », on voit se produire une indispensable réaction et la littérature devenir nettement impersonnelle. C’est à cette nécessité qu’obéirent, plus ou moins consciemment, les Parnassiens, dans leur affectation d’« impassibilité », lorsque le lyrisme romantique, aboutissant aux Confessions de Sainte-Beuve, par exemple, eut confondu la poésie avec une sorte de journal intime écrit en vers. C’est à une semblable impulsion secrète que céda Pierre Loti en recourant à l’exotisme, jusqu’au jour où ce fut enfin dans son costume d’Européen et parmi les choses familières de jadis qu’il se sentit dépaysé et déguisé. L’art est un déguisement.‌

Après avoir, plus vivement qu’un autre à cause de sa sensibilité très aiguë, senti la gêne de la poésie personnelle et l’erreur d’art qu’elle est toujours sur le point de commettre, Henri de Régnier avec les Episodes, très décidément et volontairement, change de manière.‌

Les poèmes de ce recueil sont d’éclatants tableaux de magnificence, de fastuosité, où s’accumulent et se disposent, pour la réalisation d’une étrange Beauté, toutes les couleurs, tous les métaux, tous les joyaux, toutes les images somptueuses d’une « vision vermeille de la terre ». C’est là comme une sorte d’exotisme spécial, — exotisme de rêve, asile merveilleux que s’est créé l’imagination du poète, loin de la réalité trop imprégnée de sa douloureuse sentimentalité, loin de la vie et loin de lui-même.‌

Palais d’onyx pavés de malachite, couchers éclatants du soleil dans la splendide apothéose des crépuscules en pierreries, aubes de printemps où la lumière ruisselle sur les porphyres, temples enguirlandés de fleurs, du seuil au fronton de marbre, passages d’anges porteurs de glaives d’or et de robes éblouissantes que mouille la rosée des lis, délicieux jardins qu’emplissent des murmures et des vols divers de parfums, forêts heureuses que traverse le galop sonore des centaures ; et où des nymphes sommeillent divinement, vendanges d’automne égayées de bacchanales, de cortèges délirants de satyres et de femmes aux thyrses fleuris, — tel est ce décor qu’embellissent les plus divers éléments de beauté, sortilèges de la Nature ou créations de l’Art, mêlant au présent le passé, aux éblouissantes visions des soirs quotidiens les fantaisies de la légende et les fabuleuses chimères évoquées par le conte… Et si tout cela‌

ne fut qu’un rêve d’or, de mensonges et d’ombre‌
que raille le sourire étrange de la vie,‌

il suffit qu’à le contempler l’âme ait trouvé l’oubli d’elle-même et cette joie du détachement que donne l’Art. ‌

… Un rêve. Dans l’ombre du soir d’amour où flotte le parfum d’ambre des grappes lourdes aux treilles mûres,‌

la brise aux feuilles semble un passage d’abeilles…‌

Un clairon vibre sur la grève, appel à de vaines équipées… Mais j’ai laissé l’inutile ardeur des victoires, du sang sur les cuirasses et des massacres en des villes royales, et j’ai marché vers Toi dans la forêt, à travers le bourdonnement doré des abeilles ; j’ai pris, comme un voleur, un rayon de miel et l’essaim m’a suivi,‌

Et vers toi, ma joueuse éternelle et frivole, ‌
qui d’un souffle en la flûte avives le vain jeu ‌
des gammes, fol essor qui vers l’écho s’envole, ‌
je t’apparus parmi la candeur du ciel bleu
et nimbé d’un bruit d’abeilles en auréole.‌

Autre vision. Sur une rive délicieuse où fleurissaient les roses candides, où notre enfance s’était éveillée ingénument à la nouveauté des choses, apparut, un jour, docile à l’effort du vent, une galère de parade, aux agrès tissés d’or et de soie, aux voiles d’écarlate semées de croissants de lunes et d’étoiles. Dans les vergues, des singes jouaient avec des noix d’or. Les princesses descendirent de la galère, avec leur cortège de fous, de courtisans, de baladins. Alors, émerveillés et confus puérilement, nous voulûmes nouer à leurs mains les guirlandes de roses. Mais aux poignets des belles les liens de fleurs se défleurirent, les oiseaux que portaient au poing les pages s’envolèrent, et les princesses s’enfuirent aux nefs de parade…‌

Quelquefois se devine, sous le déguisement fastueux dont elle s’enveloppe, l’âme du poète, — soit qu’il s’écarte de la bacchanale joyeuse des vendangeurs, porteur solitaire de la grappe mystique, — soit que, en dialogue nocturne avec le sphinx, il le reconnaisse fraternel, à la même horreur dans les yeux, symptôme d’une semblable aventure antérieure, — soit qu’à trop évoquer Ariane plaintive, il se sente pris à son tour de nostalgie sur les plages de soleil « où son ennui s’accoude en poses d’Ariane ».‌

Quelquefois aussi s’esquisse, dans les détails de la fiction, une allégorie plus ou moins précise, à peine indiquée ici, plus manifeste ailleurs, et toute claire par exemple dans le poème du Verger.‌

Sur une pelouse de fraîcheur, parmi les floraisons printanières, voici trois femmes, en groupe de beauté : la première, gracile, est vêtue d’une robe pudique, l’autre est nue et prête à l’étreinte, « et la troisième avait la robe d’hyacinthe ». Et toutes trois semblent attendre, amantes d’éternité, celui qui viendra du chemin de l’aurore, vers leur amour… Il vint et, de son aveu frivole et juvénile, salua comme l’Élue l’enfant gracile à la robe pudique… Puis, un chaud midi d’été, sous l’embrasement du soleil et dans l’odeur de la terre féconde, le Verger s’épanouit. L’heure n’est plus au virginal rêve d’amour enfantin. Sur l’herbe encore, la dormeuse nue s’étire parmi les roses incarnates : le ravisseur joyeux l’emporte… Et maintenant, sur le verger d’amour, c’est la douceur d’automne, « alourdie d’un parfum de fièvre et de fruit blet ». Et celle qui était vêtue de la robe d’hyacinthe décroise ses mains d’un lent geste et se lève vers l’amant, revenu de l’aventure de la vie. Et, « dans la sécurité de la femme savante », sereine, elle l’appelle « vers son amour et sa suprême réussite »… Et c’est donc ici, sous la forme d’un symbole de beauté, la transcription de trois groupes de petits poèmes où serait célébré l’amour ingénu, l’amour sensuel et l’amour câlin, — trois amours que l’on sent en mystérieuse concordance avec trois heures du jour, la matinale, l’ensoleillée et la crépusculaire, celle, toute légère et futile, où l’âme s’amuse à l’allégresse de l’éveil, celle, embrasée, où l’exaltation des sens la prend toute, et celle du soir, où la rentrée serait délicieuse dans la sécurité secrète de la chambre d’amour, — avec trois saisons de l’année aussi, car le printemps est matinal, l’été sensuel et l’automne frissonnant. Il y a des âmes de matin, de midi et de crépuscule, âmes diverses et qu’en des temps divers nous appelons de nos désirs nostalgiques ; — n’est-ce pas Mme de Beaumont que Châteaubriand nommait une « soirée d’automne » ? et dans l’amour n’y a-t-il pas tout cela : l’allégresse d’éveil, la sensualité chaude et la câlinerie d’automne ?‌

Et, toutes trois, n’étiez-vous pas l’amour unique, ‌
mystérieuses sœurs du verger symbolique ‌
où veillaient votre attente et votre trinité ?…‌

Les Poèmes anciens et romanesques92 continuent les Épisodes. Mais la forme s’enrichit de mètres nouveaux et le vers libre fait ici son apparition. Non que de Régnier renonce désormais au vers régulier. Le « Prélude » de ce recueil est écrit en terze rime ; les premiers Motifs de légende et de mélancolie sont en alexandrins réguliers. Mais ailleurs, au début de la Vigile des grèves, par exemple, le vers de douze syllabes, plus librement construit, se contente d’assonances. Ailleurs encore, et le plus souvent, le poème est composé de vers de toute mesure dont la disposition, au lieu d’être fixe comme dans la strophe, n’est réglée que par la fantaisie du poète, conformément aux lois d’une harmonie plus subtile et plus variée. Ainsi se manifeste cette volonté, que Henri de Régnier conservera, d’utiliser tous les mètres, toutes les prosodies suivant les besoins de sa pensée et sans que l’adoption de l’une d’elles lui semble être une raison d’exclure les autres.‌

Les vers libres des Poèmes anciens et romanesques sont remarquables par leur aisance et leur mystérieuse musique. Brefs et comme animés d’un rythme de chanson gaie, ils s’allongent ensuite, se prolongent avec de lentes allures, ou bien s’étirent avec langueur et lassitude, pour repartir enfin dans l’allégresse de la pensée en route. En même temps, le choix des mots, leur combinaison donnent au vers des sonorités chantantes, et d’étranges orchestrations s’y entendent où les cuivres éclatent dans la plainte indéfinie des violons et que des tambourins en fête traversent parfois.‌

En allant vers la ville où l’on chante aux terrasses‌
sous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancées,‌
en allant vers la ville où le pavé des places‌
vibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lassées,‌
nous avons rencontré les filles de la plaine‌
qui s’en venaient à la fontaine,‌
qui s’en venaient à perdre haleine,‌
et nous avons passé…‌
Nos espoirs entreront par les portes ouvertes
en vols de papillons légers aux vastes ailes….‌

Henri de Régnier a désormais trouvé pour sa pensée la forme à la fois la plus poétique et la plus musicale. La beauté de ses vers résulte d’un accord excellent entre le son des vers et le sens des mots employés… Il y a dans les mots une singulière puissance d’évocation : à leur signification rigoureuse se joint tout ce que peuvent éveiller les plus multiples, ondoyantes et capricieuses associations d’idées… Certains mots semblent avoir pour Henri de Régnier un particulier attrait. Peut-être en abuse-t-il un peu. En tous cas, ils sont beaux, et non seulement par eux-mêmes, mais aussi par les choses qu’ils signifient, — noms de pierreries, opales, onyx ou rubis, d’animaux fabuleux, griffons, licornes, et les amphores qui suggèrent le geste charmant des porteuses…‌

La Vigile des grèves témoigne de la maîtrise prestigieuse à laquelle est arrivé désormais l’auteur des Poèmes anciens et romanesques. Je ne sais si jamais poète eut à sa disposition une forme métrique et verbale plus variée, plus diversement expressive, plus souple, plus harmonieuse et plus riche ; elle s’identifie si bien avec la pensée que, dans ces accents très diversement modulés, tantôt intenses et fiévreux, et tantôt câlins et tantôt allègres, frivoles ou graves, on croit entendre léchant même de l’âme, hymne, épopée ou barcarolle, on croit entendre l’âme même, oui, sans intermédiaire, immédiatement, l’âme en joie, l’âme en détresse, l’âme en folie, l’âme éperdue, l’intime et subconscient désir de l’âme… Sur une grève déserte, aride comme la vie où meurent d’attente nos nostalgies des femmes sont là, leurs yeux clairs tendus vers la mer, asile des rêves indéterminés, et vers la terre fleurie dont les écarte l’exil du temps. Elles sont lasses d’espoir déçu, d’incertaine chimère et de patience qui s’éternise. Leur ennui morne s’exhale dans ces vers lents, monotones et qui parfois s’étirent comme des bras énervés d’immobilité, trop alourdis pourtant de torpeur pour s’agiter :‌

Par les jours éclatants et les nuits pluvieuses,‌
notre exil a pleuré sur la plage des mers‌
vers la terre, là-bas, efflorescente et merveilleuse ; ‌
vers la terre, là-bas et par-delà les mers, ‌
par-delà les jours éclatants et les nuits pluvieuses…‌

Des souvenirs dépassé joyeux traversent, par instants, l’horizon terne de leur rêve éteint ; de brèves visions de gaieté, tableaux exquis, de couleur douce, s’éclairent dans leur mémoire, nuancés seulement de la mélancolie des choses mortes qui furent aimées :‌

L’eau des sources où choit, le soir,‌
la mort unanime des roses
était heureuse de nous voir‌
peigner nos chevelures fauves…
Un peu de cette eau nos miroirs !
Les fontaines étaient sonores…‌

Et, comme si l’heureuse évocation ressuscitait en elles tous les désirs avec le regret des chères voluptés, une frénésie les soulève, ardente et d’une telle intensité frémissante qu’on dirait, dans leur chant, la clameur même de l’âme humaine dans le tourment de ses aspirations insatiables :‌

Qu’il vienne à nos exils, et vers nos seins et vers nos lèvres,‌
le Bienvenu d’amour, sûr d’être celui-là,‌
qu’il vienne à notre exil    ‌
le Bienvenu d’amour, sûr d’être celui-là,‌
vers l’offre de nos seins gorgés et l’ardeur de nos lèvres !‌
Et nous irons vers lui qui vient de l’occident,
dans le frisson et dans le rire de nos dents…‌

D’autres sont venus déjà, avec des rires, avec des cris, faciles triomphateurs et décevants, marchands de Tyr et de Cartilage, qui passaient supputant des nombres sur leurs doigts, et puis la troupe bariolée des bouffons et des astrologues, et les chevaliers en route vers les graals, et les pèlerins, besace au côté, et les Apôtres, drapés en gestes d’Evangile, et les Barbares en hordes tumultueuses, — foules diverses qui apparurent comme de vains espoirs à l’horizon vide, et ne s’arrêtèrent pas. Mais lui,‌

le Bienvenu d’amour, sûr d’être celui-là, ‌
viendra-t-il, quelque soir, vers l’exil de nos lèvres ‌
en le cortège des flûtes ou dans l’éclat ‌
des tambourins grondeurs et des trompettes brèves ? ‌
Viendra-t-il des vergers, des glaciers ou des fleuves, ‌
doux moissonneur, lier en gerbes nos cheveux ? ‌
Pâtre des monts de neige où, stalactites, pleurent‌
les clairs cristaux de gel dardés et douloureux ?…‌

Ainsi se continue la cantilène d’amour ; elle se mêle de plaintes vagues, de cris de désir, adoucie parfois et calmée dans de brefs relâches, puis comme hallucinée du bonheur pensé plus proche, coupée d’appels, haletante, frémissante, enivrée de proche espoir, découragée, puis reprise bientôt par l’ardeur de la fièvre…‌

… Depuis les Épisodes, la pensée du poète s’est enrichie d’éléments nouveaux : sa conception du monde s’est élargie. Son goût de l’allégorie, qui s’est déjà manifesté dans son œuvre avec éclat, mais à la façon peut-être un peu d’un brillant procédé littéraire, va devenir quelque chose de plus : sa philosophie. Le symbole sera la forme même de sa pensée.‌

Dans ces Poèmes anciens et romanesques, où l’antiquité se mêle aux fantaisies de l’imagination, l’histoire, la légende, le « songe des vieux jours », apparaissent comme tout imprégnés de mystérieuses significations. Les historiens positifs font un effort scientifique pour caractériser chaque époque, pour séparer les uns des autres les moments divers de l’évolution humaine. Dénués de critique, les hommes du Moyen-âge travestirent la Grèce et Rome en une féodalité de hauts barons et de seigneurs ; les écrivains du xviie siècle se représentèrent l’entourage de l’empereur Auguste ou du roi des rois Agamemnon comme la cour de Louis XIV ; plus récemment encore, Hugo transforma suivant sa propre imagination la légende des siècles. Bons élèves des historiens, les Parnassiens protestèrent contre cette manière inexacte d’envisager le passé et se préoccupèrent de vraie couleur locale : la recherche des documents exacts ne fut pas un de leurs moindres soins.‌

Sans revenir à l’ancienne manière qui habillait le passé à la mode du présent, Henri de Régnier n’établit pourtant pas une séparation absolue entre le « songe des vieux jours » et le songe d’aujourd’hui. Il ne considère pas le passé comme un temps aboli avec lequel on en a fini, mais plutôt comme le souvenir d’une autre vie de la même âme humaine, comme l’un des perpétuels recommencements dans lesquels elle se manifeste, toujours identique en son fond et variée en ses apparences. Le présent est déjà dans le passé, l’avenir aussi. Toute l’âme humaine est tout entière dans chacun de ses moments ; tous les pactes, tous les rêves, toutes les œuvres où elle se réalisa jamais sont les symboles, authentiques autant que spontanés, de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle se révélera.‌

De cette manière, la Fable n’est plus le magasin d’accessoires poétiques auquel recourent des artistes à la recherche d’embellissements, mais, en vérité, la mémoire de « tous les jadis où notre rêve aventura ses destinées… ». Le poète y trouve l’expression figurée de l’éternelle rêverie de l’âme humaine. La Fable est vraie, la vieille allégorie est réelle…‌

L’essieu des chars se brise à l’angle dur des tombes‌
où nos âmes de jadis reviennent s’asseoir.‌
……………………………………………………………
L’éternelle Toison, par-delà les mers sombres, ‌
au fond des soirs, se dresse, étrange en son poil d’or, ‌
et les cornes d’émail allongent leurs deux ombres ‌
sur le flot fabuleux qui gronde et saigne encor.

Les Arianes, aux îles de fleurs et d’astres ‌
qui veillaient dans la nuit sur leur sommeil fatal,
attendent le héros de leurs tristes désastres ‌
qui les doit reconduire au vieux palais natal.

La chimère, accroupie aux gorges de l’attente, ‌
crispe ses ongles durs où luit le sang des forts, ‌
et notre âme a tenté l’aventure éclatante ‌
du mensonge immortel pour qui d’autres sont morts…‌

Princesses au manoir, Belles au bois dormant, Vivianes, figures de féerie et de contes enfantins où s’essaya, bégayante parfois et parfois puissamment créatrice, l’humaine pensée dans son éternel désir de se réaliser, se mêlent aux Arianes de la fable antique ; le vent d’outre-vie, « chargé d’exils, de songes et d’années et de voix mortes aux oublis de la mémoire » éveille l’écho de ces rêveries dans notre souvenir, où revit « l’âme grave d’antiques choses », l’âme charmante de délicates fantaisies, l’âme merveilleuse du passé prestigieux.‌

… Dans la Forêt, magique de silence et de mystère, veille, invisible aux passants, la Dame hautaine. Et ceux-ci ne l’ont pas vue, qui s’en allaient vers l’action, les yeux aveuglés des visières des casques, ceux-là non plus qui pourtant étaient allés vers elle, pieux et très doux, laissant l’herbe d’oubli pousser dans leurs maisons et qui sont revenus sans plainte, joueurs de flûte « jouant en leur âme à des étoiles mortes »… Mais quelqu’un, dans la Forêt, chante à la Dame de la Forêt la chanson de son espoir et de sa folie, et la Dame est docile à son rire, câline à sa mélancolie, enivrante à son désir. Et le Dormeur du mystère de la Forêt dit à la Dame :‌

Regarde vers l’orée et l’aurore…‌
Que vois-tu par-delà la Forêt et l’aurore ?…‌
L’écho des jours perdus est mort en ma mémoire.‌

Par-delà l’orée, il y a des fleuves clairs, et des îles et des vergers et, dans la brume rose de l’horizon, la ville. La ville, évocatrice des heures puériles et de l’adolescente allégresse ! Il y a la ville et son activité d’amour, de chevalerie, de vie ardente. Et le souvenir, dans l’âme du dormeur, se précise, et le pas de ceux qui vivent sonne dans sa mémoire. Et c’est en vain que la nuit tombe sur la ville apparue, enveloppant toutes choses, au loin, du voile d’oubli. Le dormeur s’en ira vers la‌

ville où l’on vit, déserteur du songe et de la chimère. Et la Dame de la Forêt retombera dans son mystère essentiel.‌

Jusqu’à l’heure où viendra quelqu’un qui soit mon frère, ‌
dors en tes grottes d’or, de fleurs et de cristal.

Cependant, lui, revenu vers la ville, chantera sur les flûtes harmonieuses et tristes le rêve de la forêt magique…‌

… Ici le Fol Automne a répandu profusément ses ors et ses rouilles, et, dans la clairière ensoleillée, dévale, ivre de l’arôme des vendanges et de l’odeur des chairs, la troupe des Satyres, des Aegypans, des Faunes, masques en folle déroute, « masques qui furent ma vie », antiques symboles de la terre en joie.‌

N’es-tu la fauve odeur des antiques satyres
par qui s’irrite en moi l’obscur legs d’une ardeur ?…

… Hélène ! Étrange morte, vivante en allégorie lointaine de Beauté, guerrière, et douce exilée vers qui se tend la nostalgie éternelle des cœurs, — étrangère et voyageuse !‌

… Omphale aussi ! la délaissée dans l’ombre d’or du vieux Palais. Tandis que le héros est parti pour l’aventure dans le péril des soirs, belluaire en lutte contre le taureau, le sanglier, l’hydre, les monstres au mufle crispé, parmi le hasard des douze épreuves, tu restes pieusement assise comme en songe, à l’Aire, fileuse patiente. Et le héros revient à toi, son âme vivante, — Omphale notre âme, et le héros notre folie…‌

Quelquefois ce n’est pas un motif ancien qui est la donnée du poème ; mais une fiction s’ébauche, à laquelle se mêlent aussi, vestiges étranges, des traces du conte millénaire, et les Vivianes, et les Fileuses, et les animaux symboliques et les emblèmes de jadis, dénués désormais de toute autre réalité que celle de‌

leur authentique signification. « Rites de fable perdue », épars dans la pensée nouvelle et qui lui communiquent leur caractère énigmatique et quasi-religieux, leur air de vérité surnaturelle. C’est que l’histoire et la légende, antiques ou récentes, consacrées par la songerie séculaire des hommes qui s’y voulut réaliser, ou toutes fraîches encore de neuve imagination, toutes ces images ne sont plus que les signes, mais véridiques, de l’éternelle pensée humaine, de l’âme humaine, de notre âme !‌

 

Tel qu’en songe est de 189293. Comme lasse de s’être éparpillée, à l’aventure de sa vie, dans l’espace et le temps, à travers le vaste monde et dans l’infinie variété des légendes, désireuse à présent de repos en elle-même et de solitaire méditation, l’âme du poète se recueille et, seule avec soi, se retire dans le sûr asile de sa réflexion. Telle que le Narcisse d’André Gide, « qui veut connaître enfin quelle forme a son âme ; elle doit être, il sent, excessivement adorable, s’il en juge par ses grands frémissements… », l’âme du poète se penche sur elle-même pour s’apercevoir, elle met toute sa ferveur attentive à se découvrir dans le miroir d’elle-même.‌

Elle se dédouble alors, contemplative et contemplée, l’œil et l’image. On dirait qu’elle s’accoude au balcon de sa rêverie et se voit, silhouette grave ou souriante suivant l’heure, emblème surgi du fond obscur d’elle-même, figure de tristesse ou de joie.‌

De ce dédoublement naît le symbolisme essentiel de l’âme et, sans plus avoir besoin des somptueux décors où elle se jouait, des parures merveilleuses dont elle se revêtait, comme de déguisements, pour son exaltation fastueuse, elle s’apparaît maintenant à elle-même, nue, avec le visage de sa pensée, telle qu’en songe, dans l’intimité véridique de sa rêverie, et non plus telle qu’on la croit apercevoir dans le vain jeu des phénomènes. Il lui semble qu’un autre être se dévoile en elle-même, surgi de son sommeil, façonné de songe vrai selon la vie vraie, l’âme de l’âme et sa plus parfaite réalité…‌

Ô Frère taciturne, en songe dans mon âme… ‌
Ô Voyageur qui reviens du fond de moi-même… ‌
Par les chemins de ma Tristesse, ô Revenu, ‌
avec ta face de pâle aventure…‌

Une sorte de mystique dialogue s’échange alors entre l’âme contemplative, toute bourdonnante encore des bruits de la vie, et ce frère mystérieux, qui seul réalisa « l’intérieur destin qu’elle n’a pas vécu », morne frère qui la regarde avec des yeux d’étonnement, en qui elle se songe, en qui elle se reconnaît plus elle-même, selon son rêve et sa secrète chimère. Inquiétant témoin, qui la trouble et qui la tourmente et dont elle voudrait parfois étouffer le reproche :‌

Ce frère intérieur accroupi dans ma vie,‌
qu’il se taise à mes jours du désir de mes songes !‌

Frère doux et déçu dont elle plaint aussi la détresse et l’abandon, et qu’elle regrette d’avoir laissé, et qui, fidèle, tenta de l’accompagner dans la vie jusqu’à ce qu’il dût, enfin, devant un tel spectacle de folie, se retirer dans le château de sa contemplation :‌

Pourquoi as-tu vécu mon destin et mes armes ‌
où ton ombre à jamais est debout sur mes soirs ? ‌
Toi, beau de toute la tristesse, avec l’Espoir !
En ton armure claire et par ta face pâle ‌
et qui, de ton doigt pur qu’alourdit une opale,
à ta lèvre où tout sourire s’est accompli,‌
fais le signe hautain du silence à l’oubli !‌

Parmi les poèmes de Tel qu’en songe, d’intense méditation et de réflexion douloureuse, tête-à-tête singulier de Narcisse avec sa propre image, la Gardienne se distingue par un plus complet dédoublement de personnalité ; c’est tout un drame qui se déroule, dont les personnages, bien qu’« emblématiques », agissent et se meuvent… Sur une colline, au seuil d’un manoir délabré que le crépuscule environne, le Maître arrive, chevalier las que ses frères d’armes soutiennent. Il s’en revient de l’aventure terrible et scandaleuse où, dans le cri farouche des buccins de cuivre, l’épée haute et le gonfalon d’orgueil gonflé par le vent de victoire, il chevauchait vers « le prestige casqué des fausses Destinées ». Dans la lutte ardente et l’ivresse du sang, il a songé « qu’à travers le bois sombre son âme le suivait peut-être comme une ombre ». Aussi s’en revient-il vers la demeure ancienne, confronter ce qu’il crut être et ce qu’il fut. Son âme vraie est demeurée au manoir qui s’écroulait et, silencieuse, elle attendait l’aventurier. Et c’est elle à présent, la gardienne, qui lui ouvrira le château de jadis, et qui lui tendra le miroir où s’interrogera son visage et, refermant derrière lui les portes hautes, lui révélera la vie de l’Ame suivant sa véridique destinée…‌

Ailleurs, l’Ame apparaît avec ses compagnes familières, la Tristesse et la Solitude. Et celles-ci s’animent aussi. Ou bien c’est l’Espoir qui l’appelle, ou l’Amour, ou l’Oubli qui l’endort dans le sommeil ou la frivolité. Chacune de ces figures, douée de vie, va et vient suivant le geste de son être, et nous les voyons se grouper avec « leur grâce de passantes parmi les roses ». Ici, c’est la Tristesse, debout sous les saules, ou qui rôde, chantant « en sa flûte d’or derrière les cyprès », ou qui chemine avec l’Ame dolente qu’elle abrite sous son aile, toutes deux côte à côte et comme deux sœurs. Et là, c’est l’Espoir, « en pleurs, veillant des ombres mortes », ou bien qui passe par la roseraie, heurtant les portes au travers des haies, ou bien, d’un geste doux, relevant l’âme abattue et l’emmenant docile, par la main. Et là encore, c’est l’Oubli qui jette des fleurs fanées et se tourne vers les prochains printemps. Et là encore, cet enfant nu que cueille des roses dans l’ombre et sanglote d’être venu, ah ! n’est-ce pas en lui que ton destin se reconnaît ?…‌

 

Tous ces éléments divers de pensée, les allégories légendaires et les symboles de l’âme dédoublée dans la contemplation d’elle-même, se retrouvent unis dans les poèmes d’Aréthuse94. Eglogues et pastorales, doux paysages d’aube et de soir voluptueux, qu’anime la mélodie des « flûtes d’avril et de septembre », sonore, mélancolique jusqu’en sa gaieté, et que l’Ame habite, discrète et recueillie. Cette chanson, dont les accords harmonieux viennent du plus lointain passé bucolique, s’est adoucie, s’est amollie à la rêverie ultérieure des âges, et, dans ce bois sacré, se mêlent à la troupe des nymphes et des muses la Tristesse et son frère l’Amour, couronné de roses encore et de violettes, mais pensif et les yeux en rêve. La curiosité enfantine de Narcisse est devenue si grave qu’un désespoir éternel l’accompagne, et Daphnis, qui menait doucement aux prairies ses brebis bêlantes et ses béliers, mord la flûte que jadis ses lèvres baisaient, et sa pensée hésite à reconnaître, dans l’écho qui l’emporte, sa voix désormais anxieuse…. C’est le charme particulier de ces « églogues métaphoriques » de rassembler des formes très diverses de beauté, les unes anciennes et les autres neuves, celles-là plus éclatantes, celles-ci plus secrètes et pensives. La Nature est devenue mystérieuse et presque inquiétante d’avoir accueilli dans ses retraites où les Satyres jouaient, dolent et doux, le songe des jours…‌

Un poème, dans ce recueil charmant, est d’une particulière puissance, l’Homme et la Sirène. Sur une grève marine entourée de roches, se lève l’aube bleuâtre. On distingue la voix d’un veilleur de proue qui, d’un navire qui passe, épie l’apparition des Sirènes ; sa complainte incantatrice s’approche et s’éloigne. Il sait que la mer est féconde en sortilèges et qu’à travers les choses qu’on croit inertes, de mystérieuses faces nous regardent ; il a vu jadis les dryades saigner, quand sa hache entamait les arbres de la forêt… Un jeune homme est assis au bord des flots et, sur ses genoux, étrange et nue, dort une sirène. Et la tête de la dormeuse est lourde, lourde de sa langueur et lourde aussi de tout l’inconnu qu’elle recèle. Car de cette étrangère qui vint souriante et qui maintenant dort, il ne sait rien, lui qui contemple son sommeil, sinon qu’elle dort et qu’elle est nue. Il se trouble à considérer l’énigmatique visage ; derrière son sourire, il lui semble qu’un autre sourire s’esquisse et que, derrière sa face enfantine, une autre face se devine qui serait sa Pensée à lui, surgie en elle, sa pensée au manteau noir… Alors, un désir, lui vient d’éveiller la dormeuse, et de la voir debout, dans l’algue d’or de ses cheveux, vivante image du rêve qu’elle réaliserait…‌

… Dans la clairière d’une forêt, près d’une source d’eau profonde, les Tisseuses entrelacent les fils, enchevêtrent les soies et sur leurs genoux s’éploie l’étoffe commencée… Vêtue seulement encore d’une gaze légère dont son corps nu s’embrume à peine, la sirène est venue avec son bien-aimé dans la forêt que le soleil illumine. Elle tient des roses à la main, et sa main est encore mouillée de récente cueillaison dans la rosée. Elle tend les fleurs au bien-aimé, elle lui tend ses lèvres, humides d’avoir baisé les fleurs, elle lui tend ses seins qui palpitent et tout son doux corps délicieux, tiède en l’attente des voluptés. Elle est gaie de toute la gaieté des choses et comme enivrée du parfum des branches et toute frémissante comme la forêt,‌

et magnifique de la vie universelle !

Mais lui, dans son manteau sombre, reste songeur et taciturne, « malgré cette forêt qui chante et où il passe », malgré les roses et la tiédeur des seins qui le frôlent. Et quand elle s’approche, les lèvres fraîches, il la repousse les poings levés, il la menace. Hélas ! il avait rêvé d’éveiller en elle une pensée grave de tristesse, de science et de méditation, et de l’asseoir auprès de la table, sous la lampe, « silencieuse et docte et un doigt à la tempe ». Et comme, d’être ainsi repoussée, elle pleure, il lui semble que, dans la légère petite âme, un songe se lève, pareil au sien. Les Tisserandes coiffent les cheveux épars et les disposent, vêtent d’étoffe lourde le corps charmant d’ingénue volupté, chaussent de sandales les pieds qui naguère couraient nus sur le sable et la mousse. Les amants silencieux s’éloignent dans l’ombre vers la demeure studieuse… ‌

A présent, la Forêt défleurie pleure sa nymphe claire : ‌

Les doux seins fleurissaient la grâce de son torse,‌
et la Nature souriait avec sa bouche :‌
les grands chênes aimaient sa chevelure torse…‌
Elle était la Nature ; il a voulu la Femme‌
et sans avoir compris pourquoi elle était nue,    ‌
il a fait un flambeau de ce qui fut la flamme…

Au soleil couchant, sur la grève, il est étendu mort. Et celle qui l’a tué, près de lui pleure leur destinée :‌

Ô pauvre frère, aux yeux de songe et de science…‌
il fallait regarder mes yeux
comme on regarde l’eau qui luit en flaques
sur le sable, plus doux à toucher qu’une joue…‌
Il fallait mettre en tes pensées‌
du vent, du soleil et de l’amour,
toute ma chair vivante à la tienne enlacée, ‌
et sur la bouche grave et pâle de ton songe ‌
ma bouche fraîche !…‌

Maintenant, elle retourne à la mer maternelle qui bercera ses cheveux parmi les algues et la fleur rouge de ses seins parmi les fleurs marines, et de ses lèvres fera des coraux, et de ses oreilles fera des conques pour les échos lointains du large. Sirène mystérieuse et qui fut meurtrière, comme l’amour à celui qui, derrière les doux yeux caressants, cherche un autre regard de songe et de mélancolie, meurtrière aussi comme la pensée à qui ne se contente pas des enivrantes sensations de nature, de soleil et de joie délicieuse, mais la veut vêtir du manteau de science et captiver dans le château de ses méditations. Car elle fut sa pensée. C’est pour avoir cru deviner, derrière le doux visage ensommeillé, son âme à lui qui s’éveillait, qu’il l’aima. Et telle, il aurait pu jouir d’elle, s’il l’avait laissée s’enivrer joyeusement de la Nature, de ses parfums, de ses lumières, de ses chansons, attentive au jeu sans fin des apparences. Mais il l’a vêtue de tristesse, il l’a reléguée dans la mélancolie de sa méditation, il l’a tourmentée de science et de réflexion. Alors, elle l’a tué pour se libérer et pour s’en retourner dans la fête infinie des choses, elle la Nue et la Capricieuse, dont le sort est de participer aux joies de l’universelle vie…‌

Les Roseaux de la Flûte, qui suivent Aréthuse dans le recueil des Jeux rustiques et divins, en diffèrent assez. Ce sont de petits poèmes écrits le plus souvent en alexandrins et d’une composition beaucoup plus simple. Ils se présentent encore sous la forme d’églogues, d’idylles ; ils prennent parfois le ton sentencieux d’inscriptions funéraires.‌

La Mort est le thème principal ; elle communique à cette poésie une étrange mélancolie, sans désespoir et sans révolte. Il semble que toutes choses, en présence de l’inévitable destin, se disposent suivant l’ordre éternel et prennent leur attitude définitive. Les rires et les bruits légers de la vie s’apaisent dans le silence, et s’il s’éveille un chant de flûte dans le crépuscule, la mélodie plaintive en paraît plus triste encore d’être musicale et chantante.‌

Ici, c’est une ombre ancienne qui interroge un vivant d’hier, et presque une ombre lui aussi, car, sur le bord du fleuve sombre, il attend le passage vers la Nuit. L’ombre ancienne se rappelle les printemps de la terre, les rires d’avril, et les cygnes sur les étangs, et les abeilles en essaims blonds, et les fruits d’automne, et les vendanges, et l’alternance charmante des saisons, et l’amour. Mais, le vivant, plus taciturne, ne sait rien des gaietés et des joies ; il ignore l’aurore et les treilles mûres, et si le mort frémit encore au souvenir de la vie, le vivant semble prêt déjà pour le sommeil d’oubli. Tels ils se trouvent en présence, d’un bord à l’autre du fleuve sombre dont l’eau coule encore entre leurs destinées…‌

Là, pour le retour du bien-aimé qui voyage vers la rive Stygienne, l’amante a préparé la maison de jadis, les fruits dans les coupes, les figues, le lait, et la chambre douce. Mais lui, de par-delà les jours, lui donne l’adieu final ; « les baisers pour jamais meurent avec les bouches ».‌

Il y a dans ces poèmes un charme triste et mortel. D’autres sont d’une grâce plus tendre et légère, profils gravés sur des médailles, sentences précieuses, tableaux champêtres. Encore la fantaisie ne s’y accompagne-t-elle pas de gaieté ni de sensuelle folie. La grande ombre de la Mort plane ici sur la vie…‌

On se tromperait si l’on ne voulait apercevoir dans ces idylles d’autre sens que celui qu’y représentent les mots, de simples scènes bucoliques. Derrière les mots comme derrière les choses, pour qui sait les voir, transparaît, indécise, une autre réalité. Images d’on ne sait quoi qui se dérobe, ce qu’ils enveloppent sous leur voile c’est le mystère lui-même, l’essentiel mystère de la destinée.‌

Écoute, sur le seuil qu’un jour fera décombre,‌
ceux qui viennent de l’aube et qui parlent dans l’ombre,
car ils savent la route et la vie est en eux.‌
Le thyrse sans le pampre est un bâton noueux,‌
le masque aphone rit de sa bouche tordue
le rire sans écho d’une voix qui s’est tue‌
et survit tristement au visage esquivé ;‌
la pluie a, peu à peu, de ses larmes lavé‌
la joue et le menton que le cinabre farde ;‌
les yeux sont trop ouverts par où nul ne regarde…‌

Au-delà des idées claires et distinctes qu’on peut chercher à exprimer directement ou bien au moyen de précises métaphores, il y a le dernier problème qui résiste à toute analyse, à toute intuition. Au point où s’arrêtait sa dialectique, Platon plaçait des mythes, fables très simples que parfois il imaginait lui-même, que d’autres fois il empruntait à la légende, à la religion, aux traditions populaires. Dans l’arrangement de ces fictions, il se sentait d’autant plus libre qu’il ne prétendait pas représenter par elles l’inexprimable détail des choses cachées. Il les combinait comme à plaisir, s’amusant à les parer de beauté variée, attentif seulement à ce qu’elles évoquassent par leur éclat, par leur charme, par leur poésie spéciale, une qualité particulière du mystère, mais du mystère surtout.‌

Et c’est à peu près d’une manière analogue que, dans ces poèmes de la mort et de la vie, le problème définitivement insoluble de la destinée revêt la forme de pastorales et d’idylles, jolies par elles-mêmes et troublantes, d’évoquer un secret sans le révéler…‌

Avec la Corbeille des Heures, Henri de Régnier revient à la poésie élégiaque, intime, amoureuse. Après l’équipée merveilleuse, le voilà de retour dans la maison d’enfance où, gardienne, l’attend l’âme de jadis, celle qui, dans les Sites, les Lendemains, Apaisement, exhalait sa plainte de tendresse blessée, son doux rêve de mélancolie charmée. Mais combien est changée la chanson !…‌

Infiniment plus souple et variée dans son rythme, plus musicale, docile aux vaines alternatives de la pensée, la mélodie est d’une grâce aisée et parfaite. Le vocabulaire s’est enrichi ; les mots sont ici plus abondants, plus beaux ; il semble qu’ils aient retrouvé leur primitive étrangeté, signes de l’ineffable, poussière, impalpable de mystère. ‌

Mais ce qui différencie surtout ces petits poèmes d’amour de ceux de jadis, c’est qu’ils ne procèdent plus par l’analyse. Henri de Régnier s’est aperçu que l’analyse la plus minutieuse laisse échapper l’essentiel même des choses et, pour ainsi dire, leur substance, ce que l’on ne saurait ni décrire ni nommer, ce que l’on ne saurait raconter, ce que l’on peut sentir, ce que l’on peut aussi faire sentir, à la condition qu’on ne le décrive pas, mais qu’on tâche seulement de l’évoquer. La « poésie d’analyse » serait bonne si la psychologie classique était juste, si toute la vie mentale consistait dans les idées claires et distinctes. Mais il en est tout autrement : l’âme humaine est noyée d’inconscience. Les impressions que le poète veut rendre sont, par leur origine, par leur devenir, par leur nature même, mystérieuses : on n’en a pas rendu compte quand on les a déterminées rationnellement… La tristesse spéciale de mon âme en ce moment précis, tu ne la comprendras pas si je t’en dis seulement la cause, ce qui paraît en être la cause et n’en est peut-être que l’occasion ; de semblables circonstances feraient sans doute naître en toi d’autres nuances de sentiment. Et puis, comment t’en dirais-je les causes, si moi-même je ne les sais pas toutes et s’il y a dans l’âme décidément autre chose qu’un mécanisme compliqué d’actions et de réactions, si l’on ne démonte pas une âme comme les rouages d’un automate ?…‌

Le poète ne cherchera donc pas à décrire, mais à évoquer, et comme d’une manière magique, au moyen d’indications suggestives : une image, un geste, un son, le souvenir d’un parfum sont des signes mystérieux qui éveillent dans les âmes toutes les possibilités de sympathie et de divination. La poésie ne sera plus la reproduction directe de la vie, mais seulement une allusion à la vie.‌

Nulle part peut-être autant que dans la Corbeille des heures Henri de Régnier ne s’est révélé habile à faire chanter aux mots des choses inconnues. Ces odelettes d’amour ont un charme triste, une grâce précieuse, émouvante dans sa ténuité fragile ; elles ont la touchante beauté de ce qu’on sent qui va mourir : La tendresse en est douloureuse, la mélancolie pénétrante, la douceur mêlée de larmes. On croit entendre, dans le silence délicieux d’un soir, la voix lointaine d’une flûte qui sanglote mélodieusement…‌

Crois-tu que l’heure soit plus lente en nos vies
parce que nous chantons pour ne pas l’entendre
qui passe avec sa corbeille fleurie,
rapide ou lente, derrière la haie ou le mur, ‌
derrière la saison ou l’année ? ‌
Son ombre est de cendre ou d’azur,
sa corbeille est fraîche ou fanée, ‌
elle se dresse haute et se courbe et sourit‌
doucement ou pleure,
et le temps s’en va, clair ou gris,
heure par heure…‌

Et jamais, chez Henri de Régnier, l’image n’eut une telle grâce plastique, une telle élégance aisée, une telle beauté, — soit qu’il évoque ses Pensées,‌

celle-là qui sourit est venue‌
sur sa barque de fleurs, qui penche,
des jours lointains de mon enfance…‌

soit que les Heures lui apparaissent, celles-ci le rire aux lèvres et chantant, celles-là pensives et lasses, et l’une enguirlandée de roses, une autre qui porte un miroir, une autre une colombe, une autre un hibou noir, et toutes passent, en cortège, et leurs mains tressent la couronne des jours. Elles chantent si doucement qu’on entend « à travers leur voix d’autres voix », oui, les voix de toute la Nature, accordées, et la voix de tout le passé, les bruissements de la forêt et les chansons de la légende, toutes les choses et tous les rêves dans lesquels s’incarne la pensée, suscités par l’incantation délicieuse…    ‌

Les Médailles d’argile95, semblent marquer un retour à la poésie objective ; en même temps qu’à une forme métrique plus régulière, presque parnassienne. Médailles votives, amoureuses, héroïques, marines, petits tableaux, très finement et fortement dessinés, bucoliques, mythologiques. L’œuvre est dédiée à André Chénier ; elle pourrait l’être aussi à José-Maria de Hérédia, dont l’influence ici n’est pas contestable. Le poème du Bûcher d’Hercule rappelle le style de la Légende des Siècles, plutôt encore celui de ces « petites épopées », moins vastes plus concises, plus alexandrines, auxquelles se plurent les Parnassiens. Les Passants du Passé semblent parfois de très beaux pastiches des Trophées.‌

Il serait injuste, du reste, de ne voir dans ce recueil qu’une réplique de modèles antérieurs. Bien évidemment l’originalité du poète et la merveille de son imagination s’y font sentir avec éclat. Ces poèmes, en tous cas, témoignent de ceci : si Henri de Régnier n’avait voulu inaugurer, avec d’autres, une poétique nouvelle, il aurait été l’un des plus forts parmi les Parnassiens, il aurait ressuscité le Parnasse en lui rendant l’abondance de l’inspiration, la fécondité puissante, à l’époque même où le Parnasse est mort, en vérité, de consomption. ‌

Par d’autres poèmes, Henri de Régnier nous a accoutumés à une si saisissante originalité qu’il nous déçoit peut-être quand nous le voyons ensuite écrire un peu « à la manière de plusieurs ». Mais, ici encore, il est lui, pourtant, par la variété et la beauté de la période poétique, par un sens de l’allégorie qui, même dans ces poèmes héroïques, se manifeste, comme involontairement, et surtout par sa prodigieuse invention de l’image plastique.‌

De Grands Critiques, gardiens des saines traditions littéraires, ont affecté de voir désormais Henri de Régnier, revenu de ses erreurs de jeunesse, abandonner le Symbolisme et faire amende honorable auprès des Parnassiens. Ils ont ingénieusement profité de l’éclectisme de ce poète, qui prétend ne s’astreindre à aucune école, accueillir toute forme de beauté et, suivant l’inspiration, recourir aux modes d’expression les plus divers. D’ailleurs, dans ce recueil même, les poèmes symboliques et les poèmes en vers libres ne manquent pas. Toute une partie du volume, A travers l’an, est dans le genre de la Corbeille des heures. La délicieuse odelette « Si j’avais mieux connu mon amour… », d’une tendresse si triste et d’une si pénétrante douceur, est exquise par la beauté des images, par la fluidité du rythme, par le mystère dont le sentiment s’y enveloppe.‌

Dans chacun de ces poèmes, héroïques même ou idylliques, ne sent-on pas que se cache, pour s’y plus délicatement révéler, une autre pensée, une âme triste, méditative, douloureuse, en mal d’elle-même, et qui tâche de se donner le change en se déguisant à ses propres yeux sous les voiles de la réalité bien peinte et brillamment parée. C’est là le secret de cette poésie, et de là vient son charme émouvant.‌

… Il a gravé les médailles diverses, dans l’argent doux, dans l’or, dans l’airain sombre et dans l’argile‌

Une à une, vous les comptiez en souriant,‌
et vous disiez : Il est habile ;
et vous passiez en souriant.
Aucun de vous n’a donc vu‌
que mes mains tremblaient de tendresse,‌
que tout le grand songe terrestre
vivait en moi pour vivre en eux,
que je gravais aux métaux pieux‌
mes Dieux,
et qu’ils étaient le visage vivant‌
de ce que nous avons senti des roses
de l’eau, du vent,‌
de la forêt et de la mer,‌
de toutes choses,
en notre chair,
et qu’ils sont nous divinement !

Telle est, quant à présent, l’œuvre abondante et merveilleuse de ce poète, dont la pensée se renouvelle incessamment, toujours accrue d’idées et de sentiments nouveaux, œuvre somptueuse et charmante, de grâce et d’éclat, d’intense méditation et de mélancolie, l’une des plus amples, des plus profondes et des plus belles dont s’honore la poésie d’aujourd’hui.‌

Francis Vielé-Griffin‌ §

Il n’y a pas de chanson plus gaie et plus allègre ; il n’y a pas de rêverie plus pénétrante et attristée. L’œuvre de ce poète, d’un charme divers, est telle qu’un souriant visage voilé de pensive mélancolie.‌

La poésie de Vielé-Griffin séduit d’abord par son élégance et sa grâce parée. Puis on l’aperçoit très complexe, ardente, morne, joyeuse, douloureuse et réfléchie, et, dans sa douceur même, très passionnée, dans son intime recueillement très émouvante.‌

Elle est digne encore d’admiration pour le noble souci d’art qu’elle révèle. On la sent uniquement attentive à l’idéal qu’elle entrevoit et dont elle dédaignerait de se laisser distraire. Elle n’est point curieuse de popularité et elle ne cherche d’autre assentiment que celui d’une conscience très scrupuleuse de poète. S’adressant un jour « aux jeunes gens pressés », l’auteur de la Chevauchée d’Yeldis écrivait : « Savez-vous qu’on a peur de nommer trop haut celui qu’on estime, de peur que la gloire ne l’enlève, et le gâte, et l’annule ?… N’est-il pas de garanties contre la gloire96 ?… »‌

 

Les « premiers vers » de Francis Vielé-Griffin datent des années 1885 et 86 ; ils forment deux petits volumes : la Cueille d’Avril et les Cygnes97. L’auteur n’a pas réimprimé le premier dans l’édition de ses oeuvres complètes et s’il conserve le second c’est à cause, laisse-t-il entendre, d’un peu de tendresse qu’il a pour ces « vieux doux vers » :‌

Celles-ci, je ne sais, malgré que l’Art hautain ‌
Accueillit d’un sourire indécis nos prémices, ‌
Valent comme un baiser, comme une odeur de thym
Et comme un jeu de flûte où vont des doigts novices.‌

Assurément, il n’est pas, dès ce début, en pleine possession de son talent. Mais on le trouve, alors déjà, conscient de quelques-unes des idées qui lui tiendront toujours à cœur.‌

Dans le poème initial de toute son œuvre, il proteste contre deux tendances littéraires, qui sont celles-là mêmes, en effet, contre lesquelles se dressait la jeune école ; le réalisme et le pessimisme, — du moins, cette forme de réalisme qui était de mode encore en 1885, et l’espèce de pessimisme qui en résultait comme l’écœurement tout naturel né de tels spectacles :‌

Le pessimisme cher, comme un crêpe, enveloppe‌
L’existence de son ombre désespérante ;‌
La prose rampe au ras du sol, flairant l’immonde,
Etalant au dégoût les vices pathétiques.‌

En opposition à cette basse littérature, il rêve, lui, d’une poésie très pure, impérieuse dans le culte qu’elle exige de ses fidèles, inaccessible à l’intelligence des foules et dédaigneuse de leur complaire, — et c’est à elle, Dea, qu’il consacre sa studieuse pensée. Par une sorte de répugnance à suivre l’exemple de tels devanciers qui flattèrent sans vergogne les goûts du public, il se laisserait aller plutôt à « ce rêve d’égoïsme » de ne point livrer à l’imbécillité des gens sa vision de la vie, et de la garder jalousement. Il estime, d’ailleurs, que l’Art est la seule fin de tout, et il n’attribue au Cosmos d’autre raison d’être ni d’autre but que d’aboutir « au chef-d’œuvre authentique où doivent converger toutes nos passions ». Quelques poètes, de ce même groupe, seront sensibles à de plus ou moins précises préoccupations sociales et s’efforceront d’associer le peuple « aux joies de l’art » ; lui non, et dans un véhément poème intitulé Quousque ! s’irritant de voir les musées exhiber, comme en des lieux publics, la Beauté, il refuse de reconnaître à « tous les épiciers » le droit de contempler, dimanches et fêtes, la Vénus !… Quinze ans plus tard, il protestera contre la tentative, qu’il reconnaît aussi généreuse que vaine, de certains qui voudront « aller au peuple ». Cette notion aristocratique de l’Art ne le conduit, du reste, pas à de l’Alexandrinisme : il s’inspire trop directement de la vie et il la veut trop largement exprimer pour se confiner dans une étroite esthétique d’initiés. Mais il convenait, en 1896, de réagir contre les complaisances populacières des réalistes et, en 1900, contre le hasardeux apostolat dans lequel des poètes allaient aventurer, un peu à la légère, leur poésie. Vielé-Griffin a considéré que le rôle, — même social, — du poète était de ne songer qu’à son art, d’embellir, quant à lui, le rêve humain de la Beauté.‌

Sa note personnelle, dans la Cueille d’Avril et les Cygnes, est une sereine, alerte et jeune gaieté dans la Nature toute neuve et fraîche, une poésie primesautière, de belle ardeur et de confiante joie :‌

J’errais en un pays sans nom, parmi des fleurs,
Sans rêve et sans passé, joyeux de joie étrange, ‌
Enfantin et riant des sons et des couleurs,
Dans ma virilité virginale d’archange…‌

Les descriptions sont fines et jolies, souvent même d’une assez grande puissance évocatrice et, dans la série des poèmes de la mer, où le procédé littéraire se fait parfois un peu trop sentir, tel coucher de soleil, où des lueurs d’incendie mêlées d’âpres fumées s’élèvent des « décombres du jour », est d’un magnifique éclat. Ailleurs, le décor est très simple et l’harmonie des vers semble apaisée, comme à demi somnolente « dans cet éloignement où la province dort ». Ailleurs encore, le rythme danse et tournoie, en rondes légères, et il s’éploie avec des souplesses d’écharpes ondoyantes… Il y a dans les Cygnes un très beau poème symbolique, « Rex », où en une claire et somptueuse allégorie qui, par la précision, la richesse et le coloris, rappelle Gustave Moreau, trône au carrefour des mondes Erôs. Parvis de marbre et d’or, rayonnements sur les balustres d’or des terrasses et sur les bois enguirlandés, parfums voluptueux, ivresses, extases des triomphes charnels ; et des perles au bord des flots ruissellent dans la lumière. Un océan de sang, de haine et de fange environne le merveilleux séjour, et, du flux de ses flots noirs et de son farouche ressac, montent, dans le vacarme et la huée, les couples humains, oublieux de l’ombre tumultueuse dont ils s’évadent, enivrés de l’hymne de leur âme. Et ils s’avancent sur la terrasse d’or où trône Erôs, cambrant son torse nu, et ils cheminent, oublieux, « en chantant vers la mort ».‌

La Cueille d’Avril et les Cygnes, au point de vue prosodique, se présentent à peu près comme des poèmes parnassiens. Les vers, d’un nombre constant de syllabes, sont disposés en strophes régulières. Toutefois, Vielé-Griffin s’est, dès cette époque, affranchi des plus vaines et insupportables règles de l’ancienne métrique. Sa versification est celle de cette époque intermédiaire où s’opéra la transition du Parnasse au Symbolisme ; il la définit ainsi dans un avertissement au lecteur qu’il mit en tête du recueil des Cygnes, avec la date de novembre 1886 : « C’est le vers libéré des césures pédantes et inutiles ; c’est le triomphe du rythme ; la variété infinie rendue au vieil alexandrin, encore monotone chez les Romantiques ; la rime libre enfin du joug parnassien désormais sans raison d’être, redevenue simple, rare, naïve, éblouissante d’éclat au seul degré du tact poétique de celui qui la manie… » Puis il cite le passage célèbre du Petit traité de poésie française où Banville regrette que Hugo, laissant sa révolution incomplète, n’ait pas rendu le vers « absolument libre », et il s’autorise de ce témoignage pour légitimer ses innovations.‌

Il y a là, sans doute, un louable vœu d’indépendance, et, en confiant ainsi au tact poétique de chaque écrivain le choix de la rime au mépris de toute règle catégorique, Vielé-Griffin est tout près de donner la formule même du vers libre. Mais il n’aperçoit pas encore tout ce qu’il doit tirer de ce principe individualiste et ses efforts ne tendent qu’à varier à l’infini le « vieil alexandrin ». Pour cela c’est surtout au déplacement capricieux de la césure, aux enjambements et aux rejets qu’il a recours, car sous le rapport de la rime il est encore, en fait, presque parnassien. Il déséquilibre les hémistiches de son vers. Très fréquemment, le sixième pied de son alexandrin est la syllabe médiane d’un mot, ou bien une muette ; et, contre l’usage classique encore, la septième syllabe, elle aussi, est souvent une muette :‌

Font un jouet habi — tuel au cœur lassé.‌
(Rythme provincial. Cueille d’Avril‌.)
Des rocs, le carnage — du ressac bave noir.
(Rex. Cygnes‌.)
L’arbre de la Scien — ce du Bien et du Mal.
(Le fruit. Cygnes.)

Il est parfaitement vrai que cette versification continue l’œuvre émancipatrice entreprise par les Romantiques. Reste à savoir si le « vieil alexandrin » est susceptible de prendre cette infinie variété de formes, et si, à le vouloir trop assouplir, on ne le brise pas tout simplement. C’est ce que donnent à penser des poèmes tels que celui-ci, dans lequel ni les vers ni les strophes n’ont la moindre unité constitutive :‌

Vous suspendiez aux branches des guirlandes, à ‌
L’entour d’un bassin vénéré cher aux naïades, etc… ‌
(Fontanalia. Cygnes.)‌

Les meilleurs poèmes de la Cueille d’Avril et des Cygnes sont exempts de ces audaces et la métrique en est à peu près régulière. Mais c’est à ces audaces qu’aboutit le premier effort de la poésie nouvelle lorsque, ayant décidé de rompre avec les règles parnassiennes, elle n’avait point encore trouvé sa formule propre, qui est celle du vers libre.‌

 

Le recueil intitulé Joies, qui parut en 188998, s’ouvre sur cette déclaration très nette : « Le vers est libre. » Et l’auteur commente cette maxime en disant qu’il ne prétend pas écarter « le vieil alexandrin » diversifié par d’heureux déplacements de césure, mais que « nulle forme fixe n’est plus considérée comme le moule nécessaire à l’expression de toute pensée poétique, que désormais comme toujours, mais consciemment libre cette fois, le Poète obéira au rythme personnel auquel il doit d’être ». Cette phrase est claire ; elle caractérise bien l’esprit de l’innovation qu’elle résume et elle en pose avec netteté le principe essentiel : l’individualisme absolu. Il s’agit, en effet, de repousser toute discipline, de récuser, comme non avenue, toute autorité, de réaliser, enfin, cette « anarchie littéraire, pour laquelle, dit ailleurs Griffin, nous avons combattu et que voici à son aurore99 ». A la faveur de cette anarchie, le poète recouvrera la conscience de ses droits, dont le plus imprescriptible est à coup sûr celui de se choisir à lui-même, pour la pensée qu’il veut exprimer, la forme qui lui convient, au lieu d’avoir à suivre servilement des règles catégoriques que d’autres ont trouvées et qu’on lui impose100.‌

Vielé-Griffin a, plusieurs fois, exposé ses théories prosodiques. Sa conception du vers libre est intéressante. Elle repose sur deux principes très justes et qui, chose remarquable, sont en contradiction formelle avec ceux qu’appliquait Griffin dans ses premiers vers ; c’est à croire qu’il s’est rendu compte, à l’usage, des défauts de sa métrique et qu’ensuite, adoptant une métrique nouvelle, il l’a basée sur la négation de ces défauts-là, dont l’un est la pratique de l’enjambement et l’autre le traitement des syllabes muettes comme des syllabes quelconques.‌

Pour assouplir le vieil alexandrin, l’auteur des Cygnes le bousculait de toutes façons. Or, il constate maintenant qu’« il existe instinctivement une répulsion pour l’enjambement… ce leurre de liberté qui est la négation même du vers101 ». Nous voilà donc revenus à la doctrine classique, à celle de Boileau, qui voulait qu’un arrêt du sens marquât la fin du vers. N’est-il pas absurde, en effet, que l’idée et son expression n’évoluent pas de même, mais que l’un aille à hue pendant que l’autre est à dia, ou que l’un stoppe pendant que l’autre fait diligence ? D’autre part, il est bien certain que les réclamations des Romantiques en faveur d’une plus grande variété de l’alexandrin, d’une harmonie plus libre, plus diverse, étaient parfaitement justifiées. Aussi Vielé-Griffin rechercha-t-il dans le vers libre la conciliation de ces deux exigences, la romantique et la classique, contradictoires en apparence seulement, car le vers libre, n’ayant pas de longueur déterminée d’avance, a toute la désinvolture qu’il faut pour s’arrêter avec le sens de la proposition qui le constitue, et, pour la même raison, a toute la variété désirable : « Il met d’accord Boileau et Victor Hugo dans ce que leurs théories avaient de légitime102 ». ‌

Quant à l’E muet, la métrique le compte pour une syllabe ou bien l’élide selon qu’il est suivi d’une consonne ou d’une voyelle. Toutefois, elle maintient entre la syllabe muette suivie d’une consonne et une syllabe forte cette différence qu’elle n’autorise pas la présence de la muette à la césure, parce que là elle veut un son bien marqué. Griffin, dans ses premiers vers, ne fait même pas cette distinction, et lorsqu’il écrit, par exemple :‌

Des rocs, le carnage du ressac bave noir,

il identifie la muette à une voyelle forte… Mais, à présent, il s’est aperçu de cette erreur, et il dit : « Le jeu des E muets… est la suprême subtilité d’une langue accomplie et divinement musicale, dont la brutale abrogation des muettes ferait, pour employer une expression de M. de Régnier, quelque chose de moins qu’un patois britannique… L’E muet est la base musicale de la langue française…103. » Or si l’on y songe, de cette conception nouvelle de l’E muet résulte une transformation complète de la prosodie. La syllabe muette n’est considérée désormais ni comme nulle ni non plus comme l’équivalente d’une syllabe forte. Et Griffin se demande « si le vers est numérique ou rythmique et si aucune langue humaine, à aucune époque historique, a pu s’harmoniser pour ses poètes selon une prosodie arithmétique104. » Voilà l’essentiel. Le principe de la prosodie nouvelle consiste à substituer, dans l’évaluation des syllabes d’un vers, le point de vue qualitatif au point de vue quantitatif, c’est-à-dire qu’au lieu de « hacher la langue en lanières duodécasyllabiques avec un calembour en grelot »105, le poète, distribuant les syllabes suivant leur nature, leur valeur propre, leur longueur, leur accent, leur intensité, les répartira de la façon la plus musicale.

Tel est l’instrument poétique dont usera désormais Griffin. Son vers est absolument libre et il l’adapte, avec beaucoup d’art, à la pensée qu’il lui veut faire exprimer. Il est rare qu’il l’allonge extrêmement et, en général, il ne l’étend guère au-delà des limites anciennes de l’alexandrin, « question d’oreille et de goût », dit-il, n’éprouvant pas le besoin d’amplifier à l’excès les éléments de la période poétique106.‌

Pour expliquer la révolution poétique à laquelle il prenait une si grande part, Vielé-Griffin a dit du vers libre qu’il était plutôt « une conquête morale qu’une simplification prosodique107 ». L’expression est belle et elle est juste. Les poètes qui, entre 1886 et 1890, cherchèrent et trouvèrent une forme inédite du langage rythmé étaient animés à cette recherche par le besoin qu’ils avaient d’un vers nouveau pour une pensée nouvelle. Ils n’ont pas envisagé la forme d’une manière abstraite, indépendamment de l’idée ; c’est, au contraire, aux sollicitations de l’idée qu’ils cédaient. A de nouvelles conceptions des choses l’ancienne métrique ne suffisait plus ! Elle fut abolie, le vers déclaré libre, et chaque poète put donc l’adapter à son tempérament propre, à sa philosophie.‌

Or, voici de quelle manière Griffin envisage, quant à lui, la rénovation intellectuelle d’où dériva la poétique du vers libre : « Ce qui caractérise le Symbolisme, dit-il, c’est la passion du mouvement au geste infini, de la Vie même, joyeuse ou triste, belle de toute la multiplicité de ses métamorphoses, passion agile et protéenne, qui se confond avec les heures du jour et de la nuit, perpétuellement renouvelée, intarissable et diverse comme l’onde et le feu, riche du lyrisme éternel, prodigue comme la terre puissante, profonde et voluptueuse comme le Mystère108. »‌

L’esthétique parnasienne, rigoureuse et immuable, n’avait pas la souplesse et l’abondante variété qu’il faut à l’expression de la Vie, incessamment changeante ; aussi avait-elle dû fixer son idéal et, en quelque sorte, l’immobiliser : c’est un décor somptueux que peignent les Parnassiens, mais dans lequel rien ne bouge, ni ne bruit, ni ne frémit. Ils adoptèrent la seule attitude à laquelle convint la forme d’art qu’ils avaient à leur disposition : et ils furent, en vers du moins, impassibles, encore que, dans l’existence quotidienne, plusieurs d’entre eux apparussent comme volontiers loquaces, bons compagnons et joviaux.‌

Le Symbolisme fut une véritable renaissance de l’esprit poétique dans notre pays. A mesure que s’élargit la théorie de la versification, on voit aussitôt surgir une très riche inspiration poétique. « A la forme fixe, dit Griffin109, nous opposâmes la forme mobile, à l’attitude le geste, à la statique le mouvement ; à la mort, nous opposâmes la Vie… »‌

Ainsi se manifeste le caractère largement humain de cette poésie. Plusieurs Symbolistes surent unir au plus curieux souci de l’Art de généreuses préoccupations sociales. On sait, par exemple, combien Verhaeren et Stuart Merrill ont imprégné leurs œuvres du sentiment de la misère des classes et de l’esprit des revendications. Les Entretiens politiques et littéraires, qui eurent un rôle si important dans les origines de ce mouvement des idées, étaient un recueil d’ardente et passionnée polémique révolutionnaire. Griffin, dont la collaboration, — plus littéraire, du reste, que politique, — y fut active, fait cette remarque très juste : « C’est le culte de la Vie qui a précipité vers l’étude des solutions extrêmes de l’anarchie et du socialisme maint jeune poète, pour l’étonnement du grand nombre110. »‌

 

L’allégresse, avec tous ses caprices, avec son impétuosité charmante, trouvait dans la liberté rythmique des vers nouveaux son véritable mode d’expression, ainsi que le prouvent les Joies.‌

C’est à la poésie populaire que Vielé-Griffin est allé redemander le secret de la joie, qu’avaient perdu les lettrés. Il s’est, à plusieurs reprises, inspiré de chansons anciennes, de rondes enfantines ; il leur a emprunté cette fantaisie fine qui, sous l’apparence de la naïveté, sourit si joliment. Il en conserve le refrain traditionnel, qui donne la note et indique le thème. Puis il laisse là-dessus aller son rêve, à lui ; son rêve se joint au rêve de jadis, à la gaieté d’autrefois d’où est née d’abord la chanson ; et il y a quelque chose de gracieux et d’émouvant dans cette union de l’âme ancienne et de la nouvelle, semblables au fond et pareillement troublées de l’éternel amour de vivre.‌

Derrière chez mon père, un oiseau, chantait
La chanson de mon rêve ; ‌
Et voix de la plaine et voix de la grève, ‌
Et voix des bois qu’Avril énerve, ‌
L’écho de l’avenir en riant mentait : ‌
Du jeune cœur l’âme est la folle serve ; ‌
Et tous deux ont chanté, ‌
Du Printemps à l’Été…‌

C’est à leur rythme surtout que ces petites chansons doivent leur agrément et leur poésie. On n’y trouve que peu d’images ; les sonorités en sont peu éclatantes. La pensée elle-même n’y a pas la profondeur et l’originalité qu’elle prend en tels autres poèmes de Griffin. Mais ce qu’il voulait rendre ici, c’est la jeune spontanéité des cœurs, et le mouvement de leur gaieté qui tantôt bondit et s’en va dansant, légère, rieuse, avec des retours imprévus et des sauts, et puis lasse et comme prête à s’apaiser et puis emportée encore à sa belle folie. C’est l’âme même qui chante ici et elle ne se divertit point de quelque joie particulière, mais toute joie humaine est en elle et l’exalte, en dehors du temps et des circonstances, dans l’absolu de sa nature.‌

De là vient la beauté de ce recueil, et il ne faut pas la constater seulement dans ces chansons inspirées de thèmes populaires, mais dans les autres pièces aussi que le poète créait tout entières. Quelques-unes ne sont que de la gaieté toute pure ; elles ont la fraîcheur des belles matinées printanières ; leur rythme est un pas joyeux sur le sol, dans l’enivrement des heures lumineuses ; elles chantent et leur voix se mêle à la fête innombrable des êtres et des choses :‌

Des oiseaux sont venus te dire
Que je te guettais sous les lilas mauves.
Car tu rougis en un sourire,
Et cachas tes yeux en tes boucles fauves,
Et te pris à rire.    ‌
Des fleurs t’ont promis quelque chose…

D’autres, toutes frissonnantes, semblent avoir été touchées par la soudaine mélancolie du soir qui tombe ; dans leur tendresse, il y a une inquiétude et dans leur douceur un peu d’amertume : elles ne chantent plus, mais elles chuchotent, et, parmi le silence crépusculaire, on dirait qu’elles éveillent, comme de lointains échos, les tristesses éparses à travers l’existence humaine…‌

Les doux soirs sont flétris comme des fleurs d’octobre. ‌
— Qu’irions-nous dire au saule, aux ajoncs, aux lagunes ?… ‌
Le savions-nous ? quand nous avons ri,
Que tous deux jouaient de vieux rôles ? ‌
Le savais-je, moi ? vous, le saviez-vous ?‌
— Maintenant, tout est gris sur la lande nocturne — ‌
Avec nos rires faux et doux ?
Que nous en avait dit l’avenir taciturne ?
Que savions-nous ?‌

Au lieu d’une chanson, c’est un lied. Ainsi alternent et se remplacent les sentiments divers, en ces poèmes, de même que dans les âmes successivement émues de douleur et de joie, de même aussi que s’obscurcissent ou s’éclairent les paysages, suivant le passage, au ciel, des nuées voyageuses. Entre les âmes, en effet, et les paysages se révèlent de mystérieuses concordances ; nulle modification ne se produit ici que l’on n’aperçoive là, et l’âme est un reflet du monde. Elle s’embellit de juvénile joie lorsqu’à l’aurore délicieuse, dans la gloire irradiée de l’orient, « le soleil jaillit comme un chant de lyre » ! Elle s’afflige des ciels sombres et se désespère parfois lorsque de trop pathétiques aspects se dévoilent aux horizons. Et, certains soirs « de féeries, de vapeurs enrubannées », où l’on dirait qu’il y a dans l’air un incertain sourire noyé de larmes, elle éprouve, elle aussi, ce trouble délicieux et « s’attriste de joie »… Il n’y a pas, dans ce mélange de sentiments, une contradiction, et cette multiplicité d’émois n’est pas inharmonieuse. Les tristesses s’unissent aux joies dans la ferveur de l’âme exaltée, car tout cela, divers, tumultueux, est la vie, l’ardente vie où l’âme aspire !‌

… Vielé-Griffin définissait le Symbolisme par la passion du mouvement et de la vie. Cette formule est extrêmement juste et frappante, si l’on songe qu’en effet le symbole se distingue par sa généralité du fait particulier et accidentel. Or, il n’y a rien de plus général, de plus universel dans le temps de l’espace, il n’y a rien que l’on puisse davantage considérer comme un absolu que la Vie, telle que le poète l’a conçue et telle qu’en ses poèmes si intenses il l’a exprimée. Il ne s’est point efforcé d’être impersonnel en atténuant son émotion, mais, au contraire, en se livrant à elle, attentif à ce qu’il percevait en lui-même, vivant ainsi avec toute la Nature, de profond et d’essentiellement humain.‌

 

Les poèmes des nouveaux Cygnes111 diffèrent à bien des égards des précédents ; néanmoins ils proviennent d’une semblable philosophie, élargie seulement et développée, et ils sont une nouvelle application de la même esthétique. Mais l’allégresse juvénile s’est apaisée et, à la belle joie toute spontanée et vive, la patiente réflexion s’est substituée. Les claires gaietés de la Nature ont disparu. Le poète s’est écarté des paysages variés qui l’enchantèrent ; il ne se laisse pas distraire du recueillement de sa pensée par la féerie du soleil et des nuages… Un jour, semble-t-il, participant à l’universelle vie des êtres et des choses, épars autour de lui, il eut, comme son Fossoyeur, la sensation très nette qu’il possédait en lui-même cette vie, et que de lui-même il la répandait, et qu’« il créait tout cela, — la ville, le lac, les faîtes blancs — du grand regard de ses vingt ans ». Il vit que l’âme est la source de tout et, son panthéisme se déterminant sous la forme spiritualiste, par réaction, soudain, il s’écarta du Cosmos et se retira dans l’étude attentive du microcosme, principe et explication, crut-il, de la réalité. Les poèmes des nouveaux Cygnes sont de minutieuses analyses psychologiques, des méditations passionnées sur la nature de l’âme et son intime activité.‌

Nous ne sommes pas, ici, dans le domaine du rêve et de l’heureuse invention. C’est à la réalité que le poète s’intéresse, c’est elle qu’il cherche curieusement et son vers ne frémit que de l’épier, de la toucher et de la suivre. Quelquefois, elle se déguise sous la forme de clairs symboles, ou du moins le poète emprunte le personnage de quelques simples héros afin de généraliser en son aventure la multitude des anecdotes particulières. Mais il prend à la vie même la matière des drames moraux qu’il met en œuvre ; il lui arrive de laisser tel quel le fait-divers dont il s’inspire, dans sa crudité, son horreur et son émouvante vulgarité. Ainsi le poème intitulé Epitaphe est précédé de ces lignes : « Il y a longtemps que je voulais mourir. (Lettre d’un suicidé de douze ans. Les Journaux, décembre 1891.) » Un autre, le Gué, a pour thème un texte analogue : « Un étrange suicide. Une jeune fille s’étant avancée délibérément dans la mer, où elle s’est noyée, son corps a été rejeté par les vagues… (Faits-divers). » Tous les détails de ce sinistre événement sont énumérés ; aucune des circonstances qui l’ont amené n’est omise. Le problème psychologique consistait à expliquer la naissance et le sûr progrès de l’idée de la mort en cette petite âme mystérieuse ; il fallait donc la situer avec exactitude dans le milieu réel où elle s’éprit de ne plus vivre. La mère morte toute jeune, et le père remariée. Une sœur morte aussi, dont la pensée est nostalgique et que l’enfant évoque cueillant de beaux bouquets de blancs lilas dans l’éternel printemps du Paradis. La petite âme se trouble de religiosité, maladive et de mysticisme et, les matins de communion, Christ vient à elle dans son ciboire ailé et il lui dit qu’il est bon de mourir. La marâtre est dure et la traite comme une folle. Et puis on veut la marier. Lointaine, elle se prête à tous projets. Mais, dans sa chair de vierge autant que dans son chaste esprit, elle a peur de l’amour ; et sa résolution est prise. Le jour du mariage, tandis que sonnent les cloches comme pour un dimanche, elle s’enfuit. Et c’est aussi, pour elle, le jour des épousailles, car le doux Christ Jésus lui fait signe, là-bas, et c’est vers lui qu’elle va…‌

Lorsqu’il mentionne tous ces faits, — de cette façon réaliste, semble-t-il, — le poète ne prétend pas les donner comme l’explication complète de la crise morale qu’il étudie : il sait que l’âme n’est point ainsi mécaniquement mue par un petit nombre de motifs bien apparents. Mais il prête à la moribonde un très subtil discours, où apparaissent et se succèdent les idées dans un mouvement tel qu’il est celui même de l’âme et provient de sa plus intime impulsion. Le rythme libre et varié du vers, qui tantôt s’accentue, se précipite et tantôt s’alanguit, est docile aux alternatives de torpeur et de ferveur que l’âme traverse. Et, comme les Joies, c’est donc ici encore la spontanéité même de la vie qui s’exprime d’une manière immédiate et directe.‌

Oui, la Vie, — et jusque dans la Mort ; car, comme le dit le poète au suicidé de douze ans,‌

Certes, en la mort même tu fus la Vie, ‌
… Et pour mourir ainsi que toi, sans crainte,
il faut aimer le rêve de la terre…    ‌

Vielé-Griffin, suivant l’idée de Schopenhauer, proclame la mort volontaire l’affirmation passionnée du vouloir vivre. Donc l’âme tout entière, dans son essence et dans ses manifestations les plus diverses, n’est autre chose que le foyer le plus ardent de cette force obscure et merveilleuse qu’on appelle la Vie. On ne la peut sonder jusqu’en son fond et elle échappe à la plus attentive introspection ; on la devine, on la sent et on en perçoit l’épanouissement prodigieux, mais elle-même reste cachée dans les ténèbres de l’inconscient. Car Vielé-Griffin, de même que tous les Symbolistes, réagit contre la psychologie classique et aboutit à la doctrine de l’Inconscient, sous l’influence peut-être de Laforgue, mais de lui-même aussi et par sa propre réflexion. C’est, en effet, par l’esprit de finesse qu’il y est conduit, devinant dans la vie de l’esprit une infinie complication d’éléments imperceptibles.‌

Cette conception de l’âme est bien celle qui se révèle en cet étrange et profond poème qui a pour titre : Au seuil et pour épigraphe ces lignes de Carlyle : «… Au seuil du monde, où — comme Ulysse Polytas, aux confins du Gadès extrême de son voyage, le regard perdu aux lointains crépusculaires du désert d’au-delà, — tout homme voit l’ombre de sa mère, pâle, vaine… » Le fait psychologique qui est ici présenté est d’une acuité singulière et nous sommes transportés aux suprêmes limites de la pensée discernable. Le « seuil du monde », c’est le seuil dernier de la méditation possible, où l’esprit s’achemine de tout l’effort de son activité passionnée. Soucieux de donner à sa réflexion un caractère d’absolu, il s’est attaché à résoudre l’antinomie du temps et de l’éternité…‌

De cette heure-ci, vers celle-là, il n’est, ‌
Il n’est qu’un pauvre instant — le seul ! — le dernier-né ; ‌
Peut-être, en fixant ma cécité ‌
Sur la nuit qui vient ou le jour qui point, ‌
(Tel d’une barque on voit venir la côte au loin) ‌
Verrai-je venir l’Eternité…‌

Les images tumultueuses de la vie, fébriles et palpitantes du rêve qui les suscite, ont défilé, lentes ou vives, provenues des paysages spirituels, et celles-ci ardentes, et celles-là souriantes, — celles-là surtout, les toutes simples et toutes bonnes, émanées du jardin d’enfance, du bel avril, de l’herbe neuve. Mais elles surgissent dans l’angoisse et dans le tourment de la pensée, lasse définitivement et qui hasarde son dernier battement d’aile. Et la plus douce alors, la plus tendre et apaisante se présente, à jamais câline même dans l’effarement de l’heure, —‌

la tienne, Mère, … Maman !…‌

mais, décevante elle aussi, tant elle passe lointaine avec, — elle, la familière, — son sourire d’Éternité !…‌

D’autres poèmes, où l’analyse est moins intense, moins extraordinaire, offrent encore d’intéressants aperçus, des trouvailles de psychologue, sans parler de leurs belles ou charmantes qualités d’art. Ainsi, dans le poème du Porcher, il y a une très pénétrante étude du souvenir, du va-et-vient de la mémoire, de l’évocation successive des visions anciennes, mêlées aux nouvelles et avec elles composant la mobile synthèse de la personnalité présente ; parmi les chênes, dans l’ombre pleine de rêveries, les heures oubliées passent en cortège, et des visages d’autrefois s’y esquissent, et le lointain du temps rejoint le temps proche ; et c’est un jeu des heures nombreuses de se grouper à leur fantaisie, avec une grâce mélancolique. — Eurythmie est une profonde méditation sur l’amour ; le dialogue sans fin de l’Amant et de l’Amante y est à la fois douloureux et passionné ; à côté de la joie y apparaît la détresse et à la volupté l’amertume s’unit :‌

Te voici, comme au soir de ta première extase, ‌
Triste du vin de ma beauté !…‌

N’est-il pas demeuré, malgré le don royal qu’elle lui a fait, pauvre et de cœur mendiant et sans cesse plaignant son insatiété. Or, elle a, de toute sa tendresse, exalté l’égoïsme involontaire de l’Amant et elle s’est faite l’image magnifiée de lui-même afin qu’il s’adorât en elle :‌

Le temple est tel que tout frisson converge et chante ‌
vers l’autel où j’ai mis ton âme devant toi…‌

Est-ce qu’il n’y a pas dans l’Amour une puissance mortelle, et parce qu’il est la plus ardente affirmation de la Vie, ne tend-il pas à la suprême ivresse de la Mort ?…‌

Il n’importe ; et, s’il est la Vie, il a droit à toute notre ferveur !…‌

Yeldis, avec sa voix et son clair rire, Yeldis parmi ses fleurs « avec sa traîne de ténèbre triste », Yeldis oublieuse et que la mort n’arrête pas dans sa chevauchée indéfinie, est-elle l’Idéal ou seulement le Désir ? Elle que suivent à l’envi les jeunes hommes ivres d’elle ! C’est une frénésie qui les emporte à travers villes et montagnes, plaines et champs et rives. Philarque et Luc, un jour, comme en déroute, quittèrent la troupe possédée et, las, tournèrent bride.‌

Yeldis sourit et fouetta son cheval…

Et Claude, un soir de halte, essaya de chanter en regardant Yeldis, — car il disait se consoler avec les sons d’une petite flûte. Il s’endormit et ne s’éveilla plus. La plaine sans limite s’ouvrait, et la galopade reprit. Martial, qui était mâle et de décision ferme, beau paladin, prit Yeldis entre ses bras et elle fut à lui… Celui qui reste, le dernier, fidèle et tendre, est privé d’elle ; mais, de l’avoir suivie, — elle, le Désir ou l’Idéal, — il garde en l’âme l’émoi délicieux et le sublime frisson de la vie,‌

Et pense que la Vie est belle de bel espoir !…‌

L’art de Vielé-Griffin, dans ce poème, est arrivé à sa perfection. La pensée et la forme qu’elle revêt y sont harmonieuses et pures ; elles se déploient, l’une et l’autre, d’un même mouvement continu, avec ampleur et avec grâce. Les vers y sont étonnamment variés, très doux et musicaux parfois, et parfois colorés avec éclat, parfois souples et légers, parfois majestueux et nobles, expressifs tout ensemble de l’idée et du mouvement que le poète, lui veut donner, emportés tous dans cette allure folle et juvénile de l’indéfinie chevauchée… Les personnages sont caractérisés d’une façon vive et preste, au moral et au physique, leur costume même et leurs gestes, et ils se détachent sur le paysage de printemps en jolies images nettes. Les épisodes de la course longue sont heureusement trouvés de manière à l’égayer sans l’interrompre, à l’embellir sans la distraire. Le symbole est clair et se développe en pleine lumière, aventure d’amour, de joie et de rêve…‌

Le lyrisme de Francis Vielé-Griffin trouve son plus bel épanouissement dans La Clarté de Vie112. Ces poèmes unissent au charme descriptif de Joies la profondeur de pensée des Cygnes, et ils doivent à leur délicate perfection, à leur aisance, une grâce exquise.‌

La Clarté de Vie est dédiée « au printemps de Touraine », et c’est, en effet, cette région heureuse que célèbrent ces vers ensoleillés. Le paysage est la vallée riante où passe, au long « des gais coteaux de vigne et de forêt », « la lente Loire » en « bleu ruban moiré » ; c’est la plaine fertile et qui tire de sa fertilité toute sa magnificence, la plaine toute simple et sans autre beauté que celle de ses labours, de ses prés luxuriants, mais grandiose de n’être que la bonne terre nourricière et féconde. Les moissonneurs y sont en groupes ; ils chantent en buvant ; d’autres, en lignes, font, du geste de leurs faux, choir les épis ; et d’autres, qui les suivent, prennent les gerbes et les lient.‌

Et puis, courbant et redressant leur taille souple,
Les glaneuses méticuleuses vont par couples.‌

Ainsi se distribue à travers les champs le travail innombrable, comme une parabole de paix, d’abondance et de santé… Plus tard, quand la besogne est faite et quand nul « ne peine plus au damier des champs verts, ou roses, ou d’or », il semble qu’un grand repos s’étende sur la plaine « pâmée et lassée » ; le sol est chaud, la plaine s’alanguit, on l’entend frémir doucement,‌

Et l’homme endormi sous la treille,
Ecoute, en rêvant, le baiser,‌
De la Terre et du Soleil

Quand la plaine est fauchée, elle devient si simple et naïve qu’on la dirait une fillette,‌

Avec sa blanche guimpe grêle,‌
La robe raide où pas un pli ne prête…‌

Au retour des moissons, elle sera de nouveau la bonne Cybèle, et dans les veines des hommes courra plus alerte le sang joyeux qui, au cœur, chante une chanson,‌

La berceuse des temps anciens :
Que la Vie est sainte et bonne,
Que tout est juste et tout est bien…

L’homme et la plaine entonnent l’hymne de la Vie, multiple, infinie, perpétuelle, et qu’il faut vivre ! La Vie prodigieuse et inlassable, qui n’a pas d’arrêt. Tu la croyais endormie… ‌

Alerte ! elle marchait là-bas !‌

Elle semblait défaillante ; la terre avait perdu sa splendeur. On avait vu les arbres frissonner, les feuilles choir, combler les sources, encombrer les chemins, et de loin on devinait l’approche, dans le bruissement des sentes, du chasseur roux, l’épieu au poing, l’Automne. Dans un tumulte, hâtif et furtif, le chasseur roux était passé ; puis il avait étouffé sa torche dans les feuilles entassées, et un deuil s’était épandu sur la forêt et les champs voisins. La Mort s’installa sur la plaine… Mais la Mort et la Vie sont sœurs. Dans le triomphe des moissons sublimes et l’ivresse des hommes qui participent à la joie des choses, elles sont là toutes deux, tantôt graves et tantôt souriantes ; on ne les a pas vues se séparer, et elles s’avancent du même pas égal à travers la plaine, parmi les hommes, éternelles toutes les deux et sereines.‌

La poésie de Vielé-Griffin est, dans ces poèmes, plus colorée que dans les précédents. Les images en sont parfois gracieuses et charmantes, comme celle-ci : des feuilles jonchent la fontaine d’eau calme et claire où l’Eté étancha naguère sa soif,‌

Mais l’Automne pâle, au crépuscule, a trébuché, ‌
y laissant tomber sa couronne…

Parfois aussi elles ont une grandeur merveilleuse, une émouvante solennité. Ainsi cette épousaille, parmi les fleurs d’avril et l’herbe verte, de la jeune Mort et du bel Amour. Les cloches de Pâques sonnent à la volée, chantant les lèvres douces, la tiède chair et le fol émoi du Désir. Et ils s’avancent l’un vers l’autre au long de l’allée sombre, lui rose et elle pâle. Ils vont, muets, sans peur ni honte, les yeux ardents et, lui, sent en son cœur bouleversé la brulûre‌

d’un chaste amour sans but que son éternité…‌

car c’est la peur de l’incessante fugacité et le souhait de l’immuable qui présente aux amants la mort comme le refuge et apparente ainsi, pour à jamais, en l’âme humaine, l’Amour et la Mort. Cependant, les bras étendus et palpitants d’ardeur semblable, ils approchent, dans un frémissement :‌

Elle s’est avancée par le sentier qu’allonge ‌
Jusqu’aux pieds de l’enfant l’ombre des vieilles tours ;
On dirait qu’elle marche dans un songe,
Drapée en son étole blanche aux longs plis lourds ; ‌
Et sur le seuil où la lumière effleure l’ombre, ‌
Son diadème blanc, soudain, scintille et tombe ‌
En rayons d’argent froid vers sa gorge couverte… ‌
Mais lui, entré du pied dans l’ombre, sent monter ‌
— Plus haut que le baiser frôleur de l’herbe verte, ‌
Et jusque sur sa hanche — une âpre volupté, ‌
Comme une étreinte d’onde : la caresse de l’Ombre. ‌
Leurs bouches en un baiser se confondent.
Et la Mort s’est pâmée !‌

L’Amour et la Mort donnent à ces poèmes leur joie et leur mélancolie. Mélancoliques et joyeux tout à la fois, on y devine le sourire même de la vie dont la gaieté est voilée de tristesse. L’allégresse de naguère s’est faite grave ; elle s’est imprégnée de méditation, mais dans cette âme forte elle est restée vive et chantante. La Mort est jeune et sa pâleur est pleine de grâce, et le rose Amour l’a prise en ses bras ardents. Elle passe à travers les sentiers d’avril, et il n’est pas une fleur qu’elle ne touche ; la sérénité de son rêve emplit la Nature délicieuse. Elle n’est point une rôdeuse inquiétante, mais plutôt, douce et suave, l’âme des choses éphémères, dont le charme est fragile… L’âme de tout, notre âme aussi, car une seule pensée anime l’éternel Univers, s’y manifeste en apparences mobiles que la Vie et la Mort suscitent et varient à l’infini… Cette poésie profonde où la Nature et la Pensée s’unissent ainsi mystérieusement évoque le mythe ancien de Pan et de Psyché : tandis qu’il folâtrait à travers champs, à travers prés, le dieu a rencontré la vierge, et le dieu a plongé ses regards dans les yeux de la vierge ; émané de ces yeux, le songe est entré dans l’âme de Pan…‌

 

Dans les Joies, les Cygnes, la Clarté de vie, la pensée de Vielé-Griffin se présente sous la forme lyrique surtout ; il nous la faut encore examiner sous la forme dramatique, qu’elle paraît affectionner de plus en plus. Il n’est pas étonnant de voir un poète symboliste tel que celui-ci aboutir au drame. N’a-t-il pas de tout temps considéré le symbole comme la généralisation de l’idée, sa présentation la plus impersonnelle et objective ? Or, cette aptitude à sortir de soi-même, à réaliser extérieurement son âme en une image inventée à cette fin est la même qui induira le poète à créer des personnages différemment expressifs de sa pensée. Aussi trouvons-nous à plusieurs reprises, dans les recueils lyriques même de Vielé-Griffin, des poèmes dialogués ; les interlocuteurs en sont plus ou moins distincts, suivant que sont plus opposées les faces diverses de l’idée qu’ils représentent. Mais dans la Clarté de vie la plupart des poèmes de « En Arcadie » dressent en pied de très vivantes et aussi vraies qu’emblématiques figures. Il y a le Bûcheron, dont la chanson est scandée d’un rythme dur, comme à coups de cognée ; puis le Chevrier, homme dénué d’exubérance, qui a compris la vanité des mots et que ce n’est pas avec des mots qu’on dit l’Amour, et alors il a résolu d’être silencieux, attentif seulement à l’innombrable murmure des choses, à cette voix harmonieuse qui emplit le monde : il a l’air sombre et taciturne ; parfois il s’amuse à jouer, sur sa flûte, des airs ; — et surtout il y a l’ingénieux Euphorbe qui de l’illusion, soigneusement entretenue en son cœur, a fait toute sa vie. Au faîte de la montagne, il s’est construit une petite maison blanche et il l’orne du mieux qu’il peut… à cause d’Elle, qui peut venir, qui viendra, qui est là, qui sait ? Elle, l’amie parfaite et l’éternelle absente. Et comme il la choie et comme il la gâte ! Pour le seuil où ses doux pieds passent, il a lié des joncs qu’il a cueillis, et sur le haut du porche, le soir, il met des fleurs, celles qu’elle aime le mieux ; il a tourné des vases, et tressé en bel osier de fines corbeilles… Et il l’attend ; plutôt il la possède, car il s’est fait de l’incertain avenir, à force de ferveur, une réalité toujours présente…‌

Une des premières œuvres de Griffin est une petite comédie, les Fiançailles d’Euphrosyne, « marivaudage idyllique » très gracieux113. Ancaeus, qui remonte aux années 1885-87114, contient de charmantes choses ; au début, par exemple, une scène lumineuse et joyeuse, et dans les pages suivantes de jolis couplets. La signification n’en est pas tout à fait claire. Il s’agissait de marier le rêve et l’action : l’action, c’est ce rude argonaute d’Ancaeus, inapte à la douceur de vivre loin des combats et qui, le soir de ses noces, s’en va poursuivre et tuer un sanglier redoutable ; certes, il est brave ; — le rêve, c’est l’exquise Samia, une petite âme aux prises avec un terrible destin, une chimérique petite âme qui avait cru que l’amour peut être le tout de la vie !…‌

Ancaeus est écrit en vers réguliers, — sauf les licences que l’on trouve, à la même époque, dans la Cueille d’avril et les premiers Cygnes. Or, les inconvénients de l’ancienne métrique sont particulièrement sensibles dans le dialogue, parce qu’elle oblige le poète à modeler toutes ses répliques sur la forme qu’il a une fois adoptée, ou bien à couper son vers en morceaux quelconques, desquels chacun ne constitue pas un tout rythmique, et dont l’ensemble est incohérent ; on arrive à ceci :‌

Ancaeus
D’autres moururent.
Maeander
Les feux sont morts du couchant.

ou bien :

Samia
Doux maître, vous riez de ma parure ?‌
Ancaeus
Ô chère‌
Enfant, pour exalter, etc…

Le vers libre est, par excellence, la forme poétique qui convient au théâtre : elle est la seule qui concilie l’harmonieuse beauté du lyrisme avec l’aisance capricieuse d’une conversation. Cela est de toute évidence, et l’on s’étonne de voir des dramaturges s’acharner à mettre en pièces des alexandrins pour donner à leur dialogue du naturel et de la vivacité : ce ne sont plus des vers ; dans les passages où les alexandrins subsistent à peu près, ce n’est plus du théâtre !…‌

Swanhilde115 est écrite en vers libres. Œuvre charmante, d’une couleur très caractérisée et très variée aussi. Les scènes violentes y alternent avec les scènes de douceur ou de passion ; la poésie en est gracieuse, ardente, mélancolique. C’est une exquise figure que cette légendaire Swanhilde, la fille de Sigurd, qui, par horreur de la guerre et du sang, se résout, afin d’apaiser d’anciennes colères, à devenir la femme du vieux roi Iormanrec ; et puis elle meurt, après avoir tué, se frappant elle-même d’une épée, — car on ne saurait échapper à la loi de sang qui pèse sur la vie. Et ce poème a cette beauté encore d’apparaître comme l’un de ces mythes très anciens sur la Vie et la Mort, où s’appesantit le rêve séculaire de l’humanité :‌

Forge un beau glaive ; l’Amour et la Mort
Se disputeront à qui l’aura ;‌
De l’Amour, de la Mort quel est donc le plus fort ?
… Allez le demander aux Dieux mêmes,‌

Baiser d’amour ou baiser de haine,
Baisers de sang… tu en mourras.

Quant au parti que l’on doit tirer du vers libre dans le dialogue dramatique, Swanhilde en témoigne et spécialement peut-être la magnifique scène du début où Iorman, le vainqueur, Ionak, le vaincu et ses fils irrités discutent avec fureur les termes de la paix :‌

Ionak. Il te faut autre chose, peut-être ?… ‌
Quoi donc encore ?
Iorman. Il me faut aussi cinquante anneaux d’or. ‌
Hamdir. Retourne-t’en chez toi !‌
Je me battrai malgré tout l’océan, ‌
Jusqu’à la mort ! — la tienne…‌
Sorli. Et moi !‌
Et, si tu veux la paix, d’où qu’elle vienne, ‌
On te la donnera sous terre et pour longtemps.
Erp. Et moi !‌
Reprends la guerre…

Il faudrait ici faire une place importante à cette belle trilogie de Παλαι 116, d’une forme si pure, d’une si haute et si sereine inspiration, d’un sentiment si délicat et hellénique. Pindare est le personnage principal et, avec Corine de Tanagra, dont la gaieté délicieuse cachait une intime tristesse, il discourt de l’essence de l’Art et de ce déguisement qu’est le Poème pour une âme douce et alarmée qui ne veut point livrer tel quel l’émoi dont elle est agitée… Puis, avec Myrtis d’Anthédon, de laquelle il s’écarte pour aller vers ses destinées, il s’afflige, riant un peu, de l’amour qui n’est pas éternel, de la vie qui est inférieure, et de l’art qui est exigeant ; mais il est jeune, Pindare, et son allure est allègre vers l’amour et la vie et l’art. Et Myrtis :‌

Je dis : Pindare ! de la même voix ‌
Que ceux qui disent lentement : Homère
Oublieuse qu’il fut aimé, dit-on, ‌
Par Myrtis, une femme d’Anthédon…‌
… Je pleure ! ce doit être de joie.‌

Et enfin il revient auprès de Lassos d’Hermione, le vieux poète qui fut son maître jadis et qui lui enseignait à chanter sur la lyre l’hymne à Latone, et qui maintenant, aveugle, voit, comme en rêve, les formes de la vie, souriantes ou malicieuses, joyeuses ou tristes, se jouer en son souvenir. Et ils s’entretiennent tous deux, le vieillard et le jeune homme, de l’heure passagère et de la Nuit d’Eternité !…‌

Il y a dans ce poème quelques-uns des plus beaux vers de Griffin, des plus pensifs et des plus nobles ; certains ont un superbe éclat de lumière et de joie…‌

Mais Phocas est le chef-d’œuvre dramatique de Griffin117. Il y a là vraiment la formule d’un théâtre nouveau, distinct tout ensemble du tragique conventionnel et du faux lyrisme. Du théâtre symboliste. Et cela ne veut pas dire une allégorie froide et d’intention didactique. La fable en est ingénieusement disposée pour l’expression, non d’une thèse, mais d’une idée ou de plusieurs. Et la fable, cependant, vaut par elle-même ; on ne voit pas trop, d’ailleurs, ce qu’elle pourrait perdre, au point de vue poétique et dramatique, à être toute pleine de pensée et de méditation. L’effroi que cause à certains critiques l’annonce d’un théâtre symboliste est une chose bien étonnante. S’il est un genre littéraire qui doive, entre tous, être symboliste, n’est-ce pas le théâtre, — dont la seule raison d’être, semble-t-il, est de représenter, de figurer ce que le roman, par exemple, raconte, énonce, décrit… Je ne sais rien qui soit plus véritablement « du théâtre », comme on dit, que l’admirable scène du rideau, dans le Brand d’Ibsen, — laquelle est tout à fait symboliste et, en même temps, est « du théâtre », puisqu’elle exprime l’idée par un procédé que le théâtre seul, de tous les genres littéraires, mettait à la disposition du penseur…‌

Phocas est chrétien… L’est-il ? Il l’est parce que son père le fut ; il le reste parce qu’il lui semblerait lâche de renier sa foi au temps même où la foi est persécutée. On massacre, et l’Eglise saigne. A travers les campagnes, errent les bandes pourchassées ; les décurions et leurs soldats les cherchent pour les bêtes… Phocas est chrétien ; il mène la vie que mena son père, — non celle qu’il aurait choisie et arrangée suivant ses goûts, suivant son âme. Son père était jardinier ; comme son père, il a bêché le sol, — et le voilà, tranquille et doux, dans le verger fertile. Mais une âme tendre et voluptueuse est en lui, aimante et clairvoyante. Et, vers la fin de la journée, étendu sous un figuier, voilà qu’il rêve de joies que son père n’avait pas prévues, et des velléités lui viennent de vivre enfin sa vie à lui… Douloureux et difficile réveil de son âme à lui, sous l’alluvion des idées, des sentiments, de toute l’âme paternelle qui pèse sur la sienne !…‌

Phocas songe qu’il serait plus doux de ne pas vivre seul. Or, il aime Thalie, pâle et jolie comme les déesses d’ivoire, et qui ressemble à l’effigie de Proserpine sur le statère d’Agrigente… Mais Thalie est païenne… Et Thalie n’est pas seulement Thalie ; elle est aussi tout le rêve qu’on a d’une vie autre, d’une vie plus belle, d’une vie qu’on choisirait.‌

Il la désire. Mais, pour l’avoir, renoncera-t-il à la foi de son père ? En rendant à César ce qui est à lui et à Dieu ce qui revient à Dieu, on pourrait s’accommoder des circonstances. Mais les fanatiques brouillent tout. Et lui qui n’est pas fanatique et qui voudrait vivre, va-t-il se tourmenter pour ces gens ?… Plutôt, n’ira-t-il pas, vers Antioche, trouver Thalie et l’aimer ?… Le soir tombe et la route est longue ; mais il met sa tunique blanche et ses sandales pour partir… Seulement, il ne part pas : celui qui n’a jamais quitté son jardin n’en sort point aisément. Phocas hésite, — et puis il est trop tard, et Phocas reste : « l’indécision est sur la route. » — Survient le diacre Johannès. Il réclame la dîme et profite de l’occasion pour sermonner un peu Phocas ; — Phocas, aussi, dans l’incertitude, le consultait. Le diacre s’indigne : « As-tu retenu ton coussin au cirque ? Luxure, lâcheté !… Adieu, bien de la joie, bien de la joie ! »‌

La violence de Johannès exaspère Phocas. Il va partir, quand arrive, avec ses soldats, un décurion. Conformément aux ordres, celui-ci veut Phocas le Jardinier, chrétien, promis aux bêtes !‌

Martyr alors ? Avec si peu de foi !… Martyr et confesseur de la foi des autres…

— Mais non ; Phocas le Jardinier, je suis son maître. Il est absent. Il sera là demain, dès l’aube. Je vous le livrerai ; cependant, je suis votre otage.‌

Le décurion est crédule. En outre, une bonne amphore de vin l’endort, Phocas pourrait fuir… Mais quoi ! Thalie l’aimera-t-elle seulement ? Et puis, s’en aller, avec sa vieille âme, — aller chercher une autre vie, avec sa vieille âme toujours pareille ? A quoi bon ?… L’incertitude est sur la route… Pour rompre les liens multiples qui l’attachent au passé, il manque de brusquerie. Dans la tombe close du passé, le bas de sa robe est pris. Non, il n’a pas la force qu’il faudrait pour se détacher et pour fuir… Alors, il reste, martyr par lassitude. Il se prépare à mourir, et, pour la première fois, dans ce sacrifice consenti, trouve la douceur de la liberté : l’approche de la mort lui est une délivrance. Il a donné ainsi le maximum de son énergie, car, — s’il est plus facile « de mourir que de renaître », — il meurt, du moins, parce qu’il l’a voulu…‌

La nuit s’écoule. Au pied d’un figuier, Phocas enfouit le coffre de ses trésors, afin qu’un jour, plus tard, en des temps meilleurs, Glaucos, le petit esclave, le retrouve et, profitant de telles richesses pour en jouir, lui, vive suivant le rêve de son âme : « Glaucos, écoute,‌

Tu songeras à vivre…‌
Tu vivras, non comme moi selon autrui
Mais à ta guise et d’aujourd’hui en aujourd’hui ;‌
Cueillant la vie quotidienne, bonne à toute heure ;‌
Et sans que des paroles dites jadis
Te pèsent comme une loi de sacrifice…‌
Ne songe pas à moi,‌
Que pour te dire (si l’on me nomme) :
Il m’a fait libre de ma voie…
Il n’a pas exigé que je fusse lui
Va vivre !
As-tu compris ? Non, car tu pleures…‌

La nuit passe et le décurion se réveille. L’heure approche… Mais Glaucos est allé, vite, à Antioche, chercher Thalie, qui justement est la sœur du décurion… Phocas est prêt à mourir et même une allégresse lui vient : « Phocas, décurion, Phocas, c’est moi ! » Un soldat le frappe. Et quand il meurt, Thalie arrive, — Thalie, la vie nouvelle, celle qu’il a choisie, élue, et vers laquelle enfin, grâce à la mort, il s’échappe.‌

… Peut-être n’a-t-on jamais mieux exprimé l’oppression des âmes par le souvenir, par tout le passé qui gît en elles et dont elles ne peuvent se débarrasser, l’étouffement des vivants par les morts, car les morts survivent dans nos âmes comme les vestiges, de leurs existences encombrent nos villes : dans nos villes et dans nos âmes, il y a plus de morts que de vivants. Pour nous délivrer d’eux, et vivre un peu nous-mêmes, l’oubli est le seul recours, l’oubli, force admirable et condition même de la vie. Seulement l’âme douce et pensive de Phocas est incapable d’oubli. C’est pour cela qu’il meurt…‌

 

Vielé-Griffin ne s’est jamais immobilisé en nul rêve y d’art, et si parfaitement qu’il ait réalisé la forme poétique qu’il souhaitait, on l’a vu chercher bientôt une autre image de beauté. Cette pensée est en perpétuel pèlerinage vers quelque apparition nouvelle de son idéal. Il n’y a pour elle ni repos ni trêve, tant elle est exaltée de sa quête merveilleuse.‌

Rester ? tu es folle, pensée !‌
On serait seul, — rien ne dure…‌

Ainsi le voyons-nous sur le point de se mettre en route, dans cet exquis poème de la Partenza118… « Adieu, plaisant Pays… » Quelle était la douceur du Pays dont il s’éloigne, la vallée d’or et d’ombre qui l’enveloppait d’un parfum de vigne et de foin ? Il s’en va pour se prouver libre… Et c’est d’un rêve surtout qu’il s’éloigne, du rêve d’une autre raison, d’une tendresse, d’une ferveur, d’un amour, d’un moment de la vie qui ne doit pas se survivre à lui-même. Il y a certes une mélancolie à laisser pour toujours l’heure qui fut aimée, à se déprendre du cher sortilège ; mais il est bon aussi de partir quand on aime,‌

Puisqu’on ne le sait qu’à ce prix‌
Et qu’on se découvre soi-même.‌

Surtout, il faut entendre l’appel joyeux de la vie, incessamment nouvelle. Il ne faut s’attarder ni au rêve choyé ni au poème où l’on a mis, hier, le meilleur de soi, mais s’apprêter à recevoir Demain dans toute son émouvante fraîcheur. Demain réclame un poème nouveau…‌

Voici « la légende ailée de Wieland le Forgeron ». Wieland forgeait des épées. Il était plus fort que nul autre forgeron, plus habile aussi. Il forgeait en chantant. Mais, un jour, il se lassa de l’épée, naïve et courte, vaine et brutale. Ses frères l’appelaient pour la chasse. Il partit avec eux. Dans la forêt, il aperçut Ervare l’Alvitte, au bord du lac où elle s’était baignée, Ervare la femme-cygne, plus blanche que les cygnes ; sa chevelure séchait, contre ses hanches, au soleil. Il l’aima, la prit dans ses bras et l’emporta dans sa demeure : « du baiser de l’Alvitte, Wieland conçut un art. » Le forgeron devint orfèvre : il cisela, dans l’or, une couronne… Mais l’Alvitte, un jour, s’enfuit ; — « c’est fini, la saison des baisers ! » Les serviteurs du roi surprirent Wieland qui ne forgeait plus d’épées. Le roi le jeta dans une île solitaire ; et là, pour avoir la vie sauve, Wieland dut forger des épées. Donc, il forgea l’œuvre de haine, en haine du roi… Or, la fille du roi vint dans l’île. Curieuse et enfantine, elle avait pris dans le trésor du roi la couronne de Wieland et, l’ayant laissé choir, l’avait brisée… Elle la rapportait à Wieland pour que Wieland refît la couronne d’or. Wieland tenait sa vengeance ; n’allait-il pas tuer la fille du roi ? La haine grondait en lui… Mais il mit le beau diadème sur le front de l’enfant et lui permit de s’en retourner. Wieland avait vaincu la haine. Il s’était élevé plus haut que n’élève l’amour, que n’emporte l’art. Il conçut la vie comme l’incessant amour de la vie, comme le désir inassouvi que n’apaise ni la victoire sur le fer dur, ni la volupté délicieuse, ni l’art enivrant, mais qu’une ferveur nouvelle éveille toujours à d’autres rêves, à d’autres ardeurs.‌

Ce poème est un des plus beaux, des plus puissants et des plus profonds de Vielé-Griffin. La composition, si simple, suivant le développement harmonieux de l’idée, nous entraîne, de degrés en degrés, à l’apothéose finale. La merveilleuse variété du rythme s’adapte aux épisodes divers du poème, sombres, gais, émouvants, sublimes : c’est d’abord la brise matinale, légère et chantante ; puis elle se transforme en vent puissant, en vent farouche ; l’immense tourbillon emporte la pensée ardente, puis, pacifique, l’installe aux calmes régions de l’éther…‌

Il faudrait tenir compte encore de plusieurs poèmes, le Chercheur de pain, l’exquise Sainte Agnès, et de tant d’autres, pour caractériser, même provisoirement, l’œuvre poétique de Vielé-Griffin, méditative et passionnée, d’une allégresse pensive, d’une mélancolie pénétrante et réfléchie.‌

Maurice Maeterlinck §

L’œuvre tout entière de Maurice Maeterlinck est poétique. En outre, il a exprimé, de la manière la plus saisissante, quelques-unes des idées essentielles du renouvellement poétique contemporain. Ses vers, cependant, ne forment que deux minces recueils, les Serres chaudes, son premier ouvrage, et les Chansons.‌

Les Serres chaudes parurent en 1889119. A cette date, elles ne marquent pas de très particulières innovations rythmiques. Ou, du moins, ce qu’il y a de très spécial dans la manière et le son même de ces vers, ne vient pas de l’application d’une métrique nouvelle, mais plutôt d’un art singulier d’éveiller sur des instruments connus des musiques jusqu’alors inouïes. La plupart des poèmes de ce volume sont écrits un vers octosyllabiques, groupés en quatrains, de rimes alternées suivant des agencements divers, mais en conformité avec les règles courantes. Quelques-uns sont en vers libres. En vers tout à fait libres, si l’on entend par là que le nombre des syllabes n’en est ni régulier ni constant, qu’ils ne sont pas rimés ni seulement assonancés. Même on n’y trouve, souvent, aucune cadence définissable. Ce qui distingue ces vers libres de ceux, par exemple, de Kahn, de Vielé-Griffin ou de Régnier c’est qu’on n’en peut, d’une manière plausible, caractériser l’accent.‌

Allez ensuite à ceux qui vont mourir. ‌
Ils arrivent comme des vierges qui ont fait une longue promenade au soleil, un jour de jeûne : ‌
Ils sont pâles comme des malades qui écoutent pleuvoir placidement sur les jardins de l’hôpital ; ‌
ils ont l’aspect de survivants qui déjeunent sur le champ de bataille.‌

Maeterlinck déclara jadis à Jules Huret qu’il avait écrit d’abord la Princesse Maleine en vers libres, — c’est-à-dire en mettant à la ligne chacune des courtes phrases du dialogue, — et qu’il avait ensuite fait disparaître, dans l’édition de son drame, cette disposition typographique : la Princesse Maleine semble écrite en prose.‌

Mais justement les innovations récentes de la poésie contemporaine ont eu pour principal effet de supprimer l’absolue distinction qu’on établissait naguère entre les vers et la prose, — distinction si tranchée qu’afin de la pouvoir plus aisément affirmer, on réprouvait sévèrement la « prose poétique » celle même de Châteaubriand n’était tolérée qu’avec des réserves. L’effort des novateurs d’à présent tend, au contraire, à multiplier les moyens d’expression, à élargir le clavier du langage. Si les vers libres de Maeterlinck ne sont pas des vers, au sens où l’entendent la plupart des vers-libristes d’à présent, on ne saurait non plus les confondre avec de la prose pure et simple. Ils sont une forme de langage intermédiaire, — une autre forme de langage plutôt, — et parfaitement adaptée aux effets particuliers que voulait produire, en ces quelques poèmes, l’auteur de Serres chaudes.‌

Et torpenti multa relinquitur miseria… Cette phrase de l’Imitation sert d’épigraphe aux Serres chaudes, et c’est, en effet, la misère de l’âme en torpeur qu’expriment ces poèmes.‌

Isolée de tout, elle s’étiole dans la serre chaude où, craintive, elle s’est confinée. Un ennui morne est épars dans l’atmosphère, comme un fade parfum. Une lassitude infinie. On dirait le sommeil, mais le sommeil sans repos des fiévreux, hanté de rêves brûlants. Cette âme est malade et se meurt. Un souhait lui vient parfois, d’un peu d’air :‌

Mon Dieu, mon Dieu ! quand aurons-nous la pluie,
Et la neige et le vent dans la serre !…

Ce ne sont que de courtes et vaines velléités et, comme trop faible, à présent, pour la vie, elle s’enferme dans sa douloureuse pensée, « analogue aux songes des morts ». De singulières visions l’hallucinent, d’une coloration pâle et morne : le bleu de la lune, la verdure variée des feuillages et l’incarnat même des roses se ternissent et s’adoucissent à travers le vitrage, aux glauques reflets, de la serre. Et, dans ce jeu sans fin des nuances, apparaissent, un peu vagues d’abord, mais plus précises à mesure que s’en prolonge l’impression, des images étranges : c’est le départ, vers l’étang sans soleil, des paons blancs de l’ennui, nonchalants et indolents à jamais, — et c’est encore, sous la cloche de cristal bleu où s’immobilisent définitivement des plantes lasses, palmes lentes et nénuphars, l’ascension superbe et gracile d’un lis.‌

L’âme enclose n’assiste pas avec indifférence à l’étonnant spectacle que sa fièvre lui suscite. A cette fantasmagorie mêlant sa pensée, elle aperçoit entre l’une et l’autre de bizarres analogies et son cauchemar lui semble contenir d’obscures allusions à des réalités qu’elle conçoit. Ainsi naissent de troublantes allégories auxquelles elle s’amuse, et qui l’inquiètent, et qu’elle perfectionne avec une maladive subtilité. Au milieu d’une plaine, parmi les feuilles effeuillées, voici, dans leurs diverses poses emblématiques, les chiens jaunes des péchés, les hyènes louches des haines et, calmes, les lions de l’amour, couchés, et devant ces bêtes dangereuses défilent, une aune, les brebis des tentations… Ou bien le poète devine, derrière les vitres épaisses qui la déforment, la vie, la vie vraie d’où il s’est enfui. Lointaines, et cependant d’une effrayante acuité, ces images l’étonnent par leur tumultueux désordre. On dirait que les choses ne sont plus à leur place ; le spectacle est si singulier qu’on ne sait plus s’il est réel ou purement chimérique, et sans pouvoir décider si quelque mirage le dupe ou si l’intensité de la fièvre le rend plus clairvoyant, le poète s’abandonne au merveilleux prestige.‌

Ridicule, douloureuse et tragique, la vie ! Car, voyez… Une princesse meurt de faim, un matelot s’ennuie dans un désert, des oiseaux de nuit se posent sur des lis, des postillons font claquer leur fouet dans la cour de l’hospice où un chasseur d’élans est devenu infirmier… Effroi ! Les roseaux verts des berges sont en flammes, et la forêt est pleine de blessés ; on empoisonne quelqu’un dans un jardin. Et cependant, toutes voiles dehors, les goélettes languissent dans le canal !… Les images se succèdent, se remplacent ou s’accumulent, diverses et contradictoires dans leur bizarrerie, mais évocatrices toutes ensemble de l’incohérence de la vie.‌

Le contraste est tel entre ces poèmes tourmentés et la saine sagesse à laquelle nous voyons arriver l’auteur de la Vie des Abeilles, qu’on est tenté de ne considérer les Serres chaudes que comme le témoignagne curieux de la souffrance où fut cette âme avant d’avoir acquis sa doctrine. Mais cette souffrance, en outre, est l’origine même de la philosophie de Maeterlinck. L’espèce de déformation qui se produisait lorsque le poète intercalait, entre les choses et lui, les vitres des « serres chaudes », l’a déshabitué de cette vision familière du monde que nous donne l’existence quotidienne. Quoi qu’il en soit de « ce qui est », la qualité que nous en devons toujours percevoir, c’est l’étrange té, — et il y a plus de justesse dans cette hallucination qui nous offre le monde comme une insoluble énigme que dans la paisible contemplation où se plaisent ceux qu’une lente accoutumance a dénués d’étonnement.‌

 

L’étonnement, en effet, convient à qui considère le Cosmos, essentiellement mystérieux. Il serait excellent qu’une connaissance parfaite nous permît d’en pénétrer le secret profond ; mais l’erreur consiste à ne pas tenir compte de l’ignorance où l’on est et à traiter la vie avec désinvolture. Il convient plutôt de la considérer avec une sorte d’admiration épouvantée… Telle est précisément l’idée qu’illustre le drame de la Princesse Maleine120.‌

Le scénario de la Princesse Maleine est riche en événements considérables. Grande fête au château du vieux roi Marcellus pour les fiançailles de sa fille, la princesse Maleine, avec le prince Hjalmar, fils du roi Hjalmar. Tout à coup, cris, tumulte. Le roi Hjalmar sort du château. Une sauvage colère l’exalte, dont la cause est obscure, mais dont la conséquence sera une guerre dévastatrice… Maleine ne veut point renoncer à l’amour d’Hjalmar. Et quant à celui-ci, on le fiance à Uglyane, fille de la reine Anne, qui, venue à la cour du roi Hjalmar, n’a pas tardé à subjuguer ce vieil homme… Maleine, avec sa fidèle nourrice, s’est échappée d’une tour où on l’avait emprisonnée. Elle est arrivée au château d’Hjalmar et, dissimulant sa qualité, s’est fait choisir comme suivante d’Uglyane. Or, à la place d’Uglyane, ingénieusement, elle a, dans le parc du château, un rendez-vous, au clair de lune, avec le prince Hjalmar. Hjalmar, dès lors, repousse Uglyane et déclare son amour de Maleine enfin retrouvée… Les jours passent. Maleine dépérit. On la suppose en proie à quelque mal causé par la pestilence des marais. Tout simplement, elle a été empoisonnée par l’abominable reine Anne, dont elle contrarie les projets ambitieux. Mais le poison n’agit pas vite. La reine s’impatiente et, avec le vieux Hjalmar, presque imbécile et qu’elle ensorcelle, étrangle la princesse Maleine ; et le drame se termine par une grande tuerie…‌

Tous ces événements n’ont, d’ailleurs, qu’un intérêt secondaire, de même que la signification d’une existence ne réside pas dans les faits qui la composent, mais dans le sentiment avec lequel les envisage une conscience humaine. Et si, dans ce drame, Maeterlinck a ainsi multiplié les inventions tragiques, c’est afin de mettre ses personnages dans une situation telle que leurs nerfs tendus et leur esprit surexcité fussent plus sensibles à l’émouvante impression de la vie. Cette Maleine, princesse gracieuse, dans ces catastrophes qui bouleversent des royaumes, se manifeste comme une extraordinairement énergique petite âme, indomptable en son acharnement à sauver de tout péril son amour, mais que la destinée terrassera. Elle est un être dans l’attente de sa destinée.‌

Aux aguets du malheur, l’intelligence saisit plus intensément les choses qui l’entourent, et qui, soudain, comme vivifiées par cette pensée inquiète, éparse aux environs d’elle-même, s’animent et semblent des signes mystérieux du destin… La peur de Maleine évoque auprès d’elle mille objets d’effroi, et les meubles craquent, et Pluton, le chien noir, tremble sinistrement, et l’on dirait que les rideaux du lit palpitent et qu’une ombre les soulève, et qu’au fond de l’alcôve le crucifix se balance.‌

Maeterlinck ne recourt jamais, pour produire de tels effets, à du merveilleux, — à des féeries, à des fantômes, par exemple ; mais il a toujours soin d’expliquer par des causes naturelles les faits qui, pour ses personnages, prendront un sens particulier. De bizarres frôlements se font entendre à la porte de Maleine : c’est le chien noir qui gratte avec ses griffes. Et puis, contre la porte de Maleine encore, retentissent des coups sourds : c’est le petit Allan qui, jouant à la balle, la fait rebondir sur battant. Et ce cyprès qui semble au vieux Hjalmar « lui faire des signes » est un arbre comme tous les arbres, où passe le vent. Et cet obscur remuement sous terre, « c’est une taupe, une pauvre petite taupe qui travaille »‌

Ces âmes alarmées, avec leur tremblante susceptibilité, ne sont-elles pas celles qui voient le mieux et qui devinent ? Elles ont le pressentiment du mystère authentique, que les autres ignorent. L’inquiétude de Maleine est plus sagace que la sécurité d’Uglyane…‌

Quand les meurtriers viennent tuer Maleine, un lis posé sur la fenêtre tombe et se brise. Quand ils accomplissaient leur crime, on a vu s’agiter et choir lourdement la grande croix de l’église. Et quand a expiré l’innocente victime, les cygnes s’envolèrent, sauf un qui, brusquement, est mort… Ce ne sont pas là des miracles, mais de singulières concomitances. Ce ne sont point là des symboles, mais des incidents quelconques dans lesquels les personnages du drame croient pressentir des symboles. Hjalmar, le soir, près de la fontaine, pour chasser les hiboux, leur lance de la terre, — et il s’effraye ! « Voilà que j’ai des mains de fossoyeur, à présent. » Et Maleine s’effraye aussi : « Oh ! vous avez jeté de la terre sur moi ! » Troublés, ils épient, dans tout le spectacle qui les environne, des significations énigmatiques et, dans les objets même, soupçonnent des intentions : « C’est à certains moments seulement, et lorsqu’on les regarde, que les choses se tiennent tranquilles comme des enfants sages et ne semblent pas étranges et bizarres : mais dès qu’on leur tourne le dos, elles vous font des grimaces et vous jouent de mauvais tours. »‌

Sous la menace perpétuellement sentie de calamités, ces âmes s’embellissent. Dans la Nature, qu’elles ont comme divinisée, elles vivent plus attentives et recueillies. Suivant les changements que l’heure apporte à la mobile physionomie des paysages, elles deviennent diversement pensives, car, de même qu’elles éveillent un rêve dans la Nature, la Nature aussi les nuance selon sa fantaisie, et cet échange se fait ainsi parmi l’atmosphère mystérieuse où baigne tout le réel… « Je veux la voir enfin en présence du soir… Je veux voir si la nuit la fera réfléchir. Est-ce qu’elle aurait un peu de silence dans le cœur ?… Mais vous êtes étrangement belle… Il y a quelque chose autour de vous, ce soir… »‌

 

Tout cela est un peu épars, dans la Princesse Maleine, et quelquefois indécis encore. Mais cette philosophie ne tarda pas à se préciser et nous en avons la somme dans ce pénétrant et délicieux ouvrage, le Trésor des Humbles121.C’est un recueil de délicates études, qui parut en 1896, mais dont quelques chapitres sont bien antérieurs à cette date ; Il exprime avec clarté les idées de Maeterlinck pendant cette période qui va de la Princesse Maleine à Aglavaine et Sélysette et qui est marquée par les Aveugles, les Sept Princesses, Pelléas et Mélisande et les Trois Petits Drames.‌

Ce livre est une affirmation formelle du mysticisme : « toute certitude est en lui seul. » Et même, « les vérités mystiques ont sur les vérités ordinaires un privilège étrange : elles ne peuvent ni vieillir ni mourir ».‌

Maeterlinck note, dans les idées contemporaines, une recrudescence du mysticisme. Il semble qu’on ne veuille plus se contenter des expériences auxquelles se prêtent les manifestations extérieures de la substance ; le positivisme se trouve restreint à la portion congrue, — ou plutôt il se modifie et s’adapte à des exigences nouvelles. Des phénomènes nouveaux sont observés : magnétisme, télépathie, lévitation, propriétés de la manière radiante, etc. On peut dire, sans doute, que ces phénomènes, hier insoupçonnés, sont traités aujourd’hui suivant les méthodes rationnelles et qu’ils sont désormais entrés dans le domaine de nos connaissances positives ; mais, surgissant soudain de l’inconnu, ils ont eu cet effet de nous rappeler qu’il y a encore de l’inconnu autour de nous, — vérité toute simple quand on y songe, évidente, seulement qu’on a trop de propension à oublier. Les découvertes récentes de l’hypnotisme ont « ébranlé les sciences officielles » et bouleversé les croyances positivistes.‌

Cette transformation que les idées contemporaines ont subie, Maeterlinck la caractérise comme un « réveil de l’âme ». « Il est certain, dit-il, que le domaine de l’âme s’étend chaque jour plus… On dirait que nous approchons d’une période spirituelle. » Cela se manifeste dans les différents ordres de l’activité et de la pensée, dans l’art, « et l’on trouve partout, à côté des traces de la vie ordinaire, les traces ondoyantes d’une autre vie qu’on ne s’explique pas… L’âme est bien plus près de notre être visible et prend à tous nos actes une part bien plus grande qu’il y a deux ou trois siècles » ; elle s’approche davantage « de la surface de la vie ».‌

Des considérations de ce genre établissent la nécessité d’une psychologie qui ne rende plus compte uniquement de notre « âme humaine, inclinée aux humbles besognes de la pensée », mais aussi de notre « âme divine », dont le sourire « nous fait entrevoir, tout ce qu’il y a par-delà la pensée ». La psychologie ordinaire, — laquelle « a usurpé le beau-nom de Psyché, puisqu’en réalité elle ne s’inquiète que des phénomènes spirituels les plus étroitement liés à la matière », — est tout à fait rudimentaire. Elle n’atteint qu’un petit nombre de phénomènes, les moins importants, et c’est à tort qu’elle veut reconstituer, avec ces éléments incomplets, le véritable visage de l’âme.‌

Or, l’âme vraie est différente des superficielles agitations que les observateurs classiques dépeignent comme sa vie propre. « Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions et de la raison pure… Ces choses peuvent plaire un instant comme des fleurs détachées de leur tige. Mais notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l’amour et à cent mille lieues de l’orgueil. » Ainsi, nous ne vivons qu’en notre moi transcendantal, lequel ne se révèle pas dans nos paroles et nos gestes. C’est à lui qu’une juste psychologie doit s’attaquer, et elle doit tenir compte de « la présence extraordinaire de notre âme ».‌

Maeterlinck est ici parfaitement d’accord avec les savants autant qu’avec les philosophes contemporains. Les recherches des uns et les théories des autres tendent à faire plus de place, dans la vie de l’esprit, à l’Inconscient. L’ancienne psychologie des « idées claires et distinctes » est abolie. Il ne paraît pas suffisant d’admettre qu’un certain nombre de phénomènes échappent aux prises de la conscience ; on considérerait plutôt l’Inconscient comme le fond même de l’âme et son essence intime où s’élabore toute sa véritable activité… « Il y a ainsi une part de la vie, — et c’est la meilleure, la plus pure et la plus grande, — qui ne se mêle pas à la vie ordinaire. »‌

 

Aussi les êtres les plus simples sont-ils généralement les plus proches de la vérité. Docile à l’inspiration immédiate de leur âme profonde, leur spontanéité est préférable aux raisonnements élémentaires des orgueilleux. Grâce à leur émotivité. singulière, les femmes semblent avoir « avec les puissances primitives des rapports qui nous sont interdits… Elles savent des choses que nous ne savons pas… ». On dirait qu’il y a une entente fraternelle entre elles et les événements, tant elles ont d’aisance à prévoir les destinées. Et c’est par elles que, malgré les envahissements de la raison discursive, s’est conservé sur terre le « sens mystique ».‌

Les idées, qui sont dans l’âme inconsciente à l’état de pureté parfaite, doivent, pour se divulguer, revêtir de fausses apparences qui les dénaturent. Et, en particulier, les mots, que l’âme emploie pour se révéler, la représentent « comme un chiffre ou un numéro d’ordre représente une peinture de Memlinck, par exemple ». Indépendamment même des mots, la pensée n’est jamais « l’image exacte du je ne sais quoi qui l’a fait naître… ». C’est dans le silence que l’âme vit, et dans le silence que correspondent entre elles deux âmes qui s’efforceraient en vain de communiquer par des signes extérieurs…‌

Ainsi se trouve réintégré le mystère dans le détail de l’âme humaine. Il ne faut point espérer la saisir toute au moyen des procédés, habituels d’observation, et l’on ne peut en prendre dans la main, pour les examiner, les sentiments divers « comme les cailloux de la grand’ route ». Elle est mystérieuse en elle-même et mystérieuse dans ses rapports avec les événements.‌

« Aujourd’hui, dit Maeterlinck, on dirait que l’idée du Destin se réveille. » Nouvelle réaction contre le positivisme, qui, dans cette puissance obscure, ne veut voir que l’efficacité logique et mécanique des causes. Le positivisme n’est pas en mesure d’anéantir l’idée du Destin, puisqu’il n’a pas achevé l’explication de tout le réel. Cela ne veut pas dire que la science ne puisse utilement poser quelques faits, déterminer quelques lois et perfectionner ainsi notre conscience de ce qui est ; mais, ici comme ailleurs, « cette conscience ne s’augmente qu’en augmentant l’inexplicable autour de nous ». On aventure de plausibles hypothèses : hérédité, loi de l’espèce, — « on met ces étiquettes provisoires sur les vases monstrueux qui contiennent l’invisible ». Malgré tout, « l’étoile silencieuse » ne cesse de régner, et nous continuons à nommer Destin l’insoluble mystère dont s’enveloppent les accidents de l’existence humaine.‌

En présence du Destin comme en présence de l’Ame, il convient d’être humble et de s’émerveiller. Ce renoncement à une intelligence totale des phénomènes permet de les étudier d’une manière plus exacte, plus ingénue, plus loyale, parce qu’alors nul orgueil intellectuel ne vous empêchera de les constater tels qu’ils sont, même s’ils semblent singuliers et capricieux, s’ils défient toute explication rationnelle et jettent le trouble dans notre conception générale des choses.‌

Ce que nous découvrirons ainsi ne ressemble guère aux descriptions positivistes de la vie. Mais nous vérifierons que tout se passe comme si nous étions entre les mains de puissances étranges, lesquelles ont l’air « d’accord avec les aventures ». Entre nos âmes et les événements qui leur échoient, il y a une obscure affinité. Les aventures viennent aux âmes avec une familière assurance, « comme des colombes à leur colombier », celles-ci à telles âmes, celles-là à telles autres. Les âmes sont prêtes à recevoir la visite prochaine de ces messagères ; elles les attendent, et « qui de nous ne passe la plus grande partie de sa vie à l’ombre d’un événement qui n’a pas encore eu lieu » ? Nous sommes avertis de notre destin par de sûrs pressentiments et, si la plupart d’entre nous s’acharnent à ne pas entendre l’avertissement, d’autres, plus attentifs aux bruits légers que fait autour d’eux la venue impalpable des aventures, vivent dans le frémissement de cette apparition prochaine. « A quoi distingue-t-on les êtres sur lesquels va peser un événement très grave ? » Rien n’est visible, et pourtant il y a quelque chose ici de plus évident qu’un fait matériel… Il faut, sans les comprendre, enregistrer ces surprenantes merveilles, plutôt que de réduire arbitrairement le réel au petit nombre de nos incomplètes perceptions claires, organisées en quelque médiocre système.‌

 

Dans « le Tragique Quotidien », Maeterlinck tire de cette philosophie une esthétique, relative spécialement à la forme d’art qu’il pratique, le théâtre.‌

Le théâtre contemporain, remarque-t-il, est « anachronique ». Il est de plusieurs années en retard sur l’évolution des idées modernes, — ainsi, d’ailleurs, que la sculpture, et au contraire de la peinture et de la musique — qui, elles, ne furent pas indifférentes au récent « réveil de l’âme ». Les dramaturges persistent à placer « tout l’intérêt de leurs œuvres dans la violence de l’anecdote qu’ils reproduisent ». Ils y mettent des cris et du sang. Ce théâtre semble hérité d’époques un peu plus barbares que la nôtre… Or, les événements très graves d’une existence ne sont pas ceux qui éclatent avec tumulte et dont la belle explosion séduit des artistes superficiels, mais ils se dissimulent dans les profondeurs de l’âme et dans le silence de ses lointaines retraites ; alors, l’intérêt dramatique se déplace : pour signifier le tragique véritable d’une destinée humaine, il faudra inventer autre chose que des gestes exubérants, des assassinats forcenés et des cris… Certains dramaturges, comme s’ils avaient compris ce qu’ont de grossier ces pièces tout en action et en vain mouvement, soignent ce qu’ils appellent l’étude des caractères. Ils font du théâtre psychologique. Mais, là encore, ils sont en retard, parce que leur psychologie est celle de jadis, positiviste et rudimentaire. Sans parler d’autres infériorités, ils méritent ce reproche que Maeterlinck adresse à Racine : « Si Racine est le poète infaillible du cœur de la femme, qui oserait nous dire qu’il ait jamais fait un pas vers son âme ? Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l’âme d’Andromaque ?… Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce qu’ils expriment… Ils ne peuvent pas se taire, ou ils ne seraient plus : ils n’ont pas de principe invisible… » Les personnages de Shakespeare ne sont pas tels. Plusieurs d’entre eux sont doués d’une véritable vie, à laquelle sont intéressées leurs âmes tout entières, avec l’accompagnement de ce « chant mystérieux de l’infini » qui enveloppe toute la pensée humaine et qu’on entend sous toutes les paroles du roi Lear, de Macbeth et d’Hamlet.‌

Eh bien ! ce « principe invisible », que l’on devine, par exemple, en Hamlet, « ne pourrait-on, par je ne sais quelle interversion des rôles, le rapprocher de nous, tandis qu’on éloignerait les acteurs » ? Il nous importe assez peu de savoir si, oui ou non, Hamlet vengera son père. Mais toute l’émouvante beauté du drame est dans certaines paroles d’Hamlet qui, sur l’âme, la vie et la destinée, ouvrent des horizons qu’il faut contempler avec une religieuse stupeur. Il y a dans cette œuvre un double dialogue : le « dialogue indispensable », qui explique les actes des personnages et n’a pas plus de signification que ces actes eux-mêmes, — et puis un autre dialogue, qui paraît superflu. Or, « examinez attentivement, et vous verrez que c’est le seul que l’âme écoute profondément, parce que c’est en cet endroit seulement qu’on lui parle. Vous reconnaîtrez aussi que c’est la qualité et l’étendue de ce dialogue inutile qui détermine la qualité et la portée ineffable de l’œuvre ». Ces paroles, étrangères à l’intrigue, sont toutes voisines de l’âme invisible du poème… Ne peut-on concevoir un théâtre où le dialogue indispensable serait réduit au minimum, tandis que l’on accorderait la plus grande place à ce dialogue qui exprime une moins apparente, mais plus profonde vérité ?…‌

Ainsi, l’art dramatique, cessant d’être un jeu naïf d’enfants ou de barbares, sera capable de représenter quelque chose de plus grave qu’une dispute d’amoureux ou la fureur d’un jaloux, mais il sera tout imprégné du grand mystère de la vie. Il vous fera entrevoir la présence de quelque dieu qui est avec vous dans cette chambre, et il divinisera votre humble existence quotidienne. Il vous donnera le sentiment de la destinée toute proche et de toutes les puissances de ce monde intervenant et veillant autour de vous comme de bonnes servantes ; il vous élèvera donc à une pensée plus humaine et plus générale que ne pourrait le faire le spectacle d’une vengeance ou d’une brutalité, car « il faut qu’il ne s’agisse plus d’un moment exceptionnel de l’existence, mais de l’existence elle-même ». Surtout, il vous fera prendre une conscience plus aiguë de « ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre ».‌

 

Après la Princesse Maleine, Maeterlinck modifie sa manière suivant les principes de cette esthétique. Il rend l’intrigue plus simple et, au lieu de placer le drame dans les événements, il le concentre en son intime et profonde signification. Les personnages, n’étant plus occupés sans cesse à commenter leurs actes, auront le temps de songer à leurs âmes, et leurs paroles constitueront ce dialogue « qui semble superflu » et qui est essentiel. Enfin, le sujet du drame ne sera plus l’aventure particulière de tel ou tel héros fictif, mais, d’une manière générale, la Vie et la Destinée…‌

Cette tranformation se manifeste très nettement, dans l’œuvre de Maeterlinck, par les Aveugles122… Des aveugles, hommes et femmes, ont été conduits en promenade par un vieux prêtre. A quelque distance de l’hospice, ils se sont assis, et tout à coup ils se sentent seuls : leur guide n’est-il plus auprès d’eux ? Ils ont peur, ils frissonnent. Leur guide est mort. « Ayez pitié de nous !… » Voilà tout le thème des Aveugles. Évidemment, ce n’est pas là qu’est le sujet véritable de la pièce. Mais ces aveugles représentent l’humanité abandonnée ici-bas au milieu d’un mystère immense.‌

Les aveugles habitent un vieux château très sombre et misérable ; il n’y a de lumière que dans la tour où est la chambre du prêtre… Mais le prêtre devient trop vieux. « Il paraît que lui-même n’y voit presque plus. Il ne veut pas l’avouer, de peur qu’un autre ne prenne sa place parmi nous ; mais je soupçonne qu’il n’y voit presque plus. » Si l’on restait tranquillement à l’hospice, parmi les objets familiers et les habitudes très anciennes, on ne souffrirait pas trop de l’infirmité du guide. Mais de dangereux désirs le prennent parfois de sortir et d’emmener avec lui ses pensionnaires. Aujourd’hui, plus triste et plus faible, il a dit qu’il voulait voir l’Ile une fois encore avant l’hiver. Il a parlé d’un phare vers lequel il se dirigerait ; il a prétendu qu’il en voyait les clartés dans les feuilles. Il a dit que le règne des vieillards allait finir… Les derniers temps, « il ne parlait plus qu’aux femmes » ; à présent, personne n’entend plus sa voix. « Il nous faudrait un autre guide !… » Les aveugles espèrent que « les hommes du grand phare les apercevront ». Mais ceux-ci « ne descendent pas de leur tour, et ils regardent toujours du côté de la mer ». Alors, le petit enfant d’une aveugle se met à vagir dans les ténèbres. Est-ce qu’il voit quelque chose d’étrange ! On distingue un bruit de pas… Une jeune aveugle saisit l’enfant et dans ses bras l’élève, afin qu’il puisse voir… « Ils sont ici, ils sont au milieu de nous. Qui êtes-vous ? » Silence. Et l’enfant pleure plus désespérément.‌

L’humanité subit ici l’angoisse de la détresse où l’ont laissée les religions en mourant, où la science aussi la laisse, par trop d’indifférence dédaigneuse, et l’avenir est si incertain que les petits enfants se lamentent, en tournant vers lui leurs regards.‌

Outre cette allégorie, on démêle encore dans ce drame un autre sens, celui-ci, plus dégagé des circonstances historiques, plus général et plus humain. L’égarement dans lequel se débat tout être conscient de son âme y est réprimé avec art. On nous montre des aveugles pour que notre imagination soit plus frappée de leur misère. Ils sont effrayés de la tombée des feuilles sur leurs mains, du contact subit des flocons de neige qui les frôlent… « Ce n’est pas de cela seul que j’ai peur… Mais il y a autre chose ; je suis sûr qu’il y a encore autre chose… » Ils ne peuvent rien savoir. Et, même dans le domaine du souvenir et de la réflexion, ils sont impuissants. « J’ai des souvenirs qui sont plus clairs quand je n’y pense pas… On ne comprend pas toujours ; on ne comprend jamais… » Il sont assis côte à côte ; mais ils ne se connaissent pas ; ils ne se sont jamais vus les uns les autres, et la jeune aveugle n’a jamais vu son propre visage. Dans leur effroi, ils échangent des paroles singulières. Ils entendent le battement d’ailes d’oiseaux migrateurs, et ils frémissent en songeant que « quelque chose à passé entre le ciel et eux ». Ils savent qu’il y a, parmi eux, une jeune aveugle très belle. Et comme celle-ci sent, une fois, l’odeur des fleurs dans le vent, l’un des aveugles se lève pour cueillir les fleurs, mais il les écrase de ses pieds maladroits. Curieux des moindres bruits, ils ont sans cesse le pressentiment de quelque chose ou de quelqu’un qui s’approche. Ils ont peur, et pourtant espèrent. Celui qui vient aura pitié et les délivrera de leur angoisse : n’est-il pas le sauveur ?… Celui qui vient, parmi les feuilles sèches, n’est qu’un pauvre chien qui, par hasard, les rencontre ; et, lourdement, il pose sur les genoux de l’un d’eux ses pattes… Telle est, dans l’île où ils sont relégués, la misérable et ridicule situation des hommes. ‌

 

Platon définissait la philosophie « la méditation de la mort ». On pourrait même dire que la simple crainte de la mort est plus philosophique que l’indolente tranquillité de ceux que définit, par son propre exemple, un personnage de Maeterlinck : « J’ai vécu bien longtemps dans cette île, et tout m’y semblait naturel. »‌

La Mort, dans l’Intruse, est une force invisible, mais presque palpable ; les êtres la devinent… Une femme est très malade ; sa famille veille dans une chambre voisine. Tout à coup, voici que se taisent les rossignols qui chantaient dans les arbres du parc, et les cygnes de l’étang s’enfuient. Qui donc est entré ? Mais personne n’apparaît. Le vieillard aveugle, qui réfléchit trop, et la jeune fille inquiète frissonnent. Le père et l’oncle, qui attendaient l’arrivée d’une parente, out cru d’abord que c’était elle qui effrayait les oiseaux du parc ; et puis ils ont pensé à autre chose… Pour les âmes alarmées, les plus menus incidents se transforment en avertissements sinistres : l’annonce du menuisier qui travaillera demain et dont le nom seul est évocateur de besognes lugubres, — le bruit d’une faux qu’un jardinier aiguise, une porte qui s’est ouverte et qui ne se ferme plus et qui résiste comme sous la poussée d’un être qui se glisserait là… Car c’est la Mort, en effet, qui s’est glissée dans la maison.‌

La Mort, dans le drame de Tintagiles123, est une vieille reine jalouse de régner seule. Elle est énorme et laide, dit-on, dans sa tour dont les portes sont jour et nuit fermées. Une nuit que le petit Tintagiles dort entre ses deux sœurs, les doigts crispés dans leurs cheveux, celles-ci par mégarde s’endorment aussi, et c’est alors que surviennent les servantes de la reine ; elles coupent les boucles des cheveux d’or, prennent l’enfant et fuient. Ygraine, soudain réveillée, court. Mais Tintagiles est maintenant de l’autre côté d’une porte froide, en fer uni, et qui n’a pas de serrure. Ygraine l’entend qui se débat et qui l’appelle et qui, à travers l’odieuse cloison, lui « donne des baisers ». Nulle force humaine ne pourrait ouvrir le battant de fer, et l’horreur de cette dernière scène, c’est la distance infinie qui sépare ces deux êtres voisins, c’est l’infirmité lamentable de leurs efforts contre la volonté du Destin.‌

L’approche de cette implacable puissance est encore le sujet de ce merveilleux petit drame, Intérieur, qui illustre cette pensée du Trésor des Humbles : « Il faudrait pouvoir observer, des cimes d’un autre monde, les allures d’un homme auquel doit arriver quelque grande douleur… » Un jardin planté de saules. Au fond, une maison, dont trois fenêtres sont éclairées. Là, une famille qu’on entrevoit, de loin, à travers les vitres, fait la veillée sous la lampe. Cette famille est celle qu’un malheur est sur le point de surprendre. Une jeune fille, la sœur de celles que voici, est partie, le matin, pour visiter son aïeule, au-delà du fleuve. On l’a rencontrée qui errait, le soir, sur la rive ; elle semblait chercher des fleurs. Que s’est-il passé dans son âme ? « Chacun porte en soi plus d’une raison de ne plus vivre… » A la nuit tombée, un étranger aperçut dans une touffe de roseaux la chevelure de la jeune fille, qui s’était élevée en cercle, au-dessus de sa tête, et qui tournoyait selon le courant… On a mis le cadavre sur un brancard de feuillage. Maintenant le cortège est en marche vers la pauvre maison… Un vieillard est venu avec l’étranger pour avertir le père… Ils contemplent cette famille, derrière les fenêtres de la chambre bien close. Le vieillard ne sait plus comment parler à ces gens. Il n’ose plus. Il redoute « le silence qui suit les dernières paroles qui annoncent un malheur ». Il hésite ; il frémit à l’idée de se trouver en face d’un visage « au moment où la mort va passer devant ses yeux ». Il n’a plus la force d’agir, après avoir regardé ce groupe tranquille d’êtres voués au Destin.‌

Ceux-ci ne se doutent de rien. Cependant, les gestes qu’ils font, leurs moindres mouvements sont graves, solennels… Ils ne savent pas, ils se croient à l’abri. Mais, sans qu’ils s’en rendent compte, une vague inquiétude les tourmente. Les deux sœurs qui brodent, soudain vont aux fenêtres et leurs yeux épient longuement l’obscurité, comme aux aguets. D’où leur vient cette divination ? Ah ! d’où vient à l’âme d’être sensible à l’appel lointain des calamités ? « On ne sait pas jusqu’où l’âme s’étend autour des hommes. » On ne sait pas non plus ce qu’est l’invisible rayonnement du Destin qui chemine, infatigable, vers son but… Car les gens du village, avec leur brancard, avancent et les deux sœurs « ont beau leur tourner le dos, ils approchent à chaque pas qu’ils font et le malheur grandit depuis plus de deux heures. Ils ne peuvent l’empêcher de grandir ; et ceux qui l’apportent ne peuvent plus l’arrêter… » Et le drame est là, dans l’attente effroyable de cette rencontre qui aura lieu, entre le Malheur et ses victimes élues.‌

Cette aventure n’est point exceptionnelle ni prodigieuse ; l’art du poète consistait à nous présenter la vie ordinaire de telle façon qu’elle nous apparût comme pour la première fois, nous émût et nous fût immédiatement intelligible. La comprendre, ce n’est pas en savoir tous les ressorts secrets. Plutôt ce serait savoir qu’on ne la comprend pas, cesser de croire qu’elle est une chose très simple, toute naturelle et banale : comprendre la vie, n’est-ce pas s’étonner et s’émerveiller du Destin ?‌

 

Restituer à la vie humaine son caractère mystérieux, tel est le rôle que Maeterlinck assigne à son art. Les drames précédents indiquaient, démontraient le mystère des choses ; les Sept Princesses et les Chansons le réalisent124. Il ne faut pas chercher à ces deux œuvres une signification littérale ; leur signification est dans leur étrangeté même.‌

Elles dorment, les petites princesses, toutes les sept couchées sur les marches de marbre, vêtues de blanc, leurs longs cheveux défaits ; entre elles, Ursule, la plus belle de toutes. Elles sont faibles et malades. Elles ont allumé leur lampe, sachant qu’elles dormiraient longtemps, afin de ne point se réveiller, le soir, dans l’obscurité. Elles ont empli d’eau une coupe de cristal pour entretenir un peu de fraîcheur autour de leur fièvre. On se demande si elles sont mortes ou si elles rêvent, les sept petites princesses somnolentes. Elles se sont endormies, faute de quelque joie qui entretînt en elles la ferveur de la vie. Mais lui, qui s’en revient de loin et qu’elles attendaient, lui, le jeune et beau Prince, les réveillera. Elles ont fermé les portes de leur chambre et, pour y pénétrer, il faut passer par un souterrain redoutable où sont des tombes de parents et d’ancêtres. Enfin, le Prince paraît devant les dormeuses. Et elles s’éveillent toutes, excepté Ursule, Ursule qui était la plus belle et qu’il avait seule regardée, et que seule il aimait…‌

Les Chansons étonnent d’abord par leur caractère à la fois populaire et très raffiné. Leur ressemblance avec les chansons populaires leur donne un air d’émouvante ancienneté. Elles ont la beauté vénérable et charmante de ces motifs poétiques qu’on retrouve, avec des variations de détail, dans le folklore des temps et des pays les plus divers et qui doivent à cette universalité une gravité presque religieuse malgré leur apparence d’enfantillage… Et, comme les chansons populaires aussi, elles contiennent, selon le mot de Carlyle, plus de vérité profonde en leur grâce naïve que les conceptions purement mécaniques de l’Univers.‌

Ce sont parfois de petites allégories… Elle avait trois couronnes d’or. Elle donna l’une à ses parents : ils achetèrent des réseaux d’or et l’y enfermèrent jusqu’au printemps ; — elle donna la seconde à ses amants : ils achetèrent des rets d’argent et la gardèrent jusqu’à l’automne ; — elle donna la troisième à ses enfants : ils achetèrent trois nœuds de fer et l’enchaînèrent jusqu’à l’hiver… Et c’est l’esclavage, n’est-ce pas ? auquel s’astreint tout être qui se dévoue. Il y a trois couronnes, trois réseaux, trois rets, trois nœuds, comme dans les légendes. Les liens d’or, d’argent et de fer sont de plus en plus rudes, comme l’est aussi la rigueur de l’asservissement ; et les saisons que dure le supplice sont-celles de la vie humaine, dans son cours analogue à celui de l’année…‌

L’allégorie n’est pas toujours aussi précise ; de plus vagues symboles la remplacent souvent. Quelques-unes de ces chansons n’expriment guère que l’inquiétude de l’inconnu, la peur de l’invisible…‌

Ces petits poèmes sont pleins de significations merveilleuses. L’anecdote des sept filles d’Orlamonde qui, après avoir traversé quatre cents salles, arrivent enfin aux portes des grottes et trouvent la clef d’or, mais n’osent point s’en servir, — celle des femmes aux bandeaux d’or qui, cherchant leurs destinées, ont ouvert leur palais, ont salué la vie et ne sont point sorties, — celle de la pèlerine qui marche trente ans en vain pour se rapprocher de Lui, qui était partout et n’existe pas, — ces aventures peu compliquées ne sont-elles pas celles de l’âme humaine dans la langueur de son désir, dans l’angoisse de son ennui, dans la fièvre de sa passion ? Et l’âme humaine ne se révèle-t-elle pas ici plus intégralement que dans les analyses profanatrices des psychologues ?‌

 

A cette philosophie correspond encore une éthique spéciale, puisqu’elle modifie la situation des âmes en face des choses et les relations des âmes entre elles.‌

La morale traditionnelle, catégorique et formaliste, n’atteint pas cette profondeur de nos âmes où se décident nos actes. Nos actes ne sont pas la copie fidèle de nos intentions, et nos intentions elles-mêmes reproduisent-elles avec assez d’exactitude notre âme intime pour que l’on puisse rien conclure, de ces indices imparfaits, sur notre réelle spontanéité ? La véritable vie morale se passe loin de la vie animale et de la vie psychique, dans la troisième enceinte de l’âme, où ne pénètre pas notre conscience. Tout dépend d’un principe invisible, et il y a des lois plus profondes que celles qui président aux actes et aux pensées… Ainsi se transforme, sous l’influence d’idées nouvelles, la stricte notion du bien et du mal ; nous n’attachons plus la même importance à un certain nombre de fautes déterminées, les anciens impératifs se spiritualisent ; « une conscience supérieure » s’élabore. ‌

Cette philosophie morale inspire ces trois drames, Pelléas et Mélisande, Alladine et Palomides, Aglavaine et Sélysette125, qui, dans l’œuvre de Maeterlinck, sont le plus imprégnés du mystère des âmes. Ce sont des drames intérieurs, et le pathétique en est surtout d’ordre intellectuel. Les personnages ne sont pas très vivants, au sens où l’on emploie ce mot quand on n’a pas encore compris que la vie véritable ne se manifeste pas extérieurement. Ils sont des âmes, plus ou moins dégagées du poids de leur corps ; — ils sont des idées, des intuitions philosophiques. En chacun d’eux Maeterlinck a groupé les éléments d’une conception possible de l’existence.‌

De leur origine, de leur âge, des circonstances qui les ont transportés ici ou là, nous ne savons rien. Quel fut le malheur d’Aglavaine et quelle catastrophe a bouleversé son existence ? Et Mélisande ? On ignore d’où elle vient ; — de très loin, voilà tout… Des gens lui ont fait du mal. Qui ? — Tous, tous !… Et quel mal ? Elle ne le dit pas… Elle avait une couronne d’or. Mais d’où la tenait-elle ?… Et quand Golaud lui demande quel âge elle a, elle répond qu’elle commence à avoir froid ; et quand il lui demande où elle est née, elle dit seulement que c’est ailleurs.‌

De cette manière, Maeterlinck a indiqué qu’Aglavaine, Mélisande ne sont pas des individualités concrètes façonnées par les circonstances ; mais leur réalité, supérieure, est spirituelle. Le mystère qui les entoure est le signe de leur mystère intime. On aurait beau décrire leur existence dans le détail et les vêtir de cette robe d’apparences que certains prennent pour la vérité, de tels êtres ne resteraient pas moins impénétrables et secrets. Ils sont d’une autre nature que la vie et, parmi les événements, ils se trouvent dans un grand désarroi. Ils ont des émerveillements et des peurs. Chez la femme, plus sensitive et impulsive, ce trouble est plus touchant ; l’enveloppe très fine où l’âme se débat laisse entrevoir une plus douloureuse agitation. Comme Mélisande, presque toutes les héroïnes de Maeterlinck pourraient s’écrier : « Je suis perdue, perdue ici !… » Égarées, plus ou moins attentives au sillage que fait dans l’ombre idéale leur âme invisible, désemparées, elles s’abandonnent enfin ; sages et tristes, à quelque incertaine fatalité…‌

S’ils ne distinguent pas toujours l’étoile qui les devrait guider, du moins les personnages de Maeterlinck ont-ils renoncé à suivre les anciens errements et ils sont détachés des traditions, des préjugés, comme de tout pharisaïsme. Ils savent qu’ils mènent une existence inférieure, à laquelle la nécessité les astreint ; mais ils savent aussi qu’une autre vie se vit en eux, celle-là toute de beauté, que les paroles ne corrompent ni les actes n’altèrent.‌

L’aventure de Pelléas et Mélisande n’est pas compliquée. Le grand Golaud a épousé la petite Mélisande ; mais celle-ci ne l’aime pas, et elle aime Pelléas, le frère‌

cadet de Golaud. Or, Golaud s’offense de cet amour, qu’il épie. Il tue Pelléas, frappe aussi Mélisande de son épée, se frappe enfin lui-même, et Mélisande meurt bientôt.‌

On imagine facilement cela sur le théâtre ; on l’y a vu cent fois, accommodé de façons diverses… Seulement, cette intrigue banale, Maeterlinck l’a renouvelée, — et non, certes, comme d’autres, en la compliquant d’épisodes nombreux, mais il lui a donné une toute nouvelle signification. Il ne s’agit pas ici de décider si les droits de l’amour sont supérieurs aux devoirs matrimoniaux, ni de soutenir une thèse sociale ; avec pitié et clairvoyance, l’auteur nous montre comment vivent entre elles les âmes, suivant des lois cachées.‌

Le vieux roi Arkël, grand-père de Golaud, doit à sa longue expérience une habitude d’indulgence ; non qu’il soit faible, mais il sait qu’on ignore le secret motif des actions d’autrui. Quand on lui apprend que Golaud, veuf et d’âge mûr déjà, s’est épris d’une petite fille rencontrée par hasard au fond d’une forêt et qu’il l’a épousée, il répond : « Golaud a fait ce qu’il devait probablement faire. Je suis très vieux, et cependant je n’ai pas encore vu clair un instant en moi-même ; comment voulez-vous que je juge ce que d’autres ont fait ?… » Plus tard, quand Pelléas voudrait partir, il lui dit : « Si vous croyez-que c’est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l’entreprendre, car vous devez savoir mieux que moi les événements que vous devez offrir à votre être ou à votre destinée. » Ces paroles du vieil Arkël expriment très nettement l’idée de ce drame. Le vieil Arkël a compris que chaque âme a ses propres motifs d’agir. Toute vie est l’affirmation d’une individualité inviolable, et il se passe dans les âmes des événements tels qu’ils semblent dus à la complicité obscure de la destinée. Cela est secret et inéluctable. Rien au monde ne peut empêcher que Pelléas et Mélisande ne s’aiment. Pelléas était sur le point de quitter le royaume quand survint Mélisande ; le sort a suscité mille empêchements à son départ : il fallait qu’il restât pour que s’accomplît ce grand amour. Et quand ils se retrouveront, les amants prédestinés, ils pourront bien, par crainte de l’avenir ou par ignorance encore de leurs sentiments, parler de choses indifférentes, de la brume qui tombe sur la mer, des navires qui s’éloignent ; leurs âmes, à l’écart, se consacrent l’une à l’autre. Entre Golaud et Mélisande, il n’y a pas d’union possible ; ils seront toujours, l’un pour l’autre, des étrangers : « Il y a six mois que je l’ai épousée, dit Golaud, et je n’en sais pas plus que le jour de notre rencontre. » Et quand il interroge Mélisande, elle lui répond : « Vous ne pouvez pas me comprendre. » Il est nécessaire qu’elle lui mente, comme elle avoue à Pelléas qu’elle le fait ; une parole qui va d’elle à lui ne peut être vraie.‌

Ainsi, les êtres sont doubles, en quelque sorte. Leurs âmes profondes ont entre elles des rapports mystérieux ; mais leurs âmes vulgaires ont d’autres exigences et elles assemblent les êtres différemment. De là naissent d’inévitables conflits. Golaud, sans le vouloir, tourmente Mélisande. Mais le sage Arkël l’avertit : « Ne lui parlez plus, vous ne savez pas ce que c’est que l’âme. » Et Mélisande meurt, n’ayant été « qu’un pauvre petit être mystérieux comme tout le monde ». Son aventure fut simplement humaine… « Si j’étais Dieu, conclut Arkël, j’aurais pitié du cœur des hommes… »

Comme Pelléas et Mélisande, Alladine et Palomides s’aiment d’un amour défendu. Palomides a une fiancée, Astolaine, la fille du vieil Ablamore. Cette Astolaine est une âme privilégiée ; quand on s’approche d’elle, on croirait « ouvrir une fenêtre sur l’aurore. Elle a une âme que l’on voit autour d’elle, qui vous prend dans ses bras comme un enfant qui souffre et qui, sans rien vous dire, vous console de tout ». Or, Palomides sait tout cela, et qu’au contraire Alladine, petite esclave arcadienne, n’a qu’une âme d’enfant, de pauvre enfant sans force. Mais il aime Alladine, et il l’avoue à Astolaine. Qu’est-ce donc ? et pourquoi cette inconséquence, d’aimer la moins belle et la moins noble ? C’est qu’« il doit y avoir une chose plus incompréhensible que la beauté de l’âme la plus belle ou du visage le plus beau, et plus puissante aussi, puisqu’il faut bien qu’on lui — obéisse… ». Ah ! qui dira comment se choisissent les âmes pour essayer de s’aimer ?…‌

Quels que puissent être, d’ailleurs, Alladine et Palomides, et quelque faute qu’implique leur amour, leur amour du moins reste indemne de toute souillure et il embellit tout, auprès de lui. Ablamore fait jeter les deux amants, liés et bâillonnés, dans une grotte sombre ; leur énergie, suscitée par leur passion, rompra les cordes et ils se libéreront pour s’étreindre, et le souterrain où ils sont leur paraîtra féerique, voûté de pierreries, orné de roses bleues et d’anémones. Et, quand une lumière soudaine leur révèle la tristesse de leur prison : — « Ce n’étaient pas des pierreries… Et les fleurs n’étaient pas réelles… La lumière n’a pas eu pitié… », — ils meurent de ne pouvoir ni ne vouloir survivre au paroxysme de leur extase.‌

Car l’union parfaite est, au milieu des hasards de l’existence, difficilement réalisable. Ils tâchent de disposer toutes choses suivant le rêve dont ils sont exaltés ; ils n’y réussissent pas longtemps, parce que les choses d’ici-bas n’ont point de conformité avec le rêve intime des âmes. Il y a là une contradiction d’où résulte toute la misère de l’existence.‌

Dogmatique et théoricienne, Aglavaine ne se résigne pas à voir son idéal gâché par la vie. Elle veut créer une atmosphère de beauté, où sa beauté, à elle, spirituelle et physique, se développe harmonieusement. « Nous n’aurons plus d’autres soucis que de devenir aussi beaux que possible, afin de nous aimer tous les trois davantage… Nous mettrons tant de beauté en nous-mêmes et tout autour de nous qu’il n’y aura plus de place pour le malheur et la tristesse ; et s’ils veulent entrer malgré tout, il faudra bien qu’ils deviennent beaux aussi, avant d’oser frapper à notre porte… » Sélysette est moins raisonneuse. Elle a une âme bien plus profonde que celle qu’elle montre, et elle ne s’applique pas à être admirable ; mais ce qu’elle fait à tâtons, de sa manière enfantine et simple, est plus grand et mille fois plus pur et palpitant de vrai amour que l’ambition réfléchie d’Aglavaine… Aglavaine est très noble et elle échange avec Méléandre de sublimes paroles d’amour. Leur dialogue les élève à de sereines hauteurs. Mais il y a, dans sa beauté même et dans la certitude qu’elle en possède, un excessif orgueil et une dureté presque cruelle. La volonté avec laquelle elle impose à deux existences, qu’elle garde auprès de la sienne, son éthique personnelle, est impérieuse et arbitraire. Elle s’est fait une doctrine de raison froide et calme. Elle oublie que tout l’être ne tient pas dans une formule abstraite, et il lui manque cette beauté de souffrir humainement. Combien Sélysette, la naturelle et l’impulsive, est plus émouvante ! Elle seule aura la suprême perfection du sacrifice. La beauté de notre âme profonde ne se peut réaliser d’une façon très consciente, puisque cela est enveloppé de ténèbres. Telle est l’erreur d’Aglavaine ; la spontanéité de Sélysette est plus conforme à la vraie nature de l’âme… Sélysette, qui est la meilleure et la plus exquise, est aussi la plus solitaire, un mystérieux petit être qui ne réussit pas à vivre !…‌

Cette philosophie, qui inspire tous les drames de Maeterlinck, est exposée d’une façon charmante, un peu longue et lente, mais pénétrante et douce, dans ce traité de morale mystique, la Sagesse et la Destinée126. Maeterlinck a exprimé là sa foi tout entière en une conception de la vie qui ne dérive pas uniquement de la raison, puisque « nous sommes autre chose que des êtres simplement raisonnables »,, puisqu’il n’est pas « un acte de bonté, pas une pensée noble, dont presque toutes les racines ne plongent à côté de ce qu’on peut comprendre et expliquer », et qu’ainsi « toute notre vie morale est située ailleurs que dans notre raison ». Il veut rendre à la conscience humaine le sens de l’inconnu, et orienter l’existence vers son principe essentiel.‌

On trouve aussi, dans ce même livre, des maximes que l’on dirait inspirées d’un tout autre esprit, — qui, à vrai dire, se concilient parfaitement avec ce mysticisme et qui même achèvent de le caractériser, mais qui sont d’un positivisme aussi net que les précédentes sont d’un parfait mysticisme. Maeterlinck cherche la loi logique d’une vie morale conforme à l’authentique nature de l’âme humaine. Il considère que « le premier de nos devoirs est d’éclairer l’idée du devoir », et c’est à la découverte de la vérité qu’il consacre toute son attention. « Il n’y a rien à espérer, loin de la vérité. Une âme qui grandit est une âme qui se rapproche de la vérité… » Ne croirait-on pas entendre un positiviste, lorsque Maeterlinck parle de « l’heure définitive de la science, qui peut tout bouleverser », lorsqu’il déclare : « Il n’est pas impossible que, demain, on nous envoie du fond de la planète Mars, dans la vérité définitive sur la constitution et sur le but de l’Univers, la formule infaillible du bonheur ? »‌

Maeterlinck considère comme l’idéal « la vérité intime de l’Univers ». Il tient à ce que son éthique soit positive ; il se refuse à accepter de vagues illusions ; le spectacle des injustices d’ici-bas nous somme d’« ajouter à une sagesse plus réelle, plus humaine et plus fière ce que nous enlevons à une sagesse trop mystique ». Il affirme que « la pensée la plus funeste en toutes choses est celle qui tend à se défier de la réalité ».‌

Tel est, en effet, le sens de toute l’œuvre de Maeterlinck. Le surnaturel n’y intervient pas. Il ne s’y produit pas de miracles, il n’y est pas question de la vie future… Du moins on n’y voit pas d’autre miracle que le miracle quotidien de la vie, pas d’autre merveilleux que celui de la réalité coutumière. Cette philosophie consiste, non à évoquer auprès de la vie un monde extraordinaire, mais à démontrer l’étrangeté de ce qui est, la qualité surnaturelle de ce que nous avons une tendance fâcheuse à regarder comme tout naturel. Maeterlinck croit à la réalité positive du mystère, et ainsi se concilie son mysticisme avec son positivisme. Le mystère est un fait dont on doit tenir compte, car « le premier devoir de la conscience qui se découvre est de nous enseigner le respect de l’inconscience qui ne veut pas encore se dévoiler ».‌

 

Nous nous acheminons ainsi à cet épanouissement de la philosophie de Maeterlinck dont témoigne si noblement la Vie des Abeilles127.‌

Il y a deux choses, dit Maeterlinck, les faits et leur explication : les faits se constatent ; l’explication est hypothétique. Mais il faut encore remarquer que la « complexité effroyable » des phénomènes les plus naturels défie l’observateur le plus minutieux, et que le mystère pénètre donc jusque dans le domaine des faits.‌

En conséquence, le plus sage ne serait-il pas « de dire simplement la vérité profonde, qui est qu’on ne sait pas » ? On aboutirait, de cette manière, soit au positivisme le plus catégorique, soit à la théorie religieuse, qui « se débarrasse de l’inexplicable en s’interdisant de l’interroger ». Ces deux doctrines ont le tort de ne pas faire au mystère la place exacte qui lui convient, soit qu’on le rejette comme n’étant rien, soit qu’on le divinise comme étant tout. De ces erreurs nous préservera l’étude patiente de ce qui est. Maeterlinck a demandé cet enseignement à l’observation scientifique des abeilles.‌

Grâce à ses abeilles, il s’est gardé de l’indifférente sécurité des positivistes, parce qu’elles lui ont donné « des leçons d’admiration ». Mais, d’autre part, en enregistrant des faits comme un savant, il a compris que le renoncement à rien savoir ne serait légitime « que s’il était prouvé qu’on ne saura jamais » ; il a compris la valeur propre des constatations justes, en dépit de leurs conséquences, et qu’il n’y a point à les trouver tristes ou gaies, mais à dire : « Cela est ainsi. Notre devoir de l’heure est de chercher… Il faut, en attendant mieux, que la curiosité règne dans notre cœur. »‌

Cette curiosité n’est pas seulement légitime ; elle est toute naturelle en présence de la réalité mêlée de mystère et qui peu à peu se révèle. Elle est même obligatoire, puisqu’en nous amenant à la connaissance de la vérité, elle nous enseigne ce que nous devons être et ce que nous devons faire. En effet, — et c’est ici, sans doute, que se manifeste de la manière la plus frappante le réalisme de Maeterlinck, — « ce n’est pas dans ce qui aurait pu être, c’est dans ce qui est, qu’il convient de puiser notre conscience et l’intérêt que nous prenons à l’existence. »‌

Il faut donc étendre le plus possible notre connaissance positive du monde, et si, provisoirement, nous n’aboutissons qu’à transformer en une ignorance consciente « l’ignorance inconsciente et satisfaite qui fait le fond de notre science de la vie », nous aurons cependant « agrandi de quelques arpents nébuleux, mais ensemencés de bonne volonté, le champ de notre ignorance consciente qui est le plus fertile que notre activité possède ».‌

Surtout, nous aurons acquis une notion plus nette de l’énigme que constitue finalement pour notre esprit, à ses heures de clairvoyance, le spectacle de ce qui est. Énigme, essentielle, à laquelle l’angoisse humaine a donné des noms divers, parfois consolants et parfois terribles, Dieu, Providence, Nature, Hasard, Destin. Mais, si elle doit rester longtemps ou toujours indéchiffrable, le travail méthodique des chercheurs permettra, du moins, de lui donner « un nom plus vaste, plus proche de nous, plus flexible, plus docile à l’attente et à l’imprévu ». Ainsi, c’est encore à l’attente d’une connaissance possible de la vérité totale que Maeterlinck aboutit. Et tel est son positivisme, — mais si respectueux de l’Inconnaissable, qu’il est, en même temps, un mysticisme.‌

Stuart Merrill §

L’œuvre de Stuart Merrill, composée de quatre recueils inégalement parfaits, étonne par sa diversité. Entre les Fastes, les Petits poèmes d’automne et les Quatre saisons, il y a si peu d’analogie qu’on les dirait de poètes différents, tant on y trouve de contrariétés, aussi bien dans l’inspiration générale et le sujet que dans la manière même et l’exécution. Et de bons esprits peuvent s’offenser de ce manque d’unité, comme d’autres aussi vanteront cette richesse d’un écrivain qui n’est pas l’esclave de lui-même et se renouvelle incessamment. Mais il convient plutôt de considérer, dans cette variété singulière, le développement et l’essai progressif d’une personnalité qui n’a pas pris du premier coup possession d’elle-même, dont on suit avec émotion la recherche sincère et souvent douloureuse, le tourment, les alternatives d’angoisse et d’espoir jusqu’à la trouvaille de sa propre expression véridique. Envisagée ainsi, l’œuvre de Stuart Merrill ne séduit plus seulement par la beauté particulière, l’agrément ou l’éclat d’un très grand nombre de poèmes, ici ou là, mais dans l’ensemble elle devient extrêmement intéressante et pathétique.‌

Les Gammes parurent en 1887128. Henri de Régnier n’avait encore publié que les Lendemains et Apaisement, Vielé-Griffin que la Cueille d’Avril et les Cygnes, Moréas que les Syrtes et les Cantilènes. C’est-à-dire que le mouvement symboliste ne s’était pas encore très nettement manifesté. Quant à la forme, on commençait, sans doute, à désorganiser le vers parnassien, mais sans aboutir encore à la complète audace du vers libre. Il est vrai que, cette année même, Gustave Kahn publiait les Palais nomades. Stuart Merrill ne fut pas un des plus avancés parmi les novateurs. Les Gammes, cependant, ont bien le caractère des œuvres de cette époque de transition : malgré leur obéissance, sur bien des points, à la règle parnassienne, on y sent néanmoins le désir de quelque chose d’autre.‌

Chaque vers est encore caractérisé par le nombre de ses syllabes. L’alexandrin domine et les autres mètres employés sont traditionnels ; les mètres impairs sont rares. En tous les cas, la combinaison de vers inégaux est toujours soumise à l’organisation de la strophe, souvent disposée avec une rare ingéniosité, — celle-ci, par exemple, où l’introduction du vers de six syllabes parmi les vers de huit met une sorte de lenteur lasse et de mollesse gracieuse :‌

A l’heure du réveil des sèves, ‌
L’Amour, d’un geste las,
Sème les rimes et les rêves ‌
Parmi les lis et les lilas…

Les règles parnassiennes de la rime sont observées avec soin, et si, dans des cas très rares, on les trouve violées, c’est encore avec méthode et pour produire des effets analogues à ceux que les Parnassiens eux-mêmes se permettaient parfois. Mais Stuart Merrill se distingue déjà de l’école en étendant au vers entier la préoccupation de sonorité qu’on avait une tendance à ne faire porter que sur la rime. Il y a, dans toute la longueur de son vers, des assonances nombreuses et savamment ménagées, des allitérations de consonnes : c’est au moyen de ce dernier artifice que Stuart Merrill modifie le plus expressément la poétique courante. Il n’en est pas l’inventeur. La poésie anglaise, dont il devait à son enfance américaine une connaissance spéciale, s’en servait depuis longtemps. Et vers la même époque que lui, d’autres écrivains, — Gustave Kahn, par exemple, qu’on retrouve à l’origine de presque toutes les innovations poétiques de ce temps, — s’efforçaient d’en introduire chez nous l’usage régulier. Mais Stuart Merrill fut un des premiers à faire de l’allitération consonantique un élément essentiel de notre poésie. Il l’employa très habilement, il en abusa même au point que trop d’habileté donne à ses œuvres de début un caractère assez artificiel. Néanmoins il en tira souvent d’heureux effets et contribua par ses recherches à perfectionner la puissance expressive et surtout la qualité musicale du vers moderne.‌

Ô le frisson des falbalas, ‌
Le bruissement des brocatelles, ‌
La lassitude des lilas,
La vanité des bagatelles !…‌

La subtilité de métier à laquelle arrive Stuart Merril par l’emploi combiné de la rime, des assonances et des allitérations convient parfaitement à de très délicats petits poèmes dans le genre verlainien des Fêtes galantes, et qui sont les meilleurs de ce premier recueil. Ils ont un charme frêle de tendresse et de mélancolie, une grâce parée, une gentillesse mièvre et douce et rappellent les allégresses mêlées de larmes de Watteau.‌

 

Par les nocturnes boulingrins, ‌
Les crincrins et les mandolines
Modulent de demi-chagrins
Sous la vapeur des mousselines.

Bleus de lune, au vert des massifs,
Les jets d’eau tintent dans les vasques
Et c’est, parmi les petits ifs,
Comme des rires sous des masques.‌

En poudre et paniers Pompadour, ‌
Et des roses pompons aux lèvres, ‌
Les marquises miment l’amour,
Avec des manières si mièvres !…‌

D’autres poèmes, plus étendus et plus ambitieux, dans les Gammes encore, sont moins bienvenus. La pensée y manque de profondeur et d’originalité. L’influence de Baudelaire s’y fait parfois sentir, comme dans l’Oubli. La poésie de Merrill, à cette époque, n’a pas encore su s’étendre à de plus larges inspirations que les élégantes petites fantaisies Louis XVI qui sont alors son genre de prédilection. Les Fastes129 sont d’une tout autre manière. Dans les trois livres de ce recueil (Thyrses, Sceptres et Torches), c’est l’éclat surtout que cherche le poète. Autant naguère il s’appliquait aux nuances fines et délicatement ménagées, aux douces mélodies subtiles, autant il est avide maintenant des couleurs riches et crues, des sonorités bruyantes. Il s’écarte du précepte verlainien : « pas la couleur, rien que la nuance » et l’art qu’il adopte cette fois est plutôt celui d’Hérédia, — mais avec des différences assurément. Des différences du genre de celles qui séparent les Gammes des Fêtes galantes ; c’est-à-dire qu’il renouvelle par des artifices de forme et d’heureuses trouvailles techniques la manière d’autrui qu’il fait sienne.‌

Son procédé favori est toujours l’allitération, mais il en tire des effets sans analogie avec ceux qu’elles lui donnaient dans les légères barcarolles de Gammes. Elles semblaient là de doux bruissements de feuillages, des pizzicati de grêles et gaies musiques, des frémissements, de mandolines, des babillages menus en des parcs d’amour. A présent, elles produisent des heurts violents de rudes syllabes, des tumultes et des fracas ; on dirait que s’entrechoquent des armes d’or et de fer, que des cris se mêlent à des acharnements de cloches retentissantes. Les voyelles sonores s’accumulent, emplissent les vers de clameurs ardentes ; peut-être faut-il constater là quelque influence de René Ghil, mais Stuart Merrill sut au moins se garder des excès théoriques de ce poète qui s’est trompé. Le sonnet des Héros est un échantillon assez juste de la somptuosité, un peu trop continue, des Fastes :‌

Aux fanfares d’alarme éclatant par saccades,‌
Des conques d’or des cors qui fulgurent au ras
D’un ciel de crépuscule où, roux et nacarats,‌
Les étendards de Dieu buttent aux embuscades,‌

Les Paladins, héros rauques des estocades, ‌
Ayant au poing la hache et la rondache au bras,
Afin d’en haut férir félons et scélérats, ‌
Caracolent, casqués de bronze, en calvacades‌

Que scandent les cahots des lourds caparaçons, ‌
Allant des déserts d’ocre où parmi la bourrasque ‌
Tourbillonne en jappant de rage la tarasque

Vers le Mont de la Mort nué de bleus frissons ‌
Qui les fera hurler de hargne, aux estacades,
Par le fracas surnaturel de ses cascades.

Des mots rares, singuliers, retentissants se combinent — s’accumulent plutôt, pour produire une sorte de fracas dont l’oreille s’étonne. Les images que ces mots susciteraient surgissent à peine que d’autres les remplacent, et l’impression visuelle est confuse. Ce n’est guère que par les sonorités que le poète des Fastes est évocateur ; ses couleurs s’embrouillent et le don plastique semble lui manquer. Il est douteux qu’il se représente à lui-même « très nettement les tableaux qu’il essaye de peindre ; à des détails, on s’aperçoit souvent que l’ensemble de sa description lui échappe et qu’en tous cas il est guidé plutôt par des associations auditives que par la vision d’un décor précis. C’est pour leur son qu’il choisit ses vocables plus que pour les spectacles dont ils sont les signes. Sans doute, il a de belles strophes où l’image est claire et somptueuse ; ainsi ce premier tercet du sonnet de Parsifal :‌

Du dôme où dorment des échos d’orgue et de psaumes, ‌
Une colombe, en les halos des hauts royaumes,
Tombe, le vol ouvert sur le heaume du roi.‌

Ici même la musique enveloppe la mystique apparition d’une manière étrange et merveilleuse ; l’impression, dans le cas présent, gagne, de ce fait, en mystère, ainsi que le réclame le sujet. Mais ailleurs une sorte de trouble fâcheux naît de cette complexité. Les éléments descriptifs se rassemblent difficilement, s’éparpillent au lieu de concourir à l’évocation totale et le poème est obscur, moins par l’incertitude de l’idée que par le manque de cohésion des modes expressifs‌

Et ce qui nuit encore à la puissance descriptive, c’est l’excessif entassement de trop de richesses : les ors, les pourpres, les rubis, les nacres et les bronzes s’amoncellent, avec les fleurs, avec les marbres, avec les éclairs, et les fulgurations, et les déroulements d’écharpes, et les flamboiements de pierreries. On ne saurait s’y reconnaître, on se lasse et tant de faste n’aboutit pas à de la beauté perceptible. C’est trop de luxe !…‌

Plusieurs de ces poèmes sont remarquables. Mais presque tous sont imparfaits, parce que le poète ici violente sa nature. Il est trop habile pour que son œuvre soit jamais médiocre ; la facture est toujours au moins curieuse. Mais on sent l’effort, la lutte, souvent triomphante, âpre cependant et pénible.‌

Les Fastes sont le résultat d’une erreur que fit naguère, sur son propre compte, Stuart Merrill ; et l’on s’étonne de tout l’art volontaire qu’il lui a fallu pour ne pas échouer lourdement dans cette tentative contraire à son tempérament. De place en place se révèlent les qualités spéciales qui constituent sa personnalité véritable, une pensée mélancolique et tendre, une tristesse pénétrante, un pessimisme profond et réfléchi, quelque chose de mâle dans la résignation. Mais tout cela disparaît presque dans la vaine splendeur de ces poèmes. Il avait l’imagination la plus musicale ; il s’est cru peintre et s’acharna fâcheusement à ce difficile essai de remplacer par des couleurs les harmonies où voulait s’exprimer spontanément son émotion. Les motifs poétiques qu’il choisissait n’étaient que de belle imagerie en pure perte, dans laquelle il ne mettait guère de sa pensée. Comme s’il se rendait compte de l’inadaptation de son œuvre à son rêve, on dirait qu’il se retranche violemment lui-même de cette œuvre, qu’il la condamne à lui demeurer étrangère. Elle n’est pour lui, semble-t-il, qu’un jeu luxueux, un peu puéril, mais difficile, auquel il tâche de s’intéresser artificiellement, tandis qu’il palpite, quant à lui, d’une toute autre vie, intense et chaude et vraie. Il y a quelque chose d’émouvant dans ce divorce à demi volontaire, à demi résigné, de l’âme d’un artiste et de l’art auquel il s’est consacré.‌

 

Mais avec les Petits poèmes d’automne130, Stuart Merrill, comme las pourtant de ce malentendu, semble renoncer à la poésie impersonnelle et rêver d’un art où son âme, trop longtemps contrainte, s’épancherait enfin. Et lui qui se violentait naguère pour n’être attentif qu’à d’étrangères somptuosités, il va laisser chanter ingénuement tout l’émoi tendre de son cœur. Le voilà qui s’écarte des rêves trop fastueux qu’imposait à sa mélancolique sentimentalité l’effort paradoxal de son imagination ; il n’a plus d’autre souci que d’inventer de douces musiques, berceuses de sa plus intime chimère.‌

Ce ne sont guère que de petites chansons. Le thème en est très simple et le style s’est fait très doux, câlin, délicat. Plus d’images de trop d’éclat ni de recherches présomptueuses ; il ne s’agit que d’exprimer la touchante alarme d’une âme, hier troublée et maintenant en quête de tranquille amour.‌

Ame lente à se pacifier, mais désireuse de repos. Elle se souvient d’équipées audacieuses et de glorieuses velléités. Prince d’un étrange royaume, le poète n’a-t-il pas, jadis, suivi les chevauchées de guerre et pris sa part du choc des armes ? Des trompettes sonnent encore l’appel hautain vers les destinées superbes. Mais leur clameur se perd au loin et se confond, dans la brume d’automne, avec des bruissements de branches. Et de tout ce passé, la mémoire ne subsiste que pour lui rendre plus attendrissante l’abdication totale entre des mains caressantes et toutes frêles. Prince de la magique épée, qui n’aura pas accompli sa tâche merveilleuse, il éprouve une secrète douceur à l’abandon de son ancienne destinée. C’est l’automne et c’est la mort des marjolaines et l’effeuillement des azalées ; toute la nature a pris une beauté crépusculaire et recueillie. Les pelouses sont jonchées de débris de roses, et des brouillards légers estompent les contours vagues. Et, dans le paysage discret, d’inquiétude pensive et de vie atténuée, la petite amante apparaît, des fleurs du soir dans les mains, et belle de la même beauté que l’incertaine saison de pâle soleil dans les forêts silencieuses. Ame d’automne, âme même de l’automne, tout son prestige est dans sa douceur, et sa grâce dans sa silencieuse bonté. Elle sait s’harmoniser au charme voilé de la mourante saison. Elle a de doux gestes d’accueil et d’apaisantes paroles, et l’amour qu’elle donne endort toute alarme et toute fièvre. Et lui ne souhaite que dire sa tendresse et sa reconnaissante soumission. De tout le reste il veut tout oublier, et le bruit de la vie s’amortit autour de cet enchantement.‌

Des fleurs du soir plein tes mains,
Tous les cieux dans tes yeux,
Et l’espoir des lendemains    
Dans tes yeux et les cieux,

Tu vins par la plaine jaune
En ce froid mois d’automne, ‌
Ô la donneuse d’aumône‌
Dont le pauvre s’étonne…‌

On dit que sur la montagne‌
Tombe déjà la neige, ‌
Mais qu’importe à qui regagne ‌
L’âtre où le feu s’abrège ?‌

Ce sera bientôt pour nous‌
Baisers et bon sommeil,
Mienne, et dans nos bras jaloux
L’oubli du vieux soleil

Quelle est-elle ? Un rêve peut-être, tant on la trouve docile aux mille variations de l’heure et du paysage. Ou bien, prestigieusement évoquée, la fille du roi d’Ys, dont la cité dort sous la mer et dont les cloches sonnent au loin ? Apparition de clair de lune qui chante à la fontaine et qui, sur le givre d’automne, marche si doucement qu’à peine entend-on le bruit léger de ses pas, et qui joue avec des lis et les lance aux étoiles, et qui toute gaie sourit au charme des belles nuits claires, et qui, pensive aussi, se souvient de tout un passé mort de royaumes qui firent du bruit sous le soleil, elle est l’âme tout simplement du poète inquiet et qui se recueille dans une minute furtive d’apaisement et de mélancolie tendre.‌

Cette poésie d’automne a le charme des ces rêves plus précieux d’être plus fragiles, comme d’éphémères réussites presque paradoxales, que d’étonnantes concordances réalisent ; — passagères félicités, plus touchantes de bientôt mourir…‌

 

Ici s’arrêtent les essais épars de Stuart Merrill. Les Quatre Saisons, nous le révèlent en pleine possession de lui-même131. Il a trouvé la formule propre de son talent, en même temps que s’affirmait, enfin consciente d’elle-même, sa personnalité. Les Gammes, les Fastes, les Petits poèmes d’automne, malgré leur diversité, se rassemblent en une sorte d’unité factice comme de successives tentatives que faisait le poète pour se rapprocher de son idéal entrevu. Mais si l’on peut considérer, les Quatre Saisons comme l’aboutissement de tous ces efforts naguère contrariés, quelque chose s’est passé dans cette âme inquiète, qui l’a comme subitement et miraculeusement mise en présence de ce qu’elle cherchait ; un grand événement moral est survenu, trouble fécond, inattendu, d’où l’ordre est sorti. Il est inutile, pour le constater, d’avoir recours à des détails biographiques, mais l’œuvre elle-même nous le manifeste, par le retentissement qu’on y trouve d’une redoutable crise intellectuelle…‌

Il y avait de la « littérature » dans les précédents recueils de Stuart Merrill. Mais, à présent, il n’est plus temps, pour lui, de s’ingénier à des rythmes difficiles, de trouver d’heureux cliquetis des mots, de réussir des villanelles. Sa pensée, devenue grave et noblement songeuse, n’est plus de celles que l’on distrait ainsi.‌

Non, sans doute, qu’il renonce au travail scrupuleux de la forme. Mais elle n’est pas à ses yeux l’essentiel et, pour ainsi dire, le tout de la poésie. Du moins il ne la considère plus comme valant par elle-même ; il la soumet à sa pensée, il en veut faire le mode d’expression le plus juste et le plus simple, — et, conséquemment, il aboutit au vers libre. Ses strophes minutieuses et subtiles de jadis ne conviendraient plus à sa nouvelle et large et généreuse inspiration.‌

Le vers libre des Quatre Saisons a, dans son allure, quelque chose de calme, de lent et de presque religieux qui s’accorde avec le thème de cet ouvrage. Il est parfois gracieux aussi, tendre et charmant, mais sans frivolité ; dans l’allégresse même, il évite la trop légère gaieté. Plus souvent, il se développe avec ampleur, en longues‌

phrases méditatives et sereines…‌

Ce qui caractérise tout d’abord les Quatre Saisons, c’est la présence ici, pour la première fois, dans l’œuvre de Stuart Merrill, d’une très ardente préoccupation sociale. Il ne s’agit plus seulement de rêve solitaire, mais d’action. Et, certes, non plus d’action orgueilleuse comme dans les Fastes : ce n’est plus l’éclat de la guerre, la vanité des victoires prodigieuses et toute l’emphase des hauts faits d’armes qui tentent le poète, aux prises avec l’aventure de sa destinée.‌

Reviens, ô toi, des cavalcades et des batailles,‌
Et laisse choir tes étendards en loques dans le crépuscule :‌
Tu es las, ce soir, de la guerre et de ses représailles ‌
Et de la hache du bourreau que le sang des pauvres macule.

A l’œuvre somptueuse de haine s’est substituée une tâche d’humble pitié. L’heure est venue d’aller vers les hommes, sans épée ni cuirasse, les bras ouverts ou la main levée pour de fraternelles bénédictions, et de préparer, dans les villes et les campagnes, l’avènement de l’universelle joie de vivre, afin que des labours, des fermes et des bruyères, les travailleurs, des bluets aux chapeaux, sortent en chantant la bonne terre heureuse, afin d’apaiser le cauchemar de la terre, afin que ne retentissent plus, de la vallée aux lacs luisants à la montagne source des eaux ; que les cloches pacifiques de la Vie, sonnant, battant comme des cœurs. Ces poèmes sont pleins d’une infinie commisération pour toute souffrance et toute misère. Membres du Christ, les pauvres sont vénérables, mais leur détresse est la honte d’ici-bas. Il ne doit pas y avoir de pauvres dans la riche et féconde Nature, ouverte à tous également. Mais c’est la haine qui contrarie l’effort miséricordieux des évangiles naturels. C’est la haine qu’il faut vaincre.‌

Seulement, où prendre des armes pour engager contre elle la bonne lutte ? A l’Eglise ?… De douces lueurs de cierges l’éclairent ; elle est silencieuse et calme, et l’éternelle supplique de l’humanité douloureuse à de providentiels secours s’en exhale en cantiques sans fin. Mais elle est froide et sépulcrale.‌

Le soleil s’y décolore, et l’encens‌
A tué le parfum des fleurs ‌
Que tu portais, innocente offrande,
A la Vierge cruelle des douleurs…
Ce ne sont pas tes fleurs qu’il faut
A la féroce idole des prêtres, ‌
Mais le sacrifice de tout ton être…‌

Ce qu’elle réclame de toi, c’est l’annihilation mystique de toi-même, et ce n’est pas à l’épanouissement de la vie qu’elle travaille, mais à la négation méthodique de la vie.‌

L’exhortation à la vie saine que ne donne pas l’Église, c’est la Nature qui la profère de son universelle voix encourageante. C’est elle, large et bonne, prête à l’accueil, qui t’invite au bonheur partagé de l’humanité libre sur la terre féconde.‌

… Il faut que tu sois sage comme la nature
Et que tu écoutes à la fenêtre la chanson des oiseaux ‌
Et le travail des abeilles autour des fleurs mûres ‌
Dans le petit enclos où l’on entend rire un ruisseau.‌

L’éternelle chanson des champs révèle la présence réelle de Dieu dans le cœur des moissons, et cette chanson là‌

Dit la seule vérité de la vie‌
Qu’il importe à nos âmes de connaître,‌
Celle de l’éternité de notre être‌
Par l’amour qui survit aux dieux.

C’est le poème de la Nature qu’a écrit Stuart Merrill dans ce livre tout imprégné d’amour. La Nature y apparaît avec la simplicité grave de ses spectacles journaliers, son soleil ou sa neige, ses pluies fécondantes, ses horizons larges et calmes, ses forêts mouvantes, ses plaines et tout l’infini détail de sa grâce et de sa beauté que le le passage des saisons varie et qu’unifie sa mystérieuse éternité. Les descriptions qu’il en donne ne valent pas seulement par leur éclat ou leur ingénieuse nouveauté. Il n’en a pas été rechercher les grandioses merveilles ni les secrètes délicatesses ; il ne s’est pas appliqué non plus à l’embellir par les moyens usuels des poétiques raffinées. Mais il l’a voulu goûter telle qu’elle est, forte et fruste, et quotidienne surtout. Il l’a sentie proche et familière, et sa philosophie consistait à la montrer simple et bienveillante, mère puissante et douce, et mère de bon conseil. Car un conseil émane d’elle, un clair conseil de confiance en sa généreuse et féconde vitalité. Une éthique est en elle, et ce qu’il faut entendre dans son incessante et pacifique voix, c’est l’appel de tous à l’universelle joie ; cela chante et retentit dans le bruissement des forêts, des ruisseaux et des herbes, cela proclame l’Evangile vrai de ce seul vrai dieu qui est Tout !‌

Stuart Merrill aboutit à une sorte de poétique et de profond panthéisme, dans lequel ne se noie pas, comme désindividualisée, l’humanité ; mais toutes choses et l’homme sont associés dans un essentiel accord, et le bien est dans cet accord, et le mal est dans la séparation de l’homme et de la Nature. Le malheur de l’humanité lui vient de ne plus percevoir cette fraternité primordiale, de s’écarter de la Nature, tandis que les mêmes sentiments qui animent le cœur de l’homme sont aussi ceux qui vivifient l’âme frémissante des choses. Une même joie de renaissance éveille, au printemps, l’universel désir des plaines, des bois et des êtres ; une semblable ardeur d’amour soulève les poitrines humaines et court, chaude, dans les soupirs tumultueux des brises :‌

Le village, frileux sous ses toits de vieux chaume,
S’ouvre, ce bleu matin, aux désirs du printemps :‌
Cœurs et fleurs vont éclore au ciel qui s’en embaume, ‌
C’est un jour où partout les hommes sont contents.‌

Le blé vert a percé sous la dernière neige, ‌
La violette est née au fond des bois anciens, ‌
Le lilas va fleurir sous le doux sortilège ‌
Des soupirs d’amoureux que le vent mêle aux siens.‌

Et ces hommes-là semblent maudits qui se sont, une fois et pour toujours, éloignés de la Nature, et qui se cantonnent dans des villes, où de hautes demeures leur cachent l’horizon, où des pavés et des asphaltes les empêchent d’être en contact avec la terre. Ils s’atrophient et vont mourir, comme des enfants trop tôt sevrés, auxquels manque le sein nourricier. La vie humaine loin de la Nature, est un fou paradoxe d’un mortel danger. Malheur à ceux des villes !‌

Asile d’enchantement et charme doux des heures, la Nature est aussi l’apologue suprême et le symbole dernier de toute vie et de la vie humaine. Et son enseignement se résume dans le seul mot d’Amour.‌

C’est pourquoi le rêveur qu’ont trop longtemps lassé les vaines agitations et le tumulte de la fausse vie s’est réfugié dans le calme des champs. Il y revient, hanté de mauvais songes et frissonnant comme si des assassins ou des démons le guettaient dans l’ombre. Hélas ! il a cru naguère à la promesse des villes et de naïfs espoirs l’ont cruellement déçu. Maintenant, au petit village dont fument les toits rouges, à la pacifique campagne il vient demander l’aumône du repos. Ses pieds saignent d’avoir buté aux pavés durs des sept carrefours de la Folie ; sa tête brûle des âpres fièvres. Mais ici, coule la rivière, fille des lointaines fontaines ; sous les saules et les nénuphars qui tremblent à ses remous, elle chante le retour lent des troupeaux à l’étable, et la bonne odeur des labours s’épand sur le val du soir. C’est la paix délicieuse et la sainte promesse d’oubli.‌

Refuge sacré ! La petite maison est pleine d’anges, et des anges l’entourent, dans les vergers où murmure le travail incessant des abeilles.‌

La porte s’est ouverte sans bruit sur le jardin
Où l’on entend, de corolle à corolle, bruire les abeilles ‌
Comme des âmes butinant le miel béni du Bien. ‌
Une bergeronnette chante sous les capucines vermeilles,
Aiguë et douce, la joie des jours dans les futaies ‌
Et la paix des nuits, au nid, de soleil à soleil ; ‌
Des fleurs, je crois, vont éclore en nos cœurs, ‌
Et nos paroles seront des oiseaux de bonheur ‌
Qui crieront, à plein vol, la gloire de cet été.‌

Et dans la petite maison paisible, l’Amour est entré, comme un ami qu’on attendait ; il s’est installé près de l’âtre, le bienvenu, content de l’hospitalité qu’on lui offrait. Non le futile Amour que de précieuses chansons égaient, mais le grave et le bon Amour, inspirateur de vaillantes pensées. Mystérieux et silencieux, dans l’ombre, le Bonheur est là… Clos la porte !‌

Mais le rêveur ne saurait jouir égoïstement de sa félicité conquise enfin. Contre la porte close frappent des poings, dehors, et la voix des passantes farouches de la nuit s’entend à travers la muraille. Certes, il serait doux de s’éterniser dans le refuge délicieux du bonheur. Seulement, l’appel de ceux qui souffrent résonne dans le silence du soir trop lugubrement. Il va falloir aller aux villes mauvaises, porter à la foule en deuil le trésor d’amour dont on voudrait jouir en avare. Tout est calme ici, mais là-bas retentit la plainte mendiante des fous et des méchants. Comme le chevalier s’enfermait dans l’église pour la veillée des armes avant de commencer les héroïques équipées, le rêveur ne s’est enfermé dans le refuge d’amour et de bonheur que pour s’y préparer à l’œuvre sainte, à l’apostolat de bonheur et d’amour. Il a voulu longtemps communier avec la Nature, avant d’aller répandre l’évangile de la Nature. Il se sent l’ouvrier des villes nouvelles de Dieu.‌

Mais elle est étrangement douce, la retraite ; il serait délicieux de s’y attarder. Ah ! l’effort sera dur pour ouvrir, un jour, décidément les portes du petit enclos et se mettre en marche vers l’action ! Il faudra renoncer alors à la chère tranquillité,‌

Et ce sera fini de la paix au soleil
Et du sommeil au pied du cerisier vermeil
Et de la volupté de sentir l’herbe chaude‌
Sous nos corps enlacés et nos mains en maraude…‌
Nous ne connaîtrons plus que les tristes maisons‌
Dont, le soir, les miroirs sont pleins de trahisons…

Et tandis qu’étranglée aux mille poings du sort‌
La Ville hurlera, louve ou chienne, à la mort,‌
Nous rêverons tout bas, saisis d’un peu de crainte, ‌
Et n’osant, pour agir, délacer notre étreinte,‌

A ce petit jardin tout parfumé de fleurs‌
Dont la porte était close aux passantes en pleurs‌
Jusqu’au soir saint où nous sûmes, sans plus de doute,‌
Que l’Esprit du Seigneur s’avançait sur la route !‌

C’est à cette angoisse perpétuelle que ces poèmes doivent leur beauté. Simples et puissants, ils évoquent la plus sincère et la plus touchante image du bonheur. Et la menace qui pèse inexorablement sur ce bonheur à grand’ peine conquis est plus émouvante de ce qu’elle est plus volontairement acceptée. Une inquiétude terrible étreint cette âme, qui s’est fait à elle-même son ineffable félicité et qui revendique hautement le devoir d’y renoncer pour accomplir la dure tâche de miséricorde. Il y a, dans ce drame, une sublime péripétie, et la sérénité puissante de cet ouvrage est toute palpitante d’émotion. La grandeur de l’inspiration s’est communiquée à la forme : elle a souvent, dans sa magnifique simplicité, une grave beauté biblique ; elle est capable d’exprimer à la fois la joie de la vie vraie, l’amère pensée « qu’on se bat au bout du monde » et la noble volonté de communiquer à tous les frères humains la parole de paix.‌

Cette dernière œuvre de Stuart Merrill est d’une tout autre envergure que les précédentes. Il s’y est lentement et douloureusement acheminé. La progression laborieuse de son talent est l’histoire pathétique d’une âme de poète, très généreuse, très ardente, très belle.‌

Francis Jammes §

Très loin de Paris, dans une petite ville pyrénéenne, un poète se cache dont l’œuvre est la plus sincère, la plus touchante, et la plus singulière peut-être de ce temps. Il a son esthétique à lui. La voici : faire simple, absolument simple ; — c’est tout.‌

Cela paraît aisé. Il n’y a, semble-t-il, qu’à se laisser penser, sentir, et puis à dire sans emphase ce qu’on a pensé. Il n’y a qu’à se mettre en présence des choses et puis à raconter, sans phrases, ce qu’on a vu.‌

Seulement, rien n’est plus difficile à trouver que l’expression simple, et les esprits les moins compliqués, qui n’ont qu’une toute petite chose à dire, se lancent dans des périodes et tombent, on le sait, dans le plus prétentieux lyrisme. En outre, les mots sont usés, à force d’avoir servi ; les métaphores sont fatiguées, pour la plupart, et les rythmes poétiques ont tant et tant ronronné, dans nos oreilles qu’à peine les entendons-nous encore.‌

Sentirons-nous, du moins, avec simplicité ? Une telle accoutumance nous est venue de voir les choses, qu’à peine les voyons-nous encore. Elles nous sont si familières qu’elles ne nous étonnent plus. Leur absence nous surprendrait, leur présence n’éveille plus notre attention. Si nous nous appliquons à les regarder, elles nous paraissent enveloppées, comme d’un voile, de manières d’être accidentelles et qui proviennent, par exemple, de leur utilité pratique, de l’emploi que nous faisons d’elles. Nous n’arrivons pas à les contempler telles qu’elles sont, elles-mêmes, dans la simplicité de leur nature.‌

Aussi la plupart des artistes ont-ils recours, d’une façon plus ou moins franche, à l’exotisme. Ils se dépaysent pour retrouver sur une matière neuve la fraîcheur de leurs impressions. ‌

Mais lui, Francis Jammes, ne veut pas aller chercher si loin son inspiration. Il la prétend trouver auprès de lui, dans les menus objets qui l’entourent, dans le naïf paysage qu’il aperçoit de sa fenêtre, une cour de ferme où s’ébattent des animaux, une rue de village où des gens passent. « Toutes choses sont bonnes à décrire, dit-il132, lorsqu’elles sont naturelles. Mais les choses naturelles, ne sont pas seulement le pain, la viande, l’eau, le sel, la lampe, la clé, les arbres et les moutons, l’homme et la femme et la gaieté ; il y a aussi parmi elles des cygnes, des lys, des blasons, des couronnes et la tristesse. » Ce qui est artificiel, au contraire, est mauvais. « Que voulez-vous que je préjuge d’un écrivain qui se plaît à dépeindre une tortue vivante incrustée de pierreries ? Je pense qu’en cela il n’est point digne du nom de poète : parce que Dieu n’a pas créé les tortues dans ce but et parce que leurs demeures sont les étangs et le sable de la mer. »‌

Il estime qu’en toutes choses se révèle le caractère divin de tout ce qui est, et que toutes choses sont belles si l’on sait les voir telles qu’elles sont et, pour cela, les regarder avec simplicité.‌

Pour les envisager ainsi, il faut d’abord se faire un cœur simple, se purifier l’esprit, le débarrasser de tout orgueil, de tout égoïsme, de toute mesquinerie et le préparer à l’accueil facile des impressions qui vont venir. Il faut ouvrir sur la Nature de grands yeux étonnés d’enfant. Alors elles apparaîtront dans leur vérité. ‌

Ainsi les voit et les comprend Francis Jammes. Il sait que les plantes vivent, et les pierres aussi ; il parle tout ensemble de « la misère de l’eau, du ciel et de cet enfant133 », il est soucieux de la conscience des choses… « C’est avec légèreté, dit-il134, que, la plupart du temps, nous touchons aux choses, mais elles sont pareilles à nous, souffrantes ou heureuses. » Il participe à leur joie et compatit à leur douleur ; une étroite fraternité l’unit à elles. La tristesse qui se dégage des choses tombées en désuétude se communique à lui ; il vit auprès d’elles dans une intimité constante, il ne saurait s’en isoler. Est-ce à dire qu’il introduise en elles sa propre pensée et les anime de sa propre ferveur ? Sans doute, « nous posons sur elles nos pensées, qui ont besoin d’elles comme, pour s’y poser, les parfums ont besoin des fleurs » ? Mais il ne résulte pas de là qu’elles n’aient point aussi leur vie à elles… « Il est des heures… où l’on entend mieux les mille voix des choses… A la fin d’août, vers minuit, « quand la journée a été chaude, un bourdonnement indistinct, qui n’est pas celui des rivières ni des sources, ni du vent, ni des animaux froissant l’herbe, ni des bestiaux qui secouent leurs chaînes sur les crèches, ni des chiens veilleurs inquiets, ni des oiseaux, ni du retombement des métiers des tisserandes, s’élève autour des villages agenouillés. Ce sont des accords aussi doux à l’oreille que la lueur de l’aube est douce à l’œil. Là, s’agite un monde immense et doux où les brins d’herbe l’un sur l’autre s’inclinent jusqu’au matin, où la rosée bruit imperceptiblement, où les germes, à chaque battement de seconde, soulèvent toute la surface des plaines. »‌

Donc, après qu’il eut reçu la confidence des choses naturelles, ce fut sa préoccupation constante que d’arriver « à traduire la volonté de ces âmes obscures, à noter d’une façon concrète quelques-unes de leurs manifestations ». Il y employa tout son art et il mit à cette œuvre toute la simplicité de son cœur. Car il comprit que, pour exprimer l’âme « des animaux ses frères et des choses ses sœurs135 », il lui fallait trouver une poésie toute de candeur et d’émotion naïve ; conséquemment, il s’appliqua à copier, avec un soin méticuleux, un joli oiseau, une fleur, un râteau, « comme un enfant qui imite aussi exactement que possible un beau modèle d’écriture ».‌

Tout l’effort que d’autres font pour parer leur pensée de riches ornements, il le met, au contraire, à la dévêtir de tout enjolivement. Il la veut présenter toute nue. Et, pour être plus sûr de ne la point dissimuler sous la vaine beauté des rythmes et des images, il préfère n’employer que des mètres inégaux, brisés, dénués de cette involontaire harmonie que donne la juste application des règles habituelles. Il rompt brusquement la mesure, il fausse son vers à dessein. Sa poétique est faite de la négation radicale de toute poétique, « J’aurais pu, dit-il136, imiter le style de Flaubert ou celui de Leconte de Lisle et faire, comme un autre, un poncif. J’ai fait des vers faux et j’ai laissé de côté, ou à peu près, toute forme et toute métrique… Mon style balbutie, mais j’ai dit ma vérité. » Je ne veux blâmer ni prôner ma façon de faire ; mais ce que j’affirme, c’est ma haine des écoles, ma tolérance, mon amour de la vérité et ma pitié de ce lieu commun qui est le cœur de l’homme. Pour être vrai, mon cœur a parlé comme un enfant. »‌

La prosodie de Francis Jammes est, en effet, très singulière. Il n’écrit pas en vers libres, à proprement parler : il ne cherche pas cette harmonie musicale qui résulte d’un entrecroisement habile de mètres inégaux ; la plupart de ses poèmes sont des séquences d’alexandrins, — ou peu s’en faut. Il n’écrit pas non plus en vers réguliers : ses alexandrins n’ont pas de césure fixe, pas de rime en général, mais des hiatus et même des pieds de trop ; ou bien il leur manque des pieds… Non ; ainsi qu’il le reconnaît, il écrit en vers faux. La trop grande splendeur du rythme lui est évidemment apparue comme une concupiscence indigne de la touchante humilité des choses naturelles ; il pensa que la trop mélodieuse « musique des vers » distrayait l’esprit de la seule contemplation qui importe, celle de l’exacte vérité de ce qui est…‌

 

« Mon Dieu, vous m’avez appelé parmi les hommes. Me voici. Je souffre et j’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père, qui me les ont transmis… » Ces simples phrases sont le prélude de ce beau livre, d’une émotion si vraie, d’une sincérité si douloureuse, De l’Angélus de l’Aube à l’Angélus du soir137. Et c’est toute sa vie, humble et quotidienne, dans la petite ville monotone, qu’il nous raconte, au jour le jour, au hasard des promenades, tantôt gaie sous le soleil et tantôt triste sous la pluie… Il décrit minutieusement, avec une conscience attentive et méticuleuse, les objets qu’il voit : il n’en méprise aucun, il a pour chacun d’eux le même respect. Il ne choisit pas, entre les détails qui se présentent à son regard, les plus significatifs, les plus évocateurs, mais il les aime tous également d’être également vrais, parce qu’il a le culte, la religion de la réalité. Il ne se reconnaît pas, il ne voudrait pas s’arroger le droit d’élaguer quelque chose dans la réalité telle qu’elle s’offre à lui, et il s’applique à en bien regarder, et puis à en bien copier tous les détails successivement…‌

Il y a des roses sur le mur où il a plu ;‌
Et dans la haie aussi, et les feuilles sont molles.
Ce matin, il y a du brouillard gris, et plus
On regarde loin, il est épais. Il se pose‌
Sur le coteau, au haut des feuilles de pins noirs ;
Il fait un peu frais, mais pas trop. Je viens de voir‌
Des laitières près du mur mouillé plein de roses.‌

Voici la place du village, pleine de lumière : on entend le choc des marteaux de la forge, les poulets picorent dans la paille ; des femmes s’arrêtent de causer pour regarder passer les gens… Voici l’église, douce et grise, et dedans fraîche, avec des fleurs en coton dans des vases de loterie… Voici les sentiers étroits où le vent d’octobre fait voler les feuilles des châtaigniers, et les champs de paille qui sentent la menthe, et les charrues qui sont couleur de la lune… Il dit ce qu’il a vu, de la manière la plus simple et tout de suite ; il n’attend pas que l’impression se soit transformée dans son souvenir : on dirait qu’il a hâte de l’enregistrer, au contraire, immédiatement, avant qu’elle se soit atténuée ou modifiée, et, dans son vers, il lui laisse cet air de soudaineté, d’inachèvement, comme s’il était pris au dépourvu et ne pouvait qu’indiquer son émotion, sans l’arranger ni l’embellir, avec une sorte de sincérité forcée dont témoigne la rapidité de la notation. Et il ne commente ni n’explique : il constate. On ne doit pas chercher à chacune de ses paroles une intention spéciale, un motif extérieur. Cela est ainsi et tire toute la valeur de son authenticité.‌

Le vieux village était rempli de roses ‌
et je marchais dans la grande chaleur,
et puis ensuite dans la grande froideur
de vieux chemins où les feuilles s’endorment…‌

Le poète s’attendrit de l’humilité de toutes ces choses ; il les sent plus saintes d’être plus pauvres. En même temps, il est touché de leur ancienneté. Il évoque, avec mélancolie tout le passé qui dort dans le calme des vieilles maisons, où se succèdent les générations pareilles, au long des jours calmes. Il songe que l’armoire dévernie de la salle à manger a entendu la voix de son grand’ père et du grand’ père de celui-ci, et qu’elle sait des secrets, et que le vieux coucou en bois compta des heures innombrables, et que, dans les menus objets au milieu desquels il demeure, se cachent de petites âmes…‌

Et je souris que l’on me pense seul vivant
Quand un visiteur me dit en entrant :
— Comment allez-vous, monsieur Jammes ?

Et parfois le souvenir de tout ce temps lointain lui devient nostalgique : à force d’entendre la confidence des vieilles demeures où vécurent ceux qui sont morts, il lui semble éprouver comme l’intime regret de jours disparus qu’il se rappellerait et qu’il imagine seulement, infiniment doux dans leur monotonie et parés de la grâce des choses passées. Jardins où jouèrent les jeunes filles d’autrefois, écolières, aux noms rococos comme dans les livres de distributions de prix, Blanche de Percival, Rose de Limereuil et Sylvie Laboulaye !… Pauvres maisons de jadis, décrépites et dont le plâtre est crevé, dont on ouvre les portes qui grincent avec des clés rouillées ; ici se passèrent les calmes existences des familles d’il y a soixante ans, bonnes et honnêtes. Il y avait sur la cheminée du salon, devant les daguerréotypes des amis, des coquillages superbes et des plumes de paon dans des vases. On recevait un peu ; c’étaient les Percival, les Demonville, qui arrivaient dans leurs voitures, et l’on se présentait des civilités. Et les fils s’en allèrent vers les aventures, en Amérique, dans l’Inde, à Sumatra…‌

Dans les grands arbres d’un parc ancien, une odeur du passé, subite, éveille en lui le regret de cet autrefois qui est pour toujours aboli… Il va visiter la maison où vécurent les anciens parents. C’est loin ; il faut aller en cabriolet, par la route pleine de soleil. Puis, arrivé à ce village, il faut s’informer. Or, personne, même les plus vieux, n’a connu ces vieilles gens, qui sont morts depuis trop d’années. Une femme de quatre-vingts ans, décédée il y a quelques jours, aurait donné des renseignements… Enfin, il trouve la demeure familiale, et il en traverse les chambres où les vieux dormirent, et il en monte les escaliers vermoulus que les vieux gravirent…‌

L’amour nostalgique du passé, on ne l’a jamais exprimé d’une manière plus émouvante et pénétrante qu’en ce petit roman délicieux, Clara d’Ellébeuse ou l’histoire d’une ancienne jeune fille138. La pensée de Francis Jammes est en souffrance entre le présent et le passé ; les heures de jadis l’imprègnent de leur mélancolie indélébile et il semble triste d’une tristesse séculaire. Le temps de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre exerce un invincible attrait sur son imagination, et, le 8 juillet, il célèbre la fête de Virginie, et les Charmettes lui sont un lieu de pèlerinage. Les pages qu’il a écrites sur Jean-Jacques et Madame de Warens139 sont extraordinairement belles et poignantes et il y a en elles, comme un parfum entêtant, la volupté et la mort…‌

L’évocation des pays lointains, des îles étranges se mêle à l’évocation du passé. Cet arbre-ci, dans le jardin,‌

vient du Japon où fut votre vieil oncle,‌
il l’apporta tout petit, tout petit,
avec des feuilles grandes comme l’ongle.

Il revint un soir, l’oncle extraordinaire, dont la famille s’est souvenue. Il arriva par le fond du village, à cheval, avec un grand manteau, un grand chapeau. Un soir d’été. Des jeunes filles couraient sous les arbres du parc. On cria : « C’est l’oncle !… » Et lui, disait : « Nous avons eu tempête, et l’eau fraîche a manqué. » Il racontait ses aventures…‌

Le souvenir ancien de cet oncle, qui s’en fut aux Antilles en fleur, et d’un grand’père qui là-bas vécut en Caraïbe, chassant les ramiers, à la Goyave, est une incessante hantise pour Jammes ; sa pensée est toujours en peine de ces horizons merveilleux et de ce rêve de soleil et de cette odeur des îles mystérieuses… Dans l’air du soir, ronfle une guitare de nègre… L’image des vieux parents défunts qui dorment aux cimetières Martiniquais, sous la splendeur de la nuit coloniale, se sanctifie d’être mêlée à de si prodigieuses visions et, à cause de toute la nostalgie qu’elle suscite, elle est tourmentante et troublante…‌

Tu es enterré, là-bas, je crois, à la Goyave.‌
Et moi, j’écris où tu es né : ‌
ta vieille correspondance est très triste et grave : ‌
elle est dans ma commode, à clef…‌

Les lointains du temps et de l’espace sont étrangement peuplés de mélancolies et de subtiles inquiétudes pour l’âme alarmée que leur sortilège a prise et qui, à tout jamais, y vagabonde. ‌

… Dans la petite ville qui vit sans fièvre, les traditions se conservent, et les jours de maintenant se passent, dirait-on, dans l’atmosphère d’autrefois, toute pleine de souvenirs anciens et d’ancienne douleur. Les morts, autant que les vivants, l’habitent. Et les vivants y font sans bruit leur tâche quotidienne, toujours la même, les monotones travaux des champs et des prés, et celui-là cueille les épis, et celui-là garde les vaches, et celui-là tresse l’osier, et celui-là, dans son échoppe enfumée, près d’un merle qui dort, raccommode de vieux souliers, devant ses vitres vertes. Le poète a pitié d’eux, tant ils s’appliquent à leur humble besogne. Il a pitié de leur souffrance secrète et de leur obscure destinée, tout entière confinée dans les masures étroites qu’on voit, avec tristesse, en traversant les villages. Le petit cordonnier bossu du village aura passé toute sa vie à taper des clous sur des semelles… Le poète a pitié de tous, et des animaux mêmes ; il s’afflige de l’infinité muette et résignée de leur douleur, il compatit à la misère des ânes trop chargés, auxquels les mouches entêtées font des plaies, à celle des chats abandonnés qui miaulent de détresse et qui grelottent dans la boue, à celle des chiens effarés que des enfants poursuivent, à celle des petits veaux au doux regard, amis des chemins en houx et qu’on traîne, et qui résistent, et qui lèchent la corde qui les mène à l’abattoir.‌

La souffrance est universelle et elle atteint tout être et toute chose. Or, une immense sympathie est dans le cœur de ce poète, apte à sentir l’immense douleur de chaque destinée, et si fraternel qu’il se sait uni à toute créature, la plus pauvre et la plus affligée ; — il considère comme un « enfantillage de classer les règnes de la Nature, alors qu’il n’est qu’un règne de Dieu140 », et il compatit au chagrin poignant d’un petit cheval de plomb avec lequel jouait naguère un bébé qui vient de mourir…‌

Mais toute cette tristesse bien pauvre, il la décrit avec une telle application minutieuse, il s’y arrête avec une telle curiosité grave, il en note avec tant de soin la chétivité, qu’on ne sait pas, parfois, s’il ne se moque pas un peu, s’il n’est pas sur le point de rire un peu lui-même de sa sensibilité. On dirait que de l’ironie se mêle à ses larmes, — et quelquefois aussi quand il parle de lui-même et s’interrompt d’être lyrique pour se railler presque…‌

Il ne se moque pas. Mais si, de tout être et de toute chose, il laisse voir la ridicule débilité, s’il humilie tout être et toute chose et s’humilie lui-même, c’est que la vie est plus sainte et plus touchante d’être humble, intiment humble. Ce n’est pas dans l’emphase et l’orgueil, mais dans la simplicité vraie de sa nature que le Monde‌

est divin.

Tout cela provient d’une vague idée religieuse, un peu mystique et plus sentimentale encore, d’une sorte de franciscanisme attendri, dont témoignent délicieusement les Quatorze Prières141 : prière pour être simple, prière pour que les autres aient le bonheur, prière pour avoir la foi dans la forêt, prière pour louer Dieu, prière pour aimer la douleur, prière pour avouer son ignorance, prière pour aller au Paradis avec les ânes… Tremblantes oraisons, à peine balbutiées parfois et qui semblent enfantines à force d’être sincères avec simplicité, et qui souvent rappellent les plus exquises pages des Fioretti.‌

Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites ‌
que ce soit par un jour où la campagne en fête ‌
poudroiera…
J’irai et je dirai aux ânes, mes amis :‌
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du bon Dieu.

Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
Pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’ailes ‌
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…
Que je vous apparaisse au milieu de ces bêtes ‌
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête ‌
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds ‌
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié. ‌
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles…

La religion des Quatorze Prières, qui est tout animée de l’amour des humbles et des pauvres, est aussi pleine d’allégresse et de confiance. Elle envisage la Nature, les bois, les blés, les maïs et les vignes au penchant des collines, au creux des vallées, comme « un grand océan de bonté » illuminé de lumière. Elle aspire au bonheur comme à la fin sereine de la vie, à l’universel bonheur auquel participerait toute la création, les bons chiens, les troupeaux, toutes les bêtes, les hommes aussi et les vignes aussi qui mûrissent sur les coteaux, les arbres pleins de sève et les feuilles remuantes et chantantes dans les taillis. Non certes que la douleur soit absente de cette ferveur dévotieuse. Elle en est, au contraire, le principe originel et l’inspiration ; mais le poète ne veut pas accepter la douleur comme la loi de l’existence : il lui est impossible de concevoir que le monde soit organisé sur un plan tel que la joie n’y doive pas régner. Alors, plutôt que de généraliser son expérience propre et de conclure de sa malechance au pessimisme, suivant l’usage des poètes lyriques, il s’acharne à considérer son aventure personnelle comme une exception qui lui est pénible, assurément, quant à lui, mais sans importance dans l’économie générale du Cosmos :‌

Mon Dieu, voici : négligez-moi, si vous voulez… ‌
Mais… merci… Car j’entends, sous le ciel de bonté, ‌
ces oiseaux, qui devraient mourir dans cette cage,
chanter de joie, mon Dieu, comme une pluie d’orage.

Même, il lui semble que cette souffrance qu’il éprouve doit être rachetée par le bonheur d’autrui et il s’offre donc, dans un élan de généreuse charité :‌

Si c’est utile, mon Dieu, laissez souffrir mon coeur…
Donnez à tous tout le bonheur que je n’ai pas !…‌

Parfois, malgré lui, il se révolte ; il voudrait bien ne pas se plaindre, mais il ne le peut et le voilà qui rappelle à Dieu que tout petit, près de la crèche, à Noël, il portait du houx, et il se fâche de trouver Dieu ingrat et il lui crie :‌

Ne pouvez-vous me rendre un peu ce que j’ai fait ?‌

Mais bientôt il se repent, il médite, il se délivre du vain espoir et se résigne et ne demande plus à Dieu que de continuer la vie‌

d’une façon aussi simple qu’il est possible.‌

Cette âme est ardente et tempétueuse, tourmentée, inapte au calme, et le grand effort volontaire qu’elle fait pour se dompter est pathétique, souvent sublime. De là vient à ces prières leur beauté.‌

Elles composent, avec les Elégies, le Poète et l’oiseau, la Jeune fille nue et quelques poèmes, le Deuil des Primevères, « d’une forme et d’une pensée calmes, dit l’auteur, parce que je l’ai surtout conduit dans une solitude où mes souffrances parfois s’apaisèrent142 ».‌

Il y a de charmantes choses dans le Poète et l’oiseau. De courtes scènes dialoguées. Cet oiseau, qui parle à ravir, est merveilleusement sage, et sur l’amour et l’amitié, sur la vie, sur la mort, il a des opinions réfléchies. Il refuse de s’affliger à l’idée de sa mort prochaine, disant : « Je n’ai pas été mort ; alors, je ne sais pas… » Et il possède aussi une religion bien définie. Le poète insinue qu’en volant, au ciel, très haut, il a sans doute vu le Bon Dieu ; l’Oiseau répond :‌

Non. Le Bon Dieu n’est pas en haut. Il est en bas.

Le Bon Dieu habite une petite maison avec une fontaine et une étable où dort un chien. Le Bon Dieu travaille la terre, sème le bon grain, récolte et rentre sa moisson…‌

La Jeune fille nue est le récit d’un rêve plein de significations morales. Voici. Le poète maudit la vie parce qu’une femme frivole et qu’il aimait trop l’a trahi ; une chose manquait à leur amour : « la résignation que l’on nomme bonté. » Elle est partie et le poète est demeuré seul, et il s’afflige. Mais une étrange petite vieille lui apparaît, une chercheuse de simples qui, son cabas au bras, court à travers la montagne pour trouver les herbes saines. Elle est infiniment bienfaisante et clairvoyante. Or, pour guérir le poète de cet amour, elle sait bien qu’il n’y a pas d’autre remède que l’amour. Donc, elle le conduira très loin, dans la forêt, vers un chêne prodigieux, tordu comme une vis de pressoir et si haut qu’il a l’air d’écraser les étoiles. Là est une jeune fille nue, — nue « comme la lumière et comme l’eau », — qui sera, au cœur troublé par la vie, le refuge espéré, la vie simple et douce au milieu des choses naturelles…‌

Tu es l’âme et la chair nues. ‌
Tu es la vérité dont le parfum limpide a fleuri sur ma lèvre. ‌
Quel est ce rêve pur que je vais vivre ? — Un rêve…‌

Les Elégies sont admirables — et elles renouvellent le genre. Elles ne ressemblent aucunement à l’habituelle poésie amoureuse et mélancolique. Elles ont quelque chose d’enfantin, qui touche. Car il faut se refaire une âme enfantine pour recevoir de la Nature éternelle et de la très vieille vie une impression neuve. Tout est dit, … et principalement, depuis le Romantisme, il semblait qu’on eût épuisé toutes les possibilités d’attendrissement sur la destinée, sur la mort et sur la beauté harmonieuse des paysages. Les successeurs de Lamartine avaient rendu très improbable la résurrection de l’Élégie… Mais, avec une aisance étonnante, Francis Jammes s’est débarrassé de toute la littérature qui traîne dans nos imaginations, rythmes et idées. Ses élégies, à lui, sont saisissantes de vérité, d’exactitude ; il est manifeste que le poète y exprime strictement, sans excès ni pauvreté, l’émotion spéciale que lui donne la vie. On les sent toutes proches du cœur qui s’y révèle, rien ne s’y interpose entre le sentiment dont elles sont nées et la forme qu’elles ont prise. C’est à leur parfaite ingénuité qu’elles doivent d’être pathétiques. Elles le sont extrêmement. L’amour et la mort, la détresse des existences, la tristesse des attentes et des souvenirs ont alarmé plus profondément qu’aucune autre l’âme de ce poète. Il tâche en vain de s’apaiser et de se résigner. Il est ardent et tourmenté ; il n’y a pour lui ni calme ni repos : la passion l’a touché, il est à jamais frémissant et inquiet…‌

Ces poèmes sont chauds de franche et saine sensualité. Le poète n’a point tâché de les adoucir, ni de les sublimiser, ni de les conformer à quelque idéal très précieux. Ce ne sont pas des Elvires en l’air qu’il chante, pas des Elvires du tout. La brûlure des baisers, des caresses est dans ces vers, tout palpitants encore de proche volupté… Mais il est chaste aussi. Francis Jammes aura écrit quelques-uns des rares poèmes vrais qu’il y ait au sujet des jeunes filles ; il les comprend avec finesse, il parle d’elles sans mièvrerie, il a pour elles un respect délicat, mêlé d’une sorte d’émerveillement amusé pour tant de grâce et de candeur puérile…‌

Seules les jeunes filles ne m’ennuyèrent jamais : ‌
vous savez qu’elles vont d’on ne sait quoi causer ‌
le long des tremblements de pluie des églantiers…‌

Il a le sentiment de la pureté, il en a le désir. Et comme à toutes ses émotions il faut qu’une tendresse féminine s’unisse, il souhaite, pour s’en retourner, pèlerin pieux, aux souvenirs des jours enfantins, une amie très douce et sans fièvre, inconnue hier et dont il n’ait point souffert, et qu’il n’ait point aimée encore. Et avec elle il ira au village natal, il passera auprès de la fontaine, de l’école, des tilleuls, de l’auberge, et il s’agenouillera sur la terre natale :‌

… Mais fais tes pas plus doux, ô délicieuse amie. ‌
Entrons dans la maison défunte. C’est la chambre ‌
où je suis né.‌

Le village est plein du passé. Le cœur aussi est plein du passé. Et chaque émotion s’accompagne de toutes celles d’autrefois qu’elle réveille, et non seulement de celles qu’il a jadis éprouvées lui-même, mais de celles encore dont frémirent des ancêtres défunts. Ainsi survit, en l’âme nouvelle, la passion presque séculaire de « l’oncle pensif qui revenait des Indes, n’ayant qu’un souvenir de femme dans le cœur », et le mirage décevant des îles lointaines, de la Goyave bleue, des arbres extraordinaires demeure dans les yeux du dernier descendant de la race pour le captiver, l’enchanter et pour que ses amours soient plus belles et plus profondes de plonger plus avant dans le passé mystérieux.‌

En publiant le Deuil des Primevères, Francis Jammes annonçait un autre ouvrage qui devait « marquer beaucoup mieux que celui-ci son développement ». A cause du calme qu’il y a dans le Deuil des Primevères, il craignait qu’on ne le supposât en humeur de « faire des concessions » à la critique… « Il n’en est rien », affirmait-il, et certes son nouveau livre témoigne avec éclat de son intransigeance littéraire.‌

Le Triomphe de la Vie143 se compose principalement de deux poèmes, dont l’un, Jean de Noarrieu, est exquis et dont l’autre, intitulé Poésie, est surtout important par toutes les innovations qu’il contient. L’un et l’autre, d’ailleurs, marquent un singulier élargissement de la manière poétique de Francis Jammes. Il abandonne désormais l’élégie, l’idylle, le petit poème sentimental ou descriptif ; il crée des personnages, des situations, il se préoccupe davantage d’évoquer dans son œuvre la vie, les mœurs et les réalités contemporaines : il aboutit à une sorte de roman en vers.‌

Jean de Noarrieu est un poème en plusieurs chants, écrit et composé de la façon la plus simple, avec une sorte d’agréable négligence et une aisance qui est pleine de grâce. Il semble bien que Francis Jammes ait ici trouvé, — pour lui-même : il ne faut pas qu’on l’imite ! — le style de la narration poétique. Il est abondant et clair, enjoué, varié, lyrique par endroits et, dans les passages les plus humbles, il évite toujours la prose. On ne pouvait mieux concilier les exigences de la poésie avec le naturel qu’un récit demande. L’exécution de cet ouvrage est parfaitement harmonieuse. Elle a aussi cette qualité de fraîcheur, de spontanéité qui est essentielle à l’esthétique de Jammes. Son poème n’a pas été lentement travaillé. La sincérité à laquelle Jammes prétend exige une expression soudaine, immédiate. Au premier chant de Jean de Noarrieu, qui en est, en somme, le prologue, il caractérise lui-même, avec autant d’esprit que de justesse, son procédé… Pieusement, il prie d’abord Dieu de lui donner l’ordre nécessaire à tout labeur poétique ; puis il admire ce qu’on lui a conté des peintres célèbres qui « peignent longtemps » les yeux, les lèvres, les joues, les oreilles de leurs modèles et s’appliquent si patiemment. Quant à lui, il fera de son mieux,‌

et, comme un adroit ouvrier
tient sa truelle alourdie de mortier,
je veux, d’un coup, à chaque fois porter ‌
du bon ouvrage au mur de ma chaumière…‌

Jean de Noarrieu est un garçon de trente ans qui, après avoir passé cinq bonnes années à la ville, à faire son droit et à manger « cinquante mille francs », est revenu à la propriété rurale où il est né, où il vécut le meilleur de sa vie, où ses parents sont morts. Il est un excellent gentilhomme campagnard. Il partage son temps entre la surveillance de ses champs, de sa ferme, la chasse, la pêche, la flânerie. Lucie, sa petite servante, est aussi sa maîtresse. Il est, d’ailleurs, porté à la réflexion, et, dans sa philosophie, il y a de la sérénité. Seulement Lucie, tout en étant indulgente à son maître, aime le berger Martin, qui est, pour le moment, à la montagne avec ses brebis ; il y restera tout l’été. De là résulte toute l’intrigue, assurément peu compliquée…‌

Telle la vie se passe jour à jour‌
sans incident. Le mois de mai bleu court.
Le figuier noir fraîchit, le merle est lourd.‌
Le tiède soir tombe sur le velours‌
des rosiers, noirs de fleurs bleues qui s’étouffent,‌
sur les glaïeuls et les gueules-de-loup…‌

Les chasses et les pêches de Jean de Noarrieu sont charmantes. Certes, il s’intéresse au succès de ses expéditions, mais il ne met pas à la poursuite du butin tant d’acharnement qu’il n’ait pas le temps de contempler le paysage, et le paysage est exquis. Francis Jammes n’a jamais poussé plus loin l’art de la description ; les couleurs qu’il emploie sont, ici, douces, joliment nuancées, les lignes ont toute la justesse et toute la précision souhaitables : ces habiles petits tableaux sont des fresques accomplies. Et plusieurs épisodes sont de menus chefs-d’œuvre. Ainsi cette entrevue rapide de Lucie avec un paysan qui vient de la montagne, où il a vu Martin et qui, de la part de Martin, apporte un bonjour et des fleurs.‌

Elle lui dit : Lorsque vous l’avez vu,
où était-il ? Et comment est sa hutte ? ‌
Il lui répond : Il était au-dessus ‌
d’un grand rocher, auprès du lac d’Assu. ‌
Mais il m’a dit : Tu diras à la Luce ‌
qu’à la Toussaint je serai revenu…‌

Ce sont de vrais paysans, présentés d’une manière poétique, mais non affadis. La sérénité de Jean de Noarrieu, qui lui vient de son bel amour de la vie, est aussi la philosophie de ce poème :    Qu’importe, si la vie est magnifique ?…‌

Seulement, lorsqu’il écrivit Poésie, Francis Jammes ne trouvait pas la vie magnifique du tout ; du moins la haine qu’il éprouvait pour une certaine forme de la vie, celle précisément dont il souffrait, ne lui permettait pas de s’élever à une considération très générale des choses d’ici-bas. Il y a de l’amertume, de la rancune dans ce poème…‌

C’est, comme Jammes le définit, « une sorte de roman dialogué en vers libres », — un roman réaliste, poussé au noir, où s’accumulent les atrocités. Plutôt encore qu’un roman, c’est une série de scènes, à peine liées les unes aux autres, mais qui, par leur groupement, prétendent représenter l’existence journalière d’une petite ville provinciale. Elle manque de calme, cette petite ville ; elle n’est pas si endormie que passe pour l’être notre province française. Une tentative de suicide, un infanticide, une entreprise de chantage, des discussions au sujet de l’Affaire, de la politique scandaleuse, — tout cela n’est rien à côté du reste… Elle est jolie, la petite ville ! Hypocrisie, stupidité, vice, pourriture, — « et c’est ça qui s’appelle la vie ! »‌

A vrai dire, les romanciers réalistes nous ont un peu blasés sur ces peintures outrancières. Mais l’idée originale de Francis Jammes fut de transporter cela dans le poème, de mêler ce réalisme à toutes sortes d’autres choses qui ne sont pas réalistes du tout ; cela compose un ensemble curieux, disparate, amusant. Les personnages du roman sont des canailles ou des imbéciles ; parfois ils unissent la canaillerie à l’imbécillité. Or, parmi tous ces pharmaciens, notaires, bourgeois, fonctionnaires, receveurs des contributions directes, il y a le poète, qui sans doute n’est pas un saint, mais qui est plein de génie et d’honnêteté. Le poète ne dérage pas ! Sa généreuse indignation, ses vertueuses colères donnent à cette œuvre narrative un caractère lyrique et personnel dont l’effet est bizarre. Et tout vit, en ce poème, les objets de même que les gens, et tout parle, semblablement. La première scène se passe dans la boutique d’un savetier et les interlocuteurs sont le marteau du savetier, la cruche, la chandelle, le chat aussi, et puis le chien, même le savetier. Ailleurs, chez le pharmacien, le Benjoin prend tout à coup la parole, et il dit :‌

Du fond de mon bocal, je pense aux Arabies,‌
poète, aux Arabies heureuses et pétrées ‌
qu’enfant l’on t’apprenait dans ton histoire sainte.

Ici, c’est pour rire, probablement. Néanmoins de ce bavardage nombreux de tous les êtres et de toutes les choses naît, peu à peu, une impression d’universelle vie, qui est saisissante. Chaque être et chaque chose parlant pour soi, à sa manière et dans la seule intention de marquer son individualité propre, témoigne de la réalité de tout ce qui est et affirme l’éminente dignité de tous les détails du Monde, en dépit des classifications et des hiérarchies.‌

Poésie est une œuvre violente, inharmonieuse, moins réussie que Jean de Noarrieu que les Elégies, le Vieux village ou les Prières. Mais il faut aussi considérer en ce poème la nouveauté de la tentative qu’il est. Encore est-il excellent en plusieurs de ses parties et l’on y trouverait quelques-uns des plus jolis vers de Jammes, des plus spirituels. Ceux-ci par exemple: c’est « une affiche verte », dans l’étude du notaire, qui parle :‌

Moulin à vendre. J’étais un petit moulin vert. ‌
Je ronronnais dans le torrent des bois. J’avais
frais et mon eau baignait les jambes blondes
de la meunière blanche au lavoir qui riait. ‌
Ma roue s’est tue. Elle est morte sous les fougères. ‌
La poudre du blé blond n’est plus sur les cheveux‌
des filles qui passaient en se frottant les yeux.

Ce que donnera la poésie de Francis Jammes, on ne le peut prévoir. Il est en train de démontrer que sa manière qui, d’abord, toute charmante qu’elle fût, pouvait paraître limitée à un petit nombre d’applications, s’étend, au contraire, et s’enrichit, et s’épanouit en un art très large. Sans préjuger de l’avenir, Francis Jammes a cette gloire de s’être, dès le début, manifesté comme étant lui-même absolument, indépendant de toute influence, prêt à dire des paroles toutes neuves sur les émotions toutes fraîches de son âme passionnée, secouée de désirs, éprise de tendresse, douloureuse, ardente jusque dans la pitié, sensuelle et hantée de nostalgies…‌

Paul Fort §

C’est un homme très extraordinaire que Paul Fort Il ne fait partie d’aucune école ; il ne se prête à nulle classification. Il frappe d’abord par sa désinvolture, sa spontanéité, le sans-gêne singulier de sa manière, une sorte d’excessive abondance. Quand on se demande à qui l’apparenter, on lui trouve de la ressemblance surtout avec le dieu Pan, qui n’est pas mort, bien que le bruit en ait couru…‌

Son œuvre traite notamment de tout, — et il faudrait la dire encyclopédique si ce mot n’impliquait de la froideur et de didactiques intentions ; au lieu qu’il y a de la joie, de la passion et de la vie à travers ces poèmes : ce n’est pas une description de la réalité, mais la voix même, ardente et folle, de la réalité… ‌

Voici la matière de son premier volume, les Ballades françaises144. La Nature d’abord, — la Nature peuplée d’hommes et multipliée par l’activité des hommes : la mer, les cloches, les champs, le hameau, les saisons, la nuit, l’amour, la route et l’âtre, l’orage. Puis les légendes, l’ancien rêve humain parmi la Nature déifiée : Orphée, Endymion, Bacchus indien, Hercule et Terme. Puis l’histoire : Louis XI, curieux homme. Puis la fantaisie : les fous et les clowns, chansons de reîtres et de manants, etc. Enfin, « Ma légende » : c’est le poète lui-même qui alors apparaît dans l’immense univers suscité par son imagination, où se mêlent l’illusoire et le vrai, le plaisant et le grandiose, le présent et le passé…‌

Ayant tracé ainsi le plan général de son épopée, Paul Fort en a repris, dans ses livres suivants, les parties diverses, et il les développe successivement, il leur donne toute leur ampleur ; l’œuvre s’élargit, ses proportions s’étendent. Les secondes « ballades françaises » célèbrent encore la Nature, sous d’autres aspects : Montagne, Forêt, Plaine. Les troisièmes, l’Histoire, et de nouveau Louis XI ; de semblables poèmes sur Henri III et Louis XIV sont annoncés. Les quatrièmes sont les Idylles antiques ; les cinquièmes l’Amour Marin… C’est un prodigieux épanouissement naturel145…‌

Paul Fort est aussi l’inventeur d’une métrique qui lui est propre : l’exubérance de son instinct lyrique se serait mal accommodé des règles auxquelles d’autres s’asservissent. Il est extrêmement original et intéressant comme technicien, quoiqu’il lui faille faire de graves objections, je crois, quant à la manière dont il appliqua des principes justes et réalisa des idées fécondes.‌

 

En épigraphe à son premier volume, il cite quelques lignes de la préface des Orientales : « … Que le poète aille où il veut, en faisant ce qui lui plaît, c’est la loi… Qu’il écrive en prose ou en vers… c’est à merveille. Le poète est libre. » Et, dans un bref avertissement, en tête de Montagne, il dit : « Tu dois laisser les écoles à leur chef. Penser « en troupe » est indigne du poète. Reste libre, c’est là ta première noblesse… Sois toi. » La plupart des poètes nouveaux, — et c’est leur gloire, — ont fait de semblables déclarations ; mais nul plus que Paul Fort n’éprouvait cet impérieux besoin d’indépendance, ne se présentait avec cette fureur d’individualisme. ‌

La forme personnelle dont il revendique l’usage est par lui-même ainsi caractérisée : « J’ai cherché un style pouvant passer, au gré de l’émotion, de la prose au vers et du vers à la prose : la prose rythmée fournit la transition… La prose, la prose rythmée, le vers, ne sont plus qu’un seul instrument, gradué146 » Excellente idée. Pourquoi n’y aurait-il que deux modes d’expression, puisqu’il y a bien plus de deux modes de pensée ? Le vieil axiome : tout ce qui n’est pas prose est vers et réciproquement, — ne serait acceptable que si l’on ne pouvait admettre de sentiments intermédiaires, en quelque sorte, entre les poétiques et les prosaïques, et si l’on ne devait autoriser le passage des uns aux autres, suivant les caprices de la vie spirituelle et à travers de délicates nuances. ‌

Or, ce qui, d’après la conception classique, différencie essentiellement les vers de la prose, c’est tout l’ensemble des règles catégoriques auxquelles sont astreints ceux-ci, tandis que celle-là est libre. De telles règles, il fallait les accepter ou les rejeter, en bloc : impossible d’imaginer à leur égard une autre attitude. Paul Fort devait donc chercher un principe de style qui, pût convenir à la fois aux vers et à la prose et qui, par conséquent, apparentât ces deux formes du langage. C’est ce qu’il tenta de faire, en substituant « le rythme aux artifices de la prosodie ». La prosodie classique avait fixé une scansion du vers extrêmement bizarre et qui transformait la prononciation habituelle aux gens de l’Ile de France en une sorte de parler marseillais tout à fait saugrenu. Paul Fort veut que le vers « suive les élisions naturelles du langage », — c’est-à-dire que sa théorie consiste surtout à réglementer le traitement des syllabes muettes. C’est là une question très difficile. Paul Fort la résout avec hardiesse, mais d’une manière contestable. Généralement il ne compte pas les syllabes muettes, dans la mesure des vers, même quand elles se terminent par des consonnes ou sont placées devant des mots qui commencent par des consonnes. Mais quelquefois aussi il les compte. Et l’on ne saisit pas toujours bien ce qui le détermine à prendre l’un ou l’autre parti. Dans ce vers, par exemple, des Idylles antiques :‌

Ô monde au cœur de feu, ô terre mouvementée,‌

on ne sait s’il prononce, puisque son vers a douze pieds certainement : « terr’mouvementée » ou « terre mouv’mentée ». Il suit les élisions naturelles du langage, dit-il, et il affirme ainsi, très justement, que le vers n’a de valeur que chanté ou prononcé, mais ne doit pas être considéré comme une chose écrite principalement. L’erreur est celle-ci : les syllabes muettes ne sont ni des syllabes entières ni des syllabes nulles ; en outre, elles ne sont pas toutes équivalentes, de sorte qu’on ne peut prendre, à leur égard, de parti absolu, les compter comme des unités élémentaires de l’alexandrin, ni les élider tout à fait. Elles ont très souvent pour effet d’allonger plus ou moins la syllabe précédente en la faisant suivre d’un groupe de consonnes dont la prononciation dure quelque temps. Aussi Vielé-Griffin disait-il que « l’E muet est la base musicale de la langue française ».‌

Paul Fort eut raison, las de l’artificielle prosodie classique, de se reporter à la prononciation naturelle de notre langue pour y trouver la loi d’un rythme normal. Mais l’enseignement qu’il en devait tirer n’est pas l’élision complète des muettes. Tout au contraire, l’étude, de la langue parlée démontre que les syllabes diverses d’une phrase sont inégalement longues, qu’elles se différencient entre elles par leur qualité, et que, par conséquent, ce n’est pas le nombre des syllabes qu’il faut prendre, sans tenir compte de leur qualité, comme principe de la versification. En d’autres termes, Paul Fort devait aboutir au vers libre, — non au vers libéré de quelques formalités, mais à ce vers essentiellement musical dont la loi est absolument distincte de celle du vers classique.‌

C’est une chose très étonnante, de voir à quel point l’auteur des Ballades françaises est resté, malgré ses velléités d’indépendance, asservi à l’ancienne métrique. Il en observe plus ou moins les règles, suivant les cas, les bouscule quand il s’abandonne à sa verve joyeuse, et les respecte ; au contraire, s’il s’applique à de la poésie impersonnelle, — reconnaissant ainsi leur excellence, semble-t-il. Les Idylles antiques nous donnent les meilleurs échantillons de ses vers réguliers. L’assonance y est substituée à la rime, — cela d’une façon constante, — mais, quant à la scansion et au rythme, il est facile d’y trouver un grand nombre de strophes aussi classiques que celle-ci :‌

Le vol des taons taquins dans l’air lourd de midi, ‌
Leurs repos turbulents aux cœurs noirs des fougères, ‌
La touffeur odorante, au bord de la rivière, ‌
Qui monte des roseaux et du sable attiédi…147.‌

Les syllabes muettes ne sont pas toutes élidées, et parfois on ne sait trop pourquoi l’une l’est et non l’autre. Néanmoins il est facile de démêler quelques lois à ce sujet. Le groupe ée même devant une consonne, ne compte que pour une syllabe : (La centaurée d’azur, la fleur grenat du trèfle) ; mais la muette est comptée quand la série de consonnes qui résulterait de sa disparition est imprononçable : (On sent leur gentil cœur battre sous leurs seins roses). Surtout, l’élision est constante à la césure fixe de l’alexandrin :‌

Sur le gazon des rives, les nymphes étendues    ‌
Laissent l’ombre et le jour mouler leurs formes nues.
Leurs bras écartés dorment ; leurs mains, dans l’herbe verte,‌
Brillent, en s’entr’ouvrant, comme des pâquerettes.‌

Or, un tel procédé n’est possible que si les deux hémistiches du vers sont nettement séparés, suivant la règle ancienne, — et l’on voit ici combien les alexandrins de Paul Fort sont donc astreints à la scansion classique : il est rare, dans les Idylles antiques et dans les poèmes de ce genre, qu’il se permette des rejets, des enjambements à la façon des romantiques.‌

Mais, bien que l’alexandrin domine dans son œuvre, il use aussi des autres mètres, et il les entrecroise souvent de telle manière qu’il paraît écrire en vers libres. Il vaudrait mieux dire qu’il use librement du vers régulier : ses vers sont, en effet, caractérisés toujours par le nombre de leurs syllabes, abstraction faite des muettes qu’il élide ; seulement, il lui plaît tout à coup de rompre le rythme qu’il avait adopté : une ligne de prose se substitue alors au vers, — l’effet peut en être excellent. Ainsi, tout au début du Roman de Louis XI :‌

Je dérobe à ses doigts les roses de l’aurore,‌
Les bagnes de l’orage et le lys des nuits claires ;
Et j’ai de petites images fort idéales sous mon chapeau‌

La « prose rythmée », dont il parle comme d’un style intermédiaire entre la poésie et la prose, est presque toujours de la prose où se trouvent, de place en place, et plus ou moins disséminés, quelques éléments de vers réguliers, des hémistiches d’alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes : ‌

Revêtu de son plus joyeux costume pourpre, — ‌
Il portait ainsi le deuil de son père, —‌
Monté sur un pal(e)froi blanc comme oi(e) domestique‌

Le roi chevauchait à l’ombre d’un drap d’or que soutenaient, sur les pointes de quatre lances quatre gros bourgeois suant à grosses gouttes, etc…‌

Ailleurs, il est vrai, les fragments de vers réguliers sont moins apparents ; il y a plus d’unité dans l’harmonie du poème. Généralement, alors, le rythme est celui d’une prose cadencée dont l’accent varie suivant l’impulsion de l’idée ou du sentiment qui l’anime. En somme, les poèmes de Paul Fort sont écrits en vers réguliers ou en prose ; parfois la prose et les vers réguliers s’y unissent, mais ils se juxtaposent plutôt qu’ils ne s’assimilent. C’est qu’il y a, entre la prose et les vers réguliers, une différence constitutive. Paul Fort a cru la résoudre par la pure et simple élision des muettes. Là est son erreur. La substitution du vers libre au vers régulier pouvait seule lui permettre de réaliser le rapprochement qu’il souhaitait de la prose et de la poésie ; car le rythme du vers libre, n’étant pas fondé sur le nombre des syllabes d’une phrase, mais sur leur qualité, leur accent, est de même nature que celui de la prose ; très docile aux volontés du poète, il peut s’amollir jusqu’à la prose ou s’affermir, au contraire, jusqu’à prendre la structure poétique la plus caractérisée.‌

La tentative de Paul Fort n’en est pas moins intéressante, et en dépit des objections théoriques que l’on peut faire à sa prosodie, il s’en sert, quant à lui, d’une manière si habile, si désinvolte plutôt et aisée, qu’il en tire les meilleurs effets, les plus inattendus, les plus curieux, souvent les plus beaux.‌

Le voilà donc au milieu de la Nature ; il s’y promène en chantant : on l’en dirait le roi, — Pan lui-même, de l’herbe aux dents, folâtre, et son rire est dans tous les échos…‌

La Nature n’est point poétisée dans cette œuvre. Paul Fort n’en a pas recherché les plus suaves ou les plus jolis aspects ; il ne s’est pas appliqué à en fixer d’une manière délicate les apparences gracieuses, les fragiles beautés. Il n’est pas impressionniste et ce n’est pas la fugitivité du spectacle que l’heure évoque devant lui qui l’émeut. Il ne peuple pas non plus de symboles ou d’existences merveilleuses les sites et les paysages. Il n’est nullement mystique ; la Nature ne l’inquiète ni ne l’étonne, et il n’aperçoit pas en elle les signes d’autre chose que ce qu’il voit. ..Est-ce qu’il est réaliste ? Est-ce qu’il est matérialiste ? On le dirait… Et panthéiste ? Il semble bien… Mais surtout, au milieu de l’immense Nature, il se réjouit et il s’enivre de sa joie.‌

Il n’y a guère d’œuvre poétique aussi complètement heureuse que celle-ci ; nulle mélancolie ne l’attriste — elle est trop ardente, exubérante et passionnée ! Le sentiment de la vie, qui l’a suscitée et qui l’anime, est inlassable ; il ne subit d’atténuation ni de relâche, et il est l’âme de ces mille chansons où toute la Nature est célébrée. La vie incessante, infinie, qui frissonne au cœur des forêts et qui palpite dans les plaines et qui soulève les océans !…‌

… Il est venu dans la Nature ; il s’y ébat. Il la regarde et il s’enchante de la trouver si belle. Il l’entend, et tous les murmures, et tous les bruits, et tous les cris, et tous les hymnes qui retentissent à son oreille le font pâmer d’aise. Et tous les parfums aussi qu’elle exhale lui sont encore une volupté. Il touche l’herbe ; matinale que la rosée mouille ; elle lui est douce et fraîche. Et c’est fête pour tous ses sens ; il absorbe délicieusement l’universelle vie éparse et variée.‌

Il n’est timide ni craintif, et il traite la Nature avec familiarité. Il saccage ses plants de roses, il déchire ses plus belles fleurs et il en mâche les pétales embaumés. Il se joue et il rit dans les retraites sacrées des bois, attentif lorsqu’il sent que l’ombre prodigieuse l’enveloppe. Sa voix déchire le silence des solitudes, si quelque allégresse subite s’éveille en lui. A travers monts, plaines et champs, il vagabonde, tantôt sifflant, tantôt chantant, et aux aguets toujours de quelque joie qui, des feuilles, de l’herbe, des vagues, des nuages, du prestige des horizons, va surgir pour l’exalter !… Sa désinvolture n’est pas irrespectueuse ; on dirait qu’il est de mèche avec la Nature, et qu’elle se prête à ses fantaisies avec indulgence.‌

Les descriptions de Paul Fort étonnent et, charment par leur spontanéité. Un travail plus minutieux aurait pu leur donner un air de perfection plus achevée ; mais ainsi elles ont plus de fraîcheur et d’émouvante sincérité : les négligences qu’on y trouve témoignent de la hâte avec laquelle le poète voulut exprimer le trouble où l’a mis le beau spectacle des choses vivantes, avant qu’il s’apaisât.‌

« Dans la vapeur bleue qui t’enveloppe, ô montagne, la flore de tes sommets s’agite comme des songes. Les torrents, sur eux, comme une nuit d’étoiles, descendent triomphants jusqu’au bord des abîmes, où plonge en fracas leur cristal. »‌

À l’évocation visuelle de lignes vigoureuses, et de couleurs nettes, se mêle souvent le souvenir des sons ou des parfums, qui l’accentue : « L’odeur des prés ombreux montait de la vallée, l’herbe humide exhalait son âme, et, dans la pluie, l’enfer tombait des cieux quand nous vîmes brûler aux rouilles du couchant l’encens bleu de la nuit ». Nulle incohérence ne résulte de cette diversité, parce que les éléments hétérogènes et nombreux d’une telle description se rassemblent dans l’unité d’un état d’âme complexe et ardent. Paul Fort ne cherche pas à s’abstraire du Cosmos qu’il représente ; il en est, au contraire, le centre ou, si l’on veut, le foyer : car il l’anime de sa propre ferveur et il le crée de son désir. Les variations lumineuses de la plaine proviennent des nuances de son allégresse à lui, autant que des sortilèges du soleil ; le cri d’amour que jettent la plaine et le soleil étroitement unis, n’est-ce pas lui qui l’a poussé, lui l’âme consciente de cette vie éparpillée ?… La pureté sereine des horizons, la tristesse infinie des hauteurs, le balancement des cimes très souples des arbres, l’herbe des prés où traînent parfois des vols de brumes fugitives, l’eau des fontaines, frémissante d’on ne sait quelle secrète gaieté, les sentiers où passent, faucilles au bras comme des lunes, les filles à la taille courte, toutes les choses de la campagne et tous les êtres proches d’elles, apparaissent ici dans leur franche vérité.‌

Et s’il y a, dans le spectacle de tout cela, de la laideur, elle n’offense pas le regard, étant, avec évidence, vraie et naturelle, et il n’est rien de vil dans la maison de Jupiter, et les détails de tout ce qui est, avec leurs qualités différentes, se confondent dans la majesté totale de la Vie, qui accepte en elle le gigantesque et le menu, le terrible et le souriant, le sublime et le ridicule et de ces contradictions compose sa splendeur. Aussi le poète ne craint-il pas de joindre à ses tableaux les plus splendides de gaies pochades pour rire, un peu vulgaires à l’occasion ; et parfois aussi il s’amuse à de l’ironie, il se joue et se divertit des surprenants contrastes que la Nature présente. Il arrive des monts, dont la masse lui imposait, — et il aperçoit maintenant les collines, drôlement minuscules. « Mais vous voici, collines, ô petites collines ! Que vous êtes fragiles ? Vous monter ? vous descendre ? Je vois la nuit d’étoiles, par peur de vous froisser, glisser ses pieds d’argent au ras des herbes tendres. — Jamais je ne saurai me hausser si léger ; il me faudrait des ailes. (Des ailes ! ô mon Dieu !) Poursuivrai-je mes pas ? Osè-je aller ?… collines !… »‌

Un grand nombre de Ballades françaises semblent de véritables chansons populaires et celles, en particulier, de l’Amour marin, toutes mêlées d’argot, ne sont pas autre chose. Richepin a travaillé dans ce genre, souvent avec succès, mais on sait de quel romantisme suranné ses meilleures inspirations se gâtent. Les ballades de Paul Fort, — chansons, lieds, narrations lyriques, — ont un air de plus franche authenticité. Quelques-uns de ces poèmes sont extrêmement beaux. Un peu rudes, parfois câlins, souvent brutaux, tendres aussi, sincèrement émus, ils sont imprégnés de toute la mélancolie morne des chétives existences éperdues au milieu de trop vastes horizons, de la grosse joie des jours de bordée, de la tristesse des prochains départs ; ils sentent la mer. Exubérants et timides tour à tour, sensuels et doucement élégiaques, ils inquiètent, comme la mer sans cesse changeante, déconcertante, pleine d’ordure, et merveilleusement belle et toute jolie !…‌

Paul Fort n’a-t-il pas retrouvé la source même de l’inspiration populaire ? Telle de ses chansons, dans un recueil de folklore, apparaîtrait comme spécialement charmante, mais ne détonnerait pas. « Si toutes les filles du monde voulaient s’donner la main, tout autour de la mer elles pourraient faire une ronde. — Si tous les gars du monde voulaient bien être marins, ils f’raient avec leurs barques un joli pont sur l’onde. — Alors on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient s’donner la main. »‌

D’ailleurs il ne faudrait pas imaginer Paul Fort travaillant ses « matelotes » comme de difficiles pastiches et les réussissant à force d’art attentif et délicat. Ce n’est pas un genre littéraire qu’il imite, du dehors et dont il copie les procédés. Puéril travail !… Mais il s’est mis dans l’état d’esprit du poète populaire et alors, librement, sans application ni recherche, il épancha son émotion. Deux caractères distinguent la poésie populaire : la longue incubation des idées, des sentiments et de toute l’âme profonde qui s’y révèle, — et la spontanéité hardie, immédiate, de l’expression. La poésie populaire est à la fois ancienne et soudaine… Paul Fort, au milieu des bois, des champs, des plaines et des montagnes, s’est pénétré lentement de leur grâce, de leur beauté, de leur odeur et de leur chaleur ; il s’en est assimilé la substance vive, — et puis, dans l’ivresse des étés clairs, heureux de vivre et de se sentir vivre parmi l’immense et radieuse Nature, indifférent à tout le reste, comme un vagabond pris de joie, il s’est mis à chanter. ‌

 

Une évocation de la Nature serait incomplète si elle n’était animée du rêve ancien des hommes, qui est épars dans les forêts, les plaines, les montagnes. La pensée des âges lointains veille à jamais dans l’éternelle réalité, la suscite ; la fable fait partie du paysage, et les sylvains, les faunes, les napées, les néréides, les sirènes, sont vrais comme les arbres, les rivières et les océans…‌

Les poèmes mythologiques de Paul Fort ne doivent pas être confondus avec telles œuvres, dites « classiques », où les héros et les dieux n’apparaissent qu’à l’état de vains ornements. Ils ne sont pas non plus symboliques, comme ceux de quelques écrivains d’aujourd’hui qui ne reprennent les mythes anciens que pour y incarner leurs idées à eux, démontrant ainsi la continuité de la pensée humaine… L’intention de Paul Fort est tout autre. Sans doute, il ne s’applique pas à de savantes restitutions archéologiques et il n’a nul souci d’une minutieuse exactitude ; mais il ne modernise pas non plus la légende, si ce n’est, parfois, en se jouant ; — ou plutôt il n’en tire pas de nouvelles significations, il ne l’adapte pas à sa fantaisie : sans l’interpréter, il la laisse telle qu’elle est restée parmi les êtres et les choses après que disparurent les hommes qui la créèrent à l’image de leur esprit… « L’homme a fait Dieu à son image et est si beau de l’avoir fait… Mais d’unir nos souffrances en un seul limon pur et d’en ériger Dieu dans sa seule figure, hommes, nous nous montrons alors si beaux, si graves que rien ne nous paraît plus beau qu’à notre image… Et c’est si grand de l’avoir fait, le Dieu des hommes, à notre image. »‌

Le style de Paul Fort, dans ces poèmes moins familiers, d’une forme plus soutenue, a de très belles qualités d’éclat, de couleur luxueuse ou jolie, de plénitude et d’ampleur. Il y a dans les Idylles antiques de parfaits tableaux, du genre plastique et brillant qu’affectionnèrent les Parnassiens. Seulement les Parnassiens goûtèrent la Beauté impassible et froide plutôt que remuante et vive, et aux « lignes » ils sacrifièrent le « mouvement » : ils immobilisèrent la fable et ils la fixèrent en une attitude conforme à leur idéal. Le mouvement et la vie caractérisent, au contraire, les scènes de la Fable, que Paul Fort représente. Il se plaît à agiter autour de ses héros des foules nombreuses, qui se groupent, se dispersent, s’emmêlent en une gaie allée et venue… Telle l’arrivée de Bacchus, annoncée par le bon Silène, qui, avec son petit âne, forme l’avant-garde du cortège. Les nymphes, à petits cris, colportent la nouvelle. Flore s’éveille et la grasse Pomone ; les dieux des jardins sont attentifs. Les bacchantes, thyrses levés, se précipitent. Bacchus hurle de joie ; les faunes le suivent, les Ménades sont folles… « La ronde se déchire et, sur la plaine, fument les corps entrelacés en collines mouvantes. Des outres de vapeur, dans les arbres se penchent, et sur la bacchanale versent le clair de lune… » Dans les premières « Ballades françaises », Orphée charmant les animaux est un chef-d’œuvre de grâce souple et alerte. L’aube naît sur la montagne. Orphée chante et, tout alentour, les feuillées, les cimes bruissantes des arbres, les ruisseaux, de leur bruit léger, divers, nombreux, accompagnent sa voix. Le lion gronda, puis il écouta. Ils vinrent tous : le tigre, l’orang-outang, l’ours, — et il dansa, « comme un roc s’éboule », — l’éléphant rêveur, le paon « rouant ou s’affinant, selon les sons », la belle et amoureuse gazelle, les colombes et la girafe, le pingouin et la limace, et la baleine… « Mais, à cet instant même, on vit la flore entière, plus lente à s’émouvoir aux accents du chanteur, s’ébranler de la plaine et gravir les sommets, et couvrir, sous le ciel, leurs neiges éternelles. »‌

On est frappé de la puissance d’adaptation de cette âme de poète, qui se place au milieu de la fable ancienne avec la même facilité qu’au milieu de la Nature présente, afin de participer à sa réalité souveraine, de se mêler aux détails de sa beauté, de la voir et de la vivre plutôt que de l’imaginer. C’est pourquoi les poèmes mythologiques de Paul Fort n’apparaissent jamais comme des pastiches ou de curieux exercices d’Alexandrin. D’autres poètes réussissent parfois à se dédoubler et à situer l’un de leurs moi en quelque autre décor. Mais celui-ci ne se dédouble pas seulement : il se transforme sans cesse, et jusqu’en son fond. Cette âme n’est pas seulement complexe, mais elle est multiple ; à travers le temps, à travers l’espace, elle se meut, elle vagabonde, et elle s’incarne ici ou là, passionnée dans sa ferveur du moment, alerte pour repartir.‌

 

Le Moyen-Age lui fut une station nostalgique. Il en subit la tristesse morne et l’enveloppante mélancolie ; il en sentit aussi le charme troublant, luxueux et tragique, — « et toutes lumières qui passaient vite en rires, sur le fond calme et sombre du pays, et comme des images naïves pour réjouir un peuple de pauvres dans l’ombre et l’oubli ». Et, dans le petit jour qui s’éveille à la suite de ces temps, une bizarre figure lui apparut : Louis XI, curieux homme, rusé, retors, — ah ! quel esprit subtil et tout à fait indifférent à la distinction du bien et du mal, craintif pourtant et qui bientôt frissonne de peur, mais vite se reprend et qui agit avec tant de dextérité malicieuse qu’il déconcerte la destinée ! Curieux homme entre tous qui, parmi des chevaliers, au lieu de se sentir dépaysé, lui gagne-petit et bourgeois madré, eut cette habileté de savoir mettre à profit son astuce merveilleuse ! Et pour de grands projets ! Car c’est à la politique de tout un royaume qu’il appliqua ces procédés d’un petit marchand ingénieux qui veut agrandir son fonds. Aussi est-il presque très grand en même temps que grêle et cauteleux, — énigmatique bonhomme, figure d’histoire et de légende…‌

Tel on le voit dans ce Roman de Louis XI, qui est une des œuvres les plus originales et amusantes de Paul Fort. Avec quel relief se dessine cette étrange silhouette de marchand de marrons, au chaperon bordé de médailles et d’images, occupé, croirait-on, à ses patenôtres et, preste, se baissant et doucettement tirant du feu, l’un après l’autre, « les marrons de Bourgagne », en dépit du cousin. Celui-ci, parfois, s’irritait… « Mais si, par aventure, ses gros poings s’abattaient sur ton dos, ton dos maigre, tu pouffais de rire et lui rendais son bien que tu lui avais pris. N’y avait plus que les coques, les marrons étaient vides. Ta gentille industrie te valut de grands biens. » Il n’a pas très grand air, le curieux homme ; peu lui en chaut ! Le voici dans la cour du palais, avec Charles le Téméraire, à cheval celui-ci et semblable à un beau saint Georges, le roi humblement à pied. Et, pour parler bas au Téméraire, le roi lui grimpe à l’étrier, et il confesse sans façons : « Entre nous, voyez-vous, je porte mal l’armure… » Il se sent en conversation plus facile avec son barbier. Il est cruel, comme chacun sait ; il semble ne s’intéresser qu’à ses manigances politiques. Un jour, il dicte audit barbier « certaines petites lois » rudes pour les seigneurs ; il apprend la mort, en passant, de l’enfant Joachim, fils de dame Simonne et son fils à lui ; il dit : « Aïe ! » et puis : « Hou, hou, hou ! » et hâtivement se remet à sa dictée. Mais, la nuit venue, avec Croy, son fidèle, il sort subrepticement, petite ombre frileuse dans l’ombre des ruelles ; il va s’informer de dame Simonne et puis s’en retourne, pleurant : « Je ne suis lion, ni loup, ni renard, je suis un homme. Croy, soutiens-moi ! Joachim !… Croy ! je ne suis lion, ni loup, ni renard, je suis tous trois. Croy, je suis un homme. Adieu, ô petit être !… Joachim ! Joachim ! Allons, bien ! partons. Dame Simonne me fut… Je suis un homme, Croy, je pleure un petit être… Joachim ! Hélas !… mon petit enfant… »‌

L’étrange figure se révèle avec des mines variées dans les scènes nombreuses de ce roman. Elle est narquoise en général, mais quelquefois un peu pleurarde, un peu gaie aussi par instants. Est-ce qu’il n’est pas plaisant à voir chevaucher, dès l’aube, sur sa jument rouge, vers Plessis, le doux petit Louis XI, « humant l’odeur des foins dans le vent de rosée ; — tantôt sur la route blanche, et sifflant aux alouettes, au bord des blés qui tintent sous le ciel de midi ; — le long des haies d’épines émaillées de blancs, linges, que sèche, en les troublant, l’air saturé, de ciel marin ; — tantôt petit Louis XI sommeillant quiètement, au bercement de sa jument ; — petit Louis XI à l’ombre, des bois bleus (entends-tu le coucou, malurette ? — non, je dors)… »‌

Paul Fort annonce un Henri III et un Louis XIV, du genre, sans doute, de ce Louis XI. On conçoit une sorte d’épopée française qui, peu à peu, se formerait ainsi, et qui rassemblerait en une immense synthèse les caractères essentiels de la race, tels qu’ils se manifestèrent au cours des siècles et tels qu’ils subsistent, plus ou moins altérés et mêlés d’éléments nouveaux, dans l’âme d’aujourd’hui. Du véritable poète épique, Paul Fort a la manière sincèrement naïve d’envisager l’histoire. Il l’altère sans le vouloir ; il s’efforce de la voir telle qu’elle fut, mais il la veut surtout trouver vivante, et il la vivifie de sa propre pensée qu’il y incarne. Il ne la distingue pas absolument de la légende ; il n’a pas non plus une notion très nette des différentes époques : l’éloignement du temps lui échappe et il ne sépare pas avec violence le passé du présent, parce qu’il est surtout frappé de l’unité de la pensée humaine…‌

 

Il ne sépare pas non plus très nettement la réalité de sa fantaisie, ni sa personnalité même du Cosmos où elle évolue. Aussi mêle-t-il à la réalité ses propres imaginations ; aussi joint-il aux légendes grecques ou médiévales qu’il a traitées, aux événements historiques qu’il a représentés, un autre fragment épique intitulé : « Ma légende ». Il en est le héros… Après avoir peuplé le monde de toute la pensée ancienne ou nouvelle, de toute la beauté diverse qui en compose la vie totale, il se place lui-même au milieu de tout cela qui est la réalité, certes, et qu’il a créé, comme son Univers, comme l’Univers… Ou bien : il se place au milieu des apparences innombrables, comme l’âme sensible de tout ce qui est, parce qu’il les réalise en les pensant… Plutôt encore : cette imagination poétique, étonnante à se diversifier, à s’incarner sans cesse en d’autres réalités, s’épanouit en elle-même, à un moment donné, comme nous l’avons vue qui s’épanouissait dans la Nature, dans la Légende et dans l’Histoire. Et sa spontanéité, dans ces différentes manifestations, est semblable : il imprégnait de lui-même le monde extérieur, et maintenant il extériorise son moi : il n’est pas épique ici, lyrique là, objectif ici, subjectif là, mais il traite identiquement les autres êtres, les choses et lui-même, la légende de l’humanité lointaine ou présente et sa propre légende à lui. Cela vient de l’aptitude singulière qu’il possède à tout apercevoir, — et lui-même compris, — sous forme d’éternité, c’est-à-dire sous forme d’art. ‌

L’histoire très simple d’un enfant, puis d’un adolescent, depuis les câlineries maternelles jusqu’à l’indépendance et la responsabilité dans la vie. Il ne s’y passe rien d’extraordinaire ; tendresses, puérilités, erreurs… « ne sommes nous pas plusieurs à ce jeu, mes enfants ? » Et c’est l’histoire de n’importe quel enfant : elle devient générale à force d’être vraie, étant individuelle…‌

« Dodo, dodo, l’enfant dormira tantôt. A bon baiser maman. Dodo, dodo, l’enfant rêve… » Il s’éveille et des beaux rêves colorés d’argent bleu, il passe à la douceur du jardin embaumé, du soleil délicieux. Il a des émerveillements et des peurs, des joies, — et de mauvais moments à passer : ainsi, lorsqu’il faut, à la nuit tombante, aller remplir la carafe au puits, parmi les lilas tout noirs du jardin. « Le pauvre petit gars, fiévreux, halluciné, tremble de tous ses membres… il croit entendre une voix ! une voix au fond du puits, une ombre qui sanglote au fond du puits avec une voix… » Il frissonne parce qu’il croit voir, parce qu’il voit, dans l’herbe, osciller le fantôme de Bélisaire, guerrier sans jeux, à la barbe tachée de sang, — le Bélisaire qui est représenté sur la couverture du cahier aux chiffres… Les mauvais songes, Les demoiselles de mes larmes, L’amie sans péchés, voilà les successifs chapitres de cette vie entre autres et ce passé laisse à peine le souvenir de quelques pauvres amours illusoires jusqu’au bel amour enfin trouvé. L’évocation de ces heures lointaines n’est pas somptueuse ni lyrique prodigieusement ; elle se fait parmi une petite brume de tristesse et d’ironie aussi. Elles furent médiocres, ces heures, bien qu’elles fissent illusion ; certes, elles ne valent pas trop d’attendrissement, — mais elles furent le tout d’une âme de naguère, vite oublieuse, troublée pourtant à se souvenir !… Petites images de jadis qui tout à coup surgissent et puis s’effacent, légères, folles, — gracieuses, en somme, elles ne laissent dans la mémoire que le regret d’un sourire, et l’envie un peu de se moquer d’elles, par méchanceté pure et pour ne pas s’attendrir d’elles… « Ce fut un soir, — la lune se songeait avec un si grand calme, — mon regard mi-clos crut vivre en une étoile… »‌

À présent, où ira s’incarner encore l’imagination de ce poète ? Certes, elle n’est point au bout de ses voyages à travers la vie. Elle se multipliera parmi les apparences de ce qui est, et elle les réalisera par sa présence intime. Peu d’œuvres poétiques promettent un tel épanouissement, ample et varié.‌

Plusieurs fragments ont déjà paru : de l’œuvre prochaine de Paul Fort, Paris sentimental. Nous voyons ici, d’une manière décisive, le poème lyrique aboutir au roman poétique : il n’y a point entre le lyrisme et l’épopée la différence essentielle qu’on y a cru voir ; mais lorsque l’émotion du poète, consciente de l’objet qui l’a fait naître, se généralise en s’intensifiant, elle se manifeste par l’épopée ou le roman, entre lesquels l’analogie est grande. Et telle est la nature même de l’imagination poétique de Paul Fort, nous l’avons vu, qu’elle s’extériorise avec une extrême facilité ; elle s’intronise ici ou là, s’y exalte et s’y objective. De là naîtra sans doute une sorte de tumultueuse et grandiose épopée du monde moderne… Car elle est ardente entre toutes ! Voici l’hymne qu’elle chante, l’hymne de sa soif, de son désir, de son extase :‌

« Par les nuits d’été bleues où chantent les cigales, Dieu verse sur la France une coupe d’étoiles. Le vent porte à ma lèvre un goût du ciel d’été ! Je veux boire à l’espace fraîchement argenté.‌

L’air du soir est pour moi le bord de la coupe froide où, les yeux mi-fermés et la bouche goulue, je bois comme le jus pressé d’une grenade, la fraîcheur étoilée qui se répand des nues.‌

Couché sur un gazon dont l’herbe est encore chaude de s’être prélassée sous l’haleine du jour, oh ! que je viderais, ce soir, avec amour, la coupe immense et bleue où le firmament rôde !‌

Suis-je Bacchus ou Pan ? je m’enivre d’espace, et j’apaise ma fièvre à la fraîcheur des nuits. La bouche ouverte au ciel où grelottent les astres, que le ciel coule en moi ! que je me fonde en lui !‌

Enivrés par l’espace et les cieux étoilés, Byron et Lamartine, Hugo, Vigny sont morts. L’espace est toujours là ; il coule illimité ; à peine ivre il m’emporte, et j’avais soif encore ! » ‌

L’œuvre de Paul Fort étonne par sa variété, par son vœu d’absorber en elle tout le réel et tout le possible. Elle est exubérante et vive et sans cesse en mouvement. Dans le détail, elle est souvent charmante et parfois négligée ; on y trouve la délicieuse fantaisie, la beauté multiple, et aussi l’exquise imperfection des choses naturelles…‌

Max Elskamp, Victor Kinon, Thomas Braun §

Le Moyen-âge nous a laissé de petits traités mystiques d’une extrême singularité. Les allégories les plus étranges, les plus déraisonnables y sont éperdument suivies, jusque dans le menu détail de leurs éléments ; une analyse minutieuse les décompose, les complique, et l’auteur a recours aux plus incroyables interprétations pour les traduire ensuite en langage direct. Cela semble un jeu subtil. Mais le pieux écrivain croit à la parfaite authenticité des symboles qu’il imagine ; plus ils sont bizarres et artificiels, plus il a de confiance dans leur essentielle réalité. Parfois il interrompt sa difficile combinaison d’emblèmes et de senefiances pour s’émerveiller, et pour adorer. Il se perd en de telles effusions que sa voix balbutie et que les mots lui viennent, sans suite, presque au hasard, signes de son émoi plutôt que d’une pensée cohérente… Si l’on veut comprendre ces étonnants petits ouvrages, il faut se rendre compte d’abord qu’ils proviennent d’une forme d’esprit toute différente de la nôtre, pour laquelle les idées ne s’enchaînent pas suivant la même logique, ni les mots suivant la même syntaxe, et qu’on ne saurait juger suivant les lois habituelles du raisonnement.‌

C’est tout à fait par hasard que Max Elskamp est né parmi nous. Il devait être le contemporain des mystiques du quatorzième siècle : Ruysbroeck, Henri Suso l’auraient compris. En notre temps, il est dépaysé…‌

Il compose, à la louange de la vie contemplative, de curieux livres pour lesquels il grave lui-même, sur bois, de précieuses ornementations, fleurons de fruits et de feuilles, et des lys et des roses, et d’élémentaires paysages, et les métiers de l’homme et ses gestes, et l’armorial des saints et les images de la Foi. Tout cela sans affectation d’archaïsme ; mais sa pensée s’exprime spontanément suivant un mode ancien. On trouvera dans la collection du Spectateur catholique148 une abondante imagerie, sur buis ou poirier, naïve, bizarre, quelquefois émouvante et belle, comme la série des Sept œuvres de miséricorde corporelle.‌

Dans son premier recueil, Dominical149, il célèbre le dimanche de Flandre, — c’est à Anvers qu’il s’est confiné dans la solitude de sa rêverie séculaire, — le dimanche d’inaction, de contemplation dévote, de joie et d’un peu d’ennui. De vieux refrains se mêlent à sa chanson, « Frère Jacques » et le « Dormez-vous… », et des sons de cloches aussi, pour matines, la messe et les vêpres, et des bruits de rouets de vieilles au coin du feu. Et dans les rues et les ruelles, où carillonnent les chapelles, passent des gens pour les offices, les enfants en blanc, les femmes endimanchées, cependant que le ciel se pare de vols d’anges :‌

Mais les anges des toits des maisons de l’aimée,‌
Les anges en allés tout un grand jour loin d’elle ‌
Reviennent par le ciel aux maisons de l’aimée…‌

Les anges voyageurs savent le colombier.
Et se pressent, au soir, vers la cour de l’aimée, ‌
Les anges voyageurs savent le colombier.

L’âme du poète, dans ce décor d’allégorie, se réalise ; et la voici qui se promène dans la ville emblématique, bientôt réfugiée aux chapelles d’onction, sous les chaires de vérité, et puis errante de nouveau par les rues, où vont les femmes, « amantes d’aimer » et qui, dans la magie des soirs, « se sentent infinies ». Le jour baisse et, derrière les vitres, les lampes s’allument, et sur les places la grosse joie s’ébroue : fêtes publiques et rondes de chevaux de bois, tintamarre, ivresse. L’Ame s’attarde à ces spectacles, et la reine de Saba, subitement apparue, l’a baisée sur les yeux. Peureuse alors, elle s’est réfugiée dans son château de Paradis, où la Vierge, Jésus et l’Ane, autour des pièces d’eau, reposent… Et cette ville, tantôt assoupie, tantôt agitée, n’est-elle pas l’âme même du poète qui la contemple, qui se contemple en elle, n’est-elle pas lui ?…‌

Toutes ces images sont peu d’accord. On ne saurait les assembler. Elles surgissent tour à tour et s’emmêlent, symboles épars, sans que la fantaisie du poète éprouve le besoin de les lier, de les unir…‌

Dans les Salutations, dont d’angéliques150, il chante de sa naïve voix les litanies de Madame la Vierge, « Marie aux Heures, Marie au Peuple, Marie aux Cloches, Marie aux Iles, Marie du Temps »… Turris eburnea, Tour d’Ivoire ! Et le cantique s’accompagne encore de chansons anciennes, « Si haut qu’on peut monter »… Tour d’Ivoire, où l’Ame voudrait bien s’enclore, en bonne adoration.‌

Et c’est ma chair en sa détresse‌
Qui déserte vos tours d’ivoire,‌
Après les hauts et bas d’espoir,‌
C’est mon âme ainsi qui s’abaisse…‌

Comme l’enfant des livres saints‌
Prodigue aux mauvaises kermesses…

Et la litanie continue. « Horloge admirable », aux belles heures à sujets, où l’on voit Moïse recevant les Tables de la Loi, et les bergers et les agnelles, et puis un château à tourelles, des cygnes autour des jets d’eau, et des châtelaines aux fenêtres… « Etoile de la mer » où vont frégates et felouques, et tartanes et balancelles, et, plus balourds, les lougres, et, plus sveltes, les goélettes, voiles dehors et les mâts pavoisés d’oriflammes… « Pleine de grâces », aux autels naïfs, la Vierge, la Lune aux pieds, et Jésus en rose, et la Terre en bleu… « Consolatrice des affligés », pauvres vieilles gens, corps en guenilles, âmes en peine.‌

Et, Madame la Vierge, faites-vous sœur-noire,‌
Voici le temps venu de toute la souffrance…‌

Ainsi s’essaye-t-il en louanges malhabiles, ornées de mots d’adoration, pieusement familières, timides aussi, plus touchantes d’être plus gauches. Il prend et reprend les images consacrées ; il les voudrait parer encore de grâces nouvelles, animer de toute sa ferveur. Puis, il se désole :‌

Et, Marie de mes beaux navires,
Marie, étoile de la mer, ‌
Me voici triste et bien amer
D’avoir si mal tenté vous dire.‌

Car Vous êtes beaucoup plus belle, ‌
— Et le savent les matelots —
Que ce pauvre chant mal à flot, ‌
Car Vous êtes beaucoup plus belle…‌

Et puis, l’Ame se fait pèlerine et se met en route, « en symbole vers l’Apostolat »151, pour le prêche de Bonté, d’Amour et de Charité. Et aux yeux elle ira montrer le ciel « à livre ouvert ». A la bouche, qui a faim, qui crie, elle présentera le pain du Paradis, et elle lui enseignera de nouveau le sourire et la douceur du baiser de pardon. Aux oreilles, elle fera entendre les chères musiques, celles de la mer et des églises, les hosannas et les cantiques. Elle bénira les Mains, les noires qui travaillent et les blanches qui sont jointes en prière vers les maisons de Dieu…‌

L’œuvre la plus charmante, — et la plus claire aussi, je crois, — de Max Elskamp, est sans doute le recueil de ses Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre152. Elles ont, comme ses autres poèmes, cette élégance un peu maniérée, tourmentée, contournée parfois, qu’on trouve à l’art du quatorzième siècle, aux mystiques de Cologne, par exemple. Elles sont humbles d’inspiration, peu variées, un peu sèches, et, malgré la recherche de l’ornementation, pauvres, en somme, et très simples. La mélodie en est grêle et monotone et la mesure, comme disait Verlaine, « délicieusement fausse exprès ». Mais leur extrême ingénuité leur donne une sorte de grâce enfantine. Ce sont de petites complaintes populaires, mêlées d’oraisons, tantôt joyeuses, tantôt mélancoliques, et d’une douceur subtile.‌

Un pauvre homme est entré chez moi ‌
Pour des chansons qu’il venait vendre,
Comme Pâques chantait en Flandre ‌
Et mille oiseaux doux à entendre, ‌
Un pauvre homme a chanté chez moi,‌

Si humblement que c’était moi, ‌
Pour les refrains et les paroles‌
A tous et toutes bénévoles,‌
Si humblement que c’était moi ‌
Selon mon cœur comme ma foi…‌

Il y a une chanson pour chaque jour de la semaine. Le lundi, les établis chôment et les usines sont fermées ; les brasseurs, que saint Arnold protège, vont, dès le matin, jouer à la paume et les maraîchers jouer au palet, et, les bras longs, ceux de saint Eloi, les forgerons, s’attablent à boire, et les mendiants que Job patronne tendent les mains, cependant que ceux de Crépin, les cordonniers, boudent en leur coin. Mardi est le jour des servantes et des blanchisseuses qui rangent aux armoires les beaux draps blancs fleurant bon. Mercredi est aux jardiniers qui parent et décorent « Flandre aux jardins ». Jeudi est aux cordiers, qui, sur les cardes, font virer le chanvre. Et vendredi est consacré par la mémoire de Jésus mort ; et c’est la fête aussi des barques qui reviennent de mer, chacune selon son étoile, et saint Christophe veille sur elles. Et, samedi soir, on se repose, et chacun va boire, parce que la semaine est achevée, et tout le monde a fait son devoir ; on allume les lampes, les toits des maisons fument, les vieillards s’asseoient sur le pas des portes, et les enfants, en congé, chantent près des bêtes, à l’abreuvoir…‌

À présent, c’est encor dimanche, ‌
Et le soleil et le matin,
Et les oiseaux dans les jardins,
A présent, c’est encor dimanche !‌

C’est le jour de tous les anges, et Gabriel, et Michel avec ses hirondelles. Les enfants se vêtent en blanc. Et, sous les arbres on aperçoit les villes au loin, et la Flandre heureuse, et la mer entre les branches.‌

Ainsi la semaine est célébrée par les métiers et les corporations, — comme au moyen âge, les boulangers, les bouchers, les tanneurs consacraient dans les églises des vitraux peints avec, au bas, de petites images qui les représentaient, les uns et les autres, à leur travail quotidien : en haut resplendissait, bien dessinée et de belle couleur la figure du saint qui les patronnait…‌

Le dernier recueil de Max Elskamp, les Enluminures153, diffère un peu des précédents. Il est d’une forme plus vive, plus gaie, plus allègre et moins obscurément mystique. Il célèbre la Flandre, avec ses sanctuaires et ses cloîtres, avec la joie de ses travaux, et ses chansons et ses fêtes. De jolis paysages s’y esquissent, d’eaux et de plaines, villes et villages, et les gens occupés à vivre, et les clochers tout ajourés, et l’aube en or aux horizons, — Flandre douce aux alouettes !… Un coup de vent passe, et tout s’incline, arbres, mâts, croix, roseaux, et la mer, au loin, se gonfle et s’agite pour la kermesse des bateaux, verts, bleus, beauprés en l’air !… Et voici la nuit, grise et noire ; dans les maisons chaudes, on s’endort, les bras en croix sur le cœur ; les rouets reposent… Ce sont de petites images, simples de dessin, mais très nettes, vives de couleurs, comme on en voit aux lettrines des missels.‌

… Tel est ce poète singulier qui, à force d’art, ou plutôt par une bizarre aptitude naturelle, réalise auprès de nous une œuvre d’il y a six siècles, dont l’archaïsme étonne, déconcerte et puis séduit par une sorte de grâce étrange et tourmentée.‌

 

« Le poète, véritablement sincère, qui s’applique à noter ses émotions avec une scrupuleuse exactitude, en arrive presque toujours à effaroucher nos oreilles par la personnalité de son accent… Comme il n’y a pas deux visages parfaitement identiques, on n’imagine pas deux âmes moulées en émotions exactement parallèles sur le monde idéal et ses concepts, sur le monde extérieur et ses symboles154. » C’est ainsi que Victor Kinon, dans une pénétrante étude sur Max Elskamp et la poésie de Flandre, explique et excuse ce qu’ont d’un peu déconcertant et obscur parfois les poèmes de Dominical, de Salutations et d’Enluminures. Cependant, et bien qu’il admire Elskamp, son maître comme ayant exprimé le fond même de l’âme flamande, — il reconnaît qu’on souhaiterait tout de même un peu plus de clarté. Et, quant à lui, il ne cédera pas « au péché des imaginations décadentes qui est de n’énoncer l’idée que par un mode retors et compliqué » ; ce n’est pas seulement pour lui un principe littéraire, mais encore une idée religieuse : il s’afflige que de hauts penseurs même soient asservis à ce « paganisme charnel » et succombent « à la cérébrale sensualité de présenter la Vérité en toilette paradoxale ». C’est donc à la simplicité parfaite, à l’ingénuité vraie que prétend ce poète.‌

Victor Kinon a très peu produit, quant à présent, — quelques courts poèmes dans le Spectateur catholique et le recueil des quinze chansons du Pèlerin de Montaigu, — mais cette petite œuvre est tout à fait spéciale, d’une inspiration très pure et touchante, d’une forme très personnelle, gracieuse et fine. Elle n’est pas extrêmement complexe, ainsi que d’autres avec leur air naïf. La naïveté de ce poète est sincère manifestement ; cette âme paraît exempte de trouble et d’inquiétude, bien ordonnée, harmonieuse. Elle a en elle sa musique, douce, calme et pacifiante,‌

Car il faut que tu sois rythmique devant Dieu.

Le « rythme » que Platon voulait pour toute âme, — ρυθμιζειν τας ψυχας, — vient à celle-ci d’une foi simple et enfantine mais capable de « ranger chaque chose à sa place » dans le trouble des sentiments, des désirs et des croyances ; ainsi une âme acquiert le repos et cette beauté que confère à un tout la juste répartition de ses divers éléments : symphonialis anima, elle est unifiée et musicale.‌

Ce qui convient, c’est dans ton cœur une musique, ‌
C’est une calme, c’est une douce musique,
— Harpe, triangle et flûte, — en tout temps, en tout lieu, ‌
Qui dissuade et qui conseille sans réplique ‌
Pour que ton geste soit ordonné selon Dieu155.‌

Victor Kinon évite avec le même soin les effets oratoires, la poésie facile ou quintessenciée et, en somme, tout ce qui dépasserait, altérerait son exacte pensée, et il arrive sans effort à la sincérité absolue : il dit toute sa pensée, et seulement elle, avec aisance. C’est la grâce de sa poésie.‌

Une série de quelques poèmes, qui a pour titre Symphonie du bon Octobre156, est délicieuse. Dans le prélude est évoquée la douceur du paysage d’automne commençant, — le lent geste des tilleuls, les marguerites mourantes, la haie humide, la rosée sur les liserons et la brume légère dans laquelle s’éveille le matin bleu ; et les oiseaux pépient.‌

Et toutes ces choses certes m’invitent
A devenir enfin, oh ! dites, dites,‌
A devenir enfin un peu meilleur‌
Et un peu plus simple de cœur…‌

La Nature est recueillie et elle s’anime silencieusement de paraboles divines, ou bien, si elle s’agite et geint sous le vent, elle symbolise la tourmente des passions humaines. Alors, les dahlias meurtris tombent sur les ronces… C’est un jardin désolé : les fruits s’écrasent dans la fange où les limaces les salissent, les réseaux des toiles d’araignée palpitent parmi les plantes ; la mauvaise herbe croît partout, les roses sèchent, la vigne n’est point taillée et l’eau des bassins est impure :‌

Seigneur, le beau jardin que vous m’aviez commis
S’éplore sous le vent d’octobre et s’échevèle‌
Et pousse de grands cris…
Seigneur, voyez ce que j’ai fait du beau jardin !

Il y a, dans ces petits poèmes, d’exquises notations de sentiments ténus, de passagères impressions tout de suite saisies et fixées. Et, avec les moyens peu compliqués dont il veut se suffire, Victor Kinon arrive pourtant à grouper, autour du fait dominant, les circonstances multiples ; chaque émotion s’accompagne, dans ses vers purs et mélodieux, de toute la sub-conscience où plongent ses origines. Il emploie les mots usuels ; il ne recherche ni les plus rares ni les plus éclatants, mais aux plus familiers il restitue leur valeur d’avant les clichés et tout le galvaudage, tant il les utilise avec candeur et habileté.‌

Car il a ces deux qualités à la fois et toutes les deux également, sans que jamais l’une empêche l’autre, d’être, candide, certes, et habile aussi. C’est pourquoi il n’a pas besoin, pour faire simple, d’affecter la rusticité. Ses vers, très souples, se prêtent à toutes les délicatesses de la pensée, et tantôt s’attristent ou seulement, dans la paix du soir, s’alanguissent ; tantôt une allégresse juvénile les anime, et ils chantent, et ils exultent ; toutes les musiques de l’aube sont en eux, toute la féerie matinale, toute la fête de l’éveil.‌

Ah ! mon âme ! elle est joyeuse, elle est légère, ‌
Elle est vraiment comme un oiseau dans la rosée ‌
Et comme une flûte dans la lumière !…‌

Les Chansons du petit pèlerin à Notre-Dame de Montaigu sont de menues merveilles. Elles forment un mince cahier de quelque trente pages, recouvert d’une singulière image coloriée, genre Épinal et Lourdes combinés : c’est l’authentique « bannière de pèlerinage » à Notre-Dame de Montaigu157.‌

La veille, avec les autres enfants, le petit pèlerin chantait : « Ronron, chanson des hannetons » ; mais la vision, d’avance, de Notre-Dame de Montaigu se mêlait à la gaieté du soir de mai, de la lune bleue sur les genêts et sur les arbres, et il la devinait, la Notre-Dame qui sort des branches d’un chôme touffu, avec son diadème au front et l’enfantelet dans les bras… À l’heure noire où les chiens tordent leurs chaînes, il prie, pour tel et tel, et les désigne. Il chemine vers le sanctuaire. À l’heure brune, il récite l’Ave Maria dans les bois : est-ce qu’il n’a pas vu, dans la clairière, « fuir les bonshommes de la lune » ?… A l’heure blonde, les bras croisés sur la poitrine, il dit les litanies‌

A Notre-Dame qui sourit et tend
Le sourire de son Enfant.

Puis il arrive à la Chapelle des Rossignols, « une chapelle en chèvrefeuille et clématite » ; la Vierge y demeure et les rossignols lui font une douce musique dans le bois. Il ne s’arrête pas, le petit pèlerin, dans sa hâte d’offrir à Notre-Dame son bouquet « de fleurs sauvages et d’humides serpolets ». Il chante avec gaieté… Le voici aux sapinières ; il y a une colline à gravir, il est las mais plein d’allégresse, — et le dôme en or reluit, enfin, de Notre-Dame de Montaigu, « et donc, à genoux pèlerins ! » Devant l’image de la Vierge, il prie avec ferveur et gentillesse :‌

Or, enfin, concédez pour dernière faveur ‌
Une chapelle avec des lilas dans mon cœur,‌

Une chapelle en mois de mai Vous dédiée, ‌
Une chapelle toute tiède et parfumée,‌

Où brûleront des cierges roses, nuit et jour, ‌
Ma douce Dame en or qui souriez toujours !

C’est fête à Montaigu : accordéons, flûtes, cantiques. Mais, il faut, en procession, suivre le chemin de la croix, accompagner la Mère divine dans ses douleurs. Et puis, c’est l’heure de l’adieu, et le retour, avec des chansons de piété et de bonne humeur, et l’arrivée à la maison.‌

Mais c’est fini, après ces fêtes vertes ! ‌
Dorénavant, cœurs simples, mains ouvertes, ‌
Joie, pureté et toutes les vertus‌
Pour Madame de Montaigu !

Tel est ce petit poème, humble avec vérité, d’un art exquis et point arrogant, mais qui se cache et laisse l’émotion s’exprimer, dirait-on, toute seule…‌

Le Livre des Bénédictions, « qui est en vente chez Oscar Schepens, libraire, au Treurenberg, n°16, à Bruxelles, proche la collégiale des SS. Michel et Gudule », n’a été tiré qu’à trois cents exemplaires, « dont deux sur peau de mouton parcheminée et les trente-huit suivants revêtus de peau de truie gaufrée ». Il est imprimé en noir et rouge sur beau papier, de trame rude. Quant à l’esprit, il est conforme aux « prières et rites de notre mère la Sainte Eglise ». Il est orné de lettrines et de culs-de-lampe. « Les poèmes ont été composés par Thomas Braun et les images taillées dans le bois par son frère Henri. »‌

Le volume est charmant : l’impression, l’ornementation, le sujet de ces petits poèmes et leur forme même vont bien ensemble, et le tout est revêtu d’un gracieux caractère d’archaïsme158.‌

Sur l’archaïsme, en art, il faudrait s’entendre. Assurément, rien n’est plus sot que les imitations du « vieux langage » auxquelles ont recours parfois des écrivains pour enjoliver leurs pauvres pensées, — d’autant plus qu’ils ne font que très imparfaitement ces pastiches, très fiers d’eux-mêmes s’ils ont écrit oncques pour jamais, lors pour alors, et messire pour monsieur.‌

L’archaïsme de Thomas Braun, tout à fait exempt de ces puérilités, a une tout autre valeur d’art. Il correspond à une tout autre esthétique et c’est plutôt au préraphaélisme anglais, par exemple, qu’il le faudrait comparer. En se reportant aux maîtres du Quattrocento, les Madox-Brown, les Rossetti, les Holman Hunt voulaient avant tout échapper à l’influence dominante et déplorable du seizième siècle italien. Ils fuyaient un poncif. Ils allaient demander à de plus anciens modèles le secret d’un art plus sincère, plus vrai, plus proche de la Nature.‌

Ainsi fait Thomas Braun. Son intention principale est de se délivrer du poncif poétique qu’ont créé chez nous le Romantisme et le Parnasse. Il ne cherche pas à faire une habile restitution de l’art d’autrefois. Mais il s’efforce, à la manière ingénue des anciens poètes, de faire simple. Ceux-ci, indemnes encore de toute cette « littérature », qui maintenant s’interpose entre les choses et nous, pouvaient se mettre directement en présence des choses ; les mois dont ils se servaient ne s’étaient pas encore usés à tant servir. C’est à eux qu’il faut demander le secret d’une poésie simple.‌

Une brochure qu’a récemment publiée Thomas Braun nous renseigne assez bien sur ses intentions d’art159. A propos de Francis Jammes, il y traite des Poètes simples et de la poésie simple. L’idée essentielle de son esthétique est celle-ci. Il ne faut pas aller chercher la poésie bien loin, et surtout dans le magasin traditionnel des accessoires « poétiques » ; mais elle est là, toute proche, dans l’humble vie quotidienne, dans les objets familiers, dans les spectacles coutumiers, dans les modestes paysages que l’on voit de sa fenêtre, dans le travail des petites gens à leur métier, pêcheurs, jardiniers, menuisiers, charrons, — « je ne dis pas les pâtres et les bergers, car d’ores et déjà ceux-ci se trouvent catalogués parmi les poétiques ». Si l’on sait éprouver de toutes choses « la conscience intime et troublante », si l’on sait voir toutes choses dans leur simplicité, dans leur humilité, on les sentira émouvantes et belles, — belles en elles-mêmes et sans faux ornements, de sorte que l’art du poète consiste à écarter la prétendue « poésie » dont la réalité s’est revêtue traditionnellement, puis à considérer ainsi la réalité, défardée et « prosaïque ». La beauté de la vie n’est pas extérieure à la vie ; mais elle est dans la vie même. Quand la création fut achevée, la Genèse dit que toutes choses furent par Dieu déclarées bonnes, et erant valde bona. Tout est bien et tout est bon. Tout est digne d’intérêt et doué de poésie, les ânes autant que les rossignols, les maçons autant que les semeurs, les ustensiles de la cuisine autant que les plus distingués bibelots d’étagère… « A voir telles les choses qui nous entourent, nous éprouverons de la joie, de la confiance et du bonheur », — de la sympathie aussi et de la ferveur pour l’humilité joyeuse de la vie. Ainsi cette esthétique est, en somme, une morale ; elle provient d’une conception simple et religieuse de l’existence…‌

On voit maintenant quel est le sens de ces Bénédictions que Thomas Braun veut répandre pieusement sur toute la réalité d’ici-bas. Rien n’est à dédaigner, à mépriser. Il n’y a rien de vil dans la Création. Il faut bénir, afin de la réhabiliter, la vie ordinaire, « en laquelle vit Dieu d’une manière tout à fait quotidienne et où les moindres événements semblent cacher de bonnes pensées ». Bénédiction de la famille et de la maison, de l’âme et du corps, des aliments qui lui donnent la force et la santé, le pain, le vin, la bière et les fromages, bénédiction des herbes et des semences, des animaux, des oiseaux, des abeilles, bénédiction de tous les êtres, et des pèlerins et des malades, et de ceux qui travaillent, et de ceux qui prient, et de ceux qui souffrent, bénédiction de la joie et de la douleur, bénédiction de toute la vie…‌

Et, comme tout cela est simple et est divin par sa simplicité, c’est avec des mots très simples aussi qu’il le faut louer, afin de ne pas prêter à la réalité une voix en dissonance avec sa nature essentielle. Thomas Braun dédaigne les subtilités de la métrique, les raffinements du rythme et de l’harmonie. Il néglige les règles difficiles de la versification et les menues délicatesses qui ne seraient point en rapport avec le caractère religieux de son poème, qui amuseraient la pensée par leur élégante fantaisie plutôt que de la pénétrer de respectueuse émotion. Il écarte le luxe des rimes superbes qui ne conviendraient pas à son cantique de pauvreté. Il ne veut adopter que la forme la plus simple, comme la plus séante à son œuvre. Ses vers, sorte d’alexandrins libres, ont une lenteur uniforme et noble ; il les fait rudes et frustes volontairement ; il leur donne le ton d’un langage grave qu’inspire un sentiment profond.‌

Voici les paroles du père pour la bénédiction de l’enfant :‌

Seigneur, daignez bénir Tenant qui vient de naître, ‌
Fils de mon sang et de celui de mes ancêtres. ‌
Donnez-lui d’acquérir l’usage de ses membres, ‌
D’ouïr, d’ouvrir les yeux, de remuer la langue. ‌
De trouver le secret des larmes et du rire,
De prendre goût aux aliments et de grandir, ‌
Puisse-t-il être fort comme mon père en Flandre, ‌
De mine rose et barbe rousse, et prêt à fendre ‌
Un arbre géant d’un seul coup. Puissent ses mains ‌
Hisser la voile, forger le fer, faucher les grains,
Selon que soit sa vie, par votre destinée, ‌
Vers la mer, vers le fer ou la terre ordonnée…‌

Le poète décrit soigneusement chacune des choses qu’il bénit, les ruches de paille bien alignées et cerclées de bois peint qu’environne un remous bruissant d’abeilles enfiévrées, les oiseaux dont les ailes variées mêlent du bleu, du vert, du jaune à la couleur des feuilles, les perdrix dont le sol ensable le plumage gris, les vagues qu’alourdit, à l’aurore, une mousse d’écume et que la nuit crête de lueurs phosphorescentes, les bateaux qui s’en reviennent au port pavoisés,‌

Voiles debout, pavillons clairs, pleine carène, ‌
Et le soleil dorant les seins de la sirène ‌
Qui, verte, rouge jaune et cambrée à la proue,‌
Ouvre les flots du torse où les algues se nouent,‌

Sa description est franche et vive, nullement quintessenciée, jamais atténuée ; il ne redoute pas les couleurs violentes, il ne cherche pas à les concilier dans une harmonie savante, mais il peint ce qu’il voit, tel qu’il le voit, sans l’arranger, sans le parer, attentif seulement à l’exactitude de sa copie. Peu importe, si parfois il heurte ainsi nos habitudes et notre goût ; précisément, il en veut contrarier les fausses délicatesses, afin de ne nous émouvoir que d’authentique beauté… Parfois aussi, tout en restant très proche de la réalité, le tableau qu’il nous offre est d’une grâce charmante. Voici les herbes :‌

L’herbe d’été, l’herbe des bois, jaune et rosée, ‌
La seconde herbe éclose et mûrie aux rosées ‌
De la grave et brumeuse automne des prairies.
Les sainfoins et les graminées les ont fleuries. ‌
Elles ont poussé haut, flexibles, élancées. ‌
Et si nombreuses que la faux fut émoussée ‌
A revêtir le sol de leur parure morte. ‌
Le char, à grande peine, est passé par la porte. ‌
Elles sont là, fleurant l’avril dans l’ombre tiède‌
A côté de l’étable où ruminent les bêtes…‌

Il énumère aussi, d’un être ou d’un objet, toutes les variétés, soigneux de n’en pas oublier une seule, pour que chacune d’elles participe à la bénédiction. Et tous les oiseaux, par exemple : ceux des forêts, ceux des sillons et des blés, ceux des marais, des polders et des plages, courlis, canards, foulques sauvages, ceux dont les pattes palmées s’impriment dans la vase, ceux des deltas et des îles, flamants, ibis et cigognes, ceux qui font leur nid dans la paille auprès des fermes et ceux qui émigrent l’hiver, ceux qui se réjouissent de la lumière du soleil et chantent à l’aube, ceux qui se cachent dans la nuit, les oiseaux de mer, albatros, cormorans et mouettes, les oiseaux de basse-cour et les cygnes aussi, ceux qui demeurent près des tombes, ceux qui sont tristes, ceux qui sont gais. De chaque chose, il indique la fabrication minutieuse, afin que la bénédiction s’étende à toutes les mains qui travaillèrent, afin que soit sanctifiée toute activité saine et laborieuse.‌

Cette poésie, qui n’a recours, comme on le voit, qu’à un très petit nombre de procédés presque primitifs, arrive souvent, à une réelle grandeur. Ainsi cette Bénédiction des pèlerins, qui évoque le lent défilé des piétés lasses et acharnées, en route vers leur idéal, qu’elles aillent à l’église des Riches-Claires, à Notre-Dame-des-Douleurs, ou de la Dune, ou du Bon-Sommeil, ou du Chant-d’Oiseau, à Grœninghe, à Tongres, ou bien à Schentveld, ou bien à la Vierge d’Assebrœck qui, tout un jour, nagea derrière un vaisseau, bien qu’elle fût en marbre :‌

Seigneur qui commandez aux mouvements de l’air,
Et dont le peuple à sec put traverser la mer, ‌
Dont l’étoile a guidé la marche des rois mages, ‌
Accordez, s’il vous plaît, temps calme et bon voyage‌
Aux humbles pèlerins qui, menés par un ange, ‌
S’en vont au gave bleu chanter votre louange !…
Qu’ils arrivent, vers la soirée, au pays clair, ‌
Bâtons usés, gourde sèche et besace vide, ‌
Mais l’âme en Joie, Seigneur, et le cœur intrépide.‌

Ces poèmes, ainsi que ceux de Francis Jammes et de Max Elskamp, étonnent et déconcertent à la première lecture. Ils contrarient nos habitudes littéraires. Et c’est là précisément la preuve qu’il était bon qu’ils fussent écrits, afin de renouveler et d’enrichir notre conception de la poésie, qui s’appauvrissait…‌